L’identité en question dans les romans d’Ananda Devi · Le paysage littéraire mauricien........

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L’Identité en Question dans les Romans d’Ananda Devi by Josiane Ip Kan Fong A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy Graduate Department of French University of Toronto © Copyright by Josiane Ip Kan Fong 2011

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L’Identité en Question dans les Romans d’Ananda Devi

by

Josiane Ip Kan Fong

A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy

Graduate Department of French University of Toronto

© Copyright by Josiane Ip Kan Fong 2011

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L’Identité en Question dans les Romans d’Ananda Devi

Josiane Ip Kan Fong

Doctor of Philosophy

Graduate Department of French University of Toronto

2011

Résumé

L’identité est, selon Stuart Hall, l’auteur de Questions of Cultural Identity, un des termes

les plus débattus et controversés aujourd'hui. À la question «qui a besoin de l’identité?», Hall

répond que l’identité fait partie de ces concepts qui ne sont plus bons à penser dans leur forme

originaire et première mais que, faute d’une nouvelle ou d’une meilleure terminologie, elle

demeure un concept clé et incontournable, en particulier dans le domaine des littératures

postcoloniales où la question de l’identité continue à être posée de manière pressante. Pour les

écrivains mauriciens, elle constitue l’une, sinon la préoccupation majeure en raison d’une

prééminence de l’ethnique dans le discours identitaire mauricien.

À travers une lecture de quatre romans d’Ananda Devi, Le voile de Draupadi, Moi,

l’interdite, Pagli et La vie de Joséphin le fou, cette étude se propose d’examiner comment

l’écriture de cette auteure parvient à problématiser la pensée binaire héritée de la colonisation et

à ouvrir le débat identitaire vers une acception plus large et plus inclusive de la notion d’identité.

Notre approche postcoloniale des romans nous permettra d’établir les contours d’une poétique

de l’hybridité et de l’ambivalence qui, à travers l’amorce d’un mouvement vers un tiers espace

non-identitaire ou a-identitaire, propose un discours alternatif au cloisonnement et au repli

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identitaire dans la société de référence où la tendance est aux identités fortes, distinctes

ainsi qu’aux revendications identitaires prononcées et concurrentielles. À partir d’une

perspective postcoloniale qui invite à réfléchir sur la situation d’entremêlement dans les ex-

colonies, le caractère fictif et illusionniste d’un retour aux sources ou à une essence pure et

originelle, la nécessité d’une prise de conscience sur le caractère construit et discursif de

l’identité ainsi que les stratégies de sortie du schéma binaire (néo)colonial, nous proposons de

suivre ce mouvement vers un devenir-imperceptible qui, loin d’aboutir à une néantisation ou

abdication de soi, participe d’une réflexion en acte vers la décolonisation des imaginaires et la

création de lignes de fuite hors du schéma binaire (néo)colonial où l’Autre est sans cesse ramené

à une essence fixe et déterminée une fois pour toutes.

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À la mémoire du professeur Frederick Ivor Case

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Remerciements

Je remercie le professeur Case, parti trop tôt… Il fut pour moi un directeur, un éclaireur,

celui qui a guidé mes premiers pas vers l’accomplissement de ce projet.

Je dis merci, un grand merci, à mon directeur de thèse, le professeur Tcheuyap, pour sa

patience, ses conseils judicieux et ses paroles d’encouragement tout au long de ce travail. Un

merci particulier aux professeurs Bhatt et Paterson pour leurs lectures attentives et rigoureuses.

J’ai apprécié la qualité et la richesse de nos échanges à chacune de nos rencontres. Je remercie la

professeure Cazenave qui a accepté de participer au jury de soutenance.

J’aimerais aussi remercier l’Université de Toronto et le Département d’études françaises

pour leur soutien financier et intellectuel durant l’élaboration de ce travail.

Merci aux amis et collègues qui, chacun à leur manière, m’ont épaulée dans les moments

de doute.

Merci à mes parents, mes héros, qui ont toujours cru en moi. À mon frère et à mes sœurs

qui m’ont encouragée tout au long de cette aventure. Et, last but not least, merci à Winston, pour

sa disponibilité et son appui constant. You know how much your love, support and infinite

patience mean to me. I cannot imagine taking this truly life-changing journey without you.

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Table des matières Remerciements............................................................................................................................... iv

Table des matières.......................................................................................................................... vi

Introduction..................................................................................................................................... 1

Le paysage littéraire mauricien .................................................................................................. 6

Présentation de l’auteure - Une écriture à contre-courant........................................................ 14

Ananda Devi et la critique littéraire ......................................................................................... 18

Plan des chapitres..................................................................................................................... 22

Chapitre 1...................................................................................................................................... 31

1 Contexte, enjeux et discours postcolonial................................................................................ 31

1.1 Ananda Devi et la hantise de l’île ..................................................................................... 31

1.1.1 Le contexte socio-historique de l’œuvre............................................................... 31

1.1.2 L’île entre passé et présent.................................................................................... 32

1.2 Le discours postcolonial dans les romans d’Ananda Devi ............................................... 40

1.2.1 Les études postcoloniales...................................................................................... 41

1.2.2 Critiques et objections........................................................................................... 43

1.2.3 Relire le fait colonial............................................................................................. 46

1.2.4 Le concept d’hybridité .......................................................................................... 49

1.2.5 L’hybridité ou l’Autre de la pensée binaire .......................................................... 52

1.3 Entre textes et théories ...................................................................................................... 57

1.4 Résumé des romans........................................................................................................... 62

Le voile de Draupadi ........................................................................................................ 62

Moi, l’interdite ................................................................................................................ 63

Pagli ................................................................................................................ 64

La vie de Joséphin le fou................................................................................................... 65

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Chapitre 2...................................................................................................................................... 66

2 L’écriture en procès.................................................................................................................. 66

2.1 Le voile de Draupadi - La traversée mise en abyme ou «abîmée» ................................... 72

2.2 Moi, l’interdite - Dévoiler le trou du langage ................................................................... 78

2.2.1 Du mot-trou à la productivité du langage ............................................................. 81

2.3 Zil ou l’île rêvée dans Pagli............................................................................................. 86

2.3.1 Zil ou la métaphore de l’île................................................................................... 91

2.4 Le processus de déréalisation dans La vie de Joséphin le fou .......................................... 93

Chapitre 3.................................................................................................................................... 102

3 L’identité en procès................................................................................................................ 102

3.1 Des identités prescrites aux identités fluides ................................................................. 102

3.2 Les identités imposées .................................................................................................... 105

3.3 Les identités fluides - Entre voilement et dévoilement................................................... 116

3.4 Les identités fluides - De la soumission à la révolte....................................................... 124

3.5 L’identité en question - Le fil rouge de la fiction ........................................................... 127

Chapitre 4.................................................................................................................................... 136

4 L’identité en question............................................................................................................. 136

4.1 Voix/voies hybrides dans Moi l’interdite et La vie de Joséphin le fou........................... 136

4.2 L’enfance dans la littérature............................................................................................ 140

4.3 L’éclatement du récit ...................................................................................................... 151

4.4 Entre enfance et folie ...................................................................................................... 154

4.5 La discontinuité narrative dans La vie de Joséphin le fou .............................................. 156

4.6 Une identité fragmentée - La mémoire entre invention/fiction et témoignage............... 158

4.7 L’Autre dans la langue - Briser «l’unicité intangible de la langue» ............................... 166

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Chapitre 5.................................................................................................................................... 171

5 Être autrement ........................................................................................................................ 171

5.1 La question du para-naturel ............................................................................................ 171

5.2 Du para-naturel au réalisme magique ............................................................................. 174

5.2.1 Origines du terme................................................................................................ 175

5.2.2 Entre magie et réalisme....................................................................................... 179

5.3 Traces du surnaturel dans Le Voile de Draupadi - Le fantôme de Vasanti .................... 183

5.4 Pagli ou la magie de l’amour.......................................................................................... 188

5.5 Moi, l’interdite - Quand le verbe se fait chair : l’incarnation de la métaphore............... 194

5.6 La vie de Joséphin le fou - De la terre à la mer-mère ..................................................... 201

5.7 Une situation de non-résolution ...................................................................................... 204

Conclusion .................................................................................................................................. 207

Vers un autrement de la pensée.............................................................................................. 207

Une écriture du décentrement ................................................................................................ 211

De l’Un vers le multiple........................................................................................................ 214

Vers un devenir-imperceptible............................................................................................... 223

Bibliographie............................................................................................................................... 228

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Introduction

Plus de cinq décennies après leur accession à l’indépendance, les anciennes colonies

continuent à vivre sous l’emprise d’un ensemble de présupposés idéologiques, culturels et

identitaires hérités de la période coloniale. La décolonisation est-elle possible face à un

phénomène qui, du XVIe siècle jusqu’au milieu des années 1950, «contribua à l'universalisation

des représentations, des techniques et des institutions »1 sur l’ensemble de la planète? À partir du

constat que la décolonisation psychique et psychologique ne suit pas nécessairement la

déclaration formelle des indépendances, nous nous intéresserons, dans le présent travail, au rôle

et à l’impact des productions littéraires dans le processus de décolonisation des esprits et des

mentalités. La littérature est « ce qui vient défaire les identités, ce qui déconstruit, érode les

certitudes identitaires, met à mal le familiarisme sécurisant dans lequel il est si facile de

s’enfermer ».2 Cette hypothèse, à l’origine de notre réflexion, nous a menée vers une œuvre,

celle de l’écrivaine mauricienne, Ananda Devi. Jouant du statut de «vérité par le mensonge»3 de

la fiction, Ananda Devi parvient à éviter les foudres d’une censure tatillonne et hyper réactive4

pour entreprendre dans ses romans une guérilla des mots contre les présupposés (néo)coloniaux

qui ramènent l’identité à une essence fixe et immuable. À l’instar d’Amin Maalouf qui, dans son

1 Achille Mbembe, «Qu’est-ce que la pensée postcoloniale?» Entretien avec Achille Mbembe. Propos recueillis par Olivier Mongin, Nathalie Lempereur et Jean-Louis Schlegel, [En ligne], URL : http://www.eurozine.com/articles/2008-01-09-mbembe-fr.html. Consulté le 22 mai 2011. 2 Régine Robin citée par Valérie Magdelaine-Andrianjafitrino «Une mise en scène de la diversité linguistique : comment la littérature francophone mauricienne se dissocie-t-elle des nouvelles normes antillaises?» in Glottopol, Revue de sociolinguistique en ligne, No. 3 (Janvier 2004), p.149. [En ligne], URL : http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol/numero_3.html. Consulté le 22 mai 2011. 3 Mario Vargas Llosa, La vérité par le mensonge, Essais sur la littérature, Paris, Gallimard, 1992. 4 Voir chapitre 3, p. 115

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ouvrage Les identités meurtrières, écrit : «nous croyons tous savoir ce que ce mot veut dire, et

nous continuons à lui faire confiance même quand, insidieusement, il se met à dire le

contraire»,5 Ananda Devi nous rappelle que l’identité est un concept à la fois flou et inévitable et

que nous devons l’utiliser avec prudence et circonspection.

Les romans d’Ananda Devi ont pour point d’ancrage son île natale qui est souvent

représentée dans les écrits littéraires, touristiques ou autres comme l’île arc-en-ciel où la

rencontre entre les cultures et les civilisations s’effectue sans heurt et de manière naturelle et

spontanée. Sciemment entretenue par l’industrie touristique et manipulée par les politiques, cette

représentation euphorique ne déplaît pas aux habitants de l’île puisqu’elle leur procure l’illusion

d’être à l’abri des problèmes qui affectent le reste du monde : «the concern of Mauritians (in

general) to present an image of ethnic and racial harmony in order to attract tourists is apparent

in a popular tourist slogan coined in the early 1980s. Tourism officials in particular, promoted

the slogan ‘no problem in Mauritius’».6 Mais sous cette image d’Épinal se cache une autre

moins reluisante et moins harmonieuse, celle d’un arc-en-ciel aux couleurs distinctes et

tranchées, à l’image des communautés qui vivent côte à côte sans se rencontrer. Il suffit pour

cela de rappeler la déclaration de l’ancien archevêque de l’île, Mgr. Jean Margéot, lors d’un cas

litigieux de discrimination dans les écoles catholiques : «the colours of the Mauritian rainbow

had to be kept separate for the “arc-en-ciel ” to remain beautiful ».7

5 Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, Le livre de Poche, 1998, p. 15. 6 Rosabelle Boswell, Le malaise créole: Ethnic Identity in Mauritius, New York, Berghahn Books, 2006, p. 63. 7 Thomas Eriksen, Common Denominators: Ethnicity, Nation-building and Compromise in Mauritius, Oxford, Berg, 1998, p. 171-172.

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Cette affirmation prononcée par l’une des personnalités les plus influentes de l’île

témoigne de la complexité et la difficulté du ‘vivre ensemble’ sur cette île minuscule considérée

comme l’un des territoires les plus peuplés au monde.8 La question de la coexistence

communautaire qui, aujourd'hui préoccupe l’ensemble de la planète, a toujours fait partie de la

réalité mauricienne où la rencontre avec l’Autre se vit au quotidien. Les rapports entre les

communautés relèvent d’un équilibre très fragile et ténu entre les diverses spécificités culturelles,

ethniques ou identitaires farouchement revendiquées et défendues par chaque groupe comme

faisant partie de leur capital culturel et symbolique. La polémique soulevée par l’émission de

nouveaux billets de banque en 1998 constitue un exemple probant des tensions larvées qui

existent au sein de la population :

[f]or a new issue of banknotes in 1998, there was a change in the order of languages where the value of the note written in Hindi was placed before the one in Tamil. The Tamil Hindus took pride in the fact that since the Rupee was introduced in Mauritius, the amount written in Tamil script preceded all other Indian languages. The change of order on the new notes greatly displeased the Tamil Hindus. The Tamil Council initiated protest on a small scale. Once the MTTF [Mauritius Tamil Temples Federation] joined the protest, it was able […] to turn it into a mass protest by mobilizing Tamil Hindus across the island. The Government was forced to withdraw the new currencies.9

Cette rivalité constante entre les différentes communautés et même entre les sous-groupes

à l’intérieur d’une même communauté est sans cesse tenue en laisse par des codes et mécanismes

socio-économiques qui empêchent la dégradation de la situation en crise ou conflit ouvert.

Comment dès lors s’étonner que l’identité représente une question particulièrement épineuse à

8 L’article de S. Saminaden dans le quotidien l’Express indique que la population mauricienne a augmenté de 8% en dix ans. «Parallèlement, la densité démographique est passée de 600 personnes par kilomètre carré à 644 personnes. Maurice est parmi les 20 pays les plus peuplés du monde, selon les Nations Unies. La moyenne mondiale est de 13 habitants par kilomètre carré». Stéphane Saminaden, «Croissance démographie : les constructions remplacent graduellement les forêts». [En ligne], URL : http//www. lexpress.mu. consulté le 22 mai, 2011. 9 S. Selvam, “Religion and Ethnicity in the Indian Diaspora: Murugan worship among Tamil-Hindus in Mauritius.” Journal of Mauritian Studies, New Series Vol. 2 No.1, Moka, Mahatma Gandhi Institute Press, 2003, p. 10.

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Maurice et que le multiculturalisme ‘à la mauricienne’ suscite l’intérêt de nombreux chercheurs

étrangers? L’anthropologue Thomas Eriksen, auteur de plusieurs ouvrages sur la situation

multiculturelle et pluriethnique à Maurice,10 a entrepris une étude fouillée sur les mécanismes ou

systèmes de poids et contrepoids qui, à travers l’évitement de conflits explosifs, contribuent à

maintenir un équilibre apparent entre les diverses communautés. La thèse de doctorat d’Anjali

Prabhu sur les processus de créolisation dans les Mascareignes (Maurice et La Réunion) –

Creolization in Process: Literatures, Languages, Nationalisms – s’intéresse aux systèmes de

catégorisation raciale et ethnique qui subsistent à Maurice en l’absence d’une identité nationale

commune. Sa lecture des romans réunionnais et mauriciens sur le phénomène de «racial naming»

étudie le rapport entre le français et le créole à partir d’une conception du langage comme

pouvoir ou capital symbolique. Dans l’avant-dernier chapitre sur l’articulation entre la question

ethnique et la notion de classe à Maurice, Prabhu signifie son désaccord face à la résistance

démontrée par l’anthropologue Thomas Eriksen «to using class productively with ethnicity as a

category of analysis ».11 Dans un ouvrage plus récent, Hybridity - Limits, Transformations,

Prospects12 où elle reprend quelques chapitres de sa thèse de doctorat, elle consacre un chapitre

– chapitre 5 – aux difficultés que pose la notion d’hybridité à Maurice.

Comme nous l’avons déjà souligné au début de notre introduction, la question du ‘vivre

ensemble’ à l’heure des flux migratoires et des revendications ou affirmations identitaires se

10 Thomas Eriksen, Communicating cultural differences and identity, Ethnicity and Nationalism in Mauritius, Oslo Occasional Papers in Social Anthropology, 1988; Us and Them in Modern Societies: Ethnicity and Nationalism in Mauritius, Trinidad and Beyond. Oslo, Scandinavian University Press, 1992; Common denominators Ethnicity, Nation-building and Compromise in Mauritius, Oxford, Berg, 1998. 11 Anjali Prabhu, Creolization in Process: Literatures, Languages, Nationalisms, PhD Dissertation, Duke University, 1999, p. 129. 12 Anjali Prabhu, «On the difficulty of articulating hybridity : Africanness, Mauritius, Nation, » in Hybridity: Limits, Transformations, Prospects, Albany, State University of New York Press, 2007, p. 124- 153.

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pose aujourd'hui à l’échelle de la planète. Dans un monde marqué par le rétrécissement ou

l’effacement des distances temporelles et spatiales, les notions d’identité et d’altérité ne peuvent

plus être pensées en termes de polarité ou d’opposition comme aux siècles précédents. L’écrivain

franco-libanais Amin Maalouf nous invite à y réfléchir dans son dernier essai intitulé Le

dérèglement du monde où il souligne la difficulté de voir en l’Autre, un être singulier, un

individu à part entière et non déterminé par les préjugés et les stéréotypes attribués à son groupe

ou à sa communauté d’appartenance :

Surmonter ses préjugés et ses détestations n’est pas inscrit dans la nature humaine. Accepter l’Autre n'est ni plus ni moins naturel que de le rejeter. Réconcilier, réunir, adopter, apprivoiser, pacifier, sont des gestes volontaires, des gestes de civilisation qui exigent lucidité et persévérance; des gestes qui s’acquièrent qui s’enseignent, qui se cultivent. Apprendre aux hommes à vivre ensemble est une longue bataille qui n'est jamais complètement gagnée.13

Les personnages dans les romans de Devi évoluent dans un monde marqué par la

“violence épistémique”14 de l’entreprise coloniale : déracinement, choc des cultures,

dévalorisation par le colonisateur des traditions et cultures d’origine, fétichisme et stigmatisation

identitaire. Comment l’écriture rend-t-elle compte de cette violence subie et vécue au quotidien?

Quels sont les moyens empruntés pour résister à cette violence et proposer d’autres manières de

penser l’identité? Comment le travail sur la langue et la forme participe-t-il au débat sur le

questionnement identitaire? Le texte littéraire peut-il proposer d’autres manières d’appréhender,

de représenter et de transformer ce débat?

13 Amin Maalouf, Le dérèglement du monde - Quand nos civilisations s’épuisent, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2009, p. 294-295. 14 Gayatri Spivak, «Three Women’s Texts and a Critique of Imperialism.» Critical Inquiry, Vol. 12 (1), (1985), p. 244.

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Afin d’illustrer en quoi l’écriture d’Ananda Devi se démarque des pratiques d’écriture,

antérieures et contemporaines, dans sa manière d’aborder la question identitaire, nous ferons un

bref survol du paysage littéraire à Maurice avant de passer à une présentation de l’auteure et la

réflexion critique autour de son œuvre.

Le paysage littéraire mauricien

Nous proposons dans cette partie de situer Ananda Devi sur la scène littéraire

mauricienne afin de comprendre en quoi son écriture est novatrice par rapport à ce qui se faisait

avant et aussi par rapport aux écrivains plus contemporains. Rappelons que la question de la

spécificité ou l’existence même d’une littérature mauricienne continue à être posée aujourd'hui

en raison de la complexité de la situation politico-linguistique et socioculturelle de l’île mais

aussi en raison du peu d’attention accordée, à Maurice comme ailleurs, aux écrits issus de cette

partie du monde, que ce soit de la part du lectorat ou de la critique littéraire. Mais depuis

l’arrivée des études et littératures francophones dans les universités européennes et américaines

autour des années quatre-vingt-dix, on note un début d’intérêt de la part des chercheurs

postcoloniaux et francophones pour les littératures indianocéaniques.

Malgré sa petite taille et son éloignement du reste du monde, l’île Maurice compte une

variété importante de langues – environ une quinzaine – et une production littéraire dans des

langues aussi diverses que le français, l’anglais, le créole, l’hindi ou le tamoul. Toutefois, fait

intéressant, la grande majorité des écrits sont produits en français et ce, malgré le flou entourant

le statut de cette langue qui, rappelons-le, ne bénéficie d’aucun statut officiel ni administratif à

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Maurice. Pour la population majoritairement créolophone, le français a toujours été et demeure la

langue européenne la mieux comprise.

Il convient de rappeler ici que la véritable colonisation de l’île commence avec l’arrivée

des Français en 1715. Les colons français se sont alors emparés des terres et ressources de l’île

pour établir une monoculture de la canne à sucre. Suite à la défaite de la France contre

l’Angleterre en 1810, les propriétaires sucriers signent un traité avec le gouvernement

britannique leur accordant le droit de maintenir leur langue, leur culture et leur religion. Les

débuts d’une littérature en français remontent vers la fin du XVIIIe siècle lorsque des écrivains

de passage publient en Europe des récits de voyage sur l’île Maurice alors appelée Isle de

France. Bernardin de Saint-Pierre publie en 1773 son Voyage à l'île de France et quelque quinze

ans plus tard, son roman Paul et Virginie qui remporte un vif succès auprès des lecteurs

européens et contribue à mettre l’île Maurice sur la carte du monde. La pastorale de Bernardin a

grandement contribué au mythe de l’île exotique et idyllique que l’imaginaire occidental

continue à associer à l’île Maurice jusqu’à nos jours. L’arrivée de l’imprimerie en 1768 incite les

auteurs franco-mauriciens à prendre la plume et à publier de nombreux ouvrages « à compte

d’auteur ». Craignant pour leur langue et leur identité culturelle, les Franco-Mauriciens

accroîtront leur production en français durant l’occupation anglaise et vont se réunir dans des

associations ou cercles littéraires. Ils vont surtout se consacrer à l’écriture de la poésie,

s’évertuant à imiter ce qui se fait en France en vue d’affirmer leur appartenance et leur fidélité à

la culture et la langue d’origine. Ce francotropisme, perpétué au fil des générations, continue à

subsister de nos jours. En effet, il n’y a pas si longtemps, plus précisément en 1967, Camille de

Rauville publiait un Lexique des mauricianismes à éviter - des barbarismes et des solécismes les

plus fréquents à l’île Maurice. Afin d’illustrer l’idéologie et la visée d’ensemble de l’ouvrage,

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nous nous permettons de reproduire ici quelques extraits tirés de l’ouvrage Langaz kreol/Langaz

maron de E. Richon sur l’étymologie et l’origine des langues créoles :

Le lexique des mauricianismes n’a rien à envier à ceux des canadianismes, belgicismes, et autres anglicismes. Peut-être est-il, souvent plus succulent : il témoigne en tout cas de la hardiesse que déploie l’imagination humaine quand il s’agit de mal parler. […] De plus, à Maurice, la langue subit des contraintes opposées mais qui concourent à son affaiblissement et à sa dislocation interne. L’indigence du vocabulaire s’établit par la contamination du patois (qui est un français pauvre), lequel oriente le français vers son niveau le plus bas15. Si le français reste la langue de contact, ses usagers sont conduits sans cesse vers des impropriétés et des expressions, propres au pays, et d’ailleurs pittoresques, qui s’y incrustent et maintiennent la “pensée” dans des sillons où elle piétine, où elle détériore à la fois la langue et la pensée elle-même.16

La littérature en français demeure l’apanage exclusif des auteurs franco-mauriciens

jusqu’à l’arrivée d’un poète de couleur, Léoville L’Homme, durant la deuxième moitié du XIXe

siècle. Malgré son appartenance à la communauté de couleur, Léoville L’Homme professe une

admiration sans borne pour la France et tout ce qui a trait à la culture et à la langue française.

Pendant environ deux siècles, la littérature en français restera sous la domination des auteurs

franco-mauriciens qui s’attribuent le rôle de gardiens de la culture et de la langue française.

Aussi, la narratrice du roman À l’autre bout de moi17 (publié en 1979), issue de la communauté

‘de couleur’ ou du groupe ‘mulâtre’ «qui calque ses pratiques sur celle du Blanc»18 et se

considère comme «le plus proche du Blanc »19 franco-mauricien, ne manque-t-elle pas de

15 Emmanuel Richon, Langaz kreol, langaz maron, Etymologie, «langue base», deux concepts coloniaux, Port-Louis/Maurice, éditions Ledikasyon pu Travayer (L.P.T.), 2004, p. 6, nous soulignons. 16 Ibid., p. 91. 17 Marie Thérèse Humbert, À l’autre bout de moi, Paris, Stock, 1979. 18 Tony Arno et Claude Orian, Ile Maurice, une société multiraciale, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 90. 19 Ibid., p. 107.

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souligner que «Aunauth parle, Aunauth explique, parce qu’il est indien il met des accents aigus

ou graves sur les «e» muets, des accents à peine perceptibles mais qui ralentissent un peu la

phrase ».20

Un changement apparaît vers la fin des années 1950 avec la publication de romans tels

que Namasté de Marcel Cabon. Issu de la communauté créole, Marcel Cabon met en scène des

personnages en quête d’une identité mauricienne unifiée. Ce désir sera repris par d’autres auteurs

à sa suite mais se révélera illusoire parce qu’il demeure entravé par la nostalgie d’un retour aux

sources ou à une origine pure. Dans son ouvrage intitulé Culture créole et foi chrétienne,

Danielle Palmyre souligne l’importance des discours sur l’ancestralité, les cultures d’origine ou

la filiation dans le discours public mauricien. Elle explique comment les groupes «d’ascendance

asiatique et européenne cherchent à s’appuyer sur leur ancestralité pour renforcer le prestige de

leur identité».21 Dans leurs écrits, les intellectuels mauriciens font souvent référence aux «deux

civilisations de l’Orient et de l’Occident »22 ou aux «trois grandes aires de civilisation »23 alors

que l’Afrique demeure la grande absente. Même s’ils ressemblent à des appels à la conciliation,

ces discours servent souvent de prétexte à des tentatives d’auto-valorisation visant à inverser la

dépréciation subie durant la colonisation. Mais les dérapages sont fréquents lorsque ces discours

virent à la surenchère et incitent à la réaction identitaire et à la rivalité entre les communautés

ethniques. La grande perdante dans cette bataille des identités est incontestablement la

20 Humbert, À l’autre bout de moi, p. 319, nous soulignons. 21 Danielle Palmyre, Culture créole et foi chrétienne, Bruxelles/Lumen Vita et Maurice/Marye Pike, 2007, p. 62. 22 K. Hazareesingh cité par Michel Beniamino, «Camille de Rauville et l’indianocéanisme,» in L’océan indien dans les litteratures francophones, sous la dir.de Kumari R Issur et Vinesh Y. Hookoomsing , Paris, Karthala – Presses de l’Université de Maurice, 2002, p. 101, l’auteur souligne. 23 J. Tsang Man Kin cité par Beniamino, «Camille de Rauville et l’indianocéanisme,» p. 102, l’auteur souligne.

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communauté créole qui, en raison d’un déni entourant la question de l’esclavage, se voit

dépouillé de toute attache à une culture ancestrale précoloniale.

Danielle Palmyre attribue cette situation d’anomie au fait que les esclaves furent

immédiatement mélangés dès leur arrivée sur l’île. 24 Anjali Prabhu souligne la difficulté, voire

l’impossibilité, de mentionner le mot même d’esclavage à Maurice. La question de l’esclavage et

son rapport avec le continent africain est un sujet quasi tabou dans les discours officiels et

publics : « the impossibility to really enunciate the term “African” in contemporary public

discourse in Mauritius simultaneously trips up any legitimate reference to slavery ».25 Nous

touchons ici à un des traits caractéristiques des postcolonies qui, selon le chercheur camerounais

Achille Mbembe, est « la construction du sentiment d’appartenance et la réinvention des identités

[…] par le biais de disputes sur les héritages et par la manipulation de l’idéologie et de

l’autochtonie et de l’ancestralité ».26

Qu’elle soit explicite, consciente ou non, la nostalgie d’une pureté originelle ou

ancestrale est une préoccupation récurrente dans les écrits des poètes ou écrivains mauriciens.

Ainsi, dans son roman, À l’autre bout de moi, Marie-Thérèse Humbert rappelle au lecteur

« l’attachement » de l’île, de sa langue « à cette patrie spirituelle qu’est demeurée la France ».27

Le poète et écrivain J. Tsang Mang Kin publie en 1992 Le grand chant Hakka,28 un poème

épique dédié à la mémoire et aux tribulations de la minorité hakka. S’il n’est pas tourné vers un

24 Palmyre, Culture créole, p. 63. 25 Prabhu, Hybridity, Limits, Transformations, Prospects, p. 80. 26 Achille Mbembe, De la Postcolonie.- Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p. 127. 27 Humbert, À l’autre bout de moi, p. 9. 28 J. Tsang Mang Kin, Le grand chant Hakka, Port-Louis/Maurice, Ed. du Flamboyant, 1992.

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ailleurs extra-insulaire, l’écrivain ou le poète mauricien s’adonne à des rêveries cosmogoniques

dont le mythe de la Lémurie, fondé sur une mythologie insulaire qui a inspiré toute une tradition

de poètes.29 Le mythe lémurien «offre à la place d’un passé historique douloureux et de

généalogies décevantes, le prestige d’ancêtres surhumains et civilisateurs».30 La nostalgie d’un

passé glorieux ou des mythologies cosmogoniques tend à se substituer au réel et au présent de

l’île qui «ne parviennent jamais à faire l’objet d’un quelconque investissement en eux-

mêmes».31 Déchiré entre le désir de réconciliation et l’impossibilité de ce désir, la littérature

mauricienne semble condamnée à dire ce manque, cette impossibilité. Le désir de peindre de

manière fidèle et authentique les clivages ethniques ou culturels existants se révèle souvent plus

aliénant que libérateur et témoigne des difficultés à sortir des représentations et étiquetages

identitaires légués par la colonisation. Dans son ouvrage intitulé Les idées reçues, Ruth Amossy

nous prévient contre les dangers d’une narration où le monde ramené « au déjà-pensé et au déjà-

dit; […] coul[é] dans les moules préexistants de l’opinion publique […] est dès lors voué à la

répétition servile, subordonné aux normes sociales et aux visions du monde en cours ».32

Si la reproduction des clivages communautaires est quelque peu attendue dans le roman

Ameenah,33 publié par Clément Charoux durant la période coloniale (1935), elle a de quoi

29 Citons, entre autres, Robert-Edward Hart et Malcolm de Chazal, les fondateurs de cette mythologie insulaire ainsi que Raymond Chasle et Jean-Claude d’Avoine. 30 Jean-Louis Joubert cité par Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, «Le désancrage» et la déréalisation de l’écriture chez trois écrivains mauriciens…» in L’entredire francophone, sous la dir. de Martine Mathieu-Job, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2004, p. 70-71. 31 Ibid., p. 71. 32 Ruth Amossy, Les idées reçues : Sémiologie du stéréotype, Paris, Éditions Nathan, 1991, p. 69. 33 Ce roman raconte l’échec d’une liaison amoureuse entre un Blanc et une Indienne. À la fin du roman, la femme retourne dans son village «Un moment, l’amour avait failli l’emporter. La Race avait été la plus forte ». Clément Charoux cité par Gerald Prince in Guide du roman de langue française : 1901-1950, University Press of America, 2002, p. 203.

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surprendre dans les productions contemporaines où apparaît un souci plus manifeste de renverser

les clichés et stéréotypes coloniaux. Cette tendance se confirme vers la fin des années quatre-

vingt qui correspond à l’émergence d’une nouvelle génération d’écrivains, nés après

l’indépendance de l’île. Parmi ce groupe d’écrivains en quête de nouvelles manières d’écrire et

d’interpréter le réel, figure le nom de Barlen Pyamootoo dont l’écriture qualifiée de

«minimaliste» met en scène un monde textuel qui semble coupé de tout lien avec la réalité de

l’île. Son premier roman, Bénarès, se déroule dans l’espace exigu d’une camionnette. La

traversée de l’île s’effectue la nuit dans un cadre fantomatique qui déconstruit la vision

enchantée de l’île tropicale aux couleurs flamboyantes. Quant à Amal Sewtohul, il réussit à faire

insérer trois chapitres en créole dans son roman Histoire d’Ashok et d’autres personnages de

moindre importance34 édité par Gallimard dans sa collection Continents Noirs.

Même si le roman de Sewtohul entreprend une relecture postcoloniale des représentations

clichées de l’île Maurice «typique, folklorique, exotique, touristique»35, il ne peut toutefois

s’empêcher de reproduire certains clichés et automatismes propres au discours social mauricien.

Dès son entrée dans la diégèse, le narrateur éponyme, racontant une journée typique au bureau, a

recours à des stéréotypes ethniques pour décrire ses collègues. Il souligne l’attitude distante de la

réceptionniste blanche envers ses collègues non-blancs : «une vieille femme blanche […] qui

répondait «bonjour» en regardant le standard», l’attitude décontractée du mulâtre : «Paul, un

petit mulâtre nonchalant», alors que Laval répond à l’image du Chinois discret, préoccupé et

sérieux dans ses études : «C’était un Chinois […] à la voix très douce et au front ravagé par les

34 A. Sewtohul, Histoire d’Ashok et d’autres personnages de moindre importance, Paris, Gallimard (Continents Noirs), 2001. 35 Ibid., p. 203-204.

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soucis. […] [Il] n’avait lui-même jamais échoué à aucun examen de sa vie». Quant au roman de

Marie-Thérèse Humbert, À l’autre bout de moi, il comprend dans la première partie plusieurs

pages sur la pigmentocratie coloniale. Passant en revue les mélanismes et nuances épidermiques

propres au discours social mauricien, la narratrice cite le blanc, le noir, le presque-blanc-mais-

pas-tout-à-fait, le mate, le marron, le jaune, le golden, le café au lait, le hâlé, le bronzé. Le roman

Sensitive de Shenaz Patel n’y échappe pas non plus lorsqu’il réfère à «la boutique de Gro

Sinoi»,36 et confirme le stéréotype du «Sinoi-la-boutique» qui, autrefois, ramenait les premières

générations de Chinois à leur situation de boutiquier.

Au niveau de la critique littéraire, il semble tout autant difficile de se départir des

compartimentages profondément ancrés dans l’imaginaire de l’île. L’analyse des personnages

féminins dans l’ouvrage intitulé Fonction et représentation de la Mauricienne dans le discours

littéraire est divisée selon des catégories ethniques bien définies : «l’Indo-Mauricienne, la

Franco-Mauricienne, la Mulâtresse, la Créole et l’Étrangère ».37 Il n’est pas dans nos intentions

de porter un jugement sur ces écrits ou leurs auteurs mais d’attirer l’attention sur la ténacité des

représentations et catégorisations qui semblent faire partie du paysage identitaire de l’île. Ce

sont ces automatismes issus de tensions non-résolues dans le temps, l’espace et le discours social

36 Shenaz Patel, Sensitive, Paris, Éditions de l’Olivier/Le Seuil, 2003, p. 14 &109. 37 Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell, Fonction et représentation de la mauricienne dans le discours littéraire, Rose-Hill, Mauritius Printing Specialists LTD., 2000. Les auteurs expliquent dès l’introduction : «Aussi, dans un souci de précision, avons-nous songé à représenter la Mauricienne suivant une division qui reprend, à quelques exceptions près, le compartimentage ethnique en vigueur dans l’île. En effet, il faut bien comprendre que la problématique sociale de l’île ne se conçoit qu’à travers une appartenance raciale en contraste avec une notion identitaire nationale, d’où le fameux dicton “on n’est Mauricien qu’à l’étranger tandis que dans le contexte situationnel, on est soit Indien, soit Créole, soit Blanc et ainsi de suite ”.» p. 7. Et dans la Partie III: «Loin de nous l’idée de nous approprier une telle classification car il est important de comprendre qu’elle s’impose d’elle-même de par la nature de la société multiraciale et aussi de par son reflet sur le plan littéraire.» p. 70. Cela est d’ailleurs confirmé par l’ouvrage Identité et politique culturelle à l’île Maurice publié par David Martial en 2002. Cet ouvrage comprend un chapitre (chapitre 2, pages 75 à 87), intitulé Panorama d’une société plurielle, divisé en quatre parties clairement délimitées et présentées selon un ordre bien défini : 1. L’influence occidentale, II. L’influence indienne, III. L’influence chinoise, IV. L’influence africaine.

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mauricien qui constituent pour Valérie Magdelaine la complexité de la littérature mauricienne.

Une littérature qui continue «de s’appuyer sur un ensemble de clichés et de stéréotypes qui, pour

être renversés, ne font toutefois qu’entériner un fonctionnement hérité des clivages coloniaux».38

Présentation de l’auteure - Une écriture à contre-courant

Aussi, Ananda Devi n’a-t-elle pas tort de souligner que l’acte d’écrire est un travail «à

contre-courant de soi-même, de ses propres failles, de sa propre paresse. Écrire, c'est contredire

ce qui, en soi tend vers la demi-mesure».39 Romancière, nouvelliste et poète, Ananda Devi est

née dans le village sucrier de Trois-Boutiques situé au sud de l’île Maurice. Issue de la

communauté télégoue, une petite minorité à l’intérieur de la grande majorité indo-mauricienne,

Ananda Devi passe son enfance et son adolescence à Maurice avant de partir à l’étranger pour

des études supérieures. Aujourd'hui, elle vit en France depuis plus d’une vingtaine d’années mais

auparavant elle a vécu plusieurs années au Congo et en Angleterre où elle a étudié à l’École des

études orientales et africaines à l’Université de Londres. Détentrice d’un doctorat en

anthropologie sociale, Ananda Devi exerce aujourd'hui le métier de traductrice.

Tôt venue à l’écriture, Ananda Devi obtient à l’âge de quinze ans le prix de la meilleure

nouvelle de langue française, un concours organisé par Radio France International. Aujourd'hui,

l’une des figures les plus prolifiques de la littérature mauricienne, Ananda Devi compte à son

38 Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, «Le discours de l’ethnie et de l’identité comme occultation du politique dans les littératures de l’Océan Indien (La Réunion, Maurice)», in Pouvoir(s) et politique(s) en Océanie : actes du XIXe colloque CORAIL, sous la dir. de M. Chatti, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 339. 39 Ananda Devi, Le long désir, Paris, Gallimard (Continents noirs), 2003, p. 124.

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actif une œuvre foisonnante et diversifiée qui comprend entre autres des recueils de poèmes et de

nouvelles, des essais, une dizaine de romans dont l’un des plus récents, Ève de ses décombres, a

obtenu en 2006 le prix des Cinq Continents de la francophonie et le prix RFO. Figure marquante

de cette nouvelle poussée40 dans le champ littéraire mauricien, Devi s’intéresse aux voix

dissonantes que cette littérature, encore hantée par ses fantômes et son passé colonial, tend à

oublier ou à ignorer dans son désir de reproduire une peinture fidèle et authentique de la ‘réalité’

mauricienne.

Ayant vécu son enfance et son adolescence à Maurice, Ananda Devi interroge son île de

l’intérieur et ne craint pas de révéler, sous l’image d’Épinal, le malaise latent qui caractérise les

rapports de force entre les communautés mais aussi à l’intérieur même des communautés. Pour

dénoncer ce monde avec ses masques, ses mensonges et ses non-dits, Devi crée un nouveau

langage qui, à l’encontre du postulat réaliste des romans traditionnels, ose se montrer et révéler

son statut de fiction/d’invention. La déconstruction du mirage réaliste, de l’illusion référentielle

relève d’un ensemble de procédés et de dispositifs intentionnellement mis en œuvre pour

souligner le caractère artificiel et construit de l’identité qui, comme le texte, n’est pas fixe et

donnée une fois pour toutes, mais en procès vers d’autres possibles, d’autres manières d’être, de

se voir et de voir le monde. Les romans de Devi ne prétendent pas offrir un reflet plus fidèle ou

authentique de la réalité mais donnent à voir un univers qui se construit et crée sa propre

dynamique au fil du récit. Le déplacement métaphorique vers le monde du livre permet à la

fiction de concurrencer et de contester la vision et les représentations prétendument réalistes/

naturalistes de l’idéologie dominante. L’île avec ses deux faces contraires et irréconciliables –

40 Jean-Georges Prosper, Histoire de la littérature mauricienne de langue française, Ile Maurice, Édition de l’Océan Indien, 1978, p. 291.

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l’ile-paradis et l’île-prison – est remplacée par un univers où les frontières entre les mondes, les

règnes, les espèces et les espaces-temps sont poreuses et mouvantes. L’article d’Odile Cazenave

sur l’univers trouble des romans de Devi souligne la singularité d’une écriture qui déroute.41

Devi met en scène un univers romanesque où le surnaturel côtoie le quotidien dans un véritable

désir de dépassement, du fini vers l’infini, de l’exiguïté de la cazotte poule (Pagli)42, du village,

du four à chaux (Moi, l’interdite),43 de la cave sous-marine (La vie de Joséphin le fou)44 vers

« [l]e large océanique qui est le rêve de tout insulaire ».45

Du créole qu’elle considère comme sa langue maternelle aux langues ancestrales – l’hindi

et le kenoungou, une langue du sud de l’Inde – et en passant par le français et l’anglais qui sont

ses langues de travail, Devi vit et travaille entre les langues, entre les cultures – africaine,

asiatique, européenne et se considère comme « quelqu’un d’hybride dans le bon sens du

terme ».46 Située dans un entre-deux, entre son île natale et la France, son pays d’adoption, Devi

est dotée d’un regard stéréoscopique qui lui permet d’aborder la question de l’identité hors du

cadre habituel des représentations ethnicisées pour l’orienter vers de nouveaux horizons, plus

larges et plus ouverts à l’Autre. Ses écrits s’inscrivent en faux contre les récits fondateurs de la

colonisation, des civilisations ataviques, des identités réactives qui aspirent à un retour aux

41 Odile Cazenave, « Par delà une écriture de la douleur et de la violence : Michèle Rakotoson et Ananda Devi » in Identités, langues et imaginaires dans l’Océan indien, Interculturel Francophonies, no. 4, nov.-déc 2003, p. 51-62. 42 Ananda Devi, Pagli, Gallimard, Paris, 2001. Les références subséquentes à ce roman seront indiquées par l’abréviation PG, suivie de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 43 Ananda Devi, Moi, L’interdite, Éditions Dapper, Paris, 2000. Les références subséquentes à ce roman seront indiquées par l’abréviation MI, suivie de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 44 Ananda Devi, La vie de Joséphin le fou, Gallimard, Paris, 2003. Les références subséquentes à ce roman seront indiquées par l’abréviation LVJF suivie de la page et seront placées entre parenthèses dans le corps du texte. 45 Devi, Le long désir, p.124. 46 Ananda Devi , interview « L’écriture est le monde, elle est le chemin et le but », [En ligne], URL : http://www.indereunion.net/actu/ananda/intervad.htm. Consulté le 22 mai 2011.

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sources et à la pureté originelle. Elle cherche à dépasser les frontières raciales, ethniques,

culturelles, sexuelles, épidermiques ou générationnelles pour nous amener à repenser le rapport

identité/altérité en termes de rencontre et de découverte et non en termes d’affrontement ou

d’oppositions binaires. Dans ces romans où ambiguïté rime avec hybridité, la déstabilisation des

schémas binaires ne signifie pas l’établissement d’une nouvelle forme de hiérarchie ou d’un

nouveau centre dominant mais le déplacement des positionnements figés et le respect de la

différence dans l’égalité.

L’écriture fictionnelle se détourne des codes réalistes conventionnels pour contester le

postulat de vérité des discours officiels, l’occultation de la mémoire, le clivage de l’imaginaire et

poser le doute et le questionnement comme nouveau mode d’être au monde et à l’Histoire. Placés

sous le signe de la rencontre entre les cultures et les identités, les romans de notre corpus mettent

l’accent sur l’ambiguïté et le potentiel infini du langage pour ouvrir des perspectives inédites. La

défamiliarisation du trop connu, la prise de parole par des voix anonymes et dissonantes, la

perméabilité des frontières relèvent d’un ensemble de tactiques et de stratégies propices à la

création d’un tiers espace, semblable à la cage d’escalier de Homi Bhabha :

The stairwell as liminal space, in-between designations of identity, becomes the process of symbolic interaction, the connective tissue that constructs the difference between upper and lower, black and white. The hither and thither of the stairwell, the temporal movement and passage that it allows, prevents identities at either end of it from settling into primordial identities. This interstitial passage between fixed identifications opens up the possibility of a cultural hybridity that entertains difference without an assumed or imposed hierarchy.47

L’imagination, libre de s’épanouir dans cet espace de la non-appartenance, entreprend un

travail de redéfinition et de réinvention identitaire qui transforme la situation d’altérité en

47 Homi Bhabha, The Location of Culture, New York, Routledge, 1994, p. 5.

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expérience positive. Transfigurer la réalité pour la rendre plus vivable, tel est l’enjeu de cette

écriture qui s’élève contre les appartenances trop affirmées et les identités trop saillantes.

L’absence d’attaches familiales, communautaires, culturelles, facilite le passage vers un tiers

espace loin de la prison identitaire dénoncée dans Ève de ses décombres, l’un des derniers

romans d’Ananda Devi : « Ils choisissent d'oublier qu'ici, tout ramène à l'identité. Et que, quand

ils regardent, avant de voir un visage, ils voient une étiquette qui y est attachée à vie ».48

Ananda Devi et la critique littéraire

L’œuvre d’Ananda Devi, comme celles de nombreuses écrivaines francophones issues

de «zones culturelles taboues ou taxées jusqu’ici d’insignifiantes»,49 demeure peu connue des

critiques littéraires en France. La situation est quelque peu différente dans les pays francophones,

hors hexagone et en particulier dans la région de l’Océan indien. Le collectif dirigé par Vinesh

Hookoomsing et Kumari Issur, L’Océan indien dans les littératures francophones,50 comprend

une série d’articles qui s’intéressent à l’œuvre d’Ananda Devi. Kumari R. Issur mentionne deux

romans de Devi, Le voile de Draupadi et L’arbre fouet dans son article «La recherche des

origines dans le roman réunionnais et mauricien».51 Jeanne Gerval-Arouff insère deux pages52

48 Ananda. Devi, Ève de ses décombres, Paris, Gallimard, 2006, p. 143. 49 Odile Cazenave, Femmes rebelles : naissance d’un nouveau roman africain au féminin, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 14. 50 Kumari Issur et Vinesh Hookoomsing, L’océan indien dans les littératures francophones, Paris, Karthala/Presses de l’Université de Maurice, 2001. 51 Kumari Issur, «La recherche des origines dans le roman réunionnais et mauricien», in L’océan indien dans les littératures francophones, p. 190-191.

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sur Le Cache-misère d’Ananda Devi dans son article «Femme et territoire : état de la femme

écrivain», consacré aux écrits de six auteures mauriciennes. L’article de Vicram Ramharai53 est

entièrement consacré à la ville de Port-Louis dans Rue la Poudrière et Maya Goburdhun-Jani

s’intéresse aux notions de maternité et de couple chez Ananda Devi et Calixthe Beyala.54 Par

ailleurs, l’ouvrage Fonction et Représentation de la Mauricienne dans le discours littéraire de

Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell consacre quelques pages aux romans de Devi dans la partie

sur la femme indo-mauricienne. Les travaux de Valérie Magdelaine, attentifs à la complexité

géopolitique, linguistique et multiculturelle des «îles sœurs», étudient les processus de

créolisation dans les littératures de Maurice et de la Réunion. V. Magdelaine est l’une des rares

critiques à reconnaître le virage postcolonial amorcé dans les romans mauriciens de la nouvelle

génération55 et elle a dirigé un collectif intitulé Draupadi, Tissages et Textures56 dans lequel elle

publie une étude des réinterprétations du mythe de Draupadi et le rapport complexe entre la

grande tradition de l’héroïne épique et la petite tradition de la déesse villageoise dans Le voile de

Draupadi.

La revue Notre Librairie (actuellement Cultures Sud) consacrée aux littératures

francophones du Sud (Afrique, Caraïbes et océan indien) s’intéresse à l’œuvre de Devi depuis le

52 Jeanne Gerval-Arouff, «Femme et territoire : état de la femme écrivain» in L’océan indien dans les littératures francophones, p. 399-400. 53 Vicram Ramharai, «La ville de Port-Louis dans Rue la Poudrière d’Ananda Devi» in L’océan indien dans les littératures francophones, p. 373-384. 54 Maya Goburdhun-Jani, «Les notions de maternité et de couple chez Ananda Devi et Calixte Beyala», in L’océan indien dans les littératures francophones, p. 631-648. 55 Parmi cette nouvelle génération d’écrivains mauriciens, elle cite A. Devi, B. Pyamootoo, C. de Souza et A. Sewtohul. 56 Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo (dir.), Draupadi, Tissages et Textures, Ille sur Têt, Éditions K’A, 2008.

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début des années 199057 et a publié un article de V. Ramharai intitulé «Ananda Devi : repenser

l’identité de la femme mauricienne»58 dans le numéro spécial consacré à «la nouvelle génération

d’écrivains du Sud». En Europe et en Amérique du Nord, Véronique Bragard de l’Université

catholique de Louvain s’intéresse à la symbolique des éléments59 dans l’œuvre de Devi. D’autres

ouvrages comprennent une étude de Françoise Lionnet sur l’espace urbain dans Rue la

Poudrière60, un article de Julia Walters de l’Université Reading intitulé « ‘Ton continent est

noir’. Rethinking feminist metaphors in Ananda Devi’s Pagli »61 et une lecture de Pagli62 par

Patrick Sultan dans la revue Orées. Les monographies sont peu nombreuses et comprennent,

entre autres, le mémoire de DEA de Karen Ramsay63 et la thèse de doctorat de Rohini Bannerjee

(2006 - Université de Western Ontario). La première porte sur les structures d’enfermement

dans la communauté indo-mauricienne dans Le Voile de Draupadi et L’Arbre fouet et la seconde

s’intéresse à la construction identitaire dans les romans d’Ananda Devi.

Cette vue d’ensemble de la réception critique de l’œuvre d’Ananda Devi permet de situer

notre travail par rapport à ce qui a déjà été fait. Nous relevons donc un intérêt marqué sous forme

57 D. Chavy Cooper publie un court article sur ses nouvelles en 1993 (no. 114, juillet-septembre) et un autre sur Rue la Poudrière et Le Voile de Draupadi en 1994 (no. 118, juillet-septembre). En 2000, Jean-Luc Raharimanana écrit un court article sur Moi l’interdite (no. 142, octobre-décembre). 58 Notre Librairie, no. 146, octobre-décembre 2001. 59 V. Bragard, «Cris de femmes maudites, brûlures du silence : la symbolique des éléments fondamentaux dans l’œuvre d’Ananda Devi», Notre Librairie, No. 142, octobre-décembre 2000 et «L’enfant des vagues ou de la vase : la symbolique marine dans La vie de Joséphin le fou d’Ananda Devi», Women in French Studies (2007), p. 84-97. 60 F. Lionnet, «Evading the Subject : Narration and the city in Ananda Devi’s Rue La Poudrière», in Postcolonal Rrepresentations : Women, Literature, Identity, Ithaca, Cornell University Press, 1995. 61 Julia Walters, « ‘Ton continent est noir’. Rethinking feminist metaphors in Ananda Devi’s Pagli », Dalhousie French Studies, no. 68, 2004. 62 Patrick Sultan, «L’enfermement, la rupture, l’envol : lecture de Pagli», [En ligne], URL : http://orees.concordia.ca/numero2/essai/Lecture%20de%20PAGLI%20corrig.html. Consulté le 22 mai 2011. 63 Karen Ramsay, L’écriture d’Ananda Devi : du cloisonnement à une proposition d’ouverture interculturelle, Mémoire de Maîtrise de Lettres Modernes, Saint-Denis, Université de La Réunion, 2004-2005.

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d’articles ou de chapitres, soit dans des revues ou des ouvrages collectifs consacrés à la

littérature francophone de l’océan indien. Les travaux plus approfondis, notamment le mémoire

de DEA de Karen Ramsay examine, à travers la lecture de deux romans Le voile de Draupadi et

L’Arbre fouet, le système des personnages dans les deux romans, le poids de la religion et du

karma dans le contexte de la communauté indo-mauricienne. La thèse de doctorat de R.

Bannerjee voit dans l’œuvre de Devi une manière de «participer à la constitution d’une identité

collective nationale post-coloniale»,64 d’aborder «la question identitaire mauricienne»,

l’ethnicité ou «une certaine construction identitaire (indo-)mauricienne contemporaine» (iii), la

«[mise] en place [d’]un idéal d’individu femme national65 et «l’essence mauricienne

francophone»66.

À l’encontre de ces deux travaux, notre lecture sera surtout axée sur l’aventure du

langage et le travail d’écriture en tant que lieu d’un questionnement, d’une remise en cause de la

notion même d’identité dans le contexte de la société des romans. L’originalité de notre thèse

réside dans le fait qu’elle ne s’intéresse pas tant à la recherche d’un modèle idéal d’identité

individuelle, collective (féminine), communautaire (indo-mauricienne) ou nationale

(mauricienne), qu’aux dispositifs formels, esthétiques ou poétiques mis en œuvre pour échapper

aux prescriptions, affirmations ou revendications identitaires tonitruantes et proposer d’autres

manières de penser l’identité. Au fixisme autoritaire des identités assignées ou imposées, soit le

sujet maître et souverain face à l’Autre marginalisé, féminisé, racialisé, déshumanisé, à la

64 Rohini Reena Bannerjee, La construction identitaire dans l’œuvre romanesque d’Anada Devi, Thèse de doctorat, The University of Western Ontario, 2006, p. 20. 65 Ibid., p. 26. 66 Ibid., p. 126.

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nostalgie du mythe des origines ou d’une essence pure et absolue, les romans de Devi proposent

un nouveau modèle d’identité aux contours plus fluides et moins tranchés, un modèle qui irait

plutôt dans le sens d’une non-identité ou d’une non-appartenance.

Comme nous aurons l’occasion de le voir au cours de ce travail, le mouvement vers la

non-identité ou l’a-identité ne mène pas à une négation de soi mais tend, dans un mouvement

perpétuel, vers une troisième voie, un tiers espace où le devenir mineur, devenir enfant, femme,

fou/folle, animal, poisson, s’apparente à un désir de révolution et un refus d’entrer dans des

cadres ou des moules préexistants. La notion de procès, de passage ou de traversée des frontières

identitaires, culturelles, linguistiques servira donc de fil conducteur à notre lecture des stratégies

d’écriture – ambivalence de la situation énonciative, processus de décentrement ou d’hybridation

– qui participent à une problématisation du postulat de vérité des systèmes de représentation ou

de désignation identitaire légués ou renforcés par l’héritage colonial.

Plan des chapitres

Notre travail, divisé en cinq chapitres, examinera comment l’écriture romanesque de

l’auteure mauricienne Ananda Devi s’inscrit dans le débat identitaire qui constitue aujourd'hui

l’une des préoccupations majeures des littératures postcoloniales. Notre approche des romans,

particulièrement attentive à la question du rapport entre le monde et la littérature, entre mimésis,

poésis et sémiosis, s’intéresse à la manière dont l’écriture de Devi parvient à dépasser les

dichotomies prose/poésie, vérité/mensonge, fiction/référentialité, fidélité/trahison,

subversion/filiation sans se couper du monde et sans non plus adhérer à un réalisme mimétique.

À la fois formelle/textuelle et thématique/sémantique, notre lecture puisera à des sources

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diverses (narratologie, sémiotique) et sollicitera un ensemble de méthodes d’analyse et d’outils

conceptuels développés par la critique postcoloniale. Par son approche pluridisciplinaire, la

critique postcoloniale s’inscrit dans une démarche ouverte et dialogique, à la mesure de

l’ampleur et la complexité de la situation (post)coloniale.

Le premier chapitre, divisé en trois parties, s’intéressera d’abord au contexte socio-

historique qui, de manière consciente ou inconsciente, directe ou indirecte, informe l’œuvre de

Devi. Cette démarche, loin de ramener la littérature à un reflet mimétique de la réalité, nous

permettra de mettre en lumière la teneur et la portée d’une critique sociale à l’œuvre dans les

choix esthétiques, poétiques et narratifs opérés par l’auteur. Nous verrons, d’une part, comment

l’œuvre romanesque d’Ananda Devi s’inscrit dans un projet de relecture et de réécriture de

l’Histoire et, d’autre part, dans un projet de décentrement vers la diversité et la multiplicité de

l’Autre – l’ouverture du récit à des points de vue dominés et marginalisés permettant à l’Autre

de devenir sujet de son histoire et de se rapprocher de son pouvoir d’action et de transformation.

Afin d’illustrer l’intérêt et la pertinence d’une approche postcoloniale pour l’objet de

notre étude, nous introduirons dans la deuxième partie de ce chapitre les principaux fondements

et enjeux des études postcoloniales. Nous aborderons aussi dans cette partie le concept de tiers

espace, particulièrement utile pour notre analyse des processus et stratégies d’hybridation dans

l’ensemble des romans de notre corpus. Introduit par le théoricien postcolonial, Homi Bhabha, le

tiers espace est un concept théorique qui, à partir d’une problématique spatiale de l’hybridité,

incite à un examen critique des bipolarités traditionnelles légitimées et confortées par l’entreprise

coloniale. La réflexion de Bhabha nous invite à reconnaître l’ambiguïté inhérente à la situation

coloniale qui ne peut plus être pensée en terme de linéarité progressive mais comme un projet

miné, fissuré par ses propres contradictions et apories. Tout au long de ce travail, nous nous

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intéresserons aux stratégies d’écriture qui, à travers une problématisation du passé colonial et de

ses résurgences au présent, participent à la création d’un tiers espace métaphorique dans les

romans d’Ananda Devi. Selon Homi Bhabha, c’est en faisant naître l’ambivalence dans la

structure du sens que l’intervention d’un tiers espace peut mener à la destruction du «‘miroir’ de

représentation où le savoir culturel se révèle continuellement comme un ‘code évolutif’».67

Enfin, nous terminerons ce chapitre par un résumé des quatre romans inscrits dans notre corpus

d’analyse.

Nous procèderons ensuite, dans les chapitres suivants, à l’analyse des romans qui

s’inspirera en grande partie de la notion de tiers espace développée par Homi Bhabha dans son

ouvrage intitulé The Location of Culture. Notre lecture des romans s’intéressera au cheminement

des personnages exclus ou marginalisés dans une société clivée par des divisions et oppositions

binaires où le premier élément est toujours valorisé aux dépens de l’autre. En quête d’un espace

entre, d’une troisième voie entre les dualismes identitaires érigés en essences immuables – race,

sexe, caste ou ethnie – ces personnages, malgré leur statut de parias, signifient leur refus

d’occuper la place du ‘vilain’ ou d’être le terme opposé/négatif afin de proposer une acception

plus ouverte et fluide de l’identité. Une identité moins exclusive, moins rigide et plus

accueillante de l’Autre méprisé, exclu ou marginalisé. Tel un tissage sans cesse repris d’un

roman à l’autre, la quête d’une troisième voie entre catégorisations, assignations ou

stigmatisations identitaires participe d’une réflexion poétique, théorique et philosophique qui

relie les romans du corpus en un ensemble fluide et continu.

67 Homi Bhabha cité par Évelyne Toussaint, «Lida Abdul, Afghane. Les forces de l’art» in La fonction critique de l’art – Dynamiques et Ambiguïtés, sous la dir. de E. Toussaint, Bruxelles, La Lettre Volée, 2009, p.111.

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Aussi le chapitre 2 intitulé «L’écriture en procès» propose-t-il d’aborder les quatre

romans comme un seul texte, un tiers espace d’énonciation où les mots se mettent à vivre et à

vibrer pour acquérir des sens nouveaux, où l’identité, à l’image du texte, n’est pas une donnée

fixe mais un processus complexe et dynamique. À la fois «processus» et mise en procès dans le

sens de «faire le procès de quelqu’un, de quelque chose»68, la notion de procès se prête bien à

une lecture formelle et thématique des romans d’Ananda Devi. Même s’ils appartiennent à la

structure interne de l’œuvre, la mise en forme, le travail de l’écriture, les procédés narratifs,

rhétoriques ou poétiques constituent en soi une manière de dire le réel. Nous aurons l’occasion

de voir au cours de ce travail que l’écriture emprunte souvent des voies détournées – métaphore,

ironie, palimpseste, autoréflexivité ou intertextualité – pour parler du réel extra-textuel. Le

brouillage des frontières entre les mots et les choses, entre Histoire et littérature, entre réel et

fiction, entre mensonge et vérité, permet au roman de dire ce que l’Histoire et les discours

officiels cherchent à oblitérer, à oublier, à passer sous silence. À l’encontre du «cahier des

charges» du roman réaliste/naturaliste qui suppose « l’absence, l’effacement de l’instance

d’énonciation, du procédé littéraire sous peine d’introduire dans l’énoncé un brouillage, un

«bruit», une inquiétude»,69 l’écriture dans les romans de Devi ne cesse de se montrer du doigt,

de se signaler au lecteur pour attirer l’attention sur son processus de production. En étant

attentive à la présence avérée et explicite du processus littéraire dans le corps du récit, nous

souhaitons montrer comment et pourquoi cette écriture participe à une mise à mal de l’illusion

référentielle, du postulat de transparence et de vérité revendiqué par le roman réaliste

traditionnel. Ce chapitre consacré au déploiement de l’écriture – agencement et renouvellement

68 Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1993, p. 1785 69 Hamon, Philippe, «Un discours contraint » in Littérature et réalité, R. Barthes et al., Paris, Seuil, 1982, p. 139.

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des formes narratives, poétiques et linguistiques – et à «la spécificité de son fonctionnement

référentiel» s’intéresse à la manière dont le texte littéraire appréhende le monde sur lequel il

prend appui, «un monde posé hors langage»,70 selon les mots mêmes de Catherien Kerbrat-

Orrechioni.

De l’écriture en procès, nous passerons au sujet en procès dans les deux chapitres

suivants où nous examinerons le processus de réappropriation des stéréotypes coloniaux et/ou

patriarcaux à des fins de subversion ou de contestation. La reprise ironique et subversive des

figures de l’Autre méprisé, sexualisé, racialisé ou déshumanisé témoigne du caractère itératif du

discours qui peut être cité et répété différemment. En détournant le stéréotype de son sens

négatif, l’écriture transforme le devenir mineur en un espace de création, libéré de l’illusion

d’une identité unique, stable et naturelle.

Le chapitre 3 intitulé «Le sujet en procès» s’intéresse au cheminement du personnage

féminin vers une prise de conscience de sa position de subalterne dans Le voile de Draupadi71 et

Pagli. Nous étudierons dans ce chapitre les stratégies de résistance adoptées par les deux

protagonistes Anjali et Pagli pour déconstruire les représentations figées – mère dévouée, épouse

soumise, obéissante et chaste – qui enferment la femme dans une identité ou une essence

féminine stable et entièrement prédéterminée. En prenant conscience de sa situation de double

altérité face au machisme colonial et au patriarcat traditionnel des cultures d’origine, le

70 Catherine Kerbrat-Orrechioni, « Le texte littéraire : non référence, autoroéférence ou référence fictionnelle?», in Texte, 1, Toronto, Trinity College, 1982, p. 28. 71 Ananda Devi, Le voile de Draupadi, Éditions Le Printemps, Vacoas/Maurice, 1999. Les références subséquentes à ce roman seront indiquées par l’abréviation VD, suivie de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

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personnage féminin décide de rejeter l’image que lui renvoie la société pour s’acheminer vers un

modèle non-normatif et non-hiérarchisé de l’identité. Son refus de la pensée binaire qui pose

l’homme – le mâle – comme centre générateur, comme norme ou étalon implicite de la

différence, participe d’un projet de décentrement vers d’autres manières de penser et de

construire l’identité. Dans ces deux romans, l’identité n’est pas donnée d’avance mais se

construit dans et par la narration. Le passage du sujet unitaire à un sujet en procès marqué par

l’ambivalence – ‘bête noire’ de la raison coloniale – est signalé de manière implicite par une

écriture du détour qui opère à plusieurs niveaux : par une intertextualité implicite entre les deux

romans, entre le roman et l’épopée, entre mythes, rites et textes sacrés; par des effets d’allusion,

de miroir ou de dédoublement; par des processus d’hybridation entre les identités, les langues,

les cultures, les points de vue – narratorial, autorial ou lectoral – et les différents genres littéraires

– prose, poésie, fiction, roman. De cette (con)fusion émerge un sujet féminin sans cesse en

procès, sans cesse étranger à soi et en voie vers une identité moins tranchée, moins abrasive ou

réactive, une identité qui, au lieu de glisser vers l’identitaire, tend plutôt vers la non-identité ou

l’a-identité.

L’analyse du sujet en procès dans le chapitre 4 intitulé «Voix/voies hybrides» portera sur

l’ambivalence de la voix narrative dans Moi, l’interdite et La vie de Joséphin le fou. En effet, dès

la première lecture, et même lors des relectures, nous est-il malaisé de déterminer avec certitude

l’origine et l’identité de la voix narrative dans ces deux romans. Traversés par un mouvement

dialogique entre les représentations euphoriques et dysphoriques de l’enfance – innocence et

pureté par rapport à manque et incomplétude, ces deux romans ont en commun la construction

d’une voix hybride qui ne rentre pas dans les catégorisations binaires et hiérarchisantes de type

enfant/adulte, maturité/immaturité, rationnel/irrationnel, civilisé/primitif. Notre analyse du sujet

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en construction sera principalement axée sur les mécanismes et stratégies d’écriture qui

participent à la construction d’une voix indéterminée, située entre les âges, voire sans âge. Le

dialogue entre les genres – roman, conte, récit d’enfance, prose, poésie – entre les temps et les

espaces, le silence et la parole, le monologue intérieur et l’hybridité énonciative, la mémoire, la

fiction et la réalité, participe à la création d’un sujet hybride qui joue le rôle de trait d’union entre

la figure du dominé, du colonisé ou du subalterne et l’imaginaire du poète. La présence

récurrente du thème de l’enfance dans les littératures postcoloniales témoigne de la fonction

rhétorique de la figure de l’enfant comme source de questionnements face à un monde dont le

sens lui échappe mais aussi comme sujet en voie de devenir. Dans les romans de Devi, il s’agit

d’un devenir mineur vers un entre-deux, un tiers espace où le devenir enfant se libère des

stéréotypes négatifs attribués à l’enfance – l’infans privé de parole, de raison ou de maturité –

pour devenir un espace de création poétique, imaginaire et identitaire. En s’effaçant, en devenant

imperceptible, l’Autre déstabilise le schéma binaire qui a toujours besoin d’un Autre comme

repoussoir ou épouvantail face à un modèle idéal ou positif. Pour Homi Bhabha, c'est dans ce

devenir mineur ou invisible que réside le pouvoir de subversion du sujet colonisé ou dominé :

’the secret art of Invisible-Ness’ creates a crisis in the representation of personhood and, at the critical moment, initiates the possibility of political subversion. Invisibility erases the self-presence of that ‘I’ in terms of which traditional concepts of political agency and narrative mastery function. What takes (the) place, in Derrida’s supplementary sense, is the disembodied evil eye, the subaltern instance, that wreaks its revenge by circulating, without being seen. It cuts across boundaries of master and slave; it opens up a space in-between.72

Cette quête d’un espace entre les cultures, les identités et les appartenances peut

emprunter des formes diverses et étranges dont le para-naturel qui fera l’objet du chapitre 5.

72 Bhabha, The Location of Culture, p. 79.

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Présent dans l’ensemble de l’œuvre, le phénomène du para-naturel est décrit par Devi comme

une forme de surnaturel, ainsi qu’en témoigne l’entrevue accordée à Patrick Sultan en 2001 : «je

me suis éloignée, depuis Moi, l’interdite de cette préoccupation directe avec la religion pour me

rapprocher du surnaturel ou du ‘para-naturel’».73

Parce qu’il renvoie à l’apparition de phénomènes surnaturels ou inexpliqués dans un

cadre réaliste ou quotidien, nous considérerons le para-naturel comme un parent proche du

réalisme magique. Nous débuterons donc ce chapitre avec une présentation du concept de

réalisme magique à partir des travaux théoriques de chercheurs tels que Amaryll Chanady, Lois

Parkinson Zamora et Wendy Faris sur l’orientation et les transformations postcoloniales d’un

concept aux racines rhizomiques et implantées aussi bien en Europe qu’ailleurs dans le monde.

L’efficacité du concept pour les écrivains et théoriciens postcoloniaux réside dans sa capacité à

traduire et à éclairer un rapport au monde spécifique et marqué par les situations de contact entre

les civilisations, les cultures et les religions dans les pays anciennement colonisés. À la lumière

des apports théoriques sur le réalisme magique, nous entreprendrons une lecture des traces ou

manifestations du para-naturel en tant que tiers espace de négociation entre naturel, surnaturel,

sorcellerie, illusion et réalité, entre ce qui relève de l’étrange ou du surnaturel pour le lecteur

non-initié et ce qui appartient au domaine du quotidien ou des croyances religieuses pour

d’autres. Outre l’analyse des représentations littéraires, nous nous intéresserons aux potentialités

subversives et transformatrices du para-naturel pour un projet de redéfinition et de réinvention

identitaire.

73 Patrick Sultan, «Ruptures et héritages, Entretien avec Ananda Devi». 1re partie. [En ligne], URL : http://orees.concordia.ca/archives/numero2/essai/Entretien7decembre.html. Page consultée le 22 mai 2011.

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Nous terminerons notre travail par une réflexion sur les stratégies de sortie du schéma

binaire : structure ternaire, mouvement vers l’horizontalité et la multiplicité. L’objectif de cette

conclusion est de mettre en évidence le caractère dialogique et dynamique du processus de

construction identitaire. Ce qui ressort de notre lecture est ce mouvement perpétuel, non vers une

identité idéale, plus authentique ou naturelle, mais vers le brouillage ou la dissolution des

appartenances ou identités trop affirmées. Quitte à brouiller les pistes en empruntant des détours

et des chemins de traverse, ce désir de non-identité ou de non-appartenance ne conduit pas à une

néantisation ou négation de soi mais témoigne d’un refus, d’une résistance à la vision

monolithique et unitaire de l’identité dans la société décrite par les romans. Cette non-identité ne

signifie pas la mort de l’identité ou la mort du sujet mais la mort d’une certaine idée de l’identité

et la recherche de nouvelles manières de penser et de construire l’identité. Nous verrons dans

cette dernière partie que la mort, soumise à un travail de ré-interprétation ou de re-sémantisation,

ne signifie pas nécessairement la fin inéluctable d’une vie mais le signe d’un renouveau, d’une

renaissance vers une pensée plurielle et moins rigide de l’identité.

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Chapitre 1

1 Contexte, enjeux et discours postcolonial

1.1 Ananda Devi et la hantise de l’île

1.1.1 Le contexte socio-historique de l’œuvre

Interrogée à propos de sa « place identitaire » dans le paysage littéraire,74 Ananda Devi

répond qu’elle se perçoit d’abord comme écrivain. Toutefois elle ne manque pas de rappeler sa

situation d’écrivain insulaire en raison de la présence récurrente de l’île (natale) dans son

écriture. En effet, toute l’œuvre romanesque, sauf son avant-dernier roman Indian Tango qui se

déroule en Inde, a pour cadre diégétique son île natale, l’île Maurice. Même si l’île dans le roman

est souvent plus proche du souvenir, du rêve, voire du cauchemar que du réel, elle représente

pour l’auteure un point d’ancrage nécessaire « pour faire démarrer le roman ».75 Outre les

toponymes référentiels – Curepipe, Port-Louis, Constance-La-Gaité (LVD), Case Noyale ou

Terre-Rouge – certains passages, telle l’arrivée des travailleurs engagés à Maurice dans Le Voile

de Draupadi, témoignent de la présence, explicite ou en palimpseste, de l’île natale dans la

fiction :

Mon grand-père, le père de l’oncle Sanjiva et de ma mère, était venu de l’Inde au début du siècle, sur l’un des derniers bateaux amenant à l’île des travailleurs « engagés». (VD, 46)

74 Sultan, «Ruptures et héritages, Entretien avec Ananda Devi», 1re partie. 75 Patrick Sultan, «Ruptures et héritages, Entretien avec Ananda Devi», 2e partie. [En ligne]. URL : http://orees.concordia.ca/numero3/essai/sultan.shtml. Consultée le 22 mai 2011.

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Ils se sentirent assez forts pour exiger d’être envoyés sur la même propriété. Les propriétaires des établissements sucriers refusèrent, craignant que les nouveaux « jahaji bhai », les frères du bateau, ne s’engagent sur une voie de rébellion s’ils demeuraient ensemble. (VD, 47)

Inséré dans le tissu du roman, ce commentaire indirect sur des événements liés à

l’histoire coloniale de l’île constitue en même temps un rappel que les séquelles du passé font

partie du présent de l’île qui doit composer « avec ses blessures, ses failles et sa densité

mystique».76

1.1.2 L’île entre passé et présent

Découverte par des navigateurs arabes au Moyen Âge, l’île Maurice passe aux mains des

Portugais et des Hollandais avant de devenir une colonie de peuplement sous occupation

française de 1715 à 1810. Inhabitée jusqu’à l’arrivée des colons français qui lui donnent le nom

d’Isle de France, l’île devient l’un des principaux centres du commerce esclavagiste dans la

région de l’océan indien. Les esclaves importés de Madagascar et de la côte mozambicaine

constituent le gros de la population alors que les colons et les esclaves affranchis comptent pour

environ un cinquième de la population de l’île.

Après la défaite des Français en 1810, l’île passe sous la férule des Anglais qui, suite à

l’abolition de l’esclavage par le gouvernement britannique en 1835, mettent fin au commerce

d’esclaves africains et malgaches. Face à la pénurie de main-d’œuvre sur les champs de canne,

l’oligarchie sucrière est amenée à soutenir la décision de l’administration anglaise en vue d’une

importation massive de travailleurs indiens à bon marché. Uniquement préoccupés par la

76 Sultan, «Ruptures et héritages, Entretien avec Ananda Devi», 1re partie.

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situation sur les champs de canne, les propriétaires sucriers ne tardent pas à mettre en place une

nouvelle forme de servilisme et d’exploitation presque aussi répréhensible que le système

esclavagiste. Le recours à l’engagisme indien marque le début d’une nouvelle ère dans l’histoire

de l’île. Le recrutement massif de travailleurs indiens jusqu’au début du vingtième siècle entraîne

un bouleversement majeur sur le plan démographique. Deux fois plus nombreux que le reste de

la population, les immigrés indiens deviennent la cible de préjugés ouvertement racistes et

démagogiques de la part d’une bourgeoisie coloniale qui, craignant pour sa suprématie, n’hésite

pas à utiliser des stéréotypes racistes pour prévenir une montée en flèche de la population

indienne.

Le mépris pour l’engagé indien est tout aussi manifeste sur les champs de canne où il est

considéré comme un esclave volontaire travaillant au rabais. Cette rivalité entre anciens esclaves

et travailleurs engagés, alimentée par les discours diviseurs/racistes de la bourgeoisie coloniale,

participe à la création d’un climat de méfiance et de rivalité au sein de la population désormais

marquée par des clivages ethniques et communautaires. La question de l’indépendance censée

unir la population autour d’une cause commune participera au contraire au renforcement des

clivages et des fractures entre les différentes communautés. Les discours à caractère

démagogique ou propagandiste vont sans cesse recourir au spectre du péril hindou77 pour

contrer la montée au pouvoir de la communauté hindoue. Totalement éclipsée par les guerres

intestines interethniques, la question de l’indépendance et de la décolonisation passe au second

77 Thomas Eriksen nous donne un exemple de ce type de discours dans son ouvrage Common Denominators: Ethnicity, Nation-Building and Compromise in Mauritius : «During the independence struggle of the 1960’s, the basic conflict persuasively presented itself as communal. The conservative Creole politician Gaëtan Duval now threatened that if Mauritius were to be independent, all women would be compelled to wear sarees; he launched the slogan Malbar nu pas ule (“We don’t want Coolies”), and generally exploited communal sentiments to an extreme degree», p. 105.

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plan. La majorité hindoue en faveur de l’indépendance est démonisée par les défenseurs d’une

rétrocession à la France :

Le mouvement rétrocessioniste rêvait d’un retour au sein de la grande famille française à laquelle appartenaient toujours la Réunion et Madagascar. Son échec donnera lieu à un désir compensatoire de verrouiller l’identité mauricienne en la fondant sur la langue française, la civilisation européenne et la religion chrétienne. L’exclusivisme occidentalo-chrétien apparaît ainsi comme une manière de protéger « l’idéal mauricien » contre les velléités envahissantes du groupe indien majoritaire.78

Ralliant le reste de la population à leur cause, les rétrocessionistes parviennent à instaurer

un climat de peur face à une éventuelle indianisation de l’île. Cette psychose va se dégénérer en

une série de bagarres à caractère racial et/ou religieux qui entraînera des affrontements violents.

Face à la gravité de la situation, les autorités locales font appel aux troupes britanniques pour

rétablir l’ordre et veiller à la sécurité des habitants. Le souvenir de ces affrontements demeure

très présent dans la mémoire et l’imaginaire collectif de la société mauricienne et est sans cesse

ravivé par des discours ethnocentristes qui encouragent le repli identitaire et établissent une

hiérarchie entre les identités ethniques. Ces discours inspirés de l’idéologie (néo)coloniale

reprennent et réutilisent les tactiques employées par la minorité franco-mauricienne pour

proclamer sa supériorité face au reste de la population. Suite à l’indépendance de l’île en 1968,

l’appel à l’unité nationale « As one people, as one nation » inscrit dans l’hymne national est peu

à peu remplacé par la devise « l’unité dans la diversité », sorte d’euphémisme pour l’appel à

l’unité du groupe face à la diversité.

78 Vinesh Hookoomsing, « Les romans de la plantation », in La littérature mauricienne de langue française, Francofonia, 48, Olschki Editore, 2005, p. 45.

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Les derniers recensements (2000) à Maurice indiquent une population de quelque 1.2

millions d’habitants avec environ 50% de Hindous, 28% de Créoles d’origine africaine, 17% de

Musulmans, 3% de Chinois et 2% de Blancs.79 Même si elle constitue un peu plus de 50% de la

population, la communauté hindoue, elle-même composée de plusieurs sous-groupes, notamment

les Tamouls, les Télégous et les Marathis, ne bénéficie pas d’une majorité absolue face à l’autre

moitié de la population composée d’une multitude de communautés originaires d’Afrique,

d’Europe ou de Chine. En l’absence d’un groupe ethnique prédominant, la notion de valeur est

cristallisée autour de l’appartenance communautaire ethnique. L’identité du groupe l’emporte sur

celle de l’individu limitant ainsi la liberté d’être et d’agir du sujet qui doit se conformer à une

identité plus symbolique que réelle. L’appartenance ethnique revendiquée ou affichée de manière

ostentatoire devient le principal vecteur et marqueur d’identité. L’identité ethnique, trop

saillante, nuit à l’instauration d’un dialogue ouvert et interactif entre les cultures, les langues et

les religions qui composent la population de l’île. Les rapports entre les groupes sont souvent

tendus en raison d’une conscience ethnique trop aiguë. La proximité avec d’autres communautés

ethniques, perçue comme une menace de contamination ou de dilution identitaire, incite au repli

communautaire et au primat du groupe sur l’individu. L’idéologie ethnocentriste/communaliste

instrumentalise les particularismes issus de construits socioculturels pour mettre l’accent sur les

différences entre les communautés. Ces différences, présentées comme des essences immuables

et irréconciliables, sont figées, voire naturalisées, dans des stéréotypes essentialistes qui

encouragent le communalisme et le repli identitaire à Maurice. C'est cet enfermement dans un

79 Bilkiss Atchia-Emmerich, La situation linguistique à l’île Maurice. Les développements récents à la lumière d’une enquête empirique, Thèse de doctorat, Université Friedrich Alexander d’Erlangen - Nürnberg, 2005, p. 21.

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apartheid de la mémoire qui est ouvertement dénoncé par le célèbre peintre, écrivain et poète

mauricien, Malcolm de Chazal :

Ce pays cultive la canne à sucre et les préjugés. […] Dans cet enfer tropical, personne ne rencontre personne – hors des castes, des franc-maçonneries du sang, tout est TABOU. Voici une Ligue des Nations où la guerre des préjugés est endémique et atroce, surtout pour ce qui est du préjugé de couleur.80

Enfant terrible de la minorité franco-mauricienne, De Chazal s’attaque aux préjugés

véhiculés par les anciens colons pour défendre et consolider leur mainmise sur les terres et les

ressources de l’île entièrement monopolisées par la production sucrière. À l’image de la

monoculture de la canne à sucre, la minorité franco-mauricienne a pu s’imposer comme centre et

modèle unique en renvoyant l’Autre non-occidental à une essence primitive ou barbare, voire un

déficit de civilisation. L’emploi répétitif du stéréotype ramène la différence de l’Autre à un trait

négatif considéré comme une marque ou une essence indélébile. Ce type de représentation

correspond, selon Ruth Amossy, à une « démarche circulaire » qui, à force de répétition, finit par

acquérir une réalité propre. Cette réalité présentée comme une évidence naturelle semble si réelle

et incontestable que « la minorité opprimée accepte l’image défavorable que lui renvoie

l’idéologie dominante au point d’y conformer ses comportements ».81 De même, dans son

ouvrage Présences de l’autre, Eric Landowski nous rappelle que les préjugés reposent sur des

classifications dont la légitimité apparente «ne relève pas d’une quelconque nécessité à caractère

80 Eriksen, Communicating Cultural Differences, p. 49, l’auteur souligne. 81 Amossy, Les idées reçues, p. 44.

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objectif mais seulement de la force de l’usage, qui «naturalise» les découpages ainsi obtenus, et

les significations qu’on leur associe ».82

À Maurice, les préjugés ethniques et culturels, instrumentalisés à des fins

communautaristes/communalistes, instaurent un climat de méfiance et de rivalité entre les

communautés ethniques qui n’hésitent pas à dénigrer l’Autre pour s’auto-valoriser et prétendre à

une origine pure et absolue. Ce besoin de s’élever face à autrui favorise les cloisonnements et

crispations identitaires qui, dans le roman Pagli, entraînent des dérives et des dérapages. Dans

ce roman, la proximité de l’Autre – le Créole honni et considéré impur – dans cet espace

insulaire marqué par l’exiguïté est perçue comme une menace de délitement ou de dilution

identitaire. La manipulation des discours sur l’ancestralité et sur la pureté des origines établit une

hiérarchie verticale entre les différents héritages culturels à travers un système de verrouillages

communautaires qui érige des frontières sexuelles, ethniques, religieuses entre les communautés.

Ainsi, par un retournement sémantique, chaque communauté se réfugie dans «une sorte de parti

pris de l’exclusion »83 que nous qualifierons, à la suite de Gayatri Spivak, de «reverse

ethnocentrism ».84 Si la colonisation est considérée par la population mauricienne comme une

chose du passé, elle continue néanmoins à peser sur les mentalités à travers la réactualisation

constante des images et valeurs qui encouragent la concurrence des mémoires et des identités.

Anjali Prabhu évoque Fanon lorsqu’elle explique comment fonctionne la notion d’identité en tant

que « difference from difference » à Maurice. Elle cite comme exemple la communauté indienne

82 Éric Landowski, Présences de l’autre : essais de socio-sémiotique II, Paris, Presses universitaires de France, Coll. «Formes sémiotiques, 1997, p. 46. 83 Toni Arno et Claude Orian, Ile Maurice : Une société multiraciale, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 83. 84 Gayatri Chakravorty Spivak, A Critique of Postcolonial Reason: Toward a History of the Vanishing Present, Cambridge and London, Harvard University Press, 1999, p. 306.

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qui, en marquant sa différence par rapport aux Mauriciens d’origine malgache, se considère plus

proche de la communauté franco-mauricienne. « Here, Indians are different from what is

different from the white/French (i.e., here, Malagasies) – they are thus closer to the

white/French ».85

Par ailleurs, ces cristallisations ou polarisations identitaires se voient renforcées par des

mesures politiques mises en place durant l’administration coloniale britannique. Celle-ci a établi

un système électoral basé sur la représentativité communautaire où chaque candidat aux élections

est tenu d’indiquer clairement son appartenance ethnique. Ce système, conforme à la devise

coloniale «diviser pour mieux régner», est accepté par la population comme allant de soi car il

procure à chaque groupe l’illusion d’être à l’abri de la créolisation.86 Le refus d’une réalité

plurielle promeut le « noubanisme » (du créole « nou bann » signifiant « notre bande ») construit

sur le mode du nous contre les autres, contre la créolisation perçue comme une menace de

dilution identitaire.

À Maurice, cette peur de la créolisation est non seulement présente au niveau des

rapports entre les communautés mais elle existe aussi à l’intérieur des communautés où les voix

dissidentes qui refusent de se soumettre à la dictature de l’idéologie collective et communaliste

sont réprouvées et réduites au silence. Ainsi, dans les romans de Devi, le fait de prendre la parole

85 Prabhu, Hybridity, Limits, Transformations, Prospects, p. 62. 86 L’écrivain martiniquais Édouard Glissant associe la créolisation à un phénomène global qui suit son cours irréversible depuis les débuts de la colonisation : «le monde se créolise, c’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent et s’échangent à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié, mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire – sans qu’on soit utopiste, ou plutôt en acceptant de l’être – que les humanités d’aujourd’hui abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s’obstinent depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles ». Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 15.

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en tant que « je » autonome et libre face à la collectivité constitue en soi un acte de transgression

et de trahison. Le « moi » est éminemment suspect ainsi qu’en témoigne le titre du roman Moi,

l’interdite. La narratrice de ce roman s’exprime à partir de sa situation de paria social pour

émettre une mise en garde contre les pratiques exclusionnistes qui, à l’image du rapport de force

colonisateur/colonisé, ont cours à l’intérieur même des familles et des communautés.

Dans son ouvrage consacré à la culture créole en milieu chrétien, Danielle Palmyre

explique que « le mot “communalisme” vient de la tradition politique de l’Asie du Sud où

appartenance religieuse et appartenance sociale sont intimement liées. Il désigne l’utilisation de

l’appartenance ethnique-culturelle-religieuse par des co-citoyens, comme moyen de domination

politique ».87 Le communalisme à Maurice serait alors une reproduction ou continuation par les

immigrants indiens de schismes et schémas sociaux en cours dans leur pays d’origine. Mais au-

delà d’une simple reproduction, il convient de rappeler les événements et les éléments qui le

distinguent de son cousin sud-asiatique, notamment l’importation d’esclaves d’Afrique et de

Madagascar, le remplacement des esclaves par les travailleurs engagés, la conversion des terres à

la monoculture de la canne à sucre et la présence d’un capital sucrier mauricien qui « se conduit

sur son propre territoire comme un capital étranger ».88

À la fois complexe et tabou,89 le communalisme est une préoccupation récurrente dans

les textes littéraires mauriciens où il est abordé, analysé et réfléchi de manière explicite, subtile

ou détournée au niveau de l’écriture, du contenu, de la forme ou du langage. Ananda Devi, l’une

87 Palmyre, Culture créole et foi chrétienne, p. 33-34. 88 Jean-Pierre et Joyce Durant, L’île Maurice, quelle indépendance? La reproduction des rapports de production capitalistes dans une formation sociale dominée. Paris, Éditions Antropos, 1975, p. 103. 89 Dans Common Denominators : Ethnicity, Nation-Building and Compromise in Mauritius, Eriksen réfère au «Mauritian ‘taboo’ (Never make communalist statements when there are ethnic others present’)», p. 120.

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des écrivains les plus engagés contre cet apartheid de la mémoire et de l’imaginaire, a souligné

lors du quarantième anniversaire de l’indépendance de l’île en 2008, l’importance de la

« responsabilité commune » dévolue aux écrivains de sa génération et des générations futures; de

l’urgence de « ne pas se laisser prendre par des discours mensongers au point d’en oublier le sens

de la vérité […] de comprendre que le mutisme de chacun concourt au bâillonnement de

tous ».90 Comment cette prise de position se manifeste-t-elle dans les romans que nous nous

proposons d’étudier au cours de ce travail ? En quoi l’écriture de cette auteure marque-t-elle une

rupture dans sa manière d’aborder le binôme identité/ altérité? 91

1.2 Le discours postcolonial dans les romans d’Ananda Devi

Placés sous le signe de la rencontre, du dialogue entre les cultures, les langues et les

identités, les romans de Devi amorcent un virage postcolonial qui témoigne d’un profond désir

de dépassement par rapport au primat de l’identitaire ou de l’ethnique sur le littéraire. Par son

travail qui s’effectue autant sur le code que sur le contenu, l’écriture de Devi déconstruit l’idée

d’un ordre naturel ou divin à l’origine des catégorisations de classes, de castes, de sexes, de races

ou de couleurs. L’accent sur le caractère construit et discursif de l’identité vise à démontrer que

90 Ananda Devi, «Schéhérazade à Trois boutiques», L’Express Littérature, 9ème cahier, édition spéciale «40 ans d’indépendance, 12 mars 2008, p. 123-125. 91 Janet Paterson explique que la notion de différence n’implique pas nécessairement celle d’altérité. La différence ne devient pertinente que lorsqu’on lui attribue un contenu sémantique. C'est par un processus de hiérarchisation des valeurs (valorisation ou dévalorisation des différences culturelle, religieuse, sexuelle, spatiale, linguistique, ethnique, épidermique et la liste n’en finit pas) que la différence devient altérité. Citant Landowski, Paterson souligne l’arbitraire des codes et normes de valorisation : «Les différences pertinentes, […] n’existent que dans la mesure où les sujets les construisent et sous la forme qu’ils leur donnent. Avant cela, il n’y a à vrai dire, entre les identités en formation, que de pures différences positionnelles, presque indéterminées quant aux contenus des unités qu’elles opposent». Figures de l’Autre dans le roman québécois, Québec, Éditions Nota Bene, 2004, p. 26.

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les identités dévalorisées, stigmatisées ou marginalisées ne le sont que dans la mesure où il en a

été décidé ainsi par ceux qui détiennent le pouvoir. Que pouvoir du discours et discours du

pouvoir se conjuguent pour former un tout homogène, une force irrésistible et inévitable qui

assigne des places, découpe, catégorise et naturalise l’ordre des discours, des savoirs et des

représentations. Que le malaise créole à Maurice n’est pas survenu du jour au lendemain, ou en

1999, suite aux violentes émeutes causées par la mort douteuse du chanteur Kaya en prison.92

Par son refus d’utiliser le langage comme validation ou reflet fidèle d’une réalité

connaissable et préexistante, l’écriture de Devi s’inscrit dans une mouvance postcoloniale qui

cherche à libérer le texte littéraire de l’asservissement mimétique à une réalité, une vérité ou une

essence pure et naturelle. Aussi, avant d’effectuer une lecture postcoloniale des romans de notre

corpus, convient-il de revenir, le temps d’un rappel, aux débuts des études postcoloniales afin

d’éclairer le parcours évolutif d’une pensée qui, loin de conforter/confirmer les réductions

simplistes et binaires de type colonisateur/colonisé, colonisation/indépendance, s’est toujours

attachée à démontrer, à travers des questionnements à la fois critiques et autocritiques, la

situation d’entremêlement léguée par l’entreprise coloniale.

1.2.1 Les études postcoloniales

Les années 1970 marquent la naissance des études postcoloniales lorsqu’un petit groupe

d’intellectuels originaires des ex-colonies accèdent à des chaires d’enseignement et de recherche

92 En 1999, les manifestations violentes qui ont suivi la mort suspecte du chanteur Kaya, emprisonné pour avoir fumé du gandia (cannabis) en public, témoignent d’un véritable malaise au sein de la population et des risques réels de dérapage. Kaya, l’inventeur du seggae, un mélange de séga mauricien et de reggae jamaicain, défendait dans ses chansons les droits des laissés-pour-compte et en particulier ceux de la communauté créole située au bas de l’échelle sociale. Ces manifestations aux allures d’émeutes interethniques ont tenu l’île en haleine pendant quarante-huit heures et ont gravement terni l’image idyllique de l’île paradisiaque et multiculturelle où les diverses cultures et communautés coexistent de manière pacifique et harmonieuse.

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dans les départements littéraires des universités anglo-américaines. Influencés par le tournant

poststructuraliste des années 1980, ils proposent d’effectuer une relecture du passé colonial et

ses résurgences contemporaines à la lumière d’une problématique du discours et de la

représentation. Edward Saïd publie en 1978, son ouvrage séminal Orientalism où il démonte et

analyse les mécanismes discursifs qui participent à la construction de structures symboliques et

binaires opposant la supériorité culturelle d’un Occident civilisé à la barbarie primitive de

l’Orient. S’inspirant des travaux de Michel Foucault sur l’indissociabilité du couple savoir-

pouvoir, il soutient que l’Orient est une fabrication discursive, une construction imaginée et

inventée par l’Occident pour prouver sa supériorité absolue et justifier son projet de domination.

Dix ans plus tard, Valentin-Yves Mudimbe entreprend dans The Invention of Africa une analyse

textuelle et culturelle des discours tenus sur l’Afrique par le colonisateur.

D’abord littéraire, la critique postcoloniale est aujourd'hui présente dans des champs

d’études qui, de l’histoire à la linguistique, en passant par la sociologie, l’anthropologie ou la

psychologie, s’intéressent à l’analyse des rapports de force dans les processus de domination et

de minorisation culturelle – de genre, de race, d’ethnie, de classe etc. Réprouvée pour son

éclatement interdisciplinaire, cette approche transversale est, selon Achille Mbembe, ce qui

constitue la force, mais aussi la faiblesse de la pensée postcoloniale : «il s’agit d’une pensée à

plusieurs entrées, qui est loin d’être un système parce qu’en grande partie, elle se fait elle-même

en même temps qu’elle fait sa route ».93

93 Achille Mbembe, Qu’est-ce que la pensée postcoloniale? [En ligne], URL : http://www.eurozine.com/articles/2008-01-09-mbembe-fr.html.

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En raison de son indétermination et de son extrême fluidité, le terme “postcolonial” est

sujet à des interprétations multiples qui ne peuvent être regroupées en une définition ou une

théorie unique et homogène. Parmi les controverses autour de l’emploi du mot “postcolonial”,

une des plus passionnées est sans doute la question de la graphie qui a fait l’objet de débats

houleux tout au long des années 1980 et 1990. La présence du préfixe ‘post’ et du tiret a suscité

des échanges passionnés sur le sens, la valeur critique et heuristique du ‘post’ face au maintien

du statu quo néocolonial dans la plupart des ex-colonies, un demi-siècle après la conquête des

indépendances. Pour de nombreux critiques, le vocable “post-colonial” relève soit du non-sens,

soit d’un optimisme béat puisque le tiret sous-entend une coupure nette avec la colonisation et le

post, la fin de l’ère coloniale. Comme il n’est pas de notre propos de participer à une polémique

qui a déjà fait couler beaucoup d’encre et qu’il nous faut opter pour une des deux graphies, nous

utiliserons la forme agglutinée tout au long de ce travail. En effet, ‘postcolonial’ – sans trait

d’union – semble réfuter une lecture strictement chronologique et nous apparaît plus approprié

pour l’étude des situations d’enchevêtrement passé-présent, mépris-fascination, domination-

dépendance qui caractérisent les rapports (néo)coloniaux. Outre les incessantes polémiques sur

l’emploi du post, le choix d’un nouveau préfixe ou d’une graphie appropriée, les critiques et

controverses autour des études postcoloniales continuent à se multiplier en cette première

décennie du XXIe siècle et nous proposons dans la partie qui suit de les revoir et d’en adresser

quelques-unes.

1.2.2 Critiques et objections

Afin de démêler l’écheveau social, économique et mnémonique qui caractérise la

colonisation, la critique postcoloniale préconise une approche attentive au pouvoir performatif du

langage et du discours dans les processus de représentation littéraire et culturelle. C'est ce qui

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explique l’ancrage du postcolonial dans le domaine des études littéraires et sa prédilection pour

l’analyse des textes littéraires considérés comme des «sites privilégiés d’énonciation et de

lutte».94 Mais cette approche textuelle/littéraire suscite doute et circonspection parmi ses

adversaires qui questionnent la pertinence, la validité ou la légitimité de l’analyse postcoloniale

pour la continuation des luttes anti-coloniales dans la ‘vraie vie’. Ils accusent les théoriciens

postcoloniaux d’utiliser une «prose amphigourique»95 ou ampoulée, en total décalage avec

l’expérience concrète et les réalités vécues par les subalternes dans les ex-colonies. Parmi les

plus ardents critiques de l’approche textuelle et discursive du postcolonialisme, figurent Aijaz

Ahmad96 et Arif Dirlik97, tous deux d’obédience marxiste qui privilégient une approche

historique et matérialiste, centrée sur les luttes sociales ainsi que les problèmes ‘concrets’ du

quotidien. Ils récusent le tournant ‘textualiste’ adopté par la critique postcoloniale qui, en

focalisant toute son attention sur le langage, les discours et la représentation, néglige la réalité

vécue avec son cortège d’injustices et d’inégalités sociales.

Par ailleurs, il existe à l’intérieur même du champ des études postcoloniales de

nombreux désaccords quant au virage textualiste/culturaliste98 emprunté par la critique

94 Denise Coussy, «Les literatures postcoloniales anglophones» in La situation postcoloniale : Les postcolonial studies dans le débat français, Marie-Claude Smouts (Dir.), Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 79. 95 Jackie Assayag, « B. Moore-Gilbert, Postcolonial Theory, Contexts, Practices, Politics», L’Homme, tome 38, no. 146, 1998, p. 305. [En ligne], URL : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1998_num_38_146_370488. Consulté le 22 mai 2011. Par ailleurs, dans une entrevue accordée à Michael Pozo, E. San Juan qualifie l’approche de Bhabha et de Spivak de “ scholastic verbal magic”. «A Conversation with E. San Juan Jr.» [En ligne], URL : http://facpub.stjohns.edu/~ganterg/sjureview/vol1-2/juan.html. Consulté le 24 mai 2011. 96 Aijaz Ahmad, In Theory, Classes, Nations, Literatures, London, Verso, 1992. 97 Arif Dirlik, «The Postcolonial aura: third world criticism in the age of global capitalism», Critical Inquiry, vol. 20 (2), 1994, p. 328-356. 98 Crystal Bartolovich et Neil Lazarus, Marxism, Modernity and Postcolonial Studies, Cambridge, Cambridge University Press, 2002; Benita Parry, Postcolonial Studies: A Materialist Critique, London & New York, Routledge, 2004; Robert Young récuse l’approche textualiste de l’Orientalisme et de la critique post et pro-Orientalisme qui

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postcoloniale. Mais il s’agit d’une opposition plus nuancée de la part de chercheurs qui, en

général, sont prêts à reconnaître l’apport et la contribution des concepts et méthodes d’analyse

empruntés au poststructuralisme. Pour d’autres, telle Arun Mukherjee, le label “postcolonial”

correspond à une « theoretical constriction » qui tend à enfermer la critique dans une opposition

binaire colonisateur/colonisé, Orient/Occident, Europe/Afrique et oblitère d’autres formes ou

structures de pouvoir et de domination à l’intérieur même de ces sociétés : « our societies also

have their own internal centres and peripheries, their own dominants and marginals ».99

Du côté de la francophonie, Jean-Louis Joubert, spécialiste des littératures de l’océan

indien, émet des doutes quant à la pertinence et l’efficacité théorique du postcolonialisme : «j’ai

un peu le même point de vue que certains de mes amis malgaches, qui la refusent avec beaucoup

de véhémence, en disant que cette notion fait de la colonisation la colonne vertébrale de leur

existence».100

Enfin, il y a aussi ceux qui considèrent le colonialisme (et le postcolonialisme), les luttes

anti-coloniales, la conquête des indépendances, la décolonisation comme des phénomènes

historiquement datés et dépassés dans un monde dominé par le virtuel et l’instantané. Que la

selon lui n’est rien d’autre qu’une forme de critique littéraire à l’affût d’un certain type de textes. Robert J. C.Young, Postcolonialism : An Historical Introduction, Oxford, Blackwell, 2001, p. 394; quant à Ella Shohat, elle reproche au postcolonialisme sa tendance à homogénéiser et à regrouper tous les pays ou territoires anciennement colonisés sous une même bannière, indépendamment de leurs spécificités géographiques, économiques ou historiques. Voir E. Shohat, «Notes on the Postcolonial», Social Text, nos. 31/32, 1992, p. 99-113. 99 Arun P. Mukherjee, «Whose Postcolonialism and Whose Postmodernism?», World Literature Written in English, vol. 30, no 2, 1990, p. 6. 100 Jean-Louis Joubert, «Le français, langue africaine», Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Jean-Louis Joubert. [En ligne], URL : http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=3003. Consulté le 24 mai 2011.

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question coloniale suscite tant de controverses et de polémiques n’a rien d’étonnant puisque la

colonisation renvoie à un fait historique massif qui, sous une forme ou une autre, a affecté plus

de trois quarts de la population mondiale et correspond, selon Achille Mbembe, à une expérience

planétaire : « de tous les points de vue, la “plantation”, la “fabrique” et la “colonie” ont été les

principaux laboratoires où a été expérimenté le devenir autoritaire du monde tel qu'on l'observe

aujourd'hui ».101 Donc, même si «nous ne sommes pas que des postcoloniaux »,102 nous ne

pouvons non plus sous-estimer les effets passés et présents ainsi que les ramifications

enchevêtrées d’un projet tentaculaire qui, à ce jour, continuent à affecter la vie de populations

entières à travers le monde. Edward Saïd ne manque pas de nous rappeler dans l’introduction de

Culture et Impérialisme que

ignorer ou négliger l’expérience superposée des Orientaux et des Occidentaux, l’interdépendance des terrains culturels où colonisateurs et colonisés ont coexisté et se sont affrontés avec des projections autant qu’avec des géographies, histoires et narrations rivales, c’est manquer l’essentiel de ce qui se passe dans le monde depuis un siècle.103

1.2.3 Relire le fait colonial

Vu l’ampleur du phénomène colonial, de ses séquelles et survivances jusqu’à nos jours,

une lecture, voire une relecture et réinterprétation du fait colonial, s’avère à la fois nécessaire et

justifiable en soi. Elle l’est d’autant plus dans le cas de la littérature mauricienne en raison de la

prévalence de l’ethnique et de l’identitaire dans le discours social et littéraire mauricien. Ainsi, la

colonisation et ses effets sont à peine mentionnés ou tout simplement oblitérés dans les écrits

101 Achille Mbembe, Qu’est-ce que la pensée postcoloniale? 102 Jean-Louis Joubert, «Le français, langue africaine». 103 Edward Saïd, Culture et Impérailisme. Traduit de l’anglais par Paul Chemla, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, p. 23.

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littéraires, les manuels scolaires et les discours officiels. Commentant le discours du Premier

ministre S. Ramgoolam lors de l’indépendance de l’île, A. Prabhu constate qu’il mentionne

vaguement les premiers colonisateurs ou explorateurs de l’île et passe sous silence la

colonisation française et la pratique de l’esclavage durant cette période. Dans la préface à son

ouvrage, Hybridity, Limits, Transformations, Prospects, A. Prabhu souligne que « tracking the

notion of hybridity in the plural, multiracial societies of Mauritius and La Réunion reveals from

the outset that hybridity can only be understood through a proper historical understanding of its

connection to colonial administration ».104

Toutefois, le véritable défi qui se pose à l’écrivain postcolonial consiste à sortir de l’étau

binaire colonisateur/colonisé, oppresseur/victime pour appréhender l’entreprise coloniale dans

toute sa complexité aporétique et ses multiples tensions, au-delà d’un simple face-à-face

immuable et figé dans le temps et l’Histoire. Cette situation d’entremêlement qui évoque la

métaphore textile est aussi l’une des raisons qui explique la prédilection des études

postcoloniales pour l’analyse des textes littéraires. Dans S/Z, Roland Barthes nous rappelle le

lien étymologique (du latin textus qui signifie tisser) entre texte et tissage : «(texte, tissu et

tresse, c'est la même chose); chaque fil, chaque code est une voix; ces voix tressées – ou

tressantes – forment l’écriture ».105 Tissage ou tramage, le texte joue aussi le rôle de miroir à la

fois fidèle et déformant où viennent se réfléchir, au double sens de réflexion/reflet et réfraction,

les discours et représentations identitaires véhiculés par l’idéologie coloniale. Cette propension à

dire le monde, et dans le cas des littératures postcoloniales, le monde de la colonie avec ses

failles, ses contradictions et ses métamorphoses, constitue pour les auteurs de l’ouvrage

104 Prabhu, Hybridity, Limits, Transformations, Prospects, Preface, p. xv. 105 Roland Barthes, S/Z, Paris, Le Seuil, Coll. «Tel Quel», 1970, p. 166.

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inaugurateur The Empire Writes Back l’un des intérêts majeurs de la littérature pour les études

postcoloniales : « literature offers one of the most important ways in which […] new perceptions

are expressed and it is in their writing, […] that the day-to-day realities experienced by colonized

people have been most powerfully encoded and so profoundly influential ».106 La transformation

du sujet raconté en sujet racontant 107 participe au décentrement de la narration et à la création de

nouveaux positionnements identitaires dans l’espace de la diégèse. Très productives, les années

qui suivent la parution de The Empire Writes Back et L’Orientalisme, considérés comme les

ouvrages fondateurs des études postcoloniales 108 sont marquées par les interventions de deux

chercheurs d’origine indienne et professeurs dans des universités américaines, Homi Bhabha et

Gayatri Spivak. Leurs noms viendront s’ajouter à celui d’Edward Saïd pour former ce qu’on

considère aujourd'hui (ironiquement ou pas) comme la trinité postcoloniale.

C'est l’œuvre de Homi Bhabha qui retiendra le plus notre attention parmi ces trois auteurs

dont la pensée éclaire, en écho ou en contrepoint, l’ensemble des travaux sur les études littéraires

postcoloniales. Face aux structures binaires qui maintiennent colonisateur-dominant et colonisé-

dominé dans des positions et des hiérarchies pétrifiées, Bhabha préconise une méthode de lecture

attentive à la porosité des frontières, des espaces et des temps dans le rapport de forces colonial.

Ignorer les complicités masquées ou affichées des deux côtés de l’équation coloniale – le

consentement ou la participation du colonisé à sa propre sujétion, les différents niveaux

106 Bill Ashcroft et al., The Empire Writes Back, 2nd Edition, London & New York, Routledge, 2002, p. 1. 107 Dans son introduction à Culture and Imperialism, Edward Said rappelle que le privilège de la narration n’est pas l’apanage exclusif du colonisateur : « stories are at the heart of what explorers and novelists say about strange regions of the world; they also become the method colonized people use to assert their own identity and the existence of their own history. » Culture and Imperialism, New York, Vintage Books, 1994 (1993), xii. 108 En général on attribue la paternité des études postcoloniales à Edward Said alors que la paternité conceptuelle du terme “postcolonial” est revendiquée par Ashcroft et al., les auteurs de The Empire Writes Back.

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d’oppression à l’intérieur même des sociétés colonisées, le poids des traditions renforcé par

l’idéologie coloniale – relève selon lui d’un réductionnisme simplificateur qui oblitère la

complexité des postures identitaires et l’enchevêtrement des fils multiples de la trame coloniale.

La présence de nœuds et de fissures dans le cours prétendument linéaire de l’Histoire

coloniale constitue selon lui l’un des principaux indicateurs du caractère construit et arbitraire

d’un ordre supposé naturel et irréversible. C'est en prenant conscience des discontinuités de la

narration coloniale que l’écrivain postcolonial pourra changer l’ordre du discours et briser le

monopole discursif de l’hégémonie (néo)coloniale. Bhabha propose une lecture attentive aux

processus d’hybridation qui révèlent l’ambivalence et l’instabilité des représentations coloniales

fondées sur des oppositions binaires et l’incommensurabilité des différences entre les cultures et

les civilisations. Aussi, le concept d’hybridité s’avère-t-il particulièrement utile et opératoire

pour les romans à l’étude où les corps, les identités et les imaginaires, échappant aux

dichotomies et catégorisations habituelles, empruntent des formes inédites, transitoires, étranges

et sans cesse étrangères à elles-mêmes, où l’identité, libérée du carcan normatif des discours

fixistes et essentialistes, revendique son statut de fiction/narration et se donne à voir dans sa

plasticité métaphorique et rhétorique.

1.2.4 Le concept d’hybridité

Hybride, hybridation, hybridité sont des termes dont l’intranquillité conceptuelle ou

sémantique échappe à toute forme de catégorisation ou de définition fixe et unifiée. À partir des

définitions, synonymes ou antonymes que nous offrent les dictionnaires et autres ouvrages de

référence, apparaissent deux points communs, à savoir : l’hybride est composé de deux ou

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plusieurs éléments de nature différente,109 l’hybridité entretient une parenté sémantique avec les

notions de métissage, de croisement, de créolisation qui, toutes, renvoient à un même antonyme,

celui de la pureté.110

Bien qu’elle constitue un phénomène spécifique aux îles anciennement colonisées, la

notion de créolisation mentionnée dans la deuxième définition ne sera pas retenue dans le cadre

du présent travail. Théorisée par l’écrivain martiniquais Edouard Glissant, la créolisation évoque

l’idée de rencontre, d’échange entre les cultures et le rejet d’identités racine ou de pureté

originelle. Rappelons qu’à l’origine, le mot “créole” désignait la population blanche née et

élevée dans les colonies et que cette désignation s’est par la suite répandue à l’ensemble des

populations mixtes issues des unions entre colons et autochtones. Toutefois, à Maurice, le terme

“créole” a la particularité de ne désigner qu’un seul groupe, celui d’origine africaine par

opposition aux autres communautés ethniques.111 Selon David Martial, l’auteur de l’ouvrage

Identité et politique culturelle à l’île Maurice, il s’agit d’un cas unique dans le monde : « Cette

catégorisation est une véritable source d’ambiguïté parce qu’elle se réfère tantôt au métissage, à

la mise en dialogue des cultures au travers d’éléments communs, comme la langue créole, et

tantôt aux valeurs culturelles de la seule ethnie afro-mauricienne ».112

Visant à ‘décommunaliser’ la lecture du texte littéraire mauricien, nous avons donc opté

pour la notion d’hybridité qui offre l’avantage d’être plus neutre (moins ethniquement ‘chargée’)

dans le cadre spécifique du contexte mauricien. Trouver des points de rencontre et non les lignes

109 Le Nouveau Petit Robert (1993). 110 Dominique Budor et Walter Geerts, Le texte hybride, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 12. 111 David Martial, Identité et politique culturelle à l’île Maurice, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 85. 112 Ibid.

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de partage habituelles constitue l’un des principaux axes de notre travail qui cherche à

transcender l’image de la mosaïque mauricienne aux contours bien définis et étanches. Portée par

le regret d’une pureté originelle et sans cesse tournée vers un ailleurs idéalisé, chacune des

parties qui compose le patchwork mauricien demeure rivée à la nostalgie d’un passé glorieux,

souvent plus mythique que réel. En accordant une attention plus soutenue au travail de l’écriture,

au pouvoir performatif du langage et de la fiction en tant que producteur d’imaginaires et

d’identités, nous espérons nous éloigner des thèmes habituels de la séparation et de la

réconciliation impossible et des concepts essentialistes véhiculés par le discours colonial sous

forme de vérités évidentes et naturelles.

Un exemple particulièrement éclairant de «cette bataille des imaginaires»113 (et des

mots) à l’œuvre dans le domaine littéraire nous est fourni par le concept même d’hybridité.

Dénigré114 durant la colonisation, le mot hybridité connaît un revers de fortune lorsqu’il est

repris et théorisé par les études littéraires et culturelles contemporaines. Stigmatisé durant la

colonisation, l’hybride est plus apte au débordement des frontières et des limites en raison même

du caractère contre-nature qui lui est attribué par l’ordre dit ‘naturel’ du discours colonial.

Proche de l’hubris grecque, signifiant excès ou outrance, l’hybridité offre un mode de lecture qui

s’apparente au choc et à la démesure de la rencontre coloniale. Cet élément de choc distingue

l’hybridité du métissage avec lequel il est si souvent confondu et en fait un concept

113 Lydie Moudiléno, Parades postcoloniales : la fabrication des identities dans le roman congolais, Paris, Karthala, 2006, p. 67. 114 « As the traditional usage of the concept of hybridity is embedded in the narratives of evolution, the hybrid was originally conceived of as infertile and often as an inferior copy of the original. » Joel Kuortti and Jopi Nyman (2007). Reconstructing Hybridity – Postcolonial Studies in Transition, New York, Rodopi, 2007, p. 4.

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particulièrement opératoire pour l’étude des littératures que Lise Gauvin qualifie de «littératures

de l’intranquillité» 115.

1.2.5 L’hybridité ou l’Autre de la pensée binaire

L’hybridité est un concept incontournable dans le champ des études postcoloniales et on

l’associe généralement aux travaux de Homi Bhabha dans lesquels le chercheur et critique

littéraire propose une relecture du référent colonial à la lumière du prisme de l’ambivalence et de

l’hybridité. Organisée autour d’une problématique spatiale de la faille ou de l’interstice en tant

que lieu producteur d’une pensée plurielle de l’identité, la pensée de Bhabha vise à mettre en

lumière les apories et ambivalences du discours colonial qui, sous des dehors objectifs et

universalisants, cachent des zones d’anxiété et d’insécurité face à la différence de l’Autre. Il y a

d’un côté la différence du colonisé perçue comme un manque originaire ou une évidence de la

nature et de l’autre le besoin de prouver et de réaffirmer l’infériorité primaire du colonisé par le

recours au stéréotype. Le discours du stéréotype enferme le colonisé dans une identité fixe et

prédéterminée tout en le présentant comme un Autre absolu et irrémédiablement différent. Dans

The location of culture, Bhabha décrit le processus de fixation/stigmatisation identitaire en ces

termes :

Fixity, as the sign of cultural/historical/racial difference in the discourse of colonialism, is a paradoxical mode of representation: it connotes rigidity and an unchanging order as well as disorder, degeneracy and daemonic repetition. Likewise the stereotype, which is its major discursive strategy, is a form of knowledge and identification that vacillates between what is always ‘in place’, already known, and something that must be anxiously repeated …as if the essential duplicity of the Asiatic or the bestial sexual licence of the African that

115 Lise Gauvin, L’écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens, Paris, Karthala, 1997, p. 10.

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needs no proof, can never really, in discourse, be proved.116

Pour justifier sa mission civilisatrice, le colonisateur pose comme préalable un Autre

civilisable (c'est-à-dire potentiellement capable de ressembler au Même) mais dans un même

temps, il redoute la transformation de cet Autre (sauvage) en Même (civilisé) et a recours à des

manœuvres discursives pour dissimuler son anxiété. Le stéréotype colonial a pour fonction de

répéter et de prouver à l’infini ce qui a déjà été établi comme un fait de nature ou une

essence fixe, à savoir l’infériorité du colonisé due à un manque, une différence négative et

indésirable. Ainsi, le colonisateur utilise le stéréotype pour établir une logique binaire où il

s’attribue le bon rôle face à un Autre avili et déshumanisé.

Le projet de relecture chez Bhabha vise à démêler les fils d’une narration si habilement

montée qu’elle semble relever de l’ordre du donné ou de l’évidence naturelle. Une telle

démarche permet d’éclairer le caractère construit et arbitraire de la trame coloniale qui se révèle

alors sous son vrai jour de fiction intéressée, plus préoccupée par ses propres ambitions que par

sa mission dite humanitaire ou civilisationnelle. C’est dans « le fossé qui […] sépare la pensée

éthique européenne de ses décisions pratiques, politiques et symboliques »117 qu’apparaît dans

toute son ambivalence la dualité et la duplicité de l’entreprise coloniale.

Bhabha situe la résistance du colonisé/du dominé dans les interstices et les fissures de la

fiction/narration coloniale. Fidèle à la pensée de Foucault, il ne conçoit pas le pouvoir comme

une structure unilatérale mais un vaste réseau de rapports complexes et imbriqués qui fonctionne

à tous les niveaux de la société, aussi bien dans la sphère du public que du privé :

116 Bhabha, The Location of Culture, p. 94-95. 117 Achille, Mbembe, Qu’est-ce que la pensée postcoloniale?

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il n’y a pas, au principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale, une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés, cette dualité se répercutant de haut en bas […]. Il faut plutôt supposer que les rapports de force multiples qui se forment et se jouent dans les appareils de production, les familles, les groupes de plus en plus restreints, les institutions servent à de larges effets de clivage qui parcourent l’ensemble du corps social.118

À partir de l’hypothèse foucaldienne que là où il y a du pouvoir, il y a de la résistance,

Bhabha propose une approche attentive aux positions de sujet dans les processus de construction,

d’affirmation ou de prescription identitaire – «of race, gender, generation, institutional location,

geopolitical locale, sexual orientation – that inhabit any claim to identity in the modern

world».119 Sa démarche vise surtout à démystifier, en les démêlant, les tactiques et stratégies

discursives mises en œuvre par le pouvoir colonial pour s’établir comme centre du discours et de

la représentation.

Démonter les mécanismes de persuasion et de dissimulation qui participent à l’efficace

du discours colonial constitue pour Bhabha une étape décisive vers l’actualisation du pouvoir

d’agir (agency) du sujet colonisé. Pour s’affranchir du schéma binaire bourreau/victime, le sujet

dominé doit d’abord prendre conscience du caractère construit des hiérarchies et dualismes

identitaires considérés comme des essences naturelles. Cette prise de conscience marque le début

de sa quête vers une troisième voie, un tiers espace où l’Autre négligé, oublié ou relégué à la

marge obtient un rôle plus productif et positif :

These « in-between » spaces provide the terrain for elaborating strategies of self-hood – singular or communal – that initiate new signs of identity, and innovative sites of collaboration, and contestation, in the act of defining the idea of society itself.120

118 Michel Foucault, La volonté de savoir (Histoire de la sexualité, Volume 1), Paris, Gallimard, 1976, p. 124. 119 Bhabha, The Location of Culture, p. 2. 120 Ibid.

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Le tiers espace est une ligne de fuite, un entre-lieu hybride et mouvant qui évoque le

concept déleuzien du milieu : « le milieu n’est pas du tout une moyenne, c'est au contraire

l’endroit où les choses prennent de la vitesse ».121 Espace liminaire et propice aux négociations,

aux déplacements et aux transformations, le tiers espace participe à l’éclatement du sens de

l’Histoire officielle qui ne peut plus prétendre à une vision progressive et linéaire de l’entreprise

coloniale. L’apparition de fractures ou discontinuités au niveau des savoirs, des représentations

et des imaginaires coloniaux ouvre le discours littéraire à des voix/voies et des histoires

alternatives. Situées au carrefour de cultures, de langues et de croyances diverses, ces voix/voies

hybrides viennent concurrencer la vision homogénéisante de l’Histoire officielle, des grands

récits ou mythes du passé. L’accent n’est plus centré sur une vérité absolue ou une essence pure

et authentique à découvrir. Il se déplace pour se concentrer sur les potentialités créatrices et

libératrices de l’imaginaire et du langage, sur le rôle du langage en tant que producteur de sens et

processus de signification, sur la capacité de l’Autre à devenir sujet narrant, acteur et responsable

de son histoire, selon ses propres termes.

En tant que production symbolique et culturelle, la littérature occupe une place de choix

dans la réflexion théorique de Bhabha. Cette prédilection pour la littérature, pour «les

interrogations sur le langage, la production des arguments, les conditions de vérité des

énoncés»122 est sévèrement critiquée par les tenants d’une critique (post)coloniale plus

matériellement et politiquement engagée. L’approche textuelle et discursive est accusée de faire

le jeu des impérialistes à travers l’emploi d’un jargon spécieux et nébuleux qui, en favorisant

121 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 37. 122 Mbembe, De la postcolonie, p. 29.

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l’ambivalence, le relationnel au détriment de conflits réels au quotidien, efface toute distinction

entre colonisateur et colonisé, entre sujet et objet et participe ainsi au maintien du statu quo.

Bhabha préconise une sortie du face-à-face colonisateur-colonisé en revisitant

l’expérience coloniale à travers le prisme de l’ambivalence et de l’hybridité. L’Histoire devient

alors narration, et non des moindres, car il s’agit d’un écheveau aux fils multiples et entremêlés,

un imbroglio où le colonisateur est sans cesse tiraillé entre son postulat d’objectivité et ses parti

pris idéologiques ou politiques, entre la certitude d’une supériorité naturelle et une angoisse

irrépressible face à la différence de l’Autre et où le colonisé, contraint à s’exprimer dans la

langue même du colonisateur, est lui aussi en proie à des contradictions multiples et non moins

déchirantes.

Pour Bhabha (comme pour Saïd) il n’y a pas de séparation nette entre structures

discursives et structures politiques, économiques ou idéologiques. Aussi la décolonisation

idéologique ressemble-t-elle à un projet inachevé tant que subsistent les modèles et schémas

identitaires légués par la colonisation. Il ne peut y avoir de véritable transformation au niveau des

comportements et des modes de pensée tant que demeure inchangé l’ordre du discours et de la

représentation. Le concept d’hybridité développé par Bhabha est donc l’une des stratégies

proposées par la théorie postcoloniale pour renverser cet ordre :

Hybridity is a problematic of colonial representation and individuation that reverses the effects of the colonialist disavowal, so that other ‘denied’ knowledges enter upon the dominant discourse and estrange the bases of its authority – its rules and recognition.123

123 Bhabha, The Location of Culture, p. 162.

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Située entre fiction et référentialité, entre vérité et mensonge, la littérature offre un espace

tiers où les signes et symboles se libèrent du poids du référent pour acquérir des sens nouveaux

et différents. Le texte littéraire, avec ses dits et ses non-dits, ses masques, ses artifices et ses

ruses, joue de l’écart124 entre le mot et le référent pour déclencher une bataille des

représentations et des imaginaires. Le décloisonnement des mentalités ne peut s’effectuer du jour

au lendemain, il suit un cheminement lent et tortueux, où chaque petit geste ou déplacement a un

rôle à jouer dans la lutte contre les modèles identitaires caducs et profondément ancrés dans les

imaginaires et les mentalités.

Parce qu’elle met en doute les «essences trop construites», les «discours trop articulés», parce qu’elle interroge les représentations de l’histoire et des espaces et refuse les dichotomies rigides, la littérature postcoloniale «nous offre la théorie de la théorie, un regard sur les postcolonial studies qu’elles-mêmes ne pourraient nous offrir.125

1.3 Entre textes et théories

Outre la rencontre entre la littérature et le discours théorique, notre travail cherche aussi à

établir un dialogue entre écritures francophones et études/théories postcoloniales. En butte aux

réticences et à l’hostilité des critiques et théoriciens littéraires (franco-français), les théories

postcoloniales peinent à se faire connaître et accepter en France. Malgré sa dette conséquente

124 Chez Bhabha, cet écart renvoie à la notion de splitting : «[Splitting of the language of authority] destroys the calculations of the empowered, and allows the disempowered to calculate strategies by which they are oppressed and to use that knowledge in structuring resistance. I have always believed that ‘small differences’ and slight alterations and displacements are often the most significant elements in a process of subversion or transformation», nous soulignons. «Translator Translated.» Interview with cultural theorist Homi Bhabha by W. J. T.Mitchell , Artforum, v. 33 (7), (March 1995), [En ligne], URL : http://prelectur.stanford.edu/lecturers/bhabha/interview.html. Consulté le 25 mai 2011. 125 Marie-Claude Smouts, «Le postcolonial pour quoi faire?», in La situation postcoloniale, p. 97.

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envers les travaux d’intellectuels franco-français tels que Sartre, Fanon, Foucault, Derrida ou

Lyotard, la démarche postcoloniale ne bénéficie pas d’un accueil favorable ou positif dans les

milieux académiques ou intellectuels français où elle est perçue comme une menace au modèle

républicain de l’état-nation «un et indivisible». Ce n’est qu’en 1999, 21 ans après la publication

de L’orientalisme de Saïd, qu’apparaît sous la plume de Jean-Marc Moura l’esquisse d’un

rapprochement théorique entre littératures francophones et études postcoloniales.126 L’accueil

quasi silencieux de ce premier ouvrage inaugural est symptomatique du peu d’intérêt accordé à la

publication ou à la traduction d’ouvrages postcoloniaux par les élites académiques ou littéraires

en France. Les délais de publication ou de traduction parlent d’eux-mêmes : un écart de treize

ans sépare la publication originale de The Location of Culture de sa traduction française en 2007;

la traduction de L’Atlantique noir de Paul Gilroy dix ans après sa parution en 1993, alors que de

nombreux ouvrages, dont ceux de Gayatri Spivak, Nation and Narration de Bhabha ou l’ouvrage

majeur de Robert Young Postcolonialism : An Historical Inroduction demeurent intraduits à ce

jour.

Un autre fait notable est l’année de parution des traductions de H. Bhabha ou de Neil

Lazarus127 : 2006 et 2007 qui, suivant la loi sur l’interdiction du voile (2004) et la révolte des

banlieues (2005), correspondent à une période mouvementée où la France se trouve, entraînée,

malgré elle, dans le débat postcolonial. Peut-on alors parler d’éveil ou de tournant postcolonial?

Non pas, puisque les théories postcoloniales continuent à susciter une âpre résistance en France

où les positions demeurent tranchées entre le français et l’anglo-américain, entre la critique

126 Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999. 127 Neil Lazarus, The Cambridge Companion to Postcolonial Literary Studies, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

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française et la theory américaine. Engagé dans un face-à-face avec «la machine universitaire des

Etats-Unis»128 où «un académisme historique nouveau […] privilégie l’ethnique, le culturel, le

communautaire»129, le milieu académique français maintient une attitude très critique, voire

dérogatoire, envers les travaux (traduits ou pas) des chercheurs postcoloniaux. L’accueil

retentissant réservé à l’ouvrage de Jean-Loup Amselle contre les théories postcoloniales,

L’Occident décroché, enquête sur les postcolonialismes,130 en 2008 témoigne du peu de foi

accordé aux théories postcoloniales.

De nombreux intellectuels considèrent que la France «a déjà donné»131 et n’a que faire

des théories postcoloniales puisque les Français «tel Monsieur Jourdain, pratiquaient les

postcolonial studies sans le savoir ».132 Pour Achille Mbembe, un tel refus relève du paradoxe

puisque la pensée postcoloniale «est à plusieurs égards, très proche d’une certaine démarche de

réflexion française». Il trouve donc tout à fait regrettable «qu’à cause de son insularité culturelle

et du narcissisme de ses élites, la France s’est coupée de ces nouveaux voyages de la pensée

mondiale ».133

La notion de théorie voyageuse («travelling theory») développée par Edward Saïd vise

justement à souligner la mobilité des concepts et des idées, à l’image du voyageur qui abandonne

sa routine habituelle pour s’adapter à des modes, des mondes et des langages différents. Le

128 Jean-François Bayart, Les études postcoloniales : Un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010, p. 65. 129 Ibid. 130 Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché – Enquête sur les posstcolonialismes, Paris, Stock, 2008. 131 Bayart, Les études postcoloniales, p. 20. 132 Ibid., p. 21. 133 Mbembe, Qu’est-ce que la pensée postcoloniale? [En ligne], URL : http://www.eurozine.com/articles/2008-01-09-mbembe-fr.html.

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développement de ce concept a aussi permis à Saïd de répondre à ses nombreux détracteurs et de

leur rappeler que L’Orientalisme n’est pas une machine ou recette théorique prête à l’emploi

mais une proposition de méthode et de lecture. La théorie voyageuse est, dans ce sens, conforme

au postulat des études postcoloniales tel que défini par Achille Mbembe : une pensée «à

plusieurs entrées, […] [qui] se fait elle-même en même temps qu’elle fait sa route ».134

Like people and schools of criticism, ideas and theories travel – from person to person, from situation to situation, from one period to another. Cultural and intellectual life are usually nourished and often sustained by this circulation of ideas, and whether it takes the form of acknowledged or unconscious influence, creative borrowing, or wholesale appropriation, the movement of ideas and theories from one place to another is both a fact of life and a usefully enabling condition of intellectual activity.135

Dire que la France a déjà donné sous-entend qu’elle n’a rien à recevoir du

postcolonialisme considéré comme le parent pauvre du poststructuralisme français et de

l’héritage francophone des Césaire, Fanon ou Memmi, que la rencontre entre les cultures est

perçue en termes d’affrontement, de rivalité ou de hiérarchisation entre les traditions culturelles.

Une telle optique réduit le processus d’échange, d’appropriation, de transformation et

d’enrichissement interculturel à «une simple question de propriété, d’emprunt et de prêt, avec

des débiteurs et des créanciers absolus ».136 Saïd souligne dans Culture et impérialisme que «les

cultures ne sont pas imperméables. La science occidentale a emprunté aux Arabes, qui ont

emprunté à l’Inde et à la Grèce».137 Le besoin constant de revendiquer une exception française

face au reste du monde constitue l’un des principaux points d’achoppement à l’ouverture d’un

134 Ibid. 135 Edward W. Saïd, «Travelling Theory», in The World, the Text and the Critic, London, Vintage, 1991, p. 226. 136 Saïd, Culture et impérialisme, p. 310. 137 Ibid.

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dialogue fructueux entre «traditions critiques françaises et anglophones» que Jean-Marc Moura

appelle de ses vœux en vue d’un renouvellement «des études littéraires francophones au triple

plan d’une attention plus fine aux identités et aux énonciations, à la dimension politique des

textes littéraires et aux interprétations des œuvres contemporaines dans un contexte global».138

Rejoignant les préoccupations formulées par les théoriciens et intellectuels

postcoloniaux, les questionnements soulevés dans les romans d’Ananda Devi témoignent d’une

volonté de décrispation ou de dégel entre écritures francophones et théories postcoloniales. Le

besoin de faire entendre les petites voix de l’histoire – voix inaudibles parce qu’issues de points

minuscules, voire invisibles, sur la carte du monde (des «poussières d’îles» selon les mots

mêmes du Général de Gaulle) témoigne d’un désir de décentrement linguistique, culturel et

identitaire. L’œuvre romanesque d’Ananda Devi invite à porter un regard neuf sur les littératures

des îles de l’Océan indien. Ces îles sont souvent perçues comme des destinations touristiques

sans grand intérêt pour les études littéraires postcoloniales et francophones, plus attirées par les

littératures du Maghreb ou de la Caraïbe. Écrire son île, créer et imaginer des histoires et des

personnages qui s’expriment à partir de cet espace quelque peu oublié du reste du monde

constitue pour Devi une manière d’interroger sa propre altérité par rapport aux centres littéraires

dominants mais aussi par rapport aux littératures francophones et postcoloniales, dites de la

périphérie. Indissociable du travail d’écriture, ce questionnement ne cesse de travailler la langue,

de la modeler vers un processus d’altération, voire d’étrangéïfication, afin d’ouvrir le texte

romanesque à la différence de l’Autre, perçue non comme une menace ou un danger à écarter

mais comme une occasion de rencontre et d’enrichissement.

138 J.-M. Moura, «Le postcolonial dans les études littéraires en France», in La situation postcoloniale, p. 117.

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Ce processus d’altération ou d’étrangéïfication fera donc l’objet du prochain chapitre

consacré aux voies et détours empruntés par l’écriture pour se montrer du doigt et attirer

l’attention sur son processus de production. Nous verrons dans ce chapitre que l’accent sur le

procès de l’écriture vise à démonter l’illusion référentielle qui prétend offrir un accès direct à la

réalité ou à la vérité en supposant un langage ou un discours transparent. Mais avant de nous

lancer dans l’analyse des romans, nous proposons de faire un bref résumé des romans à l’étude

afin de faciliter la rencontre avec une écriture qui, souvent, résiste à une lecture linéaire ou

spontanée et que certains critiques ont qualifiée de déroutante ou de déréalisante.

1.4 Résumé des romans

Le voile de Draupadi

Le voile de Draupadi raconte l’histoire d’une jeune mère ébranlée par la maladie de son

fils atteint de méningite. Contrainte par sa belle-mère et sa belle-famille à entreprendre le

sacrifice de la marche sur le feu en échange du rétablissement de l’enfant, Anjali, la narratrice, se

retrouve face à un dilemme déchirant. Au début du roman, elle est totalement hostile à la requête

de son mari et de sa belle-famille car elle ne peut effacer de sa mémoire le souvenir de sa cousine

Vasanti consumée par les flammes lors d’un précédent rituel. Outre ce traumatisme du feu, elle

refuse de souscrire aux croyances ‘religieuses’ de sa belle-famille qui voit dans le sacrifice une

forme de pacte ou de marchandage avec les dieux en échange d’une contre-partie. Pour Anjali,

dont le nom signifie prière, cette croyance formelle et codifiée à laquelle adhère la bourgeoisie

indo-mauricienne relève plus de la superstition, de la manipulation que de la foi. Mais, hantée

par sa propre culpabilité face à la maladie de son fils, la jeune femme est amenée à combattre ses

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propres démons pour finalement voir dans ce sacrifice qui lui est imposé un moyen de confronter

ses hantises et ses insécurités. Elle accepte d’entreprendre la marche sur le feu comme un acte de

libération envers ses propres croyances ou présupposés archaïques sur le rôle de la religion, de la

mère ou de l’épouse. L’appropriation des codes et symboles du rite pour les retourner contre ses

oppresseurs lui permet d’accéder à une spiritualité librement consentie hors de toute allégeance

de groupe ou de communauté.

Moi, l’interdite

Inspiré d’un fait divers, Moi l’interdite est un récit plus proche du conte que du roman où

la narratrice, née avec un bec-de-lièvre, est ostracisée par sa famille soucieuse de préserver son

image dans une société dominée par le culte des apparences. Le bec-de-lièvre devient la tache, la

souillure qui est la cause de tous les malheurs de la famille et même du village entier.

Abandonnée par sa famille dans un four à chaux, la narratrice trouve son seul réconfort dans le

souvenir de sa grand-mère et les contes que celle-ci avait l’habitude de lui raconter. Livrée à elle-

même et à son imagination, la narratrice se laisse amoureusement grignoter par une horde de

petites bêtes. Elle se lie d’amitié avec un chien et se transforme en une créature hybride, mi-

humaine, mi-bête. Redevenue humaine, elle vit (recrée) dans son petit monde reclus une histoire

d’amour chimérique avec un prince clochard, avatar du Prince Bahadour qui, dans les contes de

sa grand-mère, correspond à la figure du Prince Charmant. Elle donne naissance à un enfant-

monstre qu’elle tue par amour afin de lui épargner les souffrances et les injustices de la vie ici-

bas. La dernière étape de sa vie se passe dans un asile d’aliénés où, à la fin, se dissipant en une

figure angélique, elle prend congé du lecteur et disparaît de la diégèse.

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Pagli

Pagli raconte l’histoire d’une jeune femme indo-mauricienne violée par son cousin à

l’âge de treize ans et qui décide de se venger de lui en l’épousant. Elle fait de lui un mari

fantoche auquel elle se refuse dès leur première nuit de noces. Elle rencontre à travers son amie

Mitsy, une prostituée créole, Zil, un pêcheur créole qui devient l’amour de sa vie. Interdit par la

famille et la communauté pour des raisons ethniques, cet amour devient sa seule raison d’exister.

Déterminée à défendre son amour corps et âme, elle défie son mari et sa belle-famille à travers

un comportement qui est jugé indigne et immoral par l’ensemble de la communauté. Taxée de

folle, elle est enfermée dans une cage à poules dont elle parvient à s’échapper par le biais d’un

dialogue imaginaire avec l’objet de son amour. À la fin du roman, elle meurt noyée, embourbée

(147) dans le déluge de pluie et de boue qu’elle déverse sur l’île. Un torrent, un «océan rouge»

(153) qui emporte dans son sillage tout le village avec son cortège de médisances et de fausses

accusations. Plus qu’un déluge de pluie, c'est ce torrent de paroles aux tonalités diverses et

variées qui s’abat sur le village et l’entraîne vers une fin violente et digne de l’apocalypse. Pour

Pagli, il ne s’agit pas tant d’un acte de vengeance que d’un désir de voir le village renaître de ses

cendres dans un monde différent où les valeurs sont plus inclusives et plus clémentes.

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La vie de Joséphin le fou

Raconté dans un français «bousculé hors de ses règles grammaticales »139, La vie de

Joséphin le fou a pour narrateur un ‘je’ victime de violence et de maltraitance dès sa plus tendre

enfance. Traité de débile mental par sa mère qui trouve en lui une victime idéale, un bouc

émissaire pour toutes ses déceptions et ses frustrations avec la vie, avec ses amants de passage, le

narrateur se retrouve seul et sans défense face à la méchanceté et aux quolibets des habitants du

village. Pour échapper à la colère de sa mère et de ses amants, il va se réfugier dans la mer qui va

se substituer à la mère indigne et cruelle. C’est dans la mer devenue mère nourricière et

protectrice que l’enfant apprend à calmer ses pleurs, ses peurs et à panser les plaies et blessures

infligées par l’autre mère. Il finit par prendre la forme d’un homme-poisson et découvre au fond

de l’eau des cavernes sèches qui deviennent son royaume. C'est là qu’il décide de cacher son

bien le plus précieux : deux ‘petites filles’, Solange et Marlène, deux sœurs qui vont devenir ses

princesses. Mais terrorisées par l’aspect étrange de leur ravisseur et les rumeurs qui courent à son

sujet, les deux petites n’ont qu’une idée en tête : déjouer l’attention de leur ravisseur afin de lui

échapper. Leur obstination à vouloir retourner dans le monde des hommes provoque chez

Joséphin une colère terrible. En proie au délire, il se déchaîne dans une véritable explosion de

violence qui entraîne la mort des deux petites. À la fin, Joséphin, offrant son corps en pâture aux

anguilles qui ont faim du sang qui a coulé sur lui et en lui, ne fera plus qu’un avec les anguilles et

avec son habitat, la mer.

139 Alessandro Corio, «Entretien avec Ananda Devi», in La littérature mauricienne de langue française, Francofonia, 48 (Primavera 2005) Bologna, Olschki Editore, 2005, p. 153.

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Chapitre 2

2 L’écriture en procès

Nous procéderons dans ce chapitre à une lecture des stratégies et mécanismes qui, dans

les romans de notre corpus, invitent à une réflexion sur le rôle du langage et le postulat de vérité

des discours officiels sur l’identité. Peut-on avoir un accès direct au réel, à la vérité ou à une

identité pure et naturelle, alors que notre expérience du monde est toujours et déjà médiatisée par

le langage? Notre lecture vise à démontrer qu’une mise en évidence du caractère médiatisé, voire

fictif ou illusionniste, de la représentation n’implique pas qu’il faille renoncer à la vérité, au

savoir ou à la connaissance mais souligne la nécessité d’un questionnement sur la possibilité, ou

plutôt l’impossibilité, d’un accès direct à la réalité ou à la vérité. C’est cette impossibilité –

d’accéder à la vérité ou au réel de manière directe et objective – qui, chez Derrida, constitue le

fondement même d’une éthique de la responsabilité : «La condition de possibilité de cette chose,

la responsabilité, c'est une certaine expérience de la possibilité de l’impossible : l’épreuve de

l’aporie à partir de laquelle inventer la seule invention possible, l’invention impossible ».140

Contrairement au naturalisme ou au réalisme conventionnel censé se tenir au plus près du réel,

l’écriture dans les romans de notre corpus ne prétend pas imiter ou refléter un réel objectif,

connaissable et déjà-là mais se donne à voir dans sa mobilité productive, son procès

d’énonciation vers un sens à-venir. Comme nous aurons l’occasion de le voir au cours de ce

140 Jacques Derrida, L’autre cap, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 43, cité dans Ruby Steinmetz, Les styles de Derrida, Bruxelles, De Boeck, 1994, p. 46, l’auteur souligne.

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chapitre, le passage de l’écriture d’une aventure vers l’aventure d’une écriture,141 ne relève pas

d’un formalisme narcissique qui se coupe du monde mais permet au contraire d’attirer

l’attention, ne serait-ce par le détour, sur le rôle du langage et de la représentation dans notre

rapport au monde, à soi et à l’Autre. En passant de la référentialité au processus de

représentation, l’écriture de Devi veut surtout susciter une réflexion critique sur cette présence

langagière qui, déjà là avant nous, semble naturelle et allant de soi. C’est donc à cette présence

que renvoie le commentaire de Devi sur la responsabilité de l’écrivain142 dans sa manière

d’utiliser le langage. Ainsi, la mise en scène d’une écriture en procès dans les romans à l’étude

participe d’un projet de résistance contre l’illusion de la représentation transparente, neutre et

objective. Cette mise en doute de la référentialité ne signifie pas la perte ou l’effondrement du

sens mais vise à souligner le caractère artificiel des structures oppositionnelles et hiérarchiques

qui trouvent leur justification dans la pensée binaire (néo)coloniale. Les identités représentées,

assignées ou imposées par l’idéologie dominante/néocoloniale ne peuvent plus être acceptées

comme des réalités ou essences ontologiques situées hors histoire et hors langage mais comme

des constructions discursives inscrites dans un contexte et des situations de pouvoir donnés. Pour

Judith Butler, une approche déconstructive des discours identitaires permet de mettre en lumière

les rapports de pouvoir dissimulés sous un ensemble complexe de pratiques représentationnelles,

de stratégies rhétoriques et de processus de différenciation : «The deconstruction of identity is

not the deconstruction of politics, rather, it establishes as political the very terms through which

identity is articulated».143

141 Jean Ricardou, Pour une théorie du nouveau roman, Paris, Le Seuil, 1971. 142 Voir chapitre 1, p. 40. 143 Judith Butler, GenderTrouble, New York, Routledge, 1990, p. 148.

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Pour envisager d’autres manières d’être dans le monde, il faut d’abord apprendre à nous

méfier des présupposés idéologiques sur l’innocence et la transparence du langage et à

reconnaître notre responsabilité en tant qu’êtres de langage. En dévoilant les conditions de sa

production, l’écriture de Devi veut attirer l’attention sur le pouvoir du langage à produire des

réalités dans le monde de la fiction mais aussi dans le monde réel. Au travers de cette écriture en

procès, c'est l’identité même de l’auteure qui se voit transformée. Une transformation qui ne fait

que confirmer celles, nombreuses, subies par la figure de l’auteur (et de l’écrivain) au fil des

siècles.

En effet, à partir du XIXe siècle, on est passé de l’auteur considéré comme un génie, un

être exceptionnel qui reçoit un don du ciel ou est doté d’un savoir omniscient, à la figure de

l’auteur à sa table de travail, tel Flaubert avec son épreuve du gueuloir et ses innombrables

manuscrits. On s’est ensuite éloigné de la personnalité biographique de l’auteur, de l’aspect

témoignage ou documentaire de son œuvre pour souligner l’émergence d’une éthique de

l’écriture. Cela s’est traduit par un intérêt croissant pour l’événement scriptural, les enjeux

formels, narratifs et esthétiques ainsi que le rôle de la mémoire, de l’imaginaire et de la rencontre

avec l’Autre dans le procès de l’écriture. Aussi la mort de l’auteur144 n’est-elle pas à proprement

parler une mort réelle, mais une redéfinition de la figure de l’auteur. ‘Revenant’ d’une mort

symbolique, l’auteur ressuscité refuse de jouer le jeu de l’omniscience invisible, de l’énonciation

transparente ou du récit qui semble se raconter lui-même. La mise en évidence du processus

énonciatif renvoie à une présence subjective (auteur, personnage ou narrateur) qui rompt

l’illusion mimétique de la représentation comme reflet fidèle ou miroir objectif du monde.

144 Roland Barthes, «La mort de l’auteur», Mantéia, 5, 1968, p. 12-17

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L’accent sur la nature construite du texte, sur une écriture en procès démolit la fiction

illusionniste qui fait passer le récit pour la réalité et pose comme préalable une réalité soi-disant

objective et préexistant au langage. En se signalant au lecteur, l’écriture déstabilise le lien entre

signifiant et signifié, entre les mots et les choses et fait apparaître un monde lui aussi en procès,

un monde construit comme un texte qui peut être lu, relu et interprété à partir d’une multitude de

positions et de points de vue.

Les quatre romans de notre corpus nous renvoient l’image d’un monde en proie à la peur

face à la crise des grands récits fondateurs. Un monde où l’absence d’origine, vécue comme une

perte irrémédiable, incite à la fabulation, la production et la reproduction de fictions et mythes

identitaires qui se donnent pour la réalité et procurent un sentiment de fausse sécurité contre les

aléas de la vie et de la condition humaine. Le souci de la forme et de l’expression dans ces

romans relève d’un projet esthétique et éthique qui cherche à attirer l’attention sur le caractère

construit et artificiel des représentations identitaires, ethniques, culturelles ou autres afin de

susciter un éveil de conscience quant au caractère illusionniste et manipulateur des discours

identitaires, à prétention réaliste/naturaliste ou objective.

Nous verrons dans ce chapitre que le primat accordé au langage, au processus créatif,

textuel et énonciatif n’aboutit pas à un formalisme ou un autotélisme stérile et narcissique. Il

permet au contraire de rouvrir le texte au monde extérieur en proposant une relecture des idées

reçues, des automatismes de pensée et de perception qui sous-tendent les schémas identitaires et

ethniques dans la société de référence. Cette stratégie est d’autant plus subversive qu’elle

s’effectue par le détour de la réflexivité et l’appropriation, l’altération, voire l’étrangéïfication,

d’une langue apprise et imposée par le colonisateur. Le présent chapitre sera consacré au travail

d’écriture qui, dans les romans de Devi, ne cesse de travailler le texte vers un autrement de la

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pensée, de la vision linéaire et téléologique du réalisme conventionnel. Il convient de rappeler ici

le lien qu’établit Bhabha entre le réalisme et le discours colonial :

colonial discourse produces the colonized as a social reality which is at once an ‘other’ and yet entirely knowable and visible. It ressembles a form of narrative whereby the productivity and circulation of subjects and signs are bound in a reformed and recognizable totality. It employs a system of representation, a regime of truth, that is structurally similar to realism.145

En effet, l’écriture dans les romans de Devi vise à dépasser le primat ‘réaliste’ de

‘l’ethnique’ qui, dans le discours romanesque mauricien, tend à occulter toute autre

préoccupation et contribue ainsi à réactiver, ne serait-ce que pour les dénoncer, les

représentations clichées et stéréotypées héritées de la colonisation. Notre lecture,

particulièrement attentive aux processus réflexifs qui participent à l’éclatement des codes

traditionnels de la représentation, s’inspirera du concept de réflexivité proposé par Robert Stam

dans la préface de son ouvrage Reflexivity in Film and Literature :

Reflexivity subverts the assumption that art can be a transparent medium of communication, a window on the world, a mirror promenading down a highway. If reflexive art has a mirror, it is conjoined, as Borges suggests, with an encyclopedia. The texts discussed here interrupt the flow of narrative in order to foreground the specific means of literary and filmic production. To this end, they deploy myriad strategies – narrative discontinuities, authorial instrusions, essayistic digressions, stylistic virtuosities. They share a playful, parodic, and disruptive relation to established norms and conventions. They demystify fictions, and our naïve faith in fictions, and make of this demystification a source for new fictions.146 The process by which texts, both literary and filmic, foreground their own production, their authorship, their intertextual influences, their reception, or their enunciation .147

145 Bhabha, The Location of Culture, p. 101. 146 Robert Stam, Reflexivity in Film and Literature: from Don Quixote to Jean-Luc Godard, New York, Columbia University Press, 1992 (1985), p. xi. 147 Ibid., p. xiii.

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Notre étude portera principalement sur le rôle actif et générateur du langage à travers

l’emploi de stratégies réflexives – mise en abyme, procédés spéculaires, discontinuités

narratives, présence/marques énonciatives – qui participent au démontage de l’illusion

référentielle à laquelle adhère traditionnellement l’intrigue romanesque dans le récit

réaliste/naturaliste. Le sari ou le voile en tant que métaphore du fil d’ariane ou des fils

enchevêtrés de la trame diégétique constitue l’une des figures récurrentes qui renvoient à la

productivité du texte, à son statut de représentation et de fiction. La présence du sari ou du voile

dans Pagli, Le voile de Draupadi et Moi, l’interdite permet aussi d’engager une réflexion sur le

caractère construit et textuel de notre perception ou appréhension de la réalité. Une autre figure à

valeur réflexive est celle du miroir qui est aussi une constante dans l’ensemble de l’œuvre. Elle

apparaît dans tous les romans du corpus sous des formes diverses – miroir brisé, troué, fenêtre,

dédoublement, mirage, réversibilité. On peut citer par exemple sa présence dans le paratexte de

Pagli où l’effet de miroir produit par un jeu de dédoublement spéculaire (français/créole) au

niveau des titres de chapitres est renforcé par la structure anaphorique des titres en créole :

Asile/Lazil, Pluie/Lapli, Boue/Labu, Haine/Laenne, Amour/Lamur. Non moins présente est la

hantise de la page blanche métaphorisée par la figure du trou (Moi, l’interdite) et de ses variantes

– la cave (La vie de Joséphin le fou), le four à chaux (Moi, l’interdite), alors que les barreaux et

les portes rouillées de la ‘cazotte poule’ – poulailler ou cage à poules – (Pagli) évoque, outre

l’enfermement du personnage dans un univers carcéral, l’univers enclavé du roman, un monde

de papier où les mots, les lignes (ou barreaux) et les ratures participent à la création d’un monde

dans le monde.

Notre lecture des quatre romans s’intéresse aux voies empruntées par l’écriture

romanesque pour dire, non pas une réalité unique, univoque ou absolue, mais des réalités

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multiples, traversées de part en part par le langage, la différence/différance et la rencontre avec

l’Autre, des réalités constituées comme des textes. Nous serons donc particulièrement attentive

aux procédés d’écriture – mise en abyme, stratégies réflexives, processus de fragmentation et de

déréalisation – qui cassent, abyment/abîment le cours linéaire de l’intrigue romanesque afin de

provoquer une réflexion sur la nature construite des discours, sur l’écart entre les mots et les

choses, entre langage et réalité, entre discours et identité.

2.1 Le voile de Draupadi - La traversée mise en abyme ou «abîmée»

Pour Lucien Dällenbach, l’auteur du Récit spéculaire,148 la mise en abyme renvoie à la

réflexivité du langage ou la capacité du signe à se réfléchir en même temps qu’il réfléchit ou re-

présente le monde. La mise en abyme qui peut emprunter différentes formes comprend tout

fragment ou enclave qui entretient «une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient ».149

En tant que «miroir interne réfléchissant l’ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou

spécieuse»,150 la mise en abyme permet «de doter l’œuvre d’une structure forte, d’en mieux

assurer la signifiance, de la faire dialoguer avec elle-même et de la pourvoir d’un appareil

d’auto-interprétation ».151 Nous renvoyons aussi à l’ouvrage de Jean Ricardou Nouveaux

problèmes du roman où, jouant de l’homonymie abymé/abîmé, il confère à la mise en abyme une

fonction de révélation ou de mise en relief mais aussi une fonction disruptive. «En tant que

148 Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire : essai sur la mise en abyme, Paris, Le Seuil, 1977. 149 Ibid., p. 18. 150 Ibid., p. 52. 151 Ibid., p. 76.

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miroitement interne», la mise en abyme produit un récit abymé mais aussi un récit abîmé qui

«tend à briser l’unité métonymique du récit selon une stratification de récits métaphoriques ».152

Comment est réfléchie la problématique de la mise en abyme dans le roman d’Ananda

Devi, Le voile de Draupadi? Rédigé au début de sa carrière d’écrivain, Le Voile de Draupadi est

considéré comme l’un des romans les plus ‘réalistes’ de l’œuvre de Devi. Il met en scène un

personnage-narrateur plutôt traditionnel, une épouse et mère de famille appartenant à la

bourgeoise indo-mauricienne, contrainte par sa belle-famille à accomplir le rituel de la marche

sur le feu en guise de sacrifice pour la guérison de son fils atteint de méningite. Il s’agit d’une

histoire plausible, vraisemblable et ancrée dans une situation et un contexte social déterminés, la

communauté endogène indo-mauricienne. La maladie de l’enfant est l’élément déclencheur de

l’intrigue romanesque qui semble emprunter la voie du roman réaliste traditionnel. Mais la

structure apparemment simple du roman se complexifie, s’abyme/s’abîme, lorsqu’à l’intérieur du

récit premier survient un autre récit qui, à son tour, génère une multitude de micro-récits.

Ainsi, à partir de la maladie de l’enfant, de cette fièvre brûlante qui, dans le récit-cadre,

envahit et consume le corps de l’enfant, se met en place une cristallisation ou constellation

d’images, de répétitions et de variantes autour du signifiant “feu”. Animée, nourrie par ce feu

créateur, l’écriture procède par expansion ou irradiation : les mots, les images donnent lieu à

d’autres associations d’images et de mots emportés dans un jeu complexe de répétitions, de

reflets et de jeux de miroir. Le destin de l’enfant consumé par la fièvre, «l’étoile-cœur de cet

univers atrophié» (VD, 10), en appelle un autre, un autre «destin d’étoile» (VD, 36), une autre

enfant brûlée vive. À la marche sur le feu imposée à la narratrice par sa belle-famille répond une

152 Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, Paris, Le Seuil, 1978, p. 83.

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autre traversée, une autre ordalie, celle de Vasanti. Celle qui a mal tourné et qui, gravée dans la

mémoire d’Anjali, hante l’ensemble du roman.

Le pouvoir du mot à s’auto-générer, à “s’ignifier”, telle une traînée de poudre sur les

pages du livre corrobore les paroles prononcées par la narratrice à l’incipit du roman «le monde

extérieur n’existe pas» (VD, 10). Seul compte le travail d’écriture, l’acte de narrer, le pouvoir des

mots à créer une réalité propre au récit, la seule vivable dans un monde en crise et hostile à la

différence de l’Autre. Le monde du livre tient lieu de référent lorsque le déroulement

événementiel et linéaire de l’intrigue est remplacé par le mouvement ou l’aventure de l’écriture à

travers les méandres du langage. La richesse polyvalente du signifiant “feu” entraîne le récit

dans des directions multiples : étoile, flambeau, «sentier ardent» (VD, 106), brûlure (VD, 114),

«‘Agni Pariksha’, l’épreuve du feu» (VD, 139), brasier (VD, 167), bûcher (VD, 78-79), le

rectangle de braises (VD, 167), le feu du ‘kala pani’ (VD, 127). De par ses variations lexicales et

métaphoriques, le feu se voit investi d’un pouvoir à la fois destructeur et libérateur :

embrasement de Vasanti, fièvre brûlante, bûcher de crémation de l’enfant ou la libération

d’Anjali qui, après l’épreuve du feu, renaît à une nouvelle vie, une vie libérée de l’emprise de la

famille et de la communauté.

La prolifération des récits, des images et des souvenirs du passé brise (abyme/abîme) le

flux linéaire de la trame diégétique ainsi qu’en témoigne ce passage d’un plan narratif à un

autre : de la chambre dans la maison d’Anjali au village de Vasanti. Du présent au passé, la

pensée de la narratrice passe, sans transition aucune, de la réalité à la rêverie, de la rêverie au

souvenir :

L’aïeule dans la chambre à côté de la mienne, tousse […]. Je me demande si elle aussi, comme moi, est à l’écoute des tambours lointains, qui se rapprochent peu à peu.

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Mais non, les tambours me parviennent de Constance-la-gaieté, un jour de vent et de cyclone. Ils s’infiltrent entre les volets clos de ma chambre, et je sais que c’est Vasanti qui m’appelle. (VD, 136)

Ces fissures ou discontinuités dans la trame narrative font apparaître le ‘dire’ dans le ‘dit’

et attestent d’une présence ou subjectivité énonciative. En tant que marques textuelles qui se

signalent sans cesse au lecteur, ces traces de l’énonciation brouillent la facture apparemment

réaliste du roman et brisent l’illusion de la représentation en déplaçant le regard – du signifié au

signifiant, de la chose au mot, du référent au processus de création, d’élaboration et aux

conditions de production du récit. D’une lecture linéaire, on passe à un travail de déchiffrement

ou de reconstitution où le lecteur est appelé à jouer un rôle plus actif, à participer au processus

d’énonciation et à entrer dans un rapport dynamique et dialogique avec le texte, le personnage et

l’auteur. Il est amené à adopter une approche plus réflexive ou réfléchie où le sens n’est pas une

donnée fixe préexistant au texte ou un reflet fidèle de la réalité, mais un sens toujours à-venir, à

construire et à réinventer. Ainsi, l’histoire de Vasanti ressemble à un vaste puzzle dont les

morceaux doivent être reconstitués, mis en rapport avec d’autres fragments pour en dégager la

portée et établir le lien qu’il entretient avec le récit-cadre. Située à la fin du récit, la scène

d’apothéose où Anjali revit de manière rétrospective la fin tragique de sa cousine correspond à

une mise en abyme de la structure abymée/abîmée du roman. Cette scène où le corps de Vasanti,

envahi par les flammes, s’est mis à «éclore en pétales orangés, le grésillement de son immense

chevelure […] s’éleva[nt] autour d’elle en un halo éblouissant» (VD, 155), contient en une seule

image la facture éclatée du roman. À l’image de la chevelure de Vasanti «déferlant leurs vagues

de lune» (VD, 136), la structure en boucle ou en spirale a remplacé le déroulement progressif du

récit.

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En effet, c'est dans son refus de la linéarité et l’établissement d’un rapport complexe entre

le récit-cadre et le récit intérieur que se situe l’originalité structurelle du Voile de Draupadi.

Présente tout au long du roman – sauf dans les deux premiers chapitres où Vasanti n’a pas encore

fait son apparition et dans les deux derniers chapitres où elle disparaît de la diégèse – la relation

spéculaire repose sur un rapport d’égalité et de non-hiérarchie entre les deux récits. Tel un miroir

réflexif, seul un chapitre sépare le sacrifice d’Anjali de la scène tragique où Vasanti met en scène

son agni pariksha. Quelle peut être la portée de ces deux ordalies placées bout à bout, comme en

contrepoint l’une de l’autre? Le texte ne nous donne aucune explication claire et précise et le

lecteur est amené à formuler sa propre interprétation à partir d’indices et de traces disséminés à

travers le tissu narratif. Le doute, l’ambiguïté demeure et plusieurs interprétations sont possibles

mais celle qui nous semble la plus plausible nous est fournie par la thèse de Dällenbach qui

attribue au processus de mise en abyme une fonction d’auto-interprétation qui permet à l’œuvre

de dialoguer avec elle-même. Ainsi, à la fin du roman, Anjali nous livre ces propos énigmatiques

après avoir traversé avec succès le rectangle de braises :

Je ne cherche plus de causes ni de correspondances. J’ai vu le voile de Draupadi et j’ai marché sur le feu sans me brûler. Mais il ne me demeure aucun enchantement mystique. Je l’ai fait comme si je passais un examen, j’ai pénétré un monde qui n’est pas le mien, à présent je retourne à l’intérieur de moi-même et rien n’est résolu, rien n’est expliqué. (VD, 169)

La portée de cette parole ne peut être entendue que si elle est mise en rapport avec cette

autre parole désespérément tragique qui signe l’échec de l’autre marche, celle qui a déraillé et a

mené à la mort : «Mais j’ai dit la vérité …» (VD, 156). La structure en abyme de ces deux

marches, se réfléchissant et s’irradiant l’une l’autre vers la fin du récit, souligne le caractère

itératif du rite qui n’a pas de réalité en soi mais est instrumentalisé par la communauté pour

affirmer son unité et son identité. Le rite «constitue […] l’aspect visible de la pratique

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communautaire, celle qui, dans les sociétés créolisées, remplit un rôle majeur. Lorsqu’elle se met

en scène en se différenciant des autres, en effet, la communauté se sent préservée et prémunie

des influences extérieures».153 De par son itérabilité, le rite peut être interprété, reproduit et

répété différemment. Pour le groupe, il joue le rôle de ciment communautaire mais il est aussi

utilisé pour exorciser les peurs, les angoisses et le sentiment de malédiction qui hante l’exilé.

Anjali voit dans cette manière d’interpréter le rite un détournement de son sens véritable, voire

un marchandage avec les dieux où le sacrifice est offert en contrepartie d’un don ou d’une

rétribution. C'est parce qu’elle interprète le rite différemment et le répète autrement qu’Anjali

réussit là où Vasanti a échoué. Cela l’amène à voir en Vasanti une victime doublement

sacrificielle : des discours mensongers qui érigent la femme en symbole de pureté et

d’abnégation mais aussi de sa foi en une vérité unique et absolue. En effet, pour Vasanti, il ne

peut y avoir qu’une seule vérité, fondée en essence, LA vérité qu’elle croit avoir trouvée et qui

l’amène à exiger un signe, une confirmation de la part des dieux : «que le feu me brûle si je ne

dis pas la vérité» (VD, 202).

De par son aspect répétitif, le rite se dote d’un pouvoir performatif qui lui permet de

réitérer, voire d’exhiber de manière ostentatoire, l’unité infrangible de la communauté en la

rendant visible et évidente aux yeux des autres. La réussite d’Anjali est doublement subversive

parce que d’un côté, elle s’approprie le rite pour se désolidariser du groupe et resituer le sacrifice

à son sens initial – un geste gratuit qui n’attend rien en retour – et de l’autre, elle implique que le

succès du sacrifice ne dépend pas de la ferveur ou de la sincérité du sacrifiant. L’acte de

153 Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, «De Sita à Draupadi, Les ambivalences d’Anjali et de Vasanti dans Le Voile de Draupadi d’Ananda Devi», in Draupadi, Tissages et Textures, sous la dir. de Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, Éditions K’A, Ille sur Têt, 2008, p. 166.

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réappropriation permet d’échapper à la répétition servile, de répéter autrement afin d’infléchir les

systèmes et les discours qui cherchent à enfermer les identités dans des rôles fixes et

prédéterminés. Anjali renaît à la vie après avoir traversé le brasier : elle signifie son divorce

avec tout ce qui la maintient dans un état de soumission et d’enchaînement à la famille et à la

communauté. À la fin du roman, elle signifie son désir de se reconstruire et de se réinventer

selon ses propres termes, loin des rôles prescrits par la communauté. C'est en imaginant un autre

rapport à l’île, un rapport plus inclusif : «le chant de l’océan est en moi, et j’ai bien l’impression

d’appartenir à mon île au point de devenir un peu elle» (VD, 174) qu’elle peut construire un

rapport plus ouvert avec l’Autre. Sa décision de tout quitter à la fin du roman pour vivre une vie

nouvelle avec Fatmah, son amie musulmane : «[a]u matin, j’irai chercher Fatmah» (VD, 175)

constitue en soi une forme de résistance, une manière de récuser «la stricte hiérarchie et les

différences d’ethnie [qui] restreignaient les amitiés sincères». (VD, 104)

2.2 Moi, l’interdite - Dévoiler le trou du langage

Le projet littéraire se confirme dans Moi, l’interdite où la question du rapport entre la

fiction et la réalité sert d’entrée en matière au roman.

Cette histoire couleur d’eau croupie n’a peut-être aucune réalité. Laissez-là s’écouler à travers la bonde de l’oubli. N’essayez pas de la saisir. Elle parle de rêves déchus, et aurait un bruit de déchirure si l’on pouvait entendre le bruit secret des cœurs. Ne prenez pas mal ce songe d’épines que je vous offre. (MI, 7) […] Cette brûlure qui me consume de l’intérieur, c’est elle que je vous livre en mon absence: des mots qui ne sont qu’une ombre, une illusion d’envol et de rupture, l’infime cassure de mes rêves. Vous ne croirez peut-être pas à ce conte étrange et angoissé. (MI, 8)

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On pourrait qualifier cette ouverture de métafictive selon la définition de Patricia Waugh

qui, dans son ouvrage Metafiction: The Theory and Practice of Self-Conscious Fiction154,

explique que la métafiction renvoie non seulement à la référentialité fictive du roman,

généralement occultée par le roman dit réaliste, mais appelle aussi à une réflexion sur le

caractère fictif de la réalité et, inversement, sur la réalité du monde imaginaire ou onirique.

Metafiction is a term given to fictional writing which self-consciously and systematically draws attention to its status as an artifact in order to pose questions about the relationship between fiction and reality. In providing a critique of their own methods of construction, such writings not only examine the fundamental structures of narrative fiction, they also explore the possible fictionality of the world outside the literary fictional text.155

Dès l’incipit et avant même l’entrée dans la fiction, cette voix anonyme s’adressant à un

‘vous’ non-identifié s’inscrit en faux contre le récit réaliste qui d’habitude fait tout pour

dissimuler son statut de fiction et occulter les marques de sa production. Cette stratégie de

dissimulation désignée par Philippe Hamon comme l’effacement du «geste producteur»156

répond à l’exigence de transparence et d’objectivité du réalisme conventionnel.

Any text that draws the reader’s attention to its process of construction by frustrating his or her conventional expectations of meaning and closure problematizes more or less explicitly the ways in which narrative codes – whether ‘literary’ or ‘social’ – artificially construct apparently ‘real’ and imaginary worlds in the terms of particular ideologies while presenting these as transparently ‘natural’ and ‘eternal’.157

154 Patricia Waugh, Metafiction, The Theory and Practice of Self-Conscious Fiction, London/New York, Routledge, 1984. 155 Waugh, Metafiction, p. 2. 156 Philippe Hamon, «Un discours contraint», in Barthes et al., Littérature et réalité, Paris, Le Seuil, 1982, p. 133, l’auteur souligne. 157 Waugh, p. 22.

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Souvent, le lecteur, happé par l’illusionnisme représentatif du roman réaliste, vit par

procuration à travers le personnage romanesque parce que la réalité du roman lui semble si

naturelle et évidente qu’il finit par la confondre avec la vraie vie. Il s’attend donc à ce que sa vie

suive une voie logique, linéaire et pleine de bon sens, comme dans les romans. Toutefois, dans

Moi, l’interdite, l’identification du lecteur au personnage s’avère problématique puisque le

lecteur, désorienté par cette voix qui semble provenir de «la bonde de l’oubli» ou «des rêves

déchus» a du mal à situer ce ‘je’ «dont on a chiffonné la voix» (MI, 7). Le roman met en scène

un personnage qui ne correspond pas au personnage traditionnel du roman réaliste. Le

personnage traditionnel est doté de traits phénotypiques, psychologiques, sociaux qui en font un

être à part mais aussi un type universel ayant les mêmes préoccupations que le lecteur et auquel

celui-ci peut aisément s’identifier. Ici, le portrait est remplacé par une voix anonyme, des «yeux

brumeux», une «ombre», qui servent à renforcer l’«absence» d’appartenance et la disparition

d’un référent stable et identifiable. Entre «rêves déchus», «songe» ou «illusion», le référent se

dérobe sans cesse et, à la place, laisse entrevoir un vide, un trou ou plus précisément un bec-de-

lièvre. Mais comme nous aurons l’occasion de le voir au cours de ce chapitre, l’évidement du

référent ne signifie pas nécessairement manque/aliénation ou perte de sens mais peut s’avérer

libérateur, voire salvateur, puisqu’en libérant le mot ou le signifiant du poids du référent, elle

souligne l’impossibilité d’accéder à une vérité ou à une essence unique et met en doute «toute

notion de contrôle, de domination et de vérité».158 La mise en évidence de l’arbitratrité du signe,

de l’absence d’un rapport ‘naturel’ ou ‘évident’ entre les mots et les choses, entre le langage et le

monde, témoigne du caractère instable de la signification, de la fictivité ou de l’irréalité du

158 Janet Paterson, Moments postmodernes dans le roman québécois, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1993, p. 18.

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référent et permet d’ouvrir le récit, à des sens pluriels, à la diversité et à l’ambivalence qui est le

propre même de la vie et de la condition humaine.

2.2.1 Du mot-trou à la productivité du langage

La narration va donc s’élaborer et prendre forme à partir d’un vide – l’absence d’origine

ou de référent stable – symbolisé par le bec-de-lièvre. Métaphore structurale, le ‘mot-trou’159 ne

cesse de creuser sa route, de créer des sens nouveaux à travers l’éclatement du lien entre

signifiant et signifié. Ce ‘mot-trou’ emprunté au vocabulaire durassien nous semble aussi se

prêter au silence et à l’indétermination identitaire qui caractérisent la narratrice de Moi,

l’interdite. Rappelons que le silence du personnage, dû à une déficience et une interdiction de

parole, finit par devenir un lieu de refuge et de création poétique. Tel un miroir aux éclats

multiples, le mot-trou renvoie à la polysémie du langage, à sa capacité productrice et au

processus d’énonciation à l’œuvre dans le récit. Il figure l’ambivalence et la

multiplicité/flexibilité du signifiant ‘trou’ qui désigne l’absence d’origine, de référent stable ou

d’essence pure et intangible mais aussi ‘l’autre’ sens. Celui qui vient en trop, se dérobe, échappe

aux frontières, aux grilles, catégories ou classifications idéologiques, grammaticales et

sémantiques.

L’accent est mis sur la productivité du signifiant, sur la capacité du langage à créer des

mondes, des univers parallèles au monde empirique. Les mots, libérés de la contrainte ou

l’autorité du signifié, acquièrent des sens nouveaux qui en appellent d’autres et c’est le procès de

l’écriture, le jeu des signifiants, de la différance, qui oriente la trajectoire du personnage et non

159 Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964 (1993), p. 48-49. Le «mot-trou» y est utilisé pour exprimer le silence et l’impossibilité du dire qui caractérisent le personnage durassien.

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l’inverse. Au temps chronologique du réel se substitue le temps du conte – «je n’avais plus

aucune notion du temps, ni de moi-même» (MI, 46) – qui, à l’image du rêve ou du songe,

procède par association, cristallisation ou détour. Le récit s’ouvre sur un enchaînement associatif

de vocables marqués par la récurrence des sons «d», «r», «u», d’images ou de mots liés au

champ lexical de la déchirure : «déchus», «déchirure», «griffures», «rupture», «cassure». La

révélation ultime «je suis née avec un bec-de-lièvre» va irradier l’ensemble du roman à travers la

multiplication des associations sémantiques ou phonétiques – «entaille», «échancrure» (MI, 14),

«trou», «fissure» (MI, 21), four à chaux – qui vont confirmer la fonction productrice et

proliférante du mot-trou.

Le texte va s’auto-produire, s’auto-générer à partir de ce ‘mot-trou’ qui évoque

l’évidemment du référent, la feuille blanche en attente de l’écriture, la nécessité et l’impossibilité

du dire. Trou sans fond, feuille sans bords, il figure l’abîme, le silence de l’innommable mais

aussi la «disposition de l’œuvre à l’ouverture»,160 à l’Autre en tant que tout autre. Le trou, le

bec-de-lièvre devient motif de création, passage vers un monde plus vivable et ouvert à la

différence de l’Autre. Un monde où il est possible d’imaginer d’autres manières d’être, de se voir

et de voir l’Autre, où le handicap – bec-de-lièvre ou autre – n’est pas perçu comme une tare, un

signe de monstruosité, un miroir brisé qui menace l’unité de l’individu dit normal en le

renvoyant à sa propre incomplétude. Seule avec ses pensées, la narratrice crée dans la solitude du

four à chaux son univers à elle. Un univers qui n’a plus rien à voir avec le monde des hommes,

un «monde en retrait» (MI, 46) : «un grand, grand silence, comme si le monde, hors du four à

chaux avait disparu» (MI, 43). Signifiant son retrait de ce monde marqué par la cruauté et

160 Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Le Seuil, 1966, p. 50.

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l’insensibilité des hommes, elle ajoute «même si ce monde-là continuait d’exister, moi je ne

voulais pas en faire partie» (MI, 44).

À l’image du rêve qui procède par associations et transferts de significations, le récit

opère sans difficulté le passage de la fissure, la déchirure ou l’échancrure au raccommodage ou

tissage, figure emblématique du processus de création littéraire :

Je me dénouais, j’étais faite de fibres cassantes, puis je me rassemblais comme un tissage qui ne révélait plus la même image. J’avais été retournée sur l’envers des choses. (MI, 42)

[…]

Je ne sais pas combien de temps cela a duré. Je n’avais plus aucune notion du temps, ni de moi-même. Je ne savais même plus quelle apparence j’avais, avant d’être prise dans cette mue insoutenable. Les fibres étaient réelles. Je sentais leur velouté partout sur moi et en moi. Les bêtes … Elles étaient un univers en elles-mêmes. […] Dans cet état de demi-vie, mon esprit libéré s’est entrelacé au souffle d’une étrange création qui n’avait aucune mesure. Je nourrissais les petites bêtes, mais j’étais aussi nourrie. (MI, 46)

L’analogie se poursuit et se confirme avec l’arrivée des petites bêtes qui rappellent la

prolifération et le fourmillement des mots sur le papier :

J’ai vu le premier arriver dans mon champ de vision. Puis le deuxième. Puis le troisième. Et encore un, et encore un, et encore un. Il n’y avait pas de fin. Il y avait de la place sur mon corps. Des dizaines, des centaines, de milliers. Ils avaient l’air de savoir ce qu’ils faisaient, où ils allaient.» (MI, 42)

Tel un leitmotiv, le fourmillement ou la prolifération est une image récurrente dans

l’ensemble de l’œuvre; elle apparaît dans Le voile de Draupadi : «je ressens cette ancienne peur

comme des milliers d’insectes dans mon ventre» (VD , 62) et dans La vie de Joséphin où le

narrateur raconte le mouvement des anguilles envahissant son corps : « il en arrivait encore et

encore, pressées, poussées, […] je pouvais pas compter, je savais pas où elles commençaient et

où elles finissaient, elles étaient si emmêlées, enlacées, […] et tout ça avec un mouvement

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incessant, silencieux, fluant, goulant, fouillant, entrant, sortant, rerentrant, ressortant» (LVJ, 50-

51).

Cette écriture de l’éclatement, de la dissémination, qui ne cesse de renvoyer aux

processus de sa propre production – trou, fissure, déchirure, tissage, fourmillement – est à

l’image de la définition proposée par Jean Bessière dans son ouvrage Dire le littéraire, Points de

vue théoriques à propos du discours littéraire : «un discours masqué […] qui ne cesse de disposer

en lui-même des voiles, et de se situer par rapport à ces voiles, et pour rendre compte du

voile».161 Filant la métaphore du texte comme tissage ou tressage, la présence du voile en tant

que rappel de la texture et la textualité du récit est une constante de l’œuvre romanesque aussi

bien au niveau du texte que du paratexte (Le voile de Draupadi, Le sari vert).162 Ainsi, le voile

apparaît sous forme de sari dans Moi l’interdite où il constitue un des traits marquants du

personnage qui, rappelons-le, est privé de visage ou de traits signalétiques habituels tels que nom

de famille, prénom, âge ou statut social. Car, outre sa fonction vestimentaire, le sari est érigé au

rang de personnage ou d’actant diégétique : il est une présence tangible, celle de la grand-mère

auprès de la narratrice mais aussi un lien mnémonique avec l’histoire de la grand-mère décédée

que la famille cherche à oublier et à effacer comme si elle n’avait jamais existé. Le sari apparaît

pour la première fois lorsque la narratrice tente de reconstituer le souvenir de sa grand-mère :

j’écoute le chant de ma grand-mère grenier. Je respire l’odeur de son sari de coton blanc. (MI, 21) je suis sa princesse recroquevillée dans le pan du sari tendu en berceau entre ses jambes inutiles». (MI, 21)

161 Jean Bessière, Dire le littéraire, Points de vue théoriques, Bruxelles, Pierre Mardaga Éditeur, 1990, p. 17. 162 Ananda Devi, Le sari vert, Paris, Gallimard, 2009.

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À travers le besoin et le désir de se raconter, de raconter des histoires, s’établit un lien

productif entre la petite-fille et sa grand-mère décédée. La grand-mère racontait ou inventait des

contes de princes et de princesses pour distraire l’enfant ou la protéger contre la méchanceté de

son milieu environnant. Ainsi, le conte de la Princesse Housna et du Prince Bahadour préfigure

la rencontre entre la narratrice et le mendiant transformé en prince charmant. Ce conte lui vient

de sa grand-mère qui, à la fin de l’histoire, lui disait « C’est toi qui la changeras, cette histoire.

C'est le conteur qui lui donne sa couleur et ses rythmes, sa voix et ses élans. La séquence que tu

voudras créer, le motif que tu souhaiteras tisser, c'est toi qui en décideras lorsque tu la raconteras

à ta petite fille» (MI, 25). Entre le tissu de l’histoire et le tissu de la vie, la narratrice engage une

réflexion sur la nécessité qu’éprouve l’être humain à raconter, à inventer ou à broder des

histoires pour exprimer et construire son rapport à soi, au monde et à l’Autre. La narratrice

confirme un peu plus loin le rôle de ‘médium’ dévolu au sari de la grand-mère :

Je dois ma survivance à ce sari. Parce que j’ai vu le monde en transparence à travers la trame du tissu, […] Nuage et ouate, comme un rêve d’écume au milieu de mes jours. Quand je le caressais, je ne savais pas où s’arrêtait sa peau si fragile de vieille, où commençait le tissu de sa vie. (28).

Une page entière est consacrée à ce sari qui, par la suite réapparaît à la page 33, 55, 56,

78,102 et finalement dans ce long passage établissant clairement le lien entre la texture du sari et

la textualité du récit :

Et miracle, ce sari portait l’écriture de toute notre histoire en petites lettres très fines. Les mots se poursuivaient sur ces cinq mètres, se rattrapaient et s’entrelaçaient comme des motifs de larmes, dessinaient la futilité et la folie de nos vies parallèles, nos yeux bandés d’amour, nos cœurs bardés de rancunes. Il racontait mes sœurs, et mon père aux sillons incendiés, et mon frère à l’envol de béton armé, et ma mère. Non, silence pour ma mère. Son sein s’est tari et aucune rivière de bitume… Et puis le pleur de grand-mère grenier qui se mourait de regret et du souffle de leur froideur réunie, mon abandon dans le four à chaux, ma colonie de parasites, mes orteils rongés, et enfin ma fuite avec le chien, devenue

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comme lui une créature sauvage et hurlante à la lune de notre détresse commune» (MI, 110, nous soulignons).

Ce passage qui contient en abyme tout le récit renvoie aussi à sa dynamique narrative qui,

au lieu de suivre un enchaînement causal, procède par associations ou oppositions sémantiques :

tari/rivière/pleur, par expansions phonétiques ou poétiques : l’emploi anaphorique du pronom

‘nos’, de la paronomase ‘bandés’ et ‘bardés’, les assonances : sœurs/sillons; père/frère; béton/

bitume; hurlante/lune/commune. L’accent sur le procès de l’écriture et la capacité productrice du

langage participe d’un projet à la fois esthétique et anti-essentialiste qui, à travers la

problématisation du rapport entre les mots et les choses, entre le signifiant et le signifié,

problématise la fonction référentielle du langage et renvoie au caractère construit et textuel des

discours sur l’identité nationale, culturelle, collective/communautaire ou ethnique.

2.3 Zil ou l’île rêvée dans Pagli

À partir de Moi l’interdite, l’œuvre de Devi emprunte un virage qui confirme la rupture

avec une vision traditionnelle du roman-témoignage ou reflet fidèle de la société et l’amorce

d’un mouvement vers une écriture plus réflexive. Le passage de l’île réelle vers l’intérieur du

récit est souligné par l’auteure elle-même lors d’une entrevue accordée à Patrick Sultan : «en fin

de compte, je me suis éloignée, depuis Moi l’interdite, de cette préoccupation directe avec la

religion».163 Ce mouvement autoréflexif va se confirmer dans Pagli où, apparaît pour la

163 Sultan, «Ruptures et héritages, Entretien avec Ananda Devi». [En ligne], URL : http://orees.concordia.ca/archives/numero2/essai/Entretien7decembre.html.

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première fois, une référence explicite à la figure du narrateur-écrivain et une intention manifeste

d’attirer l’attention du lecteur sur l’œuvre elle-même et les conditions de sa production :

Là, parce que je n’ai plus personne et que les ombres m’entourent, je ne fais qu’écouter. Le vent, les oiseaux, le temps, la terre. L’écriture dense et dangereuse de ce livre. Je suis chargée de souvenirs qui ne sont pas les miens, alors que j’attends de vivre (PG, 29).

Ce mouvement vers la réflexivité par le biais d’un sujet-écrivant, conscient de sa pratique

scripturale – personnage écrivain, poète ou conteur – va se renforcer dans les romans ultérieurs,

notamment dans Ève de ses décombres où à la fin du roman, le personnage éponyme confie la

suite de l’histoire à un adolescent poète en herbe et passionné de Rimbaud «Quelle est la suite de

l’histoire? Sad, c'est ton boulot, ça, que de raconter»,164 et dans Indian Tango165, à travers

l’histoire d’une rencontre entre deux femmes, dont l’une écrivaine. Cette présence avérée du

personnage-écrivain dans les romans plus récents témoigne d’une préoccupation croissante pour

les questions liées au langage et marque une évolution au niveau du projet littéraire. Car, si nous

revenons aux romans du début, dont Le Voile de Draupadi, force est de constater que le

personnage de l’écrivain est inexistant sauf dans cette allusion timide à un éventuel projet

d’écriture : «je pourrais peut-être essayer quelque chose, n’importe quoi, […], ou écrire quelque

chose, on ne sait jamais, la vocation pourrait toujours venir, même tardivement, d’écrire ou de

peindre, et je me suffirais à moi-même» (VD,154-155). Pour André Belleau, le geste autoréflexif

est un geste conscient qui traduit une prise de position par rapport au discours littéraire et l’acte

de représenter : « le personnage-écrivain, quels que soient son ou ses rôles sur le plan des

événements, met en cause le récit comme discours littéraire : par lui, la littérature parle d’elle-

164 Devi, Ève de ses décombres, p. 153. 165 Ananda Devi, Indian Tango, Paris, Gallimard, 2007.

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même, le discours s’autoréfère».166 Plus loin, il ajoute «que le fait qu’un écrivain choisisse de

poser un personnage comme écrivain s’avère de soi et à son niveau signifiant; il y a là une forme

d’insistance réflexive qui n’est pas innocente ».167

Cette écriture de l’intériorité signifie-t-elle un retrait/refus du monde réel ou le recours à

un «procédé narcissique»168 qui clôt le texte sur lui-même, sur sa fonction ludique ou

esthétique? Pour faire la lumière sur la notion d’autoreprésentation, nous renvoyons à l’article

«L’autoreprésentation : formes et discours» où Janet Paterson nous rappelle

que «l’autoreprésentation se manifeste de la façon la plus visible au niveau de l’énonciation. La

mise en scène d’un personnage écrivain ou d’une figure auctoriale relève d’une si longue

tradition littéraire qu’il est aisé d’y voir un reflet de l’activité de la création artistique.»169

À la suite de Janet Paterson qui allie la réflexivité à une productivité signifiante, nous

souhaitons montrer à travers notre lecture de Pagli comment «l’autoreprésentation soustraite aux

contraintes du discours de la représentation»170 est plus apte à «crée(r) des structures fortes de

sens».171 Car, de manière paradoxale, le mouvement réflexif de l’écriture, en opérant un retour

sur soi, occasionne, par un mouvement inverse, un retour sur le monde : en se dévoilant et en

révélant son caractère d’artifice, il rompt l’illusion référentielle et invite à une réflexion critique

sur l’instrumentalisation ou la manipulation du langage par l’idéologie dominante pour

166 André Belleau, Le romancier fictif, Québec, Les Presses de l’Université du Québec, 1980, p. 23. 167 Ibid, p. 81. 168 Janet Paterson, «L’autoreprésentation : Formes et discours» in L’autoreprésentation, le texte et ses miroirs, Texte, 1, 1982, p. 188. 169 Ibid., p. 179. 170 Ibid., p. 189. 171 Ibid., p. 189.

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embrigader les esprits. Le texte qui se regarde, se montre du doigt, dénaturalise, voire

désautomatise, le lien entre le langage et la réalité que le discours quotidien ou réaliste cherche

justement à effacer en se faisant passer pour la réalité. En détournant le langage de sa fonction

référentielle, le retour sur soi invite à une réflexion critique sur le caractère arbitraire et

construit de la réalité. En quoi le regard sur soi est-il plus subversif que le regard sur le monde ou

«le miroir qu’on promène le long d’un chemin»? Et, dans le cas de Pagli, comment cette

écriture introvertie parvient-elle à réfléchir en son for intérieur cette «nature douloureuse avec

laquelle l’individu mauricien ne peut pas encore se réconcilier parce qu’elle est marquée du vide,

du manque et du trop-plein de l’histoire? »172

D’un côté, le vide d’une société désarticulée, désaccordée avec son espace-temps et de

l’autre, le trop-plein des discours identitaires, à la fois revendicateurs, réducteurs et exclusifs.

Mis en abyme dans le projet littéraire, est cet écart, cet abîme entre les deux qui, sans cesse

résiste et se refuse au langage. De cet abyme/abîme qui révèle les limites du langage mais permet

aussi d’entrevoir un au-delà du langage, Paterson souligne fort à propos :

si c’était justement l’écart, l’abîmé qui étaient signifiés par cette brisure? La mise en abyme, en quelque sorte récupérée, pourrait être signe du gouffre et de l’abîme, alors que l’enchâssement, les métaphores, les figurations et les jeux de langage signifieraient l’incomplétude – le douloureux en deça – qui les caractérisent.173

Dans le roman Pagli, cette impossibilité du dire, cet abîme de la représentation se révèle

et se découvre à travers une écriture du silence qui s’oppose au trop-plein du réel, à ses peurs, ses

hantises et ses certitudes, revendications ou affirmations identitaires. Dès l’entrée dans la

172 Magdelaine, «Le «désancrage» et la déréalisation de l’écriture chez trois écrivains mauriciens, Ananda Devi, Carl de Souza, Barlen Pyamootoo» in L’entredire francophone, p. 97-98. 173 Paterson, «L’autoreprésentation : Formes et discours», p. 190.

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diégèse, nous sommes plongés dans un monde marqué par l’absence, un monde qui semble se

dissoudre dans le «bleu des ombres». Une voix s’élève du silence de la nuit et, à l’image des

autres romans, il s’agit d’une voix sans visage et sans nom qui s’adresse à un ‘tu’ tout aussi

mystérieux et irréel :

Ce chant qui me vient du bleu des ombres, je ne sais si tu l’entendras. J’ai beau te chercher derrière mes paupières closes, […] Il y a trop de murs entre nous. […] Je rêve d’évasion., et d’un champ où je sèmerais des fleurs rouges. Je rêve de toi entre deux plis d’absence. Je me cache le visage pour qu’ils ne te voient pas en moi […]. Pour qu’ils n’arrachent pas le dernier souvenir de ta bouche et de tes mains. (PG, 13)

Par un processus accru de fictionnalisation, le texte se détourne de l’île réelle, de

l’intertexte tropical et insulaire pour se tourner vers l’univers onirique de l’île et sa folie «Zil et

Pagli». Enfermée dans une cage aux portes rouillées, la narratrice entreprend son projet de

réinvention de soi dans un état de conscience situé entre le délire et la folie. L’histoire de Pagli,

une affaire d’adultère digne d’un bon roman d’intrigues, devient le miroir inversé d’une

conscience close où le monde en perte de repères et de référent semble se dissoudre dans un jeu

complexe de transformations, de métamorphoses et de substitutions qui problématise les notions

de présence, d’identité ou d’essence (fondamentale). L’amant, privé de cette épaisseur vivante

qui caractérise le personnage romanesque traditionnel, semble se confondre en tous points avec

l’île à travers son prénom Zil. L’île/Zil rêvé/e par Pagli et qui lui a valu l’opprobre du village et

son surnom Pagli donne lieu à d’autres associations : «Zil et Pagli, l’île et sa folie, le bateau et

son océan» (PG, 106), brisant ainsi le lien rigide entre signifiant et signifié, entre langage et

identité.

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2.3.1 Zil ou la métaphore174 de l’île

Produit de l’imagination et figure métaphorique, Zil/l’île se transforme en objet d’amour

et objet du discours. Renversant les hiérarchies traditionnelles homme/femme, sujet/objet,

regardant/regardée, Pagli s’approprie le langage et signifie son refus d’être parlée. En

s’autorisant le droit à la narration, elle devient sujet du discours, sujet-héroïne de sa propre

histoire, capable et libre de se raconter, de se la raconter selon ses propres termes et non un

modèle imposé de l’extérieur. «[L]es récits ‘marchent’ devant les pratiques sociales pour leur

ouvrir un champ»,175 nous rappelle Michel de Certeau à propos de ces petites fables du

quotidien, nécessaires à la réparation du soi et à l’établissement d’un discours plus attentif à la

parole de l’Autre, plus conscient et respectueux de sa différence.

Le discours amoureux de Pagli, censé être un dialogue avec l’être aimé, est en réalité un

soliloque ou monologue intérieur où la figure de l’amant se confond avec l’île. Pas l’île

emprisonnée dans ses clivages et replis identitaires, mais l’île rêvée et désirée par Pagli : «la

vraie, point vert, point de magnificence, point d’interrogation, point de suspension nous pouvons

enfin y être nous» (PG, 154). Métaphore de l’hybridation, d’un rapport plus inclusif avec l’île et

sa diversité, le couple Zil/Pagli se constitue en un nous pluriel qui se construit avec et non contre

l’Autre. Un ‘nous’ tourné vers l’intériorité de l’île et non vers des ailleurs mythiques et illusoires.

174 Nous renvoyons ici au texte de Paul Ricœur, Creativity in Language, sur le pouvoir de la métaphore à transformer les réalités, à défaire les catégorisations habituelles et à générer de nouvelles formes et significations : «Metaphor not only shatters the previous structures of our language, but also the previous structures of what we call reality. When we ask whether metaphorical language reaches reality, we presuppose that we already know what reality is. […][T]he strategy of discourse implied in metaphorical language is neither to improve communication nor to insure univocity in argumentation, but to shatter and to increase our sense of reality by shattering and increasing our language. The strategy of metaphor is heuristic fiction for the sake of redescribing reality. With metaphor we experience the metamorphosis of both language and reality». «Creativity in Language, Word. Polysemy. Metaphor», in Philosophy Today, 17:2, 1973 (Summer), p. 111. 175 Michel de Certeau, L’invention du quotidien I, Paris, Gallimard, 1990, p. 185.

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Un ‘nous’ en accord avec le présent de l’île que l’auteure appelle de ses vœux dans son recueil

de poèmes Les chemins du long désir : «On croit venir d’ailleurs, on ne vient que d’ici […]

Ouvrez les yeux de votre présent car c’est là que vous êtes en cet instant ».176 Lorsqu’à la fin du

roman, Pagli donne la parole à Zil dans le chapitre intitulé Daya, elle le fait s’exprimer par le

biais d’une parole hybride où le je-narrant est à la fois un “je” double et un “nous” composite.

Devenu narrateur-relais, Zil emploie un discours qui répond en tout point au discours initial de

Pagli, en particulier le passage où elle raconte leur première rencontre. Les répliques ci-dessous

illustrent la fusion qui existe entre les deux amants, l’un apparaissant comme le prolongement ou

le miroir de l’autre. «Amerris» (PG, 38) et arrimés l’un à l’autre, ils forment un tout symbiotique

avec l’île.

Pagli : Ce que j’avais sur moi était un tissu grisâtre et souillé, un sari d’épouse mouillée (PG, 36) L’odeur de la mer est partout en toi et autour de toi. (P, 38) Je lève une main hésitante et je vais toucher le visage de Zil penché vers moi. (PG, 38) Tu as répété le mot (Daya) en le prononçant à la créole, et cela l’a transformé en un gazouillement de bébé (PG, 39) Zil : Ce nom (Daya) […] je le prononce comme un enfant le prononcerait, et il ressemble au gazouillis de notre fille (PG, 143). Je revenais de mon absence, rempli du chant de l’eau, des éclatements de bleu dans mes yeux, la peau chargée de soleil et de sel, les mains sentant le poisson (PG, 143). Tu t’étais enveloppée de gris. (PG, 143) Ta main levée vers mon visage en une caresse et une offrande (PG, 144).

L’île inscrite en palimpseste se reconstruit à travers la distance métaphorique et l’avenir

de l’île ne peut se concevoir sans ce ‘nous’ inclusif qui invite à voir l’Autre avec un regard neuf,

176 A. Devi citée par Magdelaine in «Le ‘désancrage’ et la déréalisation de l’écriture chez trois écrivains mauriciens, Ananda Devi, Carl de Souza, Barlen Pyamootoo», p. 74.

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«rempli du chant de l’eau [et] des éclatements de bleu dans [l]es yeux», à se libérer de la

nostalgie d’un passé glorieux et sans faille, et ce, à l’encontre des mofines qui demeurent

enfermées dans une conception figée de l’identité :

J’ai regardé ces images, ces visions qu’elles faisaient jaillir de la nuit pour mieux m’assujettir au passé, et je ne me suis reconnue nulle part. […] L’avenir qu’elles me montraient était un avenir fragmenté comme une vitre cassée. Mon île serait un miroir brisé. Chaque éclat ne refléterait qu’un morceau de son visage, et jamais l’image ne se rassemblerait. Mais dans le miroir de mes yeux fermés, il y avait nous. J’ai tourné la tête pour voir ce qu’il y avait derrière moi et si, à part ce demain d’éclats de verre, une autre voie m’était ouverte. Derrière moi il y avait un autre avenir. Des possibles devinés. Le chemin de terre était devenu un chemin de bitume et, au-delà des verdures, une lente lumière refaisait surface et éclairait sur le visage figé des gens un espoir nouveau. Sur ces visages ne se lisait aucune différence. Une fracture sur la route me séparait d’eux, mais il me suffisait d’un bond. Ou d’une main tendue. J’ai souri, parce que je savais que tout n’était pas perdu. (PG, 43-44)

2.4 Le processus de déréalisation dans La vie de Joséphin le fou

À la suite de Moi l’interdite et Pagli, l’univers diégétique dans les romans de Devi

devient de plus en plus fluide et semble se dissoudre dans l’irréalité d’un monde aux contours

indéfinis. Happé par cette ambiguïté constitutive, le personnage romanesque lui aussi ne se

reconnaît plus, ayant «peu à peu tout perdu».177 Ainsi le personnage éponyme de La vie de

Joséphin le fou semble dénué de toute matérialité sauf celle conférée par son prénom.

Personnage insaisissable et fuyant à l’image des anguilles, il est marqué par l’incomplétude des

phrases qui souligne l’effacement ou l’absence de référents identitaires stables : «elles ont vu

177 Nathalie Sarraute citée par Jean Thoraval dans Les nouveaux romanciers, Paris, Bordas, 1976, p. 113.

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mon, ma, mais c'est pas ma faute, elles savent ce que c’est qu’un homme» (60). En l’absence

d’un patronyme, c'est le prénom Joséphin qui fonctionne comme «champ d’aimantation»178 : la

sonorité du nom en créole favorise le passage de Zozéphin – à Zangui (anguille) qui évoque la

fluidité de l’eau, de la mer, du poisson ou de l’anguille glissant, se faufilant dans les interstices et

les brèches des rochers et des caves sous-marines. De même, le son ‘f’ dans Joséphin appelle

celui de fou/fouka et le ‘in’ à la fin rime avec le ‘ain’ dans vilain/Joséphin. Seul au monde, à

l’exception de cette mère dont il dit : «de toute manière, c’était pas une mère» (LVJF, 10), le

personnage qui semble appartenir à un autre monde nous rappelle son statut de paria rejeté aux

marges de la société : «personne, personne, jusqu’à mes deux petites, sucre d’orge sur ma

langue» (LVJF, 10) .

Entre rêve et hallucination, Joséphin érige son propre théâtre où il est à la fois acteur,

spectateur et témoin de la pièce qu’il est en train de jouer : « regarde donc, c’est pas supportable

à voir […] mais miracle, […], elle a trois ans». Il passe ensuite du tutoiement au vouvoiement

pour interpeller un interlocuteur non moins ambigu : «Vous raconter maintenant? Oui, peut-

être.» (LVJF, 15). «Vous imaginez un peu» (68). «C’est quoi, pensez-vous, les rêves de l’homme

anguille» (71). Les multiples renvois à l’acte de narrer «j’étais son livre d’histoires […] chaque

plaie lui racontait ses déboires» (21), «elle savait pas que ce que je racontais à présent» (22) sont

là pour nous rappeler le caractère construit de la narration. Une lecture attentive des deux

premiers chapitres nous révèle que le choix des verbes tels que «j’aimerais» (LVJF, 10), «je

préfère» (15), «j’ai préféré me disparaître» (23), «je comprenais pas» (16, 18), j’ai pas compris

(20), je voyais que… (19), j’ai pensé que … (19 : 2 fois) j’ai pensé … (20), des adjectifs «laids»

178 Roland Barthes, S/Z, Paris, Le Seuil, 1970, p. 74.

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(11), «affreux», «belles», «misérable» (23), et des noms «barbouillis», «ramassis» (23) n’est pas

innocent et qu’il sert à mettre en relief le caractère éminemment subjectif du discours. C'est un

discours marqué par l’approximation – présence de modalisateurs «comme si» ou «pareils

comme», de «peut-être» qui apparaît trois fois dans un même paragraphe – qui met en doute la

réalité de l’expérience :

j’ai des crocs des griffes des ongles pareils comme les pinces de crabes, (LVJF, 15) quand tu manges une anguille, c’est comme si tu devenais un peu comme elle, (LVJF, 24) elles me connaissent pas, seulement ma légende peut-être, […] peut-être qu’ils l’aiment pas, leur mère, peut-être qu’ils l’ont pas connue, (LVJF, 11)

Joséphin incarne la figure même du personnage suspect, voire de l’antipersonnage, dont

Robbe-Grillet nous dit qu’il est «le moins neutre, le moins impartial des hommes».179 La

fiabilité de son discours est sans cesse minée par ses propres propos ou ceux des autres

personnages dont la fiabilité se révèle tout aussi douteuse. Ses deux victimes, deux adolescentes

à peine sorties de l’enfance et paralysées par la peur, utilisent surtout le mot «vilain» pour décrire

le narrateur. Nous trouvons sur la même page cette affirmation de Solange répétée à deux

reprises : «il est tellement vilain» (LVJF, 63). Mais cette information, au lieu de nous éclairer, ne

fait qu’augmenter l’étrangeté et l’indétermination du personnage en raison de l’ambiguïté du

mot ‘vilain’ dans le contexte de l’œuvre. En effet, «vilain» n’a pas la même signification selon

qu’il est utilisé en français ou en créole : il signifie “méchant” en français mais garde en créole le

sens de laid, qui date du temps des colons. Par ailleurs, nous ne pouvons, non plus, nous fier au

regard de sa mère qui voit en lui «un gaga, un retardé» (LVJF, 35) puisque la mère elle-même ne

se reconnaît pas dans l’image que lui renvoie son miroir mais seulement dans les photos de

179 Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, Paris, Éd. de Minuit, 1963, p. 149.

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Marilyn Monroe. Les personnages autour de Joséphin semblent se dissoudre dans des identités

doubles (Solange/Marlène), s’identifient à des photos de magazine (la mère/Marilyn Monroe) ou

ressemblent à des morts-vivants : «elle était comme morte sous lui […]sa bouche était ouverte et

il lui faisait comme sur un cadavre» (LVJF, 82). Cet univers délétère et sans consistance nous

amène inévitablement à poser la question du narrateur crédible, digne de foi ou de confiance.

Quelles sont les marques de fiabilité ou de non-fiabilité dans le récit? Quelle est la fonction du

narrateur non fiable dans le roman? Nous renvoyons ici à l’ouvrage de Shlomith Rimmon-Kenan

Narrative Fiction qui, à la suite de Wayne Booth,180 établit les critères de différence entre

narrateur fiable et narrateur non-fiable :181

A reliable narrator is one whose rendering of the story and commentary on it the reader is supposed to take as an authoritative account of the fictional truth. An unreliable narrator, on the other hand, is one whose rendering of the story and/or commentary on it the reader has reasons to suspect.182

Toujours selon Rimmon-Kenan, les signes de non-fiabilité sont plus faciles à repérer et

comprennent le manque de connaissances, l’implication personnelle et le système de valeurs du

narrateur.183 L’absence de ces signes devrait indiquer au lecteur la présence d’un narrateur

fiable ou digne de confiance.

180 Wayne Booth, The Rhethoric of Fiction, University of Chicago Press, (1961), 1983 (2nd edition). 181 On trouve aussi dans la critique littéraire le terme narrateur indigne de confiance ou indigne de foi. 182 Shlomith Rimmon-Kenan, Narrative Fiction, Contemporary Poetics,,London/New York, Routledge, 2001 (1983), p. 100. 183 Ibid. : «The main sources of unreliability are the narrator’s limited knowledge, his personal involvement, and his problematic value-scheme. A young narrator would be a clear case of limited knowledge (and understanding) […]. An idiot-narrator would be another […]. However, adult and mentally normal narrators also quite often tell things they do not fully know».

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Les propos de sa mère – «elle disait que j’étais un gaga, un retardé» (LVJF, 35) –

l’opinion des villageois qui le considéraient comme le pêcheur fou ou le fou du village, semblent

confirmer le premier critère de non-fiabilité. Par ailleurs, la présence d’énoncés tels que «je sais

plus» (10), «Je sais pas comment expliquer» (13), «Je sais plus. Je connais pas la suite» (10) et

«Je sais encore pas» (39) corrobore la thèse du narrateur sans cesse en proie au doute et dont les

connaissances sont lacunaires ou déficientes. Brouillant les niveaux narratifs du rêve et de la

diégèse à la fin du roman, Joséphin sème le doute dans l’esprit du lecteur quant à l’acte, l’auteur,

et le moment du crime. Malgré la surprise exprimée par Joséphin à la vue des «corps désacrés,

massacrés» (LVJF, 86), «la mort est entrée ici, je sais pas comment, est entrée en elles dans leurs

cuisses écartées, dans tous leurs orifices, pendant que je dormais» (LVJF, 86), nous pouvons

seulement deviner ou déduire que le crime a eu lieu dans son sommeil alors qu’il était en train de

rêver à sa mère. En proie à une violence incontrôlable, il la tue, ou plutôt il les tue toutes les

trois, «pour pas voir ce vide ce vide ce vide de ma mère que j’ai jamais su remplir jamais pu

remplir» (LVJF, 82).

Ainsi, le lecteur ne peut déterminer avec certitude si un événement a véritablement eu

lieu ou s’il provient d’un rêve éveillé ou d’une imagination débordante. Ou si le narrateur

s’amuse à lui jouer des tours, comme il le fait avec les pêcheurs en coupant leurs lignes et en

crevant leurs casiers, ou avec les policiers : «parfois je joue avec eux, je reviens à la surface et je

deviens un rocher tout nu et tout noir» (LVJF, 12). Cette prédilection pour le jeu n’est pas sans

rappeler le ludisme de l’écriture184 qui, pour l’écrivain, est un espace de liberté hors des lois, des

184 L’image la plus évocatrice de cet aspect ludique de l’écriture est celle de la narratrice de Moi l’interdite jouant avec le feu : «La flamme était belle. […] Elle m’offrait ses couleurs, l’étrange lumière qui l’habitait. Je tendais la main vers elle pour mieux les absorber» (MI : 57-58).

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traditions et des idées ou des identités reçues. Les jeux avec le langage, les formes et les

structures brouillent les pistes de la représentation et de la transitivité et offrent ainsi un moyen

habile de déjouer la vigilance des censeurs et moralisateurs toujours prêts à faire feu de tout bois.

Face à un personnage qui recourt soit au jeu, soit à des mesures extrêmes, voire répréhensibles,

«par besoin d’amour» (LVJF, 41) ou parce qu’il considère qu’il a aussi «droit au bonheur»

(LVJF, 41) et se donne pour mission de sauver ses deux otages «de la lourdeur de la terre»

(LVJF, 59), le lecteur ne peut véritablement se prononcer sur l’identité du personnage. Entre

monstre et victime, entre réalité et irréalité, le personnage maintient sa part de mystère non

seulement par rapport au lecteur mais aussi par rapport à lui-même et à l’auteur.

Les trois critères proposés par Rimmon-Kenan – savoir limité, implication du sujet,

valeurs problématiques – sont bien présents dans notre roman et semblent confirmer la thèse du

narrateur non fiable. Quelles en sont les implications au niveau de la lecture et la compréhension

du récit? Iconoclaste, le narrateur non fiable déroute les attentes du lecteur qui doit délaisser son

rôle de lecteur passif ou de sujet souverain face au récit. Il se rend compte qu’il n’y a pas un sens

unique, inhérent et préexistant au texte et qu’en tant que lecteur il doit donner du sien et

participer à la construction du sens de l’œuvre. Dans Temps et Récit III, Ricœur défend le rôle

producteur et critique du narrateur suspect contre «la sévérité de Wayne Booth à l’égard du

narrateur équivoque»185. Selon Ricœur, la «vision trouble»186 du narrateur non digne de

185 Paul Ricoeur, Temps et récit III, Paris, Le Seuil, 1985, p. 237. 186 Ibid.

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confiance déroute le lecteur mais elle a aussi une fonction provocatrice et subversive : «un

lecteur désorienté […] n’est-il pas davantage appelé à réfléchir? ».187

Dans La vie de Joséphin le fou, les stratégies d’écriture, voire de désécriture ou de

déréalisation, suscitent en retour une vision «également trouble»188 chez le lecteur qui est amené

à questionner ses présupposés habituels et à interpréter le texte par rapport à ses silences, ses

non-dits, ses moments de rupture et ses incongruités. La contamination du récit par l’oral,

l’accent sur la fonction phatique et conative du discours, le brouillage des frontières – entre les

genres : roman, nouvelle, conte ou légende, entre les langues : français et créole – constituent

autant de pratiques de dérèglement qui brisent les automatismes de lecture fondés sur des

représentations stables et figées. Pour Ricœur :

Ce peut être la fonction de la littérature la plus corrosive de contribuer à faire apparaître un lecteur d’un nouveau genre, un lecteur lui-même soupçonneux, parce que la lecture cesse d’être un voyage confiant fait en compagnie d’un narrateur digne de confiance, mais devient un combat avec l’auteur impliqué, un combat qui le reconduit à lui-même.189

L’ouverture de nouvelles potentialités au niveau de la lecture et de l’interprétation du

récit déstabilise les schémas de pensée qui reposent sur le triomphe de l’Un ou d’un centre tout-

puissant – l’auteur, le narrateur ou le lecteur en tant que sujet souverain face au texte. Dans son

ouvrage intitulé Moments postmodernes dans le roman québécois, Paterson explique que la

présence du lecteur représentée dans le texte par la figure du narrataire inaugure «une

187 Ibid. 188 Ibid. 189 Ibid., p. 238.

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pragmatique de lectures individuelles et hétérogènes»190 qui «subvertit implicitement l’autorité

du narrateur […] [et] actualise au niveau même de l’énonciation la pluralité et l’ouverture du

sens».191

Le texte qui montre du doigt son aspect producteur et son artificialité renvoie par ailleurs

au caractère construit et contingent de tout discours ou écrit censé légitimer un savoir préalable

ou une vérité immuable et éternelle. Dans Le Même et l’Autre, Vincent Descombes cite Pierre

Klossowski pour nous rappeler que «le monde devient fable, le monde tel quel n’est que fable :

fable signifie quelque chose qui se raconte et qui n’existe que dans le récit; le monde est quelque

chose qui se raconte, un événement raconté et donc une interprétation ».192 Ainsi, par un retour

sur soi, sur son processus de production, l’écriture permet de rouvrir le texte sur le monde, en

rappelant au lecteur que le monde est lui aussi construit comme un texte, qu’il n’a pas un sens ou

une essence fixe et préexistant au langage. Dans Le degré zéro de l’écriture, Barthes se réfère à

la réflexivité comme d’une écriture qui dit : «Je m’avance en désignant mon masque du

doigt».193 Toutefois, Catherine Kerbrat-Orecchioni ne manque pas de nous rappeler que ce doigt

pointé vers le texte ne fait pas que dire : «attention, je suis littérature, je suis poésie». Pour

expliquer son point, elle renvoie à un article de Kenneth White intitulé «Le cortège de Roland

Barthes» : « Selon, un philosophe Zen, les mots (les signes) sont le doigt qui indique la lune. Or,

190 Janet Paterson, Moments postmodernes dans le roman québécois, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1993, p. 19. 191 Ibid. 192 Pierre Klossowski cité par Vincent Descombes in Le Même et l’Autre, Paris, Éd. de Minuit, 1979, p. 215. 193 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Le Seuil, 1953, p. 32.

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ce qui manque en sémiologie, c’est justement la lune : la sémiologie tourne, d’une manière

gourmande autour du doigt ».194

Ce chapitre, consacré au procès de l’écriture, a aussi voulu montrer ce doigt pointé vers le

monde, vers une critique plus large, voire une mise en procès de la société. Pour Devi, le travail

de l’écrivain, à l’instar de l’éthique de la déconstruction derridienne, se situe entre cette

impossibilité du dire, de la représentation et la responsabilité qui incombe à l’écrivain, à l’artiste

de dire cette impossibilité, cette absence et d’essayer de la rendre présente par l’écriture. Aussi le

travail de l’écrivain s’apparente-t-il au combat mené par Pagli, Joséphin ou la narratrice de Moi

l’interdite pour sortir du mutisme imposé par leur entourage. Pour tous ces interdits de parole195

– Joséphin le gaga (signifiant muet ou bègue en créole), Pagli qui ne peut plus parler après le

viol, la narratrice de Moi l’interdite qui a un trou à la place de la bouche – l’acte de narrer, de se

raconter, de se la raconter devient un acte d’appropriation contre la langue de bois, une manière

de combattre le feu par le feu et de se rapprocher de leur pouvoir d’action et de transformation.

194 Catherine Kerbrat-Orecchioni, «Le texte littéraire : non-référence, auto-référence ou référence fictionnelle?», in L’autoreprésentation, le texte et ses miroirs, Texte, 1, p. 33, l’auteur souligne. 195 Aussi, la narratrice de L’Arbre Fouet qui hérite du sobriquet Gungi, la Muette. Ananda Devi, L’arbre fouet, Paris, L’Harmattan, 1997.

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Chapitre 3

3 L’identité en procès

3.1 Des identités prescrites aux identités fluides

Pour faire suite à notre chapitre sur l’écriture en procès, nous posons que le passage du

référent au texte dans les romans de notre corpus entraîne non seulement une mise à mal de

l’illusion référentielle – l’évidence de la transparence du langage – mais propose aussi de

nouvelles manières d’envisager la question de l’identité. Difficile à cerner, la notion d’identité

est aujourd'hui l’un des termes les plus débattus et controversés en raison de son extrême

polysémie. Certains en viennent même à questionner sa pertinence et jugent son emploi

hasardeux ou malaisé.196 Dans son introduction à l’ouvrage Questions of Cultural Identity,

Stuart Hall reconnaît les difficultés rattachées à la notion d’identité mais considère qu’elle fait

partie de ces concepts qui ne sont plus bons à penser dans leur forme originaire et première mais

since they have not been superseded dialectically, and there are no other, entirely different concepts with which to replace them, there is nothing to do but to continue to think with them – albeit in their detotalized or deconstructed forms […] Identity is such a concept – […]; an idea which cannot be thought in the old way, but without which certain key questions cannot be thought at all.197

La notion d’identité est d’autant plus opératoire, voire incontournable, dans les pays

anciennement colonisés où les populations vivent souvent des situations de mal être ou de crise

196 Rogers Brubaker and Frederick Cooper, «Beyond ‘Identity’», in Theory and Society, 29, 2000, p. 1-47. 197 Stuart Hall, «Introduction : Who needs “Identity”?», in Questions of Cultural Identity, London, Sage, 1996, p. 2.

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identitaire entre perte de repères et identités réactionnelles. Aussi, l’une des caractéristiques

majeures des littératures postcoloniales est le primat accordé aux questionnements identitaires et,

dans le cas de la littérature mauricienne, la prévalence de l’ethnique sur le politique.198 Sortir la

littérature de cet enclos identitaire/ethnique qui accorde peu ou pas de place au travail de

l’écriture, à son rapport au monde et au langage, tel est l’enjeu – et le défi – que se propose de

relever l’écrivaine mauricienne, Ananda Devi, dans ses romans.

Dans ce chapitre consacré aux romans Le voile de Draupadi et Pagli, nous nous

proposons d’étudier le déploiement de cette écriture dans son projet de renouvellement d’une

notion qui, selon Stuart Hall, a donné lieu à une véritable explosion discursive ces dernières

années.199 De par son étymologie latine signifiant le même (idem et idem), le mot “identité”

implique l’existence d’une essence ou nature intrinsèque dont le propre est de demeurer

identique à elle-même en tout lieu et en tout temps. Profondément ancrée dans les esprits et les

mentalités, cette vision essentialiste de l’identité a fini par faire partie du sens commun car elle a

l’heur d’offrir une illusion d’unité, de stabilité et de sécurité face aux aléas et impondérables de

la vie courante. Mais le postulat d’une identité stable et unifiée peut aussi mener à l’enfermement

ou au repli identitaire – la dérive communaliste à Maurice – contre l’Autre, perçu comme une

menace pour l’intégrité et l’homogénéité du groupe. L’Autre dans les romans de Devi est

souvent (mais pas toujours) la femme qui refuse d’obéir au modèle prescrit par la famille ou la

communauté pour s’engager dans des voies interdites – divorce, adultère, amours ou amitiés

extra-communautaires.

198 Il convient de souligner que ‘politique’ n’est pas employée, ici, dans le sens d’allégeance à une idéologie, une faction ou un parti politique mais renvoie à l’ensemble des rapports sociaux qui structurent les représentations, les comportements et les imaginaires. 199 Hall, «Introduction : Who needs “Identity”?», p. 1.

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Afin d’illustrer la fluidité des parcours identitaires, nous procèderons d’abord à une

analyse des identités imposées pour réduire la femme au silence et à la soumission. Puis nous

entreprendrons une analyse des processus de décentrement menant à la prise de parole et de

position par le personnage féminin. Car, ainsi que nous le rappelle Tahar Ben Jelloun, dire ‘je’,

prendre la parole dans un milieu « qui ne veut pas l’entendre, nie son existence »,200 constitue

«déjà une prise de position dans une société qui la refuse à la femme».201 Toutefois il convient

de souligner ici que, malgré la prédominance d’une voix féminine dans l’ensemble de l’œuvre –

la narration dans trois des quatre romans de notre corpus est prise en charge par un sujet féminin

– il nous apparaît quelque peu réducteur de ramener les romans de Devi à une problématique de

genre ou de sexe.

L’enjeu nous semble se situer au-delà d’une quête d’identité féminine ou féministe, car

en donnant la parole à des voix réprimées, exclues ou étouffées, ces romans déstabilisent les

positionnements figés homme/femme mais aussi les binômes centre/marge, dominant/dominé,

colonisateur/colonisé présentés comme des vérités absolues et inévitables dans les sociétés

anciennement colonisées. Il serait bon de rappeler ici, à l’instar de Simone de Beauvoir, que

l’asymétrie homme/femme cristallise de manière exemplaire les rapports de force – coloniaux ou

autres – qui gouvernent le monde et informent l’ensemble des pratiques sociales. Quant à Paola

Tabet, elle qualifie le rapport hommes/femmes comme «le plus complexe, le plus solide et le

plus durable des rapports de classe de toute l’histoire humaine ».202 Par ailleurs, Edward Saïd a

200 Jean Déjeux, La littérature féminine de langue française au Maghreb, Paris, Karthala, 1994, p. 15. 201 Ibid. 202 Paola Tabet, La grande arnaque : sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 169.

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aussi souligné l’enchevêtrement des dichotomies binaires rattachées à la représentation ou plutôt

à la construction de l’idée de l’Orient par le pouvoir colonial. En tant qu’espace à conquérir et à

exploiter, l’Orient – l’Afrique ou tout espace colonisable – se voit doté de caractéristiques dites

féminines telles la passivité, l’irrationalité ou la lascivité. D’où le lien entre la femme et le

continent noir établi par Freud. Tout comme la femme représentée en creux face à la plénitude de

l’homme, le colonisateur européen doit poser l’Autre comme son absolu contraire, son envers

féminin afin de conforter sa supériorité mâle et justifier son pouvoir de domination. En tant

qu’Autre de l’Autre, lui-même dévalorisé, ‘féminisé’, par le regard du colonisateur, la femme

colonisée se voit ramenée au rôle de bouc émissaire contre le sentiment d’insécurité ou le

complexe d’infériorité de l’homme colonisé. Cette situation est décrite par Memmi comme une

«pyramide de tyranneaux»203 où chacun «cherche un échelon inférieur, par rapport auquel il

apparaît dominateur et relativement superbe ».204

3.2 Les identités imposées

Lorsque survient la maladie de l’enfant dans Le voile de Draupadi, c'est Anjali, la mère,

qui est naturellement désignée par son mari et sa belle-famille pour entreprendre le sacrifice de la

marche sur le feu. Dev, le mari, n’a que mépris et des paroles dures face aux réticences d’Anjali :

J’essaie encore une fois de faire appel à la raison : - Je t’en prie, ne recommençons pas cette discussion : Tu sais que c’est inutile, tu sais que je ne crois pas à ce marchandage avec les divinités : Tu ne peux pas exiger cela de moi.

203 Albert Memmi, Portrait du colonisé, Québec, L’Étincelle, 1972, p. 16. 204 Albert Memmi, L’homme dominé, Paris, Gallimard, 1968, p. 211.

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- Ce n’est pas un marchandage, c'est un don. Comprends-tu cela? C'est un don. - Son visage se ferme, se claquemure de toutes ses défenses contre moi. Armé de son mépris, il ajoute : - Une mère qui refuse de faire une offrande pour son fils n’est pas une mère. (VD, 24)

Les échanges entre Anjali et Dev révèlent un profond déséquilibre au niveau des rapports

homme/femme. Dev emploie un ton sentencieux et moralisateur pour émettre des opinions ou

convictions présentées comme des vérités absolues et sans appel. Selon sa définition – qui vaut

pour toutes les mères, en tout temps, en tout lieu et en toute situation – l’attitude d’Anjali n’est

pas digne d’une mère. Une ‘vraie’ mère doit placer les besoins et les intérêts de sa famille au-

dessus des siens et sa vie n’a aucune valeur en soi si elle n’est pas mise au service de sa famille.

Parce qu’elle hésite et conteste le bien-fondé du sacrifice imposé, Anjali se retrouve dans le

camp opposé/ennemi, celui des mères indignes qui mettent en péril le bonheur familial. Aussi,

Dev ne manque pas de le lui rappeler en émettant cette mise en garde :

Si l’enfant meurt, ce sera à cause de tes croyances à toi. Ce sera de ta faute, Anjali, à cause de ton refus du sacrifice. Si Wynn meurt, tu pourras aller te faire foutre ailleurs, je ne te garderai pas. (VD, 95).

Placée devant un dilemme impossible, la situation d’Anjali ressemble à celle de

nombreuses femmes dans les communautés diasporiques indiennes décrites par Brinda Mehta

dans son ouvrage intitulé Diasporic (Dis)locations :

Diasporic communities reconfigure themselves around issues of gender, whereby the community maintains its cultural identity through migrating notions of gender-role conformity. The diasporic women seem to be at a particular disadvantage because of their economic dependence on their husbands, their lack of contact with the outside world, their inscription within a Hindu maternal heritage of compliance and martyrdom, and the insecurities involved in being part of a diasporic community, in which women often become the scapegoats for

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men’s economic and social vulnerabilities.205 La notion de karma206 qui, en filigrane, structure les romans, nous semble ici

particulièrement utile parce qu’elle illustre le rapport trouble et ambivalent qu’entretient la

communauté avec ses origines perdues et la terre d’adoption. Il y a d’un côté :

l’idée d’exil et de malédiction originelle survenue en réponse à la transgression du départ dont la communauté s’est rendue coupable. Les exilés ont traversé les eaux noirs, les «kala pani» et ne cessent d’en être châtiés. Les références au karma impliquent l’idée que cet exil n’a pas pris fin et que la communauté n’a pas pu s’inscrire dans l’espace insulaire, mais vit l’éternel retour du malheur inaugural. Le temps semble s’être enrayé dans une éternisation sans passé ni avenir et le lieu est marqué par la non-coïncidence entre l’individu et l’espace.207

Mais d’un autre côté, il y a aussi la transformation de la notion de karma qui, au contact

des cultures et des religions en présence, s’est christianisé pour incorporer les concepts chrétiens

de péché et d’expiation et ainsi, renforcer le sentiment de perte occasionné par l’exil. Qu’elle soit

voulue ou non, la réinterprétation des mythes et concepts au contact d’autres cultures et religions

s’avère un processus inévitable qui témoigne de l’impossibilité d’un retour aux origines. Ce

sentiment de perte, de malédiction et de déracinement est ressenti avec une telle force par le

grand-père d’Anjali qu’il en est devenu presque fou, tourmenté par «des obsessions

incompréhensibles» (VD, 127), brutalisant son fils qu’il aimait par-dessus tout, ce fils «né dans

l’île, né de l’île» (VD, 47). «Il se punissait en se refusant cet amour, c’était le châtiment qu’il

205 Brinda J.Mehta, Diasporic (Dis)locations : Indo-Carribean Women Writers Negotiate the Kala Pani, Jamaica, University of the West Indies Press, 2004, p. 209. 206 Nous renvoyons ici au mémoire de DEA de Karen Ramsay qui, citant Thierry Guinot, nous offre une parmi les nombreuses définitions qui existent sur la notion de karma : «un principe de causalité (expliquant les événements de l’existence), un principe moral (permettant d’orienter cette existence), et la source potentielle de la libération (des liens du système essentiel cyclique)» p 83-84. Si l’on s’en tient strictement à l’énoncé de cette définition, la notion de karma ne renvoie pas nécessairement à un fatalisme implacable, une malédiction éternelle ou une absence totale de choix mais comprend une possibilité de rachat, de se prendre en charge pour sortir du cycle infernal. 207 Magdelaine, «De Sita … », p. 221.

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s’était réservé pour avoir abandonné le passé» (VD, 127). Et la mère d’Anjali de continuer à

propos de son père qui

est mort par le feu, ce feu invisible et intérieur de regret, de la nostalgie de la terre perdue, le feu du «Kala pani», l’eau noire qu’ils ont été forcés de traverser et qui a effacé derrière eux toutes les traces, rompu toutes les attaches, englouti leur mémoire d’une manière tellement définitive que l’exil est devenu leur patrie, pas cette terre, pas cette île, non, l’exil (VD, 127).

Grâce à son courage et sa détermination face aux propriétaires sucriers, cet homme à

moitié fou devint le guide, le soutien de la communauté qui le considérait comme «une sorte de

saint local, un visionnaire» (VD, 48). Cette vision de l’île et de l’exil transmise par ce

‘visionnaire’ à «ses frères du bateau» (VD, 48) a donc informé les modèles et codes de conduite

qui entretiennent l’illusion d’un lien indélébile avec la mère patrie et la culture d’origine. De

génération en génération, la communauté indo-mauricienne s’est mise à vivre dans un univers

sclérosé où les modèles identitaires sont maintenus dans un temps figé évoquant la nostalgie des

origines perdues. Aussi, dans le contexte et l’imaginaire de l’île, la notion de karma est souvent

confondue avec la fatalité d’un destin implacable, tel celui de naître fille ou de ne pas avoir de

fils.

Nous avons dans les deux romans de nombreux exemples où la femme doit se conformer

à un modèle identitaire imposé de l’extérieur, par la famille et/ou la communauté. Les deux

protagonistes, Anjali et Pagli, nous révèlent que le mariage est surtout une affaire de famille où

la jeune fille est perçue comme un objet d’échange.208 À propos de son mariage, Anjali raconte

la rencontre des deux familles, comment elles s’évaluaient et s’observaient mutuellement

208 Nous avons aussi dans Moi, l’interdite, un passage où la narratrice raconte comment «les partis se sont présentés pour mes sœurs. Ils sont venus de loin pour les voir. Pu get tifi. Voir. Non pas s’ouvrir le cœur, comme le disait grand-mère grenier, […]. Ils sont tombés d’accord en se voyant, en mangeant et en buvant – c’était là la limite de leurs rêves» (MI, 34).

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«énumérant mentalement les avantages du mariage, alors que Dev regardait avec ennui par la

fenêtre, perdu dans ses rêves de puissance, et moi, sans rêves, attelée à l’ordre des choses» (VD,

20).

La situation dans Pagli est quelque peu différente mais elle est aussi, sinon plus,

contraignante. Il s’agit d’un mariage explicitement arrangé, dès l’enfance, entre la narratrice et

un cousin bien plus âgé qu’elle : « J’ai été mariée à mon cousin. Il en a ainsi été décidé dès mon

enfance parce que cela arrangeait tout le monde» (PG, 51). Dès son entrée dans la puberté, Pagli

se voit dépouillée de son corps par sa famille – «le sort de la fille ne leur importait que lorsque le

premier saignement avait lieu» (PG, 28) – qui, littéralement, l’offre en pâture au cousin, libre de

fréquenter leur maison comme bon lui semble. «Lorsqu’il vient chez nous, il passe son temps à

me regarder sans rien dire. […] Il est un homme, et même si je suis jeune, on commence déjà à

nous marier» (PG, 52). Cet homme qui «croyait connaître les femmes, qu’elles étaient toutes

soumises aux règles des hommes, toutes pudiques et prêtes à être forcées» (PG, 78), voit en

Pagli, devenue adolescente, «un corps à convoiter» (PG, 52) et, pour s’assurer qu’elle demeure

sa propriété exclusive, il la viole à l’âge de treize ans. Ces deux romans illustrent le peu de cas

accordé au sort de la femme qui est appelée à se taire, à respecter la volonté de sa famille et

l’autorité masculine. Après le viol, Pagli est tenue par son agresseur à garder le silence sur ce qui

s’est passé : « Ce sera comme une promesse entre nous, un secret, un peu comme un mariage

avant l’heure » (PG, 52).

Dans Le voile de Draupadi, où Anjali est aussi violée par son mari, la femme est

considérée comme un être de peu, une créature dominée par ses émotions, ainsi qu’en témoigne

cet échange entre Dev et le docteur Pradhan :

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– Je lui ai donné dix milligrammes de Valium. Ramenez-la à la maison maintenant. – Elle est incapable de faire face au moindre problème. – Les femmes, vous savez, c'est comme ça. Elles capitulent lorsque l’on a le plus besoin d’elles. – Il faut la surveiller, constamment. Ce n’est pas un enfant malade que j’ai sur les bras. C’en est deux (VD, 95-96).

Ramenée à sa seule sexualité, sa fonction procréatrice ou sa valeur d’échange, le corps

féminin est soumis à des viols successifs. Outre le viol physique, le corps d’Anjali est soumis à

un viol spirituel par son mari et par sa belle-famille qui l’obligent à souscrire à leurs croyances,

plus proches de la superstition que de la foi religieuse.

Le viol est aussi symbolique lorsque le corps féminin est instrumentalisé à des fins

identitaires/ethniques qui en font un «étendard» (PG, 65) déterminant la frontière, voire le lieu

d’affrontement, entre le nous collectif et les autres, entre l’identité et l’altérité. Dans Pagli, la

narratrice raconte un épisode où deux hommes ivres se sont appropriés son histoire, son amour

pour Zil, pour raviver les vieilles rancunes et alimenter les rivalités interethniques. Ils se sont

emparés de son corps comme d’un objet qui leur appartient, ils l’ont humilié et avili pour en faire

la cible de leurs haines respectives :

Un soir, au sortir d’une buvette, deux hommes titubent et se heurtent. L’un d’eux tombe et sa tête va cogner contre une colonne […]. Sous le coup de sa colère, il prononce quelques mots. D’insulte. Mais pas d’insulte ordinaire. […]. Non. Des mots qui font mal, venant de la bouche de l’Autre. Une insulte qui parle de nous et qui nous réduit à rien du tout, comme si de nouveau on me violait et on te niait et on détruisait en nous le moindre espace de dignité. Quelques mots qui creusent un petit trou dans la tête de l’Autre. Et ce petit trou deviendra crevasse. L’étincelle a pris feu. (PG, 107-108, nous soulignons)

Les discours tenus sur la femme par des hommes appartenant à diverses sphères de la

société – médecin, avocat, hommes de la rue – enferment la femme dans une identité figée, une

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essence immuable et éternelle qui rassemble toutes les femmes en un tout homogène et unifié.

Dans Le Voile de Draupadi, le discours du docteur Pradhan, homme éminent et représentant

l’élite de la communauté indo-mauricienne est symptomatique du gouffre qui existe entre les

deux sexes. Ses répliques à Dev sont ponctuées d’affirmations généralisées ou lieux communs

qui, sous des dehors limpides et innocents, postulent l’existence d’un éternel féminin : «Les

femmes, vous savez, c'est comme ça. Elles capitulent lorsque l’on a le plus besoin d’elles» ou

«Les femmes sont à la fois profondes et superficielles, folles et terriblement rationnelles». (VD,

96). Proférées par un médecin, ces paroles ressemblent à des vérités établies sur la ‘nature’

féminine : trop fragile, mystérieuse, excessive, donc peu fiable. Mais les hommes ne sont pas les

seuls à tenir ces discours car les femmes, par leur passivité et leur soumission, y contribuent

aussi. Ainsi, dans les deux romans, les femmes se déplacent toujours en groupe et semblent

incapables de s’affirmer en tant que sujet autonome et singulier. Anjali se sent envahie par les

femmes de la famille de Dev, venues rendre visite à son fils malade : «une armée de femmes

s’abattit sur nous […] C’était la famille de Dev. Sa mère, ses sœurs, une poignée de belles-sœurs,

un troupeau de tantes […] Elles bourdonnaient de plus en plus lourdement […] Elles se

replièrent dans un ordre militaire» (VD, 91-94).

Dans Pagli, ce sont les mofines, les «gardes-chiourme» (PG, 41) ou «soldats de la

pureté» (PG, 41) qui s’abattent sur la narratrice pour tenter de la raisonner et la ramener au

troupeau. Qui et combien sont-elles au juste? Le roman ne nous livre aucun détail ou information

précise. Nous ne savons pas si ce sont les villageoises ou les belles-sœurs de Pagli, mais le titre

en créole «Bann mofinn» pour Les mofines (chapitre 6, p. 41) indique clairement qu’elles

forment un groupe homogène et indifférencié, «bann» en créole signifiant bande ou bloc

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homogène. Après son mariage, Pagli se retrouve dans «la maison de sucre glace»209 où plusieurs

femmes, appartenant à la famille de son mari, habitent sous le même toit. Jour après jour, les

femmes de la maison s’acharnent contre Pagli qui refuse d’être comme elles : «Des femmes

encastrées dans leur quotidien et leurs devoirs élèvent leur mur devant moi» (PG, 47). Dans les

deux romans, les femmes demeurent cantonnées dans l’espace intérieur du foyer où elles

reçoivent des rôles bien définis en tant que gardiennes de la pureté et génitrices chargées

d’assurer la continuité de la descendance mâle.

En tant que faire-valoir, la femme doit se taire et se soumettre à l’autorité de l’homme –

père, mari, fils ou prêtre. Aussi Anjali doit-elle accompagner son mari à des dîners d’affaires

même si cela ne l’intéresse pas. Elle doit suivre Dev, son mari, pour ou contre son gré et, tel «un

beau bibelot» (PG, 52), ne participe pas à la conversation des hommes mais s’entretient avec les

autres épouses toutes vêtues de leurs plus beaux atours et «[leurs] pierreries au cou et aux

poignets» (PG, 51). Car, comme le souligne Dev, «cela fait une meilleure impression si un

homme est accompagné de sa femme» (PG, 52) et surtout si la femme apparaît sous son meilleur

jour. La séparation entre les hommes et les femmes dans des espaces publics semble faire partie

des codes de la vie communautaire et elle apparaît très clairement lors des fêtes où «les femmes

s’affair[ent] autour de leurs énormes récipients d’étain» et les hommes «ameutés par le rhum» se

retrouvent entre eux pour échanger « des rires de gorge », s’amuser à proférer «des jurons épais

[et] des plaisanteries lubriques » (131).

209 Gato lamarye (le gâteau de mariage), le titre créole du chapitre intitulé Sucre glace est non seulement une traduction du français au créole mais aussi une synecdocque de l’hypocrisie et la facticité de ce mariage qui n’est qu’apparence, voire imposture enrobée de sucre glace.

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En prenant à cœur leur rôle de gardienne du foyer, de l’ordre moral et des valeurs

traditionnelles, les mofines, ainsi que l’armée de femmes dans Le voile de Draupadi, se rendent

complices de leur propre aliénation. Attribuant son statut secondaire et accessoire à un ordre à la

fois naturel et éthique, la femme devient une victime consentante et complice de sa propre

aliénation. Pour Simone de Beauvoir, il s’agit d’une ruse de l’oppression où l’opprimé, face à la

nature, n’ose pas se révolter : « L’esclave est soumis quand on a réussi à le mystifier de telle

sorte que sa situation ne lui semble pas imposée par des hommes mais immédiatement donnée

par la nature, par les dieux, par des puissances contre lesquelles la révolte n’a pas de sens ».210

Gayatri Spivak se réfère quant à elle au processus d’intériorisation, «internalized gendering

perceived as ethical choice»211 qui, pour les femmes à travers le monde, constitue un obstacle

majeur à leur émancipation. Pour comprendre la participation des femmes à leur propre

aliénation et à la reproduction de modèles figés et dévalorisants dans les romans de Devi, il faut

prendre en compte, outre la notion de karma, l’adhésion aux croyances ou dictons locaux venus

s’ajouter aux mœurs et coutumes des communautés en présence. Le dicton mauricien – «garçon

premier lot, tifi deuxième lot» – associe la naissance d’un enfant à une loterie et établit une

hiérarchie claire et nette entre les sexes dès la naissance. Ce dicton qui, aujourd'hui encore,

informe les mentalités et les mœurs locales, ne suscite aucun questionnement parce qu’elle est

acceptée comme une évidence naturelle appartenant à l’ordre des choses, ou plutôt, à l’ordre des

sexes. Cette situation est illustrée dans le roman Pagli – publié en 2001 – au moment de la

210 Beauvoir, Simone de, Pour une morale de l’ambiguïté, Paris, Gallimard, 1962, p. 123. 211 Gayatri Chakravorty Spivak, ‘Translator’s Preface’ Imaginary Maps: Three stories by Mahasweta Devi, New York, Routledge, 1995, p. xxviii.

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naissance de la narratrice.212 On peut voir dans le passage ci-dessous la rage et la douleur de la

mère à l’annonce du sexe du bébé car la naissance d’une fille équivaut pour elle à une punition

du ciel :

la douleur de ma mère avait été telle que son cœur s’était arrêté au moment même où son corps se délivrait de moi. Les femmes m’avaient laissée de côté sur le lit pour s’occuper d’elle. Elles l’avaient ramenée de force à la vie. Ses yeux se sont ouverts et son corps s’est mis à trembler de la rage d’avoir survécu (PG, 28).

Pour les deux narratrices, Anjali et Pagli, il s’agit de briser le cercle vicieux qui, de mère

en fille, enferme la femme dans une identification négative, l’associe au manque et à

l’invisibilité. Ainsi, l’acte de narrer à travers une voix singulière et distincte constitue en soi un

acte de résistance et de désobéissance face à loi du silence et l’esprit de troupeau.

Dans Le voile de Draupadi, la rupture avec les modèles et traditions caducs s’effectue à

travers un questionnement des textes sacrés et de l’interprétation qui en est faite par la

communauté. Anjali, dont le nom signifie prière, a compris que l’enfermement de la femme n’est

pas religieux mais humain. Considérée comme l’un des aspects les plus importants, sinon le plus

important, de la culture indo-mauricienne, la religion est un sujet qui relève presque du tabou car

elle touche à l’identité du groupe. Souvent la communauté n’établit pas de différence entre

culture et religion et toute forme de questionnement ou remise en cause de l’intertexte religieux

212 La situation n’est pas très différente dans Moi l’interdite où la narratrice raconte l’état d’expectative avant la naissance de l’enfant. Les femmes sont «excitées comme des poules prêtes à pondre, attendant et espérant la venue d’un garçon qui traînerait derrière lui sa mâle destinée» (MI, 29). Le recours à l’humour ainsi que l’image de la femme réduite à une fonction mécanique – «le ventre de la mère s’aplatit d’un coup. L’outre se dégonfle, se vide se dessèche tout de suite» (MI, 30) – contribue à renforcer le tragique et l’aliénation du sort de la femme. Plus loin, elle parle de la douleur inconsolable de sa grand-mère grenier lorsqu’elle perdit «une treizième étouffée au berceau (c’était il y a longtemps, on ne faisait plus cela à ma naissance, heureusement pour moi» (MI, 37).

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est perçue comme un acte d’irrévérence, similaire au blasphème.213 Il suffit d’ouvrir ici une

parenthèse sur le tollé occasionné par la publication du roman The Rape of Sita (décembre 1993)

de Lindsey Collen.214 Le roman fut interdit de vente en raison du titre «perçu comme

“blasphématoire”, comme “une atteinte à la sensibilité religieuse” de la communauté

hindoue».215 Malgré son statut de fiction, le roman est pris pour la vraie vie par ses détracteurs

qui ne font aucune distinction entre fiction et religion, entre mythe et réalité, entre la divinité Sita

et le personnage romanesque Sita, être de papier créé par l’auteur. Aussi, dans un tel contexte, où

les sensibilités religieuses et culturelles sont à fleur de peau, tout peut être interprété comme

«une tentative de déstabilisation du pouvoir hindou ».216

Il convient de rappeler que Le voile de Draupadi, publié la même année que The Rape of

Sita, fait aussi mention d’une divinité dans sa titrologie. Mais, contrairement au roman de L.

Collen, il parvient à échapper à l’œil vigilant des moralisateurs religieux. Quelle en est la raison?

L’hypothèse que nous formulons est la suivante : de par sa connaissance intime du milieu indo-

mauricien et sa formation d’anthropologue, Devi a développé une approche qui lui permet de

manier avec subtilité et fluidité les signes, symboles et emblèmes représentationnels de la

213 Devi explique dans l’interview « L’écriture est le monde, elle est le chemin et le but » : «Il y a ce qu’on appelle une «grande tradition» sanskrite, qui est une tradition écrite, et une «petite tradition» dans la culture indienne. Cette dernière est étroitement liée aux traditions religieuses et aux coutumes qui sont transmises oralement de génération en génération, ce qui fait que pour les descendants d’immigrants indiens, il n’est pas toujours aisé de faire la différence entre culture et religion ». 214 Le nombre d’articles (51 en un mois) qui a suivi le lancement du roman est à lui seul significatif du scandale causé par le titre The Rape of Sita. Parmi les protestataires, le Président de la République, le Président du Hindu Council et le Premier Ministre qui, apparemment n’a vu que la couverture du livre et a conclu que le roman constituait “un outrage à la moralité publique et religieuse. ” Vicram Ramharai, «La réception de The Rape of Sita de L.Collen. Une lecture de la presse écrite (déc. 1993 – jan. 1994)», in Revue de littérature mauricienne, nos. 2-3, Maurice, Éditions AMEF, 1995, p. 4, l’auteur souligne. 215 Ramharai, «La réception de The Rape of Sita de L.Collen», p. 4, l’auteur souligne. 216 Ibid., p. 18.

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communauté indo-mauricienne. À travers des jeux de miroir, de dédoublement, de voilement et

de dévoilement, d’intertextualité implicite, Le voile de Draupadi et Pagli introduisent le doute et

l’ambivalence dans la référence aux rituels et aux textes sacrés. À la fois subtils et implicites, les

renvois à l’intertexte religieux, ou l’interprétation qui en est faite, brouillent les pistes de lecture

et empêchent d’établir avec certitude les liens entre le texte fondateur, la fiction, le mythe,

l’épopée et la réalité. Ces procédés de brouillage et d’hybridation visent non seulement à

détourner l’œil de la censure, mais servent aussi à attirer l’attention sur la fluidité des frontières

et des catégories identitaires afin de susciter une remise en cause et une dissolution de la notion

même d’identité. Si Anjali consent au sacrifice de la marche sur le feu, c'est pour mieux en

souligner l’inanité et si Pagli semble se soumettre aux rites sacrés du mariage, c'est pour mieux

en révéler l’imposture et l’hypocrisie. À travers une relecture des mythes et rites sacrés, ces deux

romans appellent à une réflexion sur l’emprise de la religion, ou pour être plus exacte, de la

religiosité dans la vie de tous les jours, ses effets sur la communauté et les identités imposées à

ses membres et en particulier aux femmes.

3.3 Les identités fluides - Entre voilement et dévoilement

Dans Le voile de Draupadi, nous avons dès l’annonce du titre une indication du rapport

ambigu entre la fiction et le mythe de Draupadi. Tout au long du roman, le lecteur demeure dans

l’incertitude quant à la fonction du voile et la présence de la divinité dans le texte. Car de quel

voile s’agit-il au juste? Du voile mensonger qui recouvre les valeurs et préceptes patriarco-

religieux institués par les pères, les prêtres ou les maris? Ou celui qui fit croire à Anjali qu’elle

avait épousé un «Dieu solaire» (VD, 9)? Renvoie-t-il plutôt au Mahâbhârata et au «sari sans fin

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de Draupadi» (VD, 172)? Ou au voile translucide de la déesse «qui recouvre les braises» (168) et

«protège les marcheurs de la brûlure» (VD, 150)? Maniant avec brio l’art de la suggestion et du

détour, la narratrice nous laisse dans l’incertitude et à aucun moment du récit ne nous fournit une

réponse claire et définitive.

Un même flou ontologique entoure le rôle et la fonction de la déesse dans l’économie du

roman. Qui des deux figures féminines, Anjali ou Vasanti, serait la plus évocatrice de la déesse?

Au premier abord, c'est Anjali dont le prénom signifie prière qui semble la plus proche de

Draupadi puisqu’elle entreprend la traversée du feu dans l’espoir de sauver son fils de la

maladie.217 À l’image de Draupadi devenue épouse polyandre sur ordre de sa belle-mère et

ensuite mise en jeu et cédée par l’un de ses cinq maris aux cousins ennemis, Anjali est misée,

envoyée comme victime sacrificielle sur le bûcher par son mari et sa belle-famille.

Ce sacrifice, Anjali l’entreprend contre son gré car elle le considère comme un

marchandage avec les Dieux. Toutefois nous aurons l’occasion de voir dans la suite de ce travail

qu’Anjali n’est pas que soumission et passivité. Elle est dans ce sens similaire à la déesse qui n’a

pas qu’un seul visage, qu’une seule identité fixe et prédéfinie, celle de l’épouse parfaite et

consentante qui se soumet à la volonté de ses cinq époux et se résigne à n’être qu’un pion sur

l’échiquier familial. Car Draupadi est aussi celle dont le désir de vengeance est si violent qu’elle

217 Suite à un tournoi où Arjuna, l’un des frères Pandava, obtient la main de Draupadi, «[l]orsque les frères ramènent Draupadî à leur mère, celle-ci sans lever la tête, leur enjoint de partager l’aumône qu’ils ont reçue. C'est cette parole imprudemment lancée qui condamne Draupadî à la polyandrie : elle doit être équitablement partagée entre les cinq frères. Il s’agit toutefois de canaliser le caractère totalement scandaleux d’une polyandrie inédite. Chacun des frères sera son époux durant un an et aucun des autres frères ne devra pénétrer dans la chambre conjugale sous peine d’être banni pendant douze ans. De la sorte, Draupadî redevient en quelque sorte vierge après chaque mariage. Selon les variantes, elle traverse d’ailleurs un feu purificateur qui lui permet de retrouver sa chasteté. «Préambule : L’Histoire de Draupadi selon le Mahâbhârata de Vyasa», in Draupadi, Tissages et Textures, sous la dir. de Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, Ille sur Têt, Éditions K’A, 2008, p. 32.

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jure «de ne se coiffer qu’avec le peigne sculpté du fémur de Duryodhana»218 et de garder ses

cheveux déliés jusqu’à ce qu’elle puisse les laver dans le sang de Duryodhana ou de Dushasana.

Dans son article intitulé «La sexualité de Draupadi et son culte populaire», K. Madavane soutient

que

Draupadî est une femme beaucoup trop riche, beaucoup trop complexe pour être traitée en une seule question ou en une seule réponse. Elle symbolise, en effet, paradoxalement, plusieurs émotions aussi diverses que la peur, l’adoration, l’attirance, l’admiration, la haine, etc. Son énigme se déroule sans cesse comme son interminable sari que Dushâshâna, le frère de Duryodhana, se fatigue à lui arracher pour la dénuder.219

À la première lecture, c'est le personnage de Vasanti qui semble le mieux illustrer le

versant rebelle et vindicatif de la déesse. Un des traits marquants et récurrents qui rapproche

Vasanti de Draupadi est sa chevelure déliée, «ses cheveux épars qui tombaient jusqu’à terre,

s’emmêlant à l’herbe sale» (VD, 73). Les cheveux dénoués de Vasanti sont une manifestation de

sa sensualité, de son exaltation et de son hybris (du grec hubris signifiant excès ou démesure)

tout comme la longue chevelure défaite de Draupadi est une indication de la sexualité agressive

de la déesse et de son pouvoir de destruction. Citant Alf Hiltebeitel, K. Madavane nous donne un

aperçu du symbolisme rattaché à la chevelure féminine :

Les cheveux de Draupadî sont en désordre à cause de sa menstruation. Le Mahâbhârata s’inspire ici d’une coutume bien connue qui interdit aux femmes de se peigner pendant leur menstruation. La chevelure ne peut être peignée et attachée qu’après le bain rituel qui met fin à la période d’impureté de la femme.220

218 K. Madavane, «La sexualité de Draupadi et son culte populaire : De la menstruation de Kali au Mounadi de Panchali», in Draupadi, Tissages et Textures, sous la dir. de Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, Ille sur Têt, Éditions K’A, 2008, p. 65. 219 Ibid., p. 57-58. 220 Ibid., p. 64, l’auteur souligne.

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Vasanti apparaît dans les rêves et les souvenirs d’Anjali avec «une longue chevelure

noire, dansante comme une algue» (VD, 33), avec «des cheveux qui étaient des créatures

tentaculaires» (VD, 43) ou «perchée sur une branche, le visage pâle et crispé, les cheveux

torsadés autour de son cou comme des serpents» (VD, 137). Plongée dans la zone d’ombre et

établissant «un pacte avec l’inconnu» ou une force occulte, «[Vasanti] était immobile […]. Ses

cheveux ne bougeaient pas, ne reflétaient nulle lumière. Ils étaient une masse opaque et riche, un

labyrinthe où l’on devait se perdre à jamais, pris dans les réseaux enrubannés» (VD, 74). Au plus

fort de la maladie de son fils, après qu’elle ait accepté d’entreprendre la marche sur le feu, Anjali

est hypnotisée par la vision de Vasanti, «les cheveux […] déferlant leurs vagues de lune» (VD,

136).

Jouant de/sur la dualité identitaire qui caractérise l’héroïne du Mahâbhârata – à la fois

vierge et épouse polyandre, à la fois victime et assoiffée de vengeance – le roman procède à une

réinterprétation du mythe. Le jeu de miroirs qui, de Vasanti à Anjali, explore les multiples

facettes de la figure mythologique, permet de souligner la richesse et la complexité identitaire

des personnages féminins dans ces deux romans. À travers l’enchevêtrement de ces trois figures

féminines, le roman cherche non seulement à attirer l’attention sur la pluralité identitaire de la

déesse et de ses personnages féminins mais aussi à susciter un questionnement sur le statut

(statisme?) identitaire de la femme indo-mauricienne, contrainte par le destin à s’effacer devant

la volonté du père, du mari ou du fils. Même si Vasanti et Anjali semblent chacune incarner un

versant de la personnalité de la déesse, la distinction entre ces deux personnages apparemment

antinomiques demeure floue et instable. C'est Anjali, l’épouse discrète et silencieuse qui

scandalise les invités au dîner offert par Faisal, le trafiquant de drogue qui est à la fois le client et

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le ‘protecteur’ de son mari. Indignée par les avances de Faisal et les propos futiles échangés

durant le repas, elle quitte la table avant la fin du repas en lançant à la compagnie :

J’en ai assez de ce dîner, c'est tout. Et de singer la civilisation occidentale comme de bons petits colonisés que nous sommes. […] Et qu’est-ce que vous avez à pavoiser comme ça? […] Vous ne voyez pas que nous sommes des singes? (VD, 55).

La ligne de partage entre les deux cousines est sans cesse déjouée lorsque le texte nous

montre une Anjali apparemment soumise à la volonté de sa belle-famille, prête à admettre

qu’elle a «toujours tout accepté […] sans lutte sans révolte sans rébellion» (VD, 100) mais qui,

dans sa soumission, porte en elle les germes d’une révolte insidieuse, peut-être plus efficace que

celle de Vasanti. Si elle accepte de s’offrir en sacrifice c'est pour mieux en détourner les voies,

pour mieux illustrer l’inanité du rite. S’appropriant les codifications du rite (jeûne, abstinence

sexuelle), elle exploite le lien ambivalent qui existe entre sacrifiant et sacrifié pour les retourner

contre ceux-là mêmes qui lui ont imposé ce sacrifice : son corps maigre et décharné n’a plus

aucune utilité ni pour son mari, ni pour la communauté puisqu’elle se refuse à tout projet de

maternité future : «mon ventre est plat et vide et je ne veux ni nourriture ni d’autre enfant» (VD,

158).

Par un retournement ironique, c’est le mari, celui qui l’avait violée dans son corps et au

plus profond de son être, qui est transformé en victime. En tant que celui qui l’envoie au bûcher,

il ne peut que respecter sa détermination à suivre à la lettre, et même au-delà, les us et coutumes,

dont le jeûne et l’abstinence sexuelle, qui accompagnent le rituel. Ce lien ambivalent entre

sacrifiant et sacrifié est souligné par Charles Malamoud dans Cuire le monde. Rite et pensée dans

l’Inde ancienne :

Peut-on dire cependant que la vengeance est absente du sacrifice? Les projections du sacrifiant l’y introduisent sans cesse. […] les projections simples […] peuvent

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être rendues par la formule que voici : j’ai peur de la victime que je viens d’immoler, car je lui ai fait du mal, et certainement elle veut se venger.221

Par ailleurs, Vasanti nous est présentée comme plus prompte à la révolte qu’à la

soumission : celle qui s’insurge contre l’exploitation des laboureurs sur les champs de canne

«travailler, toujours travailler, comme des bêtes de somme! Mieux vaux mourir que vivre comme

cela!» (VD, 45), qui dit à sa cousine : «Je serai peut-être femme de laboureur, mais toi, Anjali, tu

seras une éternelle malheureuse. Tu seras l’esclave des hommes» (VD, 46). Celle qui fabrique de

toutes pièces l’objet de son amour : «c’était Vasanti qui pensait ce nom sans le prononcer, c’était

elle qui le créait et le jetait aux loups, qui en faisait un rite et une incantation» (VD, 75). Elle «ne

connaissait pas la peur» (VD, 88), voulait expérimenter d’autres formes de rituels, explorer

d’autres univers et horizons, quitte à s’engager dans «la zone d’ombre» (VD, 75).

Vasanti est aussi celle qui, emportée par son hybris, son exaltation, organise sa propre

partie de dés. Défiant les dieux : «Que le feu me brûle si je ne dis pas la vérité et si la divinité ne

me protège pas. Si le terrible pouvoir du Saint ne m’habite pas» (VD, 155), bravant les villageois

qui la traitent de sorcière ou de possédée : «vous allez voir à présent de quoi je suis capable!»

(VD, 138), elle met en scène sa propre ordalie. Ce pari lancé à la face du monde, il est aussi et

surtout adressé à Anjali qui, emportée par «une inconsciente jalousie» (VD, 90), avait prévenu sa

cousine «peu importe ce que tu feras, Shyam ne t’aimera jamais de cette façon-là. Il ne sera

jamais à toi » (VD, 89). Mais par une étrange ironie, Vasanti voulait aussi demeurer fidèle à

l’idéal féminin de la pativrata ou de la sati qui s’immole, se brûle, se consume –

métaphoriquement et littéralement – par amour pour l’homme de sa vie alors que l’objet de son

221 Charles Malamoud, Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris, La Découverte, 1989, p. 204.

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amour, Shyam, demeure imperméable à cette passion incandescente qu’il considère plutôt

comme une folie passagère due à l’adolescence.

Vers la fin du roman, c'est Anjali qui résume le mieux le paradoxe, le mystère entourant

ce personnage marqué par la complexité et l’ambivalence : «elle prétendait suivre la voie de ces

femmes ailées, plus qu’humaines, qu’avaient été Sita et Draupadi. Oubliant qu’elles étaient des

mythes, amplifiées hors de toute mesure par l’insatiable soif de grandeur des hommes» (VD,

139).

Le brouillage des frontières entre l’épouse modèle (la pativrata) et la femme rebelle

constitue l’un des principaux éléments de tension et de structuration du Voile de Draupadi où les

dédoublements, échos et correspondances à la fois internes et externes, soulignent la fluidité

identitaire de la figure mythologique et des deux protagonistes féminines dans le roman. Même

s’il n’est pas toujours aisé de repérer avec certitude les références à la déesse, le lien intertextuel

avec le récit épique est bel et bien présent, ne serait-ce que par l’évocation du nom de Draupadi

dans le titre du roman. Qu’ils soient conscients ou inconscients, directs ou indirects, les indices

ou allusions qui semblent renvoyer à l’épopée ne font qu’illustrer les possibilités de

réinterprétation du mythe ainsi que les processus d’hybridation à l’œuvre dans des situations de

contact culturel, religieux, linguistique ou autres.

Outre la porosité des frontières entre des identités féminines apparemment opposées, le

roman opère aussi un renversement des rôles masculin/féminin, de l’opposition binaire sexe

fort/sexe faible. Face à ces femmes hors-normes, hors du commun, les hommes font piètre

figure. À l’image des Pandavas dans l’épopée indienne, les personnages masculins sont marqués

par la médiocrité et la lâcheté. Comme Draupadi qui, lors de la partie de dés est trahie, vendue

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par son mari, Anjali essaie de se défendre contre les avances humiliantes de Faisal : «Je cherche

Dev du regard, espérant qu’il viendra à mon aide, mais je n’existe plus pour Dev […] Et Dev, en

ce moment, se fait acheter par quelqu'un qui voudrait protéger ses innombrables façades et ses

démarches illégales, et se laisse manipuler paisiblement avec son faible sourire d’orgueil» (VD,

53-54). Pour Valérie Magdelaine, «ce repas ne peut qu’être rapproché de la scène du jeu de dés

durant lequel Draupadi se trouve réifiée et humiliée ».222

De même Shyam, le destinataire du sacrifice de Vasanti assiste impuissant, littéralement

paralysé, à l’embrasement du corps de Vasanti par les flammes : «Shyam regarda la masse

d’hommes attroupés autour de Vasanti, les yeux fous de Vasanti, les flambeaux allumés dans la

main de Vasanti, et il demeura immobile» (VD, 139).

Les héroïnes féminines dans Le voile de Draupadi et Pagli – Vasanti, Pagli, Mitsy et

même Anjali – constituent une menace pour l’ordre masculin et la hiérarchie binaire masculin-

féminin parce qu’elles osent questionner les lois qui obligent les femmes à se taire, à s’effacer en

public, à n’être «qu’un beau bibelot» (VD, 52), selon les mots mêmes d’Anjali. Ainsi, après la

sortie d’Anjali contre Faisal et ses invités, Dev, blessé et humilié dans sa dignité d’homme par le

comportement rebelle et insoumis de sa femme, n’hésite pas à recourir au viol pour la punir. Cet

acte d’agression est d’autant plus lâche et méprisable qu’il est commis dans le secret et l’intimité

du foyer familial alors qu’Anjali, terrassée par la maladie de son fils, est à son plus vulnérable. Il

témoigne en fait d’un profond sentiment d’insécurité qui, dans la société de référence, est en

222 Magdelaine, «De Sita …», p. 179.

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désaccord avec le rôle du mari censé être le plus fort et le pilier du couple et de la famille.223

Souvenons-nous de l’attitude condescendante et paternaliste de Dev envers Anjali au début du

roman où, s’adressant à elle comme à une enfant déraisonnable ou désobéissante, «il commence

toujours ses phrases par «écoute Anjali» (VD, 27), ou de ses paroles au docteur Pradhan : «Il faut

la surveiller, constamment. Ce n’est pas un enfant malade que j’ai sur les bras. C’en est deux»

(VD, 96).

3.4 Les identités fluides - De la soumission à la révolte

Ce renversement des rôles se poursuit dans Pagli où la narratrice, violée, elle aussi, dans

l’intimité de sa maison par celui qui deviendra son futur mari, passe du silence, de l’obscurité à

la révolte et au désir de vengeance.

J’ai grandi seule, parlant seulement à la tatouée de la frayeur que j’entrevoyais en moi, et puis ne parlant plus du tout, à partir du moment où, à treize ans, j’ai rencontré l’obscurité (PG, 29).

Le jour de son mariage, Pagli, «habillée de rouge et d’or» prononce ce serment de

désobéissance «j’aurai toujours le courage de dire non» (PG, 75) qui marque le début de sa

transformation. Non à celui qui a piétiné les parties de son corps «sans la moindre compassion»

alors qu’elle n’était qu’une enfant vulnérable (PG, 67). Non à l’utilisation de son corps comme

étendard ou réceptacle, comme frontière entre les communautés. Non aux pratiques, aux

223 Il est intéressant de noter qu’en créole mauricien, le mot ‘mari’ est devenu une sorte de superlatif du superlatif et qu’il fait aujourd'hui partie du vocabulaire mauricien où il sert à rendre plus fort le sens du mot qui suit. Par exemple, «‘mari’ bon» en créole mauricien signifie ‘très, très’ bon ou ‘excellent’. Il figure d’ailleurs dans le glossaire créole-français du roman Histoire d’Ashok d’Amal Sewtohul où l’on retrouve à la page 221 : «Mari : extrêmement».

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traditions religieuses et socio-culturelles qui maintiennent la femme dans un étau

d’asservissement. Une mariée hors du commun qui refuse d’être «comme tant d’autres, une fille

sans refus et sans volonté» (PG, 73). Une mariée qui voit rouge et ose désacraliser les rites du

mariage tout comme son corps fut désacralisé par celui qui allait devenir son mari : «derrière le

voile rouge à moitié transparent, je regardais le monde comme à travers une buée de sang, et

c’était bien ainsi, car je n’avais plus rien d’humain. J’étais un monstre qui attendait de pouvoir se

repaître de l’homme à ses côtés» (PG, 74). À l’image de Vasanti qui organise sa propre ordalie,

Pagli édicte ses contre-vœux de mariage, initiant un processus subversif de re-signification qui

dé-range l’ordre assigné par la prière sanscrite. À la place du serment d’obéissance et de

soumission envers le mari, Pagli reformule la prière selon ses propres termes :

Mo priye pu mo pa swiv simen fam, simen mama, sime belmer. Pu mo pa vinn enn mofinn ki nek anvi tuy lespwar dimunn. Mo priye pu ki zenfan ki pu ne dan mo vant enn zenfan lamur, pa laenn. Je ne rejoindrai pas le chemin tracé de femme d’épouse de mère de belle-mère. Je ne deviendrai pas une mofine qui n’a plus qu’un seul but : détruire les espoirs des autres. Aucun enfant ne naîtra de mon ventre qui n’y aura été mis par amour (PG, 75).

L’absence de ponctuation – de la prière en créole : «Pu mo pa vinn enn mofinn ki nek

anvi tuy lespwar dimunn» au français : «Je ne rejoindrai pas le chemin tracé de femme d’épouse

de mère de belle-mère» – sert à souligner la voie infrangible, le droit chemin déjà tracé que la

femme traditionnelle est appelée à suivre sans réfléchir et sans poser de questions. La contre-

prière de Pagli est d’autant plus subversive qu’elle est prononcée en créole :

L’utilisation du créole dans ce contexte est pour moi vraiment très transgressif par rapport à la mentalité mauricienne. Prendre une prière en sanscrit et la déformer en créole avec un langage qui est parfois assez viscéral, c'est une rupture intense entre ces deux langues, ces deux cultures qui coexistent à Maurice. […], à Maurice on hésite encore à entrer dans cet état de confrontation critique entre les

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différentes cultures et tout cela est lié au discours de la prise de parole des subalternes, à la façon dont ils peuvent s’exprimer et, surtout, se faire écouter.224

Même le feu, élément indispensable du rituel censé consacrer l’union entre les époux, est

détourné de son sens symbolique et de sa fonction traditionnelle pour devenir un des actants de la

vengeance de Pagli : «le feu qui me demandait mes serments a reçu la promesse de ma

vengeance» (PG, 74). Pagli a compris que le rituel en lui-même n’a aucun sens originel, aucune

essence fixe ou naturelle mais qu’il acquiert un pouvoir performatif à travers la répétition servile.

Elle décide donc de subvertir l’image traditionnelle de la jeune mariée amoureuse et innocente :

lors du repas de mariage organisé par les parents de la mariée, Pagli s’en prend directement à son

mari en lui disant qu’elle avait peut-être empoisonné son repas, «[p]our rien, juste pour le plaisir

de le voir souffrir» (PG, 76).

Le rire moqueur de Pagli la nuit de ses noces trouble le silence de la maison et engendre

un sentiment de peur et d’inquiétude chez son mari, soucieux de préserver les apparences face

aux autres occupants de la maison :

je sais ce rire déployé résonne dans toute la maison et que les gens l’entendent et sont un instant immobilisés, figés, pris par une gêne profonde, une jeune épouse ne rit pas comme ça le soir de ses noces, sans honte et sans pudeur, que va penser son mari, que vont penser les autres hommes présents dans la maison, déjà ma menace pèse sur la maison. Et lui aussi, malgré sa déconvenue pense : Que va dire ma mère, c'est leur seul critère à eux tous, ce que vont penser les autres (PG, 78).

Dans ce roman, l’intertexualité avec le récit fondateur, le Mahâbhârata, se laisse surtout

deviner ou plutôt déchiffrer, à travers la mise en scène d’une protagoniste dont la force de

caractère et le désir de vengeance ne sont pas sans rappeler le caractère vindicatif et contestataire

224 Alessandro Corio, «Entretien avec Ananda Devi», in La littérature mauricienne de langue française, Francofonia, 48, (Primavera 2005), Bologna, Olschki Editore, 2005, p. 153, l’auteur souligne.

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de Draupadi. Face à son mari, la main levée et prêt à lui taper dessus, Pagli a recours à la forme

interrogative pour défier son ennemi :

Il voudrait me frapper, me dire sa haine, mais elle est molle comme lui et sa main tremble […]. Tu as peur du noir, maintenant? Je lui demande à travers les barreaux. Et le noir dans mon ventre, tu l’as bien vu? Et le noir dans ma tête? Et le noir de mon sang menstruel? (PG, 66).

Nous pouvons établir ici un rapprochement entre l’attitude défiante de Pagli et la colère

de la déesse qui, sans ambages, pose des questions auxquelles l’ennemi ne peut répondre.225 K.

Madavane nous rappelle que «la colère et le désir de vengeance sont au maximum chez Draupadi

quand elle est en pleine menstruation ».226

La menstruation de Draupadî accentue l’agressivité de sa sexualité. D’autre part, Draupadî représente le symbole parfait de la peur de l’homme devant les mystères qui entourent la femme, tels que la menstruation, la procréation, etc. Cette peur va provoquer curieusement tout un répertoire sur les pouvoirs surnaturels (voire maléfiques) de la femme. 227

3.5 L’identité en question - Le fil rouge de la fiction

Inextricablement liée au parcours narratif de Pagli, la couleur rouge évoquée par le sang

menstruel est aussi l’un des motifs structurant l’histoire de Draupadi. Il suffit de rappeler le

rouge du feu sacrificiel dont est née la déesse, le feu purificateur auquel elle se soumet, le sang

225 Draupadi est furieuse après la partie de dès où elle est mise en jeu et perdue. Elle conteste la décision prise à son sujet et pose une question cruciale : «qui son mari a-t-il joué d’abord, lui ou elle? Puisqu’il s’était lui-même perdu et était devenu esclave, il n’avait plus aucun droit la jouer». Magdelaine, «Introduction : Marches de Draupadi», in Draupadi, Tissages et Textures, p. 33. 226 K. Madavane, «La sexualité de Draupadi et son culte populaire …», p. 65. 227 Ibid., p. 47.

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de ses menstrues ainsi que celui de ses ennemis. Dans Pagli, la symbolique du rouge est inscrite

dès l’incipit du roman situé dans le village de Terre-Rouge. Pour Pagli, le rouge de ce lieu

annonce la couleur de son destin écrit «en lettres de sang» (PG, 29). Un destin qui s’apparente à

ce lieu lourd d’histoires où «ce rouge, dit la terre, vient de tous ces sacrifices impardonnés» (PG,

29). Une terre gorgée du sang mêlé des esclaves et des travailleurs engagés, tous victimes d’un

même système d’exploitation et de déshumanisation «et tant que les gens n’auront pas compris et

accepté cette histoire, tant qu’ils croiront que ces souffrances les séparent au lieu de les

rassembler […], la lave continuera de bouillonner et de rugir» (PG, 29).

Parce qu’il évoque le sang, le feu, le fer, le rouge est associé à toute une gamme de

sentiments et d’émotions – l’amour, la passion, la chaleur mais aussi la violence, la guerre,

l’interdit et surtout la folie. Élément essentiel à la dynamique du texte, la symbolique du rouge

établit entre la déesse mythologique et les personnages féminins des deux romans un lien à la

fois implicite et explicite. De l’héroïne épique aux destins croisés d’Anjali, de Vasanti ou de

Pagli, l’écriture, telle un fil rouge, dessine une trajectoire féminine de plus en plus orientée vers

la contestation et la remise en cause des discours sacrificiels qui enferment la femme dans une

situation d’asservissement continu. Pour la narratrice de Pagli, il s’agit de déchirer le voile de

mensonges et d’hypocrisies qui transforme le sort de la femme en un karma à expier, une

malédiction à exorciser. À l’encontre d’Anjali plus encline à la conciliation, au sacrifice, la

narratrice de Pagli annonce la couleur d’entrée de jeu. Rouge. Comme la folie dont on l’accuse,

comme sa colère accumulée pendant toutes ces années. Rouge comme la robe de Mitsy.

En effet, la rencontre avec Mitsy constitue une étape décisive dans le processus de

transformation de Pagli. Cette rencontre a lieu le jour même de son mariage où, fascinée par

l’apparition d’une jeune femme en robe rouge, la mariée oublie ses atours de cérémonie qu’elle

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laisse traîner dans l’eau boueuse. Interpellée par la voix particulière, «légèrement ébréchée» (PG,

17) de la jeune femme, par son insolence face aux quolibets des badauds, la mariée est comme

hypnotisée : «j’ai continué à regarder la femme jusqu’à ce qu’elle me renvoie mon regard. Il

fallait que je l’attache à moi, même par le lien fragile de ce premier regard» (PG, 17). Pour Pagli,

ce premier regard marque le début d’une amitié honnie et réprouvée par le village et sa

communauté. Car Mitsy, la prostituée créole, est «celle dont on se moque, celle qu’on utilise,

celle qu’on use» (PG, 100), celle auprès de qui «les maris viennent chercher leur jouissance»

(PG, 101) mais celle qu’on ignore dans la rue et les endroits publics, celle qui est bannie des

fêtes et des rassemblements au village. En se liant d’amitié avec Mitsy, Pagli transgresse les

codes communautaires et moraux qui établissent des barrières rigides entre la communauté indo-

mauricienne et la communauté créole mais aussi entre les femmes rangées et les autres, celles

qui, comme Mitsy, «avec son tumulte et ses rires» (PG, 47), sa maison aux vitres «si sales

qu’elles sont devenues opaques» (PG, 19), ne rentrent pas dans les rangs.

L’amitié entre Pagli et Mitsy met en évidence la porosité des frontières entre les

communautés, entre le propre et l’impropre présentés comme des catégories fixes, naturelles et

irréconciliables. Pagli raconte un épisode où elle a accueilli une mendiante qui, tous les après-

midis, s’asseyait par terre, devant la porte d’entrée :

Je l’ai fait entrer dans la maison.

[…]

Je lui ai servi à manger et à boire dans la meilleure vaisselle de la maison. Je lui ai servi du whisky dans le verre du chef de famille. (PG, 24) [L]es femmes sont revenues avec des gants de caoutchouc, du détergent et des bâtonnets d’encens. Elles ont jeté tout ce qu’elle avait touché aux ordures, nettoyé le reste, parfumé et purifié les lieux. À la fin, il ne restait plus aucune pollution de la pauvre femme affamée, plus aucune trace de son passage ici. La maison avait repris son apparence glacée. […] elles se sont tournées vers moi. Leur regard était

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aussi corrosif que la Javel qu’elles avaient répandue partout. […] Je n’étais plus seulement différente. J’étais devenue dangereuse (PG, 25-26).

Pagli, Mitsy ou la mendiante sont considérées comme des brebis galeuses qui risquent de

contaminer le reste du troupeau. Mais les mofines ont besoin des Mitsy ou Pagli pour établir la

frontière entre les pures et les impures et ainsi, valider/valoriser leur rôle d’épouse vertueuse et

conforme au modèle prescrit par la communauté. D’où la nécessité de marquer Pagli du stigmate

de la folie : «elles sont venues me voir avec leur fer rougi à blanc» (PG, 41-42) et d’avilir

l’image et la réputation de Mitsy. Judith Butler nous rappelle dans son ouvrage Bodies That

Matter qu’il n’y a pas de réelle frontière, ni de séparation tranchée, entre le propre et l’impropre,

entre le dedans et le dehors, entre le sujet et l’abject :

[The] exclusionary matrix by which subjects are formed […] requires the simultaneous production of a domain of abject beings, […] [a] site of dreaded identification against which – and by virtue of which – the domain of the subject will circumscribe its own claim to autonomy and to life. In this sense, then, the subject is constituted through the force of exclusion and abjection, one which produces a constitutive outside to the subject, an abjected outside, which is, after all, “inside” the subject as its own founding repudiation.228

Tous au village, les hommes comme les femmes, n’avaient-ils pas les mains entachées du

sang de Mitsy coulant «en longs flots crus» (PG, 96), le sang des avortements qui racontent la

honte du village, des crispations sexuelles ainsi que l’hypocrisie des appels à la pureté? Mitsy,

baignant dans son sang, évoque en une seule image les stéréotypes féminins de la mère et de la

prostituée. Démontrant un courage exemplaire, Mitsy est celle qui n’a pas peur d’aller jusqu’au

bout de ses actes et de ses convictions : «Ce n’est pas la peine de chercher qui que ce soit, sage-

femme ou médecin, m’a-t-elle dit durement» (PG, 96). Pagli explique que tout ce que fait Mitsy

228 Judith Butler, Bodies That Matter – On the Discursive Limits of “Sex”, London/New York, Routledge, 1993, p. 3.

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«elle le fait par amour. Rien d’autre n’a de sens» (PG, 97). C’est donc par le recours à une prose

poétique que le récit parvient à dépasser l’horreur et la violence du geste meurtrier, transformé

ici en acte d’amour, de libération et de solidarité :

une femme qui assume son crime, son sacrifice, sa honte, sa fierté. Tuer par amour, aimer jusqu’à tuer. Ce corps qui est en moi mais qui n’est pas à moi, qui est un autre, qui sera un étranger, que puis-je lui donner d’autre que cette ultime liberté? Tu ne connaîtras pas ma cage, ni mes tortionnaires (PG, 97).

Cet épisode permet d’illustrer la complexité du personnage de Mitsy réduite à sa fonction

de prostituée par les habitants du village. Si Mitsy accepte de souffrir en silence, c’est pour

effacer les preuves de l’infidélité des hommes et éviter les commérages et les médisances dans

«ces lieux clos (où) tout se sait» (PG, 99). Par son geste, elle cherche à sauver les femmes du

village de la honte et de l’humiliation. C’est donc un lien de sang qui existe entre Mitsy et les

gens du village, un lien indélébile qui atteste de l’hypocrisie des discours sur la pureté et la

chasteté féminine. Même si elle s’adonne à la prostitution, Mitsy est aussi celle qui,

contrairement aux mofines devenues des «soldats de la pureté» (PG, 41), se donne entièrement à

l’amour :

Mitsy ne met sa robe rouge que quand son mari l’îlois, qui travaille sur un thonier et ne revient qu’une fois par mois, va rentrer. L’amour entre ces deux-là sent le fer et la suie. Même si d’autres hommes profitent des autres robes – vertes, bleues, jaunes, à fleurs […], quand elle met sa robe rouge, ce n’est que pour son mari […] lorsque son mari Licien est là, ils enferment la maison et Mitsy et Licien ne sortent plus et personne n’entre plus. C’est ainsi (PG,17-19).

À travers la rencontre avec Mitsy, Pagli comprend que le corps féminin n’est pas que

douleur ou sacrifice mais qu’il est aussi désir – d’aimer et d’être aimé librement, sans restriction

de classe, de caste ou d’ethnie.

La douleur nous alourdit et nous voile. Elle est notre devenir. […] Jusqu’à ce que nous finissions par oublier que, seul, l’amour nous insoumise (PG, 113).

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La porosité des frontières entre les catégories supposées naturelles et immuables est

clairement démontrée lors de l’épisode où la main de Mitsy sur le corps de Pagli «s’est mise à

voguer sur mon corps, rigoureuse et sans but particulier, seulement très féminine. […] mais au

bout d’un moment ce toucher sur ma peau s’est mis à ressembler à celui d’un homme» (PG, 21).

L’amour de Pagli et Mitsy pour des pêcheurs, des hommes libres et sans attaches, signifie leur

refus de réprimer leur sexualité et de souscrire au modèle féminin prescrit par la communauté. Il

s’agit, selon Brinda Mehta, d’un modèle féminin auquel s’accrochent les communautés

diasporiques du subcontinent indien afin de préserver un sentiment de sécurité et de continuité

face au traumatisme de l’exil et du déracinement :

Women, as the protectors of cultural integrity, are awarded the dubious distinction of assuring group identity through a certain gender-role immobilization in time and space characterized by what I term the pathology of Hindu maternity and by its prescriptions for the transmission of a particularly disenfranchising maternal heritage to the daughter.229

Dans ces deux romans, le lien qui unit les femmes n’est pas de l’ordre de l’essence ou de

l’immutabilité, mais du langage, du signifiant. Le rouge est le signifiant fluide, qui d’un roman à

l’autre, marque les destins de femmes. Ce qui est mis en évidence par le travail de l’écriture est

le fil rouge de la fiction, le lien textuel qui souligne le statut de fiction de la narration. Le recours

à une fictionnalisation accrue signifie un désir de renouvellement par rapport au langage, à la

littérature et aux conventions réalistes. Les protagonistes dans ces deux romans ne cherchent pas

à découvrir ou à révéler une essence féminine ou une identité indo-mauricienne plus vraie ou

plus authentique mais visent à dénoncer le statut de fiction des identités prescrites et présentées

229 Mehta, Diasporic (Dis)locations, p. 211.

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comme des essences naturelles. L’essence censée contenir l’identité de la femme, de toutes les

femmes réunies en une catégorie fixe et homogène, se révèle être une illusion. Une fiction créée

de toutes pièces par les hommes pour assujettir la femme à un modèle caduc, pour la façonner

selon une image figée, celle de la pativrata, que les travailleurs indiens ont emportée avec eux

au-delà des eaux noires de la malédiction du Kala Pani, et que la communauté veut garder intacte

à travers les générations.

Car comment parler d’essence ou d’identité entre les femmes alors qu’elles sont elles-

mêmes leurs pires ennemies. Les liens d’amitié ou de sympathie entre les femmes semblent

presque inexistants dans les deux romans. La relation entre les femmes de la communauté est

peinte de façon très négative : Anjali raconte comment les femmes du village, «les femmes

enchaînées, les femmes prisonnières, jalousaient Vasanti» (VD, 88). Dans la maison où elle

habite après le mariage, Pagli entend «les palabres et les rumeurs» (PG, 23) dans la cuisine

extérieure où les femmes «se rencontrent, partagent le rituel quotidien de la médisance, ruinent et

détruisent d’un mot, avec un mince sourire.» (PG, 24). Les rumeurs à propos de Pagli, celle qui

a commis «l’entrave, la transgression» (PG, 106) ultime, à propos de Mitsy et ses avortements,

se multiplient et font le tour du village. Mitsy dénonce l’attitude des femmes qui, par leurs

médisances, créent des divisions entre les femmes et ajoutent de l’eau au moulin du patriarcat.

«C’est auprès de moi que les maris viennent chercher leur jouissance, a-t-elle grondé. Et puis

elles me vomissent dessus!» (PG, 101).

Mais l’aspect le plus frappant est, nous semble-t-il, l’absence d’affinité, d’affection filiale

entre les mères et les filles. Pour les mères, seule compte la naissance d’un fils qui représente une

forme de vengeance contre le destin, contre ce karma de soumission qui, dès la naissance,

assujettit la fille à la volonté du père pour ensuite la livrer au pouvoir dominateur du mari. Le

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mariage du fils représente pour la mère le moment tant attendu où elle pourra enfin exercer son

pouvoir et son autorité sur une autre : telle une mécanique bien huilée, ce sera au tour de la belle-

fille de se soumettre au bon vouloir de sa belle-mère. La femme qui n’a pas pu donner de fils à

son mari et à sa belle-famille se sent diminuée, coupable et c'est cette culpabilité transmise de

mère en fille qui mine la relation entre les mères et les filles. Sinon, comment expliquer la

distance entre la mère et la fille dans Le voile de Draupadi alors que la mère manifeste une

vénération sans borne pour son fils Shyam? Anjali raconte comment sa mère a vécu pour ce fils

unique, comment elle «s’est entièrement dévouée à Shyam. Ce fils aîné, ce fils unique, elle a

vécu pour lui, bâti son gigantesque château de sable sur les dons qu’elle a entrevus en lui ou

qu’elle s’est persuadée avoir vus» (PG, 60). Éprouvée par la maladie de son fils, Anjali n’arrive

pas à se confier ou à chercher le réconfort nécessaire auprès de sa mère : «je voudrais lui dire,

j’ai besoin de toi, mais je ne le peux pas» (PG, 64). Ou comment expliquer l’insensibilité de la

mère de Pagli à la naissance de sa fille?230 En fait, ce qui semble relier ces femmes entre elles,

outre la passion de la médisance, est «leur «tikka» rouge au front et au milieu de la raie comme

une traînée de sang qui les asservit au mariage» (VD, 78), une ligne rouge tracée par la main des

hommes,231 semblable au fil rouge de la fiction.

Par leur révolte et leur refus des modèles prescrits, Anjali et Pagli participent au

questionnement et à la dissolution de la notion même d’identité telle qu’elle est comprise et

entendue dans la société décrite par les romans. Si elles osent transgresser les codes familiaux et

communautaires, c'est parce qu’elles ont compris que les lignes, les barrières et les murs entre les

230 L’attitude de la mère dans Moi l’interdite est encore plus monstrueuse : elle refuse de nourrir sa fille et essaie à plusieurs reprises de se débarrasser d’elle. 231 Dans Moi l’interdite, la narratrice raconte comment, à treize ans, sa grand-mère fut «achetée à bas prix, pour un trait rouge au milieu de la raie» (MI, 26-27).

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communautés et les identités ne sont pas immuables mais des fictions construites par les

hommes. En effet, c'est avec des hommes et des femmes qui n’appartiennent pas à leur

communauté que Pagli et Anjali vont tisser des liens d’amour et d’amitié : Pagli avec Zil et

Mitsy qui appartiennent à l’autre camp, celui des créoles, et Anjali avec Fatma, son amie

musulmane. Par ailleurs, c'est Matante Sec, une guérisseuse créole, qui encourage Anjali à

poursuivre son combat : « Soyez fidèle à vous-même. Ne vous laissez pas déchirer. Pensez au

roc, à la montagne, et essayez de devenir comme eux. Les choses se brisent contre eux, mais ne

les brisent pas, eux. Restez debout, toujours» (VD, 70). Le divorce d’Anjali avec sa famille et sa

communauté ainsi que la mort de Pagli à la fin peuvent aussi être interprétés comme un refus de

participer à l’équation binaire – en tant que pôle négatif ou faire-valoir – dans les

fictions/affirmations identitaires qui dressent des barrières entre les femmes, entre les hommes et

les femmes et entre les communautés. La prise de parole à partir d’un tiers espace liminal – un

point de vue marginalisé ou décentré – vise à déstabiliser les positions figées et à envisager

l’identité comme un processus mouvant, fluide et dynamique et non une essence insoluble, située

hors temps et hors histoire.

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Chapitre 4

4 L’identité en question

4.1 Voix/voies hybrides dans Moi l’interdite et La vie de Joséphin le fou

Le désir de s’éloigner d’une conception figée de l’identité se confirme dans Moi,

l’interdite et La vie de Joséphin le fou où la narration est prise en charge par un narrateur qui, en

raison de sa différence par rapport à un modèle normatif perçu comme naturellement et

physiquement supérieur,232 est frappé, dès la naissance, du sceau de l’altérité. Si le stigmate

renvoie à une marque physique, le bec-de-lièvre, dans Moi, l’interdite, il est surtout le fait d’une

naissance indésirable dans La vie de Joséphin le fou. Dans le premier roman, la différence de

l’enfant est interprétée par le père comme une «malédiction descendue sur nous» (MI,16) alors

que la naissance de Joséphin, le personnage éponyme de La vie de Joséphin le fou, est perçue par

la mère comme la fin de tous ses rêves et la marque d’un échec, d’une vie ratée «finie foutue à

cause de toi quinze ans tellement de rêves tellement jolie» (LVJF, 25). Parce qu’elle renvoie à la

notion de faute, de punition ou de châtiment, la présence de l’enfant différent est vécue comme

une menace, «une chose malsaine» (MI, 31) à éliminer ou à écarter. Il convient de rappeler ici, à

la suite de Julia Kristeva, que ce qui rend abject ou malsain «n’est […] pas l’absence de propreté

232 Rosemarie Garland Thomson, Extraordinary Bodies : Figuring Physical Disability in American Culture and Literature, New York: Columbia University Press, 1997, p. 19: «Many parallels exist between the social meanings attributed to female bodies and those assigned to disabled bodies. Both the female and the disabled body are cast as deviant and inferior; both are excluded from full participation in public as well as economic life; both are defined in opposition to a norm that is assumed to possess natural physical superiority», notre traduction.

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[…] mais ce qui perturbe une identité, un système, un ordre».233 À la fois étrange et familier,

l’Autre est comme un miroir brisé234 qui détruit l’illusion d’une identité stable et renvoie

l’individu qui se pense ‘normal’ à sa propre altérité et à ses incertitudes identitaires. Le

comportement de la famille envers le handicap de l’enfant et la maladie de la grand-mère sont

ainsi décrits par la narratrice de Moi, l’interdite :

[Nous étions] ces deux choses sans mesure qui les emplissaient de malaise. Je voyais bien à leur regard que nous n’aurions pas dû être là. Nous leur rappelions sans cesse qui ils étaient. (MI, 36)

Rêvant d’ordre et de pureté, la société postcoloniale décrite dans Moi, l’interdite et La vie

de Joséphin le fou ressent l’a-normalité de l’Autre comme une plaie vive, un rappel constant de

ses peurs et insécurités. L’Autre, à l’image de la Mouna (la guenon) ou de la grand-mère infirme,

dans Moi l’interdite, est un secret honteux qu’il faut dissimuler, cacher du regard extérieur pour

maintenir les apparences235 :

Mon seul recours était celui de disparaître et de me rendre invisible De partout, j’entendais leurs voix qui venaient se briser contre mon attente : «Enfermez la Mouna, mes amis viennent dîner ce soir. Écartez-là, on ne veut pas voir son visage de malchance avant de sortir. Dégage de là, je vais allumer ma lampe de prière. (MI, 12-13)

Dans La vie de Joséphin le fou, la mère s’adressant à son fils, couché en chien de fusil

dans un coin oublié de la maison, lui dit : «même si je te lave et je t’habille bien, j’aurai trop

honte de toi» (LVJF, 27).

233 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur – Essai sur l’abjection, Paris, Le Seuil (Tel Quel), 1980, p. 12. 234 La métaphore du miroir brisé ou troué est présente dans tous les romans du corpus: le «miroir brisé» (p. 113) ou «déformant» (p. 41) dans Le voile de Draupadi, le «miroir vide» (p. 15) dans Moi l’interdite, le «miroir brisé» (p. 43) dans Pagli, le miroir ‘brisé’ de la mère de Joséphin qui lui renvoie la photo de «Marlyn Moro». 235 Souvenons-nous du slogan No problem in Mauritius (voir Introduction, p. 2 ).

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Ainsi, dans les deux romans, le comportement de la famille immédiate nous révèle que ce

qui compte n’est pas le bien-être de l’enfant mais le sens ou la cause à attribuer à sa naissance.

L’enfant différent est abandonné, ostracisé, dès sa naissance, comme s’il était responsable de sa

situation. La question qui nous intéresse donc est : comment le personnage vit-il et ressent-il son

statut d’altérité? Nous verrons au cours de ce chapitre que, loin de se comporter en victime

consentante, le personnage décide de se prendre en main en se livrant à un important travail de

questionnement sur son enfance et son vécu personnel. Ce regard introspectif sur les souvenirs

de son enfance lui permet de se repositionner et de se réinventer face à un passé douloureux.

Nous assistons dans ces deux romans à la mise en histoire, voire la mise en fiction, des souvenirs

d’enfance en vue de proposer une autre version de la réalité ou plutôt de ce qui est présenté et

tenu pour vrai.

Enjeu de stratégies d’écriture à la fois complexes et subtiles, le processus de

remémoration devient une forme de résistance contre l’enfermement et la stigmatisation

identitaire. En adoptant une perspective poétique et spirituelle plus proche de la sensibilité

enfantine, le sujet narrateur signifie son refus d’intégrer le monde des adultes, d’être réduit à une

identité unique – la monstruosité du bec de lièvre dans Moi l’interdite ou le mutisme/gagaïsme

de Joséphin. Dans son ouvrage intitulé Identity and Violence, Amartya Sen nous met en garde

contre la banalisation de la violence aiguillonnée par l’illusion d’une identité unique et

définitive :

Many of the conflicts and barbarities in the world are sustained through the illusion of a unique and choiceless identity. The art of constructing hatred takes the form of invoking the magic power of some allegedly predominant identity that drowns other affiliations and in a conveniently bellicose form can also overpower

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any human sympathy or natural kindness that we may normally have. The result can be homespun elemental violence, or globally artful violence and terrorism.236

Malgré l’absence de précision sur l’âge du personnage narrateur dans les deux romans,

tout porte à croire qu’il s’agit de narrateurs adultes – l’histoire d’amour et la grossesse

réelles/imaginées de la narratrice dans Moi l’interdite et des indications telles que «c’est comme

ça que je suis devenu un homme» (LVJF, 53), «un grand homme tout nu» (LVJF, 58) dans La vie

de Joséphin. Et pourtant, dans les deux romans, subsiste un esprit d’enfance qui empêche de

ranger le personnage dans le camp des adultes. Mais avant d’approfondir notre réflexion sur cet

esprit ou état d’enfance qui caractérise les romans, il convient de s’attarder un instant sur la

notion d’enfance. Qu’est-ce qui détermine l’enfance? Ou plutôt : qu’est-ce qui détermine la fin

de l’enfance? L’âge serait-il le seul facteur déterminant? Cette question, plus déroutante qu’elle

n’en a l’air, ne comporte pas de réponse simple ou catégorique, ainsi qu’en témoigne la réflexion

de Jean-François Lyotard sur la hantise de l’enfance :

Baptisons-la infantia, ce qui ne se parle pas. Une enfance qui n’est pas un âge de la vie et qui ne passe pas. Elle hante le discours. Celui-ci ne cesse de la mettre à l’écart. Il est sa séparation. Mais il s’obstine, par là même, à la constituer, comme perdue.237

Face au flou identitaire qui entoure le statut du personnage romanesque dans les deux

romans, nous posons l’hypothèse, à la suite d’Anne Cousseau, qu’il s’agit d’un état indéterminé

équivalent à un attardement dans l’enfance :

L’état d’enfance n’est pas affaire de lexicologie, car il n’est pas affaire de chronologie et échappe complètement à la donnée temporelle. […]

236 Amartya Sen, Identity and Violence, New Delhi, Penguin, 2006, xv. 237 Jean-François Lyotard, Lectures d’enfance, Paris, Galilée, 1991, p. 9, l’auteur souligne.

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L’enfance peut ainsi investir des personnages qui, à strictement parler, n’entrent plus dans la configuration des figures enfantines, constituant une catégorie particulière de personnages que l’on pourrait dire «retenus dans l’enfance».238

Qu’est-ce qui, dans nos romans, retient le personnage dans un état d’enfance prolongé?

Quelles sont les marques formelles de cet attardement dans l’enfance? Qu’est-ce qui explique

leur réticence à intégrer le monde des adultes? Quel est le rôle attribué à l’enfance dans la

littérature et en particulier dans les textes littéraires francophones et postcoloniaux?

4.2 L’enfance dans la littérature

L’enfance dans la littérature accède à la reconnaissance vers la fin du XVIIIe siècle avec

les œuvres de Rousseau mais aussi la pastorale de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie

(1788). C'est à partir des écrits de Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre que prend forme et se

développe le mythe de l’enfance en tant qu’âge d’or de l’innocence et de la pureté originelle de

l’homme. Il s’agit d’un mythe qui, malgré le passage du temps, continue à subsister sous une

forme ou une autre dans la littérature d’aujourd’hui.

Située sur une île exotique (l’île Maurice, alors île de France) coupée du reste du monde,

la pastorale de Bernardin de St. Pierre, Paul et Virginie239, constitue l’un des récits fondateurs de

la vision romantique et idéalisée de l’enfant naturellement bon et pur. Ce roman qui occupe une

place de choix sur la scène littéraire mauricienne nous intéresse à plus d’un titre. Selon Vijayen

238 Anne Cousseau, Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, Genève, Droz, 1999, p. 24-25. 239 J.-H.Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Maurice : Éditions de l’Océan indien, 2003.

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Valaydon, auteur d’un ouvrage sur Le mythe de Paul et Virginie dans les romans mauriciens

d’expression française, il constitue «le premier et le principal mythe littéraire de l’île

Maurice»240 :

Deux siècles après la parution de Paul et Virginie, son influence dans la littérature Mauricienne (sic) d’expression française est incontournable. L’on ne peut y échapper et chaque écrivain mauricien de langue française se trouve éternellement tenté à utiliser ces ressources littéraires que lui offre le roman de Bernardin de Saint-Pierre. Phénomène vertigineux : plus les échos intertextuels entre ce roman et les autres ouvrages romanesques d’auteurs mauriciens se font entendre, plus les éventuels auteurs éprouvent consciemment ou inconsciemment le désir de faire résonner ces échos littéraires. En conséquence, dans presque tous les romans français d’auteur mauricien, l’on peut établir des parallèles avec Paul et Virginie.241

La représentation de l’enfance, plus consciente et explicite au cours du XXe siècle va

donc s’accroître dans les années quatre-vingt avec la résurgence de l’écriture autobiographique.

Elle atteindra son apogée durant la dernière décennie, marquée par un intérêt croissant pour tout

ce qui touche au domaine de l’enfance.242 Dans le domaine des études littéraires, les chercheurs

en histoire et critique littéraire sont aussi de plus en plus nombreux à s’intéresser aux

représentations de l’enfance dans le texte littéraire.

Chez les écrivains postcoloniaux, la figure de l’enfance est d’autant plus attirante qu’en

tant qu’ex-colonisés, ils demeurent marqués par les théories et discours hérités de la colonisation.

Durant toute cette période, les administrateurs coloniaux ont représenté les peuples colonisés

comme des êtres primitifs, infantiles et irrationnels afin de justifier leur mission de ‘civilisation’.

240 Vijayen Valaydon, Le mythe de Paul et Virginie dans les romans mauriciens d’expression française et dans Le chercheur d’or de J.M.G. Le Clezio, Maurice, Éditions de l’Océan Indien, 1992, v. 241 Ibid., p. 39, l’auteur souligne. 242 Il s’agit d’un phénomène global qui retient l’attention des chercheurs et des éducateurs dans des domaines aussi divers que les droits, la santé, la sécurité ou le statut de l’enfant.

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De nombreux écrivains postcoloniaux vont donc se réapproprier les représentations à la fois

euphoriques et dysphoriques de l’enfance pour illustrer le rapport complexe et ambivalent qui

continue à subsister entre le peuple colonisé – l’enfant abandonné – et son géniteur, le

colonisateur. Entre les stéréotypes réducteurs et les représentations mythiques de l’enfance,

l’écrivain postcolonial parvient à se ménager un espace interstitiel où la situation d’altérité de

l’enfant est transformée en un matériau littéraire riche et fécond. C’est dans cet espace liminaire

de l’entre-deux que prend forme une esthétique de l’incertitude, plus apte à traduire la situation

de marginalité des langues ou cultures exclues ou renvoyées à la périphérie par une métropole ou

un centre dominant. À l’image du colonisé relégué au statut de mineur ou de marginalisé,

l’enfant, dans ces deux romans, est celui dont on devise comme d’un objet, comme s’il était

absent ou invisible. La narratrice de Moi l’interdite se souvient d’un épisode où elle avait cinq

ans :

[Mon père] a eu un geste vers moi. Tout ça c'est de sa faute, a-t-il crié soudain. (MI, 16)

Aussi, la mère de Joséphin a pour habitude de parler de son fils à la troisième personne

comme s’il était un objet honteux, gênant : «elle disait que j’étais un gaga, un retardé, c'est tout

ce que j’ai pu enfanter, un gaga, elle disait quand elle avait quelqu'un à qui parler, mais elle

s’efforçait de ne pas me voir» (LVJF, 35).

À travers le regard et la voix de l’enfant, l’écrivain postcolonial réinvestit à des fins

subversives et contestataires les clichés et stéréotypes qui font du colonisé un être incomplet, un

enfant à l’état brut qu’il faut éduquer, discipliner et polir. Brouillant la frontière entre mémoire et

imagination, le recours à des procédés de fictionnalisation permet de recréer la spontanéité et la

simplicité de l’imaginaire enfantin, plus apte à réinterpréter, à reconstruire et à transformer le

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monde qu’à produire un effet de vérité ou de vraisemblance. Dans son ouvrage intitulé Je est un

Autre, Philippe Lejeune nous rappelle que

Pour le récit d’enfance, il faut abandonner le code de la vraisemblance (du naturel) autobiographique et entrer dans l’espace de la fiction. Alors il ne s’agira plus de se souvenir, mais de fabriquer une voix enfantine, cela en fonction des effets qu'une telle voix peut produire sur le lecteur plutôt que dans une perspective de fidélité à une énonciation enfantine qui, de toute façon, n'a jamais existé sous cette forme.243

Le personnage de l’enfant est doté de pouvoirs magiques, imaginaires ou visionnaires qui

font de lui l’écho ou le miroir poétique de l’écrivain. Pour Anne Cousseau, l’enfance

qu’elle soit envisagée à la première personne ou non, constitu[e] une source d’effets poétiques multiples, par l’esthétisation du souvenir, par la transcription des perceptions enfantines qui jouent sur les effets de correspondances, d’animisme, de créations verbales.244

Allié à la sensibilité poétique de l’écrivain, l’imaginaire fantasmatique de l’enfant permet

d’établir un rapport plus productif entre fiction/invention et réalité ou témoignage. La dernière

décennie, période particulièrement féconde pour l’écriture autobiographique et le récit d’enfance,

voit l’émergence, dans le domaine des littératures francophones postcoloniales, de récits tels que

Le cœur à rire et à pleurer de Maryse Condé, Ravines du devant-jour de Raphaël Confiant et

Une enfance créole de Patrick Chamoiseau dans lequel il nous rappelle :

On ne quitte pas l’enfance, on la serre au fond de soi. On ne s’en détache pas, on la refoule. […] On ne quitte pas l’enfance, on se met à croire à la réalité, ce que l’on dit être réel. La réalité est ferme, stable, tracée bien souvent à l’équerre – et confortable. Le réel (que l’enfance perçoit en ample proximité) est une déflagration complexe, inconfortable, de possibles et d’impossibles. Grandir, c'est

243 Philippe Lejeune, Je est un Autre, Paris, Le Seuil, 1980, p. 10. 244 Anne Cousseau, Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, Genève, Droz, 1999, p. 11.

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ne plus avoir la force d’en assumer la perception. […] Le poète – c’est pourquoi – ne grandit jamais ou si peu.245

Figure emblématique de l’ambiguïté identitaire, le personnage de l’enfant devient dans

les textes fictionnels postcoloniaux l’une des figures privilégiées de la marginalité mais aussi de

la résistance et de la contestation. Dans Simulacres et simulations, Jean Baudrillard nous rappelle

à propos de l’enfant «[qu’]à l’exigence d’être objet il oppose toutes les pratiques de

désobéissance, de révolte, d’émancipation, bref, toute une revendication de sujet. À l’exigence

d’être sujet, il oppose tout aussi obstinément et efficacement une existence d’objet, c'est-à-dire

exactement à l’inverse».246 À la fois sujet et objet, à la fois lui et les nombreux autres qu’il

s’imaginait, désirait ou aurait pu être, le personnage-narrateur dans Moi, l’interdite et La vie de

Joséphin le fou est doté d’une identité plurielle et mouvante qui remet en cause toute conception

essentialiste et statique de l’identité. Aussi l’identité dans ces deux romans ne peut-elle se

concevoir comme une entité organique ou la somme totale des expériences passées mais

comprend aussi les identités imaginées, inventées, désirées ou rêvées. Cette mise en doute n’est

pas limitée au seul personnage puisqu’elle touche aussi l’identité générique du récit qui, dans les

deux romans, demeure dans un état intermédiaire entre la nouvelle, le roman court, le roman ou

le récit d’enfance. L’indication ‘récit’ sur la première de couverture de Moi l’interdite ne fait

qu’accentuer le flou généré par l’absence de repères temporels, chronologiques ou spatiaux qui

caractérise l’univers diégétique. L’évocation des contes, rêves ou songes racontés par la grand-

mère ou la narratrice participe d’une atmosphère contique :

rêves déchus, […] songe d’épines (7) au bout du rêve (17)

245 Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, Paris, Hatier, 1990, p. 93-94. 246 Jean Baudrillard, Simulacres et simulations, Paris, Galilée, 1981, p. 130.

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la couleur océan de mes rêves (38) mes rêves de tigre et de serpent (39) ce passage entre rêve et éveil (49) Était-ce un songe abîmé? (113) ce conte étrange et angoissé (8) ses contes, ses histoires, ses rêves (21) Nous vivions notre conte de fées (23) Il était une fois, le Prince Bahadour et la Princesse Housna …(23-24) le conte unique de grand-mère grenier (24) ses contes étaient emplis d’amour et de tendresse (26) quand je quitterais la race humaine […] pour vivre dans un conte (30) Un conte, un conte encore, que tout cela (44) le conte de grand-mère grenier (109)

Cette atmosphère contique est renforcée par la présence de princes ou de princesses : dors, dors, dors, ma princesse… (19) un prince qui t’aimera (21) je suis sa princesse recroquevillée (21) mes pieds bandés comme ceux d’une princesse chinoise (49) le Prince Bahadour (21, 23, 64, 66, 99, 104, 113) la Princesse Housna (24, 99) Peu de temps après, le Prince est arrivé (103) L’alcool m’a habillée comme une princesse (106) [le chien] a refusé d’aimer mon Prince (111) Lorsque le Prince est parti (114) un prince tel que lui (115) il m’a tourné le dos, comme le Prince (115)

et l’intertextualité avec les contes de fées (23) tels que Le petit chaperon rouge, Le petit

poucet ou Cendrillon :

Comme dans les contes, mes parents contemplaient rêveusement différents moyens de se débarrasser de moi. Comment? En me perdant dans la forêt? En me tendant un petit panier et m’envoyant au loup? (51) Minuit dans le four à chaux. (41)

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Un même flou entoure le statut générique de La vie de Joséphin le fou. Sa forme

courte247 évoque la nouvelle alors que la quatrième de couverture s’amuse à brouiller les pistes :

«on le dit monstre, on le dit mythe. On le dit légende sortie des sources volcaniques de l’île. […]

Il est tout cela». De même, la désignation roman sur la première de couverture n’est pas tant une

affirmation définitoire qu’une indication de la non-référentialité du texte de fiction. Le brouillage

des frontières entre les genres pose la question du statut du récit qui se situe hors des schémas

binaires de type inclusion/exclusion, nouvelle/roman, conte/nouvelle, fable/légende.248

Ce flou générique contribue à épaissir l’aura de mystère entourant le statut identitaire du

personnage. Par ses nombreux retours en arrière sur un passé, sur une enfance qui ne passe pas,

le récit, même s’il est raconté par un narrateur adulte, semble habité par un esprit d’enfance,

évocateur du récit d’enfance. Sans pour autant postuler l’appartenance de nos deux romans à un

genre spécifique – le récit d’enfance considéré comme un parent proche du récit

autobiographique, il convient de nous attarder un court instant sur les définitions du récit

d’enfance qui, aujourd’hui, constitue un genre littéraire à part entière. Face à la difficulté de

trouver une définition unanime et définitive, Jacques Lecarme, dans un article intitulé «La

légitimation du genre», propose trois définitions qui vont du plus large – l’ensemble des textes

ayant trait au «souvenir d’enfance, dans son acception maximale», au plus spécifique – les textes

en prose (autobiographiques et autofictionnels) qui traitent exclusivement de l’enfance et se

terminent avec la fin de l’enfance. Il situe, entre les deux, les textes autobiographiques ainsi que

247 Ce roman comprend en tout 88 pages. 248 D’autres indications paratextuelles – les chapitres non-numérotés ou l’inscription du lieu et du temps de l’écriture à la fin du roman («12/11/02 – 26/11/02, Ferney-Voltaire») ne font rien pour dissiper ce flou.

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l’ensemble des textes qualifiés d’autofiction.249 Pour Denise Escarpit, l’auteure de l’ouvrage

« Le récit d’enfance : un classique de la littérature de jeunesse », il s’agit d’un texte écrit par un

écrivain adulte qui «par divers procédés littéraires, de narration ou d’écriture, raconte l’histoire

d’un enfant – lui-même ou un autre – ou une tranche de la vie d’un enfant : il s’agit d’un récit

biographique réel – […] – ou fictif ».250

Ces définitions confirment le statut résolument hybride du récit d’enfance qui peut aussi

bien renvoyer à un genre spécifique déterminé qu’à une partie d’un texte englobant où le vécu et

les expériences de l’enfance occupent une place et une fonction signifiante. Les deux romans que

nous étudierons dans ce chapitre attestent de la présence d’une voix enfantine que la voix du

narrateur adulte ne parvient pas à recouvrir complètement. Afin de bien saisir la portée de cette

voix enfantine, nous préconisons une approche principalement axée sur les modalités textuelles

qui participent à la construction/fabrication de cette voix hybride située entre la mémoire et

l’imagination, entre la voix absente de l’enfant et celle présente du narrateur adulte.

Parce qu’il est considéré comme inexistant ou invisible, l’enfant peut à tout loisir

observer le monde autour de lui. Le regard de l’enfant, plus perplexe et plus probant, projette une

lumière particulière sur les comportements et les attitudes des adultes. Aussi, dans les littératures

postcoloniales, il existe de nombreux parallèles entre la situation d’altérité de l’enfant et celle du

colonisé soumis à des processus de minoration culturelle, linguistique, politique ou autre. Pour

Francine Dugast-Portes, il existe un lien étroit entre «l’importance littéraire de l’enfance et

249 Jacques Lecarme, «La légitimation du genre» in Le récit d’enfance en question, sous la dir. de Philippe Lejeune, Université de Paris X, 1988, p. 22 à 26. 250 Denise Escarpit, «Le récit d’enfance : un classique de la littérature de jeunesse», in Le récit d’enfance : enfance et écriture, sous la dir. de Denise Escarpit et Bernadette Poulou, Paris, Éditions du Sorbier, 1993, p. 24.

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l’effacement de certaines hiérarchies institutionnalisées».251 La figure de l’enfant permet

d’effectuer une réflexion sérieuse et critique sur des sujets sensibles ou délicats sans éveiller la

suspicion des autorités, de la censure ou des pouvoirs en place.

Dans ces deux romans, la situation d’altérité de l’enfant permet d’aborder, par des voies

indirectes et détournées, la manière dont la société traite ceux qui, à l’image de l’enfant, ne

correspondent pas tout à fait aux exigences d’un modèle achevé et présenté comme seul

acceptable ou inéluctable. La famille, censée veiller au développement et au bien-être de

l’enfant, représente un modèle réduit ou un microcosme du milieu social environnant. Ce rapport

étroit entre la famille et la société252 est d’ailleurs souligné par la narratrice de Moi l’interdite :

«l’île, comme mes sœurs, s’habille de volants roses qui craquellent de mensonges» (MI, 36).

Dans les deux romans, les souvenirs d’enfance rapportés par le personnage adulte portent

essentiellement sur les expériences et les événements vécus en famille. L’intertexte avec les

récits d’enfance traditionnels – L’enfant noir de Camara Laye où l’enfant est bien entouré par

une famille attentive et bienveillante ou l’enfance choyée de Paul et Virginie dans la pastorale

de Bernardin de Saint-Pierre253 – n’est plus possible, sinon par le biais de la subversion ou à

rebours. En effet, dans ces deux romans, la famille joue le rôle inverse de bourreau ou de

251 Francine Dugast-Portes, «Richard N. Coe, explorateur du récit d’enfance» in Le récit d’enfance en question, sous la dir. de Philippe Lejeune, Paris, Université de Paris X, 1988, p. 226. 252 «La façon dont une société traite ses enfants reflète non seulement son aptitude à compatir, à soigner et protéger, mais aussi son sens de la justice, son engagement face à l’avenir et son désir d’améliorer la condition humaine des générations futures». Cette déclaration de Javier Peréz de Cuellar, ancien secrétaire général des Nations unies, est mentionnée dans «Enfants d’Asie du Sud – Préserver l’avenir en protégeant leurs droits», traduction française du document d’Amnesty International «Children in South Asia : Securing their rights.», AI Index : ASA 04/01/98, Amnesty International London. 253 Souvenons-nous de ce passage empreint de lyrisme dans Paul et Virginie : «Aimables enfants, vous passiez ainsi dans l’innocence vos premiers jours, en vous exerçant aux bienfaits! Combien de fois dans ce lieu, vos mères, vous serrant dans leurs bras, bénissaient le ciel de la consolation que vous prépariez à leur vieillesse, et de vous voir entrer dans la vie sous de si heureux auspices!», p. 50.

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persécuteur qui, au lieu de protéger l’enfant, s’acharne sur sa différence perçue comme «une

tare» (MI, 30) ou une malédiction qui salit l’honneur de la famille. L’enfant marqué par une

différence ou un handicap est considéré comme défectueux et donc peu monnayable dans une

société en proie à une «incessante faim d’argent, de biens, de possessions» (MI, 70), où tout a

valeur d’échange. La narratrice, dans Moi, l’interdite, se retrouve, dès sa venue au monde,

méprisée et exclue du cercle familial : «Ma famille au complet dressait contre moi un rempart de

refus. À cinq ans, je venais de comprendre que je ne serais jamais pareille à eux» (MI, 12). À

cause de son bec-de-lièvre, elle est considérée par sa famille comme une bouche inutile (MI, 35),

un manque à gagner, voire un obstacle au succès et à la prospérité de la famille.

Très peu décrite, la maison n’apparaît plus comme un refuge où l’enfant se sent à l’abri

du monde extérieur mais un lieu inhospitalier et hostile à l’expression des sentiments et des

émotions. Les seuls détails à propos de la maison sont «le décor de carton-pâte […] facile à

mettre en place» ou «les objets exposés pour bien révéler tout ce qu’on possède» (MI, 34) qui

servent surtout à souligner la facticité des rapports familiaux. Les seuls lieux qui apparaissent

bien réels sont tous situés à la marge ou à la périphérie : le grenier ou le four à chaux «à l’arrière

de la maison» (MI, 31). Le grenier, mentionné à plusieurs reprises, est le lieu où la famille cache

ses hontes les plus secrètes, les deux folles du logis – la grand-mère infirme et l’enfant informe

dont la bouche «n’est pas une bouche» (MI, 30). Soulignons ici le clin d’œil postcolonial adressé

à Jean Rhys, l’auteure de Wide Sargasso Sea qui, en réécrivant l’histoire de Bertha Mason, un

des personnages du roman Jane Eyre de Charlotte Bronte, a voulu restituer la parole à la

tristement célèbre «madwoman in the attic». Figure par excellence de l’altérité féminine, la folle

du grenier est l’incarnation même du désordre et de la folie dans les colonies. Dans le roman qui

nous concerne, c'est dans le grenier que tout se passe : les contes à dormir debout, les

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confidences, les fous-rires, la tendresse, la complicité entre la grand-mère et sa petite-fille. Bref,

la vie avec son cortège de joies et de souffrances, alors que le reste de la maison est marqué par

une absence ou une étroitesse de vie qui semble se diluer dans «le goutte-à-goutte du quotidien»

(MI : 36), la peur de l’Autre ou de la vie tout court.

Ils étaient environnés de leur nullité comme dans une bulle néfaste qui les condamnait à perpétrer des petits crimes de minuit et de l’aube, la goutte d’eau qui refuse d’étancher une soif (MI, 39).

Ainsi, le four à chaux, même s’il représente un espace d’enfermement et d’exclusion, permet à la

narratrice de prendre du recul par rapport à «[sa] famille meurtrière» (MI, 88).

Semblable, elle aussi, à une «bulle néfaste», la maison dans La vie de Joséphin le fou est

marquée par une même absence de vie et de sentiments. «La cloison de carton ondulé» (LVJF,

16) et les photos de «Marlyn Moro» sur les murs sont les seuls détails mis en évidence par la

narration afin de souligner le vide, la facticité du lieu et de ses occupants. C’est un lieu où des

personnes soi-disant adultes et humaines se comportent comme ou pire que des animaux –

frappant, maltraitant plus petit et plus faible qu’eux. «À cinq ans, à dix ans» et même plus tôt,

l’enfant est chassé de chez lui comme un animal errant et indésirable : «va-t’en sors de là»

(LVJF, 26). À l’image de la narratrice de Moi l’interdite qui se réfugie dans le four à chaux pour

effectuer un retour sur son passé et ses souvenirs d’enfance, Joséphin va se trouver un espace à

lui dans des cavernes situées sous la mer.

Lieux d’introspection, le four à chaux et les cavernes sous-marines incitent à un travail de

recréation – de soi, de la mémoire et du souvenir – qui correspond chez le personnage à un

processus de libération. C'est en revenant sur les lieux de sa mémoire et de sa conscience que le

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personnage peut enfin se délivrer des anathèmes et stigmatisations identitaires et s’ouvrir à des

identités multiples, mouvantes, rêvées ou imaginées.

4.3 L’éclatement du récit

Lorsque les souvenirs d’enfance reviennent à la mémoire du narrateur adulte, ils ne

respectent pas l’ordre chronologique des événements mais apparaissent dans un désordre qui

entraîne la narration dans les méandres d’une conscience en crise. Les passages brusques d’un

état de conscience à un autre – du sommeil à l’éveil, du rêve à la rêverie – brise la linéarité du

récit qui, entre passé, présent et futur, entre témoignage et fiction, entre désir et réalité, multiplie

analepses, prolepses et autres digressions temporelles ou narratives.

La narration fragmentée due à l’émergence des souvenirs est l’une des principales

caractéristiques du récit d’enfance. Les événements racontés ne suivent pas un ordre logique

mais le cours heurté de la mémoire où se mêlent et s’entremêlent les souvenirs, les événements,

les émotions et les sensations. Francine Dugast considère qu’une des marques formelles du récit

d’enfance est

cette fragmentation délibérée du récit, cette disposition qui respecte la parataxe de l’émergence des souvenirs et le libre jeu des associations. À l’intérieur même des fragments, la rédaction repose sur les phrases nominales, les exclamations, les assertions brèves, les passages brusques de l’énonciation à l’énoncé, les temps verbaux mêlés.254

254 Francine Dugast-Portes, «L’enfance manquée d’un chef : Etat civil de Drieu la Rochelle», in Le récit d’enfance en question, sous la dir. de Philippe Lejeune, Paris, Université de Paris X, 1988, p. 89.

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On peut voir dans nos deux romans que, contrairement au modèle biographique

traditionnel, le processus de remémoration n’est ni logique, ni linéaire. Il ne suit pas l’ordre

attendu qui, de la naissance à la mort, retrace le cheminement d’une vie. Si, dans le roman

réaliste, l’entrée in media res renvoie à un monde «posé comme évident»,255 il correspond, dans

Moi l’interdite, à une mise en garde énoncée par un ‘je’ mystérieux à l’intention d’un ‘vous’ non

identifié : «Cette histoire d’eau croupie n’a peut-être aucune réalité» (MI, 7). Aucune notation de

temps ou de lieu ne vient par ailleurs dissiper le flou ontologique créé par cette entrée en matière

peu conventionnelle. Le ‘je’ passe ensuite du présent de l’énonciation au premier souvenir de

l’enfance, sans aucune transition.

Un jour, assise à côté du corps de ma grand-mère grenier, morte d’attente, je me suis souvenue du premier geste de ma mère envers moi. Elle a levé une main fatiguée et a caché le mamelon vers lequel je tendais ma bouche. Un long soupir de dégoût s’est échappé d’elle. Le sein s’est rétréci sans qu’il en sorte la moindre goutte de lait. Où est parti le lait de ma mère? (MI, 7-8)

Puis, interrompant le cours de sa mémoire, le ‘je’ revient à la situation d’énonciation pour

réitérer sa mise en garde – «Vous ne croirez peut-être pas à ce conte étrange et angoissé» (MI, 8)

– et augmenter l’effet d’irréel à travers la présentation d’un portrait inattendu :

À présent, il est temps de me voir. Je dois vous montrer mon visage. Ils disent que je porte le signe de Shehtan. Ils détournent les yeux ou prononcent des mots d’exorcisme. Donnez-moi le nom que vous voulez, rakshas, Shehtan, Satan ou autre. (MI, 8-9)

Ainsi, à la place du portrait, nous avons un anti-portrait qui ne révèle pas l’identité de la

narratrice mais plutôt les représentations dénigrantes que lui renvoient le regard des autres. Au

lieu de reprendre le fil du premier souvenir interrompu par la question «où est parti le lait de ma

255 Yves Reuter, Introduction à l’analyse du roman, Paris, Bordas, 1991, p. 140.

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mère?», la narratrice passe, dans le chapitre suivant, au second souvenir qu’elle situe vers l’âge

de cinq ans :

Mon second souvenir est celui de lierres m’enserrant le cou. J’avais cinq ans. Debout à la fenêtre, je regardais la nuit. Les lierres se sont tendus vers moi et m’ont prise à la gorge. […] De loin, j’ai vu mon père qui revenait d’un pèlerinage, un plateau de fruits et de fleurs à la main. Le cercle de cendres sur son front lui donnait un air de sage. Vêtu de blanc, les pieds écorchés de sa ferveur, le dos cambré sous sa foi, il aurait dû briller. Mais le regard qu’il posait sur moi contenait un venin que je connaissais bien, pour avoir bu de ce poison dès ma naissance. […] Derrière moi, il y avait une femme au souffle doux, à l’odeur d’amandes amères. J’ai compris alors que ce n’étaient pas les lierres qui se resserraient sur ma gorge mais les longs doigts flexibles de ma mère. Sa peau était tiède sur mon cou. […] Dans un pan de vitre se reflétait mon visage écrasé par son indifférence. Plus loin se tenait un frère qui ne connaissait pas encore mon nom : tout le temps, il m’appelait Mouna. La guenon. Et encore plus loin, deux sœurs proches en âge et semblables d’aspect me guettaient de leur regard d’huile chaude. […] De partout, j’entendais leurs voix qui venaient se briser contre mon attente: Enfermez la Mouna, mes amis viennent dîner ce soir. (MI, 11-13)

Les passages de l’énoncé à l’énonciation – la modalisation : «il aurait dû briller», les

commentaires de la narratrice, l’emploi de verbes subjectifs, d’adjectifs ou adverbes évaluatifs :

«un venin que je connaissais bien », «J’ai compris alors», «leur regard d’huile chaude» –

renvoient à une présence subjective et démontrent le caractère construit de la mémoire. À la fois

témoignage et œuvre d’imagination, la préservation de la mémoire donne à entendre une

voix/voie hybride qui problématise la frontière entre le passé et le présent, entre l’enfant et

l’adulte, entre la fiction et la réalité. La reconstitution du second souvenir, censé occuper tout le

premier chapitre, est interrompue par des digressions, des réflexions ou des commentaires émis

par la narratrice sur son père et sa foi hypocrite, sur ses sœurs à la fois prisonnières et complices

des stéréotypes féminins traditionnels. Ces interruptions, s’étendant sur plusieurs pages (pages

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12 à 15), brisent la linéarité du processus de remémoration et créent un effet de ralenti qui

immobilise et rend plus poignant le drame vécu par l’enfant. Le geste meurtrier de la mère

semble suspendu dans le temps, figé dans l’éternité, du moins dans la mémoire de l’enfant :

«Tout s’est brouillé dans mes yeux. Ne restaient que la nuit, la lune, la haine; trois constances;

trois silences» (MI, 12). Cette confusion peut être attribuée à l’immaturité ou la naïveté de

l’enfant mais elle est surtout due à l’entremêlement des émotions et des sensations qui, jouant le

rôle de catalyseur, provoquent des associations multiples. Aussi, la narratrice adulte garde-t-elle

un souvenir très net des sensations physiques éprouvées par l’enfant lors de cet épisode :

la douleur mouillait mes yeux Derrière moi, il y avait une femme au souffle doux, à l’odeur d’amandes amères Sa peau était tiède sur mon cou

Le changement des temps verbaux – du passé au présent de l’indicatif – et l’emploi du

déictique ‘maintenant’ constituent les seules marques indiquant un retour au présent de

l’énonciation : « Mais maintenant je suis loin de chez moi. Je suis dans un lieu de tourmente où

on me fait payer les dettes accumulées » (MI, 18). Quel est «ce lieu fermé et inconnu de tous»?

(MI, 20). C’est un lieu étrange où les objets s’animent, effaçant la frontière entre les choses et les

êtres :

Le bruit de la serrure est une blessure au milieu de la nuit. La porte s’ouvre. […] Les murs pâlissent […]. La porte s’est refermée, ravalant la lumière et le monde. […] De nouveau dans le trou (MI, 19-22, nous soulignons).

4.4 Entre enfance et folie

Seuls quelques détails, dissimulés et disséminés dans la trame du récit, indiquent

l’internement de la narratrice dans un asile d’aliénés :

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Tout autour de moi, les murs sont peints en vert (MI, 20) Les aliénés ne peuvent pas se plaindre (MI, 20) les murs capitonnés (MI, 21)

L’absence de repères temporels et spatiaux maintient le récit dans un flou intentionnel

«entre rêve et éveil» (MI, 49). «Ce glissement hors du temps» (MI, 49) est décrite par la

narratrice «comme une chair refoulée de la mort à la vie» (MI, 49). Cet état d’entre-deux

témoigne d’un dés-ordre émotionnel et identitaire chez le personnage qui signifie ainsi son refus

de rejoindre le monde des adultes. Selon Anne Cousseau, «[c]et attardement pathologique dans

l’enfance»256 aliène le personnage du monde environnant et peut entraîner un basculement dans

la folie considérée comme «le cas limite de la surdétermination du personnage par l’enfance

résultant de l’obsession de la mémoire à revenir sur les traces du passé».257

Vers la fin du chapitre, la narration quitte à nouveau le monde de l’asile pour se replonger

dans les événements du passé. Le chapitre suivant est presque entièrement consacré au souvenir

de la grand-mère, à ses talents de conteuse et ce n’est qu’au chapitre quatre qu’apparaîtra la suite

du premier souvenir interrompu par la question «Où est parti le lait de ma mère?» :

Et alors, ma grand-mère grenier m’a fait un don suprême. Elle m’a fait téter son sein à elle, où il lui est venu, par un miracle que je ne me suis jamais expliqué, quelques gouttes de lait. J’ai bu le lait de ma grand-mère, qui est devenue, de ce fait, ma vraie mère. (MI, 38)

Toute sa vie, elle aura à la bouche le goût de ce lait ‘miraculeux’ et ce sont ces sensations

liées au goût, à l’odorat, au toucher qui demeurent gravées dans sa mémoire et témoignent de la

présence de la grand-mère même après la mort :

256 Cousseau, Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, p. 34. 257 Ibid.

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Un lait de vieille, avec sa moisissure et son goût de fermentation, son odeur de corps flétri et son offrande quasi sacrée. Encore ce goût sur mes lèvres me donne des accès de bonté. (MI, 38)

4.5 La discontinuité narrative dans La vie de Joséphin le fou

En tant que manifestation d’un trouble émotionnel ou identitaire, la discontinuité

narrative258 est aussi une des marques formelles de La vie de Joséphin le fou où un narrateur

adulte, sans cesse plongé dans ses souvenirs d’enfance, essaie d’interpréter le présent et le monde

autour de lui à la lumière des événements qui se sont produits dans le passé. Ce roman nous

donne à entendre une voix hybride, semblable à la voix enfantine décrite par Philippe Lejeune et

qui est caractérisée par l’expression des sentiments, des émotions et des sensations. Le recours

aux exclamations, interrogations et interpellations témoigne d’un langage plus proche des affects

du cœur que de la raison. Narrateur, personnage et narrataire de son histoire, Joséphin est à la

fois sujet et objet de son discours qui tantôt s’adresse à lui-même – «est-ce qu’elle se souvient?

Je sais pas» (LVJF, 39), tantôt interpelle le lecteur : «si c'est ça mon bonheur, qui peut me

l’interdire? Pas vous, tout de même, pas vous. Car vous le partagez bien un peu avec moi, en ce

moment précis, ce bonheur-là. Non? Sinon, vous seriez pas là.» (LVJF, 41).

Ce langage des émotions, plus proche de l’enfance, est renforcé par le recours aux

phrases nominales :

258 Elle est considérée par Jean-Marc Moura comme l’une des caractéristiques majeures des littératures postcoloniales. Voir Littératures postcoloniales et francophonie : conférences du séminaire de littérature comparée de l’Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 156.

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Personne, personne, jusqu’à mes deux petites, sucre d’orge sur ma langue; (LVJF, 10)

Par la reprise anaphorique du syntagme «pas de» : Pas de souffrances inutiles. Pas de brutalité gratuite ni de cruauté impensante. […] Pas de moqueries, sous la mer. Pas de mots. Pas de mots. (LVJF, 23)

Comme dans le roman précédent, nous avons affaire à une narration fragmentée où les

événements sont racontés dans le désordre, tels qu’ils apparaissent à la mémoire ou à

l’imagination du narrateur adulte. Joséphin, épiant les jeux de Solange et Marlène sur le sable, au

bord de l’eau, les imagine «d’abord minuscules comme des coquillages, puis déployées en – en

quoi? pas en femme» (LVJF, 33). Le mot “femme” déclenche alors le souvenir des nuits passées

«de l’autre côté de la cloison» (LVJF, 34) où il entendait tout ce qui se passait entre sa mère et

ses “tontons” de passage. Puis, la mémoire semble se fixer sur un moment précis, les vingt-cinq

ans de sa mère alors qu’il avait environ dix ans. Mais, l’évocation de ce souvenir est interrompue

par un retour au présent de l’énonciation où, à la fois narrateur et narrataire de son histoire,

Joséphin se demande : «si elle s’est rendu compte quand j’ai disparu» (LVJF, 35). Puis la

mémoire effectue un autre retour en arrière, au moment où il vivait encore avec sa mère et le jour

où ils ont reçu la visite de sa mère (la grand-mère de Joséphin) accompagnée d’un prêtre.

Choqués de voir l’enfant dans un tel état, la mère a dit «Jésus Marie Joseph» et le prêtre : «il faut

sauver ton âme, mon pauvre petit» (LVJF, 37). Ce sont ces paroles qui conduisent l’enfant à se

réfugier dans la mer, loin de l’insensibilité et la cruauté des humains, loin de «l’école des enfants

sauvages» (LVJF, 37). Nous avons ici un clin d’œil complice au lecteur mauricien à travers

l’emploi du mot “sauvage” selon son acception créole qui signifie méchant ou mesquin. Par le

biais du créole, le narrateur nous amène à réfléchir sur l’extrême ambivalence du mot “sauvage”

qui, selon le contexte, peut être interprété de manière positive – le bon sauvage de Rousseau , ou

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négative – le sauvage barbare, primitif et en mal de civilisation du colonisateur. Après une

interruption d’une dizaine de pages environ, Joséphin reprend la suite de l’épisode de la visite, en

faisant appel à la mémoire du lecteur : « souvenez-vous, quand je me suis enfui de chez elle pour

la dernière fois, souvenez-vous, ses yeux brillaient rouge elle m’avait demandé de l’alcool»

(LVJF, 49).

4.6 Une identité fragmentée - La mémoire entre invention/fiction

et témoignage

Les procédés de fragmentation servent non seulement à souligner le caractère construit et

dynamique de la mémoire mais aussi à repenser la notion d’identité à travers la représentation

d’un sujet en devenir, marqué par l’éclatement. L’identité plurielle et changeante du personnage

narrateur dans les deux romans brise l’illusion d’une essence fixe et met en relief le rôle

producteur du rêve, de l’imagination, des désirs et des émotions dans la restitution de la mémoire

et le processus de reconstruction identitaire. La mémoire de Joséphin, obsédée par le souvenir de

sa mère, suit son propre cheminement vers la fabulation ou l’autofiction qui est «le lieu de la

parole qui échappe… et c’est là sa richesse, sa littérarité et son “sérieux” à elle».259 Ainsi,

lorsque Joséphin se remémore l’épisode où il reçoit un coup de bouteille sur la tête, il raconte

que sa mère

est debout devant la table de la cuisine, elle regarde un vieux magazine de cinéma avec d’autres photos de Marlyn Moro avec pas beaucoup de vêtements dessus […] le tonton qui est entré juste à ce moment-là, […], il avait une bouteille à la

259 Marie Darrieussecq citée par A. Cousseau in Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, p. 289.

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main et sans rien dire, presque sans haine, il a cassé la bouteille sur mon crâne (LVJF, 16)

La mémoire de l’enfant a-t-elle pu emmagasiner tous ces détails? Oubli ou manque de

vigilance de la part de l’auteure? Non pas, puisque le narrateur ne manque pas de rappeler au

lecteur, pas une, mais deux fois, son âge au moment de l’incident : «souvenez-vous, j’avais juste

trois ans» (16) et plus loin «mon visage de trois ans» (LVJF, 17).

Par ailleurs, il nous paraît peu probable que la narratrice de Moi l’interdite puisse avoir

une mémoire consciente des événements de sa vie de nourrisson. Ce n’est pas le bébé,

personnage et objet de la narration, qui pose la question «Où est parti le lait de ma mère?» mais

la narratrice adulte en train de s’imaginer le traumatisme du bébé face au rejet de la mère. Cette

hypothèse est confirmée par le passage des temps passés au présent : «Je vous le demande. Ce ne

sont pas des mystères auxquels les enfants s’habituent. Il faut déjà leur tendre le miroir» (MI, 8).

Dans son ouvrage intitulé Est-il je, Philippe Gasparini explique à propos du brouillage des

repères temporels : «dès qu’il outrepasse les limites habituellement allouées à la conscience de

soi, il entraîne le texte dans la fiction, dans l’autofiction».260 Aussi, chez Freud, il n’y a pas de

séparation nette et tranchée entre mémoire et fiction, entre témoignage et invention :

Il se peut qu’il soit tout à fait oiseux de se demander si nous avons des souvenirs conscients provenant de notre enfance. Nos souvenirs d’enfance nous montrent les premières années de notre vie, non comme elles étaient, mais comme elles sont apparues à des époques ultérieures d’évocation : les souvenirs d’enfance n’ont pas émergé, comme on a coutume de le dire, à ces époques d’évocation, mais c'est alors qu’ils ont été formés et toute une série de motifs, dont la vérité historique est le dernier des soucis, ont influencé cette formation aussi bien que le

260 Philippe Gasparini, Est-il je? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Le Seuil, 2004, p. 227.

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choix des souvenirs.261

Outre la part d’invention qui entre en jeu dans la restitution des souvenirs d’enfance, il

faut aussi prendre en compte les effets d’après-coup où l’enfant croit se souvenir d’expériences

ou d’événements spécifiques alors qu’ils lui ont été racontés par sa famille ou les membres de

son entourage : «Dans les histoires de famille racontées par un sujet, il est souvent difficile de

faire la part entre les scènes vécues directement et celles qui ont été retenues parce que racontées

par d’autres, le récit tenant lieu alors de souvenir ».262

La narratrice de Moi, l’interdite rapporte les rumeurs et les commentaires qui ont

accompagné sa venue au monde comme s’il s’agissait d’un souvenir enfoui dans sa mémoire :

Personne ne m’en a jamais parlé. Mais je l’ai deviné, ce jour qui m’a accueillie n’a pas été un jour comme les autres. Ils ont longtemps parlé de la mer qui avait envahi les terres et laissé un voile de sel blanc sur les champs labourés. Et de la marée de boue rouge dans les rivières. Et du badamier à deux troncs, et des noix de coco sans lait (MI, 29, nous soulignons).

Entre réalité/témoignage et fiction/invention, le retour sur les lieux de l’enfance donne

lieu à des stratégies d’écriture ou de prise de parole qui révèlent le caractère construit et discursif

de la mémoire et donc, de l’identité. Le recours à des stratégies d’hybridation – brouillage des

frontières spatiales, temporelles, chronologiques, linguistiques ou génériques – signifie le rejet de

toute conception unitaire du sujet et de l’identité. Parmi ces stratégies narratives, énonciatives ou

rhétoriques, nous relevons le processus d’ambiguïsation ou d’indétermination qui a pour objet la

mise en relief du caractère double, voire multiple ou polyphonique de la voix narrative. Comme

261 Vincent de Gaulejac, «Roman familial et trajectoire sociale» in Le récit d’enfance en question, sous la dir. de Philippe Lejeune, Paris, Université de Paris X, 1988, p. 82. 262 Ibid., p. 81-82.

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déjà souligné dans ce chapitre, l’emploi de la première personne ne renvoie pas à une voix

unique mais à l’entremêlement de deux voix : celle du narrateur adulte ou sujet de l’énonciation

et celle du personnage enfant, sujet de l’énoncé. Toutefois, dans Moi l’interdite, la voix narrative

est plus que double : elle s’avère indissociable de celle de la grand-mère qui, au-delà de la mort,

entretient un dialogue incessant avec sa petite-fille. Le souvenir de la grand-mère demeure

présent dans la mémoire de la narratrice à travers l’évocation des contes inventés ou remaniés

pour divertir l’enfant rejetée : «ainsi commençait le conte unique de grand-mère grenier, celui

d’où naissaient tous ses contes et qui m’a portée bien au-delà des chemins de l’enfance». (MI,

24).

Brisant le fil de l’intrigue, les échanges entre la grand-mère et la petite-fille, souvent

rapportés en style direct, témoignent de la structure polyphonique du roman. Dans Poétiques

francophones, Dominique Combe explique :

c’est lorsque le narrateur, dans une fiction, fait parler ses personnages, que le texte francophone est le plus directement confronté avec le problème de la polyphonie. Les parties dialoguées, les monologues constituent le lieu privilégié de l’insertion, dans le récit en langue française, d’éléments hétérogènes, empruntés à d’autres voix.263

L’évocation de la voix de la grand-mère permet à la narratrice de tisser sa propre histoire,

de construire avec le souvenir de sa grand-mère, une histoire d’amour face au rejet de la mère.

Je suis partie dans un coin de ma mémoire. J’écoute le chant de ma grand-mère grenier. Je respire l’odeur de son sari de coton blanc. Je l’entends qui me berce, longuement, longuement – soja rajkumari, soja – je suis sa princesse recroquevillée dans le pan du sari tendu en berceau entre ses jambes inutiles, elle me masse les jambes et les bras avec de l’huile parfumée, ton corps est parfait, me répète-t-elle sans cesse, comme sentant mon désarroi. Elle me regarde droit dans

263 Dominique Combe, Poétiques francophones, Paris, Hachette, (coll.Contours littéraires) 1995, p. 139.

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les yeux, elle ne détourne pas le regard de la fissure de ma bouche. (MI, 21)

L’emploi des verbes au présent atteste de la force du souvenir et des sensations qui lui

sont rattachées. La voix, l’odeur, les gestes, le toucher de la grand-mère – «J’écoute le chant de

ma grand-mère grenier. Je l’entends», «je respire l’odeur de son sari», «[elle] me berce, […] me

masse les jambes et les bras, […] me regarde droit dans les yeux, […] ne détourne pas le regard»

– sont sans cesse ravivés par le travail de remémoration qui ne prétend pas à l’authenticité ou à

l’exactitude mais cherche à démêler, à reconstruire et à transformer les liens entre passé et

présent. Aussi, la narratrice n’éprouve-t-elle aucun mal à inverser les rôles : la grand-mère est

celle qui donne la vie et allaite l’enfant alors que l’instinct dit maternel est mis à mal par le

comportement inhumain de la mère. La figure maternelle, désacralisée, est ramenée à l’image de

«l’outre [qui] se dégonfle, se vide, se dessèche tout de suite» (MI, 30). Le renversement des

frontières entre humanité et inhumanité est ainsi déjoué tout au long du roman :

Des femmes et encore des femmes […] excitées comme des poules prêtes à pondre (MI, 29). les femmes en âge de mettre bas détournaient le regard (MI, 37).

La narratrice imagine ses sœurs «dans leur lourd sari broché sur leur patte de velours aux ongles

rouges» (MI, 86). Et lorsqu’elles quittent la maison familiale, elle se demande :

Crabes ou scorpions? Dans quel bestiaire les trouverai-je? Oh non, pas des bêtes, elles ne l’étaient pas. Non, non, non. Elles étaient humaines. (MI, 53)

Inversement, ce sont les animaux, et non les humains, qui font preuve de bienveillance :

Le chien me surveillait avec un tel air de fierté que j’ai senti que je me transformais sous son regard. […] J’ai regardé ses yeux noisette, et j’y ai vu quelque chose d’inouï : la compassion. (MI, 73).

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Cette interchangeabilité identitaire est aussi très présente dans La vie de Joséphin le fou

où l’identité plurielle et mouvante du narrateur ne cesse de se transformer au gré des espaces, des

règnes et des événements. Face au mépris de la mère, Joséphin fait semblant d’être un chien :

«faut dire que je savais jouer la comédie […] ils ont cru qu’il y avait un chien qui dormait là et

ils ont pas fait attention à moi» (LVJF, 36). Les pages onze et douze nous livrent en quelques

paragraphes une suite de mutations qui caractérisent l’identité du personnage. Joséphin s’imagine

être un personnage mythique : «ma légende» (11), un père : «mes petites» (11), un roi : «mon

royaume» (11), alors que les villageois se réfèrent à lui comme «Joséphin-fou, ou Zozéphin-

fouka», «le pêcheur-tout-nu» «zom-zangui»(11). Son aisance et son habilité à se fondre avec son

milieu font de lui un ‘trickster’, un farceur qui joue des tours aux pêcheurs du village :

Ils savent pas où je suis, où je me cache, trop malin pour eux, […] je sens la mer et le large, je sens le goémon et le poisson et surtout l’anguille […] je deviens un rocher tout nu et tout noir avec des algues […] moi je suis couleur-roche, couleur-galet avec le silence dans la bouche et la mer qui grouille en moi» (LVJF, 12).

Lié à la présence de la mer, le processus d’interchangeabilité joue de l’homophonie mère/mer

pour établir un rapport à la fois symbolique et ambivalent entre les deux.

En poésie, toute similarité apparente dans le son est évaluée en termes de similarité et/ou dissimilarité dans le sens. […] La poésie n’est pas le seul domaine où le symbolisme des sons fasse sentir ses effets, mais c’est une province où le lien entre son et sens, de latent, devient patent, et se manifeste de la manière la plus palpable et la plus intense. 264

L’imaginaire de l’enfance investit la mer de sens multiples organisés autour de la figure

maternelle. Motif récurrent doté d’une force créatrice et organisatrice, la mer devient le thème

264 Roman Jakobson, «Linguistique et Poétique», Essais de linguistique générale, Paris, Editions de Minuit, «Argument», 1968, p. 209-248, cité par Anne Cousseau in Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, p. 322-323.

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poétique par excellence où un événement, une expérience, un souvenir «pèse avec force,

voluptueusement ou douloureusement, sur la conscience affective et somatique, et qui pour

l’esprit ou le psychisme profond, forme des réseaux de signes, de symboles, d’allégories».265

Maltraité et giflé par sa mère parce qu’il voulait lui faire plaisir comme le tonton («je

l’entoure de mes bras, mon visage arrive juste à la hauteur de ses, c’est rond moelleux chaud

doré j’oublierai jamais ça sous sa robe la douceur la plongée dans quelque chose d’immense et

de dense et de si rond») (LVJF, 17) Joséphin va se trouver une autre mère dans l’immensité

liquide de la mer. «Mon visage plongeait dans la rondeur de la mer et elle se séparait pour me

recevoir, me rejetait pas, me giflait pas…» (LVJF, 18). À travers des jeux de miroirs et de

mirages, la pensée symbolique/poétique de l’enfant établit des associations ainsi que des rapports

d’analogie et d’opposition entre la mère et la mer.

La découverte des cavernes sous la mer renvoie à l’archétype du lieu matriciel, au retour

dans la cave utérine où Joséphin trouve le repos, enroulé comme un fœtus dans le ventre

maternel : «je me suis mis en rond dans un coin de la cave pour dormir. Je peux dormir à

n’importe quelle heure, dans la mer le jour et la nuit importent peu» (LVJF, 77). La cave est son

refuge, son royaume où il cache ses «princesses», où il peut enfin renaître, refaire le monde,

transformer le passé, l’enfance, la mère. Retrouver le regard de la mère avant la perte de

l’innocence, le regard liquide qui rappelle la limpidité de la mer. Car Solange ou Marlène ont

toutes deux ce «liquide argent» (LVJF, 67) que Joséphin a déjà vu dans les yeux de sa mère :

quand je dormais pas et je surveillais son sommeil et j’espérais son sourire matinal avant qu’elle comprenne que c’est moi, quelque-fois j’étais récompensé

265 Henri Suhamy, La poétique, Paris, PUF, «Que sais-je?», (1991)1986 cité par Anne Cousseau, in Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, p. 318.

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comme ça avec ce liquide brillant, béant, toutes les femmes au réveil ont un peu de paradis dans les yeux et c'est ça que je cherche partout, partout, c'est de ça que j’ai soif, moi, Joséphin, envie de boire ce liquide et de faire entrer ce paradis en moi. (LVJF, 67-68)

Ainsi, les associations et les substitutions se multiplient dans cet univers onirique où

Joséphin veut offrir à ses petites «la laitance de dame-béri266 dans des bénitiers au ventre de

nacre», où tout est réversible, la fluidité de la mer se transformant en liquide amniotique, la cave

en ventre maternel, le sable en «crème de lait» (LVJF, 22, nous soulignons).

À la fois sœurs et jumelles, Solange et Marlène sont ses enfants, tout au long du récit, il

se réfère à elles comme à ses petites. Mais elles sont aussi la mère et, inversement, la mère est

Solange : «quel âge a-t-elle, quinze ans, elle doit avoir quinze ans, elle a cette beauté-là» (LVJF,

9). C'est l’âge qu’avait la mère à la naissance de Joséphin : «Penser à recueillir le sable où elles

ont dormi, après, et l’étaler là où moi je dors, ainsi dormirai un peu sur elles, en elles, au fond

tout au fond enroulé comme leur enfant à toutes les deux, mes petites, ah mes petites» (LVJF, 9).

Subjugué par la beauté et l’innocence de Solange, Joséphin confond souvenir et

imagination, rêve et réalité, passé, présent et futur dans un futur antérieur où Solange/la mère

sont différentes et une à la fois, où elles ont toutes deux, non pas quinze, mais trois ans : «quel

âge a-t-elle, quinze ans […], elle en a moins, elle a trois ans». Trois ans, c’est l’âge qu’avait

Joséphin lorsqu’il est allé se réfugier dans la mer pour la première fois. Jouant de l’ambiguïté

référentielle du pronom «elle» qui peut aussi bien désigner Solange, la mer ou la mère

«redevenue», l’imaginaire de Joséphin entretient un flou identitaire entre les trois afin de «boire

les rêves de Solange écouter sa nuit être la lune de ses envies, elle redevenue» (LVJF,10).

266 Il s’agit d’un nom de poisson à Maurice.

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4.7 L’Autre dans la langue - Briser «l’unicité intangible de la langue»267

Outre l’interchangeabilité identitaire, le brouillage des frontières dans La vie de Joséphin

relève d’un important travail sur la langue. Un des défis que présente le travail d’écriture dans ce

roman est la restitution des traces de l’oralité dans le texte écrit puisque le personnage n’a jamais

fréquenté l’école et est censé s’exprimer dans sa langue maternelle, le créole. Lors de l’entrevue

accordée à Francofonia, Ananda Devi confie à propos de ses personnages : «Je traduis leurs

pensées, je traduis leur être, j’essaie d’être la passerelle par laquelle ils réussissent à se faire

entendre. En ce sens, l’acte littéraire est un acte de traduction, pas d’une langue à l’autre, mais

d’une pensée à une autre».268

La valorisation du discours oral sert non seulement à suggérer un langage décentré, un

idiolecte à la lisière de l’enfance et de l’âge adulte, de l’oral et de l’écrit mais aussi à donner voix

à «la muette»269 qu’est le créole, langue maternelle et de l’oralité pour l’ensemble de la

population mauricienne. En raison de complexes identitaires/linguistiques face aux langues de

prestige que sont le français et l’anglais, le locuteur mauricien entretient envers le créole, sa

langue maternelle, un rapport ambivalent, un sentiment d’affection mêlé de honte et de fierté.

Ainsi, cette ambivalence affective devient dans les deux romans une source complexe d’effets

poétiques, stylistiques, ludiques et même tactiques. Tissés dans la trame du récit, les infractions,

267 Edouard Glissant, Poétique de la relation, Gallimard, 1990, p. 132. 268 Alessandro Corio, La littérature mauricienne de langue française, Francofonia, 48, (Primavera 2005), Bologna, Olschki Editore, 2005, p. 153. 269 Valérie Magdelaine Andrianjafitrino, «Une mise en scène de la diversité linguistique : comment la littérature francophone mauricienne se dissocie-t-elle des nouvelles normes antillaises?» in Glottopol, Revue de sociolinguistique en ligne, No. 3, Janvier 2004, p. 160.

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innovations ou transformations linguistiques empruntées à l’oralité participent au défigement de

la langue d’écriture.

L’insertion d’expressions ou de mots étrangers (créoles, hindi ou autres) dans les deux

romans représente une forme de résistance face à l’hégémonie d’un français normé et normatif,

souvent considéré comme le principal critère déterminant la valeur littéraire du texte

francophone. Le bouleversement des codes linguistiques – écarts de langage, déformation des

mots, désordre syntaxique, absence de ponctuation, agrammaticalité – sert non seulement à

souligner la présence de l’oralité dans le texte littéraire mais aussi à exprimer les émotions et

l’état d’esprit du personnage :

Je suis le pêcheur nu le pêcheur fou depuis toujours j’ai été comme ça un jour je suis retourné, je suis allé chez elle, qui devenait de plus en plus laide, pas possible ce qu’elle était laide des trous des cratères sur son visage à cause des fards bon marché et cette bouche rouge débordante de l’épaisseur du sang caillé ces yeux de clown aux paupières vertes (LVJF, 81). Je vous empêcherai de disparaître comme l’autre, commencée jolie puis de tonton en tonton devenue laide devenue pâle devenue chiffon de cuisine devenue papier sablé devenue clown (LVJF, 45).

L’abondance des répétitions qui, d’une part, confère à l’écriture un rythme incantatoire

proche des contes traditionnels, sert aussi à souligner le caractère oral d’un discours

apparemment simple, enfantin, où le locuteur se répète pour maintenir le fil de sa pensée et

retenir l’attention de son interlocuteur. À l’image du fou du roi, Joséphin interroge ce qui pour

lui relève de l’incompréhensible et son discours est d’autant plus subversif qu’il semble provenir

de la naïveté et la candeur du simple d’esprit. Ce personnage supposé gaga qui, en créole,

signifie muet ou bègue, met à mal une tradition de pensée qui associe la maîtrise du langage à la

capacité de penser. Tout en intériorité, le personnage de Joséphin, de même que la narratrice de

Moi l’interdite, démonte le préjugé qui consiste à considérer celui qui parle mal ou ne parle pas

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comme un être pas tout à fait humain. Tous deux abordent des problèmes sérieux et profonds :

l’enfant maltraité, l’inhumanité des humains, la marginalisation et l’exclusion de l’Autre. Du

dialogue intérieur où le personnage en tant que narrateur et narrataire de son propre discours se

pose à lui-même des questions auxquelles il tente de répondre :

Est-ce qu’elle se souvient? Je sais pas». […] Comment se souviendrait-elle maintenant que je suis parti? D’ailleurs pourquoi? (LVJF : 39)

Aux interpellations du lecteur :

si c'est ça mon bonheur, qui peut me l’interdire? Pas vous, tout de même, pas vous. Car vous le partagez bien un peu avec moi, en ce moment précis, ce bonheur-là. Non? Sinon, vous seriez pas là» (LVJF : 41).

Et en passant par la déformation des mots tels que «méricaine» pour «américaine» ou

l’insertion de la berceuse créole «mo passé larivyer Tanyé mo zwenn enn… enn… mama?

Granmama?» (LVJF,10), les marques de l’oralité270 participent à une tentative de

décloisonnement des langues où le créole, bien que langue infériorisée et dominée, fonctionne

selon ses propres lois. Ainsi, l’absence du ‘ne’ dans la phrase négative considérée agrammaticale

en français standard ne pose aucun problème en créole où le ‘ne’, jugé redondant a tout

simplement disparu de la forme négative. L’agrammaticalité ou la disparition du «ne» dans la

phrase négative évoque le langage parlé de l’enfant mais aussi le surgissement du créole dans le

texte en français.

270 La présence de l’oralité et de la langue de l’Autre dans Moi, l’interdite comprend aussi des mots hindi tels que «rakshas, Shehtan» (8), «shehnais» (85) ou la berceuse «soja rajkumari, soja» (19), l’auteure souligne.

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La parole de Joséphin, située entre les langues, entre le créole et le français, joue du

double sens du mot «vilain» dans les deux langues pour souligner l’arbitraire et la relativité des

représentations binaires habituelles : beau/joli/bon par opposition à laid/vilain/méchant. Bien que

gaga ou simple d’esprit, Joséphin a compris que « Solange pouvait pas être belle sans Marlène et

Marlène serait pas laide sans Solange » (LVJF, 31) et « des mots comme ça, fouka, vilain, c'est

que des mots, rien d’autre » (LVJF, 71). Le modèle idéal valorisé par le colonisateur –

blondeur/blancheur égale beauté – est mis à mal, voire rendu étrange, par la représentation

caricaturale, déshumanisée, de la mère et la déformation ou ‘créolisation’ du nom de Marilyn

Monroe en «Marlyn Moro». Sous couvert d’un langage déformé, apparemment enfantin ou

incorrect, les réflexions de Joséphin invitent à un questionnement sur l’évidence des présupposés

esthétiques qui façonnent le rapport à l’image de soi et de l’Autre : « je suis vilain, je suis vilain,

elles l’ont dit, elles ont vu les hommes de leur village, tous ces tontons qui venaient le soir, ils

étaient jolis, eux, peut-être, ils avaient pas les yeux rouges de rhum » (LVJF, 64). Contrairement

au texte antillais où l’usage du créole, plus exubérant, est doté d’une charge sociale ou identitaire

explicite, le recours au créole dans ce roman n’est pas tant l’expression d’une revendication

sociale ou identitaire, ni même celle d’une identité mauricienne unifiée, qu’un procédé de

distanciation, de mise en doute par rapport à une réalité sociale invivable.

À travers des stratégies d’écriture qui postulent le caractère hybride, changeant et

interchangeable des identités, ces deux romans proposent une approche de l’identité qui dénonce

l’illusion d’une essence ou d’une origine pure. Échappant aux catégorisations ou taxinomies

habituelles – patronyme, âge, classe sociale, apparence physique – l’identité dans ces deux

romans est comme un «miroir vide» (MI, 15) ou une case vide qui accueille des formes diverses

et changeantes au fil du récit. Être de papier, le personnage est doté d’une identité plus textuelle

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que réelle, une identité sans cesse en devenir qui se construit dans et par le discours. Cette

identité plurielle est concrétisée dans les romans par des stratégies narratives, stylistiques ou

rhétoriques qui privilégient la mobilité, l’hybridation et l’interchangeabilité. Le message adressé

au lecteur semble plutôt clair : chacun de nous est constitué d’identités multiples et changeantes

qui relèvent autant de la réalité que de la fiction ou l’invention. Dans les deux romans à l’étude,

la (re)construction identitaire à partir de la mémoire et des souvenirs problématise la frontière

entre réalité et fiction, entre passé et présent, entre innocence et maturité. En demeurant retenu

ou attardé dans l’enfance, le personnage signifie son refus d’appartenir au monde des adultes, de

participer aux fictions identitaires/autoritaires qui veulent l’enfermer dans une irréductible

altérité. La narratrice de Moi, l’interdite qui ne manque pas de nous rappeler «J’ai cessé de

grandir» (MI, 16), «Quelque part, je n’étais encore qu’une petite fille abandonnée» (MI, 89)

perçoit l’identité comme «[ces] arbres magnifiques [qui] croissaient dans ma tête. Des banyans,

des multipliants aux cents racines qui lançaient leurs bras aux quatre coins de la terre pour mieux

la posséder» (MI, 57). Dans les deux romans, la mort du personnage à la fin du récit peut donc

être interprétée comme une mort symbolique, une autre forme de devenir qui fait suite aux

multiples devenirs hybrides du personnage et signifie son refus des appartenances et sa libération

par rapport aux déterminations identitaires, trop rigides et tranchées.

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171

Chapitre 5

5 Être autrement

5.1 La question du para-naturel

Tout ça c’est de sa faute, a-t-il crié soudain. C’est cette malédiction descendue sur nous!271

Et eux, criant, il faut l’exorciser,

«éna diab dansli», diab, diab, criaient-ils.272

La présence simultanée de réalités et mondes parallèles ou alternatifs, la porosité des

frontières identitaires, culturelles, linguistiques ou religieuses dans les romans d’Ananda Devi

participent à la création d’un univers déréalisé, à la fois trouble et troublant, que l’auteure

qualifie de ‘para-naturel’. Ananda Devi ne semble pas établir de différence entre le para-naturel,

le surnaturel ou même le sur-réel dans l’entrevue accordée à Patrick Sultan en 2001 où elle

explique l’emploi du terme para-naturel :

Je me suis éloignée, depuis Moi, l’interdite, de cette préoccupation directe avec la religion pour me rapprocher du surnaturel ou du «para-naturel» – c'est-à-dire que je décris une situation et des personnages «réels», mais la ligne de démarcation avec une autre dimension de pensée et de conscience est très mince, de sorte que s’imbriquent souvent des situations réelles et «sur-réelles».273

271 Devi, Moi, l’interdite, p. 16. 272 Devi, Le voile de Draupadi, p. 88. 273 Sultan, «Ruptures et héritages, Entretien avec Ananda Devi».

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Le para-naturel, terme forgé par l’auteure elle-même pour décrire l’univers trouble de ses

romans, constitue pourtant l’une des composantes majeures de son corpus romanesque. Il nous a

donc paru utile de nous attarder sur cette question afin d’attirer l’attention sur un phénomène

littéraire qui, d’abord relié à l’œuvre d’Ananda Devi, semble aujourd'hui se répandre à

l’ensemble du champ littéraire mauricien. Concept émergent, le para-naturel est appelé à se

développer puisqu’il est de plus en plus utilisé pour décrire l’univers romanesque des écrivains

mauriciens de la nouvelle génération.274 D’où un certain flou entourant ce concept qui, chez

Ananda Devi, semble se situer entre le para-naturel, le surnaturel, le fantastique et le sur-réel,

ainsi qu’en témoigne l’extrait ci-dessus. Le flou, intentionnel ou non, autour de ce concept est en

partie dû à la situation d’entremêlement des cultures et des religions dans la société de référence,

à la difficulté d’établir des distinctions claires et nettes entre le surnaturel, la sorcellerie, les

superstitions et les croyances religieuses et à «la pensée magique et […] la pensée fantastique qui

sont toujours présentes dans le quotidien». 275 Valérie Magdelaine souligne à propos de cette

forme littéraire difficile à catégoriser que «le problème de la catégorie littéraire, de la

terminologie à utiliser et de la redéfinition des outils critiques est ici total, comme dans la

majeure partie des champs littéraires en cours de constitution.»276

En l’absence d’outils conceptuels ou critiques sur cette forme littéraire spécifique au texte

mauricien et en raison de points communs existant entre le para-naturel et le réalisme magique,

notamment la présence du surnaturel dans le quotidien, la rupture avec le réalisme et le

naturalisme, le brouillage des frontières entre la réalité et l’illusion, entre le rationnel et

274 Magdelaine, «Le désancrage …», p. 73 ; «Une mise en scène de la diversité linguistique …», p. 153. 275 Alessandro Corio, «Entretien avec Ananda Devi», p. 162. 276 Magdelaine, «Le ‘désancrage’ …», p. 85.

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l’irrationnel, entre le banal et l’insolite, nous prendrons appui sur les travaux de théoriciens du

réalisme magique tels que Wendy Faris, Stephen Slemon et Amaryll Chanady pour établir une

grille de lecture adaptée aux romans d’Ananda Devi.

À l’instar de la théorie voyageuse d’Edward Saïd, le réalisme magique va donc nous

servir de guide, de point d’appui pour une lecture des traces et manifestations du surnaturel dans

les romans de notre corpus. Le but de notre analyse est d’examiner de plus près le lien établi par

l’auteure entre la magie du langage et «la pensée magique» ou la «densité mystique» de l’île

évoquée lors des ses entrevues. Il s’agit donc de démontrer que cette présence mystique alliée au

sentiment de perte ou d’exil occasionné par le déracinement va se constituer en une poétique

particulière où l’accent sur la matérialité et le pouvoir créateur du langage permet de rendre de

manière plus saisissante la présence à la fois cachée et manifeste du surnaturel dans le quotidien

de l’île.

Nous relevons, parmi les exemples les plus probants de cette présence mystique, à la fois

trouble et ambiguë, les états de transe chez Vasanti (VD, 73), la transformation de la narratrice de

Moi, l’interdite en loup-garou (MI, 87-88) ou cet épisode rapporté par Anjali dans Le voile de

Draupadi :

Lorsque je rentrai à la maison, la servante m’attendait au coin de la porte. […] Elle m’entraîna dans un coin obscur du jardin. Là, suspendue par une ficelle à une branche de camphrier, se trouvait une poule morte. Son bec largement ouvert avait l’air de produire un grand cri guttural qui ne sortirait jamais […]. Prise de dégoût, je reculai de quelques pas. Qu’est-ce qui te prend, tu es devenue folle ou quoi ? […] Madame, je vous dis, c'est pour le petit. Je vous assure, c'est nécessaire. J’ai aussi allumé des cierges dans la grotte de la vierge de Fatima. Vous verrez, la fièvre le quittera bientôt. Marlène, je ne crois pas à ces choses-là, tu es bien gentille, mais je suis hindoue et …

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Mais même les hindous viennent consulter la bonne femme, on l’appelle Matante Sec, elle a accompli des tas de guérisons, et puis … (VD, p.68-69).

Notre présentation du réalisme magique au début de ce chapitre vise donc à démontrer

l’intérêt et la pertinence des outils et concepts développés par les théoriciens du réalisme

magique pour les littératures postcoloniales et pour l’élaboration d’une grille ou méthode de

lecture adaptée à la lecture du para-naturel dans les romans d’Ananda Devi. Suite à cela, nous

procèderons à l’analyse textuelle des romans qui débutera avec une lecture du Voile de

Draupadi. Nous verrons au cours de ce travail, que ce roman, malgré sa facture plus réaliste et

traditionnelle, contient déjà en germe le projet littéraire de l’œuvre et l’amorce d’un mouvement

vers un processus de déréalisation et de mise en doute qui ira en s’affirmant au fil de l’œuvre et

au fil des années.

5.2 Du para-naturel au réalisme magique

Objet de définitions vagues ou trop restrictives, le réalisme magique résiste à toute

tentative de définition univoque ainsi qu’en témoigne l’article de Stephen Slemon Magic Realism

as Postcolonial Discourse qui ouvre la discussion avec cette formule lapidaire «the concept of

magic realism is a troubled one for literary theory».277 Qualifié de code narratif par certains, de

courant, de technique ou de mode littéraire par d’autres, le réalisme magique se faufile entre les

formes, les catégories et les genres. Pour Amaryll Chanady qui voit dans le réalisme magique un

mode plutôt qu’un genre littéraire, la notion de genre renvoie à une forme bien définie et

277 Steven Slemon, «Magic Realism as Postcolonial Discourse» in Magical Realism : Theory, History, Community, sous la dir. de Wendy Faris et L. Zamora, Durham & London, Duke University Press, 1995, p. 407.

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historiquement marquée alors que celle de mode, plus inclusive, permet d’englober des œuvres

appartenant à des périodes, des littératures et des genres différents.278 Cette fluidité

définitionnelle constitue à la fois la force et la faiblesse du discours réaliste magique puisque

c’est par son ambiguïté constitutive qu’il peut s’établir en contre-discours face à l’inertie et la

logique binaire des discours dominants. Œuvrant dans un entre-deux perpétuel, le réalisme

magique s’érige en discours de la différence et de la diversité face à la vision impérialiste d’un

centre élitiste et inaccessible.

5.2.1 Origines du terme

Le syntagme réalisme magique comprend deux termes oxymoriques, deux codes narratifs

apparemment antinomiques, d’un côté le réalisme (ontologique) censé reproduire une vision

totalement intelligible du monde, de l’autre la magie qui renvoie à un monde immatériel/invisible

plus pressenti que connu. L’origine du terme réalisme magique provient du syntagme

« Magischer Realismus » inventé par le critique d’art Frantz Roh pour désigner la peinture post-

expressionniste dans l’Allemagne des années 1920. Éclipsé par le surréalisme « qui ne tolérait

guère d’autres “ismes’ à ses côtés »,279 le syntagme, alors peu usité dans le domaine littéraire,

connaît un véritable essor lorsque, repris par les écrivains d’Amérique latine, il sert à exprimer la

« magie » ou le mystère qui imprègne la réalité quotidienne dans cette partie du monde.

278 «A particular quality of a fictitious world that can characterize works belonging to several genres, periods or national literatures», Amaryll (Beatrice) Chanady, Magical Realism and the Fantastic : Resolved versus Unresolved Antinomy, New York and London, Garland 1985, p. 1-2. 279 Charles Scheel, Réalisme magique et réalisme merveilleux: des theories aux poétiques, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 8.

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Fondateurs du courant littéraire réaliste magique, l’écrivain cubain Alejo Carpentier, le

premier à utiliser le terme « lo real maravilloso » et l’écrivain haïtien Jacques-Stéphen Alexis

préconisent une forme littéraire hybride qu’ils considèrent plus apte à décrire l’entrechoc des

cultures amérindiennes, européennes et africaines dans des pays où les processus complexes de

construction sociale et identitaire demeurent irrémédiablement marqués par l’expérience de la

colonisation, de l’esclavage et de la décolonisation. Pour ces écrivains, les cultures latino-

américaines et caribéennes sont mues par un désordre créateur qui s’oppose aux schémas,

conventions et codes narratifs fondés sur des oppositions tranchées – réalisme ou merveilleux,

réel ou irréel, inclusion ou exclusion – caractéristiques de l’esprit des Lumières. En 1956,

Jacques Stéphen Alexis publie dans le numéro spécial de Présence Africaine, consacré aux actes

du Premier Congrès International des Écrivains et Artistes noirs, un article intitulé

«Prolégomènes à un manifeste du Réalisme merveilleux des Haïtiens» qui jette les bases d’une

théorisation du merveilleux dans le texte littéraire haïtien. Il explique dans cet article que

l’art haïtien présente en effet le réel avec son cortège d’étrange, de fantastique, de demi-jour, de mystère et de merveilleux : la beauté des formes n’y est pas, en quelque domaine que ce soit, une donnée convenue, une fin première, mais l’art haïtien y atteint par tous les biais, même celui de la dite laideur.280

Contrairement à l’Occident qui est sans cesse à la recherche «(d’)une harmonie

préétablie», l’art haïtien «tend à la plus exacte représentation sensuelle de la réalité, à l’intuition

créatrice, à la puissance expressive».281

280 Jacques Stéphen Alexis, «Prolégomènes à un manifeste du Réalisme merveilleux des Haïtiens», in Présence Africaine 8-10 (numéro spécial, 1er Congrès International des Écrivains et Artistes Noirs), 1956, p. 245-271. 281 Scheel, Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 74.

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Bien que reconnaissant l’apport séminal de ces écrivains au développement et à la

théorisation du réalisme magique dans le domaine littéraire, il faut toutefois se garder d’y voir

une origine exclusivement (latino-) américaine (ou postcoloniale)282 même si dans le prologue à

son roman Le Royaume de ce monde, Alejo Carpentier semble sous-entendre que le merveilleux,

phénomène propre aux pays d’Amérique latine, est inexistant en Europe. Car comment ignorer la

présence du réalisme magique dans les productions narratives, écrites et orales, des peuples à

travers le monde et ce, bien avant son émergence en tant que courant littéraire ou théorique. Il

serait donc erroné d’y voir un genre établi provenant d’une seule origine, d’une époque ou région

spécifique : le réalisme magique emprunte des formes aussi innombrables que les diverses

cultures à travers le temps et les civilisations.

Ce qui ressort toutefois des écrits de nombreux écrivains postcoloniaux est leur profonde

méfiance à l’égard du réalisme occidental. Ils considèrent le réalisme – versant littéraire de la

vision positiviste et rationnelle du colonisateur – comme un langage créé par et pour le

colonisateur. Un langage qui ne peut rendre avec justice et justesse les réalités complexes issues

des situations de contact, de choc culturel, linguistique ou religieux dans les pays anciennement

colonisés.

Par son refus d’une opposition tranchée entre le réel et le surnaturel, le réalisme magique

rompt la dynamique de domination qui existe entre réalisme et magie/surnaturel, dont l’un est

censé représenter le rationnel (le colonisateur) et l’autre, l’irrationnel (le colonisé). Ancré dans la

contestation, le réalisme magique subvertit la hiérarchie du premier terme sur le second et par ce

282 Jeanne Delbaere-Garant, «Psychic Realism, Mythic Realism, Grotesque Realism: Variations on Magic Realism in Contemporary Literature in English» in Magical Realism: Theory, History, Community, p. 249.

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déplacement formel suscite d’autres questionnements sur les structures binaires et hiérarchiques

héritées de la colonisation. Brouillant la ligne de partage entre la fiction et le réel, la prose et la

poésie, le littéraire et le politique, le réalisme magique revêt un attrait particulier pour les

écrivains qui ont une expérience vécue des situations de colonisation ou d’oppression. De par sa

forme hybride située à l’intersection de mondes et de modes apparemment distincts et opposés,

le réalisme magique est pourvu d’un potentiel libérateur qui permet aux écrivains postcoloniaux

d’exprimer et de faire entendre des voix/voies, des perspectives Autres jadis considérées

indignes de la littérature. Pour ces écrivains dits de la marge ou de la périphérie, la littérature

constitue un outil de choix pour désamorcer les stéréotypes essentialistes qui sont au fondement

des systèmes de valeurs déterminant les constructions catégorielles de race, de genre, de langue

ou de religion solidement ancrées dans l’imaginaire et la mémoire collective de leur pays.

Une des caractéristiques majeures des ex-colonies est l’intériorisation des images et

valeurs véhiculées par la colonisation. Ces représentations sont si ancrées dans l’inconscient et la

mémoire collective des peuples colonisés qu’elles sont acceptées comme telles, c'est-à-dire

comme des vérités qui sont de l’ordre de l’évidence même. Aussi, dans de nombreux pays, les

structures, les hiérarchies et les divisions établies durant la colonisation sont demeurées presque

les mêmes après le départ du colonisateur. Dans «Orphée Noir», sa célèbre préface à

l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar

Senghor, Sartre ne manque pas de souligner «[qu’]entre les colonisés, le colon s’est arrangé pour

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être l’éternel médiateur; il est là, toujours là, même absent, jusque dans les conciliabules les plus

secrets».283

Les écrivains ex-colonisés qui oeuvrent à la marge ou à la périphérie d’une métropole ou

d’un centre littéraire dominant se sont emparés de la littérature pour en faire un espace de liberté

et de dissidence où ils peuvent dénoncer les injustices et déséquilibres sociaux qui, dans leur

pays, continuent à persister plus d’un demi-siècle après le départ formel des administrations

coloniales. Lieu d’une bataille contre l’hégémonie des normes linguistiques et des canons

littéraires eurocentriques, le texte littéraire s’ouvre à de nouvelles voies romanesques où sont

abordés, de manière directe ou détournée, les problèmes et questionnements qui continuent à

affecter la vie et le quotidien des populations dans les anciennes colonies. Pour les écrivains

latino-américains, il s’agit d’un quotidien marqué à vie par la rencontre entre le colonisateur

européen, l’autochtone amérindien et l’esclave. Débordant le cadre restrictif du réalisme objectif

et rationnel des Lumières, ces situations de contact – culturel, linguistique, religieux –

complexes, voire conflictuels, trouvent leur pleine expression dans la pratique d’une écriture

hybride qui participe à l’éclatement des frontières, dont celle qui sépare le réel de la magie.

5.2.2 Entre magie et réalisme

Un des traits marquants du réalisme magique est le rapport entre la fiction et la réalité,

entre l’univers du livre et le monde extra-textuel. Le recours à des stratégies d’écriture

innovatrices permet à l’écrivain réaliste magique de projeter un éclairage plus saisissant sur le

texte de la vie qui s’avère souvent plus invraisemblable, plus déconcertant que celui de la fiction.

283 Jean-Paul Sartre cité par Jean-Claude Blachère in Négriture : les écrivains d’Afrique noire et la langue française, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 45.

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Selon Maryse Condé, pour peu qu’on se donne la peine d’y réfléchir, la réalité dépasse toujours

la fiction, celle-ci n’arrive jamais « à la cheville de la réalité ».284 Ce lien continu entre le livre et

le monde est l’une des différences majeures qui sépare le réalisme magique postcolonial du

fantastique classique européen pour qui l’insertion du fantastique est problématique parce qu’elle

signifie une rupture avec l’ordre rationnel du monde. L’événement fantastique surprend et

angoisse le narrateur (et le lecteur) en quête d’une explication naturelle ou rationnelle. Le lecteur

qui s’identifie au personnage doit opter pour l’une ou l’autre explication : ou le monde est ce

qu’il est et l’événement est le fruit de son imagination ou l’événement a véritablement eu lieu et

il s’agit alors d’un autre monde qui fonctionne selon ses propres lois.

Le fantastique occupe le temps de cette incertitude; dès que l'on choisit l'une ou l'autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l'étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturelle.285

Pour une lecture plus approfondie de la notion de fantastique, nous renvoyons à

l’incontournable ouvrage de référence de Tzvetan Todorov Introduction à la littérature

fantastique. La réflexion de Todorov, essentiellement littéraire, tend vers une définition du

fantastique à travers une étude de son fonctionnement dans la structure des récits du XIXe siècle.

Tout en établissant des distinctions avec ses plus proches voisins, l’étrange et le merveilleux,

Todorov reconnaît la difficulté d’arriver à une définition claire du fantastique en tant que genre

littéraire. La notion todorovienne repose sur une opposition tranchée, un affrontement entre le

rationnel et le surnaturel, alors que dans le réalisme magique, le surnaturel n’est pas présenté

comme problématique puisqu’il est en accord avec les normes de perception du narrateur et des

284 Maryse Condé, Histoire de la femme cannibale, Paris, Mercure de France, 2003, p. 26. 285 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 29.

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personnages dans l’espace de la fiction.286 «[L]e fantastique existe par référence à un consensus

collectif sur la nature de la réalité, tandis que le réalisme magique instaure une perception plus

subjective du monde».287

Pour Amaryll Chanady, l’auteur de Magical Realism and the Fantastic : Resolved versus

Unresolved Antinomy, le récit réaliste magique ne marque pas de véritable rupture entre le

familier et le surnaturel. En naturalisant l’événement surnaturel au même titre que les

occurrences banales et familières du quotidien, l’auteur réaliste magique élimine l’antinomie

entre le réel et le surnaturel aussi bien au niveau du texte que du lecteur implicite. Celui-ci

choisit de suspendre son incrédulité le temps de la lecture même si dans la réalité il ne croit pas

en l’existence de phénomènes surnaturels.

The description of a supernatural event as normal eliminates the antinomy between the real and the supernatural on the level of the text and therefore also resolves it on the level of the implied reader. Although the latter still perceives this antinomy, he suspends his normal reactions of wonder in order to conform to the textual code.288

Le réalisme magique problématise la notion même de hiérarchie par son refus d’accorder

la priorité à l’un ou l’autre terme. La présence simultanée de codes conflictuels indique

l’impossibilité d’un sens ou d’une vérité unique. Ce qui est déstabilisé n’est pas tant le réel en soi

que la perception d’un monde essentiellement rationnel et accessible à un savoir objectif et

transcendant. Si le réalisme magique pose l’existence d’un monde matériel et reconnaissable, tel

286 «In magical realism, the supernatural […] is integrated within the norms of perception of the narrator and characters in the fictitious world», Amaryll (Beatrice) Chanady, Magical Realism and the Fantastic : Resolved versus Unresolved Antinomy , p. 23. 287 Raymond Trousson, «Du fantastique et du merveilleux au réalisme magique?», in Le Réalisme magique : roman, peinture et cinéma, sous la dir. de Jean Weisgerber, Bruxelles, Centre d’Étude des Avant-Gardes Littéraires de l’Université de Bruxelles, Éditions l’Age d’Homme, 1987, p. 33. 288 Amaryll (Beatrice) Chanady, Magical Realism and the Fantastic : Resolved versus Unresolved Antinomy, p. 36.

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qu’on le trouve en face de soi, c'est pour mieux en révéler les failles et les contradictions. En

réinstaurant le mystère de la magie dans le texte littéraire, le réalisme magique suscite un

questionnement sur ce qui semble si familier et naturel qu’il ne fait l’objet d’aucun doute ou

questionnement.

À l’affût du spirituel ou de la magie sous la banalité du quotidien, l’insertion du

surnaturel dans les romans de Devi correspond à une stratégie d’ouverture et de dépassement par

rapport à une vision du monde pyramidale et dominée par la tyrannie de l’Un. À cheval entre le

naturel et le surnaturel, l’écriture de Devi se nourrit de la juxtaposition et la tension constante

entre des registres ou pôles considérés antinomiques par une logique manichéenne qui oppose le

réel au surnaturel, le rationnel à l’irrationnel et récuse tout lien ou possibilité de rencontre entre

les deux pôles. À partir d’une approche interprétative inspirée du réalisme magique, notre lecture

des manifestations du surnaturel dans les romans du corpus sera particulièrement attentive aux

stratégies d’écriture – récurrence de la figure spectrale : fantôme ou revenant, métaphores

incarnées289 – qui participent à la création d’un tiers espace hybride, plus favorable à une pensée

de la marge et du décentrement.

289 Il s’agit de métaphores qui se littéralisent, s’actualisent, voire ‘s’ignifient’, telle Vasanti ‘consumée par sa folie amoureuse à la fin du Voile de Draupadi, pour passer du sens figuré au sens propre, du second au premier degré.

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5.3 Traces du surnaturel dans Le Voile de Draupadi - Le fantôme

de Vasanti

Nous commençons notre analyse avec le roman Le Voile de Draupadi qui, parmi les

quatre romans inscrits à notre corpus, est perçu comme le plus traditionnel, c'est-à-dire le plus

directement en prise avec la réalité vécue de l’île. L’incipit du roman met en scène une chambre

d’enfant dont «les rideaux aux Pierrots lunaires», les murs tapissés de personnages de Walt

Disney, «Bambi, Dingo et le nain joyeux » témoignent de la présence d’un monde matériel et

contemporain que le lecteur n’a aucun mal à reconnaître. Un monde imprégné d’odeurs

familières telle «[l’]odeur chaude et épaisse» (VD, 26), «ce parfum d’amertume que donne la

fièvre» (VD, 5). Par la suite cet effet de réel sera renforcé par le recours à des toponymes tels que

les noms de ville, de village, de rue – Curepipe, Port-Louis, Constance La Gaité, la route du

jardin – qui sont des lieux connus et identifiables, du moins pour le lecteur mauricien. Henri

Mitterand décrit cette tactique comme un moyen utilisé par l’auteur réaliste pour court-circuiter

la suspicion du lecteur puisque le nom du lieu atteste de l’authenticité de l’aventure «par une

sorte de reflet métonymique».290

Ce roman qui correspond au début de la carrière de l’écrivain constitue le point de départ

de notre étude qui s’intéresse, entre autres, à l’évolution d’une écriture dont la facture, plus

réaliste et traditionnelle au début, accordera une place de plus en plus conséquente à l’imaginaire

et aux phénomènes surnaturels dans les écrits ultérieurs. Lors d’un colloque en 2007291 sur les

290 Henri Mitterand, Le discours du roman, Paris, PUF, 1980, p. 194. 291 Colloque international, Université catholique de Louvain : Penser l’altérité : autour de l’œuvre d’Ananda Devi et des écrivaines mauriciennes contemporaines, Louvain-la-Neuve, novembre 2007.

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écrivaines mauriciennes contemporaines, Devi a émis un commentaire intéressant sur Anjali, le

personnage principal du Voile de Draupadi, qu’aujourd'hui, avec le recul des années, elle trouve

un peu «faiblarde» comparée à ses autres personnages. Lors du colloque sur L’hybridation dans

les littératures indocéaniennes292 en avril 2009, le Professeur Madavane a mentionné le regret

exprimé par Devi à propos du personnage de Vasanti qu’elle aurait voulu plus développé et plus

présent dans l’œuvre. Malgré leur caractère anecdotique, ces commentaires nous ont incitée à

entreprendre une lecture plus attentive aux stratégies d’écriture qui, d’Anjali à Vasanti, participe

à la création d’une dynamique et tension narrative propres au roman. Car il nous semble que la

richesse et la portée critique de l’œuvre est à chercher dans le rapport complexe et ambivalent

qui existe entre ces deux personnages apparemment antithétiques – d’un côté l’épouse soumise et

ancrée dans la réalité, de l’autre, l’adolescente rebelle, véritable feu follet, plus féerique que réel.

La force subversive du roman réside dans cette présence/absence, reconnaissance/déni d’un

personnage dont le fantôme ou le spectre hante l’ensemble du récit et mine la facture

apparemment réaliste du roman.

Ce roman qui raconte le cheminement intérieur de la narratrice est aussi bien l’histoire de

Vasanti que celle d’Anjali. Une fois prononcé, le nom de Vasanti semble envahir l’ensemble du

récit puisque c'est un personnage qui ‘revient’ dans presque tous les chapitres du roman.

Fantôme, revenante, l’étrangeté de Vasanti est d’abord reliée à son espace environnant. « Si dire

l’Autre, c'est le présenter comme tel par le truchement de l’énonciation, la lecture de nombreux

292 1er Congrès International, Indicities/Indices/Indicios, L’hybridité dans les littératures indocéaniennes, Universitat Autònoma de Barcelona, avril 2009.

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romans révèle que l’espace est une autre stratégie capitale pour marquer l’altérité d’un

personnage ».293

Anjali nous présente sa cousine Vasanti comme «une autre nous-même mais avec toutes

les libertés» (VD, 43). Elle habitait avec son père « une petite maison isolée dans la vallée,

auprès de la rivière » (VD, 34). Située à l’orée du village, la vallée était couverte d’une

végétation plus dense où les arbres portaient des fruits au goût « particulier, farouche comme une

chair d’animal » (VD, 34). Pour Anjali et son frère qui mènent une vie bien rangée et étriquée à

la ville, il s’agit d’un lieu féérique «[o]ù la pluie avait un parfum de soleil» (VD,, 49), à l’image

de Vasanti caractérisée par l’hyperbole et la démesure : «elle était trop gaie, trop passionnée,

trop fougueuse, trop belle et surtout, trop entière » (VD, 36, nous soulignons). Suivant son

« destin d’étoile » elle se donnait « à tout ce qu’elle aimait, tout ce qu’elle faisait, sans mesure

aucune » (36). Petite fille, «Vasanti était considérée par les villageois comme une créature

surnaturelle, touchée par l’inconnu, à la manière bienfaisante des fées» (VD, 34).

C'est dans son rapport symbiotique avec la nature qu’apparaît avec plus de force le côté

surnaturel, du personnage. Vivant en osmose avec la nature environnante, Vasanti semblait aussi

bien appartenir au règne des animaux, des végétaux que celui des humains. L’aspect polymorphe

du personnage est révélé au lecteur lors de l’épisode racontant la mort horrible d’un braconnier

attaqué par une horde de cochons sauvages.

Un jour, alors que nous étions ainsi perchés, nous vîmes un peu plus loin un braconnier qui inspectait un piège à lièvres. Il était penché sur le lièvre qu’il avait attrapé, et tremblant, avec un sourire malsain, il lui rompit le cou. Il était tellement absorbé par cet acte qu’il n’entendit pas la furieuse masse noire qui arrivait

293 Janet Paterson, Figures de l’Autre dans le roman québécois, Québec, Éditions Nota Bene, 2004, p. 29, l’auteure souligne.

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derrière lui en ouragan. Au dernier moment, il les sentit et se retourna avec un air de stupeur et d’effarement. Le bruit mou des pattes fourchues – il y avait là une harde d’au moins une vingtaine de bêtes, avec un chef immense en tête -, le râle sourd de leur gorge, le froissement des feuilles écartées par leur course rapide et puissante, tout cela pénétra sa conscience en une seconde. La seconde d’après, sans que la horde eût interrompu sa course, il n’était plus qu’une masse glutineuse, mélangée aux hautes herbes rouges, aux fleurs de flamboyant jonchant le sol, aux insectes broyées en même temps que lui. Je le regardais, fascinée. Je n’avais pas encore parfaitement saisi l’ampleur du drame. Puis j’entendis une plainte mince et aiguë, comme un chant mélodieux mais infiniment triste, un chant d’oiseau ou de quelque animal des bois, qui émanait des branches épaisses du badamier. Surprise, je me retournai en même temps que Shyam, et je vis Vasanti qui, un peu en retrait, émettait cette plainte. Le visage couvert de larmes et de trait rouges, telles des éraflures, elle se balançait mollement sur la branche. Ses ongles étaient rouges de sang et de petites particules de chair arrachée». Nous en avions été effrayés. (VD, 35-36)

Suite à cet épisode, la narratrice ne fournit aucune explication, aucune hypothèse sur ce

qui s’est réellement passé, sur le rôle ou la participation de Vasanti à ce drame, laissant le lecteur

dans le doute entre une explication surnaturelle et une explication rationnelle : ou l’événement a

véritablement eu lieu (explication surnaturelle) ou il est le produit d’une imagination enfantine

débordante (explication rationnelle). Toutefois, pour la narratrice adulte revivant cet épisode

marquant de son enfance, il ne peut y avoir de doute ou de questionnement quant à la réalité de

cet événement. Cela est souligné par des indices textuels tels que la présence de son frère à ses

côtés et l’arrivée des villageois venus chercher le corps. Anjali raconte comment ce drame

représentait pour les villageois une preuve de plus «de la particularité de Vasanti, de ce destin

d’étoile auquel nous avions du mal à croire» (VD, 36).

À la fois rebelle, justicière, fée ou sorcière, la figure de Vasanti apparaît comme la face

cachée et rebelle d’Anjali, celle qu’elle n’osait montrer à son entourage. Il est intéressant de

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noter que le nom, le fantôme de Vasanti, sans cesse refoulé, refait surface lorsque survient la

maladie de son fils, Wynn. Vasanti «emmurée dans son mutisme jusqu’à ce que, par un étrange

jeu de correspondances, la maladie de Wynn, l’en ait fait sortir» (VD, 33). L’emploi du mot

«étrange» constitue déjà une indication du mystère entourant ce personnage qui, dans le chapitre

précédent, avait fait l’objet d’une parenthèse. Le souvenir du personnage est évoqué lors d’une

escalade en montagne dans un lieu qui semble appartenir à un autre monde : «elle n’était pas

bien grande, cette montagne, mais les formes tailladées de cette chair volcanique pétrifiée dans

d’impossibles contorsions la rendaient menaçante. […] Des martins noirs d’une grosseur

démesurée sillonnaient le ciel» (VD, 18).Que «le fantôme de Vasanti» (21) vienne à se

manifester «dans cet environnement de solitude et de sauvagerie» (VD, 21) ne relève pas du

hasard mais d’une volonté délibérée de souligner le caractère insolite et hors-norme de ce

personnage.

Outre ses lieux d’apparition, le recours aux figures rhétoriques de la prétérition ou de la

mise en parenthèses contribue à la fois à intriguer/mystifier le lecteur et à accroître l’effet

d’indescriptible qui caractérise ce personnage :

(Vasanti était la fille de mon oncle Sanjiva. Vasanti était la cousine que nous avions tous délibérément bannie de nos mémoires. Et dont Shyam et moi évitions soigneusement de parler. Je n’avais jamais prononcé son nom devant Dev)» (21) ou plus loin : «Je me suis efforcée d’oublier, d’effacer les brûlures pour ne pas les revivre constamment (VD, 33).

Figure polymorphe, Vasanti apparaît comme le double d’Anjali, son alter ego qui n’avait

pas peur de «toucher à la limite des choses» et de «se prouver l’impossible» (VD, 72). Afin de ne

pas être comme Vasanti, «obscurément stigmatisée…» (VD, 20), Anjali s’efforce à mener une

vie «sans rêves» (VD, 20), «attelée à l’ordre des choses» (VD, 20), alors que le fantôme de

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Vasanti ne cesse de revenir pour lui rappeler ce grain de folie qui sommeille en elle. Car Vasanti

était celle qui, autrefois,

ouvrait une porte close au fond de nous-mêmes, une porte qui demeurait fermée lorsque nous étions chez nous, dans l’environnement strictement réglementé de notre petite famille et de nos habitudes, bâti sur son agencement d’heures et d’occupations. (VD, 43)

5.4 Pagli ou la magie de l’amour

Dans le roman Pagli, la narratrice raconte comment cette «chose horrible», cette «plaie

vive» (PG, 73) et indélébile est restée gravée dans sa mémoire et dans son corps.

[Mes parents] ne pouvaient pas reconnaître le moment précis du cataclysme. J’ai grandi seule, parlant seulement à la tatouée de la frayeur que j’entrevoyais en moi, puis ne parlant plus du tout, à partir du moment où, à treize ans, j’ai rencontré l’obscurité» (PG, 27-28).

Quelle est cette chose innommable – «cataclysme», «obscurité» – qui entraîne le refus de

la parole chez l’enfant? La réponse nous est donnée une vingtaine de pages plus loin lorsque la

narratrice nous révèle que «il m’a violée quand j’ai eu treize ans. […] Le viol a lieu un jour où il

est chez nous […] Il ferme la porte, n’allume pas la lumière. Nous sommes dans le noir» (PG,

51-53). Écorchée vive, même après toutes ces années, la narratrice est incapable de raconter la

suite. Le lecteur est lui aussi laissé dans le noir car

il n’est pas possible de raconter ce qui se passe ensuite. Ou alors, on n’entendrait qu’un petit cri mince sortant de ces pages, qui se transformerait en un chant, en une voix d’enfant totalement perdue, totalement orpheline. Et dont la douleur contenue et incomprise deviendrait vite insupportable (PG, 53).

«Ce qui se passe ensuite», le passage à l’acte, est laissé sous silence. Pour la victime, les

mots ne peuvent décrire le choc, la honte et l’humiliation subis ce jour-là. À la fin une phrase,

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une seule, pour dire toute la douleur, toute la violence faite à son corps «lorsqu’enfin il m’a

laissée, lui, je n’étais plus qu’un minuscule tas de noir broyé dans un coin de la pièce» (PG, 54).

Dans Écrire en pays dominé, Chamoiseau pose la question «Comment écrire,

dominé?».294 En effet, comment l’enfant peut-il dire ou trouver les mots pour raconter ce qui

relève de l’indicible? Le silence, le refus de la parole correspond à un acte de résistance contre

les mots de la tribu, contre la langue du dominant et de l’agresseur. Pour dire sa réalité et non ce

que eux «prennent pour la réalité» (PG, 26), pour raconter son vécu à elle, Pagli doit forger sa

propre langue, une langue étrange et étrangère au langage autoritaire et manipulateur de

l’agresseur. Une langue poussée à son paroxysme qui déborde les limites de la réalité et se glisse

entre les barreaux et les barrières. C’est donc en ayant recours à la magie de l’amour et au

pouvoir du langage que Pagli parvient à transfigurer le traumatisme, la réalité atroce, en une

expérience productive et créative.295 Même si l’épigraphe «Tout roman est un acte d’amour»

semble confirmer la thèse du roman d’amour, c'est bien le traumatisme du viol qui constitue

l’élément déclencheur de la narration. Car, plus que l’histoire d’un amour interdit, «l’écriture

dense et dangereuse de ce livre» (PG, 29) vise surtout à introduire le doute, à défaire l’évidence,

l’ordre qui semble aller de soi et à dessiner des lignes de fuite hors des catégorisations

habituelles de classe, de caste (ethnique, sexuelle ou religieuse) ou de couleur.

294 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997, p. 17. 295 À l’instar d’Arundhati Roy, l’auteure du roman The God of Small Things, Devi ne cherche pas tant à raconter l’histoire d’une aventure que d’imaginer de nouvelles façons de survivre au traumatisme enfoui dans le corps et la mémoire de la victime. «To Arundathi Roy, writing fiction is “a way of seeing, of making sense of the world”. The God of Small Things, she says, is not “about what happens so much as a brooding over how something affected people’s lives”» R.S.Pathak, The Fictional World of Arundathi Roy, New Delhi, Creative Books, 2001, p. 12.

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«Du bleu des ombres», s’élève une voix qui annonce sa mort prochaine et promet de

‘revenir’ après sa mort : «Je reviendrai pour démembrer leurs mensonges» (PG, 4). Cette voix

sans visage nous révèle toutefois qu’elle est enfermée derrière des barreaux, «le cadenas à la

porte de ma cage rouille lentement», dans un lieu nommé Terre Rouge où on lui a donné le nom

de «pagli, une folle». L’enfermement/l’aliénation de la narratrice taxée de folle (pagli) dans une

«kazot pul» (PG, 115) (cage à poules) correspond à la fois à une littéralisation de l’étau qui

enserre Pagli, celui du souvenir brûlant de son corps violé et humilié et au bâillonnement, et à la

déshumanisation de tous ceux qui refusent l’ordre établi. En raison de son étrangeté – l’écart

entre le créole et le français, la langue de la narration – le mot «kazot pul» éclaire avec plus de

force l’analogie entre l’exiguïté de la cage et la situation d’altérité du personnage, en proie aux

débordements d’une conscience trouble et solitaire. Le décalage ou l’altérité entre la langue du

personnage-narrateur et la langue de la narration, entre la conscience du personnage et son milieu

environnant contribue au décuplement de la magie du verbe, la dimension linguistique de

l’expérience humaine, qui, selon Wendy Faris, «celebrates the solidity of invention and takes us

beyond representation conceived primarily as mimesis to re-presentation. We are surprised by

the literality of the play of language in linguistically motivated fictional moments».296

Cette voix fantomatique, semblable au silence de la nuit, rend plus troublante la hantise

du traumatisme ainsi que la souffrance du corps violenté et humilié. À la fois présente et absente,

elle renvoie à l’indicible du choc subi par l’enfant et au non-dit entourant le viol familial. La

dénonciation du viol commis à l’intérieur même de la maison familiale témoigne de

l’incompétence parentale : l’ennemi est un membre de la famille qui profite de «l’indifférence

296 Wendy Faris et Lois Parkinson Zamora (dir.), Magical Realism: Theory, History, Community, Durham & London, Duke University Press, 1995, p. 177.

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totale» du père, de la mère, des voisins, de la communauté pour commettre son crime. Par leur

silence complice, les adultes participent à la double victimisation de l’enfant qui, seule, face à la

hantise du souvenir, doit recourir à son imagination pour vaincre la peur, «l’angoisse (qui) part et

revient comme des vagues» (PG, 33). C’est dans l’intériorité de sa conscience que Pagli trouvera

la force nécessaire pour déjouer et subvertir les discours manipulateurs de son agresseur et de ses

complices. L’histoire se déverse, telles ces pluies diluviennes que Pagli déclenche à fin du récit,

à partir d’un nouveau moi qui naît «un jour de violence et de cendres» (PG, 55). «Cadenassée à

l’intérieur de ce souvenir» (PG, 54), Pagli va s’inventer une contre-histoire face à la gangue du

quotidien : «Ma vengeance sera sans appel, même si elle doit me détruire aussi. Si je ne peux pas

te revoir, je préfère mourir dans ma définitive décrépitude» (PG, 123).

À partir d’une histoire réaliste, celle d’une relation adultère entre une jeune femme

indienne et un pêcheur créole dans un petit village mauricien, Devi met en place un récit

onirique, utopique où la narratrice, puisant ses forces dans le surnaturel, tisse patiemment sa

propre histoire, sa propre contre-fiction face à l’imposture que représente son mariage ‘arrangé’

avec celui qui l’a violée alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. «Je le crée et je le pense»

(PG, 91) nous dit-elle à propos de Zil, l’objet de son amour. Sublime et portée par une passion

incandescente, l’histoire d’amour que nous raconte Pagli semble appartenir à un autre monde, un

univers magique et enchanté.

Au début, Zil, l’amant nous est présenté comme «un homme ordinaire. Ou du moins en

apparence» (PG, 36). Mais quelques lignes plus loin il nous apparaît comme une créature irréelle

sortie des profondeurs de la mer, «un océan d’or et de nuit» (PG, 36). Ce personnage qui se met

véritablement à exister, à prendre forme grâce à la magie des mots et le pouvoir de la fiction

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reconnaît qu’il doit son existence aux pouvoirs magiques de sa créatrice. D’ailleurs il ne manque

pas de le souligner lorsque Pagli lui donne la parole dans le chapitre intitulé Daya :

J’ai tellement reçu de toi que je me sens humble et éperdu à la fois […] C’était comme si au fur et à mesure que je te connaissais, je devenais. Je découvrais en moi des choses indevinées, des facettes inconnues, des visages révélés. J’étais un autre homme, parce que je n’étais complet qu’avec toi. […] Sans le don que tu m’as fait de toi, je ne serais qu’un homme à peu près, un homme à demi qui ne sait pas ce que c’est que d’être homme (PG, 145).

Outre la magie de la narration, le personnage de Pagli est doté de pouvoirs visionnaires

ou prémonitoires qui sont manifestes dès son apparition dans la diégèse. Ainsi, l’incipit du roman

est marqué par une série d’énoncés proleptiques et prophétiques :

Et il y aura les éclats du métal et des poings, quand le village sortira de sa léthargie. J’entends la rumeur souterraine qui naît loin sous la surface placide des visages. Un remous de violence fait trembler les arbres. Puis commence la lente déchirure» (PG, 15).

Mais ses pouvoirs surnaturels ne s’arrêtent pas là. Ainsi, malgré le cadenas qui bloque

l’entrée de sa cage,297 Pagli parvient à s’échapper entre les barreaux et va se réfugier chez son

amie Mitsy qui croit que ses persécuteurs lui ont enfin donné la permission de sortir. Mais Pagli

explique au lecteur : «Ils ne m’ont pas laissée sortir, je me suis échappée, lui dis-je. Je ne lui

explique pas que je peux passer entre les barreaux et que, la nuit, mon esprit se glisse hors de

tous les cercueils. Elle n’aime pas ces prétentions-là» (PG, 18). Ce don surnaturel qu’elle a de

glisser entre les barreaux répond à son désir lancinant de fuir hors d’elle-même, hors de ce corps

qui n’arrête pas de se souvenir. Elle confirme par la suite que «[r]ien ne me retient à mon corps»

297 Par ailleurs, il nous est difficile d’imaginer une personne vivant à l’intérieur d’une «kazot poule» qui, à Maurice, ressemble plus à un cageot qu’à une cage.

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(PG, 68), «j’ai des ailes. Et elles sont vivantes» (PG, 68). Volant «au-dessus du village amolli de

léthargie» (PG, 68), «au-dessus des tours, des volcans, des montagnes» (PG, 70), Pagli «quitt[e]

les interdits et les barrières, [pour] apprendre à être autrement» (PG, 70, nous soulignons), pour

refaire le monde. Un monde plus inclusif, proche du rêve et de l’imaginaire où «plus légère

qu’un duvet de canne» (PG, 68), elle peut enfin vivre, «respire[r] le vrai visage du monde.» (PG,

68) : «Je vis. Il m’est possible d’être, au-delà de ces lieux clos, de ces lèvres fermées sur leur

salive amère.» (PG, 68).

À la fin du roman, elle utilise ses dons surnaturels pour provoquer un déluge formidable

qui engloutit tout le village avec son cortège de violence, de haine et de dégradation.

Par le ciel en fil métallique de ma cage, je conjure les nuages et les forces de s’accumuler au-dessus de Terre Rouge. […] Et la pluie commence. Et la pluie tombe. Et la pluie dure. […] Et puis la boue rouge montera. Ce sera ainsi. Ils n’en réchapperont pas. Ils l’auront voulu. (PG, 122-123).

Plus loin, elle explique pourquoi elle a déclenché ces pluies diluviennes dignes de

l’Apocalypse :

Je n’arrive pas à faire cesser la pluie. Ce que j’ai déclenché n’a pas de fin. Ces eaux d’apocalypse doivent faire acte de destruction pour que l’on puisse commencer à reconstruire. (PG, 138)

Sans ses dons surnaturels et le pouvoir de l’imaginaire, Pagli serait comme les autres

femmes de la maison en sucre glace et elle irait rejoindre la troupe des« mofines», réduites à

leurs seules fonctions de génitrice «leur ventre est un horizon de fertilité et de continuité» (PG,

41) ou de gardiennes de la pureté. Rejetant sur l’Autre la faute, le fardeau, la plaie (PG, 138 )

qu’ils portent en eux, la famille, la communauté, le village préfèrent chercher un bouc émissaire

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pour masquer la véritable source de leur honte et de leurs insécurités. Ce que revendique Pagli

c'est le droit, la liberté d’aimer quelqu’un, quel qu’il soit et non parce qu’il appartient à telle

classe, caste ou ethnie. Considéré comme un manquement, un affront à l’honneur de la famille et

de la communauté, le refus de Pagli d’obéir aux normes et lois établies est jugé inadmissible,

immoral et surtout contraire à la raison. Pagli signifie son divorce avec les valeurs traditionnelles

en s’appropriant ce nom de Pagli, ce stigmate qui est censé la couvrir de honte et l’exposer au

mépris de la communauté. Car si le fait d’aimer quelqu’un signifie être pagli, alors ce nom, ou

plutôt cette folie, elle l’assume de plein gré, comme un honneur : «ils m’ont donné ce nom et je

le prends, puisque je le suis» (PG, 13). La folie est perçue comme une autre forme de raison, une

autre façon d’appréhender le réel et de communiquer avec le surnaturel. Transformée par

l’amour, Pagli utilise ses dons pour semer le doute et la frayeur dans les rangs de l’ennemi et

mystifier son ennemi le plus redoutable, son mari : « Je lui déverse mon venin dans la bouche. Il

ne peut pas répondre. Sa peur de moi est trop grande» (PG, 66).

5.5 Moi, l’interdite - Quand le verbe se fait chair : l’incarnation de

la métaphore298

Outre l’esthétisation de la figure spectrale dans les romans de Devi, le recours à des

procédés rhétoriques telles que les métamorphoses et métaphores zoomorphiques constitue une

autre manière d’attirer l’attention sur la matérialité du langage en lien avec la construction de

298 «L’incarnation de la métaphore par métamorphose est un rempart contre des interprétations définitives, car elle établit l’événement textuel comme être vivant, capable d’évoluer vers des horizons inconnus en suscitant l’imaginaire du lecteur.» Katherine Roussos, Décoloniser l’imaginaire : Du réalisme magique chez Maryse Condé, Sylvie Germain et Marie Ndiaye, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 54.

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l’identité : «depuis que l’homme écrit, la métamorphose est fixée dans l’imaginaire humain, des

mythes aux contes de fées, en passant par l’épopée et le roman, la poésie et le théâtre. Aucune

forme littéraire n’ignore ce sujet, même pas la romance».299

L’actualisation ou la matérialisation de la métaphore dans le récit Moi, l’interdite

souligne le caractère construit et dynamique des processus de construction ou de quête

identitaire. Avec ce récit, nous nous éloignons encore plus du réalisme conventionnel pour nous

rapprocher du surnaturel où les transformations ne sont pas de simples développements ou

progressions d’un état à un autre mais des transfigurations ou métamorphoses radicales et

spectaculaires. Incarnant le personnage liminaire par excellence, la narratrice transgresse la

frontière humanité/animalité lorsqu’elle se transforme en lycanthrope. L’hybridité et la

déshumanisation de ce personnage situé entre chien et loup, à la fois femme-louve et femme-

chienne, symbolisent le statut irrémédiablement autre de la femme dans une société régie par les

lois du patriarcat. Cette transformation surnaturelle renvoie à la figure du loup-garou, créature

hybride solidement ancrée dans l’imaginaire mauricien.

Dans la préface à son roman intitulé L’île Maurice, pays de loups-garous, Bawansing

Sunkur explique que le loup-garou est une personne transformée en loup par des forces

surnaturelles, la sorcellerie, ou naturellement dans une attitude volontaire. Selon les habitants de

l’île, le loup-garou peut emprunter diverses formes – insecte, créature/objet volant ou mauvais

esprit. Les Mauriciens, toutes religions confondues, croient fermement en l’existence des loups-

299 Fabienne Claire Caland, «Zoopolis, Mythifications de l’identité urbaine», in Le soi et l’autre, l’énonciation de l’identité dans les contextes interculturels, sous la dir. de Pierre Ouellet. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003, p. 104.

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garous qui, au fil des années, et en particulier durant les années 1990, sont apparus dans diverses

régions de l’île.300

Reprenant une citation d’Isabel Allende, Wendy Faris, pour sa part, attribue l’insertion de

la magie, du surnaturel à une stratégie littéraire ou une différence de perception : « a literary

device or a way of seeing in which there is space for the invisible forces that move the world :

dreams, legends, myths, emotion, passion history. […] It is the capacity to see and to write about

all the dimensions of reality».301 De même, chez Devi, les personnages romanesques évoluent

dans un monde où il n’y a pas qu’une réalité mais où les réalités sont multiples et imbriquées

l’une dans l’autre. Pour l’auteure, il s’agit d’une vision particulière aux littératures dites du Sud

où «on ne pense jamais que les choses sont seulement ce qu’elles paraissent mais qu’il y a

toujours une cause cachée et profonde dans les événements et que peut-être elle est liée à des

événements oubliés ou à des esprits. […] On pourrait dire que la poésie est aussi une façon de

rechercher ce signifiant plus profond des choses».302

Le recours au bestiaire dans les textes littéraires a souvent une fonction symbolique et

métaphorique qui permet de rendre de manière saisissante et plus expressive certains traits ou

aspects du caractère d’un personnage. Les métaphores bestiales sont surtout employées à des fins

dysphoriques ou dépréciatives afin de souligner des traits négatifs ou répréhensibles chez des

personnages humains. Au début de Moi, l’interdite, l’écriture a surtout recours à un langage

métaphorique pour décrire le choc provoqué par la naissance de la narratrice : «grise, cheveux

300 Bawansing Sunkur, L’île Maurice : Pays de loups-garous, Port-Louis (Maurice), JV GRAPHIX, 2007, iii. 301 Wendy Faris, «The Question of the Other: Cultural Critiques of Magical Realism,» in Janus Head 5.2 (2002), p. 107. [En ligne], URL : http://www.janushead.org/5-2/faris.pdf . Consulté le 28 mai, 2011. 302 Alessandro Corio, «Entretien avec Ananda Devi», p. 162.

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hérissés, mains griffues – une mouna! s’écrie-t-on, c'est une mouna!» (MI, 30). Mouna, signifiant

guenon ou encore «la Cause» (MI, 17), la «malédiction» (MI, 16) responsable des malheurs et de

la honte de tout le village. Déshumanisée, traitée dès sa naissance comme un animal, la narratrice

ne recevra pas de nom propre, les membres de sa famille ont tour à tour recours à des sobriquets

dénigrants tels que «rashkas, Shehtan, Satan»( MI, 9). Toutefois, à mesure que se déroule le fil

de l’histoire, les mots, animés d’une vie propre, vont passer d’un sens second/figuré à un sens

premier/propre, illustrant le pouvoir des mots, la magie performative du langage à produire – à

l’existence – ce dont il parle. Nous renvoyons ici à la réflexion de Bourdieu qui considère l’acte

de nommer comme l’attribution d’une essence sociale : «“Deviens ce que tu es.” Telle est la

formule qui sous-tend la magie performative de tous les actes d’institution. L’essence assignée

par la nomination, l’investiture, est, au sens vrai, un fatum ».303 Cette magie performative fait

l’objet d’une réappropriation subversive dans notre roman où la métaphore prend chair, devient

métamorphose afin de rendre plus présente et tangible le processus de déshumanisation du

personnage. À force de s’entendre dire qu’elle est une mouna, une guenon ou un monstre, la

narratrice finit par devenir «[u]ne sorte de monstre» (MI, 30) hybride à l’identité ambiguë. Mais

excédant le pouvoir performatif de la nomination, elle s’approprie la fonction magique du

langage pour retourner/renverser la stigmatisation initiale et devenir une créature formidable,

hors-norme, voire extra-ordinaire. Nous avons une situation similaire dans le roman Shame, de

Salman Rushdie, où le narrateur, soulignant le pouvoir performatif du stéréotype, nous rappelle

que les gens maltraités ou traités comme des animaux finissent bien un jour par se venger :

303 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques. Paris, Fayard, 1982, p. 127.

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«Humiliate people long enough and a wilderness burst out of them».304 Dans Moi, l’interdite, la

métaphore devient agissante, prend vie au moment où, chassée de la maison familiale, la

narratrice va graduellement se transformer, se métamorphoser en une créature hybride mi-

humaine, mi-bête. C'est dans un four à chaux à l’arrière de la maison familiale – un lieu isolé,

coupé du monde, vestige du temps des colonies et de l’esclavage – que commence le processus

de la mue au sens littéral du terme :

J’ai dû m’endormir. J’ai eu des rêves étranges, comme si je me transformais. Je me dénouais, j’étais faite de fibres cassantes, puis je me rassemblais comme un tissage qui ne révélait plus la même image. J’avais été retournée sur l’envers des choses. […] [J]’ai vu qu’ils tissaient autour de moi un cocon filamenteux. Ils formaient des fibres fines comme un brin d’air avec leurs pattes et leur salive. […] En un rien de temps parce qu’ils étaient si nombreux, ils m’avaient emmaillotée. […] Quand ils se sont enfin écartés, j’étais recouverte de ce cocon blanc et doux au toucher. (MI, 42-43)

Intégrant le monde des animaux, elle fait maintenant partie de leur famille. Une famille

qui, à l’encontre de celle qui l’a maltraitée et rejetée dès sa naissance, la tient au chaud (MI, 42).

Il y avait un grand silence du côté de la maison. Un grand, grand silence, comme si le monde, hors du four à chaux, avait disparu. (Y avait-il jamais eu quelque chose là-bas? Une île, au vacarme de tous les mondes pressés de se développer; des gens de plus en plus sourds à la voix du cœur; des autobus et des voitures qui ressemblaient à des bêtes pondant leurs œufs graisseux sur les routes. Un conte, un conte encore, que tout cela). Mais même si ce monde-là continuait d’exister, moi je ne voulais pas en faire partie. J’étais déjà amoureuse des petites bêtes affairées. […] Ils sont devenus mes enfants. Ils se sont organisés autour de moi. J’étais à la fois leur reine et leur mère nourricière. Ils se sont d’abord attaqués à mes orteils. Ils les ont grignotés jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Cette douleur était tellement molle et intangible que j’en riais. Cela n’avait rien à voir avec les douleurs que les hommes peuvent causer, à la fois dans le corps et dans la tête. (MI, 43-44)

304 Salman Rushdie, Shame, Toronto, Vintage Canada, 1983, p. 119.

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«J’étais déjà entièrement recouverte d’un habit bleu nuit. Il se mouvait, ondulait comme

une soie» (MI, 42). La métaphore filée du cocon de soie souligne la matérialité, la présence

médiatrice du langage et le pouvoir illocutoire et performatif du discours. La mise en évidence

du geste créateur et du travail conceptuel par l’incarnation de la métaphore attire l’attention sur

le caractère artificiel et construit/discursif du monde dans le texte mais aussi dans la réalité.

«Retournée sur l’envers des choses» (MI, 42), le regard de la narratrice renverse la métaphore du

cocon familial protecteur et au fur et à mesure de ses métamorphoses, elle apprend à voir le

monde tel qu’il est : un monde construit sur des divisions et des rapports de force antagoniques.

Le recours au bestiaire permet de traduire avec plus de force l’ostracisme et la déshumanisation

dont elle est frappée dès sa naissance. Sa transformation devient plus spectaculaire lorsqu’elle

rencontre dans le regard bienveillant du chien «quelque chose d’inouï : la compassion» (MI, 72).

Cette découverte l’amène à se libérer de son cocon, devenu trop étouffant, pour s’ouvrir à

d’autres transformations

l’amour […] L’amour seul pouvait opérer cette transformation. Au bout d’un temps, il m’est poussé sur la peau une sorte de duvet brunâtre et doux qu’il aimait caresser. (MI, 87)

Au début, elle est saisie par un sentiment d’«horreur», une angoisse face à ce qui lui

arrive. Tout comme sa famille et son entourage révulsés à la vue de son bec-de-lièvre, il y avait

encore en elle «quelque chose d’humain», ce sentiment de peur face son devenir hybride.

Transformée par l’amour du chien, elle apprend à surmonter sa peur face à sa propre altérité et à

poser un regard plus innocent, plus emphatique sur le monde. Car ce qu’elle découvre est un

monde où l’homme est paralysé par la peur – peur de l’Autre, l’Autre différent et extérieur mais

aussi l’Autre intérieur, enfoui au fond de lui et qu’il s’évertue à cacher sous des dehors

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mensongers, des faux-semblants et l’illusion d’une identité stable et homogène : «les gens ont

honte de la difformité des autres. Le plus curieux est qu’ils ne voient pas la leur» (MI, 56).

Comme sa grand-mère grenier dont les jambes paralysées étaient pour elle sa seule beauté (MI,

56), la narratrice comprend que ses failles et ses faiblesses font partie de sa singularité en tant

qu’être humain.

La force subversive de la métamorphose réside dans le contraste inattendu entre

l’apparence externe du personnage et sa conscience interne. C'est en devenant une créature

hybride plus proche de l’animal qu’elle nous apparaît comme étant plus profondément humaine,

au sens le plus élevé du terme. Dans un monde où l’homme est littéralement un loup pour

l’homme, la métamorphose graduelle de la narratrice en loup-garou entraîne une inversion des

caractéristiques humain/animal. L’homme exhibe un comportement bestial/monstrueux , tels les

plans ourdis par les parents de la narratrice pour éliminer l’enfant a-normale ou la grand-mère

malade. L’animal/le monstre fait preuve de compassion envers l’humain qui le traite avec mépris

et méchanceté. Rejetant l’image réductrice que lui renvoie son entourage, la narratrice de Moi

l’interdite se forge une nouvelle identité, une identité multiple et mouvante qui emprunte les

formes les plus insolites, au-delà des barrières physiques et symboliques. Redevenue humaine,

elle navigue entre les frontières du rêve, de la fiction et de la réalité pour se transformer en

princesse comme dans le conte que sa grand-mère avait l’habitude de lui raconter. À la fois mère

aimante et infanticide, elle est celle qui, par son pouvoir créatif, donne la vie et la mort. Incarnant

la figure de l’ange à la fin du récit, elle prend congé du lecteur par le biais de la poésie :

L’aube me ténèbre de part en part. Fait souffler en moi un grand vent vert qui sent la menthe, le thym, la citronnelle. Un grand parfum vert qui m’allège et me soulève et me donne des ailes. Des ailes! Me serais-je trompée, tout ce temps?» Serais-je un ange?

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5.6 La vie de Joséphin le fou - De la terre à la mer-mère

Dans La vie de Joséphin le fou, l’irruption du surnaturel, la métamorphose de Joséphin en

amphibie fait apparaître un monde parallèle à celui du monde matériel d’en-haut, un monde qui

intègre la magie de l’enfance. Pour Joséphin, cette occurrence surnaturelle n’a rien d’anormal :

Je me suis mis sur le dos et j’ai regardé en haut le plafond de la mer, à la fois bougé et inchangeant, percé de trous de lumière et pourtant uni, fragile mais sûr. C’était la frontière. J’avais trouvé un passage pour sortir du monde.

Bien plus tard, je suis remonté, lavé de toute tristesse. J’ai pas compris à ce moment-là ce que ça avait d’étonnant. J’ai pensé à rien sauf à ma découverte. (LVJF, 20)

Joséphin se met véritablement à vivre quand il quitte le monde d’en-haut et se transforme

en créature hybride et amphibie : « la mer était entrée en moi. J’ai pensé que si je me coupais

encore, c’est l’eau salée qui sortirait» (LVJF, 19). «[P]areil, disait-on, à une anguille, qui se

transforme, coule s’enfile suinte dans les trous des rochers» (LVJF, 15), Joséphin découvre un

monde plus accueillant que le monde «tranchant» d’en haut où les hommes ont des pitons à la

place des yeux et c’est là qu’il comprend «que le tranchant nous venait que de nos pensées,

sommes pas faits pour ça» (LVJF, 19-20). Dans ce monde libéré des mesquineries et des

moqueries d’en-haut, «les mots sont inutiles» (LVJF, 19) et «même les pensées devenaient

planes» (LVJF, 19). Le corps de Joséphin «tout en courbes douces» (LVJF, 19) glisse entre les

eaux et apprend à «[v]ivre là, en captant quelques bulles d’air échappées des coquilles» (LVJF,

22).

L’insertion du surnaturel participe à la création d’un « tiers-espace » qui, à partir d’une

métaphore spatiale, inscrit la frontière comme lieu producteur d’une pensée plurielle de

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l’identité. Voguant au gré des vagues, plongeant dans les profondeurs de la mer, devenu poisson,

devenu anguille, Joséphin raconte sa version de l’histoire : celle des opprimés, des « désemparés

de la terre » (LVJF, 35), de la violence faite au corps et à l’imaginaire. Le corps de l’enfant

maltraité par la mère : « elle explorait sa douleur sur mon corps, j’étais son livre d’histoires, elle

se rappelait sa propre existence inutile dans mes plaies » (LVJF, 21). Joséphin rêve d’une mère,

plus aimante et plus épanouie et il la découvre lorsqu’il va se réfugier dans la mer. «Je pouvais

vivre sous l’eau. J’avais pas besoin de respirer. J’avais tellement retenu ma respiration depuis

bébé pour pas la mettre en colère […] que c’était facile de le faire de nouveau pour rester

longtemps sous l’eau» (LVJF, 22). Nous avons ici un exemple de l’incarnation de la métaphore

où l’enfant est si opprimé, si effrayé que, littéralement, il ne peut plus ou n’ose plus respirer. Le

processus de matérialisation ou de littéralisation de la métaphore participe d’une démarche

subversive qui effectue la métamorphose de Joséphin en créature hybride/amphibie : il peut vivre

sous l’eau parce qu’il a appris à ne pas respirer. C’est Joséphin, le fou, le vilain qui, renversant le

cliché de la femme-sirène sensuelle, séductrice et irrésistible, se transforme en homme-poisson

ou homme-anguille. Grâce à ce devenir hybride, il parvient à se libérer du regard stigmatisant

des hommes pour s’ouvrir à « un monde neuf et naissant à chaque fois » (LVJF, 79).

Monde imaginaire? Fantasme? Peut-être mais qui, à bien y réfléchir, n’est pas plus

étrange que celui de sa mère s’imaginant, se fantasmant en «Marlyn Moro». Pour Joséphin qui

ne voit aucune ressemblance entre sa mère et les photos de «Marlyn Moro», un tel aveuglement

relève du délire. Il ne comprend pas son refus, son incapacité à se voir et à s’accepter telle

qu’elle est : «mais je comprenais pas, je trouvais pas qu’elle ressemblait à ça, sur les photos la

fille avait des cheveux jaunes et des yeux pâles et une peau blanche et une bouche rouge, elle,

elle a les cheveux noirs, et les yeux noirs, et les lèvres noires […]» (LVJF, 16). Il ne comprend

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pas non plus pourquoi les pêcheurs ont toujours à la bouche un langage injurieux avec « des mots

laids brûlants toujours sur la mère » (LVJF, 11). Souffre-douleur, bouc émissaire, rejeté en raison

de sa différence et sa non-conformité au modèle établi, Joséphin n’a pas d’autre issue que ce

passage surnaturel vers les profondeurs de la mer. L’occurrence surnaturelle représente la seule

voie de sortie, le seul moyen de vaincre l’insensibilité et la cruauté des hommes.

Le monde de Joséphin n’est pas plus dissonant, ni moins cohérent, il a tout simplement

un autre visage et c’est ce lieu magique libéré des chaînes qui emprisonnent l’imaginaire qu’il

veut faire découvrir aux petites filles de Case Noyale (et au lecteur). C’est dans cet espace

liminaire, pas tout à fait magique ni tout à fait réel, que s’élabore une pensée de la marge, une

subjectivité hybride qui, de la terre à la mer-mère, de l’imaginaire à la réalité, déplace les

frontières et les positionnements figés. Entre identité et altérité, émergent de nouveaux repères

identitaires et des positionnements hybrides face aux discours autoritaires qui participent à la

construction des mythes identitaires de la pureté, de l’origine et de la supériorité raciale/ethnique.

Ni homme, ni poisson, ni monstre, ni coupable, ni innocent, Joséphin échappe à toute forme de

catégorisation et à toute tentative de capture. «Plus le temps passait et plus j’ai préféré me

disparaître» (LVJF, 23) nous dit Joséphin qui, partageant les secrets de la mer, nous révèle

«[qu’]il y a toujours un courant en mer pour vous emmener, même s’il faut aller le chercher très

très loin» (LVJF, 21). Ballotté entre les vagues, nageant entre deux eaux, là où la rivière «allait

grassement rejoindre la mer» (LVJF, 50) ou dans la passe entre le lagon et la haute mer, Joséphin

se moque de la loi des hommes, des policiers et de leurs chiens :

Ils voient rien, ils entendent rien, moi je suis couleur-roche, couleur-galet avec le silence dans la bouche et la mer qui grouille en moi, Joséphin le fou se moque bien d’eux, leur rit à la face, leur chie dessus, et puis s’en retourne vers ses profondeurs (LVJF, 12-13).

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Le stigmate de la différence, l’injure lancée à la figure de Joséphin, le gaga ou le vilain,

est récupérée comme un «butin de guerre» et transformée en une force positive, un pouvoir

surnaturel qui lui permet de construire son monde à lui, de ‘se disparaître’, de se laisser emporter

par le courant, loin des idéologies et discours autoritaires qui veulent assujettir l’Autre à une

identité fixe et prévisible afin d’empêcher toute forme de pensée autonome.

5.7 Une situation de non-résolution

Les défenseurs du réalisme, considéré comme le genre par excellence de la contestation

sociale et politique, considèrent l’irruption du surnaturel dans l’univers du récit comme une

menace et une diversion qui minent la facture mimétique et la portée idéologique du roman

réaliste/naturaliste. L’insertion de traces ou d’événements surnaturels dans un univers

romanesque apparemment ancré dans la réalité brouille les codes narratifs usuels et déroute les

attentes du lecteur traditionnel. Dans son article intitulé Magic Realism as Postcolonial

Discourse, Stephen Slemon développe un argument contraire où il souligne la force contestataire

des textes réalistes magiques en tant que mode d’expression pour la représentation des voix

marginalisées, interdites ou réduites au silence. Ces textes mettent en place de nouveaux codes

cognitifs «new “codes of recognition” in which the disposessed, the silenced, and the

marginalized of our own dominating systems can again find voice and enter into the dialogic

continuity of community and place».305

305 Steven Slemon, «Magic Realism as Postcolonial Discourse» in Magical Realism : Theory, History, Community, p. 422.

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Même si elle n’est pas toujours explicite, la présence du surnaturel dans les romans de

Devi relève d’un acte conscient de résistance face à l’hégémonie des codes littéraires et

linguistiques occidentaux mais aussi face à un système de pensée qui quadrille et divise en

naturalisant une échelle de valeurs pyramidale où l’Autre, enfermé dans une essence négative –

la femme, l’enfant, l’infirme – est dénié tout droit à la parole et à la représentation. L’imbrication

de réalités alternatives avec les mondes du rêve et de la folie bouleverse l’ordre des discours et

déstabilise toute notion de hiérarchie, de compétition ou de rivalité entre les cultures et les

identités.

Dans son roman Shame, Salman Rushdie affirme qu’il n’y a pas de place pour les

monstres dans nos sociétés civilisées «if such creatures roam the earth, they do so out on its

uttermost rim, consigned to peripheries by conventions of disbelief […] but once in a blue moon

something goes wrong. A Beast is born, a ‘wrong miracle’, within the citadels of propriety and

decorum.»306. À travers le rappel que le monstrueux naît à l’intérieur même du familier et du

quotidien, les romans de Devi constituent une mise en garde contre les processus d’exclusion et

de marginalisation dans la société de référence. Par le biais des métaphores incarnées, le

surnaturel ouvre le texte à l’aventure, à la matérialité et au pouvoir créateur du langage,

entraînant l’imagination du lecteur vers d’autres horizons, vers une réalité aux visages multiples,

aux cultures et aux identités fluctuantes, perméables et non-hiérarchiques.

Même s’il est un phénomène courant dans les textes de fiction, l’hybridité narrative

adopte une position inédite dans les romans de notre corpus, en particulier les trois derniers, Moi,

l’interdite, Pagli et La vie de Joséphin le fou où les codes représentationnels, réalisme/magie,

306 Rushdie, Shame, Toronto, Vintage Canada, 1983, p. 210.

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possible/impossible, naturel/surnaturel, réalité/illusion, réel/irrationnel s’affrontent dans un entre-

deux constant sans qu’aucun des deux termes ne parvienne vraiment à s’imposer. À la fois

voulue et recherchée par l’écrivain, cette situation de non-résolution, récuse toute interprétation

définitive ou prétention à une vérité unique et évidente. Colin MacCabe nous rappelle dans sa

préface au recueil d’essais In Other Worlds de Gayatri Spivak :

No matter how great the commitment to clarity, no matter how intense the desire to communicate, when we are trying ourselves to delineate and differentiate the practices and objects which are crucial to understanding our own functioning and for which we as yet lack an adequate vocabulary, there will be difficulty. Only those supremely confident of their own understanding […] can bask in the self-satisfied certainty of an adequate language for an adequate world307.

L’insertion du surnaturel correspond à une posture narrative où il ne s’agit pas tant de

prouver l’authenticité de l’événement raconté que d’installer le doute dans l’esprit du lecteur. Tel

un écheveau à démêler, le texte résiste à la compréhension et nécessite une participation plus

active de la part du lecteur. Face à des mondes et des réalités multiples et déroutantes, le lecteur

est amené à questionner ses certitudes les plus ancrées ou ce qu’il considère comme des

évidences naturelles ou allant de soi.

307 Colin MacCabe, «Foreword» in Gayatri C. Spivak, In Other Worlds : Essays in Cultural Politics, London/New York, Routledge, 1987, p. x.

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Conclusion

Vers un autrement de la pensée

L’œuvre romanesque d’Ananda Devi ne cesse de poser la question «comment et jusqu’où

il serait possible de penser autrement»?308 La recherche d’un autrement du langage, du discours

et de la pensée participe d’un questionnement qui traverse l’ensemble de l’œuvre et porte sur le

statut même du langage et de la littérature dans le contexte des littératures postcoloniales. Devi, à

l’instar de nombreux écrivains et théoriciens postcoloniaux, invite à une réflexion sur le pouvoir

du langage à créer et à façonner ce qu’il prétend décrire de façon objective. Dans les pays

encore marqués par le joug colonial ou néo-colonial, cette réflexion sur le langage s’avère

nécessaire, voire indispensable, pour susciter une prise de conscience sur le caractère construit

des discours d’autrui sur soi, sur leurs buts et visées idéologiques, politiques ou économiques

alors même qu’ils prétendent à la transparence, à l’universalité et à l’objectivité. Car le langage

ne fait pas que désigner ou nommer une réalité préexistante et déjà constituée, il la constitue en

même temps qu’il est constitué par elle. Déconstruire la rhétorique des discours normatifs et

doctrinaires afin de comprendre leur pouvoir de séduction constitue déjà une forme d’action vers

l’établissement d’un nouvel ordre et de nouveaux modèles de représentation.

Pour l’écrivain postcolonial situé à la marge des centres ou canons littéraires dominants,

il s’agit d’ouvrir une brèche à l’intérieur même des discours dominants pour donner voix et

308 Michel de Certeau, La Fable mystique XVIe-XVIIe siècle, tome 1, Paris, Gallimard, 1987, p. 52.

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reconnaissance aux oubliés de l’histoire officielle. Comme nous l’avons démontré au cours de ce

travail, la démarche critique d’Ananda Devi se révèle bien plus complexe et subversive qu’un

renversement terme à terme de l’allégorie manichéenne colonisateur/colonisé, bourreau/victime.

Inverser les positions, remplacer l’Un par l’Autre, mettre la victime à la place de l’oppresseur,

établir un nouveau centre dominant ou proclamer un nouveau vainqueur sont des tactiques qui

rappellent le langage du colonisateur et s’apparentent à une reproduction mimétique de

l’idéologie et des discours coloniaux. Pour résister à la tentation de l’hégémonie verticale – la

valorisation de l’Un au détriment de l’Autre – qui est au fondement même du discours colonial,

l’écrivain postcolonial, formé à l’école coloniale, doit désapprendre ce qu’il a vécu et intériorisé

comme appartenant à l’ordre du naturel ou de l’inévitable. Pour Valentin Mudimbe, c’est ce qui

constitue le drame de la situation du colonisé :

Le drame – car il en existe un – est que nous avons, en Afrique, intériorisé les signes inventés pour notre conquête. Nous parlons de notre être, de notre existence, de notre liberté avec les termes produits pour notre réification.309

À Maurice, le fléau du communalisme participe de ce drame qui emprisonne les

imaginaires et contribue au maintien de l’ordre symbolique colonial en rejouant la même pièce,

mais avec des acteurs différents. Plus d’un demi-siècle après l’annonce officielle de

l’indépendance, le système de valeurs légué par la colonisation continue à informer les

mentalités et les imaginaires. Le modèle représenté par le colonisateur demeure le modèle à

imiter, le signifiant majeur ou l’étalon à l’aune duquel s’évalue, se juge et se jauge le reste de la

population. Les tactiques et discours utilisés par le colonisateur pour diviser la population sont

repris par les différents groupes communautaires pour promouvoir le repli communautaire et la

309 Valentin-Yves Mudimbe, Les Corps glorieux des mots et des êtres, Esquisse d’un jardin africain à la bénédictine, Paris/Montréal, Présence africaine, Humanitas, 1994, p. 140.

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concurrence identitaire afin de prévenir les risques de contamination avec l’Autre et maintenir

une essence pure et absolue. Soucieux de préserver les privilèges d’une infime minorité

possédante, l’ordre colonial a réussi à entraîner une classe d’imitateurs et d’opportunistes

chargés de veiller à la préservation du statu quo. Face à cette société d’imitateurs et

d’illusionnistes, les romans de Devi proposent de construire un contre-modèle, un système de

pensée plus ouvert à l’exploration d’autres modèles et d’autres manières d’habiter le monde, le

langage et la littérature. Le défi est de taille car il s’agit de donner sens et forme à un monde

obnubilé par ses fantasmes d’ordre et de pureté. Un monde en proie à ses innombrables peurs :

peur de l’Autre et de sa différence, peur de l’Autre en soi, peur du passé, de l’avenir et du

devenir pluriel et hybride de l’île.

Interroger la présomption de vérité des discours légitimants, les tenants et aboutissants

d’un système de pensée qui a façonné «le devenir autoritaire du monde tel qu’on l’observe

aujourd'hui»310 représente l’une des étapes majeures vers l’élaboration d’un dire nouveau, d’une

prise de parole agissante et révolutionnaire. Dans les romans de Devi, ce travail de

déconstruction s’effectue par le biais d’un déplacement du centre vers la marge, d’une voix/voie

de traverse qui choisit délibérément la marge, l’ambivalence et l’indirection comme posture

d’énonciation. Redéfinir les limites et frontières qui enferment identité et altérité dans des

catégories fixes et irréconciliables, telle est la visée de cette écriture qui passe de la verticalité à

l’horizontalité pour sortir des sentiers battus de la logique binaire des identités exclusives ou

réactives, du repli communautaire et de la concurrence des mémoires.

310 Mbembe, Qu’est-ce que la pensée postcoloniale? [En ligne], URL : http://www.eurozine.com/articles/2008-01-09-mbembe-fr.html.

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Le but n’est pas de promouvoir une dilution des différences mais de parvenir à une

reconnaissance des différences multiples selon une dynamique de l’inclusion et non de

l’exclusion. Identité et altérité ne sont plus des essences figées dans le temps et l’espace mais des

processus toujours en devenir, en négociation constante l’une avec l’autre. Cette écriture du

mouvement, de la négociation, se construit comme parole en acte à travers un processus de

dénaturalisation des différences et des catégorisations inventées pour contenir (dans les deux

sens) les processus de subjectivation identitaire. L’acte et la manière de raconter sont constitutifs

de l’histoire et signifient autant, sinon plus, que les événements racontés. D’où la nécessité d’une

mise à distance des procédés traditionnels de la représentation pour souligner l’écart entre le

monde du texte et l’univers référentiel.

Même si la plupart des romans de Devi renvoient à des toponymes connus et vérifiables

(des quatre romans, seul Moi l’interdite renvoie à un lieu dépourvu de référent géographique), les

histoires semblent se dérouler dans des espaces atemporels – villages sucriers sur fond de

champs de cannes, entourés par l’immensité de l’eau et qui «avaient l’air d’être figés dans le

temps» (VD, p. 77). Soumis à un traitement similaire, l’espace temporel englobant est lui aussi

dépourvu de notation d’âge, de dates référentielles ou de repères chronologiques en ce qui

concerne les personnages ou les événements de la diégèse. Cette indétermination spatio-

temporelle superpose une île mi-fictive à l’île réelle et rend celle-ci étrange et étrangère à elle-

même. Par son effet de défamiliarisation, cette stratégie d’écriture traduit mieux que n’importe

quel passage réaliste ou naturaliste le mal-être d’un monde en perte de sens et de repères. Le

personnage qui illustre le mieux ce mal-être, cette aliénation à un modèle imposé de l’extérieur,

est la mère de Joséphin. Jour après jour, elle poursuit un même fantasme : être blonde et belle

comme l’actrice américaine “Marlyn Moro ” qui, toute sa vie durant et un demi-siècle après sa

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mort, demeure emprisonnée dans une image fantasmée et fabriquée par l’industrie

hollywoodienne. L’écriture comme processus créatif et activité signifiante permet d’ouvrir ce

monde désarticulé, où les morts, les photos de morts et les magazines périmés tiennent lieu de

réalité, au pouvoir productif du langage. L’espace du roman devient texte-monde où s’élaborent

de nouvelles formes de subjectivité, des pratiques de désaliénation et de réinvention de soi.

Une écriture du décentrement

Par son refus de la centralité, l’écriture romanesque de Devi marque une rupture avec les

écrits antérieurs où les poètes et écrivains de l’île aspiraient à une verticalité ascendante, ainsi

qu’en témoigne l’article publié par le poète Robert-Edward Hart en 1934 : «Que nos intellectuels

s’expriment en français, en anglais ou en hindi, ils servent une des trois civilisations qui

s’unissent ici sous le signe de l’entité mauricienne et dont les cimes se touchent sur le plan

d’humanité supérieure».311

Chez Devi, la présence de la nature ou des éléments donne lieu à une «architexture» de

l’horizontalité : dans Le Voile de Draupadi, la symbolique du feu accompagne le mouvement

vers la terre, vers l’horizontalité de la route : «[c]elle-ci fume déjà, et déjà semble commencer la

marche sur du feu, car l’asphalte grésille sous le soleil et fond doucement à mesure que nous

marchons» (VD, 166), alors que la narratrice de Moi l’interdite décrit l’enfance comme «un

chemin de combustion» (MI, 17).

311 Jean-Georges Prosper, L’île Maurice doit-elle vendre son âme? Invitation à l’envol, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 106.

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L’eau, «la rivière [qui] étincelle comme du métal» (VD, 166), ou la mer des salines «plate

comme le dos d’une main» (VD, 110) dans Le voile de Draupadi participe aussi de cet

imaginaire qui ouvre le roman vers l’infini de l’horizon. La mer occupe un rôle majeur dans

l’économie des romans; elle évoque la traversée de l’océan par les esclaves et le «Kala pani» des

travailleurs engagés. La mer, indissociable de l’amant pêcheur, fait souffler un vent d’amour et

de liberté sur l’univers carcéral de Pagli. Elle est dotée de pouvoirs prémonitoires à la naissance

de la narratrice de Moi, l’interdite : «Ils ont longtemps parlé de la mer qui avait envahi les terres

et laissé un voile de sel blanc sur les champs labourés. Et de la marée de boue rouge dans les

rivières» (MI, 29).

Dans La vie de Joséphin le fou, la mer étale, ouverte sur l’infini de l’horizon, est

mentionnée dix-neuf fois dans les deux premiers chapitres qui comprennent en tout une

quinzaine de pages. Personnage à part entière, la mer a des bras accueillants (LVJF, 18), une

oreille attentive : «le silence bleu de la mer, ombre de sa main, m’écoute et me dit de me taire :

les mots sont inutiles» (19). Le jeu sur les assonances et les allitérations souligne le rapport

fluide et harmonieux qui existe entre la mer et le personnage :

le silence bleu la mer, ombre de sa main, m’écoute et me dit de me taire : les mots sont inutiles la consonance entre ‘mer’ et ‘taire’

La mer communique avec Joséphin à travers «le parler de la houle» (LVJF, 47) pour lui

révéler ses secrets et lui «donner [s]on intelligence» (LVJF, 47). Elle joue le rôle de mère

nourricière et remplace la mère indifférente et obnubilée par les photos de «Marlyn Moro».

Aussi, Joséphin se considère-t-il comme «celui à qui la mer a donné naissance lorsque plus rien

en haut l’accueillait» (LVJF, 40).

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Si verticalité il y a, elle s’effectue plus vers le bas que vers le haut : Joséphin, plongeant

du rocher vers les profondeurs de la mer (LJVF, p.18), découvrant «le monde d’en bas» (LJVF,

40) et vivant dans des cavernes sèches sous la mer (LVJF, 27). Anjali rêve de «[s]’ensevelir dans

un lit de boue, la bouche remplie de fourmis rouges et les narines de l’odeur corrosive de la

terre» (VD, 109). Pagli, enterrée vive «dans le ventre de la terre», rêve de Zil alors que la pluie

tombe pendant des jours et entraîne le village dans une mer de boue :« [L]’eau transporte et

transvase toutes les hontes, pas une seule ne lui résistera, aucun cœur blindé, aucune âme

cadenassée. Ses gouttes innombrables rongeront les matières les plus dures» (PG, 125).

Les figures de la multiplicité et de la prolifération telles les gouttes innombrables de la

pluie participent de cette entreprise de décentrement anthropologique. Elle introduit l’idée que

l’Homme n’est pas le centre de l’univers, ni la mesure de toute chose. Les anguilles qui

envahissent le corps de Joséphin ou les petites bêtes recouvrant le corps de la narratrice de Moi,

l’interdite et qui «travaillaient en parfaite harmonie» (MI, 45) sont là pour nous rappeler que

l’homme est un élément parmi une infinité d’autres dans la totalité cosmique de l’univers.

Combien? Je savais pas. Elles étaient pas seulement sur moi, mais aussi autour de moi, il en arrivait encore et encore, pressées, poussées, et toutes s’arrêtaient près de moi, se massaient, autour de mon corps, tellement, je pouvais pas compter, je savais pas où elles commençaient et où elles finissaient, elles étaient si emmêlées, enlacées, une queue devenait une tête et une tête poussait au milieu d’un ventre et une autre queue semblait s’enfoncer dans la gueule d’une autre, et tout ça avec un mouvement incessant, silencieux, fluant, goulant, fouillant, entrant, sortant, rerentrant, ressortant …» (LVJF, 51).

Et à la fin du roman :

Elles arrivent très vite, par centaines, coulées, dégorgées du lit de la rivière, mes amies, mes reines (LVJF, 87).

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De l’Un vers le multiple

Ce refus de l’Un en faveur du multiple est manifeste tant au niveau de la thématique que

de l’organisation formelle des romans. La structure ternaire du personnel romanesque constitue

l’un des principaux dispositifs de décentrement qui participe à l’éclatement de la structure

pyramidale du roman traditionnel, généralement dominé par une voix unique et un regard

macroscopique/omniscient, du début à la fin du roman. La symbolique du trois – dont la graphie,

à la fois ouverte et sinueuse, est signifiante en elle-même – est présente dès les romans du début :

narré à la première personne sous forme de monologue intérieur, le récit de vie, l’histoire

d’Anjali dans Le voile de Draupadi n’a de signification que mise en rapport avec l’histoire de

Vasanti et de Fatma, ses deux sœurs d’infortune, ou en relation d’intertextualité avec Draupadi et

Sita, les deux grandes figures féminines de la mythologie hindoue. De même, l’aventure

narrative de Pagli ne prend-t-elle tout son sens qu’en interaction avec deux autres trajectoires,

celles de Mitsy et Zil. Quant à la narratrice de Moi, l’interdite, elle reconnaît à l’issue de sa

traversée des espaces et des mondes différents – humain, inhumain, animal, réel, mental, abstrait,

onirique, imaginaire – que :

Les jambes desséchées de grand-mère grenier, ma bouche absente, et l’amour du chien : c’étaient nos trois vérités. Le reste n’avait pas d’importance. Il n’y avait pas d’autre manière d’être. (MI, 81)

Le refus d’un discours totalisant ou dominant se poursuit dans La vie de Joséphin le fou à

travers l’entremêlement des voix narratives enfant/adolescent/adulte ou la confusion identitaire

savamment entretenue entre le personnage de la mère (fille-mère) et les sœurs quasi-siamoises,

Marlène et Solange, petites filles et femmes-enfants en même temps. L’entrecroisement

d’histoires multiples dans des mondes et des univers parallèles empêche l’établissement d’une

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voix/voie dominante ou autoritaire et participe à la création d’un rapport égalitaire entre les

histoires, les visions et les différences plurielles.

Qui est le sujet du discours dans ces romans? À qui s’adresse ce discours? Dans quel lieu

et à quelle époque se situe-t-il? Ces questions renvoient à une situation d’énonciation, à la fois

double et trouble, où le narrateur – qui n’est pas censé s’exprimer en français312 – raconte son

histoire par l’intermédiaire d’une autre voix/voie, celle du scripteur ou sujet écrivant. Au statut

ambigu de l’émetteur du récit répond en écho l’identité équivoque du destinataire. Qui est le

destinataire du monologue intérieur de Joséphin lorsqu’à l’incipit le ‘je’ dit «Pas faire de bruit

[…] Chut, pas rire pas pleurer…» ou lorsque la narratrice de Moi, l’interdite interpelle un vous :

«Ne prenez pas mal ce songe d’épines que je vous offre»? En fait, on pourrait même parler

d’une situation de triple énonciation où le discours du narrateur s’adresse à lui-même, au

scripteur/traducteur chargé de traduire/transcrire son histoire et au lecteur du roman. Du

monologue intérieur, on est donc passé à une structure triadique où narrateur, auteur/scripteur et

lecteur reçoivent des identités ambivalentes et hybrides : le narrateur en tant que sujet et objet de

son discours, le scripteur en tant que destinataire ou dépositaire de l’histoire du narrateur mais

aussi médiateur entre narrateur et lecteur, et le lecteur jouant le rôle duel de récepteur et de

participant à la construction du sens de l’œuvre. Ce rôle est d’autant plus accru dans nos romans

où le lecteur est privé des repères et codes qui, d’habitude, l’aident à reconstruire le monde et les

personnages de la fiction. En l’absence de repères tels que la temporalité, l’espace, la

312 Dans l’entrevue accordée à la revue Francofonia, Ananda Devi explique que «les personnages que je décris […] ne viennent pas des milieux bourgeois. Ils sont des gens des villages, et le français ne serait pas leur moyen d’expression primaire; dans la réalité, ils s’exprimeraient en créole», Alessandro Corio, «Entretien avec Ananda Devi», p. 152-153.

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biographie : âge, nom de famille, apparence physique, activités sociales ou professionnelles, le

lecteur doit y mettre du sien pour remplir les trous et interpréter les silences du texte.

Ce dire délibérément lacunaire et énigmatique est par ailleurs renforcé par le

surgissement d’événements invraisemblables ou insolites qui problématisent la compréhension

de la diégèse et l’inscription du texte dans un réel référentiel. S’il rechigne à jouer le rôle de

détective à l’affût des mystères et énigmes du récit, le lecteur peut alors fermer le livre et mettre

fin à sa lecture mais il ira de l’avant s’il pressent un ou d’autres sens à découvrir sous le masque

apparent de l’invraisemblance. Ce feuilleté du sens présuppose un savoir-faire littéraire qui

évoque la présence d’une subjectivité métafictionnelle et extradiégétique.313 Celle-ci brouille à

dessein les règles de la vraisemblance afin de susciter chez le lecteur, placé en situation d’altérité

dans un monde étrange et un langage qu’il peine à reconnaître, une réaction, un questionnement

sur son rapport au monde, à l’Histoire et à l’Autre. Le lecteur, renvoyé à sa propre altérité,

abandonne sa position de sujet unitaire et souverain pour entrer dans la fiction comme un

étranger parmi d’autres étrangers. Pour Julia Kristeva, c'est ce «sentiment d’insolite» qui permet

l’identification avec l’autre, «élaborant son impact dépersonnalisant par le moyen de

l’étonnement».314 Présent à l’ensemble de l’œuvre, ce sentiment d’insolite est ce que Barthes

désigne sur la quatrième de couverture de L’obvie et l’obtus comme «l’autre sens, celui qui

313 Per Krogh Hansen parle de cette présence dans un article intitulé, «Reconsidering the Unreliable Narrator» où il renvoie à l’ouvrage Living to Tell About It: A rhetoric and Ethics of Character Narration de James Phelan : «Phelan criticizes cognitive narratologists (e.g., A. Nünning) for exaggerating the reader’s role and neglecting the author’s agency, and claims that the interpretive move to read textual inconsistencies as a signal of unreliability does not make any hermeneutic sense if it is not based on the assumption, that ‘someone’ designed the inconsistency as a signal of unreliability». Voir P. K. Hansen, «Reconsidering the Unreliable Narrator», Semiotica, Vol. 165, Issue 1-4 (2007): 227-246. 314 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988, p. 242. Plus loin, (p. 284), elle ajoute : «L’étrange est en moi, donc nous sommes tous des étrangers. Si je suis étranger, il n’y a pas d’étrangers».

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“vient en trop”, comme un supplément que mon intellection ne parvient pas bien à absorber, à la

fois têtu et fuyant, lisse et échappé, je propose de l’appeler le sens obtus».315

S’il est une figure qui incarne ce “troisième sens” dans Le Voile de Draupadi c'est bien

Vasanti qui, de fantôme (VD, 21 & 84), passe au rang de personnage quasi principal puisque son

nom est mentionné plus de 90 fois dans un roman de 170 pages. La facture apparemment

traditionnelle et linéaire du roman raconté par un narrateur principal est sans cesse minée par

l’évocation du nom de Vasanti. Tel un écho résonnant d’une page à l’autre, ce nom exerce sur

l’ensemble du récit un effet à la fois incantatoire et médusant. Rappelons qu’un des traits

marquants de ce personnage est la chevelure dénouée, éparse ou dansante à l’image des fils

enchevêtrés de la trame diégétique. Telle la Méduse, les cheveux de Vasanti sont «torsadés

autour de son cou comme des serpents» (VD, 37) ou «des créatures tentaculaires» (VD, 43) et

ressemblent à «une masse opaque et riche, un labyrinthe où l’on devait se perdre à jamais, pris

dans les réseaux enrubannés» (VD, 74). Bien qu’hypnotisé par ce personnage aux visages et

identités multiples – tantôt «belle, pratiquement sans défauts physiques», féérique, tantôt

«terrible à voir» (VD, 73) ou diabolique : «éna diab dansli», diab, diab, criaient-ils» (VD, 88),

tantôt soumise, tantôt révoltée316 – le lecteur se retrouve à la fin du roman face à une énigme. En

effet, comment interpréter la mort bête et tragique de Vasanti, l’échec de son Agni Pariksha alors

315 Roland Barthes, L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, collection Tel Quel, 1982. 316 Sa révolte contre l’exploitation des travailleurs sur les champs de canne («Travailler, toujours travailler, comme des bêtes de somme! Mieux vaux mourir que vivre comme cela») (VD, 45) témoigne d’une conscience sociale aiguë. Mais d’un autre côté, son attachement à l’idéal de la pativrata soumise et dévouée va la conduire à sa fin tragique puisqu’elle meurt consumée – littéralement et métaphoriquement – par l’amour.

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qu’Anjali, la cousine effacée et ‘ordinaire’317, accomplit avec succès et sans trop y croire la

traversée du bûcher. Quel sens attribuer au commentaire d’Anjali à l’égard de Vasanti «La

vérité! Pauvre sotte! Elle a d’innombrables visages» (VD, 156)? Venant d’Anjali, ces paroles

surprennent d’autant plus qu’elle voyait en Vasanti une créature «tellement belle, tellement

différente des autres» qu’elle semblait appartenir à une autre planète : «Là où elle posait les

pieds, quelque chose de riche et de tumultueux devait imprégner les herbes» (VD, 45).

Si le surnaturel dans Le voile de Draupadi est principalement lié à un personnage perçu

comme hors du commun et évoqué in absentia, la situation est quelque peu différente dans les

trois autres romans où les événements extraordinaires sont personnellement vécus et rapportés

par le personnage narrateur lui-même. À partir de Moi l’interdite, l’écriture s’éloigne de plus en

plus des codes traditionnels du réalisme narratif pour s’engager dans la voie d’une modernité,

voire une postmodernité littéraire qui récuse les valeurs et idéologies véhiculées durant le XIXe

et la première moitié du XXe siècle. Moi l’interdite marque le passage d’une écriture de type

plutôt traditionnel et réaliste vers une écriture du délitement où les clichés de la littérature

doudouiste des îles – douceur de vivre, tropicalisation ou exotisme bon enfant – sont mis à mal

au profit d’une fictionnalisation accrue. On assiste donc, depuis ce roman, à une remise en cause

des codes traditionnels de la représentation – référentialité, linéarité, vraisemblance – par le

recours à une prose romanesque dépouillée, amuïe, qui cherche à dire plus en disant moins. Ceux

qui racontent leur histoire sont marqués «par une impossibilité de dire : qui par un bec-de-lièvre,

317 Gravées dans la mémoire du lecteur sont ces paroles prononcées par Vasanti à l’égard de sa cousine : «Je serai peut-être femme de laboureur, mais toi, Anjali, tu seras une éternelle malheureuse. Tu seras l’esclave des hommes.» (VD, 46)

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qui en devenant muette, qui en étant qualifiée de folle, qui en étant interdit de parole».318 Cette

impossibilité de dire est aussi ce qui caractérise la situation du colonisé contraint à renier sa

langue, sa culture et son passé.

Les personnages-narrateurs de ces trois romans évoluent dans un univers trouble hanté

par des fantômes, des fous ou des vivants qui ressemblent à des morts. Qui au juste sont les

mofines dans Pagli? Les belles-sœurs de Pagli? Des femmes aux «ailes d’acier» (PG, 41)? Des

créatures surnaturelles? Sont-elles des personnages réels, des fantômes, des figures

métaphoriques ou allégoriques? Quel type de rapport l’écriture établit-elle entre le signifiant du

personnage éponyme et son signifié? Rapport d’harmonie ou d’ironie? En d’autres mots, qui sont

les véritables fous dans ce roman?

Dans tous les romans de notre corpus, les événements surnaturels ne sont ni contestés, ni

confirmés par le personnage narrateur ou quelque autre personnage dans l’univers de la fiction.

L’effritement du récit, du référent, du sujet unitaire, des repères spatio-temporels participe d’un

flou ontologique qui, en privilégiant l’ambiguïté et la confusion, signifie son refus de souscrire à

la clarté des Lumières ou la transparence du réalisme mimétique.

Contrairement au texte antillais où le recours au créole a souvent une fonction mimétique,

idéologique ou sociale, l’insertion de mots étrangers tels que pagli, mofines ou Mouna sert non

seulement à souligner le décalage, l’écart entre le français et l’univers décrit, entre la fiction et le

réel mais aussi l’altérité de la langue de la diégèse par rapport à la langue de narration. Chez

Devi, l’écart devient un motif de création, de libération qui ouvre le récit sur la parole de l’Autre,

318 Corio, «Entretien avec Ananda Devi» in Francofonia, La littérature mauricienne de langue française, p. 156, l’auteure souligne.

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sur sa langue longtemps réduite au rôle de muette. Tels des trous noirs dans le tissu diégétique, le

silence319, les points d’interrogation renvoient sans cesse à la figure de l’écart, du vide qui, non

seulement, rappelle l’impossibilité de tout dire mais aussi le caractère construit et médiatisé du

récit textuel. La mise en évidence de l’artificialité du récit brise l’illusion mimétique et empêche

l’immersion du lecteur dans la diégèse et la psychologie des personnages en établissant une

distance – un écart – entre le lecteur et la fiction, entre le lecteur et les personnages. Au lieu de

masquer son processus d’énonciation, le texte se montre du doigt, non pour s’enfermer sur lui-

même mais pour ouvrir l’aventure du récit, au-delà d’un formalisme stérile, vers une réflexion

critique sur le pouvoir manipulateur et illusionniste des systèmes de représentation dominants.

En plaçant le lecteur dans une situation d’étonnement face à un monde diégétique en crise

et dépourvu de centre unitaire, la mise à mal de l’illusion référentielle l’amène à réfléchir sur sa

position de sujet sans cesse en procès et non prédéterminé par des essences fixes et

transcendentales. Tout comme le texte qui n’a pas fini de s’écrire et se renouvelle à chaque

lecture, le lecteur, mis en alerte, prend conscience de son rôle de sujet constitué et constituant

dans le procès de l’histoire. Renvoyé à son statut discursif, le processus historique n’apparaît

plus comme inéluctable, ni irréversible mais contingent et donc modifiable. Et c’est là que réside

le potentiel subversif et contestataire de cette écriture qui se regarde et n’a pas peur de montrer

ses trous, ses plis et replis. Le geste autoréflexif, loin d’être un nombrilisme ou narcissisme

319 «Ce silence qui est dans tous mes personnages, c'est lui que je tente d’apprivoiser paradoxalement par le biais de la langue. Je traduis leurs pensées, je traduis leur être, j’essaie d’être la passerelle par laquelle ils réussissent à se faire entendre. En ce sens, l’acte littéraire est un acte de traduction, pas d’une langue à l’autre, mais d’une pensée à une autre. De plus, écrire à partir d’un pays qui en en marge par rapport aux principaux acteurs de la globalisation, c'est aussi faire acte de traduction. En utilisant la langue française, je traduis, pour les lecteurs autres que les Mauriciens, une manière d’être». Ibid., p. 153-154.

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autarcique, veut attirer l’attention du lecteur sur le caractère construit, morcelé, différé et

différant de la subjectivité humaine.

C'est en ouvrant le récit sur un sujet décentré, hybride et traversé par une altérité

constitutive que cette écriture en procès parvient à mieux faire le procès des schémas de pensée

qui emprisonnent les imaginaires dans les sociétés marquées par la colonisation. Le sujet

postcolonial, se sachant constitué par des systèmes discursifs complexes et imbriqués –

linguistiques, socio-culturels, religieux, économiques ou autres – a la possibilité d’intervenir à

l’intérieur même de ces systèmes soit pour les contester et les infléchir, soit pour les défendre et

les légitimer. Aussi la perte de référentialité ou d’unicité n’est-elle plus perçue comme une forme

de nihilisme, mais une possibilité d’ouverture sur les multiples façons de se regarder et de

regarder le monde.

Le retour sur soi s’effectue par le biais de l’identification avec l’Autre. Pour voir l’autre,

il faut savoir se regarder et se reconnaître dans sa pluralité et son altérité constitutives. Loin

d’être une prison close, le langage, de par sa structure différantielle, offre au sujet postcolonial la

possibilité de se réinventer, de passer du statut d’objet ou de victime à celui de sujet agissant à

l’intérieur même des systèmes et institutions – linguistiques, sociaux, économiques, politiques,

religieux – conçus pour sa conquête.

C’est dans sa capacité à réutiliser les clichés et les stéréotypes du discours colonial pour

les détourner de leur sens habituel que se situe le potentiel subversif et transformateur de

l’écriture de Devi. Les clichés et les stéréotypes tirent leur existence et leur apparente stabilité du

fait qu’ils sont énoncés, répétés, reproduits, renforcés dans le langage et les actes de tous les

jours. Le pouvoir des mots à faire advenir ce qu’ils disent témoigne du caractère contingent,

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subjectif et historique des constructions identitaires présentées comme des essences naturelles et

ontologiques. Le discours est toujours distance, interprétation d’une expérience par le biais du

langage dont les mots ne signifient pas en eux-mêmes mais sont interprétés par une instance

subjective. Celle-ci en tant que sujet du discours peut réarranger les mots, les réorganiser et créer

ainsi un ordre de discours différent ou quelque chose de radicalement nouveau. Le fait qu’il soit

construit, et non déterminé, par le langage, signifie que le sujet postcolonial peut s’emparer des

clichés et stéréotypes où l’identité est ramenée à des essences fixes et inaltérables (race, ethnie,

âge, sexe, couleur de peau etc.) pour les adapter à des contextes d’énonciation plus positifs et

affirmatifs. Cette posture anti-essentialiste, proche des courants postmodernes, mise sur la

mobilité de la signification pour poser les prémisses d’une identité instable, dynamique et plus

ouverte sur la réflexion et la transformation des rôles et des expériences.

Aussi Judith Butler voit-elle dans le caractère construit de l’identité une porte ouverte sur

la capacité d’action du sujet qui peut reprendre les insultes et discours injurieux à son encontre et

les détourner de leur sens originel : « Construction is not opposed to agency; it is the necessary

scene of agency, the very terms in which agency is articulated and becomes culturally

intelligible».320 En proposant une relecture des stéréotypes négatifs liés à la figure du colonisé –

féminité, infantilisme, folie, débilité ou monstruosité – les romans de Devi appellent non

seulement à une remise en cause de la pensée binaire où un terme est valorisé au détriment de

l’autre mais aussi à une réflexion critique sur la reconduction des pratiques de domination et

d’exclusion par les ex-colonisés eux-mêmes. À travers l’histoire des personnages marginalisés et

condamnés au silence par leur propre famille et/ou leur communauté, Devi dénonce le

320 Judith Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, Coll. «Thinking Gender», New York/Londres, Routledge, 1999 [1990], p. 187.

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présupposé qui place oppresseur et victime dans deux camps distincts et diamétralement

opposés : d’un côté le colonisateur et de l’autre, tous les ex-colonisés unis par un même désir de

libération parce qu’ils partagent un passé commun d’oppression et de servitude.

Le passage vers une fictionnalisation accrue s’apparente chez Devi à un mouvement de

révolte contre les discours naturalisants et essentialistes qui figent les identités, érigent des

barrières entre les communautés et les enferment dans des îlots de solitude. Ainsi, le texte en tant

qu’acte de communication devient le lieu d’un échange où auteur-scripteur, narrateur et lecteur

sont des sujets en procès qui sont construits et se construisent à travers un processus dynamique

et dialogique. L’auteur abandonne sa position d’auteur-Dieu, le narrateur son rôle d’observateur

omniscient et le lecteur celui de récepteur passif pour devenir des interlocuteurs actifs dans un

dialogue ouvert sur la pluralité et la différence de l’Autre. L’appel à la participation, à la liberté

et au pouvoir imaginaire de cet Autre – personnage ou lecteur – est surtout manifeste dans les

endroits du texte où l’auteure semble renoncer à un contrôle absolu sur les événements ou le sens

de l’œuvre.

Vers un devenir-imperceptible

Cette abdication de la maîtrise est renforcée par la structure ouverte des romans qui

commencent tous in media res – dans un entre-deux entre la vie et la mort de l’enfant dans Le

Voile de Draupadi, dans un état intermédiaire entre raison, folie, hallucination, rêve et réalité

dans les trois autres romans – et se terminent sur une fin ambiguë. L’enfant succombe à la

maladie dans Le Voile de Draupadi et la fin dans les autres romans est marquée par la mort du

personnage narrateur. Toutefois la mort n’apparaît pas comme une fin en soi ou une clôture

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nihiliste. Elle permet au contraire d’ouvrir le texte sur une autre forme de devenir qui fait suite

aux devenirs multiples présents dans l’ensemble de l’œuvre – devenir-double, devenir-multiple,

devenir-muet, devenir-fou/folle, devenir-chien, devenir-poisson. La mort dans les romans de

Devi peut être interprétée comme une mort réelle, mais aussi comme une mort symbolique qui

signifie un désir de disparition, de devenir imperceptible qui irait plutôt dans le sens d’une mort

au monde de la pensée binaire et des identités meurtrières. Le personnage signifie son refus de

participer aux manipulations binaires où le second terme, en tant que pôle négatif ou Autre

absolu, est réduit au rôle d’épouvantail face au premier terme, élevé au rang de modèle idéal,

normatif et universel.

Plus que la fin d’une vie, la mort de l’enfant dans Le Voile de Draupadi signifie la fin

d’une ère, d’une situation d’enfermement et de soumission. Elle marque le début d’une prise de

conscience et annonce le commencement d’une nouvelle vie. À la fin du roman, Anjali décide de

rompre les liens avec son mari et sa famille et invite son amie Fatma à venir vivre avec elle, «à la

mer, peut-être, ou sur le flanc d’une montagne, à côté des macaques». (VD, 154)

La mort de la narratrice dans le roman Pagli déclenche des pluies torrentielles qui

entraînent le village et ses habitants dans une mer de boue. Cette mort, malgré son cortège de

destruction, peut être interprétée comme une forme de libération, une manière de renaître à un

monde autre, plus inclusif et tolérant de la différence. Le dernier paragraphe du roman projette

une image de Zil qui

va se mettre à rebâtir Terre Rouge de ses propres mains, il va reconstruire les maisons de brume, parce qu’il a toujours vécu pour les autres et c'est là qu’il se sent vrai et déjà, l’étoile se réveille dans ses yeux (PG, 155).

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Ce rapport intime qu’entretient Pagli avec la nature et les éléments – les arbres, la mer, la

pluie, la terre, la boue – est aussi très présent dans La vie de Joséphin le fou où le personnage

éponyme, sevré d’amour et rejeté par tous – sa mère, les gens du village, Marlène et Solange –

trouve dans la mort une sorte de délivrance qui lui permet d’échapper à sa situation de paria. S’il

se laisse dévorer par les anguilles, c’est pour en finir avec le monde inhumain des hommes et

littéralement faire chair avec les anguilles, en d’autres mots, ne plus faire qu’un avec elles. En

devenant anguille, il réalise son rêve de renaître à une autre mère, de retourner dans le ventre de

la mer/mère pour se fondre avec elle dans une véritable symbiose amniotique.

Cette réactivation du sens de la mort se poursuit dans Moi l’interdite lorsque Lisa,

l’infirmière et la confidente de la narratrice lui dit : «Écoute, je vais te laisser partir […]. Pars, et

efface-toi du monde, si tu le peux» (MI, 121). Que signifient ces paroles énigmatiques? La mort

de la narratrice, la disparition du personnage de la diégèse, la disparition du référent ou le texte

en train de mimer sa propre mort? Lisa est-elle le double textuel de l’auteure? En tant que

stratégie discursive, cette mise en doute vise à attirer l’attention du lecteur sur la fictivité de la

diégèse et, par conséquent, invite à réfléchir sur le caractère fictif de l’identité. C'est dans cet

appel à la réflexion, à la remise en cause de nos présupposés et nos modes d’appréhension, que

réside le pouvoir subversif et transformateur de la dernière phrase, à la fin du récit. Perçue

comme un monstre ou une bête sauvage durant toute son existence, la narratrice pose une

question à la fois simple et innocente mais dont la portée ne peut nous laisser indifférents :

«Serais-je un ange?».

Notre travail sur la question de l’identité dans les romans d’Ananda Devi a voulu montrer

comment l’écriture de cette auteure parvient à problématiser la pensée binaire héritée de la

colonisation par le recours à des stratégies de décentrement et de dépassement qui participent à

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l’ouverture du débat identitaire vers une acception plus large et plus inclusive de l’identité. À

travers une lecture postcoloniale des romans de notre corpus, nous avons pu suivre les contours

d’une poétique de l’hybridité et de l’ambivalence de plus en plus critique et subversive au fil des

romans. L’amorce d’un mouvement vers un tiers espace non-identitaire ou a-identitaire propose

un discours alternatif au cloisonnement et au repli identitaire dans la société de référence où la

tendance est aux identités fortes, distinctes ainsi qu’aux revendications identitaires prononcées et

concurrentielles. «Plus le temps passait et plus j’ai préféré me disparaître» (LVJF, 23) nous dit

Joséphin, résumant en une phrase ce mouvement vers un devenir-imperceptible que notre étude a

voulu saisir à travers une perspective postcoloniale attentive à la situation d’entremêlement dans

les ex-colonies. L’accent sur la matérialité et le pouvoir créateur du langage, sur les processus

d’altération et d’hybridation identitaire, linguistique ou culturelle nous a permis de relever un

ensemble de stratégies visant à souligner le caractère construit, fictif et illusionniste d’un retour

aux sources ou à une identité pure et originelle. Nous avons pu voir au cours de ce travail

comment l’écriture, à l’image de Joséphin, parvient à faire bégayer la langue à travers un

processus de minoration qui la déterritorialise, la rend étrangère, et donc plus ouverte et

perméable à la langue et à la voix de l’Autre. Notre approche postcoloniale a permis de mettre en

lumière le potentiel contestataire et subversif de ce processus de minoration qui participe d’une

réflexion en acte vers la décolonisation des imaginaires et la création de lignes de fuite hors du

schéma binaire (néo)colonial où l’Autre est sans cesse ramené à une essence fixe et déterminée

une fois pour toutes.

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