L'idée vraie et la pensée de l'être dans la tradition métaphysique

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Joseph Moreau L'idée vraie et la pensée de l'être dans la tradition métaphysique In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 83, N°59, 1985. pp. 374-399. Citer ce document / Cite this document : Moreau Joseph. L'idée vraie et la pensée de l'être dans la tradition métaphysique. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 83, N°59, 1985. pp. 374-399. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1985_num_83_59_6368

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Joseph Moreau

L'idée vraie et la pensée de l'être dans la tradition métaphysiqueIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 83, N°59, 1985. pp. 374-399.

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Moreau Joseph. L'idée vraie et la pensée de l'être dans la tradition métaphysique. In: Revue Philosophique de Louvain.Quatrième série, Tome 83, N°59, 1985. pp. 374-399.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1985_num_83_59_6368

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AbstractThe idea vera, sealed by Spinoza as intrinsic truth, brings forth, when applied to sense-data, rationalknowledge (cognition of the second kind), which is for him but an abstract and superficial view, andbegs achievement in Intuitive Science, by which the mind is made «conscious of itself, of God and ofthings».The distinction between degrees of knowledge is inherited from Platonism, where dianoia (discursiveunderstanding) builds an objective, mathematical representation of things, upon which noesis, calling foran unconditional principle, sets down a teleological system, in which the essence of everything will bedialectically accounted for.This metaphysical view is not formally rejected by Kant, who denies only the Ding an sich, that is theabsolute position of the many objects of knowledge as they are settled by discursive understanding; buthe does not forbid the search for the unconditional, as aiming at the unification of all aspects ofobjective knowledge under the supreme ideas of Reason.Hegel's bold aim was to grasp in the concept of the whole not only the unity of all things, but thecoincidence of object and subject, of knower and known, while including the many objects of knowledgein the mere act of self-consciousness, whereby the unknowable «thing in itself» as well as the verytranscendence of absolute Spirit is eliminated.Transcendental idealism, as conceived by Kant, resists to be attempted at overcoming, and upholdsthat human mind cannot beget from itself the object of its knowledge. Exteriority is therefore required asthe form of sensible receptiveness, from which the phenomenon draws a sort of transcendance,revealing the relation of finite consciousness to something beyond itself. This phenomenological view ofexteriority was prepared by the role of ideal extension in sense-perception, as explained byMalebranche, and foreshadowed through the gnoseological notion of receptacle, by which Plato'sidealism avoids the realism of Aristotelian matter.

RésuméVidée vraie, appliquée à la détermination du sensible, conduit Spinoza à la connaissance rationnelle (dusecond genre), qui est encore à ses yeux abstraite et superficielle et ne trouve son couronnement quedans la Science intuitive, par où le sujet prend «conscience de soi- même, de Dieu et des choses».Cette distinction des degrés de la connaissance est un héritage du platonisme, où la dianoia,l'entendement discursif, construit mathématiquement une représentation objective des choses, àlaquelle doit se superposer une vision finaliste, œuvre de la noesis, qui remonte à un principeinconditionné et s'applique à rendre compte dialectiquement de Y essence de chaque chose.Cette vision métaphysique n'est pas répudiée formellement par la critique kantienne, qui récuseseulement la chose en soi, Y objet érigé en absolu, mais n'interdit pas la recherche de Y inconditionné,l'unification des connaissances de l'entendement sous les idées de la raison.L'ambition de Hegel, c'est de réaliser dans le concept l'unification du sujet et de l'objet, de faire rentrertous les objets de la connaissance dans la conscience de soi; par là il repousse non seulementl'inconnaissable en- soi, mais la transcendance de l'esprit absolu.L'idéalisme transcendental résiste à cette prétention de dépassement ; il maintient que l'esprit humainne peut se donner à lui-même son objet, et il voit dans Y extériorité, forme a priori de la réceptivitésensible, l'expression d'une transcendance du phénomène, par où se marque la relation de laconscience finie à ce qui la dépasse.Cette conception phénoménologique de l'extériorité était préparée par le rôle de Yétendue idéale dansla perception sensible selon Malebranche, et préfigurée dans la conception du réceptacle, par laquellel'idéalisme platonicien échappe au réalisme de la matière aristotélicienne.

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Est-il possible de savoir sans savoir qu'on sait? En d'autres termes, le savoir implique-t-il nécessairement la conscience de sa valeur? On sait quelle est à cette question la réponse de Spinoza: la vérité, dit-il, n'a besoin d'aucun critère; pour savoir que je sais, pour être certain que je connais la vérité, il suffit de la présence à mon esprit de l'idée vraie; qui a une idée vraie sait du même coup que cette idée est vraie et ne peut douter de la vérité de la chose1. Cette certitude n'est pas un simple effet de la réflexivité de l'idée, du fait que l'idée se redouble en idée de l'idée; elle repose sur le caractère purement intrinsèque de la vérité, sur sa manifestation immédiate à l'esprit qui l'aperçoit, à l'activité intellectuelle qui la découvre en tant qu'elle produit spontanément l'idée vraie. De la même façon que la lumière se manifeste elle-même en dissipant les ténèbres, la vérité se reconnaît à sa clarté propre; l'idée vraie est à elle-même sa marque; elle est la norme du vrai et du faux2. Il n'y a d'autre méthode pour conduire l'esprit dans la recherche de la vérité que la réflexion sur l'idée vraie; la méthode suppose la connaissance reflexive ou idée de l'idée3; mais cette réflexion ne peut servir de guide au progrès de la connaissance que si la vérité s'est d'abord révélée dans une évidence immédiate. La méthode nous enseigne la voie pour conduire nos recherches dans l'ordre qu'il faut4; mais si elle peut ainsi diriger notre esprit, c'est suivant la norme d'une idée vraie donnée. Si nous n'avions de

1 Spinoza, Éthique, II 43 : Qui veram ideam habet, simul scit se veram habere ideam, nec de rei veritate potest dubitare. Cette proposition résulte des considérations exposées De Emendatione, § 34 : ut sciam me scire, necessario debeo prius scire ; mais cette condition nécessaire est également suffisante {Ibid. 35) : quod ad certitudinem veritatis nullo alio signo sit opus, quam veram habere ideam; ce que résume la formule (Ibid. 36): Cum itaque Veritas nullo egeat signo ...

2 Éthique, II 43, scol. : Sane sicut lux se ipsam et tenebras manifestât, sic Veritas norma sui et falsi est. Cf. Id., Epist. 76, à Albert Burgh: verum index sui et falsi ...

3 Id., De Emendatione, 38: Unde colligitur, Methodum nihil aliud esse, nisi cognitionem reflexivam, aut ideam ideae. Cf. Et h., II 21, scol.

* De Emend., 36: vera methodus est via, ut ipsa Veritas, aut essentiae objectivae rerum, aut ideae (omnia ilia idem significant) debito ordine quaerantur.

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quelque vérité une conscience immédiate, aucune connaissance ne serait possible 5.

Or la mathématique nous fournit, de l'avis de Spinoza, une norme infaillible de vérité6, un modèle de connaissance certaine. Cette certitude résulte de ce que les notions mathématiques sont de pures constructions de l'esprit; les objets de la pensée mathématique, nombres et figures, nous sont parfaitement connus, parce qu'ils ne renferment rien de plus que ce que nous avons posé dans leur définition. Ils répondent à des idées adéquates, non pas précisément en ce sens qu'elles sont conformes à leurs objets, mais plutôt en ce sens que leurs objets leur sont conformes, c'est- à-dire qu'elles sont égales à leur visée; elles sont exactement ce qu'elles veulent être. Leur vérité repose donc sur un caractère intrinsèque, par où se définit l'idée vraie7. L'idée vraie, déclare Spinoza, doit s'accorder avec son idéat8; mais cette concordance n'est qu'un corollaire de la vérité de l'idée. L'idée vraie ne se définit pas en référence à son objet, comme une représentation exacte de la chose; l'idée est un concept que forme l'esprit en tant qu'il est un mode du penser, en vertu de sa nature d'être pensant9. L'idée est une production de l'activité intellectuelle; en elle s'exprime la puissance de l'entendement; et si elle concorde nécessairement avec la chose, c'est en tant que notre entendement est compris dans l'entendement divin, mode infini de la pensée, et qu'à toute idée comprise en cet entendement, à tout mode particulier de la pensée, correspond un idéat, c'est-à-dire une détermination particulière de l'étendue, une modification produite dans un corps, voire une modification correspondante en tous les attributs divins dont se compose la Nature10.

C'est donc la doctrine du parallélisme, la correspondance entre les modes respectifs des divers attributs, qui garantit dans le système spinoziste la concordance de l'idée avec son idéat; mais c'est la considé-

5 Ibid., 38 : Unde ilia bona erit methodus, quae ostendit, quomodo mens dirigenda sit ad datae verae ideae normam.

6 Éthique I, Appendice, p. 69 (van Vloten et Land3): nisi mathesis ... aliam veritatis normam hominibus ostendisset.

7 Ibid., II, Definitio 4: ideam adaequatam..., quae, quatenus in se sine relatione ad objectum consideratur, omnes verae ideae proprietates sive denominationes intrinsecas habet. Dico intrinsecas, ut illam secludam, quae extrinseca est, nempe convenientiam ideae cum suo ideato.

8 Ibid., I Axiome 6 : Idea vera debet cum suo ideato convenire. 9 Ibid., II, Definitio 3 : Per ideam intelligo mentis conceptum, quern mens format,

propterea quod est res cogitans. Explicatio : Dico potius conceptum, quam perceptionem, quia ... conceptus actionem mentis exprimere videtur.

10 Ibid., II 6-7.

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ration de l'idée vraie comme produit de l'activité intellectuelle, de la puissance de l'entendement, à travers laquelle s'exerce la pensée infinie, qui nous autorise à revendiquer la certitude, la conscience intérieure de la vérité. Si la vérité se reconnaissait à un signe, si l'évidence reposait sur un critère, elle ne serait plus l'évidence, qui ne peut être qu'une révélation immédiate; mais si la vérité de l'idée consiste dans son adéquation à la visée de l'esprit qui l'engendre, alors la certitude est inséparable de la conscience de l'activité intellectuelle pure; l'évidence est la ratification de l'intentionalité.

1. La certitude rationnelle et l'évidence perceptive.

Cependant toutes les vérités ne reposent pas sur une évidence immédiate; aussi la méthode est-elle nécessaire pour conduire l'esprit vers des connaissances plus amples et plus complexes; elle consistera dans une réflexion capable de nous assurer que nos pensées ont été conduites par ordre, et que les connaissances dérivées ou médiates se ramènent par l'analyse à des idées évidentes, c'est-à-dire vraies et certaines. La méthode de réflexion a pour rôle de nous assurer que les idées complexes ont été rigoureusement construites, correctement formées; mais il est d'abord pour la réflexion une tâche primordiale, celle d'examiner si l'idée vraie, dont l'évidence réside dans la conscience de l'activité intellectuelle qui l'a produite, ne risque pas d'être contaminée par l'évidence de la perception sensible. Il y a une certitude indissolublement liée à l'idée vraie en tant que concept pur de l'entendement, dont l'exemple nous est fourni par la pensée mathématique; mais il arrive que les données des sens s'imposent également à l'esprit d'une manière impérieuse, avec une force qui exclut entièrement le doute, et qui cependant peut amener la déception. Une telle expérience a conduit à contester la concordance requise par la réflexion intellectualiste entre la certitude et la vérité: «A proprement parler, écrit Renouvier, il n'y a pas de certitude, il y a seulement des hommes certains»11. Si cette phrase (indéniablement) a un sens, elle signifie que la certitude est un état d'esprit du sujet, indépendant de la vérité de l'objet, de la réalité de la chose à connaître. L'intellectualisme soutient qu'il n'y a de certitude que concernant des choses certaines; l'empiriste soutient qu'il n'y a pas de choses certaines, mais seulement des individus sûrs d'eux-mêmes, des

11 Renouvier, Psychologie rationnelle, chap, xiv, 3e éd., I 366.

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sujets qui ne doutent aucunement de ce qu'ils croient : la certitude ne peut être qu'un état subjectif.

Mais s'il n'y a pas de certitude objective, de connaissance fondée en raison, s'imposant à tout esprit en tant que produite par l'activité pure de l'entendement et liée à la conscience intellectuelle de soi, quel sens peut être attaché au mot de vérité? Cette question n'a pas échappé à l'attention de Spinoza, pour qui l'adhésion de l'esprit à la connaissance sensible ne mérite pas le nom de certitude, qui doit être réservé à la connaissance de l'idée pure a priori12; toutefois, la confiance de l'esprit dans les perceptions des sens ne peut être taxée absolument d'erreur, attendu qu'à toute idée ou mode de la pensée doit correspondre, en vertu du parallélisme des attributs, une modification de l'étendue, et particulièrement une affection du corps humain13. L'acquiescement à la perception sensible, à l'idée qui me représente le soleil comme un disque d'un pied de diamètre et situé à une distance d'environ deux cents pas, cette idée n'est pas fausse; elle correspond exactement aux conditions psychophysiques de la perception et aux modalités physiologiques qui lui sont sous-jacentes. Celui-là donc qui donne son assentiment à une telle idée, qui tient pour vraies la grandeur et la distance du soleil tel qu'il nous est représenté par les sens, n'est pas dupe d'une idée fausse: mais s'il ne doute pas de sa perception, il ne peut cependant être à proprement parler certain, car il présume dans sa perception plus qu'il n'est donné dans l'idée sensible, dans l'image mentale et dans l'affection corporelle qui la sous-tend 14. La connaissance sensible est une fonction présomptive dans laquelle intervient une spontanéité qui ajoute à l'image donnée; et si une perception nous trompe, c'est pour autant que sa visée intentionelle dépasse le donné mental, le contenu présent de la conscience, et parce qu'il ne se trouve pas dans ce contenu assez d'idées claires ou une somme

12 De Emendatione, 36 : Idem est certitudo et essentia objectiva. La certitude coïncide avec l'idée vraie, l'essence objective de la chose, autrement dit avec la chose même en tant que présente à la pensée. La certitude exclut absolument le doute, mais elle ne se réduit pas à l'absence de doute. Cf. Éth., II 49, scol.: Nam per certitudinem quid positivum intelligimus ..., non vero dubitationis privationem. Si un homme fait confiance à des idées fausses (hominem in falsis acquiescere), nous ne dirons pas pour autant qu'il est certain : non ideo ipsum certum esse, sed tantum non dubitare dicimus.

13 Éthique, II 33 : Nihil in ideis positivum est, propter quod falsae dicuntur. Cf. II 17, scolie, fin. Voir aussi notre petit volume Spinoza et le spinozisme, p. 44-48.

l* Cf. Éth., II 35, scol., et IV 1, scol., où on lit notamment: quia mens eatenus magnitudinem solis concipit, quatenus corpus ab eodem afficitur. Voir aussi op. cit. note précédente, p. 67.

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de connaissances capables de réduire cette visée à la mesure du donné qui la provoque15.

Cela revient à dire que la connaissance sensible ne peut être certaine que lorsqu'elle a reçu un développement suffisant, tel que puisse être estimée la cohérence de son contenu. Un tel développement ne peut être obtenu que par une opération reflexive, s'appliquant à substituer à l'enchaînement machinal des idées, à la succession des images dans notre pensée suivant l'ordre des affections du corps, une connexion rationnelle, établie par l'activité intellectuelle qui compare entre elles les idées et aperçoit leurs rapports de convenance et de disconvenance, les relations d'identité, de différence et d'opposition16. La connaissance sensible repose sur des impressions subjectives qui ne sont pas radicalement fausses; mais elles ont besoin d'être redressées par la connaissance rationnelle, constituée de rapports saisis par l'entendement, de déterminations intellectuelles qui s'imposent à tous les esprits, à tous les sujets pensants, en tant qu'ils sont des modes finis dans lesquels s'exprime la puissance de l'entendement infini. C'est ainsi que la connaissance rationnelle ou connaissance du second genre, élaborée par l'entendement sur la base des données sensibles, est une connaissance vraie, en ce sens qu'elle aboutit à une représentation objective, c'est-à-dire commune à tous les sujets, sa validité pouvant être reconnue par tous les esprits17.

Cette superposition de la connaissance rationnelle à la connaissance sensible, suggérée par les explications de Spinoza, est un résultat dans lequel s'effectue la conjonction de la certitude intellectuelle, issue de la

15 Cf. cette remarque de Descartes, Regulae ad direclionem ingenii, XII (A.T., X 423) : Ubi notandum est, intellectum a nullo unquam experimento decipi posse, si praecise tantum intueatur rem sibi objectam, prout illam habet vel in seipso vel in phantasmate, neque praeterea judicet imaginationem ... etc. Tel est le fondement de la règle: «ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute» (Discours de la méthode, Seconde partie. A.T., VI 18).

16 Éthique, II 29, scol. : A une forme de connaissance qui s'effectue suivant l'ordre commun de la nature (mens ... quoties ex communi naturae ordine res percipit), qui est comprise dans le cours extérieur des choses, s'oppose une connaissance réglée de l'intérieur, correspondant à la capacité que possède l'esprit de contempler à la fois plusieurs choses (quoties interne, ex eo scilicet quod res plures simul contemplatur, determinatur ad earundem convenientias, differentias et oppositiones intelligendum).

l] Ibid., II 18, scol.: De l'enchaînement qui se fait dans l'esprit entre les images suivant l'ordre des affections du corps (secundum ordinem et concatenationem affectionum corporis humani), il faut distinguer l'enchaînement des idées, quae fit secundum ordinem intellectus, ... et qui in omnibus hominibus idem est. Cf. Ibid., II 38, coroll. : Hinc sequitur, dari quasdam ideas sive notiones omnibus hominibus communes.

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puissance de l'entendement et saisie par la conscience critique, avec le crédit inspiré par la perception sensible, et qui se justifie par le dogme du parallélisme, assurant la correspondance réciproque des modes de l'étendue et de ceux de la pensée. Un tel résultat s'exprime dans une doctrine de la science, associant avec le caractère intrinsèque de la vérité sa relation extrinsèque de conformité à l'objet. Mais la conjonction de ces deux points de vue antagonistes dénote dans la théorie de la connaissance en général une ambiguïté que l'étude du spinozisme nous aide à mettre en lumière, et les efforts poursuivis dans Y Éthique en vue de la résoudre nous montrent la voie pour la surmonter.

2. L'objectivité scientifique et l'intériorité reflexive.

La vérité mathématique est de caractère purement intrinsèque; elle se conçoit parfaitement en dehors de toute relation à l'objet: les mathématiques, a-t-on dit, sont des sciences «indépendantes des faits et n'ont pas besoin, pour être vraies, que leurs objets soient réels»19; autrement dit, leur objet est purement idéal, ou encore leur ideatum n'est pas en dehors de la pensée. Leur certitude procède de l'entendement seul ; leur vérité se fonde dans l'entendement divin, mode infini de la pensée, et garderait toute sa valeur même s'il n'était dans la nature divine d'autre attribut que la pensée. Il est clair, dans ces conditions, que la mathématique, bien qu'elle seule nous montre la norme de la vérité, ne peut nous apporter à elle seule aucune connaissance de la nature, du monde extérieur, d'une réalité subsistant en dehors de la pensée. C'est seulement en s'appliquant aux données des sens, considérées comme des modalités de la pensée correspondant aux affections de notre corps, et à travers elles à tous les changements dans l'infinité de l'étendue, c'est en coordonnant les impressions sensibles, en les délivrant de la confusion et des incohérences qui résultent des circonstances particulières de leur production, en les redressant par la mesure et autres déterminations claires et distinctes de l'entendement, que la pensée mathématique contribue à élaborer une représentation objective du monde extérieur: objective, c'est-à-dire affranchie de la perspective particulière de chaque sujet, de la subjectivité des impressions sensibles, et s'imposant à tous les sujets par sa validité universelle, s'opposant ainsi à la perception individuelle de chacun, et semblant par là reposer sur une étendue réelle en dehors de notre pensée.

18 E. Goblot, Le système des sciences, p. 20.

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Cette confusion de l'objectivité intrinsèque de la représentation, issue des déterminations de l'entendement, avec la réalité de l'objet extérieur tenu pour subsistant en dehors de la pensée et considéré comme chose en soi, correspond à une vue de sens commun de laquelle la pensée scientifique ne parvient pas ordinairement à se garder. Leur distinction s'impose cependant à la pensée critique et a été établie avec une parfaite netteté, antérieurement à Kant, dans la philosophie de Malebranche. Celui-ci considère que la réalité des corps, des choses matérielles en dehors de notre pensée, est indémontrable, et d'ailleurs indifférente à la connaissance scientifique, qui se contente de la représentation objective : car, dit-il, dans l'explication des choses matérielles par les idées claires et distinctes d'étendue, de figure et de mouvement, «nous ne raisonnons pas sur ces êtres, mais sur leurs idées, ... parce que nous tâchons, dans la physique, de découvrir l'ordre et la liaison des effets avec leurs causes, ou dans les corps, s'il y en a, ou dans les sentiments que nous en avons, s'ils n'existent point»19. C'est en ce sens que Kant soutiendra que la science de la nature s'applique seulement à déterminer les rapports nécessaires et universels entre les phénomènes qui apparaissent à nos sens, à construire de la sorte une représentation objective de l'Univers, mais que la réalité sous-jacente aux objets de la représentation, la chose en soi, nous est radicalement inaccessible.

Spinoza ne regarde pas l'étendue comme une substance, ni les corps en tant que parties de l'étendue comme des choses en soi; mais l'étendue est pour lui un attribut de la substance infinie, dont les corps sont des modes, correspondant à nos idées, qui sont des modes de la pensée. Il ne serait donc pas disposé à admettre une opposition entre l'objectivité de la connaissance et la réalité de la chose; mais la connaissance rationnelle (ou du second genre), bien que constituée d'idées adéquates, qui en conditionnent l'objectivité, n'atteint pas la perfection du savoir, ne procure pas à l'esprit la pleine possession de la réalité; en dépit de sa validité objective, elle n'est qu'une science abstraite et superficielle20. Elle comporte, certes, une certitude mathématique, étant constituée d'idées adéquates, à partir des notions claires et distinctes d'étendue, de figure et

19 Malebranche, Recherche de la Vérité, VI 2 vi (Oeuvres complètes, II 377). 20 Cf. Spinoza, Lettre XII, à Louis Meyer: quantitas duobus modis a nobis

concipitur: abstracte scilicet, sive superficialiter, prout ope sensuum earn in imaginatione habemus ..., c'est-à-dire telle qu'elle fait l'objet de la connaissance mathématique. Cf. Éth., II 45, scol. : durationem, hoc est existentiam, quatenus abstracte concipitur et tanquam quaedam quantitatis species.

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de mouvement; mais si l'on réclame de cette science plus qu'une objectivité intrinsèque, si on cherche en elle une conformité avérée aux objets extérieurs, qui sont des modifications d'un attribut divin, l'étendue, distinct de l'attribut pensée, une telle perfection de connaissance ne saurait être obtenue par cette voie; car notre entendement fini ne conçoit adéquatement que les propriétés communes à toutes les parties de l'étendue, à tous les corps, à savoir la grandeur, la figure, le mouvement, la vitesse, propriétés comprises dans des notions communes, applicables à une infinité d'objets et en ce sens abstraites, bien que radicalement différentes des universaux, des abstraits d'origine sensible21, attendu qu'elles se définissent a priori, au moyen de définitions nominales. Néanmoins, leurs combinaisons les plus complexes n'atteindront jamais la singularité des modes finis, existant dans la nature, et qui sont au regard de Spinoza autant d'individus, d'essences singulières, s'exprimant à travers tous les attributs et compris tous ensemble dans l'unité hiérarchique de l'Univers22.

La philosophie spinoziste ne se contente donc pas de l'objectivité scientifique, obtenue par la connaissance rationnelle, application de l'entendement mathématique; elle aspire à une connaissance plus haute, la Science intuitive, qui de l'essence absolue de Dieu, et non plus sur la base des notions communes, s'efforce de déduire l'ordre éternel de l'Univers, tend à une vision unitive dans laquelle chaque sujet conscient peut reconnaître sa place dans le Tout et sa dépendance à l'égard du Principe suprême23. Une telle ambition paraît outrepasser les bornes assignées à la connaissance humaine; elle ne s'en relie pas moins à la tradition constante de la métaphysique; et l'interdiction kantienne ne la condamne pas radicalement. Elle entend seulement que ses résultats ne soient pas confondus avec ceux de la science, de la connaissance objective des phénomènes, qui exclut la réalisation d'objets transcendants, de choses en soi.

21 Éth., II 38 : Ilia quae omnibus communia, quaeque aeque in parte ac in toto sunt, non possunt concipi nisi adaequate. Cf. ci-dessus, note 17, le corollaire de cette proposition : ces notions communes, ne pouvant être qu'adéquates, sont communes aussi à tous les sujets.

22 Cf. Éth., II, après la Prop. 13, le scolie des prémisses sur la nature des corps, et Prop. 44, cor. 2, demonstr. : Adde, quod fundamenta rationis notiones sint ... quae ilia explicant, quae omnibus communia sunt, quaeque ... nullius rei singularis essentiam explicant. Cf. De Emend. 101 : quae omnia longe absunt ab intima essentia rerum.

23 Éth., II 40, scol. 2: tertium, quod scientiam intuitivam vocabimus, ... cognoscendi genus procedit ab adaequata idea essentiae formalis quorundam Dei attributorum ad adaequatam cognitionem essentiae rerum.

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3. L'entendement mathématique et la raison dialectique.

L'effort de la raison pour s'élever au-delà de l'objectivité scientifique est, au regard de Kant, le but de la dialectique; elle se caractérise pour lui comme un abus du raisonnement, s'exerçant en dehors du champ de l'expérience, contraignant ainsi l'entendement à un usage perverti ; car en nous du moins, les hommes, il est incapable de produire à lui seul la connaissance, de trouver son objet en lui-même24. La dialectique, c'est la logique usurpant le rôle cYorganon, d'instrument de la connaissance, alors qu'elle ne peut qu'apporter des règles pour le jugement, servir de canon à l'entendement25. Ce caractère extravagant de la dialectique, échappant au contrôle de l'entendement scientifique, avait été aperçu dès l'Antiquité par ceux-là mêmes qui lui reconnaissaient un rôle nécessaire.

Lorsque dans une comparaison d'objets en vue d'un échange une contestation s'élève sur la grandeur, le poids ou le nombre de ceux-ci, il est un moyen sûr de mettre les adversaires d'accord : c'est de procéder à la mesure. L'art de compter, de mesurer et de peser, application de l'entendement mathématique, est la méthode de l'objectivité scientifique26. Mais si la contestation concerne le juste ou l'injuste, ou plus généralement des valeurs, il n'est d'autre moyen de résoudre le différend que le recours au dialogue, à la discussion sincère et bien conduite ; c'est- à-dire non seulement menée suivant les règles formelles du raisonnement, prescrites par la dialectique, mais éclairée par une exigence supérieure, révélée à chacun dans l'intériorité, et qui ne peut être récusée sincèrement27, surtout s'il s'avère que cette exigence est aussi le principe suprême de la connaissance rationnelle de la nature.

Ces rôles respectifs de la mathématique et de la dialectique, mis en lumière dans le dialogue socratique, se concrétisent dans la doctrine platonicienne de la science, qui tend à une vision synthétique de l'Univers, suspendue à un principe absolu. Cette conception dépasse le niveau de l'objectivité scientifique, atteint par l'entendement mathématique, mais elle le suppose. Le Socrate du Phédon, convaincu que

24 Kant, Critique de la Raison pure, Analytique transcendentale (2e éd.) § 21 (B 145). Les majuscules A et B, suivies du numéro de la page, renvoient respectivement à l'édition originale et à la seconde édition de cet ouvrage.

25 Ibid., Logique transe, Introduction III (B 85-86). 26 Platon, Euthyphron, 7 b-d; cf. Philèbe, 55 d: àpiôur|Tiicf|v ... Kai ueTpîiTucf)V Kai

aT<XTlKf)V. 27 Id., Gorgias, 472 bc. Cf. notre ouvrage : Le sens du platonisme, chap, vu : Mesure et

dialectique, p. 177-178, 181-182.

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l'Esprit est l'ordonnateur de toutes choses, que le Bien est le lien, l'exigence absolue qui soutient l'Univers et en maintient l'unité, explique l'échec d'Anaxagore par sa soumission à l'empirisme, son attachement à la physique des qualités sensibles28. Pour édifier une conception finaliste de l'Univers, il faut provisoirement se détourner des apparences sensibles, des phénomènes, les ramener à des rapports intelligibles, déterminés par la mesure29, et chercher dans les logoi, c'est-à-dire en des définitions nominales, la vérité des choses30. Telle est la fonction de la dianoia, de l'entendement discursif, de la pensée mathématique, qui construit une représentation cohérente des phénomènes, une homologia en laquelle consiste l'objectivité scientifique31. Mais cette objectivité, reposant sur des déterminations partielles, incomplètes, effectuées au moyen de définitions posées par hypothèse pour être appliquées aux phénomènes, n'équivaut pas à une science véritable, ne nous livre pas la raison dernière des choses32. Cette science ne peut être obtenue que par la noesis, par la réflexion rationnelle ou intellection, qui remontant des hypothèses, des déterminations provisoires de l'entendement à l'exigence absolue, au principe inconditionné, à l'Un, en déduit l'enchaînement nécessaire des essences subordonnées, l'organisation hiérarchique de l'Univers33.

La distinction de ces deux degrés de l'intelligible, celui de la dianoia, de l'entendement discursif ou de l'objectivité scientifique, et celui de la noesis ou intellection pure, de la réflexion métaphysique, sera reprise dans la tradition philosophique; elle se reflète particulièrement dans le spinozisme, superposant à la connaissance rationnelle, abstraite et superficielle, incapable de saisir la raison suprême, la nature intime et l'essence singulière de chaque chose, la Science intuitive, vision unitive dans laquelle s'accomplit pour chaque sujet la conscience de soi-même, de Dieu et des choses34.

28 Id., Phédon, 97 bc, 98 bc. 29 Id., République, VII 529 d : Les mouvements visibles du Ciel, si beaux soient-ils, ne

sont que des apparences, en défaut à l'égard de leurs proportions véritables: tô>v ôè àXt|8ivô)v jroA.ù èvSeîv, ... d ôf| A,ôy<p uèv Kai Siavoia "kr\nxâ, ôyei 5' ou. Cf. Ibid., 530 b: tù 6' èv x<p oùpav© èâaouev.

30 Phédon, 99 e: eiq toùç X.ôyooç Kaxacpoyovxa èv èiceivoiç okojieîv tâiv ôvtodv ttiv àX.f|9eiav.

31 République, VI, 510 b-e. 32 Ibid., VII, 533 c: tiç uexavf) tf|v toiaûrriv ôuoA.ayiav note èjtiaTf|ur|v yevéaGai; 33 Ibid., VI, 511 a-c. Cf. Le sens du platonisme, chap, v, 1: Les mathématiques et

l'expérience; 2: L'explication finaliste. 3* Éthique, V 25 sq., et 47, scol. : sed sui et Dei et rerum aéterna quadam necessitate

conscius.

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Kant repousse-t-il absolument cette ambition de la métaphysique? Il retient du moins de la tradition la distinction de deux niveaux de la connaissance rationnelle, celui de l'entendement discursif, appliqué à la détermination objective des phénomènes, et celui de la raison dialectique, en tant qu'elle s'attache à l'unification des diverses connaissances qu'apporte l'entendement, et qu'elle s'engage à cette fin, en vue de porter la connaissance à sa plus haute unité, dans la recherche de Y inconditionné, principe suprême de la dialectique platonicienne35. Dans cette entreprise la raison, s'exerçant en dehors du contrôle objectif de l'expérience, est exposée à de graves illusions ; c'est pour les signaler et les prévenir que dans la Critique de la Raison pure est comprise une «dialectique transcendentale», dans laquelle l'usage spontané du raisonnement pur, donnant lieu à une dialectique naturelle et illusoire, est soumis à un contrôle qui ne peut être exercé que par la raison pure elle-même, prenant conscience de sa fonction propre36. Cette fonction n'est pas d'étendre nos connaissances au-delà du domaine de l'expérience, mais de les relier entre elles et avec les autres activités de la raison, dans le domaine spéculatif et pratique, en les intégrant dans cette recherche de l'inconditionné qui est l'exigence suprême de la raison37. La Dialectique transcendentale n'aboutit donc pas à des conclusions purement négatives; elle n'interdit pas à notre connaissance la requête d'un fondement absolu : si les objets de notre connaissance ne peuvent être tenus pour des choses en soi, du moins doivent-ils pouvoir être pensés comme tels38. Les concepts transcendants de la raison ne peuvent être déterminés objectivement, se ramener à des objets de connaissance pour l'entendement ; mais ils sont des schemes utilisables par une réflexion qui tend à élaborer une vision synthétique de l'Univers, dans laquelle pourront s'insérer les fins de l'activité rationnelle, de la volonté raisonnable des hommes39. Cette dialectique ne nous découvre pas des objets transcendants; mais, suivant les maximes du jugement réfléchissant, elle aperçoit une hiérarchie de

35 Critique de la Raison pure, Dialectique transe., Introd., II B et C (B 361, 364); livre I, 3e section (B 394): Les idées de la raison servent à s'élever dans la série des conditions jusqu'à l'inconditionné, c'est-à-dire aux principes (zum Aufsteigen ... bis zum Unbe- dingten: uéxpt toô àvunoOétoo. République, VI 51 1 b). Voir aussi Préface de la 2e édition (B XX).

36 Logique transe., Introd, IV (B 87-88); Dialect, transe., Introd., I (B 353-355). 37 Cf. Appendice à la Dial, transe. De l'usage régulateur des idées de la raison pure

(B 670-674). Du but final de la dialectique naturelle de la raison humaine (B 697 sq.) Voir notre ouvrage: Le Dieu des philosophes, p. 118-123.

38 Critique de la Raison pure, Préface de la 2e édition (B XXVI). 39 Cf. ci-dessus, note 37, notamment B 693-694.

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formes, de raisons organisatrices, et conduit à une vue téleologique de l'Univers, qu'elle se garde cependant d'affirmer dogmatiquement; cette explication est de l'ordre du comme si*0 ; elle est acceptée pour des motifs qui répondent aux intérêts de la raison, à la fois théorique et pratique, qui s'imposent à son exigence d'inconditionné.

Kant ne rejette donc pas les visées de la métaphysique; il s'oppose seulement à ses prétentions dogmatiques. Cette réserve critique ne fait que ratifier les précautions des maîtres de la pensée métaphysique. La construction a priori de l'Univers par la puissance de l'entendement, par l'exercice de la raison pure, est un idéal inaccessible à un esprit fini. La Science intuitive, qui correspond à l'effort suprême de la pensée spinoziste, n'est pas accomplie dans YÉthique, dont la déduction s'effectue le plus souvent au niveau abstrait de la pensée rationnelle41; mais il suffit que soit clairement conçu ce savoir idéal pour qu'un sujet pensant, s'il n'arrive pas à comprendre en lui-même l'organisation de l'Univers, parvienne du moins à la conscience de soi-même, de son essence singulière et éternelle en Dieu42. Platon déjà avait fait observer que cette dialectique à qui revient la tâche de déduire de l'exigence suprême l'organisation de l'univers était une ambition surhumaine, que seul un dieu était capable de réaliser, et dont notre intelligence ne pouvait produire qu'une esquisse43.

Les réserves de Kant à l'égard de la dialectique dans son entreprise métaphysique ne vont pas au-delà de cet avertissement critique; il est impossible à notre raison de démontrer l'existence de Dieu comme celle d'un objet, à partir de la parfaite détermination de son concept. Dans l'idée de Dieu considérée comme l'objet suprême de la raison et définie en toute rigueur comme idéal de la raison pure, dans le concept de l'être souverainement réel (ens realissimum) n'est pas incluse la réalité de son objet, l'existence de cet être en dehors de notre esprit44. La seule

40 Cf. Ibid. : Du but final (Endzweck) B 698-700 sq. 41 Éthique, V 36, scol., fin: Nam quamvis in prima parte generaliter ostenderim,

omnia (et consequenter mentem etiam humanam) a Deo secundum essentiam et existen- tiam pendere; ilia tamen demonstratio (c'est-à-dire cette démonstration rationnelle), encore que légitime et indubitable, n'affecte pas notre âme comme la saisie intuitive de son essence singulière, dans sa relation de dépendance à l'égard de Dieu.

42 Ibid., V 30: Mens nostra (dans la mesure où elle conçoit les choses sub specie aeternitatis) eatenus Dei cognitionem necessario habet, scitque se in Deo esse et per Deum concipi.

43 Platon, Timée, 68 d; cf. 29 cd. 44 Dialectique transcendentale, II 3, 2e sect. (B 599-616). Cf. Le Dieu des philosophes,

p. 80-85.

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conséquence à retenir de cette critique de l'argument ontologique serait donc que Dieu est irréductible à un objet; mais il se découvre à la réflexion dans une exigence absolue, d'où notre pensée tire sa valeur et son sens, qui est la norme de notre jugement et la règle de notre conduite, idéal de vérité et de rectitude auquel est suspendue notre existence consciente45, dans laquelle nous faisons l'expérience du doute, de nos limitations et de notre impuissance devant l'injonction transcendante qui nous est intimée. Dieu n'est pas une chose en soi, mais le principe de l'existence spirituelle, en qui nous pouvons découvrir la raison de l'organisation du monde et de notre rôle ici-bas. Par là sont sauvegardés dans la philosophie critique les résultats de la métaphysique traditionnelle, en tant qu'ils correspondent aux intérêts de notre raison. L'intérêt suprême de la raison tient dans la philosophie pratique et spéculative de Kant un rôle qui s'accorde avec la «révolution copernicienne» : de même qu'il n'y a de science certaine que concernant les phénomènes, les apparitions à l'égard de nos sens, il n'y a de construction métaphysique valable que pour nous hommes, correspondant aux intérêts de l'être raisonnable et relevant d'une expression symbolique46.

4. L'ambition hégélienne et l'idéalisme transcendental.

Les restrictions apportées par Kant aux abus de la raison dialectique, dans ses ambitions métaphysiques, n'ont pas été appréciées correctement par Hegel, qui a voulu outrepasser les interdictions de Kant et restaurer"

la métaphysique sous sa forme systématique, dans son expression dogmatique. Ce qu'il semble reprocher surtout à Kant, c'est l'exclusion de la chose en soi, où il voit une restriction imposée à notre faculté de connaître, attendu que par là un objet est formellement déclaré inconnaissable47. Pour Hegel, comme pour Spinoza, il n'y a pas d'inconnaissable. La coextensivité du connaître et de l'être était assurée chez Spinoza, sans atteinte à leur dualité, par la réciprocité des modes de la pensée et de l'étendue, grâce à la considération de l'entendement divin

45 Ibid., B 617. Cf. S. Augustin, De civitate Dei, VIII 4: ut in illo inveniatur et causa subsistendi et ratio intelligendi et ordo vivendi.

46 Cf. notamment : Méthodologie transcendentale, chap. II, sect. 1 et 2 (B 825, 832) Le but final (letztes Zweck) de la raison pure se révèle dans son usage pratique (im praktischen Gebrauch) et autorise son application dans l'ordre spéculatif, c'est-à-dire l'usage régulateur des idées pures de la raison. Cf. ci-dessus, notes 37-40.

47 Hegel, Encyclopédie (1er* éd.) Concept préliminaire, § 84 Remarque (2e et 3e éd., §60).

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non comme un attribut, mais comme un mode infini de l'attribut pensée, en correspondance avec un mode infini de l'étendue, équivalent pour ainsi dire à la totalité du connaissable48. Mais Hegel exclut un tel dualisme; s'il n'est pour lui rien d'inconnaissable, c'est qu'il ne conçoit, comme le veut en principe Spinoza, d'autre vérité qu'intrinsèque; d'où il s'ensuit que toute notre connaissance doit se constituer a priori. L'être est égal à la connaissance; le sujet conscient n'a pas à s'approprier une réalité distincte de lui-même; il découvre toute la réalité en lui-même, à mesure qu'il s'élève au suprême degré de la conscience de soi49. La science intuitive, idéal transcendant de la connaissance dans le spinozisme, doit nous être, pour Hegel, directement et pleinement accessible, et non pas seulement juste autant qu'il faut pour notre salut par la connaissance de Dieu et de soi-même50. La parfaite connaissance du système rationnel de l'Univers, objectif de la dialectique platonicienne réalisable seulement dans la pensée divine, s'actualise pour notre esprit dans un savoir absolu, dont l'objet est intérieur à la raison elle-même: tout ce qui est réel est rationnel, et tout le rationnel est réel, c'est-à-dire effectif51.

Il importe de dégager clairement les présupposés d'un pareil système, qui, sous prétexte d'accomplir le projet fondamental de la métaphysique, conduit en fait à sa destruction. La philosophie critique a voulu délivrer la métaphysique du fantôme de la chose-en-soi, vestige sublimé du réalisme empirique; mais elle ne s'est pas opposée à lui de front; elle l'a accueilli pour le congédier, ou à proprement parler l'évacuer. Il n'y a point, nous explique Kant dès les premières lignes de YEsthétique transcendentale, de connaissance qui se puisse rapporter à un objet sans

** A l'entendement divin, mode infini de la pensée, correspond la Faciès totius universi (Éth., II, après la Prop. 13, scol. avant les postulats sur le corps humain, et Lettre 64, à Schuller). La considération de l'entendement infini comme un mode est un moyen pour Spinoza d'écarter le concept traditionnel de Yintellect archétype, qui s'opposerait à l'homogénéité de la connaissance divine et de la connaissance humaine (Éth., 1 1 7, scol, et II 6 cor.) Voir notre article: «Spinoza est-il moniste?» dans Revue de Théologie et de Philosophie, 1983, notes 11,51-52.

49 Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, VIII, p. 558 Hoffmeister: L'esprit, c'est le mouvement de la connaissance, la transformation de Yen-soi en pour-soi, de la substance en sujet, de l'objet de connaissance en objet de la conscience de soi, c'est-à-dire relevé de son rôle d'objet.

50 Cf. ci-dessus n. 42 et Éth., V 31, scol. : plus un sujet est capable de connaissance du 3e genre, eo melius sui et Dei conscius est, hoc est, eo est perfectior ac beatior.

51 Hegel, Principes de la philosophie du droit, Préface, p. xix de l'édition originale, 1821 (Cf. Encyclopédie, 1830, Introduction, § 6) et p. 14 Hoffmeister, 1955.

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en avoir reçu d'abord l'impression52; notre entendement, précise-t-il ensuite dans Y Analytique, ne peut trouver en lui-même les objets de la connaissance, comme l'entendement divin qui produit lui-même son objet53. Le problème de la connaissance est donc abordé dans la Critique de la Raison pure selon une perspective traditionnelle, sous un double présupposé : l'objet de la connaissance est au-delà du sujet connaissant et la connaissance humaine ne peut prétendre à la perfection intrinsèque de la connaissance divine. La critique kantienne admet implicitement à son point de départ une double transcendance : transcendance de l'objet ou extériorité de la chose, transcendance de l'Esprit absolu en qui tout est présent. La réflexion critique s'est toujours efforcée de percer à jour cette transcendance; elle s'est engagée dès l'Antiquité dans la voie de l'idéalisme, en réduisant les choses sensibles au rang de phénomènes, la réalité étant réservée à l'Idée; elle a tenté à partir de là une construction rationnelle de l'Univers, en supposant toujours la transcendance de l'Esprit souverain54. Or cette transcendance est repoussée par Hegel aussi bien que celle de la chose ou le réalisme de l'objet ; cette exclusion de toute transcendance a été regardée comme le triomphe de Yidéalisme absolu, l'aboutissement de la critique idéaliste ; Kant, au contraire, veut s'en tenir à un idéalisme transcendental, pour lequel tout ce qu'il y a de réel n'est pas inclus dans le sujet ; et le point culminant de la Critique de la Raison pure est dans la Réfutation de l'idéalisme55 .

Kant avait feint d'abord que l'origine de la connaissance se trouve dans l'impression faite sur nos sens par un objet extérieur, c'est-à-dire existant en réalité en dehors de notre pensée; mais il ne pouvait manquer de remarquer, à la suite des cartésiens, que dans les objets perçus les qualités sensibles, telles la couleur, le son, la saveur, voire le dur et le mou, le lourd et le léger, n'étaient comme la douleur que des affections subjectives, des sentiments de l'âme56; quant à l'étendue, qui était aux yeux des cartésiens la substance des corps, il a vu en elle seulement un phénomène, non pas lié à l'impression sensible, comme la qualité, mais à

52 Esthétique transe, § 1 (B 33). 53 Anal, transe, 2e éd., §21 (B 145). 54 Platon, République, VI 509 b; VII 517 bc; Aristote, Métaph., A 7, 1072 b 13-21 ;

9, 1074 b 33-35. Cette transcendance n'est pas abolie lorsque l'intelligible et l'intellect sont subordonnés à l'Un du néoplatonisme ou à la Substance spinoziste.

îS Analytique transe. (2e éd.), II 3, après l'explication du 2e postulat (B 274-279) et avec complément dans une note des pages lx et lxi de la Préface de la 2e édition.

56 Esthétique transe, §3 (B 44-45), sans négliger la rédaction de ce passage dans la première édition (A 28-29).

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la forme même du sens externe, à la structure de la conscience sensible57 : un phénomène où apparaît une extériorité sans bornes, horizon de toutes nos perceptions, sous-jacente à toutes les fictions de notre imagination58, et par là-même aux déterminations de notre entendement (s'il est vrai qu'il ne peut rien concevoir sans images) : une extension irréductible, en raison de son infinité même, à une modalité d'un esprit fini, à une impression subjective, mais s'imposant au contraire à nous par sa présence objective, remplissant une ouverture intentionelle, attestant ainsi que les objets de notre perception ne sont pas, comme le voudrait l'idéalisme, des productions de notre esprit59. Kant réussit à réfuter l'idéalisme sans retenir la réalité des choses en dehors de l'esprit, mais en montrant dans l'extériorité un horizon intentionel qui ne saurait subsister en soi, n'étant que dispersion infinie et exclusion réciproque de parties indifférenciées60, et qui, s'opposant cependant par sa présence objective à la subjectivité des impressions sensibles, ne peut être tenu que pour une structure de la conscience finie, à travers laquelle se reflète au regard du sujet sa distance à l'égard de l'esprit infini. C'est ce qu'exprime vigoureusement cette déclaration de Kant: «le sens externe est déjà en lui-même relation de l'intuition à quelque chose de réel hors de moi»61. Ce réel n'est pas la choce en soi, mais l'intervalle ontologique entre Dieu et la conscience finie, dans lequel les phénomènes trouvent un fondement indépendant de notre perception.

5. Le phénomène de l'extériorité et le réalisme de l'étendue.

Cette position de Kant à l'égard de l'idéalisme n'a pas toujours été nettement aperçue; cela vient de ce que la critique kantienne n'est pas examinée d'ordinaire en liaison avec ses antécédents. Malebranche, s'appuyant sur une interprétation stricte du dualisme cartésien, soutenait

57 Ibid., § 3 a et b (B 42-43). 58 Ibid., § 2, 1° et 2°, Cf. Réfutation de l'idéalisme, Remarque I (B 277, note). 59 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à nos précédentes études, et

.particulièrement à la dernière partie de notre article: «De l'ambiguïté transcendentale», dans Kant-Studien, 1972, p. 10-17, ou dans notre recueil : La problématique kantienne, p. 14- 21.

60 Esth. transe, § 2, 3°. On ne peut se représenter qu'un seul espace, dont les parties ne peuvent être antérieures au tout qui les comprend, comme si elles étaient des éléments entrant dans sa composition; elles ne- sont au contraire pensées qu'en lui. Leibniz avait écrit dans le même sens : itaque nullae ibi divisiones, nisi quas mensfacit, et pars toto posterior est (à de Voider, 11 oct. 1705. G. Phil., II 279).

61 Critique de la Raison pure, Préface de la 2e éd. (B LX).

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que l'étendue, qui est la substance des corps, ne saurait, de par sa nature même, entrer en relation immédiate avec notre esprit, inétendu et indivisible; il concluait de là que les corps sont invisibles en eux- mêmes62. L'étendue dans laquelle ils nous apparaissent n'est pas une étendue réelle, composée de parties effectivement distinctes, mais une étendue idéale, une idée de l'étendue, que nous apercevons en Dieu et qui nous représente les corps, attendu qu'elle est le modèle que Dieu regardait en lui-même quand il les a voulu créer63. C'est en consultant cette idée, communiquée par Dieu à notre pensée, cette étendue intelligible dont toutes les parties sont simultanément présentes à notre esprit, que nous découvrons les rapports nécessaires qui s'imposent comme des vérités immuables à l'entendement mathématique ; c'est de telles relations que sont constitués les objets de la géométrie et de l'arithmétique, les nombres nombrants et les figures intelligibles6*, et c'est par leur moyen que nous élaborons une représentation objective du monde extérieur, des choses corporelles, dont la réalité est invisible et l'existence indémontrable, étant créée librement par Dieu65. Mais l'étendue intelligible n'est pas seulement l'objet idéal de la géométrie; par sa présence permanente à notre pensée, elle est l'horizon de notre perception sensible; c'est en se revêtant des qualités sensibles, des sentiments dont notre esprit est affecté par Dieu à l'occasion des changements qu'il produit dans les corps, que cette étendue infinie apparaît sous l'aspect d'une diversité d'objets répandus dans l'espace, formant un monde de phénomènes66, tandis que la réalité de l'étendue, la substance des corps, est invisible en elle-même.

L'étendue intelligible est à la fois pour Malebranche l'objet idéal de la géométrie et l'horizon de la perception sensible; dans la Vision en Dieu, à une métaphysique de la vérité, à une théorie idéaliste de la connaissance, est conjointe une phénoménologie de la perception67. Leibniz, au contraire, établit une distinction nette entre Y étendue, qui est un aspect abstrait des choses68, et dont la divisibilité à l'infini ne peut

62 Malebranche, Recherche de la Vérité, III il 1,1. (Oeuvres complètes, I 413, 417). 63 Ibid., Xe Eclaircissement, Troisième objection, Réponse (OE. C, III 127 et pass.);

Méditations chrétiennes, IX 9-10. 64 Id., Entretiens sur la Métaphysique, Préface de l'Auteur (OE. C, XII 16-17) et I 8. 65 Recherche de la Vérité, VIe Eclaircissement; Entretiens sur la Métaphysique,

VI 4-6. 66 Recherche de la Vérité, I 12,3-5; 14,1 et la suite. Entretiens sur la Métaph., Préface,

p. 18-20, et I 8-10; II 12. 67 Voir notre ouvrage: L'horizon des esprits, p. 56-82. 68 Leibniz, Entretien de Philarète et d'Ariste (G. Phil., VI 584) : «l'étendue n'est autre

chose qu'un abstrait, et ... elle demande quelque chose qui soit étendu».

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recouvrir rien de substantiel69, et d'autre part Y espace, constitué de relations nécessaires applicables à la mesure, à la détermination objective des objets sensibles70. Dans l'étendue géométrique des cartésiens, Leibniz distingue entre les rapports nécessaires qui s'expriment dans les théorèmes mathématiques, les vérités éternelles qui ont leur fondement dans le Verbe divin, et l'extériorité infinie et amorphe, qui au regard de Dieu même ne peut être qu'une apparition, un phénomène71 ; mais elle est le phénomène primordial, le substrat idéal de toutes les déterminations intellectuelles et des impressions sensibles elles-mêmes; par sa présence objective, intentionelle, elle est la base de toutes nos constructions intellectuelles, de l'objectivité de la représentation en général. La connaissance du vrai, l'objectivité du savoir, est suspendue à une exigence transcendante, mais elle repose sur la présence objective ou intentionelle de l'extériorité, phénomène fondamental, irréductible à une modification subjective, mais qui n'en correspond pas moins à une capacité formelle du sujet, une forme a priori de la faculté réceptive, une structure de la conscience sensible. On est conduit de la sorte à l'idéalisme transcendental de Kant : ce qui est aperçu a priori par le sens externe, ce n'est pas la modification éprouvée par le sujet en résultat des impressions sensibles extérieures; cela ne peut pas être une réalité extérieure à la pensée, une étendue réelle invisible en elle-même; ce n'est pas non plus une hypostase transcendante72; l'extériorité est l'image symbolique de la distance qui sépare notre conscience de l'esprit infini, d'où procède la diversité infinie des affections sensibles et en qui se fonde l'exigence qui règle nos activités spirituelles.

69 Id., Système nouveau de la nature ..., § 3 (G. Phil., IV 478); à Remond, 14 mars 1714 (Ibid., Ill 612).

70 Cf. Entretien de Philarète ... (G. Phil., VI 584): «l'étendue est en quelque façon à l'espace, comme la durée est au temps. La durée et l'étendue sont les attributs des choses; mais le temps et l'espace sont pris comme hors des choses et servent à les mesurer».

71 Leibniz, à des Bosses, 5 févr. 1712 (G. Phil., II 438), marque une distinction entre les corps tels qu'ils nous apparaissent (corporum apparitionem erga nos) et tels qu'ils apparaissent à Dieu (apparitionem erga Deum); il y a entre les deux la même différence (discrimen) qu'entre une vue perspective et une représentation géométrique. A cette représentation objective, contenue dans l'entendement divin, ne se réduit pas l'intellection suprême, privilège de l'Être absolu et objet de la science souveraine; elle correspond en Dieu à une vision relative, celle des phaenomena Dei, seu objectum scientiae visionis.

72 Malebranche lui-même s'attache à préciser que l'étendue intelligible n'est pas une perfection absolue de Dieu ; elle ne doit pas être confondue avec Y immensité divine, dont elle est seulement un aspect proportionné à notre entendement et relatif à des créatures possibles (Entretiens sur la Métaph., VIII 8). Cf. Cinquième Écrit de Leibniz à Clarke, § 106 (G. Phil., VII 415-416).

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La signification de l'idéalisme transcendental, telle qu'elle se précise dans la deuxième édition de la Critique, avec la Réfutation de l'idéalisme, s'éclaire par la considération de l'extériorité comme phénomène fondamental, correspondant à la structure du sens externe, par où s'exprime la relation de la conscience finie avec le réel qui la dépasse. Cette considération s'élabore en constraste avec la conception de l'étendue comme substance des corps. A la réalité de l'étendue, invisible en elle-même, Malebranche oppose l'étendue idéale, toujours présente à notre esprit et dont la double fonction, dans la connaissance mathématique et dans la perception sensible, suggère la distinction entre le phénomène de l'extériorité et les relations nécessaires appliquées à sa détermination73. Cette distinction devient explicite chez Leibniz, marquant une opposition entre l'espace géométrique, équivalent à la totalité des vérités éternelles qu'il embrasse, et l'étendue infiniment divisible, qui n'est qu'un être d'imagination, un phénomène1*. Cette distinction, encore latente dans YEsthétique transcendentale, s'accuse dans le développement de Y Analytique15 pour aboutir à cette considération capitale que l'étendue vide, pas plus qu'elle ne peut être supprimée en imagination de la même manière que les corps qui la remplissent, ne saurait être une création de notre imagination, de notre faculté de feindre (Einbildungskraft), attendu que l'exercice de cette faculté suppose la présence à notre esprit de l'étendue infinie76. L'imagination au sens le plus général (imaginatio), telle que l'entend Descartes, n'est pas le pouvoir de feindre, mais la condition irrécusable d'une conscience finie, d'un entendement qui ne trouve pas son objet en lui-même, d'un esprit uni à un corps et qui ne peut rien apercevoir que sous l'aspect de l'extériorité77. Dans une telle conception du sujet fini,

73 Entr. sur la Métaph., I 8. 74 Leibniz, Entr. de Philarète ... (G. Phil., VI 586). 75 Cf. Anal, transe (2e éd.) § 26, et nos remarques sur ce texte, dans Kant-Studien,

1974 (Sonderheft), p. 191-193; et 1980, p. 285-286 (dans notre recueil: La problématique kantienne, p. 29-31, 43-44).

76 Esth. Transe, §2: Exposition métaphysique du concept de l'espace, 2°: «Il est impossible de se représenter jamais qu'il n'y ait point d'espace, quoiqu'on puisse fort bien concevoir qu'il n'y ait pas d'objets en lui» et Réfut. de l'Idéal., Remarque I, note (B 276): «Il est clair que rien que pour imaginer un objet extérieur, c'est-à-dire nous le représenter sensiblement dans l'intuition, il nous faut avoir déjà un sens externe ... Car si l'on ne faisait que s'imaginer un sens externe, ce serait anéantir la faculté d'intuition elle-même, qui attend d'être déterminée par la faculté d'imaginer».

77 Descartes, Meditatio VI (A.T., VII 71-72): nam attendus consideranti quidnam sit imaginatio, nihil aliud esse apparet quam quaedam applicatio facultatis cognoscitivae ad corpus ipsi intime praesens. Cf. Ibid., p. 73,10-13.

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laquelle trouve son expression dans l'union de l'âme et du corps, est impliquée une fonction réceptive, dont la structure propre se traduit par la présence objective ou intentionelle de l'étendue comme extériorité pure. C'est cette fonction que désigne Descartes quand il déclare que rien n'est plus propre que l'étendue à remplir la capacité de notre imagination78.

6. Le réceptacle platonicien et la forme de la réceptivité.

On découvre ainsi chez Descartes, si étonnant que cela paraisse au regard de l'interprétation courante du cartésianisme, une conception phénoménologique de l'étendue, mise en relief par opposition aux vues du théologien Henri Morus, qui regardait l'étendue non comme une propriété des corps seulement, mais comme un attribut infini de Dieu, confondant ainsi l'espace des géomètres avec l'immensité divine79. C'est pour écarter cette confusion que Descartes s'applique à une description de l'étendue telle qu'elle apparaît à notre esprit, sans qu'on se demande si elle est vide ou pleine, si elle est une réalité ou seulement un être de raison, une représentation purement imaginaire. Examinée sous cet aspect, en dehors de toute préoccupation ontologique, dans sa simple présence à la pensée, en conséquence d'une réduction phénoménologique qui la ramène au rang de cogitatum en tant que tel80, l'étendue apparaît comme le substrat des déterminations géométriques, un espace dans lequel on peut imaginer une diversité infinie de parties extérieures les unes aux autres, distinguées entre elles par la grandeur et la figure81, et susceptibles de se diviser indéfiniment pour échanger leurs places, sans jamais se pénétrer mutuellement, occuper ensemble un même lieu, ce qui équivaudrait à l'anéantissement d'une partie de l'espace82. Divisibilité à

78 Id., Regulae addir. ing., XIV (A.T., X 442,20-21): Cum nihil omnino facilius ab imaginatione nostra percipiatur.

79 H. MORUS, à Descartes, 11 déc. 1648 (A.T., V 238-239). 80 Descartes, Regulae ..., XIV (A.T., X 442, 18-19) non inquirentes, sive sit verum

corpus, sive spatium tantum. Id. à Morus, 5 févr. 1649 (A. T., V 270,1-3): ens extensum ... (sive sit ens rationis, sive reale, hoc enim jam in medium relinquo). Ibid., 271,3-5: ens extensum ... idem esse cum spatio, quod vulgus aliquando plenum, aliquando vacuum, aliquando reale, aliquando imaginarium esse putat.

81 Ibid., 5-7 : in spatio enim, quantumvis imaginatio et vacuo, facile omnes imaginan- tur varias partes determinatae magnitudinis et figurae, ...

82 (suite du texte précédent): ... possuntque unas in locum aliarum imaginatione transferre, sed nullo modo duas simul se mutuo pénétrantes in uno et eodem loco concipere, quoniam implicat contradictionem ut hoc fiat, et spatii pars nulla tollatur. Cf.

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l'infini83 et extériorité réciproque des parties, d'où résulte Y impénétrabilité, tels sont les caractères par lesquels l'étendue s'impose à l'imagination comme une représentation nécessaire, irréductible à une impression subjective, à une fiction de notre esprit, attestant au contraire une présence objective, non celle d'un objet déterminé, mais d'un infini qui nous dépasse. Ceux qui imaginent au-delà de l'étendue corporelle, au- delà des corps répandus dans l'espace, un espace vide infini, ce qu'on appelle des espaces imaginaires, ne cèdent pas à une illusion ; ces espaces dits imaginaires sont vraiment donnés à l'imagination, aperçus comme un horizon nécessaire84, dans lequel s'exprime une situation réelle, la relation de notre esprit fini à la transcendance absolue.

Par cette considération, l'idéalisme cartésien s'affranchit déjà du subjectivisme que veut dépasser la Réfutation de l'idéalisme. En relevant le caractère intentionel du Cogito, il restitue au cogitatum sa référence ontologique, sans recourir au réalisme de la substance; le phénomène de l'extériorité, où se montre la présence nécessaire de l'étendue comme être d'imagination, renvoie la conscience finie à la transcendance absolue de l'être ; et c'est dans cette référence que l'objet, connaissable seulement en tant que détermination du phénomène, peut être pensé en relation avec son fondement. L'illusion du réalisme, c'est de se figurer que ce fondement ne peut consister que dans une chose en soi, dont l'objet empirique serait le décalque, alors que cet objet ne peut être qu'une manifestation réduite de l'absolu, l'apparition au regard de la conscience finie d'une secrète transcendance, ou encore l'expression d'un principe dont dépend notre pensée et l'ordre idéal des choses85. Ce que repousse l'idéalisme transcendental, la réflexion critique bien informée, c'est seulement la chose en soi, c'est-à-dire l'objet posé comme absolu (alors qu'il est constitué de déterminations toujours relatives) et réclamant en particularité un substrat sous-jacent aux phénomènes.

Ibid., p. 342,3-9 (à Morus, 15 avril 1649) et notre article: «La réalité de l'étendue chez Descartes», Les Etudes philosophiques, 1950, p. 185-200, et particulièrement, p. 194, n. 29.

83 Cette propriété, implicite dans les considérations précédentes, était soulignée dans la première Lettre à Morus (Ibid., p. 273, 7 sq.). Cf. Descartes, Principia philosophiae, II 20.

84 Ibid., II 21. Pour Descartes le monde étendu est sans bornes: Ubicumque enim fines illos esse fingamus, semper ultra ipsos aliqua spatia indefinite extensa non modo imaginqmur, sed etiam vere imaginabilia, hoc est realia esse percipimus (C'est nous qui soulignons).

85 Kant, Dial, trans., II 1 (lere éd.), Critique du 4e paralogisme (A 367, particulièrement 379-380) et Réflexion sur l'ensemble de la psychologie pure, Ibid., 386-387. Voir aussi notre ouvrage: La conscience et l'être, p. 78-79, 80-81.

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Or l'idéalisme cartésien avait trouvé le moyen déjà de se délivrer du substantialisme. S'il savait distinguer les qualités sensibles, les propriétés empiriques des choses, du sujet auquel elles se rapportent comme attributs, de la substance en quoi elles résident, cette distinction n'était pas étendue imprudemment au cas de l'étendue elle-même, considérée comme Y attribut principal des choses corporelles86. L'attribut principal est pour Descartes équivalent à l'essence même de la chose, et ne peut être réellement séparé de son sujet87; l'étendue en général n'est qu'une abstraction, elle n'est connue dans ses propriétés concrètes que par l'entendement s'appliquant à l'imagination8, c'est-à-dire par la considération de cet être idéal, de cette extériorité toujours présente à notre pensée et emplissant la capacité de notre imagination, formant l'horizon de notre conscience. En se gardant d'opposer à cette étendue idéale où nous apparaissent les corps, à cet être d'imagination88 où il voit leur attribut principal, une réalité étendue, une res extensa, qui serait la substance des corps, Descartes eût pu se dispenser de cette démonstration de l'existence des corps que Malebranche devait lui reprocher comme inutile et inopérante90. L'étendue réelle, substance présumée des corps, est invisible en elle-même, et fait figure de chose en soi.

Le rejet de la chose en soi, en tant que réalité inconnaissable91, n'exclut pas de l'idéalisme la référence à l'absolu ; celle-ci est requise, au contraire, pour assurer l'objectivité de la connaissance en lui procurant un fondement. Si l'objet de la connaissance n'est pas une chose en soi, s'il se constitue par la détermination du phénomène, son objectivité ne sera fondée que si le phénomène ne se réduit pas à une modalité! subjective, s'il renvoie au-delà de la représentation, s'il exprime la relation de la

86 Descartes, Principes de la philosophie, I 53, 63. 87 Id., Regulae ..., XIV (A.T., X 442,25-26): hic per extensionem non distinctum

quid et ab ipso subject o separatum designari. 88 Considérer l'étendue in abstracto, à l'exclusion de ce qui serait imaginable, c'est

mal user de l'entendement seul: solo intellectu male judicante (Ibid., 443,3). Descartes écrira à Elisabeth, 23 juin 1643 (A.T., III 691,23-26): «le corps, c'est-à-dire l'extension, les figures et les mouvements, se peuvent aussi connaître par l'entendement seul, mais beaucoup mieux par l'entendement aidé de l'imagination». Sur le rôle nécessaire de l'entendement dans la connaissance des corps, cf. notre article déjà cité (ci-dessus, n. 81), p. 197-198.

89 Id., à Morus (A.T., V 270,1-2): per ens extensum communiter omnes intelligunt aliquid imaginabile ....

90 Cf. ci -dessus, notes 19, 62, 65 et notre ouvrage: La conscience et l'être, p. 35-38. 91 Aristote, Physique, I 7,191 a 8, où la matière est dite èjiiaTr|Tf| Kor'àvaXoyiav;

c'est pour la même raison qu'elle sera déclarée inconnaissable en elle-même : oyvcoatoc ko9* aÛTf|v (Metaph., Z 10,1036 a 9).

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conscience à un principe qui la dépasse ; c'est seulement dans l'ouverture à la transcendance que peut s'effectuer l'élimination de la chose en soi. C'est là ce que nous découvre l'idéalisme platonicien dans son antagonisme avec la conception aristotélicienne de la matière92. Celle-ci est comparable à une masse amorphe, qui reçoit la diversité des formes à la manière d'un bloc d'argile qui prend diverses figures entre les doigts d'un modeleur; mais pour Platon le substrat des changements observables dans le monde sensible n'est pas une matière dont les choses sont faites, mais une étendue idéale, un horizon où se projettent les apparences sensibles, les images des essences intelligibles93. Le rapport de la forme à la matière est conçu chez Aristote par analogie avec le processus de la fabrication ; la conception platonicienne du substrat, de ce qu'il appelle la X(bpa, repose sur l'analyse phénoménologique de la perception. Les objets perçus se dessinent sur le fond d'une extériorité toujours présente à notre esprit, qui emplit notre imagination, qui l'occupe au point de nous faire croire que rien ne peut exister en dehors de l'espace94. Mais c'est une présence nécessaire95, corrélative de l'exigence intelligible, exprimée par la transcendance de l'Idée, des essences éternelles96. De l'analyse

92 La matière (iïkr\) est définie par Aristote, Phys., I 9,192 a 131-132 le supposé premier de chaque chose (xô Jtpxov ujiokeIuevov ÉKdaxq)), son substrat immanent : ce dont elle provient et de quoi elle est faite (it, oô yivexai ti èvimdpxovxoç) Or Platon, après avoir évoqué lui-même l'exemple de l'orfèvre, de qui une masse d'or reçoit tour à tour une diversité de figures, déclare que le substrat des corps, ce dont la nature est de recevoir toutes les formes (xfjç xà Jtdvxa 8exouévr|ç aobuaxa (pûaecoç, Timée, 50 b), n'est ni eau, ni feu, ni air ni terre, ni rien de quoi ces choses sont faites (uf|xe èÇ d>v xaùxa yéyovev. Ibid. 51 a); il le désigne, au contraire, comme ce en quoi chacun des objets sensibles vient se produire à l'imagination pour ensuite s'évanouir : év d> ôè èyyiy vôueva âei ÊKaaxa auxv cpavxdÇexai Kai 7tdA.iv èKEÏOev ànàXXvxai (Ibid. 49 b).

93 Ces choses qui entrent et qui sortent de l'horizon sensible, du réceptacle (Ibid. 49 a, 51 a), sont désignées comme des imitations des êtres éternels (xv ôvxeov del uiuf|uaxa) (50 c). Plus loin (52 c) les apparences sensibles sont caractérisées comme le fantôme transitoire d'autre chose (éxépou 8é xivoç àei (pépexai (pâvxaaua).

94 Timée, 52 b: xô xfjç x&paç àd ... Cet emplacement, qui fournit un siège au devenir, à tout ce qui apparaît et disparaît (ëôpav ôè rcapéxov ôaa êxsi yéveaiv nâaiv), échappe pour sa part à la disparition ((pOopdv où npoaôexôuevov) et il est saisi à l'exclusion de toute sensation (uEx'dvaiaOriaiac dnxôv); il est ce qui reste de la conscience sensible quand elle est vide de toute impression.

95 Cf. Ibid., 52 b : «Tout ce qui est doit être en quelque lieu et occuper quelque place (Kai (pauev àvayKaïov etvai noo xô ôv ânav év xtvv xôrccp Kai Kaxéxov x&pav xtvd) et ce qui n'est ni sur terre ni quelque part dans le ciel n'est rien». La présence obsédante de l'horizon sensible nous maintient dans une sorte de rêve, dans l'illusion qu'il ne peut y avoir d'autre réalité que corporelle.

96 Le réceptacle, horizon de toute perception sensible, est en lui-même insensible; il n'en est pas moins toujours présent à l'imagination, et c'est par là qu'il s'apparente à

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platonicienne il ressort que les objets perçus ne sont pas des substances, dont la réalité se fonde dans une matière, mais des phénomènes, des images qui se projettent dans une conscience finie et lui révèlent, à la réflexion, sa relation avec l'être infini.

En découvrant ainsi dans la conception du réceptacle, par où l'idéalisme platonicien échappe au réalisme de la matière aristotélicienne, une préfiguration de l'extériorité comme horizon du sens externe, nous sommes mis en présence d'une constante de la problématique du connaître, qui nous inspire la plus grande circonspection à l'égard de toute prétention de dépasser l'idéalisme transcendental. Une telle prétention supposerait le rejet de l'intentionalité du connaître. Le sens commun présume que la connaissance a pour objet une réalité extérieure au sujet; il est enclin à cette illusion que rien ne peut exister que dans l'espace. La réflexion idéaliste, en revanche, estime que l'extériorité, le réceptacle de tous les phénomènes, ne peut être que l'horizon d'un sujet; mais cet horizon, précise-t-elle, s'ouvre sur une transcendance: les objets ne se réduisent pas à la représentation d'un sujet; le phénomène a son fondement dans Y être; la conscience est relation à l'être. L'esprit humain ne peut se donner à lui-même son objet; celui-ci n'est déterminé par l'entendement qu'à partir des impressions reçues par les sens, sur la base des phénomènes qui apparaissent dans l'extériorité92; c'est pour cela qu'il est inconcevable que la connaissance des objets puisse être ramenée à la conscience de soi. Le phénomène ne se réduit pas à l'impression reçue; il n'apparaît à la conscience qu'en fonction de la condition formelle de celle-ci, qui est ouverture à la transcendance. La structure de la réceptivité sensible, la forme a priori du sens externe, impose au phénomène en général le sceau de l'extériorité, qui équivaut à une transcendance phénoménologique, corrélative d'une conscience finie.

C'est parce qu'il nie cette corrélation essentielle, parce qu'il conteste la dualité fondamentale du sujet et de l'objet, en voulant faire rentrer l'objet dans la conscience de soi, que Hegel est conduit à rejeter non seulement, avec l'idéalisme platonicien et kantien (voire cartésien), l'inconnaissable chose en soi (ce qui tend à obnubiler l'originalité de la

l'intelligible d'une façon paradoxale (uexaXaufîdvov ôè ÙTtopcoxaxa nrj xoû vorixoù, 51 b). Il correspond à une structure de la conscience finie; mais celle-ci ne peut être en dehors de sa relation avec l'esprit infini. Sur ces textes du Timée, cf. outre notre traduction (Bibliothèque de la Pléiade), nos analyses dans Réalisme et idéalisme chez Platon, p. 54-62; Le sens du platonisme, p. 226-235.

97 Cf. ci-dessus, n. 24, 52, 53.

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relation intentionelle); il en vient aussi à nier la transcendance de l'absolu. C'est par le progrès de la conscience de soi que s'accomplirait dans le savoir absolu la réalisation de l'Esprit absolu; conclusion unitive qui laisse cependant entière la question de savoir comment la dualité du sujet et de l'objet (autrement dit la conscience intentionelle) dont la Phénoménologie de l'Esprit décrit le progrès et annonce le dépassement, a pu prendre naissance dans Yêtre abstrait, posé comme principe du système hégélien, qui doit dès lors assumer la tâche d'expliquer comment Yêtre en soi ou la substance se convertit en être pour soi ou esprit9*. Mais si la conscience peut se représenter réflexivement son itinéraire par une construction de degrés dans l'élément abstrait de la pensée, ces degrés ne sont pas des moments, leur succession n'équivaut pas à une généalogie99, à moins de supposer à l'origine, à la source même de la pensée, cette actualité absolue de l'esprit dont on veut faire un résultat100.

34, rue de Lachassaigne Joseph Moreau. F-33000 Bordeaux.

Résumé. Vidée vraie, appliquée à la détermination du sensible, conduit Spinoza à la connaissance rationnelle (du second genre), qui est encore à ses yeux abstraite et superficielle et ne trouve son couronnement que dans la Science intuitive, par où le sujet prend «conscience de soi- même, de Dieu et des choses».

Cette distinction des degrés de la connaissance est un héritage du platonisme, où la dianoia, l'entendement discursif, construit mathématiquement une représentation objective des choses, à laquelle doit se superposer une vision finaliste, uvre de la noesis, qui remonte à un principe inconditionné et s'applique à rendre compte dialectiquement de Y essence de chaque chose.

Cette vision métaphysique n'est pas répudiée formellement par la critique kantienne, qui récuse seulement la chose en soi, Y objet érigé en absolu, mais n'interdit pas la recherche de Y inconditionné, l'unification des connaissances de l'entendement sous les idées de la raison.

L'ambition de Hegel, c'est de réaliser dans le concept l'unification du sujet et de l'objet, de faire rentrer tous les objets de la connaissance dans

98 La substance matérielle de Descartes n'est pas un obstacle à la connaissance, car, si elle est «invisible en elle-même», elle est néanmoins parfaitement conforme à l'idée claire de l'étendue.

99 Hegel, Vorlesungen iiber die Geschichte der Philosophie, 3e partie: Philosophie moderne, 2e sect., chap. I, A 2 (Glockner, p. 377).

. 10° Cf. notre article: «Approche de Hegel», dans Revue philosophique de Louvain, févr. 1982, mai 1982, p. 33, n. 82; p. 211, n. 75, et passim.

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la conscience de soi; par là il repousse non seulement l'inconnaissable en- soi, mais la transcendance de l'esprit absolu.

L'idéalisme transcendental résiste à cette prétention de dépassement ; il maintient que l'esprit humain ne peut se donner à lui-même son objet, et il voit dans Y extériorité, forme a priori de la réceptivité sensible, l'expression d'une transcendance du phénomène, par où se marque la relation de la conscience finie à ce qui la dépasse.

Cette conception phénoménologique de l'extériorité était préparée par le rôle de Yétendue idéale dans la perception sensible selon Malebranche, et préfigurée dans la conception du réceptacle, par laquelle l'idéalisme platonicien échappe au réalisme de la matière aristotélicienne.

Abstract. The idea vera, sealed by Spinoza as intrinsic truth, brings forth, when applied to sense-data, rational knowledge (cognition of the second kind), which is for him but an abstract and superficial view, and begs achievement in Intuitive Science, by which the mind is made «conscious of itself, of God and of things».

The distinction between degrees of knowledge is inherited from Platonism, where dianoia (discursive understanding) builds an objective, mathematical representation of things, upon which noesis, calling for an unconditional principle, sets down a teleological system, in which the essence of everything will be dialectically accounted for.

This metaphysical view is not formally rejected by Kant, who denies only the Ding an sich, that is the absolute position of the many objects of knowledge as they are settled by discursive understanding; but he does not forbid the search for the unconditional, as aiming at the unification of all aspects of objective knowledge under the supreme ideas of Reason.

Hegel's bold aim was to grasp in the concept of the whole not only the unity of all things, but the coincidence of object and subject, of knower and known, while including the many objects of knowledge in the mere act of self-consciousness, whereby the unknowable «thing in itself» as well as the very transcendence of absolute Spirit is eliminated.

Transcendental idealism, as conceived by Kant, resists to be attempted at overcoming, and upholds that human mind cannot beget from itself the object of its knowledge. Exteriority is therefore required as the form of sensible receptiveness, from which the phenomenon draws a sort of transcendance, revealing the relation of finite consciousness to something beyond itself. This phenomenological view of exteriority was prepared by the role of ideal extension in sense-perception, as explained by Malebranche, and foreshadowed through the gnoseological notion of receptacle, by which Plato's idealism avoids the realism of Aristotelian matter.