L'Homme qui ne mentait jamais… · plus tôt. dans Le Meilleur des mondes, huxley avait imaginé...

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LAO SHE L’Homme qui ne mentait jamais Nouvelles traduites du chinois par Claude Payen Picquier poche Extrait de la publication

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Lao sheL’Homme qui ne mentait jamaisNouvelles traduites du chinois par Claude Payen

Picquier poche

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Picquier poche 9 782877 308311

On retrouve dans ces histoires toute l’éblouissante verve mâtinée d’esprit

critique de Lao She. Certaines ont l’éclat mordant de la farce bouffonne ; d’autres, ancrées de plus près dans la dramatique histoire de la fin des années trente, assombrissent leurs teintes pour évoquer la résistance contre l’envahisseur japonais. Toutes, cependant, puisent à une veine satirique qui s’étonne des dérisoires efforts des hommes pour ajuster leurs rêves avec le réel, et leur image d’eux-mêmes avec les faits.

« On retrouve ici avec joie l’acidité et les paradoxes de cet extraordinaire raconteur d’histoires, cousin chinois de Dickens et de Mark Twain. Petite merveille. » (Le Monde)

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Lao She

L’Homme qui ne mentait jamais

Nouvelles traduites du chinois par Claude Payen

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du même auteuraux éditions philippe picquier

Le Pousse-pousse,poche n° 21

Messieurs Ma, père et fils,poche n° 209

Les Tambours,poche n° 231

© lao she, pour l’ensemble des nouvelles© 2003, editions philippe picquier

pour la traduction en langue française© 2006, editions philippe picquier

pour l’édition de poche

mas de VertB.p. 2015013631 arles cedex

En couverture :tramway station for two, Zhong Biao courtesy of schoeni art Gallery, hong Kong,www.schoeni.com.hk

Conception graphique : picquier & protière

Mise en page : ad litteram, m.-c. raguin – pourrières (Var)

isBn: 2-87730-831-6issn: 1251-6007

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Sommaire

préface du traducteur ................................................ 7

l’homme qui ne mentait jamais ........................... 11Vieille tragédie pour temps modernes .............. 25l’ordonnance ................................................................ 119le crachoir de maître niu ...................................... 137les lunettes .................................................................... 147notice nécrologique .................................................. 161un vieillard sentimental .......................................... 183ménage à trois .............................................................. 203la chenille ..................................................................... 225li le noir et li le Blanc ........................................... 235la mort d’un chien ..................................................... 261Buffle en Fer et canard malade ........................... 297le nouveau hamlet .................................................... 317le nouvel emile .......................................................... 343

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Préface du traducteur

sur quelque quarante nouvelles officiellementrecensées dans les œuvres complètes de lao she,une douzaine seulement semblent avoir été tra-duites dans notre langue, dans Gens de Pékin 1

notamment. nous pensons contribuer à la connais-sance du grand écrivain que fut lao she en pré-sentant dans ce recueil quatorze nouvelles, sauferreur, encore inédites en français.

publiées entre 1934 et 1939, ces nouvelles sonttrès différentes par leur inspiration. c’est justementcette diversité que, par notre choix nécessairementarbitraire, nous avons voulu montrer.

certaines, comme La Chenille ou Le crachoirde Maître Niu, sont des anecdotes pittoresques.d’autres renferment une analyse psychologiqueplus profonde en faisant la part belle à l’introspec-tion des personnages, tel le héros d’Un vieillardsentimental qui, à soixante ans, fait le bilan de savie et décide qu’il est temps pour lui de s’affirmerou celui de L’homme qui ne mentait jamais qui setorture l’esprit pour se prouver sa propre intégrité.ce besoin d’introspection culmine dans la plus

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1. Gallimard, Folio, 1993.

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longue de ces nouvelles, Vieille tragédie pourtemps modernes, dans laquelle le vieux chen selivre à une douloureuse méditation, somme touteassez chrétienne, pour se justifier en tentant derésoudre la contradiction entre son désir de s’enri-chir et sa volonté de rester vertueux. dans cettemême nouvelle, on retrouve le sentiment d’échec,déjà exprimé dans Messieurs Ma, père et fils, duvieillard qui n’a pas réussi à atteindre la consécra-tion suprême : devenir fonctionnaire, au sens chi-nois s’entend, un fonctionnaire dans la familleassurant le bonheur de trois générations.

trois nouvelles se terminent par mort d’hommeet Notice nécrologique est, à cet égard, tout parti-culièrement cruelle.

la nouvelle la plus récente, La mort d’un chien,publiée en 1939, en une période tragique de l’his-toire de la chine, est d’un caractère nettement dif-férent des autres. c’est un appel à la résistancecontre l’envahisseur. dans L’ordonnance, lao shese moque des policiers chinois qui « faisaientpreuve d’une plus grande bravoure pour arrêter lesespions [chinois] que pour arrêter les soldats enne-mis. peut-être était-ce dû au fait que c’était un peuplus facile. » dès 1926, il s’était gaussé de lalâcheté des soldats et des étudiants dans ZhaoZiyue : « il existe deux grandes forces dans la nou-velle société : les soldats et les étudiants. les pre-miers n’iront pas jusqu’à se battre contre lesétrangers, mais n’hésiteront pas à donner troiscoups de fouet à un passant. les seconds n’irontpas se battre contre les soldats, mais n’hésiterontpas non plus à donner un coup de bâton au premier

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professeur venu… si les soldats qui n’osent sebattre contre les étrangers ne s’en prenaient pas àla foule, ils ne mériteraient pas leur nom de sol-dats. si les étudiants qui n’osent se battre contreles soldats ne frappaient pas leurs recteurs, doyenset professeurs, ils n’auraient plus le droit d’êtreappelés les jeunes défenseurs du droit 1. » o com-bien prophétique !

dans La mort d’un chien, les étudiants capablesd’échafauder de beaux plans en paroles se révèlentincapables d’agir alors que le père d’un des étu-diants, homme du peuple, échappe à la mort enrefusant de s’incliner devant les fusils japonais.« si tu redresses la tête et bombes le torse, dit-il àson fils, personne n’osera te mépriser ! » l’auteurmartèlera à nouveau cette idée dans Les Tamboursoù l’épouse d’un seigneur de la guerre déclare àl’héroïne qui s’est révoltée et à son père :« rappelez-vous : personne ne peut vous méprisersi vous ne vous abaissez pas ! »

nous avons cru bon d’inclure une nouvelle quipeut sembler détonner dans l’ensemble de l’œuvrede lao she. parodiant notre Jean-Jacques, laoshe, dans Le nouvel Emile imagine un programmed’éducation visant à former le parfait révolution-naire. on peut supposer que lao she avait lu lechef-d’œuvre d’aldous huxley, publié quatre ansplus tôt. dans Le Meilleur des mondes, huxleyavait imaginé le rêve de tous les totalitarismes : lapossibilité de conditionner un peuple de clones

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préface du traducteur

1. cité par paul Bady in Lao niu po che, Essai autocritiquesur le roman et l’humour, introduction, traduction et notes de paulBady, presses universitaires de France, 1974.

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dans leurs éprouvettes avant même leur naissance.lao she reprend l’idée de façon aussi utopiquebien qu’un peu plus réaliste, en commençant leconditionnement dès la naissance. a l’aube du troi-sième millénaire où certains s’ingénient plus quejamais à fanatiser les enfants, Le nouvel Emilenous semble ne pas manquer d’intérêt.

de toute façon, il n’appartient pas à l’humbletraducteur de porter un jugement sur l’œuvre d’ungéant. nous ne pouvons que livrer au lecteur lefruit de notre travail en espérant lui faire découvrirquelques aspects nouveaux de l’œuvre du maître.

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L’homme qui ne mentait jamais

pour un homme comme Zhou Wenxiang, quiétait persuadé d’être parfaitement honnête, rece-voir une telle lettre ne pouvait être perçu quecomme une véritable insulte. il avait effectivemententendu parler d’un groupe d’hurluberlus quiavaient l’audace de s’intituler « société des men-teurs ». il s’était même laissé dire que certains deses amis en étaient membres. toutefois, il n’osaitpas trop vérifier la rumeur car si, par hasard, elles’était révélée fondée, il se serait trouvé dans unesituation gênante. en effet, rompre toutes relationsavec eux eût été excessif mais, d’autre part, conti-nuer à leur faire bonne figure comme si de rienn’était lui eût posé un problème de conscience.

Zhou Wenxiang ne se considérait pas commedoté d’aucune qualité particulière, mais il incarnaitla sincérité et l’honnêteté. sa réputation et toute sacarrière pouvaient en attester. l’honnêteté était soncredo. il se voyait comme un rocher brut, maldégrossi certes, mais solide et inébranlable.pourtant, il avait reçu cette lettre :

« … sans mensonge, il n’y a pas de civilisation.Mentir est pour l’homme le plus noble des arts.

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Nous remettons tout en question sauf une chose :le mensonge est partout. L’histoire n’est que latransmission de mensonges. La presse n’est qu’unemachine à diffuser le mensonge. Celui qui est douépour le mensonge est le plus heureux des hommescar savoir mentir, c’est posséder la sagesse.Réfléchissez bien : au cours d’une journée, si onn’avait pas fréquemment recours au mensonge,combien de fois faudrait-il se battre? Et n’en va-t-il pas de même dans la vie conjugale? Comment,sans l’aide du mensonge, un homme et une femmepourraient-ils se supporter pendant douze heures?Nous n’éprouvons aucun remords de consciencequand nous disons des mots doux ou écrivons deslettres d’amour qui ne sont que mensonges. Etpourtant, l’amour est une chose sacrée. Le vain-queur devient roi et le vaincu devient vagabond,c’est un fait admis et la victoire est, pour unebonne part, due au mensonge. La civilisation estle produit du mensonge. Il faut d’abord raffiner sesmanières pour ensuite atteindre la perfection. Leplus drôle est que les hommes essaient vainementde dissimuler ce trésor, tout comme la femmeenceinte met des vêtements amples pour cachercelui qu’elle porte en son sein. Il semble qu’ilsaient la hantise d’être pris en flagrant délit demensonge et ils ajoutent de la sorte le mensongeau mensonge pour faire un plus gros mensonge.

Nous, en revanche, ne faisons rien de tel, carnous savons que le mensonge est un bien précieux.Nous mentons donc honnêtement et nous prati-quons le mensonge comme un art. Nous nousréunissons pour mentir afin de perfectionner notre

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technique et faire connaître les avantages du men-songe. Nous savons que tout le monde ment etnous voulons qu’on cesse de mentir aussi mal-adroitement. J’ai ouï dire que vous mentiez sou-vent et j’espère donc de tout cœur que nouspourrons nous étudier mutuellement pour être plusheureux et apporter notre contribution à la civili-sation universelle. Me ferez-vous l’honneur… »

il n’alla pas plus loin et reposa la lettre. cetteassociation était une idiotie et la lettre elle-mêmen’était qu’un tissu d’idioties mais, néanmoins, celane lui permettait pas de prendre la chose avechumour et de pardonner. il ne pouvait pas pardon-ner qu’on vînt ainsi lui jeter ça à la figure. c’étaitfaire outrage à sa personnalité ! « J’ai ouï dire… »il ne se rappelait pas avoir menti et même, à sup-poser qu’il l’ait fait, ce n’aurait pas été intention-nellement, car le mensonge était son ennemi. il nepouvait pas, non plus, admettre que le rôle de lapresse fût de répandre le mensonge, car c’étaitd’elle que provenait la majeure partie de son savoiret de ses opinions.

connaissait-il l’auteur de cette lettre? il n’auraitpu l’affirmer, mais ce devait être un membre decette société des menteurs qui avait voulu se payersa tête. elle était écrite sur papier à en-tête et, dansle coin supérieur gauche, on pouvait lire : « Prési -dent : Tang Hanqing ; Comité permanent : DengDaodun, Fei Muchu ; Comptable : He Zhaolong ».il n’y avait là que des gens qu’il connaissait ouaurait souhaité connaître, car ils jouissaient tousd’un certain renom et d’une certaine fortune, deux

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choses qui, à ses yeux, ne pouvaient en aucun casêtre le produit de la bêtise puisque celle-ci neconduisait qu’à la décadence. donc, en toutelogique, une association fondée par des gens quipossédaient renom et fortune, ne pouvait pas êtreune pure idiotie. alors, il y avait peut-être une partde vrai dans cette lettre et ses amis n’avaient pasforcément voulu se moquer de lui. il reprit la lettredans l’intention de la relire, mais il ne lut quequelques phrases, incapable d’aller jusqu’au bout.quelles que fussent la réputation et la richesse desgens qui figuraient dans l’en-tête de la lettre, celle-ci n’était après tout qu’un amas de balivernes.c’était un vrai cauchemar ! il ne s’était encorejamais trouvé placé devant une telle contradictionet une telle incohérence !

Zhou Wenxiang n’était plus d’âge à se soucierde son apparence et, bien qu’il ne se négligeât pas délibérément, il lui arrivait de rester deux outrois jours sans se raser et cela, non seulement neperturbait pas sa sérénité, mais renforçait, aucontraire, son sentiment de solide simplicité. il nese regardait pas souvent dans la glace, sachant bienque son visage rond et son corps trapu n’avaientrien de remarquable. il réservait tout son amour-propre pour son cœur simple et honnête. il n’avaitnul besoin de son apparence pour mettre en évi-dence son intelligence intérieure et il voulait quetout son corps fût la preuve de l’honnêteté de soncœur. il semblait toujours vouloir proclamer :« regardez-moi ! Je suis l’honnêteté personnifiée !Zhou Wenxiang ne possède rien d’autre mais c’estquelqu’un à qui on peut faire confiance ! »

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ayant reposé la lettre, il éprouva pourtant l’en-vie de se regarder dans la glace. cette confianceen lui-même qu’il avait depuis toujours l’obligeaità se remettre fréquemment en question. il étaitcomme le premier ministre sûr de la stabilité deson cabinet qui, loin de craindre la motion de cen-sure, l’appelle au contraire de ses vœux.

au moment où il allait se diriger vers la glace, ilentendit un pas au-dehors. il savait que c’était safemme et il ressentit soudain un immense bonheur,non qu’il fût heureux de voir revenir sa femme,mais bien d’avoir reconnu son pas. dans la mai-son, tout n’était que règles établies, habitudes etbienveillance. le premier jour de l’été du calen-drier lunaire, on mangeait toujours les nouilles tra-ditionnelles et le pas de sa femme était toujours lemême. si seulement tout avait pu être aussi bienréglé partout dans le monde ! il était habitué à toutet tout lui était familier. si, par hasard, un jour, safemme avait marché d’une façon différente, ilaurait été bouleversé… il eût été incapable de dires’il aimait véritablement sa femme, mais le bruitfamilier de ses pas lui donnait une sorte de forceen le convainquant que le monde était autre chosequ’un cauchemar où régnait le chaos. il reconnais-sait la façon de marcher de sa femme comme ilreconnaissait son bol favori et les deux pivoinesrouges qui le décoraient.

d’un geste rapide et naturel, comme d’instinct,il fourra en hâte dans sa poche cette lettre quil’avait perturbé. il n’avait pas eu besoin de réflé-chir pour savoir qu’il ne devait pas montrer cesidioties à sa femme.

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— tu as vu l’heure ? demanda sa femme enouvrant la porte, un pied sur la marche. ne devrais-tu pas être parti ?

— tu ne vois pas que je suis prêt ?en se regardant, il s’aperçut qu’il avait sa

tunique sur lui, mais, chose étrange, il était inca-pable de se rappeler quand il l’avait mise. aucundoute possible cependant, il était habillé et prêt àpartir. partir de bonne heure, rentrer de bonneheure et gagner l’argent pour subvenir aux besoinsde sa famille constituaient son idéal et sa gloire.pourtant, en réalité, à cause de cette lettre, il avaitoublié le bureau, mais il ne pouvait admettre que laquestion de sa femme pût porter atteinte à cet idéalet cette gloire. il répéta donc :

— tu ne vois pas que je suis prêt ?et il ajouta après avoir mis son chapeau :— notre petit chun est parti ?— il a dit qu’il n’allait pas à l’école aujour-

d’hui. il a un peu mal au ventre.elle le regardait avec l’expression douloureuse,

commune à toutes les mères qui ne veulent pas queleur mari se mette en colère, tout en ne voulant pasnon plus que leur fils tourne mal, mais se disantque si leur mari ne se met pas en colère, ce n’estpas trop grave si leur fils tourne un peu mal.

Zhou Wenxiang sortit sans un mot. s’il interro-geait petit chun et découvrait qu’il faisait seulementsemblant d’avoir mal au ventre pour ne pas aller àl’école, cela prouverait que son fils mentait. d’autrepart, s’il fermait les yeux et si son fils se mettait àutiliser le mensonge, c’était la catastrophe. il valaitmieux ne rien dire et prendre un air résolu. en effet,

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un air résolu pouvait donner l’impression qu’unhomme savait ce qu’il avait à faire, même lorsqu’iln’en savait absolument rien, surtout devant safemme. il était le chef de famille et devait donc fairepreuve d’autorité. il ne pouvait pas devant sa femmeet son fils montrer la moindre faiblesse.

une fois dans la rue, il se retrouva en posses-sion de tous ses moyens. il n’avait rien ajouté. saréaction avait été simple, naturelle et adaptée à lasituation. c’était parfait. aucun artifice, aucunemalice, ce n’était dû qu’à la simplicité et la maî-trise de toute sa vie. sans avoir besoin de réfléchir,il avait fait exactement ce qu’il devait faire. ilrepensa à la lettre. quel tissu de sottises !

lorsqu’il arriva au bureau, la grande pendulemarquait huit heures trente-deux. il était donc enretard de deux minutes. dans ses rêves, l’aiguilleétait toujours du « bon » côté du cadran. il lui sem-bla soudain que le temps s’était dilaté de deux gra-duations. les choses avaient changé d’aspect ! ilne se reconnaissait plus. Jusque-là, il était toujoursarrivé du « bon » côté de huit heures et demie. lavie n’est qu’une accumulation d’habitudes ; ons’endort difficilement dans un nouveau lit. il sesentait perdu, perdu en dehors de ces deux minutes,comme s’il se fut, tout d’un coup, trouvé trans-porté sur une plage déserte.

au bout de quelques instants, il revint de sonégarement et retrouva son calme. il s’en voulut des’être affolé pour rien mais, en même temps, il sefélicita d’avoir accordé autant d’importance à unechose insignifiante, car cela témoignait de sa par-faite honnêteté.

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assis à son bureau, il se sentit pourtant à nou-veau mal à l’aise. le règlement interdisait d’arriveren retard. par le passé, des collègues avaient étérappelés à l’ordre et certains avaient même vu leursalaire amputé. ce n’était donc pas une petiteaffaire ! certes, on ne pouvait pas, pour un petitretard, rayer d’un trait dix ans de bons et loyauxservices, mais allait-il être appelé par le chef debureau? et, même s’il ne se faisait pas rappeler àl’ordre et ne voyait pas son salaire amputé, si sonchef le montrait simplement du doigt sans riendire, il ne le supporterait pas. ce n’était pas ledoigt pointé sur lui qu’il redoutait, mais ce doigtserait comme un seau d’eau bouillante jeté sur laneige et ferait fondre plus de dix ans de gloire.puisque c’était ainsi, il ne devait pas attendre lacitation à comparaître. il devait se présenter lui-même au chef de bureau. il devait reconnaître safaute et subir son châtiment.

il se leva et resta un instant immobile, car il fal-lait préparer quelques phrases : « monsieur ledirecteur, je suis arrivé en retard. c’est la premièrefois depuis des années mais j’ai, néanmoins, com-mis une faute. » il jugea les termes de cette confes-sion judicieusement choisis. cependant, le chefrisquait de demander pourquoi. il fallait donc pré-parer la réponse et il fallait même annoncer lemotif avant qu’on le lui demandât. il allait doncdire : « mon petit chun, mon fils, avait mal auventre, donc… » c’était parfait et, en plus, c’étaitvrai. il lui vint alors à l’esprit qu’il pouvait, par lamême occasion, demander une demi-journée decongé puisque si son fils avait mal au ventre, il

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fallait probablement l’emmener voir le docteur.toutefois, il hésitait. cette requête serait, sans nuldoute, du plus bel effet, mais elle était peut-êtrequelque peu exagérée. il y avait encore autrechose : il était d’ordinaire aux petits soins pour sonpetit chun, mais aujourd’hui, sans qu’il sût pour-quoi, il ne s’était pas suffisamment intéressé à sonfils alors que son insigne honnêteté n’aurait pas dûlui permettre de mettre en doute la réalité de sonmal de ventre. il devait donc l’emmener consultersur-le-champ.

il se présenta devant son chef et fit le petit dis-cours qu’il avait préparé. il le fit exactementcomme il fallait, sans précipitation et sansbafouiller, d’un ton parfaitement convaincant. sansaller jusqu’à demander sa demi-journée de congé,il laissa entendre qu’il faudrait voir un médecin.

lorsqu’il eut fini, sans avoir laissé à son chef letemps d’ouvrir la bouche, il se sentit très calme. iln’aurait jamais pensé être capable de s’exprimeravec une telle précision et il n’aurait jamais cru,justement en raison de son honnêteté, être aussidoué pour la parole. ayant fait preuve d’une telleéloquence, il eut soudain l’impression, non seule-ment d’être honnête, mais également de posséderun talent jusque-là ignoré.

comme il l’avait espéré, son chef ne lui avaitfait aucune remontrance. il s’était contenté de sou-rire. alors, il pensa : « tout compte fait, je suis unhomme honnête. » mais, parfois, un sourire muet,tout comme un regard de colère silencieux peuventimmobiliser l’inter locuteur. il avait fini son dis-cours et son chef avait souri. on pouvait donc

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considérer que tout était terminé. il manquait pour-tant une sortie de scène. il ne pouvait pas sortirsans ajouter un mot, ni rester planté là, muetcomme une carpe. il devait donc dire quelquechose, mais il ne pouvait pas, avec son chef, semettre à parler de la pluie et du beau temps. ilrepensa donc à son fils et reprit :

— donc, monsieur le directeur, si cela voussemble possible, j’aimerais vous demander mademi-journée pour rentrer chez moi voir commentva mon fils.

il prononça ces paroles d’un ton pertinent etsolennel, bien qu’il ne fût pas absolument persuadéque son fils ait eu réellement mal au ventre.

son chef lui accorda son congé.en sortant du bureau, il éprouva une certaine

gêne car, même si son geste avait été motivé parl’amour qu’il portait à son fils, il manquait de basesolide. un homme honnête, toutefois, ne doit pastergiverser lorsqu’il agit. il fallait donc rentrer pourvoir où en étaient les choses.

lorsqu’il arriva, son fils jouait sur le perron etchantait une chanson enfantine : « quand le soleilse lève, je pars pour l’école… » son visage, toutcomme sa voix, semblait prouver qu’il n’avait paspu avoir mal au ventre depuis un certain temps.Zhou Wenxiang demanda :

— comment va ton ventre, mon petit chun?— J’ai encore des douleurs et je n’ose pas chan-

ter trop fort, répondit son fils en passant sa mainsur son ventre.

Zhou Wenxiang laissa échapper un grognement.il s’adressa à sa femme:

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— notre petit chun a-t-il vraiment mal au ventre?sa femme, qui avait déjà ressenti quelque

inquié tude en le voyant rentrer, comprit que lasituation était sérieuse. son amour maternel lui fai-sait un devoir de protéger son fils. un véritableamour ne laisse pas le temps de choisir la méthode.il fallait donc mentir :

— quand tu es parti, il avait vraiment mal, caril en changeait de couleur. maintenant, ça va unpeu mieux.

— alors, faut-il appeler le médecin?Zhou Wenxiang comptait prouver ainsi que la

mère et le fils mentaient tous les deux. la méthodemanquait, certes, d’élégance, mais ne portait pasatteinte à son intégrité, car il avait vraiment l’in-tention d’appeler le médecin si sa femme répondaitaffirmativement.

— ce n’est pas la peine de faire venir le méde-cin à domicile, dit-elle en semblant réfléchir. tupeux l’emmener consulter.

il ne s’attendait pas à cette réponse, mais tantpis. un médecin n’oserait pas ordonner des médica-ments à un enfant qui n’était pas malade. emmenerl’enfant voir le médecin pour rien prouverait aumoins qu’il aimait son fils et ferait apparaître augrand jour la duplicité de la mère et du fils, mêmes’il était navrant de découvrir que l’honnêteté nerégnait pas au sein de sa propre famille.

il emmena donc le petit chun chez niu Boyan,un vieux médecin traditionnel de plus de soixanteans à qui on pouvait faire entièrement confiance.celui-ci, les yeux fermés, palpa pendant environdix minutes le poignet de l’enfant avec un doigt

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orné d’un ongle très long et déclara enfin en hochantla tête :

— c’est assez sérieux ! Je vais faire une ordon-nance et nous verrons, vous reviendrez me voirquand il aura pris deux doses.

il commença alors son compte rendu et écrivit,très lentement, un très grand nombre de caractères.

pendant ce temps, le petit chun, livré à lui-même, jouait à la balle avec le petit coussinet quele médecin met sous le poignet du patient pendantl’examen.

après avoir payé la consultation, Zhou Wenxiangremercia le médecin et sortit avec son fils. il étaitindécis : devait-il aller tout de suite acheter lemédicament ou tout laisser tomber ? son filsn’avait pas l’air malade le moins du monde.pourtant, s’il lui donnait quand même le médica-ment, ce serait sa punition et il ne recommenceraitpas de sitôt. mais, d’autre part, si le médecin avaitprescrit un médicament à un enfant qui n’était pasmalade, c’était un menteur et acheter un médica-ment ordonné par cet escroc équivaudrait à croireun mensonge et à marcher dans la combine. donc,son fils mentait, sa femme mentait, le médecinmentait. lui seul était honnête. il repensa alors àcette « société des menteurs ». il y avait une partde vérité dans cette lettre, il était obligé de lereconnaître, mais il faisait tout de même exceptionet ne pouvait pas, de ce fait, croire complètementles affirmations qu’elle contenait. tant qu’on nepourrait pas lui prouver que, lui, Zhou Wenxiang,mentait, il ne pourrait pas admirer la démarche decette société des menteurs. d’ailleurs, même se

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prouver à lui-même qu’il avait menti était totale-ment impossible. il réfléchit profondément sansrien trouver qu’il pût se reprocher, ni par le passéni récemment. il passa en revue les moindresdétails de la journée, tout ce qu’il avait fait, tout cequ’il avait dit. il n’y avait aucun défaut dans la cui-rasse et tout était parfaitement conforme à sonhonnêteté habituelle. il n’avait commis aucunefaute, ni par parole ni par action. lui seul pouvaitse connaître.

il prit la lettre et l’ordonnance et les déchira enpetits morceaux qu’il éparpilla sur la route.

(Bu shuohuangde Ren, 1936.)

l’homme qui ne mentait jamais

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