Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz
Transcript of Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz
PORTRAIT BATOU HATTAB
et sâen remet Ă la justice de Dieu. «Câest lui qui leur fera payer.A la fin, ils seront Ă©crasĂ©s.»Mais plus les jours passent, plus «la douleur augmente,remarque-t-il, parce que les souvenirs remontent». Ceux dâungarçon «extraordinaire, actif, dynamique, gentil, premier de saclasse», dĂ©crit le pĂšre. Yoav, 21 ans, Ă©tait le deuxiĂšme de sesneuf enfants. «CâĂ©tait le plus proche de moi. Je lâimpressionnais.Il aimait beaucoup son pĂšre, comme un homme simple. Il Ă©taitaussi mon disciple, mon Ă©lĂšve, câest moi qui lâai Ă©duqué», souli-gne le professeur qui enseigne la Torah depuis 1990.CoiffĂ© dâun chapeau ou dâune casquette de laine en guise dekippa, le visage mangĂ© par une barbe proĂ©minente, le pater-nel dĂ©gage une Ă©lĂ©gance dĂ©suĂšte, mĂȘlant charisme et bon-homie. Il mĂšne une vie frugale, nâĂ©coute pas de musique etnâa que des lectures thĂ©ologiques. «Jâaime ma religion, je lapratique par joie», expose-t-il. «MalgrĂ© son cĂŽtĂ© sĂ©vĂšre, tradi-tionnel, il a toujours eu un esprit ouvert, nuance Avishay,son fils aĂźnĂ©. Il nâa jamais obligĂ© ses enfants Ă ĂȘtre comme lui,et on ne lâest pas. Yoav, par exemple, avait une vie religieuse,Ă©tudiait la Torah, aidait les pauvres, mais il se permettait ausside sortir, dâavoir une vie sociale et des copines.»Le bac empochĂ©, le cadet dĂ©cide de poursuivre ses Ă©tudesĂ Paris, en 2011, pour passer un BTS en commerce interna-
tional. «Il avait rĂ©ussi Ă sâinstaller Ă Vincennes, il allait terminerses Ă©tudes cette annĂ©e, on lui avait proposĂ© de devenir associĂ©dâune entreprise, avec une bonne part de lâactionnariat, retraceBatou Hattab. La derniĂšre fois que je lâai vu, il mâa parlĂ© dâunefille quâil avait rencontrĂ©e, il pensait sĂ©rieusement Ă se marier.Je lui ai dit quâil Ă©tait encore jeune, quâil pouvait attendre et resteravec elle.» Un futur plein de promesses «dĂ©cimĂ© par des mainsde sauvages», une «fleur fauchĂ©e par la haine des juifs».Et dâajouter : «Cet islam-lĂ , dont on entend tellement parler,ce nâest pas celui des musulmans. On a vĂ©cu ensemble, plus quedes frĂšres, pendant des annĂ©es.»Le religieux a grandi Ă MĂ©denine, une petite ville du sud tuni-sien rĂ©putĂ© jaloux de son identitĂ© arabo-musulmane. Son pĂšrey est tanneur, son grand-pĂšre officie comme rabbin.Il a 13 ans lorsque, en 1973, sa famille se rĂ©sout Ă partir.La petite communautĂ© juive locale sâest rĂ©duite Ă peau dechagrin, il nây a plus le quorum nĂ©cessaire pour les priĂšres.A lâĂ©poque, la plupart des 100 000 juifs recensĂ©s ont dĂ©jĂ quittĂ© le pays, vers IsraĂ«l ou la France. PlutĂŽt traditionnels,les Hattab sâĂ©tablissent Ă Tunis, dans le quartier de Lafayette.Aujourdâhui, la minoritĂ© juive ne reprĂ©sente guĂšre plus de1500 Ăąmes, rĂ©parties entre Djerba (qui en concentre les deuxtiers) et la capitale. Batou Hattab est lâune des figures de cettemicro-communautĂ© tuni-soise dĂ©clinante. Il sâefforcedâentretenir la possibilitĂ©dâune Ă©ducation judaĂŻque,dans cette Ă©cole loubavitchfondĂ©e dans les annĂ©es 60.Cette annĂ©e, ils sont 34 Ă©lĂš-ves, de la maternelle Ă la ter-minale. En dehors des leçonsde Torah, les professeurs,tous musulmans, dispensentles programmes français.«Le fait de maintenir lâĂ©cole est dĂ©jĂ Ă©norme, il faut chercher desenseignants pour deux ou trois Ă©lĂšves, souligne Moshe Uzan,jeune entrepreneur et bĂ©nĂ©vole pour la communautĂ©. Maiscâest le plus important pour Batou, lâĂ©ducation.» «Câest la basefondamentale de la vie humaine, estime le directeur. Mon filsĂ©tait bien Ă©duquĂ©, et voyez lâamour quâil y a pour lui dans le cĆurdes gens.» Dans son Ă©troit bureau, Ă lâentrĂ©e de lâĂ©cole, lesvisiteurs se succĂšdent pour prĂ©senter leurs condolĂ©ances.PolĂ©miquer sur le silence des autoritĂ©s tunisiennes, qui nâontpas eu un mot en public sur la mort de Yoav, ne lâintĂ©ressepas. «Presque tous les Tunisiens ont pleurĂ© avec moi, balaie-t-il.Jâai reçu des centaines de coups de fil, les gens mâabordent dansla rue pour me consoler. Le prĂ©sident BĂ©ji CaĂŻd Essebsi mâa reçuet mâa dit quâil partageait notre malheur, que toute la TunisieĂ©tait avec nous.»Finalement, lors dâune cĂ©rĂ©monie dâhommage Ă la syna-gogue, le 10 fĂ©vrier, le vice-prĂ©sident de lâAssemblĂ©e, lâisla-miste Abdelafattah Mourou, est venu parler de la tolĂ©ranceet de la cohabitation entre juifs et musulmans dans le pays.«On nâa pas de problĂšmes», rĂ©pĂšte aussi Batou Hattab sansarrĂȘt. Il lâavait dĂ©jĂ dit sur France 2, au surlendemain de lâat-tentat. «En Tunisie, nous avons un autre respect», expliquait-il.«Il ne peut pas tenir un autre discours, dĂ©crypte Yohann TaĂŻeb,jeune chercheur franco-tunisien et ami de la famille. Ici,quand les juifs sâexpriment publiquement, ils sont obligĂ©s demontrer patte blanche. Ils sont toujours soupçonnĂ©s dâavoir uneautre allĂ©geance, envers IsraĂ«l, et doivent sans cesse se justifier.»Il a fallu sâexpliquer ainsi sur lâenterrement de Yoav en IsraĂ«l,ce qui a heurtĂ© nombre de compatriotes. Certains ont critiquĂ©une rĂ©cupĂ©ration politique de la part de NĂ©tanyahou, dâautresy ont carrĂ©ment vu un acte prosioniste. «Pour moi, ça auraitĂ©tĂ© mieux quâil soit enterrĂ© tout prĂšs, pour que je puisse aller levoir. Mais dans lâHyper Cacher, les otages ont discutĂ© et ils ontdit que sâils mourraient, ils voudraient ĂȘtre enterrĂ©s lĂ -bas, quâilfaudrait le dire aux familles. Le mont des Oliviers, câest un endroitsaint. Câest pour ça que je lâai enterrĂ© lĂ -bas, justifie Batou Hat-tab. Sinon, je ne sais pas quel aurait Ă©tĂ© mon choix.» DĂšs quâonaffleure les questions politiques, il botte en touche: «Ni monfils ni moi on ne sâen mĂȘle. On travaille pour nous-mĂȘmes, et pourle pays», rĂ©pĂšte-t-il. Mais «bien sĂ»r» quâil a votĂ©, «câest mondevoir de citoyen». Quelques fois, le rabbin est mĂȘme montĂ©au crĂ©neau pour dĂ©fendre la place de ses coreligionnairesen Tunisie. Et aux Ă©trangers, il tient Ă passer ce message,incongru dans le contexte: «Je conseille de venir en vacancesici, câest un pays protĂ©gĂ©. Avec lâaide de Dieu.» Comme uneonction. âą
Par ĂLODIE AUFFRAYPhoto AUGUSTIN LE GALL
EN 4 DATES
Novembre 1960 NaissanceĂ MĂ©denine (Tunisie).1973 Sâinstalle Ă Tunis.Avril 1993 Naissancede son fils Yoav.9 janvier 2015 Perd son filslors de la prise dâotagesde lâHyper Cacher, Ă Paris.
S es yeux noirs plongent et replongent machinalementdans lâĂ©cran de vidĂ©osurveillance posĂ© sur son bu-reau. Comme pour y chercher refuge, pour peut-ĂȘtreabriter des regards la douleur qui se lit dans le sien.
En tout cas, ce nâest pas la crainte, «je nâai pas peur», balaievivement Batou Hattab. Les deux camĂ©ras, quâil a fait instal-ler aprĂšs la rĂ©volution, gardent lâĆil sur lâentrĂ©e de la petiteĂ©cole juive quâil dirige, rue de Palestine, Ă Tunis. Une discrĂštemaison blanche sans enseigne, gardĂ©e par deux policiers,dans le quartier Lafayette. Le pĂšre de Yoav Hattab, tuĂ© lorsde la prise dâotages de lâHyper Cacher, le 9 janvier Ă Paris,essaie de tromper son chagrin dans le travail. SitĂŽt rentrĂ©en Tunisie, aprĂšs lâenterrement Ă JĂ©rusalem, Batou Hattabest revenu Ă son office. «Câest trĂšs difficile pour moi en cemoment, mais je dois ĂȘtre lĂ , il y a le bac et le brevet blancs bien-tĂŽt», raconte-t-il.Rabbin officiant Ă la grande synagogue de Tunis, Ă quelquesrues dâici, lâhomme trouve Ă©galement un peu de consolationdans sa foi, «parce que jâai une confiance absolue dans le bonDieu». Il jure de ne jamais pardonner aux assassins de Paris,
Ce religieux tunisien, directeur dâune Ă©cole juive, a perduson fils Yoav lors de la prise dâotages de lâHyper Cacher.
Le chagrin du rabbin
LIBĂRATION LUNDI 23 FĂVRIER 2015
Chaque di-manche, câestle mĂȘme bal-let. Au petitjour, des co-hortes se for-ment prĂšs dela grande
horloge, au centre de Tunis, avantdâembarquer dans lâun des bus sta-tionnĂ©s le long des trottoirs. La«Mongela», comme on lâappelle,est le principal point de rendez-vous des nombreux groupes derandonneurs qui ont Ă©clos avec larĂ©volution. Ce matin gris du15 mars, lâAssociation tunisiennedes randonneurs (ATR) met le capvers Testour, une bourgade duNord-Ouest. Au programme :14 kilomĂštres dans les vallonne-ments du jebel AĂŻn Younes.Le minibus sâenfonce peu Ă peudans la cambrousse, sâĂ©lĂšve dansles collines recouvertes de forĂȘts etde champs de blĂ© encore vert, tres-saute sur les routes cabossĂ©es. Ason bord, 25 randonneurs: des in-gĂ©nieurs, des diplĂŽmĂ©s au chĂŽ-mage, une courtiĂšre en rĂ©assu-rance, une prof⊠La plupart nâontpas 30 ans. Ils sont là «pour changerdâair aprĂšs une semaine de boulot»,explique Soufien, ingĂ©nieur dansune multinationale venu avec uncollĂšgue. «Pour lâeffort physique etpour faire de nouvelles connaissan-ces», ajoute Imen, la courtiĂšre,pimpante dans son survĂȘt rose pĂ©-tant. «Pour sortir du stress, de lapollution», Ă©numĂšre Ines, qui a en-traĂźnĂ© son copain. Ou tout simple-ment «par amour de la nature», ditSameh.
Mutinerie douceSurtout, beaucoup y trouvent lemoyen de mieux connaĂźtre le pays.Comme pour rĂ©parer cette fracture,rĂ©vĂ©lĂ©e par la rĂ©volution, entredeux Tunisie: celle des grandes vil-les et des cĂŽtes, relativement dĂ©ve-loppĂ©e, et celle de lâintĂ©rieur, mar-ginalisĂ©e et rĂ©voltĂ©e. «Peut-ĂȘtrequâon se sent plus libres, quâon a lesentiment que ce pays nous appar-tient de nouveau et que câest Ă nousde le dĂ©couvrir⊠Il y a quelque chosedans lâinconscient collectif qui nouspousse Ă randonner», philosopheEmna Esseghir, la secrĂ©taire gĂ©nĂ©-rale de lâassociation. Communi-cante dans une entreprise publique,elle sâest amusĂ©e Ă compter: elle arecensĂ© plus de cent groupes tuni-siens de randonnĂ©e sur Facebook.A Tunis surtout, mais aussi Ă Sousse, Sfax ou Hammamet⊠tou-tes les grandes citĂ©s du littoral.La vogue est nĂ©e dans lâeuphoriedes premiers mois de 2011. Quel-ques jeunes organisent les premiĂš-res excursions, des noyaux secrĂ©ent, et le phĂ©nomĂšne se pro-page. «Les photos de paysagespubliĂ©es sur les rĂ©seaux sociaux ont
Par ĂLODIE AUFFRAYCorrespondante Ă TunisPhotos NICOLAS FAUQUĂ RandonnĂ©e
La TunisiesâĂ©lĂšve et marche
attraper par les flics pour rien et derester en dĂ©tention pendant deux outrois jours. Maintenant, on nâa pluspeur. Il y a plus de transparence,câest plus facile de communiquer avecla garde nationale pour organiser lesexcursions», souligne Soufien.Le bus largue ses passagers enpleine campagne. Au bord de laroute, le guide les attend en uni-forme kaki. Aujourdâhui, commetrĂšs souvent, câest le garde fores-tier local qui conduira la marche.La soixantaine fringante, Rejeb Ar-faoui, dit «oncle Rejeb», connaĂźtle coin comme sa poche. Une ex-pertise indispensable : la Tunisierandonneuse en est encore Ă sespremiers pas et il nây a quasimentpas de sentiers balisĂ©s dans le pays,ni de topoguide. Ăa ne freine pasles ardeurs exploratrices. En con-clusion de sa charte, lâATR convo-que lâancĂȘtre carthaginois Hanni-bal traversant les Alpes : «Noustrouverons un chemin⊠ou nous encrĂ©erons un.»
Groupes armĂ©sOncle Rejeb sâĂ©lance dâun pas al-longĂ©. Il veut dâabord faire un dĂ©-tour pour montrer des vieilles pier-res au beau milieu dâun champdâoliviers. On distingue une sortede bassin, un bout de portique⊠Desruines romaines, explique le guide,«il y en a partout jusquâĂ Dougga»,la citĂ© antique classĂ©e au patrimoinemondial de lâUnesco, situĂ©e Ă unevingtaine de kilomĂštres. «On est surle trajet de lâancienne route romaine,la voilĂ !» poursuit-il un peu plusloin en montrant un vague aligne-ment de pavĂ©s enfouis dans les her-bes. «Câest dommage quâon ne lâaitpas conservĂ©e, cette route», soupireDorra, la doyenne du groupe, quidigresse sur un conseil de lecture,le Retour de lâĂ©lĂ©phant, un ouvrage deAbdelaziz Belkho-dja (2005) «pour lesTunisiens amoureuxde leur histoire etdéçus par ce quâelleest devenue», «unrĂȘve sur ce quâauraitpu ĂȘtre ce pays».Le chapelet desmarcheurs com-
Depuisla rĂ©volutionde 2011, lesjeunes citadinsdĂ©couvrentla randonnĂ©e.Une maniĂšredâexplorerdes rĂ©gionsmarginalisĂ©eset de rĂ©parerles fracturesdu pays malgrĂ©la menacejihadiste.attirĂ© les gens», note Soufien, lâin-gĂ©nieur, qui a coordonnĂ© le clubrando de son universitĂ©, lâun desnombreux crĂ©Ă©s dans les facs.Ahmed, 24 ans, sây est mis en dĂ©-cembre. Avant, comme la plupartdans le groupe, jamais ou presqueil ne sâĂ©tait aventurĂ© dans les ter-res. «Je suis en train de dĂ©couvrirmon pays, jubile ce diplĂŽmĂ© en ci-nĂ©ma. A part la capitale, les grandesvilles et les lieux touristiques commeHammamet et Djerba, je ne le con-naissais pas. Câest une façon de merĂ©concilier avec lui. La randonnĂ©edonne une autre image de la Tunisie,pas seulement celle des piscines etdes hĂŽtels.» La virĂ©e dominicale ala saveur dâune douce mutinerie,explique-t-il : «On entend tout letemps, dans nos familles notamment,quâil nây a pas de sĂ©curitĂ©, quâil nefaut pas sortir la nuit, pas aller dansles montagnes⊠Depuis notre en-fance, pour nous protĂ©ger, on nousfait peur.»«Avant, on nâavait pas le goĂ»t delâaventure. On avait peur de se faire
mence Ă sâenfoncer dans la forĂȘt.Ăa sent le pin dâAlep et le romarin.Parfois, oncle Rejeb sâarrĂȘte pourexpliquer les bienfaits de lâortie oupour dĂ©terrer des «cornes de grand-mĂšre», sortes de mini-artichautscomestibles. Soudain, tout est griscendre, les arbres sont calcinĂ©sâŠune parcelle ravagĂ©e par un incen-die en 2012. Volontaire, dâaprĂšs legarde forestier : une histoire deconflit entre lâEtat et le propriĂ©-taire, «mais rien nâa jamais pu ĂȘtreprouvĂ©. Il y a aussi ceux qui viennentdans la forĂȘt pour boire ou faire
dâautres choses, et qui jettent leursmĂ©gots sans faire attention». «Toutela dorsale tunisienne [la successionde petits massifs qui traverse lepays dâest en ouest, ndlr] a Ă©tĂ© vic-time de ce genre dâincendies aprĂšs larĂ©volution», explique Emna. Detemps en temps, lâATR organise desopĂ©rations de reboisement.Par moments, on progresse rapide-ment sur un bout de chemin agri-cole ou sur les pistes que formentles lignes coupe-feu. Le plus sou-vent on crapahute dans les escar-pements boisĂ©s en esquivant lesbranches dâarbres. Dans le sillagedâoncle Rejeb, rien nâest un obsta-cle. On franchit les oueds et les ra-res clĂŽtures, on coupe Ă travers leschamps dâoliviers, on pĂ©nĂštre lespĂąturages sous les aboiements deschiens de berger. Sur lâune des ci-mes du jebel, le panorama en toilede fond, les randonneurs sacrifientĂ la photo de groupe rituelle, mas-
sĂ©s derriĂšre le dra-peau tunisien,comme pour mar-quer la conquĂȘtedâun nouveau pande territoire. Unterrain de jeu rĂ©-duit ces deux der-niĂšres annĂ©es parlâessor de groupes
armĂ©s, actifs surtout dans les hau-teurs les plus proches de la frontiĂšrealgĂ©rienne. La zone, qui recĂšleparmi les plus beaux endroits pourrandonner, est devenue le thĂ©Ăątredâune lutte asymĂ©trique entre jiha-distes et forces de sĂ©curitĂ©. Quelque80 soldats et policiers ont Ă©tĂ© tuĂ©sdans des attaques.Il faut donc composer : les montsChaambi, cĆur du maquis jiha-diste, sont blacklistĂ©s pour le mo-ment. Toutes les randos sont dĂ©-clarĂ©es aux autoritĂ©s. «Plusieursfois on a dĂ» dĂ©caler parce que la
garde nationalemenait une opĂ©-ration de ratis-sage dans la zonechoisie», expli-que Emna, quinâa «pas peur»pour autant. «Ilne faut pas leur
laisser le terrain. Si on est des cen-taines chaque week-end Ă partir dĂ©-couvrir les montagnes, ils nâaurontpas la possibilitĂ© de sây entraĂźner»,dit-elle. «Si le gouvernement nousavait donnĂ© le feu vert Ă nous, lesgens du coin qui connaissons les fo-rĂȘts, tout ça serait rĂ©glĂ© depuis long-temps, fanfaronne oncle Rejeb Ă lasortie dâun champ de fĂšves. Maisils ont choisi de le faire Ă leur ma-niĂšre, alors ça va durerâŠÂ» Troisjours aprĂšs cette randonnĂ©e, leterrorisme frappe au cĆur de lacapitale. Deux jeunes Tunisiensouvrent le feu sur les visiteurs dumusĂ©e du Bardo, faisant 22 morts.
«Plus de rage»Câest le troisiĂšme dimanche aprĂšsle drame et lâassociation Evasions,un autre groupe de marcheurs,nâen a sacrifiĂ© aucun Ă lâĂ©moi. «Onrefuse que ça soit un handicap, ondoit continuer Ă vivre», dĂ©fend Bra-him AbbĂšs, lâorganisateur. «Ăanous donne encore plus de rage pourmontrer que, mĂȘme avec ce quâilsfont, on ne va pas rester cloĂźtrĂ©s cheznous», affirme Manel. Ce jour-lĂ ,Evasions marche du cĂŽtĂ© de Kai-rouan, Ă deux heures au sud de Tu-nis, dans les collines semi-arides deOueslatia. Une localitĂ© elle aussitouchĂ©e par le terrorisme: cinq de
«Peut-ĂȘtre quâon se sent plus libres,quâon a le sentiment que ce pays nousappartient de nouveau⊠Il y a quelquechose dans lâinconscient collectifqui nous pousse Ă randonner.»Emna Esseghir secrĂ©taire gĂ©nĂ©rale de lâATR
Mer Méditerranée
ALG
ĂRIE
TUNISIE
100 km
Testour
Sfax
Sousse
Tunis
OueslatiaMontChaambi
LIBĂRATION MARDI 12 MAI 201530 âą GRAND ANGLE
ses jeunes sont partis faire le jihaden Libye, un autre en Syrie. Deuxsont morts il y a peu.Les dĂ©bouchĂ©s ne sont pas lĂ©gionpour la jeunesse. Mouna Abdaouiest longtemps restĂ©e au chĂŽmage.Cette diplĂŽmĂ©e en archĂ©ologie de33 ans a intĂ©grĂ© lâan dernier Oues-latia Trip Tour, un groupement desept jeunes entrepreneurs sociauxqui portent un projet dâĂ©cotou-risme avec lâaide dâune ONG. Eva-
sions est venue en soutien : ilsĂ©trennent le «sentier des BerbĂš-res», lâun des quatre circuits con-çus par lâagence. Ce dimanche,câest donc la premiĂšre fois queMouna met en pratique la forma-tion de guide quâelle a reçue. Sonvoile violet nouĂ© en chĂšche letemps de la randonnĂ©e, le bĂąton Ă la main, la discrĂšte jeune femmetente de cadrer le groupe remuant.Elle le conduit sur les pentes du je-
bel Oueslat, puis dans le lit dâunoued assĂ©chĂ© qui forme comme unpetit canyon, avant de reprendreles hauteurs.
Artichaut sauvageQuelques ruines de villages berbÚ-res émaillent le circuit. «Celui-ci aété habité pour la derniÚre foisen 1762. Il y en a sur chaque sommetdu jebel, explique Mouna, juchéesur un muret. Les BerbÚres cher-
chaient la protection et un point desurveillance.» La jeune femme es-pĂšre que le projet attirera des visi-teurs dans cette rĂ©gion Ă lâĂ©cart dutourisme. «On a des peintures ru-pestres, des bassins de lâĂ©poque ro-maine, des vestiges byzantins⊠LarandonnĂ©e peut permettre de faire dĂ©-couvrir la rĂ©gion et de crĂ©er des op-portunitĂ©s Ă©conomiques.»La balade sâachĂšve dans uneclairiĂšre, au bas du jebel, avec un
couscous Ă lâartichaut sauvage,spĂ©cialitĂ© du terroir. Deux musi-ciens de mariage animent le dĂ©jeu-ner sur lâherbe qui vire en nouba.Tout le monde danse. «On est unpeuple qui aime la paix, qui a la joiede vivre. Les terroristes, câest uneminoritĂ© bruyante, ils alimentent no-tre volontĂ© dâaller de lâavant, pro-clame Brahim. Un arbre qui tombefait plus de bruit quâune forĂȘt quipousse.» âą
Dans le secteur agricole et montagneux de AĂŻn Younes, Ă quelques kilomĂštres de Testour en Tunisie, le 15 mars.
Le secteur de AĂŻn Younes le 15 mars. La Tunisie randonneuse en est encore Ă ses premiers pas et doit composer: les monts Chaambi par exemple, cĆur du maquis jihadiste, sont blacklistĂ©s.
LIBĂRATION MARDI 12 MAI 2015 âą 31
Carton dâinvitation en poche,le public se presse dans lestravĂ©es de lâAlhambra, le ci-nĂ©ma de La Marsa, coquettecommune en bord de mer,situĂ©e dans la banlieue nordde Tunis. Ce samedi soir,27 septembre, on y projette
en avant-premiĂšre le nouveau documentaire deNĂ©jib Belkadhi, Sept et demi, une plongĂ©e danslâeffervescence des neuf premiers mois de lâaprĂšs-Ben Ali, de janvier Ă octobre 2011. Le film sâattardesurtout sur la campagne pour lâĂ©lection de lâAs-semblĂ©e constituante: les espoirs et les promessesde lâĂ©poque, lâenthousiasme des nĂ©oĂ©lecteurs, lesobservateurs Ă lâaffĂ»t de la fraude, la dĂ©sorganisa-tion des partis modernistes face Ă la machine desislamistes de Ennahda⊠Et puis, le soir du scrutin,les visages dĂ©confits, quand les premiers rĂ©alisent
Haut-lieude labourgeoisietunisoise,La Marsacraintde revivrele choc dâunevictoiredâEnnahda,dimanche.Dansles galeriesdâart et lesassociationscaritatives,lâheureest Ă lamobilisation.
Contre lâislamisme,lâĂ©lite en luttePar ĂLODIE AUFFRAY Correspondante Ă TunisPhotos AUGUSTIN LEGALL. HAYTHAM
La Marsa est devenue la rĂ©sidencepermanente des grandes famillestunisoises â les beldis â et de lanouvelle gĂ©nĂ©ration de cadres quia Ă©mergĂ© avec lâindĂ©pendance.Les «expats» y sont comme chezeux et, le week-end, les famillesde toutes classes sociales viennenty manger une glace, boire un cafĂ©au Safsaf ou prendre lâair.
Peu importe si la citĂ© compte aussi son lot de quar-tiers populaires et si, comme partout, Ennahda estarrivĂ© en tĂȘte dans tous les bureaux de vote âavecdes scores certes plus faibles quâailleurs. La Marsa,dans le langage courant, «câest moins un territoirequâun concept», Ă©crivait le journaliste Samy Ghor-bal, dans une chronique satirique, parue en 2012.Un concept qui sâĂ©tend aux communes mitoyen-nes se succĂ©dant sur le littoral âCarthage, Sidi BouSaĂŻd et Gammarthâ, voire Ă tous les beaux quar-tiers de la capitale. Et qui dĂ©signe, dans lâimagi-naire collectif, cette bulle dans laquelle Ă©voluerait
ĂLECTIONSEN TUNISIE 1/2
que les seconds arrivent large-ment en tĂȘte.Trois ans plus tard, Ă lâapprochedes Ă©lections (lĂ©gislatives le26 octobre, prĂ©sidentielle le23 novembre), le cinĂ©aste voulait«rafraĂźchir les mĂ©moires». «Jâes-pĂšre que ça nous servira Ă ne pas re-faire les mĂȘmes erreurs, comme sedisperser», soupire Nadia, «pessi-miste», Ă la sortie de lâAlhambra. Ville symbole delâĂ©lite tunisienne, La Marsa ne veut pas revivre la«catastrophe» du 23 octobre 2011.
«On ne connaissait pas plus le paysque les touristes»
«Un choc», «une vraie claque», «un coup de mas-sue», «une surprise accablante», «un trauma-tisme», dĂ©crivent les Marsois. Câest peu dire quela victoire des islamistes, en 2011, avait secouĂ© la«principauté», surnom de cette bourgade du lit-toral tunisois. Ancien lieu de villĂ©giature,
3 km
Golfede Tunis
Tunis
La Marsa
Le Plazza, cafĂ© trĂšs frĂ©quentĂ© par les jeunes de La Marsa. Cette ville du littoral est devenue synonyme dâune sociĂ©tĂ© occidentalisĂ©e qui serait dĂ©connectĂ©e des rĂ©alitĂ©s du pays.
LIBĂRATION MERCREDI 22 OCTOBRE 201428 âą GRAND ANGLE
lâĂ©lite bourgeoise, occidentalisĂ©e, dĂ©connectĂ©e desrĂ©alitĂ©s du pays. Des «zĂ©ros virgule», des «dĂ©chetsde la francophonie» : ainsi ont-ils Ă©tĂ© brocardĂ©s,pĂȘle-mĂȘle, aprĂšs la dĂ©faite.Le choc, donc. «On ne sâattendait pas Ă une si largevictoire. On Ă©tait un peu naĂŻfs, plongĂ©s dans notrebelle rĂ©volution», se souvient lâartiste plasticienneSadika Keskes. «On sâest rendus compte quâon neconnaissait pas les rĂ©gions, quâon ne connaissait pasplus notre pays que les touristes. On dĂ©couvre unerĂ©alitĂ© dont on Ă©tait coupĂ©s. Aujourdâhui, elle nousaveugle», observe Rabaa Ben Achour, universitaireretraitĂ©e, issue dâune grande famille dâoulĂ©mas rĂ©-formistes et membre dâal-Massar, parti de la gau-che intellectuelle.SymptĂŽme de cette rĂ©alitĂ© venue sâimposer Ă La Marsa : ses plages, frĂ©quentĂ©es il y a quelquesannĂ©es encore par les seuls riverains, voient dĂ©-sormais dĂ©barquer, aux beaux jours, les habitantsdes quartiers populaires avec leurs baigneuses ha-billĂ©es qui mettent en minoritĂ© les femmes en bi-kinis. «Les nostalgiques disent quâavant, on pouvaitnager en deux-piĂšces, aujourdâhui de moins enmoins», dit Rabaa Ben Achour, qui trouve la nou-velle donne «difficile mais exaltante. Au moins, ona maintenant le sentiment de pouvoir faire quelquechose pour la gĂ©nĂ©ration suivante». «Jâai dĂ©couvertles Tunisiens, je ne les pensais pas conservateurscomme ça», convient aussi Rim Abdelmoula, quiest allĂ©e sâinscrire dans un parti politique le sur-lendemain des rĂ©sultats. Pas son truc, finalement.Cette mĂšre au foyer, ingĂ©nieure de formation,consacre maintenant son temps Ă une associationcaritative qui procure des fournitures aux Ă©coliers,Ă la rentrĂ©e, et vient en aide Ă des Ă©tudiants dĂ©sar-gentĂ©s.
«On ne pense plus Ă fairela fĂȘte comme avant»
AprĂšs la rĂ©volution, les Ă©lites se sont massivementengagĂ©es dans les partis, mais aussi et surtout dansdes actions sociales et citoyennes: soutien scolaire,associations de mĂ©decins, convois de couvertureset de vĂȘtements chauds lors des grands froids defĂ©vrier 2012⊠«On ne pense plus seulement Ă voya-ger, faire la fĂȘte et sâamuser comme avant», railleYosr Ben Ammar, qui a ouvert la galerie Hope en2013, quelques mois aprĂšs les Ă©meutes dĂ©clenchĂ©espar une exposition jugĂ©e «blasphĂ©matoire» et sui-vie de menaces de mort. «Chacun lutte avec ce quâilconnaĂźt. Pour moi, câest lâart. Câest une des armescontre lâobscurantisme», expose-t-elle.Sadika Keskes, elle, essaye de monter une coopĂ©-rative pour les tisserandes de Foussana, une bour-gade dans les montagnes de lâOuest, et les aide Ă moderniser leur production. Rabaa Ben AchourprĂ©side lâassociation de dĂ©fense des valeurs uni-versitaires, crĂ©Ă©e Ă lâorigine pour soutenir le doyende la facultĂ© de la Manouba, Habib Kazdaghli, auxprises avec lâactivisme violent dâĂ©tudiants jihadis-tes. Un Ă©pisode clos, mais le collectif se proposemaintenant «de sensibiliser les Ă©tudiants Ă la ci-toyennetĂ© et la culture, pour essayer de contrer le repliidentitaire».«Le changement passe par lâenfance. Câest un enga-gement de long terme, pour que la gĂ©nĂ©ration suivantesoit plus ouverte, plus Ă©duquĂ©e», explique Lotfi Ha-madi, installĂ© dans lâun des fauteuils du Factory,le bar lounge quâil dirige. Grandi en France, cebeau gosse de 38 ans a emmĂ©nagĂ© en banlieueNord quelques mois aprĂšs la chute de Ben Ali,animĂ© par «le devoir de participer Ă la construction»de la nouvelle Tunisie, «persuadĂ© que le pays a be-soin des Tunisiens qui ont acquis une expĂ©rience Ă lâĂ©tranger». Il a montĂ© une association, GĂ©nĂ©rationlibertĂ©, qui travaille Ă amĂ©liorer les conditions devie dans lâinternat dâun collĂšge. Déçu par les par-tis, comme beaucoup, il estime que «la vraie politi-que, câest la sociĂ©tĂ© civile. Câest elle qui agit, trouvedes solutions». Combien de fois, pendant le rĂšgnedâEnnahda, a-t-il fallu descendre au centre-villede Tunis pour manifester, tantĂŽt sur lâavenueBourguiba, devant lâAssemblĂ©e nationale auBardo, ou le tribunal Ă Bab Bnet, tantĂŽt pour dĂ©-fendre les droits de la femme, la libertĂ© dâexpres-
sion, ou rĂ©clamer la chute du rĂ©gime ? «On les aeus, ils nâont rien pu faire», triomphe Sadika Kes-kes.Mais voilĂ , les craintes ressurgissent du retour desislamistes: entre les fusions, les scissions et les al-liances dĂ©composĂ©es, le camp moderniste se prĂ©-sente de nouveau en rangs Ă©pars. Toutefois, Ă ladiffĂ©rence de 2011, il a son champion: le parti NidaTounes («lâappel de la Tunisie»), chouchou dessondages. FondĂ©e en 2012, cette formation rĂ©unitdes militants de gauche, des syndicalistes, des in-dĂ©pendants et des responsables de lâancien rĂ©-gime. Un attelage hĂ©tĂ©roclite, qui surfe sur le rejetdâEnnahda et sur la popularitĂ© de son leader, BĂ©jiCaĂŻd Essebsi. Ministre sous Bourguiba, chef dugouvernement de transition aprĂšs la rĂ©volution,«Bajbouj» est, Ă 88 ans, candidat Ă la prĂ©siden-tielle. Le patriarche a conquis une bonne partie deLa Marsa. «Câest une zone acquise Ă Nida TounesmĂȘme si la bipolarisation de lâĂ©lectorat y est encoreplus claire quâailleurs», assure le politologue Ha-madi Redissi, Ă©galement membre du parti et rĂ©si-dent de la citĂ©.Sono Ă fond, de bon matin, sur la corniche de Mar-sa-plage. Ce dimanche 12 octobre, Nida Tounes faitcampagne dans son fief: la section locale organiseune «course vers la victoire». Une centaine de jeu-nes militants sâĂ©lancent. Au micro, le speakerchauffe lâassistance Ă coups de «BĂ©ji prĂ©sident».«On a besoin de quelquâun de fort, qui a de lâexpĂ©-rience, pour tenir le gouvernement», juge Lilia, ve-nue en supportrice. Câest surtout le terrorisme etlâanarchie post-rĂ©volution qui inquiĂštent cetteuniversitaire Ă la retraite. «BĂ©ji va sauver lâavenirde la Tunisie», tranche une Ă©tudiante, prĂ©occupĂ©epar la sĂ©curitĂ© et surtout «les droits des femmes».«La plupart des gens ici estiment quâil est le seul va-lable pour diriger le pays», observe SaĂŻd Sahli, pa-tron de la section et ancien PDG dâentreprises pu-bliques.
«Câest un votede salut public»
Dans les salons marsois, le dĂ©bat se focalise dĂ©sor-mais sur le «vote utile». «Il y a trois ans, on a votĂ©avec le cĆur, et nos voix ont Ă©tĂ© perdues. Aujourdâhui,il faut un grand parti, qui gagne le maximum de voixet batte Ennahda», tranche Moez Bourguiba, petit-fils de lâancien prĂ©sident et membre du Conseil na-tional du parti. Plusieurs intellectuels ont appelĂ©Ă ne pas sâĂ©parpiller et Ă choisir Nida Tounes,comme Abdelwahab Meddeb : «Câest un vote desalut public, Ă©crit lâessayiste sur son compte Face-book. Nous sommes devant le choix entre dâune partune sociĂ©tĂ© ouverte, dynamique, adaptĂ©e aux mĆursdu notre siĂšcle [âŠ] et, dâautre part, une sociĂ©tĂ© close,rĂ©gressive, archaĂŻque, engluĂ©e dans la confusion entrereligion et politique.»«Nous sommes Ă la croisĂ©e des chemins, face Ă deuxprojets de sociĂ©tĂ© diffĂ©rents», fait aussi valoir SaĂŻdAĂŻdi, tĂȘte de liste dans la circonscription Tunis 2,lĂ oĂč se concentrent les beaux quartiers. Lâargu-ment, martelĂ©, fait particuliĂšrement mouche danscette partie de lâĂ©lectorat, soucieuse de «prĂ©serverles acquis du bourguibisme», Ă lâimage de Lotfi al-Hafi, patron de lâemblĂ©matique librairie Mille-feuilles, autre institution marsoise. «Une questionde survie», pour ce sympathisant dâel-Massar: «Jene pourrais pas continuer Ă travailler avec Ennahdaau pouvoir, ce serait la censure», croit-il. Dans savitrine, oĂč somnole un matou roux, se cĂŽtoientdes ouvrages sur la rĂ©volution tunisienne, un re-cueil des PoĂšmes bachiques et libertins dâAbĂ»NuwĂąs, un Coran pour les nuls et des essais sur lâis-lam. «Ils se vendent trĂšs bien, raconte le libraire.Les gens essaient de comprendre, on est un peudĂ©passĂ©s.»«Le problĂšme de lâidentitĂ© de la sociĂ©tĂ© a Ă©tĂ© tranchĂ©par la Constitution. Il faut arrĂȘter les querelles idĂ©olo-giques, elles nâintĂ©ressent pas le peuple», rĂ©torqueAbdelfattah Mourou, une figure dâouverturequâEnnahda a choisie comme tĂȘte de liste dans lacirconscription. Au final, les adversaires pour-raient bien ĂȘtre acculĂ©s Ă la cohabitation: selon lespronostics, aucun nâaura la majoritĂ©. âą
Lotfi Hamadi, gĂ©rant du Factory et fondateur de lâassociation GĂ©nĂ©ration libertĂ©.
Le Safsaf, rendezÂvous de toutes les classes sociales.
Autre institution marsoise, la librairie Millefeuilles.
A la sortie de la projection de Sept et demi, documentaire sur lâaprĂšsÂBen Ali.
LIBĂRATION MERCREDI 22 OCTOBRE 2014 âą 29
AlâentrĂ©e de la ville, untag prĂ©vient, en an-glais et en couleur :«Nous sommes la rĂ©-volution». Plus loin,un barrage de police.Les agents contrĂŽlentles entrĂ©es et les sor-
ties, examinent parfois les coffres et les pa-piers. Il y a presque quatre ans, les habitantsde Kasserine se soulevaient contre le rĂ©gimede Ben Ali et la rĂ©pression sanglante de lapolice. Aujourdâhui, celle-ci boucle en per-manence cette citĂ© de 80000 habitants, auxconfins ouest de la Tunisie.Kasserine est passĂ©e dâun symbole Ă unautre. En 2011, elle a payĂ© le plus lourd tribut
Par ĂLODIE AUFFRAYEnvoyĂ©e spĂ©ciale Ă KasserinePhotos AUGUSTIN LEGALL. HAYTHAM
Ciblée depuis trois ans par des attaques jihadistes, la ville symbole de la révolutionvit sous surveillance. Mais la hantise de ses habitants reste le chÎmage des jeunes.
Kasserine,entre tirs et martyrs
ĂLECTIONS EN TUNISIE 2/2
Ă la rĂ©volution: selon une commission dâen-quĂȘte, 21 personnes ont Ă©tĂ© tuĂ©es et quelque600 autres blessĂ©es, entre le 8 et le 12 janvier.Un bain de sang qui avait fait basculer toutle pays dans la colĂšre.DĂ©sormais, ce sont les sol-dats et les gendarmes que lemodeste hĂŽpital rĂ©gionalvoit dĂ©filer. Une trentainesont morts au montChaambi, le massif qui do-mine la ville, fauchĂ©s par desmines artisanales ou assassi-nĂ©s dans des embuscadestendues par les jihadistes quiy ont pris le maquis. VoilĂ deux ans que lesforces de sĂ©curitĂ© y pourchassent la «brigadeOqba ibn-Nafaa», liĂ©e Ă Aqmi, composĂ©e dequelques dizaines de combattants, principa-lement algĂ©riens et tunisiens. Chacune de sesattaques provoque lâĂ©moi dans tout le pays,
A Kasserine, «la ville la plus menacĂ©e par les actes terroristes», selon le ministĂšre de lâIntĂ©rieur, la police a renforcĂ© ses contrĂŽles sur les axes principaux.
comme celle du 16 juillet : quinze militairesont Ă©tĂ© tuĂ©s. A lâapproche des Ă©lections, lescraintes se ravivent. Le calme prĂ©vaut depuisplusieurs semaines, mais «Kasserine est la
ville la plus menacĂ©e par lesactes terroristes», prĂ©venaitjeudi le ministre de lâIntĂ©-rieur Lotfi Ben Jeddou, endĂ©placement dans lâOuest.Pourtant, Ă lâheure des urnes,les Kasserinois citent rare-ment la sĂ©curitĂ© en tĂȘte deleurs prĂ©occupations. «Lesgens se sont habituĂ©s auxcoups de feu, aux opĂ©rations
militaires. Ils sâintĂ©ressent plutĂŽt Ă leur quoti-dien», observe Walid Bennani, tĂȘte de listedâEnnahda dans la circonscription. Les prio-ritĂ©s nâont pas changĂ©, depuis la rĂ©volu-tion :«Le dĂ©veloppement, lâĂ©quilibre entre lesrĂ©gions», dit une jeune maman. «Que Kasse-
MerMéditerranée
ALGĂRIE
LIBYE
TUNISIE
200 km
TunisKasserine
rine devienne comme Sousse ou Hammamet»,les cités touristiques de la cÎte, renchérit Sa-mir, 26 ans. Et, bien sûr, ajoute-t-il, «du tra-vail pour les jeunes».
«Moins motivĂ©s quâen 2011»La rĂ©alitĂ© non plus nâa pas tellement changĂ©:Kasserine demeure cette ville marginalisĂ©e,qui vit de la contrebande avec lâAlgĂ©rie voi-sine et ne compte quâune seule grande usine,la sociĂ©tĂ© publique de fabrication de papier.A part Benetton, qui sâest agrandi, aucuneentreprise ne sâest installĂ©e dans la petitezone industrielle, situĂ©e au pied de Chaambi.MĂȘme les projets publics tardent Ă sortir deterre: lâautoroute de lâOuest, les pistes agri-coles, les Ă©coles⊠Le chĂŽmage dĂ©passe les26%, contre 15% au niveau national.Sur lâartĂšre principale du centre-ville, les af-fiches Ă©lectorales occupent de grands pan-neaux publicitaires. «Le 26 octobre, je choisis
La cité reste marginalisée, avec 26% de chÎmeurs, contre 15% au niveau national. Autre record: 69 listes sont en lice pour les législatives de dimanche.
LIBĂRATION JEUDI 23 OCTOBRE 201430 âą GRAND ANGLE
«donne raison aux jeunes qui ont peur de nous.Lâancien rĂ©gime a laissĂ© une mauvaise image.Mais chez nous, on nâa pas acceptĂ© les corrom-pus, seulement les propres».
«Jâai beaucoup dâargent!»Retour Ă la citĂ© Ezzouhour, sur la place desMartyrs qui en marque lâentrĂ©e. TĂȘte de listede Nida Tounes dans la circonscription, Ka-mel Hamzaoui, 71 ans, descend de sa grosseberline noire et, entourĂ© dâune grappe de jeu-nes mobilisĂ©s pour faire cortĂšge, grimpe aumausolĂ©e Ă©rigĂ© par les habitants en mĂ©moiredes victimes de la rĂ©volution. Le symbole estfort: lâhomme dâaffaires, patron dâune usinedâemballages Ă lâentrĂ©e de la ville, Ă©tait uncacique du RCD, lâancien parti hĂ©gĂ©monique,honni par les rĂ©volutionnaires.Les esprits nâont pas lâoccasion de sâĂ©chauf-fer. Le temps de chanter lâhymne national,de rĂ©citer la fatiha, et la petite foule plie baga-ges, direction le meeting organisĂ© dans uncafĂ© Ă lâautre bout de la ville. «Tous mes res-pects aux jeunes dâEzzouhour, câest vous quiavez donnĂ© le plus pour faire tomber le systĂšmeBen Ali», commence le candidat, qui se prĂ©-sente comme une victime du prĂ©sident dĂ©-chu : tombĂ© en disgrĂące Ă la fin des an-nĂ©es 90, il a fait quatre ans de prison : «Jevoulais dĂ©velopper la rĂ©gion, mais le rĂ©gime mâabloquĂ©. Jâai beaucoup dâargent, je suis popu-laire. Je ne cherche pas le pouvoir ni le salaire,je veux juste aider Kasserine.»«Nida est la solution, Hamzaoui, tu es leseul !», chante lâauditoire. Le magnat, qui arepris en aoĂ»t la tĂȘte du club de foot local,vingt ans aprĂšs lâavoir portĂ© en premiĂšre di-vision, invite Ă venir au stade, Ă chanter lesslogans tribaux autrefois interdits, flatte lafibre rĂ©gionaliste. Mohamed, infirmier, enest convaincu : «Câest lâenfant de la rĂ©gion,câest lui qui va la dĂ©velopper.» Dans lâassis-tance, un jeune interpelle: «Monsieur Kamel,on est avec vous, on va vous faire gagner. Maisdans un an, on veut voir le rĂ©sultat. Sinon, onva vous dĂ©gager.» âą
la premiĂšre fois par Aqmi. Depuis ce revers,la police multiplie les descentes Ă la citĂ© desFleurs, dâoĂč sont originaires plusieurs desmaquisards. «On a augmentĂ© les assauts surleurs maisons, leurs proches, leur voisinage,explique le colonel Belaid. Câest un moyen depression, de harcĂšlement, pour quâils ne pensentplus rendre visite Ă leur famille, comme ça sepassait avant. On a arrĂȘtĂ© beaucoup de mondeet ils ont plus de difficultĂ©s Ă sâapprovisionner.»Mais le cadre policier le reconnaĂźt: «La solu-tion sĂ©curitaire ne suffira pas. Il faut que lâEtatintervienne rapidement dans ces quartiers. Ces
terroristes, ce sont des victimes dela pauvretĂ©. Le plus vieux est nĂ© en1987, les autres ont 20 ans, 21 ans,soupire-t-il. Ici, les jeunes ontdeux pistes : Ă droite, lâalcool ; Ă gauche, la montagne.»«Il nây a pas de terroristes Ă Kas-serine ! On ne voit rien, on nâen-tend rien, que les cartouches des
policiers qui prennent les gens pour des terro-ristes», sâĂ©nerve la mĂšre dâOns Dalhoumiqui ne se lĂšve plus de son matelas, posĂ© dansle salon. Dans la nuit du 22 aoĂ»t, sa fille, toutjuste bacheliĂšre, a Ă©tĂ© tuĂ©e lors dâune ba-vure, ainsi quâune cousine: elles rentraientdâun cafĂ© quand des hommes en noir ontsurgi sur la route. Chacun a pris lâautre pourun terroriste, les policiers ont fait feu. Au-delĂ de ce drame, lâidĂ©e est rĂ©pandue Ă Kas-serine : «Beaucoup de gens nâarrivent pas Ă comprendre lâorigine de ce terrorisme. Ils di-sent que câest une mise en scĂšne pour fairepression sur le peuple, le pousser Ă voter tel outel», explique Adnen Zorgui, engagĂ© danslâassociatif.La dĂ©gradation de la situation profite aux an-ciens responsables du rĂ©gime de Ben Ali. Untemps infrĂ©quentables, plusieurs se sont por-tĂ©s candidats, notamment au sein de NidaTounes ( «Appel pour la Tunisie»). Ce partiveut «rĂ©tablir lâEtat, lâordre, la discipline, lepatriotisme», explique Mohamed Rachdi,numĂ©ro 3 sur la liste. Cet ancien gouverneur
tion prĂ©ventive. «Ils sont tous sortis de prison,gronde Wael. Le tribunal militaire dit quâil nâya pas de preuves pour les condamner. Il a de-mandĂ© le registre des communications tĂ©lĂ©pho-niques, le nom des agents envoyĂ©s en renfort. LeministĂšre de lâIntĂ©rieur a rĂ©pondu quâil nâavaitpas ces dossiers.» Pour lui, câest clair, il y aeu un arrangement politique.La cohabitation entre policiers et habitantsest longtemps restĂ©e dĂ©licate. Mais, avec lamontĂ©e du terrorisme, les forces de lâordreont repris de lâaplomb. «Les gens ont comprisque le terrorisme sâĂ©tait dĂ©veloppĂ© Ă cause du
vide sĂ©curitaire», Ă©value le colonel Lotfi Be-laid, le chef du district. «AprĂšs la rĂ©volution,les policiers ont eu peur du peuple. Ils veulentrevenir comme avant, quand ils Ă©taient leschefs, sâĂ©nerve Wael. Les jeunes deviennentterroristes Ă cause des problĂšmes sociaux, de lapression psychologique, de la violence policiĂšre.Câest lâEtat, la cause du terrorisme !» Cet Ă©tĂ©,lâune de ses vagues connaissances, autrefois«un Ă©tudiant normal», a Ă©tĂ© tuĂ© dans un raidcontre une caserne.
«Câest lâalcool ou la montagne»A lâentrĂ©e de la citĂ© Ezzouhour, vaste quartierpopulaire, Ă©picentre des manifestations, lacaserne de la Garde nationale, incendiĂ©e, estrestĂ©e des mois en lâĂ©tat. Elle a maintenantdes allures de forteresse. La rue Ă lâarriĂšre estbarricadĂ©e: câest lĂ que se trouve la maisonde la famille du ministre de lâIntĂ©rieur. Le27 mai, quatre agents qui montaient la gardeont Ă©tĂ© tuĂ©s dans une fusillade qui a durĂ©quarante-cinq minutes. Encore une attaquedes jihadistes de Chaambi, revendiquĂ©e pour
la Tunisie que jâaime», tente de convaincrelâune dâelles. Moez, 30 ans, va voter pour lapremiĂšre fois, mais ne sait toujours pas pourqui. Ce prof de lâenseignement techniquevoudrait «des nouveaux partis», qui laissentla place «aux jeunes, aux vraies compĂ©tences».Devant le mur dĂ©diĂ© Ă la propagande Ă©lecto-rale, il va de case en case. A Kasserine, il y alâembarras du choix: 69 listes sont en com-pĂ©tition dans la rĂ©gion, un record national.Car ici, beaucoup dâindĂ©pendants tententleur chance. «Les partis sont mal vus Ă Kasse-rine», explique Walid Bennani. ParticuliĂšre-ment les deux favoris, Ennahda et Nida Tou-nes, parti rassemblant diverses composanteslaĂŻques. Pour Samir, câest clair: ça ne sera nilâun ni lâautre. «A part la couleur, ils sont pa-reils», estime le jeune homme.Combien iront mĂȘme voter? «Les gens sontmoins motivĂ©s quâen 2011», reconnaĂźt AdelGassoumi, le coordinateur rĂ©gional de lâins-tance Ă©lectorale. La campagne dâinscriptionau registre des Ă©lecteurs nâa pas rameutĂ©grande monde. AprĂšs lâattaque meurtriĂšre dejuillet, il y a eu un sursaut. «Les gens se sontdit que pour Ă©radiquer le terrorisme, il fallaitfaire ces Ă©lections», assure lâadministrateur.Wael Karafi, 24 ans, ne votera pas, pas plusquâen 2011. Il «nâa pas confiance» dans lespartis et reste en colĂšre contre «le systĂšme deBen Ali», qui est «toujours lĂ , comme sâil nâyavait pas eu de rĂ©volution». Il y a perdu sajambe droite. Le 9 janvier 2011, il a pris uneballe dans les manifestations et a Ă©tĂ© amputĂ©.«Il faut lâaccepter», sâest-il rĂ©signĂ©.Wael ne digĂšre pas, en revanche, le sort clĂ©-ment fait aux responsables de la rĂ©pression.Il a suivi de prĂšs leur procĂšs, au tribunal mili-taire. «Du thĂ©Ăątre», estime-t-il. Outre lâex-prĂ©sident, jugĂ© par contumace, vingt-deuxcadres sĂ©curitaires comparaissaient, du chefde commissariat au ministre de lâIntĂ©rieur.La cour a prononcĂ© des peines de huit Ă quinze ans de prison. En appel, le 12 avril, lescondamnations ont Ă©tĂ© ramenĂ©es Ă deux outrois ans, soit le temps dĂ©jĂ passĂ© en dĂ©ten-
«Ces terroristes, ce sont des victimes dela pauvretĂ©. Le plus vieux est nĂ© en 1987,les autres ont 20 ans, 21 ans. Ici, les jeunesont deux pistes: Ă droite, lâalcool;Ă gauche, la montagne.»Un cadre policier de Kasserine
La cité reste marginalisée, avec 26% de chÎmeurs, contre 15% au niveau national. Autre record: 69 listes sont en lice pour les législatives de dimanche. Chez Ons Dalhoumi, abattue par une patrouille de police, cet été.
LIBĂRATION JEUDI 23 OCTOBRE 2014 âą 31
NidaaTounes,fragilevainqueurLe jeune parti tunisien, coalition hĂ©tĂ©roclite construite autour de lâopposition aux islamistes,devance Ennahdha de 16 siĂšges. Mais manque encore dâalliĂ©s pour former un gouvernement.
C ette fois, câest officiel: se-lon les rĂ©sultats prĂ©limi-naires, enfin annoncĂ©smercredi, le parti
Nidaa Tounes arrive en tĂȘtedes lĂ©gislatives, avec 85 siĂš-ges emportĂ©s sur 217. Sans ma-joritĂ©, mais avec une confortableavance sur les islamistes dâEn-nahdha, qui en dĂ©croche 69.Les dirigeants de Nidaa Tounes segardent toutefois de triompher. «Lavictoire est une responsabilitĂ© plusquâautre chose, il faut garder les piedssur terre. On nous donne une chance,pas carte blanche», analyse Khe-maĂŻs Ksila, membre de la direction.Il nâempĂȘche, Nidaa Tounes a rem-portĂ© son premier pari: permettreune alternance, faire contrepoids Ă Ennahdha qui, aprĂšs les Ă©lectionsdu 23 octobre 2011, semblaient pou-voir garder lâascendant pour unlong moment, face Ă un camp mo-derniste dĂ©sorganisĂ©. En moins dedeux ans dâexistence, «lâAppel dela Tunisie» sâest imposĂ© comme lapremiĂšre force politique du pays.«Comment expliquer quâun partiĂ©merge en si peu de temps, sinon par
lâinquiĂ©tude?» souligne le constitu-tionnaliste Ghazi Gherairi. LancĂ©au printemps 2012, Nidaa Tounes aprospĂ©rĂ© sur la peur des islamisteset leurs Ă©checs au pouvoir. Le mou-vement a matraquĂ© les mĂȘmes
messages : lâincompĂ©tencedâEnnahdha et de ses alliĂ©s,leur laxisme dans la lutte
contre le terrorisme, leur «obscu-rantisme» supposĂ©.Un positionnement qui a payĂ©, dansles urnes. Nidaa Tounes a rĂ©coltĂ©lâadhĂ©sion dâune partie des Tuni-siens, soucieux de barrer la route Ă lâislamisme, notamment en votant«utile» au dĂ©triment des autres for-mations modernistes. Le mouve-ment a Ă©galement «bĂ©nĂ©ficiĂ© du votesanction de larges franges de la popu-lation prĂ©occupĂ©es par la baisse deleur niveau de vie, nostalgiques delâordre et de la sĂ©curitĂ©, lassĂ©es de lapolitique politicienne», dĂ©crypte Mi-chaĂ«l BĂ©chir Ayari, analyste pourlâInternational Crisis Group.Le parti agrĂšge des figures de gau-che comme des libĂ©raux, desleaders syndicaux comme deshommes dâaffaires, une plĂ©iade demilitants novices, des personnalitĂ©sindĂ©pendantes et plusieurs minis-tres du premier gouvernement de
transition, en 2011. Des opposantsĂ lâancien rĂ©gime y cĂŽtoient desmembres de lâex-RCD, le parti hĂ©-gĂ©monique sous Ben Ali, dissousaprĂšs sa chute. Ces derniers sontplutĂŽt dâanciens responsables lo-caux, prĂȘts Ă se recycler, que des fi-gures nationales trop connotĂ©es.Les «RCDistes» forment aussi unebonne partie des troupes dans lesrĂ©gions, tandis que les autres com-posantes dominent la direction. Lepoids de chacune des tendancesreste inconnu : le parti nâa jamaistenu de congrĂšs, ce qui pourrait sefaire lâĂ©tĂ© prochain.
PATRIARCHE. Lâattelage est cimentĂ©par la personnalitĂ© charismatiquede son prĂ©sident-fondateur, BĂ©jiCaĂŻd Essebsi. «Bajbouj» fut minis-tre sous Bourguiba, briĂšvementchef du Parlement sous Ben Ali, etrappelĂ© Ă la rescousse aprĂšs la rĂ©vo-lution pour devenir Premier minis-tre. AgĂ© de 87 ans, le vieux briscardest en lice pour la prĂ©sidentielle, finnovembre. «Il nous rappelle lâex-prĂ©sident Bourguiba», apprĂ©cie unejeune Ă©lectrice. Une image que cul-tive le patriarche.Difficile, en revanche, de dĂ©finirlâidĂ©ologie de Nidaa Tounes, passĂ©
lâanti-islamisme commun. «Câestun projet plus quâun parti», estimeKhemaĂŻs Ksila. «Un mouvement decentre droit, conservateur et jaco-bin», dĂ©finit Ghazi Gherairi. Dont
le programme se base «sur une Ă©co-nomie sociale de marché», exposeSlim Chaker, lâun de ses concep-teurs. «Nidaa Tounes sâest positionnĂ©sur des valeurs nationales, par oppo-sition Ă un transnationalisme isla-miste, Ă un moment oĂč lâidentitĂ© tuni-sienne Ă©tait malmenĂ©e, oĂč on voyaitles drapeaux salafistes remplacer ledrapeau national, oĂč on entendaitparler de califatâŠÂ» souligne KarimGuellaty, consultant en communi-cation politique, qui a accompagnĂ©les premiers pas du parti.
MOSQUĂES. Face Ă cela, le mouve-ment sâest posĂ© en gardien delâĆuvre bourguibiste: les acquis dela femme, lâĂ©ducation, une certaineconception du rapport Ă la religion,sĂ©parĂ©e du politique sans aller jus-quâĂ la laĂŻcitĂ©. Comme la quasi-to-talitĂ© de la classe politique, NidaaTounes ne remet par exemple pasen cause le contrĂŽle des mosquĂ©espar lâEtat, ni son rĂ©fĂ©rent musul-man. Et une partie des Tunisienscraint que la victoire de Nidaa Tou-nes ne signe une forme de retour Ă lâancien rĂ©gime. «On ne peut pasrĂ©ussir cette transition sans faire lasynthĂšse intelligente entre les acquisdu passĂ© et les aspirations de la rĂ©vo-lution», expose KhemaĂŻs Ksila.DĂ©sormais, Ennahdha battu, «la vĂ©-ritĂ© des urnes», comme dit Ksila,pourrait bien contraindre les enne-mis dâhier Ă cohabiter. Nidaa Tounesentend, pour former son gouverne-ment, commencer par consulterceux qui ont pu tirer leur Ă©pingle dujeu dans le camp moderniste: prin-cipalement les libĂ©raux dâAfek Tou-nes (8 siĂšges) et le Front populaire,une coalition de gauche (15 siĂšges).Mais, pour lâheure, le parti veut seconcentrer sur la prĂ©sidentielle.âą
Par ĂLODIE AUFFRAYCorrespondante Ă Tunis
RĂCIT
Nidaa Tounes Ennahdha
TunisTunis
MahdiaSidi
Bouzid
Gafsa
Tozeur
Kebili
Sfax
GabĂšs MĂ©denine
Tataouine
ALGĂRIELIBYE
TUNISIE
Kasserine KairouanMonastir
SousseSiliana
Le Kef
Jendouba
Manouba
BĂ©ja
Bizerte
ArianaBen Arous
NabeulZaghouan
100 km
MerMéditerranée
Sour
ce :
Isie
Les partis en tĂȘtepar circonscription
Des supporteurs de Nidaa Tounes («lâAppel de la Tunisie»), le 28 octobre Ă Tunis. Le parti compte 85 dĂ©putĂ©s, contre 69 pour Ennahdha. HASSENE DRIDI. AP
REPĂRES
«[La Tunisie] estle seul arbre deboutdans une forĂȘtdĂ©vastĂ©e.»Le prĂ©sident dâEnnahdha,Rached Ghannouchi,appelant ses partisansĂ fĂȘter «la dĂ©mocratie» dansune allusion aux autres paysdu printemps arabe, lundi
24siÚges manquent à NidaaTounes pour atteindrela majorité absolue (109)nécessaire pour formerun gouvernement.
LIBĂRATION VENDREDI 31 OCTOBRE 20148 âą MONDE
AMonastir, letourismedansune«situationcatastrophique»
Pour pallierlâabsence desFrançais, effrayĂ©spar la montĂ©ede lâislamisme,les voyagistespoussentles hĂŽteliers de lastation balnĂ©airetunisienneĂ casser les prix.
Lâ hĂŽtel Regency a repris vie.A moitiĂ© vide en juillet,lâĂ©tablissement, collĂ© Ă lamarina de Monastir, affi-
che complet en cette fin aoĂ»t. Parmiles estivants, il y a les irrĂ©ductibleshabituĂ©s, comme Marie qui, du hautde ses cinq sĂ©jours dans la station,«ne voit pas de changement», se ba-lade sans craintes et trouve que «lesmĂ©dias en rajoutent une couche». Il ya aussi ceux qui avaient quelquesapprĂ©hensions mais qui, attirĂ©s parles promos, ont franchi le pas. Enfinâet surtoutâ, «beaucoup de Tuni-siens», commente Mounir depuisson transat. DĂšs la fin du ramadan,les nationaux sont ainsi venus gar-nir nombre dâĂ©tablissements de lacĂŽte boudĂ©s par les Français, offrantune bouffĂ©e dâoxygĂšne Ă un secteuren dĂ©tresse.Encore plus que le reste de lâĂ©cono-mie, le tourisme pĂątit dâune transi-tion engluĂ©e dans ses crises politi-ques et secouĂ©e par la montĂ©e duterrorisme. Câest lâun des princi-paux motifs citĂ©s par lâagenceStandard & Poorâs qui, mi-aoĂ»t, aabaissĂ© de deux crans la note de laTunisie, passĂ©e de BB -Ă B. LâinstabilitĂ© a aussieffarouchĂ©, bien plusque les autres vacanciers, les tou-ristes français, de trĂšs loin les pre-miers clients de la destination Tu-nisie. Monastir y est dâailleurs, avecDjerba, lâun de leurs spots favoris.Au Regency, ils constituent dâhabi-tude la quasi-totalitĂ© de la clientĂšle.Cette annĂ©e, ils ne sont guĂšre plusde 20%. Fram, le propriĂ©taire, estpourtant le deuxiĂšme tour-opĂ©ra-
teur dans le pays, oĂč il est implantĂ©depuis prĂšs de quarante ans et oĂč ildĂ©gage, comme tous les grandsvoyagistes français, une part im-portante de ses revenus. Mais cettesaison, «la situation est catastrophi-que», reconnaĂźt Christine Ohanes,directrice qualitĂ© du groupe en Tu-nisie. «Nos efforts ont Ă©tĂ© anĂ©antis :on avait lancĂ© des promos en dĂ©butdâannĂ©e, ça marchait bien. Mais lâas-sassinat de Chokri BelaĂŻd [lâopposant
abattu dĂ©but fĂ©vrier, ndlr] a stoppĂ©net la dynamique et elle nâa jamaisrepris.» En poste depuis trente ans,«Titi», comme on la surnomme,nâavait jamais vu ça. Pour limiter lacasse, il a fallu commercialiser en
Allemagne et sur desagences de voyage enligne, en plus de sâouvrir
au marchĂ© local. «Lâan prochain, onva dĂ©marcher les Russes, on nâa pasle choix», dit Christine. Câest lenouveau filon. A Monastir, pendantque les Français dĂ©sertent, lesRusses affluent. Moins 45% de nui-tĂ©es pour les premiers, +170% pourles seconds jusquâĂ fin mai.En dĂ©taillant ces chiffres, le res-ponsable de lâadministration rĂ©gio-
nale du tourisme, Sa-dok Ben Slama, estpris de mélancolie.«La région est conquisepar les Russes. On sesent plus proches desFrançais, mais on se
trouve dans lâobligation dâaccepter»,regrette ce fonctionnaire proche dela retraite, «formĂ© par les dernierscoopĂ©rants français», au moment dela naissance de lâindustrie touris-tique.
CORRUPTION. A lâĂ©poque, dans lesannĂ©es 60, la jeune Tunisie indĂ©-pendante se construit une Ă©cono-mie. Tout le long de la cĂŽte est, onimplante des zones touristiques, Ă
lâimage de celle de Monastir, villenatale de lâancien prĂ©sident Bour-guiba. Secteur-clĂ©, le tourisme re-prĂ©sente 7% du PIB, emploie prĂšsde 100000 personnes et, les bonnesannĂ©es, 300000 saisonniers. Lâap-port en devises couvre ainsi unegrosse part du dĂ©ficit commercial.Mais avant mĂȘme la crise actuelle,le modĂšle Ă©tait grippĂ©. La mauvaisegestion et la corruption ont gan-grenĂ© le secteur, oĂč lâendettement
est tel que le quart des crĂ©ances estconsidĂ©rĂ© comme douteux. La qua-litĂ© sâest dĂ©gradĂ©e dans les hĂŽtels,les prix ont baissĂ©, les tour-opĂ©ra-teurs ont renforcĂ© leur mainmise.«Notre tourisme est restĂ© sur le mo-dĂšle des annĂ©es 80, on nâa paschangĂ© de stratĂ©gie», dĂ©plore Ah-med Bouguerra, jeune cadre hĂŽte-lier qui, comme beaucoup dans lemilieu, rĂȘvait de tout changer aprĂšsla rĂ©volution : sâaffranchir des
voyagistes, monter en gamme, sor-tir du tout-balnĂ©aire, valoriser lepatrimoine et lâartisanatâŠ
TARES. Les initiatives et les collo-ques pullulent, mais au fil des cri-ses, les professionnels se sont con-tentĂ©s de sauver les meubles. Pire,les tares se sont aggravĂ©es. «Lestour-opĂ©rateurs nous demandent debaisser les prix pour stimuler la de-mande. Les hĂŽteliers nâarrivent plusĂ joindre les deux bouts. Certainslouent leur Ă©tablissement Ă des voya-gistes 30% de moins que leur valeur,pour ĂȘtre sĂ»rs de pouvoir payer lesbanques», dĂ©peint Wajdi Skhiri, se-crĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la FĂ©dĂ©ration tu-nisienne de lâhĂŽtellerie et patron duGolden Beach, quâil louerait bien,lui aussi.Peu versĂ©e dans lâislamisme, laprofession avait accueilli la victoireĂ©lectorale dâEnnahda avec pragma-tisme, espĂ©rant stabilitĂ© et reprisedes affaires. Elle est maintenantvent debout contre le gouverne-ment, taxĂ© dâ«incompĂ©tence». «Cequi freine lâinvestissement, câest leflou, souligne aussi SofianeBaklouti, le directeur du Regency.On nâa de date ni pour la Constitutionni pour les Ă©lections. Un tour-opĂ©ra-teur affrĂšte ses avions un an Ă lâavance mais on ne sait mĂȘme pasce qui va se passer la semaine pro-chaine⊠Comment voulez-vous quâilsâengage, dans ces conditions? »âą
Par ĂLODIE AUFFRAYEnvoyĂ©e spĂ©ciale Ă Monastir
«Lâassassinat de Chokri BelaĂŻda stoppĂ© net la dynamiqueet elle nâa jamais repris.»Christine Ohanes chef qualitĂ© de Fram Tunisie
REPORTAGE
Sur une plage deMonastir, en avril 2011.PHOTO NICOLAS FOUQUĂ.
IMAGESDETUNISIE.COM
REPĂRES
TUNISIE
Mer Méditerranée
ALG
ĂRIE
Monastir
Tunis
75 km
Selon les autoritĂ©s,les entrĂ©es touristiques ontaugmentĂ© de 4,8% au preÂmier semestre par rapportĂ 2012. «Mais les nuitĂ©es ontdiminuĂ© de 4% et les recettesen devises de 12,3%», nuancele prĂ©sident de la FĂ©dĂ©rationtunisienne de lâhĂŽtellerie,Radhouane Ben Salah.
«Ceux qui nâontpas vu le soleil depuislongtemps doiventsavoir quâil est ici.Jâinvite les Français Ă venir plus nombreux.»François Hollande lors desa visite en Tunisie, dĂ©but juillet
-45%Câest la baisse du nombrede dĂ©parts depuis la Francevers la Tunisie en juillet 2013,par rapport Ă juillet 2012,selon le Syndicat des agencesde voyage.
LIBĂRATION MARDI 3 SEPTEMBRE 201320 âą ECONOMIE
Pour materla jeunesse, la policepost-révolutionnaire
joue dâune loi anti-cannabis trĂšs dure,
héritée de la dictature.
MerMéditerranée
ALG
ĂRIE
LIBYE
ITALIE
TUNISIE
100 km
Tunis
DerriĂšre lâĂ©cranTunisie
la répression
PrĂšs de Tunis,en novembre.
de fumette,
LIBĂRATION MERCREDI 8 JANVIER 201430 âą GRAND ANGLE
MatinĂ©e dâaudienceordinaire Ă la cham-bre correctionnellenumĂ©ro 6 du palaisde justice de Tunis.Comme dâhabitude,une bonne partie desdossiers entassĂ©s sur
le bureau du juge touche Ă la consommationde zatla, la rĂ©sine de cannabis. Parmi les prĂ©-venus, Nabil, gaillard de 34 ans, journaliertout juste rentrĂ© dâItalie, qui a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© unsoir avec deux amis alors quâils squattaientles marches dâune boutique dans la citĂ© Inti-laka, un quartier populaire de la capitale. Lapatrouille de police a trouvĂ© Ă leurs pieds desmĂ©gots de joints: suffisant pour embarquertout le monde et les soumettre au test uri-naire qui dĂ©piste le haschisch, mĂȘme plu-sieurs semaines aprĂšs la consommation.TestĂ© positif, Nabil a Ă©copĂ© de lacondamnation standard : un an de prisonferme et une «Vespa», surnom donnĂ© Ă lâamende de 1 000 dinars (444 euros), sansdoute en raison des nombreux scooters sacri-fiĂ©s pour sâen acquitter.Câest lĂ la peine plancher prĂ©vue par la loide 1992 sur les stupĂ©fiants : «Sera puni delâemprisonnement dâun Ă cinq ans et dâuneamende de 1 000 Ă 3 000 dinars tout consom-mateur ou dĂ©tenteur Ă usage de consommationpersonnelle de plantes ou matiĂšres stupĂ©fiantes,hors les cas autorisĂ©s par la loi. La tentative estpunissable», Ă©nonce lâarticle 4.«Tout le monde fume ici ! Il faut une solution,cette loi dĂ©truit plein de jeunes», souffle le frĂšredâAmine, coaccusĂ© de Nabil. «Chaque samedisoir, la police fait des rafles dans le quartier.Nous, les pauvres, nous sommes morts ici enTunisie», fulmine Khira, la mĂšre de Nabil, Ă la sortie du tribunal.
Les usagers,un tiers des prisonniers
La loi de 1992 est lâun de ces textes rĂ©pressifshĂ©ritĂ©s de la dictature. Trois ans aprĂšs lachute de Ben Ali, le code pĂ©nal nâa pas bougĂ©,lâarsenal autoritaire est intact. Certes, la rĂ©-volution a dĂ©liĂ© les langues. Mais pourlâheure, le texte antidrogue reste le symbolede lâarbitraire policier, lâinstrument privilĂ©-giĂ© pour mater la jeunesse. Les usagers ducannabis, essentiellement des jeunes, reprĂ©-sentent prĂšs du tiers des effectifs des prisons:«Fin septembre 2013, sur 25000 dĂ©tenus, 8000lâĂ©taient pour infraction aux stupĂ©fiants, la plu-part pour consommation», relĂšve HabibSboui, directeur gĂ©nĂ©ral des prisons jusquâĂ cette date. «On voit passer des Ă©tudiantsbrillants, des pĂšres, des jeunes filles, des mi-neurs, des garçons dont les parents sont mala-des, qui ont la charge de leur famille. Et on estobligĂ©s de les condamner», dĂ©plore le juge NĂ©-jib NĂ©cib, qui prĂ©side la 7e chambre correc-tionnelle de Tunis. La loi de 1992 est en effetlâun des rares textes qui excluent toute cir-constance attĂ©nuante, une disposition large-ment critiquĂ©e parmi les magistrats.Câest surtout dans les quartiers populairesque se recrutent les prisonniers de la zatla.Ils sont les plus exposĂ©s aux abus de la police,aux contrĂŽles dâidentitĂ© Ă rĂ©pĂ©tition. Il suffitdâune feuille de papier Ă rouler retrouvĂ©e aufond dâune poche, dâune impertinence en-vers un agent ou dâune dĂ©lation pour quâuntest soit ordonnĂ©. Les derniĂšres annĂ©es deBen Ali, quand chaque match de foot viraitĂ lâaffrontement entre forces de lâordre etjeunes supporteurs «ultras», le cannabis ser-vait souvent de prĂ©texte pour les arrĂȘter oules intimider. Les choses nâont guĂšre changĂ©.
Issam sâest fait coffrer aprĂšs un conflit per-sonnel avec un policier qui a virĂ© Ă la baston,un soir de beuverie. «Comme un con, jâavaisoubliĂ© un petit bout de shit dans ma poche», ra-conte ce jeune homme de 27 ans. Ce fut leprĂ©texte. Issam a passĂ© la rĂ©volution en pri-son. Quant Ă Sami, il a vu la police dĂ©barquerĂ la maison. Lui qui dit fumer «deux, troisjoints le soir, aprĂšs le travail» a Ă©tĂ© balancĂ©comme dealer par son employĂ©. «A Bouchou-cha [une maison dâarrĂȘt, ndlr], jâai Ă©tĂ© frappĂ©pendant sept jours. Jâai fini par avouer, justepour que ça sâarrĂȘte», raconte le jeunehomme. Il a ensuite fallu que sa famille sou-doie les agents pour quâils retirent du procĂšs-verbal la charge de «vente» et ne retiennentque la consommation.Wadji venait dâacheter un petit bout de shitĂ la sortie du lycĂ©e quand les policiers lui sonttombĂ©s dessus pour un contrĂŽle dâidentitĂ©.CâĂ©tait en mars 2012, Ă quelques mois du bac.LibĂ©rĂ© aprĂšs la date de lâexamen, il nâa dĂ©sor-mais «plus envie de le passer». A 22 ans, iltraĂźne sa condition de chĂŽmeur en rĂȘvant «dese casser en France ou en Italie» et en fumantdes joints. Il transporte dĂ©sormais ses barret-tes au creux de la main, pour sâen dĂ©barrasserau plus vite si besoin.
«Acheter le pipi»Les plus fortunĂ©s peuvent espĂ©rer sâen tireren «achetant le pipi», câest-Ă -dire en sou-doyant la police qui prĂ©lĂšve lâurine, une ano-malie juridique puisque ce devrait ĂȘtre faitpar un mĂ©decin. Ahmed raconte ainsi quelorsque son petit frĂšre a Ă©tĂ© attrapĂ©, sa famillea donnĂ© 3000 dinars (1330 euros) aux agents«pour que lâanalyse soit propre». «Câest fruc-tueux pour tout un systĂšme qui a perdurĂ© aprĂšsla rĂ©volution, parmi la police, la justice, les avo-cats. Des clients me racontent que tel avocatpromet de dĂ©brouiller lâaffaire pour 10 000 di-nars», raconte Me Ghazi Mrabet, qui veut«partir en guerre» contre cette loi. «Câest uninstrument de rĂ©pression sociale, un outil pourfermer la gueule de la jeunesse et, parfois, pourrĂ©gler des comptes politiques», accuse sonclient, NĂ©jib Abidi, documentariste et acti-viste arrĂȘtĂ© en septembre Ă son domicile, enpleine nuit, en compagnie de sept amis avecqui il bouclait la bande-son dâun film polĂ©-mique. Il a finalement Ă©tĂ© libĂ©rĂ© aprĂšs un testnĂ©gatif, mais quatre copains attendent en-core leur procĂšs en prison. NĂ©jib dĂ©nonce unciblage des jeunes les plus engagĂ©s.Le tout premier Ă pointer la rĂ©pression anti-cannabis fut Slim Amamou, cĂ©lĂšbre cyber-activiste arrĂȘtĂ© pendant la rĂ©volution, de-venu juste aprĂšs secrĂ©taire dâEtat Ă laJeunesse. Printemps 2011: un journaliste dela tĂ©lĂ© sollicite son avis, il se prononce pourla dĂ©pĂ©nalisation. «Les gens ont eu une rĂ©ac-tion Ă©pidermique, on a commencĂ© Ă me dĂ©ni-grer, se rappelle-t-il. Tout ça venait dâune oli-garchie bien-pensante, soi-disant de gauchemais conservatrice. Quand jâai quittĂ© le gou-vernement, quelques semaines plus tard, les pe-tites gens venaient me remercier dans la rue, meracontaient leur cas, leurs problĂšmes pour sereconstruire aprĂšs la prison⊠Les plus aisĂ©s,ceux qui ont accĂšs aux mĂ©dias, nâen parlentpas, soit parce quâils ont honte dâavoir payĂ©pour sâen sortir, soit parce quâils ne se sententpas concernĂ©s.»Porte-voix des quartiers, les rappeurs em-brayent. En septembre 2011, juste avant lesĂ©lections, Hamzaoui Med Amine et Klay BBJsortent le premier hymne au haschisch :«Donnez-moi une plaque / jâaime la zakataka/ je fumerai mon joint sans me cacher», osent-ils. Zakataka devient un tube, un slogan, etle cannabis, un thĂšme rĂ©current du rap. PeuaprĂšs, le rappeur LilâK lance le trĂšs directSayeb el La3ba («lĂąche le joint»). Sur les mursdes citĂ©s, les tags fleurissent. Dans les stades,
des ultras proclament leur droit au kif.«à Ghannouchi [chef dâEnnahda, le parti is-lamiste, ndlr], la zatla au Maroc est gratuite!»chantent partout les supporteurs du club delâEspĂ©rance, de retour dâun dĂ©placement Ă Casablanca. Dans lâeuphorie de lâĂ©poque, unappel Ă manifester est lancĂ© sur Facebook. Le18 fĂ©vrier 2012, quelques centaines de jeunesse rassemblent devant lâAssemblĂ©e consti-tuante pour rĂ©clamer qui la lĂ©galisation, quides rĂ©formes.
«Les flics sont des chiens»Trois jours plus tard, fin de la rĂ©crĂ©. Les rap-peurs Weld El 15, Madou Mc et Emino sontarrĂȘtĂ©s lors dâune soirĂ©e chez des amis. A sasortie, le premier lance Boulicia Kleb («lesflics sont des chiens»), rĂ©cit pamphlĂ©taire deson incarcĂ©ration pour consommation decannabis. «CocaĂŻne, zatla et kĂ©tamine/ Câestvous qui les rapportez et vous nous demandezdâoĂč ça vient / Vous nous dĂ©molissez depuisquâon est jeunes avec ces produits», attaque-t-il dans cette chanson dĂ©diĂ©e à «la gĂ©nĂ©ra-tion des dĂ©foncĂ©s» et «de lâinjustice». Le mor-ceau lui a valu deux procĂšs, des semaines decavale, puis de prison, avant dâĂȘtre relaxĂ©, le19 dĂ©cembre.«Il y a eu une pĂ©riode oĂč on a parlĂ© trĂšs libre-ment. Aujourdâhui, on revient Ă des critiques in-directes, comme sous Ben Ali», constate Ham-zaoui. LilâK, lui, ne croit plus au changementimmĂ©diat, mais prend soin dâapparaĂźtre unjoint aux lĂšvres dans tous ses clips et de glis-ser quelques allusions. Certes, lâĂ©lan sâest es-soufflĂ©, mais «on a rĂ©ussi Ă faire prendre cons-cience que câĂ©tait un problĂšme», Ă©value SlimAmamou.LâidĂ©e quâune rĂ©pression aussi dure est unĂ©chec fait Ă©galement son chemin dans lesrangs des autoritĂ©s. «Le nombre de consomma-teurs nâa pas diminuĂ©, bien au contraire», tran-che Habib Sboui, lâex- directeur des prisons.AprĂšs trois annĂ©es en poste, ce colonel majorvenu de la police est mĂȘme devenu «militantdans ce domaine». Ces derniers mois, il a ap-pelĂ© dans plusieurs mĂ©dias Ă changer cette loiqui conduit Ă lâengorgement des prisons etmenace lâavenir des condamnĂ©s.«La majoritĂ© sont des consommateurs sporadi-ques, qui deviennent des rĂ©guliers en prison»,dĂ©plore pour sa part le directeur gĂ©nĂ©ral duministĂšre de la SantĂ©, Nabil ben Salah. UnerĂ©forme avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ©e, juste avant la rĂ©-volution, raconte-t-il. «Le nouveau texte prĂ©-voyait la possibilitĂ© pour le juge de recourir auxcirconstances attĂ©nuantes, de prononcer un sur-sis ou un suivi thĂ©rapeutique. Il devait passer Ă la chambre des dĂ©putĂ©s. Mais il y avait des rĂ©ti-cences, câĂ©tait rĂ©ellement un tabou.» AprĂšs larĂ©volution, ce texte a Ă©tĂ© remis sur le mĂ©tier.La nouvelle version, encore en gestation,prĂ©voit de renforcer la lutte contre le trafic etajoute la possibilitĂ© de condamner les con-sommateurs Ă de simples travaux dâintĂ©rĂȘtgĂ©nĂ©ral. «On profite de cette pĂ©riode pourlâamĂ©liorer. Mais lâAssemblĂ©e constituante aautre chose Ă faire», souligne le haut fonc-tionnaire.MalgrĂ© un consensus sur la nĂ©cessitĂ© dâunerĂ©forme, le sujet ne suscite guĂšre lâintĂ©rĂȘt dela classe politique. Seul le PĂŽle dĂ©mocratiquemoderniste, petite formation de gauche, lâainscrit Ă son programme de travail.«On pourra faire revenir les jeunes Ă la vie dela citĂ© en se dĂ©tachant de la connerie du tout-rĂ©pressif, argumente son coordinateur, Riadhben Fadhel. On ne peut pas demander aux jeu-nes, qui se sont massivement abstenus aux pre-miĂšres Ă©lections, dâaller voter alors quâils sontdes milliers Ă croupir en prison.» Dans sachanson Boulicia Kleb, Weld El 15 avertit :«Aux prochaines Ă©lections, je choisirai le dealerdu quartier.» âąCertains prĂ©noms ont Ă©tĂ© modifiĂ©s.
Par ĂLODIE AUFFRAYCorrespondante Ă TunisPhotos AUGUSTIN LE GALL
La loi de 1992 punit les usagers et dĂ©tenteursde stupĂ©fiants dâun Ă cinq ans de prisonet dâune amende de 1000 Ă 3000 dinars,et exclut les circonstances attĂ©nuantes.
LIBĂRATION MERCREDI 8 JANVIER 2014 âą 31
«Je mâadresse Ă vous dansla langue de tous les Tu-nisiens et Tunisiennes»,annonçait solen-nellement Zine el-Abidine ben Ali encommençant son dis-cours, au soir du
13 janvier 2011. Pour sa troisiĂšme interventiontĂ©lĂ© depuis lâimmolation de Mohamed Boua-zizi et pour la premiĂšre fois en vingt-trois ansde pouvoir, lâautocrate, piĂštre orateur, remi-sait son arabe classique poursâexprimer en derja, le dia-lecte du peuple. «Fhemtkom»(«Je vous ai compris»), a-t-ilrĂ©pĂ©tĂ© lors de lâallocution,jouant la corde sensible. In-suffisant pour la rue: le len-demain, le tyran chutait. Laformule, elle, est passĂ©e Ă lapostĂ©ritĂ©, raillĂ©e, dĂ©tournĂ©e,remixĂ©e version house ourap. CâĂ©tait la derniĂšre preuve du dĂ©calageentre le raĂŻs et le peuple.Puis la langue de bois du rĂ©gime a laissĂ© laplace Ă un dĂ©foulement verbal collectif. Dansle grand chambardement rĂ©volutionnaire, laparole sâest libĂ©rĂ©e, suscitant un micromou-vement, difficilement perceptible aux oreillesoccidentales: le dialecte tunisien, langue du
peuple, se pousse hors de sa sphĂšre familiĂšre,rognant quelques arpents des vastes prĂ©roga-tives de lâarabe littĂ©raire. La conquĂȘte, sansbruit, est bien dans lâair du temps anti-Ă©li-tiste: «Il faut avoir un certain niveau dâĂ©duca-tion pour comprendre lâarabe littĂ©raire. Le tuni-sien est plus simple, plus accessible», relĂšveHager Ben Ammar, professeure dâarabe etpassionnĂ©e de la derja, quâelle enseigne de-puis dix-huit ans aux Ă©trangers.
Au nom du Coranet du panarabisme
En Tunisie, comme dans tous les pays arabes,lâarabe littĂ©raire (ou classique) coexiste avecle dialectal. Au premier, le prestige: la langue
du Coran et de lâunitĂ© arabeest celle (Ă lâĂ©crit et Ă lâoral)de lâenseignement, des mĂ©-dias, de lâadministration, dela politique, des sciences, lalittĂ©rature, la liturgie. Au se-cond, propre Ă chaque pays,les usages privĂ©s, la maison,la rue. Et la seule sphĂšre duparler: le dialecte «ne sâĂ©critpas», stipule le dogme qui
attribue au littĂ©raire, langue de lâunitĂ© politi-que et religieuse arabe, le privilĂšge exclusifet historique de lâimprimĂ©. «La derja est unelangue malmenĂ©e. Et pourtant, câest la languematernelle, celle de lâaffect, des Ă©motions, desrelations humaines», relĂšve Hager ben Am-mar, qui a transcrit et publiĂ© deux contes dupatrimoine oral tunisien lâan dernier. Le ca-
Par ĂLODIE AUFFRAYCorrespondante Ă TunisPhotos NICOLAS FAUQUĂ
Langue des rĂ©seaux sociaux, des tags et durap, le dialecte sort de la sphĂšre familiĂšre,sâinvite dans les discours officiels,grignotant le terrain de lâarabe littĂ©raire.
Letunisien,lâĂ©critde la rue
MerMéditerranée
ALGĂRIE
ITïżœITïżœ
LIBYE
TUNISIE
200 km
Tunis
YEtalogue de livres disponibles en derja restemaigre. Lâuniversitaire retraitĂ© HĂ©di Balegh,lâun des plus ardents partisans de la «languetunisienne», en a Ă©crit plusieurs: des recueilsde proverbes et, plus rĂ©cemment, la premiĂšretraduction en derja dâune Ćuvre Ă©trangĂšre,le Petit Prince de Saint-ExupĂ©ry.Balegh est de ceux, peu nombreux, qui ap-pellent Ă introduire le tunisien dans lâensei-gnement. «A lâĂ©cole, les enfants doivent oublier
ce quâils ont appris de la bouche de leur mĂšre etapprendre une langue quasi Ă©trangĂšre, compli-quĂ©e : on leur enseigne douze pronoms relatifsalors quâen tunisien, il nây en a quâun seul, trĂšssimple. Beaucoup dĂ©crochent.» Hager benAmmar relĂšve: «Quand on lit des histoires auxenfants, câest en arabe littĂ©raire, puis on leurtraduit en langue maternelle !» LâenseignanteprĂŽne le recours au dialectal pour les petitesclasses «comme passerelle vers le classique».
Tags en dialecte vus à Tunis, début avril. «Sayeb zatla» («Je fume la zalta et je vous emmerde»).
«Sayeb el koffet el mouatin» («LĂąchez le panier du citoyen»), signĂ© AlÂJoumhouri, le Parti rĂ©publicain.
Sur un terrain de foot de Sidi Hassine, dans la banlieue de Tunis, un mot: «Zwewla»(«Les pauvres»).
LIBĂRATION MARDI 15 AVRIL 201434 âą GRAND ANGLE
«Lâarabe tunisien ne dispose ni de dictionnairesni de grammaire. Ces outils permettraient delâenseigner et de faire Ă©voluer les choses»,plaide HĂ©di Balegh. Un signe: lâuniversitĂ© dela Manouba, Ă Tunis, vient de crĂ©er une unitĂ©de recherche sur le dialectal.«On dit que nous, jeunes Tunisiens, ne lisonsplus. Mais le Tunisien ne sait plus lire car leslivres ne sont pas Ă©crits dans sa langue. IlsâĂ©clate dans la sienne, qui est son Ă©gale et non
son maĂźtre», Ă©crit une des pages Facebookqui militent pour le dialecte. Certains sontpassĂ©s Ă lâacte, comme Foued ben Mahmoud.«FrustrĂ© de nâavoir jamais reçu dâĂ©motion littĂ©-raire dans [sa] propre langue», ce quadraautodidacte a dâabord Ă©crit des nouvellesquâil a gardĂ©es pour lui, puis sâest attelĂ© Ă unroman: une adaptation de Voyage au bout dela nuit transposĂ© Ă lâheure des bouleverse-ments arabes. Comme CĂ©line lâa fait avec
lâargot, il ambitionne dâĂ©lever la langue po-pulaire. «Le problĂšme du tunisien, câest sonassociation avec le lĂ©ger, lâinstantanĂ©. Mais dĂšsquâil sâagit de construire, on passe Ă une langueĂ©trangĂšre, lâarabe littĂ©raire ou le français. Onne bĂątit pas une vision globale de la vie commeça», plaide-t-il.Une myriade dâinitiatives Ă©parses tĂ©moignentdâun nouveau regard sur la derja. Ainsi, pourle premier scrutin post-rĂ©volutionnaire, enoctobre 2011, lâinstance Ă©lectorale a choisidâĂ©crire un de ses slogans en derja : «Il esttemps de tâinscrire.» Les collectifs, les projetsde la sociĂ©tĂ© civile sont de plus en plus nom-breux Ă choisir un nom en dialecte : KolnaTounes («Nous sommes tous tunisiens»),pour une association proche de la gauche ;Ibda («Lance-toi»), pour un nouveau pro-gramme dâentrepreneuriat social initiĂ© parla Banque mondiale ; «Sayeb Weld el 15»(«LĂąchez Weld el 15»), cri de ralliement pourla libĂ©ration de ce rappeur. Un slogan au dia-pason du rap, chantĂ© en dialecte.
Aujourdâhui frĂ©missant, le dĂ©bat linguistiqueentre puristes et rĂ©formateurs traverse la rĂ©-gion depuis des dĂ©cennies. Les partisans dutunisien se rĂ©fĂšrent volontiers au mouvementTaht Essour («Sous les remparts») qui, dansles annĂ©es 30, Ă lâĂ©poque du protectorat fran-çais, tenait salon au cafĂ© du mĂȘme nom, dansun quartier populaire de Tunis. Chanson-niers, Ă©crivains, poĂštes ou journalistes, cesintellectuels du petit peuple, anticolonialisteset anticonformistes, ont alors produit un pre-mier patrimoine de littĂ©rature dialectale: lescontes dâAbdelaziz al-Aroui, les poĂšmes li-cencieux dâAbderrahmane al-KĂ©fi, les piĂšceset rĂ©cits dâAli Douagi⊠Au thĂ©Ăątre, le dialectalsâest imposĂ© dans les annĂ©es 70. A cette Ă©po-que, le poĂšte et universitaire Salah Garmadi,pĂšre de la linguistique tunisienne, sâattacheĂ dĂ©montrer que lâarabe tunisien est plusquâune simple variante du classique. Que sonlexique, sa syntaxe, sa morphologie lâen dis-tinguent au point de former une langue «quimĂ©rite Ă ce titre tous les Ă©gards et toutes les Ă©tu-des», rĂ©sume le professeur Samir Marzouki,spĂ©cialiste de Salah Garmadi. Aujourdâhui,assure-t-il, «ce quâil a dĂ©fendu est plus oumoins admis, le dĂ©bat est plus serein».
«Rompre avec la langue de bois»Bien avant la rĂ©volution, le dialecte a faitquelques percĂ©es mĂ©diatiques. En 2003, le rĂ©-gime a libĂ©ralisĂ© le paysage radio monopolisĂ©par les stations officielles en classique, queplus personne nâĂ©coutait. MosaĂŻque FM (pri-vĂ©e) a Ă©tĂ© la premiĂšre Ă permettre aux jeunesanimateurs parlaient le dialecte, ponctuĂ©dâexpressions en français. «La logique Ă©tait dese rapprocher des gens, de rompre avec la lan-gue de bois des politiques. Le dialecte Ă©tait aussila langue de la pub, celle qui faisait vendre ;beaucoup de publicitaires ont suivi MosaĂŻque»,explique Myriam Achour Kallel, anthropolo-gue qui Ă©tudie les nouveaux usages de la derjaĂ lâInstitut de recherche sur le Maghreb con-temporain. Les rĂ©actions ont Ă©tĂ© vives: «Cer-tains auditeurs ont considĂ©rĂ© que câĂ©tait de lapollution linguistique. Il nâempĂȘche. MosaĂŻqueFM est la chaĂźne la plus Ă©coutĂ©e», poursuit-elle. Depuis, une multitude de radios en derja
ont vu le jour. Câest lâarrivĂ©e dâInternet et desSMS qui a propulsĂ© le tunisien dans la sphĂšrede lâĂ©crit: comme partout dans le monde, lesĂ©changes sây font dans le langage quotidien.Une vraie rĂ©volution, estime Myriam AchourKallel: «Les revendications autour du tunisien,isolĂ©es, nâavaient jamais donnĂ© lieu Ă des trans-formations dâampleur. Aujourdâhui, des artistes,des intellectuels, des cyberactivistes, mais aussides gens ordinaires, tous ceux qui ont un compteFacebook : tous ne sont pas des dĂ©fenseurs dudialecte, mais tous participent Ă une normalisa-tion de son Ă©criture.»Lâabsence de claviers en arabe au dĂ©but delâĂšre du Web et des mobiles nây a pas fait obs-tacle: les internautes lâont transcrit en alpha-bet latin et ont utilisĂ© des chiffres pour leslettres sans Ă©quivalent. Ainsi le «ha» sâĂ©crit«7», le «ayn», «3». Comme dans «SayebSala7», premiĂšre cybermanifestation contrela censure, en 2010. Ou dans Klem Chera3,les «mots de la rue», nom des Ă©vĂ©nementsde street poetry lancĂ©s par Amine Gharbi et
Majd Mastouri Ă lâĂ©tĂ© 2012.Le concept : se rĂ©unir danslâespace public, longtempsconfisquĂ©, et dĂ©clamer destextes en dialecte. «Il sâagitde dĂ©mocratiser la culture. Onvoulait montrer quâavec la lan-gue de tous les jours, on pou-
vait traiter les mĂȘmes sujets, au mĂȘme niveau»,explique Amine. «On vit une crise identitaireen Tunisie. Notre culture est dĂ©chirĂ©e entrelâOrient et lâOccident, lâĂ©lite se rĂ©fĂšre Ă lâun oulâautre. Or, câest important de bĂątir une cultureavec une identitĂ© propre», argumente Majd.
«La derja est le produitde lâhistoire du pays»
Lâusage tous azimuts du dialecte est, pour sesdĂ©fenseurs, une façon dâaffirmer la spĂ©cifi-citĂ© tunisienne, notamment en rĂ©action aurevival islamiste: «Avec le vent de wahhabismeet lâinvasion des chaĂźnes religieuses satellitaires,le tunisien est presque devenu un geste militant,observe Hager Ben Ammar. Le dialecte, câestle produit de notre histoire. Avec ses empruntsau français, maltais, italien, comme koujina(âcuisineâ), dacourdou (âdâaccordâ), il traduitlâouverture du pays», relĂšve Moncef Chebbi.Editeur des contes Ă©crits par Hager, il ambi-tionne de dĂ©velopper la publication en derja.Flairant la tendance, les leaders politiques re-courent plus volontiers au dialecte dans leursdiscours et mĂȘme dans leurs tracts. «LâarabelittĂ©raire ennuie les gens», note la dĂ©putĂ©eSelma Mabrouk, du parti de gauche Al-Mas-sar. Bourguiba, le premier prĂ©sident de la RĂ©-publique, parlait un dialecte un peu littĂ©raire,ponctuĂ© de proverbes et de traits dâhumour.Un style encore trĂšs apprĂ©ciĂ© des Tunisiens.MĂȘme les islamistes nây sont pas insensiblesau moment oĂč lâaccent du Golfe pris par cer-tains passe mal. LâĂ©tĂ© dernier, en pleine crisepolitique, le chef dâEnnahda, Rached Ghan-nouchi, sâest rĂ©solu pour la premiĂšre fois Ă sâexprimer en tunisien Ă la tĂ©lĂ©. Mais les gar-diens du temple, islamistes et panarabistes,ne lâentendent pas de cette oreille et lâĂ©lan dela rue nâest pas prĂšs dâatteindre les institu-tions. La nouvelle Constitution consacrelâarabe, littĂ©raire sâentend, comme «la» lan-gue officielle. Et son article 39 sur lâenseigne-ment, amendĂ© par les conservateurs, prĂ©cise:«LâEtat veille Ă enraciner lâidentitĂ© arabo-mu-sulmane» et à «gĂ©nĂ©raliser lâutilisation de lalangue arabe». Le message vaut autant pourle français, langage du colonisateur, que pourle tunisien. A bon entendeur. âą
«La derja, câest la langue maternelle,celle des Ă©motions, des relations humaines.A lâĂ©cole, on lit des histoires aux enfants enarabe littĂ©raire. Puis on traduit en derja!»Hager ben Ammar professeure dâarabe
«Gahaf» («Glandeur») écrit comme sur le Web, en alphabet latin, avec le «7» pour le phonÚme «ha».
«Gultrah» («VasÂy, dis!»), le nom dâun groupe de reggae tunisien.
Sur un mur du centreÂville, «Tfaraj bech tbadel» («Observe, pour changer»).
LIBĂRATION MARDI 15 AVRIL 2014 âą 35
52 âą
GRA
ND
AN
GLE
LIBĂRATION SAMEDI 11 ET DIMANCHE 12 OCTOBRE 2014
âą 53
Par ĂLODIE AUFFRAYCorrespondante Ă TunisPhotos AUGUSTIN LE GALL
Militaires, communistes ou islamistesâŠtous suppliciĂ©s sous Ben Ali. Quatre ans aprĂšs larĂ©volution, ils rĂ©clament leur rĂ©habilitation. Le rĂ©sultatdes lĂ©gislatives, Ă la fin du mois, pĂšsera sur le processus.
TorturesLa Tunisie enquĂȘte de justice
nalisĂ© de la torture et des magistrats auxordres. Aujourdâhui, la police restepuissante, la justice dĂ©faillante et la vo-lontĂ© politique insuffisante. AccaparĂ©epar sa transition, la Tunisie tarde Ă af-fronter son passĂ©. La donne changera-t-elle avec le dĂ©marrage de la justice tran-sitionnelle, en dĂ©cembre? La missionsâannonce difficile. Les lĂ©gislatives, dĂšsle 26 octobre, seront aussi dĂ©terminan-tes: le rapport de force qui en dĂ©coulerasera-t-il favorable au processus, alors
que des figures de lâancienrĂ©gime sont en lice?Meherzia Belabed a choisi deraconter, «pour que ça ne sereproduise jamais». Elle estlâune des rares femmes Ă avoir tĂ©moignĂ©, Ă la tĂ©lĂ©,parmi les 400 touchĂ©es, se-
lon lâAISPP. Responsable des actions so-ciales dâEnnahda, dans une banlieue deTunis, Meherzia Ă©tait enceinte de troismois quand elle a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e, en 1991.DĂ©libĂ©rĂ©ment frappĂ©e au ventre, elle aperdu son bĂ©bĂ©.AprĂšs un an et demi de prison, elle estde nouveau interpellĂ©e en 1993 et tortu-rĂ©e pendant vingt-huit jours au minis-tĂšre. Poitrine nue, elle est mise en posi-tion du «poulet rĂŽti» et battue, sous lesyeux de codĂ©tenus islamistes. «Les gensne connaissent pas la vĂ©ritĂ©, dit-elle. Ilfaut beaucoup dâautres tĂ©moignages, carils oublient facilement.»Jamel Baraket pose une pile de docu-ments sur la table de sa salle Ă manger:tous les papiers accumulĂ©s en vingt-trois ans de combat pour obtenir justicesur la mort de son grand frĂšre, Fayçal,dĂ©cĂ©dĂ© en octobre 1991 dans un poste de
Assis Ă la terrassedâun cafĂ© Ă Tu-nis, Rached Jai-dane jette alen-tour des regardssoupçonneux. Levoisin de table ?«Un policier»,
tranche-t-il, avant de reprendre sonrĂ©cit. Les deux types dans le fond? «Ilsont pris une photo», sâinterrompt-il en-core. Les annĂ©es «de torture physique etmorale» lui ont laissĂ©, entre autres sĂ©-quelles, une dĂ©marche boiteuse et desfantĂŽmes.En 1993, la confrontation bat son pleinentre Ben Ali et les islamistes dâEn-nahda. Cadres et militants de lâorgani-sation interdite sont arrĂȘtĂ©s en masse.Sympathisant, doctorant en maths Ă Pa-ris, Rached Jaidane rentre pour le ma-riage de sa sĆur. Une nuit, il est em-menĂ© par la SĂ»retĂ© de lâEtat, accusĂ©,avec onze autres, de prĂ©parer des atten-tats. Il est torturĂ© trente-huit jours, ausein mĂȘme du ministĂšre de lâIntĂ©rieur.Puis, au terme dâun procĂšs expĂ©ditif, ilĂ©cope de vingt-six ans de prison. Il enpurge la moitiĂ© mais, Ă sa sortie, la po-lice maintient une pression constante.Son mariage capote, il vivote en don-nant des cours particuliers. La rĂ©volu-tion est une renaissance: «Jâavais lâim-pression dâavoir 20 ans.» En juin 2011,Rached Jaidane est parmi les premiers,et les rares, Ă dĂ©poser plainte: contre lesexĂ©cutants, mais aussi contre Ben Ali et
le ministre de lâIntĂ©rieur de lâĂ©poque,Abdallah Kallel. «Je souhaitais quâĂ tra-vers ce procĂšs, on regarde la partie sombrede lâhistoire de la Tunisie», explique-t-il.Lâambition a fait long feu. Lâinstructiona Ă©tĂ© bĂąclĂ©e. Les accusĂ©s sont poursuivispour simple dĂ©lit, non pour crime. LeprocĂšs sâest ouvert en avril 2012, maisles audiences sont systĂ©matiquementreportĂ©es. «Jây croyais, je nây crois plus»,lĂąche-t-il, «fatigué», mais jurant quâilira «jusquâau bout».
Son cas est emblĂ©matique. PrĂšs de qua-tre ans aprĂšs la chute de Ben Ali, les vic-times de la rĂ©pression sont toujours enquĂȘte de justice. Environ 13 000 per-sonnes ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de lâamnistie gĂ©nĂ©-rale, dĂ©crĂ©tĂ©e dĂšs fĂ©vrier 2011 pour tousles anciens prisonniers politiques. Enajoutant ceux qui ont dĂ» sâexiler, ceuxdĂ©tenus plusieurs mois sans condamna-tion, le nombre de victimes dĂ©passeraitles 20000, selon lâAssociation interna-tionale de soutien aux prisonniers poli-tiques (AISPP), une ONG tunisienne.
La position du «poulet rĂŽti»Les opposants de tous bords ont Ă©tĂ© tou-chĂ©s: de gauche, islamistes, syndicalis-tes⊠Le rĂ©gime de Ben Ali, comme celuide Bourguiba, sâest employĂ© Ă laminerla contestation, sâappuyant sur une po-lice omnipotente, un usage institution-
Responsable des actions socialesdâEnnahda, Meherzia BelabedĂ©tait enceinte de trois mois quandelle a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e, en 1991. FrappĂ©eau ventre, elle a perdu son bĂ©bĂ©.
Ahmed Ghiloufi, MoncefZoghlami et Mohamed
Ahmed sont des «Dreyfustunisiens». Ces officiers ont
Ă©tĂ© Ă©cartĂ©s durant plus devingt ans de lâarmĂ©e.
LIBĂRATION SAMEDI 11 ET DIMANCHE 12 OCTOBRE 2014
54 âą GRAND ANGLE
la Garde nationale. «Câest le grand dos-sier de ma vie», dit Jamel. Etudiant ensciences physiques Ă Tunis, engagĂ© dansle mouvement islamiste, Fayçal Baraketprend part, en 1991, aux manifestationsqui agitent lâuniversitĂ©. Jamel, sympa-thisant, est arrĂȘtĂ© le premier, lâaĂźnĂ© suit,conduit au mĂȘme poste. «Mon frĂšre a Ă©tĂ©torturĂ© cinq ou six heures dâaffilĂ©e. On en-tendait tout. Il hurlait, demandait la pitiĂ©.Puis plus rien», raconte-t-il.
«Le supplice de la bouteille»Quelques jours plus tard, les policiersappellent la famille : Fayçal est mortdans un accident de la route, disent-ils.Jamel, lui, reste dĂ©tenu six mois au se-cret. AussitĂŽt libĂ©rĂ©, il entame le com-bat: il contacte Amnesty International,qui soumet le rapport dâautopsie Ă unlĂ©giste. «Les lĂ©sions dĂ©crites ne corres-pondent pas Ă un accident», mais sem-blent «rĂ©sulter de coups rĂ©pĂ©tĂ©s», analysele mĂ©decin irlandais Derrick Pounder.Câest la «perforation de la jonction recto-sigmoĂŻdienne» qui lui a Ă©tĂ© fatale, esti-me-t-il. Elle aurait pu ĂȘtre causĂ©e pardes fractures graves du bassin, mais lerapport ne mentionne rien de tel. Poun-der conclut: «Cet homme est mort dessuites de lâintroduction forcĂ©e dans lâanusdâun corps Ă©tranger sur une longueur dâaumoins 15cm.» Le viol masculin, notam-ment par le «supplice de la bouteille», fi-gure notoirement dans la palette des sĂ©-vices infligĂ©s par la police tunisienne.Sous la pression internationale, lâins-truction est rouverte Ă deux reprises,mais vite refermĂ©e. En 1999, le comitĂ©de lâONU contre la torture demandelâexhumation du corps, pour voir si lebassin prĂ©sente des fractures. Il faudraattendre la rĂ©volution, et encore deuxans, pour que la justice lâordonne. Le
1er mars 2013, la dĂ©pouille est dĂ©terrĂ©e.«Il nây avait aucune fracture», relateJamel. Le juge instruit dĂ©sormais desfaits de «torture par un fonctionnaireayant entraĂźnĂ© la mort». Une secondefois, Fayçal a Ă©tĂ© inhumĂ©. Sur la plaquede marbre blanc, Jamel a fait gravercette Ă©pitaphe : «DĂ©cĂ©dĂ© au poste depolice de Nabeul, le 8 octobre 1991.»Le bruit des roulettes sur le carrelagetrouble la conversation. Dans un trot-teur, son fils, un an Ă peine, sillonne lesalon. «Il sâappelle Fayçal», annonce fiĂš-rement le papa. Affranchi de la pressionpoliciĂšre qui affectaitses relations et sa car-riĂšre, Jamel sâest mariĂ©aprĂšs la rĂ©volution, Ă 43 ans. «Je pouvais en-durer tout ça seul, maispas le faire subir Ă quelquâun», explique-t-il. Son combat nâestpas fini :«Je veux lacondamnation de tout unsystĂšme. Pas seulement les exĂ©cutants,mais tous ceux qui ont rendu possible lecamouflage de la vĂ©ritĂ©.» Pas gagnĂ©.Beaucoup de policiers ne rĂ©pondent pasaux convocations du juge.Comme Fayçal Baraket, une soixantainede personnes seraient mortes de la tor-ture sous Ben Ali, estime lâAISPP, etneuf ont disparu. Nabil Baraketi est dĂ©-cĂ©dĂ© dans des circonstances similaires,en 1987, dans les derniers mois du rĂšgnede Bourguiba. DĂ©jĂ Ă lâĂ©poque, la luttefaisait rage entre pouvoir et islamistes.«Cette confrontation entre deux clans fas-cistes, lâun civil, lâautre au nom de Dieu,nâest pas dans lâintĂ©rĂȘt du peuple»,dĂ©nonce alors un tract du Parti com-muniste des ouvriers de Tunisie (PCOT),jeune formation clandestine. Nabil, res-
ponsable rĂ©gional, est arrĂȘtĂ©, torturĂ©douze jours. Il succombe le 8 mai. De-puis, chaque annĂ©e Ă cette date, procheset camarades se rendent sur sa tombe.Ils en ont fait une officieuse «journĂ©enationale» contre la torture.En 2012, le PrĂ©sident et ex-opposant,Moncef Marzouki, qui sâest fait unespĂ©cialitĂ© des gestes mĂ©moriels, prometdâofficialiser la commĂ©moration. «Lâoc-casion de diffuser les principes pour les-quels Nabil sâest battu», se rĂ©jouit alorsRidha, son frĂšre. Le 8 mai 2014, lorsdâune cĂ©rĂ©monie, Marzouki prĂ©sente Ă
toutes les victimes de latorture «les excuses delâEtat». Pour Ridha, el-les tombent Ă plat, il aĂ©tĂ© conviĂ© au derniermoment âun oubli, ditla prĂ©sidence â etsâĂ©clipse fĂąchĂ©: les ca-marades nâont pas Ă©tĂ©invitĂ©s, les islamistessont en force. Il y voit
une manipulation. «Ils sont en traindâessayer de rĂ©Ă©crire lâhistoire Ă leur fa-çon ! sâĂ©trangle Ridha. La lutte contre latorture, câest la gauche, pas les intĂ©gris-tes! Ils parlent de leurs tortures comme sâilnây avait eu quâeux. Tout le monde estpassĂ© par les prisons de Bourguiba et deBen Ali!» Et puis, avance-t-il, des mili-tants dâEnnahda ne se sont-ils pas ren-dus coupables de violences, voire deterrorisme? Les bombes dans les hĂŽtelsen 1987, les attaques Ă lâacide contre lesfemmes, lâattentat de Bab Souikaen 1991⊠Ennahda a toujours niĂ© sa res-ponsabilitĂ©, mais la dĂ©fiance persistechez une partie des Tunisiens.Les islamistes et leurs adversaires sontĂ couteaux tirĂ©s sur le sujet. Les secondsaccusent les premiers dâavoir fait preuve
dâune «mentalitĂ© de butin» pendant leursdeux annĂ©es Ă la tĂȘte du pays. Un projetdâindemnisation des ex-prisonniers po-litiques, depuis abandonnĂ©, avait crĂ©Ă©la polĂ©mique. Puis le recrutement dansla fonction publique de 7000 amnistiĂ©set la rĂ©intĂ©gration de 2500 autres ontgĂ©nĂ©rĂ© des tensions. «Câest vrai quâenquantitĂ©, il y a eu plus dâislamistes en pri-son. Mais ils ont Ă©tĂ© placĂ©s aux postes-clĂ©s, sans transparence», accuse Moha-med Soudani, arrĂȘtĂ© et exclu de lâuni-versitĂ© en 2006 pour ses activitĂ©s syndi-cales. Maintenant secrĂ©taire dans unefacultĂ©, il «commence une autre vie»,aprĂšs les annĂ©es de galĂšre.
Des militaires au placardAbdelmoumen BelanĂšs, cadre du PCOT,est passĂ© par la torture et la prison troisfois, entre 1995 et 2000. Mais il a refusĂ©dâĂȘtre fonctionnaire. «Câest contre la di-gnitĂ© dâun militant, juge-t-il. On a luttĂ©pour le peuple, on profitera de cette rĂ©vo-lution comme lui, on ne veut pas dâexcep-tion.» Le martyrologe de la gauchepuise beaucoup dans les annĂ©es Bour-guiba: les luttes syndicales brutalementmatĂ©es, ou, dans les annĂ©es 60-70, lelaminage du mouvement Perspectives,nĂ© dans les universitĂ©s. Zeineb Chernia Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e lors du coup de filetde 1973, torturĂ©e et condamnĂ©e Ă un ande sursis. AprĂšs la rĂ©volution, avecdâex-perspectivistes, elle a crĂ©Ă© une as-sociation, MĂ©moire et horizons, et lancĂ©une collecte des archives du mouve-ment. «Lâhistoire a Ă©tĂ© travestie, il sâagitdonc de la restituer aux jeunes, en inter-pellant les historiens», expose cette profde philo Ă la retraite.Les militaires dĂ©chus de «lâaffaire Bar-raket Essahel» sont, eux, parvenus Ă ar-racher leur rĂ©habilitation. «Nous som-
CiÂdessus:Rached Jaidane,doctoranten maths etsympathisantdâEnnahda, vivaitĂ Paris. En 1993,il a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©par la policetunisienne alorsquâil revenaitau pays pour lemariage de sasĆur. TorturĂ©pendant trenteÂhuit jours, ila passĂ© treize ansen prison.A droite :MohamedSoudania Ă©tĂ© exclude la fac en 2006pour ses activitĂ©ssyndicales.AprĂšs des annĂ©esdifficiles,il est devenusecrĂ©taire dansune universitĂ©et «commenceune autre vie».
LA TUNISIEEN QUĂTEDE JUSTICE
SICILE
MerMéditerranée
200 km
MALTE
TUNISIE
LIBYE
ALG
ĂRIE Tunis
LIBĂRATION SAMEDI 11 ET DIMANCHE 12 OCTOBRE 2014
GRAND ANGLE âą 55
mes les Dreyfus de lâarmĂ©e tunisienne»,clame de sa voix fragile Ahmed Ghi-loufi, lâun des officiers qui chapeautentlâassociation Insaf («équité»), avec lelieutenant-colonel Mohamed Ahmed etle colonel Moncef Zoghlami. EcartĂ©s delâarmĂ©e pendant plus de vingt ans, lestrois officiers en ont gardĂ© lâallure disci-plinĂ©e et le code dâhonneur.CâĂ©tait en 1991, encore. Le 22 mai,Abdallah Kallel annonce quâun vastecomplot militaire a Ă©tĂ© dĂ©jouĂ©: fomentĂ©par Ennahda, lors de rĂ©unions tenuesdans le village de Barraket Essahel, ilvisait Ă prendre le pouvoir, affirme-t-il.Au total, 244 militaires sont livrĂ©s auministĂšre de lâIntĂ©rieur, oĂč ils sont tor-turĂ©s. Les autoritĂ©s finissent par se ren-dre compte de la mĂ©prise, mais ne veu-lent pas se dĂ©dire. Ainsi, 93 soldats sontcondamnĂ©s Ă des peines allant jusquâĂ seize ans de prison. Les autres reçoiventdes excuses du ministre et la promessedâun retour rapide aux postes. En fait,mis Ă la retraite ou au placard, aucun neremettra plus lâuniforme.«CâĂ©tait une opĂ©ration de dĂ©capitation delâarmĂ©e, dont Ben Ali avait une peurbleue», analyse le lieutenant-colonelAhmed. AprĂšs la chute de Ben Ali, lesofficiers sâorganisent. «On avait unesorte de devoir moral, du fait de notregrade», dit le colonel Zoghlami. Ilsmontent au crĂ©neau dans les mĂ©dias,racontent leur histoire «laissĂ©e sous unechape de plomb pendant vingt ans», dĂ©-posent plainte contre les responsablessĂ©curitaires dâalors, dont Kallel.
LâimpunitĂ© des accusĂ©sLe procĂšs sâouvre dĂšs novembre 2011. Ilest vite bouclĂ©. «LâimpunitĂ© a Ă©tĂ© consa-crĂ©e», regrette lâavocate des soldats, Na-jet Labidi. Le commandement militaire
a Ă©tĂ© Ă©pargnĂ©, Ă peine a-t-il Ă©tĂ© inter-rogĂ©. La torture ? Les accusĂ©s ont niĂ©ĂȘtre au courant, se sont renvoyĂ© la balle.Kallel a pris quatre ans de prison, rame-nĂ©s Ă deux en appel. Il a Ă©tĂ© libĂ©rĂ© lâandernier. «Câest le cas typique oĂč les victi-mes sont déçues et les accusĂ©s aussi, Ă rai-son, parce quâils ont Ă©tĂ© condamnĂ©s sanspreuves dĂ©terminantes», analyse HĂ©lĂšneLegeay, dâAction des chrĂ©tiens pourlâabolition de la torture, qui suit treizecas. Barraket Essahel est, Ă ce jour, laseule affaire jugĂ©e. Autre victoire des of-ficiers: une loi, adoptĂ©e en juin, a resti-tuĂ© aux proscrits pensions de retraite,couvertures santé⊠et galons. «Cetteloi consacre notre innocence», savoureMohamed Ahmed. Les voilĂ rĂ©unis, ce24 juillet, dans la salle de rĂ©ception dupalais prĂ©sidentiel. En uniforme, ils dĂ©-filent sur lâestrade, oĂč Marzouki lesadoube. «On oublie un peu les malheursdu passé», rĂ©agit, yeux brillants, lâex-capitaine Rachid TrimĂšche.«Barraket Essahel: premier procĂšs politi-que aprĂšs Ben Ali. Tous les tĂ©moins Ă dĂ©-charge refusĂ©s», lit-on sur abdallah-kallel.com. CrĂ©Ă© par les enfants de lâex-ministre, quand il Ă©tait en prison, le sitea tenu la chronique des irrĂ©gularitĂ©s ju-diciaires et relayĂ© la ligne de dĂ©fense dupaternel: la torture ne date pas de lâĂšreKallel, tout ça Ă©tait gĂ©rĂ© par Ben Ali. Ilest la cible dâune vengeance politique,assĂšne le site. Comme les Kallel, les fa-milles des accusĂ©s, dans les diffĂ©rentsprocĂšs, ont essayĂ© de riposter. Certainesont mĂȘme, selon plusieurs tĂ©moigna-ges, tentĂ© dâacheter les plaignants.Devant un parterre dâinvitĂ©s Ă©trangers,la Tunisie a inaugurĂ© le 9 juin son ins-tance VĂ©ritĂ© et dignitĂ©, chargĂ©e dâen-quĂȘter sur les violations commises de-puis 1955. Le chemin a Ă©tĂ© long: la loi
sur la justice transitionnelle a traĂźnĂ© unan dans les tiroirs de lâAssemblĂ©e.Ennahda, notamment, lui prĂ©fĂ©rait untexte sur lâexclusion politique des ex-bĂ©nalistes, finalement abandonnĂ©. LacĂ©rĂ©monie, boycottĂ©e par la sociĂ©tĂ© ci-vile, ne respire pas lâenthousiasme. A latribune, les orateurs expliquent com-bien la mission de lâinstance est impor-tante et compliquĂ©e. «Nous ne pourronspas Ă©difier un systĂšme dĂ©mocratique sansdiagnostiquer les fautes du passé», dĂ©-clare Marzouki. «Aujourdâhui, encore unefois, la Tunisie est un modĂšle pour les paysde la rĂ©gion», sâemballe Navi Pillay, delâONU, dans un message vidĂ©o.
La communautĂ© internationale, sou-cieuse de la rĂ©ussite de la transition tu-nisienne, appuie fortement le proces-sus, Ă grand renfort de financements.Parmi les quinze «commissaires» quicomposent lâinstance, plusieurs sontconnus pour leur engagement, commelâavocat Khaled Krichi (AISPP), la jour-naliste Noura Borsali ou ZouhairMakhlouf (Amnesty). A leur tĂȘte, ils ontĂ©lu Sihem BensĂ©drine, figure de la luttecontre la dictature. La journaliste ne faitpas lâunanimitĂ©, jugĂ©e par certainscomme radicale, revancharde. Ăa «nedĂ©range pas» cette femme habituĂ©e Ă ferrailler, qui veut rassurer : «Nous nesommes pas lĂ pour rĂ©gler leur compte Ă des individus, mais Ă une machine dicta-toriale.»Lâinstance doit entrer dans le vif du sujetle 1er dĂ©cembre. En cinq ans maximum
il faudra enregistrer les plaintes, tenirdes sĂ©ances dâĂ©coutes des victimes, en-tendre les tĂ©moins et les accusĂ©s, en-quĂȘter sur les disparus, revoir les affai-res des «martyrs de la rĂ©volution»,dĂ©cortiquer la machine rĂ©pressive, dĂ©-terminer les responsabilitĂ©s au sein delâEtat, proposer des rĂ©formes, entamerle travail de mĂ©moire, Ă©laborer unprogramme dâindemnisationâŠ
«Une quĂȘte de vĂ©rité»Pour y parvenir, lâinstance est dotĂ©e depouvoirs Ă©tendus: elle peut accĂ©der auxarchives de lâEtat âune boĂźte noire jus-que-lĂ â, convoquer, ordonner des per-
quisitions⊠Les violationsgraves seront transmises Ă des chambres pĂ©nales spĂ©-cialisĂ©es. «Le dĂ©fi est Ă©normemais je suis confiante, lâins-tance rĂ©ussira sa mission»,martĂšle BensĂ©drine. Ce sera
«surtout une question de rapport deforce», anticipe Samir Dilou, ex-minis-tre chargĂ© de la Justice transitionnelle.Parmi les Ă©cueils possibles, «lâinstru-mentalisation, les rĂ©sistances dans les ins-titutions», Ă©numĂšre lâavocat, figuredâEnnahda. «Câest une quĂȘte de rĂ©conci-liation, basĂ©e sur la vĂ©ritĂ©, dit-il encore.Mais je doute quâon la connaisse toute.»Câest pourtant la principale attente desvictimes. Mais aucune de celles rencon-trĂ©es ne souhaite tellement la prison Ă ses tortionnaires. «La justice transition-nelle doit permettre de crĂ©er une opinionpublique avertie, qui rĂ©prouve ces hor-reurs, pour que cela ne se rĂ©pĂšte plus»,estime Zeineb Cherni, qui voudrait,comme tous, au moins «des excuses,une reconnaissance des torts, une autocri-tique». Pour lâheure, personne nâa faitamende honorable. âą
A gauche:Abdelmoumen
BelanĂšs, cadre duParti communiste
des ouvriersde Tunisie,
a subi la tortureet la prison troisfois, entre 1995
et 2000. A la finde la dictature, il
a refusé un postede fonctionnaire,
offert encompensation:il «ne veut pas
dâexception».A droite:
Zeineb Cherni,condamnée
en 1973 pourson engagement
au sein dePerspectives.
Depuis la chutede Ben Ali,
elle collecteles archives dece mouvement
universitaire.
Au total, 244 militaires sont torturés.Les autorités se rendent comptede la méprise, mais ne veulent passe dédire: 93 sont condamnés.
LIBĂRATION SAMEDI 11 ET DIMANCHE 12 OCTOBRE 2014
Au cimetiĂšre du Jellaz, dans le centre de la capitale, oĂč Ă©tait inhumĂ©
Lâenterrement de lâopposant abattu mercredi,Chokri BelaĂŻd, sâest transformĂ© vendredien une mobilisation contre le pouvoir, avec40000 personnes venues crier leur colĂšre.
En Tunisie,des manifestationspour funĂ©raillesCâ est sous les gaz lacrymogĂš-
nes, dans le chaos provoquépar de jeunes casseurs, queChokri Belaïd a été inhumé,
vendredi Ă Tunis, ce qui nâa pas empĂȘ-chĂ© une foule monstre, fut-elle progres-sivement dispersĂ©e par les heurts, de luioffrir une cĂ©rĂ©monie digne. «Le peupleveut la chute du rĂ©gime» : ce slogan,scandĂ© contre Zine el-Abidine Ben Aliil y a tout juste deux ans, a rĂ©sonnĂ© trĂšsfort dans le cimetiĂšre du Jellaz, oĂčlâhomme politique assassinĂ© mercredia rejoint le carrĂ© officiel des «martyrs»,tout en haut de la colline qui surplombele centre de la capitale.LĂ , Hamma Hammami, compagnon deroute politique et autre figure de la gau-che radicale tunisienne, a prononcĂ©lâoraison funĂšbre : «Dors, dors, monami, les lĂąches ne connaĂźtront pas lapaix.» «à martyr, repose en paix, nouspoursuivrons ton chemin», ont rĂ©pondudes milliers de Tunisiens, chantant etrechantant lâhymne national.
«CHEVROTINE». Selon la police, ilsĂ©taient 40000 Ă assister aux funĂ©railles.Pendant ce temps, les casseurs pillaientet incendiaient les voitures aux abordsdu cimetiĂšre, rackettaient les passants.«Câest Ennahda qui les envoie», accuseun jeune homme. Les cris de la foulesont virulents contre les islamistes, ac-cusĂ©s dâavoir installĂ© un climat de vio-lence politique qui a prĂ©parĂ© le terrainau meurtre : «A bas les FrĂšres, Ă bas legouvernement terroriste!», «Ghannouchi[prĂ©sident du parti islamiste Ennahda],prends tes chiens et pars !»Dans le cortĂšge funĂ©raire escortĂ© parlâarmĂ©e, nombreux sont les militantspolitiques ou associatifs, les syndicalis-tes, les voisins, beaucoup dâavocats en
robe, mobilisĂ©s pour leur confrĂšre, etune foule de Tunisiens, venus souventen famille. «Je suis lĂ pour rendre hom-mage Ă Chokri BelaĂŻd et pour marquermon refus de la violence. On ne peut pluslâaccepter. Les islamistes refusent le dia-logue, refusent la communication. Ilsveulent faire ce quâils veulent de notrepays, ce nâest pas leur droit», expliquaitvendredi matin Yamna Ettarres, pro-fesseure Ă la facultĂ© dâinformatique,venue le matin devant le centre cultu-rel de Djebel Jelloud, quartier dâen-fance de lâopposant et point de dĂ©partdu cortĂšge.Sur le mur du centre, une grande ban-derole avait Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©e: «Le camaradeChokri BelaĂŻd, martyr de la libertĂ© et de lanation.» A cĂŽtĂ©, plusieurs tags figurantune grosse moustache noire surmontĂ©edâun grain de beautĂ©, traits caractĂ©risti-ques de lâopposant. «Câest douloureux,pour la Tunisie et pour lâhomme. ChokriBelaĂŻd, je le connaissais Ă la fac dans lesannĂ©es 80. CâĂ©tait un militant sĂ©rieux,sincĂšre. Il sâexprimait de façon franche,claire, il Ă©tait du cĂŽtĂ© du peuple», souli-gne Ali Khorchani, un instituteur.«Aujourdâhui, je suis agressive, jâai envie
de mordre ceux qui ont battu Chokri», in-terpelle une femme, la quarantaine, mi-litante communiste.A lâĂ©vidence, les Tunisiens prĂ©sents seveulent combatifs. «Je suis triste, maiscontente dâĂȘtre là », dit Bochra, unejeune femme venue avec ses parents.«Au-delĂ de la colĂšre et de la douleur, ily a un sentiment dâapaisement, parce quela rĂ©action des Tunisiens est digne et mas-sive. Je ne suis plus inquiet pour la Tunisie,ils ne nous auront pas», Ă©nonce tranquil-lement le bĂątonnier du barreau de Tu-nis, Chawki Tabib. «Chevrotine, cartou-ches, les Tunisiens nâont pas peur», criela foule, en rĂ©fĂ©rence aux tirs de gre-naille de la police contre les manifes-tants de Siliana en dĂ©cembre.
«DĂSASTRE». «La masse a montrĂ©quâelle est prĂȘte Ă continuer la lutte. Ona perdu un militant, mais on est fier carla grande majoritĂ© du peuple tunisien acondamnĂ© cet acte et le parti au pouvoir,dont la politique mĂšne le pays au dĂ©sas-tre», tonne Taher Dhaker, un cadre fĂ©-dĂ©ral de lâUnion gĂ©nĂ©rale tunisienne dutravail (UGTT). La centrale syndicale,bastion du militantisme, a dĂ©crĂ©tĂ© une«grĂšve pacifique contre la violence». Uneforme dâ«hommage», Ă©galement, Ă ce-lui qui avait assurĂ© la dĂ©fense des syn-dicalistes Ă maintes reprises, expliqueTaher Dhaker. Vendredi, la grĂšve gĂ©nĂ©-rale, la premiĂšre du genre depuis 1978,a Ă©tĂ© massivement suivie. A Tunis, lesadministrations Ă©taient vides et la plu-part des boutiques avaient baissĂ© le ri-deau. MĂȘme son de cloche dans le restedu pays, oĂč des rassemblements desoutien, dâhommage et de protestationont eu lieu. Sur lâavenue Bourguiba, lecĆur de la capitale, un dispositif poli-cier trĂšs massif empĂȘchait dans la soi-rĂ©e toute manifestation de se former.Quelques affrontements avec la policeont cependant eu lieu. âą
Par ĂLODIE AUFFRAYCorrespondante Ă Tunis LâESSENTIEL
LE CONTEXTEEnviron 40 000 Tunisiens ontmanifestĂ© Ă©motion et colĂšre auxfunĂ©railles de lâopposant ChokriBelaĂŻd, assassinĂ© mercredi.
LâENJEUAccusĂ© dâĂȘtre responsable duclimat de violence dans le pays,les islamistes dâEnnahdadoivent faire face Ă la dĂ©fiancede la population. REPĂRES
MerMéditerranée
ALGĂRIE
LIBYE
ITALIE
100 km
Tunis
Zarzis
Mezzouna
Monastir
SfaxSidi Bouzid
Gafsa
Siliana
TUNISIE
Sources : FMI,«The Economist», Pnud
estimations 2012
Population
PIB
PIB par habitant
Taux de chĂŽmage
Espérance de vie
94e sur 187 payssur lâindicateurde dĂ©veloppementhumain
10,766 millions dâhab.
34,8 milliards dâeuros
3 230 euros
18,1 %
74,5 ans
Retrouvez le rĂ©cit de lâenterrement de Chokri BelaĂŻd,vendredi, et les derniers reportages et analysesde notre correspondante Ă Tunis dans notre dossier«La Tunisie aprĂšs Ben Ali».
âą SUR LIBĂRATION.FR
LIBĂRATION SAMEDI 9 ET DIMANCHE 10 FĂVRIER 20132 âą EVENEMENT
BenGuerdane,viviertunisiendujihadenSyrieDes dizaines de jeunes de ce village du Sud auraientrejoint la lutte armĂ©e. Les parents tentent de sâorganiser.Par ĂLODIE AUFFRAYEnvoyĂ©e spĂ©cialeĂ Ben Guerdane
I nquiet de voir les jeunesvoisins partir un Ă un,Mahmoud (1) avait prissoin, comme beaucoup
de parents Ă Ben Guerdane,de cacher le passeport de sonfils. Ăa nâa pas suffi pour em-pĂȘcher Karim, 20 ans, de fileren douce. «Ils Ă©taient dix au
total», raconte le pÚre. Direc-tion la Libye, à quelques kilo-mÚtres de cette petite ville dusud tunisien, puis la Turquie,avant de passer en Syrie.Comme des centaines, voiredes milliers dejeunes Tunisiens,ils sont partiscombattre le régime de Ba-char al-Assad, le plus sou-vent aux cÎtés des jihadistesdu Front al-Nusra.
Juste aprĂšs la rĂ©volution, Ă lâinstar de dizaines de mil-liers dâautres Ă lâĂ©poque, Ka-rim avait voulu embarquerclandestinement pour lâEu-rope, mais sa famille lâavait
retenu in extre-mis. Puis le jeunevendeur, qui a
«toujours fait ses priĂšres, maissans plus», selon son pĂšre, apeu Ă peu adoptĂ© lâidĂ©ologiesalafiste, tendance jihadiste.
Mahmoud sâĂ©lĂšve contre cejihad qui risque de lui coĂ»terson seul garçon, pilier de lafamille selon la tradition.
«CHARIA». Taoufik nâavaitpour sa part «rien vu venir».Cet habitant de Tunis a de-puis retracĂ© lâitinĂ©raire deZied, 22 ans, parti le 6 janvierpar lâaĂ©roport de Tunis-Car-thage, lâautre voie pour re-joindre le front syrien. Zied a
vidĂ© son compte et fait savalise. Le pĂšre, militaire Ă laretraite, nâa toujours pascompris la transformationrapide de son benjamin. Endeux ans, lâĂ©tudiant en fi-nances, fan de foot, adoptedes positions radicales. «Ilrejette lâarmĂ©e, la police, lâEtaten gĂ©nĂ©ral. Il est devenu tĂȘtu,câĂ©tait difficile de discuter.Mais il nâĂ©tait pas brutal», es-saye dâanalyser Taoufik.Depuis quâil est parti, Zieddonne des nouvelles une foispar mois. «Il dit quâil mangebien, quâil ne participe pas auxcombats. Apparemment, il ap-prend la charia et lâenseigne Ă des enfants», rap-porte le pĂšre. Ka-rim, lui, nâa ap-pelĂ© que deux fois.Il se trouve «dansles montagnes,prĂšs de la frontiĂšreturque», et Mahmoud sup-pose que, vu son jeune Ăąge,le fiston nâest pas au front.Lui et sa femme sont souventdevant leur tĂ©lĂ©, Ă lâaffĂ»tdâun indice dans lâactualitĂ©syrienne. Comme beaucoupde voisins. La ville est rĂ©pu-tĂ©e ĂȘtre lâun des principauxviviers de volontaires,comme au temps de la guerreen Irak. Personne nâa de
chiffre prĂ©cis, certains par-lent de 50 Ă 100 jeunes.MĂȘme incertitude Ă lâĂ©chelledu pays. Alors que les pagesFacebook jihadistes Ă©grĂšnentles photos des «martyrs»tombĂ©s au combat, les auto-ritĂ©s sont longtemps restĂ©esquasi muettes. Un rapport delâONG International CrisisGroup Ă©voque 2 000 com-battants. Le ministre des Af-faires Ă©trangĂšres a rĂ©cem-ment assurĂ© quâils sont«800 au maximum».Quoi quâil en soit, les dĂ©partsen Syrie sont devenus unphĂ©nomĂšne qui touche denombreuses villes et «toutes
les catĂ©gories sociales», ex-plique un professeur deBen Guerdane qui a vu sâĂ©va-porer beaucoup de ses an-ciens Ă©lĂšves. «Les brillantscomme les mauvais, des ri-ches, des pauvres. Certainsavaient des problĂšmes dansleur famille, dâautres non»,dĂ©crit-il. Beaucoup ont Ă peine plus de 20 ans. «Dansles cas qui mâont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©s,
REPORTAGE
Une habitante de Ben Guerdane montre une photo de son fils aĂźnĂ©, fin avril. Elle pense quâil a Ă©tĂ© tuĂ© en Syrie. PHOTO ANIS MILI. REUTERS
«Il est devenu tĂȘtu,câĂ©tait difficile de discuter.Mais il nâĂ©tait pas brutal.»Taoufik sur son fils devenu jihadiste
LIBĂRATION VENDREDI 17 MAI 20138 âą MONDE
ils font tous de bonnes Ă©tudes,observe lâavocat Badis Kou-bakji. Ils sont tous devenussalafistes en un an et demi. Ăatouche des fils de banquier, desquartiers chics, beaucoup desupporteurs de footâŠÂ» LesautoritĂ©s ont mĂȘme recensĂ©16 jeunes femmes envoyĂ©esau «jihad du nikah», le sou-tien sexuel aux combattants.
«ĂTINCELLE». JusquâĂ il y apeu, les familles ne bron-chaient pas, craignant desreprĂ©sailles. Mais, ces der-niĂšres semaines, le mur dusilence sâest fissurĂ©, avec lamĂ©diatisation de plusieurscas. Celui de Hamza Rajeb,en fauteuil roulant parti fairedu «jihad informatique», aparticuliĂšrement choquĂ©.Quelques jours aprĂšs le tĂ©-moignage de son frĂšre Iqbel,en pleurs Ă la tĂ©lĂ©, le jeunehomme est rentrĂ©. «Ăa a Ă©tĂ©lâĂ©tincelle», rapporte BadisKoubakji, prĂ©sident de latoute nouvelle Association desecours des Tunisiens Ă lâĂ©tranger, qui a pour ambi-tion dâĂȘtre «un groupe depression contre le silence despoliticiens». Car «il nây aaucune politique de prĂ©ventionpour stopper ce flĂ©au. On vou-drait une campagne de sensi-
bilisation dans les mĂ©dias, uncontrĂŽle sur les mosquĂ©es, unefatwa du mufti [lâautoritĂ© re-ligieuse consultative, ndlr]»,propose-t-il. Les famillesvoudraient aussi voir lesautoritĂ©s sĂ©vir contre «les rĂ©-seaux» de dĂ©part. BeaucoupdĂ©noncent le laxisme, parfoisjugĂ© complice, dâEnnahda,principale composante de lacoalition au pouvoir (lire ci-dessus).Sous la pression, le parquetde Tunis a fini par ouvrir uneinstruction, afin dâenquĂȘtersur les filiĂšres. Une cellule decrise a Ă©tĂ© crĂ©Ă©e par le nou-veau ministre de lâIntĂ©rieur,lâindĂ©pendant Lotfi ben Jed-dou, qui affiche sa fermetĂ©.Des mesures de restriction decirculation ont Ă©tĂ© prises, et1 000 dĂ©parts empĂȘchĂ©s cedernier mois, assure-t-il.Selon lui, cinq «points de re-crutement» ont Ă©tĂ© dĂ©mante-lĂ©s. Tunis craint que lâexpĂ©-rience de la lutte armĂ©e neradicalise davantage la jeu-nesse jihadiste. Peu nom-breux pour le moment, «lesTunisiens de retour de Syriesont sous surveillance», a dĂ©jĂ prĂ©cisĂ© le ministre de lâIntĂ©-rieur. âą(1) Les prĂ©noms ont Ă©tĂ©changĂ©s.
Accusé de complaisance, le gouvernement augmente depuis peu la pression sur le groupe Ansar al-Charia.
Ennahda moins tolérant face aux salafistesD éparts en Syrie, prosélytisme⊠les bras
de fer se multiplient et nâen finissentplus de se durcir entre les jihadistes du
groupe Ansar al-Charia et le gouvernementtunisien, dominĂ© par les islamistes dâEnna-hda. Longtemps silencieux sur le jihad en Sy-rie, Ennahda a fini par prendre ses distances:«Notre appui Ă la rĂ©sistance syrienne est moralet politique, non combattant», a clarifiĂ©, mi-mars, son prĂ©sident, Rached Ghannouchi.SoupçonnĂ© dâen ĂȘtre le principal pourvoyeur,Ansar al-Charia lance dĂ©sormais des appelsĂ rester en Tunisie.Dernier Ă©pisode de cette confrontation lar-vĂ©e: câest autour des rĂ©unions publiques dela mouvance jihadiste que se cristallisent lestensions, sur fond dâescalade de la violence.
Depuis fin avril, seize militaires et gendarmesont Ă©tĂ© blessĂ©s par des mines artisanales,alors quâils poursuivaient des hommes armĂ©ssur le mont Chaambi, Ă la frontiĂšre de lâAlgĂ©-rie. Depuis plusieurs mois, les forces de sĂ©cu-ritĂ© Ă©chouent Ă attraper ces hommes, liĂ©s Ă Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), se-lon les autoritĂ©s, qui Ă©voquent des con-nexions avec Ansar al-Charia. Le mouvementsalafiste nie toute implication alors quâaucunlien organique nâa Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ©. Mais oppositionet sociĂ©tĂ© civile ont de nouveau pointĂ© le«laxisme» du gouvernement, accusĂ© dâavoirlaissĂ© prospĂ©rer la mouvance radicale, ses ac-tions de prĂ©dication et de charitĂ©, les squatsde mosquĂ©es ou les appels Ă la violenceâŠDĂ©routĂ©es, habituĂ©es au tout-rĂ©pressif, les
forces de police, qui poussent depuis des moisĂ un tour de vis sĂ©curitaire, sont aussi reve-nues Ă la charge. RĂ©sultat : dans plusieurs vil-les, les tentes de prĂ©dication, tolĂ©rĂ©es depuisun an, ont Ă©tĂ© dĂ©logĂ©es, parfois par la force.DĂ©sormais, a fait savoir le ministĂšre de lâIntĂ©-rieur, «les activitĂ©s liĂ©es au prosĂ©lytisme doi-vent requĂ©rir une autorisation prĂ©alable». Enriposte, les jihadistes ont multipliĂ© les rĂ©u-nions publiques et durci leurs discours. Leurleader en cavale, Abou Iyadh, a publiĂ© uncommuniquĂ© Ă la tonalitĂ© trĂšs guerriĂšre :«Sachez que vous ĂȘtes en train de commettre desabsurditĂ©s, prĂ©sageant dâune accĂ©lĂ©ration de labataille. Le soutien des Etats-Unis, de lâOcci-dent, de lâAlgĂ©rie, de la Turquie et du Qatar nevous servira Ă rien si les Ă©pĂ©es sont aiguisĂ©es.»
La partie se concentre maintenant sur la te-nue du troisiĂšme meeting annuel dâAnsar al-Charia, prĂ©vu dimanche Ă Kairouan (centre).«Le gouvernement a dĂ©cidĂ© dâinterdire cecongrĂšs, dont les organisateurs nâont pas ob-tenu dâautorisation prĂ©alable», a lancĂ© mer-credi Rached Ghannouchi. Lâinterdiction nâapas Ă©tĂ© confirmĂ©e par le ministĂšre de lâIntĂ©-rieur, qui examinerait une demande dĂ©posĂ©epar le biais dâune association religieuse lo-cale. «Nous ne demandons pas lâautorisationdu gouvernement pour prĂȘcher la parole de Dieuet le mettons en garde contre toute interventionde la police pour empĂȘcher la tenue ducongrĂšs», a lancĂ© hier Seifeddine RaĂŻs, porte-parole dâAnsar al-Charia.
Ă.A. (Ă Tunis)
ANSAR ALÂCHARIALâorganisation est nĂ©een avril 2011, sous lâĂ©gidedâAbou Iyadh, vĂ©tĂ©rande lâAfghanistan, amnistiĂ©aprĂšs la rĂ©volution. Câest laprincipale force salafistejihadiste. Non lĂ©gale, elleconstitue toutefois uneforme dâinstitutionnalisaÂtion de cette mouvance,selon les chercheurs. Lessalafistes jihadistes se disÂtinguent des salafistes piĂ©Âtistes, qui ne contestentpas les pouvoirs en place.
REPĂRES
MerMéditerranée
ALG
ĂRIE
LIBYE
ITALIE
TUNISIE
100 km
Tunis
Ben Guerdane
LIBĂRATION VENDREDI 17 MAI 2013 MONDE âą 9
30 âą CULTURE GRAND FORMAT
CU
LTU
RE
La galerie parisienne Itinerrance a rassemblĂ© plus dâune centaine dâartistes dâune trentaine de nationalitĂ©s. De gauche Ă droite: les Ćuvres du
LâĆuvre du Saoudien Mazen, pour le projet «Djerbahood» Ă Erriadh. Le pochoiriste français C215 fait Ă©cho aux chats qui
Les artistes sont intervenus au marché, sur les placettes, et aux alentours pour des fresques «hors piste», comme ici le Belge Roa.
LIBĂRATION SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 SEPTEMBRE 2014
GRAND FORMAT CULTURE âą 31
ReaOne tente de peaufinersa fresque, un entrelacs detentacules bleues, entredeux pauses bavardageavec les passants. «Je suislĂ depuis deux heures et jâaifait trois traits et demi»,sourit le graffeur parisien.
Les volutes flanquent la porte dâentrĂ©e, bleueaussi, dâune maison basse aux murs blanchis
Ă la chaux dans une petite rue sans nom. Sonoccupante «ne voulait rien de figuratif», rap-porte le jeune homme, qui ajoute ne pas sa-voir pourquoi. Peut-ĂȘtre parce que le regardde femme, bleu encore, sur la bicoque voi-sine, a fait grincer quelques mĂąchoires.
«Comme une petite mĂ©dina»Plus loin, sâalignent trois tĂȘtes de lions, si-gnĂ©es Orticanoodles, duo de pochoiristes ita-liens bien connus, chacune sous-titrĂ©e dâunmot en arabe, formant cette devise: «Justice,libertĂ©, rĂ©gime». Nous sommes Ă Erriadh,bourg tranquille de lâĂźle de Djerba, en Tuni-
Par ĂLODIE AUFFRAYPhotos NICOLAS FAUQUĂ.IMAGESDETUNISIE.COM
Bestiaire, messages et lĂ©gendes colorent les maisons et les ruinesdâun village tunisien. Pochoiristes et calligrapheurs racontent la façondont ils ont investi ce musĂ©e Ă ciel ouvert inaugurĂ© le 20 septembre.
Djerba,sie, dans lequel la galerie parisienne Itiner-rance a plantĂ© son nouveau projet. Elle sâĂ©taitfait connaĂźtre Ă lâautomne dernier grĂące ausuccĂšs colossal de la Tour Paris 13, cette barreHLM du XIIIe arrondissement transformĂ©e enmusĂ©e Ă©phĂ©mĂšre de street art, avant dĂ©moli-tion. Cette fois, avec «Djerbahood», Itiner-rance investit le dĂ©dale dâun village typique,avec ses rues Ă©troites et sinueuses, ses mai-sons traditionnelles, appelĂ©es houchs. «Câestcomme une petite mĂ©dina au milieu de nullepart», souligne Mehdi ben Cheikh,directeur de la galerie. Le Franco-Tunisien rĂ©flĂ©chissait «depuis un mo-
Orient du street art
Animal fĂ©tiche du Portugais Pantonio, le lapin cavalait dĂ©jĂ dans la Tour Paris 13. Dan 23, artiste français, Ă©tait aussi de lâĂ©quipe du XIIIe arrondissement.
MerMéditerranéeTUNISIE
10 km
Tunis
Guellala
Erriadh DJERBA
Portugais Mario BelĂ©m, du Russe Wais 1, du Mexicain Curiot et de lâEspagnol Malakkai.
hantent lâĂźle.
LIBĂRATION SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 SEPTEMBRE 2014
32 âą CULTURE GRAND FORMAT
ment» à faire quelque chose dansson pays natal. Il voulait «offrir à lascÚne street art un support nouveau,
trouver la matiĂšre qui fasse carburer les artistes.LĂ , câest lâarchitecture orientale, les voĂ»tes, lescoupoles». Et puis, souligne-t-il encore, «ilnây a rien dans le monde arabe, au niveau dustreet art. Il est temps».Plus de cent artistes, dâune trentaine de na-tionalitĂ©s, ont dĂ©filĂ© tout lâĂ©tĂ©. Parmi eux,beaucoup dâanciens de la Tour 13, comme ElSeed, Seth, Dan 23, Pantonio, BomK ou Li-liwenn. De prestigieux petits nouveaux aussi,comme le Belge Roa, ou le Sud-AfricainFaith 47. Lâambassadeur de Tunisie enFrance, emballĂ© par la Tour Paris 13, a pesĂ©de tout son poids pour faciliter le nouveauprojet de la galerie. Le jeune diplomate estpassĂ© directement par le Premier ministrepour obtenir le feu vert. Le ministĂšre du Tou-risme devrait Ă©galement financer une partiedu budget de dĂ©placement des artistes. Pourle reste, cinq industriels tunisiens ont mis lamain Ă la poche.Les artistes sont intervenus selon «une vraiescĂ©nographie», dĂ©veloppe Mehdi ben Cheikh.
Il y a les placettes, le marchĂ©, lâancien abat-toir Ă lâabandon oĂč «tout le monde peut se lĂą-cher», les fresques «hors piste», dans la cam-pagne⊠Leur seule contrainte : «Quâilsprennent conscience de lâendroit oĂč ils inter-viennent.» Message reçu. Lâune des crĂ©aturesde Pantonio, influent street artist lisboĂšte,porte la chechia, le couvre-chef de feutrerouge made in Tunisie.
Mobylettes et licorneLe bestiaire du Belge Roa, dont les grandesfresques animaliĂšres ont fait la rĂ©putation, secompose ici dâun poulpe, une mĂ©duse, uncrĂąne dâoiseau. Chacun Ă©pouse la forme dâuntoit en dĂŽme. Le pochoiriste français C215 amis des chats partout, comme un rappel Ă ceux qui squattent les rues tunisiennes. Surun mur dĂ©crĂ©pi, lâAllemand Hendrik ECBBeikirch a tirĂ© en grand le portrait dâun vieuxDjerbien. Et le Britannique Phlegm repeuplelâune des nombreuses maisons en ruine,peint des fenĂȘtres Ă cĂŽtĂ© des portes condam-nĂ©es, joue avec les objets abandonnĂ©s. Sonpersonnage rĂ©current, longiligne et voĂ»tĂ©,surgit ainsi dâune fenĂȘtre pour Ă©tendre sonlinge, ou se hisse vers une autre, grimpĂ© surdes amphores.SpĂ©cialiste des pochoirs de faĂŻence portu-gaise façon trompe-lâĆil, Add Fuel a dĂ©clinĂ©des carreaux dans le style local, ici sur unearcade, lĂ sur la devanture dâune maisonabandonnĂ©e. On croise aussi des femmesvoilĂ©es ou pas, des hommes enturbannĂ©s, unvieux berger, des mobylettes, des motifs ber-bĂšres, des fleurs de lotus âDjerba serait «lâĂźledes Lotophages» dĂ©crite par HomĂšreâ, une
DJERBA, ORIENTDU STREET ART
licorne, des flamants rosesâŠLes calligraffitis sont Ă©galement Ă lâhonneur,avec El Seed, Inkman ou Shoof. «Jâessayetoujours dâavoir un message qui reflĂšte le lieu»,explique le premier. NĂ© en France de parentstunisiens, El Seed, qui a dĂ©couvert la calli-graphie en reprenant des cours dâarabe, nâenest pas Ă son premier mur tunisien. AprĂšssâĂȘtre fait connaĂźtre en 2012 en peignant le
minaret dâune mosquĂ©e Ă GabĂšs, il a rĂ©alisĂ©lâannĂ©e derniĂšre un road-trip Ă travers lepays, Ă la recherche de ses «murs perdus». Unprojet destinĂ© à «essayer dâattirer lâattentionsur des endroits Ă lâhistoire riche et oubliĂ©e»,pour «donner une image diffĂ©rente et positivede la Tunisie, qui ne soit ni touristique ni rĂ©volu-tionnaire. Une façon de casser la romance surla rĂ©volution, de passer Ă autre chose» (1).
Le voyage avait durĂ© un mois, avec, chaquefois, la mĂȘme mĂ©thode: El Seed parle dâabordavec les habitants, Ă la recherche des lĂ©gen-des locales, dâun message en accord avec lelieu. A Guellala, petite ville de lâĂźle de DjerbapeuplĂ©e de BerbĂšres, il a couvert la coupoledu cafĂ© central avec ce message en langueamazighe: «Argile authentique», comme sesurnomment les BerbĂšres du coin, pour sedistinguer des Arabes. A JĂ©rissa, ville au richepassĂ© minier, qui pĂ©riclite, il a laissĂ© cesmots, au pied dâune usine Ă lâabandon: «Letemps sâarrĂȘte, la vie continue.»Le pĂ©riple se termine dans le village de sesgrands-parents. «Temoula, pays de mes ancĂȘ-tres, il nây en a pas dâautres comme toi», a-t-ilinscrit sur la modeste maison familiale, re-prenant les vers dâun poĂšme Ă©crit par unaĂŻeul. Afin de mener Ă bien le projet «Derjba-hood», Ă Erriadh, il sâest «posĂ© pour discuteravec les petits vieux de la place de lâIndĂ©pen-dance», lĂ oĂč il devait officier, et leur a de-mandĂ© «sâil y avait un dicton local, qui tradui-sait lâesprit de la ville». Oui : «Petit quartier,grande histoire», ont rĂ©pondu les vieux.Le proverbe, qui sâĂ©tale dĂ©sormais en bleudans un recoin de la placette, fait rĂ©fĂ©renceĂ lâhistoire dâErriadh. AppelĂ© au dĂ©part HaraSghira («petit quartier», donc), le villageĂ©tait peuplĂ© par une communautĂ© juive trĂšsancienne, dont il ne reste que cinq grandesfamilles âsoit tout de mĂȘme une centaine depersonnes. Elles cohabitent «en paix» avecles musulmans, souligne le communiquĂ© depresse dâItinerrance, qui met en avant lesymbole.
Des habitants perplexes,curieux ou amusés
La vieille synagogue de la Ghriba, perduedans la campagne alentour, est devenue lâundes principaux points dâattraction touristiquede lâĂźle. Dâailleurs, câest tout ce que la massevoit habituellement dâErriadh. «Ils font lâex-cursion âtour de lâĂźleâ, sâarrĂȘtent Ă la Ghriba,mais ne rentrent jamais dans le village», expli-que Isabelle Planchon, qui tient Dar Bibine,la premiĂšre maison dâhĂŽtes de Djerba, aucĆur dâErriadh. Depuis son ouverture, en2009, les initiatives du genre se sont multi-pliĂ©es et le bourg est devenu une sorte de la-boratoire du tourisme alternatif.«Djerbahood» vise aussi Ă renforcer cettedynamique: «VĂ©ritable musĂ©e Ă ciel ouvert»,il «permettra aux visiteurs de lâĂźle de dĂ©couvrirun bijou du patrimoine tunisien de façon atypi-que», Ă©crit Itinerrance. DĂ©jĂ , les curieux af-fluent, alors que lâinauguration officiellenâest que le 20 septembre. Pour lâheure, «ilsne comprennent pas trop», observe IsabellePlanchon. ChargĂ©e dâaider Ă convaincre leshabitants de prĂȘter leurs murs, elle racontequâils ont Ă©tĂ© «sĂ©duits peu Ă peu»: en voyantle travail dâAdd Fuel, une voisine lui a de-mandĂ© de faĂŻencer sa façade, Ă lâoccasion deson mariage. Certains restent perplexes,comme cette dame qui nâarrive pas Ă dĂ©chif-frer les calligraffitis. Il y a les conservateurs,Ă lâimage de cet employĂ© de boulangerie quiexplique que «câest pas bon dans lâislam depeindre comme ça dans la rue», mais nâen faitpas un drame. Les petits vieux dâEl Seed,quâon a retrouvĂ©s affalĂ©s au mĂȘme endroit,dans un coin de la place de lâIndĂ©pendance,avaient eux lâair ravi de lâanimation nouvelleau village.Le projet est prĂ©vu pour durer une annĂ©e,mais «si les gens entretiennent les fresques, çarestera, souligne Mehdi Ben Cheikh. Nous, ondonne la matiĂšre, câest Ă la population de savoiren tirer profit au maximum». âą(1) De son pĂšlerinage, il a tirĂ© un livre, «Les mursperdus», Ă paraĂźtre le 2 octobre en français, auxĂ©ditions Gourcuff Gradenigo, 192 pp., 39 âŹ.
Phlegm repeuple une maisonen ruine. Son personnage,longiligne et voĂ»tĂ©, surgit dâunefenĂȘtre pour Ă©tendre son linge,ou se hisse vers une autre,grimpĂ© sur des amphores.
Une des figures féminines de la pochoiriste italienne, BToy, aka Andrea Michaelsson.
Nombre dâartistes ont optĂ© pour le calligraffiti, comme lâEspagnol SebastiĂĄn Velasco.
LIBĂRATION SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 SEPTEMBRE 2014