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    Robert Comte, fsc

    LIdentit aujourdhui

    Cahiers MEL 25

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    Frres des coles ChrtiennesVia Aurelia 47600165 Rome, Italie

    Mars 2006

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    Prsentation

    Peu de temps aprs le Chapitre Gnral de l'anne 2000, leConseil Gnral et les diffrents Services de la maison gnralicedcidrent une rflexion gnrale sur la construction de l'iden-tit aujourd'hui . En effet cette thmatique sous-tendait finale-ment l'ensemble des textes produits par le Chapitre Gnral lui-mme ; il suffisait de se souvenir des dbats concernant la vie deFrre, ceux touchant aux appartenances lasalliennes des collabo-rateurs ou des partenaires, la dmarche associative touchant lecorps des Frres tout comme les premiers associs chaquefois revenait la proccupation de lidentit aujourdhui .

    cela rien d'tonnant : la thmatique court allgrement dans lesrflexions philosophiques contemporaines ou dans les articles dumoindre magazine se piquant de psychologie applique ; le souci de l'identit fait partie du discours ordinaire. Mais lesujet mrite attention et respect car nos socits s'interrogent

    frais nouveaux sur de vieilles questions essentielles. Nos universmentaux sont profondment travaills de l'intrieur et soumis des variations indites, des exils intrieurs, des migrations et des mtissages psychologiques qui dstabilisent et questionnentles identits. Si l'antique question du 'Qui suis-je ?' est toujoursaussi d'actualit, la rponse n'est plus univoque et dfinitive maisfragmentaire, plurielle, instable, changeante au gr des contexteset des expriences. La rponse se construit, se dconstruit, se

    rlabore, se rengocie en un effort constant fait d'inspiration, d'i-magination mais aussi de fatigue, de lassitude. Car c'est habituel-lement seule que la personne du XXI sicle aborde le souci del'identit , en un effort gigantesque.

    Le Conseil Gnral et les Services dcidrent de travailler cettegrande question qui touche l'accompagnement des personnes-Frres et Lacs- de la famille lasallienne.

    En 2001 l'tude porta sur l'identit philosophique. Le travail futanim par le Pre Alain Thomasset, Jsuite, qui nous introduisit l'identit narrativedu philosophe Paul Ricoeur. L'anne suivantel'attention fut porte sur l'identit psychosociale; cette tude futdirige par le Frre Sean Sammon, Suprieur Gnral des Frres

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    Maristes. Enfin en 2003, les Frres Carmelo Bueno de Saint PIE Xde Madrid et Robert Comte du district de France nous aidrent rflchir sur l'identit chrtienne.

    L'ensemble de tout ce travail permit aux membres du ConseilGnral et aux diffrents Services d'laborer une pense commu-ne et de se forger un vocabulaire approprie pour aborder defaon renouvele la rflexion sur la construction de l'identitdansnos socits contemporaines.

    Tout au cours de cette tude nous avons profit de la prsence duFrre Robert Comte, Thologien franais, qui est particulirementexpert en ces domaines depuis plusieurs annes et qui vient de

    terminer un ouvrage sur le sujet mme. Aussi au terme de larflexion sur la thmatique, lui avons-nous demand de bien vou-loir nous crire un CAHIER MEL pour ramasser l'essentiel de notretude commune mais aussi offrir -selon le souhait du F. SuprieurGnral- une rflexion experte tous les membres de la famillelasallienne sur cette construction des identits nouvelles qui tou-che aujourd'hui nos socits mais aussi l'glise ainsi que tousceux qui se sentent concerns par le charisme lasallien et qui res-

    tent ouverts l'appel intrieur qu'il suscite dans leur vie.

    Voici donc ici le texte que le F. Robert Comte a prpar pournous. Il nous offre un texte accessible, simple mais parfaitementnourri par la rflexion philosophique et thologique contempo-raine. De plus, en bon pdagogue d'adultes, il nous suggre depetits instruments de rflexion et d'valuation pour avancer surnotre chemin de construction et d'laboration personnelle. Ce

    texte est une petite perle philosophique et spirituelle : il faut lelire, seul et plusieurs, en faire un moment de mditation, de par-tage, de retour sur soi, de retour sur sa communaut de vie ; et selaisser pntrer par le climat de confiance, de paix et d'optimis-me qui s'en dgage.

    Un grand merci au Frre Robert Comte.

    F. Nicolas Capelle

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    LIdentit aujourdhui.

    Si l'on en croit le nombre des publications qui lui sont consa-cres, la question de l'identit proccupe fortement les socitsoccidentales. Elle concerne aussi bien les personnes que lesdivers groupes sociaux ou les peuples ; les glises ne lui sont pastrangres. Chacun peut constater autour de soi les diverses mani-festations d'une crise de l'identit, qui peut prendre deux formesopposes : soit une grande difficult trouver son identit, soitune crispation identitaire qui s'exprime parfois dans la violence.

    Le propos de ces quelques pages n'est pas de proposer une analy-se exhaustive d'une si vaste question. Il s'agira simplement de pro-poser quelques repres concernant la construction de l'identit per-sonnelle, qui sera aborde d'un point de vue anthropologique etthologique, sans oublier l'horizon lasallien, mme si celui-ci ne

    sera pas trait comme tel (d'autres publications lui sont consacres).Avant d'en venir cette analyse, il ne sera pas inutile d'voquerla toile de fond sur laquelle se dessine aujourd'hui la question del'identit1.

    Pourquoi la question de lidentit est-elle venueau premier plan ?

    Ce n'est pas le lieu de retracer la gense de la question de l'iden-tit. Regardons plutt les divers facteurs sociologiques qui peu-vent aider comprendre pourquoi cette question est devenueimportante aujourd'hui. A la suite du sociologue Claude Dubar2,retenons-en trois, avant d'en ajouter un quatrime.

    Introduction

    1 Ce dossier n'a aucune prtention universelle. Comme le montre la bibliographie,les informations et rflexions dont il s'inspire sont empruntes deux sources prin-cipales : des publications franaises et des ouvrages anglais ou amricains. Les tra-vaux de langue espagnole en seront donc totalement absents.2 Claude Dubar, La crise des identits. L'interprtation d'une mutation, Puf, col-lection Le lien social, 2000.

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    La famille en pleine mutation.

    Les transformations que connat la famille sont bien connues.L'augmentation du taux de divorces et les diverses formes de

    recomposition familiale en sont le signe le plus visible. Cette fra-gilit tient pour une part au fait que l'identit de la famille repose prsent moins sur l'institution que sur la qualit des liens quiunissent ses membres les uns aux autres.

    Cet affaiblissement institutionnel s'accompagne d'une transforma-tion des rapports familiaux qui s'expriment principalement dansl'galisation des rles, aussi bien entre le pre et la mre qu'ent-re parents et enfants ; des relations autrefois hirarchiques ont prisune coloration dmocratique.

    Ces mutations en cachent d'autres qui mritent une mention par-ticulire. Citons d'abord le processus d'mancipation des fem-mes qui s'est effectu dans la seconde moiti du 20e sicle :accs l'autonomie financire par le travail salari ; accs l'au-tonomie sexuelle par la matrise de la procration (on sait le rlesymbolique qu'ont jou sur ce point l'invention de la pilule

    contraceptive et sa lgalisation). Mme si elle a des effets ambi-valents, cette mancipation de la femme est sans doute l'un desbouleversements majeurs du sicle dernier. Par contre-coup, l'i-dentit masculine s'est trouve mise en question : comme lenotent certains observateurs, une virilit trop ostentatoire, lemachisme et le phallocentrisme n'ont plus la cote dans nossocits. Cette mutation des identits masculine et fmininemodifie profondment la manire dont se constitue le lien entre

    l'homme et la femme.Plus profondment, l'ensemble de ces mutations a des rper-cussions directes sur les points structurants de l'identit humai-ne. On peut dire avec C. Dubar : Non seulement on ne saitplus trs bien ce que veut dire tre pre, mre, mari, pouse,beau-pre, belle-mre, non seulement on ne sait plus trsbien quelle est la norme (se marier ou non, dissocier ou non

    sentiment amoureux et rles de parents, tre ou non pre oumre avec ses beaux-enfants), mais on n'est plus sr de savoirau fond ce qu'est le masculin et le fminin, ce que sont devenuset vont devenir les rapports sociaux de sexe rests quasimentimmuables pendant si longtemps tre un homme ou unefemme est en train de devenir une question d'histoire, de projet,

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    de parcours biographique, de 'construction identitaire tout aulong de la vie' 3.

    Ainsi, des lments essentiels de l'identit humaine ont perdu de

    leur vidence. On ne peut plus les tenir pour acquis. D'o unecertaine dstabilisation des divers acteurs de la vie familiale.

    Le travail en miettes.

    Pendant longtemps, le travail a t l'un des lieux essentiels de laconstruction de l'identit adulte, particulirement pour les hom-mes. Rpondre la question : qui tes-vous ? , c'est rpondreen fait la question : que faites-vous ? . Plus prcisment, on

    peut reprer quatre sources d'identification dans le travail, sour-ces dont l'importance peut varier selon les professions : la pre-mire est lie au partage d'une mme culture d'entreprise ; laseconde tient la conscience de crer une uvre (c'est vrai pourles artisans, mais aussi pour les ouvriers : pensons la fiert detout le personnel qui voit l'aboutissement d'un travail de longuehaleine comme la construction d'un tunnel, d'un pont ou d'unbateau) ; la troisime est lie simplement la trajectoire profes-

    sionnelle de celui qui a fait toute sa carrire dans la mme entre-prise en y gravissant progressivement plusieurs chelons deresponsabilit ; la quatrime prend sa source dans les luttes com-munes lors des crises qui traversent l'entreprise mais aussi dansl'affrontement quotidien du danger inhrent certaines profes-sions (comme dans la mine).

    La crise conomique et les drgulations de l'emploi ont progres-

    sivement branl ces sources d'identit dans le travail : le tempso l'on tait employ temps plein, pour toute sa carrire dans lamme entreprise avec la perspective de monter graduellement leschelons n'est plus la rgle habituelle. Cette volution a eu uneffet corrosif sur l'identit : comment participer une culture

    3 Id., op. cit. p. 93. Il est intressant de relever une remarque similaire faite par les

    vques franais dans leur Lettre aux catholiques de France : sous les chocsconjugus de la gnralisation de l'esprit critique, de la rencontre des cultures etdes progrs de la technique, les savoir-vivre fondamentaux que vhiculaient lesgrandes traditions sont branls. C'est la grammaire lmentaire de l'existencehumaine qui vient faire dfaut : qu'il s'agisse d'accepter la diffrence sexuelle,de devenir pre ou mre, de donner un sens tout ce qui concerne la vie et lamort (p. 24).

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    d'entreprise quand on ne sait pas jusqu' quand on pourra rester ?comment avoir le temps de goter l'uvre accomplie quand ontravaille constamment dans l'urgence ? comment se construiredans la dure quand on est sans cesse sous la menace du chma-

    ge ? comment lutter ensemble quand l'avenir est incertain ?Cette volution a des rpercussions humaines qui dbordent lar-gement le monde du travail, comme le montre une enqute effec-tue par R. Sennett qui se demande : comment poursuivre desfins long terme dans une socit qui ne connat que le courtterme ? Comment entretenir des relations sociales durables ?Comment un tre humain peut-il se forger une identit et se cons-

    truire un itinraire dans une socit faite d'pisodes et de frag-ments ? [] Le capitalisme du court terme menace de corroder lecaractre, en particulier les traits de caractre qui lient les treshumains les uns aux autres et donnent chacun un sentiment deson moi durable 4. On le voit : les effets ne concernent pas seu-lement les personnes concernes ; il touchent aussi au tissu sociallui-mme.

    Les remaniements du religieux.

    Dans ce domaine, l'une des tendances dominantes est que lacroyance chappe au contrle des institutions religieuses (il nes'agit pas seulement de l'glise catholique, mais il s'agit aussi d'el-le). Cela veut dire que celle-ci devient de plus en plus une ralitindividuelle et subjective : individuelle au sens o chacun labo-re ses propres critres de croyance et de pratique (il en prend eten laisse), subjective au sens o chacun se guide surtout sur cequ'il ressent pour s'orienter en matire religieuse (comme dans lesautres). Ainsi, une enqute effectue en 1994 montre que 71%des Franais (dont 44% de pratiquants rguliers !) estiment que de nos jours, chacun doit dfinir lui-mme sa religion, indpen-damment des glises . Beaucoup se reconnaissent la libert debricoler leur propre systme de croyance, certains ne craignantpas de faire des emprunts hors du champ chrtien. Cette relativi-sation du catholicisme manifeste que l'accs possible diff-rentes religions est peru comme une source de richesse dans ununivers individualis o chacun veut se construire son identit et

    4 Richard Sennett, Le travail sans qualits. Les consquences humaines de la flexi-bilit, Albin Michel, 1998, p. 31.

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    ses rfrents sans avoir les trouver dans une tradition toutefaite 5.

    Si l'on se place du ct de la transmission, on peut parler, avec

    D. Hervieu-Lger, de la fin des identits hrites

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    . Dans unesocit qui dvalorise le pass, il est devenu plus difficile de fairesienne la foi reue des gnrations prcdentes, la transmission sefaisant moins verticalement (d'une gnration l'autre) qu'hori-zontalement (entre pairs). Toutefois, il ne faudrait pas en conclu-re l'arrt de la transmission. La ralit est plus nuance. A cetgard, il peut tre intressant d'voquer l'analyse de D. Hervieu-Lger qui distingue quatre dimensions de l'identit croyante : la

    dimension communautaire (elle marque les frontires du groupereligieux et indique l'appartenance) ; la dimension thique (lesvaleurs partages au sein du groupe) ; la dimension culturelle (lessavoirs et les savoir-faire constitutifs de la mmoire commune dugroupe) ; la dimension motionnelle (le sentiment collectif de for-mer un nous).

    Normalement, l'identit croyante est faite de ces quatre lments.Actuellement, ceux-ci ont tendance s'autonomiser ; ce n'est

    donc plus la totalit qui est transmise. Parfois, c'est seulement surl'un d'eux que se construit l'identit croyante : elle pourra tred'ordre culturel, thique, motionnel ou communautaire. Il arriveaussi que des recompositions se produisent autour de deuxdimensions. C'est ainsi que D. Hervieu-Lger a repr six formesd'identification chez les jeunes, fruits de la combinaison deux deux des quatre lments : un christianisme affectifcombinantl'motionnel et le communautaire ; un christianisme patrimonialconjuguant la conscience de l'appartenance communautaire aveccelle de la possession d'un hritage culturel ; un christianismehumanitairefruit de la rencontre des dimensions motionnelle etthique ; un christianisme politiquearticulant le communautaire

    5 Pierre Brchon, Les attitudes religieuses en France : quelles recompositions en

    cours ? , dans Archives des sciences sociales des religions, janvier-mars 2000.Mme si la recomposition du religieux est en cours un peu partout, les situationsvarient selon les pays, certains ayant connu un processus de scularisation ancrdans une longue histoire tandis que d'autres y ont accd plus rcemment et par-fois assez brutalement. A chaque lecteur de vrifier ce qu'il en est chez lui.6 Danile Hervieu-Lger, Le plerin et le converti, Flammarion, 1999, p. 61 et sui-vantes.

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    avec l'thique ; un christianisme humaniste la croise de ladimension culturelle et de la dimension thique ; un christianis-me esthtiquersultant de la rencontre de l'motionnel et du cul-turel. Sans doute cette analyse ne rend-elle pas compte de tout

    (en particulier, la dimension culturelle rassemble des lmentsqui pourraient tre distingus) ; mais elle a le mrite d'affinernotre comprhension des processus de transmission l'uvreactuellement.

    A s'en tenir aux remarques prcdentes, on pourrait croire que lesmutations religieuses consistent simplement en des remaniementsinternes au christianisme ( l'gard duquel on prend plus ou

    moins de distance). Mais les transformations sont sans doute plusamples comme le suggre une enqute concernant 'les croyancesdes qubcois'7. Celle-ci a abouti une typologie des croyances quatre ples : les croyances religieusesproprement dites qui serattachent une tradition religieuse identifie ; les croyances detype cosmique(elles peuvent porter sur l'influence des plantes,les extra-terrestres) ; les croyances renvoyant au moi (un moiconsidr comme capable de rsoudre les problmes rencontrs

    par l'individu grce la force intrieure dont il dispose) ; lescroyances de type social(renvoyant des valeurs portes l'ab-solu et dotes d'une force propre, comme la paix, la justice, l'-galit). C'est dire que l'ventail des croyances (et donc des iden-tifications religieuses) dborde largement le domaine habituel.

    En fin de compte, on peut dire avec un sociologue que le catho-licisme n'apparat plus comme un bloc unifi mais comme unesorte d'archipel culturel marqu par une extrme diversit etcomme un hritage ouvert de significations et de valeurs danslequel on peut venir puiser librement pour construire sa proprevision de monde sans sanction ni obligation 8. Il en rsulte, ajou-te le mme auteur, une pluralit des modles d'identit dont laplupart se dfinissent en dehors de toute recherche de conformi-t institutionnelle .

    7 R. Lemieux et M. Milot (dir.), Les croyances des Qubcois, Universit Laval,1992.8 Jean-Marie Donegani, La vie religieuse entre scularisation et inculturation,confrence donne l'Assemble gnrale de la Confrence des SuprieuresMajeures et de la Confrence des Suprieurs Majeurs de France (Lourdes, dcem-bre 2004).

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    La difficult se situer comme adulte.

    Le phnomne n'est pas entirement nouveau, mais il a pris uneampleur qui retient l'attention des observateurs : des sociologues

    ont pu parler de l'immaturit de la vie adulte ou d'un processusd'accs la vie adulte bloqu9. Trs sommairement, on peutd'ailleurs distinguer deux types de situation cet gard : les unsreconnaissent qu'ils ne sont pas devenus adultes et le regrettent ;les autres ne se sentent pas adultes et n'ont aucune envie de ledevenir. Autrement dit, pour certains de nos contemporains, treadulte n'est plus un idal : ils prfrent rester dans l'indtermina-tion de la jeunesse.

    Comment expliquer cette difficult devenir adulte ? J.-P.Boutinet indique quatre raisons pour lesquelles l'accs la matu-rit ne va pas de soi : les situations dstructurantes que peuventvivre certains adultes (chmage, histoire personnelle chaotique) ;la complexit d'une socit o l'on se sent dpass ; le brouilla-ge des repres (indiffrenciation des sexes, des ges, des choix) ;le repli sur le moment prsent et l'incapacit se projeter dans ladure.

    La difficult se situer comme adulte, c'est par le fait mme la dif-ficult trouver une identit stable ; c'est tre pris dans une ind-cision, revendique ou regrette, mais souvent durable.

    Lidentit personnelle aujourdhui.

    Les remarques prcdentes suggrent que, par divers biais, l'i-dentit des personnes est mise en difficult. Pour conclure cetteintroduction, proposons deux sries de remarques.

    Le processus d'individualisation.

    Sans en retracer l'histoire, mentionnons un processus lourd qui esten arrire-fond des volution rcentes que nous venons d'vo-quer : c'est ce que les historiens appellent le processus d'indivi-

    dualisation. En quoi consiste-t-il ?

    9 Voir par exemple Jean Pierre-Boutinet, L'immaturit de la vie adulte, PUF, col-lection Le sociologue, 1998 et James Ct, Arrested adulthood, New YorkUniversity Press, 2000.

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    Avec N. Elias, disons que l'histoire de ces derniers sicles aengendr un je sans nous 10 : alors que dans les socits tradi-tionnelles chacun se peroit d'abord comme inscrit dans unensemble social, l'individu moderne se peroit d'abord comme

    un tre singulier et sans liens constitutifs.Cette tendance n'a fait que crotre avec le temps et s'est rpanduedans la socit occidentale. Mais cela se paie d'une plus grandeprcarit psychologique, les 'enveloppes' qui protgeaient l'indi-vidu traditionnel disparaissant progressivement. D'o certainesfragilits que l'on peut observer. Nombre de nos contemporainsse sentent isols psychiquement : les systmes englobants (ido-

    logies, religions) s'tant affaiblis, chacun doit affronter lui-mmeles grandes questions de la vie et se trouve de plus en plus livr sa propre responsabilit et le vit parfois dans l'angoisse.

    Cette situation est doublement ambivalente. Sous l'angle moral,elle peut avoir pour effet que chacun se proccupe surtout de soi,s'enferme dans son propre univers et limite son horizon ses pro-blmes : on a parl d'un nouveau narcissisme. C'est en ce sensqu'on peut parler galement d'individualisme. Mais cette situa-

    tion est aussi une invitation devenir pleinement responsable deson existence et pas seulement le produit de son milieu. Sous l'an-gle psychologique, elle peut produire deux types opposs d'hom-mes : d'un ct, elle aboutit chez certains 'l'individu par excs',correspondant l'individualisme conqurant de ceux qui pour-suivent avec acharnement leur propre intrt ; de l'autre, elle pro-duit aussi 'l'individu par dfaut', celui qui souffre d'un manque derepres et n'arrive pas se construire, au point parfois de se tenirsur le seuil de la vie adulte sans pouvoir ou vouloir y entrer rel-lement (d'o ces adultes immatures que l'on rencontre aujour-d'hui - cela ne signifie pas pour autant que les 'conqurants' aienttoujours atteint la maturit).

    La crise des identits.

    Par ailleurs, comme le suggrent nos premires remarques, toutes

    les institutions qui contribuaient structurer l'identit personnel-le (famille, travail, religion) sont en plein bouleversement. C'est

    10 Norbert Elias, La socit des individus, Pocket, collection Agora, 1997 (1e di-tion allemande : 1987).

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    pourquoi on parle de plus en plus d'une crise des identits.Celles-ci n'ont plus la mme vidence que dans les socits tra-ditionnelles o elles taient assignes par la naissance. prsent,l'identit est le fruit d'un travail sur soi ; elle est devenue 'un pro-

    jet rflexif'11, comme en tmoigne la multiplication des ouvragesde psychologie et des offres thrapeutiques qui visent amliorerla gestion de soi. Dsormais, il revient chacun de donner figure sa propre identit, de la construire. Cette construction de soi estd'autant plus difficile que nos socits ont perdu les videncesanthropologiques traditionnelles (voir les remarques convergentesde C. Dubar et des vques franais).

    Par ailleurs, l'identit personnelle n'a plus la stabilit qu'elle avaitauparavant. L'allongement de l'esprance de vie, la mobilit denombreuses existences, les multiples et incessants changementssociaux, tout cela entrane de nombreuses transformations aucours d'une histoire personnelle. Dsormais, l'identit est uneralit en devenir qui se dploie dans le temps : elle se construitau long de la dure d'une vie. Cela peut affecter aussi bien lamanire d'tre chrtien que d'tre religieux. Non seulement le

    monde dans lequel les plus anciens se sont engags a chang,mais les personnes elles-mmes se transforment profondment.Cela pose des questions indites en ce qui concerne la fidlit.

    11 Anthony Giddens, Modernity and self identity, Stanford University Press, 1991.

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    Chapitre 1 Approche psychologique

    La question de l'identit renvoie la question : qui suis-je ? .Si l'on ne se contente pas de ce qu'en dit la carte d'identit (nom,date et lieu de naissance, empreinte digitale), on s'aperoit qu'iln'est pas facile d'y rpondre.

    En tout cas, vitons que la 'dfinition' que nous en donnons nenous enferme et ne nous transforme en chose. On peut facilementsuccomber cette tentation si l'on en juge par la dfinition que

    l'on trouve dans un bon dictionnaire de langue franaise qui lacaractrise comme le caractre de cequi demeure identique soi-mme . Cette dfinition souligne deux points : d'abord, quel'identit est une affaire de permanence ; ensuite qu'elle est del'ordre de la chose, 'ce qui demeure' (pourtant, cette dfinitionconcerne la psychologie). C'est sans doute notre comprhensionspontane de l'identit : nous la percevons comme une substan-ce immuable. Mais notre identit n'est pas une chose qu'il nous

    faut garder intacte tout au long de notre vie ; elle est une ralitvivante. Tel sera du moins le fil conducteur de nos rflexions.

    Les axes de notre identit.

    On peut d'abord regarder notre identit partir de deux axescomplmentaires : l'axe temporel et l'axe spatial, chacun d'eux

    tant travers par la dimension relationnelle.La dimension temporelle.

    Partons d'une constatation simple : nous sommes des tres histo-riques, notre existence se droule dans le temps. Cela signifie troischoses : (1) notre existence se droule pendant un temps histo-rique prcis : elle aurait t diffrente si elle s'tait droule uneautre poque ; (2) c'est dans la dure que nous nous construi-

    sons : notre identit ne se faonne pas d'un seul coup, elle est lefruit de toute notre existence ; (3) pour nous connatre, nous avonsbesoin de regarder notre histoire (pour savoir qui nous sommes,nous avons besoin de faire le dtour par ce que nous avons vcuet par ce que nous aspirons vivre).

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    Ces remarques valent pour toutes les poques et toutes les cultu-res. Mais nous y sommes devenus plus sensibles avec la moder-nit. En effet, les socits traditionnelles taient davantage sensi-bles la continuit qu' la mobilit : les identits taient donnes

    par le statut, qu'il soit li au sexe (masculin ou fminin), la posi-tion dans la suite des gnrations (tre fils ou pre ou grand-pre ;fille, mre ou grand-mre - cela nous situait avec prcision), laposition sociale (qui se reproduisait d'une gnration l'autre). Iln'en va plus de mme dans les socits modernes o chacun deces lments a perdu sa stabilit. Maintenant, l'identit n'est pasdonne au dpart, il faut la construire : sa dimension temporelleprend donc une importance nouvelle, surtout dans une socit o

    le changement est trs prsent.Pour comprendre la manire dont l'identit peut ainsi se cons-truire dans la dure, divers auteurs ont forg la notion d'identitnarrative. Nous y reviendrons plus tard.

    La dimension spatiale.

    Non seulement nous sommes marqus par notre poque, mais

    nous le sommes aussi par les lieux o nous avons vcu, com-mencer par notre lieu de naissance. Ce lieu de naissance, c'estd'abord un pays, avec sa langue, son climat, son histoire particu-lire. C'est plus prcisment le coin de terre o nous avons passnos premires annes, qu'il s'agisse d'une rgion rurale, avec sespaysages particuliers (montagne, mer, plaines cultives ou dser-tiques, forts, ruisseaux et rivires) ou d'une ville marque parla diversit de ses quartiers ; nous portons tous en nous ces pay-sages familiers qui nous font dire : ici, je me sens chez moi ; noussommes dcontenancs quand ces paysages familiers sont trans-forms par l'action des hommes (reboisement ou dboisementd'une rgion ; reconstruction d'un quartier) ou des lments(incendie, scheresse, inondations). Et nous savons le drame despersonnes qui, pour des raisons conomiques ou politiques, ontd quitter leur pays (et mme parfois le fuir prcipitamment) etvivent ce qu'on appelle justement le dracinement. C'est pour-quoi le verbe 'demeurer' a pour chacun une rsonance particu-lire.

    Nous savons aussi que certains lieux particuliers ont une signifi-cation spciale pour nous parce que nous y avons vcu quelque

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    chose de fort (quand nous retrouvons certaines odeurs, nousreplongeons des annes en arrire et retrouvons une atmosphreque nous avions oublie).

    La dimension relationnelle.

    Je viens d'y faire allusion : ces temps et ces espaces sont peuplsde personnes ou des groupes sociaux. Ce que nous sommes est for-tement marqu par ces personnes que nous avons croises au longde notre histoire, commencer par nos parents et nos proches, enpassant par notre milieu social et nos divers cercles de relation.

    Il faudrait voquer toutes nos appartenances : elles contribuent

    faonner notre identit. Comme l'a crit A. Clair, Tout trehumain est, quant son identit mme, tributaire de tout unrseau d'appartenance qui le prcde, rseau qu'il doit assumeren vue d'tablir son identit. Il ne peut mme y avoir de person-nalit morale, comme sujet libre et responsable, que dans un rap-port d'appartenance des communauts ; ce n'est certes pas uneappartenance qui fait l'identit d'un sujet ; en un sens mme, l'ap-partenance, unifiant et galisant les tres comme membres d'une

    mme communaut, fait qu'ils ne diffrent pas entre eux ; maissans appartenance, un sujet n'a pas encore d'identit ; il n'y amme pas de sujet. Les appartenances sont la substance partirde laquelle chacun se forge une identit ; et il n'y a d'individu sin-gulier, d'homme vraiment existant ou encore de personne, quedans un rapport d'appropriation critique et rflchie une com-munaut pralablement donne 12.

    Comme le dit bien cet auteur, il n'y a pas d'identit sans apparte-nances, mais elle n'en est pas le simple produit. Ce qui compteaussi, c'est la manire dont nous ragissons par rapport ce qu'el-les nous ont apport. Il y a toujours un moment dans notre histoi-re o nous avons nous situer par rapport ce qui nous a ttransmis. Comme le disait Jean-Paul Sartre, l'important, ce n'estpas ce qu'on a fait de nous, mais ce que nous ferons de ce qu'ona fait de nous . Notre identit n'est jamais faite partir de rien,

    mme si nous ne retenons pas tout ce que nous avons reu.Autre remarque : si ce sont nos appartenances proches (commenotre famille ou notre milieu social) qui contribuent le plus forte-

    12 Andr Clair, Sens de l'existence, Armand Colin, 2002, p. 212.

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    ment construire notre identit, c'est la diversit de ces apparte-nances (et la manire dont elle est vcue) qui empche notreidentit de se refermer sur elle-mme. Les replis identitairesconsistent prcisment privilgier l'appartenance avec les sem-

    blables et oublier que nous partageons une commune identitavec tous nos frres humains. On sait que certains groupeshumains se sont donns un nom qui signifie les hommes , cequi laisse entendre que les autres n'ont pas tout fait la mmedignit ; mais l'histoire nous apprend que ce genre d'ethnocen-trisme n'est pas rserv aux civilisations traditionnelles.

    En somme, l'identit de chacun se trouve donc l'articulation de

    trois dimensions aussi importantes l'une que l'autre : la dimensionsingulire, correspondant ce que chacun a d'unique ; la dimen-sion particulire, correspondant la culture dans laquelle il a tfaonn ; la dimension universelle, qui est son appartenance l'humanit. Sans la premire, on n'est que le produit de ses grou-pes d'appartenance (c'est la tentation des communautarismes) ;sans la seconde, on manque d'inscription concrte (chacun n'ac-cde l'humanit qu' l'intrieur d'une culture) ; sans la troisi-

    me, chaque identit ne peut qu'tre rivale des autres (ce sont alorsles combats idologiques).

    Les diverses facettes de notre identit.

    Si nous regardons d'un peu plus prs les diverses facettes de notreidentit, nous allons nous apercevoir qu'elles sont trs diverses.

    Ses diverses composantes possibles.

    Si nous regardons ce que nous sommes actuellement, nous pouvonsnous dfinir de plusieurs manires ou de plusieurs points de vue.

    Nous pouvons nous dfinir partir de notre identit sexuelle (jesuis un homme ou une femme), gnrationnelle (je suis fils oufille, pre ou mre, grand parent), sociale (je suis de milieuouvrier ou bourgeois, je suis un rural), professionnelle (je suisenseignant, agriculteur, avocat), ethnique (je suis un blanc, unnoir, un indien), nationale (je suis italien, franais, amricain,burkinab), politique (je suis socialiste, libral), astrologique(je suis 'poisson', 'gmeaux'), religieux (je suis catholique,musulman, athe).

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    Ce sont autant de facettes de notre identit, autant de ses compo-santes qui peuvent prendre une place plus ou moins grande dansnotre identit globale.

    Comment notre identit s'organise-t-elle ?

    La question est effectivement de savoir comment nous vivonsavec ces diverses identits. Nous pouvons nous contenter de lesjuxtaposer, au risque de nous sentir tiraills entre diverses aspira-tions ou diffrents devoirs et d'avoir l'impression que notre per-sonnalit est clate. La plupart du temps, nous organisons notreidentit autour d'un ou de quelques ples privilgis (travail,

    famille), ces ples pouvant voluer au cours de notre vie (parexemple, le passage la retraite fait disparatre l'identit profes-sionnelle, avec tout ce qui l'accompagne).

    Ainsi, parmi toutes les identits que nous possdons, il en est quisont centrales et d'autres qui sont priphriques : pour une fmi-niste, c'est son identit sexuelle qui est importante ; pour unimmigr, ce peut tre son appartenance ethnique, insuffisammentreconnue son gr ; pour un militant politique, c'est son appar-

    tenance partisane qui compte ; on peut aussi s'identifier fortement sa profession. Il peut arriver aussi que deux identits soient encomptition : par exemple, certains Frres se sentent davantageenseignants que religieux (alors, leur identit professionnellel'emporte sur leur identit communautaire).

    Plus largement, on peut se demander quelle est l'identit qui orga-nise toutes les autres, qui les fdre, qui est au centre, qui est pour

    ainsi dire l'identit 'ultime' et quels sont les dimensions identitai-res auxquelles on n'accorde aucune importance. Chaque fois, laquestion est de savoir si l'on a trouv un quilibre satisfaisant :peut-tre que l'identit 'ultime' dvore les autres et ne leur laisseaucun espace vital ; peut-tre qu'il est sain de ne pas accordertrop d'importance certains aspects de son identit ( vouloir sedfinir par son appartenance ethnique, on peut tomber dans leracisme ; accorder trop d'importance son identit astrologique

    peut conduire un certain fatalisme).

    La construction de notre identit.

    Regardons maintenant la manire dont nous construisons notre

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    identit. Cela n'est pas toujours facile aujourd'hui. Et ce n'est pasralis une fois pour toutes : si le dbut de la vie adulte est lemoment o l'identit prend consistance, celle-ci peut avoir trou-ver un nouvel quilibre quand on arrive au milieu de la vie et se

    trouver remise en question au moment du passage la retraite (sion s'est identifi son mtier d'enseignant).

    Un cadre de rfrence.

    Parler de construction de l'identit, c'est se demander commenton passe de ce que l'on a reu ce qui devient ntre ; autrementdit, comment on devient progressivement adulte dans la manire

    de grer son identit. Une grille d'analyse simple (propose parMarcia, qui prolonge ainsi les travaux d'Erikson)13 consiste seposer deux sortes de questions et les croiser : (1) a-t-on pris dutemps pour se poser certaines questions, pour rflchir ce quel'on veut devenir ? (2) a-t-on pris une orientation ferme ? a-t-ondcid d'une direction pour notre vie ? a-t-on pris un ou des enga-gements ?

    partir de l, quatre situations peuvent se prsenter, qui sont

    autant de manires dont on peut avoir rsolu la question de sonidentit :

    13 On en trouve une prsentation synthtique dans Dan McAdams, The person.An introduction to personality psychology, Harcourt Brace, 1994, p. 668-671.

    Mode de rsolution

    Identit accomplie

    Identit en moratoire

    Identit hrite

    Identit diffuse

    Processus

    Questionnement, crise

    OUI

    OUI

    NON

    NON

    Engagement, rsolution

    OUI

    NON

    OUI

    NON

    Tableau 1 : L'identit et ses modes de rsolution selon J. Marcia

    Identit consolide, mrie ou accomplie : c'est le sentimentauquel on est parvenu aprs avoir examin les alternativespossibles et fait ses choix. Ce n'est pas une identit fige une

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    fois pour toutes (puisqu'elle est le fruit d'un questionnement).Elle peut tre remise en question plus tard (on traverse alorsune phase de moratoire).

    Identit en attente ou moratoire: on se pose des questions, maison n'a pas encore choisi son orientation. On peut repasser parcette phase, par exemple au milieu de la vie, quand on en vient rexaminer ses rves de jeunesse ou ses engagements.

    Identit bloque, prcipite ou hrite: on s'est engag sansavoir examin certaines questions ; c'est une identit toutefaite, par exemple quand on se contente d'entriner les posi-tions transmises par le milieu familial. Si cela ne fait pas pro-

    blme au dbut de la vie adulte, il n'est pas bon d'y rester :sinon, on s'enferme dans un rle (masque), on se donne uneidentit rigide, on refuse les questions.

    Identit floue ou diffuse: on ne s'est pas pos de questions eton ne s'est engag dans aucune direction. C'est normal l'a-dolescence : ouvert tout, engag rien . Plus tard, c'estsigne d'immaturit : on veut continuer goter tout.

    Les volutions possibles.

    Aprs avoir regard pour elles-mmes ces quatre situations,voyons comment elles peuvent voluer. En effet, partir de cha-cune de ces positions, on peut passer une autre :

    De l'identit mrie, on peut passer par exemple une phase de moratoire, parce que la vie pose de nou-

    velles questions ; l'identit hrite, quand on se rigidifie en revenant l'-ducation reue.

    De l'identit hrite, on peut passer au moratoire, grce un temps de rflexion. l'identit mrie, grce un temps de rflexion suivi

    d'une prise de dcision.

    Du moratoire, on peut passer l'identit hrite, par rgression l'ducation reue ; l'identit mrie, en prenant une dcision.

    De l'identit diffuse, on peut passer au moratoire, en se posant des questions ;

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    l'identit hrite, en rejetant le questionnement ; l'identit mrie, via le moratoire et une prise de dcision.

    On le voit, il peut y avoir volution positive, mais aussi rgression.

    Le passage de l'une l'autre de ces situations se joue sur la capa-cit de l'individu clarifier ses propres questions et se dcider ;il peut arriver que l'une ou l'autre de ces capacits soit en diffi-cult ou fasse momentanment dfaut. Par exemple, une enqutefranaise effectue auprs de jeunes en recherche de vocation ouse trouvant au noviciat montrait que la grande peur des candidatsest de se tromper ; l'auteur y voit le cri d'une gnration qui peutse perdre devant un supermarch de possibles . Cette peur

    engendre deux attitudes opposes : des dcisions trs rapidesqui ludent les appuis d'une relle libert (cela ressemble l'i-dentit prcipite) ou des dcisions qui ne se prennent pas (c'estle moratoire indfiniment prolong). Il faut ajouter que certainestendances de la socit actuelle rendent la dcision plus difficileen incitant retarder les chances ou en laissant penser que l'onpeut vivre plusieurs possibilits en mme temps.

    Des situations varies.Les remarques prcdentes ont considr l'identit dans sa globa-lit. Il faut ajouter que, selon les domaines de notre identit, nouspouvons nous trouver dans l'une ou l'autre des quatre positionsvoques plus haut. Par exemple, nous pourrions avoir : uneidentit mrie au plan professionnel ; une identit en attente dansle domaine vocationnel (je n'y vois pas encore clair) ; une identi-t diffuse au plan politique (je ne me suis jamais pos beaucoupde questions en ce domaine et je n'ai aucune prfrence partisa-ne marque) ; une identit hrite en ce qui concerne la foi (je mesuis content de reprendre ce que j'ai reu de mon ducation).Quand on n'est pas parvenu au mme statut dans un certain nom-bre de domaines importants, on se trouve dans une situation deconflit identitaire ; on n'est pas encore unifi. Mais le sera-t-oncompltement un jour ?

    Ce schma simple peut permettre chacun de faire le point surles diverses composantes de son identit et de voir de quellemanire il a ou non rsolu certaines questions. Il peut inviter sedemander : quels sont les aspects de mon identit qui sont soli-des ? quels sont ceux qui sont encore en suspens ? quels sont ceux

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    que je ne veux pas regarder en face ? quels sont ceux que je nevis que superficiellement ? Il peut aussi permettre de mieux com-prendre le processus de maturation que vivent les jeunes enrecherche de vocation ou en formation.

    Par ailleurs, on a remarqu que la famille peut influencer de deuxmanires la formation du sens de l'identit : d'abord en aidant lejeune tre lui-mme en exprimant son point de vue ou en disantcomment il se voit diffrent des autres ; ensuite en aidant le jeune bien vivre la relation aux autres (en le sensibilisant aux pointsde vue des autres et en l'invitant les respecter ; en favorisantl'ouverture aux points de vue des autres).

    On peut remarquer enfin que les institutions (comme une congr-gation) peuvent aussi tre analyses sous cet angle : elles peuventtre en phase de moratoire (c'est le temps des grandes remises enquestion : cf. le Concile Vatican II ou le Chapitre gnral de 1966-67) ou de blocage (revenir l'identit hrite, comme chez lesmouvements traditionalistes), parce qu'on refuse de se poser cer-taines questions. Selon le visage qu'elles donnent, elles faciliterontou non le processus d'identification des nouvelles gnrations.

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    Chapitre 2 Lidentit narrative : uneapproche philosophique

    L'approche psychologique dcrit comment l'identit personnellese construit concrtement ; l'approche philosophique est unereprise rflexive qui tente de ressaisir la mme question autour dequelques concepts unifiants. cet gard, sans doute que l'unedes approches les plus fcondes est celle qu'a propose le philo-sophe P. Ricur autour du concept d'identit narrative14. Sa ques-

    tion de dpart est la suivante : comment comprendre l'identitpersonnelle, sachant que l'existence a une dimensiontemporelle ? D'un ct, parler d'identit implique une certainepermanence ; d'un autre ct, exister dans le temps entrane for-cment des transformations. La solution de Ricur consiste pro-poser l'ide d'identit narrative.

    Distinguer deux conceptions de lidentit.La premire dmarche de P. Ricur consiste distinguer entredeux conceptions de l'identit en partant de deux mots d'originelatine, idem (le mme) et ipse(soi-mme) : il y a donc celle qu'ilappelle l'identit-idem ou mmet (sameness) et celle qu'il appel-le l'identit-ipse ou ipsit (selfhood).

    Vue comme mmet, l'identit est la continuit ininterrompue

    d'une ralit. Comme le temps est facteur d'volution, il faut sup-poser que sous les apparences du changement, il y a un principede permanence, une substance cache (un quoi) qui garantit lastabilit. Mais une telle faon de voir convient plus aux chosesqu'aux personnes. C'est pourquoi P. Ricur s'oriente vers uneseconde conception de l'identit.

    Vue comme ipsit, la permanence d'une personne dans le tempspeut tre comprise partir de deux modles. Le premier est lecaractreque l'on peut dfinir comme l'ensemble des disposi-tions durables quoion reconnat une personne (il est aussi de

    14 Voir en particulier Paul Ricur, Temps et rcit III, Le temps racont, Seuil,1985 ; Soi-mme comme un autre, Seuil, 1990.

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    l'ordre de la substance). Mais ces dispositions durables ont unehistoire : elles ont t acquises avec le temps (on a t duqud'une certaine manire ; on a contract certaines habitudes ; on at marqu par telle personne). Le caractre a donc aussi une

    composante narrative, mais qui s'est pour ainsi dire sdimentedans les traits de la personne (ce qui fait qu'on reconnat lamanire de ragir de quelqu'un des annes de distance : c'estbien toi ). Le second modle est celui de la fidlitou de la paro-le tenue. Alors que le caractre est un quoi(il s'est fig commeune chose), la fidlit renvoie directement au quide la personne,qui assume la responsabilit de ses engagements ; elle ne renvoiepas une substance cache au fond de nous mais un acte (la

    faon dont on assume ses responsabilits en demeurant fidle). Lafidlit la promesse est un dfi adress au temps ('quoi qu'il arri-ve par la suite, je promets de faire ce quoi je me suis engag ;malgr tous les changements que je peux connatre dans mes sen-timents ou mes humeurs, je garderai ma parole'). Selon Ricur,la notion d'identit narrative est la jonction de ces deux mod-les qui conjuguent la quasi-substance du caractre avec l'actethique du maintien de soi.

    Mmet Substance cache : un quoi Identit d'une chose

    IpsitCaractre: quoi (dispositions durables)Fidlit: qui (parole tenue)

    Identit narratived'une personne

    Tableau 2 : Deux conceptions de l'Identit

    L'ide d'identit narrative permet donc de tenir ensemble perma-

    nence et changement : quand on parle de la cohsion d'une vie,c'est ces deux aspects qu'on pense en mme temps. Notre iden-tit n'est pas celle d'une chose immuable, mais une ralit dyna-mique qui se dploie dans le temps : nous nous construisons aulong de la dure de nos vies.

    De nos actions quotidiennes la cohsion de

    notre vie.Quand on parle de la cohsion de notre vie, on se situe unniveau trs gnral. Mais comment cette cohsion se construit-elle ? Pour rpondre cette question, on peut distinguer dansnotre vie comme des paliers successifs, comme des niveaux de

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    plus en plus englobants. On pourrait parler de l'enchssement detrois niveaux dans notre existence :

    le niveau le plus lmentaire est celui de nos pratiques: cel-

    les que nous mettons en oeuvre dans l'exercice de notremtier, dans nos loisirs... (ce que nous savons faire trsconcrtement : enseigner les mathmatiques, jardiner, faire duvlo, travailler sur un ordinateur).

    le niveau mdian est celui des plans de vie(vie familiale, pro-fessionnelle, de loisir, etc.). Chacune de ces ralits forme untout qui a sa logique et son histoire propres, mme s'il y a desinterfrences entre elles. Par exemple,

    la vie professionnelle est scande par les tapes de la car-rire et nous savons aussi qu'elle faonne une personne(un enseignant ne ragit pas comme un maon) ;

    la vie familiale est marque par les tapes de la vie du cou-ple, par la croissance des enfants, par l'volution des rap-ports entre gnrations ;

    la vie religieuse a aussi son histoire propre, avec ses ta-

    pes d'initiation et les moments forts de la vie d'un Institut.Le plan de vie est une mdiation ou un moyen terme entre l'o-rientation globale d'une vie et la mise en uvre des pratiques.

    le niveau suprieur est celui de l'unit narrative d'une vie. Ceniveau est capital : Il faut que la vie soit rassemble pourqu'elle puisse se placer sous la vise de la vraie vie. Si ma viene peut tre saisie comme une totalit singulire, je ne pour-

    rai jamais souhaiter qu'elle soit russie, accomplie 15. C'est ce niveau qu'on peut parler de la cohsion d'une vie, qui secaractrise la fois par la cohrence et le dynamisme : lacohrence dit que la vie de la personne n'est pas seulementune succession chaotique d'pisodes ; le dynamisme dit quecette cohrence est un devenir. Il peut d'ailleurs y avoir diff-rents degrs de cohrence : certaines vies ont t trs secoueset leur continuit n'est pas vidente ; d'autres sont tellement

    rectilignes qu'elles donnent l'impression d'une existence sanssurprise ; et il y a toutes les nuances entre ces deux extrmes.Mais le jugement en ce domaine est chose dlicate.

    15 P. Ricur, Soi-mme comme un autre, p. 190.

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    La mise de la vie en rcit.

    Examinons maintenant comment cette identit narrative peut sedployer et prendre chair. Dans son analyse, P. Ricur reprend une

    notion du philosophe grec Aristote, celle de mimesis: ce mot signi-fie littralement 'imitation' ; le philosophe franais l'utilise pourmontrer comment le rcit a la capacit d'imiter (ou de transposer)l'action humaine en lui donnant forme dans la narration.

    La mimesis 1 ou prfiguration.

    Parler d'identit narrative suggre que celle-ci a quelque chose voir avec une histoire, aux deux sens du terme : une histoire quise droule, une histoire qui se raconte. Notre vie est d'abord unehistoire qui se droule et qui passe par des vnements, des ren-contres, des tapes ou des crises. Mais, quand elle ne fait que sedrouler, cette histoire est encore informe (elle n'est qu'une massed'vnements sans liens les uns avec les autres). Nous sommes iciau niveau de ce que Ricur appelle mimesis1 ou prfiguration(notre histoire n'a pas encore rellement pris figure). A ce stade,

    notre vie a une structure pr-narrative : elle n'est pas encoreraconte, mais est en attente d'tre raconte.

    Ajoutons que notre vie spontane, qui n'est pas encore raconte,baigne dj dans un monde d'histoires, et cela ds le dbut : il ya d'abord toutes les histoires entendues dans notre famille (his-toires de la vie quotidienne, histoires de la famille elle-mme etde ses membres) ; il y a aussi les histoires apprises l'cole (his-toire de notre pays, uvres littraires, histoire religieuse) ; plus

    largement, il y a les rcits qui se racontent dans nos divers grou-pes d'appartenance. Autrement dit, notre vie est marque par desrcits. Nous savons dj que les choses de la vie se racontent etnous avons aussi appris comment on peut les raconter. Cela vanous aider passer l'tape suivante, qui est de raconter notretour, y compris notre propre vie.

    La mimesis 2 ou configuration.

    En effet, c'est en la racontant, en la mettant en rcit, qu'on donneforme son histoire. A ce sujet, Ricur parle de 'mise en intrigue'(une expression emprunte la littrature : on parle de l'intrigued'un roman).

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    Quels sont les effets de la mise de notre histoire en rcit ? On peuten retenir deux :

    la mise en intrigue transforme une diversitd'vnements ou

    d'incidents successifs en une histoire formant un tout: ce quitait une simple somme d'vnements divers est organisselon une trame, un fil directeur : l'existence multiple devientunehistoire. C'est d'ailleurs quelque chose que nous appre-nons en grandissant. Quand un petit enfant raconte quelquechose, il ne sait pas encore faire de liens de causalit entre lesvnements : il dira 'il s'est pass cela, et puis cela, et puisencore cela'. Plus tard, on devient capable de dire : c'est

    parce qu'il y a eu tel vnement qu'il s'est ensuite pass tellechose (par exemple : c'est parce que j'ai rencontr une com-munaut formidable ou parce que j'ai t marqu par un Frreque j'ai eu envie de devenir comme lui).

    la mise en intrigue donne une orientation l'histoire, qui vad'un commencement une fin, qui aboutit une conclusion :autrement dit, les enchanements entre les lments qu'onvient d'voquer sont finaliss, chaque vnement est racont

    de telle manire qu'on peroit sa contribution l'accomplis-sement de l'histoire raconte.

    Pour cela, nous faisons un tri parmi les vnements que nousavons vcus et ne retenons que ceux qui nous semblent significa-tifs : nous ne mettons pas tout sur le mme plan (nous voquons peine des priodes entires et nous nous attardons sur des v-nements brefs mais qui comptent nos yeux).

    Ainsi, c'est en prenant la forme de rcits que notre existence trou-ve sa propre cohrence. Ces rcits peuvent tre partiels : ilsconcernent alors seulement une priode de notre vie ou un de sesaspects (par exemple, notre carrire professionnelle) ; ils peuventaussi reprendre l'ensemble de notre histoire. Mais il est rare quenous en fassions un rcit complet ; habituellement nous la racon-tons sous un angle prcis : profession, volution spirituelle, vuefamiliale

    Le plus souvent, notre vie est faite des multiples petits rcits quifont la substance de la plupart de nos conversations : nous racon-tons ce qui vient de nous arriver, ce que nous avons vcu ensem-ble il y a quelques annes ou ce dont nous avons t rcemment

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    les tmoins. Les rcits que nous avons en vue ici ont plus d'am-pleur et sont davantage intentionnels : ce sont ceux qui nousconstruisent quand nous procdons une relecture de notre his-toire. Ce sont eux qui ont le pouvoir de configurer notre histoire

    et donc de construire notre identit au sens fort du terme, lespetits rcits donnant de la cohrence nos existences journali-res. C'est quand il embrasse une partie importante de notre his-toire que le rcit peut dire la fois ce qu'il y a de permanent ennous ('c'est bien moi toutes les tapes du rcit') et ce qui a chan-g en nous ('il s'est pass des choses dans mon histoire qui m'onttransform').

    Il faut ajouter que cette cohrence fournie par le rcit n'est passeulement une dcouverte (comme si elle tait enfouie au fond denous sans que nous le sachions), elle est aussi une construction(mon identit prend forme en se racontant) ; la narration est lesupport de cette construction. Autrement dit, en racontant monhistoire, je lui donne une cohrence qu'elle n'avait pas avant.Avant de raconter mon histoire, je n'avais pas encore fait certainsliens ; une fois qu'ils sont faits, je vois mon histoire autrement,

    comme cette jeune femme qui crivait la fin d'un rcit de tren-te pages : je m'aperois maintenant que ma vie n'est pas seule-ment la somme de tours et de dtours que je croyais . C'est pour-quoi, quand nous faisons la relecture de notre histoire, cela nousconstruit. La tradition spirituelle le sait depuis longtemps. En neregardant jamais notre histoire, nous prenons le risque de restertrangers nous-mmes.

    De ce point de vue, nous savons que la vie de notre Fondateur estjalonne de moments o il fait le point sur sa vie et de textes quien expriment le sens provisoire. C'est parce qu'il l'a fait priodi-quement qu'il a pu crire un jour : Dieu qui conduit toute choseavec sagesse et avec douceur, et qui n'a point coutume de forcerl'inclination des hommes, voulant m'engager prendre entire-ment soin des coles, le fit d'une manire fort imperceptible et enbeaucoup de temps ; de sorte qu'un engagement me conduisitdans un autre, sans l'avoir prvu dans le commencement .

    Avec la mise de notre histoire en rcit, nous passons de la mime-sis1 (prfiguration) la mimesis2 (configuration). Parler de confi-guration, c'est dire que notre histoire prend forme, qu'elle trouveune sorte de cohrence en se disant dans le/s rcit/s.

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    La mimesis 3 ou refiguration.

    Selon P. Ricur, l'ide d'identit narrative ne s'arrte pas aumoment o nous avons donn forme notre histoire en la racon-

    tant. En effet, il ajoute : nous ne nous comprenons pleinementnous-mme qu'en nous confrontant d'autres rcits, en particu-lier des rcits de fiction (il parle de romans, mais on pourraitvoquer galement les films ou les contes traditionnels)16. En lisantces rcits, j'entre dans des mondes trangers moi-mme, jem'ouvre d'autres univers. Quand je lis un roman, quand jeregarde un film, je peux m'y reconnatre (il y a des personnagesdans lesquels je peux me projeter), mais je peux aussi y dcouvrir

    des aspects de la vie auxquels je n'aurais pas pens ou y rencon-trer des personnages trs loigns de ma manire d'tre. Ce fai-sant, je vais mieux me comprendre (combien de new-yorkais ontdit : c'tait comme dans le film 'la tour infernale' pour dire cequ'ils avaient vcu lors de l'attaque des Twin Towers le 11 sep-tembre !), mais je vais aussi largir ou transformer ma manire deme comprendre, par exemple en rencontrant des personnages trsdiffrents de moi.

    Comme l'crit un auteur qui s'inspire largement de Ricur, lalittrature narrative (par exemple les histoires bibliques, lesromans) est rellement un moyen d'investigation et de reprsen-tation de diffrentes pratiques ou activits, dcrivant ce qu'enseront les effets possibles sur les personnages Elle nous permetd'exprimenter et de juger la valeur de certains styles de vie et decertaines idologies tout en nous tenant distance, sans que nous

    ayons les vivre directement Nous sommes ainsi exposs,peut-tre pour la premire fois, tout l'ventail des valeurs d'unesocit, une exposition qui largit la manire dont nous perce-vons et interprtons les questions morales 17.

    16 Deux citations pour illustrer cela. L'une tire d'un romancier franais du dbut du20e sicle : (mes lecteurs) ne seraient pas mes lecteurs, mais les propres lecteursd'eux-mmes, mon livre n'tant qu'une sorte de verre grossissant, mon livre grce

    auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mmes (M. Proust). L'autre d'unrcent article de journal relatif aux courts mtrages : un bon rcit n'invite pas seule-ment s'vader de l'existence humaine, mais en constitue une mtaphore. Le besoind'entendre (de lire, de voir) de belles histoires rvle une qute d'ordonnancement,une recherche de sens pour nos vies approximatives (La Croix, 5 fvrier 2003).17 Anthony Kerby, Narrative and the self, Indiana University Press, 1991, p. 62.Traduction personnelle.

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    Ceci nous a fait passer ce que P. Ricur appelle la mimesis3ou refiguration. L'ide d'identit narrative va jusque l : non seu-lement notre identit prend forme en se racontant, mais elle setransforme en rencontrant d'autres rcits qui viennent l'enrichir et

    lui ouvrir de nouveaux horizons (elle peut prendre une autre figu-re, elle peut tre 'refigure'). Pour construire notre identit, nousavons besoin de la mettre en rsonance avec d'autres histoirespour l'en nourrir. Notre identit chrtienne se construit bien ainsi,en mettant notre histoire en rsonance avec des rcits (qu'il s'a-gisse des rcits fondateurs de la Bible, des vangiles ou des bio-graphies de saints) ; notre mmoire croyante est peuple de cesmultiples personnages que nous avons rencontrs au cours de

    notre ducation et mme plus tard.

    La narration entre pass et avenir.

    Les rcits de fiction nous situent au croisement du pass et de l'a-venir. Du pass d'abord parce qu'ils nous apportent les fruits dela culture qui nous prcde. Les rcits que nous avons lus ou

    entendu raconter ont faonn notre imaginaire au point qu'onpeut dire que nos valuations et nos jugements actuels ont leursracines dans notre pass culturel (Kerby). De ce point de vue,l'identit narrative nous inscrit dans une tradition ; cela rejoint ceque nous avons dit au sujet de l'identit et des appartenances.

    Inversement, les rcits de fiction proposent des modles deconduite possibles. Ils sont traverss par les aspirations de leurspersonnages, ils sont porteurs d'une qute. Ils sont donc ouvertssur l'avenir et nous offrent aussi des modles d'attente. Ils nousaident exprimer ce qui n'est pas encore arriv et nous tourneren avant. En effet, l'unit d'une vie humaine est celle d'unequte narrative (A. MacIntyre) : c'est la qute de ce quoi nousaspirons dans la vie.

    Dit autrement, l'unit narrative d'une vie est au croisement dedeux lments : l'espace d'exprience et l'horizon d'attentes18.

    L'espace d'exprience, qui est la mmoire dont nous sommes por-teurs, ne renvoie pas un pass fig une fois pour toutes : il prend

    18 Ces deux expressions sont reprises par P. Ricur un auteur allemand, R.Koselleck.

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    priodiquement de nouvelles significations (notre pass lui-mmese transforme). L'horizon d'attente est la capacit d'imaginationqui est en nous et nous ouvre la nouveaut ; lui aussi se modi-fie au cours de notre existence. Un juste quilibre est maintenir

    entre les deux : il ne faut ni rtrcir l'espace d'exprience (le passest toujours rouvrir), ni trop ouvrir l'horizon d'attentes (uneattente trop utopique dsespre l'action) ; mais il arrive aussi quel'avenir paraisse trop ferm.

    Deux limites du narratif.

    Pour conclure cette approche philosophique, voquons deuxlimites de l'identit narrative, l'une exprime par Ricur lui-mme, l'autre venue de la culture d'Extrme-Orient.

    Au-del du narratif, l'thique.

    nous en tenir ce qui prcde, l'identit narrative apparatcomme une ralit instable : nous pouvons priodiquement refai-re le rcit de notre vie et lui donner un nouveau sens. Ce n'est

    qu'au moment de notre mort que notre identit sera close etqu'elle se rvlera telle qu'elle est. De plus, les rcits de fictionouvrent des variations indfinies en nous prsentant sans cessede nouveaux mondes et en exerant notre imagination.

    Pourtant il ne faut pas oublier que l'identit ipsese caractrise parla parole tenue. Tenir parole veut dire : ici je me tiens ! Avec lelangage de Kierkegaard, on pourrait dire que le narratif relve du

    stade esthtique : l'esthte est celui dont l'existence reste disper-se et discontinue parce qu'il ne choisit pas pour pouvoir toutgoter. Au contraire, le passage au stade thique unifie le moi parla dcision, par le choix : c'est l'acte de choisir, de se dterminer,qui constitue le moi, qui l'unifie ; le moi thique tient parole, il estcohrent dans ses actions, il s'engage pour l'avenir. Il faut doncdpasser le narratif dans l'thique.

    On pourrait dire aussi qu'en passant au stade thique (et reli-gieux), nous choisissons les rcits qui seront nos rfrences privi-lgies. Reconnatre la Bible comme Parole de Dieu, c'est privi-lgier ce texte parmi d'autres possibles ; nous inspirer de la tradi-tion lasallienne, c'est lui accorder une importance plus grandepour nous qu' la tradition ignatienne ou franciscaine.

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    Le temps et l'espace.

    La seconde limite du modle narratif est tout fait diffrente, elleest culturelle. Je l'voque rapidement en m'appuyant sur un

    auteur d'origine indienne (Ajit Maan) qui vit aux USA19

    . La cri-tique que cet auteur adresse au modle narratif rejoint pour unepart la position de penseurs postmodernistes qui plaident pour unmoi non pas unifi, mais clat. Son analyse peut ventuellementrejoindre les personnes qui sont marques par la cultured'Extrme-Orient entendue de manire trs globale, tout en ajou-tant que l'auteur estime qu'elle peut aussi tre clairante pourl'Occident.

    Cet auteur remarque d'abord que la conception du moi n'est pasla mme en Occident et en Orient. En Occident, l'accent est missur l'individu considr en lui-mme, hors de son contexte, alorsqu'en Orient on ne peut le comprendre que dans son contexterelationnel20. En consquence, en Occident on est attentif audroulement temporel de l'histoire de quelqu'un alors qu'enOrient on prend aussi en compte l'espace, c'est--dire la diversi-t des lieux o se droule sa vie. Comme elle l'crit : un sujetn'existe pas dans un temps non spatialis et donc les mani-res d'tre sont puissamment lies aux lieux . Elle voque parexemple l'histoire d'une femme qui n'aime pas aller dans sa mai-son natale parce qu'elle s'y retrouve petite fille (pas seulement ensouvenir, mais aussi dans sa manire actuelle de se comporterquand elle est l).

    La prsentation de l'identit d'un point de vue psychologique

    avait fait place la dimension spatiale. On voit quelles cons-quences on peut en tirer. Ajoutons que, contrairement ce queMaan laisse entendre, Ricur n'oublie pas la dimension relation-nelle de notre identit. En effet, il revient plusieurs reprises surl'ide que nos histoires ne sont pas solitaires, mais qu'elles sont enchevtres avec celles des autres. Nous n'existons que parnotre tissu de relations.

    19 Ajit Maan, Internarrative identity, University Press of America, 1999.20 Ceci ne vaut pas seulement pour l'Orient, mais pour toutes les socits tradi-tionnelles. A la diffrence des socits modernes, qui mettent l'accent sur l'indivi-du autonome, elles considrent que l'individu est d'abord membre d'un tout,comme une famille ou un clan ; on parle alors de socits holistes.

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    Revenons A. Maan. Elle propose une autre faon de comprend-re la cohrence d'une vie. En Occident, on la voit comme l'unifi-cation d'une histoire dans le temps (c'est son unit narrative). EnOrient, elle est lie aux lieux ; ainsi, la personne est diffrente

    selon qu'elle est, par exemple dans le monde du travail (qui peuttre trs occidentalis) ou dans le monde familial (o elle replon-ge dans un univers traditionnel). Il y a bien cohrence, mais celle-ci est spatiale et non temporelle. Cela rejoint l'exprience quenous faisons de temps autre d'tre diffrents selon le lieu o noussommes (runion familiale, vie professionnelle, groupe de loi-sirs). Pour reprendre nos remarques sur les appartenances, cha-cune faonne et dvoile un aspect de notre personnalit. Mais le

    propos de notre auteur est de souligner la force de telles exprien-ces. C'est pourquoi elle parle d'identit internarrative(c'est le titrede son ouvrage) et pas seulement d'identit narrative : nos identi-ts rsultent du croisement de plusieurs histoires personnelles.

    Selon Ricur, nous avons besoin d'une narration totale et unifiepour unifier notre identit ; selon notre auteur, nous n'avons pas nous identifier de manire exclusive une narration, nous fai-

    sons appel plusieurs rcits dont aucun ne l'emporte sur les aut-res ; mais chacun a son contexte de pertinence.

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    Chapitre 3 Lidentit chrtienne

    Nous allons aborder la question de l'identit chrtienne dans lemme esprit que celui sur l'identit narrative selon Ricur. Eneffet, on peut dire de l'identit chrtienne ce que nous avons ditjusqu' prsent de l'identit humaine considre globalement.

    Identit et vocation.

    Jusqu' prsent, nous avons parl d'identit. Mais on pourraitaussi parler de vocation, au sens de ce quoi chacun est appel,quel que soit son tat de vie. Vocation signifie appel. Dans uneperspective chrtienne, cela revient dire que chacun est fonda-mentalement un 'rpondant'. C'est en disant 'me voici' que nousconstruisons notre identit.

    Va vers toi !

    Le sens de la vocation est trs bien exprim par la traduction lit-trale de l'appel adress Abraham : Va vers toi ! (Gn 12, 1).Exprime ainsi, la vocation est non pas l'excution d'un projetconu par Dieu de toute ternit, mais l'laboration par chacunde ce qu'il a d'unique. Fr. Varillon avait nagure propos une for-mulation trs clairante ce sujet : on s'exprime mal quand ondit que Dieu a un projet sur l'homme... Le vrai, ce n'est pas queDieu a un projet sur l'homme, c'est que l'homme est le projet deDieu. C'est tout diffrent. Dieu nous veut hommes, c'est--direadultes responsables, construisant nous-mmes notre libert, cri-vant notre histoire 21. Voil o se fonde notre identit narrative :Dieu nous veut crivant notre histoire ; c'est ainsi que nous seronsson projet.

    On peut considrer la vocation comme le centre unifiant dudevenir de la personne. Centre unifiant, car une vocation ne

    concerne pas seulement des tches accomplir ou des rles jouer, mais la figure spirituelle unique de chacun. Celui-ci animede l'intrieur notre devenir, un devenir fait de permanence et de

    21 Franois Varillon,Joie de vivre, joie de croire, Centurion, 1981, p. 103.

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    changement. Cela veut dire que chaque tape de la vie peutouvrir de nouvelles perspectives et que les vnements de l'exis-tence appellent de notre part disponibilit et discernement pouren percevoir les appels.

    Cela nous invite prciser notre conception de la fidlit. Celle-ci suppose bien sr un engagement, sans quoi nous serions dansl'errance, ouverts tous les possibles, sans point d'ancrage. lasource de toute vocation, il y a une dcision-mre qui est la bous-sole de notre vie. Cette dcision a pu tre prcoce ou tardive,rapide ou longuement mrie, mais elle joue un rle essentiel : elleassure notre existence unit et continuit. En effet, notre moi est

    unifi dans la mesure o il est fidle sa parole et cohrent dansses actions, parce qu'il tient ses promesses passes et se dispose des engagements pour l'avenir. Au contraire, celui qui ne prendpas de telles dcisions et fuit sa responsabilit vit une existencefragmente.

    Nous savons aussi que l'orientation d'une vie ne se dcide pasune fois pour toutes. En effet, toute dcision fondamentale senourrit de multiples petites dcisions : chaque dcision ouvre la

    possibilit de dcisions nouvelles, et l'ouvre d'autant plus qu'elleest plus rsolue et plus fondamentale . Les petites dcisions quo-tidiennes donnent de la chair la dcision fondamentale et enmanifestent le srieux. Inversement, l'irrsolution a aussi seseffets : j'ai toute chance de rester le mme si je m'abandonne la pesanteur des habitudes, si je ne dcide pas de moi mais enlaisse dcider 22. Importance de la dcision, qui est l'ancrage del'existence pour qu'elle ne drive pas au hasard des circonstances.

    Nous savons que la prise de dcision est difficile pour les jeunesgnrations qui sont tentes ou bien de se dcider sans rflchirou bien de retarder indfiniment la dcision. Sans doute que l'unedes tches essentielles des formateurs est l'ducation la dcision.

    Fidlit et ouverture.

    Mais la fidlit ne peut pas pour autant se dfinir par la raideconstance soi (Ricur), raideur qui nous installerait dans uneillusoire position hors du temps, comme si nous ne nous laissions

    22 Jean-Louis Chrtien, La voix nue. Phnomnologie de la promesse, Minuit,1990, p. 79.

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    toucher par rien dans la vie. En effet, la fidlit suppose aussi ladisponibilit, la capacit de se laisser bousculer par les vne-ments, sous peine d'tre de la rigidit idologique ou de la simpleinertie. Cette capacit se laisser bousculer par les vnements

    pourrait tre mise en parallle avec le message de la parabole dubon samaritain. Au lgiste qui lui demande : qui est mon pro-chain ? , Jsus rpond : de qui vous faites-vous le prochain ? .De mme, on pourrait se demander : par quels vnements nouslaissons-nous toucher ? par quoi nous laissons-nous bousculer ?23

    Nous avons de nombreux exemples de saints dont l'existence,pourtant dj voue Dieu, a pris des chemins imprvus : Mre

    Trsa parlait d'un 'appel au sein de l'appel' propos de sonorientation vers le soin des pauvres qui devait la conduire unefondation (alors qu'elle tait dj religieuse) ; J.-B. de la Sallen'aurait jamais fond les F.E.C. s'il tait rest fidle sa vocationde chanoine au lieu d'entendre les appels concernant l'ducationde la jeunesse pauvre de son temps. Sans aller jusqu' cesrorientations radicales, il se peut que nos histoires soient infl-chies certains moments par notre disponibilit aux appels reus.

    Lidentit chrtienne comme identit narrative.

    L'identit chrtienne est une identit narrative, nous venons de levoir, parce qu'elle se dploie dans l'histoire de chacun. Mais ellel'est galement parce qu'elle se construit en confrontation desrcits fondateurs.

    Une rfrence vitale aux rcits fondateurs.

    C'est en faisant mmoire des rcits fondateurs que les croyants dela Bible construisent leur identit. Souviens-toi est un impra-tif souvent repris dans les textes bibliques, comme pour soulignerl'importance de cette rfrence aux sources. Qu'ils soient 'histo-riques' (Exode, Samuel, Juges, Rois, Chroniques) ou fictifs (Job,Esther), les rcits tiennent une grande place dans la Bible. La pri-

    re des psaumes est sature de rappels des actions de Dieu : nospres nous l'ont racont (44, 2 ; 78, 3), je me rpte le rcitde tes merveilles (105, 2 ; 145, 5) ; nous rendons grces en

    23 Voir ce sujet Michel de Certeau, L'tranger ou l'union dans la diffrence,DDB, Foi vivante, chap. 8.

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    racontant tes merveilles (75,2). En mme temps, l'histoire pas-se ouvre un avenir prometteur d'accomplissement. Par exem-ple, dans le rcit de la vocation de Mose (Ex 3), le Dieu des Presannonce la dlivrance de son peuple et le don de la terre promi-

    se. La Bible est ainsi tendue entre un pass remmor et un ave-nir porteur de promesses : ce n'est pas un hasard si elle commen-ce par la Gense (rcit des origines) et se termine par l'Apocalypse(rcit de la fin). Et c'est au nom de ce que Dieu a t dans le passque les priants des psaumes attendent une nouvelle action deDieu : si les verbes sont souvent au pass au dbut des psaumes,ils sont la plupart du temps au futur la fin.

    Le caractre narratif de la foi biblique est condens dans les 'cre-dos historiques', que ce soit dans l'Ancien Testament (Dt 26, 5-9)ou le Nouveau (1 Co 15, 3-6). Nos symboles de foi (Aptres,Nice-Constantinople) ont eux aussi une structure quasi-narrativeet proposent un repre historique prcis en mentionnant unhomme politique (Pilate).

    Des rcits qui faonnent l'histoire des croyants.

    La mmoire biblique, ce n'est pas seulement se souvenir. Ce quistructure l'identit croyante, c'est de vivre ce que racontent lesrcits bibliques, c'est que notre histoire en soit faonne24. vo-quons rapidement trois exemples montrant comment se structurerellement la foi, dans la rencontre entre deux histoires, l'histoired'une personne et les rcits bibliques :

    Antoine, le pre du monachisme, ralise qu'il est appel une

    vie de dtachement radical en entendant la lecture de l'van-gile du jeune homme riche alors mme qu'il vient d'hriter.Cette histoire a rorient sa vie.

    Augustin rdige ses Confessions en entrelaant constammentle rcit de son histoire avec des rfrences bibliques qui appa-raissent comme les cls d'interprtation de sa vie.

    C'est la trace de la rencontre entre son existence et ces rcits.

    24 Il est intressant cet gard que le rcit de l'alliance de Sichem passe cons-tamment de vos pres vous (cf. Jos 24) ; voir, dans le mme sens, laconfession de foi de Dt 24. Le sens de ces transformations est de suggrer qu'il nes'agit pas seulement de se rappeler ce qui a t vcu par les gnrations antrieu-res, mais que les gnrations actuelles sont impliques dans une histoire qu'ellesont revivre symboliquement.

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    J.-B. de la Salle, s'interrogeant sur sa fonction de chanoine, quilui valait des revenus non ngligeables, est clair par un texteque son conseiller spirituel propose sa rflexion : lesrenards ont leur tanire et les oiseaux du ciel ont des nids...

    (Mt 8, 20). C'est la suite de cela qu'il abandonne son cano-nicat et distribue ses biens.

    Plus prs de nous, une femme qui a redcouvert la foi aprs avoirconnu plusieurs preuves raconte comment elle s'est mise lirela Bible : l'arrachement que je vivais me rendait particulire-ment rceptive au livre de l'Exode : j'ai eu l'impression qu'avecles Hbreux j'tais libre de l'esclavage, que je franchissais la

    Mer Rouge, que je traversais le dsert. Ce que j'avais vcu, ce queje vivais, fondait ma nouvelle identit. J'tais en route vers la Terrepromise. Et j'y suis venue . Chacun a sans doute aussi ses prop-res textes fondateurs : comment ont-ils marqu son histoire ?

    Le mmorial liturgique.

    Il est impossible de parler de 'mmoire' propos de l'identitchrtienne sans voquer le mmorial liturgique.

    Pour rappeler d'abord que la liturgie articule fortement les troisinstances du temps, comme le dit l'anamnse : nous rappelonsta mort (mmorial du pass), Seigneur ressuscit (aujourd'hui), etnous attendons que tu viennes (avenir) .

    Pour souligner ensuite que le temps liturgique nous fait parcourirchaque anne toute l'histoire du salut. Ce faisant, il refigure l'his-toire des croyants la lumire de l'ensemble de la Rvlation ; en

    invitant chacun repasser rgulirement par l'ensemble des mys-tres du salut (Nol, Pques, Pentecte), il l'aide aussi sortir deses prfrences spirituelles pour en accueillir toutes les richesses.

    Pour relever enfin que le temps liturgique est aussi une exprien-ce de la varit des temps : le temps de l'attente (Avent), celui del'chec (Vendredi saint), celui du deuil (Samedi saint), celui de lavictoire sur le mal (Pques), celui de la prcarit de l'histoire(Ascension), sans oublier l'alternance du temps liturgique entemps particuliers et temps ordinaires. Autant de manires pour laliturgie de construire notre identit chrtienne au long du temps25.

    25 Voir ce sujet Xavier Thvenot, Les ailes et le souffle, Descle de Brouwer/Cerf,2000, chap. 6.

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    Ainsi, tre croyant, ce n'est pas donner son accord intellectuel des ides thologiques, mais c'est se laisser travailler par les rcitsfondateurs de la Bible : c'est pour cela que nous sommes invits les ruminer rgulirement, pour qu'ils entrent vraiment en nous.

    Ce travail d'appropriation n'est jamais achev : il peut tre relan-c priodiquement par de nouveaux vnements, porteurs denouveaux appels ou de nouvelles interrogations. Ainsi, dans untemps de drliction profonde, c'est le livre de Job qui a accom-pagn J.-B. de la Salle dans la nuit de sa foi. Ce n'est donc pas unprocessus linaire.

    Les remarques prcdentes montrent que l'identit chrtienne se

    construit selon le modle gnral de l'ide narrative que nousavons prsent, en particulier dans sa phase de refiguration. Ellen'en est pas moins originale, ce que je voudrais montrer prsent.

    Lidentit chrtienne comme collision didenti-ts narratives.26

    Une collision est une rencontre brutale qui peut faire mal. On

    peut parler de collision d'identits narratives lorsque l'histoired'une personne est bouleverse par la rencontre des rcitsbibliques. C'est bien ce qui s'est pass pour les personnes quenous avons voques : elles ont compris autrement leur histoire la lumire de la Bible ; bien plus, leur histoire a pris un cours dif-frent parce qu'elles se sont laisses interpeller par elle. Le textervl ne les a pas laisss intacts.

    Pour prciser l'effet des textes bibliques sur leurs lecteurs, regar-dons leur varit plus en dtail. Ils agissent diffremment parcequ'ils sont de genres littraires diffrents : rcits, textes lgislatifs,interpellations prophtiques, hymnes... Chacun manifeste un visa-ge diffrent de Dieu et suscite une rponse spcifique. Ainsi, lesrcits de l'Exode montrent un Dieu qui a entendu la dtresse deson peuple : ils invitent la louange. Les textes lgislatifs com-portent des prescriptions ; ils invitent l'obissance (par la pra-

    tique de la loi). Les interpellations des prophtes rpercutent lesavertissements de Dieu suite aux manquements du peuple (ou duroi) ; elles appellent au repentir. Les psaumes expriment toute la

    26 L'ide de collision d'identits narratives est emprunte George Stroup, Thepromise of narrative theology, SCM Press, 1981, p. 171 et suivantes.

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    gamme des attitudes : louange, action de grce, repentir, plainte,acte de mmoire Ainsi Dieu apparat-il tour tour comme celuiqui sauve, qui bnit, qui punit, qui fait misricorde.

    Si on accueille les textes dans leur diversit, le Dieu de la Biblene peut pas tre un reflet de nos aspirations. D'o l'importance ducycle des lectures propos par la liturgie : on ne choisit pas cellesqui nous parlent ; on accueille celles qui sont proposes. Ense les appropriant peu peu, on se laisse faonner par elles.

    Mais on peut aussi regarder la Bible autrement, en reprenant laclassification des crits bibliques en trois grandes catgories :torah, prophtie, sagesse. Cette classification, qui a sa source dans

    la Bible elle-mme cf. Si, Prologue 1, 8-9, 24-25, a t revalori-se rcemment par les biblistes. Mes remarques s'appuieront prin-cipalement (mais non exclusivement) sur les travaux de P.Ricur : ceux-ci montrent comment ces crits construisent l'i-dentit croyante de quatre manires27.

    La Torah ou l'identit fonde.

    La Torah est faite d'un entrecroisement de rcits et de lois. C'estd'abord un ensemble de rcits (dont le cur est l'Exode) qui rap-pellent tout ce que Dieu a fait pour son peuple. C'est aussi unensemble de prescriptions qui structurent sa manire de vivre. Dedeux faons, la Torah propose donc des repres permettant Isralde s'affirmer, de connatre ses contours. Elle instaure ce que P.Ricur appelle l'identit thico-narrative du peuple, une identitenracine dans une histoire et encadre par un ensemble lgisla-tif. Le rsultat est une identit fondesur la stabilit d'une tradition.

    Mais le risque de s'en tenir l, c'est de s'enfermer dans les certi-tudes et d'oublier que toute identit doit constamment rester enveil pour demeurer vivante.

    La prophtie ou l'identit menace.

    Alors que l'identit fonde par la Torah dit comment les chosessont ou doivent tre, celle que propose le discours prophtiquedit plutt comment les choses pourraient ou devraient changer. Laprophtie montre cette identit aux prises avec les alas d'une his-toire difficile : elle intervient au moment o Isral se trouve au

    27 P. Ricoeur, Lectures 3, Seuil, 1994, p. 312-321.

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    contact de puissances et de civilisations trangres ; ce contact estsouvent source d'infidlits. Dans ce contexte, la prophtieinstaure une identit menaceou branle : elle est branle parle contact avec l'tranger, source de tentation ; mais elle l'est tout

    autant par les svres avertissements prophtiques adresses ceux qui n'ont pas su rester fidles.

    La prophtie rappelle donc que l'identit est fragile, en danger desclrose ou de dviation, qu'elle peut tre menace ou mmedtruite. Elle fait place la mise en question.

    Mais le prophtisme a aussi ses propres dangers. Il peut tourner l'insatisfaction perptuelle. Il peut devenir radical au point de

    rclamer sans cesse une puret sans compromis. Il peut virer fina-lement au fanatisme. On peut s'enfermer dans le prophtismecomme on peut s'enfermer dans la loi. D'o l'intrt de la sages-se comme troisime classe d'crits.

    La sagesse ou l'identit singularise et universalise.

    Les crits de sagesse ont une double fonction. Leur premire

    caractristique est de prendre en compte tout ce qui fait la viequotidienne, de proposer un retour l'lmentaire des ques-tions de la vie (les rapports entre gnrations ou entre hommes etfemmes, l'affrontement de l'ge et de la mort, etc.)28. La sagesseapprend respecter la complexit de l'existence et maintient lesquestions ouvertes. Et c'est chacun d'affronter ce genre de ques-tions et de trouver la juste attitude. De ce point de vue, on peutdire que la sagesse singularise.

    Mais ces crits ont une seconde caractristique qui est de mettreen communication l'identit particulire d'Isral avec la commu-naut humaine : en effet, le propre des crits de sagesse est dereprendre un genre pratiqu en dehors d'Isral et donc de pouvoirs'adresser ceux qui ne partagent pas sa foi. Par la sagesse, Isral respire l'air commun (Sg 7, 3), ou, pour reprendre une imagede P. Beauchamp, il tablit une grande surface mitoyenne avec tous les peuples. De cette manire, il se situe non pas ct des peuples mais dans les peuples , il est immerg dans lagentilit 29. Par ces crits, la bible refuse le repli identitaire

    28 P. Beauchamp, L'un et l'autre Testament, Seuil, 1977, p. 107.29 Id, op. cit., p. 117.

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    d'Isral et l'ouvre l'universel. Les crits de sagesse instaurentune identit universalise.

    Je voudrais souligner l'intrt de cette dimension sapientielle dans

    notre manire de comprendre notre identit. En effet, il nous esthabituel d'insister davantage sur les deux premiers aspects quesont l'identit fonde dans une tradition et l'identit branle parle discours prophtique. Mais nous oublions parfois la dimensionsapientielle, pourtant familire la grande tradition chrtiennequi a su faire appel aussi bien la pense grecque qu' l'vangi-le. Cet oubli peut avoir deux consquences.

    En premier lieu, faute d'entrer dans cette dmarche, qui nous rend

    attentifs la complexit de l'existence, sans imposer un systme,nous risquons de proposer une ducation moraliste. Or beaucoupde jeunes et d'adultes sont en recherche d'une sagesse de vie,d'une meilleure connaissance d'eux-mmes, de relations plusharmonieuses avec leurs semblables. Rechercher une telle sages-se est plus large que de s'ouvrir une dmarche morale. Dans uncontexte de formation, cela nous rappelle aussi qu'il ne s'agit pasd'abord de faire entrer les jeunes dans un 'moule', mais de les

    aider acqurir leur pleine stature.

    En second lieu, l'oubli de la dimension sapientielle, qui ouvre la vri-t des autres cultures et des autres religions, peut conduire la pr-tention d'tre seul dtenteur de la vrit, l'intgrisme de celui qui nevoit qu'erreur chez l'autre. Cela veut dire que les chrtiens n'ont pas carter la sagesse de leurs peuples (cela vaut aussi pour la formation).

    La sagesse a aussi ses risques propres, qui consistent essentielle-ment relativiser la vrit (puisqu'on peut la trouver partout).D'o l'importance d'quilibrer les trois dimensions voques(mme si cet quilibre peut varier d'une poque l'autre).

    L'apocalyptique ou l'identit finalise.30

    La question que pose la prsence des trois classes d'crits, c'estcelle de leur unit. Comme le remarque P. Beauchamp, celle-ci

    30 L'expression identit finalise est une manire de reprendre ce que P.Ricur, la suite de P. Beauchamp, dveloppe au sujet de l'Apocalypse comme genre du telos . P. Ricur mentionne rapidement cet lment en Lectures 3,mais le dveloppe davantage dans Comme si la Bible n'existait que lue , dansP. Bovati et R. Meynet (dir), Ouvrir les critures, Cerf, 1995, p. 21-28.

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    n'est pas donne par les sages, comme si elle pouvait tre ladisposition de penseurs, mais elle est donne avec leur fin .Autrement dit, c'est une unit tourne vers l'avenir . La fin est donne comme imminente et universelle dans les apocalyp-

    ses . Avec elles, le risque a t pris de dsigner, mais dans cetemps-ci, le moment de la fin d'un monde, qui sera suivi du com-mencement d'un monde radicalement autre 31.

    La place occupe par les apocalypses est tout fait originale.L'image propose par P. Beauchamp pour la dsigner est parlan-te : c'est celle de la pierre de vote . Ainsi, le genre apocalyp-se ne fait pas nombre avec les trois autres, il est leur point de

    jonction 32

    . Mais celui-ci est hors d'eux, en avant d'eux.En prsentant l'identit selon la torah, les prophtes et les sages,nous avions soulign les risques possibles de chacune de sesmodalits. C'est que l'quilibre de l'identit croyante ne se tient nidans chacune d'elles, ni dans leurs relations. Il est dans la tensionde ces trois modalits de l'identit vers un avenir dsign par lesapocalypses, un avenir qui d'ailleurs n'aboutit pas une synthse,mais un renouvellement radical qui chappe aux prises humai-

    nes. Voil pourquoi l'identit croyante est, en sa structure fonda-mentale, une identit en tension. Elle ne peut pas tre monoli-thique, sauf oublier ce qui la constitue. Inutile de dire que la ten-tation est permanente de rduire l'identit l'un de ses consti-tuants. Bien entendu, il serait tout aussi discutable de ne retenir quela dimension apocalyptique de l'identit chrtienne, comme le fontcertains groupes. Celle-ci ne se comprend correctement que dansson lien aux autres puisqu'elle en est le 'point de jonction' ; sinon,le risque serait d'aboutir une identit coupe de l'histoire.

    La refiguration du moi par le texte biblique est donc tout fait ori-ginale. Le caractre tensionnel des critures devrait en interdireun usage auto-j