LIBRES PROPOS A CONTRE COURAN ? T -...

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LIBRES PROPOS... A CONTRE COURANT ?... PAR J. SAPIN Assis devant l'ordinateur, j'appelle EPIS- TOLE, le traitement de texte et lui donne mes instructions pour la mise en page de cet article, tandis que le magnétoscope enregistre une émission que je regarderai plus tard ; le répon- deur téléphonique facilite ma concentration ren- forcée par un bain musical distillé en sourdine par un compact-disque exploité par rayon-laser. Ce soir, malgré mes 66 ans. j'irai diriger l'entraî- nement de mon équipe de basket ; un « sport- tester » (publicité gratuite) me permettra de contrôler l'efficacité des exercices proposés : mais, à la fin de la séance, lorsque les joueurs harassés mais souriants me diront : « si diman- che, nous n'avons pas de jambes, ce ne sera pas de ta faute ! », mon but sera atteint. Ce qui ne m'empêchera pas d'étudier avec soin le relevé des pulsations cardiaques en fonction des séquences de travail étalonnées grâce au minutage des exercices. Tout ce préambule pour vous montrer que je ne suis pas opposé au progrès, à l'évolution des professions, mais il me semble que cette der- nière doit se faire avec discernement, avec sa- gesse. Dans l'Education nationale, chaque nouveau ministre, tout en se défendant de vouloir changer le système, impose sa « réforme » avec plus ou moins de concertation selon son optique politi- que ; dans les IREPS, pardon les UER-EPS, ah non, les UFR-APS, chaque année les program- mes sont refondus et les étudiants manquent de stabilité dans le cours de leurs études. L'épreuve d'éducation physique au baccalauréat est souhaitable car elle suscite l'intérêt des élèves appâtés par la note. Mais lorsque la délivrance de cette note accapare la plus grande partie de l'enseignement tant pour le professeur que pour l'adolescent, cela n'est plus sérieux. viens de mettre sur ordinateur la fiche de notes d'un lycée de Lyon, fiche simplifiée par rapport aux années précédentes. C'est le récapi- tulatif destiné aux jurys de contrôle : elle com- porte 20 notes... seulement. Mais, si je prends l'option secondaire « volley- ball », il y a 35 observables » sujets à cotation. Et ce pour 33 élèves, soit 1 135 notes pour un cycle de 8 semaines, pour 16 heures d'activité sportive : cela correspond à un peu moins de 50 secondes par élève, à la condition de ne faire que cela durant les deux heures effectives de cours ! Alors, on voit des élèves, assis, crayon en mains, feuilles de papier sur les genoux, observer durant dix minutes une équipe et remplir des colonnes de croix, de traits. L'enseignant, lui aussi, noircit du papier tandis que douze joueurs tentent de faire passer une balle (plutôt mal) par-dessus le filet. Peut-être cette présentation est-elle caricatu- rale, mais il convient de se poser la question. Est-ce cela l'éducation physique scolaire ? Faut-il « socialiser » l'enfant, le faire « réfléchir » sur une activité qu'il ne pratique presque plus ? Certes, il ne s'agit pas de gesticuler, de « bouger » à n'importe quel prix. Qu'une éduca- tion totale, bien comprise demande une interven- tion de l'intelligence, de la réflexion, nul ne le nie. Que l'attention des élèves soit fixée sur les points-clés de l'activité est un des moyens les plus efficaces du perfectionnement ou de l'ap- prentissage. En sports collectifs notamment, il est primordial d'apprendre que son propre comportement est dicté par l'adversaire donc qu'il faut le « lire » constamment. D'où la nécessité d'une observa- tion permanente sur le terrain, pendant le jeu. Que cette observation soit affinée par la recher- che de critères à l'extérieur du terrain de jeu. D'accord, mais... n'oublions pas que... Les deux heures d'EPS, je n'ose écrire de sport, hebdomadaires, devraient être une explosion corporelle, un moment privilégié dans la vie scolaire faite de contraintes, d'interdictions de remuer, de longues heures de réflexion, d'ap- prentissages plus ou moins rébarbatifs. Et ces deux heures rares ont tendance de plus en plus à ressembler aux autres. Alors, j'ai envie de lancer un appel à la rébellion. Elèves, en transformant les paroles de notre jeunesse, chantez : « vive le sport, les cahiers au feu et les pédants au milieu ». Dites à vos profes- seurs : « aidez-nous à mieux courir, à mieux sauter, à mieux jouer ; faites-nous nous dépen- ser physiquement ; aidez-nous à devenir plus équilibrés ». Servez-vous de vos connaissances chère- ment acquises pour faire un enseignement de qualité, l'anatomie pour respecter l'intégrité arti- culaire et musculaire, la physiologie pour accroî- tre les capacités des grandes fonctions, la psy- chologie pour mieux comprendre les besoins de la classe, la sociologie pour que vos équipes, vos groupes de travail fonctionnent. Et tout cela par le mouvement. Pensez-vous que les élèves, dès les cours termi- nés, à quelques exceptions près, vont se précipi- ter chez eux pour jouer avec leurs ordinateurs (un moindre mal) ou s'abrutir de lumière et de son devant une télévision de plus en plus raco- leuse ? Ne croyez-vous pas qu'il nous revient encore le privilège d'animer nos séances pour que les enfants deviennent solides, équilibrés, sportifs, pour qu'ils aient envie de sortir leurs parents et de leur faire partager les joies de l'effort ?. Ainsi éviterons-nous de devenir des « mutants » au cerveau monstrueux, des petits « hommes verts » béats d'admiration devant un simple plat de nouilles. Jacques Sapin Ex-professeur d'EP au lycée Ampère (Lyon) Ex-directeur-enseignant à l'UER-EPS de Lyon Actuellement grand-père retraité... 40 Revue EP.S n°215 Janvier-Février 1989 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

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LIBRES PROPOS...

A CONTRE COURANT ?... PAR J. SAPIN

Assis devant l'ordinateur, j'appelle EPIS-TOLE, le traitement de texte et lui donne mes instructions pour la mise en page de cet article, tandis que le magnétoscope enregistre une émission que je regarderai plus tard ; le répon­deur téléphonique facilite ma concentration ren­forcée par un bain musical distillé en sourdine par un compact-disque exploité par rayon-laser. Ce soir, malgré mes 66 ans. j'irai diriger l'entraî­nement de mon équipe de basket ; un « sport-tester » (publicité gratuite) me permettra de contrôler l'efficacité des exercices proposés : mais, à la fin de la séance, lorsque les joueurs harassés mais souriants me diront : « si diman­che, nous n'avons pas de jambes, ce ne sera pas de ta faute ! », mon but sera atteint. Ce qui ne m'empêchera pas d'étudier avec soin le relevé des pulsations cardiaques en fonction des séquences de travail étalonnées grâce au minutage des exercices. Tout ce préambule pour vous montrer que je ne suis pas opposé au progrès, à l'évolution des professions, mais il me semble que cette der­nière doit se faire avec discernement, avec sa­gesse. Dans l'Education nationale, chaque nouveau ministre, tout en se défendant de vouloir changer le système, impose sa « réforme » avec plus ou moins de concertation selon son optique politi­que ; dans les IREPS, pardon les UER-EPS, ah non, les UFR-APS, chaque année les program­mes sont refondus et les étudiants manquent de stabilité dans le cours de leurs études. L'épreuve d'éducation physique au baccalauréat est souhaitable car elle suscite l'intérêt des élèves appâtés par la note. Mais lorsque la délivrance de cette note accapare la plus grande partie de l'enseignement tant pour le professeur que pour l'adolescent, cela n'est plus sérieux.

viens de mettre sur ordinateur la fiche de notes d'un lycée de Lyon, fiche simplifiée par rapport aux années précédentes. C'est le récapi­tulatif destiné aux jurys de contrôle : elle com­porte 20 notes... seulement. Mais, si je prends l'option secondaire « volley­ball », il y a 35 observables » sujets à cotation. Et ce pour 33 élèves, soit 1 135 notes pour un cycle de 8 semaines, pour 16 heures d'activité sportive : cela correspond à un peu moins de 50 secondes par élève, à la condition de ne faire que cela durant les deux heures effectives de cours ! Alors, on voit des élèves, assis, crayon en mains, feuilles de papier sur les genoux, observer durant dix minutes une équipe et remplir des colonnes de croix, de traits. L'enseignant, lui aussi, noircit du papier tandis que douze joueurs tentent de faire passer une balle (plutôt mal) par-dessus le filet. Peut-être cette présentation est-elle caricatu­rale, mais il convient de se poser la question. Est-ce cela l'éducation physique scolaire ? Faut-il « socialiser » l'enfant, le faire « réfléchir » sur une activité qu'il ne pratique presque plus ?

Certes, il ne s'agit pas de gesticuler, de « bouger » à n'importe quel prix. Qu'une éduca­tion totale, bien comprise demande une interven­tion de l'intelligence, de la réflexion, nul ne le nie. Que l'attention des élèves soit fixée sur les points-clés de l'activité est un des moyens les plus efficaces du perfectionnement ou de l'ap­prentissage.

En sports collectifs notamment, il est primordial d'apprendre que son propre comportement est dicté par l'adversaire donc qu'il faut le « lire » constamment. D'où la nécessité d'une observa­tion permanente sur le terrain, pendant le jeu. Que cette observation soit affinée par la recher­che de critères à l'extérieur du terrain de jeu. D'accord, mais... n'oublions pas que... Les deux heures d'EPS, je n'ose écrire de sport, hebdomadaires, devraient être une explosion corporelle, un moment privilégié dans la vie scolaire faite de contraintes, d'interdictions de remuer, de longues heures de réflexion, d'ap­prentissages plus ou moins rébarbatifs. Et ces deux heures rares ont tendance de plus en plus à ressembler aux autres. Alors, j'ai envie de lancer un appel à la rébellion. Elèves, en transformant les paroles de notre jeunesse, chantez : « vive le sport, les cahiers au feu et les pédants au milieu ». Dites à vos profes­seurs : « aidez-nous à mieux courir, à mieux sauter, à mieux jouer ; faites-nous nous dépen­ser physiquement ; aidez-nous à devenir plus équilibrés ».

Servez-vous de vos connaissances chère­ment acquises pour faire un enseignement de qualité, l'anatomie pour respecter l'intégrité arti­culaire et musculaire, la physiologie pour accroî­tre les capacités des grandes fonctions, la psy­chologie pour mieux comprendre les besoins de la classe, la sociologie pour que vos équipes, vos groupes de travail fonctionnent. Et tout cela par le mouvement. Pensez-vous que les élèves, dès les cours termi­nés, à quelques exceptions près, vont se précipi­ter chez eux pour jouer avec leurs ordinateurs (un moindre mal) ou s'abrutir de lumière et de son devant une télévision de plus en plus raco­leuse ?

Ne croyez-vous pas qu'il nous revient encore le privilège d'animer nos séances pour que les enfants deviennent solides, équilibrés, sportifs, pour qu'ils aient envie de sortir leurs parents et de leur faire partager les joies de l'effort ?. Ainsi éviterons-nous de devenir des « mutants » au cerveau monstrueux, des petits « hommes verts » béats d'admiration devant un simple plat de nouilles.

J a c q u e s Sapin Ex-professeur d'EP au lycée Ampère (Lyon)

Ex-directeur-enseignant à l 'UER-EPS de Lyon Actuellement grand-père retraité...

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Revue EP.S n°215 Janvier-Février 1989 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé