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1 L’identité en procès A Stéphane Chauvier. Il arrive parfois que nous nous posions la question de notre identité « Qui sommes-nous ? » « Qui suis-je ? » Or nous croyons comprendre exactement cette question parce que nous disposons ordinairement de réponses simples lorsqu’elle est posée. Connaître l’identité de quelqu’un c’est pouvoir dire où il est né, quand il est né, ce qu’il fait dans la vie, qui sont ses parents ou ses amis, quelle est sa filiation, quelle est sa religion, etc. Pourtant, cette réponse remplace une authentique question d’identité par celle de l’identification. Qu’est-ce qu’identifier quelqu’un ? Identifier quelqu’un c’est lui demander, comme le fait par exemple la police, ses papiers d’identité. Identifier quelqu’un c’est être capable de déterminer à quel ensemble il appartient, de quel ensemble il fait partie : il est français, c’est un homme noir, il appartient à la communauté des professeurs, il est antillais, etc. Identifier quelqu’un c’est aussi le reconnaître comme étant numériquement le même individu sous des rubriques différentes. Par exemple, l’auteur du « Cynisme des chiens » est le même que l’auteur de « L’innommable Raphaël Confiant » et il est le même que l’organisateur du café-débat de la « casa del tango ». Quand donc je dis que je suis guadeloupéen, que je suis français, ou que je suis un homme ou une femme, je crois répondre authentiquement à la question de mon identité, celle de savoir qui je suis, alors quen fait je ne fournis qu’un critère d’identification, je me désigne comme « on » me désigne. Je ne suis alors qu’un exemplaire parmi d’autre. Pourtant, normalement, sauf cas de maladie grave, en me posant la question de mon identité à moi-même je ne semble pas chercher à savoir ce que m’indique mes papiers d’identité, comme si je devais me faire passer à moi-même un « contrôle d’identité ». En fait je pose une toute autre question, celle de mon identité personnelle. Par conséquent, si la question de l’identification se pose du dehors en troisième personne, elle porte en fait sur ce qui me constitue en tant que l’individu que je suis malgré moi ; en revanche lorsque j’en viens à me poser à moi-même la question de mon identité elle portera non pas sur l’individu que je suis mais sur la personne que je suis, et il est absolument impossible de la traduire en troisième personne sans la trahir profondément. Et c’est pourtant ce que l’on ne cesse de faire dans les « revendications identitaires » : identité ethnique, identité communautaire, identité régionale, etc. Toutes ces expressions désignent une appartenance à un groupe, à un ensemble (mathématique ?) dont je ne suis qu’un élément parmi d’autres. Cet ensemble lui-même ne parvient à s’affirmer dans son unité qu’en s’opposant à un autre ensemble, c’est l’opposition

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L’identité en procès

A Stéphane Chauvier.

Il arrive parfois que nous nous posions la question de notre identité « Qui sommes-nous ? »

« Qui suis-je ? » Or nous croyons comprendre exactement cette question parce que nous

disposons ordinairement de réponses simples lorsqu’elle est posée. Connaître l’identité de

quelqu’un c’est pouvoir dire où il est né, quand il est né, ce qu’il fait dans la vie, qui sont ses

parents ou ses amis, quelle est sa filiation, quelle est sa religion, etc. Pourtant, cette réponse

remplace une authentique question d’identité par celle de l’identification. Qu’est-ce

qu’identifier quelqu’un ? Identifier quelqu’un c’est lui demander, comme le fait par exemple

la police, ses papiers d’identité. Identifier quelqu’un c’est être capable de déterminer à quel

ensemble il appartient, de quel ensemble il fait partie : il est français, c’est un homme noir, il

appartient à la communauté des professeurs, il est antillais, etc. Identifier quelqu’un c’est

aussi le reconnaître comme étant numériquement le même individu sous des rubriques

différentes. Par exemple, l’auteur du « Cynisme des chiens » est le même que l’auteur de

« L’innommable Raphaël Confiant » et il est le même que l’organisateur du café-débat de la

« casa del tango ». Quand donc je dis que je suis guadeloupéen, que je suis français, ou que je

suis un homme ou une femme, je crois répondre authentiquement à la question de mon

identité, celle de savoir qui je suis, alors qu’en fait je ne fournis qu’un critère d’identification,

je me désigne comme « on » me désigne. Je ne suis alors qu’un exemplaire parmi d’autre.

Pourtant, normalement, sauf cas de maladie grave, en me posant la question de mon identité à

moi-même je ne semble pas chercher à savoir ce que m’indique mes papiers d’identité,

comme si je devais me faire passer à moi-même un « contrôle d’identité ». En fait je pose une

toute autre question, celle de mon identité personnelle. Par conséquent, si la question de

l’identification se pose du dehors en troisième personne, elle porte en fait sur ce qui me

constitue en tant que l’individu que je suis malgré moi ; en revanche lorsque j’en viens à me

poser à moi-même la question de mon identité elle portera non pas sur l’individu que je suis

mais sur la personne que je suis, et il est absolument impossible de la traduire en troisième

personne sans la trahir profondément. Et c’est pourtant ce que l’on ne cesse de faire dans les

« revendications identitaires » : identité ethnique, identité communautaire, identité régionale,

etc. Toutes ces expressions désignent une appartenance à un groupe, à un ensemble

(mathématique ?) dont je ne suis qu’un élément parmi d’autres. Cet ensemble lui-même ne

parvient à s’affirmer dans son unité qu’en s’opposant à un autre ensemble, c’est l’opposition

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du même et de l’autre qui guide alors la quête de l’identité. C’est ce qu’on peut appeler le

« piège » des revendications identitaires. Il convient donc de revenir, pour plus de clarté, à la

question de l’identité en première personne et au lieu de la poser au niveau collectif, « qui

sommes-nous ? » il faut d’abord la reposer à la première personne du singulier « qui suis-

je ? ». Je me demanderai donc dans cette conférence ce que veut dire « identité » lorsqu’on

l’utilise avec le possessif : « mon identité » et non pas « notre identité » « son identité » ou

encore « ton identité ». Je la soumettrai à l’analyse en m’aidant des instruments de la

philosophie. J’espère que la question de l’identité ainsi reconfigurée permettra de résoudre

plus de problèmes qu’elle n’en soulèvera à son tour. Et en dissociant provisoirement les deux

questions, celle de « mon identité » de celle de « notre identité », j’espère qu’on pourra

obtenir les moyens de mieux s’orienter dans les questions d’identité collective, en évitant

précisément les pièges de « la logique identitaire » qui s’apparente à une simple identification

de préfecture de police ou à l’instrumentalisation idéologique.

I

Unité de la conscience et identité de la personne.

Comment rendre compte de mon identité ? En essayant de fixer tout d’abord ce qu’est une

personne. Pour cela il est nécessaire de montrer que nous ne semblons pas pouvoir nous

passer du mot « je » ou « moi » pour nous désigner nous-mêmes ? Mais pourquoi ne pouvons-

nous faire l’économie de ces mots ? Est-ce parce qu’ils expriment une pensée par laquelle je

me présente à moi-même sous le mode de la première personne ? Ou est-ce le mode

d’expression d’une réalité individuelle et substantielle responsable de mon identité ?

Certains soutiennent que la question de l’identité personnelle ne semble pas pouvoir se poser

sans inscrire le sujet dans un ensemble qui le dépasse et l’englobe. C’est en gros la thèse

défendue par Vincent Descombes dans ses travaux, depuis ses livres sur La denrée mentale,

Les institutions du sens, Le complément de sujet et enfin, Les embarras de l’identité. Thèse

contre laquelle je me dresse ici. Je pense donc qu’on peut parfaitement poser et répondre à la

question « qui suis-je ? » sans référence immédiate à un collectif englobant et à l’encontre de

ce que soutient, je crois, Descombes.

En fait, je pense que la question de l’identité personnelle exige deux choses au moins : une

conscience de soi égologique; et une conception, non pas ontologique mais cognitive1 de la

personne. Ce qui fait une personne c’est non pas l’existence d’un individu, d’un support

1 Ces deux termes seront progressivement clarifiés.

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matériel ou non, capable par surcroît d’avoir conscience de soi, mais la personne se constitue

par la conscience de soi elle-même et, le support matérielle dans lequel elle se trouve

incarnée ne lui est pas essentiel. Il faut donc soigneusement distinguer l’individu que je suis et

la personne que je suis. Ainsi je peux parfaitement être un individu, compté pour un individu

qui appartient à un groupe religieux, ethnique, culturel, communautaire, etc., sans être pour

autant compté pour une personne. C’est pourquoi l’identité d’un individu ne doit pas être du

tout entendu de la même manière que celle d’une personne. La notion de personne doit être

envisagée, non pas de manière externe comme c’est le cas pour n’importe quel objet qui peut

alors être compté comme une simple partie au sein d’un tout, mais elle doit être conçue dans

un sens subjectif. Notre concept de personne ne peut pas être compris non plus par le moyen

du concept de substance, quand bien même on parlerait comme le fait Boèce d’une

« substance individuelle de nature rationnelle », mais par la notion de conscience de soi

égologique. Ainsi, le Littré dit à l’article « IDENTITÉ » au sens 3 « Conscience qu’une

personne a d’elle-même » et il ajoute « Identité personnelle, persistance de la conscience de

soi qu’a un individu ». Pour montrer en quoi cela est à peu près correct, nous partirons d’un

texte célèbre de Hume qui va nous servir de guide en vue de mettre en évidence les deux

exigences posées au départ. Mais pour bien entendre ce texte il faut d’abord introduire une

distinction entre deux types d’usage du langage : une fonction dénotative et une fonction

performative. La fonction dénotative du langage se réfère à de l’extra-langagier : ainsi le goût

de la cerise par exemple n’est pas un mot, et inversement le mot « cerise » n’est pas lui-même

une cerise mais il se réfère à la chose cerise. En revanche la fonction performative du langage

renvoie non pas au contenu d’un énoncé, mais plutôt à l’acte d’énonciation, à l’acte de parole

de celui qui prend la parole. Elle qualifie la situation de l’énonciation. Or, celui qui se

contredit peut le faire de deux manières : (i) soit par contradiction entre les termes dans un

énoncé dénotatif (« dieu n’existe pas mais nous sommes son peuple élu » W Allen ; « Allah

n’existe pas mais Mahomet est son prophète », etc.) ; (ii) soit par contradiction performative

qui concerne cette fois-ci ce que je dis et le fait même de le dire (« Je suis mort » ; « Je ne

parle pas ! » ; « Je n’existe pas ».). Or il se trouve que ces deux fonction du langage sont à

l’œuvre dans le texte de Hume et elles nous révèlent ce que nous cherchons à mettre en

évidence.

« Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement

conscients de ce que nous appelons notre moi, que nous en sentons l'existence et la

continuité d'existence, et que nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle

d'une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. La sensation la plus forte,

la passion la plus violente, disent-ils, loin de nous détourner de cette vue, ne la fixent que

plus intensément et nous font considérer, par la douleur ou le plaisir qui les accompagne,

l'influence qu'elles exercent sur le moi. Tenter d'en trouver une preuve supplémentaire serait

en atténuer l'évidence, puisqu'on ne peut tirer aucune preuve d'un fait dont nous sommes si

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4 intimement conscients, et que nous ne pouvons être sûrs de rien si nous en doutons. [...]

Pour moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi-même, je tombe

toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière

ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, à aucun

moment, à me saisir moi-même sans une perception et je ne peux jamais rien observer

d'autre que la perception. Quand mes perceptions sont absentes pour quelque temps, quand je

dors profondément, par exemple, je suis, pendant tout ce temps, sans conscience de moi-

même et on peut dire à juste titre que je n'existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient

supprimées par la mort, si je ne pouvais plus penser, ni éprouver, ni voir, aimer ou haïr après

la destruction de mon corps, je serais entièrement anéanti et je ne conçois pas du tout ce qu'il

faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité ».

David Hume, Traité de la nature humaine, L I, L'Entendement (1739), IV° partie, section VI,

trad. Ph. Saltel et Ph. Baranger,

Il y a donc deux aspects dans ce texte qui sont marqués justement par les deux fonctions du

langage que l’on vient de dire : selon la fonction dénotative tout d’abord, on peut donner

parfaitement raison à Hume, il n’y a rien de réel auquel se réfère le mot « moi », aucune

réalité substantielle qui soit le sujet effectif de certaines propriétés qui lui seraient

attribuables comme la haine, la douleur, le plaisir, il n’y a que des flux de sensations. Hume a

donc raison d’affirmer que mon identité personnelle n’est en rien assurée par une quelconque

substance mystérieuse, il n’y a pas d’identité substantielle garante de la mêmeté de mon

identité personnelle. Hume rejette avec raison le concept ontologique de la personne. Mais en

même temps qu’il rejette, avec raison croyons-nous, la réalité ontologique de ce moi

substantiel, il est bien obligé de parler de lui-même à la première personne : « je ne parviens

pas…, Je tombe toujours sur…, Pour moi…, j’appelle moi-même… » Cette fois c’est la

fonction performative du langage qui nous suggère qu’il est impossible de se passer d’un

discours en première personne, et c’est ainsi l’exigence d’une pensée égologique qui

s’exprime ici, exigence qui est non pas d’ordre ontologique mais précisément cognitif,

logique. Refuser cette distinction c’est tomber dans une contradiction performative dont

Hume est ici la victime. En même temps qu’il nous dit qu’il ne peut, en effet, trouver le

« moi » des philosophes, il ne cesse pourtant de parler de lui-même en terme de « moi » et de

« je ». En effet, qui n’arrive pas à trouver le moi des philosophes, qui cherche, qui s’observe ?

Ce qui fait que le contenu de son discours contredit, non pas une autre partie du discours, mais

son acte d’énonciation, le fait même de parler de soi en terme de « moi » et de « je ». On ne

peut donc pas faire l’économie d’une pensée de soi-même, d’une pensée égologique qui se

trouve simplement exprimée par des mots comme « moi » et « je ». L’usage du mot « je » ou

« moi » ne se réduit donc pas à un simple tic de langage au même titre que « hein », « n’est-ce

pas », « quelque part », etc. Il n’est pas non plus une simple « fonction interlocutive » qui a

pour rôle de marquer la différence avec le « tu » dans la situation d’interlocution, comme le

soutient Descombes à la suite de Benveniste. Il doit bien y avoir un fondement qui justifie la

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différence que nous faisons, lorsque nous nous adressons aux autres, en parlant du temps

qu’il fait entre « Il fait beau » et « Je fais beau2 » « Il pleut » et « Je pleut ». Il doit bien y

avoir quelque raison marquant la différence entre le fait de « parler de soi-même » plutôt que

de n’importe quoi d’autre. Cela doit ainsi nous conduire à élucider le rapport constitutif qui lie

la conscience de soi au concept de personne et celui-ci à la question de l’identité

personnelle : conscience de soi, personne, identité (personnelle) voilà les notions de base

incontournables pour notre propos. Nous devons donc préciser ce que veut dire la notion de

personne si nous voulons avancer dans la question de l’identité « qui suis-je ? » et ensuite

seulement et par extension : « qui sommes-nous ? ».

L’idée que nous voulons défendre ici est que le concept de personne est dépendant de la

conscience de soi et elle consiste, non pas en une réalité substantielle intime et cachée, mais

en un principe logique, principe qui exprime tout d’abord l’exigence cognitive d’une unité de

l’expérience ; la conscience de soi est un principe d’unité et non une réalité et il semble que ce

soit d’elle que nous tirions notre concept ordinaire de personne3. En ce sens, il faut souligner

qu’il est rare que les gens ne comptent pas dans leur vocabulaire le concept de personne qui

est d’un usage très courant au point que certains philosophes, comme Strawson, le considèrent

comme un « particulier de base » de notre « schème conceptuel ». Le concept de personne est

extrêmement banal, il n’est pas du tout un concept technique de la philosophie ou du droit.

Seulement, il peut arriver que l’application de ce concept soit problématique car les créatures

auxquels nous sommes invités à les appliquer en brouille l’usage. Nous sommes alors à la

recherche d’un critère : à quelles conditions pouvons-nous appliquer sans problème le concept

de personne ? C’est une question qui se pose franchement lorsque nous sommes par exemple

face à des embryons humains. Mais on peut tout aussi bien se demander si les grands singes

sont ou non des personnes, ou encore si les ordinateurs4 sont des personnes et pourquoi nous

leur refusons d’en être ? Ces questions requièrent donc que nous fixions les critères

d’attribution de ce concept. C’est alors que le travail du philosophe est souhaitable. Une des

manières de le faire consiste justement à lier la notion de personne à la conscience que l’on

a de soi-même. Celle-ci semble exiger une capacité à mobiliser des informations nous

concernant nous-mêmes, ce qui suppose que les personnes soient pourvues d’un « concept de

soi ». Ce concept de soi ou cette idée de soi semble requérir au moins deux choses : le

stockage d’information acquise dans le passé et une unité de tri d’information opéré en

direct5. On pourrait dire qu’il s’agit en quelque sorte d’un détecteur de « mienneté », une sorte

2 Exemple de Stéphane Chauvier dans Qu’est-ce qu’une personne ? édition Vrin, 2003.

3 Sur ce point nous suivons le livre dense et rigoureux de notre maître Stéphane Chauvier Qu’est-ce qu’une

personne ? édition Vrin, 2003. 4 Pensons au test de Turing.

5 Stéphane Chauvier A quoi sert le mot « je » ? Page 31 in Autour de Vincent Descombes.

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de module dynamique et dédiée à détecter la « mienneté ». Et il semble bien que nous

soyons presque tous capables de cette idée de soi par le fait de parler de soi à la première

personne. C’est une conception que l’on trouve par exemple chez Kant6. Pour cet auteur, que

nous suivrons sur ce point, la conscience de soi c’est le fait de me représenter moi-même, elle

est, en ce sens, ce qui (me) permet de me re-connaître à travers le temps et malgré tous les

changements. Avoir conscience de soi-même, c’est donc pouvoir se ressaisir comme formant

(une) unité dans le temps. Et en effet, s’il arrive que je ne parvienne plus à me re-connaître

dans l’unité d’un acte de réflexion sur moi-même, alors je ne suis plus moi-même ni pour

moi-même la même personne. Aussi est-ce bien l’unité de la conscience réflexive qui

détermine ce j’appelle mon identité. C’est d’ailleurs ce qui faisait dire à Kant dans la Critique

de la raison pure : « le je pense doit pouvoir accompagner toute mes représentations. » Que

faut-il comprendre par cette formule ?

Il faut souligner deux aspects. (i) D’abord, pour avoir une quelconque expérience, ou plutôt

pour que l’expérience elle-même soit unifiée, il est nécessaire que (le) je sois en mesure

d’unifier le flux continu des expériences ou des représentations. Sinon, jamais je ne pourrais

plus rien reconnaître, car il n’y aurait plus rien de fixe dans le champ de l’expérience. Mieux

même : il n’y aurait même plus d’expérience mienne. Il est donc nécessaire que la conscience

soit capable de faire tenir ensemble le flux des représentations pour qu’elles deviennent

miennes et identifiables7. Prenons un exemple aux accents bergsoniens : alors que je suis

plongé dans un demi-sommeil, une horloge retentit plusieurs fois, en sorte que j’entends bien

un coup, puis un autre, et encore un autre, etc. Toutefois, dans la mesure où la conscience

n’est pas attentive aux sons, j’ai bien entendu les différents coups de l’horloge mais je n’ai pas

pu les unifier, c’est-à-dire les faire tenir ensemble pour savoir et identifier l’heure qu’il était.

En effet, « mon » expérience n’a, dans ce cas précis, aucune unité, c’est un pur chaos de

sensations que Kant appelle « le divers de l’intuition » : un flux de phénomènes sonores

m’affecte, sans pour autant que je sois en mesure de les synthétiser (rassembler) en une

identité déterminée. Quelle en est donc la raison ? C’est que je n’ai pas plus conscience de

moi-même que je n’ai conscience des choses qui m’affectent ; je suis pour ainsi dire absent à

moi-même, car je suis dans un demi-sommeil. N’étant donc pas présent à moi-même, ou

conscient de moi-même, je suis absent à ce qui pourtant m’affecte. Cette expérience ne peut

donc être considérée comme mienne. Ici, je ne suis pas moi, mais je me confonds avec le flux

changeant des sensations. C’est comme dans l’ivresse, ou la drogue, où l’individu cherche à

s’oublier en recherchant des sensations fortes ; lorsqu’on cherche des sensations fortes on

6 Pour plus de détails on se reportera à Stéphane Chauvier Kant et l’égologie, in Archives de philosophie, 2001/4,

Dire « je », chapitre 1, édition Vrin ; Alain Renaut Kant aujourd’hui, Aubier. 7 Pensons au film de Christopher Nolan Memento.

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cherche à se confondre avec le flux des sensations, et c’est ce qui explique que l’individu

n’est plus lui-même, mais qu’il devient tout ce qui lui arrive. Il n’est plus qu’un lieu de

passage où le flux des sensations s’associe de manière délirante, sans rime ni raison, et lui fait

voir des dragons ailés, des cochons volants, des éléphants roses, etc. Bref, l’homme ivre, ou

l’homme qui sommeille, se confond avec les sensations, il est inconscience de soi. Il n’a donc

plus d’identité propre et n’est plus qu’un « flux de conscience » un courant de conscience

impersonnelle et anonyme. Bref, là où je n’ai pas conscience de moi-même, je ne peux ni me

reconnaître, ni rien reconnaître. C’est ce qui se passe, également, toute chose égale par

ailleurs, lorsque je vois une photo de moi bébé : si je ne puis me reconnaître c’est parce que je

n’avais aucune conscience de qui j’étais. En fait, je dis, en voyant la photo, que « c’est

moi ! » simplement parce qu’on me l’a dit. Je suis identifié, dans ce cas, par les autres, et non

par moi-même et pour moi-même. Ici, je ne suis que ce qu’on a fait de moi, et c’est pourquoi

l’enfant ne se possède pas. C’est ce que Kant avait parfaitement montré, lorsqu’il écrivait :

Que l’homme puisse posséder le Je dans sa représentation, cela l’élève infiniment au-dessus

de tous les autres êtres vivants sur la terre. C’est par là qu’il est une personne, et grâce à

l’unité de la conscience à travers toutes les transformations qui peuvent lui advenir, il est une

seule et même personne, c’est-à-dire un être totalement différent par le rang et par la dignité

de choses comme les animaux dépourvus de raison, dont nous pouvons disposer selon notre

bon plaisir ; et cette différence est présente même quand il ne peut pas encore prononcer le

Je, parce que néanmoins il le possède déjà dans sa pensée : de même est-il vrai que toutes les

langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, pensent nécessairement ce Je, quand

bien même elles n’expriment pas cette égoïté par un mot particulier. Car la faculté qui est ici

en jeu (celle de penser) est l’entendement.

Il faut toutefois remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez convenablement ne

commence pourtant que de manière relativement tardive (sans doute un an après environ) à

s’exprimer en disant Je, alors qu’auparavant il a si longtemps parlé de lui à la troisième

personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et une lumière semble pour ainsi dire s’être

manifestée en lui quand il commence à s’exprimer en disant Je : à partir de ce jour, il ne

retourne jamais à son autre façon de parler. Antérieurement, il avait simplement un sentiment

de lui-même ; désormais, il en a la pensée.

Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), livre I, § 1

Maintenant, imaginons que, quelques minutes plus tard, éveillé, j’entende douze coups, je me

dis alors qu’il est minuit. Cette fois, j’ai entendu non pas des coups séparés et sans liens, mais

en fait ma conscience a unifié les divers coups et les a réunis en une unité que je peux

maintenant identifier et désigner comme telle : je dis alors qu’il est minuit ! Qu’est-ce à dire ?

Pour qu’une expérience soit mienne, il faut qu’elle soit rapportée à l’unité d’une identité, il

faut donc qu’elle soit rapportée à l’unité de ma conscience, à moi (je, ego). Ainsi, la

conscience de soi est d’abord la condition nécessaire pour qu’une expérience soit mienne. Et

en même temps, cette conscience de soi, qui fonctionne comme un pôle d’unification, est une

détermination active de la diversité des données expérimentées dans le temps. Ainsi, dans

notre exemple, il s’agit de rassembler, dans le temps, les douze coups, en une unité. Il s’agit

alors, de parcourir, de rassembler, de reproduire les données pour enfin les reconnaître dans

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l’unité d’un acte, l’unité d’un acte de recognition sous un concept qui se trouve être le reflet

de l’unité de la conscience de soi-même. Tout ceci n’est donc possible que si le « je pense »

(c’est-à-dire l’unité de la conscience de moi-même) accompagne mes représentations, et

demeure toujours un et identique à lui-même, alors que les représentations se succèdent dans

le champ de mon expérience. Qu’il fasse défaut, comme dans le sommeil ou dans l’ivresse et

les expériences sont associées entre elles de manière délirante, comme dans un rêve ou un

cauchemar. Kant écrit que, sans cette idée, « j’aurais un moi aussi divers et d’autant de

couleurs qu’il y a de représentations dont j’ai conscience ». Dire cela, c’est dire en réalité, que

l’expérience ne fournit, par elle-même, aucune donnée qui (me) permettrait d’identifier une

chose, une substance pensante, ou une « res cogitans » qui serait toujours identique à elle-

même et que j’appellerai ma personne. Aussi, quand je dis par exemple « moi », je parle en

réalité de l’unité, toujours présente, et de la condensation cohérente de toutes mes

expériences passées dans celles du présent. Mon « moi » n’est donc pas une réalité intérieure,

mais il consiste en l’unité d’un acte de penser, unité qui synthétise, qui opère la coordination

de l’ensemble de mes expériences passées et présentes et qui les rapporte à l’idée de soi. On

ne dira donc pas que ce que je suis se ramène à une idée de soi, mais plutôt que le fait d’avoir

une idée de soi fait de l’individu que je suis une personne. Et tout individu doté de cette idée

de soi est tout aussi bien une personne, celle-ci ne me singularise donc pas, puisque être une

personne cela peut arriver à d’autres individus. C’est pourquoi parlant du moi Kant va jusqu’à

dire que c’est une « représentation simple et par elle-même totalement vide de contenu… »,

ou encore « que c’est une simple conscience accompagnant les concepts… » au point même

qu’on devrait l’appeler, dit-il, un « je, un il, un ça, ou un x ». Il s’agit donc d’une simple

fonction logique sans substance intérieure ou intime. Néanmoins, que j’en vienne à perdre

toute capacité à unifier ou à retenir les expériences passées dans les expériences présentes et

je ne saurais plus qui je suis ; comme dans certaines maladies : je ne serais qu’une diversité

d’expériences sans unité. C’est en ce sens que le critère de la personne relève de la conscience

de soi. Pourtant, ce ne sont pas les contenus de la conscience de soi-même qui font que je suis

une personne mais c’est plutôt la manière de se rapporter à soi-même par la pensée, c’est

donc le mode de pensée égologique - auquel ces contenus de conscience se trouvent être

soumis - qui promeut une créature au rang de personne8. La conscience de soi est un acte de

synthèse, c’est une activité de détermination unificatrice des expériences, sans être elle-même

un contenu de l’expérience, en ce sens elle n’appartient à personne en particulier. Mais si elle

définit ce qu’est une personne, jamais elle n’est capable de fixer quelle est la personne que je

suis. La conscience de soi suppose donc que l’existence lui soit donnée par ailleurs, car

aucune conscience finie ne peut produire l’existence qu’elle pense.

8 Cf. Stéphane Chauvier Qu’est-ce qu’une personne ?

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Nous savons maintenant ce qui fait qu’une créature est une personne et non une

simple chose, pourtant cela ne suffit pas encore à dire précisément ce qui fait que je suis cette

personne déterminée, la personne que je suis et pas une autre. Qu’est-ce qui fixe alors la

différence entre deux personnes ? La réponse n’est peut-être pas si évidente. En même temps

cette conception soulève une difficulté car elle se heurte à notre habitude. Imaginons la scène

suivante que Descombes appelle dans Les embarras de l’identité « La comédie de

l’identité9 » : admettons que les choses soient dans un état de flux permanent.

« A_ Prenons un nombre impair, ou un pair, si tu veux ! Suppose qu'on ajoute un, ou qu'on

le retranche. Crois-tu donc que ce nombre est resté identique ? B_ Biens sûr que non!

A_ Eh non, bien sûr ! Si de nouveau on prend une coudée à laquelle on ajoute — ou alors

on retranche — une longueur quelconque à ce qu'elle est avant, pourra-t-on soutenir que

l'ancienne longueur subsiste encore ? B_ Non pas. A_ Bon. Alors maintenant considère

un peu l'homme : tandis que l'un grandit, l'autre perd de sa taille, et tous sont tout le

temps soumis au changement. Or ce qui par nature éprouve un changement et jamais ne

demeure identique à soi-même, doit être maintenant autre que ce qu'il fut. Ainsi donc,

toi et moi, hier nous étions autres et sommes aujourd'hui encore d'autres hommes, et

demain le serons. Jamais nous ne restons nous-mêmes en vertu de la même raison10

. »

Imaginons que je doive une somme d’argent à Jacky que je ne lui ai toujours pas remboursé.

Or voici que je le rencontre ce soir et il réclame légitimement le paiement de ma dette.

Admettons que je lui soumette l’argument précédent : puisque nous changeons sans cesse il

n’a pas affaire au même homme, celui qui s’est endetté, mais à un autre. Donc, moi, je ne lui

dois rien, il n’a qu’à s’en prendre à cet autre homme qui n’est plus. En contrepartie il pourra

me donner un coup et, à l’instant d’après prétendre ne plus être le même homme que celui qui

a asséné le coup l’instant d’avant. Il ne viendrait manifestement à l’idée de personne

d’accepter un tel argument. Pour que Jacky puisse être remboursé il faut un principe

d’héritage de la dette entre l’homme d’hier et celui d’aujourd’hui, il faudrait un transfert de

propriétés à la manière dont Maximilien Kistler conçoit la causalité comme « transfert de

propriétés ». Sur le plan collectif on en trouve le pendant : qu’est-ce qui oblige un Etat,

aujourd’hui, à payer une dette à des planteurs de Baobab qui réclament réparation pour un

crime ancien commis sur des ancêtres ? Pour revenir à notre question immédiate : qu’est-ce

qui fixe alors la différence entre deux personnes ? Ne doit-on pas pour cela maintenir une

différence entre la personne et l’homme ?

9 Page 63 à 65

10 Diogène Laërce Vie et doctrines LII, Chap. XI

Page 10: L’identité en procès - ac-guadeloupe.fr

10

II

Être la personne que l’on est et être une autre personne.

Supposons qu’à la suite d’un accident un homme perde totalement la mémoire de sa vie

antérieure et se révèle avoir un caractère tout à fait nouveau, des idées, des manière d’être et

de faire totalement nouvelles. Dirons-nous que nous avons affaire à une nouvelle personne ou

à la même personne mais qui est devenue autre qu’elle n’était ? Si nous utilisons le concept de

personne en sorte de fixer la limite entre ce qui fait qu’une créature est ou non une personne

on dira simplement qu’il s’agit de la même personne. Mais si l’on cherche à savoir, non plus

ce qui fait qu’on est une personne, mais cela même qui fait qu’on est cette personne

déterminée et pas une autre, alors on doit recourir à un autre aspect du concept. Dans le

premier cas on dira que la personne a subi un profond changement, il s’agit bien de la même

personne, mais elle a seulement changé. En revanche, dans la seconde perspective le mot de

personne désigne la « personne que l’on est », non pas ce que l’on est (une personne) mais qui

l’on est (la personne que je suis). On sera alors forcé de dire que l’on n’a plus affaire à la

même personne (il n’est plus la même personne dira-t-on, mais il est encore une personne et

non une chose comme un caillou), mais carrément à une autre personne, et non pas à la

même personne devenue autre, qui a changé. On aura ainsi affaire à : la personne antérieure

à l’accident et à celle qui lui est postérieure, on aura affaire à deux personnes différentes. La

personne que l’on est renvoie cette fois-ci au contenu de la conscience de soi et non pas

seulement à sa forme, c’est-à-dire à l’acte de penser. Il y aura deux personnes différentes si ce

qui les individue chacun est différent. Or, le contenu de la conscience de soi est bien ce qui

permet d’individuer une personne, et ce contenu est bien dans notre exemple autre qu’avant

l’accident, marquant ainsi la limite et la différence entre deux personnes bien distinctes. Ainsi,

de ces deux personnes (avant puis après l’accident) on dira sans absurdité qu’elles sont aussi

différentes que peuvent l’être le Dr Jekyll et Mr Hyde11

. Si nous affirmons cela c’est parce

qu’il n’est pas possible que la personne à laquelle nous avons affaire soit à la fois la même et

pas la même que celle qui existait avant l’accident. Dans le second cas on dira donc qu’une

créature peut être successivement plusieurs personnes si le contenu de sa conscience de soi est

fondamentalement modifié. Un même corps individuel pourrait donc supporter des

personnalités multiples dès lors que les contenus de la conscience de soi se trouvent

radicalement bouleversés. La personne que je suis ne se confond donc pas avec la portion de

matière qui délimite un corps par rapport à un autre corps, puisque le même corps peut abriter

des personnes différentes. La différence de personnalité ne coïncide pas avec la différence

11

Cf. S Chauvier idem, p. 13.

Page 11: L’identité en procès - ac-guadeloupe.fr

11

numérique de deux corps. Par exemple, je ne peux différencier deux personnes comme je

différencie deux arbres (telle portion de matière, des écorchures, des inclinaisons différentes,

etc.) car ce qui constitue la différence entre deux personnes n’est pas de même rang que ce qui

distingue deux arbres. C’est aussi pourquoi lorsque je regarde mon corps dans un miroir il n’y

a pas plus de sens à dire que je vois la personne que je suis. C’est ce que Pascal cherchait à

souligner lorsqu’il écrivait :

«Qu’est-ce que le moi ?

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu'il

s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime

quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans

tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.

Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on ? moi ? Non, car je puis

perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps,

ni dans l'âme ? et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point

ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l'âme d'une

personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste.

On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités »12

.

Mais alors, quel est ce fameux contenu de la conscience de soi qui doit être tenu pour

responsable de la différence entre les personnes, cela même qui fait que je suis la personne

que je suis et pas une autre personne ? Ce qui fait la différence entre des personnes elles-

mêmes différentes c’est la pensée en première personne, ce que Stéphane Chauvier appelle

des pensées « égologiques », c’est-à-dire des pensées faisant intervenir le mot « je ». Soit un

exemple : imaginons deux individus, deux hommes, chacun pensant la même chose, par

exemple « je suis assis ». Apparemment, ces deux hommes prononcent la même phrase,

pourtant, ils ne pensent pas la même chose, ils n’ont pas les mêmes pensées. Pourquoi n’ont-

ils pas la même pensée ? Les mots ne renvoient-ils pas aux mêmes références non verbales ?

Ce qui est différent c’est le contenu même de la pensée de soi : chacun en pensant se réfère,

en fait, à soi-même et non pas à l’autre. Ils partagent bien la même forme linguistique, mais

pas les mêmes pensées puisqu’il y a une différence de contenu de chaque conscience de soi

(la pensée qui se rapporte à soi). Ainsi, ce qui est vrai de l’un pourrait ne pas l’être de l’autre :

l’une des deux personnes pourrait ne pas être assise. Soit un autre exemple : lorsque Œdipe dit

qu’il faut arrêter le meurtrier de Laïos, il se trouve être, en fait, celui-là même auquel il se

réfère. En ce sens la référence de son discours c’est en fait Œdipe. Mais dans ce cas précis, il

est clair qu’il ne se réfère pas à soi-même par une pensée égologique, il ne se désigne pas lui-

même sous le mode de la conscience de soi, mais de manière externe, objective et il ne sait

pas qui est le meurtrier de Laïos, donc il ne sait qu’il est le meurtrier de son père. Si ce n’était

pas le cas, s’il devait entretenir une pensée de soi-même, une pensée égologique, il eût fallu

qu’il prononça la pensée suivante : « Il faut m’arrêter, moi ! ». Dans les deux cas la référence

du discours est bien Œdipe, mais le mode sous lequel il apparaît n’en fait pas du tout le même

12

Blaise Pascal - Pensées (688 - Édition Lafuma, 323 - Édition Brunschvicg)

Page 12: L’identité en procès - ac-guadeloupe.fr

12

contenu de pensée. Dans le cas précis de la référence à soi en première personne, on a

affaire au contenu de la conscience de soi, contenu qui fait qu’on est précisément la personne

que l’on est et pas une autre personne. Ainsi, on est forcé de dire que ce qui individue une

personne n’est pas identique à ce qui individue un bout de matière inerte ; pour le dire

autrement encore, le mode d’individuation d’une personne déterminée réside dans le fait de se

penser soi-même. Il n’est donc pas indifférent que la conscience de soi se rapporte à celui-là

même qui pense ou qui parle de soi, car la pensée de soi-même nous est propre et nous rend

insubstituable, c’est donc elle qui fait non seulement que je suis une personne, mais c’est

également elle qui fait que je suis cette personne déterminée et pas une autre. Il faut donc

être clair sur un point : le concept d’homme ne doit pas être confondu avec le concept de

personne, ils ne sont pas identiques. En ce sens et en principe un non humain peut

parfaitement être promu au rang de personne, comme à l’inverse un homme pourrait ne plus

être une personne : pensons, par exemple, à quelqu’un qui serait plongé dans un coma

profond, pensons encore à un embryon, etc. Ce sont bien des hommes mais non des

personnes.

Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? En fait, il faudrait même dire que l’animal humain

pourrait parfaitement devenir une autre personne à condition que le contenu de sa conscience

de soi, ou de sa pensée de soi se trouve être radicalement différent d’un autre le précédant.

Nous penserons bien sûre à la maladie d’Alzheimer, au cas du Dr Jekyll et Mr Hyde, et

surtout à l’admirable film de Aki Kaurismäki, L’Homme sans passé. Ainsi, il n’est pas

absurde de dire que si rien de ce que pense de soi le Dr Jekyll ne se retrouve dans ce que

pense de soi Mr Hyde, alors nous avons affaire non pas à une seule et même personne qui

devient autre, qui change, mais à une autre personne13

. Nous aurons donc affaire à deux

personnes différentes quoique pour un même corps14

. Ainsi, avant l’accident le Dr Jekyll

pense de lui-même : « Je suis le Dr Jekyll et j’aime les humains. » Mais après l’accident ce

qui est dit à partir du même support corporel est tout autre : « Je suis Mr Hyde et je veux

assassiner des humains ! » Par conséquent, ce que nous pourrions penser de l’individu

corporel qui abrite ces deux personnes, n’entre pour rien dans les personnes qu’elles sont. Ce

qui signifie qu’avoir ce corps déterminé ne fait pas que je sois cette personne déterminée que

je suis, même s’il peut s’avérer vrai que je sois cette conscience de soi incarnée dans ce corps

déterminé. En principe, une pensée égologique peut tout aussi bien s’incarner dans un corps

fait de silicone. Certains philosophes pensent même ainsi que si notre corps est quelque chose

qui nous « constitue » il ne nous définit pas essentiellement comme personne et qu’il n’entre

pour rien dans le fait que l’on est la personne que l’on est. C’est très exactement une

semblable situation que met en scène Kaurismäki dans son film, L’Homme sans passé,

13

Pensons également à Psychose de Hitchcock 14

S. Chauvier, Idem, p 40-41

Page 13: L’identité en procès - ac-guadeloupe.fr

13

rejoignant ainsi la thèse célèbre de John Locke dans son Essai sur l’entendement humain :

« Supposé que je perde entièrement le souvenir de quelques parties de ma vie, sans qu’il soit

possible de le rappeler, de sorte que je n’en aurai peut-être jamais aucune connaissance ; ne

suis-je pourtant pas la même personne qui a fait ces actions, qui a eu ces pensées, desquelles

j’ai eu une fois en moi-même le sentiment positif, quoique je les aie oubliées présentement ?

Je réponds à cela que nous devons prendre garde à quoi ce mot « je » est appliqué dans cette

occasion. Il est visible que dans ce cas, il ne désigne pas autre chose que l’homme. Et

comme on présume que le même homme est la même personne, on suppose aisément qu’ici

le mot « je » signifie aussi la même personne. Mais s’il est possible à un même homme

d’avoir en différents temps une conscience distincte et incommunicable, il est hors de doute

que le même homme doit constituer différentes personnes en différents temps, et il paraît par

des déclarations solennelles que c’est là le sentiment du genre humain. Car les lois humaines

ne punissent pas l’homme fou pour les actions que fait l’homme de sens rassis, ni l’homme

de sens rassis pour ce qu’a fait l’homme fou, par où elles en font deux personnes. Ce qu’on

peut expliquer en quelque sorte par une façon de parler dont on se sert communément en

français, quand on dit, un tel n’est plus le même [one is not himself], ou il est hors de lui-

même [beside himself]. Expressions qui donnent à entendre en quelque manière que ceux qui

s’en servent présentement, ou du moins qui s’en sont servis au commencement, ont cru que

le soi était changé, que ce soi, dis-je, qui constitue la même personne, n’était plus dans le

même homme.

John LOCKE, Essai sur l’entendement humain, Livre 2, ch. 27, § 20. (1690)

On perçoit immédiatement l’intérêt de telles analyses pour l’imputation de la responsabilité.

Personne ne condamnera le Dr Jekyll pour les forfaits de Mr Hyde, même s’il est vrai que ces

deux personnes différentes sont abritées par un même support corporel, car ce n’est pas le

support corporel qui fait la personne, ni le code génétique. On ne dira donc pas qu’après le

passage de Mr Hyde, le Dr Jekyll est revenu à lui-même comme s’il se réveillait d’un rêve ou

d’un évanouissement, puisqu’il ne s’agit pas du tout des mêmes personnes. Il se pose alors la

question suivante : qu’est-ce qui fait qu’on demeure, qu’on reste la même personne s’il ne

s’agit pas d’une substance, d’un caractère, de l’appartenance à un groupe, d’un patrimoine

génétique ou encore d’un cerveau qui reste en bon état de marche ? Il ne peut s’agir de mon

cerveau tout d’abord parce si je peux dire sans absurdité que mon cerveau me constitue en

tant que l’individu humain que je suis, je ne peux soutenir apparemment sans absurdité que je

suis mon cerveau, pas plus que je ne puis dire que je suis un cerveau si ce n’est par figure.

III

Être la même personne : ipséité et mêmeté.

Nous avons pour habitude de considérer tout d’abord que les personnes se reconnaissent par

des traits, traits qui sont tout à la fois individuels et individualisant15

. Ensuite, c’est aussi un

15

Nous nous réglons ici sur Paul Ricœur Parcours de la reconnaissance, édition Stock, pages 101 à 103, ainsi

que sur Soi-même comme un autre.

Page 14: L’identité en procès - ac-guadeloupe.fr

14

fait que cette habitude est bien souvent mise à l’épreuve dans l’expérience de la longueur

du temps de séparation, dont le vieillissement et la vieillesse sont l’emblème. C’est de là

enfin, que s’enracine notre expérience par laquelle le temps prend, pour nous, valeur de

destruction et de ravage. Or, cette expérience de la méconnaissance a été mise en évidence par

Proust dans des pages d’une cruelle beauté, qu’on lit dans Le Temps retrouvé. Arraché à sa

méditation solitaire qu’il menait dans la bibliothèque de son ami le Prince de Guermantes, le

narrateur se trouve soudain jeté dans un dîner dont tous les invités ressemblent de loin aux

amis qui avaient peuplé la solitude de ses soirées mondaines d’antan. Ces gens disparus

depuis longtemps réapparaissent enfin, mais ils sont comme frappés par la dévastation infligée

au visage par le vieillissement. L’expérience ainsi décrite est celle de la méconnaissance : est-

ce bien la Duchesse de, est-ce bien le Comte de… ?

Les vieilles, par Francisco Goya

Ils sont tous méconnaissables ces amis d’antan : « Chacun semblait s’être « fait une tête » - dit

le narrateur - généralement poudrée et qui les changeait complètement. » Tout se passant

comme si on assistait à un bal costumé. Telle personne semble s’être « affublée d’une barbe

blanche et, trainant à ses pieds qu’elles alourdissaient comme des semelles de plomb, semblait

Page 15: L’identité en procès - ac-guadeloupe.fr

15

avoir assumer de figurer un des « âges de la vie » ». Les visage semblent au narrateur des

« poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d’habitude n’est pas visible, pour le devenir

cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne

magique. » Comment dès lors reconnaître sous le masque du temps les mêmes personnes ?

Elles sont méconnaissables. Sont-elles d’ailleurs les mêmes personnes pour elles-mêmes, si

elles ne semblent pas l’être de mon point de vue purement descriptif ? Si je ne parviens pas à

les identifier, parviennent-elles au moins à se reconnaître elles-mêmes comme étant les

mêmes personnes ? Mais le Temps auquel les visages ravagés donne une visibilité est en

même temps comme un agent double, car c’est un Temps artiste, il est artiste car il façonne à

sa manière :

« Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai

jamais connu. » En effet, c’était un nez nouveau et familial. Bref, l’artiste le Temps avait

« rendu » tous ces modèles de telle façon qu’ils étaient reconnaissables, mais ils n’étaient pas

ressemblants, non parce qu’il les avait flattés, mais parce qu’il les avait vieillis. Cet artiste-là,

du reste, travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d’Odette, dont, le jour où

j’avais pour la première fois vu Bergotte, j’avais aperçu l’esquisse à peine ébauchée dans le

visage de Gilberte, le temps l’avait enfin poussée jusqu’à la plus parfaite ressemblance (…),

pareil à ces peintres qui gardent longtemps une œuvre et la complètent année par année. En

plusieurs, je finissais par reconnaître, non seulement eux-mêmes, mais eux tels qu’ils étaient

autrefois… »

Ici la reconnaissance prend explicitement la forme d’une ré-identification qui est en même

temps conquête sur le méconnaissable. Ces personnes sont bien les mêmes, mais elles sont en

même temps tout autre. Il faut donc préciser ce que peut vouloir dire le fait d’être la même

personne tout en étant autre pour soi-même et pour les autres. Est en jeu ici deux genres

d’identités auxquels nous a familiarisé le philosophe Paul Ricœur : (i) tout d’abord il faut faire

sa part à la question de l’identité qui ne se pose qu’en troisième personne, en ce sens qu’il

s’agit de l’identification et la réidentification d’une personne du point de vue descriptif ; elle

est apparue, a disparue et est réapparue : « est-elle la même ? » veut dire alors « puis-je la

réidentifier ? » Il s’agit, dans cette perspective, de parvenir à reconnaître une chose, un visage,

ou une personne en se confrontant franchement à la possibilité du méconnaissable. Cette

forme d’identification doit en passer par l’épreuve de ce qu’il faut bien appeler un « contrôle

d’identité », contrôle où l’on cherche des critères objectifs d’identification : cette personne

est-elle bien celle qu’elle prétend être ? Est-elle la même personne qu’il y a trente ans ? Il

s’agit de ce que Ricœur appelle l’identité-mêmeté (c’est l’idem latin). (ii) Ensuite nous

pouvons nous poser la question autrement, celle qui porte sur notre identité ou plutôt mon

identité. Cette fois la question ne peut se poser qu’en première personne, car cela n’a pas de

Page 16: L’identité en procès - ac-guadeloupe.fr

16

sens pour moi-même de me faire passer à moi-même un contrôle d’identité16

. Ainsi, se

demander à soi-même : « suis-je le même ? » c’est poser une autre question que la première.

L’identité prend alors la forme d’une fidélité à soi, d’une promesse qui assure la permanence

et le maintien de soi dans le temps. Il s’agit alors de l’identité qui porte sur l’ipséité, c’est la

question de l’identité du soi, du self, il s’agit de la question de l’identité personnelle

transtemporelle. Or, entre l’identité-mêmeté et l’identité-ipse qui se rapporte à des valeurs

auxquelles je me rattache et me définis comme celui que je suis, il y a place pour l’identité

narrative. Ou plutôt l’identité narrative fait le lien entre les deux. Que faut-il entendre alors

par identité narrative ? Il s’agit de la cohérence de l’histoire d’une vie. Je sais que je suis le

même, malgré tous les changements et toutes les péripéties de ma vie, en ceci que je peux y

reconnaître une cohérence que j’arrache à toutes les discordances que pourrait m’infliger le

temps qui passe. Je suis même et autre dans la mesure où je peux opérer une synthèse de tous

les événements hétérogènes de ma vie dans l’unité d’une autobiographie, dans l’unité

temporelle d’une histoire qui se trouve être la mienne. Cette vie qui, jusque-là, me semblait

disparate, sans direction ni signification repérable, reprend sens et unité par la puissance de la

configuration narrative où je me reconnais comme le centre de gravité narrative de l’histoire

d’une vie qui apparaît pour cette raison comme mienne. Je m’apparais alors à moi-même

comme formant unité malgré les altérations qui me constituent. J’y apparais à moi-même

comme une « concordance discordante », comme le dit Ricœur, oscillant entre mêmeté et

ipséité dans une structure narrative instable. Comme le disait si justement Bergson « Je crois

bien que notre vie intérieure tout entière est quelque chose comme une phrase unique entamée

dès le premier éveil de la conscience, phrase semée de virgules, mais nulle part coupée par

des points17

» L’unité de moi-même à travers le temps résulte donc, non pas seulement d’un

« je pense qui doit pouvoir accompagner toutes mes représentations », mais de l’opération de

mise en intrigue de ma vie sous la forme d’une vie racontée, d’une vie mise en mots, bref sous

la forme d’une « histoire de ma vie ». L’identité personnelle y apparaît dès lors au même rang

que l’identité du personnage d’un récit de fiction qui prend en charge la cohérence d’une vie

plongée dans un monde où elle est soumise à la discordance. L’identité personnelle surgit

donc de la concurrence entre la discordance et l’exigence de cohésion, concurrence qui la met

constamment en péril. En ce sens la crise d’identité surgit de la rupture de la cohérence de

l’histoire d’une vie qui, dès lors, ne fait plus sens. On ne se reconnaît alors plus dans la

personne antérieure car la connexion transitive qui assure l’unité de la vie racontée ne se fait

plus. La crise d’identité consiste donc en une crise du sens. Ainsi, il faudrait dire que le sens

d’une vie surgit de l’acte configurant en tant que tel, ouvrant ainsi la voie à une identité

dynamique qui renferme en elle l’identité et la diversité, le même et l’autre dans une

16

Nous excluons ici le cas de l’amnésie, du délire profond, etc. 17

L’énergie spirituelle, in Œuvres, Edition du Centenaire, op. cit. p.858.

Page 17: L’identité en procès - ac-guadeloupe.fr

17

« synthèse de l’hétérogène » comme le dit encore P. Ricœur. La conscience de soi se

constitue alors dans le récit d’une vie au sens où Maupassant l’a fait résonner.

Cette conception se tient à égale distance de trois autres qui sont à mon sens autant de

vices et qui me semble alors insuffisantes18

: 1) au début du Quichotte le héros de Cervantès

s’invente littéralement une identité : il se fait, de lui-même, chevalier, il se baptise lui-même

Don Quichotte de la Manche (ce qui n’était pas son nom), son cheval (la pire des rosses)

devient la meilleure et il le baptise rossinante, les moulins deviennent des géants, la paysanne

vulgaire et laide devient celle qui doit occuper ses pensées du chevalier qu’il est, par

conséquent elle devient Dulcinée, etc. Il s’agit de ce que l’on appelle un constructivisme

social qui consiste à faire exister une identité par un acte performatif, par une pure et simple

construction de la réalité. 2) Au livre IV des Confessions Rousseau nous dit qu’il lui est venu

une idée absurde de se présenter comme compositeur de musique et même il éprouve de

besoin de le prouver en composant sur le champ un « morceau » de musique. Sa composition

sera jouée deux semaines plus tard. Le problème c’est qu’à cette époque Rousseau ne savait

pas composer, même s’il avait appris quelques rudiments de la composition auprès d’un ami :

Venture de Vilneuve. Tout se passe donc comme si le simple fait de se présenter comme

compositeur lui conférait immédiatement l’art de la composition. Il se croit devenu ce qu’il

rêve d’être. Il nous explique alors qu’il était dans un état de délire qui le poussa à se présenter

comme celui qu’il n’était pas. Il se fait alors appeler Vaussore de Vilneuve par un processus

d’indentification aliénante à un modèle.

« J’ai déjà noté des moments de délire inconcevables où je n’étais plus moi-même. En voici

encore un des plus marqués. Pour comprendre à quel point la tête me tournait alors, à quel

point je m’étais pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir combien tout à la fois

j’accumulai d’extravagances. Me voilà maître à chanter sans savoir déchiffrer un air ; car

quand les six mois que j’avais passés avec le Maître m’auraient profité, jamais ils n’auraient

pu suffire : mais outre cela j’apprenais d’un maître ; c’en était assez pour apprendre mal.

Parisien de Genève, et catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom, ainsi

que ma religion et ma patrie. Je m’approchais toujours de mon grand modèle autant qu’il

m’était possible. Il s’était appelé Venture de Villeneuve ; moi je fis l’anagramme du nom de

Rousseau dans celui de Vaussore, et je m’appelai Vaussore de Villeneuve. Venture savait la

composition, quoiqu’il n’en eût rien dit ; moi, sans la savoir, je m’en vantai à tout le monde,

et, sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce n’est pas

tout : ayant été présenté à M. de Treytorens, professeur en droit qui aimait la musique et

faisait des concerts chez lui, je voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je me mis à

composer une pièce pour son concert, aussi effrontément que si j’avais su comment m’y

prendre. J’eus la constance de travailler pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre

au net, d’en tirer les parties, et de les distribuer avec autant d’assurance que si c’eût été un

chef-d’œuvre d’harmonie. Enfin, ce qu’on aura peine à croire et qui est très vrai, pour

couronner dignement cette sublime production, je mis à la fin un joli menuet, qui courait les

rues, et que tout le monde se rappelle peut-être encore, sur ces paroles jadis si connues :

Quel caprice !

Quelle injustice !

18

C’est Vincent Descombes qui a attiré mon attention sur ces exemples, mais j’en fais ici un autre usage que lui

dans sa conférence donnée à l’ENS sous le titre Puis-je décider de mon identité ?

Page 18: L’identité en procès - ac-guadeloupe.fr

18 Quoi ! ta Clarice

Trahirait tes feux ! etc.

Venture m’avait appris cet air avec la basse sur d’autres paroles infâmes, à l’aide desquelles

je l’avais retenu. Je mis donc à la fin de ma composition ce menuet et sa basse, en

supprimant les paroles, et je le donnai pour être de moi, tout aussi résolument que si j’avais

parlé à des habitants de la lune. »

Rousseau dit alors clairement qu’il s’était fait « Venturisé ». Il s’agit de ce que l’on doit

appeler une aliénation, une identité aliénée : on n’est plus soi-même mais on se croit être celui

que l’on n’est en fait pas. 3) Enfin troisième exemple, celui de Saint-Loup dans Proust. Le

narrateur rapporte qu’il attend son ami Robert de Saint-Loup dans un restaurant où il est

arrivé en avance. Le patron le place dans un mauvais endroit où il y a des courants d’air, mais

son ami arrive enfin et prend les choses en main. Ainsi commence de belles pages de

description de la beauté de Saint-Loup, de la noblesse de ses gestes et de ses mouvements

souples dans lesquels se résume la grandeur de la noblesse française, etc. Mais le narrateur se

dit alors que si son ami l’entendait parler de lui de cette manière il ne serait pas content, lui

qui n’a d’estime que pour l’intelligence et la noblesse du cœur, de se voir identifier à un

groupe dont il ne serait que le produit socialement déterminé : il s’agit alors de l’identité au

sens de l’appartenance (à la noblesse française). Ces trois vices me semblent être ce qu’il faut

éviter lorsque l’on s’aventure dans la question de l’identité personnelle, dès lors qu’on la

ressaisit comme une identité en procès dans une narration de soi. Peut-être alors serait-il

possible sur cette base d’aborder les questions d’identité à la première personne du pluriel en

distinguant nettement deux choses (mais distinguer ce n’est pas séparer) : la réalité sociale-

historique qui constitue une culture et qui ainsi participe à l’identifier comme entité

historique (un individu historiquement consistant), et la capacité de cette même culture de

« dire nous » dans le procès d’une identité narrative.

J. Bedminster.