L'identité culturelle de l'Iran et le monde contemporain

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L'IRAN L'identité culturelle de l'Iran et le monde contemporain PAR EH SAN NARAGHI a Durant de longues années Mon cœur a désiré la coupe de Jamshid (1) Mais il avait en lui ce qu'il cherchait ailleurs. » Hafez erveilleuse culture, celle d'un pays dont la situation, au carrefour de plusieurs civilisations, a bénéficié de tant de rencontres, de croyances et de traditions pour se forger sa person- nalité propre, son entité distincte. Pour en parler, même sommairement, il convient de se pencher dès l'origine sur ce qui en fut l'essence : la religion, la langue et le passé pré-islamique de l'Iran. La religion du pays est l'islam shiite qui, tout en restant fidèle aux principes fondamentaux de la religion, prône la croyance selon laquelle les douze imams descendants du Prophète ont été les seuls dépositaires de la vérité religieuse et les seuls capables de diriger les communautés musulmanes. Les Iraniens ont toujours témoigné d'une profonde vénération à l'égard de la famile du Prophète et en particulier envers son gendre Ali et le fils de celui-ci, Imam Hossein, qui s'était élevé contre la légitimité du règne (temporel et spirituel) des khalifes Omayades. Le martyre de Hossein renforça l'indigna- tion des chiites contre la domination politico-religieuse des khalifes. Comparable à la séparation entre Rome et Byzance, le chiisme a introduit un niveau spirituel original au sein de l'islam. (l)Dans la légende iranienne, la coupe de Jamshid reflétait l'univers entier. Elle correspond plus ou moins à ce que représente le Saint-Graal dans la tradition occidentale.

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L'IRAN

L'identité culturelle de l'Iran

et le monde contemporain

PAR EH SAN NARAGHI

a Durant de longues années Mon cœur a désiré la coupe de Jamshid (1)

Mais il avait en lui ce qu'il cherchait ailleurs. » Hafez

erveilleuse culture, celle d'un pays dont la situation, au carrefour de plusieurs civilisations, a bénéficié de tant de

rencontres, de croyances et de traditions pour se forger sa person­nalité propre, son entité distincte.

Pour en parler, même sommairement, il convient de se pencher dès l'origine sur ce qui en fut l'essence : la religion, la langue et le passé pré-islamique de l'Iran.

La religion du pays est l'islam shiite qui, tout en restant fidèle aux principes fondamentaux de la religion, prône la croyance selon laquelle les douze imams descendants du Prophète ont été les seuls dépositaires de la vérité religieuse et les seuls capables de diriger les communautés musulmanes. Les Iraniens ont toujours témoigné d'une profonde vénération à l'égard de la famile du Prophète et en particulier envers son gendre Ali et le fils de celui-ci, Imam Hossein, qui s'était élevé contre la légitimité du règne (temporel et spirituel) des khalifes Omayades. Le martyre de Hossein renforça l'indigna­tion des chiites contre la domination politico-religieuse des khalifes. Comparable à la séparation entre Rome et Byzance, le chiisme a introduit un niveau spirituel original au sein de l'islam.

(l)Dans la légende iranienne, la coupe de Jamshid reflétait l'univers entier. Elle correspond plus ou moins à ce que représente le Saint-Graal dans la tradition occidentale.

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La réapparition du douzième iman, Mhadi, l'iman actuelle­ment caché, annoncera la fin de la souffrance des chiites et le règne de la justice et de l'équité dans le monde ; cela implique pour les fidèles une immense espérance, le sentiment d'une présence virtuel­le, mais qui ne se manifeste pas et qui compense les imperfections de l'état présent sur le plan social, apportant à la religiosité un caractère personnel où le mysticisme tient une grande place.

L 'origine du persan moderne ou pârsi se trouve dans le langa­ge qui était utilisé au vn c siècle dans la région de Pahlevi sur

les rives de la mer Caspienne. En envahissant le Moyen-Orient, les Arabes imposèrent leur

langue qui devint celle de la prière comme de l'administration avec d'autant plus de succès que le persan fut transcrit en alphabet arabe.

Après deux siècles d'effacement, le persan reprit vie officielle­ment sous les dynasties iraniennes Kharassan et c'est alors qu'au X e

siècle le poète Firdusï chanta l'épopée persane dans Shâh-Namêh, le Livre des Rois, écrit dans une langue proche du palhévien. Cela marqua la renaissance nationale d'une langue et d'une littérature presque inchangées depuis mille ans.

Firdusï avait su symboliser avec force toute l'âme d'un peuple. Ses héros et leur combat pour la justice illustrent les traditions les plus anciennes et les légendes mythologiques dans lesquelles tout Iranien peut se reconnaître.

Dans le Livre des Rois on ne trouve ni haine ni ressentiment ; la mélancolie des récits fait plutôt réfléchir sur la destinée humaine et montre combien éphémère peut être la grandeur.

Si aujourd'hui encore, dans les villages, dans les maisons des sports, les conteurs récitent des poèmes de Firdusï c'est parce que le Livre des Rois reflète le goût des Iraniens pour le rêve et le merveil­leux et comble leur attachement à un passé douloureux ou glorieux.

Parallèlement à cette reconquête de l'identité proprement iranienne, les savants et les philosophes persans, dans une civilisa­tion que l'islam avait réussi à créer en un brassage extraordinaire de peuples et de cultures et dont la langue arabe était devenue la langue véhiculaire, ont, pendant des siècles, fait œuvre commune avec des savants, des philosophes et des juristes arabes pour obtenir un enrichissement de la foi religieuse et d'une jurisprudence subtile-

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ment élaborée et pour développer toutes les sciences en assimilant l'héritage gréco-romain et indien. Dans cette vitalité intellectuelle, les Persans sont allés jusqu'à marquer de leur sceau la langue et la grammaire arabes. Néanmoins, la présence d'un passé pré­islamique n'en demeure pas moins vivante dans l'âme de ces mêmes hommes qui se dévouaient entièrement à l'épanouissement de la civilisation musulmane.

T out au long de l'histoire musulmane, les Persans ont vécu avec leur personnalité propre. Dans le domaine de l'esprit, ils se

sont comportés selon les mêmes normes que toute la communauté musulmane, tandis que, sur le plan de la vie personnelle, affective et esthétique, ils ont vécu dans un monde différent. Avicenne, qui demeura durant des siècles le maître incontesté d'une médecine aux dimensions philosophiques et psychologiques sans précédent et qui produisit de grands traités de philosophie et de médecine en arabe, composait des poèmes en persan dans lesquels, par exemple, il disait modestement : « Mille soleils ont brillé dans mon esprit sans que j'aie jamais pu parvenir à percer le mystère d'une seule parcelle de l'univers. »

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Cette sensation de l'insatisfaction de soi et cet aveu de l'im­puissance de l'homme à expliquer les mystères de la vie atteignirent chez Omar Khayam un scepticisme philosophique que les Rebayyats (quatrains) traduisent avec une mélancolie et une tristes­se profondes. Mathématicien, astronome, il cherchait dans la sages­se des nations, pour calmer son angoisse, une explication qu'il ne trouvait pas. Pour fuir la vanité des philosophes et des théologiens, il se réfugiait dans une sorte d'épicurisme. A cette époque où les croisades avaient exalté toutes les croyances, il s'éleva avec audace, mais sans arrogance, contre les certitudes religieuses et philosophi­ques. La tolérance qui se dégage de la pensée d'Omar Khayam, l'in­soumission aux forces occultes et le doute qu'il a prêches expriment une des caractéristiques de la culture et de la littérature iraniennes.

Un des maîtres de cette pensée, Djelal el-Dine Rûmi, proclame dans un poème : « Je ne suis ni musulman, ni chrétien, ni juif, ni zoroastrien, je ne suis ni de la terre, ni du ciel, je ne suis ni le corps, ni l'âme, mais je suis en même temps tout cela. »

S aadi, Hafez et tous les'poètes persans ont prêché l'amour au-dessus des religions et des races et ils ont chanté le vin comme

symbole du dépassement de soi et de l'oubli des vanités. « C'est dans la coupe que nous avons trouvé l'image de notre Bien-Aimé. O ignorant qui ne connaît pas la raison de notre éternelle ivresse. » Rarement la poésie a joué un rôle aussi important dans la vie d'un peuple. Elle est la forme d'expression artistique et littéraire la plus répandue. Elle est certainement le ferment de la cohésion culturelle et le reflet des valeurs auxquelles toute une nation se sent attachée. C'est ainsi que la poésie est devenue le symbole de la langue elle-même. Pour un peuple qui a souffert de tant d'invasions, de destructions et de violence, la poésie n'était-elle pas aussi le seul moyen de préserver dans sa mémoire les secrets du message et les souvenirs de ses ancêtres ? Parmi les innombrables définitions de la culture il en est une que je préfère : la culture est la mémoire collec­tive qui lie le passé d'un peuple à son présent et lui rappelle en quoi il est différent des autres ; une mémoire qui permet surtout de surmonter les coupures créées par l'histoire. Si la culture est mémoire, la mémoire est principalement la poésie en Iran. Mais cette poésie qui est dépositaire de l'histoire et de la langue n'est pas l'œuvre de quelques esthètes et d'esprits fins qui se seraient laissés

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aller à une sorte de fantaisie et de jeu de style. Elle a des motiva­tions profondes sans lesquelles elle n'aurait jamais atteint ni la riche diversité ni l'universalité qui la caractérisent.

Qu'il s'agisse de l'amour divin de Djelal el-Dine Rûmi, du royaume sublime de Hafez, du culte de la beauté chez Saadi, de la libre pensée et du scepticisme d'Omar Khayam, ou des romans versifiés de Nezami, il y a une source commune qui alimente l'œuvre de tous ces hommes, c'est la pensée mystique sous ses formes les plus variées.

\ côté de l'aspect légaliste et utilitaire de l'islam, les mystiques A ont été attirés par un autre aspect du message qui s'adresse

plus particulièrement à la conscience de l'homme. L'islam officiel (Shariat) avec son rituel et son enseignement formaliste et juridique se confondait avec un pouvoir coercitif et dominateur, tandis que les mystiques cherchaient une ambiance plus chaleureuse et plus spontanée. Ils la trouvaient chez les membres de confrérie (Tariqat) où une pratique ésotérique appuyée sur l'expérience personnelle leur fournissait plus de satisfaction. Cette pratique assurait la soli­darité de cœur et de pensée entre les fidèles et elle les engageait dans une recherche inépuisable de l'enrichissement spirituel. Cet effort n'était possible que par la voie d'un maître (pôle ou Pir comme disent les Persans) qui par une espèce d'élan intérieur et une connaissance étendue du monde du dehors (Zaher) et du dedans (Baten) se situait au-dessus de la doctrine et des règles établies. Le maître, dans son existence entière, sa science des hommes et des choses et sa manière d'être, serait un exemple et un guide pour les fidèles.

Un philosophe français, Henry Corbin, qui vient de réaliser une œuvre monumentale intitulée En islam iranien — Aspects spiri­tuels et philosophiques (2), a réussi à brosser un tableau exhaustif et intelligible de mille ans d'évolution de la pensée philosophico-religieuse où l'aspect mystique de cette pensée est presque domi­nant. L'originalité de l'œuvre de Corbin consiste avant tout dans une approche herméneutique qui lui est propre. L'auteur définit lui-même sa méthode comme un phénomène logique qui étudie Y« objet religieux » comme « un phénomène premier » que l'on ne peut expliquer par quelque chose d'autre, à savoir par « des circonstances politiques, sociales, ethniques, économiques, géogra-

(2) Editions Gallimard.

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phiques, etc. ». Il dit qu'il a été IV hôte spirituel » de l'islam pour pouvoir le comprendre. « On ne peut pas décrire un édifice dans lequel on n'a jamais pénétré. »

L'œuvre de Corbin fera certainement date, non seulement pour la compréhension des profondeurs psychologiques de la civili­sation iranienne, mais aussi par les interrogations qu'elle pose sur la perspective philosophique de l'Occident même.

C'est en parlant de ces interrogations que Gilbert Durand dans son récent ouvrage (3) se réfère aux travaux de Corbin dans les termes suivants : « Avec cette œuvre, finit un malentendu datant de l'époque des croisades. L'on pourrait dire en gros, et pour résumer les idées magistralement exprimées tant de fois par Henry Corbin, que l'Occident n'a fait que rabâcher l'erreur historique commise par les scolastiques péripatéticiens du Moyen Age, à savoir que la philosophie islamique se réduisait à la pensée des Arabes du Khali-fat de Cordou et s'était éteinte, perdue dans les sables, en Andalou­sie, avec Averroës (Ibn Roshd) mort en 1198. » En parlant du domaine imaginaire et des théories récentes de psychologie et de psychanalyse (Freud, Jung, Piaget), Durand dit combien la rencontre avec l'œuvre de Corbin a été révélatrice pour lui et cons­tate que les philosophes persans, de Sahhawardi (xnc siècle) à l'école Skeikhi contemporaine, « fondent le fonctionnement spécifique de la psyché humaine, non pas sur la raison et les ressorts logiques du jugement ou bien sur les perceptions — comme toute la philosophie psychologique de l'Occident s'y est efforcée, mais sur « la connais­sance par le cœur » (ma'rifat qalbîya), la vision intérieure'(basîrât al-bâtin) qui est à la vision perceptive et ses longues chaînes de déterminismes et de raisons ce que le sens (bâtin) — ou la verticalité de la durée (zamân anfost) — est par rapport à la lettre (zâhir) ».

Corbin tout en montrant l'originalité de la méthode intuitive dit : « L'anthropologie occidentale détournée par les fables des idéologies positives de l'objectivité a tout récemment découvert la notion de compréhension (Verstehen) tandis que la gnostique musulmane depuis le début, et particulièrement depuis le xvnc siècle avec Molla Sadra, avait mis au premier plan cette intériorisation existentielle de l'événement sociologique ou historique. »

Déjà au xive siècle un théosophe chiite, Jaafar Kashî, avait établi la suprématie du « comprendre » (Tafhîm) sur les autres modes de connaissance (Tafsir par exemple). Il serait trop long de

(3) Science de l'homme et tradition - Le nouvel esprit anthropologique. Paris 1975 -SIRAC.

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montrer ici comment Corbin a pu sortir d'une masse d'ouvrages (pour la plupart manuscrits) des réflexions philosophiques prati­quement ininterrompues en Iran depuis mille ans. Corbin s'étonne d'ailleurs de ce que tant de Voyageurs et de chercheurs européens (y compris les orientalistes) qui ont visité l'Iran depuis le XV e siècle ne se soient pas aperçus de l'existence d'écoles de pensée aussi vivantes que variées.

L a manifestation éclatante du caractère socialement positif du soufisme est la notion de chevalerie (Javanmard), catégorie

éthique qui confère un sens spirituel au rassemblement des hommes, qui, durant des siècles, inspira l'organisation des corpora­tions des métiers et des arts et qui, dans les cités musulmanes, fut la loi non écrite. On peut rapprocher cette notion de chevalerie de la notion de la chevalerie du cycle du Graal en Occident. Son équiva­lent en arabe est Fotowwat « qui désigne, comme dit Corbin, une forme de vie qui s'est manifestée en de vastes régions de la civilisa­tion musulmane, mais qui partout où on la trouve porte nettement l'empreinte chiite ».

Dans le domaine de l'art, du son, de l'image ou de l'architectu­re, la pensée mytho-poétique est présente. Ici aussi, l'univers et la nature entière prennent l'apparence symbolisée de l'Etre. La musique par exemple, qui ne se conçoit pas sans la poésie, exprime le même mouvement entre l'aimant et l'aimé, entre la joie de se joindre à l'être aimé (Vassal) et le désespoir de la séparation (Hejran). C'est pourquoi nous voyons dans la musique persane un va-et-vient permanent entre l'éclat de l'enchantement et des plain­tes déchirantes.

Dans un remarquable essai que Darius Shayegan a entrepris pour l 'UNESCO sur l'art iranien (4) nous pouvons lire : « Et ce que poésie et musique cherchent éperdument dans cette absence qui est aussi présence, l'art en reflète l'image dans l'accueil enchanté des coupoles bleues qui attendent à la lisière des oasis, dans l'espace voûté des pièces où rayonne l'attente, dans le rêve paradisiaque des tapis qui rassemblent les pas, dans les jardins aux eaux miroitantes où rêve l'éternité. »

« ... Les tapis, où la richesse de la composition, l'exubérance des formes et l'harmonie des couleurs atteignent l'apogée de Vert décoratif, présentent le même archétype cher à l'Iran : le jardin de Paradis. »

(4) Culture. Volume I, n° 4 - 1974. UNESCO - Paris.

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Voilà sommairement évoqué l'univers philosophico-religieux et poético-esthétique de ce qu'on pourrait appeler le monde ou la culture iranienne. Malgré ses contours apparemment flous, sa cohé­sion interne reste parfaite. Les orientalistes et les chercheurs étran­gers, en dépit d'efforts dignes d'éloges, n'ont que rarement pu saisir l'esprit qui anime toutes ces oeuvres.

Dans une recherche philologique de la poésie ou dans une analyse esthétique des miniatures par exemple, si l'on ne tient pas compte de l'ensemble de cet univers et de ses lois et ses pesanteurs, on risque d'arriver à des interprétations incomplètes, voire erro­nées.

La démarche d'Henry Corbin nous montre que si l'on entre dans cette maison sur la pointe des pieds en faisant de soi « une demeure de sa spiritualité », on est reçu, comme dit Corbin, en tant qu'hôte spirituel et on devient peu à peu en mesure de tout entendre et de tout voir à condition de laisser à la porte de la maison ses a priori et ses préjugés comme on se déchausse avant d'entrer dans un lieu saint en Iran.

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n Occident les Social Scientists ont, depuis la dernière guerre, Cj beaucoup parlé du thème de la « résistance au changement ».

Ils ont prétendu que la culture, les traditions et les croyances dans les sociétés non-occidentales constituent un obstacle au progrès.

En ce qui concerne la culture et la mentalité iraniennes, il convient de remarquer que, depuis cent cinquante ans, les éléments qui représentaient ou exprimaient la culture iranienne ne s'étaient jamais opposés à une modernisation technologique, voire institu­tionnelle du pays.

Une grande partie des écrits politiques et des relations de voya­ges des penseurs iraniens de la moitié du siècle précédent tournent autour de l'angoissant problème du retard technique et économique de l'Iran. Tous les mouvements sociaux et religieux ont été animés par la recherche d'une voie nouvelle.

La preuve en est que les représentants les plus conservateurs de la vie politico-religieuse à la fin du xixc et au début du XX e siècle, à savoir les autorités religieuses, ont été à l'avant-garde d'une renais­sance nationale et des réformes qui s'imposaient. C'est ainsi qu'ils n'ont pas seulement adapté le mode constitutionnel occidental aux conditions géo-politiques et aux traditions du pays, ils ont égale­ment joué un rôle de novateurs dans les réformes de la magistrature et de l'appareil juridique dont ils étaient traditionnellement les seuls dépositaires.

Dans l'élan d'enthousiasme, l'élite souhaitait intensément adopter le modèle occidental du début du siècle. Taqizadeh, un des représentants les plus écoutés de cette élite, avait ouvertement annoncé : « Nous devons nous occidentaliser dans la chair et dans l'âme. » Cinquante ans plus tard, vers les années 1960, il est revenu sur sa position en admettant l'importance d'une identité culturelle. Aujourd'hui, dans la nouvelle génération des poètes, des écrivains et des artistes appartenant aux écoles de pensée les plus variées, personne ne souhaite devenir occidental « en chair et en âme ». Pourquoi ce changement d'attitude ?

D'abord, parce que depuis le règne de l'optimisme affiché du début du siècle à l'égard d'une occidentalisation inconditionnelle, la déception a été grande. Combien d'éléments erronés et souvent sous-jacents de domination contenait le procès de modernisation interprété ou encouragé par l'Occident. Les valeurs telles que liber­té, démocratie et justice que l'Occident semblait vouloir rendre universelles sont devenues, face aux intérêts de l'Occident, un

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simple objet d'échange, d'où une séparation progressive entre la notion de modernisation et celle d'occidentalisation.

D'un autre côté, le cosmopolitisme prôné à travers différentes doctrines par l'Occident au xixe siècle n'est jamais devenu réalité pour les nations occidentales. Aussi bien sur le plan économico-politique que sur le plan ethnico-culturel, chaque fois que l'occa­sion se présentait, leur nationalisme s'affirmait pleinement. Ainsi l'élite iranienne, subissant depuis plusieurs décennies les séquelles des deux guerres mondiales et les péripéties de l'appropriation d'une des ressources du pays, le pétrole, a profondément ressenti que la force du sentiment national est vitale pour la sauvegarde du pays autant que pour son unité.

L'administration et l'industrie occidentales doivent, quant à elles, faire appel à un nombre croissant de sociologues et de psycho­logues pour atténuer les méfaits d'une bureaucratie déshumanisan­te. Pourquoi devrions-nous emprunter la même route ? Est-ce par rapport aux maux de la civilisation occidentale que nous devons mesurer notre degré de civilisation ? Nous pouvons fort bien adap­ter les techniques et les méthodes d'organisation industrielle et administrative aux exigences de notre vie culturelle et sociale, à condition de ne pas oublier le prix que notre tradition attache à l'homme et aux rapports entre les hommes. La culture cesse dès lors d'être le simple auxiliaire du développement économique ou un legs du passé que l'on conserve dans les musées ou que l'on restaure selon les goûts de quelques esthètes et amateurs d'art. La poésie classique, la poésie et la chanson populaires, les contes, les prover­bes et la sagesse ancestrale expriment un humanisme profondément enraciné dont les hommes et les femmes s'inspirent dans leur vie quotidienne. On trouvera difficilement, en Iran, une agglomération urbaine ou rurale qui n'ait pas ses lieux saints où l'on honore la mémoire d'un descendant du Prophète, d'un maître à penser (Pir) ou d'un chevalier (Javanmard) : personnages historiques ou légen­daires, ils symbolisent une vertu, tel le sens du dévouement, du courage moral ou de la justice, à laquelle toute la communauté est attachée. La population connaît des besoins et des aspirations autres que purement matériels.

Le même phénomène se manifeste dans l'artisanat et les arts populaires, qui recèlent tout un symbolisme, toute une philosophie de l'existence et une connaissance intime du milieu naturel comme les plantes. L'intrusion de la machine dans le système traditionnel risque de porter atteinte à la créativité. En revanche, si elle est

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adaptée aux conditions historiques et artistiques du milieu, elle peut valoriser cet acquis d'expérience et de connaissance. On pourrait ainsi donner de multiples exemples de l'interdépendance entre l'éco­nomique et le culturel.

Au terme de ce rapide survol des éléments constitutifs de la personnalité culturelle de l'Iran, nous pouvons affirmer qu'en dépit d'une occidentalisation apparente, cette personnalité garde, dans ses fondements mêmes, son authenticité. Un exemple suffit à démontrer cette pérennité culturelle : celui de la langue persane, une langue qui, par la poésie et par son expression, actualise les, valeurs séculaires. Aussi longtemps que la langue persane demeure­ra la même, son esprit sera fidèle à son histoire et à sa mémoire. A cette différence près, cependant, que si la volonté et l'action des hommes correspondent à cet esprit, la culture assimilera les nouveaux éléments et s'enrichira au contact de l'extérieur (l'Occi­dent, en l'espèce) comme elle le faisait à l'époque où elle donnait toute la mesure de son génie. Mais si les hommes, éblouis par les apparences d'un dessein qui leur est extérieur, restent insensibles à cet esprit, celui-ci reprendra la route que la tradition esotérique lui a léguée et attendra. L'une des caractéristiques de notre temps est la volonté qu'ont les forces dominatrices de ce monde d'imposer leur choix à d'autres cultures. Pourquoi faudrait-il choisir entre un modernisme excessif qui conduit la société à une dislocation de ses fondements et un traditionalisme qui l'isole de toute relation avec l'extérieur ?

Pourquoi faudrait-il choisir entre un individualisme forcené qui brise tous les liens communautaires et qui exalte la volonté de puissance de l'homme et un collectivisme qui, au nom de l'intérêt général, réprime la personne humaine ?

Il est hors de doute que nous ne saurions nous passer — ne fût-ce que pour notre survie — de la science et de la technologie afin d'utiliser au mieux nos ressources et de faire accéder notre peuple à un bien-être matériel digne et équitable.

Mais ceci ne signifie pas que nous devrions considérer ce bien-être matériel comme objectif unique ou lui donner les formes qu'il revêt en Occident. Ceci est d'autant plus important que des voies différentes d'accès au bien-être et à la modernisation se font jour. Ainsi notre principal souci pourrait être d'interroger d'autres socié­tés sur leurs différentes expériences.

L'Occident doit peu à peu s'habituer à interroger d'autres cultures et d'autres sociétés au lieu de vouloir les rendre semblables

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à lui-même. En effet, à terme et à l'échelle de l'histoire cette unifor­misation risque de porter préjudice à l'espèce humaine et d'entraî­ner, par la déculturation, une perte d'identité pour les hommes ; le progrès auquel on aspire n'aurait alors plus aucun sens. L'Occident ne peut nous assurer le progrès que dans une dimension, mais les autres dimensions qui constituent avec celle-ci, et toutes ensemble, la personnalité de chacun, nous devons les rechercher dans l'image de l'homme que nos penseurs ont décrit et présenté sous le nom de 1'« Homme parfait » (Insan-e-Kamel), et réaliser ainsi un rêve qui nous provient de la profondeur de notre conscience historique. Ceci ne pourrait-il pas constituer une tâche exaltante pour les généra­tions montantes si celles-ci veulent jouer, de nouveau, un rôle important dans le monde ?

E H S A N N A R A G H I

Y. Braykr : Dans les montagnes d'Ispahan (détail)

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