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L’identité en procès
A Stéphane Chauvier.
Il arrive parfois que nous nous posions la question de notre identité « Qui sommes-nous ? »
« Qui suis-je ? » Or nous croyons comprendre exactement cette question parce que nous
disposons ordinairement de réponses simples lorsqu’elle est posée. Connaître l’identité de
quelqu’un c’est pouvoir dire où il est né, quand il est né, ce qu’il fait dans la vie, qui sont ses
parents ou ses amis, quelle est sa filiation, quelle est sa religion, etc. Pourtant, cette réponse
remplace une authentique question d’identité par celle de l’identification. Qu’est-ce
qu’identifier quelqu’un ? Identifier quelqu’un c’est lui demander, comme le fait par exemple
la police, ses papiers d’identité. Identifier quelqu’un c’est être capable de déterminer à quel
ensemble il appartient, de quel ensemble il fait partie : il est français, c’est un homme noir, il
appartient à la communauté des professeurs, il est antillais, etc. Identifier quelqu’un c’est
aussi le reconnaître comme étant numériquement le même individu sous des rubriques
différentes. Par exemple, l’auteur du « Cynisme des chiens » est le même que l’auteur de
« L’innommable Raphaël Confiant » et il est le même que l’organisateur du café-débat de la
« casa del tango ». Quand donc je dis que je suis guadeloupéen, que je suis français, ou que je
suis un homme ou une femme, je crois répondre authentiquement à la question de mon
identité, celle de savoir qui je suis, alors qu’en fait je ne fournis qu’un critère d’identification,
je me désigne comme « on » me désigne. Je ne suis alors qu’un exemplaire parmi d’autre.
Pourtant, normalement, sauf cas de maladie grave, en me posant la question de mon identité à
moi-même je ne semble pas chercher à savoir ce que m’indique mes papiers d’identité,
comme si je devais me faire passer à moi-même un « contrôle d’identité ». En fait je pose une
toute autre question, celle de mon identité personnelle. Par conséquent, si la question de
l’identification se pose du dehors en troisième personne, elle porte en fait sur ce qui me
constitue en tant que l’individu que je suis malgré moi ; en revanche lorsque j’en viens à me
poser à moi-même la question de mon identité elle portera non pas sur l’individu que je suis
mais sur la personne que je suis, et il est absolument impossible de la traduire en troisième
personne sans la trahir profondément. Et c’est pourtant ce que l’on ne cesse de faire dans les
« revendications identitaires » : identité ethnique, identité communautaire, identité régionale,
etc. Toutes ces expressions désignent une appartenance à un groupe, à un ensemble
(mathématique ?) dont je ne suis qu’un élément parmi d’autres. Cet ensemble lui-même ne
parvient à s’affirmer dans son unité qu’en s’opposant à un autre ensemble, c’est l’opposition
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du même et de l’autre qui guide alors la quête de l’identité. C’est ce qu’on peut appeler le
« piège » des revendications identitaires. Il convient donc de revenir, pour plus de clarté, à la
question de l’identité en première personne et au lieu de la poser au niveau collectif, « qui
sommes-nous ? » il faut d’abord la reposer à la première personne du singulier « qui suis-
je ? ». Je me demanderai donc dans cette conférence ce que veut dire « identité » lorsqu’on
l’utilise avec le possessif : « mon identité » et non pas « notre identité » « son identité » ou
encore « ton identité ». Je la soumettrai à l’analyse en m’aidant des instruments de la
philosophie. J’espère que la question de l’identité ainsi reconfigurée permettra de résoudre
plus de problèmes qu’elle n’en soulèvera à son tour. Et en dissociant provisoirement les deux
questions, celle de « mon identité » de celle de « notre identité », j’espère qu’on pourra
obtenir les moyens de mieux s’orienter dans les questions d’identité collective, en évitant
précisément les pièges de « la logique identitaire » qui s’apparente à une simple identification
de préfecture de police ou à l’instrumentalisation idéologique.
I
Unité de la conscience et identité de la personne.
Comment rendre compte de mon identité ? En essayant de fixer tout d’abord ce qu’est une
personne. Pour cela il est nécessaire de montrer que nous ne semblons pas pouvoir nous
passer du mot « je » ou « moi » pour nous désigner nous-mêmes ? Mais pourquoi ne pouvons-
nous faire l’économie de ces mots ? Est-ce parce qu’ils expriment une pensée par laquelle je
me présente à moi-même sous le mode de la première personne ? Ou est-ce le mode
d’expression d’une réalité individuelle et substantielle responsable de mon identité ?
Certains soutiennent que la question de l’identité personnelle ne semble pas pouvoir se poser
sans inscrire le sujet dans un ensemble qui le dépasse et l’englobe. C’est en gros la thèse
défendue par Vincent Descombes dans ses travaux, depuis ses livres sur La denrée mentale,
Les institutions du sens, Le complément de sujet et enfin, Les embarras de l’identité. Thèse
contre laquelle je me dresse ici. Je pense donc qu’on peut parfaitement poser et répondre à la
question « qui suis-je ? » sans référence immédiate à un collectif englobant et à l’encontre de
ce que soutient, je crois, Descombes.
En fait, je pense que la question de l’identité personnelle exige deux choses au moins : une
conscience de soi égologique; et une conception, non pas ontologique mais cognitive1 de la
personne. Ce qui fait une personne c’est non pas l’existence d’un individu, d’un support
1 Ces deux termes seront progressivement clarifiés.
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matériel ou non, capable par surcroît d’avoir conscience de soi, mais la personne se constitue
par la conscience de soi elle-même et, le support matérielle dans lequel elle se trouve
incarnée ne lui est pas essentiel. Il faut donc soigneusement distinguer l’individu que je suis et
la personne que je suis. Ainsi je peux parfaitement être un individu, compté pour un individu
qui appartient à un groupe religieux, ethnique, culturel, communautaire, etc., sans être pour
autant compté pour une personne. C’est pourquoi l’identité d’un individu ne doit pas être du
tout entendu de la même manière que celle d’une personne. La notion de personne doit être
envisagée, non pas de manière externe comme c’est le cas pour n’importe quel objet qui peut
alors être compté comme une simple partie au sein d’un tout, mais elle doit être conçue dans
un sens subjectif. Notre concept de personne ne peut pas être compris non plus par le moyen
du concept de substance, quand bien même on parlerait comme le fait Boèce d’une
« substance individuelle de nature rationnelle », mais par la notion de conscience de soi
égologique. Ainsi, le Littré dit à l’article « IDENTITÉ » au sens 3 « Conscience qu’une
personne a d’elle-même » et il ajoute « Identité personnelle, persistance de la conscience de
soi qu’a un individu ». Pour montrer en quoi cela est à peu près correct, nous partirons d’un
texte célèbre de Hume qui va nous servir de guide en vue de mettre en évidence les deux
exigences posées au départ. Mais pour bien entendre ce texte il faut d’abord introduire une
distinction entre deux types d’usage du langage : une fonction dénotative et une fonction
performative. La fonction dénotative du langage se réfère à de l’extra-langagier : ainsi le goût
de la cerise par exemple n’est pas un mot, et inversement le mot « cerise » n’est pas lui-même
une cerise mais il se réfère à la chose cerise. En revanche la fonction performative du langage
renvoie non pas au contenu d’un énoncé, mais plutôt à l’acte d’énonciation, à l’acte de parole
de celui qui prend la parole. Elle qualifie la situation de l’énonciation. Or, celui qui se
contredit peut le faire de deux manières : (i) soit par contradiction entre les termes dans un
énoncé dénotatif (« dieu n’existe pas mais nous sommes son peuple élu » W Allen ; « Allah
n’existe pas mais Mahomet est son prophète », etc.) ; (ii) soit par contradiction performative
qui concerne cette fois-ci ce que je dis et le fait même de le dire (« Je suis mort » ; « Je ne
parle pas ! » ; « Je n’existe pas ».). Or il se trouve que ces deux fonction du langage sont à
l’œuvre dans le texte de Hume et elles nous révèlent ce que nous cherchons à mettre en
évidence.
« Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement
conscients de ce que nous appelons notre moi, que nous en sentons l'existence et la
continuité d'existence, et que nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle
d'une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. La sensation la plus forte,
la passion la plus violente, disent-ils, loin de nous détourner de cette vue, ne la fixent que
plus intensément et nous font considérer, par la douleur ou le plaisir qui les accompagne,
l'influence qu'elles exercent sur le moi. Tenter d'en trouver une preuve supplémentaire serait
en atténuer l'évidence, puisqu'on ne peut tirer aucune preuve d'un fait dont nous sommes si
4 intimement conscients, et que nous ne pouvons être sûrs de rien si nous en doutons. [...]
Pour moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi-même, je tombe
toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière
ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, à aucun
moment, à me saisir moi-même sans une perception et je ne peux jamais rien observer
d'autre que la perception. Quand mes perceptions sont absentes pour quelque temps, quand je
dors profondément, par exemple, je suis, pendant tout ce temps, sans conscience de moi-
même et on peut dire à juste titre que je n'existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient
supprimées par la mort, si je ne pouvais plus penser, ni éprouver, ni voir, aimer ou haïr après
la destruction de mon corps, je serais entièrement anéanti et je ne conçois pas du tout ce qu'il
faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité ».
David Hume, Traité de la nature humaine, L I, L'Entendement (1739), IV° partie, section VI,
trad. Ph. Saltel et Ph. Baranger,
Il y a donc deux aspects dans ce texte qui sont marqués justement par les deux fonctions du
langage que l’on vient de dire : selon la fonction dénotative tout d’abord, on peut donner
parfaitement raison à Hume, il n’y a rien de réel auquel se réfère le mot « moi », aucune
réalité substantielle qui soit le sujet effectif de certaines propriétés qui lui seraient
attribuables comme la haine, la douleur, le plaisir, il n’y a que des flux de sensations. Hume a
donc raison d’affirmer que mon identité personnelle n’est en rien assurée par une quelconque
substance mystérieuse, il n’y a pas d’identité substantielle garante de la mêmeté de mon
identité personnelle. Hume rejette avec raison le concept ontologique de la personne. Mais en
même temps qu’il rejette, avec raison croyons-nous, la réalité ontologique de ce moi
substantiel, il est bien obligé de parler de lui-même à la première personne : « je ne parviens
pas…, Je tombe toujours sur…, Pour moi…, j’appelle moi-même… » Cette fois c’est la
fonction performative du langage qui nous suggère qu’il est impossible de se passer d’un
discours en première personne, et c’est ainsi l’exigence d’une pensée égologique qui
s’exprime ici, exigence qui est non pas d’ordre ontologique mais précisément cognitif,
logique. Refuser cette distinction c’est tomber dans une contradiction performative dont
Hume est ici la victime. En même temps qu’il nous dit qu’il ne peut, en effet, trouver le
« moi » des philosophes, il ne cesse pourtant de parler de lui-même en terme de « moi » et de
« je ». En effet, qui n’arrive pas à trouver le moi des philosophes, qui cherche, qui s’observe ?
Ce qui fait que le contenu de son discours contredit, non pas une autre partie du discours, mais
son acte d’énonciation, le fait même de parler de soi en terme de « moi » et de « je ». On ne
peut donc pas faire l’économie d’une pensée de soi-même, d’une pensée égologique qui se
trouve simplement exprimée par des mots comme « moi » et « je ». L’usage du mot « je » ou
« moi » ne se réduit donc pas à un simple tic de langage au même titre que « hein », « n’est-ce
pas », « quelque part », etc. Il n’est pas non plus une simple « fonction interlocutive » qui a
pour rôle de marquer la différence avec le « tu » dans la situation d’interlocution, comme le
soutient Descombes à la suite de Benveniste. Il doit bien y avoir un fondement qui justifie la
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différence que nous faisons, lorsque nous nous adressons aux autres, en parlant du temps
qu’il fait entre « Il fait beau » et « Je fais beau2 » « Il pleut » et « Je pleut ». Il doit bien y
avoir quelque raison marquant la différence entre le fait de « parler de soi-même » plutôt que
de n’importe quoi d’autre. Cela doit ainsi nous conduire à élucider le rapport constitutif qui lie
la conscience de soi au concept de personne et celui-ci à la question de l’identité
personnelle : conscience de soi, personne, identité (personnelle) voilà les notions de base
incontournables pour notre propos. Nous devons donc préciser ce que veut dire la notion de
personne si nous voulons avancer dans la question de l’identité « qui suis-je ? » et ensuite
seulement et par extension : « qui sommes-nous ? ».
L’idée que nous voulons défendre ici est que le concept de personne est dépendant de la
conscience de soi et elle consiste, non pas en une réalité substantielle intime et cachée, mais
en un principe logique, principe qui exprime tout d’abord l’exigence cognitive d’une unité de
l’expérience ; la conscience de soi est un principe d’unité et non une réalité et il semble que ce
soit d’elle que nous tirions notre concept ordinaire de personne3. En ce sens, il faut souligner
qu’il est rare que les gens ne comptent pas dans leur vocabulaire le concept de personne qui
est d’un usage très courant au point que certains philosophes, comme Strawson, le considèrent
comme un « particulier de base » de notre « schème conceptuel ». Le concept de personne est
extrêmement banal, il n’est pas du tout un concept technique de la philosophie ou du droit.
Seulement, il peut arriver que l’application de ce concept soit problématique car les créatures
auxquels nous sommes invités à les appliquer en brouille l’usage. Nous sommes alors à la
recherche d’un critère : à quelles conditions pouvons-nous appliquer sans problème le concept
de personne ? C’est une question qui se pose franchement lorsque nous sommes par exemple
face à des embryons humains. Mais on peut tout aussi bien se demander si les grands singes
sont ou non des personnes, ou encore si les ordinateurs4 sont des personnes et pourquoi nous
leur refusons d’en être ? Ces questions requièrent donc que nous fixions les critères
d’attribution de ce concept. C’est alors que le travail du philosophe est souhaitable. Une des
manières de le faire consiste justement à lier la notion de personne à la conscience que l’on
a de soi-même. Celle-ci semble exiger une capacité à mobiliser des informations nous
concernant nous-mêmes, ce qui suppose que les personnes soient pourvues d’un « concept de
soi ». Ce concept de soi ou cette idée de soi semble requérir au moins deux choses : le
stockage d’information acquise dans le passé et une unité de tri d’information opéré en
direct5. On pourrait dire qu’il s’agit en quelque sorte d’un détecteur de « mienneté », une sorte
2 Exemple de Stéphane Chauvier dans Qu’est-ce qu’une personne ? édition Vrin, 2003.
3 Sur ce point nous suivons le livre dense et rigoureux de notre maître Stéphane Chauvier Qu’est-ce qu’une
personne ? édition Vrin, 2003. 4 Pensons au test de Turing.
5 Stéphane Chauvier A quoi sert le mot « je » ? Page 31 in Autour de Vincent Descombes.
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de module dynamique et dédiée à détecter la « mienneté ». Et il semble bien que nous
soyons presque tous capables de cette idée de soi par le fait de parler de soi à la première
personne. C’est une conception que l’on trouve par exemple chez Kant6. Pour cet auteur, que
nous suivrons sur ce point, la conscience de soi c’est le fait de me représenter moi-même, elle
est, en ce sens, ce qui (me) permet de me re-connaître à travers le temps et malgré tous les
changements. Avoir conscience de soi-même, c’est donc pouvoir se ressaisir comme formant
(une) unité dans le temps. Et en effet, s’il arrive que je ne parvienne plus à me re-connaître
dans l’unité d’un acte de réflexion sur moi-même, alors je ne suis plus moi-même ni pour
moi-même la même personne. Aussi est-ce bien l’unité de la conscience réflexive qui
détermine ce j’appelle mon identité. C’est d’ailleurs ce qui faisait dire à Kant dans la Critique
de la raison pure : « le je pense doit pouvoir accompagner toute mes représentations. » Que
faut-il comprendre par cette formule ?
Il faut souligner deux aspects. (i) D’abord, pour avoir une quelconque expérience, ou plutôt
pour que l’expérience elle-même soit unifiée, il est nécessaire que (le) je sois en mesure
d’unifier le flux continu des expériences ou des représentations. Sinon, jamais je ne pourrais
plus rien reconnaître, car il n’y aurait plus rien de fixe dans le champ de l’expérience. Mieux
même : il n’y aurait même plus d’expérience mienne. Il est donc nécessaire que la conscience
soit capable de faire tenir ensemble le flux des représentations pour qu’elles deviennent
miennes et identifiables7. Prenons un exemple aux accents bergsoniens : alors que je suis
plongé dans un demi-sommeil, une horloge retentit plusieurs fois, en sorte que j’entends bien
un coup, puis un autre, et encore un autre, etc. Toutefois, dans la mesure où la conscience
n’est pas attentive aux sons, j’ai bien entendu les différents coups de l’horloge mais je n’ai pas
pu les unifier, c’est-à-dire les faire tenir ensemble pour savoir et identifier l’heure qu’il était.
En effet, « mon » expérience n’a, dans ce cas précis, aucune unité, c’est un pur chaos de
sensations que Kant appelle « le divers de l’intuition » : un flux de phénomènes sonores
m’affecte, sans pour autant que je sois en mesure de les synthétiser (rassembler) en une
identité déterminée. Quelle en est donc la raison ? C’est que je n’ai pas plus conscience de
moi-même que je n’ai conscience des choses qui m’affectent ; je suis pour ainsi dire absent à
moi-même, car je suis dans un demi-sommeil. N’étant donc pas présent à moi-même, ou
conscient de moi-même, je suis absent à ce qui pourtant m’affecte. Cette expérience ne peut
donc être considérée comme mienne. Ici, je ne suis pas moi, mais je me confonds avec le flux
changeant des sensations. C’est comme dans l’ivresse, ou la drogue, où l’individu cherche à
s’oublier en recherchant des sensations fortes ; lorsqu’on cherche des sensations fortes on
6 Pour plus de détails on se reportera à Stéphane Chauvier Kant et l’égologie, in Archives de philosophie, 2001/4,
Dire « je », chapitre 1, édition Vrin ; Alain Renaut Kant aujourd’hui, Aubier. 7 Pensons au film de Christopher Nolan Memento.
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cherche à se confondre avec le flux des sensations, et c’est ce qui explique que l’individu
n’est plus lui-même, mais qu’il devient tout ce qui lui arrive. Il n’est plus qu’un lieu de
passage où le flux des sensations s’associe de manière délirante, sans rime ni raison, et lui fait
voir des dragons ailés, des cochons volants, des éléphants roses, etc. Bref, l’homme ivre, ou
l’homme qui sommeille, se confond avec les sensations, il est inconscience de soi. Il n’a donc
plus d’identité propre et n’est plus qu’un « flux de conscience » un courant de conscience
impersonnelle et anonyme. Bref, là où je n’ai pas conscience de moi-même, je ne peux ni me
reconnaître, ni rien reconnaître. C’est ce qui se passe, également, toute chose égale par
ailleurs, lorsque je vois une photo de moi bébé : si je ne puis me reconnaître c’est parce que je
n’avais aucune conscience de qui j’étais. En fait, je dis, en voyant la photo, que « c’est
moi ! » simplement parce qu’on me l’a dit. Je suis identifié, dans ce cas, par les autres, et non
par moi-même et pour moi-même. Ici, je ne suis que ce qu’on a fait de moi, et c’est pourquoi
l’enfant ne se possède pas. C’est ce que Kant avait parfaitement montré, lorsqu’il écrivait :
Que l’homme puisse posséder le Je dans sa représentation, cela l’élève infiniment au-dessus
de tous les autres êtres vivants sur la terre. C’est par là qu’il est une personne, et grâce à
l’unité de la conscience à travers toutes les transformations qui peuvent lui advenir, il est une
seule et même personne, c’est-à-dire un être totalement différent par le rang et par la dignité
de choses comme les animaux dépourvus de raison, dont nous pouvons disposer selon notre
bon plaisir ; et cette différence est présente même quand il ne peut pas encore prononcer le
Je, parce que néanmoins il le possède déjà dans sa pensée : de même est-il vrai que toutes les
langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, pensent nécessairement ce Je, quand
bien même elles n’expriment pas cette égoïté par un mot particulier. Car la faculté qui est ici
en jeu (celle de penser) est l’entendement.
Il faut toutefois remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez convenablement ne
commence pourtant que de manière relativement tardive (sans doute un an après environ) à
s’exprimer en disant Je, alors qu’auparavant il a si longtemps parlé de lui à la troisième
personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et une lumière semble pour ainsi dire s’être
manifestée en lui quand il commence à s’exprimer en disant Je : à partir de ce jour, il ne
retourne jamais à son autre façon de parler. Antérieurement, il avait simplement un sentiment
de lui-même ; désormais, il en a la pensée.
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), livre I, § 1
Maintenant, imaginons que, quelques minutes plus tard, éveillé, j’entende douze coups, je me
dis alors qu’il est minuit. Cette fois, j’ai entendu non pas des coups séparés et sans liens, mais
en fait ma conscience a unifié les divers coups et les a réunis en une unité que je peux
maintenant identifier et désigner comme telle : je dis alors qu’il est minuit ! Qu’est-ce à dire ?
Pour qu’une expérience soit mienne, il faut qu’elle soit rapportée à l’unité d’une identité, il
faut donc qu’elle soit rapportée à l’unité de ma conscience, à moi (je, ego). Ainsi, la
conscience de soi est d’abord la condition nécessaire pour qu’une expérience soit mienne. Et
en même temps, cette conscience de soi, qui fonctionne comme un pôle d’unification, est une
détermination active de la diversité des données expérimentées dans le temps. Ainsi, dans
notre exemple, il s’agit de rassembler, dans le temps, les douze coups, en une unité. Il s’agit
alors, de parcourir, de rassembler, de reproduire les données pour enfin les reconnaître dans
8
l’unité d’un acte, l’unité d’un acte de recognition sous un concept qui se trouve être le reflet
de l’unité de la conscience de soi-même. Tout ceci n’est donc possible que si le « je pense »
(c’est-à-dire l’unité de la conscience de moi-même) accompagne mes représentations, et
demeure toujours un et identique à lui-même, alors que les représentations se succèdent dans
le champ de mon expérience. Qu’il fasse défaut, comme dans le sommeil ou dans l’ivresse et
les expériences sont associées entre elles de manière délirante, comme dans un rêve ou un
cauchemar. Kant écrit que, sans cette idée, « j’aurais un moi aussi divers et d’autant de
couleurs qu’il y a de représentations dont j’ai conscience ». Dire cela, c’est dire en réalité, que
l’expérience ne fournit, par elle-même, aucune donnée qui (me) permettrait d’identifier une
chose, une substance pensante, ou une « res cogitans » qui serait toujours identique à elle-
même et que j’appellerai ma personne. Aussi, quand je dis par exemple « moi », je parle en
réalité de l’unité, toujours présente, et de la condensation cohérente de toutes mes
expériences passées dans celles du présent. Mon « moi » n’est donc pas une réalité intérieure,
mais il consiste en l’unité d’un acte de penser, unité qui synthétise, qui opère la coordination
de l’ensemble de mes expériences passées et présentes et qui les rapporte à l’idée de soi. On
ne dira donc pas que ce que je suis se ramène à une idée de soi, mais plutôt que le fait d’avoir
une idée de soi fait de l’individu que je suis une personne. Et tout individu doté de cette idée
de soi est tout aussi bien une personne, celle-ci ne me singularise donc pas, puisque être une
personne cela peut arriver à d’autres individus. C’est pourquoi parlant du moi Kant va jusqu’à
dire que c’est une « représentation simple et par elle-même totalement vide de contenu… »,
ou encore « que c’est une simple conscience accompagnant les concepts… » au point même
qu’on devrait l’appeler, dit-il, un « je, un il, un ça, ou un x ». Il s’agit donc d’une simple
fonction logique sans substance intérieure ou intime. Néanmoins, que j’en vienne à perdre
toute capacité à unifier ou à retenir les expériences passées dans les expériences présentes et
je ne saurais plus qui je suis ; comme dans certaines maladies : je ne serais qu’une diversité
d’expériences sans unité. C’est en ce sens que le critère de la personne relève de la conscience
de soi. Pourtant, ce ne sont pas les contenus de la conscience de soi-même qui font que je suis
une personne mais c’est plutôt la manière de se rapporter à soi-même par la pensée, c’est
donc le mode de pensée égologique - auquel ces contenus de conscience se trouvent être
soumis - qui promeut une créature au rang de personne8. La conscience de soi est un acte de
synthèse, c’est une activité de détermination unificatrice des expériences, sans être elle-même
un contenu de l’expérience, en ce sens elle n’appartient à personne en particulier. Mais si elle
définit ce qu’est une personne, jamais elle n’est capable de fixer quelle est la personne que je
suis. La conscience de soi suppose donc que l’existence lui soit donnée par ailleurs, car
aucune conscience finie ne peut produire l’existence qu’elle pense.
8 Cf. Stéphane Chauvier Qu’est-ce qu’une personne ?
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Nous savons maintenant ce qui fait qu’une créature est une personne et non une
simple chose, pourtant cela ne suffit pas encore à dire précisément ce qui fait que je suis cette
personne déterminée, la personne que je suis et pas une autre. Qu’est-ce qui fixe alors la
différence entre deux personnes ? La réponse n’est peut-être pas si évidente. En même temps
cette conception soulève une difficulté car elle se heurte à notre habitude. Imaginons la scène
suivante que Descombes appelle dans Les embarras de l’identité « La comédie de
l’identité9 » : admettons que les choses soient dans un état de flux permanent.
« A_ Prenons un nombre impair, ou un pair, si tu veux ! Suppose qu'on ajoute un, ou qu'on
le retranche. Crois-tu donc que ce nombre est resté identique ? B_ Biens sûr que non!
A_ Eh non, bien sûr ! Si de nouveau on prend une coudée à laquelle on ajoute — ou alors
on retranche — une longueur quelconque à ce qu'elle est avant, pourra-t-on soutenir que
l'ancienne longueur subsiste encore ? B_ Non pas. A_ Bon. Alors maintenant considère
un peu l'homme : tandis que l'un grandit, l'autre perd de sa taille, et tous sont tout le
temps soumis au changement. Or ce qui par nature éprouve un changement et jamais ne
demeure identique à soi-même, doit être maintenant autre que ce qu'il fut. Ainsi donc,
toi et moi, hier nous étions autres et sommes aujourd'hui encore d'autres hommes, et
demain le serons. Jamais nous ne restons nous-mêmes en vertu de la même raison10
. »
Imaginons que je doive une somme d’argent à Jacky que je ne lui ai toujours pas remboursé.
Or voici que je le rencontre ce soir et il réclame légitimement le paiement de ma dette.
Admettons que je lui soumette l’argument précédent : puisque nous changeons sans cesse il
n’a pas affaire au même homme, celui qui s’est endetté, mais à un autre. Donc, moi, je ne lui
dois rien, il n’a qu’à s’en prendre à cet autre homme qui n’est plus. En contrepartie il pourra
me donner un coup et, à l’instant d’après prétendre ne plus être le même homme que celui qui
a asséné le coup l’instant d’avant. Il ne viendrait manifestement à l’idée de personne
d’accepter un tel argument. Pour que Jacky puisse être remboursé il faut un principe
d’héritage de la dette entre l’homme d’hier et celui d’aujourd’hui, il faudrait un transfert de
propriétés à la manière dont Maximilien Kistler conçoit la causalité comme « transfert de
propriétés ». Sur le plan collectif on en trouve le pendant : qu’est-ce qui oblige un Etat,
aujourd’hui, à payer une dette à des planteurs de Baobab qui réclament réparation pour un
crime ancien commis sur des ancêtres ? Pour revenir à notre question immédiate : qu’est-ce
qui fixe alors la différence entre deux personnes ? Ne doit-on pas pour cela maintenir une
différence entre la personne et l’homme ?
9 Page 63 à 65
10 Diogène Laërce Vie et doctrines LII, Chap. XI
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II
Être la personne que l’on est et être une autre personne.
Supposons qu’à la suite d’un accident un homme perde totalement la mémoire de sa vie
antérieure et se révèle avoir un caractère tout à fait nouveau, des idées, des manière d’être et
de faire totalement nouvelles. Dirons-nous que nous avons affaire à une nouvelle personne ou
à la même personne mais qui est devenue autre qu’elle n’était ? Si nous utilisons le concept de
personne en sorte de fixer la limite entre ce qui fait qu’une créature est ou non une personne
on dira simplement qu’il s’agit de la même personne. Mais si l’on cherche à savoir, non plus
ce qui fait qu’on est une personne, mais cela même qui fait qu’on est cette personne
déterminée et pas une autre, alors on doit recourir à un autre aspect du concept. Dans le
premier cas on dira que la personne a subi un profond changement, il s’agit bien de la même
personne, mais elle a seulement changé. En revanche, dans la seconde perspective le mot de
personne désigne la « personne que l’on est », non pas ce que l’on est (une personne) mais qui
l’on est (la personne que je suis). On sera alors forcé de dire que l’on n’a plus affaire à la
même personne (il n’est plus la même personne dira-t-on, mais il est encore une personne et
non une chose comme un caillou), mais carrément à une autre personne, et non pas à la
même personne devenue autre, qui a changé. On aura ainsi affaire à : la personne antérieure
à l’accident et à celle qui lui est postérieure, on aura affaire à deux personnes différentes. La
personne que l’on est renvoie cette fois-ci au contenu de la conscience de soi et non pas
seulement à sa forme, c’est-à-dire à l’acte de penser. Il y aura deux personnes différentes si ce
qui les individue chacun est différent. Or, le contenu de la conscience de soi est bien ce qui
permet d’individuer une personne, et ce contenu est bien dans notre exemple autre qu’avant
l’accident, marquant ainsi la limite et la différence entre deux personnes bien distinctes. Ainsi,
de ces deux personnes (avant puis après l’accident) on dira sans absurdité qu’elles sont aussi
différentes que peuvent l’être le Dr Jekyll et Mr Hyde11
. Si nous affirmons cela c’est parce
qu’il n’est pas possible que la personne à laquelle nous avons affaire soit à la fois la même et
pas la même que celle qui existait avant l’accident. Dans le second cas on dira donc qu’une
créature peut être successivement plusieurs personnes si le contenu de sa conscience de soi est
fondamentalement modifié. Un même corps individuel pourrait donc supporter des
personnalités multiples dès lors que les contenus de la conscience de soi se trouvent
radicalement bouleversés. La personne que je suis ne se confond donc pas avec la portion de
matière qui délimite un corps par rapport à un autre corps, puisque le même corps peut abriter
des personnes différentes. La différence de personnalité ne coïncide pas avec la différence
11
Cf. S Chauvier idem, p. 13.
11
numérique de deux corps. Par exemple, je ne peux différencier deux personnes comme je
différencie deux arbres (telle portion de matière, des écorchures, des inclinaisons différentes,
etc.) car ce qui constitue la différence entre deux personnes n’est pas de même rang que ce qui
distingue deux arbres. C’est aussi pourquoi lorsque je regarde mon corps dans un miroir il n’y
a pas plus de sens à dire que je vois la personne que je suis. C’est ce que Pascal cherchait à
souligner lorsqu’il écrivait :
«Qu’est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu'il
s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime
quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans
tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on ? moi ? Non, car je puis
perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps,
ni dans l'âme ? et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point
ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l'âme d'une
personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste.
On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités »12
.
Mais alors, quel est ce fameux contenu de la conscience de soi qui doit être tenu pour
responsable de la différence entre les personnes, cela même qui fait que je suis la personne
que je suis et pas une autre personne ? Ce qui fait la différence entre des personnes elles-
mêmes différentes c’est la pensée en première personne, ce que Stéphane Chauvier appelle
des pensées « égologiques », c’est-à-dire des pensées faisant intervenir le mot « je ». Soit un
exemple : imaginons deux individus, deux hommes, chacun pensant la même chose, par
exemple « je suis assis ». Apparemment, ces deux hommes prononcent la même phrase,
pourtant, ils ne pensent pas la même chose, ils n’ont pas les mêmes pensées. Pourquoi n’ont-
ils pas la même pensée ? Les mots ne renvoient-ils pas aux mêmes références non verbales ?
Ce qui est différent c’est le contenu même de la pensée de soi : chacun en pensant se réfère,
en fait, à soi-même et non pas à l’autre. Ils partagent bien la même forme linguistique, mais
pas les mêmes pensées puisqu’il y a une différence de contenu de chaque conscience de soi
(la pensée qui se rapporte à soi). Ainsi, ce qui est vrai de l’un pourrait ne pas l’être de l’autre :
l’une des deux personnes pourrait ne pas être assise. Soit un autre exemple : lorsque Œdipe dit
qu’il faut arrêter le meurtrier de Laïos, il se trouve être, en fait, celui-là même auquel il se
réfère. En ce sens la référence de son discours c’est en fait Œdipe. Mais dans ce cas précis, il
est clair qu’il ne se réfère pas à soi-même par une pensée égologique, il ne se désigne pas lui-
même sous le mode de la conscience de soi, mais de manière externe, objective et il ne sait
pas qui est le meurtrier de Laïos, donc il ne sait qu’il est le meurtrier de son père. Si ce n’était
pas le cas, s’il devait entretenir une pensée de soi-même, une pensée égologique, il eût fallu
qu’il prononça la pensée suivante : « Il faut m’arrêter, moi ! ». Dans les deux cas la référence
du discours est bien Œdipe, mais le mode sous lequel il apparaît n’en fait pas du tout le même
12
Blaise Pascal - Pensées (688 - Édition Lafuma, 323 - Édition Brunschvicg)
12
contenu de pensée. Dans le cas précis de la référence à soi en première personne, on a
affaire au contenu de la conscience de soi, contenu qui fait qu’on est précisément la personne
que l’on est et pas une autre personne. Ainsi, on est forcé de dire que ce qui individue une
personne n’est pas identique à ce qui individue un bout de matière inerte ; pour le dire
autrement encore, le mode d’individuation d’une personne déterminée réside dans le fait de se
penser soi-même. Il n’est donc pas indifférent que la conscience de soi se rapporte à celui-là
même qui pense ou qui parle de soi, car la pensée de soi-même nous est propre et nous rend
insubstituable, c’est donc elle qui fait non seulement que je suis une personne, mais c’est
également elle qui fait que je suis cette personne déterminée et pas une autre. Il faut donc
être clair sur un point : le concept d’homme ne doit pas être confondu avec le concept de
personne, ils ne sont pas identiques. En ce sens et en principe un non humain peut
parfaitement être promu au rang de personne, comme à l’inverse un homme pourrait ne plus
être une personne : pensons, par exemple, à quelqu’un qui serait plongé dans un coma
profond, pensons encore à un embryon, etc. Ce sont bien des hommes mais non des
personnes.
Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? En fait, il faudrait même dire que l’animal humain
pourrait parfaitement devenir une autre personne à condition que le contenu de sa conscience
de soi, ou de sa pensée de soi se trouve être radicalement différent d’un autre le précédant.
Nous penserons bien sûre à la maladie d’Alzheimer, au cas du Dr Jekyll et Mr Hyde, et
surtout à l’admirable film de Aki Kaurismäki, L’Homme sans passé. Ainsi, il n’est pas
absurde de dire que si rien de ce que pense de soi le Dr Jekyll ne se retrouve dans ce que
pense de soi Mr Hyde, alors nous avons affaire non pas à une seule et même personne qui
devient autre, qui change, mais à une autre personne13
. Nous aurons donc affaire à deux
personnes différentes quoique pour un même corps14
. Ainsi, avant l’accident le Dr Jekyll
pense de lui-même : « Je suis le Dr Jekyll et j’aime les humains. » Mais après l’accident ce
qui est dit à partir du même support corporel est tout autre : « Je suis Mr Hyde et je veux
assassiner des humains ! » Par conséquent, ce que nous pourrions penser de l’individu
corporel qui abrite ces deux personnes, n’entre pour rien dans les personnes qu’elles sont. Ce
qui signifie qu’avoir ce corps déterminé ne fait pas que je sois cette personne déterminée que
je suis, même s’il peut s’avérer vrai que je sois cette conscience de soi incarnée dans ce corps
déterminé. En principe, une pensée égologique peut tout aussi bien s’incarner dans un corps
fait de silicone. Certains philosophes pensent même ainsi que si notre corps est quelque chose
qui nous « constitue » il ne nous définit pas essentiellement comme personne et qu’il n’entre
pour rien dans le fait que l’on est la personne que l’on est. C’est très exactement une
semblable situation que met en scène Kaurismäki dans son film, L’Homme sans passé,
13
Pensons également à Psychose de Hitchcock 14
S. Chauvier, Idem, p 40-41
13
rejoignant ainsi la thèse célèbre de John Locke dans son Essai sur l’entendement humain :
« Supposé que je perde entièrement le souvenir de quelques parties de ma vie, sans qu’il soit
possible de le rappeler, de sorte que je n’en aurai peut-être jamais aucune connaissance ; ne
suis-je pourtant pas la même personne qui a fait ces actions, qui a eu ces pensées, desquelles
j’ai eu une fois en moi-même le sentiment positif, quoique je les aie oubliées présentement ?
Je réponds à cela que nous devons prendre garde à quoi ce mot « je » est appliqué dans cette
occasion. Il est visible que dans ce cas, il ne désigne pas autre chose que l’homme. Et
comme on présume que le même homme est la même personne, on suppose aisément qu’ici
le mot « je » signifie aussi la même personne. Mais s’il est possible à un même homme
d’avoir en différents temps une conscience distincte et incommunicable, il est hors de doute
que le même homme doit constituer différentes personnes en différents temps, et il paraît par
des déclarations solennelles que c’est là le sentiment du genre humain. Car les lois humaines
ne punissent pas l’homme fou pour les actions que fait l’homme de sens rassis, ni l’homme
de sens rassis pour ce qu’a fait l’homme fou, par où elles en font deux personnes. Ce qu’on
peut expliquer en quelque sorte par une façon de parler dont on se sert communément en
français, quand on dit, un tel n’est plus le même [one is not himself], ou il est hors de lui-
même [beside himself]. Expressions qui donnent à entendre en quelque manière que ceux qui
s’en servent présentement, ou du moins qui s’en sont servis au commencement, ont cru que
le soi était changé, que ce soi, dis-je, qui constitue la même personne, n’était plus dans le
même homme.
John LOCKE, Essai sur l’entendement humain, Livre 2, ch. 27, § 20. (1690)
On perçoit immédiatement l’intérêt de telles analyses pour l’imputation de la responsabilité.
Personne ne condamnera le Dr Jekyll pour les forfaits de Mr Hyde, même s’il est vrai que ces
deux personnes différentes sont abritées par un même support corporel, car ce n’est pas le
support corporel qui fait la personne, ni le code génétique. On ne dira donc pas qu’après le
passage de Mr Hyde, le Dr Jekyll est revenu à lui-même comme s’il se réveillait d’un rêve ou
d’un évanouissement, puisqu’il ne s’agit pas du tout des mêmes personnes. Il se pose alors la
question suivante : qu’est-ce qui fait qu’on demeure, qu’on reste la même personne s’il ne
s’agit pas d’une substance, d’un caractère, de l’appartenance à un groupe, d’un patrimoine
génétique ou encore d’un cerveau qui reste en bon état de marche ? Il ne peut s’agir de mon
cerveau tout d’abord parce si je peux dire sans absurdité que mon cerveau me constitue en
tant que l’individu humain que je suis, je ne peux soutenir apparemment sans absurdité que je
suis mon cerveau, pas plus que je ne puis dire que je suis un cerveau si ce n’est par figure.
III
Être la même personne : ipséité et mêmeté.
Nous avons pour habitude de considérer tout d’abord que les personnes se reconnaissent par
des traits, traits qui sont tout à la fois individuels et individualisant15
. Ensuite, c’est aussi un
15
Nous nous réglons ici sur Paul Ricœur Parcours de la reconnaissance, édition Stock, pages 101 à 103, ainsi
que sur Soi-même comme un autre.
14
fait que cette habitude est bien souvent mise à l’épreuve dans l’expérience de la longueur
du temps de séparation, dont le vieillissement et la vieillesse sont l’emblème. C’est de là
enfin, que s’enracine notre expérience par laquelle le temps prend, pour nous, valeur de
destruction et de ravage. Or, cette expérience de la méconnaissance a été mise en évidence par
Proust dans des pages d’une cruelle beauté, qu’on lit dans Le Temps retrouvé. Arraché à sa
méditation solitaire qu’il menait dans la bibliothèque de son ami le Prince de Guermantes, le
narrateur se trouve soudain jeté dans un dîner dont tous les invités ressemblent de loin aux
amis qui avaient peuplé la solitude de ses soirées mondaines d’antan. Ces gens disparus
depuis longtemps réapparaissent enfin, mais ils sont comme frappés par la dévastation infligée
au visage par le vieillissement. L’expérience ainsi décrite est celle de la méconnaissance : est-
ce bien la Duchesse de, est-ce bien le Comte de… ?
Les vieilles, par Francisco Goya
Ils sont tous méconnaissables ces amis d’antan : « Chacun semblait s’être « fait une tête » - dit
le narrateur - généralement poudrée et qui les changeait complètement. » Tout se passant
comme si on assistait à un bal costumé. Telle personne semble s’être « affublée d’une barbe
blanche et, trainant à ses pieds qu’elles alourdissaient comme des semelles de plomb, semblait
15
avoir assumer de figurer un des « âges de la vie » ». Les visage semblent au narrateur des
« poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d’habitude n’est pas visible, pour le devenir
cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne
magique. » Comment dès lors reconnaître sous le masque du temps les mêmes personnes ?
Elles sont méconnaissables. Sont-elles d’ailleurs les mêmes personnes pour elles-mêmes, si
elles ne semblent pas l’être de mon point de vue purement descriptif ? Si je ne parviens pas à
les identifier, parviennent-elles au moins à se reconnaître elles-mêmes comme étant les
mêmes personnes ? Mais le Temps auquel les visages ravagés donne une visibilité est en
même temps comme un agent double, car c’est un Temps artiste, il est artiste car il façonne à
sa manière :
« Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai
jamais connu. » En effet, c’était un nez nouveau et familial. Bref, l’artiste le Temps avait
« rendu » tous ces modèles de telle façon qu’ils étaient reconnaissables, mais ils n’étaient pas
ressemblants, non parce qu’il les avait flattés, mais parce qu’il les avait vieillis. Cet artiste-là,
du reste, travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d’Odette, dont, le jour où
j’avais pour la première fois vu Bergotte, j’avais aperçu l’esquisse à peine ébauchée dans le
visage de Gilberte, le temps l’avait enfin poussée jusqu’à la plus parfaite ressemblance (…),
pareil à ces peintres qui gardent longtemps une œuvre et la complètent année par année. En
plusieurs, je finissais par reconnaître, non seulement eux-mêmes, mais eux tels qu’ils étaient
autrefois… »
Ici la reconnaissance prend explicitement la forme d’une ré-identification qui est en même
temps conquête sur le méconnaissable. Ces personnes sont bien les mêmes, mais elles sont en
même temps tout autre. Il faut donc préciser ce que peut vouloir dire le fait d’être la même
personne tout en étant autre pour soi-même et pour les autres. Est en jeu ici deux genres
d’identités auxquels nous a familiarisé le philosophe Paul Ricœur : (i) tout d’abord il faut faire
sa part à la question de l’identité qui ne se pose qu’en troisième personne, en ce sens qu’il
s’agit de l’identification et la réidentification d’une personne du point de vue descriptif ; elle
est apparue, a disparue et est réapparue : « est-elle la même ? » veut dire alors « puis-je la
réidentifier ? » Il s’agit, dans cette perspective, de parvenir à reconnaître une chose, un visage,
ou une personne en se confrontant franchement à la possibilité du méconnaissable. Cette
forme d’identification doit en passer par l’épreuve de ce qu’il faut bien appeler un « contrôle
d’identité », contrôle où l’on cherche des critères objectifs d’identification : cette personne
est-elle bien celle qu’elle prétend être ? Est-elle la même personne qu’il y a trente ans ? Il
s’agit de ce que Ricœur appelle l’identité-mêmeté (c’est l’idem latin). (ii) Ensuite nous
pouvons nous poser la question autrement, celle qui porte sur notre identité ou plutôt mon
identité. Cette fois la question ne peut se poser qu’en première personne, car cela n’a pas de
16
sens pour moi-même de me faire passer à moi-même un contrôle d’identité16
. Ainsi, se
demander à soi-même : « suis-je le même ? » c’est poser une autre question que la première.
L’identité prend alors la forme d’une fidélité à soi, d’une promesse qui assure la permanence
et le maintien de soi dans le temps. Il s’agit alors de l’identité qui porte sur l’ipséité, c’est la
question de l’identité du soi, du self, il s’agit de la question de l’identité personnelle
transtemporelle. Or, entre l’identité-mêmeté et l’identité-ipse qui se rapporte à des valeurs
auxquelles je me rattache et me définis comme celui que je suis, il y a place pour l’identité
narrative. Ou plutôt l’identité narrative fait le lien entre les deux. Que faut-il entendre alors
par identité narrative ? Il s’agit de la cohérence de l’histoire d’une vie. Je sais que je suis le
même, malgré tous les changements et toutes les péripéties de ma vie, en ceci que je peux y
reconnaître une cohérence que j’arrache à toutes les discordances que pourrait m’infliger le
temps qui passe. Je suis même et autre dans la mesure où je peux opérer une synthèse de tous
les événements hétérogènes de ma vie dans l’unité d’une autobiographie, dans l’unité
temporelle d’une histoire qui se trouve être la mienne. Cette vie qui, jusque-là, me semblait
disparate, sans direction ni signification repérable, reprend sens et unité par la puissance de la
configuration narrative où je me reconnais comme le centre de gravité narrative de l’histoire
d’une vie qui apparaît pour cette raison comme mienne. Je m’apparais alors à moi-même
comme formant unité malgré les altérations qui me constituent. J’y apparais à moi-même
comme une « concordance discordante », comme le dit Ricœur, oscillant entre mêmeté et
ipséité dans une structure narrative instable. Comme le disait si justement Bergson « Je crois
bien que notre vie intérieure tout entière est quelque chose comme une phrase unique entamée
dès le premier éveil de la conscience, phrase semée de virgules, mais nulle part coupée par
des points17
» L’unité de moi-même à travers le temps résulte donc, non pas seulement d’un
« je pense qui doit pouvoir accompagner toutes mes représentations », mais de l’opération de
mise en intrigue de ma vie sous la forme d’une vie racontée, d’une vie mise en mots, bref sous
la forme d’une « histoire de ma vie ». L’identité personnelle y apparaît dès lors au même rang
que l’identité du personnage d’un récit de fiction qui prend en charge la cohérence d’une vie
plongée dans un monde où elle est soumise à la discordance. L’identité personnelle surgit
donc de la concurrence entre la discordance et l’exigence de cohésion, concurrence qui la met
constamment en péril. En ce sens la crise d’identité surgit de la rupture de la cohérence de
l’histoire d’une vie qui, dès lors, ne fait plus sens. On ne se reconnaît alors plus dans la
personne antérieure car la connexion transitive qui assure l’unité de la vie racontée ne se fait
plus. La crise d’identité consiste donc en une crise du sens. Ainsi, il faudrait dire que le sens
d’une vie surgit de l’acte configurant en tant que tel, ouvrant ainsi la voie à une identité
dynamique qui renferme en elle l’identité et la diversité, le même et l’autre dans une
16
Nous excluons ici le cas de l’amnésie, du délire profond, etc. 17
L’énergie spirituelle, in Œuvres, Edition du Centenaire, op. cit. p.858.
17
« synthèse de l’hétérogène » comme le dit encore P. Ricœur. La conscience de soi se
constitue alors dans le récit d’une vie au sens où Maupassant l’a fait résonner.
Cette conception se tient à égale distance de trois autres qui sont à mon sens autant de
vices et qui me semble alors insuffisantes18
: 1) au début du Quichotte le héros de Cervantès
s’invente littéralement une identité : il se fait, de lui-même, chevalier, il se baptise lui-même
Don Quichotte de la Manche (ce qui n’était pas son nom), son cheval (la pire des rosses)
devient la meilleure et il le baptise rossinante, les moulins deviennent des géants, la paysanne
vulgaire et laide devient celle qui doit occuper ses pensées du chevalier qu’il est, par
conséquent elle devient Dulcinée, etc. Il s’agit de ce que l’on appelle un constructivisme
social qui consiste à faire exister une identité par un acte performatif, par une pure et simple
construction de la réalité. 2) Au livre IV des Confessions Rousseau nous dit qu’il lui est venu
une idée absurde de se présenter comme compositeur de musique et même il éprouve de
besoin de le prouver en composant sur le champ un « morceau » de musique. Sa composition
sera jouée deux semaines plus tard. Le problème c’est qu’à cette époque Rousseau ne savait
pas composer, même s’il avait appris quelques rudiments de la composition auprès d’un ami :
Venture de Vilneuve. Tout se passe donc comme si le simple fait de se présenter comme
compositeur lui conférait immédiatement l’art de la composition. Il se croit devenu ce qu’il
rêve d’être. Il nous explique alors qu’il était dans un état de délire qui le poussa à se présenter
comme celui qu’il n’était pas. Il se fait alors appeler Vaussore de Vilneuve par un processus
d’indentification aliénante à un modèle.
« J’ai déjà noté des moments de délire inconcevables où je n’étais plus moi-même. En voici
encore un des plus marqués. Pour comprendre à quel point la tête me tournait alors, à quel
point je m’étais pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir combien tout à la fois
j’accumulai d’extravagances. Me voilà maître à chanter sans savoir déchiffrer un air ; car
quand les six mois que j’avais passés avec le Maître m’auraient profité, jamais ils n’auraient
pu suffire : mais outre cela j’apprenais d’un maître ; c’en était assez pour apprendre mal.
Parisien de Genève, et catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom, ainsi
que ma religion et ma patrie. Je m’approchais toujours de mon grand modèle autant qu’il
m’était possible. Il s’était appelé Venture de Villeneuve ; moi je fis l’anagramme du nom de
Rousseau dans celui de Vaussore, et je m’appelai Vaussore de Villeneuve. Venture savait la
composition, quoiqu’il n’en eût rien dit ; moi, sans la savoir, je m’en vantai à tout le monde,
et, sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce n’est pas
tout : ayant été présenté à M. de Treytorens, professeur en droit qui aimait la musique et
faisait des concerts chez lui, je voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je me mis à
composer une pièce pour son concert, aussi effrontément que si j’avais su comment m’y
prendre. J’eus la constance de travailler pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre
au net, d’en tirer les parties, et de les distribuer avec autant d’assurance que si c’eût été un
chef-d’œuvre d’harmonie. Enfin, ce qu’on aura peine à croire et qui est très vrai, pour
couronner dignement cette sublime production, je mis à la fin un joli menuet, qui courait les
rues, et que tout le monde se rappelle peut-être encore, sur ces paroles jadis si connues :
Quel caprice !
Quelle injustice !
18
C’est Vincent Descombes qui a attiré mon attention sur ces exemples, mais j’en fais ici un autre usage que lui
dans sa conférence donnée à l’ENS sous le titre Puis-je décider de mon identité ?
18 Quoi ! ta Clarice
Trahirait tes feux ! etc.
Venture m’avait appris cet air avec la basse sur d’autres paroles infâmes, à l’aide desquelles
je l’avais retenu. Je mis donc à la fin de ma composition ce menuet et sa basse, en
supprimant les paroles, et je le donnai pour être de moi, tout aussi résolument que si j’avais
parlé à des habitants de la lune. »
Rousseau dit alors clairement qu’il s’était fait « Venturisé ». Il s’agit de ce que l’on doit
appeler une aliénation, une identité aliénée : on n’est plus soi-même mais on se croit être celui
que l’on n’est en fait pas. 3) Enfin troisième exemple, celui de Saint-Loup dans Proust. Le
narrateur rapporte qu’il attend son ami Robert de Saint-Loup dans un restaurant où il est
arrivé en avance. Le patron le place dans un mauvais endroit où il y a des courants d’air, mais
son ami arrive enfin et prend les choses en main. Ainsi commence de belles pages de
description de la beauté de Saint-Loup, de la noblesse de ses gestes et de ses mouvements
souples dans lesquels se résume la grandeur de la noblesse française, etc. Mais le narrateur se
dit alors que si son ami l’entendait parler de lui de cette manière il ne serait pas content, lui
qui n’a d’estime que pour l’intelligence et la noblesse du cœur, de se voir identifier à un
groupe dont il ne serait que le produit socialement déterminé : il s’agit alors de l’identité au
sens de l’appartenance (à la noblesse française). Ces trois vices me semblent être ce qu’il faut
éviter lorsque l’on s’aventure dans la question de l’identité personnelle, dès lors qu’on la
ressaisit comme une identité en procès dans une narration de soi. Peut-être alors serait-il
possible sur cette base d’aborder les questions d’identité à la première personne du pluriel en
distinguant nettement deux choses (mais distinguer ce n’est pas séparer) : la réalité sociale-
historique qui constitue une culture et qui ainsi participe à l’identifier comme entité
historique (un individu historiquement consistant), et la capacité de cette même culture de
« dire nous » dans le procès d’une identité narrative.
J. Bedminster.