Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

23
PORTRAIT BATOU HATTAB et s’en remet Ă  la justice de Dieu. «C’est lui qui leur fera payer. A la fin, ils seront Ă©crasĂ©s.» Mais plus les jours passent, plus «la douleur augmente, remarque-t-il, parce que les souvenirs remontent». Ceux d’un garçon «extraordinaire, actif, dynamique, gentil, premier de sa classe», dĂ©crit le pĂšre. Yoav, 21 ans, Ă©tait le deuxiĂšme de ses neuf enfants. «C’était le plus proche de moi. Je l’impressionnais. Il aimait beaucoup son pĂšre, comme un homme simple. Il Ă©tait aussi mon disciple, mon Ă©lĂšve, c’est moi qui l’ai Ă©duqué», souli- gne le professeur qui enseigne la Torah depuis 1990. CoiffĂ© d’un chapeau ou d’une casquette de laine en guise de kippa, le visage mangĂ© par une barbe proĂ©minente, le pater- nel dĂ©gage une Ă©lĂ©gance dĂ©suĂšte, mĂȘlant charisme et bon- homie. Il mĂšne une vie frugale, n’écoute pas de musique et n’a que des lectures thĂ©ologiques. «J’aime ma religion, je la pratique par joie», expose-t-il. «MalgrĂ© son cĂŽtĂ© sĂ©vĂšre, tradi- tionnel, il a toujours eu un esprit ouvert, nuance Avishay, son fils aĂźnĂ©. Il n’a jamais obligĂ© ses enfants Ă  ĂȘtre comme lui, et on ne l’est pas. Yoav, par exemple, avait une vie religieuse, Ă©tudiait la Torah, aidait les pauvres, mais il se permettait aussi de sortir, d’avoir une vie sociale et des copines.» Le bac empochĂ©, le cadet dĂ©cide de poursuivre ses Ă©tudes Ă  Paris, en 2011, pour passer un BTS en commerce interna- tional. «Il avait rĂ©ussi Ă  s’installer Ă  Vincennes, il allait terminer ses Ă©tudes cette annĂ©e, on lui avait proposĂ© de devenir associĂ© d’une entreprise, avec une bonne part de l’actionnariat, retrace Batou Hattab. La derniĂšre fois que je l’ai vu, il m’a parlĂ© d’une fille qu’il avait rencontrĂ©e, il pensait sĂ©rieusement Ă  se marier. Je lui ai dit qu’il Ă©tait encore jeune, qu’il pouvait attendre et rester avec elle.» Un futur plein de promesses «dĂ©cimĂ© par des mains de sauvages», une «fleur fauchĂ©e par la haine des juifs». Et d’ajouter : «Cet islam-lĂ , dont on entend tellement parler, ce n’est pas celui des musulmans. On a vĂ©cu ensemble, plus que des frĂšres, pendant des annĂ©es.» Le religieux a grandi Ă  MĂ©denine, une petite ville du sud tuni- sien rĂ©putĂ© jaloux de son identitĂ© arabo-musulmane. Son pĂšre y est tanneur, son grand-pĂšre officie comme rabbin. Il a 13 ans lorsque, en 1973, sa famille se rĂ©sout Ă  partir. La petite communautĂ© juive locale s’est rĂ©duite Ă  peau de chagrin, il n’y a plus le quorum nĂ©cessaire pour les priĂšres. A l’époque, la plupart des 100000 juifs recensĂ©s ont dĂ©jĂ  quittĂ© le pays, vers IsraĂ«l ou la France. PlutĂŽt traditionnels, les Hattab s’établissent Ă  Tunis, dans le quartier de Lafayette. Aujourd’hui, la minoritĂ© juive ne reprĂ©sente guĂšre plus de 1500 Ăąmes, rĂ©parties entre Djerba (qui en concentre les deux tiers) et la capitale. Batou Hattab est l’une des figures de cette micro-communautĂ© tuni- soise dĂ©clinante. Il s’efforce d’entretenir la possibilitĂ© d’une Ă©ducation judaĂŻque, dans cette Ă©cole loubavitch fondĂ©e dans les annĂ©es 60. Cette annĂ©e, ils sont 34 Ă©lĂš- ves, de la maternelle Ă  la ter- minale. En dehors des leçons de Torah, les professeurs, tous musulmans, dispensent les programmes français. «Le fait de maintenir l’école est dĂ©jĂ  Ă©norme, il faut chercher des enseignants pour deux ou trois Ă©lĂšves, souligne Moshe Uzan, jeune entrepreneur et bĂ©nĂ©vole pour la communautĂ©. Mais c’est le plus important pour Batou, l’éducation.» «C’est la base fondamentale de la vie humaine, estime le directeur. Mon fils Ă©tait bien Ă©duquĂ©, et voyez l’amour qu’il y a pour lui dans le cƓur des gens.» Dans son Ă©troit bureau, Ă  l’entrĂ©e de l’école, les visiteurs se succĂšdent pour prĂ©senter leurs condolĂ©ances. PolĂ©miquer sur le silence des autoritĂ©s tunisiennes, qui n’ont pas eu un mot en public sur la mort de Yoav, ne l’intĂ©resse pas. «Presque tous les Tunisiens ont pleurĂ© avec moi, balaie-t-il. J’ai reçu des centaines de coups de fil, les gens m’abordent dans la rue pour me consoler. Le prĂ©sident BĂ©ji CaĂŻd Essebsi m’a reçu et m’a dit qu’il partageait notre malheur, que toute la Tunisie Ă©tait avec nous.» Finalement, lors d’une cĂ©rĂ©monie d’hommage Ă  la syna- gogue, le 10 fĂ©vrier, le vice-prĂ©sident de l’AssemblĂ©e, l’isla- miste Abdelafattah Mourou, est venu parler de la tolĂ©rance et de la cohabitation entre juifs et musulmans dans le pays. «On n’a pas de problĂšmes», rĂ©pĂšte aussi Batou Hattab sans arrĂȘt. Il l’avait dĂ©jĂ  dit sur France 2, au surlendemain de l’at- tentat. «En Tunisie, nous avons un autre respect», expliquait-il. «Il ne peut pas tenir un autre discours, dĂ©crypte Yohann TaĂŻeb, jeune chercheur franco-tunisien et ami de la famille. Ici, quand les juifs s’expriment publiquement, ils sont obligĂ©s de montrer patte blanche. Ils sont toujours soupçonnĂ©s d’avoir une autre allĂ©geance, envers IsraĂ«l, et doivent sans cesse se justifier.» Il a fallu s’expliquer ainsi sur l’enterrement de Yoav en IsraĂ«l, ce qui a heurtĂ© nombre de compatriotes. Certains ont critiquĂ© une rĂ©cupĂ©ration politique de la part de NĂ©tanyahou, d’autres y ont carrĂ©ment vu un acte prosioniste. «Pour moi, ça aurait Ă©tĂ© mieux qu’il soit enterrĂ© tout prĂšs, pour que je puisse aller le voir. Mais dans l’Hyper Cacher, les otages ont discutĂ© et ils ont dit que s’ils mourraient, ils voudraient ĂȘtre enterrĂ©s lĂ -bas, qu’il faudrait le dire aux familles. Le mont des Oliviers, c’est un endroit saint. C’est pour ça que je l’ai enterrĂ© lĂ -bas, justifie Batou Hat- tab. Sinon, je ne sais pas quel aurait Ă©tĂ© mon choix.» DĂšs qu’on affleure les questions politiques, il botte en touche : «Ni mon fils ni moi on ne s’en mĂȘle. On travaille pour nous-mĂȘmes, et pour le pays», rĂ©pĂšte-t-il. Mais «bien sĂ»r» qu’il a votĂ©, «c’est mon devoir de citoyen». Quelques fois, le rabbin est mĂȘme montĂ© au crĂ©neau pour dĂ©fendre la place de ses coreligionnaires en Tunisie. Et aux Ă©trangers, il tient Ă  passer ce message, incongru dans le contexte : «Je conseille de venir en vacances ici, c’est un pays protĂ©gĂ©. Avec l’aide de Dieu.» Comme une onction. ‱ Par ÉLODIE AUFFRAY Photo AUGUSTIN LE GALL EN 4 DATES Novembre 1960 Naissance Ă  MĂ©denine (Tunisie). 1973 S’installe Ă  Tunis. Avril 1993 Naissance de son fils Yoav. 9 janvier 2015 Perd son fils lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, Ă  Paris. S es yeux noirs plongent et replongent machinalement dans l’écran de vidĂ©osurveillance posĂ© sur son bu- reau. Comme pour y chercher refuge, pour peut-ĂȘtre abriter des regards la douleur qui se lit dans le sien. En tout cas, ce n’est pas la crainte, «je n’ai pas peur», balaie vivement Batou Hattab. Les deux camĂ©ras, qu’il a fait instal- ler aprĂšs la rĂ©volution, gardent l’Ɠil sur l’entrĂ©e de la petite Ă©cole juive qu’il dirige, rue de Palestine, Ă  Tunis. Une discrĂšte maison blanche sans enseigne, gardĂ©e par deux policiers, dans le quartier Lafayette. Le pĂšre de Yoav Hattab, tuĂ© lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, le 9 janvier Ă  Paris, essaie de tromper son chagrin dans le travail. SitĂŽt rentrĂ© en Tunisie, aprĂšs l’enterrement Ă  JĂ©rusalem, Batou Hattab est revenu Ă  son office. «C’est trĂšs difficile pour moi en ce moment, mais je dois ĂȘtre lĂ , il y a le bac et le brevet blancs bien- tĂŽt», raconte-t-il. Rabbin officiant Ă  la grande synagogue de Tunis, Ă  quelques rues d’ici, l’homme trouve Ă©galement un peu de consolation dans sa foi, «parce que j’ai une confiance absolue dans le bon Dieu». Il jure de ne jamais pardonner aux assassins de Paris, Ce religieux tunisien, directeur d’une Ă©cole juive, a perdu son fils Yoav lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher. Le chagrin du rabbin LIBÉRATION LUNDI 23 FÉVRIER 2015

Transcript of Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

Page 1: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

PORTRAIT BATOU HATTAB

et s’en remet Ă  la justice de Dieu. «C’est lui qui leur fera payer.A la fin, ils seront Ă©crasĂ©s.»Mais plus les jours passent, plus «la douleur augmente,remarque-t-il, parce que les souvenirs remontent». Ceux d’ungarçon «extraordinaire, actif, dynamique, gentil, premier de saclasse», dĂ©crit le pĂšre. Yoav, 21 ans, Ă©tait le deuxiĂšme de sesneuf enfants. «C’était le plus proche de moi. Je l’impressionnais.Il aimait beaucoup son pĂšre, comme un homme simple. Il Ă©taitaussi mon disciple, mon Ă©lĂšve, c’est moi qui l’ai Ă©duqué», souli-gne le professeur qui enseigne la Torah depuis 1990.CoiffĂ© d’un chapeau ou d’une casquette de laine en guise dekippa, le visage mangĂ© par une barbe proĂ©minente, le pater-nel dĂ©gage une Ă©lĂ©gance dĂ©suĂšte, mĂȘlant charisme et bon-homie. Il mĂšne une vie frugale, n’écoute pas de musique etn’a que des lectures thĂ©ologiques. «J’aime ma religion, je lapratique par joie», expose-t-il. «MalgrĂ© son cĂŽtĂ© sĂ©vĂšre, tradi-tionnel, il a toujours eu un esprit ouvert, nuance Avishay,son fils aĂźnĂ©. Il n’a jamais obligĂ© ses enfants Ă  ĂȘtre comme lui,et on ne l’est pas. Yoav, par exemple, avait une vie religieuse,Ă©tudiait la Torah, aidait les pauvres, mais il se permettait ausside sortir, d’avoir une vie sociale et des copines.»Le bac empochĂ©, le cadet dĂ©cide de poursuivre ses Ă©tudesĂ  Paris, en 2011, pour passer un BTS en commerce interna-

tional. «Il avait rĂ©ussi Ă  s’installer Ă  Vincennes, il allait terminerses Ă©tudes cette annĂ©e, on lui avait proposĂ© de devenir associĂ©d’une entreprise, avec une bonne part de l’actionnariat, retraceBatou Hattab. La derniĂšre fois que je l’ai vu, il m’a parlĂ© d’unefille qu’il avait rencontrĂ©e, il pensait sĂ©rieusement Ă  se marier.Je lui ai dit qu’il Ă©tait encore jeune, qu’il pouvait attendre et resteravec elle.» Un futur plein de promesses «dĂ©cimĂ© par des mainsde sauvages», une «fleur fauchĂ©e par la haine des juifs».Et d’ajouter : «Cet islam-lĂ , dont on entend tellement parler,ce n’est pas celui des musulmans. On a vĂ©cu ensemble, plus quedes frĂšres, pendant des annĂ©es.»Le religieux a grandi Ă  MĂ©denine, une petite ville du sud tuni-sien rĂ©putĂ© jaloux de son identitĂ© arabo-musulmane. Son pĂšrey est tanneur, son grand-pĂšre officie comme rabbin.Il a 13 ans lorsque, en 1973, sa famille se rĂ©sout Ă  partir.La petite communautĂ© juive locale s’est rĂ©duite Ă  peau dechagrin, il n’y a plus le quorum nĂ©cessaire pour les priĂšres.A l’époque, la plupart des 100 000 juifs recensĂ©s ont dĂ©jĂ quittĂ© le pays, vers IsraĂ«l ou la France. PlutĂŽt traditionnels,les Hattab s’établissent Ă  Tunis, dans le quartier de Lafayette.Aujourd’hui, la minoritĂ© juive ne reprĂ©sente guĂšre plus de1500 Ăąmes, rĂ©parties entre Djerba (qui en concentre les deuxtiers) et la capitale. Batou Hattab est l’une des figures de cettemicro-communautĂ© tuni-soise dĂ©clinante. Il s’efforced’entretenir la possibilitĂ©d’une Ă©ducation judaĂŻque,dans cette Ă©cole loubavitchfondĂ©e dans les annĂ©es 60.Cette annĂ©e, ils sont 34 Ă©lĂš-ves, de la maternelle Ă  la ter-minale. En dehors des leçonsde Torah, les professeurs,tous musulmans, dispensentles programmes français.«Le fait de maintenir l’école est dĂ©jĂ  Ă©norme, il faut chercher desenseignants pour deux ou trois Ă©lĂšves, souligne Moshe Uzan,jeune entrepreneur et bĂ©nĂ©vole pour la communautĂ©. Maisc’est le plus important pour Batou, l’éducation.» «C’est la basefondamentale de la vie humaine, estime le directeur. Mon filsĂ©tait bien Ă©duquĂ©, et voyez l’amour qu’il y a pour lui dans le cƓurdes gens.» Dans son Ă©troit bureau, Ă  l’entrĂ©e de l’école, lesvisiteurs se succĂšdent pour prĂ©senter leurs condolĂ©ances.PolĂ©miquer sur le silence des autoritĂ©s tunisiennes, qui n’ontpas eu un mot en public sur la mort de Yoav, ne l’intĂ©ressepas. «Presque tous les Tunisiens ont pleurĂ© avec moi, balaie-t-il.J’ai reçu des centaines de coups de fil, les gens m’abordent dansla rue pour me consoler. Le prĂ©sident BĂ©ji CaĂŻd Essebsi m’a reçuet m’a dit qu’il partageait notre malheur, que toute la TunisieĂ©tait avec nous.»Finalement, lors d’une cĂ©rĂ©monie d’hommage Ă  la syna-gogue, le 10 fĂ©vrier, le vice-prĂ©sident de l’AssemblĂ©e, l’isla-miste Abdelafattah Mourou, est venu parler de la tolĂ©ranceet de la cohabitation entre juifs et musulmans dans le pays.«On n’a pas de problĂšmes», rĂ©pĂšte aussi Batou Hattab sansarrĂȘt. Il l’avait dĂ©jĂ  dit sur France 2, au surlendemain de l’at-tentat. «En Tunisie, nous avons un autre respect», expliquait-il.«Il ne peut pas tenir un autre discours, dĂ©crypte Yohann TaĂŻeb,jeune chercheur franco-tunisien et ami de la famille. Ici,quand les juifs s’expriment publiquement, ils sont obligĂ©s demontrer patte blanche. Ils sont toujours soupçonnĂ©s d’avoir uneautre allĂ©geance, envers IsraĂ«l, et doivent sans cesse se justifier.»Il a fallu s’expliquer ainsi sur l’enterrement de Yoav en IsraĂ«l,ce qui a heurtĂ© nombre de compatriotes. Certains ont critiquĂ©une rĂ©cupĂ©ration politique de la part de NĂ©tanyahou, d’autresy ont carrĂ©ment vu un acte prosioniste. «Pour moi, ça auraitĂ©tĂ© mieux qu’il soit enterrĂ© tout prĂšs, pour que je puisse aller levoir. Mais dans l’Hyper Cacher, les otages ont discutĂ© et ils ontdit que s’ils mourraient, ils voudraient ĂȘtre enterrĂ©s lĂ -bas, qu’ilfaudrait le dire aux familles. Le mont des Oliviers, c’est un endroitsaint. C’est pour ça que je l’ai enterrĂ© lĂ -bas, justifie Batou Hat-tab. Sinon, je ne sais pas quel aurait Ă©tĂ© mon choix.» DĂšs qu’onaffleure les questions politiques, il botte en touche: «Ni monfils ni moi on ne s’en mĂȘle. On travaille pour nous-mĂȘmes, et pourle pays», rĂ©pĂšte-t-il. Mais «bien sĂ»r» qu’il a votĂ©, «c’est mondevoir de citoyen». Quelques fois, le rabbin est mĂȘme montĂ©au crĂ©neau pour dĂ©fendre la place de ses coreligionnairesen Tunisie. Et aux Ă©trangers, il tient Ă  passer ce message,incongru dans le contexte: «Je conseille de venir en vacancesici, c’est un pays protĂ©gĂ©. Avec l’aide de Dieu.» Comme uneonction. ‱

Par ÉLODIE AUFFRAYPhoto AUGUSTIN LE GALL

EN 4 DATES

Novembre 1960 NaissanceĂ  MĂ©denine (Tunisie).1973 S’installe Ă  Tunis.Avril 1993 Naissancede son fils Yoav.9 janvier 2015 Perd son filslors de la prise d’otagesde l’Hyper Cacher, Ă  Paris.

S es yeux noirs plongent et replongent machinalementdans l’écran de vidĂ©osurveillance posĂ© sur son bu-reau. Comme pour y chercher refuge, pour peut-ĂȘtreabriter des regards la douleur qui se lit dans le sien.

En tout cas, ce n’est pas la crainte, «je n’ai pas peur», balaievivement Batou Hattab. Les deux camĂ©ras, qu’il a fait instal-ler aprĂšs la rĂ©volution, gardent l’Ɠil sur l’entrĂ©e de la petiteĂ©cole juive qu’il dirige, rue de Palestine, Ă  Tunis. Une discrĂštemaison blanche sans enseigne, gardĂ©e par deux policiers,dans le quartier Lafayette. Le pĂšre de Yoav Hattab, tuĂ© lorsde la prise d’otages de l’Hyper Cacher, le 9 janvier Ă  Paris,essaie de tromper son chagrin dans le travail. SitĂŽt rentrĂ©en Tunisie, aprĂšs l’enterrement Ă  JĂ©rusalem, Batou Hattabest revenu Ă  son office. «C’est trĂšs difficile pour moi en cemoment, mais je dois ĂȘtre lĂ , il y a le bac et le brevet blancs bien-tĂŽt», raconte-t-il.Rabbin officiant Ă  la grande synagogue de Tunis, Ă  quelquesrues d’ici, l’homme trouve Ă©galement un peu de consolationdans sa foi, «parce que j’ai une confiance absolue dans le bonDieu». Il jure de ne jamais pardonner aux assassins de Paris,

Ce religieux tunisien, directeur d’une Ă©cole juive, a perduson fils Yoav lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher.

Le chagrin du rabbin

LIBÉRATION LUNDI 23 FÉVRIER 2015

Page 2: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

Chaque di-manche, c’estle mĂȘme bal-let. Au petitjour, des co-hortes se for-ment prĂšs dela grande

horloge, au centre de Tunis, avantd’embarquer dans l’un des bus sta-tionnĂ©s le long des trottoirs. La«Mongela», comme on l’appelle,est le principal point de rendez-vous des nombreux groupes derandonneurs qui ont Ă©clos avec larĂ©volution. Ce matin gris du15 mars, l’Association tunisiennedes randonneurs (ATR) met le capvers Testour, une bourgade duNord-Ouest. Au programme :14 kilomĂštres dans les vallonne-ments du jebel AĂŻn Younes.Le minibus s’enfonce peu Ă  peudans la cambrousse, s’élĂšve dansles collines recouvertes de forĂȘts etde champs de blĂ© encore vert, tres-saute sur les routes cabossĂ©es. Ason bord, 25 randonneurs: des in-gĂ©nieurs, des diplĂŽmĂ©s au chĂŽ-mage, une courtiĂšre en rĂ©assu-rance, une prof
 La plupart n’ontpas 30 ans. Ils sont lĂ  «pour changerd’air aprĂšs une semaine de boulot»,explique Soufien, ingĂ©nieur dansune multinationale venu avec uncollĂšgue. «Pour l’effort physique etpour faire de nouvelles connaissan-ces», ajoute Imen, la courtiĂšre,pimpante dans son survĂȘt rose pĂ©-tant. «Pour sortir du stress, de lapollution», Ă©numĂšre Ines, qui a en-traĂźnĂ© son copain. Ou tout simple-ment «par amour de la nature», ditSameh.

Mutinerie douceSurtout, beaucoup y trouvent lemoyen de mieux connaĂźtre le pays.Comme pour rĂ©parer cette fracture,rĂ©vĂ©lĂ©e par la rĂ©volution, entredeux Tunisie: celle des grandes vil-les et des cĂŽtes, relativement dĂ©ve-loppĂ©e, et celle de l’intĂ©rieur, mar-ginalisĂ©e et rĂ©voltĂ©e. «Peut-ĂȘtrequ’on se sent plus libres, qu’on a lesentiment que ce pays nous appar-tient de nouveau et que c’est Ă  nousde le dĂ©couvrir
 Il y a quelque chosedans l’inconscient collectif qui nouspousse Ă  randonner», philosopheEmna Esseghir, la secrĂ©taire gĂ©nĂ©-rale de l’association. Communi-cante dans une entreprise publique,elle s’est amusĂ©e Ă  compter: elle arecensĂ© plus de cent groupes tuni-siens de randonnĂ©e sur Facebook.A Tunis surtout, mais aussi Ă Sousse, Sfax ou Hammamet
 tou-tes les grandes citĂ©s du littoral.La vogue est nĂ©e dans l’euphoriedes premiers mois de 2011. Quel-ques jeunes organisent les premiĂš-res excursions, des noyaux secrĂ©ent, et le phĂ©nomĂšne se pro-page. «Les photos de paysagespubliĂ©es sur les rĂ©seaux sociaux ont

Par ÉLODIE AUFFRAYCorrespondante Ă  TunisPhotos NICOLAS FAUQUÉ RandonnĂ©e

La Tunisies’élĂšve et marche

attraper par les flics pour rien et derester en dĂ©tention pendant deux outrois jours. Maintenant, on n’a pluspeur. Il y a plus de transparence,c’est plus facile de communiquer avecla garde nationale pour organiser lesexcursions», souligne Soufien.Le bus largue ses passagers enpleine campagne. Au bord de laroute, le guide les attend en uni-forme kaki. Aujourd’hui, commetrĂšs souvent, c’est le garde fores-tier local qui conduira la marche.La soixantaine fringante, Rejeb Ar-faoui, dit «oncle Rejeb», connaĂźtle coin comme sa poche. Une ex-pertise indispensable : la Tunisierandonneuse en est encore Ă  sespremiers pas et il n’y a quasimentpas de sentiers balisĂ©s dans le pays,ni de topoguide. Ça ne freine pasles ardeurs exploratrices. En con-clusion de sa charte, l’ATR convo-que l’ancĂȘtre carthaginois Hanni-bal traversant les Alpes : «Noustrouverons un chemin
 ou nous encrĂ©erons un.»

Groupes armĂ©sOncle Rejeb s’élance d’un pas al-longĂ©. Il veut d’abord faire un dĂ©-tour pour montrer des vieilles pier-res au beau milieu d’un champd’oliviers. On distingue une sortede bassin, un bout de portique
 Desruines romaines, explique le guide,«il y en a partout jusqu’à Dougga»,la citĂ© antique classĂ©e au patrimoinemondial de l’Unesco, situĂ©e Ă  unevingtaine de kilomĂštres. «On est surle trajet de l’ancienne route romaine,la voilĂ  !» poursuit-il un peu plusloin en montrant un vague aligne-ment de pavĂ©s enfouis dans les her-bes. «C’est dommage qu’on ne l’aitpas conservĂ©e, cette route», soupireDorra, la doyenne du groupe, quidigresse sur un conseil de lecture,le Retour de l’élĂ©phant, un ouvrage deAbdelaziz Belkho-dja (2005) «pour lesTunisiens amoureuxde leur histoire etdéçus par ce qu’elleest devenue», «unrĂȘve sur ce qu’auraitpu ĂȘtre ce pays».Le chapelet desmarcheurs com-

Depuisla rĂ©volutionde 2011, lesjeunes citadinsdĂ©couvrentla randonnĂ©e.Une maniĂšred’explorerdes rĂ©gionsmarginalisĂ©eset de rĂ©parerles fracturesdu pays malgrĂ©la menacejihadiste.attirĂ© les gens», note Soufien, l’in-gĂ©nieur, qui a coordonnĂ© le clubrando de son universitĂ©, l’un desnombreux crĂ©Ă©s dans les facs.Ahmed, 24 ans, s’y est mis en dĂ©-cembre. Avant, comme la plupartdans le groupe, jamais ou presqueil ne s’était aventurĂ© dans les ter-res. «Je suis en train de dĂ©couvrirmon pays, jubile ce diplĂŽmĂ© en ci-nĂ©ma. A part la capitale, les grandesvilles et les lieux touristiques commeHammamet et Djerba, je ne le con-naissais pas. C’est une façon de merĂ©concilier avec lui. La randonnĂ©edonne une autre image de la Tunisie,pas seulement celle des piscines etdes hĂŽtels.» La virĂ©e dominicale ala saveur d’une douce mutinerie,explique-t-il : «On entend tout letemps, dans nos familles notamment,qu’il n’y a pas de sĂ©curitĂ©, qu’il nefaut pas sortir la nuit, pas aller dansles montagnes
 Depuis notre en-fance, pour nous protĂ©ger, on nousfait peur.»«Avant, on n’avait pas le goĂ»t del’aventure. On avait peur de se faire

mence Ă  s’enfoncer dans la forĂȘt.Ça sent le pin d’Alep et le romarin.Parfois, oncle Rejeb s’arrĂȘte pourexpliquer les bienfaits de l’ortie oupour dĂ©terrer des «cornes de grand-mĂšre», sortes de mini-artichautscomestibles. Soudain, tout est griscendre, les arbres sont calcinĂ©s
une parcelle ravagĂ©e par un incen-die en 2012. Volontaire, d’aprĂšs legarde forestier : une histoire deconflit entre l’Etat et le propriĂ©-taire, «mais rien n’a jamais pu ĂȘtreprouvĂ©. Il y a aussi ceux qui viennentdans la forĂȘt pour boire ou faire

d’autres choses, et qui jettent leursmĂ©gots sans faire attention». «Toutela dorsale tunisienne [la successionde petits massifs qui traverse lepays d’est en ouest, ndlr] a Ă©tĂ© vic-time de ce genre d’incendies aprĂšs larĂ©volution», explique Emna. Detemps en temps, l’ATR organise desopĂ©rations de reboisement.Par moments, on progresse rapide-ment sur un bout de chemin agri-cole ou sur les pistes que formentles lignes coupe-feu. Le plus sou-vent on crapahute dans les escar-pements boisĂ©s en esquivant lesbranches d’arbres. Dans le sillaged’oncle Rejeb, rien n’est un obsta-cle. On franchit les oueds et les ra-res clĂŽtures, on coupe Ă  travers leschamps d’oliviers, on pĂ©nĂštre lespĂąturages sous les aboiements deschiens de berger. Sur l’une des ci-mes du jebel, le panorama en toilede fond, les randonneurs sacrifientĂ  la photo de groupe rituelle, mas-

sĂ©s derriĂšre le dra-peau tunisien,comme pour mar-quer la conquĂȘted’un nouveau pande territoire. Unterrain de jeu rĂ©-duit ces deux der-niĂšres annĂ©es parl’essor de groupes

armĂ©s, actifs surtout dans les hau-teurs les plus proches de la frontiĂšrealgĂ©rienne. La zone, qui recĂšleparmi les plus beaux endroits pourrandonner, est devenue le thĂ©Ăątred’une lutte asymĂ©trique entre jiha-distes et forces de sĂ©curitĂ©. Quelque80 soldats et policiers ont Ă©tĂ© tuĂ©sdans des attaques.Il faut donc composer : les montsChaambi, cƓur du maquis jiha-diste, sont blacklistĂ©s pour le mo-ment. Toutes les randos sont dĂ©-clarĂ©es aux autoritĂ©s. «Plusieursfois on a dĂ» dĂ©caler parce que la

garde nationalemenait une opĂ©-ration de ratis-sage dans la zonechoisie», expli-que Emna, quin’a «pas peur»pour autant. «Ilne faut pas leur

laisser le terrain. Si on est des cen-taines chaque week-end Ă  partir dĂ©-couvrir les montagnes, ils n’aurontpas la possibilitĂ© de s’y entraĂźner»,dit-elle. «Si le gouvernement nousavait donnĂ© le feu vert Ă  nous, lesgens du coin qui connaissons les fo-rĂȘts, tout ça serait rĂ©glĂ© depuis long-temps, fanfaronne oncle Rejeb Ă  lasortie d’un champ de fĂšves. Maisils ont choisi de le faire Ă  leur ma-niĂšre, alors ça va durer » Troisjours aprĂšs cette randonnĂ©e, leterrorisme frappe au cƓur de lacapitale. Deux jeunes Tunisiensouvrent le feu sur les visiteurs dumusĂ©e du Bardo, faisant 22 morts.

«Plus de rage»C’est le troisiĂšme dimanche aprĂšsle drame et l’association Evasions,un autre groupe de marcheurs,n’en a sacrifiĂ© aucun Ă  l’émoi. «Onrefuse que ça soit un handicap, ondoit continuer Ă  vivre», dĂ©fend Bra-him AbbĂšs, l’organisateur. «Çanous donne encore plus de rage pourmontrer que, mĂȘme avec ce qu’ilsfont, on ne va pas rester cloĂźtrĂ©s cheznous», affirme Manel. Ce jour-lĂ ,Evasions marche du cĂŽtĂ© de Kai-rouan, Ă  deux heures au sud de Tu-nis, dans les collines semi-arides deOueslatia. Une localitĂ© elle aussitouchĂ©e par le terrorisme: cinq de

«Peut-ĂȘtre qu’on se sent plus libres,qu’on a le sentiment que ce pays nousappartient de nouveau
 Il y a quelquechose dans l’inconscient collectifqui nous pousse Ă  randonner.»Emna Esseghir secrĂ©taire gĂ©nĂ©rale de l’ATR

Mer Méditerranée

ALG

ÉRIE

TUNISIE

100 km

Testour

Sfax

Sousse

Tunis

OueslatiaMontChaambi

LIBÉRATION MARDI 12 MAI 201530 ‱ GRAND ANGLE

Page 3: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

ses jeunes sont partis faire le jihaden Libye, un autre en Syrie. Deuxsont morts il y a peu.Les dĂ©bouchĂ©s ne sont pas lĂ©gionpour la jeunesse. Mouna Abdaouiest longtemps restĂ©e au chĂŽmage.Cette diplĂŽmĂ©e en archĂ©ologie de33 ans a intĂ©grĂ© l’an dernier Oues-latia Trip Tour, un groupement desept jeunes entrepreneurs sociauxqui portent un projet d’écotou-risme avec l’aide d’une ONG. Eva-

sions est venue en soutien : ilsĂ©trennent le «sentier des BerbĂš-res», l’un des quatre circuits con-çus par l’agence. Ce dimanche,c’est donc la premiĂšre fois queMouna met en pratique la forma-tion de guide qu’elle a reçue. Sonvoile violet nouĂ© en chĂšche letemps de la randonnĂ©e, le bĂąton Ă la main, la discrĂšte jeune femmetente de cadrer le groupe remuant.Elle le conduit sur les pentes du je-

bel Oueslat, puis dans le lit d’unoued assĂ©chĂ© qui forme comme unpetit canyon, avant de reprendreles hauteurs.

Artichaut sauvageQuelques ruines de villages berbÚ-res émaillent le circuit. «Celui-ci aété habité pour la derniÚre foisen 1762. Il y en a sur chaque sommetdu jebel, explique Mouna, juchéesur un muret. Les BerbÚres cher-

chaient la protection et un point desurveillance.» La jeune femme es-pĂšre que le projet attirera des visi-teurs dans cette rĂ©gion Ă  l’écart dutourisme. «On a des peintures ru-pestres, des bassins de l’époque ro-maine, des vestiges byzantins
 LarandonnĂ©e peut permettre de faire dĂ©-couvrir la rĂ©gion et de crĂ©er des op-portunitĂ©s Ă©conomiques.»La balade s’achĂšve dans uneclairiĂšre, au bas du jebel, avec un

couscous Ă  l’artichaut sauvage,spĂ©cialitĂ© du terroir. Deux musi-ciens de mariage animent le dĂ©jeu-ner sur l’herbe qui vire en nouba.Tout le monde danse. «On est unpeuple qui aime la paix, qui a la joiede vivre. Les terroristes, c’est uneminoritĂ© bruyante, ils alimentent no-tre volontĂ© d’aller de l’avant, pro-clame Brahim. Un arbre qui tombefait plus de bruit qu’une forĂȘt quipousse.» ‱

Dans le secteur agricole et montagneux de AĂŻn Younes, Ă  quelques kilomĂštres de Testour en Tunisie, le 15 mars.

Le secteur de AĂŻn Younes le 15 mars. La Tunisie randonneuse en est encore Ă  ses premiers pas et doit composer: les monts Chaambi par exemple, cƓur du maquis jihadiste, sont blacklistĂ©s.

LIBÉRATION MARDI 12 MAI 2015 ‱ 31

Page 4: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

Carton d’invitation en poche,le public se presse dans lestravĂ©es de l’Alhambra, le ci-nĂ©ma de La Marsa, coquettecommune en bord de mer,situĂ©e dans la banlieue nordde Tunis. Ce samedi soir,27 septembre, on y projette

en avant-premiĂšre le nouveau documentaire deNĂ©jib Belkadhi, Sept et demi, une plongĂ©e dansl’effervescence des neuf premiers mois de l’aprĂšs-Ben Ali, de janvier Ă  octobre 2011. Le film s’attardesurtout sur la campagne pour l’élection de l’As-semblĂ©e constituante: les espoirs et les promessesde l’époque, l’enthousiasme des nĂ©oĂ©lecteurs, lesobservateurs Ă  l’affĂ»t de la fraude, la dĂ©sorganisa-tion des partis modernistes face Ă  la machine desislamistes de Ennahda
 Et puis, le soir du scrutin,les visages dĂ©confits, quand les premiers rĂ©alisent

Haut-lieude labourgeoisietunisoise,La Marsacraintde revivrele choc d’unevictoired’Ennahda,dimanche.Dansles galeriesd’art et lesassociationscaritatives,l’heureest à lamobilisation.

Contre l’islamisme,l’élite en luttePar ÉLODIE AUFFRAY Correspondante Ă  TunisPhotos AUGUSTIN LEGALL. HAYTHAM

La Marsa est devenue la rĂ©sidencepermanente des grandes famillestunisoises – les beldis – et de lanouvelle gĂ©nĂ©ration de cadres quia Ă©mergĂ© avec l’indĂ©pendance.Les «expats» y sont comme chezeux et, le week-end, les famillesde toutes classes sociales viennenty manger une glace, boire un cafĂ©au Safsaf ou prendre l’air.

Peu importe si la citĂ© compte aussi son lot de quar-tiers populaires et si, comme partout, Ennahda estarrivĂ© en tĂȘte dans tous les bureaux de vote –avecdes scores certes plus faibles qu’ailleurs. La Marsa,dans le langage courant, «c’est moins un territoirequ’un concept», Ă©crivait le journaliste Samy Ghor-bal, dans une chronique satirique, parue en 2012.Un concept qui s’étend aux communes mitoyen-nes se succĂ©dant sur le littoral –Carthage, Sidi BouSaĂŻd et Gammarth–, voire Ă  tous les beaux quar-tiers de la capitale. Et qui dĂ©signe, dans l’imagi-naire collectif, cette bulle dans laquelle Ă©voluerait

ÉLECTIONSEN TUNISIE 1/2

que les seconds arrivent large-ment en tĂȘte.Trois ans plus tard, Ă  l’approchedes Ă©lections (lĂ©gislatives le26 octobre, prĂ©sidentielle le23 novembre), le cinĂ©aste voulait«rafraĂźchir les mĂ©moires». «J’es-pĂšre que ça nous servira Ă  ne pas re-faire les mĂȘmes erreurs, comme sedisperser», soupire Nadia, «pessi-miste», Ă  la sortie de l’Alhambra. Ville symbole del’élite tunisienne, La Marsa ne veut pas revivre la«catastrophe» du 23 octobre 2011.

«On ne connaissait pas plus le paysque les touristes»

«Un choc», «une vraie claque», «un coup de mas-sue», «une surprise accablante», «un trauma-tisme», dĂ©crivent les Marsois. C’est peu dire quela victoire des islamistes, en 2011, avait secouĂ© la«principauté», surnom de cette bourgade du lit-toral tunisois. Ancien lieu de villĂ©giature,

3 km

Golfede Tunis

Tunis

La Marsa

Le Plazza, cafĂ© trĂšs frĂ©quentĂ© par les jeunes de La Marsa. Cette ville du littoral est devenue synonyme d’une sociĂ©tĂ© occidentalisĂ©e qui serait dĂ©connectĂ©e des rĂ©alitĂ©s du pays.

LIBÉRATION MERCREDI 22 OCTOBRE 201428 ‱ GRAND ANGLE

Page 5: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

l’élite bourgeoise, occidentalisĂ©e, dĂ©connectĂ©e desrĂ©alitĂ©s du pays. Des «zĂ©ros virgule», des «dĂ©chetsde la francophonie» : ainsi ont-ils Ă©tĂ© brocardĂ©s,pĂȘle-mĂȘle, aprĂšs la dĂ©faite.Le choc, donc. «On ne s’attendait pas Ă  une si largevictoire. On Ă©tait un peu naĂŻfs, plongĂ©s dans notrebelle rĂ©volution», se souvient l’artiste plasticienneSadika Keskes. «On s’est rendus compte qu’on neconnaissait pas les rĂ©gions, qu’on ne connaissait pasplus notre pays que les touristes. On dĂ©couvre unerĂ©alitĂ© dont on Ă©tait coupĂ©s. Aujourd’hui, elle nousaveugle», observe Rabaa Ben Achour, universitaireretraitĂ©e, issue d’une grande famille d’oulĂ©mas rĂ©-formistes et membre d’al-Massar, parti de la gau-che intellectuelle.SymptĂŽme de cette rĂ©alitĂ© venue s’imposer Ă La Marsa : ses plages, frĂ©quentĂ©es il y a quelquesannĂ©es encore par les seuls riverains, voient dĂ©-sormais dĂ©barquer, aux beaux jours, les habitantsdes quartiers populaires avec leurs baigneuses ha-billĂ©es qui mettent en minoritĂ© les femmes en bi-kinis. «Les nostalgiques disent qu’avant, on pouvaitnager en deux-piĂšces, aujourd’hui de moins enmoins», dit Rabaa Ben Achour, qui trouve la nou-velle donne «difficile mais exaltante. Au moins, ona maintenant le sentiment de pouvoir faire quelquechose pour la gĂ©nĂ©ration suivante». «J’ai dĂ©couvertles Tunisiens, je ne les pensais pas conservateurscomme ça», convient aussi Rim Abdelmoula, quiest allĂ©e s’inscrire dans un parti politique le sur-lendemain des rĂ©sultats. Pas son truc, finalement.Cette mĂšre au foyer, ingĂ©nieure de formation,consacre maintenant son temps Ă  une associationcaritative qui procure des fournitures aux Ă©coliers,Ă  la rentrĂ©e, et vient en aide Ă  des Ă©tudiants dĂ©sar-gentĂ©s.

«On ne pense plus Ă  fairela fĂȘte comme avant»

AprĂšs la rĂ©volution, les Ă©lites se sont massivementengagĂ©es dans les partis, mais aussi et surtout dansdes actions sociales et citoyennes: soutien scolaire,associations de mĂ©decins, convois de couvertureset de vĂȘtements chauds lors des grands froids defĂ©vrier 2012
 «On ne pense plus seulement Ă  voya-ger, faire la fĂȘte et s’amuser comme avant», railleYosr Ben Ammar, qui a ouvert la galerie Hope en2013, quelques mois aprĂšs les Ă©meutes dĂ©clenchĂ©espar une exposition jugĂ©e «blasphĂ©matoire» et sui-vie de menaces de mort. «Chacun lutte avec ce qu’ilconnaĂźt. Pour moi, c’est l’art. C’est une des armescontre l’obscurantisme», expose-t-elle.Sadika Keskes, elle, essaye de monter une coopĂ©-rative pour les tisserandes de Foussana, une bour-gade dans les montagnes de l’Ouest, et les aide Ă moderniser leur production. Rabaa Ben AchourprĂ©side l’association de dĂ©fense des valeurs uni-versitaires, crĂ©Ă©e Ă  l’origine pour soutenir le doyende la facultĂ© de la Manouba, Habib Kazdaghli, auxprises avec l’activisme violent d’étudiants jihadis-tes. Un Ă©pisode clos, mais le collectif se proposemaintenant «de sensibiliser les Ă©tudiants Ă  la ci-toyennetĂ© et la culture, pour essayer de contrer le repliidentitaire».«Le changement passe par l’enfance. C’est un enga-gement de long terme, pour que la gĂ©nĂ©ration suivantesoit plus ouverte, plus Ă©duquĂ©e», explique Lotfi Ha-madi, installĂ© dans l’un des fauteuils du Factory,le bar lounge qu’il dirige. Grandi en France, cebeau gosse de 38 ans a emmĂ©nagĂ© en banlieueNord quelques mois aprĂšs la chute de Ben Ali,animĂ© par «le devoir de participer Ă  la construction»de la nouvelle Tunisie, «persuadĂ© que le pays a be-soin des Tunisiens qui ont acquis une expĂ©rience Ă l’étranger». Il a montĂ© une association, GĂ©nĂ©rationlibertĂ©, qui travaille Ă  amĂ©liorer les conditions devie dans l’internat d’un collĂšge. Déçu par les par-tis, comme beaucoup, il estime que «la vraie politi-que, c’est la sociĂ©tĂ© civile. C’est elle qui agit, trouvedes solutions». Combien de fois, pendant le rĂšgned’Ennahda, a-t-il fallu descendre au centre-villede Tunis pour manifester, tantĂŽt sur l’avenueBourguiba, devant l’AssemblĂ©e nationale auBardo, ou le tribunal Ă  Bab Bnet, tantĂŽt pour dĂ©-fendre les droits de la femme, la libertĂ© d’expres-

sion, ou rĂ©clamer la chute du rĂ©gime ? «On les aeus, ils n’ont rien pu faire», triomphe Sadika Kes-kes.Mais voilĂ , les craintes ressurgissent du retour desislamistes: entre les fusions, les scissions et les al-liances dĂ©composĂ©es, le camp moderniste se prĂ©-sente de nouveau en rangs Ă©pars. Toutefois, Ă  ladiffĂ©rence de 2011, il a son champion: le parti NidaTounes («l’appel de la Tunisie»), chouchou dessondages. FondĂ©e en 2012, cette formation rĂ©unitdes militants de gauche, des syndicalistes, des in-dĂ©pendants et des responsables de l’ancien rĂ©-gime. Un attelage hĂ©tĂ©roclite, qui surfe sur le rejetd’Ennahda et sur la popularitĂ© de son leader, BĂ©jiCaĂŻd Essebsi. Ministre sous Bourguiba, chef dugouvernement de transition aprĂšs la rĂ©volution,«Bajbouj» est, Ă  88 ans, candidat Ă  la prĂ©siden-tielle. Le patriarche a conquis une bonne partie deLa Marsa. «C’est une zone acquise Ă  Nida TounesmĂȘme si la bipolarisation de l’électorat y est encoreplus claire qu’ailleurs», assure le politologue Ha-madi Redissi, Ă©galement membre du parti et rĂ©si-dent de la citĂ©.Sono Ă  fond, de bon matin, sur la corniche de Mar-sa-plage. Ce dimanche 12 octobre, Nida Tounes faitcampagne dans son fief: la section locale organiseune «course vers la victoire». Une centaine de jeu-nes militants s’élancent. Au micro, le speakerchauffe l’assistance Ă  coups de «BĂ©ji prĂ©sident».«On a besoin de quelqu’un de fort, qui a de l’expĂ©-rience, pour tenir le gouvernement», juge Lilia, ve-nue en supportrice. C’est surtout le terrorisme etl’anarchie post-rĂ©volution qui inquiĂštent cetteuniversitaire Ă  la retraite. «BĂ©ji va sauver l’avenirde la Tunisie», tranche une Ă©tudiante, prĂ©occupĂ©epar la sĂ©curitĂ© et surtout «les droits des femmes».«La plupart des gens ici estiment qu’il est le seul va-lable pour diriger le pays», observe SaĂŻd Sahli, pa-tron de la section et ancien PDG d’entreprises pu-bliques.

«C’est un votede salut public»

Dans les salons marsois, le dĂ©bat se focalise dĂ©sor-mais sur le «vote utile». «Il y a trois ans, on a votĂ©avec le cƓur, et nos voix ont Ă©tĂ© perdues. Aujourd’hui,il faut un grand parti, qui gagne le maximum de voixet batte Ennahda», tranche Moez Bourguiba, petit-fils de l’ancien prĂ©sident et membre du Conseil na-tional du parti. Plusieurs intellectuels ont appelĂ©Ă  ne pas s’éparpiller et Ă  choisir Nida Tounes,comme Abdelwahab Meddeb : «C’est un vote desalut public, Ă©crit l’essayiste sur son compte Face-book. Nous sommes devant le choix entre d’une partune sociĂ©tĂ© ouverte, dynamique, adaptĂ©e aux mƓursdu notre siĂšcle [
] et, d’autre part, une sociĂ©tĂ© close,rĂ©gressive, archaĂŻque, engluĂ©e dans la confusion entrereligion et politique.»«Nous sommes Ă  la croisĂ©e des chemins, face Ă  deuxprojets de sociĂ©tĂ© diffĂ©rents», fait aussi valoir SaĂŻdAĂŻdi, tĂȘte de liste dans la circonscription Tunis 2,lĂ  oĂč se concentrent les beaux quartiers. L’argu-ment, martelĂ©, fait particuliĂšrement mouche danscette partie de l’électorat, soucieuse de «prĂ©serverles acquis du bourguibisme», Ă  l’image de Lotfi al-Hafi, patron de l’emblĂ©matique librairie Mille-feuilles, autre institution marsoise. «Une questionde survie», pour ce sympathisant d’el-Massar: «Jene pourrais pas continuer Ă  travailler avec Ennahdaau pouvoir, ce serait la censure», croit-il. Dans savitrine, oĂč somnole un matou roux, se cĂŽtoientdes ouvrages sur la rĂ©volution tunisienne, un re-cueil des PoĂšmes bachiques et libertins d’AbĂ»NuwĂąs, un Coran pour les nuls et des essais sur l’is-lam. «Ils se vendent trĂšs bien, raconte le libraire.Les gens essaient de comprendre, on est un peudĂ©passĂ©s.»«Le problĂšme de l’identitĂ© de la sociĂ©tĂ© a Ă©tĂ© tranchĂ©par la Constitution. Il faut arrĂȘter les querelles idĂ©olo-giques, elles n’intĂ©ressent pas le peuple», rĂ©torqueAbdelfattah Mourou, une figure d’ouverturequ’Ennahda a choisie comme tĂȘte de liste dans lacirconscription. Au final, les adversaires pour-raient bien ĂȘtre acculĂ©s Ă  la cohabitation: selon lespronostics, aucun n’aura la majoritĂ©. ‱

Lotfi Hamadi, gĂ©rant du Factory et fondateur de l’association GĂ©nĂ©ration libertĂ©.

Le Safsaf, rendez­vous de toutes les classes sociales.

Autre institution marsoise, la librairie Millefeuilles.

A la sortie de la projection de Sept et demi, documentaire sur l’aprùs­Ben Ali.

LIBÉRATION MERCREDI 22 OCTOBRE 2014 ‱ 29

Page 6: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

Al’entrĂ©e de la ville, untag prĂ©vient, en an-glais et en couleur :«Nous sommes la rĂ©-volution». Plus loin,un barrage de police.Les agents contrĂŽlentles entrĂ©es et les sor-

ties, examinent parfois les coffres et les pa-piers. Il y a presque quatre ans, les habitantsde Kasserine se soulevaient contre le rĂ©gimede Ben Ali et la rĂ©pression sanglante de lapolice. Aujourd’hui, celle-ci boucle en per-manence cette citĂ© de 80000 habitants, auxconfins ouest de la Tunisie.Kasserine est passĂ©e d’un symbole Ă  unautre. En 2011, elle a payĂ© le plus lourd tribut

Par ÉLODIE AUFFRAYEnvoyĂ©e spĂ©ciale Ă  KasserinePhotos AUGUSTIN LEGALL. HAYTHAM

Ciblée depuis trois ans par des attaques jihadistes, la ville symbole de la révolutionvit sous surveillance. Mais la hantise de ses habitants reste le chÎmage des jeunes.

Kasserine,entre tirs et martyrs

ÉLECTIONS EN TUNISIE 2/2

Ă  la rĂ©volution: selon une commission d’en-quĂȘte, 21 personnes ont Ă©tĂ© tuĂ©es et quelque600 autres blessĂ©es, entre le 8 et le 12 janvier.Un bain de sang qui avait fait basculer toutle pays dans la colĂšre.DĂ©sormais, ce sont les sol-dats et les gendarmes que lemodeste hĂŽpital rĂ©gionalvoit dĂ©filer. Une trentainesont morts au montChaambi, le massif qui do-mine la ville, fauchĂ©s par desmines artisanales ou assassi-nĂ©s dans des embuscadestendues par les jihadistes quiy ont pris le maquis. VoilĂ  deux ans que lesforces de sĂ©curitĂ© y pourchassent la «brigadeOqba ibn-Nafaa», liĂ©e Ă  Aqmi, composĂ©e dequelques dizaines de combattants, principa-lement algĂ©riens et tunisiens. Chacune de sesattaques provoque l’émoi dans tout le pays,

A Kasserine, «la ville la plus menacĂ©e par les actes terroristes», selon le ministĂšre de l’IntĂ©rieur, la police a renforcĂ© ses contrĂŽles sur les axes principaux.

comme celle du 16 juillet : quinze militairesont Ă©tĂ© tuĂ©s. A l’approche des Ă©lections, lescraintes se ravivent. Le calme prĂ©vaut depuisplusieurs semaines, mais «Kasserine est la

ville la plus menacĂ©e par lesactes terroristes», prĂ©venaitjeudi le ministre de l’IntĂ©-rieur Lotfi Ben Jeddou, endĂ©placement dans l’Ouest.Pourtant, Ă  l’heure des urnes,les Kasserinois citent rare-ment la sĂ©curitĂ© en tĂȘte deleurs prĂ©occupations. «Lesgens se sont habituĂ©s auxcoups de feu, aux opĂ©rations

militaires. Ils s’intĂ©ressent plutĂŽt Ă  leur quoti-dien», observe Walid Bennani, tĂȘte de listed’Ennahda dans la circonscription. Les prio-ritĂ©s n’ont pas changĂ©, depuis la rĂ©volu-tion :«Le dĂ©veloppement, l’équilibre entre lesrĂ©gions», dit une jeune maman. «Que Kasse-

MerMéditerranée

ALGÉRIE

LIBYE

TUNISIE

200 km

TunisKasserine

rine devienne comme Sousse ou Hammamet»,les cités touristiques de la cÎte, renchérit Sa-mir, 26 ans. Et, bien sûr, ajoute-t-il, «du tra-vail pour les jeunes».

«Moins motivĂ©s qu’en 2011»La rĂ©alitĂ© non plus n’a pas tellement changĂ©:Kasserine demeure cette ville marginalisĂ©e,qui vit de la contrebande avec l’AlgĂ©rie voi-sine et ne compte qu’une seule grande usine,la sociĂ©tĂ© publique de fabrication de papier.A part Benetton, qui s’est agrandi, aucuneentreprise ne s’est installĂ©e dans la petitezone industrielle, situĂ©e au pied de Chaambi.MĂȘme les projets publics tardent Ă  sortir deterre: l’autoroute de l’Ouest, les pistes agri-coles, les Ă©coles
 Le chĂŽmage dĂ©passe les26%, contre 15% au niveau national.Sur l’artĂšre principale du centre-ville, les af-fiches Ă©lectorales occupent de grands pan-neaux publicitaires. «Le 26 octobre, je choisis

La cité reste marginalisée, avec 26% de chÎmeurs, contre 15% au niveau national. Autre record: 69 listes sont en lice pour les législatives de dimanche.

LIBÉRATION JEUDI 23 OCTOBRE 201430 ‱ GRAND ANGLE

Page 7: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

«donne raison aux jeunes qui ont peur de nous.L’ancien rĂ©gime a laissĂ© une mauvaise image.Mais chez nous, on n’a pas acceptĂ© les corrom-pus, seulement les propres».

«J’ai beaucoup d’argent!»Retour Ă  la citĂ© Ezzouhour, sur la place desMartyrs qui en marque l’entrĂ©e. TĂȘte de listede Nida Tounes dans la circonscription, Ka-mel Hamzaoui, 71 ans, descend de sa grosseberline noire et, entourĂ© d’une grappe de jeu-nes mobilisĂ©s pour faire cortĂšge, grimpe aumausolĂ©e Ă©rigĂ© par les habitants en mĂ©moiredes victimes de la rĂ©volution. Le symbole estfort: l’homme d’affaires, patron d’une usined’emballages Ă  l’entrĂ©e de la ville, Ă©tait uncacique du RCD, l’ancien parti hĂ©gĂ©monique,honni par les rĂ©volutionnaires.Les esprits n’ont pas l’occasion de s’échauf-fer. Le temps de chanter l’hymne national,de rĂ©citer la fatiha, et la petite foule plie baga-ges, direction le meeting organisĂ© dans uncafĂ© Ă  l’autre bout de la ville. «Tous mes res-pects aux jeunes d’Ezzouhour, c’est vous quiavez donnĂ© le plus pour faire tomber le systĂšmeBen Ali», commence le candidat, qui se prĂ©-sente comme une victime du prĂ©sident dĂ©-chu : tombĂ© en disgrĂące Ă  la fin des an-nĂ©es 90, il a fait quatre ans de prison : «Jevoulais dĂ©velopper la rĂ©gion, mais le rĂ©gime m’abloquĂ©. J’ai beaucoup d’argent, je suis popu-laire. Je ne cherche pas le pouvoir ni le salaire,je veux juste aider Kasserine.»«Nida est la solution, Hamzaoui, tu es leseul !», chante l’auditoire. Le magnat, qui arepris en aoĂ»t la tĂȘte du club de foot local,vingt ans aprĂšs l’avoir portĂ© en premiĂšre di-vision, invite Ă  venir au stade, Ă  chanter lesslogans tribaux autrefois interdits, flatte lafibre rĂ©gionaliste. Mohamed, infirmier, enest convaincu : «C’est l’enfant de la rĂ©gion,c’est lui qui va la dĂ©velopper.» Dans l’assis-tance, un jeune interpelle: «Monsieur Kamel,on est avec vous, on va vous faire gagner. Maisdans un an, on veut voir le rĂ©sultat. Sinon, onva vous dĂ©gager.» ‱

la premiĂšre fois par Aqmi. Depuis ce revers,la police multiplie les descentes Ă  la citĂ© desFleurs, d’oĂč sont originaires plusieurs desmaquisards. «On a augmentĂ© les assauts surleurs maisons, leurs proches, leur voisinage,explique le colonel Belaid. C’est un moyen depression, de harcĂšlement, pour qu’ils ne pensentplus rendre visite Ă  leur famille, comme ça sepassait avant. On a arrĂȘtĂ© beaucoup de mondeet ils ont plus de difficultĂ©s Ă  s’approvisionner.»Mais le cadre policier le reconnaĂźt: «La solu-tion sĂ©curitaire ne suffira pas. Il faut que l’Etatintervienne rapidement dans ces quartiers. Ces

terroristes, ce sont des victimes dela pauvretĂ©. Le plus vieux est nĂ© en1987, les autres ont 20 ans, 21 ans,soupire-t-il. Ici, les jeunes ontdeux pistes : Ă  droite, l’alcool ; Ă gauche, la montagne.»«Il n’y a pas de terroristes Ă  Kas-serine ! On ne voit rien, on n’en-tend rien, que les cartouches des

policiers qui prennent les gens pour des terro-ristes», s’énerve la mĂšre d’Ons Dalhoumiqui ne se lĂšve plus de son matelas, posĂ© dansle salon. Dans la nuit du 22 aoĂ»t, sa fille, toutjuste bacheliĂšre, a Ă©tĂ© tuĂ©e lors d’une ba-vure, ainsi qu’une cousine: elles rentraientd’un cafĂ© quand des hommes en noir ontsurgi sur la route. Chacun a pris l’autre pourun terroriste, les policiers ont fait feu. Au-delĂ  de ce drame, l’idĂ©e est rĂ©pandue Ă  Kas-serine : «Beaucoup de gens n’arrivent pas Ă comprendre l’origine de ce terrorisme. Ils di-sent que c’est une mise en scĂšne pour fairepression sur le peuple, le pousser Ă  voter tel outel», explique Adnen Zorgui, engagĂ© dansl’associatif.La dĂ©gradation de la situation profite aux an-ciens responsables du rĂ©gime de Ben Ali. Untemps infrĂ©quentables, plusieurs se sont por-tĂ©s candidats, notamment au sein de NidaTounes ( «Appel pour la Tunisie»). Ce partiveut «rĂ©tablir l’Etat, l’ordre, la discipline, lepatriotisme», explique Mohamed Rachdi,numĂ©ro 3 sur la liste. Cet ancien gouverneur

tion prĂ©ventive. «Ils sont tous sortis de prison,gronde Wael. Le tribunal militaire dit qu’il n’ya pas de preuves pour les condamner. Il a de-mandĂ© le registre des communications tĂ©lĂ©pho-niques, le nom des agents envoyĂ©s en renfort. LeministĂšre de l’IntĂ©rieur a rĂ©pondu qu’il n’avaitpas ces dossiers.» Pour lui, c’est clair, il y aeu un arrangement politique.La cohabitation entre policiers et habitantsest longtemps restĂ©e dĂ©licate. Mais, avec lamontĂ©e du terrorisme, les forces de l’ordreont repris de l’aplomb. «Les gens ont comprisque le terrorisme s’était dĂ©veloppĂ© Ă  cause du

vide sĂ©curitaire», Ă©value le colonel Lotfi Be-laid, le chef du district. «AprĂšs la rĂ©volution,les policiers ont eu peur du peuple. Ils veulentrevenir comme avant, quand ils Ă©taient leschefs, s’énerve Wael. Les jeunes deviennentterroristes Ă  cause des problĂšmes sociaux, de lapression psychologique, de la violence policiĂšre.C’est l’Etat, la cause du terrorisme !» Cet Ă©tĂ©,l’une de ses vagues connaissances, autrefois«un Ă©tudiant normal», a Ă©tĂ© tuĂ© dans un raidcontre une caserne.

«C’est l’alcool ou la montagne»A l’entrĂ©e de la citĂ© Ezzouhour, vaste quartierpopulaire, Ă©picentre des manifestations, lacaserne de la Garde nationale, incendiĂ©e, estrestĂ©e des mois en l’état. Elle a maintenantdes allures de forteresse. La rue Ă  l’arriĂšre estbarricadĂ©e: c’est lĂ  que se trouve la maisonde la famille du ministre de l’IntĂ©rieur. Le27 mai, quatre agents qui montaient la gardeont Ă©tĂ© tuĂ©s dans une fusillade qui a durĂ©quarante-cinq minutes. Encore une attaquedes jihadistes de Chaambi, revendiquĂ©e pour

la Tunisie que j’aime», tente de convaincrel’une d’elles. Moez, 30 ans, va voter pour lapremiĂšre fois, mais ne sait toujours pas pourqui. Ce prof de l’enseignement techniquevoudrait «des nouveaux partis», qui laissentla place «aux jeunes, aux vraies compĂ©tences».Devant le mur dĂ©diĂ© Ă  la propagande Ă©lecto-rale, il va de case en case. A Kasserine, il y al’embarras du choix: 69 listes sont en com-pĂ©tition dans la rĂ©gion, un record national.Car ici, beaucoup d’indĂ©pendants tententleur chance. «Les partis sont mal vus Ă  Kasse-rine», explique Walid Bennani. ParticuliĂšre-ment les deux favoris, Ennahda et Nida Tou-nes, parti rassemblant diverses composanteslaĂŻques. Pour Samir, c’est clair: ça ne sera nil’un ni l’autre. «A part la couleur, ils sont pa-reils», estime le jeune homme.Combien iront mĂȘme voter? «Les gens sontmoins motivĂ©s qu’en 2011», reconnaĂźt AdelGassoumi, le coordinateur rĂ©gional de l’ins-tance Ă©lectorale. La campagne d’inscriptionau registre des Ă©lecteurs n’a pas rameutĂ©grande monde. AprĂšs l’attaque meurtriĂšre dejuillet, il y a eu un sursaut. «Les gens se sontdit que pour Ă©radiquer le terrorisme, il fallaitfaire ces Ă©lections», assure l’administrateur.Wael Karafi, 24 ans, ne votera pas, pas plusqu’en 2011. Il «n’a pas confiance» dans lespartis et reste en colĂšre contre «le systĂšme deBen Ali», qui est «toujours lĂ , comme s’il n’yavait pas eu de rĂ©volution». Il y a perdu sajambe droite. Le 9 janvier 2011, il a pris uneballe dans les manifestations et a Ă©tĂ© amputĂ©.«Il faut l’accepter», s’est-il rĂ©signĂ©.Wael ne digĂšre pas, en revanche, le sort clĂ©-ment fait aux responsables de la rĂ©pression.Il a suivi de prĂšs leur procĂšs, au tribunal mili-taire. «Du thĂ©Ăątre», estime-t-il. Outre l’ex-prĂ©sident, jugĂ© par contumace, vingt-deuxcadres sĂ©curitaires comparaissaient, du chefde commissariat au ministre de l’IntĂ©rieur.La cour a prononcĂ© des peines de huit Ă quinze ans de prison. En appel, le 12 avril, lescondamnations ont Ă©tĂ© ramenĂ©es Ă  deux outrois ans, soit le temps dĂ©jĂ  passĂ© en dĂ©ten-

«Ces terroristes, ce sont des victimes dela pauvretĂ©. Le plus vieux est nĂ© en 1987,les autres ont 20 ans, 21 ans. Ici, les jeunesont deux pistes: Ă  droite, l’alcool;Ă  gauche, la montagne.»Un cadre policier de Kasserine

La cité reste marginalisée, avec 26% de chÎmeurs, contre 15% au niveau national. Autre record: 69 listes sont en lice pour les législatives de dimanche. Chez Ons Dalhoumi, abattue par une patrouille de police, cet été.

LIBÉRATION JEUDI 23 OCTOBRE 2014 ‱ 31

Page 8: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

NidaaTounes,fragilevainqueurLe jeune parti tunisien, coalition hĂ©tĂ©roclite construite autour de l’opposition aux islamistes,devance Ennahdha de 16 siĂšges. Mais manque encore d’alliĂ©s pour former un gouvernement.

C ette fois, c’est officiel: se-lon les rĂ©sultats prĂ©limi-naires, enfin annoncĂ©smercredi, le parti

Nidaa Tounes arrive en tĂȘtedes lĂ©gislatives, avec 85 siĂš-ges emportĂ©s sur 217. Sans ma-joritĂ©, mais avec une confortableavance sur les islamistes d’En-nahdha, qui en dĂ©croche 69.Les dirigeants de Nidaa Tounes segardent toutefois de triompher. «Lavictoire est une responsabilitĂ© plusqu’autre chose, il faut garder les piedssur terre. On nous donne une chance,pas carte blanche», analyse Khe-maĂŻs Ksila, membre de la direction.Il n’empĂȘche, Nidaa Tounes a rem-portĂ© son premier pari: permettreune alternance, faire contrepoids Ă Ennahdha qui, aprĂšs les Ă©lectionsdu 23 octobre 2011, semblaient pou-voir garder l’ascendant pour unlong moment, face Ă  un camp mo-derniste dĂ©sorganisĂ©. En moins dedeux ans d’existence, «l’Appel dela Tunisie» s’est imposĂ© comme lapremiĂšre force politique du pays.«Comment expliquer qu’un partiĂ©merge en si peu de temps, sinon par

l’inquiĂ©tude?» souligne le constitu-tionnaliste Ghazi Gherairi. LancĂ©au printemps 2012, Nidaa Tounes aprospĂ©rĂ© sur la peur des islamisteset leurs Ă©checs au pouvoir. Le mou-vement a matraquĂ© les mĂȘmes

messages : l’incompĂ©tenced’Ennahdha et de ses alliĂ©s,leur laxisme dans la lutte

contre le terrorisme, leur «obscu-rantisme» supposĂ©.Un positionnement qui a payĂ©, dansles urnes. Nidaa Tounes a rĂ©coltĂ©l’adhĂ©sion d’une partie des Tuni-siens, soucieux de barrer la route Ă l’islamisme, notamment en votant«utile» au dĂ©triment des autres for-mations modernistes. Le mouve-ment a Ă©galement «bĂ©nĂ©ficiĂ© du votesanction de larges franges de la popu-lation prĂ©occupĂ©es par la baisse deleur niveau de vie, nostalgiques del’ordre et de la sĂ©curitĂ©, lassĂ©es de lapolitique politicienne», dĂ©crypte Mi-chaĂ«l BĂ©chir Ayari, analyste pourl’International Crisis Group.Le parti agrĂšge des figures de gau-che comme des libĂ©raux, desleaders syndicaux comme deshommes d’affaires, une plĂ©iade demilitants novices, des personnalitĂ©sindĂ©pendantes et plusieurs minis-tres du premier gouvernement de

transition, en 2011. Des opposantsĂ  l’ancien rĂ©gime y cĂŽtoient desmembres de l’ex-RCD, le parti hĂ©-gĂ©monique sous Ben Ali, dissousaprĂšs sa chute. Ces derniers sontplutĂŽt d’anciens responsables lo-caux, prĂȘts Ă  se recycler, que des fi-gures nationales trop connotĂ©es.Les «RCDistes» forment aussi unebonne partie des troupes dans lesrĂ©gions, tandis que les autres com-posantes dominent la direction. Lepoids de chacune des tendancesreste inconnu : le parti n’a jamaistenu de congrĂšs, ce qui pourrait sefaire l’étĂ© prochain.

PATRIARCHE. L’attelage est cimentĂ©par la personnalitĂ© charismatiquede son prĂ©sident-fondateur, BĂ©jiCaĂŻd Essebsi. «Bajbouj» fut minis-tre sous Bourguiba, briĂšvementchef du Parlement sous Ben Ali, etrappelĂ© Ă  la rescousse aprĂšs la rĂ©vo-lution pour devenir Premier minis-tre. AgĂ© de 87 ans, le vieux briscardest en lice pour la prĂ©sidentielle, finnovembre. «Il nous rappelle l’ex-prĂ©sident Bourguiba», apprĂ©cie unejeune Ă©lectrice. Une image que cul-tive le patriarche.Difficile, en revanche, de dĂ©finirl’idĂ©ologie de Nidaa Tounes, passĂ©

l’anti-islamisme commun. «C’estun projet plus qu’un parti», estimeKhemaĂŻs Ksila. «Un mouvement decentre droit, conservateur et jaco-bin», dĂ©finit Ghazi Gherairi. Dont

le programme se base «sur une Ă©co-nomie sociale de marché», exposeSlim Chaker, l’un de ses concep-teurs. «Nidaa Tounes s’est positionnĂ©sur des valeurs nationales, par oppo-sition Ă  un transnationalisme isla-miste, Ă  un moment oĂč l’identitĂ© tuni-sienne Ă©tait malmenĂ©e, oĂč on voyaitles drapeaux salafistes remplacer ledrapeau national, oĂč on entendaitparler de califat » souligne KarimGuellaty, consultant en communi-cation politique, qui a accompagnĂ©les premiers pas du parti.

MOSQUÉES. Face Ă  cela, le mouve-ment s’est posĂ© en gardien del’Ɠuvre bourguibiste: les acquis dela femme, l’éducation, une certaineconception du rapport Ă  la religion,sĂ©parĂ©e du politique sans aller jus-qu’à la laĂŻcitĂ©. Comme la quasi-to-talitĂ© de la classe politique, NidaaTounes ne remet par exemple pasen cause le contrĂŽle des mosquĂ©espar l’Etat, ni son rĂ©fĂ©rent musul-man. Et une partie des Tunisienscraint que la victoire de Nidaa Tou-nes ne signe une forme de retour Ă l’ancien rĂ©gime. «On ne peut pasrĂ©ussir cette transition sans faire lasynthĂšse intelligente entre les acquisdu passĂ© et les aspirations de la rĂ©vo-lution», expose KhemaĂŻs Ksila.DĂ©sormais, Ennahdha battu, «la vĂ©-ritĂ© des urnes», comme dit Ksila,pourrait bien contraindre les enne-mis d’hier Ă  cohabiter. Nidaa Tounesentend, pour former son gouverne-ment, commencer par consulterceux qui ont pu tirer leur Ă©pingle dujeu dans le camp moderniste: prin-cipalement les libĂ©raux d’Afek Tou-nes (8 siĂšges) et le Front populaire,une coalition de gauche (15 siĂšges).Mais, pour l’heure, le parti veut seconcentrer sur la prĂ©sidentielle.‱

Par ÉLODIE AUFFRAYCorrespondante à Tunis

RÉCIT

Nidaa Tounes Ennahdha

TunisTunis

MahdiaSidi

Bouzid

Gafsa

Tozeur

Kebili

Sfax

GabĂšs MĂ©denine

Tataouine

ALGÉRIELIBYE

TUNISIE

Kasserine KairouanMonastir

SousseSiliana

Le Kef

Jendouba

Manouba

BĂ©ja

Bizerte

ArianaBen Arous

NabeulZaghouan

100 km

MerMéditerranée

Sour

ce :

Isie

Les partis en tĂȘtepar circonscription

Des supporteurs de Nidaa Tounes («l’Appel de la Tunisie»), le 28 octobre Ă  Tunis. Le parti compte 85 dĂ©putĂ©s, contre 69 pour Ennahdha. HASSENE DRIDI. AP

REPÈRES

«[La Tunisie] estle seul arbre deboutdans une forĂȘtdĂ©vastĂ©e.»Le prĂ©sident d’Ennahdha,Rached Ghannouchi,appelant ses partisansĂ  fĂȘter «la dĂ©mocratie» dansune allusion aux autres paysdu printemps arabe, lundi

24siÚges manquent à NidaaTounes pour atteindrela majorité absolue (109)nécessaire pour formerun gouvernement.

LIBÉRATION VENDREDI 31 OCTOBRE 20148 ‱ MONDE

Page 9: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

AMonastir, letourismedansune«situationcatastrophique»

Pour pallierl’absence desFrançais, effrayĂ©spar la montĂ©ede l’islamisme,les voyagistespoussentles hĂŽteliers de lastation balnĂ©airetunisienneĂ  casser les prix.

L’ hĂŽtel Regency a repris vie.A moitiĂ© vide en juillet,l’établissement, collĂ© Ă  lamarina de Monastir, affi-

che complet en cette fin aoĂ»t. Parmiles estivants, il y a les irrĂ©ductibleshabituĂ©s, comme Marie qui, du hautde ses cinq sĂ©jours dans la station,«ne voit pas de changement», se ba-lade sans craintes et trouve que «lesmĂ©dias en rajoutent une couche». Il ya aussi ceux qui avaient quelquesapprĂ©hensions mais qui, attirĂ©s parles promos, ont franchi le pas. Enfin–et surtout–, «beaucoup de Tuni-siens», commente Mounir depuisson transat. DĂšs la fin du ramadan,les nationaux sont ainsi venus gar-nir nombre d’établissements de lacĂŽte boudĂ©s par les Français, offrantune bouffĂ©e d’oxygĂšne Ă  un secteuren dĂ©tresse.Encore plus que le reste de l’écono-mie, le tourisme pĂątit d’une transi-tion engluĂ©e dans ses crises politi-ques et secouĂ©e par la montĂ©e duterrorisme. C’est l’un des princi-paux motifs citĂ©s par l’agenceStandard & Poor’s qui, mi-aoĂ»t, aabaissĂ© de deux crans la note de laTunisie, passĂ©e de BB -Ă  B. L’instabilitĂ© a aussieffarouchĂ©, bien plusque les autres vacanciers, les tou-ristes français, de trĂšs loin les pre-miers clients de la destination Tu-nisie. Monastir y est d’ailleurs, avecDjerba, l’un de leurs spots favoris.Au Regency, ils constituent d’habi-tude la quasi-totalitĂ© de la clientĂšle.Cette annĂ©e, ils ne sont guĂšre plusde 20%. Fram, le propriĂ©taire, estpourtant le deuxiĂšme tour-opĂ©ra-

teur dans le pays, oĂč il est implantĂ©depuis prĂšs de quarante ans et oĂč ildĂ©gage, comme tous les grandsvoyagistes français, une part im-portante de ses revenus. Mais cettesaison, «la situation est catastrophi-que», reconnaĂźt Christine Ohanes,directrice qualitĂ© du groupe en Tu-nisie. «Nos efforts ont Ă©tĂ© anĂ©antis :on avait lancĂ© des promos en dĂ©butd’annĂ©e, ça marchait bien. Mais l’as-sassinat de Chokri BelaĂŻd [l’opposant

abattu dĂ©but fĂ©vrier, ndlr] a stoppĂ©net la dynamique et elle n’a jamaisrepris.» En poste depuis trente ans,«Titi», comme on la surnomme,n’avait jamais vu ça. Pour limiter lacasse, il a fallu commercialiser en

Allemagne et sur desagences de voyage enligne, en plus de s’ouvrir

au marchĂ© local. «L’an prochain, onva dĂ©marcher les Russes, on n’a pasle choix», dit Christine. C’est lenouveau filon. A Monastir, pendantque les Français dĂ©sertent, lesRusses affluent. Moins 45% de nui-tĂ©es pour les premiers, +170% pourles seconds jusqu’à fin mai.En dĂ©taillant ces chiffres, le res-ponsable de l’administration rĂ©gio-

nale du tourisme, Sa-dok Ben Slama, estpris de mélancolie.«La région est conquisepar les Russes. On sesent plus proches desFrançais, mais on se

trouve dans l’obligation d’accepter»,regrette ce fonctionnaire proche dela retraite, «formĂ© par les dernierscoopĂ©rants français», au moment dela naissance de l’industrie touris-tique.

CORRUPTION. A l’époque, dans lesannĂ©es 60, la jeune Tunisie indĂ©-pendante se construit une Ă©cono-mie. Tout le long de la cĂŽte est, onimplante des zones touristiques, Ă 

l’image de celle de Monastir, villenatale de l’ancien prĂ©sident Bour-guiba. Secteur-clĂ©, le tourisme re-prĂ©sente 7% du PIB, emploie prĂšsde 100000 personnes et, les bonnesannĂ©es, 300000 saisonniers. L’ap-port en devises couvre ainsi unegrosse part du dĂ©ficit commercial.Mais avant mĂȘme la crise actuelle,le modĂšle Ă©tait grippĂ©. La mauvaisegestion et la corruption ont gan-grenĂ© le secteur, oĂč l’endettement

est tel que le quart des crĂ©ances estconsidĂ©rĂ© comme douteux. La qua-litĂ© s’est dĂ©gradĂ©e dans les hĂŽtels,les prix ont baissĂ©, les tour-opĂ©ra-teurs ont renforcĂ© leur mainmise.«Notre tourisme est restĂ© sur le mo-dĂšle des annĂ©es 80, on n’a paschangĂ© de stratĂ©gie», dĂ©plore Ah-med Bouguerra, jeune cadre hĂŽte-lier qui, comme beaucoup dans lemilieu, rĂȘvait de tout changer aprĂšsla rĂ©volution : s’affranchir des

voyagistes, monter en gamme, sor-tir du tout-balnĂ©aire, valoriser lepatrimoine et l’artisanat


TARES. Les initiatives et les collo-ques pullulent, mais au fil des cri-ses, les professionnels se sont con-tentĂ©s de sauver les meubles. Pire,les tares se sont aggravĂ©es. «Lestour-opĂ©rateurs nous demandent debaisser les prix pour stimuler la de-mande. Les hĂŽteliers n’arrivent plusĂ  joindre les deux bouts. Certainslouent leur Ă©tablissement Ă  des voya-gistes 30% de moins que leur valeur,pour ĂȘtre sĂ»rs de pouvoir payer lesbanques», dĂ©peint Wajdi Skhiri, se-crĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la FĂ©dĂ©ration tu-nisienne de l’hĂŽtellerie et patron duGolden Beach, qu’il louerait bien,lui aussi.Peu versĂ©e dans l’islamisme, laprofession avait accueilli la victoireĂ©lectorale d’Ennahda avec pragma-tisme, espĂ©rant stabilitĂ© et reprisedes affaires. Elle est maintenantvent debout contre le gouverne-ment, taxĂ© d’«incompĂ©tence». «Cequi freine l’investissement, c’est leflou, souligne aussi SofianeBaklouti, le directeur du Regency.On n’a de date ni pour la Constitutionni pour les Ă©lections. Un tour-opĂ©ra-teur affrĂšte ses avions un an Ă l’avance mais on ne sait mĂȘme pasce qui va se passer la semaine pro-chaine
 Comment voulez-vous qu’ils’engage, dans ces conditions? »‹

Par ÉLODIE AUFFRAYEnvoyĂ©e spĂ©ciale Ă  Monastir

«L’assassinat de Chokri BelaĂŻda stoppĂ© net la dynamiqueet elle n’a jamais repris.»Christine Ohanes chef qualitĂ© de Fram Tunisie

REPORTAGE

Sur une plage deMonastir, en avril 2011.PHOTO NICOLAS FOUQUÉ.

IMAGESDETUNISIE.COM

REPÈRES

TUNISIE

Mer Méditerranée

ALG

ÉRIE

Monastir

Tunis

75 km

Selon les autoritĂ©s,les entrĂ©es touristiques ontaugmentĂ© de 4,8% au pre­mier semestre par rapportĂ  2012. «Mais les nuitĂ©es ontdiminuĂ© de 4% et les recettesen devises de 12,3%», nuancele prĂ©sident de la FĂ©dĂ©rationtunisienne de l’hĂŽtellerie,Radhouane Ben Salah.

«Ceux qui n’ontpas vu le soleil depuislongtemps doiventsavoir qu’il est ici.J’invite les Français Ă venir plus nombreux.»François Hollande lors desa visite en Tunisie, dĂ©but juillet

-45%C’est la baisse du nombrede dĂ©parts depuis la Francevers la Tunisie en juillet 2013,par rapport Ă  juillet 2012,selon le Syndicat des agencesde voyage.

LIBÉRATION MARDI 3 SEPTEMBRE 201320 ‱ ECONOMIE

Page 10: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

Pour materla jeunesse, la policepost-révolutionnaire

joue d’une loi anti-cannabis trùs dure,

héritée de la dictature.

MerMéditerranée

ALG

ÉRIE

LIBYE

ITALIE

TUNISIE

100 km

Tunis

DerriĂšre l’écranTunisie

la répression

PrĂšs de Tunis,en novembre.

de fumette,

LIBÉRATION MERCREDI 8 JANVIER 201430 ‱ GRAND ANGLE

Page 11: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

MatinĂ©e d’audienceordinaire Ă  la cham-bre correctionnellenumĂ©ro 6 du palaisde justice de Tunis.Comme d’habitude,une bonne partie desdossiers entassĂ©s sur

le bureau du juge touche Ă  la consommationde zatla, la rĂ©sine de cannabis. Parmi les prĂ©-venus, Nabil, gaillard de 34 ans, journaliertout juste rentrĂ© d’Italie, qui a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© unsoir avec deux amis alors qu’ils squattaientles marches d’une boutique dans la citĂ© Inti-laka, un quartier populaire de la capitale. Lapatrouille de police a trouvĂ© Ă  leurs pieds desmĂ©gots de joints: suffisant pour embarquertout le monde et les soumettre au test uri-naire qui dĂ©piste le haschisch, mĂȘme plu-sieurs semaines aprĂšs la consommation.TestĂ© positif, Nabil a Ă©copĂ© de lacondamnation standard : un an de prisonferme et une «Vespa», surnom donnĂ© Ă l’amende de 1 000 dinars (444 euros), sansdoute en raison des nombreux scooters sacri-fiĂ©s pour s’en acquitter.C’est lĂ  la peine plancher prĂ©vue par la loide 1992 sur les stupĂ©fiants : «Sera puni del’emprisonnement d’un Ă  cinq ans et d’uneamende de 1 000 Ă  3 000 dinars tout consom-mateur ou dĂ©tenteur Ă  usage de consommationpersonnelle de plantes ou matiĂšres stupĂ©fiantes,hors les cas autorisĂ©s par la loi. La tentative estpunissable», Ă©nonce l’article 4.«Tout le monde fume ici ! Il faut une solution,cette loi dĂ©truit plein de jeunes», souffle le frĂšred’Amine, coaccusĂ© de Nabil. «Chaque samedisoir, la police fait des rafles dans le quartier.Nous, les pauvres, nous sommes morts ici enTunisie», fulmine Khira, la mĂšre de Nabil, Ă la sortie du tribunal.

Les usagers,un tiers des prisonniers

La loi de 1992 est l’un de ces textes rĂ©pressifshĂ©ritĂ©s de la dictature. Trois ans aprĂšs lachute de Ben Ali, le code pĂ©nal n’a pas bougĂ©,l’arsenal autoritaire est intact. Certes, la rĂ©-volution a dĂ©liĂ© les langues. Mais pourl’heure, le texte antidrogue reste le symbolede l’arbitraire policier, l’instrument privilĂ©-giĂ© pour mater la jeunesse. Les usagers ducannabis, essentiellement des jeunes, reprĂ©-sentent prĂšs du tiers des effectifs des prisons:«Fin septembre 2013, sur 25000 dĂ©tenus, 8000l’étaient pour infraction aux stupĂ©fiants, la plu-part pour consommation», relĂšve HabibSboui, directeur gĂ©nĂ©ral des prisons jusqu’àcette date. «On voit passer des Ă©tudiantsbrillants, des pĂšres, des jeunes filles, des mi-neurs, des garçons dont les parents sont mala-des, qui ont la charge de leur famille. Et on estobligĂ©s de les condamner», dĂ©plore le juge NĂ©-jib NĂ©cib, qui prĂ©side la 7e chambre correc-tionnelle de Tunis. La loi de 1992 est en effetl’un des rares textes qui excluent toute cir-constance attĂ©nuante, une disposition large-ment critiquĂ©e parmi les magistrats.C’est surtout dans les quartiers populairesque se recrutent les prisonniers de la zatla.Ils sont les plus exposĂ©s aux abus de la police,aux contrĂŽles d’identitĂ© Ă  rĂ©pĂ©tition. Il suffitd’une feuille de papier Ă  rouler retrouvĂ©e aufond d’une poche, d’une impertinence en-vers un agent ou d’une dĂ©lation pour qu’untest soit ordonnĂ©. Les derniĂšres annĂ©es deBen Ali, quand chaque match de foot viraitĂ  l’affrontement entre forces de l’ordre etjeunes supporteurs «ultras», le cannabis ser-vait souvent de prĂ©texte pour les arrĂȘter oules intimider. Les choses n’ont guĂšre changĂ©.

Issam s’est fait coffrer aprĂšs un conflit per-sonnel avec un policier qui a virĂ© Ă  la baston,un soir de beuverie. «Comme un con, j’avaisoubliĂ© un petit bout de shit dans ma poche», ra-conte ce jeune homme de 27 ans. Ce fut leprĂ©texte. Issam a passĂ© la rĂ©volution en pri-son. Quant Ă  Sami, il a vu la police dĂ©barquerĂ  la maison. Lui qui dit fumer «deux, troisjoints le soir, aprĂšs le travail» a Ă©tĂ© balancĂ©comme dealer par son employĂ©. «A Bouchou-cha [une maison d’arrĂȘt, ndlr], j’ai Ă©tĂ© frappĂ©pendant sept jours. J’ai fini par avouer, justepour que ça s’arrĂȘte», raconte le jeunehomme. Il a ensuite fallu que sa famille sou-doie les agents pour qu’ils retirent du procĂšs-verbal la charge de «vente» et ne retiennentque la consommation.Wadji venait d’acheter un petit bout de shitĂ  la sortie du lycĂ©e quand les policiers lui sonttombĂ©s dessus pour un contrĂŽle d’identitĂ©.C’était en mars 2012, Ă  quelques mois du bac.LibĂ©rĂ© aprĂšs la date de l’examen, il n’a dĂ©sor-mais «plus envie de le passer». A 22 ans, iltraĂźne sa condition de chĂŽmeur en rĂȘvant «dese casser en France ou en Italie» et en fumantdes joints. Il transporte dĂ©sormais ses barret-tes au creux de la main, pour s’en dĂ©barrasserau plus vite si besoin.

«Acheter le pipi»Les plus fortunĂ©s peuvent espĂ©rer s’en tireren «achetant le pipi», c’est-Ă -dire en sou-doyant la police qui prĂ©lĂšve l’urine, une ano-malie juridique puisque ce devrait ĂȘtre faitpar un mĂ©decin. Ahmed raconte ainsi quelorsque son petit frĂšre a Ă©tĂ© attrapĂ©, sa famillea donnĂ© 3000 dinars (1330 euros) aux agents«pour que l’analyse soit propre». «C’est fruc-tueux pour tout un systĂšme qui a perdurĂ© aprĂšsla rĂ©volution, parmi la police, la justice, les avo-cats. Des clients me racontent que tel avocatpromet de dĂ©brouiller l’affaire pour 10 000 di-nars», raconte Me Ghazi Mrabet, qui veut«partir en guerre» contre cette loi. «C’est uninstrument de rĂ©pression sociale, un outil pourfermer la gueule de la jeunesse et, parfois, pourrĂ©gler des comptes politiques», accuse sonclient, NĂ©jib Abidi, documentariste et acti-viste arrĂȘtĂ© en septembre Ă  son domicile, enpleine nuit, en compagnie de sept amis avecqui il bouclait la bande-son d’un film polĂ©-mique. Il a finalement Ă©tĂ© libĂ©rĂ© aprĂšs un testnĂ©gatif, mais quatre copains attendent en-core leur procĂšs en prison. NĂ©jib dĂ©nonce unciblage des jeunes les plus engagĂ©s.Le tout premier Ă  pointer la rĂ©pression anti-cannabis fut Slim Amamou, cĂ©lĂšbre cyber-activiste arrĂȘtĂ© pendant la rĂ©volution, de-venu juste aprĂšs secrĂ©taire d’Etat Ă  laJeunesse. Printemps 2011: un journaliste dela tĂ©lĂ© sollicite son avis, il se prononce pourla dĂ©pĂ©nalisation. «Les gens ont eu une rĂ©ac-tion Ă©pidermique, on a commencĂ© Ă  me dĂ©ni-grer, se rappelle-t-il. Tout ça venait d’une oli-garchie bien-pensante, soi-disant de gauchemais conservatrice. Quand j’ai quittĂ© le gou-vernement, quelques semaines plus tard, les pe-tites gens venaient me remercier dans la rue, meracontaient leur cas, leurs problĂšmes pour sereconstruire aprĂšs la prison
 Les plus aisĂ©s,ceux qui ont accĂšs aux mĂ©dias, n’en parlentpas, soit parce qu’ils ont honte d’avoir payĂ©pour s’en sortir, soit parce qu’ils ne se sententpas concernĂ©s.»Porte-voix des quartiers, les rappeurs em-brayent. En septembre 2011, juste avant lesĂ©lections, Hamzaoui Med Amine et Klay BBJsortent le premier hymne au haschisch :«Donnez-moi une plaque / j’aime la zakataka/ je fumerai mon joint sans me cacher», osent-ils. Zakataka devient un tube, un slogan, etle cannabis, un thĂšme rĂ©current du rap. PeuaprĂšs, le rappeur Lil’K lance le trĂšs directSayeb el La3ba («lĂąche le joint»). Sur les mursdes citĂ©s, les tags fleurissent. Dans les stades,

des ultras proclament leur droit au kif.«Ô Ghannouchi [chef d’Ennahda, le parti is-lamiste, ndlr], la zatla au Maroc est gratuite!»chantent partout les supporteurs du club del’EspĂ©rance, de retour d’un dĂ©placement Ă Casablanca. Dans l’euphorie de l’époque, unappel Ă  manifester est lancĂ© sur Facebook. Le18 fĂ©vrier 2012, quelques centaines de jeunesse rassemblent devant l’AssemblĂ©e consti-tuante pour rĂ©clamer qui la lĂ©galisation, quides rĂ©formes.

«Les flics sont des chiens»Trois jours plus tard, fin de la rĂ©crĂ©. Les rap-peurs Weld El 15, Madou Mc et Emino sontarrĂȘtĂ©s lors d’une soirĂ©e chez des amis. A sasortie, le premier lance Boulicia Kleb («lesflics sont des chiens»), rĂ©cit pamphlĂ©taire deson incarcĂ©ration pour consommation decannabis. «CocaĂŻne, zatla et kĂ©tamine/ C’estvous qui les rapportez et vous nous demandezd’oĂč ça vient / Vous nous dĂ©molissez depuisqu’on est jeunes avec ces produits», attaque-t-il dans cette chanson dĂ©diĂ©e Ă  «la gĂ©nĂ©ra-tion des dĂ©foncĂ©s» et «de l’injustice». Le mor-ceau lui a valu deux procĂšs, des semaines decavale, puis de prison, avant d’ĂȘtre relaxĂ©, le19 dĂ©cembre.«Il y a eu une pĂ©riode oĂč on a parlĂ© trĂšs libre-ment. Aujourd’hui, on revient Ă  des critiques in-directes, comme sous Ben Ali», constate Ham-zaoui. Lil’K, lui, ne croit plus au changementimmĂ©diat, mais prend soin d’apparaĂźtre unjoint aux lĂšvres dans tous ses clips et de glis-ser quelques allusions. Certes, l’élan s’est es-soufflĂ©, mais «on a rĂ©ussi Ă  faire prendre cons-cience que c’était un problĂšme», Ă©value SlimAmamou.L’idĂ©e qu’une rĂ©pression aussi dure est unĂ©chec fait Ă©galement son chemin dans lesrangs des autoritĂ©s. «Le nombre de consomma-teurs n’a pas diminuĂ©, bien au contraire», tran-che Habib Sboui, l’ex- directeur des prisons.AprĂšs trois annĂ©es en poste, ce colonel majorvenu de la police est mĂȘme devenu «militantdans ce domaine». Ces derniers mois, il a ap-pelĂ© dans plusieurs mĂ©dias Ă  changer cette loiqui conduit Ă  l’engorgement des prisons etmenace l’avenir des condamnĂ©s.«La majoritĂ© sont des consommateurs sporadi-ques, qui deviennent des rĂ©guliers en prison»,dĂ©plore pour sa part le directeur gĂ©nĂ©ral duministĂšre de la SantĂ©, Nabil ben Salah. UnerĂ©forme avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ©e, juste avant la rĂ©-volution, raconte-t-il. «Le nouveau texte prĂ©-voyait la possibilitĂ© pour le juge de recourir auxcirconstances attĂ©nuantes, de prononcer un sur-sis ou un suivi thĂ©rapeutique. Il devait passer Ă la chambre des dĂ©putĂ©s. Mais il y avait des rĂ©ti-cences, c’était rĂ©ellement un tabou.» AprĂšs larĂ©volution, ce texte a Ă©tĂ© remis sur le mĂ©tier.La nouvelle version, encore en gestation,prĂ©voit de renforcer la lutte contre le trafic etajoute la possibilitĂ© de condamner les con-sommateurs Ă  de simples travaux d’intĂ©rĂȘtgĂ©nĂ©ral. «On profite de cette pĂ©riode pourl’amĂ©liorer. Mais l’AssemblĂ©e constituante aautre chose Ă  faire», souligne le haut fonc-tionnaire.MalgrĂ© un consensus sur la nĂ©cessitĂ© d’unerĂ©forme, le sujet ne suscite guĂšre l’intĂ©rĂȘt dela classe politique. Seul le PĂŽle dĂ©mocratiquemoderniste, petite formation de gauche, l’ainscrit Ă  son programme de travail.«On pourra faire revenir les jeunes Ă  la vie dela citĂ© en se dĂ©tachant de la connerie du tout-rĂ©pressif, argumente son coordinateur, Riadhben Fadhel. On ne peut pas demander aux jeu-nes, qui se sont massivement abstenus aux pre-miĂšres Ă©lections, d’aller voter alors qu’ils sontdes milliers Ă  croupir en prison.» Dans sachanson Boulicia Kleb, Weld El 15 avertit :«Aux prochaines Ă©lections, je choisirai le dealerdu quartier.» ‱Certains prĂ©noms ont Ă©tĂ© modifiĂ©s.

Par ÉLODIE AUFFRAYCorrespondante à TunisPhotos AUGUSTIN LE GALL

La loi de 1992 punit les usagers et dĂ©tenteursde stupĂ©fiants d’un Ă  cinq ans de prisonet d’une amende de 1000 Ă  3000 dinars,et exclut les circonstances attĂ©nuantes.

LIBÉRATION MERCREDI 8 JANVIER 2014 ‱ 31

Page 12: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

«Je m’adresse Ă  vous dansla langue de tous les Tu-nisiens et Tunisiennes»,annonçait solen-nellement Zine el-Abidine ben Ali encommençant son dis-cours, au soir du

13 janvier 2011. Pour sa troisiĂšme interventiontĂ©lĂ© depuis l’immolation de Mohamed Boua-zizi et pour la premiĂšre fois en vingt-trois ansde pouvoir, l’autocrate, piĂštre orateur, remi-sait son arabe classique pours’exprimer en derja, le dia-lecte du peuple. «Fhemtkom»(«Je vous ai compris»), a-t-ilrĂ©pĂ©tĂ© lors de l’allocution,jouant la corde sensible. In-suffisant pour la rue: le len-demain, le tyran chutait. Laformule, elle, est passĂ©e Ă  lapostĂ©ritĂ©, raillĂ©e, dĂ©tournĂ©e,remixĂ©e version house ourap. C’était la derniĂšre preuve du dĂ©calageentre le raĂŻs et le peuple.Puis la langue de bois du rĂ©gime a laissĂ© laplace Ă  un dĂ©foulement verbal collectif. Dansle grand chambardement rĂ©volutionnaire, laparole s’est libĂ©rĂ©e, suscitant un micromou-vement, difficilement perceptible aux oreillesoccidentales: le dialecte tunisien, langue du

peuple, se pousse hors de sa sphĂšre familiĂšre,rognant quelques arpents des vastes prĂ©roga-tives de l’arabe littĂ©raire. La conquĂȘte, sansbruit, est bien dans l’air du temps anti-Ă©li-tiste: «Il faut avoir un certain niveau d’éduca-tion pour comprendre l’arabe littĂ©raire. Le tuni-sien est plus simple, plus accessible», relĂšveHager Ben Ammar, professeure d’arabe etpassionnĂ©e de la derja, qu’elle enseigne de-puis dix-huit ans aux Ă©trangers.

Au nom du Coranet du panarabisme

En Tunisie, comme dans tous les pays arabes,l’arabe littĂ©raire (ou classique) coexiste avecle dialectal. Au premier, le prestige: la langue

du Coran et de l’unitĂ© arabeest celle (Ă  l’écrit et Ă  l’oral)de l’enseignement, des mĂ©-dias, de l’administration, dela politique, des sciences, lalittĂ©rature, la liturgie. Au se-cond, propre Ă  chaque pays,les usages privĂ©s, la maison,la rue. Et la seule sphĂšre duparler: le dialecte «ne s’écritpas», stipule le dogme qui

attribue au littĂ©raire, langue de l’unitĂ© politi-que et religieuse arabe, le privilĂšge exclusifet historique de l’imprimĂ©. «La derja est unelangue malmenĂ©e. Et pourtant, c’est la languematernelle, celle de l’affect, des Ă©motions, desrelations humaines», relĂšve Hager ben Am-mar, qui a transcrit et publiĂ© deux contes dupatrimoine oral tunisien l’an dernier. Le ca-

Par ÉLODIE AUFFRAYCorrespondante à TunisPhotos NICOLAS FAUQUÉ

Langue des rĂ©seaux sociaux, des tags et durap, le dialecte sort de la sphĂšre familiĂšre,s’invite dans les discours officiels,grignotant le terrain de l’arabe littĂ©raire.

Letunisien,l’écritde la rue

MerMéditerranée

ALGÉRIE

ITïżœITïżœ

LIBYE

TUNISIE

200 km

Tunis

YEtalogue de livres disponibles en derja restemaigre. L’universitaire retraitĂ© HĂ©di Balegh,l’un des plus ardents partisans de la «languetunisienne», en a Ă©crit plusieurs: des recueilsde proverbes et, plus rĂ©cemment, la premiĂšretraduction en derja d’une Ɠuvre Ă©trangĂšre,le Petit Prince de Saint-ExupĂ©ry.Balegh est de ceux, peu nombreux, qui ap-pellent Ă  introduire le tunisien dans l’ensei-gnement. «A l’école, les enfants doivent oublier

ce qu’ils ont appris de la bouche de leur mĂšre etapprendre une langue quasi Ă©trangĂšre, compli-quĂ©e : on leur enseigne douze pronoms relatifsalors qu’en tunisien, il n’y en a qu’un seul, trĂšssimple. Beaucoup dĂ©crochent.» Hager benAmmar relĂšve: «Quand on lit des histoires auxenfants, c’est en arabe littĂ©raire, puis on leurtraduit en langue maternelle !» L’enseignanteprĂŽne le recours au dialectal pour les petitesclasses «comme passerelle vers le classique».

Tags en dialecte vus à Tunis, début avril. «Sayeb zatla» («Je fume la zalta et je vous emmerde»).

«Sayeb el koffet el mouatin» («Lùchez le panier du citoyen»), signé Al­Joumhouri, le Parti républicain.

Sur un terrain de foot de Sidi Hassine, dans la banlieue de Tunis, un mot: «Zwewla»(«Les pauvres»).

LIBÉRATION MARDI 15 AVRIL 201434 ‱ GRAND ANGLE

Page 13: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

«L’arabe tunisien ne dispose ni de dictionnairesni de grammaire. Ces outils permettraient del’enseigner et de faire Ă©voluer les choses»,plaide HĂ©di Balegh. Un signe: l’universitĂ© dela Manouba, Ă  Tunis, vient de crĂ©er une unitĂ©de recherche sur le dialectal.«On dit que nous, jeunes Tunisiens, ne lisonsplus. Mais le Tunisien ne sait plus lire car leslivres ne sont pas Ă©crits dans sa langue. Ils’éclate dans la sienne, qui est son Ă©gale et non

son maĂźtre», Ă©crit une des pages Facebookqui militent pour le dialecte. Certains sontpassĂ©s Ă  l’acte, comme Foued ben Mahmoud.«FrustrĂ© de n’avoir jamais reçu d’émotion littĂ©-raire dans [sa] propre langue», ce quadraautodidacte a d’abord Ă©crit des nouvellesqu’il a gardĂ©es pour lui, puis s’est attelĂ© Ă  unroman: une adaptation de Voyage au bout dela nuit transposĂ© Ă  l’heure des bouleverse-ments arabes. Comme CĂ©line l’a fait avec

l’argot, il ambitionne d’élever la langue po-pulaire. «Le problĂšme du tunisien, c’est sonassociation avec le lĂ©ger, l’instantanĂ©. Mais dĂšsqu’il s’agit de construire, on passe Ă  une langueĂ©trangĂšre, l’arabe littĂ©raire ou le français. Onne bĂątit pas une vision globale de la vie commeça», plaide-t-il.Une myriade d’initiatives Ă©parses tĂ©moignentd’un nouveau regard sur la derja. Ainsi, pourle premier scrutin post-rĂ©volutionnaire, enoctobre 2011, l’instance Ă©lectorale a choisid’écrire un de ses slogans en derja : «Il esttemps de t’inscrire.» Les collectifs, les projetsde la sociĂ©tĂ© civile sont de plus en plus nom-breux Ă  choisir un nom en dialecte : KolnaTounes («Nous sommes tous tunisiens»),pour une association proche de la gauche ;Ibda («Lance-toi»), pour un nouveau pro-gramme d’entrepreneuriat social initiĂ© parla Banque mondiale ; «Sayeb Weld el 15»(«LĂąchez Weld el 15»), cri de ralliement pourla libĂ©ration de ce rappeur. Un slogan au dia-pason du rap, chantĂ© en dialecte.

Aujourd’hui frĂ©missant, le dĂ©bat linguistiqueentre puristes et rĂ©formateurs traverse la rĂ©-gion depuis des dĂ©cennies. Les partisans dutunisien se rĂ©fĂšrent volontiers au mouvementTaht Essour («Sous les remparts») qui, dansles annĂ©es 30, Ă  l’époque du protectorat fran-çais, tenait salon au cafĂ© du mĂȘme nom, dansun quartier populaire de Tunis. Chanson-niers, Ă©crivains, poĂštes ou journalistes, cesintellectuels du petit peuple, anticolonialisteset anticonformistes, ont alors produit un pre-mier patrimoine de littĂ©rature dialectale: lescontes d’Abdelaziz al-Aroui, les poĂšmes li-cencieux d’Abderrahmane al-KĂ©fi, les piĂšceset rĂ©cits d’Ali Douagi
 Au thĂ©Ăątre, le dialectals’est imposĂ© dans les annĂ©es 70. A cette Ă©po-que, le poĂšte et universitaire Salah Garmadi,pĂšre de la linguistique tunisienne, s’attacheĂ  dĂ©montrer que l’arabe tunisien est plusqu’une simple variante du classique. Que sonlexique, sa syntaxe, sa morphologie l’en dis-tinguent au point de former une langue «quimĂ©rite Ă  ce titre tous les Ă©gards et toutes les Ă©tu-des», rĂ©sume le professeur Samir Marzouki,spĂ©cialiste de Salah Garmadi. Aujourd’hui,assure-t-il, «ce qu’il a dĂ©fendu est plus oumoins admis, le dĂ©bat est plus serein».

«Rompre avec la langue de bois»Bien avant la rĂ©volution, le dialecte a faitquelques percĂ©es mĂ©diatiques. En 2003, le rĂ©-gime a libĂ©ralisĂ© le paysage radio monopolisĂ©par les stations officielles en classique, queplus personne n’écoutait. MosaĂŻque FM (pri-vĂ©e) a Ă©tĂ© la premiĂšre Ă  permettre aux jeunesanimateurs parlaient le dialecte, ponctuĂ©d’expressions en français. «La logique Ă©tait dese rapprocher des gens, de rompre avec la lan-gue de bois des politiques. Le dialecte Ă©tait aussila langue de la pub, celle qui faisait vendre ;beaucoup de publicitaires ont suivi MosaĂŻque»,explique Myriam Achour Kallel, anthropolo-gue qui Ă©tudie les nouveaux usages de la derjaĂ  l’Institut de recherche sur le Maghreb con-temporain. Les rĂ©actions ont Ă©tĂ© vives: «Cer-tains auditeurs ont considĂ©rĂ© que c’était de lapollution linguistique. Il n’empĂȘche. MosaĂŻqueFM est la chaĂźne la plus Ă©coutĂ©e», poursuit-elle. Depuis, une multitude de radios en derja

ont vu le jour. C’est l’arrivĂ©e d’Internet et desSMS qui a propulsĂ© le tunisien dans la sphĂšrede l’écrit: comme partout dans le monde, lesĂ©changes s’y font dans le langage quotidien.Une vraie rĂ©volution, estime Myriam AchourKallel: «Les revendications autour du tunisien,isolĂ©es, n’avaient jamais donnĂ© lieu Ă  des trans-formations d’ampleur. Aujourd’hui, des artistes,des intellectuels, des cyberactivistes, mais aussides gens ordinaires, tous ceux qui ont un compteFacebook : tous ne sont pas des dĂ©fenseurs dudialecte, mais tous participent Ă  une normalisa-tion de son Ă©criture.»L’absence de claviers en arabe au dĂ©but del’ùre du Web et des mobiles n’y a pas fait obs-tacle: les internautes l’ont transcrit en alpha-bet latin et ont utilisĂ© des chiffres pour leslettres sans Ă©quivalent. Ainsi le «ha» s’écrit«7», le «ayn», «3». Comme dans «SayebSala7», premiĂšre cybermanifestation contrela censure, en 2010. Ou dans Klem Chera3,les «mots de la rue», nom des Ă©vĂ©nementsde street poetry lancĂ©s par Amine Gharbi et

Majd Mastouri Ă  l’étĂ© 2012.Le concept : se rĂ©unir dansl’espace public, longtempsconfisquĂ©, et dĂ©clamer destextes en dialecte. «Il s’agitde dĂ©mocratiser la culture. Onvoulait montrer qu’avec la lan-gue de tous les jours, on pou-

vait traiter les mĂȘmes sujets, au mĂȘme niveau»,explique Amine. «On vit une crise identitaireen Tunisie. Notre culture est dĂ©chirĂ©e entrel’Orient et l’Occident, l’élite se rĂ©fĂšre Ă  l’un oul’autre. Or, c’est important de bĂątir une cultureavec une identitĂ© propre», argumente Majd.

«La derja est le produitde l’histoire du pays»

L’usage tous azimuts du dialecte est, pour sesdĂ©fenseurs, une façon d’affirmer la spĂ©cifi-citĂ© tunisienne, notamment en rĂ©action aurevival islamiste: «Avec le vent de wahhabismeet l’invasion des chaĂźnes religieuses satellitaires,le tunisien est presque devenu un geste militant,observe Hager Ben Ammar. Le dialecte, c’estle produit de notre histoire. Avec ses empruntsau français, maltais, italien, comme koujina(“cuisine”), dacourdou (“d’accord”), il traduitl’ouverture du pays», relĂšve Moncef Chebbi.Editeur des contes Ă©crits par Hager, il ambi-tionne de dĂ©velopper la publication en derja.Flairant la tendance, les leaders politiques re-courent plus volontiers au dialecte dans leursdiscours et mĂȘme dans leurs tracts. «L’arabelittĂ©raire ennuie les gens», note la dĂ©putĂ©eSelma Mabrouk, du parti de gauche Al-Mas-sar. Bourguiba, le premier prĂ©sident de la RĂ©-publique, parlait un dialecte un peu littĂ©raire,ponctuĂ© de proverbes et de traits d’humour.Un style encore trĂšs apprĂ©ciĂ© des Tunisiens.MĂȘme les islamistes n’y sont pas insensiblesau moment oĂč l’accent du Golfe pris par cer-tains passe mal. L’étĂ© dernier, en pleine crisepolitique, le chef d’Ennahda, Rached Ghan-nouchi, s’est rĂ©solu pour la premiĂšre fois Ă s’exprimer en tunisien Ă  la tĂ©lĂ©. Mais les gar-diens du temple, islamistes et panarabistes,ne l’entendent pas de cette oreille et l’élan dela rue n’est pas prĂšs d’atteindre les institu-tions. La nouvelle Constitution consacrel’arabe, littĂ©raire s’entend, comme «la» lan-gue officielle. Et son article 39 sur l’enseigne-ment, amendĂ© par les conservateurs, prĂ©cise:«L’Etat veille Ă  enraciner l’identitĂ© arabo-mu-sulmane» et Ă  «gĂ©nĂ©raliser l’utilisation de lalangue arabe». Le message vaut autant pourle français, langage du colonisateur, que pourle tunisien. A bon entendeur. ‱

«La derja, c’est la langue maternelle,celle des Ă©motions, des relations humaines.A l’école, on lit des histoires aux enfants enarabe littĂ©raire. Puis on traduit en derja!»Hager ben Ammar professeure d’arabe

«Gahaf» («Glandeur») écrit comme sur le Web, en alphabet latin, avec le «7» pour le phonÚme «ha».

«Gultrah» («Vas­y, dis!»), le nom d’un groupe de reggae tunisien.

Sur un mur du centre­ville, «Tfaraj bech tbadel» («Observe, pour changer»).

LIBÉRATION MARDI 15 AVRIL 2014 ‱ 35

Page 14: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

52 ‱

GRA

ND

AN

GLE

LIBÉRATION SAMEDI 11 ET DIMANCHE 12 OCTOBRE 2014

Page 15: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

‱ 53

Par ÉLODIE AUFFRAYCorrespondante à TunisPhotos AUGUSTIN LE GALL

Militaires, communistes ou islamistes
tous suppliciés sous Ben Ali. Quatre ans aprÚs larévolution, ils réclament leur réhabilitation. Le résultatdes législatives, à la fin du mois, pÚsera sur le processus.

TorturesLa Tunisie enquĂȘte de justice

nalisĂ© de la torture et des magistrats auxordres. Aujourd’hui, la police restepuissante, la justice dĂ©faillante et la vo-lontĂ© politique insuffisante. AccaparĂ©epar sa transition, la Tunisie tarde Ă  af-fronter son passĂ©. La donne changera-t-elle avec le dĂ©marrage de la justice tran-sitionnelle, en dĂ©cembre? La missions’annonce difficile. Les lĂ©gislatives, dĂšsle 26 octobre, seront aussi dĂ©terminan-tes: le rapport de force qui en dĂ©coulerasera-t-il favorable au processus, alors

que des figures de l’ancienrĂ©gime sont en lice?Meherzia Belabed a choisi deraconter, «pour que ça ne sereproduise jamais». Elle estl’une des rares femmes Ă avoir tĂ©moignĂ©, Ă  la tĂ©lĂ©,parmi les 400 touchĂ©es, se-

lon l’AISPP. Responsable des actions so-ciales d’Ennahda, dans une banlieue deTunis, Meherzia Ă©tait enceinte de troismois quand elle a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e, en 1991.DĂ©libĂ©rĂ©ment frappĂ©e au ventre, elle aperdu son bĂ©bĂ©.AprĂšs un an et demi de prison, elle estde nouveau interpellĂ©e en 1993 et tortu-rĂ©e pendant vingt-huit jours au minis-tĂšre. Poitrine nue, elle est mise en posi-tion du «poulet rĂŽti» et battue, sous lesyeux de codĂ©tenus islamistes. «Les gensne connaissent pas la vĂ©ritĂ©, dit-elle. Ilfaut beaucoup d’autres tĂ©moignages, carils oublient facilement.»Jamel Baraket pose une pile de docu-ments sur la table de sa salle Ă  manger:tous les papiers accumulĂ©s en vingt-trois ans de combat pour obtenir justicesur la mort de son grand frĂšre, Fayçal,dĂ©cĂ©dĂ© en octobre 1991 dans un poste de

Assis Ă  la terrassed’un cafĂ© Ă  Tu-nis, Rached Jai-dane jette alen-tour des regardssoupçonneux. Levoisin de table ?«Un policier»,

tranche-t-il, avant de reprendre sonrĂ©cit. Les deux types dans le fond? «Ilsont pris une photo», s’interrompt-il en-core. Les annĂ©es «de torture physique etmorale» lui ont laissĂ©, entre autres sĂ©-quelles, une dĂ©marche boiteuse et desfantĂŽmes.En 1993, la confrontation bat son pleinentre Ben Ali et les islamistes d’En-nahda. Cadres et militants de l’organi-sation interdite sont arrĂȘtĂ©s en masse.Sympathisant, doctorant en maths Ă  Pa-ris, Rached Jaidane rentre pour le ma-riage de sa sƓur. Une nuit, il est em-menĂ© par la SĂ»retĂ© de l’Etat, accusĂ©,avec onze autres, de prĂ©parer des atten-tats. Il est torturĂ© trente-huit jours, ausein mĂȘme du ministĂšre de l’IntĂ©rieur.Puis, au terme d’un procĂšs expĂ©ditif, ilĂ©cope de vingt-six ans de prison. Il enpurge la moitiĂ© mais, Ă  sa sortie, la po-lice maintient une pression constante.Son mariage capote, il vivote en don-nant des cours particuliers. La rĂ©volu-tion est une renaissance: «J’avais l’im-pression d’avoir 20 ans.» En juin 2011,Rached Jaidane est parmi les premiers,et les rares, Ă  dĂ©poser plainte: contre lesexĂ©cutants, mais aussi contre Ben Ali et

le ministre de l’IntĂ©rieur de l’époque,Abdallah Kallel. «Je souhaitais qu’à tra-vers ce procĂšs, on regarde la partie sombrede l’histoire de la Tunisie», explique-t-il.L’ambition a fait long feu. L’instructiona Ă©tĂ© bĂąclĂ©e. Les accusĂ©s sont poursuivispour simple dĂ©lit, non pour crime. LeprocĂšs s’est ouvert en avril 2012, maisles audiences sont systĂ©matiquementreportĂ©es. «J’y croyais, je n’y crois plus»,lĂąche-t-il, «fatigué», mais jurant qu’ilira «jusqu’au bout».

Son cas est emblĂ©matique. PrĂšs de qua-tre ans aprĂšs la chute de Ben Ali, les vic-times de la rĂ©pression sont toujours enquĂȘte de justice. Environ 13 000 per-sonnes ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de l’amnistie gĂ©nĂ©-rale, dĂ©crĂ©tĂ©e dĂšs fĂ©vrier 2011 pour tousles anciens prisonniers politiques. Enajoutant ceux qui ont dĂ» s’exiler, ceuxdĂ©tenus plusieurs mois sans condamna-tion, le nombre de victimes dĂ©passeraitles 20000, selon l’Association interna-tionale de soutien aux prisonniers poli-tiques (AISPP), une ONG tunisienne.

La position du «poulet rĂŽti»Les opposants de tous bords ont Ă©tĂ© tou-chĂ©s: de gauche, islamistes, syndicalis-tes
 Le rĂ©gime de Ben Ali, comme celuide Bourguiba, s’est employĂ© Ă  laminerla contestation, s’appuyant sur une po-lice omnipotente, un usage institution-

Responsable des actions socialesd’Ennahda, Meherzia BelabedĂ©tait enceinte de trois mois quandelle a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e, en 1991. FrappĂ©eau ventre, elle a perdu son bĂ©bĂ©.

Ahmed Ghiloufi, MoncefZoghlami et Mohamed

Ahmed sont des «Dreyfustunisiens». Ces officiers ont

Ă©tĂ© Ă©cartĂ©s durant plus devingt ans de l’armĂ©e.

LIBÉRATION SAMEDI 11 ET DIMANCHE 12 OCTOBRE 2014

Page 16: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

54 ‱ GRAND ANGLE

la Garde nationale. «C’est le grand dos-sier de ma vie», dit Jamel. Etudiant ensciences physiques Ă  Tunis, engagĂ© dansle mouvement islamiste, Fayçal Baraketprend part, en 1991, aux manifestationsqui agitent l’universitĂ©. Jamel, sympa-thisant, est arrĂȘtĂ© le premier, l’aĂźnĂ© suit,conduit au mĂȘme poste. «Mon frĂšre a Ă©tĂ©torturĂ© cinq ou six heures d’affilĂ©e. On en-tendait tout. Il hurlait, demandait la pitiĂ©.Puis plus rien», raconte-t-il.

«Le supplice de la bouteille»Quelques jours plus tard, les policiersappellent la famille : Fayçal est mortdans un accident de la route, disent-ils.Jamel, lui, reste dĂ©tenu six mois au se-cret. AussitĂŽt libĂ©rĂ©, il entame le com-bat: il contacte Amnesty International,qui soumet le rapport d’autopsie Ă  unlĂ©giste. «Les lĂ©sions dĂ©crites ne corres-pondent pas Ă  un accident», mais sem-blent «rĂ©sulter de coups rĂ©pĂ©tĂ©s», analysele mĂ©decin irlandais Derrick Pounder.C’est la «perforation de la jonction recto-sigmoĂŻdienne» qui lui a Ă©tĂ© fatale, esti-me-t-il. Elle aurait pu ĂȘtre causĂ©e pardes fractures graves du bassin, mais lerapport ne mentionne rien de tel. Poun-der conclut: «Cet homme est mort dessuites de l’introduction forcĂ©e dans l’anusd’un corps Ă©tranger sur une longueur d’aumoins 15cm.» Le viol masculin, notam-ment par le «supplice de la bouteille», fi-gure notoirement dans la palette des sĂ©-vices infligĂ©s par la police tunisienne.Sous la pression internationale, l’ins-truction est rouverte Ă  deux reprises,mais vite refermĂ©e. En 1999, le comitĂ©de l’ONU contre la torture demandel’exhumation du corps, pour voir si lebassin prĂ©sente des fractures. Il faudraattendre la rĂ©volution, et encore deuxans, pour que la justice l’ordonne. Le

1er mars 2013, la dĂ©pouille est dĂ©terrĂ©e.«Il n’y avait aucune fracture», relateJamel. Le juge instruit dĂ©sormais desfaits de «torture par un fonctionnaireayant entraĂźnĂ© la mort». Une secondefois, Fayçal a Ă©tĂ© inhumĂ©. Sur la plaquede marbre blanc, Jamel a fait gravercette Ă©pitaphe : «DĂ©cĂ©dĂ© au poste depolice de Nabeul, le 8 octobre 1991.»Le bruit des roulettes sur le carrelagetrouble la conversation. Dans un trot-teur, son fils, un an Ă  peine, sillonne lesalon. «Il s’appelle Fayçal», annonce fiĂš-rement le papa. Affranchi de la pressionpoliciĂšre qui affectaitses relations et sa car-riĂšre, Jamel s’est mariĂ©aprĂšs la rĂ©volution, Ă 43 ans. «Je pouvais en-durer tout ça seul, maispas le faire subir Ă quelqu’un», explique-t-il. Son combat n’estpas fini :«Je veux lacondamnation de tout unsystĂšme. Pas seulement les exĂ©cutants,mais tous ceux qui ont rendu possible lecamouflage de la vĂ©ritĂ©.» Pas gagnĂ©.Beaucoup de policiers ne rĂ©pondent pasaux convocations du juge.Comme Fayçal Baraket, une soixantainede personnes seraient mortes de la tor-ture sous Ben Ali, estime l’AISPP, etneuf ont disparu. Nabil Baraketi est dĂ©-cĂ©dĂ© dans des circonstances similaires,en 1987, dans les derniers mois du rĂšgnede Bourguiba. DĂ©jĂ  Ă  l’époque, la luttefaisait rage entre pouvoir et islamistes.«Cette confrontation entre deux clans fas-cistes, l’un civil, l’autre au nom de Dieu,n’est pas dans l’intĂ©rĂȘt du peuple»,dĂ©nonce alors un tract du Parti com-muniste des ouvriers de Tunisie (PCOT),jeune formation clandestine. Nabil, res-

ponsable rĂ©gional, est arrĂȘtĂ©, torturĂ©douze jours. Il succombe le 8 mai. De-puis, chaque annĂ©e Ă  cette date, procheset camarades se rendent sur sa tombe.Ils en ont fait une officieuse «journĂ©enationale» contre la torture.En 2012, le PrĂ©sident et ex-opposant,Moncef Marzouki, qui s’est fait unespĂ©cialitĂ© des gestes mĂ©moriels, prometd’officialiser la commĂ©moration. «L’oc-casion de diffuser les principes pour les-quels Nabil s’est battu», se rĂ©jouit alorsRidha, son frĂšre. Le 8 mai 2014, lorsd’une cĂ©rĂ©monie, Marzouki prĂ©sente Ă 

toutes les victimes de latorture «les excuses del’Etat». Pour Ridha, el-les tombent Ă  plat, il aĂ©tĂ© conviĂ© au derniermoment –un oubli, ditla prĂ©sidence – ets’éclipse fĂąchĂ©: les ca-marades n’ont pas Ă©tĂ©invitĂ©s, les islamistessont en force. Il y voit

une manipulation. «Ils sont en traind’essayer de rĂ©Ă©crire l’histoire Ă  leur fa-çon ! s’étrangle Ridha. La lutte contre latorture, c’est la gauche, pas les intĂ©gris-tes! Ils parlent de leurs tortures comme s’iln’y avait eu qu’eux. Tout le monde estpassĂ© par les prisons de Bourguiba et deBen Ali!» Et puis, avance-t-il, des mili-tants d’Ennahda ne se sont-ils pas ren-dus coupables de violences, voire deterrorisme? Les bombes dans les hĂŽtelsen 1987, les attaques Ă  l’acide contre lesfemmes, l’attentat de Bab Souikaen 1991
 Ennahda a toujours niĂ© sa res-ponsabilitĂ©, mais la dĂ©fiance persistechez une partie des Tunisiens.Les islamistes et leurs adversaires sontĂ  couteaux tirĂ©s sur le sujet. Les secondsaccusent les premiers d’avoir fait preuve

d’une «mentalitĂ© de butin» pendant leursdeux annĂ©es Ă  la tĂȘte du pays. Un projetd’indemnisation des ex-prisonniers po-litiques, depuis abandonnĂ©, avait crĂ©Ă©la polĂ©mique. Puis le recrutement dansla fonction publique de 7000 amnistiĂ©set la rĂ©intĂ©gration de 2500 autres ontgĂ©nĂ©rĂ© des tensions. «C’est vrai qu’enquantitĂ©, il y a eu plus d’islamistes en pri-son. Mais ils ont Ă©tĂ© placĂ©s aux postes-clĂ©s, sans transparence», accuse Moha-med Soudani, arrĂȘtĂ© et exclu de l’uni-versitĂ© en 2006 pour ses activitĂ©s syndi-cales. Maintenant secrĂ©taire dans unefacultĂ©, il «commence une autre vie»,aprĂšs les annĂ©es de galĂšre.

Des militaires au placardAbdelmoumen BelanĂšs, cadre du PCOT,est passĂ© par la torture et la prison troisfois, entre 1995 et 2000. Mais il a refusĂ©d’ĂȘtre fonctionnaire. «C’est contre la di-gnitĂ© d’un militant, juge-t-il. On a luttĂ©pour le peuple, on profitera de cette rĂ©vo-lution comme lui, on ne veut pas d’excep-tion.» Le martyrologe de la gauchepuise beaucoup dans les annĂ©es Bour-guiba: les luttes syndicales brutalementmatĂ©es, ou, dans les annĂ©es 60-70, lelaminage du mouvement Perspectives,nĂ© dans les universitĂ©s. Zeineb Chernia Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e lors du coup de filetde 1973, torturĂ©e et condamnĂ©e Ă  un ande sursis. AprĂšs la rĂ©volution, avecd’ex-perspectivistes, elle a crĂ©Ă© une as-sociation, MĂ©moire et horizons, et lancĂ©une collecte des archives du mouve-ment. «L’histoire a Ă©tĂ© travestie, il s’agitdonc de la restituer aux jeunes, en inter-pellant les historiens», expose cette profde philo Ă  la retraite.Les militaires dĂ©chus de «l’affaire Bar-raket Essahel» sont, eux, parvenus Ă  ar-racher leur rĂ©habilitation. «Nous som-

Ci­dessus:Rached Jaidane,doctoranten maths etsympathisantd’Ennahda, vivaitĂ  Paris. En 1993,il a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©par la policetunisienne alorsqu’il revenaitau pays pour lemariage de sasƓur. TorturĂ©pendant trente­huit jours, ila passĂ© treize ansen prison.A droite :MohamedSoudania Ă©tĂ© exclude la fac en 2006pour ses activitĂ©ssyndicales.AprĂšs des annĂ©esdifficiles,il est devenusecrĂ©taire dansune universitĂ©et «commenceune autre vie».

LA TUNISIEEN QUÊTEDE JUSTICE

SICILE

MerMéditerranée

200 km

MALTE

TUNISIE

LIBYE

ALG

ÉRIE Tunis

LIBÉRATION SAMEDI 11 ET DIMANCHE 12 OCTOBRE 2014

Page 17: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

GRAND ANGLE ‱ 55

mes les Dreyfus de l’armĂ©e tunisienne»,clame de sa voix fragile Ahmed Ghi-loufi, l’un des officiers qui chapeautentl’association Insaf («équité»), avec lelieutenant-colonel Mohamed Ahmed etle colonel Moncef Zoghlami. EcartĂ©s del’armĂ©e pendant plus de vingt ans, lestrois officiers en ont gardĂ© l’allure disci-plinĂ©e et le code d’honneur.C’était en 1991, encore. Le 22 mai,Abdallah Kallel annonce qu’un vastecomplot militaire a Ă©tĂ© dĂ©jouĂ©: fomentĂ©par Ennahda, lors de rĂ©unions tenuesdans le village de Barraket Essahel, ilvisait Ă  prendre le pouvoir, affirme-t-il.Au total, 244 militaires sont livrĂ©s auministĂšre de l’IntĂ©rieur, oĂč ils sont tor-turĂ©s. Les autoritĂ©s finissent par se ren-dre compte de la mĂ©prise, mais ne veu-lent pas se dĂ©dire. Ainsi, 93 soldats sontcondamnĂ©s Ă  des peines allant jusqu’àseize ans de prison. Les autres reçoiventdes excuses du ministre et la promessed’un retour rapide aux postes. En fait,mis Ă  la retraite ou au placard, aucun neremettra plus l’uniforme.«C’était une opĂ©ration de dĂ©capitation del’armĂ©e, dont Ben Ali avait une peurbleue», analyse le lieutenant-colonelAhmed. AprĂšs la chute de Ben Ali, lesofficiers s’organisent. «On avait unesorte de devoir moral, du fait de notregrade», dit le colonel Zoghlami. Ilsmontent au crĂ©neau dans les mĂ©dias,racontent leur histoire «laissĂ©e sous unechape de plomb pendant vingt ans», dĂ©-posent plainte contre les responsablessĂ©curitaires d’alors, dont Kallel.

L’impunitĂ© des accusĂ©sLe procĂšs s’ouvre dĂšs novembre 2011. Ilest vite bouclĂ©. «L’impunitĂ© a Ă©tĂ© consa-crĂ©e», regrette l’avocate des soldats, Na-jet Labidi. Le commandement militaire

a Ă©tĂ© Ă©pargnĂ©, Ă  peine a-t-il Ă©tĂ© inter-rogĂ©. La torture ? Les accusĂ©s ont niĂ©ĂȘtre au courant, se sont renvoyĂ© la balle.Kallel a pris quatre ans de prison, rame-nĂ©s Ă  deux en appel. Il a Ă©tĂ© libĂ©rĂ© l’andernier. «C’est le cas typique oĂč les victi-mes sont déçues et les accusĂ©s aussi, Ă  rai-son, parce qu’ils ont Ă©tĂ© condamnĂ©s sanspreuves dĂ©terminantes», analyse HĂ©lĂšneLegeay, d’Action des chrĂ©tiens pourl’abolition de la torture, qui suit treizecas. Barraket Essahel est, Ă  ce jour, laseule affaire jugĂ©e. Autre victoire des of-ficiers: une loi, adoptĂ©e en juin, a resti-tuĂ© aux proscrits pensions de retraite,couvertures santé  et galons. «Cetteloi consacre notre innocence», savoureMohamed Ahmed. Les voilĂ  rĂ©unis, ce24 juillet, dans la salle de rĂ©ception dupalais prĂ©sidentiel. En uniforme, ils dĂ©-filent sur l’estrade, oĂč Marzouki lesadoube. «On oublie un peu les malheursdu passé», rĂ©agit, yeux brillants, l’ex-capitaine Rachid TrimĂšche.«Barraket Essahel: premier procĂšs politi-que aprĂšs Ben Ali. Tous les tĂ©moins Ă  dĂ©-charge refusĂ©s», lit-on sur abdallah-kallel.com. CrĂ©Ă© par les enfants de l’ex-ministre, quand il Ă©tait en prison, le sitea tenu la chronique des irrĂ©gularitĂ©s ju-diciaires et relayĂ© la ligne de dĂ©fense dupaternel: la torture ne date pas de l’ùreKallel, tout ça Ă©tait gĂ©rĂ© par Ben Ali. Ilest la cible d’une vengeance politique,assĂšne le site. Comme les Kallel, les fa-milles des accusĂ©s, dans les diffĂ©rentsprocĂšs, ont essayĂ© de riposter. Certainesont mĂȘme, selon plusieurs tĂ©moigna-ges, tentĂ© d’acheter les plaignants.Devant un parterre d’invitĂ©s Ă©trangers,la Tunisie a inaugurĂ© le 9 juin son ins-tance VĂ©ritĂ© et dignitĂ©, chargĂ©e d’en-quĂȘter sur les violations commises de-puis 1955. Le chemin a Ă©tĂ© long: la loi

sur la justice transitionnelle a traĂźnĂ© unan dans les tiroirs de l’AssemblĂ©e.Ennahda, notamment, lui prĂ©fĂ©rait untexte sur l’exclusion politique des ex-bĂ©nalistes, finalement abandonnĂ©. LacĂ©rĂ©monie, boycottĂ©e par la sociĂ©tĂ© ci-vile, ne respire pas l’enthousiasme. A latribune, les orateurs expliquent com-bien la mission de l’instance est impor-tante et compliquĂ©e. «Nous ne pourronspas Ă©difier un systĂšme dĂ©mocratique sansdiagnostiquer les fautes du passé», dĂ©-clare Marzouki. «Aujourd’hui, encore unefois, la Tunisie est un modĂšle pour les paysde la rĂ©gion», s’emballe Navi Pillay, del’ONU, dans un message vidĂ©o.

La communautĂ© internationale, sou-cieuse de la rĂ©ussite de la transition tu-nisienne, appuie fortement le proces-sus, Ă  grand renfort de financements.Parmi les quinze «commissaires» quicomposent l’instance, plusieurs sontconnus pour leur engagement, commel’avocat Khaled Krichi (AISPP), la jour-naliste Noura Borsali ou ZouhairMakhlouf (Amnesty). A leur tĂȘte, ils ontĂ©lu Sihem BensĂ©drine, figure de la luttecontre la dictature. La journaliste ne faitpas l’unanimitĂ©, jugĂ©e par certainscomme radicale, revancharde. Ça «nedĂ©range pas» cette femme habituĂ©e Ă ferrailler, qui veut rassurer : «Nous nesommes pas lĂ  pour rĂ©gler leur compte Ă des individus, mais Ă  une machine dicta-toriale.»L’instance doit entrer dans le vif du sujetle 1er dĂ©cembre. En cinq ans maximum

il faudra enregistrer les plaintes, tenirdes sĂ©ances d’écoutes des victimes, en-tendre les tĂ©moins et les accusĂ©s, en-quĂȘter sur les disparus, revoir les affai-res des «martyrs de la rĂ©volution»,dĂ©cortiquer la machine rĂ©pressive, dĂ©-terminer les responsabilitĂ©s au sein del’Etat, proposer des rĂ©formes, entamerle travail de mĂ©moire, Ă©laborer unprogramme d’indemnisation


«Une quĂȘte de vĂ©rité»Pour y parvenir, l’instance est dotĂ©e depouvoirs Ă©tendus: elle peut accĂ©der auxarchives de l’Etat –une boĂźte noire jus-que-là–, convoquer, ordonner des per-

quisitions
 Les violationsgraves seront transmises Ă des chambres pĂ©nales spĂ©-cialisĂ©es. «Le dĂ©fi est Ă©normemais je suis confiante, l’ins-tance rĂ©ussira sa mission»,martĂšle BensĂ©drine. Ce sera

«surtout une question de rapport deforce», anticipe Samir Dilou, ex-minis-tre chargĂ© de la Justice transitionnelle.Parmi les Ă©cueils possibles, «l’instru-mentalisation, les rĂ©sistances dans les ins-titutions», Ă©numĂšre l’avocat, figured’Ennahda. «C’est une quĂȘte de rĂ©conci-liation, basĂ©e sur la vĂ©ritĂ©, dit-il encore.Mais je doute qu’on la connaisse toute.»C’est pourtant la principale attente desvictimes. Mais aucune de celles rencon-trĂ©es ne souhaite tellement la prison Ă ses tortionnaires. «La justice transition-nelle doit permettre de crĂ©er une opinionpublique avertie, qui rĂ©prouve ces hor-reurs, pour que cela ne se rĂ©pĂšte plus»,estime Zeineb Cherni, qui voudrait,comme tous, au moins «des excuses,une reconnaissance des torts, une autocri-tique». Pour l’heure, personne n’a faitamende honorable. ‱

A gauche:Abdelmoumen

BelanĂšs, cadre duParti communiste

des ouvriersde Tunisie,

a subi la tortureet la prison troisfois, entre 1995

et 2000. A la finde la dictature, il

a refusé un postede fonctionnaire,

offert encompensation:il «ne veut pas

d’exception».A droite:

Zeineb Cherni,condamnée

en 1973 pourson engagement

au sein dePerspectives.

Depuis la chutede Ben Ali,

elle collecteles archives dece mouvement

universitaire.

Au total, 244 militaires sont torturés.Les autorités se rendent comptede la méprise, mais ne veulent passe dédire: 93 sont condamnés.

LIBÉRATION SAMEDI 11 ET DIMANCHE 12 OCTOBRE 2014

Page 18: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

Au cimetiĂšre du Jellaz, dans le centre de la capitale, oĂč Ă©tait inhumĂ©

L’enterrement de l’opposant abattu mercredi,Chokri BelaĂŻd, s’est transformĂ© vendredien une mobilisation contre le pouvoir, avec40000 personnes venues crier leur colĂšre.

En Tunisie,des manifestationspour funĂ©raillesC’ est sous les gaz lacrymogĂš-

nes, dans le chaos provoquépar de jeunes casseurs, queChokri Belaïd a été inhumé,

vendredi Ă  Tunis, ce qui n’a pas empĂȘ-chĂ© une foule monstre, fut-elle progres-sivement dispersĂ©e par les heurts, de luioffrir une cĂ©rĂ©monie digne. «Le peupleveut la chute du rĂ©gime» : ce slogan,scandĂ© contre Zine el-Abidine Ben Aliil y a tout juste deux ans, a rĂ©sonnĂ© trĂšsfort dans le cimetiĂšre du Jellaz, oĂčl’homme politique assassinĂ© mercredia rejoint le carrĂ© officiel des «martyrs»,tout en haut de la colline qui surplombele centre de la capitale.LĂ , Hamma Hammami, compagnon deroute politique et autre figure de la gau-che radicale tunisienne, a prononcĂ©l’oraison funĂšbre : «Dors, dors, monami, les lĂąches ne connaĂźtront pas lapaix.» «Ô martyr, repose en paix, nouspoursuivrons ton chemin», ont rĂ©pondudes milliers de Tunisiens, chantant etrechantant l’hymne national.

«CHEVROTINE». Selon la police, ilsĂ©taient 40000 Ă  assister aux funĂ©railles.Pendant ce temps, les casseurs pillaientet incendiaient les voitures aux abordsdu cimetiĂšre, rackettaient les passants.«C’est Ennahda qui les envoie», accuseun jeune homme. Les cris de la foulesont virulents contre les islamistes, ac-cusĂ©s d’avoir installĂ© un climat de vio-lence politique qui a prĂ©parĂ© le terrainau meurtre : «A bas les FrĂšres, Ă  bas legouvernement terroriste!», «Ghannouchi[prĂ©sident du parti islamiste Ennahda],prends tes chiens et pars !»Dans le cortĂšge funĂ©raire escortĂ© parl’armĂ©e, nombreux sont les militantspolitiques ou associatifs, les syndicalis-tes, les voisins, beaucoup d’avocats en

robe, mobilisĂ©s pour leur confrĂšre, etune foule de Tunisiens, venus souventen famille. «Je suis lĂ  pour rendre hom-mage Ă  Chokri BelaĂŻd et pour marquermon refus de la violence. On ne peut plusl’accepter. Les islamistes refusent le dia-logue, refusent la communication. Ilsveulent faire ce qu’ils veulent de notrepays, ce n’est pas leur droit», expliquaitvendredi matin Yamna Ettarres, pro-fesseure Ă  la facultĂ© d’informatique,venue le matin devant le centre cultu-rel de Djebel Jelloud, quartier d’en-fance de l’opposant et point de dĂ©partdu cortĂšge.Sur le mur du centre, une grande ban-derole avait Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©e: «Le camaradeChokri BelaĂŻd, martyr de la libertĂ© et de lanation.» A cĂŽtĂ©, plusieurs tags figurantune grosse moustache noire surmontĂ©ed’un grain de beautĂ©, traits caractĂ©risti-ques de l’opposant. «C’est douloureux,pour la Tunisie et pour l’homme. ChokriBelaĂŻd, je le connaissais Ă  la fac dans lesannĂ©es 80. C’était un militant sĂ©rieux,sincĂšre. Il s’exprimait de façon franche,claire, il Ă©tait du cĂŽtĂ© du peuple», souli-gne Ali Khorchani, un instituteur.«Aujourd’hui, je suis agressive, j’ai envie

de mordre ceux qui ont battu Chokri», in-terpelle une femme, la quarantaine, mi-litante communiste.A l’évidence, les Tunisiens prĂ©sents seveulent combatifs. «Je suis triste, maiscontente d’ĂȘtre là», dit Bochra, unejeune femme venue avec ses parents.«Au-delĂ  de la colĂšre et de la douleur, ily a un sentiment d’apaisement, parce quela rĂ©action des Tunisiens est digne et mas-sive. Je ne suis plus inquiet pour la Tunisie,ils ne nous auront pas», Ă©nonce tranquil-lement le bĂątonnier du barreau de Tu-nis, Chawki Tabib. «Chevrotine, cartou-ches, les Tunisiens n’ont pas peur», criela foule, en rĂ©fĂ©rence aux tirs de gre-naille de la police contre les manifes-tants de Siliana en dĂ©cembre.

«DÉSASTRE». «La masse a montrĂ©qu’elle est prĂȘte Ă  continuer la lutte. Ona perdu un militant, mais on est fier carla grande majoritĂ© du peuple tunisien acondamnĂ© cet acte et le parti au pouvoir,dont la politique mĂšne le pays au dĂ©sas-tre», tonne Taher Dhaker, un cadre fĂ©-dĂ©ral de l’Union gĂ©nĂ©rale tunisienne dutravail (UGTT). La centrale syndicale,bastion du militantisme, a dĂ©crĂ©tĂ© une«grĂšve pacifique contre la violence». Uneforme d’«hommage», Ă©galement, Ă  ce-lui qui avait assurĂ© la dĂ©fense des syn-dicalistes Ă  maintes reprises, expliqueTaher Dhaker. Vendredi, la grĂšve gĂ©nĂ©-rale, la premiĂšre du genre depuis 1978,a Ă©tĂ© massivement suivie. A Tunis, lesadministrations Ă©taient vides et la plu-part des boutiques avaient baissĂ© le ri-deau. MĂȘme son de cloche dans le restedu pays, oĂč des rassemblements desoutien, d’hommage et de protestationont eu lieu. Sur l’avenue Bourguiba, lecƓur de la capitale, un dispositif poli-cier trĂšs massif empĂȘchait dans la soi-rĂ©e toute manifestation de se former.Quelques affrontements avec la policeont cependant eu lieu. ‱

Par ÉLODIE AUFFRAYCorrespondante à Tunis L’ESSENTIEL

LE CONTEXTEEnviron 40 000 Tunisiens ontmanifestĂ© Ă©motion et colĂšre auxfunĂ©railles de l’opposant ChokriBelaĂŻd, assassinĂ© mercredi.

L’ENJEUAccusĂ© d’ĂȘtre responsable duclimat de violence dans le pays,les islamistes d’Ennahdadoivent faire face Ă  la dĂ©fiancede la population. REPÈRES

MerMéditerranée

ALGÉRIE

LIBYE

ITALIE

100 km

Tunis

Zarzis

Mezzouna

Monastir

SfaxSidi Bouzid

Gafsa

Siliana

TUNISIE

Sources : FMI,«The Economist», Pnud

estimations 2012

Population

PIB

PIB par habitant

Taux de chĂŽmage

Espérance de vie

94e sur 187 payssur l’indicateurde dĂ©veloppementhumain

10,766 millions d’hab.

34,8 milliards d’euros

3 230 euros

18,1 %

74,5 ans

Retrouvez le rĂ©cit de l’enterrement de Chokri BelaĂŻd,vendredi, et les derniers reportages et analysesde notre correspondante Ă  Tunis dans notre dossier«La Tunisie aprĂšs Ben Ali».

‱ SUR LIBÉRATION.FR

LIBÉRATION SAMEDI 9 ET DIMANCHE 10 FÉVRIER 20132 ‱ EVENEMENT

Page 19: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

BenGuerdane,viviertunisiendujihadenSyrieDes dizaines de jeunes de ce village du Sud auraientrejoint la lutte armĂ©e. Les parents tentent de s’organiser.Par ÉLODIE AUFFRAYEnvoyĂ©e spĂ©cialeĂ  Ben Guerdane

I nquiet de voir les jeunesvoisins partir un Ă  un,Mahmoud (1) avait prissoin, comme beaucoup

de parents Ă  Ben Guerdane,de cacher le passeport de sonfils. Ça n’a pas suffi pour em-pĂȘcher Karim, 20 ans, de fileren douce. «Ils Ă©taient dix au

total», raconte le pÚre. Direc-tion la Libye, à quelques kilo-mÚtres de cette petite ville dusud tunisien, puis la Turquie,avant de passer en Syrie.Comme des centaines, voiredes milliers dejeunes Tunisiens,ils sont partiscombattre le régime de Ba-char al-Assad, le plus sou-vent aux cÎtés des jihadistesdu Front al-Nusra.

Juste aprĂšs la rĂ©volution, Ă l’instar de dizaines de mil-liers d’autres Ă  l’époque, Ka-rim avait voulu embarquerclandestinement pour l’Eu-rope, mais sa famille l’avait

retenu in extre-mis. Puis le jeunevendeur, qui a

«toujours fait ses priĂšres, maissans plus», selon son pĂšre, apeu Ă  peu adoptĂ© l’idĂ©ologiesalafiste, tendance jihadiste.

Mahmoud s’élĂšve contre cejihad qui risque de lui coĂ»terson seul garçon, pilier de lafamille selon la tradition.

«CHARIA». Taoufik n’avaitpour sa part «rien vu venir».Cet habitant de Tunis a de-puis retracĂ© l’itinĂ©raire deZied, 22 ans, parti le 6 janvierpar l’aĂ©roport de Tunis-Car-thage, l’autre voie pour re-joindre le front syrien. Zied a

vidĂ© son compte et fait savalise. Le pĂšre, militaire Ă  laretraite, n’a toujours pascompris la transformationrapide de son benjamin. Endeux ans, l’étudiant en fi-nances, fan de foot, adoptedes positions radicales. «Ilrejette l’armĂ©e, la police, l’Etaten gĂ©nĂ©ral. Il est devenu tĂȘtu,c’était difficile de discuter.Mais il n’était pas brutal», es-saye d’analyser Taoufik.Depuis qu’il est parti, Zieddonne des nouvelles une foispar mois. «Il dit qu’il mangebien, qu’il ne participe pas auxcombats. Apparemment, il ap-prend la charia et l’enseigne Ă des enfants», rap-porte le pĂšre. Ka-rim, lui, n’a ap-pelĂ© que deux fois.Il se trouve «dansles montagnes,prĂšs de la frontiĂšreturque», et Mahmoud sup-pose que, vu son jeune Ăąge,le fiston n’est pas au front.Lui et sa femme sont souventdevant leur tĂ©lĂ©, Ă  l’affĂ»td’un indice dans l’actualitĂ©syrienne. Comme beaucoupde voisins. La ville est rĂ©pu-tĂ©e ĂȘtre l’un des principauxviviers de volontaires,comme au temps de la guerreen Irak. Personne n’a de

chiffre prĂ©cis, certains par-lent de 50 Ă  100 jeunes.MĂȘme incertitude Ă  l’échelledu pays. Alors que les pagesFacebook jihadistes Ă©grĂšnentles photos des «martyrs»tombĂ©s au combat, les auto-ritĂ©s sont longtemps restĂ©esquasi muettes. Un rapport del’ONG International CrisisGroup Ă©voque 2 000 com-battants. Le ministre des Af-faires Ă©trangĂšres a rĂ©cem-ment assurĂ© qu’ils sont«800 au maximum».Quoi qu’il en soit, les dĂ©partsen Syrie sont devenus unphĂ©nomĂšne qui touche denombreuses villes et «toutes

les catĂ©gories sociales», ex-plique un professeur deBen Guerdane qui a vu s’éva-porer beaucoup de ses an-ciens Ă©lĂšves. «Les brillantscomme les mauvais, des ri-ches, des pauvres. Certainsavaient des problĂšmes dansleur famille, d’autres non»,dĂ©crit-il. Beaucoup ont Ă peine plus de 20 ans. «Dansles cas qui m’ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©s,

REPORTAGE

Une habitante de Ben Guerdane montre une photo de son fils aĂźnĂ©, fin avril. Elle pense qu’il a Ă©tĂ© tuĂ© en Syrie. PHOTO ANIS MILI. REUTERS

«Il est devenu tĂȘtu,c’était difficile de discuter.Mais il n’était pas brutal.»Taoufik sur son fils devenu jihadiste

LIBÉRATION VENDREDI 17 MAI 20138 ‱ MONDE

Page 20: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

ils font tous de bonnes Ă©tudes,observe l’avocat Badis Kou-bakji. Ils sont tous devenussalafistes en un an et demi. Çatouche des fils de banquier, desquartiers chics, beaucoup desupporteurs de foot » LesautoritĂ©s ont mĂȘme recensĂ©16 jeunes femmes envoyĂ©esau «jihad du nikah», le sou-tien sexuel aux combattants.

«ÉTINCELLE». Jusqu’à il y apeu, les familles ne bron-chaient pas, craignant desreprĂ©sailles. Mais, ces der-niĂšres semaines, le mur dusilence s’est fissurĂ©, avec lamĂ©diatisation de plusieurscas. Celui de Hamza Rajeb,en fauteuil roulant parti fairedu «jihad informatique», aparticuliĂšrement choquĂ©.Quelques jours aprĂšs le tĂ©-moignage de son frĂšre Iqbel,en pleurs Ă  la tĂ©lĂ©, le jeunehomme est rentrĂ©. «Ça a Ă©tĂ©l’étincelle», rapporte BadisKoubakji, prĂ©sident de latoute nouvelle Association desecours des Tunisiens Ă l’étranger, qui a pour ambi-tion d’ĂȘtre «un groupe depression contre le silence despoliticiens». Car «il n’y aaucune politique de prĂ©ventionpour stopper ce flĂ©au. On vou-drait une campagne de sensi-

bilisation dans les mĂ©dias, uncontrĂŽle sur les mosquĂ©es, unefatwa du mufti [l’autoritĂ© re-ligieuse consultative, ndlr]»,propose-t-il. Les famillesvoudraient aussi voir lesautoritĂ©s sĂ©vir contre «les rĂ©-seaux» de dĂ©part. BeaucoupdĂ©noncent le laxisme, parfoisjugĂ© complice, d’Ennahda,principale composante de lacoalition au pouvoir (lire ci-dessus).Sous la pression, le parquetde Tunis a fini par ouvrir uneinstruction, afin d’enquĂȘtersur les filiĂšres. Une cellule decrise a Ă©tĂ© crĂ©Ă©e par le nou-veau ministre de l’IntĂ©rieur,l’indĂ©pendant Lotfi ben Jed-dou, qui affiche sa fermetĂ©.Des mesures de restriction decirculation ont Ă©tĂ© prises, et1 000 dĂ©parts empĂȘchĂ©s cedernier mois, assure-t-il.Selon lui, cinq «points de re-crutement» ont Ă©tĂ© dĂ©mante-lĂ©s. Tunis craint que l’expĂ©-rience de la lutte armĂ©e neradicalise davantage la jeu-nesse jihadiste. Peu nom-breux pour le moment, «lesTunisiens de retour de Syriesont sous surveillance», a dĂ©jĂ prĂ©cisĂ© le ministre de l’IntĂ©-rieur. ‱(1) Les prĂ©noms ont Ă©tĂ©changĂ©s.

Accusé de complaisance, le gouvernement augmente depuis peu la pression sur le groupe Ansar al-Charia.

Ennahda moins tolérant face aux salafistesD éparts en Syrie, prosélytisme
 les bras

de fer se multiplient et n’en finissentplus de se durcir entre les jihadistes du

groupe Ansar al-Charia et le gouvernementtunisien, dominĂ© par les islamistes d’Enna-hda. Longtemps silencieux sur le jihad en Sy-rie, Ennahda a fini par prendre ses distances:«Notre appui Ă  la rĂ©sistance syrienne est moralet politique, non combattant», a clarifiĂ©, mi-mars, son prĂ©sident, Rached Ghannouchi.SoupçonnĂ© d’en ĂȘtre le principal pourvoyeur,Ansar al-Charia lance dĂ©sormais des appelsĂ  rester en Tunisie.Dernier Ă©pisode de cette confrontation lar-vĂ©e: c’est autour des rĂ©unions publiques dela mouvance jihadiste que se cristallisent lestensions, sur fond d’escalade de la violence.

Depuis fin avril, seize militaires et gendarmesont Ă©tĂ© blessĂ©s par des mines artisanales,alors qu’ils poursuivaient des hommes armĂ©ssur le mont Chaambi, Ă  la frontiĂšre de l’AlgĂ©-rie. Depuis plusieurs mois, les forces de sĂ©cu-ritĂ© Ă©chouent Ă  attraper ces hommes, liĂ©s Ă Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), se-lon les autoritĂ©s, qui Ă©voquent des con-nexions avec Ansar al-Charia. Le mouvementsalafiste nie toute implication alors qu’aucunlien organique n’a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ©. Mais oppositionet sociĂ©tĂ© civile ont de nouveau pointĂ© le«laxisme» du gouvernement, accusĂ© d’avoirlaissĂ© prospĂ©rer la mouvance radicale, ses ac-tions de prĂ©dication et de charitĂ©, les squatsde mosquĂ©es ou les appels Ă  la violence
DĂ©routĂ©es, habituĂ©es au tout-rĂ©pressif, les

forces de police, qui poussent depuis des moisĂ  un tour de vis sĂ©curitaire, sont aussi reve-nues Ă  la charge. RĂ©sultat : dans plusieurs vil-les, les tentes de prĂ©dication, tolĂ©rĂ©es depuisun an, ont Ă©tĂ© dĂ©logĂ©es, parfois par la force.DĂ©sormais, a fait savoir le ministĂšre de l’IntĂ©-rieur, «les activitĂ©s liĂ©es au prosĂ©lytisme doi-vent requĂ©rir une autorisation prĂ©alable». Enriposte, les jihadistes ont multipliĂ© les rĂ©u-nions publiques et durci leurs discours. Leurleader en cavale, Abou Iyadh, a publiĂ© uncommuniquĂ© Ă  la tonalitĂ© trĂšs guerriĂšre :«Sachez que vous ĂȘtes en train de commettre desabsurditĂ©s, prĂ©sageant d’une accĂ©lĂ©ration de labataille. Le soutien des Etats-Unis, de l’Occi-dent, de l’AlgĂ©rie, de la Turquie et du Qatar nevous servira Ă  rien si les Ă©pĂ©es sont aiguisĂ©es.»

La partie se concentre maintenant sur la te-nue du troisiĂšme meeting annuel d’Ansar al-Charia, prĂ©vu dimanche Ă  Kairouan (centre).«Le gouvernement a dĂ©cidĂ© d’interdire cecongrĂšs, dont les organisateurs n’ont pas ob-tenu d’autorisation prĂ©alable», a lancĂ© mer-credi Rached Ghannouchi. L’interdiction n’apas Ă©tĂ© confirmĂ©e par le ministĂšre de l’IntĂ©-rieur, qui examinerait une demande dĂ©posĂ©epar le biais d’une association religieuse lo-cale. «Nous ne demandons pas l’autorisationdu gouvernement pour prĂȘcher la parole de Dieuet le mettons en garde contre toute interventionde la police pour empĂȘcher la tenue ducongrĂšs», a lancĂ© hier Seifeddine RaĂŻs, porte-parole d’Ansar al-Charia.

É.A. (à Tunis)

ANSAR AL­CHARIAL’organisation est nĂ©een avril 2011, sous l’égided’Abou Iyadh, vĂ©tĂ©rande l’Afghanistan, amnistiĂ©aprĂšs la rĂ©volution. C’est laprincipale force salafistejihadiste. Non lĂ©gale, elleconstitue toutefois uneforme d’institutionnalisa­tion de cette mouvance,selon les chercheurs. Lessalafistes jihadistes se dis­tinguent des salafistes pié­tistes, qui ne contestentpas les pouvoirs en place.

REPÈRES

MerMéditerranée

ALG

ÉRIE

LIBYE

ITALIE

TUNISIE

100 km

Tunis

Ben Guerdane

LIBÉRATION VENDREDI 17 MAI 2013 MONDE ‱ 9

Page 21: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

30 ‱ CULTURE GRAND FORMAT

CU

LTU

RE

La galerie parisienne Itinerrance a rassemblĂ© plus d’une centaine d’artistes d’une trentaine de nationalitĂ©s. De gauche Ă  droite: les Ɠuvres du

L’Ɠuvre du Saoudien Mazen, pour le projet «Djerbahood» Ă  Erriadh. Le pochoiriste français C215 fait Ă©cho aux chats qui

Les artistes sont intervenus au marché, sur les placettes, et aux alentours pour des fresques «hors piste», comme ici le Belge Roa.

LIBÉRATION SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 SEPTEMBRE 2014

Page 22: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

GRAND FORMAT CULTURE ‱ 31

ReaOne tente de peaufinersa fresque, un entrelacs detentacules bleues, entredeux pauses bavardageavec les passants. «Je suislĂ  depuis deux heures et j’aifait trois traits et demi»,sourit le graffeur parisien.

Les volutes flanquent la porte d’entrĂ©e, bleueaussi, d’une maison basse aux murs blanchis

Ă  la chaux dans une petite rue sans nom. Sonoccupante «ne voulait rien de figuratif», rap-porte le jeune homme, qui ajoute ne pas sa-voir pourquoi. Peut-ĂȘtre parce que le regardde femme, bleu encore, sur la bicoque voi-sine, a fait grincer quelques mĂąchoires.

«Comme une petite mĂ©dina»Plus loin, s’alignent trois tĂȘtes de lions, si-gnĂ©es Orticanoodles, duo de pochoiristes ita-liens bien connus, chacune sous-titrĂ©e d’unmot en arabe, formant cette devise: «Justice,libertĂ©, rĂ©gime». Nous sommes Ă  Erriadh,bourg tranquille de l’üle de Djerba, en Tuni-

Par ÉLODIE AUFFRAYPhotos NICOLAS FAUQUÉ.IMAGESDETUNISIE.COM

Bestiaire, messages et lĂ©gendes colorent les maisons et les ruinesd’un village tunisien. Pochoiristes et calligrapheurs racontent la façondont ils ont investi ce musĂ©e Ă  ciel ouvert inaugurĂ© le 20 septembre.

Djerba,sie, dans lequel la galerie parisienne Itiner-rance a plantĂ© son nouveau projet. Elle s’étaitfait connaĂźtre Ă  l’automne dernier grĂące ausuccĂšs colossal de la Tour Paris 13, cette barreHLM du XIIIe arrondissement transformĂ©e enmusĂ©e Ă©phĂ©mĂšre de street art, avant dĂ©moli-tion. Cette fois, avec «Djerbahood», Itiner-rance investit le dĂ©dale d’un village typique,avec ses rues Ă©troites et sinueuses, ses mai-sons traditionnelles, appelĂ©es houchs. «C’estcomme une petite mĂ©dina au milieu de nullepart», souligne Mehdi ben Cheikh,directeur de la galerie. Le Franco-Tunisien rĂ©flĂ©chissait «depuis un mo-

Orient du street art

Animal fĂ©tiche du Portugais Pantonio, le lapin cavalait dĂ©jĂ  dans la Tour Paris 13. Dan 23, artiste français, Ă©tait aussi de l’équipe du XIIIe arrondissement.

MerMéditerranéeTUNISIE

10 km

Tunis

Guellala

Erriadh DJERBA

Portugais Mario BelĂ©m, du Russe Wais 1, du Mexicain Curiot et de l’Espagnol Malakkai.

hantent l’üle.

LIBÉRATION SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 SEPTEMBRE 2014

Page 23: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

32 ‱ CULTURE GRAND FORMAT

ment» à faire quelque chose dansson pays natal. Il voulait «offrir à lascÚne street art un support nouveau,

trouver la matiĂšre qui fasse carburer les artistes.LĂ , c’est l’architecture orientale, les voĂ»tes, lescoupoles». Et puis, souligne-t-il encore, «iln’y a rien dans le monde arabe, au niveau dustreet art. Il est temps».Plus de cent artistes, d’une trentaine de na-tionalitĂ©s, ont dĂ©filĂ© tout l’étĂ©. Parmi eux,beaucoup d’anciens de la Tour 13, comme ElSeed, Seth, Dan 23, Pantonio, BomK ou Li-liwenn. De prestigieux petits nouveaux aussi,comme le Belge Roa, ou le Sud-AfricainFaith 47. L’ambassadeur de Tunisie enFrance, emballĂ© par la Tour Paris 13, a pesĂ©de tout son poids pour faciliter le nouveauprojet de la galerie. Le jeune diplomate estpassĂ© directement par le Premier ministrepour obtenir le feu vert. Le ministĂšre du Tou-risme devrait Ă©galement financer une partiedu budget de dĂ©placement des artistes. Pourle reste, cinq industriels tunisiens ont mis lamain Ă  la poche.Les artistes sont intervenus selon «une vraiescĂ©nographie», dĂ©veloppe Mehdi ben Cheikh.

Il y a les placettes, le marchĂ©, l’ancien abat-toir Ă  l’abandon oĂč «tout le monde peut se lĂą-cher», les fresques «hors piste», dans la cam-pagne
 Leur seule contrainte : «Qu’ilsprennent conscience de l’endroit oĂč ils inter-viennent.» Message reçu. L’une des crĂ©aturesde Pantonio, influent street artist lisboĂšte,porte la chechia, le couvre-chef de feutrerouge made in Tunisie.

Mobylettes et licorneLe bestiaire du Belge Roa, dont les grandesfresques animaliĂšres ont fait la rĂ©putation, secompose ici d’un poulpe, une mĂ©duse, uncrĂąne d’oiseau. Chacun Ă©pouse la forme d’untoit en dĂŽme. Le pochoiriste français C215 amis des chats partout, comme un rappel Ă ceux qui squattent les rues tunisiennes. Surun mur dĂ©crĂ©pi, l’Allemand Hendrik ECBBeikirch a tirĂ© en grand le portrait d’un vieuxDjerbien. Et le Britannique Phlegm repeuplel’une des nombreuses maisons en ruine,peint des fenĂȘtres Ă  cĂŽtĂ© des portes condam-nĂ©es, joue avec les objets abandonnĂ©s. Sonpersonnage rĂ©current, longiligne et voĂ»tĂ©,surgit ainsi d’une fenĂȘtre pour Ă©tendre sonlinge, ou se hisse vers une autre, grimpĂ© surdes amphores.SpĂ©cialiste des pochoirs de faĂŻence portu-gaise façon trompe-l’Ɠil, Add Fuel a dĂ©clinĂ©des carreaux dans le style local, ici sur unearcade, lĂ  sur la devanture d’une maisonabandonnĂ©e. On croise aussi des femmesvoilĂ©es ou pas, des hommes enturbannĂ©s, unvieux berger, des mobylettes, des motifs ber-bĂšres, des fleurs de lotus –Djerba serait «l’üledes Lotophages» dĂ©crite par HomĂšre–, une

DJERBA, ORIENTDU STREET ART

licorne, des flamants roses
Les calligraffitis sont Ă©galement Ă  l’honneur,avec El Seed, Inkman ou Shoof. «J’essayetoujours d’avoir un message qui reflĂšte le lieu»,explique le premier. NĂ© en France de parentstunisiens, El Seed, qui a dĂ©couvert la calli-graphie en reprenant des cours d’arabe, n’enest pas Ă  son premier mur tunisien. AprĂšss’ĂȘtre fait connaĂźtre en 2012 en peignant le

minaret d’une mosquĂ©e Ă  GabĂšs, il a rĂ©alisĂ©l’annĂ©e derniĂšre un road-trip Ă  travers lepays, Ă  la recherche de ses «murs perdus». Unprojet destinĂ© Ă  «essayer d’attirer l’attentionsur des endroits Ă  l’histoire riche et oubliĂ©e»,pour «donner une image diffĂ©rente et positivede la Tunisie, qui ne soit ni touristique ni rĂ©volu-tionnaire. Une façon de casser la romance surla rĂ©volution, de passer Ă  autre chose» (1).

Le voyage avait durĂ© un mois, avec, chaquefois, la mĂȘme mĂ©thode: El Seed parle d’abordavec les habitants, Ă  la recherche des lĂ©gen-des locales, d’un message en accord avec lelieu. A Guellala, petite ville de l’üle de DjerbapeuplĂ©e de BerbĂšres, il a couvert la coupoledu cafĂ© central avec ce message en langueamazighe: «Argile authentique», comme sesurnomment les BerbĂšres du coin, pour sedistinguer des Arabes. A JĂ©rissa, ville au richepassĂ© minier, qui pĂ©riclite, il a laissĂ© cesmots, au pied d’une usine Ă  l’abandon: «Letemps s’arrĂȘte, la vie continue.»Le pĂ©riple se termine dans le village de sesgrands-parents. «Temoula, pays de mes ancĂȘ-tres, il n’y en a pas d’autres comme toi», a-t-ilinscrit sur la modeste maison familiale, re-prenant les vers d’un poĂšme Ă©crit par unaĂŻeul. Afin de mener Ă  bien le projet «Derjba-hood», Ă  Erriadh, il s’est «posĂ© pour discuteravec les petits vieux de la place de l’IndĂ©pen-dance», lĂ  oĂč il devait officier, et leur a de-mandĂ© «s’il y avait un dicton local, qui tradui-sait l’esprit de la ville». Oui : «Petit quartier,grande histoire», ont rĂ©pondu les vieux.Le proverbe, qui s’étale dĂ©sormais en bleudans un recoin de la placette, fait rĂ©fĂ©renceĂ  l’histoire d’Erriadh. AppelĂ© au dĂ©part HaraSghira («petit quartier», donc), le villageĂ©tait peuplĂ© par une communautĂ© juive trĂšsancienne, dont il ne reste que cinq grandesfamilles –soit tout de mĂȘme une centaine depersonnes. Elles cohabitent «en paix» avecles musulmans, souligne le communiquĂ© depresse d’Itinerrance, qui met en avant lesymbole.

Des habitants perplexes,curieux ou amusés

La vieille synagogue de la Ghriba, perduedans la campagne alentour, est devenue l’undes principaux points d’attraction touristiquede l’üle. D’ailleurs, c’est tout ce que la massevoit habituellement d’Erriadh. «Ils font l’ex-cursion “tour de l’üle”, s’arrĂȘtent Ă  la Ghriba,mais ne rentrent jamais dans le village», expli-que Isabelle Planchon, qui tient Dar Bibine,la premiĂšre maison d’hĂŽtes de Djerba, aucƓur d’Erriadh. Depuis son ouverture, en2009, les initiatives du genre se sont multi-pliĂ©es et le bourg est devenu une sorte de la-boratoire du tourisme alternatif.«Djerbahood» vise aussi Ă  renforcer cettedynamique: «VĂ©ritable musĂ©e Ă  ciel ouvert»,il «permettra aux visiteurs de l’üle de dĂ©couvrirun bijou du patrimoine tunisien de façon atypi-que», Ă©crit Itinerrance. DĂ©jĂ , les curieux af-fluent, alors que l’inauguration officiellen’est que le 20 septembre. Pour l’heure, «ilsne comprennent pas trop», observe IsabellePlanchon. ChargĂ©e d’aider Ă  convaincre leshabitants de prĂȘter leurs murs, elle racontequ’ils ont Ă©tĂ© «sĂ©duits peu Ă  peu»: en voyantle travail d’Add Fuel, une voisine lui a de-mandĂ© de faĂŻencer sa façade, Ă  l’occasion deson mariage. Certains restent perplexes,comme cette dame qui n’arrive pas Ă  dĂ©chif-frer les calligraffitis. Il y a les conservateurs,Ă  l’image de cet employĂ© de boulangerie quiexplique que «c’est pas bon dans l’islam depeindre comme ça dans la rue», mais n’en faitpas un drame. Les petits vieux d’El Seed,qu’on a retrouvĂ©s affalĂ©s au mĂȘme endroit,dans un coin de la place de l’IndĂ©pendance,avaient eux l’air ravi de l’animation nouvelleau village.Le projet est prĂ©vu pour durer une annĂ©e,mais «si les gens entretiennent les fresques, çarestera, souligne Mehdi Ben Cheikh. Nous, ondonne la matiĂšre, c’est Ă  la population de savoiren tirer profit au maximum». ‱(1) De son pĂšlerinage, il a tirĂ© un livre, «Les mursperdus», Ă  paraĂźtre le 2 octobre en français, auxĂ©ditions Gourcuff Gradenigo, 192 pp., 39 €.

Phlegm repeuple une maisonen ruine. Son personnage,longiligne et voĂ»tĂ©, surgit d’unefenĂȘtre pour Ă©tendre son linge,ou se hisse vers une autre,grimpĂ© sur des amphores.

Une des figures féminines de la pochoiriste italienne, BToy, aka Andrea Michaelsson.

Nombre d’artistes ont optĂ© pour le calligraffiti, comme l’Espagnol SebastiĂĄn Velasco.

LIBÉRATION SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 SEPTEMBRE 2014