L'histoire d'un Belge en voyage au Congo
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L’ Histoire d ’ un Belge
En voyage au Congo
En Kongolie 1896
Et
Notre Congo 1909
Offert par :
Voir aussi en Néerlandais:
De-Geschiedenis-Van-Een-Vlaming-Op-Reis-Door-de-Kongo
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EDMON D PIC RD
EN CONGOLIE
1896
TROISIÈME ÉDITION
S U I V I E D E
NOTRE CONGO EN 1909
BRUXELLES
VVE F E R D I N A N D L A R C I E R É D I T E U R
Rue des Minimes 26-28
1909
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R É C I T S D E V O Y G E
P A R
E D M O N D P I C A R D
L E S H A U T S P L A T E A U X D E L A R D E N N E .
E L M O G H R E B A L A K S A M ission belge au M aro c) .
M O N S E I G N E U R L E M O N T B L A N C .
J O U R N A L D E M E R D U N A D O L E S C E N T .
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EDMOND PIC RD
EN CONGOLIE
1896
TROISIÈME ÉDITION
SUI VI E D E
NOTRE CONGO EN 1909
BRUXELLES
VVE F E RD I N A N D L A R C I E I L É D I TE U R
Rue des Minim es 26-38
1909
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U L E C T E U R
Je suis le premier Belge <]ui alla au Congo
en touriste.
Ce fut en 8q6.
J écrivis au jour le jour la relation de mon
voyage alors considéré excentrique. J eus la
coquetterie de remettre le manuscrit à l impri-
meur le jour mêm e de mon retour. De ces
circonstances on peut présumer combien le
récit de mes visions fut sincère et imprégné
de la vie que je menai là-bas.
C était encore, pour la formation de cette
merveilleuse colonie, la période de l héroïsme
et des misères. Le chemin de fer de M atadi à
Léopoldville qui devait abolir la fameuse bar-
rière d entrée des cataractes d e Livingstone
n était construit qu à moitié, jusqu à Tum ba.
Douze ans à peine s étaient écoulés depuis que
le Congo avait, à Berlin, été adm is comme
Etat Indépendant par les Puissances.
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Mais déjà s annonçait l ère de calme et de
prospérité qui allait suivre et, en douze nou-
velles années, réaliser le miracle d organisa-
tion et de prom ptitude auqu el nous assistons
actuellement.
Dans cette troisième édition de ma relation,
j ai laissé celle-ci scrupuleusement telle qu elle
fut écrite sous la vive impression de ce que je
vis et ressentis alors.
Mais j ai cru qu il était utile et juste d y
ajouter ce que notre Colonie m apparaît main-
tenant, en igog, non plus, il est vrai, par mes
constatations personnelles, mais par les écrits
curieux et de plus en plus nombreux qu elle
suscite.
C est l objet de l exposé rapide qui est à la
fin du volume. Je lui ai donné ce titre :
N O T R E C O N G O E N 1 9 0 9 .
E D M O N D P I C A R D .
Bruxel les 1« octobre 1909.
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D A n v ers à L a s P a lm a s .
Du 6 au i3 août 1896
La respiration à la suriace après la longue,
lon gu e nage sous les eaux trou bles de la so ciale
existence. Les vacances Les vêtements enle-
vés et jetés à la volée po ur cou rir nu sur le
rivage . L e lic ol ro m pu , la fuite liors et loin
des écuries où s'alignent, pour les quoti-
diennes et lassantes besog nes, en escad rons
tête au râtelier, les chevaux d'omnibus que
nous som m es. La libe rté ou, au m oins, son
illusion. Le départ, cette petite mort heu-
reuse, acomp te pu éril et dou x sur la gran de , . . .
plus heureuse, plus douce peut-être
Me voici sur un steamer ronflant, amarré à
l'un des quais im m ense s de la gran de ville
maritime. Le fleuve s'étire, à marée étale, ce
quart d'heure de repos entre la marée mon-
tante et le jusant descendant. Anvers, Am-
bêres, de son beau nom castillan. La haute
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II
le mois où tant de souvenirs de journées heu-
reuses remontent du cœur au cerveau.
M idi solennellem ent sonne à la tour m ajes-
tueuse et épand ses douze coups sonores et
gra ves sur la cité et sur ses po rts . E t, à l ' in -
stant, le navire , co m m e s ' il se soum ettait à
un rite r igoureusem ent et cérémon ieusement
ord on né , à l 'instant le n avire , qui vien t de
ve rse r et d 'éco ule r sur le quai la m ultitude qui
l 'encom brait et n 'a gardé que le petit peloton
de ses p ass age rs et son éq uipa ge, se détaclie
et lentement com m enc e son v oya ge de deux
m ille lieues. U ne longue clameu r d'adieu s 'élève
comme un vol de mouettes en émoi, tandis que
des m ill iers de m ou ch oirs agitent leurs ailes
blanches; elle s 'élève, se prolonge, faiblit,
repre nd, tom be en core , s 'épanch e et déferle sur
la rive , et rem onte une dern ière fois avec une
allure mourante de sanglot.
L e éopolclville est en route
M aintenan t seul le bruit sourd du rem or-
queu r bat le silen ce du pou ls du r de sa m ach ine.
La grande Ambéres déf i le le panorama de ses
maisons derrière le réseau des mâtures ; une
pluie f ine sème une ondée de pleurs. Bientôt
les p rair ies et les po lde rs et les puissantes
digues f luviales ne laissant v o ir des a rbres
que les cim es verte s, des m aisons que les toits
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roug es. L e bétail pensif regard e, sans co m -
pren dre, passer le puissant ma stodon te no ir
qui nous emporte, empanaché du v om isseme nt
tumultueux des fumées.
A peine la m élanco lique solitude du fleu ve
a-t-elle aboli les rumeurs et les perspectives
de la cité, que l 'on jette l 'ancre dans un coude
désert ; au Liev eke nsh oek , le coin des amou-
reux, site paisible qui, d'une légende de
fiancés noyés et roulés par le courant à la
mer, ne garde que le nom, désormais banal et
sans écho sentimental
car tout s'efface sous
les stratifications du temps, paternel niveleur
des douleurs et des joi es . Il y a là un for t d'où
nous arrivent de la dynamite et de la poudre.
Jusqu'au soir, de batelets à drapeau rou ge
acc roch és à notre flan c, sortent les caisses
plates et les tonnelets, maniés avec des gestes
prompts mais inf iniment précautionneux, et
qu'on range à bor d dans de gran ds com parti-
ments aux parois de fer, coffres-forts empri-
sonnant les dangers aussi jalousement que si
c 'étaient des trésors. Poudre, explosif des
roch es. Or, explosif des con scien ces.
A la nuit tom bée, après un cou che r de soleil
sans m agn ificence n ous repa rtons, et cette
fois c 'est le gran d co up D'u ne haleine, sans
lassitude, sans jamais interrom pre le va-
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EN CONGOLIE II
et-vient actif et puissant de son piston, le
tourn oiem ent de ses bielles, le frapp em ent à
rapide cadence des ailes de son liélice, le
vapeur nous conduira à sa première escale,
aux îles Canaries, égrenées sur la côte du
Maroc, aux sept î les fatidiques que l 'antiquité
ingénue voyait, dans les brouillards de ses
imaginations sereines, aux extrémités du
monde, joyaux parmi les mervei l leux acces-
soires de ses fables et qu'elle avait nommées :
les Fortunées, les Bienheureuses, les Éter-
nelles, les Hespérides
C'est la nuit, sous un ciel avare d'étoiles.
N ous sorton s des bou che s de l 'Escau t et ses
eaux a mp les et l imone uses nou s passent aux
flots courts et tourmentés de la mer du Nord,
tracassière naufrageuse incessamment en
lutte avec ses bancs sournois et avec nos
rivages. Dans la sombreur des ténèbres l 'ho-
rizon à no tre gauche se raie des lum ières don t
les vil les balnéaires tendent le chap elet rou-
geâtre et scintil lant au long des dunes. En
quelle paix, à cette distance, se mue le tapage
de ces cités de joi e, en quel nim be de ph osph o-
rescence douce, annonciateur d 'apparitions
caressantes
Quel amoindrissement de leur
turbulence et quel pressentiment de leur
inutilité
Et po urt an t, dans cet anéantissement
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des agitations hum aines, par m om ents, ainsi
qu un nœud sacré, ainsi qu un fragm en t plus
dur qui résiste à l unive rsel br oy ag e, su rgit
une f igur e, un souvenir qui atteste l imp ossi-
bil ité pour le cœur de tout rompre et de tout
oublier.
Les milles marins succèdent aux milles. De
phare en phare, de cap en cap, com m e s i l s en-
grenait dans leurs hauts minarets et dans
leurs anfractuosités, le navire progresse avec
la régularité automatique d une ho rlog e bien
remontée. Pas d indécis ion, pas d imprév u de
vitesse ou de route. La vapeur a réduit au
mêm e dénom inateur les aventures des anciens
et aventureux voyages. Les steamers vont
sur les eaux com m e les trains sur les rails. L a
route serait jalonnée de bornes kilométriques
ou en ferm ée entre des haies qu elle ne serait
ni plus visib le, ni plus sûre. L es vo ilier s que
nous dépassons ou qui nou s croisent ne
semblent plus là que pou r l orne m ent de la
mer polyphonante, grandes f leurs étranges
surgissant en nénuph ars à haut calice, com -
plétant l adm irable et s imp le paysag e que
fon t, en un sublime acc ord , le Ciel , l Ea u, la
Terre Es t-ce vraiment pour un but m ercan-
tile, pou r enrichir quelque digérant bou rge ois ,
qu ils prom ènen t ici leur m ajestueuse et com -
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pliquée blancheur et que se manifeste la
superbe harmonie de leur grâce élancée et
balançante ? Ou bien est-ce po ur le rav isse -
ment de nos âmes que le Destin inspira à des
buto rs, a ssoif fés d opu lence, d env oyer sur les
mers ces miraculeux prodiges? Leur com m erce
ne serait-il qu un inco ns cien t pré texte aux
jouissan ces de l art iste? Ces piteux spécula-
teurs ne seraient-ils, ô Nature que les instru -
ments sarcastiques de l em bell issement que
tu imp oses aux cho ses.
A u pre m ier m atin, au réveil dans les oscil-
lat ions berceu ses d un rou lis bienveil lant ,
nous embouquons le goulot du grand enton-
no ir qu est la M anche, le Pas-de-C alais, où
von t et s am assent les na
r
ires tels que les
feuilles vogu an t sur un ruisseau quand les
rive s s étrang lent. L es eaux, entre les falaises,
crayeuses et pr och es, d Al bio n et les falaises,
grises et lointaines, de France, sont f loris-
santes de voiles. Voici les repères classiques :
L e château de D ou vre s et le m ont de Sh akes-
peare , d où le roi Le ar , aveu gle et dése spér é,
voulut se précipiter dans les f lots moins reten-
tissants que ses im pré cation s. V oi ci la côte,
abon dan te en ph ares , cernan t la m er de
l ou rlet m ince d un bo rd d assiette, à une
dis tan ce qui éteint tous les bru its et tous les
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mou vemen ts terrestres et fait croir e à des
lieux inhabités. Les vagues ardoisées, innom-
brab les sous la pre ssion de la bri se, g alop ent
entre nou s et le riva ge, s aigrettan t pa rfois de
la coque tterie d une mousseuse et m outo n-
nante écume de neige.
Mais la route incline à gauche. Il faut
gagner Ouessant, terre d avant-garde extrêm e
de l Eu rop e dans la vaste Atlan tique. E t
durant tout un jour, toute une nuit, de sa
course mé thodique à pulsations de m étro-
nome, le steamer, le cap fixé sur ce but, fend
et laboure la mouvan te prairie m arine, s or-
nant à l étrav e, en cap iton , de la m oust ache
blanche f locon neu se que soulève l avan cée de
ses joue s sous les yeu x ronds de deux écu biers
d où coulent en g rosses larmes n oires les
ma illons pesants des chaînes d an cres.
Une terre rocheuse et pelée. Pas le velours
d un seul a rbre . De s ma isonnette s tran sies.
Une longue scie de récifs déchiquetés par les
tempêtes millénaires battant la Bretagne. Des
sautées d e vagu es en escalade con tre les
écueils. La désolation des pointes perdues
chargées d ém ousser les premières fureurs
des vents accourant l ibres des plaines océa-
niques. Telle, en sa claustration insulaire, la
triste et sévère Ouessant.
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Nous passons, et cette fois c 'est le vrai
large. Sur le clavier des f lots sonnent mainte-
nant les notes profondes. La l ioule se soulève
en palpitations prolongées. Ce n'est plus la
danse sautil lante des m ers co urtes en serrées
entre des côtes. C'est le puissant et ma jestueu x
menuet de l 'Océan. Durant trente-six heures
nous cou per ons en diagon ale, d 'Ouessan t au
cap Finistère , le gol fe de Ga scogn e, fameux
par son indocil ité cruelle, le Sailor s-church-
yard,
le Cim etière des m arins. E t le steam er,
com m e s 'i l voulait m ettre son allure en har-
m onie a vec la grav ité solennelle de l 'am bian ce,
le steamer, jusqu e-là stable et lentem ent
cad en cé, élargit l 'am plitude de son roulis et
de son tanga ge et inaugure po ur « les humains
lamentables « le tourm ent dériso ire du mal de
M er. Car elle est dif f ici le la neptun ienne
déesse, et railleuse en ses initiations
L a côte d 'Espag ne, la côte de P ortu gal , le
détroit de Gibraltar, bouche étroite de la
M éditerranée énorm e ; la côte du M aro c
barbare. Tout cela invisible. En notre course
diurne et no ctur ne , nous passon s à plus de
cent mil les . Inv isible ce r ivage du M ogh reb
où il y a quelques années, en un bizarre
voyage, je prenais des bains de mer à la Noël
et au N ou vel an, en des solitu de s sauva ges.
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A ces sou ven irs, je rega rde vers l O rien t, et ,
plus fort e que la réalité , m on im agin ation
recon struit ces événem ents m inuscules à
jam ais détruits et pou rtan t pou r m oi si
vivants et inoubliables.
Pas de terres en
r
ue, n on , pas de ter re s.
Mais quel incessant et divin spectacle autour
de nous. U n ven t du nord agi le , préc urse ur
des brises alisées, inin ter rom pu , d éplace l at-
mosphère l impide , souf f lant la fraîcheur et la
lum inosité. Le disqu e plane et gran dios e des
f lots, bo rn é dans un ray on de six l ieues par
l horizon c irculaire , cuve imm ense dont le
steamer est perp étuellem ent le nom bril mou -
van t et don t le circ uit se déplac e ave c lui ,
boui l lonn e en une agitat ion prod igieus e et
inépuisable . La cavalerie inno m brab le des
grande s lames bleues, — que l Aq ui lon sou-
lève, excite , ramasse, exhausse sans trêve, —
la cava lerie des gran des lames bleues à fris-
sonna ntes criniè res blan che s, les che vau x de
Ne ptun e, nou s fait esco rte de ses esca dro ns ,
ave c un inf ini f rém issem ent de so ies vio le m -
m ent froiss ées, tandis qu au ciel déf i lent en
convois parallèles les écliarpes de légers et
véloc es nuages. De s m oires , des m arbru res,
des neiges qui sem ble frire , de larges étale-
ments en dalles azurées, des palpitations
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EN CONGOLIE II
brus ques et pathétiques se gon flant pou r
reto m ber en volutes robus tes et élég antes,
une course haletante et frénétique vers l 'hori-
zon, vers l 'abîm e où plon ge la base de la cou -
pole céleste aux tons de porcelaine, aussi
délicats, aussi f inement gradués, aussi trans-
lucides que les « coquilles d'œuf » de Japon et
de Chine. Cà et là la plaque turq uois e bra -
seyante d'une vague qui vient de boire l 'air et
l 'expire en laiteuse savonnée. Et sur tous les
versa nts, sur toutes les crou pes de ces col-
lines tumultueuses, un universel frisselis fai-
sant une risée géante au soleil.
Beauté sublime et simple, form ée d ' ind igo
et de blan c, de m ouve m ent e t de lum ière, et
de toutes les dégr adation s au x nuan ces
magiques de la lumière, du m ouvem ent, du
blanc, de l 'azur Orchestration miraculeuse
Spectacle inlassant en son harmonie héroïque
et surh um aine le nav ire glisse mu et, ryth -
mique, se laissant faire, savourant ces léche-
ries puissantes et ces ch ocs am oure ux du
Cosm os en rut , L ion de N émée acceptant les
caresses d 'Amphitrite .
E t sur cette scèn e, par tout identiqu em ent
supe rbe, le dé cor chan ge selon les gran ds
stades du jou r : ave c le crépu scule doulou-
reux, avec la nuit pacificatrice, avec l 'aube
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12 E N C 0 N G 0 L 1 E
amoriférante, avec le midi lourd. Le soleil
rayo nn ant au zénith ou rond, rouge, terrible,
barbare au couch ant la lune nouvelle à la fau-
cille am incie'; la vo ie lactée plus dense
A r c -
turus, Vég a, Sirius, plus royalem ent scintil-
lants que dans not re f irma m ent brum eux , et
leur conclave d'étoiles, de planètes et de nébu-
leuses, ajout ent au specta cle des orn em ents
magnifiques et basil icaires.
Ainsi nous progressons au milieu des splen-
deurs invu lnéra bles, laissant à no tre dro ite,
dans l ' inape rçu, et l 'archipel des A ço re s et
l 'archip el de M adè re, ces stationnaires de
l 'Atlantique, pareils à ces vaisseaux à l 'ancre.
Dans mon âme monte la paix salutaire des
détachem ents et des solitudes, et son en no blis-
sement. Déjà les rides des misères s 'effacent,
et leurs mauvais plis . L'U niv erse l pose sur
mon fro nt ses mains de calme et de for ce. A h
puisse po ur les hum bles tâches auxq uelles le
De stin m'a départi et pou r les heures de labeur
qui me restent en core , ces grand es im pre s-
sions se rvir les juste s causes, inv igo ran t en
moi le sentiment du devoir, du sacrifice et des
solidarités, indestructibles comme la Nature
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De Las Pa lm as à Ba thu rst
Du i3 au 9 août.
Pa r l après-mid i d un beau jou r, une sema ine
éco ulé e depu is notre dép art, le Steam er et la
forte brise du nord qui nous accompagne cou-
rant, de con serv e, vers le sud, les flo ts sau-
tant et aboyan t infatigables autour de nou s,
apparaît dans un indécis lointain le pr of il ,
vague com m e un brouil lard, mais imm uable en
son con tou r, de la Grande Canarie. Te l dut
l ape rcevo ir, i l y a cin q siècles, le chevalier
Jean de Bé thenc ourt, co nd ottiere de la m er au
service du roi de Castille, allant en con-
quista dor enlever au peuple disparu des
Gu anche s m ystérieu x les terres insulaires,
séjou r mystiqu e du bonheur et de la pa ix.
A notre droite, à cent trente kilomètres, plus
vague encore, assis sur un rivage de nuages,
le cône .vapore ux du pic de Tey do , g loire
céleste de l î le de Té né riff e, le volca n géant
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E N C ON GOL I E II
qui, aux tem ps fabu leux , brûla de ses feu x,
secoua de sa colère et f it som bre r l Atlan tide,
Gomorrlie océanique faisant, par delà les
colonn es d H ercu le, pi le de pon t en tre l Eu -
rope et les Amériques. Du cataclysme formi-
dab le, il ne re ste, au-dessus de l imm ense
désert l iquide où s en gou ffra ce m ond e dans
un abîme de douze mille pieds, que ces archi-
pels minuscules qui, derrière les horizons
profo nd s, nous entou rent , émergeant en
épaves, pointes de mâts de navires naufragés.
Peu à peu, dans la douceur triste du soir, le
large écran dentelé des montagnes se précise.
Versants pelés blondis par une atmosphère
cha rgée de la pou ssière jaun e des sables saha -
riens portés ici par les vents, et jusqu à douze
cents m illes des côtes africaine s ; pou dre br u-
nisseuse, durant les nuits humides, de la voi-
lure des n avire s ch em inan t au large par les
latitudes tropicales. Terre emm ousselinée d un
poudroiem ent et d une pulvérulence . Appa -
ren ce d un vaste écueil . A u d ébouch é d un
défilé, la plaque blanch e d une ville, nébu leuse
enc ore, déversan t son agg lom ération dans la
mer, tachant de sa lèpre crayeuse le flanc des
rocs dénudés.
C est La s Pa lm as , la cité des Pa lm iers,
jad is
car, depuis, la fureur arb oric ide a tond u
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E N C O N G O L I E
II
sa paru re glorieu se et ce n est plus qu en de
rares points de sa surface calvitiaire que se
dressen t les fûts architectu raux qui inspi-
rèren t l art ég yp tien, com m e le hêtre et ses
avenues en nefs inspirèrent l art goth ique . L e
lendem ain, dès l aube, nou s quittons le stea-
me r à l anc re pou r cou rir la petite cité, visiter
sa cathédrale, inach evé e, suivant la destinée
de tant d œ uv res victim es de la pro m pte lassi-
tude des volontés espagnoles. Style composite,
bizarre et fr o id ; deu x tours carré es, sur-
mo ntées de hautes guérites cylindr iques et à
cou pole s, font pen ser aux m inarets quad ran-
gulaires du M aro c vo isin ; les tiges de colo nn e
et les nerv ures en lesquelles elles s épa nou is-
sent ont les proportions élancées et les rami-
f ications mollement gracieuses des arbres
emblématiques du pays. Par les rues étroites
à ma isons basses, calcareuse s, à toits plats,
à cours intérieures en patio sur le patron
mauresque, percées de fenêtres em persiennées
et closes, circulen t des fem m es à nob le allure
em béguiné es de man tilles blanches, — m uettes,
solennelles, aux traits forts ,pa reil les à des reli-
gieuses, — et des muletiers classiques coif fés
du sombrero de feutre en parasol, à califour-
chon entre des paniers énormes qui donnent à
leurs bêtes l aspe ct d être inhum ainem ent sur-
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E N C O N G O L I E II
char gées . A l entré e de la place o ù l églis e
dresse sa façade m utilée, huit ch iens de bro nz e,
par paires identiques de quatre m odèles rap-
pelant le stock des bon s fournisseurs bour -
geois de garnitures de cheminée, signif ient en
sym boles parlants l or ig in e étymo logique dou-
teuse des sept îles : les Can aries. Sur le
rivag e, le long d une route ado rnée d un tram
à vapeur déteint et pou dreu x qui ro ule du port
lépr eu x à la ville co qu ette et silencieus e, de
spacieux hôtels anglais; car Las Palmas,
grâc e à son cl im at m erveil leusem ent équi-
l ibré, cherche, l exem ple de Mad ère, à grev er
son paysage volcanique de sanatoires pour les
asthmatiques, les phtisiques et les rhuma-
tisants.
A u x dernières heures du jou r , nous som me s
de nouvea u en route, vers le cap V er t et le
quatrième archipel , celui des î les Cabover-
diennes. Imperturbablement la mer bienvei l -
lante nous enveloppe du dé cor clair d un ciel
opalin et du mou vant pâturage des vagu es
lazuléennes v eloutées d un ou iiet d herm ine.
U ne paix cordiale et dou ce rè gne à bo rd .
L em boîtem ent aimable et la c lassi f ication
courtoise des personn alités et des habitudes se
sont faites sou s la dire ction d un C apitaine
affable. Sauf m oi, tout ce petit mon de, soixante
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âm es, est en route pour v ivre au Co ng o le
terme réglementaire des deux ou trois années.
E t vraim ent , ce devoir sévère à a ccom plir ,
cette séparation ac cep tée, cet en-route ve rs
un inconnu qui, parmi ses multiples et incer-
tains facteurs, com pte l Isolem ent, cette
ang oisse, et la M ort, donn ent à chacun une
particulière noblesse et une tenue vaillante
d un haut et touchant carac tère. O fficier s et
sous-off iciers destinés à la force publique,
ingénieurs et artisans engagés pour le chemin
de fer, agents et comptab les recru tés pou r les
com pagnies com m erciales , agronom es et jar-
diniers voués aux défrichem ents, avoca ts dési-
gnés pour la Magistrature, apparaissent tous,
sans m orgu e et sans charlatanism e, pénétrés
du sentime nt v iril qu ils vo nt être autre chos e
que les unités étroitement encaquées de notre
activité serrée à coor dina tion rigou reus e, à
discipl ine im pitoya ble ; qu i ls vivr ont plus
libres et plus m aîtres de leur orig ina lité;
qu autour d eux vo nt sou ffler de plus larges
couran ts d air. C est le secre t de leur cour age
et de leur discrète fierté, de leur caractère
énergiqu e et d oux , des vues larges qui nim-
bent m ême les plus h um bles d entre eux. C est
aussi le secr et des m irag es qui ram ènent
au Con go, invincib lem ent, mêm e ceux qu i l
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EN CO NG O LX E
f it sou ffrir . C ar, dans les sub con scien ces
humaines règne, ataviquement incompres-
sible, un besoin d' indép enda nce, un instinct de
dignité person nelle qui résiste aux exige nce s
tyranniques des civil isations concentrées jus-
qu'à l 'étouffement. Le vulgaire nomme cet
héroïsme l 'Esp rit d 'Av entu re Le s vieux sol -
dats de plomb que sont nos bourgeois l 'ap-
pellent une manie de Fo us
De ces fous, il en
faut, il en fau t Fas se le »Sort qu 'il y en ait
toujours , tou jours
L e gro up e est babélique : onze langues sont
parlées à bo rd. T ou t, quotidienn em ent, se
déroule en un ordre tranquille en acc ord ave c
les phén om ènes vastes qui nous en veloppe nt de
leur rythme. Et pourtant, ic i comme ail leurs,
le cuisant pro blèm e social om niprése nt s 'af-
f irm e. Je descen dis hier dans la cale frigo ri-
f ique , geôle p olaire à dix degrés de froid où
pendent, stalactites cruelles, en leurs chairs
gelées et leur sang fig é, les cinq m ille ki lo-
gram m es de viande destinés à la traversée,
au-dessus d'une jon ch ée de lapins éca rtelés,
de volail les rigide s, de poiss ons durcis p ar un
immuable gel. Et de là, par une fantaisie plai-
sante de l 'offic ie r qui me guida it, j 'ai passé
dans la chau fferie des m achines à cinquante
degrés de chaleur N oir enfer de mine sur
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lequel s ouv rent les gueu les des foyer s ro n-
flant, rutilant, brasillant en cratè res sous les
chaudières. Devant ces fournaises, patau-
geant parm i les écroulem ents de cha rbon , au
plus profond des f lancs caverneux du navire,
des hom m es, de s sacrif iés, des marty rs, pelle-
tant le combustible, fourgonnant les brasiers,
esclav es n aya nt de la libert é que le d ro it
nominal dérisoire, plus asservis dans la réalité
que ceux qu on ven d et qu on achète com m e
du béta il. Il en meurt pre squ e à chaqu e
vo ya ge . L étern elle et tragiqu e antithèse,
l affreuse énigm e : toute cette m erveil leuse
organ isation d un transatlantique, cette ho r-
logerie-prodige, aboutissant non pas à alléger
les m isère s, mais à les inten sifier, à en crée r
de plus exaspéra ntes. L af f lu x, à la surface,
du bien-être pour les uns, ayant pour courant
parallèle sou terrain l aff lu x des souffran ces
pour les autres. La machine, dans sa chambre
spacieuse et a érée, fonc tionn an t aisée et bril-
lante, ses aciers polis, ses cuivres miroitants,
ses peintures fraîch es, soign ée co m m e un tré-
sor, et dessous, ses accessoires, les misérables
chauffeurs, suant, abru tis, esq uintés, déd ai-
gnés, oubliés. Ils ne coûtent rien. Tandis que
la machine
s il fallait la rem plac er
Et, alors,
dans l âm e fratern elle se go nfle nt le dés ir, le
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E N C 0 N G 0 L I E
beso in, l espéra nce de résoud re le prob lèm e
et d y con sa cre r sa vie de penseu r et d artiste.
Le s heures coulen t pa cifiqu es et rêv euses.
L a température reste dou ce, car l imm ense
nue de poussière africaine impa lpable, vola-
tilisée d ans l atm osp hè re, fait écra n entre le
soleil et notre it inérante carapace. Nous pas-
sons la ligne idéelle du tropique du Cancer le
samedi d e l A sso m ptio n, par une m er à
laquelle la couleur te rne de l air a, par re flet,
donné le ton olivâtre et sale des lavasses
ménagères. Des poissons volants, fuyant quel-
que rapace sous-marin, tombent sur le pont
dans leur vol éperdu et y étalent le papillon de
leurs ailes irisées d e libellules. U ne m ouette
épuisée, a ux cr is rau ques et lam entables, a
été prise cette nuit dans les ag rès. Qu atre
mules embarquées à Las Palmas, attachées
aux bas tingages, chancellent à l action du
roulis, leurs longues oreilles inquiètes, les
yeu x charg és d une défiance attristée. T ro is
hirond elles, la nuit venue , se sont pelotonn ées,
craintives et affectueuses, contre une poulie,
à portée de la main. D es m arsouins, véloce s
navettes, glissent, prodigieux de rapidité élé-
gante, entre deux eaux. Ah que les peintres
prim itifs aux oeuvres étoffée s d oisea ux et de
bestioles, comp rirent bien l inévitable mélange
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de l anim alité à l H um an ité, et sa grâ ce, et sa
fraternité
,
L e cap Y er t, pointe extrêm e du Sénégal, est
en vue. U n roclier m assif , aigretté d un pha re
bla nc , se l attachant à la terre p ar une lon gu e
encolure ornée d une crinière de verd ure. D es
récifs auxquels infatigablement les f lots écu-
mants don nen t l assaut. A l arrière-plan, l î le
de G oré e cha rgée de factor eries et de caserne s.
T ou t cela défi le durant un après-m idi transpa-
rent et chaud qui a peuplé le navire de cos -
tumes aux tons clairs. Les cinq passagères
qui féminisent légèrement no tre m asculinité
éma illent de toilettes printanières les super-
structures de la dunette et se groupent en un
f ive-o c lock .
L a côte s est effacé e, de nouveau la solitude
m arine. E n ro ute pou r B atliurst, à l em bou -
chure de la Gambie, où le éopoldville doit
embarquer, en possessions anglaises, pour le
chemin de fer du Congo, un fort contingent do
travailleurs sénégalais, embauchés sur les ter-
ritoire s fran çais, ou plutôt déb auch és, car i l
para ît q u il s ag it d un e r afle qui a fait le vide
dans le perso nne l du railw ay de Dak ar à Saint-
Louis. Nous entrons dans la région des pluies
tropicales. Le ciel se matelasse de nuages et,
l aube du jou r d arriv ée, des rafales qui rétré-
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EN CON GOL IE I I
cissent la circon fére nc e de l horizon, nous
obligent à ralentir, à sond er, à « atermo yer »
pou r trouver les bouées du chenal . U n gr os
pilote, mâtiné de mogol et de nègre, nous
joint et voici que le steamer embouque le vaste
estuaire du fleuv e d ont le nom fait la m oitié
de celui du pays, la Séné-Gambie.
To ut en core reste atténué dans les loin-
tains. Aux eaux jaunâtres, aux rives plates et
verte s, on se cro irait dans le bas E sca ut . Et
mêm e en approch ant, les feuil lages indécis
continuent l i l lusion d un p aysage européen .
D es appontem ents, des con struc tions en
arcades suscitent le sou ven ir dé risoir e d une
rue de R ivo li qu omb ragera ient de hautes fr on-
daisons. Partout, éparse, une population
bigarrée où le bleu clair et le blanc dominent,
ave c de-ci, de-là, en point d org ue , une tache
rouge. Ce sont nos futurs compagnons de
rou te, les un s m assés sur la rive , les autres
défilant ver s l em bar cad ère, leurs na ttes de
som m eil roulées en per che sur l épaule et d in-
fimes bagages à la main. Pour le nègre, la
natte équivau t au tapis pou r l A ra be .
Un petit vapeur, infiniment négligé, eu
amène un pr em ier lot. A la pro ue , en pilote, un
no ir au feutre gris, affublé d une invraisem-
blable vieille capote de livrée écarlate, dirige
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l accostage . L a cargaison, l ioinme par h om m e,
escalade l esca lier du bo rd et le specta cle est
ahurissant : un m onôm e de v aga bon ds, une
m ontée de la Cou rtil le , un pèlerinage de m en-
diga ud s, le retou r d un pillage chez les fr i-
piers d une grande ville . E n vo ici vêtus de la
défr oqu e d un co che r de f iacre ou d effets m ili-
taires de réfo rm e, en voilà drapés dans des
coupo ns de cotonnade versicolore . To us nu-
pie ds ave c la plante am brée faisan t une san-
dale artificielle qui tranch e sur le no ir terne
et plo m bé de gr is de leur peau. D es nippes et
des chiffons écourtés sortent, en jambes de
co q, les m aigr es fuseau x de leurs jarre ts de
singe. Les têtes rasées font saillie en genoux
couleur de suie, ou sont coiffées de casques de
rebut, de képis éreintés, de chapeaux éculés,
de bassins en fer-blanc. Et pourtant plu-
sieurs se c roien t des m irlifloi s, car ils bra n-
dissent des sticks à pom m eau de m étal, têtes
de ch iens, têtes d oisea ux , don t, chez nou s,
s enorgu eill iraient les calicots. Us s éparpil-
lent sur le ga illard d avan t et sur le p on t de
la coupée.
Le petit vapeur transporte quelques-uns
d entre nous au riva ge : imm édiatem ent en
mon imagination surgissent des réminiscences
de Paul et Virg inie . Les faux -cotonniers
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dressent sur les gazons leurs troncs à contre-
for t qui sem blent form és de la peau rugue use
et grise des éléphants. Çà et là un baobab sus-
pendant à ses rameaux, au bout d'un fil végé-
tal, l 'enc ens oir de sa lour de fleur ou de son
gros fruit ovoïde et feutré. De larges avenues
verd oya ntes et hum ides s 'ouvrent sur des
perspectives riantes et colorées qu'empana-
chent de hauts coco tiers ébou riffant leurs
palm es entre lesquelles s'entasse nt les fru its
jaunes en œufs d 'autruche. Dessous, autour
des cases cylindriques, à toits champignon-
nants, faites d 'un tressage d'écorces, encloses
de palissades légères , des ban aniers en buis -
son et des lauriers-roses, adora blem ent f leu-
ris, av ec toutes les grâ ces et tous les souv e-
nirs qu'évoquent la teinte charmante de
leurs pétales et l 'élégance penchée de leurs
ram eaux. D es vautou rs, nettoyeurs de v oirie
comme les chiens de Constantinople, planent
noncha lants ou se branchent sur les cim es.
D es négrillonn es, attifées d 'étoffes à tons v ifs,
à demi flottantes, dansent sur les prairies, en
se tena nt par la main et gazouillantes. L 'at-
m osphère est moite et caressante. Un e paix
ingénu e enveloppe toutes choses. On se sur-
prend à dire : Ici je voudrais vivre. — Hélas
cette idy lle est un des sites les plus mo rtels
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de cette côte d'Afrique, scélérate et meur-
trière
Nous retournons dans un canotin où rament
maladroitement deux gamins semblables à
des ram oneurs . U n gra in terrible tom be sur
nous pendant le court trajet. Une averse
magistrale nous cingle sans pitié. Le fleuve
se gonfle en vagues qui achèvent l 'aspersion.
L'esquif furieusement assailli , échappe par
hasard à la subm ersion ou au capotage. Nou s
acco ston s le steamer au milieu des cris d 'effro i
et, tremp és, nous grim pon s à bo rd en un
sauve-qui-peut.
Il est stupéfiant, le bord. Pendant notre
absence l 'embarquement des Sénégalais a con-
tinué sans inter ru ptio n, et c'es t, à tous les
endroits du pont, un fourmillement comme s'i l
y avait eu prise à l 'abordage par une nuée de
pirates. Combien sont-ils? Quatre cents, cinq
cents, six cents? Plu s de m ille me crie un pas-
sager aussi ahuri que m oi. Nou s allons don c
être onze cents à bord du
Léopoldville
Onze
cents jusqu'à M atadi, penda nt une quinzaine
de jours? Mais oui, quoique cela paraisse
invraisemblable, car vraiment où est la place
pour ce troupeau qui est là s'agitant en gesti-
culation s et en rum eur s, étenda nt ses nattes,
che rch an t gîte, épais et entassé, aussi serré
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qu'un pub lic de m eeting durant une p ériod e
électorale acharnée Da ns cet entassemen t, le
caractère barbare de la cohue de ces sauvages
accen tue la parenté sim iesque de chacun de ce s
êtres, les fronts fuyan ts, les yeux à sclérotique
injectée de bitum e, les dents carnassières,
incessam m ent visibles et m enaçantes, les
lèvres surtout, les lèvres charnues, proémi-
nentes en groin , pareil les aux organ es gasté-
rop od es des e scargots et des gros ses l imaces
qui vermillonnent, après les orages, sur les
sentiers de nos bois en laissant derrière elles
la trace visqueuse et argentée de leur passage.
E t des inquiétudes vienne nt devant ce t éton-
nant spectacle. Si l 'artiste éprou ve une jub i-
lation intense, l 'homme, l 'homme de Droit
surtout, ratiocine. Un pareil encombrement
d'émigrants, sans autre abri que des toiles,
est- i l permis, pour eux-mêmes et pour autrui?
Vraiment, i l s 'est formé à bord une rare accu-
mulation de facteurs pour la maturation d'une
catastrophe. Ex plosion : n 'avons-nous pas
dans les cales soixante-dix mille livres de
pou dre et de dynam ite, sans com pter les caisses
de cartouches des passagers? In cen die : n 'ai-je
pas vu hier enlever du po nt et réu nir sou s la
même écoutil le un amoncellement de boîtes à
pétrole et d'allumettes qu'il a fallu garer pour
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le campement des nègres? Naufrage : la mer,
avec ses liasards, n'est-elle pas toujours là et
notre navire n'est-i l pas chargé à en crever,
prêt pou r un bo n petit som brage? Sauvetage
im pos sible : nous n'avon s que six cano ts,
pouvant recevoir en tout cent c inquante
hommes; quelle ruée et quelle bataille au
couteau avec ces moricauds s'il fallait se les
disp ute r É pid ém ie : que va-t- il résulter de
cette promiscuité de Cour des Miracles , de
cette vie en troupeau, fatalement immobile,
de malheureux soumis à toutes les malpro-
pretés, à toutes les infections de la belle vie,
que le docteur s 'est déclaré impuissant à
visiter sérieusement, et qui, dans ce pays
classique des f ièvres homicides, resteront
exposés aux avalanches des pluies tropicales,
au mal de mer et aux coups de mer inondant?
Ré volte : que deviendrons-nou s, les blancs,
si cette an ima lité, par colè re de la faim , des
intem péries, du reg ret d 'avo ir quitté les terres
natales , s ' insurge? — Nous les dompterons
ave c des jets de vap eur, m 'a dit un o ff ic ier .
— Mais s'ils agissent la nuit, par surprise,
comme des chacals?
Heureusement que les Catastrophes sont de
singulières divinités infernales qui ne se
décident pas faci lement à entrer en mouve-
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ment et sont bienveil lantes pou r les témé-
raires
Heureusement aussi qu'au cou des
chemineux de notre singul ière escorte pen-
dent, en scapulaires, des milliers de gris-gris
préserva teurs, achetés aux féticheu rs et qui
conjuren t l'œuvre des mauvais dém ons
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D e B a t h u r st à B a n a n a . — S i e r r a L e o n e .
Les Sénégalais à bord.
Du 19 au 29 août
D écid ém ent, en nos escales, nous ne som mes
poin t partou t les bien reçu s. A L as Pa l-
m as, on nous a fait dég uer pir dès qu e les auto-
rités ont su que nous avions des exp losifs à
bo rd . A Sier ra-L eon e on nou s a refusé « la
L ib re Pra tique » , la faculté d aller à terre, à
cause de la bo rd e de nèg res entassés en tre
nos bastingages . L a localité a une renom m ée
sinistre : Wh ite men s grave, le Tom beau des
blancs et pou rtant le M ulâtre m usclé et agité
qu i, en qualité de com m issa ire du po rt, est
venu faire la vis ite sanitaire, a ma intenu à
notre mât de m isaine le drapeau jaune de la
quarantaine, et, brandissant un exemplaire
de la loi anglaise, mis en faction trois police-
men no irs, arm és du c ou rt g our din , au liaut
de l esca lier de se rv ice . Il ont p lus p eur des
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maladies que notre chargem ent humain peut
recé ler que des fièvres et des dys ente ries de
leur terre immémorialement inhospitalière.
Il en a, il est vr ai, subi de be lles, ledit ch ar-
gement humain, depuis Bathurst A peine au
large, nou s fûm es chargés par des grain s
furieux appuyés d 'une effroy ab le arti l lerie
d'averse s ; pend ant quatorze heu res n ous en
subîm es les assauts a charn és à pein e inter -
rompus par des reprises d 'haleine d 'un quart
d 'heure. Le s malheureux parqu és sous les
insu ffisan ts abris des toiles basse s tendu es
au-dessus de leur campement misérable,
tenaillés, malgré leurs amulettes, par un rou-
lis savant et un tangage brutalisant, affalés
sur les p lanch es, chan celant inertes et dém o-
ralisés, ont reçu, avec la régularité et l ' inclé-
mence cruelle des éléments éternels et insen-
sibles, l 'ora ge de la pluie et l 'ourag an des
cou ps de m er, « des baleines », lancés au-des-
sus des pavois par un vent frénétique. De
leur conglomérat humide montait , comme
d'une cuisson d ' immondices, le fumet animal,
tiède, aigre, poivré des corps malades et des
estoma cs chavirés. Un carre four boueux dans
une vil le frap pée de la pe ste Un hôpital
aband onné dont les lamentables pension naires
seraient tomb és dans les corr idor s en essayant
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de gagner les issues
La vie fuyante et déses-
pérée ne se révèle que par des plaintes de
mourants
D es tousseries rauques déch irent les gosie rs.
L 'humidité est terrible pour ces tropicaux
habitués aux températures sénégaliennes,
couverts de la mince pellicule de leurs coton-
nades et n'ayant guère de vêtements de
rech ang e. Du haut de la dunette, où les vagues
déferlant en éventail nous atteignent de leurs
embruns, nous regardons cet aquarium, et ,
de nou veau , en l 'âme fratern elle et so nge use,
repar aissentles fantôm es des iniquités sociales
et l 'ém oi de l ' incom pre ssible énigm e qu'est le
contraste entre ce navire, miracle de progrès
et d'ing énio sité, et l 'hor rible cond ition de ce
m illier d'esclave s qu'il char rie en vue d'un
pr ofit d ont i ls ne se ront vraisemblablem ent
que les victim es, véritable chair à indu strie,
analogue au charb on qu'on enfou rne dans les
foy er s de la ma chine au piston infatigable
battant, à coups sourds, le tambour dans les
f lancs du vapeur. Tou tes ces forc es humaines
et ma térielles, fon ction na nt dans l 'auréole
des météores et dans la beauté pathétique du
voyage, pour cette seule fin égoïste : le
Busi-
ness les affa ires , la stupid e pou rsuite, par
quelques fauve s, quelques bêtes de p roie , de
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la rich esse hideuse et des jouis sa nce s avilis-
santes
Il y a eu deux morts La som bre faucheuse
a abattu un pn eum oniq ue et tranché la vie
naissan te d'un petit enfant do nt la né grillon ne
gentillesse s'élevait au milieu du tas telle
qu'une pâquerette noire sur un fum ier. L e
commissaire marit ime mulâtre de Sierra-
Leone a bien fait d ' interdire l 'accès du Shore
P ar faveu r j 'obtien s d 'y al ler. Il est juste
que pa rfois , spécialement en pays de sauvages
et de fièv re s, la qualité de sénateur serv e à
autre cho se qu'à être inju rié par m essieurs les
journ alistes. J 'y vais avec notr e ca pitaine et
no tre doc teu r. G are au soleil , m'a-t-on dit,
m êm e adou ci par les nuages ; gare à vo s
tem pes et à vo tre nu que ; i l est ici terr ible et
traître — et j 'ai em prunté un casqu e blan c
d'explorateur. D ès le déb arca dèr e, nous
som m es pris dans la chaleur m oite et étouf-
fante des serres où chez nou s les o rch idée s
retrouve nt le mil ieu natal. L ' im pre ssion d 'une
m aladie pouv an t vous saisir en m oins de rien ,
surgit et inquiète. Le corps entre en suée
lente ainsi qu'au Ilam m an . Sur la tête, on
sent, au tra vers du liège épais de la coiff ur e,
la pesée de l'astre-roi plom ban t dro it du z énith,
et l 'on s 'étonne de ne trou ve r, autour de ses
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pieds , qu une toute petite om bre , info rm e,
ramassée en paquet, un moigno n d om bre.
L a vil le , F re e-T ow n, c est Batkurst en
grand avec un arrière-plan de montagnes dont
les verdures, fondues à distance, émaillées de
bâtisses à l aspe ct de cbâlets de plaisance,
font pen ser à Cba udfon taine ou aux Sieben-
Gebirge du Rhin. Déjà cette impression
m était venu e quan d, ce matin au petit jo u r,
nou s long ions la cô te et que les coc ottie rs et
les pa lmier s, caractéristiqu es des sites équa-
toriaux, pouvaient sembler des bouleaux
s esp açan t au-dessus des taillis d un e collin e
ardenn aise. C est cu rieux ce rappel, en ces
lointains, des paysages d E ur op e et cette con -
scien ce que la différe nc e ne tient qu à des
détails gro ssis dém esurém ent et mis en
vedette par les voyageurs qui veulent absolu-
ment avoir vu des choses extraordinaires afin
d apparaître eux -mêm es en bêtes curieuses et
sensationnelles.
Tr ès lentement nous vaguon s par les che-
m ins gazonn és que sont les rues , troués des
larges éraflures d un sol rouge. L opp osit ion
des tons cru s est d une h arm onie un peu dure
mais séduisante. Des Bod egas, des boutiques,
séparées par des jardinets où le bananier à
larges palmes balayantes et le svelte laurier-
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EN CO N G O L I E I I
ros e tiennent surto ut la plac e, les bo rd en t,
ave c l étalage en bazars de m archan dises cos-
m opo lites et râpées. Pa rtout le nèg re, angli -
cisé et évan gélisé. P lus de nudité livran t à la
vue le bron ze des dos et des seins, si statuaire-
ment pointus et fermes cliez les jeunes fil les,
si gélatineusement boudinés et ballottant cliez
les femmes. Du otton britannique criard et
ram agé,en emb allage autour de tous les cor ps ,
les corps minces et souples des adolescentes,
les corp s énorm es et tourellisants des ma-
trones. Et de là sortent les têtes, les têtes et
les mains, les m ains no ires , les têtes no ire s
brunissant au soleil , donnant à nos yeux
accoutumés aux nuances claires de ce miracle
de frêles nuances « la couleur de chair », une
répulsion causée par l inh arm on ie, la tristesse
de cette ful iginosité, le mécontentement de
cette nuit ma térialisée où le rythm e des co lo-
ris raffin és e st éteint.
Il n y a qu une centaine de blan cs parm i les
trente-cinq mille habitants de la place, résidu
de ceu x qui tentent l acclim atem ent dans ce tte
oasis pe rf ide et que les f ièvre s paludéenn es
dévorent. Ce sont eux qui t iennent tout
ensem ble. Il n en faut pas plus, de race sup é-
rieure à race inférieure. Car aux dif féren ces
zoologiques de peau et de traits, superficielles,
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correspondent les dif férences psychiques, les
vra ies, les cardina les et c est là que do ive nt
regard er ceu x qu i, enfantinement, s obstine nt
à poser enco re le problèm e de l assim ilation
du No ir au Bla nc , par l édu cation et le tem ps .
A une heure du matin, après un laborieux
et traînant embarquement de combustible ,
nous levons l ancre par une majestueuse nu it
lunaire. No tre camp girovag ue s est augmenté
d un nouveau contin gen t, entre autres qua-
rante « K ro o- bo ys » destinés à faire le déchar-
gem ent : nous somm es m aintenant en viron
douze cents à bo rd
Plus que l équ ipage d un
cuirassé de premier rang
Tout ce monde, à
cette heu re, do rt dans la paix mo rne du dés-
œ uvre m ent, de la fatigue et des pr ivatio ns .
A in si , peut-être, s en allaient les cro isés de
Richard-Cœur-de-Lion, en leur exode vers la
terre sainte, ou les exilés du duc d A lbe ve rs
les Am ériqu es. La brise qui souff le de l avant
ramène sur le navire l odeu r répugnante de
leur fermen tation a cide et be rce d un roulis
doux leur sommeil de brutes. Au petit jour
c est un réveil garrula nt, u ne agitation de
guêpes. Les ballots humains, tantôt étendus
com m e des sacs jetés au hasard sur le po nt,
s agitent, vo nt , vien nen t, gesticu lent, tourbil-
lonne nt dans le bruit d une jacass erie ince s-
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EN CON GO LIE I I
santé. Le steamer, sur son large dos, véhicule
cette foule, en un balancement paternel qu'ac-
compagne le ron-ron continu de la machine
et qu 'orne sombrement le panache inter-
mittent de la fumée . Us ont envahi tous les
espaces , i ls encombrent l 'avant, dégringolent
dans la coupé e qu' i ls subm ergen t, escaladent
le sparde ck, se nich ent dans les h aubans et
sous les canots, se blottissent sous les roufs,
font de tout un perchoir , b loquent à l 'arr ière
les passagers de seconde classe et ne laissent
libre que la dunette pour les passagers de
première. Vainement l ' équipage s 'e f force de
les parqu er par des bar rière s : i ls dé bor de nt
com m e les hanneton s d'une boîte où un écolier
veut les contenir. Nous sommes des naufragés
sur un écue il que batten t les flo ts en m ulti-
tude, une poignée de soldats luttant entourés,
aux dernières heures d'une bataille. Il faut se
rés igner à l 'envahissem ent A h le s ingulier
voyage d'agrément pour « les gens de cabine »
que nous som m es Qu ' im porte , le pittoresque
abond e et surabon de L a compen sation est
princière .
L'O céa n a, dès midi, mis ord re à leur
tumulte, en recommençant la danse bouscu-
lante qui les avait matés au sortir de Bat-
hurst . V o i c i de nouvea u les s e c o u s ^ v io-
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lentes, les saltations épiques et les puissants
arrosages des vagues écrêtées et déchiquetées
par le vent. La horde, reprise du vertige sto-
m acal, vacille, s 'affaisse et retom be dans le
som m eil som nam bulique et les transes du mal
de m er. Ce n'est, de nou veau , qu'un amas de
loqu es taché es par la saleté d es têtes no ires
rasées à fleur de peau ou vêtues d'un court
crépon laineux de caniche, des bras et des
jambes nues déjetées, insensibles aux rasades
salées qui jaillissent en affusions brutales.
La nuit gagne cet amalgame lugubre. Par
interv alles la plein e lune, dans une trou ée de
nuages, lucarne sinistre, semble regarder si
les flots font bien leur besog ne de to urm en-
teurs.
Ju squ 'à l 'aube, lente à par aître, dure cette
persécu tion. Un e délégation mouil lée jus-
qu'aux moelles vient annoncer au Capitaine
qu'un hom m e a dû être em porté pendant la
tourmente nocturn e : ses com pagn ons de
planch es ne le retrou ven t plus — Qu 'y faire?
Q u'on le laisse à l'eau
L'Atlantique semble en avoir assez. Voici le
soleil La côte d'Afrique est visible, dentelée
de forêts lointaines. Nous voguons par le
travers de Libéria, où les nègres, l ivrés à eux-
mêmes, tentent sans grand succès, depuis
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EN CON GOL IE I I
trois quarts de s iècle, de se gou vern er eu
répub lique à la m ode a m éricaine, portan t les
institutions parlementaires à peu près comme
ils portent nos vêtements.
Les négrit iens , réconfortés par le ca lme,
sont debout. I ls recommencent leurs turbu-
lences de marché à Tombouctou, après la
prière du matin dont, en f idèles musulmans,
ils accomplissent les rites, tournés vers
l orien t où gît la M ecque-la-Sainte, frappan t
et refrappant de leur front le pont sur lequel
quelques-uns ont déposé une poignée de sable
sym bolisan t la terre de l Islam . Car, avant la
récente invasion des peuples aryens sur tout
le pou rtour de la m assive Afr iqu e, dem eurée
si longtem ps intacte et inco nn ue , l A ra be , le
sémite , déf init ivement repoussé d Eu rope ,
tourna nt le dos à l ancien cham p de ses pil-
lardes conquêtes, envahissait lentement ces
contrées mystérieuses, massacrant le nègre
ou le con vert issan t au M aliométisme. L e cer-
veau à paro is étro ites de ces rudim entaires
s accom m ode , mieux que du cathol ic isme m ys-
tique et com pliqué , de sa théo logie simpliste
concentrée en de si rares et si faciles pré-
ceptes : Cro ire à un seul dieu, A lla h ; à
M ahom et, son délégué sur la terre
à une vie
future, paradisiaque pour les bons, impi-
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toyable pou r les m auva is ; accom plir c inq
de vo irs : la prière ave c les ab lutions, l 'au-
mône, le jeûne, la guerre sainte contre les
mécréants, et, pour les plus fervents, le pèle-
r inage au tombeau du Proph ète.
L a température n 'a r ien d 'exce ssi f . Som m es-
nous vraiment dans la zone torride avec la
gerb e des rayon s solaires tombant vertica ux
sur nous? Pour la première fois un beau cou-
chant. G râce à de. déco ratifs nuag es, ce n'est
pas seulement un aérostat de feu précipité
dans les abîmes de l 'horizon maritime. Les
splendeurs méconnues des f ins de jour dans
nos pays de ciels étoffés de nues, sont retrou-
vées Ah si nos yeux moins ingrats savaient
mieux voir les merveil les célestes de nos
contrées du N o rd Si les déf i lés pro fon ds que
sont les rues de nos villes ne réduisaient pas
à un pan dérisoire le spectacle ém ouvan t du
ciel tou jours change ant
Ces nèg res, ces nè gre s D écidém ent, ils
occupent toute la scène, f iguration énorme
et pullulante du théâtre ambulant où nous
sommes. Encombrement prodigieux, te l que
celui des mo uettes, des corm ora ns, des
alcy on s, des pétrels sur les ro cs à gua no.
D e m ême que les bou rrasqu es équatoriales
surgissent au tour de nou s, troublant d'un
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°
EN CO NG OL IE I I
tourbi l lon brusquement for m é, brusquemen t
disso us, la paix des solitu des , dans leur co liue
barbare, se noue tout à coup la ruée, la mêlée
d une « palabre » . P ou r une calebasse pleine
d eau renve rsée, p our une cruch e cassée, pour
une préséan ce à la ma rmite où cuit le r iz
quo tidien, pou r une vétil le, pou r un rien
ind éch iffrab le, une querelle s éveil le, g on fle,
gro nd e et éclate furieuse. Us sont dix , vin gt,
trente à enche vêtrer leurs m em bres, à se
distribuer des claques sonnantes et des coups
de poin g sourd s, à désarticuler en grim aces de
cynocéphales, leurs visages noircis et glabres
de pierrots à rebo urs, à faire m ou voir en
miaulem ents les palettes de leurs langue s
rouges entre leurs dents blanches de carni-
vor es mal guéris de l anth ropop hagie. P as de
danger, du reste, que ces taloches fassent des
no irs ou des bleus sur leu r peau d aca jou .
Il faut qu un off i c ie r se jette sur eux com m e
un va let de chien s fou aillant une me ute,
arrache les matraques brandies et les jette
par dessus bord, ou cadenasse aux poignets
de quelques-uns les fers de justice; le premier
lieutenant a fail li env oyer à la m er une én orm e
flûte à petits trou s, qui sem blait un go ur di n,
prop riété d un va-nu-pieds en red ingo te et
sans pan talon, qui prit les attitudes éplor ées
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et suppliantes d'un roi à qui l 'on arrache son
sceptre.
A u déclin du jou r, rap ide, sous ces latitudes,
com m e un changem ent de déc or à vue, décl in
destitué des lentes douceurs de nos crépus-
cules, quand le désert m aritime est gag né
par l 'ombre, et que s 'assom brit l ' indigo trans-
parent des eau x, en mon sou venir apparaît,
fantôme, l 'œuvre dramatique de Géricault ,
Le Radeau de la Méduse cette cuve sombre à
large houle est celle qu'il a de vin ée ; ces
haillons suspendus aux cordages et claquetant
dans le sillage aérien de notre course sont des
signaux de dét ress e; ces corps a l longés ou
accroupis dans une immobil ité funèbre sont
des nau fragés. E n ces parages infréqu entés,
notre horizon reste vide : sombrer ici serait le
sort douloureux des navires « perdus corps et
biens sans nouvelles »
Et, pourtant, à d'autres heures, le spectacle
de cette mer, inépuisablement mobile en
son un iformité, évoqu e d 'autres rêves. Nou s
som m es au large des rive s de Guin ée, côte
du poiv re, côte d ' ivoire, côte d 'or, côte
des esclaves. Un courant bienveil lant nous
cha rrie, les bris es alizées nou s éven tent.
Quand le ciel s 'orn e des clous d'o r des con-
stellations boréa les déjà m onta ntes, tandis
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que la Graude Ourse et son cortège, peu à peu
s enfon cent dans le Septentrion, je pense aux
légendes des voy age s fam eux ou fabuleux, à
Ch ristophe Co lom b, à M agellan, à leurs p ré-
curseurs dès longtem ps surgis dans les ima-
ginations devinatoires des peuples, — à
saint Bren dan , faisant voi le hardim ent vers
l ouest, ave c vin gt m oines, à travers les m er-
veilles ; visitan t les répu bliques d oiseau x qui
rendent un culte à Dieu, en chantant aux
heu res liturgiqu es ; l î le des B reb is où ces
doux animaux se gouvernent selon leurs lois
pacifiqu es ; l î le Si lencieuse qu aucun bruit
n a jam ais troublée, où les cierges s al lum ent
d eux-m êmes à l heure des off ices pieux ; à la
Pa qu e célébré e par le Saint sur le dos com -
plaisant des ba leine s; je son ge à la prom ena de
mystique du bienheureux dans le Paradis ter-
restre retrou vé ; à sa renc ontre avec Judas
l Isca riote qu i , une fois par semaine, sort de
l en fer, en récom pen se d une bon ne action
qu il a faite ; toutes les plante s on t des fleu rs,
tous les arbre s des fruits, et quan d il rev ient
de ces terres de prom ission, frangées d herbes
ravissa ntes qui retom ben t dans des flots , ses
vêtements austères en restent parfumés pen-
dant quarante jour s.
Le c oq chante à bor d : ces prestiges s éva -
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nouissent. Un noir est tombé dans la chambre
des m achines. Il agon ise Il m eu rt Ses com -
pagn ons pou ssent des lamen tations. Ils l 'en-
roulent de bandes d'étoffe, lui lient les bras et
les jam bes , le f icellen t dans sa natte. L es
matelots attachent au cadavre le fer de grilles
ho rs d'usage p our le faire cou ler à fon d loin
des requ ins et le cous en t dans une vieille
voile. Un à un, les assistants viennent cracher
sur le mort pour signif ier : Tu emportes quel-
que chose de nous . Et à la Mer po ur tou jou rs
Nous approcho ns rapidement de l 'Equateur .
Pou rtant, les journ ées sont fraîche s et les
soirées froides à s 'emmitoufler. Dans la clarté
indécise d'une aube, nous passons au large de
l 'archipel portu gais de San-T hom é don t la
décou pure montagneu se, emp anachée d'arbre s,
se détache en cartonn age d 'om bres chino ises.
Deux pics, élancés comme des clochers et des
be ffro is , fon t songer à la silhouette d'une cité
flam and e dans les bru m es du m atin, et l 'i llu-
sion se continu e à mesure que l 'avancée con -
tournante du steamer en déplace lentement la
double architec ture. U ne îlette se d étache
de la masse, Las Rolas, les Tourterelles :
quatre cents hectares plantés de coco tier s
abritant des cha m ps d'ananas et des ver ger s
de caféiers. L e jou r naissant argente la m er
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d'une bague qui en toure l 'oasis et s 'acliève,
sur les roc s du pou rtou r, par une frang e
neigeu se de va gues déferlantes. L e soleil qui
se lève pos e der rière le pay sag e la g loire
pou rpr e de son disqu e et étend du riva ge au
na vire, sur les flot s écailleux , le tapis som p-
tueux d'une miroitan te traînée d'or ro ug e, invi-
tant au départ pour cette solitude ench antée .
On rêve de finir sa vie dan s ce désert cha r-
man t, d 'y trouver la paix toujours fuyante, de
s 'y baign er dans l 'Har m onie de l 'âme et du
mon de. A h combien tôt , sans doute , nous
reprend rait la faim n ostalgique des agitations
humaines et des inéluctables sociabilités
A la pointe extrême des Tou rterelles, nous
coupons la Ligne. Ici je reçus le baptême,
long years argo quand j 'é tais mousse abord
du Vasco de Gama en route pour le Pérou.
Plus rien des antiques cérém onies , d ont les
rites burlesques s 'accom plissaien t sous le
sceptre d 'un Neptune d 'occasion, f lanqué du
bon hom m e Tr opiq ue et entouré de sa cour de
ma rsouins. Le « cant » ne s 'acc om m ode pas,
sur les grands steamers, de ces réjou issan ces.
C'est bon pour les sailing ships.
Dans deux jours, nous mouil lerons à l 'em-
bouchure du Congo.
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Ban ana — le Bas Fleuve — Bom a.
Du 29 août au 6 septembre
M e voici au Co ng o, à l 'entrée du G rand
Fle uv e Celui qui dépasse tous ceux du m ond e
pour le volume des eaux restituées à l ' inépui-
sable et toujours renouvelé réservoir des
m ers. A u C on go par hasard, par cet abandon
de la volo nté à la pou ssée des c ircon stan ces ,
que j 'a ime com m e le mo ins trom peur des
guides au cours de la vie mystérieuse et fluc-
tuante que nou s cr oy on s dirige r et qui n ous
dirige, gogue nard e et cruelle com m e un
enfan t, d ans ses fatalités cos m iqu es. Car,
vraiment, je ne pensais, au départ, qu'à cher-
cher quelque rep os aux Can aries, à gravi r le
pic de Té né rif fe , à dor m ir mes journ ées dans
la vallée d 'Orotava aff irmée par Humboldt la
plus délicieuse de la terre. E t m e voic i pris
dans l 'aventure d 'un voyage compliqué, non
exempt, certes, de fatigues et de hasards,
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dans une contrée inclémente. Pourquoi ? Que
sais-je Besoin, quand on est sur une route, de
s enfon cer jusqu au bout. Bes oin d entre voir
ce pay s discuté qu i chez nous tour m ente les
âm es, et revient, en mu rmu re c ontin u, dans
no s agitation s nationa les. Be soin de réaliser
des rêves de lointaine it inérance, rem ontant
aux i l lusions de jeunes se, et de rec om m en cer,
une fois avant l ach èvem ent proc ha in de la
vie , ce qui fut jadis une fuite d ado lesce nt,
perfluan t d espé ran ces, p ris de curiosité et de
fol ie vagabonde.
Depuis des heures la couleur des flots, blon-
dissante, ann onça it le m élang e, à l azur de
l Atlan tique, des grand es eaux terrestre s déva-
lantes, char riant et les limo ns des lits fluviau x
ram ifiés àl inf iui dans l imm ense bassin con go-
lais et les détritus végétaux décomposés. Cette
fois en core ce fu t à l aube que la ligne loin -
taine des côtes apparut, basse, un iform e, d un
brun grisâtre se transform ant peu à peu en
verdure engrisaillée. Le ciel est couvert, la
température fraîche : l imp ression et le p ay-
sage son t ceu x d une fin de septem bre sur nos
riva ges . Ce n est qu à l entrée dans l estuaire
vas te, désert et m ajestu eux , qu une tiède
tou ffeur et la solitude, im m ense , ram ènen t au
sentiment de la région africaine. Puis le
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détail des végétations, le dessin des feuillages
tropicau x, les grande s éb our i f fures des coc o-
tiers mal pe igné s, les grê les arm atures dont
le lacis supp orte, au-dessus des ba sses eaux
des rives , le fou il l is des ram eaux et des
racines superf ic iaires des palétuviers , achè-
vent la recti f ication des regard s.
Banana grève de constructions éparses la
cor ne d'un b anc de sable, plantée dans l 'em -
bouchure du f leuve comme une canine dans
une mâchoire. A l 'extrême pointe, première
chose, lugubre, que distingue l 'arrivant et sur
laquelle inévitablement i l interroge, sans
so ng er à l 'ém oi que fera sauter en lui la
répon se, un cim etière L à gisent, sous des
cro ix, sous des pierres oubl iées , des H ollan-
dais , des Portugais dévorés par le Minotaure
des f ièvre s, tous disparus avant l 'heure no r-
male de la vieil lesse. Au milieu de beaux
cocotiers , notamment ceux de cette avenue
classique que la ph otog rap hie com plaisante
aime à reproduire com m e une attirance pou r
ceux que travaille le désir d 'émigrer, s 'élè-
ven t, au-dessus d'une superstru cture de pil iers
ou de pilotis, semblables à ceux des cités
lacustres, les m aisons en bo is, à toiture de
feutre, très blanches, badigeonnées de lait de
cha ux, visibles de loin et paisibles quand on
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arriv e du large. E lles sont entre deux riva ges :
l Atla ntiqu e qui déferle ave c les grâ ces
lourdes et ronflantes des vagues sur les plages
de sable, se frange ant d une é cum e ép aisse,
savonneuse, verdâtre, et la crique charm ante,
tranqu ille, e nverd urée où s est arr êté le stea-
mer sur un ba s-fond que son exce ssif tirant
d eau lui a fait touch er. D es jar din s sablon -
neux où les cocotiers, en multitude, dressent,
sur les chande liers gris de leurs t ron cs
annelés, la tou ffe des palm es et le co nglo m éra t
citron de leurs fruits. D es lagunes m aréca -
geuses essaient de jou er à l étang dans ces
petits pa rcs a rides ; sur leurs b ord s de vase
noirâtre, où, inex tricables, s enche vêtrent les
palétuviers, de petits poisson s grimp eurs
sautent, et ma nœu vrant de larges na geoires,
moignons de pattes, se hissent, agiles et
bizarres. Quelques ponts rustiques à claire-
voie. Un aspect général rudimentaire et com-
m ercial , m ono tone, d une relative séduction.
Rien du décor idyllique de Sierra-Leone et de
Bathurst . D affre uses et puantes « ch im b eks » ,
tanières en bam bou des nèg res natifs, a ides
soumis des factoriens qui ont là leurs établis-
sements de co ncentra tion et d échan ge, m et-
tent une note de m isère en cet ensem ble
mélancolique, silencieux et résigné.
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II
M ais, dans l 'alento ur, se dév elopp ent les
beautés harmonieuses de l 'entrée célèbre du
fleuve. Des î les verdoyantes la peuplent d'un
archipel reposé. Les perspectives indéfinies
de ses eaux ou vren t parto ut les m éandres de
leur dédale attirant. U ne m ajesté serein e
orchestre des tonalités douces d'aquarelle
aux teintes plates. A l 'arrière-plan, des colline s
d'oc re jaune born ent l 'horizon d'une plinthe
en lign e d roite sur laquelle pos e la retom bée
du ciel. Pas un bru it, — si ce n'est à bo rd où
notre chargem ent hum ain pullulant, odo ran t
et simiesque continue les rumeurs des futi-
lités de sou exis ten ce sauva ge, de gr os cure-
dents en baguettes à toutes les bou ches po ur y
faire un travail ininterrompu de nettoyage et
de polissage des mâ choii 'es carnassières
éblouissantes de blancheur,
Mais sur le rivag e, r ien Ta ntôt , quand est
arrivé le vapeur à la coqu e gigantesq ue, souf-
flant la stridence de ses signaux et les
appuyant d'un cou p de canon éva porant le son
en fum ée, c 'est à peine si quelques non cha-
lantes créatures ont tourné vers la rade leurs
placides et indi f férents v isages. L 'étonnem ent
po ur les m erve illes de la civilisation des
blancs semble un sentiment presque inacces-
sible à ces cervelles dures, incapables de con-
3
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cevo ir l effo rt millénaire et les étapes innom -
brables qui furent nécessaires p our passer
des igno bles pirogu es à pagaies, creusées dans
un tronçon d arbre , pareil les à de vieil les
galoch es en caou tchou c éculées, qui circulen t
autour de nous avec leur équipe de chim-
panzés, et le pro dig e d un transatlantique. E t
cette pensée s imp ose de nouveau : l i l lusion
ridicule de ceux qui espèrent leur faire acc om -
plir p ar l édu cation le chem in histo rique ,
cruel et imm ense, que notre race a parcou ru
an milieu des enthousiasmes et des souf-
frances .
Il a fallu a lléger. C est la saison sèch e, la
saison des basses eaux . Jam ais, assuren t les
pilotes, le
L éopoldville
chargé jusqu aux bar-
rots du pont, ne passera, avec sa flottaison, les
ban cs de Matéba. E t tout l après-m idi, et toute
la nu it, au m ilieu du vaca rm e et d un gasp il-
lage inouï d effo rts , les kr oo -bo ys ont sorti des
écoutil les de l avant des dam es-jeannes et les
énormes barils remplis de rhum de traite à
quaran te centim es le litre, les sacs de sel, le
charbon en briquettes. Le soir, du haut de la
dun ette, à la clarté des pap illons électriq ues
allumés à bo rd, je regarde l étrange et saisis-
sant spectacle de cette cohue se démenant au
milieu des Sénégalais dormant, innombrables,
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dans les linceuls gris de leurs haillons, rangés
ainsi que des cadavre s de m ineurs retirés de
la fosse après un coup de griso u. Les rayon s
et les om bres les tachen t fantastiqueme nt.
Ceu x qui rêv en t rem uent lentem ent sous
l éto ffe com m e des blessés reven ant à la vie .
Au -dessu s le nav ire dresse les gran des
antennes m ouva ntes des grues de décharge-
ment. Les ballots balancés passent en projec-
ti les de catapu ltes. L es poulies grin cen t, les
engre nage s des treuils rapidem ent d évid és
criquè tent, les fa ces de noirs sem blent des
trous ouverts sur les ténèbres. Inoubliable
m ise en scène d agitation et de som m eil , de
silence et de tapage, de som breu r et d éclat,
d Europe et d Afr ique .
L a m arée haute du lendem ain m atin nou s
renflou e. E n route pour Borna, la capitale de
l Eta t naissant : env iron la distance d A nv er s
à Flessin gue . L e navire est resté bien lourd ;
passerons-nous?
Mes yeux et mes pensées sont tout au
pay sag e. L e fleuv e a la planitude et la teinte
du ve rre mat, car ses eaux sales que l hélice
baratte en lessive châtaine reflètent un ciel
nuageux qui les emp erle et les engrise m er-
veil leusement là où rien ne trouble leur
imm ense étalem ent. On dirait un beau lac
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savam m ent écliancré entre des rives em pa-
nachées de splendeurs si lvestres. Partout des
presq u' î les et des golfe s, des c ont our s m olle-
ment arron dis , une v erdure continue et opu -
lente, sans une tache d'aridité, sans un crevé
de déboisem ent. L es a rbres ne sont pas hau ts,
i ls n'on t pas la beauté sévère de nos wag né-
rien nes forêts de hêtres ; mais l 'étra ng eté, polli-
no s yeu x, des végétations équa toriales Quand
nous serrons la rive, les palmiers foisonnants
baignent dans les eaux les gerbes de leurs
feuil les. Et ces plantes de serre, ici prodi-
guées, augm entent l ' im pression d 'un giga n-
tesque dom aine royal am énagé pou r la joie des
regards. Tout pourtant a l 'apparence d 'une
peinture de décor, procédant, par larges lam-
pées plates, sans l ' infinie variété des nuances,
incomparable séduct ion des co loris du Nord.
Cela dure des lieues
Ce péristyle du Congo
est adm irable de m ajesté pa cifiqu e. C'est ici ,
pourtant, qu'encore au cours de ce siècle,
venaient mouil ler les négriers et qu' i ls embar-
quaient leur infernal chargement vivant de
a Bois d 'ébène ». C'est ici qu'on s 'approvision-
nait de chair humaine pour le Moloch de
l 'esclavag e. O ui, parm i ces beautés, oui , parm i
cette paix
Mais les magnificences reposantes de cette
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oasis f luviale prenn ent f in. A notre gauelie
commence l ' î le de Matéba avec ses mill iers
d'hectares de pâturage où se font les essais
d'élevage du bétail . La forêt riveraine n'orne
plus le paysage. Des rives basses, de sable,
sur lesquelles, avec les jumelles, on découvre,
çà et là, en m asse diff or m e et im briq uée , un
cro cod ile. D es plaines buissonneuses bornée s,
très loin, par des coll ines à surface indistincte .
De nouveau des rappels, dans les grandes
l ignes, de paysages européens. A h com bien
vraiment la surface terrestre se répète, et
combien les mêmes éléments se retrouvent,
concentrés chez nous en espaces restreints,
ici délayés en espaces énormes
No us appro chon s des fameux bancs où,
avan t nou s, plus d'un nav ire s 'est échou é, si
près, pourtant, de sa destination. Mais le sort
aime les déran gem ents de la dernière heure.
Un pilote, tout de blanc habillé, rébarbatif et
très bien rasé, important d'allures et disant,
de la tête aux pieds , de ses bottine s irrép ro -
chables à la visière dém esurée de sa casquette
à quadruple galon d'or : « Je suis sur de mon
affaire » arpente la passerelle avec l 'autorité
d'un Nelson et nous donne confiance. Ah
bien oui un choc à culbuter toute la vaisselle
du bo rd, un long frottem ent doux mais ang ois-
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don t il m oire les eaux du fleuve , nous m ouil-
lons. L 'al légemen t d eB ana na a été insuff isant.
Il faudra plus am plemen t dég arn ir les cales.
E t Borna qui est là-bas, pas b ien lo in , don t on
nous aperçoit , apparemment, avec le téles-
cope
U ne nuit dans le calme de cet ancra ge. D es
brûleries de grandes lierbes mettent en dix
endroits de l 'horizon bas qui nous encercle des
lueurs d ' incendie. Pourquoi ces dévastations?
Pour fertil iser la terre par des cendrées? pour
détruire les moustiques? pour chasser les ser-
pen ts? pou r traquer les anti lopes? pou r faire
la plaine libre aux voyag eurs? p our ho no rer
Zam bi le Grand E spr it? pour im iter les
ancêtres? pour produire des nuages de pluies?
pour découv rir l 'app roche de l 'ennem i? po ur
em pêche r la pu tréfac tion végéta le à la saison
humide? Choisissez, devinez, démêlez : comme
pour tout ici , des explications multiples, con-
tradictoires , baroques, raisonnables, r idicules,
admissibles, inadmissibles. On ne sait pas
On ne sait jamais
L e lend emain, au jour pointant. A gauche
de notr e nav ire, élong é au cours descend ant
du fleuve, un vaste paysage plat, marécageux,
em brun i de végéta tions courtes : suis-je aux
environs campinois de Genck? Ces col l ines
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cravatant l 'horizon sont-elles la dorsale lim-
bou rge oise ? Cette chaleur solaire, non cui-
sante mais lourde, est-ellé celle d'un midi
orageux d'août en Belgique?
V oic i un steamer de rivière qui ap pro che .
Branle-bas La moitié de nos passagers veut
nous quitter, pris de l ' impatience de l 'arrivée,
et monter à Bom a. E h bien embarquez-vous
Et i ls s 'embarquent dans un tohu-bohu de
bagages amenés, traînés des cabines et des
cales. A h le besoin de lâcher la mer pou r la
terre, pour le vieux plancher im m obile et sans
bastingage
D es vides, don c. D es tables d épareillées.
Des coins tout à coup déserts. Tels des hiatus
dans la denture. Et voici que nos nègres
devienn ent plus entreprenants, plus insolen ts.
La m oitié de not re garn ison de blancs n 'a-
t-elle pas dém énagé? Ils envahissent de p lus
près ce qui nous restait du pont. Ils viennent
sous nos nez épancher leur parfum de denrées
coloniales avariées, éplucher leurs vermines
variées, étaler les maladies cutanées qui font
ressembler plusieurs d'entre eux aux vieux
mu rs ron gés de salpêtre. Et leurs tumul-
tueuses palabres se me uvent avec plus d' impu -
de nce : tantôt il y eut une gestic ulatio n fu ri-
bon de, les mains ont gif lé les bou ches maflues
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et les poings ont martelé les tignasses lai-
neuses avec un entrain qui a mis des saignées
de pa vot s écarlates et d'oeillets roug es sur ce s
crânes de d ogu es et ces fac es de m and rilles.
Un missionnaire anglais est intervenu au nom
du D ieu x de paix et de m isé rico rd e : on l 'a
saboulé Il a fallu se battre pour mettre aux
fers « les meneurs » . Décidément, i l est temps
de déguerpir
Et comme deux compatriotes installés à l ' î le
de Matéba, là proche, m'offrent de voisiner
chez eux, je pars en canot vigoureu sem ent
pagayé par six nègres . A h qu' ils fon t bien
travailler leurs palettes, les six nègres
Quelle
cadence appuyée d 'un chant m onoton e de
nègre
D eu x jou rs j 'a i repo sé là, dans la paix d'une
rusticité de soldat au cam pem ent. Le s repas
improvisés, les ratatouilles locales, les cui-
sines à la diable, paraissant délicieuses. L es
bava rdag es affe ctue ux et osés qui s 'épa-
nouissent entre hommes dans les solitudes où
l'on savoure tant de choses, où l 'on se sou-
vient de tant de choses, de la patrie, des amis,
des am ies. Pu is le somm eil, peuplé de rêve s,
de désirs, de l 'espoir des joies du retour, sur
la couch ette env irginée et em prisonn ée d'une
blanche moustiquaire, dans une chambre sans
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vit res , tandis qu au d eliors le clique tis des
feuilles de palm ier en éventail donn e l illusio n
d une pluie qui clioit en gro sse s gou ttes plates.
Le déjeuner, au réveil , sous la vérandali ,
meublée en garçonnière négligée, garnie de
persienne s en roseau x fi ltran t un cour ant
d air. L e départ p our visiter un troupea u de
m ille bêtes entassées entre les ba rrièr es d un
kraal et qui défilent, au lâcher, dans l ac co m -
pagnement de mugissements sans nombre, les
veaux nés dans la nuit encore mouillés des
eaux de l am nios m aternel, trottinant chan ce-
lants dans la hor de ; la flânerie vers un village
de na tifs, éparpillant ses huttes en pa illons ,
déhanchées et sordides, aux environs de
baob abs balourds ; ver s un cim etière b arba re
où les tombes récentes, nombreuses, tumulant
un cham p mal tenu de m an ioc, sont ornées de
bouteilles vides d Al e, de Spo ntin, de Cham -
pag ne, de pick les, d assiettes cassées ; la pr o-
m enade par les sinuosités d un sentier où
moucheronnent en bande les bengalis, fusant
com m e une volée de gro s plom bs ; un sentier
se débob inant à traver s une bruy ère parsem ée
de pin s sylv estres , no n, à trav ers une savane
parsemée de coc ot ie rs ; mais com bien l i l lu-
sion est poignante A h ces réminiscences
opiniâtres, et ces ressemblances avec la patrie;
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la patrie plus dou ce pour tant, et plus belle,
et plus harmonieuse, oui plus belle malgré
toutes les fanfaron nad es et les i l lusions ga s-
connes des voyageurs.
L a chaleur est d ure , du re TJ11 com m en sal,
un Ho llan da is, a dû nou s quitter le m atin, p ris
brusquem ent de fièvre violente : et pou rtant
c'est ce qu'on nomme « un vieux Congolais »,
i l a six ans d'A friq ue . Climat sou rno is, clima t
aux imprévu es perf idies.
Des coups de sirène rauques et répétés sur
le f leuve pendant que, nonchalants, nous rep o-
sons en pleine moiteur de serre. Un petit
vapeu r qui se dém ène et qui s 'amène. Qu 'est-
ce? On a appris à Borna qu'il y avait un Séna-
teur en détresse et on envoie le sauveter.
Décidément ça sert à quelque chose d'être
père con scr it , ne fût-ce qu'à romp re le bo n-
heur de se cr oir e à m ille l ieues des puérilités
sociales S oi t em barquon s et f i lons. Filo us ,
fi lon s, f i lo n s vers la colonia le capitale, ve rs
Borna, vers Bruxelles-en-Congolie
A grande vitesse nous longeons la rive à
pein e ém ergean te 011 grim pen t, largem ent
piét inés, les chemins de montée formés par
les hippopotames quand i ls cheminent vers
leurs pâturages nocturnes. Encore une fois
rien d'ex otiqu e, sauf cette indica tion d'une
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animalité invis ible. C est le bas Es cau t, c est
le bas D anu be, c est n im po rte quel f leuve
européen coulant parmi les ensablements de
son embouchure. Dans les lointaines trans-
pare nces d une a tm osph ère de cristal sont
délinéées les hauteurs rocheuses à travers
lesquelles, aux â ges fabu leux, s est fr ay é un
passage ce Congo fameux que les Portugais
nomment plus euphoniquement Zaïre. Sur
l une d elles, en signa l, un m ono lithe pareil
au clocher d une église de vil lage.
Au crépuscule prenant, apparaissent, en
bloc s blancs parsem és sur le rivage et sur la
pente, les con stru ction s de la vil le naissante.
No us ab ordo ns dans l obscu rité tropicale
brusquement tombée comme un r ideau.
R ien , ce pre m ier soir , qu une installation
som m aire. Un hôtel cho isi , puis rem placé p ar
un autre à raison de détails par tro p in co n-
fortables. Des tâtonnements dans la nuit.
L im pres sion trompeuse, invariablem ent gran-
diose, des choses entrevues pour la première
fois parmi la magie des ténèbres. La prise de
pos ses sion , dans un vaste bâtim ent tout entier
en tôle à panneau x repou ssés, d une cham bre
spacieuse don t le plafond p ose sur des épon -
ti l les de navire. Quand, les fenêtres closes,
je me suis étendu sur le lit rudimentaire,
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cro ise nt , d un vol m ou et ag ile, des chau ves-
so ur is ; elles m éventent en happant les m ous-
tiques qui susurren t dans le nim be tiède du
visag e. En tre les paro is creuses, les c loison s
à double fond des murs métalliques, des rats
déboulent et sautent pour des palabres énig-
matiques.
Durant trois jours, sous la direction de
fonctionnaires éminemment aimables pour le
singulier législateur qui a choisi le Congo
com m e villégiature de vacance s, je vis ite « les
cu rio sit és » ; on 111e fai t a cc om pli r « le to ur
du pro priétaire » . To ut l adm inistratif m est
exh ibé et expliqué av ec une courtoisie char-
m ante. M ais pour l instant je ne veu x f ix er
que m es im pre ssion s d artiste, ce qui fut la
fleu r et l orn em ent de cette aventure où, pou r-
tan t, l ho m m e d étud e 11e fut jam ais abse nt
sous les sensations pittoresques. Je revien-
drai à cette part des p ensées remu ées en m oi
durant ces trois mois de concentration obsti-
née et vio len te sur un sujet un ique, en plein
dans l am biance où i l se déroule, en com -
pagn ie d âm es incessam m ent occupée s de lui ,
épanch ant, sans interru ption, ce qui ferm ente
en elles po ur l éd ifica tion de qui sait les
écouter et synthétiser leurs perfluences.
Borna ci dô la gTciCG, mais un8 grâc© gaiiclic
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d'adolescente. Les insuff isances des choses en
form atio n et les n églige nce s de ce qui n'a pu
encore s 'harmoniser . Une vi l le de garçons
U n débrail lé, non sans l 'élégance off ic ie l le
faite d'uniformes et de raideur. Les agents
de l 'E tat , tou t de blanc vêtus , éma illent les
perspectives et renforcent le bronze, aux tons
sourds et tr istes, des moricauds. La femme
europée nne m anque , ou à peu près , et ave c
elle l 'ordonnance proprette, et la réserve, et
la galanterie. La verdure, les ax-bres, les
om brages, les f leurs ont l 'aspect em bryo n-
naire et m iséreux des plantations réc en tes ;
ils n'étoffent pas les lieux des plantureuses
parures végétales de Bathurst et de Sierra-
L eo ne . Il n 'y a de vieu x que quelques ba o-
babs, en cette saison sans feuillage, courts et
lourds comme des éléphants, n 'ayant, à leurs
rameaux uniformes, d'autre parure que leurs
gros fruits veloutés ridicules, suspendus à
foison au bout d'un f i l comme des rats par la
queue. Les maisons quadraugulaires à toits
presque plats faisant large auvent sur les
vérandahs qui les ceinturent, sont espacées
la plu part , telles que des villas jalon na nt les
dunes ou le penchant des coteaux. Un dem i-
cerc le de coll ines rocheu ses arides, revêtues
de la courte to ison en brosse d'une herbe en
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ce moment brûlée, pose ses deux extrémités
sur le fleuv e et entou re cette ag glom éra tion
capricieuse . L a nappe d eau, vaste autant
qu un lac , fait à l ensem ble un parv is m agni-
fique où rien ne gêne la vue pour la merveille
des couchants, brève ici et rare. Certes, on
vou dra it un site m oin s destitué de la bea uté
des bois et du charme des environs idyll iques
et om bre ux de n os villes ; mais le paysa ge a
la grandeur sévère des monts dont la ligne
am ple et sinueuse gar de la beauté d un sty le
déb arrass é de tout acce sso ire, et qu e l on
contem ple en redoutant d en pa rcou rir le
monotone et fatigant désert.
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Le Moyen Fleuv e. — M atad i .
D u au 12 septembre
L e
éopoldville
est m onté à Borna, libéré
enfin de sa long ue station deva nt le ba nc de
Matéba. Les Sénégalais ne hérissent plus ses
pon ts : des allèges l en ont dép ouillé. U n
lavage à grande eau lui a rendu la netteté qui
f it , au départ d A nv ers , l adm iration des
bad aud s. O n ne cro ira it pas qu il a subi q uinze
jou rs durant la charge d un déshon orant
fum ier. I l f lotte digne et co rre ct autant qu un
député fêtard au lendem ain d une no ce.
Je retrouve ma cabine, étroite et paisible
autant qu une cellule de m oin e, et nou s pre -
nons route pour ga gne r, à l am ont, M atadi,
An vers-en -Co ngo lie, qui, certes , eût m érité,
m ieux que Ban gala sur le haut C on go , ce
rappel de la géo gra ph ie patriale. Len tem ent
nous dé filon s le lon g de la rive o ù s allon ge un
chemin de terre, en boulevard rudimentartre.
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Voici le baobab historique sur lequel Stanley
grav a son nom au term e de sa fabuleuse des-
cente du f leuve, jusq u alors incon nu si ce n est
à son em bouch ure et à sa source : un facto rien
l a sacrilègem ent ébranché de crainte que les
rameaux ne chutent sur la baraque où i l co m -
bine les opérations de son Business. V oi c i les
tronço ns de mât des ci-devant com pto irs où
les négriers trafiquaien t de la chair nè gre ,
ayant des kraals de no irs com m e on a des
kraals de bétail , jouant leur marchandise
humaine aux dés, essayant sur elle leurs
fusils , la no ya nt à fon d en chap elet, les têtes
prises dans des noeuds coulants, quand appro-
chait un croiseur de guerre. V oi ci les fac to-
reries (elles nou s saluent du drapeau ) où l on
échange im perturba blem ent d enfantins et
dériso ires o bjets de pacotil le co ntre l huile d e
palm e, le ï>récieux ivo ire , le valuable cao ut-
chou c et la cocon otte app ortés par les natifs
naïfs. V oi ci l épave du
Maladi
steamer grand
autant que le nôtr e, que l exp los ion d un e
imp rudente cargaison de pou dre amputa de
son avant et dont les cabines noy ées recèlent
enco re les cadav res de l équipage surpris p ar
la catastrophe. V oi ci l î le des P rin ces , où l on
exile les dames de couleur dont les appas gan-
gren és pourraient com prom ettre la santé
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imm aculée des blancs fraîchem ent débarqués
à Borna : au bruit de la sirène du vapeur
elles accourent, groupent sur un débarcadère
sablonneux leurs affublements versicolores
et esquissent des gestes implorant la déli-
vrance.
L e paysag e s érige en persp ectives de m onts
sévères crevés d un déf ilé au pr ofon d duquel
le Co ng o roule l éno rm e masse de ses eaux .
D es croupes pelées aux lignes im posantes
plo ng en t leurs bases abrup tes dans le f le uv e.
Parfois, aux aisselles des escarpements, la
toison rare des ver du res ; ou, dans qu elque
crique alluvionnée de limons séculaires, les
palmiers chevelus dont les longues feuilles
inférieures desséchées pendent autour du
tro nc ainsi qu un pag ne effi lo qu é sur les
cuisses d une négresse. Apr ès de longs espaces,
le group e blanc des con struction s d une facto-
rerie perdu e dans c e désert de roc he rs belli-
queu x conten ant dans la tranch ée de leur lit
d un kilom ètre de large le rapide et puissan t
courant m oiré des remo us incessants qui
girent silencieux et redoutables autour du
no m bril en spirale des tourb illons. D es aigles
pêcheurs noirs, à camail blanc ou jaune, croi -
sent silencieux et f ie rs ; des oiseaux nagen t
entre deux eaux, n ém ergea nt qu un long cou
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f lexible qui fait croire à quelque serpent flu-
viatile insp ectan t l 'alentou r. Le ciel enflo-
conné de nues grises, les sommets lourdement
arrondis, les versants en étages, les impasses
apparentes tran sform ant le f leuve en lac, fon t
pen ser à la vallée du R h in entre Cob lentz et
B in ge n , mais ravagée par un conquéra nt
im pitoy ab le qui au rait rasé les villes, abattu
les arbres, coupé las vignobles, ne laissant sur
les cim es et sur les pentes que l 'herb e cou rte
et stérile, insu ffisan te paru re d'un pay sag e
sombre, grandiose et isolé.
Quel contraste entre ce cou loir qui inaugu re
la région du Con go m oyen et l 'em bouchu re
sereine et enverdurée du fle uv eà Ba nan a Les
deux spectacles ont env iron la même durée
pan oram ique. L'un est le dra m e, l 'autre
l ' idylle. L'u n s'ach ève p ar la riante Borna,
l 'autre pa r le far ou ch e M atadi.
C'est au détour du plus som br e je t des
roches riveraines, du Chaudron d 'Enfer et de
ses tourb il lons qui parfois triomph ent de
l 'avancée des grands steamers, que Matadi, la
« V il le des pierres », apparaît , greva nt le v er -
sant de la lèpre de ses constructions ou plutôt
de ses baraquem ents réc ents ,parm i des éboulis
semblables aux terri ls charbonniers. Tout est
jeté là au hasard des nécessités com m erciales
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et du cap rice des b âtisseurs. Cam pem ent de
pion niers , de chercheu rs d 'or, n 'ayant, en leurs
cervelles avides, d'autre préoccupation que le
pr ofit , d 'autre règle d'hum aine activité que
l 'intérêt . Busine ss bus iness bus iness Ce
mot d'ordre égoïste qui a dénaturé et avili la
gran de âme saxonn e, et fait de la bour geo isie
anglaise une caste douteuse de m archa nds
sans chevalerie, est ici crié par toutes les
action s des hom m es et par tout l 'extérieur des
choses. De Matadi par le chemin de fer.
M atadi est la tête de ligne im po sée par la-
force railleuse des hasards natûrels. Matadi
dev iend ra un gran d entrepôt en tre la m er
et la terre. Qu'importaient dès lors et le
cha rm e des lieux et la toréla bilité du clim at?
L'utile, l 'utile et rien que l 'utile, au moins
dans l 'appréciation fragile des pauvres gens
que nous som m es, car com m ent ne pas espé-
rer qu'un jo ur la Beauté sera inévitablem ent
d'accord avec ce cruel Utile obstinément
préféré et en apparaîtra comme le signe fati-
dique ?
Oui, ici , po ur cet U tile odieu x, l 'existe nce
est organisée en des conditions telles qu'on se
demande si vraiment c 'est encore la peine de
viv re quand la vie s 'exile dans un ensem ble
aussi destitué de ce qui peut la rend re do uce
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rance d'atteindre l ' idéal, fùt-il l ' idéal grossier
des basses jouissances
D e la vérand ali d'une des m aisons som -
m aires de ces lieux en form atio n, mi-villa, mi-
clialet, où, pou r me pr ése rve r du terrible et
tracassant tapage, diurne et nocturne, qui
ron fle sur le navire en déch arge m ent, un am i
me donn e l 'hospita lité, un de ces amis tran si-
toires que fait éclore le voy age com m e un jou r
de clialeur liumide les fragiles et charmantes
orchidées; de la vérandali , haut sur l 'escarpe-
m ent qu'escalad e la ville naissan te, je son ge
ains i, en un matin gri s, car de jo u r en jo u r
augmente au ciel le stock des nuages qui bien-
tôt vo nt se diluer en averses duran t la saison
des pluies qui ap pro che . E n bas, très bas, le
Co ng o, encerc lé de montag nes sourci l leuses,
semb le un lac suisse imm ob ile. Sur la riv e
d'en face zigzaguent les premiers lacets, à
l 'aspect éreintant, d'un sentier de carav ane,
un de ceux que d urent suivre les pr em iers colo -
nistes et qu'a destitué le chem in de fer. A u
débarcadère, le éopoldville où bru issent les
treuils et dont la coque en réparation s'est
tachée d 'une rougeole de m inium. Les hangars
de la gare dév elopp ent aux re gard s le désa gré-
men t am er d es toitures de zinc. Pu is des
rails, des w ag on s, des ballots, acc ess oire s
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obsédants, vulgarisant cette Afrique massive
et revê che, la réduisant au dénom inateur
com m un des installations indus trielles. Le s
fum ées mêm es ne m anquent pas, les fum ées
noire s et sulfureuses des usines : de la gare
elles m ontent emp ester le balcon où, réfug ié,
je délinée mélancoliquement ces alphabé-
tiques s igne s, grêles oiseleurs de pen sées.
N ai- je pas le beso in pou r d autres, pour quel-
ques autres qui m aim ent et don t je vo is
f lotter en moi les lointains fantômes, de f ixer
les fugitive s imp ressions de m on âme, ic i
exilée, frissonnant et se ridant sous le réactif
de cette sauvage, brûlante et âpre solitude en
laquelle rien de durablement fraternel et
tendre ne semble circu ler?
De m on obse rvatoire , j ai vu, tantôt, à la
lorgnette, se préparer le départ, pour le haut
Co ng o, d un group e de passagers qui partirent
avec moi d A nv ers , compagnons rendus
intimes par la vie resserrée du bord et dont la
De stinée me sépare au jourd hui presque aussi
sûrement que le ferait la Mort. Les adieux se
son t faits hier soir après un dîner som m aire
au caravan sérail de l en dro it. P eu de gaîté ,
plutôt une gravité triste : cette A friq ue est
une divinité sévère, sœu r des K èr es an non-
ciatrices de deuil , dom inatrices des d ieux et
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des hommes, qui promènent leur vol sinistre
au-dessus des épopées homériques. Il suff it de
l 'entrevo ir et de la toucher pou r en éprouv er
l 'inqu iétude e t sentir dim inuer en so i l 'apti-
tude au rire. D'autres aussi étaient là, descen-
dant « du Hau t » , ém aciés et peu ve rbe ux ,
ayant le si lence des fatigues, des maladies et
des lon gs isolem ents. Il seron t à bo rd a vec
m oi au reto ur, c ont inua nt, en leurs causeries
lasses de revena nts, les épanchem ents révé-
lateurs que « la relèv e », venu e ave c m oi,
avait com m encé s en ces bavard ages d 'arri -
vants saturés d'espérances. Voir le pays ici
est quelque chose : voir et écouter les hommes
est bien davantage
J'ai assisté à une séance du Tr ibu na l, c urio -
s ité o bl igatoire pou r le jurisconsu lte que je
demeure, mêm e en voy age . Aud ience corre c -
tionnelle. Un seul juge et un substitut, de ces
jeunes que tente irrésistiblement la lointaine
aventu re et sur qui opè re cette sédu ction
morale qui est peut-être le plus sûr profit des
Colonies, le besoin du départ, les rêves i inagi-
natifs d 'une vie l ibérée des habituels emboîte-
m ents, du quo tidien et irritant déjà vu , de
l ' intolérable ennui de la répétition des mêmes
cho ses. L e local est à peine un abri con tre les
sournoises insolations qui ici perpétuellement
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vous guettent, même quand un épais matelas
de nues s interp ose en tre le soleil et le sol et
qu on s est co if fé de couvre-cliefs variés à
double fon d. C est une cham bre étroite de
baraque en bo is , aux matériaux visible s,
revêtus d un blanchim ent lép reu x; un n id
d hirond elles est m açonné aux solives du pla-
fon d où le vent agite d amp les et vétustés
toiles d araign ées. U ne longu e table, dont les
quatre pied s baig nen t dans des bo îtes à sar-
dines remp lies d eau, fortif ica tion contr e les
entreprises dévastatrices des fourmis vora-
ces. Sur la table, en tapis, une pièce de toile à
sarrau, ind igo. A u x pa rois , une vieil le carte
du Congo, un calendrier européen ayant pour
vignette une élégante Par isienne descend ant
d un cou pé arm orié.
Le s deux mag istrats, arrivés en casque
blanc, en veston et en pantalon do meunier, en
bottines de cuir jaun e, ont simplem ent mis par-
dessus le casaquin les toges noire s que des
« boys » ont apportées de leur domicile privé
en m êm e temp s que les chaises ind ispen sab les.
Le greff ier est en complet de toile grise.
L hu issier de salle est un nè gre qui a revêt u
une redin gote de frip ier par-dessus un pagne
et l a serrée d une courr oie jaune . Pied s nus
l hu issier, pied s nus le soldat con go lais qui
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fait le gendarme, et ces pieds déplorablement
plats, fatigués, râpés, usés. On jug e un blanc
réfractaire au règlement sur la fermeture des
cabarets, et des mercenaires noirs dont les
visages semblent cirés de frais, aussi luisants
que des bottes : l 'un s 'est saoûlé roya lem ent,
un autre a tenté de frac tur er la caisse pou r
laquelle il faisait se ntin elle, un trois ièm e a
volé une dent de léop ard L ' instr uction est
patiente et intelligente. Puis on condamne
com m e cbez nous, on ordonn e l 'arrestation
immédiate comme chez nous. La peine pi ' inci-
pale est la serv itud e pén ale, le trav ail en
plein air, les cor vée s p ar esc ouad es de pri -
sonn iers attachés deu x à deux par des chaî-
nettes de chevaux au râtelier.
Vraiment, la Justice, se manifestant en une
telle ambiance rustique et sommaire, ne lais-
sant voir dans le prétoire que l 'intellectualité
de l 'œu vre, dépou illée du ma tériel dé cor qui
pa rfois la m asque et l 'écrase en faisant pen ser
aux grand es lanternes sans lumière, ne déplaît
pas, et l 'on rêve aux organismes, peut-être
ceux de l 'aven ir, où les c érébralitôs seules
fon ctio nn ero nt, gran des par elles-mêm es, en
une simplicité monastique, dédaigneuse des
lourds et cérémonieux appareils .
L'au die nce a été suspendu e dix minutes
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pour permettre au tribunal de prendre du bis-
m uth et du laudanum : i l ne faut pas q ue ce
Congo gogu enard perde ses droits régal iens
sur la santé des bla nc s. C ela s est fait sur le
bureau où le planton nègre a apporté une
pharmacie de campagne.
Com m e ailleurs, en ces pays d A friq ue équa-
toriale, c est le noir qu on vo it partou t. Pen sez
que la m asse, s upp osée de trente, de v ing t
m illions d un ités, en ce territoire co lonial
grand com m e quatre-vingts fo is la Belgique ,
est à pein e tache tée par treize cents bla nc s.
M oins certes qu un nuage de p oudr e de riz
sur le teint d une m ulâtresse. Ils circ ule nt, ces
noirs , obscurs en leur psy cho logie rudimen -
taire, fon gib les pour le nou vel arrivant qu i ,
sous le m asque som bre de leur peau pigm en-
tée, ne dém êle pas les nuan ces indiv idue lles.
Sur ce q u i ls sont, sur ce qu i ls valent, d innom -
brables cancans contradictoires, où dominent
le m épris, la défiance, la cro ya nc e en l inc ivi-
lisabilité de ces êtres aux que ls, cer tes, no n
le brûlant solei l des trop iqu es, brun isseur
d épider m es, mais des lois originaires pr o-
fondes, ont donné les chevelures crépues, les
nez odieusem ent ca m ards, les lèvres en gueule
d esturg eon et l odeur du beu rre rance. M al-
gré les bonnes volontés les plus humanitaires,
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l ' irréductible dif féren ce des races s 'af f irm e;
elle s 'affirme malgré les rêves chrétiens,
l 'automorp hism e bienveil lant qui pa rfois , au
passage des noirs et des noires, nous fait
obje ct ive r en eux nos sentiments, nos pensées,
no s aptitudes, sous l ' im pre ssion de quelqu e
beau morceau de nu, d 'une démarche rythm ée,
d'un drapement d'étoffe naturel et noble d'un
geste exp res sif , d 'une ligne statuaire. Car à la
vue des reflets foncés et polis des visages, des
om oplates, des jeunes poitrin es, i l m onte des
rém iniscen ces de sculptures classiques aux
robustes contours, de bronzes aux tonalités
sévère s. D es enthousiastes in génu s rêv en t
l 'unific ation de ces Cliamites et des A ry en s,
sinon dans une égalité corpo relle obtenu e par
le m élange des sangs et le m étissage , inva ria-
bleme nt déprimants en leur association non
des qualités mais des tares , au m oins dan s
une égalité psyc hiqu e conquise par l 'éduca -
tion, jugeant puérilement les âmes plus aisé-
ment transformables que les corp s. A h si
les hom m es étaient des mollusq ues, com bien
il serait im po ssib le de trou ver un z oologiste
pour oser dire que deux races de col imaçons,
aussi distinctes, seraient fusionnables et assi-
milables par une culture adroitement com-
binée.
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Com me le singe , le noir est im itateur. I l
l est étonnam m ent. O n vo it ic i , dans les tra-
vau x entrep ris par les envahisseurs euro-
péens, des escouades de m açons, de fo rge ron s,
de m écanic iens devenus prop rem ent habi les,
quoiqu e la dif f iculté des oeuvres accom plies se
soit doub lée de la dif f icu lté de form er les arti-
sans. C est cette dex térité indé niab le qu i, sans
doute, a fait n aître l i l lusion d une assimila-
tion com plète, par ceux qui n ap erço iven t pas
l abîm e qui sépare le sim ple im itateur du cré a-
teur. Là , en vérité, se m ble pos ée la bo rn e
infranchissable. Le nègre peut devenir le col-
laborateur subalterne du blanc, accomplir
correctem ent une besog ne matérielle et indi -
viduelle, être, en cette A fri q u e où le travail
est meurtrier pour tout autre que le natif ,
ce que fut longte m ps chez nou s l ou vrie r
salarié et opprimé. Mais sentira-t-il jamais
rem uer en lui ce besoin de s affran chir des
servitudes sociales qui proc èd e d une âme
con scien te de sa nature « indéfin ime nt édu-
cable , essentiel lement pro gres sive » A p e r -
cevra-t>il jam ais l inv isible des ch ose s, les
liens impalpables des organ ism es sociaux ,
des ensem bles qui sont le beso in et l ho n-
neu r de no tre race? N e sera-t-il pas tou jou rs ,
dans ses bes ogn es partielles et localisées ,
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sous la dom ination du blanc , esclave déguisé,
serf indirect? De là, peut-être, procède ins-
tinctivem ent le dédain de l un pou r l autre,
la naturelle soum ission, l hum ilité enfa ntine ,
la crainte révé ren tielle et soupçon neu se de
celui-là pour celui-ci.
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Le Chem in de fer de M atadi à Tu m ba , —
l Av a nc em ent , — les E t u d e s ,— la B ro usse .
— le Ch em in des Ca rava ne s .
Du 12 au 19 septembre
J'ai fui Matadi pendant une semaine
M atadi, cette No um éa induisan t l ' imag ination
en des rêveries de Nouvelle-Calédonie afri -
caine, cette cliaudière de rochers où les escar-
pements calcinés reçoivent des averses de
soleil , comme les averses de pluie, et les
réverb èrent au fon d par torrents. J 'ai échappé
quelques jour s à la m oiteur tropica le qui perle
à la peau et, jou r et nu it, sans rép it, vou s
enveloppe d 'une pel l icule sudorale indé fini-
ment renaissante, l inile de palme personnelle
plus tenace et plus collante que celle dont les
nè gre s end uisent le no ir tissu épiderm ique
don t les a disg rac iés la Na ture. J 'ai vécu des
heu res rapides et laborieuses à des altitudes
m oins cuisan tes, en des horizo ns plus libres
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pour le passage bienveillant des brises rafraî-
chissa ntes, sur les m assifs qui sépare nt
Matadi des P oo ls et fo rm ent le district des
Cataractes, pénétrant en wagon, à mule, à
pied, jusques à deux cent cinquante kilo-
mètres : peu de chose, certes, dans cet énorme
Co ng o dont je n aurais pu heu rter la p aroi
termina le à l O rient qu en sextuplant le trajet
total que j ai fra nc hi depu is la m er. M ais qu i,
dans cette arène immense, a fait jamais plus
qu un parc ours in signif iant eu égard à l en-
sem ble? Qui fit jam ais plus que strier le sol de
la m ince gerç ure d une expédition, pareil le à
la déchirure d un diamant sur une vitre? Qui
f it jam ais plus que garn isonn er en quelque
lieu, n étend ant qu à un e fa ible distan ce le
rayo n visuel de ses études? Et pourta nt, m êm e
les sédentaires, mêm e les prom eneu rs, eussent-
i ls les cerveaux les moins devinatoires, les
moins aptes à juger sur échantil lon et à géné-
raliser sûrement les détails, quand ils revien-
nen t se laissent aller à parler en m aîtres et en
parfaits conna isseurs. N en est-i l pas qui
jama is n y fure nt, qui jamais n y iront, et qui
dicten t des arrêts et des oracle s sur le no ir
empire à peine dégagé du l imon de ses my s-
tères? Je m encou rage don c à dire ici sincère -
m ent ce que je vis , simple passan t, j en cou -
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viens, mais passant attentif , ayant concentré,
trois mois durant, sur un sujet unique, obsti-
nément f ixé, les forces cérébrales dont le
Destin et l E xp érie nc e m ont pu gra tif ier.
N istrai de vérité, por perdre o por morir.
Au delà de Matadi la rocailleuse, le paysage
reste sévère et dur, mo not one en son ingr ati-
tude. D écid ém en t les parures et les cérém onies
de l entrée au Co ngo ne sont gu ère enga-
geantes pou r qui rêve con som m er sa vie parm i
la beauté riante des choses. Au départ la voie
ferrée longe le fleuve en chemin de halage et
m ène ver s le site réb arba tif et encaissé où les
eaux repre nn ent un relatif rep os après des
lieues de bou illonn em ent, de sauts et d ava -
lanch es dans le défilé dantesque des rapides
et des cata rac tes, qui s ou vr e à la sor tie des
P oo ls. Pu is, brusqu em ent, on quitte la grand e
vallée m agistrale et l on pé nètre d ans le m assif
par la frac tur e é troite et pro fon de où dévale
1 M Po -so , torrent coulant sur un lit d écrou -
lements, mou il lant quelques bouquets d arbres
qui étoffent à pein e les versa nts lépreux . P eu
à peu les -arêtes s am ollis sen t, les cim es s af-
faissent en longues ondulations montueuses,
et « la Bro usse » p ren d despotiquem ent pos-
session des éten du es, répéta nt à satiété ses
éléments de Savane, tristes et caractéristi-
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ques : les hautes herbe s l igneu ses, jaun es, à
cette épo que de saison sèch e, à l 'égal de no s
moissons, toisonnant partout la stéril ité,
chiendent gigantesque et indestructible, étouf-
feur de végétation. L a Br ous se Au-dessus,
clairsemés, des arbres rabougris, cent fois
tourm entés par l ' incend ie de ces steppe s,
hérissant à petite hauteur leurs rameaux
mutilés et souffreteux comme si des mauvais
jardiniers les avaient soumis à la taille
savante par laquelle, si ingénument, on rend,
chez no us, hideux et dif fo rm es les tro ncs les
plus f iers. U n as pect général de verg er mal
soigné, dont les pommiers, les poiriers, les
m ûriers auraient été ravag és, disloqué s,
ébranchés par les vents. L a Bro us se En tre
les tiges en baguettes dures des gram inées,
champignonnent, gr ises et massives, les con-
structions argileuses, cylindriques, à coif fure
en pa ras ol, d es tlierm itières, établies là en
tabourets dérisoires pour les voyageurs fati-
gu és des carava nes. Quand le sol arid e est
fendu en crevasses ou déprimé en cuve, rete-
nant ou retard ant les eaux, des essences fore s-
tières plus nob les et plus che velues é lèvent
une to uffe m ince de vertes plum es, où les
troncs grêles, trop serrés, en concurrence
pour la lumière, sont enchaînés les uns aux
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renflements et par les creux, au-dessus des
cou rs d eau et du lit des torre nts , l allong e-
ment fabuleux de son corp s en ruban. L œu vr e
a une force et une grâce de témérité élégante
qui la doue d une b eauté esthé tique . E lle
épouse les difficultés et le mauvais vouloir
des sites avec la bonne humeur, la sûreté sans
extravagance et la désinvolture des combi-
naisons habiles résolues à ne rien b rusqu er, à
ne rien heu rter de fr on t, à tout résou dre par
l ingén iosité et l adresse. E lle accro ch e la voie
aux par ois presque verticales qu el le échan cre
d une lon gu e m orta ise, elle la déb obin e sur le
flan c des versa nts en ba nd e de tapis soup le,
formant des lacets, des contours, des arrange-
ments en cravate d une surprenan te hard iesse,
repliés sur eux-mêm es en des cou rbes qu on
eût cru imp raticables. La com plication de ce
lacis , ses surp rises, ses avan cées s aclieva nt
en brusq ues retours, cette virtuosité à déjouer
les obstac les inces sants d un sol tourm enté où
la voie droite, les courbes à grand rayon,
l allure despo tique d un che m in de fer selon la
norme classique européenne, eussent exigé
des tunnels formidables, des tranchées gigan-
tesques, des remblais décourageants, des
dépenses inaccessibles, enlève tout sentiment
de la direction suivie et met sur les paupières
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le bandeau d un colin-maillard dérouta nt. To ut
a été com biné p our réaliser le pro blèm e, en
apparence insoluble, de transformer en che-
m in de fer, ave c des équipes de nèg res in ha -
biles, en un pays hor riblem ent disg racié et
revêche, le terrible sentier des caravanes dont
l indé fini calvaire, s accentua nt pa rfois en des
montées plus martyrisantes encore, telles que
celle de Palabala, jalonné de misère et de
m or t, abo rda ble au seul piét on , se déro ulait
de M atadi à K insha sa et Lé opo ldvi l le, à tra-
vers une Lybie inhumaine.
Quan d la tranch ée m ord le terrain d une
entail le, se révèle un sous-sol d argile rou gie
par un minerai de fer pauvre et granuleux, si
com pact que les parois des excavation s
peuvent conserver la perpendicularité des
mu railles et que le vaca rm e du train con cen tré
dans cette cage étroite fait penser aux « rues
sonna ntes », aux klinke nde straeten de n os
petites vil les de province, enfermant dans leur
boyau le pas sonore du passant. Des sédif ica-
tion s craye uses jaspen t la sanguine de c ette
géologie ainsi que les amandes dans le nougat
de Con stantino ple. Un faible humus, fait du
pilage m illénaire des hautes herbe s b rou s-
seuses, fran ge de gris no irâtre le som m et de
la coupée. Sur ce fonds, que la sécheresse
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semestr iel le transform e en béton, n ont pu
croître les grandes forêts qui ail leurs bro-
dent la terre con golaise de l orne m ent des
pom peuses verdures et l on com pren d l inévi -
table permanence de la Brousse, ce mauvais
poi l .
A v e c une agil ité turbulente d animal pou r-
suiv i , essayan t d échap per au chasseur par de
m ultiples dét our s, le train fuit et évolue sur la
ligne, abondante en descentes et en rampes
qui continuent et doublent dans le plan ver-
tical le dévidage reptilien des lacets et des
courbes clans le plan horizontal. Le faible
écarte m ent des rails qu i, loin de la vu e des
lieux, imp ose la figur ation d un chem in de fer
m inuscu le, est ic i sans influe nce sur l asp ect.
Ce sont de lourds w ago ns, de lourdes loco m o-
tives qui circu len t sur un appareil so lide et
stable; r ien de cette assiette resserrée ne
diminu e, dans les pr op ortio ns totales, l appa -
rence sérieuse et puissamment industrielle de
l ens em ble. L a base d appui est rédu ite, le
matériel et son équil ibre ne le sont pas. Dans
l esp rit, l ef fo rt est ren vers é : en Be lgiqu e, i l
faut agir pou r se f igur er que ce chem in de fer
est autre chose qu un jouj ou vicin al; ic i i l faut
agir pou r se so uven ir que l écartem ent n est
que de soixante-quinze centim ètres. C est là-
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dessus que le train grimpe ou dévale, ronfle et
tourb illonne et valse, s arrêtan t, fum ant et
sulfureux, aux nombreux réservoirs en tôle
vermillonnée où des noirs, moulinant une
pom pe, font m onter l eau des cours d eau
voisin s ourlés d ar br es; c est là-dessus qu il
côto yé avec dextérité des abîmes sans parapet,
au reb ord desqu els on vir e et o n gire et on
volte non sans le léger ém oi d épou van te des
descentes et des remontées voltigeantes sur
les Montagnes russes.
Ain si jusqu àT um ba , actuel lement terminus
de la ligne, à mi-cliemin du total, campement
jailli en quelques sem aines sur un plateau
dénudé, en pleine brou sse, m ém orant des
baltes comm e celles de Lib ram ont ou d H aba y
sur no s bruyèr es ardennaises. L altitude a
rafr aîch i l atm osph ère. On est à plus de
cinq cents mètres; la nuit, les couvertures,
odieuses, insupportables, rejetées à coups de
pied impatients, dans le bas pays, deviennent
tolérables, et on retrouv e vagu em ent le dou x
bonheur de se dorloter dans leurs plis tièdes.
Mais, on vous avertit du danger de ce répit
dans l habituel m ijotag e. Ce chan gem ent de
temp érature est plus pér illeux , assure-t-on,
que la chaleur diurne et noctu rne cons tante ,
et l on app rend une fois de plus qu en ce pay s
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farouch e à tout soulagem ent, à toute beauté,
correspond un péri l .
I l me faut voir « l 'avancement », la marche
de cette ligne qui f ut si labor ieuse en son
enfantem ent, la tête du Py th on tortueu x,
portée chaque jour plus loin vers le but, dévo-
rante, résorbant chaque jour une portion nou-
velle de ce sol vou é ju sq u'ic i aux lentes
pérég rination s pédestres et par étapes des
caravanes épuisantes, com m e jadis les m ers
(ma intenan t sillonnée s par les steam ers) aux
nonchalantes navigations des voi l iers.
Je gagne, sur un train de ravitaillement, les
derrières de l 'armée de cinq mille noirs qui,
sous le commandement de quelques blancs,
m arc he à l ' inva sion des solitudes et, pli par
pli , con qu iert le terrain. L'ex ploita tion a
cessé : le prolongement de la voie ne sert plus
qu'au travail de l 'avancée. Déjà vingt-deux
kilom ètres ont été ajoutés au gran d tron çon
origina ire. J 'arr ive « au bout du rail » . L e
coffre de la route, admirablement préparé par
un détachement déjà passé plus loin, reçoit le
trei l lis des traverses descendan t des w ago ns
et s'app liquan t sur lui pres qu e autom atique -
m ent, parmi l 'activité fourm illante des tra-
vailleurs. On dirait que la vo ie vit que d'elle-
m êm e elle s 'allong e, que les h om m es q ui sont
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là n on t d autre fon ctio n que de lui faciliter
un déroulem ent qu elle acc om plit par une
pr op re fo rc e viscé rale, et qu elle se hâte vers
le point où on lui prépare un nouveau lit pour
s épan cher et s étendre .
Sur les paro is vertica les des tranc hées ,
nettes com m e du stuc, jaunâtres et tachées
de stries p ou rpr ées , des figu res gravée s à la
pointe du couteau, des navires, des poupées,
des anim aux attestant l inde structib le pré-
sence de l A rt vagissant chez ces rudim en-
taires. Ces mêmes dessins enfantins, je les ai
retro uv és sur la por te des cliim bek s dans les
villages. Le tatouage barbare des visages, des
dos , des po itrin es, n est-il pas, lui aussi, une
attestation de cette forc e esthétique secrè te?
Je dépasse cette pre m ière zone, où pein e
l arrière -gard e du travail total qui se prolong e
sur trente k ilom ètres , faisant suc céde r à la
pose l aménagem ent du co ffre , à l am énage-
men t du co ffre les œuvres de l infrastructure,
à l infrastructure le ja lonnem ent, au jalonne-
m ent l étude des p assages . C est une pyr am ide
d hom m es et d ef fo rts, couch ée sur le sol ,
f inissant en ijointe prussienne par le petit
grou pe, perd u à l extrê m e avant, qui, à tra-
vers l am oncellem ent des cime s et des défilés
ench evêtran t leurs sursauts et leurs em bûch es,
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se défend ant pied à pied par les bar rière s des
escarpem ents, des bois, des eaux, doit , avec le
cou p d oeil du tactic ien et du m an œ uv rier,
disce rne r où il faut fra pp er, où il faut jeter
les régim ents d une de ces armées du tra vail,
con çues par les grand s esprits socialistes
com m e la transform ation idéale des armées de
gu erre s usant dans l act ivité stérile des
exe rcice s ou dans l activité sanguinaire des
combats .
L a nuit tropicale arrive, brusq ue et sour -
noise. No us som m es en route à pied suivant
la voie en cons truction . To ujo ur s le déroule-
m ent en ban derole élégante. Maintenant qu e
tout appareil rappelant le che m in à locom otiv e
a disparu , on se cro ira it dans l allée hab ile-
ment dessinée d un parc seigneurial . A
m esure que j av an ce, sous la clarté aurorale
de la pleine lune légèr em ent vo ilée par le
tulle d une atm osphère bru m euse, les trava ux
apparaissent plus rustiques et se déform ent
dans le fantastique nocturne. Des tranchées à
dem i éventrées, des pelletages en mon ceau x,
des percé es encom brées d arbre s abattus, des
blo cs de ro che r, le désord re augm entant et
épique des gran des œ uvres hum aines s atta-
quant aux résistances de la Natu re, et n ayant
pas enc ore atteint la paix de l achè vem ent.
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Sous le prestige des om bre s, dans la dé figura -
tion féeriq ue des lignes, des couleu rs et des
perspectives que les ténèbres translucides
inflig en t à tout ce qui peup le c es lieu x
inconn us pou r m oi, et que, sans d oute, je ne
reverrai jam ais, je pense à Parsifal, ma rchant
à tra vers la for êt fatidiq ue, vers le val sacré
où Monsalvat dressait ses tours pieuses. Mais
le but où fini t m a rêveuse étape n est pas un
château fabu leux : c est la pau vre petite « mai-
son danoise », aux cloison s de car ton, à la
cham bre unique, aux auvents t imides, qu on
dém onte, qu on transporte, q u on remon te en
quelques heures, qu habite, héros m odeste et
oublié, l ingénieur, erm ite volon taire, dont
le cerveau est le moteur et le régulateur de
tout le travail qu i fe rm ente à l en vir on .
Un e réception co rdiale et simple com m e au
bivo uac . Des causeries d exilé s. Le Con go et
ses incertitudes, et ses cruautés, et ses décep-
tions, et ses espérances, et son charme viril,
revenant en basse pr ofon de dans cette m élodie
de sou ven irs. La nu it passe sans la persécu-
tion de moiteur qui, à Matadi, me faisait rêver
sans interruption de Bain Tu rc et d étouffe-
ment.
Dès l aube, j ou vr e la fenestrelle de ma
cabane. Par exception, un lever de soleil à
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gra nd sp ectacle et mise en scèn e opu lente.
Car jusqu ici les au rores, les adorables aurores
de nos pay s septentrionau x, aux p aresseuses
et divines caresses, étaient remplacées par la
m orose co up ole grise un iform e d un ciel inva-
riablemen t emb rum é : le drame m étéorique
des matins s accom plissait derr ière ce rideau
morne. Cette fois la représentation est digne
de l A friq ue grav e et inclémen te. De larges
band es de jau ne pâle et de roug e assom bri
fon t au soleil surg issan t un pay sage céleste
hiératique, opprimant de sa splendeur des
m ontagnes don t le panora m a si lencieux form e
hémicycle devant la col l ine nue et en cône au
som m et de laquelle est planté notr e infim e
refuge.
C est cette chaîne alpine que m aintena nt le
che m in de fer attaque : elle form e le rem -
part d une plaine où l ava ncée sera prom pte,
com m e dans une vi l le investie après l enfo n-
cemen t des portes . Et vraim ent nous somm es,
à notre observa toire, com m e un état-m ajor
étudiant les p éripé ties d un e bataille. E n
vingt points la lutte est engagée : on dis-
tingu e les blessu res que fon t les trava ux
d app roch e, au x grandes tach es jaunâtres des
terrains crev és et bou leversés . Ce son t les
Sénégalais, embarqués par nous à Batl iurst,
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qui com pose nt le corp s lancé à ces prem iers
assauts. Hie r, au long du chem in, nous av ons
dépassé leurs cam pem ents de Ch im'bek s en
paillon, gro up és au hasard des sites, ave c un
mâtereau arboré des couleurs tr icolores fran -
çaises. C ar i ls sont F ra nç ais , ce s nèg res, et
même, disent-i ls f ièrement, électeurs
Nous descendons pour voir de plus près.
E n une longue prom ena de, nous passons de
chantier en chantier, partou t où ron fle l 'agi-
tation du travail . Plu sieur s heures nous a llons
ainsi , de nœud en nœud, par les escarpe-
ments et les éventrem ents, par les jon ch ée s
d'arb res aba ttus en lesquels la for êt m utilée
s 'éplore. L ' imp res sion cruelle de la dévasta-
tion s ' intensi f ie a ux l ieux où, récem m ent
en core , des vil lages ind igèn es s 'abritaien t,
cachés et protégés par d'épaisses et hautes
verd ures. L es habitan ts ont fui . Ils ont fui
m algré les palabres rassura ntes, m algré les
promesses de paix et de bienveillance. Ils
ont brûlé leurs cases en bateau ren ve rsé ; de
larges plaques de cend rées en ma rquent la
place au m ilieu des pa lm iers délaissés et d es
bananiers brisés. Des terreurs faites du sou-
ven ir des pil leries inhum aines, des m assacres,
des viols et des rap ts, han tent leurs pau vres
cervelles ouvertes aux fantômes, et i ls sont
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allés chercher dans les plis de la brousse
hospitalière aux fuyards, ou derrière la fron-
tière, en Congo portugais ou français, non
encore troublés par tant de travaux et tant de
rumeurs, une autre retraite, loin des routes
où passen t les blancs , ces fétich es fu nestes,
et leur cortèg e d habitud es énigm atique s et
inquiétantes.
Peu à peu, à m esure que nou s pou sson s
plus avant, le bruissement du travail décroît
et ses oeuvres s espa cent. Nous entr ons dan s
la solitude et le silen ce. No us somm es sur le
plateau qui couro nn e la chaîne. T ou t est red e-
venu désert paisible. L e tum ulte de l indu s-
triel com bat ne nous m ord plus aux talon s.
Nou s avon s enfou rché des mules et nous v oici
piétinan t sur l antiqu e sentier des cara van es.
Car depuis Tu m ba jusqu aux Po ols , en
attendant l ach èvem ent du chem in de fer, le
système des caravanes congolaises fonctionne
encore. I l y a deux jours nous avons fait de
définiti fs adieux à quelques com pagn ons de
voyage, qui , maintenant, en accomplissent les
étapes suivant une feuille de route minuj
tieusement établie . L âp re voie, battue à
l inf ini par les pieds nus des porte urs , durcie
comme une aire, étend opiniâtrement son
étroit galon jaun e, interm inab le, à travers la
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brou sse dont les t iges, gril lées par d insuf-
f isants incendies , noircies aux jo intures
semblent les piquants jaspés d énorm es po rcs -
épics ; dans les fon ds hum ides, elles son t,
m algré la saison sèch e, restées v ertes et
palissadent la route de leur haut plumage,
faisant pen ser aux ven elles entre no s seigle s,
au m ois d aoû t.
Incessamment nous rencontrons ces por-
teurs, isolés ou en fi le in dienn e, no irs, n oirs,
noirs , misérables , pour tout vêtement ce in-
turés d un pagn e horr iblem ent crasseu x, tête
crépue et nue supportant la charg e, caisse ,
ballot , pointe d ivoir e, m anne bou rrée de
caoutchouc, baril , la plupart chétifs, cédant
sous le faix m ultiplié pa r la lassitude et l in -
suffisan ce de là nourritu re, faite d une p oign ée
de riz et d infect pois son sec, pitoyables caria-
tides ambulantes, bêtes de somme aux grêles
jarrets de singes, les traits contractés, les
yeu x fix es et ron ds dans la préo ccup ation de
l équ ilibre et l hébé tude de l épuisem ent. Ils
vo nt et revien nen t ain si, par m illiers, o rga -
nisés en un systèm e de transpor t hum ain,
réqu isit ionnés par l Eta t arm é de sa for ce
pub lique irrésistib le, l ivrés par les chefs don t
ils sont esclaves et qui raflent leur salaire,
trottinant les gen oux ploy és, le ventre en
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avan t, un bras relev é en soutie n, l autre
s appuyant sur un long alpe nstoc k, p oud reux
et sudorant, insectes échelonna nt par les mon ts
et les vau x leur proce ssionn aire multitude et
leur beso gne de S isyphe, crevan t au long de
la rou te, ou, la rou te fin ie, allant creve r de
surmenage dans leur vil lage.
Ces villag es, je les ai vu s, hab ités en co re ,
là où l avan cée de l œ uvre européen ne n est à
prése nt qu une vague et discrète venue d ingé -
nieurs isolés et ino ffens ifs , étudiant les pas-
sages, sans la turb ulen ce de l arm ée terras-
sière et l ef fr oi qui bruiss e autour d elle. Je
les ai vus dans leur r iant et idylliq ue dé co r,
dans l élégan ce inco nscie nte et l estliétisine
instinctif de leur organ isme . A u milieu d un
bois , au pr ofo nd d un bois , de l épais tissu
d un bo is co usu de lianes pleuran tes, unissant
les cimes au sol par leurs sarmenteuses guir-
landes. Les ananas foisonnent, serrés comme
l herbe . D es sentiers dessinent un labyrin the
sous les feuillures, incessa m m ent bi-isés et
cont ourn és en pistes de gibie r. Leu rs lon gue s
torsades mènent à la clairière centrale où
seuls les banan iers prod ucteu rs de fruits et
les palm iers p rodu cteurs de vin que le
nèg re tail le d une enc oche d écoulem ent
com m e on vril le un tonneau plein, envelop pen t
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les cases et les ombragent de leurs aristocra-
tiques verd ure s de serre chaud e europ éenn e.
A l 'extrém ité flexib le des longu es feuilles
empennées pendent des nids globuleux, fruits
artificiels, que les oiselets ingénieux tressent
et acc roc he nt à des ram eaux si frêles que les
lourds oiseaux de pro ie , ne pouvant s 'y poser,
ne les pillent pas. On croirait des retraites
cho isies p ar des p oètes , réalisant un rêve de
vie heureuse et élégante dans une oasis
enchantée. Les habitations, arcadiennes, dor-
m ent paisibles au hasard des fantaisies,
harm onisan t leur sim plicité avec les grâc es
de la Natu re. C'est l 'E d en C'est l 'E de n et ses
maternelles bienveillances, et ses douceurs
bén ignes et caressantes. D es pap illons, orch i-
dées volan tes, des pap illons don t les ailes
sont des palettes de pein tres-joaillier s, palpi-
tent noncha lamm ent leur f loraison m ouvante
parmi la floraison végétale. Ce serait l 'Eden
oui, si l 'étouffa nte , l 'accablante m oiteur d es
tropiques meurtriers ne collait pas à la peau
sa suée,
l 'esp rit sa lou rde ur ; si de ces case s qui
semb lent faites pour les A dam s et les E ve s
parad isiaques, ne sortaient pas, affre ux et sor-
dides, en leur nudité sauvage, avec leur odeur
de fauve s, des nègr es au x traits cam ards, aux
lèvres vulvaires, aux dents carnassières, aux
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regards furtifs ou farouches, aux tatouages
grotes que s et pustuleux, aux p ieds écail leux,
aux orteils ron gés par les tcl i iques.
C est sur les ma rchés, sabbats m erca ntiles ,
sur le haut des m onts d éserts, au car refo ur
des sentiers, qu on voit le mieux ces popula-
tions séculairemen t stagnantes, stagnantes
en une étroitesse de paro is cérébra les plus
resserrées que les autres races inférieures, et
organiqu emen t vouées com m e elles à l imm u-
tabil ité . Nou s a vons été en surp rendre quel-
ques-uns en leur matinal con grè s. Su rpre nd re,
car aux districts encore peu troublés par
l envah isseur blan c, l appar ition des faces
pâles suscite un ém oi et une ango isse. Sur les
routes lan iériformes qui con ver gen t vers l aire
où, autour de quelques arbres en grande tente,
se tient l asse m blée, les arr ivants s arrête nt
en gibier qui flaire et redoute le chasseur. Les
arrivés rama ssent leurs pauv res march an-
dises, poulets éthiques, ra cines de m an ioc,
n oix d arach ides, gro s sel , lenti lles, poisson s
secs em broc hés en sabres ave c un vagu e
instinct de donner quelque estliétisme à cet
em broche m ent. Les mères se redressent et
rajustent leurs négrillons à cheval sur une de
leurs han ches. Le s agrafes de cuivr e jaun e,
qui sont la m onnaie de ces transa ctions
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d hom m e de l âge quaternaire, disparaissent
aux plis des haillons. Il faut de la palabre,
des tapes amicales, des sourires bienveillants
po ur rassurer ce troupeau défiant aux têtes
laineuses, aux m em bres d ébène ou d aca jou
po li. E t l on peut étudier alor s ces pay sans
rapp elant n os plus lointa ins et nos plus sau-
vag es anc êtres, destitués à jam ais de la fo rc e
pro gre ssiv e qui perm it à ceu x-c i , à travers les
temp s, de deven ir ce que m aintenant nous, les
civi l isés , nous sommes.
Ils furent vite cons om m és les jou rs où je pus
ainsi, une foi s en cor e, réaliser l enfan tin bes oin
de vivre en Robinson qui fermente au tréfond
des im agin ations aven tureuses et persiste à
trave rs la vie déclinant vers sa fin . Elle vin t
l au rore où je dus tou rn er bride et fa ire les
prem iers pas du retour v ers l Eu rope . Je
sentis, en im pos an t une dern ière vo lte à ma
m ule, la pin çu re au cœ ur de ce que l on quitte
pour ne jam ais le rev oir, cette m ort partielle
éche lonn ée tou t au long de l exis ten ce et qui
rend si divinement précieuses les affections
qui persistent dans les âmes fidèles et vers
lesquelles, fut-on au bout du monde, on
regard e alors, pha res de tendresse et d espé-
rance. Je refis le sentier des caravanes, je
rev is l arm ée des travailleurs noir s en ses
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com bats pac ifiques, je repassai par Tu m ba
et son cam p, j e rem ontai sur le train volt i-
geant à travers les m onts et la br ou sse , au
milieu des nuages sulfureux s uffocan ts crach és
par sa m achin e, je dég ringo lai l infern ale et
pittoresqu e vallée de l M P os o, telle qu une
descen te aux e nfer s, je retrou vai les vaste s
paysa ges fluviaux du Zaïre m ajestueux et
traître, je redescendis dans la chaudière de
Matadi, je retrouvai le éopolclville rumorant
du bruit de ses treuils, je rentrai dans mon
étroite cabine com m e un oiseau fatigué au
colombier .
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Le retour à M ata di et Borna
Du 19 au 26 septem bre
Autour et clans Matadi, parmi les construc-
tion s sur pilier s et à bla nc s toits aplatis des
Eu ropé ens , parmi les chim bek s chancelantes
des noirs, parmi les escarpem ents, j ai enco re
prom ené, aux heures les m oins déprim antes,
ma paresse augm entante d humain écono m i-
sant sur tou s les m ouv em ents dans la lutte
contr e la m oiteu r, la gra sse et hum ide m oiteur
qui vou s pre nd et vous lub réfie à toutes les
anfractuosités du corps. Et nous sommes à la
saison fraîche finissante, i l est vrai, car déjà
une avan t-garde de pluies fin es, très cou rtes,
est ven ue, en tirailleur, an non cer l ap pro che
des aver ses diluvien nes, et des orag es, et des
tornades. Le ciel est invariablement couvert.
Pa s d aurore s aux pom pes virginales, pas de
couchants flamboyants, pas de soleil et pas
d étoi les. U ne atmosph ère miraculeusement
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transparente pendan t une dem i-heure le
matin, console seule de cette disette de splen-
deurs météoriques, en délinéant le sombre
paysage encaissé et rocbeux avec une minutie
de graveur et en avivant la mosaïque des tons
rou x et gri s sur les pen tes abru ptes qui nous
emprisonnent.
L e steamer, jou r et nuit , bruyam m ent, pou r-
suit le travail cyclo pé en de son déch argem ent,
et lentem ent sa coq ue émei-ge. L es eaux du
f leuve m ontent. Le s réserv oirs célestes ont
déjà gros si ses aff luen ts au no rd de l E qu a-
teur. Ic i , à M atadi, en am ont, du côté des
cataractes, en aval au Chau dron d E nf er , les
tournoyan ts rem ous amp li fient leurs moires .
To ut le paysage s estompe légèrement de vert .
Les derniers incendies de hautes herbes met-
tent, la nuit, derrière les m on ts, la lueur rou ge
d une d estruction lointaine masqu ée par les
cimes. Je vais , je viens très nonchalamment,
les regard s ma chinaux, imp rima nt en m on
souve nir, par l habitud e, les aspects a rides de
cette ville en cro issa nce dans un site ing rat ,
tandis que ma cerv elle filtre et déca nte les
sensations mu ltiples que ce voya ge y a versée s
à gros bouillons. Sous la f iguration matérielle
des homm es et des choses , sous la diapru re
des couleurs et le pittoresque des l ignes, sous
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la vie et ses turbulences, peu à peu, ainsi que
de grands poissons dans la tranquillité des
eaux pr ofon de s, agitées à la surface seulement
par le tumulte des vagues, des idées générales
com m ence nt à f lotter et à circu ler, form a-
tions instin ct ives sortant des l imo ns de tou t
ce que j ai entend u.
E t, dans la l imite du poss ible , j a jou te, en
observateur consc iencieu x, à mon somm aire
bagage de voy ageu r pau vre de temps et d es-
pa ce. Je vais par tout où l on m e dit : c est à
vo ir , — par tout où l on me dit : celui-là sait
quelque chos e. E t je rega rde, et j int err og e,
et je butin e, n ign ora nt pas que, quoi que je
fasse, ma cu eillette n e sera que d un e co r-
beille. M ais n est-ce pas ainsi q ue l on ve n -
dange et les réc olte s qui fon t cre ver les
gran ges ne sont-elles pas faites des ger be s
isolées qu ont app ortées les moisson neu rs ?
Dan s un pli de la m ontagn e, à l em place -
m ent d un village dés erté, sur le lambeau d e
terre arable qu on t for m é les eaux et les
anciennes cultures, trois Ch inois, dern iers
restes du demi-mil l ier que jadis on amena
po ur les travau x du chem in de fer et que les
fièv re s et les dys ente ries et les fusillades fau-
chèrent, — trois Chinois soignent un potager
m inuscu le où les fraîc he s et claires feuilles
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des laitues, les grasses palettes des choux, les
fr isures des carottes, les tiges métall iques
des céleris, ressu sciten t en m on esprit les
beaux potagers d Europe . En ces pays torride s
du palmier et de l anana s pou ssan t au bo rd
des chemins en arbres et en fruits rustiques,
la salade et l ose ille sont des rare tés et il fau t,
pour obtenir en pleine terre ces frais cordiaux
de l esto m ac, les soins des jard inie rs de serre
chaude. Les préserver des mortelles atteintes
de la chaleur exig e la patien ce attentive qu il
faut pou r sauv er chez nous une orch idée du
froi d. On est fier ici d un jardin légu m ier
com m e d une s erre sous nos latitu des, et il
vient à l esprit cette réf lexio n que l hom m e
aussi sans dou te, trans porté en ces lointa ins
calcinateurs, doit y être comme une fleur
étrangère et souffrante.
E t près de là, un hôpital de blan cs, où un
infirmier noir substitué auprès des malades à
des infirm ières religieuses, comm e si l identité
de ra ce, le voisina ge d el à fem m e, le désintérêt
absolu dans le dé vou em ent, n étaient pas des
rem èdes m oraux plus efficace s auprès des exilés
que toutes les médecines,—un hôpital aff irme
cette im m ane nce cons tan te de la ma ladie et
de ses inévita bles lang ueurs en ces rég ion s où
jamais le froid, le beau gel tonique, les belles
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pluies arom atiques, la salutaire fraîch eu r, et
les exerc ices physiqu es qu i ls appellent , ne
donn ent au corp s le ressort et ne ranim ent
incessamment la vie .
Je rev ois les fragiles a mis qui m accu eil-
l irent, je m assieds et je f lâne à leurs tables,
dans des salles à m ang er rud im entaire s et
étouffantes, « je co n go lis e» a vec eux à perte
de vue dans le dédale de leurs renseignements
et de leurs explications con tra dic toire s; je
sens des ma ins cord iales que je ne pres serai
plus, je parcours, lassé par la température, le
cirqu e étroit des m onts , pa rvis des déam bu-
lations qu on ne veut pas transform er en m ar-
tyre; je cause sous des vérandahs en aspirant
voluptueusement le rapide délice des brises
qui passent en rar es cou ps d éventail ; je
song e au m iracle bienfaisan t de nos quatre
saisons d Eu rop e ici abo lies, et , pa r un m id i,
après cette liquidation fatiguée de m on sé jou r
à M atadi, je m en vais su r un va peur de
hasard, je redesce nds à Bom a. Je veux em-
plo yer les quelques jo u rs qui m e restent à
divaguer par les criques de l em bouch ure du
fleuv e, une Zélan de africain e qu on m a dit
admirable de solitude et de verdure.
Da ns l en trepo nt ouv ert du bateau, on a des-
cendu un « régim e » de cond am nés n oirs, atta-
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cliés les uns aux autres comme les fruits d'un
régim e de banan es, une seule chaîne, cade-
nassée au cou de chacun d 'eux, ne formant de
leur douzaine qu'un seul chapelet lugubre.
Oh qu'el le me semble coquette et vi l légia-
tures que cette Borna, au retou r de la sévè re
Matadi pierreuse Elle aussi s 'enm ousse
d'herbe naissante et métaux rameaux de ceux
de ses arbr es don t la ver du re est tom bée les
nœ uds de quelques feuil les nou velles. L es
gra nd s lézards bleus, à la tête et à la qu eue
ver m illon, grim pen t rapides sur les tro nc s
pareils à des bi joux mouvants. La chaleur est
m oins oppr ima nte dans le paysa ge ouv ert des
larges eaux de l 'estuaire ; l 'Atla ntiq ue am ène
jusqu'ici les souff les océaniques.
Je retrouve la vaste maison de fer, les rats
inv isible s galopa nt entre les cloiso ns , les
chau ves-souris en chasse con tre les mous-
tiques. E t, par une journ ée grise de l 'Eq ui-
noxe, matelassant le ciel de nuages et y met-
tant le trouble som bre d 'une jour né e cendré e
d'oc tob re, je fais, com m e à M atadi, la revue
rapide de ceux qui m 'accueil l irent et frater-
nellement vire nt en m oi un blanc tentant,
com m e eux, l 'aventure de cette terre ince r-
taine av ec le désir d'en pén étrer les énigm es.
J'allai aussi, seul, rêver devant la tombe d'un
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ami dont l ' image, en cet isolement, symbolisa
po ur m oi, du rant quelques heu res, tous les
sou ven irs d'une pér iode heureuse de ma vie ,
fort e de vail lance, de bon vo ulo ir et d 'espé -
ran ces , et que les abom inables p erfidie s de
l 'envie exaspérée par son impuissance ont
depu is m ortellem ent pro fané e. Sa pierre est
là, sous les b aob ab s pleurant les larmes de
leurs fruits lourds
Elle est là, pro féra nt son
nom sonore de jeune soldat sacri f ié , pour
combien d 'yeux qui ne le l iront jamais
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surgissant du métal des eaux, et ailleurs, sur
le m iroir du fleuve, des palm iers, eu x aussi
apparaissant en î lots par la réve rbér ation de
l éclatante et cliaude lum ière. A dro ite, la fo r-
teresse de Sinka , en con stru ction , tache les
premières hauteurs de la rive des huit dômes
de ses cou poles et raie le versa nt d un ch em in
rougeâtre où chem inent , en noires four m is,
les trav ailleurs . Sur la nap pe imm ense des
eaux, sous la chaleur plombante de la matinée,
rien que le petit esquif dont je suis le seul
passager.
Je pars po ur cette tour née dans « les C ri-
ques » qui doit achever mon voyage en le sau-
van t de l ennu i de reven ir par la mêm e rou te.
Je rejoindrai le
éopolduille
à Ban ana après
avoir fait un inusité et long détour. Il suivra
la cord e et m oi la cou rbe de l arc . Je con su-
m erai ma d ernière sem aine dans la joie dou ce
de m e sentir à l éca rt du che m in ban al.
Le petit vapeur quitte le grand courant et
pénètre dans un bras secondaire . Le mono-
lithe de Borna dresse très pr ès sur la pen te
son apparent menh ir au m ilieu de blocs erra-
tiques. L es eaux, chargées d argile ferru gi-
neuse délayée durant les étapes sans nombre
du fleuv e et des affluents qui for m ent avec lui
une si superbe ramification dans la Sud-
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A friq ue , roule l am brure de leur thé lamé de
reflets argentés. L î le basse de Matéba est
f leuronnée de palmiers en multitude, droits et
em panach és, tels qu une armée en m arche
dont les soldats, les rangs rompus, iraient à
volon té. A u x palpitations de notre m achine et
à la vue de notre avancée rapide creusant un
sillon triang ulaire don t l ourlet va r on ge r le
sable et caresser les hautes herbes des bords,
des oiseaux s enlèvent sans cris. P ar fois ,
entre les végétations courtes, quelques huttes
et la f igurine furtive d un n oir . U n paysa ge
fluvial uniforme, sans accent, solennel, pen-
dant des lieues. La nappe liquide fait aux
rive s ce supe rbe avant-plan de limp idité qui
embell it si étonnamment la nature, cause
secrète de notr e pré dilec tion pou r les sites
ornés p ar les eaux. E t paisiblem ent je regarde
ces identités majestueuses qui passent, si bien
tou jours les m êm es qu i l me semble que je suis
immobile .
C est au camp de Zam bi que je d ois atterrir
d ab ord . A l entrée du C on go , près de Borna la
capitale, non loin du fort de Shinkakassa,
unique fortif ication imposante du nouvel
em pire ; il sert au recru tem ent de la petite
armée de huit mille hommes, sans cesse aug-
mentante, qui doit, dispersée sur le territoire
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entier, jusqu'au Soudan et aux sources du
Nil , jusqu'au lac Tan gan ika à l 'Es t, jusqu 'aux
con fins anglais et portugais ¿ u Sud, jusq u'aux
frontières françaises du Nord, donner une
réalité effe ctiv e à la dom ination colon iale,
légère c om m e un filet et pou rtan t, com m e lui,
suff isante pour conten ir et em prison ner. D es
plantations de bananiers parmi lesquelles
rayonn ent de larges avenues géom étriques, un
champ d'exercice, de longitudinales chim'beks
pour les logements militaires, des habitations
plates de factoriens pour les officiers, des
soldats nè gres , pieds et jar ret s nus, porta nt la
blouse et la culotte en toile indigo, le fez et la
ceinture roug es, armés de fusils A lbin i ré for-
mé s. Un air de bon ne tenue d isciplin aire
mêlant l 'Europe à l 'Afrique eu une bâtardise
de conquête. Voici qu'on défile clairon en tête
et le drapea u bleu éto ilé de jau ne dép loy é : un
grand diable noir le porte fièrement « les yeux
à quinze pas ». Le puissant soleil enveloppe le
tout de sa flambée impitoyable. Quelques lau-
riers-roses attendrissent cette allure de petite
gue rre. E t l 'on vient de me dire : — D es lau-
riers-roses, n 'en faut plus, ça donne la f ièvre
— Po ur une dou ce beauté ég arée ici, faut-il
que tout de suite, en apparition m oros e, sur-
gisse le fantôme de la Fièvre maudite?
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M ais il s agit de pén étrer plus avant dans le
dédale des î lettes, m onnaie division naire,
satellites de la vaste M atèbe. Elle s s étalent en
gan glions au lon g de la rive no rd de l estu aire,
form an t un petit f leuve en lacis à côté du
grand qui va droit à l Atlan tique en un t ron c
puissant, veinules greffée s sur l aorte, arté-
riole s déb ouch ant sur la carotid e. C est là que
j ai à vivre quelques jou rs, en une dernière
fête d isolem ent et d oubli de mes soucis d E u-
rope , d ont déjà je sens la suc cion m imp osan t
le retour.
Un ami, habitant de ces lieux écartés,
hum ble m onarqu e d une factorerie isolée, d ont
la distraction en son erm itage silencieux a été
la form ation d une bass e-cour europ éenn e,
superbe de diaprure, de variété et d opu lence,
— un ami im prév u et charm ant, me m ènera
par les détou rs de cette Th éba ïde aquatique .
Nous partons en pirogue pour la première
étape. Six noirs, assis sur les bords de la
prim itive em barcation, tronc d arbre évidé,
plongeant verticalement leurs courtes pagaies
à large palette, com m e s ils bêch aient les
eau x, trois fois puis un bref rep os, trois fois
enco re puis un rep os, et ainsi indé finim ent,
tou jour s par trois coups suivis d une reprise
d haleine , ta ndis que l un d eux bat, de son
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pied nu , sur le fon d du bateau, ca isse d e
résonnance, une mesure sourde appuyant
chaque enfoncée. Puis i l entonne une mélopée
interminable, quelques mots, criés d'une voix
rauque et destituée de toute substance musi-
cale qui semble le propre du nègre, encore
sauvage, autant que son nez camus, ses lèvres
charnues, ses chev eux crépus, voix érail lée de
viei l lard ou d ' ivrogne. Et ses compagnons
répond ent par d 'autres gutturalités. C'est co u-
leur loca le, mais bien tôt insup porta ble, ces
bêlem ents qui romp ent l 'harm onie de la nature
mélodieuse où, indolemment, nous passons.
Je ne veux pas faire le journal de cet itiné-
raire. M ieux vaut en synthétiser les impr es-
sions. Ce sera rendre, avec plus de vie, le
caractère de ces Criques merveilleuses, peu
signalées par les habituels voy ag eur s du
Co ngo , coureu rs de nég oce , al lant au plus
press é par le ch emin le plus dire ct, et, en
général, aussi peu sensibles aux beautés gra-
tuites d'un tel pays age que les m isérab les
nègres. Pour combien d 'âmes même le f irma-
men t et ses astres sont d'inexistan tes splen-
deurs. A h si l 'on pou vait faire la traite des
étoiles et en devenir propriétaire
C'est par tron çon quo tidien que j 'ai savou ré
cet arch ipel, ém igran t d'un po int à un autre
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toujours par les eaux ramifiées eu canaux ser-
pentins ainsi qu une imm ense Ve nis e afri -
caine. Les î les, basses, sont d énorm es pla-
teaux de verdu re, qu on croirait des lam beaux
de forê ts flottantes a m arrés là jus qu à leur
procha in départ pou r des destinations m agi-
ques à travers les océans. Pas un hiatus dans
leurs touffes ma gnificentes épandant les beaux
feuil lages ornem entaux de la végétation tro-
picale. A u fu r et à m esure du par cour s de
l em bar cation solitaire, elles dém asque nt leurs
décors charman ts et leurs persp ectives
idéales, en tourées du cadre des eaux lamées
de l argen t du ciel, répétan t en une im age
renve rsée la l igne ondulée de leurs fro nd ai-
sons et la mosaïqu e de leurs cou leur s. C est le
pa rc sup erbe et sédu isant d une wallialla ha bi-
tée par des fées Tantôt les sinueux contours
s élargissen t en un lac dont on che rch e en va in
l issue par m i les épaisses b ord ur es de m ala-
chite et d ém era ud e; tantôt ce n est plus
qu une étroite rivièr e don t la ma in peut par es-
seusement toucher les rives faites des gigan-
tesques et élégantes palmes du bam bou pen-
chées en d im m obiles prostern ations au-dessus
du m iroir qu elles effleu ren t et où elles
m ouillent l extr ém ité de leurs lamelles e ffi-
lées. Qu elques-unes, engrisa illées par la fane ,
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donnent l ' illusion de rocs pointant au milieu
des frondaisons opulentes.
Ai lleu rs ce sont les palétuv iers é trang es ;
étranges surtout quand ils ont pu croître aux
dimensions des grands arbres forestiers. Ils
se dre ssen t alors au-dessus des eaux sur des
racines qui semblent les pieds de digitigrades
antédiluviens essayant de se dégager des
limons. Et de leurs cimes pendent en éclie-
veau x, détachés des gro sse s bra nch es, les
rameaux f i l i form es descendant pour renou er
l 'hétéro clite végé tal au lit du fleuv e par des
pousses nouvelles. Les images abondent dans
l'esprit à la singularité du spectacle : sont-ce
les singes qu'on voit bouger dans la feuillure,
qui pèchent à la lig ne ? E st-ce la ch evelu re
d'une dryad e géante qui trem pe dans le cou-
rant? Son t-ce des cord age s tendu s sur une
épave subm ergée , pou r la ram ener à la sur-
face?
E t toujo urs la solitu de La solitude et le
silence, car nous avons fait taire les psalmo-
dies dérangeantes des pagayeurs, au risque
d'am oind rir leur travail , car p our ces prim i-
tifs faire du bruit c 'est prod uire de la fo rc e et
un effo rt muet semble stérile. A de lon gs
interva lles, une pirog ue chétive et furt ive ,
conduite par deux naturels debout en un équi-
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libre diff ici le , n ayant am oin dr i leur nudité
que d un cou rt pa gne effi loq ué , passe ainsi
qu une découpure d om bre chinoise et dispa-
raît comme un animal effarouché. Le cri
bizarr e d un oiseau inv isible , pare il à un sif-
f lement de berger ou de bûcheron, par inter-
valles, sort des bois, en énigmatique signal.
Mais dans les profondeurs, la population
des cro cod iles continue sa vie carnassière et
terrible. On ne peut s aban donn er à la joie de
plon ger dans ces eaux enga geantes, d y n ager
dans la dou ce fra îche ur et d éch app er ainsi à la
chaleur persécutrice, el le , aussi , toujours pré-
sente et tyrannisante. L infernal saurien inter-
romprait sa chasse aux gros poissons pour
se p ayer le régal d une jam be ou d un bras
humain. Les noirs imprévoyants en savent
quelque chose, eux qui fournissent aux mons-
tres un constant tribut de victim es com m e les
H ind ou s aux tigres. Ne m a-t-on pas dit qu on
en avait tué un éno rm e do nt les cavités viscé -
rales recélaient vingt-trois des lourds brace-
lets de cuivre jaune dont les négresses jugent
à prop os d em bell ir leurs cha rm es? Fa usse té,
sans doute, mais parfait symbole.
Le soir, nous nous arrêtons dans les Facto-
reries, ermitages rares parsemant ce laby-
rinthe dont les cons truc tions à la R ob ins on
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surg issen t b lanc hes et paisibles au détour de
quelque courb e, près de la ri ve , dans un
étroit déboisem ent. Là ha bitent en exilés
quelques blancs, aidés de non chala nts colla -
borateurs noirs. Là arrivent des villages, per-
dus dans la br ou sse de la terre fer m e, l huile
de palme et de coco notte s que les indig ènes
échangent contre les marchandises de traites
suivant de com pliqué s calculs d ont la base
m onétaire est « la cortade » co m m e ailleurs
c est le «m a ti k o u » . Lentem ent les bari ls se
rem plissen t, les sacs s accu m ulen t, et, quelque
jo u r un gra nd steamer , faisant la cueillette
du cargo , emporte le tout pour l Eu rope. L à,
sans jou ir vraim ent du pro dig ieu x naturel
dé co r, inquiété par la m aladie, dép rim é pal-
les consta ntes suées, décou rag é par les nos-
talg ies, s affaiss ant dans le vid e de la vie
intellectuelle et dans le con cub ina t d une
négresse aux belles épaules et aux pieds ver-
mineux, le blanc essaie de reconstituer sa vie
de civil isé en un simulacre de hom e. Il vou s
reço it dans son habitation rudim entaire,
chalet sur piliers ou cliim bek posa nt sur le sol
durci et fendillé sou clayonnage
i l vous offre
les mets parfois savoureux, mais toujours de
pro preté douteu se, cuisinés p ar son « bo y »
n èg re ; il cause de la patrie et réve ille a vec
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effor t des souven irs ank ylosés ; i l vous cède
son l it et sa cl iambrette encombrée qu'ornent
mélan coliquemen t les pho tograp hies ingénues
de ceu x qu'il a aimés et qui l 'attendent peut-
être, et que sem ble rega rder quelqu e araign ée
énorm e en arrêt dans un coin du plafon d
à demi obsc ur. On s 'enferme dans la mou sti-
qua ire, on s'étend tout habillé sur le m atelas
dur , on subit penda nt un quart d'heu re l 'op-
pres sion étouffante de l 'enfermé dans ce cer-
cueil de m ouss eline, on sent l ' inévitab le et
gluan te m oiteur trop icale qui suinte pa r les
pores son enduit, on est pris d'une indéfinis-
sable tristes se, sur laquelle ge rm ent les
regrets d'être si loin et les fleurs consolantes
du retour. E t, qu elquefois, on s 'endo rt d 'un
bon sommeil
C'est après une semaine de ce pèlerinage et
de ces haltes qu e je revis Ban ana au détour de
la dern ière des serpen taisons fluviales, Ban ana
aux beaux cocotiers, paisible et sablonneuse.
Ic i également la saison des pluies, vena nt de
l 'équateur, déjà travaille les sèves, met sur le
sol un prem ier duvet de verd ure et ravive les
arbres à feuillage persistant. Les plans d'ana-
nas, dans le dessin rec tilign e du jard in pu blic ,
éma illant la terre siliceuse d'un jet lancé olé
de pousses couleur de chair. La petite cité me
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charme plus qu'à mou arrivée au Congo dont
elle est la sentinelle avancée sur sa lagune en
langue si hard im ent dardée à travers les eau x.
L'Atlantique qui bat lourdement la rive occi-
dentale ne salit plus la plage de l 'écume maré-
cageuse qui semblait la bave d'un cholérique.
Pr en on s un bain dans cette l imp idité opa-
l ine. A h qu'il sera bon après ces jou rs de vie
vagabon de et débrai l lée Pre non s un bain au
bruit du ressac qui me rappelle les profondes
son orités des p lages de notre mer du N ord
Halte- là , me crie-t -on, les requ ins A h ter-
r ible Afr iqu e
terre aux contrad ict ions con -
stantes et inhumaines, chimère au beau corps
s 'achevant en me mb res di f form es. T ou jou rs
une men ace à côté d'une p rom esse , tou jour s
un lourd ennui à côté d'une jouis san ce, tou-
jou rs un danger à côté d'une sédu ction ou
d'un espoir.
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Le Retour ve rs l Eu rop e. — Les passa gers .
— Le cl im at du Congo et son effet sur les
Blancs . — Les Tra vai l leu rs nègres . —
Accra.
Du 3 au 7 octobre 1896
L e éopoldville est en fin en rade de Ban ana.
Il a li issé le drapeau bleu et blan c du dé part.
Sa elam orante sirène a jeté les cris éperdu s
appelant les retardataires à bord.
A insi c est f ini J ai acc om pli mon fantai-
siste d ésir : j ai battu du pied long uem ent,
imp rude m m ent cette C oug olie . Je vais la
quitter irrémissiblement et je sens les in-
fluences secrètes que cette fréquentation
intense de cinq semaines a accr och ées à ma
cérébralité, telles que les petites têtes de
chardons qui hérissaient tenaces mes vête-
m ents qu and je rev ena is de la brou sse. J ai
épuisé dans les page s qu i pré cèd en t mes
imp ressions d artiste. A u penseur, à l éco no -
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125
émaillage cireu x. Presqu e pas un où f i ltrent
les rougeurs d 'un sang vif , témoignage de
circu lation a ctive et de santé. Ils sont m ar-
qués d 'une empreinte maladive. Le docteur du
bord, faisant allusion aux métiers funestes
qui s 'ex erc en t en des tem pératu res trop hautes,
me dit : — Ne croirait-on pas que nou s rapa-
trions des cuisiniers anémiés par le voisinage
du fournea u et des ga rçon s de bain turc
exténués
En eux s 'af f irme le poids de ce principal
facteur de la question con golaise , minotaure
qui déjà, en sa vora cité croc odil ien ne , a
dév oré tant de victim es, le Clim at et sa m aî-
tresse nuisance sur le blanc de nos régions
tem péré es et vivifia nte s, la Chaleur Ca r,
vraiment, ces catastrophes f inales des dange-
reux séjours sous les tropiqu es : les Fièv res
ardentes comm e des incend ies , les Dy sen-
teries épuisantes, les Hém aturies m eurtrières,
le F. D . H ., pour rait-on dire suivant l 'habi-
tude congolaise d ' initial iser les désignations,
de dire, par exem ple, la S. A . B ., pou r la
Société anonyme belge, l 'A. B. I . II . , pour
l 'Anglo-Belge India Rubber, semblent n 'avoir
de prise sérieuse que sur les orga nism es a ffai-
blis, soit pa r leur natu re, soit par cette co n-
stante : la tem pératu re su rcha uffée. C 'est elle
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qui prépare et prédispose le terrain par le
labour des longues transpirations et des suées
inexora bles. N ul qui n en ressente l ennu i ou
l ang oisse avec le pressen timen t de l am oin-
drissement quotidien, mince parcel le par
mince parcel le , mais ininterrompu. Si le
Dest in voulut que malgré mon indi f férence
pour les précautions, rendues, au surplus,
diff ici les par la rapidité du voyage et les
incessan ts chan gem ents de l am biance , j ai
pu, non sans étonnement de ceux qui me
renc ontr èren t, passer à travers les m il ieux et
les a ccide nts, sans autre mal qu une « bour -
bou ille » à la peau, due sans dou te à l extr êm e
va riété des lits où il fallut m allo ng er, j ai
ressenti pourtan t la débil itance augm entante
de ce régime de serre chaude : la répugnance
pou r l ex erc ice, le f léchissem ent des facultés
cérébrales, l am nésie obnu bilant dans la m é-
m oire les choses les plus c onn ues, et j ai com -
pris c om bien faible est bien tôt la résistan ce
à une maladie qui vous guette du dehors,
épancha nt dans l atm osphèr e ses germ es pe r-
fides. Certes, l accou tum an ce diminu e l op-
pression de l implacab le tem pérature. O n s y
fait , vous disent « les Con golais ». Le s p lus
fringa nts affirm en t qu i ls pr éfèren t la saison
chaude à la saison dite « fraîche », par un si
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plaisant euphémisme. Mais si le caractère,
avec son étonnante élasticité, se résigne et
s il lusionn e, le cor ps reste soum is aux m até-
rielles et inévita bles action s p hy siqu es et en
lui con tinue l œ uv re de dépérissem ent. Ces
figu res blêmes, ces f igur es d hôpital , qui m en-
tourent, obstinées en leur pâleur terreuse
m algré la br ise viv ac e de l alizé du Sud qui
nous évente, en témoignent. Et cette décom-
position interne des liquides et des organes
est d autan t plus certain e que des causes
second aires y aident cru ellement : les soucis
em portés d E ur op e, car com bien de ces exi lés
volontaires fuient des misères? Le regret des
habitudes patríales brusquement amputées,
laissant aux sen timen ts des plaies aussi sa i-
gnan tes que la section d un m em bre? To ute
l accou tum anc e cérébra le bou leversée, plus
rien de ce qui intéressait jadis ne retrouvant
son équivalen ce, partou t de nouv eaux visag es,
de nouv eaux intérêts, de n ouvea ux pays ages,
ave c la sou ffran ce de ces vêtemen ts inusités.
Pro m ptem ent l estom ac s en m êlant et le
dégoû t d une alimentation arti ficiel le et insuf-
fisante ven ant s ajouter aux dégoû ts de la
nostalgie?
Le s A ng lais n adm ettent qu un an de séjour
dans les rég ions tropicales africaine s, puis
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recou ren t au retrem pag e au pay s natal : i l
s agit de rattrap er, si possible, la substa nce
perdue, de restituer au sang appauvri sa
rich esse ; puis on recom m ence sur nouveau x
frais. Les Hollandais vei l lent avec un soin
minutieux au bien-être de leurs agents, con-
struisent des hab itations com m ode s et cha r-
m antes, opèrent des ravitai l lem ents d une
salutaire abondan ce. Le s P ortug ais , largement
m étissés, eux, par des siècles de dom ination
étrangère, de sang phénicien, berbère, arabe,
à demi sémites, supportent mieux ces pays
ardents où le Soleil se promène chez lui dans
l en clos des tropiq ues , tandis qu i l n app araît
chez nous qu en prop riétaire regard ant par-
dessus ses mu rs. N os p auvres Belge s, facto-
rien s ou a gents de l E ta t, dans les pos tes
isolés où la plupart sont relégués, sont loin de
ces précautions réconforta ntes , quoique sans
cesse leur sort s am éliore. S i ls m eurent m oins
que jadis, i ls subissent presque invariable-
ment les atteintes du mal d A friq ue , l ané m ie
cong olaise , avec, pour beaucoup d entre eux,
dès qu i ls voisine nt quelque l ieu paludéen ou
miasmatique, quelque matière à contagion,
les crises redou tables de la F . D. H ., surp re-
nant brusquement même les anciens, même
ceux qui tentent le sort en se vantant de
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2
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n'avoir jamais été malades, et les couchant
alors en moins de rien dans la Mort. Derrière
la façade de leur apparente belle santé, le
cl imat, le red outable cl im at a fait son œ uv re
et ruiné l'organism e, comm e les fourm is
blanches rongeant au cœur les poteaux d'une
véra nd ah . — L eu r faute, leur faute, leur faute
crient les optim istes, les hyp notisés du C on go .
Imprudence, insouciance, excès de fatigue,
abus des boisso ns, mauvaise hygiène , régim e
irrationnel — Comme s' i l était possible, dès
qu'on arr ive au bienheureux Congo, de deve-
nir prudent, modéré, prévoyant, disc ipl iné,
irréprochable « Je n'en ai pas les m oye ns » ,
me disait un bon garçon à qui le médecin
venait de faire cette belle leçon de morale.
A h l ' insupportable ennui d'une vie trop
réglée, attentivement surveil lée, maintenue
dans le dif f ic i le équil ibre de la pe rfect ion .
Propter vitam, omnes vitœ jucundse causas
perdere Et, d 'a i l leurs, comment se préserver
en ces l ieux sauvages des contaminations
humaines et des contaminations telluriques?
Pa rtout l 'épidém ie et l'endém ie fonction nen t
com m e si la Nature et l 'H om m e étaient incu -
rablement atteints d'une syphilis intégrée.
Comment éviter l 'Homme et la Nature qui
vous enveloppent comme le scaphandre enve-
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loppe le scapha ndrier? Ne pas bo ire quand
l 'anémie et la chaleur y poussen t inv incib le-
men t. C'est tou jours la vieil le histoire résum ée
en cet axiom e c her à Bouva rd et Pé cuc he t :
De vient ivrogn e qui le veu t Ic i , com m e en
Eu rop e, l 'alcoolism e est le résultat de la
fatigue, de la dépression, de l ' insuff isance
d'alimentation, de la déperdition excessive
des fo i 'ces . L 'ab sinth e l 'absinthe la bon ne
absinthe afr icaine , comm e on dit au C on go
je n'en avais pas bu trois fois en ma vie.
Quand, dans les factoreries ou les maisons
danoises, on m'en offrit , je re fusai d 'ab ord .
Pu is, un jou r, sous l 'accablem ent du solei l et
l 'épuisement de l 'e f fort , j 'en bus. Je ressentis
l 'effet salutaire, la matérielle bienfaisance, le
puissant et doux réconfort du « perf ide breu-
vag e » , et j 'y recou rus com m e les autres,
l 'aiman t, le rem ercian t A bo rd , dès que je
retrouvai la fraîcheur et la vie de la zone
tempérée, j 'en perdis radicalement le goût.
Pen dan t qu'ainsi je mé dite, les dern iers
l inéaments de la côte d 'A friq ue ont disparu.
Quelques-uns de nos com pag non s de route se
sont a ssoupis : leur ph ysio no m ie, distendue
par le som m eil , exprime plus visiblem ent
encore le délabrement. Puissent l 'air patrial
et les dou ceurs du pays retrouv é leur restituer
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les fo rces perd ues qu'a pom pées le soleil du
Congo .
A l 'avant du navire, nous avons de nouveau
des no irs. E n petit nom bre , deux cents tout
au plus, des gens d'A ccr a, où nous touch eron s
d'abord, et de Sierra-Leon e. I ls retournent
chez eu x, « après fortun e faite » . L a fortu ne
d'un négro Ce sont des travailleurs don t le
terme est expiré. Ils ont touché leur masse et
se sont renippés à Matadi, au plus grand pr ofit
des maisons de négoce habiles à usurer sur
l ' ignora nce de ces naïfs. Leur pré occu pa tion ,
enfantine, a été de singer l 'Européen et les
voici déguisés en dandys ridicules et multico-
lores, m êlant en un ensemble joye ux toutes les
couleu rs de l 'arc-en-ciel et leurs dér ivés :
bérets roug es, chem ises rose s, jerse ys bleus,
pantalons jaunes, jaquettes blanches. Tous
sont chaussés, m iracle To us ont un co ffr e en
fer-blanc pein t en tons cru s conten ant leurs
richesses. Tous ont des fauteuils de bains de
mer. A Matadi, au « Tam-Tam », cette festi-
vité du dim anche soir où, pen dan t qu'on bat
le tambour de guerre long comme un canon de
forteresse , des boys et des négress es con tor -
sionnent la danse du ventre en glapissant, j 'en
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ai entendu, qui, regardant à côté de moi,
disaient : — I ls sont tout d m êm e rigol os, ces
sauvages — De loin, groupés sur le gaillard,
quand le éopoldville a débouché pour prendre
rade à Banana, leur foule diaprée eût fait
cro ire qu un pensionnat de dem oiselles à
marier, en toilettes printanières, arrivait
pou r sauver les pauvres blancs du C on go de
leur célibat forcé.
Ils remplacent nos farouches Sénégalais du
voya ge d arrivé e, occu pés , eux aussi m ainte-
nan t, « à faire fortu ne » en peinan t terr ible-
ment sur la ligne du chemin de fer, et rêvant
sans doute déjà aux joies du retour et au faste
puéril qu i ls pourro nt alors dép loyer.
Car pour ces travaux du chemin de fer,
jama is on n a pu sérieusement trouv er des
ouvriers dans le Congo même. Il a fallu, avec
des labeurs infinis , d exception nelles dépen ses
et pa rfois de cuisants déb oires, tou jour s cher-
che r ailleurs. Et ainsi se po se dan s l esp rit le
problème du travailleur en cette contrée dont
l aven ir dépend de la collaboration du nèg re,
toute oeuvre entreprise et dirigée par le blanc
impliquant, pour ses détails, des opérations
multiples dont, sous ces latitudes écrasantes,
l Eu ropé en ne pourra supp orter le poids. P ou r
le Ba s-C on go la crise s est décla rée. D ans les
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quatre districts qui forment le goulot de la
gourde à grosse panse qui f igure assez bien
l Em pire en sa form e géograp hique, tro uve r ,
en quantité suff isante, « des collaborateurs
no irs » est d if f icultueu x. L É ta t en a voulu
pour son portage sur la route des caravanes,
pour l approv isionnem ent en bûches de ses
steamers de service sur le f leuve, pour le
recrute m ent de sa petite armée. Il a dû
reco urir au ser vice for cé et « palabrer » avec
les che fs de villag e ; il a fallu que ceux -ci
im pose nt à leurs serfs ces travaux réglemen tés
qui répugnent à leurs mœurs indolentes et
sédentaires. Cette con scrip tion d un nouveau
genre, cet esclavage déguisé, car le maigre
salaire du malheureux va à son maître, a fait
le vide. Le négoce privé a grande peine à se
pro cur er des auxiliaires. J ai vu à Sissia, dans
l î le de M atèbe, le p ress oir d huile de palm e
installé il y a quelques années dans les plus
ingénieuses con dition s : i l chôm e, les trois
quarts du temps, faute de cueilleurs allant
abattre les régimes de coconottes au haut des
palmiers dans les bois abondants du voisi-
nage. Les vil lages se dépeuplent.
Ad m inistrativem ent ou vous expl ique ce
phénomène de manière à apaiser les appré-
hensions. On le déclare spécial au Bas-Congo,
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à ces distr icts d ésorm ais voués à un relatif
m épris, tandis que toutes les adm irations,
tous les éloges, tous les espoirs sont réservés
au H au t-Co ng o, au ventre de la bou tei lle . E t
faisant ainsi la part du diable, on ajoute : « Le
nègre du Bas est un dégénéré; on l 'a déprimé
par la traite et par le rhu m . Il a pa rfo is
l 'épouvan te et tou jour s la défiance du bla nc ;
i l se re tire à son app roch e com m e l 'animal
trop pourcha ssé. Les peuplades de la côte se
détruisent aussi elles-mêmes par l 'abus de la
« Ka sse », ce poison judiciaire administré au x
accu sés, aux soup çonn és, sur les indica tions
stupides des féticheurs dont les sorcelleries
m ys tificat oire s on t infailliblem ent prise sui-
des âmes obscures et superstit ieuses. Puis les
épidém ies s'en mêlent : en ces dern ières
années, la variole les a ravagés, en flambée,
com m e les Aztèq ues, au M exiqu e, lors de la
conqu ête de Fern and Cortez. »
Ex plicat ions plausibles, mais qui ne dis-
sipent pas les inqu iétudes. L e co nta ct des
races, spécialement d 'une supérieure avec
une infér ieure , a de si inattendues réa ction s.
Il a mis dans l 'bistoire de si bizarres et de si
cruels mystères Au ssi , ce danger d 'avenir
com m and e-t-i l la plus grand e pru den ce dans
les m esures destinées à réglem enter les rap-
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por ts entre l 'Eu rop éen envahisseur et le
N ègr e envahi, la conn aissance la plus ap pr o-
fon die de ces peuples prim itifs, l 'absence de
toute illusion sur la po ssib ilité de les tr ans-
former, le respect des habitudes inséparables
de leur âme nég ritien ne , fussent-elles étrang es
ou barbares. I l faut recon naître , hé las que
sur tout cela régnen t enco re, parmi les blanc s,
gouv erna nts et gou vern és, d 'étonnants pré-
ju gé s, et que des malenten dus fu nestes se
sont man ifestés et sont à redouter en core. Ces
erre urs ont été po ur une p art dans le dépeu-
plement du Bas-C ongo Qui sait si leurs effets
funestes ne gagneront pas le Haut?
*
* +
N os premières jour né es de m er sont heu-
reuses et paisibles. Nou s som m es bientôt dans
« le Po t-au-N oir » des m arins, cette ré gion
toujours pesamment nuageuse, et pluvieuse
par saccades, qui forme une ceinture ondu-
lante sur l 'Eq ua teu r, se déplaçan t avec la
marche f ictive du soleil au long de l 'Eclip-
tique et de son Zodiaque. Les aubes bleutées
sont terne s, m ais quelques beaux cou cher s
illustrent la coup ole céleste d' imm enses
paysages métalliques ou fulgurants. Les eaux
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n'ont plus la teinte fauve qui, au sortir du
C on go, transform ait leurs vaguelettes en un
indé fini labour d'autom ne accum ulant les
guérets bruns où, dans no s cha m ps, se blot-
tissent les l ièvres. Des escouades de poissons
vola nts raien t l 'azur m ouv an t de leurs traits
d 'arbalète . N os convalescents souffren t du
roulis qu'augm ente la légèreté du cha rgem ent.
Car si pou r a ller au Co ng o le « car go » ne
manqu e pas, ah que pou r reven ir i l est rare .
Mille milles à faire, mille « noeuds », noeuds
d'autant m eilleurs, me dit un o ff ic ie r du bor d,
qu'une fois faits, plus moyen de les défaire, —
pou r arriver à A cc ra , sur la côte de Gu inée,
et nous en faisons galamm ent deux cen t
cinquante par vingt-quatre heures. A la
qua trièm e au rore , la terr e est en vu e et ceu x
de nos passagers noirs pour qui c 'est la patrie,
font, avec entrain, leurs préparatifs de débar-
quement.
Il s 'agit d'être beau et d'éblouir
Il s 'agit de
descen dre en triompha teur et de faire envie
D es co ffre s, sortent les atours : le gilet justau-
co rp s de flanelle ou de soie, coule ur ten dre ,
citronnelle, bleu céleste ou rose
;
la chemise à
mettre par-dessus malgré la chaleur, blanche
ou à dessin de fan taisie ; la crava te am ple et
cria rd e, à noeud tout fait et à gro sse épin gle
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fixe ; les chaussettes élégantes dans lesquelles
entrent avec peine les gros pieds plats dont la
plante, à peau râpée p lus clair e, sem ble usée
par la m arch e et les fatigues ; les souliers
vernis de soirée ou les bottines jaunes de bain-
de-m er; le veston court du gandin et le panta-
lon à jam bes d 'éléph an t; aux doigts , des
bagues autour du cou, la ch aîne de mon tre en
perles fau sses ; à la ma in, un stick à be c de
corbin sur la tête, aux cheveux frisés séparés
par une raie irrépr och able de garç on coiffeu r,
un feutre mou un mouchoir éclatant sort , en
feu de bengale, de la pochette; à la bouton-
nière, une étrange rosace versicolore, décora-
tion de fleur artificielle, on ne sait, éclate. Il
faut imiter le blan c, m ême sans com pre nd re
la ra ison d'être de ses acte s ; il fau t se tran s-
former en « gentleman ». J 'en ai vu un qui
s ' inondait de parfum à l 'aide d 'un vaporisa-
teur la bouteille portait : Ea u de F lor ide
Imiter, singer. Un factorien goguenard et
sceptiqu e me disait : « Le nègre est un singe
m oins ma lin que le si n g e; celui-ci refu se de
parler par ce qu 'il sait qu 'on le fera it tra-
vailler. »
M. Joseph Pru d 'ho m m e, gros factor ien
enrichi par ving t années de n égoc e déloyale-
ment exercé, qui , à côté de moi, contemple ce
6*
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spec tacle du haut du « château d ava nt », me
dit d une vo ix son ore et ave c un geste parle-
m entaire : « Vo ilà la jus te réco m pen se du trar
vai l , M ossieu le social iste . » Un n ég ro ,
impressionné par cette clameur, tourne la
tête, et, com m e s il a vait l inte lligen ce de la
chose, se met indéc em m ent à esquisser une
danse du ven tre et à « ba ry ton ne r du cul »,
ainsi que s exp rim ait le divin Ra belais.
Bie ntô t la cou pée du navii e ressem ble à un
bal d étudiants en gog uet te de carn aval. N os
pimpants amis ne mettent pas de gants, la
nature s étant charg ée de leur en four nir
d inus ables . Plu sieu rs on t été aidés dans leur
to ilette com ique par d obl igeants com pag non s
tran sform és en valets de cham bre, leur pr é-
sentant, comme à des princes, chacune des
pièces de l accou trem ent et donnan t à l en-
semble le dernier coup de f ion par une bonne
frottée de leurs mains sales sur les plis causés
par l enfe rm é dans la malle.
A cc r a a surgi sur la côte à peine m ontueuse.
Com me toujo urs , la lèpre blanch e des co n-
structions tachant le rivage au-dessus de la
band e lumineuse de l estran. Pu is, à l ap-
pro ch e, des factore ries à toits plats et de forts
vétustés . Ic i longtemps domina la H ol lan de;
maintenant c est l envahissante An glet erre ,
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pieuvre al longeant ses tentacules à inn om -
bra bles su çoirs parto ut où il y a des « bu si-
ness » à rafler.
Sur la plage, jon ch ée de roch ers p lats f or -
m ant des brise-lam es a rtificie ls, d éferlen t en
énorm es volutes les lourdes v agues de l A tlan-
tique. D es baleinières, bou sculées par les f lots
com m e des bou cho ns, arrivent à forc e de
pagaies m anœ uvrées frénétiquemen t par des
no irs, m ahon i, aca jou, é bène, palissandre,
échan ti l lons hum ains des bo is africain s ;
pag aies don t la palette, tride ntée , s étale ainsi
que de larges pattes de crocodile , attaquant
des deux côtés la m er, avec fure ur. Quand
cette f lotti l le far ou ch e a ccoste le steamer et
s acc roch e à sa coq ue , ballotée par la h oule,
avec ses équipages aboyant, on dirait une
m eute prenan t aux flan cs le sanglier d E ry -
manthe. Dans un indicible désordre de gesti -
cula tion, de cris et de jaill issem en ts d eau de
m er, on descen d les beau x c off re s de nos
nègres et nos beaux nègres eux-m êm es,
oublieux de leur dignité et de leurs brillants
costumes que mosaïque promptement de
souil lures cette bous culade de curée acharn ée.
Une chaise, la « mamy-chair », me dégringole
au mil ieu du tas; mes mains, cherchant un
appui, tâtent des têtes crépues, des bras, des
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épau les, des tors es à cru et luisants ; colis
hum ain, je suis en caqué dans le grou il l is du
cha rgem ent et en route pou r « le S hore ».
Sauvage spectacle de hurlements et de mus-
culatures désordonnées en leurs efforts.
A ya nt , pou rtant, cette très spéciale beauté,
si rare en Europe, des membres nus se mou-
vant et s agitant en l har m onie de leurs ten-
sions viole nte s, de leurs saillies no da les, de
leurs ench evêtrem ents c olériqu es, du travail
surprenant de leurs efforts. Ah
de quelles
esthétiques jouissa nce s nou s priven t les vête-
m ents sous lesquels est cach ée toute la m er-
vei l leuse m écanique du corp s hu m ain, ch ef-
d œ uv re de l igne et de cou leur , et com m e se
comprend le besoin, pour un Micl ie l -Ange ou
un Ru bens , d en peindre l émou vant p rodige
dans des chutes d ang es ou des préc ipitations
de damnés.
Qu elques bon s sou bresa uts sur la bar re et
m e vo ici à terre. To ut de suite la chaleur m e
pl om be ; on la croir ait un reflet du sol . J ai
flâné dans Accra deux heures. Viei l le cité, en
partie ruiné e, sans la riante végé tation, des
rues gazonnées de Sierr a-L eon e et Batl iurst.
Le s H olland ais y ont laissé leur em preinte,
non seulement dans les nom s des in digèn es
qui rappellent les enseign es d Am sterd am , les
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n 6 E N C O N G O L I E
Jan et les Van les Klaas et les Faaz mais
surtout dans la cons truction des Ch im bec ks,
couv ertes de cliaum e, cabanes rustiques à
petites fenêtres, d où l on s attend à vo ir sortir
les Cam pinoises des env irons de Y en loo ou de
Rurem onde . Partout des nègr es , parmi les -
quels circu lent indolents et déda igneu x quel-
ques « business-men » britanniques ainsi que
des requins dans les eaux poisson neu ses. Ces
gentlem en ont tous la m ousta che militaire à
pointes relevées par laquelle la fasliion br itan-
nique a, depuis quelques an nées, rem placé les
fav oris classiques qui allaien t si bien à ces
natures de marchands
;
i ls ont tous la muscu -
lature sèche de l An gla is m ode rne , adonn é aux
sports par lesquels a été com battu e et vaincu e
l obésité jad is classique de la race. L es nég ril-
lons fourm illent, ornés sou ven t d une hernie
ombil icale , di f formité courante en Afrique.
Sous leur ventre dé m esurém ent enflé, une
ceinture de f icelle sym bolise les vêtem ents
abse nts. L es pu celles de la ville , assez no m -
breuses (les autres sont en réparation, me
dit un sol ide A nv ers ois qui m accom pag ne) ,
p as se n t, le torse nu, les seins en para de,
rem arqu ablem ent tendus et de m odelage varié,
tandis que d horr ibles vieil les fem m es de
trente ans, auxquelles
11
applique involon tai-
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rement le rude mot nus que leur déc erna le
Lat in br ut al , exhibent négl igemm ent les
poche ttes aride s, f lasq ues et plates com m e des
porte-m onna ies où il ne reste qu un petit so u,
com m e d es cuirs à ras oirs , en lesquels se
résout f inalemen t et prom ptem ent cette beauté
poitrinale montrée avec ostentation par les
vierg es noires, prof itant de la mêm e cou tume
ingénue qui perm it à Elisabeth , reine d A n-
glet err e sans épo ux et restée fil le intacte , de
m ontrer jusq u à son dernier jou r ses roya ux
et m ajestueux appas. Est-ce à t itre d écha n-
tillon? Ou cela veut-il dire : T er ra in sans
maître , au prem ier occu pa nt?
Au Post-Off ice, tout le personnel est nègre,
sous la direction d un blanc. L asp ect est
curie ux, satisfactoire et sym boliq ue de l har-
m onisation pos sible entre les deux races au
Co ngo . Le s visages sont intel l igents et
éveillés, les allures aimables et serviables, la
besogne bien faite, quoique plus lentement et
toute d im itation . I l faut aussi plus de m on de .
Si le bla nc, qui constam m ent surveil le , rec-
t i f ie , l amène à l al ignem ent, disparaissait , ce
serait , m assure-t-on, bientôt la nég ligenc e, la
paresse, le retour à l indif fé ren ce du sauvage.
M ais le simp le c oup de do igt qu otidie n, la
pesé e sur les gu ide s, le claque m ent du fou et,
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suffise nt à maintenir dans la droite direct ion
tout ce co m pliqu é attelage. N ai- je pas vu le
mêm e significatif pro blèm e en visitant au
Co ng o les étonnants travaux du chem in de
fe r et ceu x du fo rt de Sh inka , d un e si nette
et si belle géométrie?
C est à A cc ra que m oyenn ant dix shill ings,
un orfèvre nègre fond, sous vos yeux, deux
guinées, si vous en avez de reste, et coule ces
ann eau x, aimés de 110s Co ng ola ns, sign e ma-
çonnique de reconnaissance, qui représentent
les douze signes du Zod iaqu e. L a bague est-
elle trop larg e, ils en supp rim en t un ; est-elle
trop étroite, ils en ajoutent; un farceur leur a
persuadé que c est tou jours le Ca pricorn e qui
doit se rvir de supplément quand ce bijou
astron om ique est destiné à une dame. A ctuel-
lement ces bibelots symboliques se font aussi
à A nv ers , de mê me que des épingles dites
d Ac cra dont Acc ra n a jam ais entendu parler .
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D Accra à S ierra -L eon e . — Les Détracteurs
et les Ad m ira teu rs du Congo. — Les Mis-
sionnaires. — La vie privée du Blanc :
le Boy et la N égr ess e. — Sier ra Leon e.
— L Av en ir du Nègre .
Du 7 au i l octobre
C est par une journée d ivine que nous avon s
repris notre course. Par tribord la côte de
Guinée défi le panora m iquem ent à courte dis-
tance avec un admirable avant-plan lumineux
d azur. E lle est toute en déc ou pu re de m onts
espaçant les per spe ctiv es de leurs cou lisses.
P ar fo is, à la crête , dans les lointains , le poil
d une forêt. Tou s sur n os pl iants, la face au
riva ge, spectateu rs attentifs et rav is, n ous
contem plons cette spacieuse mise en scèn e. Je
ressens l am plification d àm e, l élargisssem ent
et l épu ration d intellectualité que seuls do n-
nent les gran ds voy age s.
E t de nouveau ma pensée vaga bon de revient
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à ce Congo dont l 'attirance m'a tant dévié de
mon itinéraire et dont incessamment m'entre-
tient l 'ambiance.
Quelles con trad iction s dans les opin ions
emportées par ceux qui en reviennent et han-
tant ceux que j 'y ai renc ont rés Quel fana-
tisme chez les uns, quel dénigrement chez les
autres
Quelles exag érations dans les deux
sen s On dirait des amants heureux ou dédai-
gné s parlant de la m ême ma îtresse, les uns
avec l 'enthousiasme de l 'amour satisfait , les
autres ave c la haine de l 'amou r tromp é. Et à
la pression des passions opposées, les mêmes
faits apparaissent tantôt au réolé s, tantôt
sombres .
Sous les récrim ination s et les plaintes, on
devine le m obile des amertum es. La maladie
et ses abattantes misère s. Le sentiment d 'a voir
tant risqué po ur si pe u; car elles sont m aigres
les compensations données à cette jeunesse
qui va si loin jouer sa santé et sa vie. La con-
science obscure qu'on se sacrifie au profit de
bén éficiaires qui, là-bas en E ur op e, restent
tran qu illeme nt chez eux , « le d os au feu , le
ven tre à table », et qui, sans d oute , jam ais
n'iront s 'exp oser aux feux dévora teurs du
soleil africain , au conta ct dang ereux de cette
terre cong olaise d ont les emb lèmes héral-
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4
7
diqu es seraien t si b ien l écra san t éléphant et
le vorace crocodile, synthèses de sa pesanteur
et de ses cruautés. L inju stic e d un pareil sort,
écho partiel de l universe lle iniquité qui dés-
hon ore l organisation sociale m oderne , où,
toujours, le moins rétribué est celui qui court
le plus de risques et
à
qui est imposé le plus
dur labeur, où le vra i travail loyal n en rich it
plus per son ne, où la spé culation parasitaire
et pillarde peut seule mener à la fortune.
On la chante, à bo rd des na vires qui vo nt
ou qui reviennent, la chanson corrosive qui a
condensé ces rancœurs, et qui, grandissant au
sort de toutes celles qui ont exp rim é non une
fantaisie individ uelle, m ais un sentimen t c om -
mun à un grand nombre, par cela même plus
pr ofo nd , n a déjà plus d auteur bien conn u. Il
convient , comm e document de l Épo pée con-
golaise, de ne point la laisser se perdre dans
les effacem ents du temps. Elle est trop typiq ue
et trop âpre. Ecoutez-la en sa trivialité popu-
laire. A ir , la traînante et lamentable mélopée :
A Saint Lazare :
Y en a qui font la m auv ais tête
A leurs parents ;
Qui font des dett , qui fo nt la bète,
Inut i l me nt .
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Puis , un beau soir , de leur maîtresse
Ils ont plein 1 ' dos,
Alors i l s part ' p le ins de tr istesse ,
Po ur le Congo Po ur le Congo
L ' fameux Congo c 'est en Afr ique,
Ousque 1 ' plus fort
E st forcé d 'd époser sa ch ique
E t d ' fa i r ' l e mort ,
Ousque 1 ' plus dur et 1 ' plus farouche
Est vit sur 1 ' dos,
Car on y crèv ' comme des mouches
Da ns le Congo Dan s le Congo
Dans le Congo, c 'est là qu'on marche
Faut pas f l anch er .
Quand on vous crie : En avant 'arche
I l faut marcher.
On a beau faire des chicanes
Et tout 1 ' bib'lot,
Faut prend r ' l a rout ' d es carav anes
Po ur 1 ' haut Congo Po ur 1' haut Congo
Dans l 'haut Congo, c 'est là qu 'on crève
D o so i f e t d ' fa im;
C 'est là qu ' i l faut t r imer sans trêve,
J usqu 'à l a f in .
Le soir on songe à sa famil le .
Peu r igolo
On pleure encore, quand on roupil le
Dans le Congo
Dans le Congo
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n6 EN CO N G O L I E
Dans le Congo la dyssent ' r ie
Fa i t des razz ias ;
L a f ièv ' b i l i eus ' , l 'héma turie
Emboît ' l e pas .
Pu is c 'sont les sag aie s et les lanc es
Des ind igos
Qui f le res tan t sur la pan se,
D an s le Congo Da ns le Congo
On est méchant , farouche et l âche
Quand on r 'v ient d ' l à .
Mais 1 ' p lus souvent d 'chez les sauvages
On n' revient pas.
Pas même un coin de cimetière
Pour ses pauv' z 'os
Un' croix d 'bois qui tombe en pouss ière ,
Vo i là 1 ' Con go Vo i là 1 ' Congo
L e Ty rté e à la dent dure, qui scanda ces
strop hes , en pleine brouss e sans doute, ou sur
la route im pitoya ble des caravanes, n a pas été
« répondu » par un barde équivalent célébrant
les joie s, contre-pa rtie de ces m alédictions.
L a tragéd ie en cinq actes à laquelle s est
appliqué très sagement et confortablement en
Be lgique, un de no s co m patriotes , ne peut
prétendre à cette portée, non plus que
Les
Progrès e Borna qui racontent, en versiculets
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goguenards, les mervei l les accomplies dans la
congolane cité :
P l u s d ' m a r a i s , p lu s d ' c l o a q u e s ,
P lus d 'endroit in fectant
J ' vous racont ' pas des craques ,
A h quels embel l iss 'ments
Plus le moindre moust ique,
Plus même un cancrelat
Ne res t ' dans la b out ique
On n 'a pa s idé ' d 'ç a
L 'au t re jou r en so i rée
L a pr incess ' Nekou kou
Était un peu lancée
Et montrait son genou.
Sa mère, un ' v ie i l ' négresse
Ne permettant pas ça ,
Lui tapa sur les fesses ,
On n 'a pas idé ' d 'ça Etc . , etc .
L e C on go a, parm i ceux qui y sont ou l ont
fréqu enté , d obs tinés défens eurs. Je les ai , i l
est vrai , rencon trés surtout parmi les off ic iels ,
surtout parmi les militaires. A leurs louang es
presque toujours se mêle quelque exaltat ion;
mais ces tém oign ag es recue ill is sur les l ieux
ont une valeur, en mêm e temps qu une saveu r,
très particulières, et sont autre chose que les
dithyra m bes à fro id si aisém ent et si com plai-
E N C O N G O L I E
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E N C 0 X G 0 L 1 E
l5 l
sam m ent éd olc oré s par ceu x qui , chez nou s,
n'on t jam ais touché le théâtre brûlant où le
drame du nouvel Empire se déroule.
Le Bas-Congo, je l 'ai déjà dit , est , sans
m arch and er, m is ho rs de jeu . On fait m êm e
volontiers un repoussoir de ce vestibule où le
voy ag eur doit passer bon gré mal gré et qui
n ' impressionne guère favorablement. On in-
cl ine à tenir pou r gens de peu de con séq uen ce,
quelque chos e com m e des Co ng olais d 'eau
do uc e, ceu x qui y résiden t et ceu x qui ne le
dépassent point. On leur parle du H aut-C ongo
com m e Jason et ses com pagn ons devaient
parler de la Colcl i ide aux sédentaires du P élo -
pon èse. L e Bas, c 'est la brou sse et la m isèr e
c 'est l 'administrati f et l 'off iciel C'est le quar-
tier bou rge ois bon pou r la gard e civique
d'Afrique. C'est le Haut qu' i l faut voir
C'est
dans le H aut qu ' il faut viv re
L à tout est beau,
tout est fertile, tout est sain, le nègre est bien
fait, i l est in telligen t, lab orie ux , ho nn ête, la
négresse est charmante, les paysages sont
invariablem ent m agn ifiques, le cl im at est
clément
V i v ' l 'E qu a t e u r
Ce sé jour enchanteur
Voi là , vo i là , vo i là
Le vrai coin du bonheur
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E N C 0 N G 0 L 1 E
De tous les d istr icts de la terre
C 'es t l 'Equateur que je pré fère ,
Ça c 'est certain
On n 'y connaît pas la m isère ,
Grâce aux bons produits de la terre
Qui pouss ' très bien.
Le corned-beef , les t in ' anglaises
Dans un vieux coin repos ' à l ' a i se .
Grâ ce aux v iv res f r a i s qu 'on y a
Tout le monde y est gros et gras
Etc . , etc .
Je n y ai pas été dans le Ha ut, qu oiqu e
ayant pénétré à quelques cent kilomètres et
visi té quatre dis tricts . Il eût m êm e fallu aller
beaucoup plus loin que Lé op oldv il le et le
Stanley-P ool, puisque le professe ur Em ile
La uren t, après sa studieuse tourné e, déclare
que le district du Pool, le cinquième, est à peu
de chose près l équivalen t des quatre précé-
dents. M ais de mêm e que le gran d F leuve
am ène dans « le col de la carafe », à Mata di,
Borna et Ban ana, toutes les eaux du H au t,
c est là aussi qu arrive nt à leur dév ers oir
naturel toutes les idées et tous les rapa triés
du H au t, et dès lor s, quand on y a séjou rné ,
avec la volon té d app rendre , on n est poin t
sans être renseigné abonda mm ent, sinon
de
visu
au moins
de auditu.
On a l oreille au
cornet du téléphone.
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153
Or, i l apparaît d une telle in form ation que,
s il éch et de rab attre sur les enth ousia sm es
délirants de quelques fan atiques, l ensem ble
est assurément bon. Les militaires qui voient
la con qu ête, l aventu re, « la vic toir e et la
glo ire »,1e placem ent effectif de leurs ins tincts
guerriers sans em ploi en B elgique, l avan ce-
ment rapide, les honneurs, montent certes
trop le ton de leurs claironn ades . L es off i ciel s,
très préoccupés de correct ion hiérarchique et
de disc rétion vis-à-vis d un m aître suscep tible
à l excès et fro idem ent imp itoyable dans ses
rancun es, prennent le mêm e diapason, quoi-
que avec m oins d ardeur. L orch estre de ces
louanges a donc trop de bruyance.
Mais des deux à trois cents blancs extrême-
men t variés de ca ractère , d allure, de condi-
t ion, qu il me fut don né d inte rvie w er, ce qui
assurém ent est une notab le m oyenn e sur les
treize à quatorze cents qui sont au C on go , i l
n en est pas un qui n adm ire la façon pro m pte
et étonna m m ent m éthod ique avec laquelle la
jeun e c olon ie a été orga nisée, sous l imp ulsion
d une v olon té uniqu e ayant la claire et ration-
nelle vision du but, une excep tionnelle pe r-
spicac ité dans le cho ix des mesu res et la pos si-
bilité d acc om plir ce qu elle avait ré solu. Car
(il est intéressant de le signaler à ceux qui
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savent les mille obstacles et les multiples
poin ts d arrêt qui, en notre pays cons titu-
tionn el, se dressent devant tout dé sir, to ut
pro jet, toute espéran ce) le Sou verain d e l Et at
Indépendant est pins maître au Congo que
l Em per eu r de la Chine en Chine, et, du jo u r
au lendemain, peut défaire et refaire, dans
tous les ordres de choses, au gré de son
cap rice. C est le potentat le plus ab solu de la
Terre et, devant sa toute-puissance, blancs et
no irs n on t de droits que ceux qu il lui plaît
leur a cco rde r. Il n exis te de garantie et de
limite s à cette om nipo ten ce que dans ce
baga ge d idées m odernes sur la man ière de
gou vern er qu il est diffic ile de ne pa s res-
pect er sans so ulever l opin ion des n ations
civilisées.
Da ns toute l histo ire des Co lonie s, il n y
a pas d exem ple d un résultat aussi av an cé
obtenu en un temps aussi court, avec un per-
sonnel, souvent de hasard, et constamment
déprimé par la maladie. Ces explorations
réitérées, pénib les et souv ent m eurtr ières
pou r ceu x qui en co uraie nt l aven ture, par
lesquelles a été faite, dans tous les sens, la
reconnaissan ce du territoire et auxquelles
sont attachés les nom s de Stanley et d une
pléiade de no s o fficie rs, com m e celui de
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155
Xé nop lion à l An abase . Cette occupation suc-
cessive par l établissemen t de postes ju s-
qu aux plus lointa ins c on fin s, reliés ainsi que
les noeuds et les rets d un épe rvier solide
couvrant la colonie entière de ses mailles et
la protégeant. La fondation de villes en des
endroits parfaitement choisis pour l adm inis-
tration, le commerce et les guerres inévi-
tables. L org an isatio n à Bo m a, la capitale,
des se rvice s du po uv oir central don t j ai pu
étudier le fonction nem ent et les détails remar-
quables . L établissement de com m unicat ions
régulières entre toutes les parties de l Em pire .
L a form ation , parm i des di f f i cu ltés , des
déce ptions et des rem ises sur le m étier inn om -
brab les, d un corp s de fonc tionn aire s et de
déterm inés soldats qui su ffit à la dire ction , à
la surveillance et au travail incessant. L ob -
tention des ressources nécessaires à cette
œuv re longue, ininterromp ue, d une com pli -
cation inouïe, d abo rd par des sacr if ices per-
sonn els tenant de la pr od iga lité la plus ga s-
pilleuse, puis, quand cette source fut épuisée,
par une diplomatie opiniâtre d une surpre-
nante habileté, — voilà un prodige dont i l
serait puér il , mêm e à ceux qui n épro uve nt
pou r l entreprise con gola ise aucune symp a-
thie, de conte ster le m erv eilleux et qui s im -
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1 J2
E N C O X G O L I E
pose surtout quaud on a pu, sur les l ieux, voir
les choses, vivant et fonc tionn an t dans leur
réalité, leur ha rm onie et leur déc or . Il exp lique
« l em ballem ent » d es un s, l hallucin ation des
autres. N i la Fran ce, ni l Al le m agn e, ni l An -
gleterre, malgré leur puissance et leur expé-
rien ce, n on t rien fait de sem blable dans les
m orcea ux du gâteau africain qu el les s attri -
buèrent lors du partage; le Congo apparaît
com m e un m odèle à suivre pour ces orgueil -
leux colo sses . Je l ai ouï con fes ser , sans
restrict ion, p ar leurs nationaux. A peine
quelques-uns mettaient-ils la pédale sourde à
leurs louanges, en disant que cette Afrique
louche ne vaut pas, pou r le m om ent, la pein e
de tels sac rific es , et que ce n est qu une terr e
d attente, à laisser do rm ir sans autre dépe nse
actuel lement opportune que cel le du gar-
diennat.
Q u est-ce que tout cela vaut au poin t de vue
utilitaire? N est-ce pas sim plem ent ifn curie ux
éd ifice, un jeu d adre sse et de virtuo sité, la
réal isation d un rêve individuel extra ordi-
naire? N est-ce qu un échafaudage maintenu à
gran d peine , qui s effritera, chancel lera, crou -
lera, un témo igna ge de ce que peut cré er la
téna cité dans la fantaisie mêm e quand il s agit
de chimère? Ces effor ts d équil ibre corre s-
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n6 EN CON GOLIE
pon den t- i ls à un av enir de pro spé rité , à un
résultat en accord avec les dest inées histo -
riqu es d un p euple de race eur opé enn e tel que
la Be lgiq ue ? Ceci est un autre poin t de vu e,
plus pr ofo nd , p lus énigm atique , de so lu t ion
gra ve, d étude labor ieuse . Ma is i l se com pre nd
que devan t la g ran deu r et l ingé nios ité de ce
qui a été a cco m pli et s achèv e d une ma in s i
sûre et s i énergique, quantité de jeunes âmes
vai l lantes , dédaigneuses du péri l , heureuses
d av oir trou vé un Ch ef , se présentent pou r
col la bor er à l œ uv re et la défen den t ave c une
sorte d acharnem ent .
Un Chef que l é lo ig ne m en t et la dem i-
obsc urité m ag nif ien t , à qui les indigèn es ont
tran sporté le nom de gu erre de Stan ley,
B O U L A M A T A K I
, Br ise -P ierres , l e Saxi f rage , e t
qui , pour eux, s iège comme une divinité , so i t
au fond des mers, soit dans les brousses de la
f ro ide Europe , de l
M
Po ut ou , « où l on ma nge
les n oirs » . On com pre nd aussi qu à l aspe ct
des h or izons d entrepr ises entr ouverts dans
cette vaste contrée où désormais règne la
sécurité du co m m er ce et du pa rcou rs , « les
coureu rs de nég oce » adm irent et em boî tent
le pa s. A ce spe cta cle j ai assisté, non pas en
cab inet à B ru xe l le s ; là-bas, sur le cham p de
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batail le . Je ma nquerais à mon dev oir de nar-
rateur véridique en le taisant.
*
* *
U ne légère et longu e con cav ité creu se la
côte de Gu inée depuis le cap des T ro is Po inte s
jusqu au cap Palm as. No us avon s suivi la
cor de de l ar c et perdu la terre de vu e. Qua nd
elle apparaît de nouveau, elle est plus basse
encore, causant toujours cette déception : que
c est un bien m ince rivag e pour la m assive
Afrique. On voudrait de lourdes masses, des
m onts énor m es, des rem parts naturels form i-
dables, alors que tout est plage unie, collines,
uni form ité et douceu r.
A bo rd , la tranquil l ité est gran de. R ien
des festivités bruyan tes et des « beu veries »
tum ultua ires q ui, paraît-il, l ont p ar fois des
retours de Congolais une noce ininterrompue
seulement par le coup de clocbe funèbre de la
m ort d un ma lade, vite , tro p vite oubliée,
aussi indif férente que la chute des compa-
gn on s de ran g sous les balles dans les com -
bats. C est la vie calme et blan che d un h ôpi-
tal, d un asile de con va lesce nts . Da ns la
traversée d arrivée, nous avions des m usiciens
qu i, tous les soir s, bro da ient des ch ants
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aimables, ou grivois, sur la basse continue du
« pistonnement » de la machine. Nous avions
jusq ue cinq da m es, de gabarits et d agrém ents
divers
Il n y en a plus
Actuellement, seule
la Stewardesse, inoccupée, orne le couloir
centra l des cabines de la rareté de sa fém inin e
présence .
Des Dam es, oui , spécialement de ces m is-
sionnaires que la prévoy ante Alb ion frète
pour devenir les compagnes, en pays hors
commerce, des utiles agents religieux et com-
m erciau x qu elle expéd ie partout en éclai-
reurs, en commis-voyageurs, en propagan-
distes et, ajoutent les langues vipérines, en
« m ouch ards » . Le Co ngo n a pas éch appé à
ces termites infatigables. Un plaisant résu-
mait curieusement leur lent travail de ron-
ge ur s : « Il s agit, me disa it-il, de pr ép are r
les nèg res à la conq uête ind irecte par les idées
et le com m erce anglais. Pou r cela, ces « h on-
nêtes c our tiers » co lpor ten t des ca rtes de la
Terre où une teinte rouge, presque univer-
selle, marque la soi-disant domination de
l An gle terr e, tandis que quelques petits points
no irs désign eut les tei ritoires m esquins des
autres nations. A u dos , un portra it de la
vieille reine (dont vous connaissez la figure et
la tourn ure ) sous les traits sup erbes d une
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M iner ve calm e, la lan ce à la m ain ; tout
autour, une série de visag es, à l aspect gr o-
gno n et m uff lesqu e, représentent les autres
souverains, enguirlandant, comme des feuda-
taires, l Im péra trice du monde . D es « clercs »
noirs sont chargés de distribuer cette étrange
composition aux naturels, en leur expliquant
qu i l n y a qu une vraie langue, l an glais, et
que les autres sont des patois ; qu il n y a
qu un drapeau , le brita nn iqu e, et que les
autres sont des mouchoirs dont la vraie desti-
nation est de rester en poche.
L apolog ue est sym bol iquement fort exact ,
qu oiqu e de fantaisie, je suppose . Il n est pas
superflu d ajouter que l apostolat rel igieux de
ces rares apôtres est souvent au niveau de leur
mission pol i t ique. Un missionnaire yankee
fait chanter aux sauv ages du Ka ssaï l inepte
can tique que vo ic i, caressa nt à la fois l âm e
et le ventre. C est en Fio tte bâtard e de Ba-
louba.
Dieu est très bon
C'est Dieu qui donne la viande
Manger beaucoup de viande
Est supei ' lat ivement bon
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Après notre écart pour jo indre Accra , nous
avon s rallié la direction que nous suivîm es il
y a deux mois. Nous voici de nouveau le long-
dès côtes de Libéria , la République nègre,
dont le Gouvernement toujours besoigneux a
imaginé de se créer des ressources, aux
dépens des col lect ionneurs, en renouvelant
tous les ans ses timb res-p oste Nous c inglons ,
cette fo is , près du rivage . L e cloch er pointu
et quelques toits de la capitale ém erge nt des
colline s. L a coqu e blan che d un vaisseau de
guerre est mouillée dans la baie. Sur le
éopol ville
on jou e des jum elles, on p arlotte,
on jacas se, ainsi qu il a rrive au m oin dr e
inciden t de la vie m onoton e du bord , pour
ceu x en qui l im m ense et circu laire specta cle
de la nier et du ciel, si sim ple et si tra giq ue ,
n éveil le point incessamm ent le sou venir des
catastrophes qui s accom plirent dans cet
inde struc tible dé co r des fatalités im pass ibles.
Un passage r red escend u du H aut m a parlé
avec ém otion de « sa Fem m e » . N allez pas
croir e q u i l s agisse d une épouse à retrou ver
en E uro pe après des m ois et des m ois d absen ce
et d inquiétude. N on , c est sa Né gresse, qu i l
a dû laisser là-bas, dans quelque poste isolé, à
la merci des événements. I l lui a fait jurer de
ne le trahir « avec aucun blanc > Il n a pas eu
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la téméraire naïveté de compr end re da ns ce
serm ent les no irs. Il com pte la rejo ind re en
cet état de fidélité rela tive ; i l parle vagu em ent
de l épo user .
A li la compliquée et singulière affaire que
celle du sexe pour le blanc au Co ng o et com -
bie n xiartout où l on v a 011 la re nc on tre en la
barbarie de sa solution
L Eta t ne tolère pas
qu on amèn e là « une amie » ; si on ne l épo use
pas, i l la réexp édie dare-dare à son lieu d ori-
gine. Et même pour les légit imes compagnes,
il n y met pas de com plaisa nce. A lo rs on s est
demandé comm ent faire? Ceci veut quelques
périphrases.
E11 deh ors de sa fon ctio n gou vern em enta le
ou de son emp loi com m ercial , l existenc e
priv ée du Bla nc tourne sur deux coussinets :
le Boy et la Négresse.
D abor d le Boy . C est le serviteur, le d om es-
tique, le groo m , à la fois cuisinier, « lavadère »
du linge auquel i l communique cette
su ve
ode ur d huile de palme qui hante les narin es,
fade et écœurante, longtemps encore après
qu on a quitté les rives du Za ïre, «lin gu istè re »
quand son m aître ne s est pas en cor e fam ilia-
risé avec les idiomes indigènes; langues bi -
zarres dont on peut dire, sans pa ra do xe ,
« qu il s agit non seulement de les pa rler, ma is
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encore de les comprendre » , car le nègre
défiant s 'arrange de m anière à les jargo nn er
de façon incompréhensible avec ses compa-
triotes en toute co nj on ctu re où cela lui est
utile.
Le Boy fait le ménage, le « Tckope » , c 'est-
à-dire la m angeail le, court(s i l 'on peut s 'expr i-
mer ainsi) pou r les com m issio ns , pied s nu s,
vêtu d'un pagn e en lon g jup on et d'une chem ise
en surplis et porte les « Moukandes », les
lettres, espérant perpétuellement le « Mata-
biche » , le divin pourboire, trop souvent,
hélas rem placé par un « K atou ka busliman ' »
(f . . . m oi le cam p, sauva ge ), auquel entre les
dents i l répond par un « Jambové » ( je m'en
f.. . ) . S'il attrape quelque aubaine, il l 'emploie
à faire « T ch in ', tchin' » à trinq uer , avec des
collègu es, ou à acheter des prés ents : pe rles,
tabac, rhum , étoffe, viande pou r la préférée de
son cœur.
Il en existe déjà toute une confrérie de ces
« gens de maison », dont les adeptes se repas-
sent les secrets du ser vice des bla ncs . On en
voit apparaître un, de temps en temps, en
Europe, qu 'un convaincu ramène, persuadé
qu'il possède un serviteur m odèle et curieux
don t le noir v isag e fera sa glo ire auprès des
vo isin s; d 'ord inaire i l ne faut pas un long
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temi)s pour que ce person nag e m erveil leux
cause le dés espo ir de l ' imp rud ent qui l 'a m is
en trop intime conta ct avec notre c ivil isation
raffinée et nos femmes de cliambre, et il le
lâche, non sans soulagement, ou supplie le
capitaine du steamer de le recon du ire aux
délices de la brou sse et de la Cliim 'beck. L e
phénomène est si connu que l 'Administration
a cru opportun d ' impose r un cautionnem ent
sérieux à tout revena nt qui veut se pa yer le
luxe de se faire acco m pag ner d 'un de ce s
échan tillons de la popu latiou nativ e.
C'est un travers presque universel de croire
le B oy « qu'on a » irréproch able (Un e perle ,
mon sieur , une vraie per le — App arem m ent
une perle noire). Ta nd is qu'on trouv e le Boy
des autres une frip ouille . L a v érité est que,
sauf les pet its de huit à douze an s, qu i sont
actuellement recherchés de préférence et qui
vraim ent ont une origina le et gracieuse gen-
tillesse, ces gaillards sont, en général, der-
rière leur tacituruité et leur obéissa nce pas-
sive, d 'affreux et m alpropres polisson s, puant
le fauve , me nteurs à déc on cert er le diable,
paillards à distancer les boucs, voleurs de
garde-manger et de cantines, incorrigibles
allégeurs de bou teilles. Le sage se résigne à se
laisser voler pourvu qu'ils le fassent décem-
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m eut. Quant à la pr op ret é, quant à ce qu ils
font de leurs doigts, dont la netteté, vu la
couleu r, est in vérifiab le, quant à ce qu i ls
fou rren t dans les plats qu ils cuis inen t ou ser-
ven t, i l n y faut pas pen ser si l on veut con -
serve r les d erniers ferm ents d appétit que
laisse la chaleur.
Voy agea nt au M aroc, j avais , les prem iers
jou rs , trou vé intéressant d al ler boire le tbé à
la m enthe ou le fam eux café « à la T u rc a »,
sous la tente des Mau grabins de notre escor te.
L e D rog m an me prit à part : — Ma is c est
très dangereux ce que vous faites là; ces gens
ont une telle haine des R ou m i, des N azran i,
qu i ls four rero nt dans votr e tasse des m or-
ceau x de leurs croû tes, et voy ez leur peau —
Il me montrait des incrustations et des cristal-
l isations assurément remarquables. Je me
suis souvenu, en ce bon Congo, de cette anec-
do te, au spectale de quelque s in cide nt s vrai-
ment suggesti fs. Dans une de mes excursions,
ouvran t ma fenêtre pou r hum er l air m atinal
après une nuit d étouffem ent sous une m ousti-
qu aire, je vis le B oy de m on liôte, «u n e perle »,
net toye r la vaisselle eu léchan t les assiettes et
les plats; après qu oi, crach an t dessu s, i l les
frottait à sa tignasse crépue et finissait cet
intéressant travail en les essuyant avec un
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l inge qu'on eût cru emprunté à la lampisterie
d'une gare; très sérieusement, du reste, sans
aucune mauvaise intention apparente, avec le
sentiment du dev oir acco m pli . — Un autre
visitait soigneusement, des deux mains, la
série complète de ses orteils pour en extirper
les « tchiqu es » ; c e netto yag e fait, i l prit un
couteau de table pour se racler aux jambes je
ne sais quelle salpêtreuse e fflore scen ee ; puis ,
se levant, il saisit un pain, l 'appuya contre sa
poitr ine odora nte et coupa a vec soin et gra -
vité, à l 'aide du mêm e couteau, les tranclies
pour notre déjeuner. — Un soir , m 'étant
couché imp rudem m ent sans visiter les draps
et réveillé par le chatouillement d'une « bou r-
bouille » germante, je constatai sur le drap la
présence de taches violettes suspectes qui me
déterminèrent à achever ma nuit dans un
pliant. Le lendemain, nous étions à table à
savourer une « M ow am be », fr icassée de poulet
à l'huile de palm e, for t savoureuse , quand m on
attention fut attirée par des m aculatures de
la nappe : c 'étaient celles de m on drap M on
drap avait passé de ma couch ette à la table
après être, sans doute venu de la table à
ma couch ette. — Qu'est-ce que c 'est que ça?
dem and ai-jo. — Ce sont des taches de vin po r-
tugais , répondit ingénument un convive
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Quelle est la psy ch olog ie de ce s Scap ins
couleur de deuil? Mystère
comme la psycho-
log ie de tous ces uo irs, silencieu x dès que le
blanc apparaît, silencieux autant que les
oiseaux quand l 'épervier plane, défiants, con-
cen trés, sou m is. Si près et si loin Gardant
obstinément le seci 'et des pensées rudimen-
taires, des sentiments em bry onn aires, des
désirs et des aspirations barb ares enc avé s
dans leur crâ ne du r, ne les révéla nt que pa r
brusques et courtes échappées, par anecdotes
et faits divers, que malheureusement, en leur
superficialité, les blancs 11e notent pas pour
form er la base dont un observateu r et un gé né .
ral isateur tirerait la conclusion ethnologique.
U ne imm ense série de données précieu ses est
ainsi constamment perdue alors que, recueil -
l ies, elles auraient, pour pénétrer cette huma-
nité ténébreuse et si diversem ent appréciée,
la m ême efficac ité peut-être qu'eurent les
sèches et, en apparence, stériles constatations
hora ires des l ivres de bo rd pou r dégag er la
belle théorie des courants, des vents et des
cyc lones .
Quelques traits encore. Ont-ils quelque
chos e qui ressem ble à de la D ignité perso n-
nelle V oy an t un élégant adolescent dont la
chevelure surplom ban te, en m ancen il lier, m e
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EN COXGOLIE
rappelait un ami célèbre, je le nommai Sar
Pelad an. La vibrante lettre
est obscure pour
ces lèvres lourd es et ces langues charn ues ; i l
en est mêm e qui préte nde nt qu el le n existe
pas dans leurs charabias et que partout où des
lingu istes tr op savants la fou rre nt , il faut
m ettre une l. L éplièbe en ques tion com pr it sale
au lieu de Sar, et se plaignit. — Ont-ils de la
Fid él ité? Stanley raconte qu un des prem iers
actes du B o y de qualité cho isie qu il avait
em m ené et paternel lem ent traité en E ur op e,
fut de dése rter dès son r etou r au con tin en t
noir , en lui enlevant son fusil et sa montre. —
Ont- i ls de la Ra ncu ne ? Q uand le com m and ant
Pe ltzer , m aître du r, eut été tué, son B o y ,
dés orm ais sans crain te, alla tirer des cou ps de
fusil à son cadavre.
Si pour les hom m es, les fem m es, les enfants
on b ut ina it, en bie n et en ma l, tous les d étails
analogues de la quotidien ne existe nce, on
serait vite au fait. Peu t-être qu elles en co n-
t iennent des brassées , les arch ives de l Etat
Indé pen dan t, tenues secrètes aussi r igour eu-
seme nt que le furent longt em ps cel les de
Sim ancas sur le règne de Phil ip pe I I d E s-
pagne .
Si , comme col laborateur indispensable , le
B oy est à l un des pôle s de la vie priv ée des
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n6 EN CONGOLIE
Blan cs au C on go, la Né gres se est à l autre. I l
est rare d en ren con trer qui aient résisté au
besoin de ce con cub ina t pan acbé d où résulte
pa rfois un petit mulâtre, mâle ou fem elle, pou r
lequel l heu reux p ère man ifeste une viv e affe c-
t ion, à m oins qu i l ne l abandonne carrémen t
aux hasards du négrillonnisme. Il en est qui,
par allusion à la couleu r de peau de « la ch ère
et tendre » , nom m ent cela : « D even ir ébé-
niste. » Da ns les pre m iers m ois, paraît-il , la
répu gna nce est viv e. L od eu r, la teinte, la
ph ysionom ie ind échif fra ble sous les ténèbres
du derm e, l asp ect vulva ire et sangu inolent de
la bou che malgré la splendeur de la dentu re,
apaisent les velléités m asculines. M ais peu à
peu on s accoutum e, comm e à un bal m asqué,
à ne plus dem and er le d écisif attrait au
visa ge, m iroir souven t m enteur de l âm e, ici
dissim ulé sous la suie. On s arrête avec co m -
plaisance à con tem pler le beau bronze des
bras , des épa ules. . . et de leurs enviro ns.
La séduction opéré, la Nature com plice fait
m ouv oir les secrets ressorts de la repr odu c-
tion, . .. et on se lance com m e les autres. L es
plus délicats vous prédisent ce sort en cas de
séjour p rolong é et aff irmen t qu on ne s en
trouve pas mal
qu on se fait à ce ré gim e où le
par fum ran ce de l huile de palme, habituel
8
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E N C 0 N G 0 L 1 E
cosm étique de la race, joue un rôle imp ortan t ;
que les pieds nus, trottinant dans tout ce qui
se rencontre en ces lieux sans voirie, ne sont-
plus des tares insupportables qu'au surplus,
si l 'on est dans le voisinage d'une rivière, on
pr es crit à la dam e des ablu tions, au m oins
extérieures, plusieurs fois par jou r, com m e
l 'attestent les enlèv em ents. . . par des cr oco -
diles; qu'on est très heureux, dans sa solitude,
d'avoir la nuit près de son lit, vautrée sur une
natte ou sur une cou che tte basse, à l 'abri de
la mêm e m oustiquaire, m algré le bain des
mêm es transpirations, une m aîtresse-servante
très soumise et obligeante qui vous soigne et
vo us veille en cas de m aladie
que la conver-
sation de ces animaux domestiques n'est assu-
rém ent pas celle d'A spa sie, m ais que , dans la
disette terrible de comm un ication a vec l 'hu -
man ité blanch e (quelques-uns, com bien rares
ont ajou té : de tout aliment idéal), on ne
dédaigne pas plus leur bavardage de perruche
qu 'on ne déd aign ait sur le radeau de la
é use
un m orceau de cuir m acér é ; que s' i l
est vra i qu 'on les trouv e sou vent la pipe au
bec , ou gail lardem ent éméch ées par le rhu m
de traite ; que s'il est vra i que ces polis so ns
de Bo ys (pas le m ien, ne ma nque jam ais do
dire l ' interlocuteur) font des prél ibations don t
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la sensualité patriotique de ces dames est
frian de, ce Sga narell isme tropica l n 'est pas
fort di f férent de celui d 'Eu rop e.
Ces pro po s de haute gra isse et ph ilosoph ie
cong olane f inissent d 'ordinaire par l 'of fr e très
hospitalière d'essayer sur quelque échantil lon
présen table dispo nible dans le vois ina ge . Je
n 'en prof itai guère. Vo us comp renez : un
Sén ateu r Surtout un sénateur socialiste
C'est femm es sont, presqu' invariablemen t,
des esclaves qu'on achète à un taux ridicu le-
ment bas, comme on achèterait une chèvre. Il
y a, du reste, dans leurs allures qu elque ch os e
de la bête qu i, placid em ent, se laisse traire.
A Lu eb o, dans la rég ion bénie du K ass aï qui
actuellemen t est prôn ée com m e la plus m iri-
fiqu e (il y a peu de tem ps en co re c'était le
K ata nga , ma is i l paraît que cette réputation
a fait fail lite) , on a une « b elle fem m e », vo ire
« une calebasse », c 'est-à-dire une vier ge,
par allusion, sans doute, à l 'exhibition de
leur jeune et ferm e poitr ine , pour deux
pièce s (quinze mè tres) d 'ét offe , soit quatre
francs valeur d 'E uro pe. A ce compte- là vou s
com prene z que quelques ga rs, sanguins et
bien m usclés, se sont pay é le petit harem de
leurs rêves ou ont cha ngé de person nel à
chaq ue lune. Sér ail dans l 'esp ace ou sérail
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dans le tem ps. Quelle béné diction pou r ceux
qui, en la r igide Europe, devaient trop sou-
vent jeû ne r E t on nou rrit ces tulipes noire s
pour deux « copes » , deux coupelles de perles
de pacotil le par semaine, valeur d 'Europe
douze centim es
Douze centimes
Quelle lionte
pour nos avides hétaïres chèvres aussi mais
brou tant, el les, des bil lets de ban que . O h le
K assa ï Oh le Kassaï Il est vrai que c 'est là
aussi que se récolte le plus beau caoutchouc.
Il est vrai que c 'est là que le salaire d'un tra-
vail leur est de dix centime s pa r jou r, plus une
cope de perles pou r ses vivre s P ou rvu que
cela dure, bon so rt pou rvu que cela dure ,
criait un couvreur en train de tomber de la
tour Saint-Michel.
— Vous dites qu'elles sont esclaves? objec-
tera-t-on. — Mais oui.
L 'E sc la vag e, malgré les professions de fo i
et le bon vouloir de l 'État, existent bel et bien
au Congo. Que de choses, que de choses niées
en Belgique, que là-bas nul ne conteste, que
là-bas nul n'oserait mettre en question, à
moins de passer pour un ignorant ou un
jocr iss e L 'esc lavag e existe pour la m oit ié , au
moins, de la population. La traite par les
négriers a disparu; l 'enlèvement, la razzia,
par l 'Arabe a disparu. Mais l 'esclavage dit
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dom estiq ue s'épan ouit à l 'aise, av ec tous les
agréments du droit de propriété, jus utendi et
abutendi comme, par exemple, la mise à mort
à coups de machette ou de gourdin, suivant le
cap rice du m aître, spécialement quand il
s 'agit de proc ur er à un chef défunt une escorte
suffisante pou r qu'il puisse paraître dign e-
ment dans l 'autre m onde et n 'y pas ma nquer de
serviteurs. Na turellem ent le dro it de ven dre
et d'ach eter s'ensuit, et il s 'exe rce av ec une
indifférence et une désinvolture absolues tant
chez les con trac tan ts que chez la bê te,.. . je
veu x dire l 'être, ob jet de ce tr a fic ; il subit le
va-et-vien t des tra nsa ction s, pa sse de l 'un à
l'autre, change de lieu et de personne, le plus
simplement du monde, avec une inconscience
résignée; sauf que c 'est une joie pour une
femme d'être acquise par un blanc qui ne
manque pas de la traiter avec certains égards
européens, émerveillants pour la misérable.
Voilà donc le petit ménage congolais. Il est
ainsi organisé du haut au bas de l 'échelle,
adop té par les fo nction na ires com m e par les
factorie ns, m ême par M essieurs les m agis-
trats oui , les magistrats , Madame; même
par... mais silence et respect aux autorités
supérieu res Cet universel contubern alisme
est toléré par les gouvernants et passé à l 'état
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d institution. Que son influence soit bienfai-
sante, on peut, sans bégueu lerie en dou ter.
L absen ce presque comp lète de femm es blan-
ches est assurém ent un des facteurs qu i con -
tribuent à infl ige r à tout résident au Co ng o
cette relative dépres sion m orale qui im pre s-
sionn e l obs erv ate ur , le déb raillé des allures
et des habitations, le fléchissement des senti-
ments délicats, une rusticité allant parfois
jus qu à la sau vag erie. Il fau t, i l est vra i, co m -
biner cette cause avec l am oindrissem ent,
sinon la su ppress ion de la vie intellectuelle :
presque pas de conversation possible, et quand
on conve rse , une manie de dénigrement réci -
proq ue, l agent de l Eta t dédaignant le facto -
rien , le factorien brim ant l agen t de l Eta t, les
fac torie ns , se débin an t entre eu x, les agents
de l Eta t se bêchant. Pa s de jou rn au x, si ce
n est p ar paq uets, aussi ran cis en leu rs nou-
velles que les vieilles gazettes ram enées pa r
le hasard du fo n d des m arais de l oub li . Pe u
de livres et quels livres P a s d art, 11011
pas d art, rien de cet essentiel a liment des
âm es, p rodu cteur et conse rvateu r du plus
beau de nous-mêmes
Tout cela est pneuina-
tique m ent rédu it au vid e, subit un universel
déc ol lem en t; c est un écorcl iemen t, une décor-
tication cérébrale.
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— Il faudrait don c des fem m es blan che s,
là-bas? — Certes . — U ne bla nch e vau t deux
no ires , me disait ave c un soupir un age nt
am ateur de m usiqu e. L à où rayo nn ent les
quelques-unes qui ont accep té la vie co n go -
laise ( j 'en ai vu es, ah que lles so nt rares , les
Be lges surtou t ) une dou ceur de f oye r fami -
l ia le est épan due, une séduct ion d 'ord onn an ce
et d 'harm onie . M ais com bien héro ïques les
faut- i l Je me d em and e s i une Eu rop éen ne,
arriv an t dans le faro uch e et suf foqu ant
pay sag e de M atadi , pour ra it ne pas fon dr e en
larm es au souv enir de la patrie , f raîch e et
com patissante . N os fem m es sont mal arm ées
pou r ces dures m issions , an émiées qu 'e l les
sont presqu e toutes , bou rge oise s par leur vie
art i f ic ie l le , ouv rières par les insu f f isanc es
al imentaires du salariat . Le brasier du Congo,
doux pays où tout se réduit au même dénomi-
nateu r de la suée sans m er ci , les aurait bien -
tôt rendues « belles des pâleurs de la blanche
chlorose » .
*
* *
Sierra L eo n e est en vue. L a mo ntagn e qui
en m arqu e le site , aya nt à rev ers le solei l
levant , surgit en te intes so m bres com m e si
nous approchions d 'une côte Scandinave : des
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verts durs, des coins noirâtres, la crête à
l 'em porte-pièce. Pen dant que nous avançon s,
l 'astre cuisant dépasse le décor qui le caclie et
le pay sage cl iarmant de F ree T ow n et des
coll ines qui l 'encorb eil lent se dém asque dans
la splendeur de ses verdu res ponctu ées du
rou ge de la terre. A li l 'adorable m osaïque, le
son ge d'un a rtiste épris du ragoû t des couleu rs
vive s et de l 'em m êleme nt p ittoresqu e des
végétations et des habitations exotiques
N ous jetons l 'ancre . On me remet un paquet
de lettres, les prem ières qui m 'arrivent depuis
mon départ d'Europe. J 'ai peur de les ouvrir .
A h qu'elles son t souve nt des cartouch es de
m alheu r E t com bien cruelles, quand on est si
loin, non seulement les nouvelles néfastes,
mais l ' indif férence des sentiments. Cette fois,
de ces volières fragiles, ne s 'échappèrent que
des oiseaux heureux, aux chants d'alouette.
L a distance, plus fraternelle que nos cœ urs ,
bande le ressort des affections; la distance,
comme la Mort , est épuratr ice ; la distance,
comme la Mort, est la reculée nécessaire pour
voir une âme en sa vérité.
Je retou rne pa rcou rir la riante et m orti-
fère cité, belle et funeste comme le mancenil-
l ier , c imetière décoré de lauriers roses. On
m 'entra îne à visite r le bizarre et célèb re hôtel-
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restaurant de Miss Sil ina Macaulay, où, dans
un intérieur d'intimité à demi-liollandaise, au
liant d'un escalier gardé par des cliiens et des
nè gre s suspects, ga rni, en guise de tapis, de
sacs vides de coc on otte s ,de s dam es négre sses,
variées etav ariées , très complaisantes, s 'occ u-
pent des visiteu rs à l 'abri de rideau x blan cs
innocents ornant les petites fenêtres. Aux
m urailles, ô sac rilèg e not re dame des Sept-
D ou leurs , le d ivin Sauveur, la Fu ite en E gy pt e
Je ne fais , en ce lieu de dé lices , qu 'un très
éco urt é séjo ur . Il fallait le vo ir : c 'est de tra-
dition à bord des steamers de la « Compagnie
maritime belge du Congo »
L a lourde chaleur hum ide qui m 'avait
opprim é lors de ma précéde nte descente pèse
toujours sur cette immense serre qui a le ciel
pou r coup ole, révélant le péril du l ieu et, cruel-
lement, altérant le bonheur de parcourir l 'en-
tremêlement ravissant de ses rues gazonnées.
Ta ntôt un bon Con golais me disait : — Com me
c'est mal tenu, hein
il faud rait enlev er toute
cette her be — Le s feui llages me semblent
plus savoureux, plus gracieux encore. Les
maisonnettes font penser à des retraites de
poètes. Tous les murs, tous les porches, tous
les escaliers de pierre sont, aux jointures des
m oellon s, en richis de cette mo usse v eloutée
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qu i, cliez nou s, n'es t la par ure que des ruin es ,
et qu'ic i la m oiteur, féco nd e en f lorais on s et
en belles moisissures, fait éclore en quelques
jour s. Et, chose étrange, de nouveau je
retrou ve des rappels de la patrie : aux co nfin s
de la vil le, tel chem in paresseu sem ent con-
tourn é, bo rdé d'arbres ab ritant des cabanes
toiturées de chaum e, au sol éto ffé de ve rt ép ais,
m 'a don né un instant l 'i l lusion des en viron s
de Genek. Je le dis, je l 'ai dit plusieurs fois
en ce récit , pou r que les déd aigneu x de la
terre natale appren nen t à m ieux la vo ir et à
plus l 'adm irer, sans trop de reg ret ou de désir
des lointains.
Une atmosphère de mélodie règne sur Free-
T ow n. C 'est dima nche : les temples protes-
tants, petite s église s de v illag e, pullulen t, et
dans tous, portes et fenêtres ouvertes, on
chante des cantiques. Ce sont les nègres : les
hom m es, les fem m es, les enfants nègres. P ar
besoin rel ig ieux ou besoin de mélodie? que
sais- je Ils sont là entassés, end ima nché s,
marquant déjà par des di f féren ces de costume
les dif férences de classe, les bourgeoises en
chapeau x à f leurs, les fem m es du peuple la
tête serrée dans un madras. Ils chantent avec
un parfait ensem ble et d es voix ép urées. I ls
chantent avec un instinct vif de musicalité,
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dirait-on. E t tout de suite, m e revien t, ave c
ses brum es, le pro blèm e de ce qu on peut faire
de cette race, des chem ins o ù on peut la m ene r,
de l indice jusqu es auquel on peut ban der sa
transformation. Imitateurs, ai- je déjà dit,
imitateurs prompts et habiles. Oui, pour tout
ce qui n est qu oeuvre individ uelle, m étier,
fonction où l hom m e n a à dir iger que son
pro pre eff or t, où on ne lui dem ande pas des
pensées d orga nism e, des général isations qui
exigen t un organ e cérébral supérieur. I ls vo nt
alors, entre ces pa rois rétr écies , i ls trava il-
lent, i ls accomplissent, lentement, i l est vrai,
mais bien, avec une m oindre q uantité de
résultat utile que le blanc, mais égal, semble-
t- i l , en qualité. Qu un cervea u aryen dire cteu r
soit là, ferm e et bien veil lant, p our l imp ulsion
et le red ressem ent des dév iations, et peut-être
cette courte formule est-elle le plus exact pro-
gramme pour gouverner ces indispensables
collaborateurs de notre race sous les feux tro-
picaux.
C est ce qu on fait au Cong o pou r l arm ée
coloniale; les simples soldats noirs sont com-
m andés par des off ic iers europ éens. C est ce
qu avaien t fait les A ra be s dans le Man yém a ;
envahisseurs en petit nombre, i ls dominaient
la population nèg re et , devançant l Eta t Ind é-
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pend ant, l 'avaient d ressée à ces belles cultures
que le professeur Laurent a admirées et dont
l 'expédition Dlianis les a expulsés.
F ree -T ow n, où depuis si longtemp s a eu lieu
le contact, en est un exemple. Des mill iers de
no irs y v ivent. E t r ien qu 'une poign ée de
blancs. La vil le est calme, laborieuse, heu-
reu se N'est-elle pas une vision de ce que
seron t plus tard les cités con gola ises ? Car, il
est à pr év oir que le rêve d'ém igration s euro -
péennes nombreuses en ces régions torrides et
anémiantes ne se réal isera jam ais. Le C on go
brûlant et malsain ne sera jamais, jamais,
jam ais une colonie de peu plem ent Dè s lors,
n'y verra-t-on pas, com m e ici , les no irs app ri-
voisés vivre en auxil iaires disciplinés et intel-
l igents dans le domaine restreint ouvert à
leur intell igence, dirigés par un état-major de
blancs, peut-être un ou deux par mille? Ne
verra-t-on pa s, dans les rues de Borna ou de
Luluabourg, comme ic i , les grandes négresses
aux pied s plats, aux fortes ha nch es, à la m em-
bru re m assive , s 'affubler de robes et de jup on s,
de bottines à hauts talons, de coif fures empa-
nachées, et pour ces atours multicolores et
bourgeois qui les transforment en grosses
caba retière s, aband onne r la belle nud ité
d'aira in de leurs épaules et de leurs bra s, la
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belle draperie sim ple dont elles s env elopp ent
à la rom aine ? E t ainsi « on fera aller » l in-
dustrie et le com m erce belges , par l exp orta-
tion des pro du its et de la laideur. T an tôt ,
dans une ruelle du quartier du port, une
femm e à matelots , non e ncore européanisée, la
couleur et le modelé des statues de bronze du
m usé e de N aples, prim itive , supei-be et de m i-
nue, dans la pé no m bre violette d un seuil ,
écrépait ses cheveux avec un peigne de bois ,
et ces crin s d urs, lon gs et frisé s, éb ou riffé s
autour de la tête, semblaient un feu qui aurait
brûlé noir .
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D e S i e r r a - L e o n e à L a s P a l m a s .
La R ace noire .
L a r r i v é e d a n s l a z o n e t e m p é r é e .
D u i l a u 1 6 o c t o bre
A Sierra-Leone ont débarqué nos derniers
passagers noirs. Le n avire s est ébroué en
cbeval qui se débarrasse des mouches. Les
K ro o- B oy s l ont aussi quitté , ces pau vres
diables enrô lés à l arr ivée qui, pou r un shil-
ling quotidien, du riz et un morceau de viande
salée, ont pein é, jou r et nu it, s esquintan t au
décha rgem ent, v ict im es de l abom inable sys-
tèm e m ercan tile qui voit , en l être hum ain, un
simple m oyen , un outi l , don t la valeur de co n-
serva tion est nulle p arc e qu il est tou jou rs
rem plaç able, et no n pas une iin en so i.
Business is business
E t vo ici que la dem i-solitude du bord s ajoute
à la pleine et m ajestueuse solitude de la M er.
L a surface des eaux est à peine ridée et l air
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s'engrise des poussières sahariennes, éternelle
diminution du désert inépuisable. Le vent,
souff lan t de l 'arrière, ramène sur le belvéd ère
de la dunette les ém ana tions de la m ach ine,
grand corps com plexe où les feux accom plis-
sent imper turbablem ent leur of f ic e dévora nt.
Une chaleur insupportable nous persécute.
To ujou rs la cha leur Les Con golais eux-
mêmes gémissent. Et quoi alors? si , comme se
plaisent à le proclamer les plus piaffants
d'entr'eux, l 'étouffante saison des pluies, là-
bas, n'est pas désagréable. Il est, nous dit-on,
dan gereu x de rester sur le pont p endan t les
nuits inso m nieu ses, et, dans les cab ines, c 'es t
le Hammam prolongé pendant des heures Je
retro uv e la hideuse m oiteur, col lante com m e
une gomme, m'enveloppant de son mail lot de
baud ruche. Je rêvasse péniblemen t, tandis que
le Steamer va et vibr e en lourd cétacé gr on -
dant et écumant. Da ns ma cervelle aném iée,
je pense, avec une tristesse inf inie, à une
légion de singes et de perroquets qui ont été
suf foqu és à bord ces jours derniers pour av oir
été rem isés trop près des condu its de vapeu r,
et j 'hyper troph ie aux propo rt ions d 'une cata-
strophe le tableau de leurs petits cadavres,
gisant dans les cages où on les ramenait
cap tifs pou r de beau x présents aux amis de
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B elg iqu e; des pelottes de plumes couleur de
tourte relle, à queue écarlate, av ec de petits
yeux ronds enchâssés dans une membrane
écailleuse; des pelisses de poils noirs ou ver-
dâtres, de ce vert que prend le drap gris
devenu pis seu x, des visa ges de petits vieil -
lards endormis en une ultime et pleurarde gri-
mace.
J ai un l ivre, épav e d un pas sag er, ami
maintenant à Borna. Liv re bizarre à bo rd d un
cargo-boat :
La Psychologie de l Evolution
des Peuples,
par le docteur Gustave Lebon.
Je le parcours nonchalammen t. J y décou vre
des passages qui, imprévu superstitieux, coïn-
c ident avec mes préo ccup ations présentes .
Quel bizarre serviteur est pa rfois le H asa rd,
lui qui d ord inaire ne s enten d qu à son m étier
de Dérangeur .
« Les races primitives sont celles chez les-
quelles on ne trouve aucune trace de cul-
ture. . . , tels sont les Fuégiens et les Austra-
liens. A u-de ssus des l aces prim itives se
trouvent les races inférieures, représentées
surtout par les nègres. Elles sont capables de
rudim ents de civil isat ion, mais de rudim ents
seuleme nt. Elles n on t jam ais pu dép asser des
form es de civil isatio n tout à fait bar bar es,
alor s m êm e que le h asard les a fait héi iter,
8 *
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comm e à Saint-Domingu e, de c ivi l isat ions
supérieures. »
« Chez les êtres in férie ur s, on con state un
don d'attention et de réflexion très minime,
un esprit d ' imitation très grand.. . »
« Tou t ce qu'on peut deman der à un gou ver-
nement, c 'est d 'être l 'expression des senti-
m ents et des idées du peup le qu 'il est appelé
à régir . . . C'est là ce qu ' ignoren t m alheureuse-
m ent les hom m es d 'Etat qui se f igure nt q u'un
gouvernement est chose d 'exportation et que
des colonies peuvent être gouvernées avec les
institutions d 'une métropole. Autant vaudrait
tâcher de persuader aux poissons de vivre
dans l 'air, sous prétexte que la respiration
est pratiquée par tous les animaux supé-
rieurs. . . »
« Les grands empires contenant des peuples
divers ont toujours été condam nés à une exis-
tence éphémère. Lorsqu' i ls ont eu quelque
durée, comme celui des Mogols, puis des
Anglais dans l ' Inde, c 'est . . . parce que ces
maîtres étrangers ont eu un instinct pol it ique
assez sûr pour respecter les coutumes des
peuples conquis et les laisser vivre sous leurs
propres lois. . . »
A bon entendeur, salut Certes, i l est au
Congo dos coutumes affreuses : l ' empoisonne-
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nient par la kas se, la ven te des esclaves com m e
viande de boucherie, l 'anthropophagie, le
m assac re sur la tom be des chefs ou des
hom m es libres auquel corre spo nd ait , dans
l 'Hindoustan, le brûlement de l 'épouse sur le
bûcher mortuaire du mari. Aucune i-aison
polit ique ne saurait tolérer ces pratiques san-
guinaires auxquelles les indigènes t iennent
avec l 'acharnement conservateur qui est la
sauvega rde de toutes les institutions fondée s
sur un lointain atavism e et don t les peu ples
européens offrent tant d 'exemples dans des
ordres d ' idées moins abominables . Mais pour
ce qu i est accep table quoique barb are, quel
péril i l y aurait à bouleverser les mœurs
natives
quel péril à cr oir e q u'au poin t de vu e
psychique, plus qu'au point de vue de la peau,
un nègre est transforma ble en bla nc Qu'on
laisse ces illusions aux âm es sen sibles, m ais
born ées, qui élèvent en Belg ique des négril-
lons dans l 'espoir saugrenu d'en faire des
civilisés et de bon s chrétiens. De bons chr é-
tiens
L'exemple de la noire miss Silina
Macaulay, décorant ingénument son établisse-
ment hospitalier à Sierra-Leone d' images
pieuses, montre jusqu'où pénètrent en ces
idiosyncrasies primit ives les grandes concep-
tions du Cath olicisme et « les conv ena nces »
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observées en Europe, même par les dignes
matrones vouées à son intéressante profes-
sion.
M ais si le N oir n est pas assim ilable au
Bla nc , ce n est pas une raison pou r le traiter
en bétail com m e y est enclin l Eu ropé en arri-
vant au C ong o. En ergie et douceu r, Fortiter
et Suaviter devrait être la règle. Les colons
bien équil ibrés que j ai renc ontré s sont una-
nim es à ce sujet. Le nègr e en faute adm et le
châ timen t et il y a urait dan ger à lui laisser
espér er l imp unité ; son intellectualité étroite
et m olle irait v ite à l absolu e ind iscip line .
M ais, si on n e peut d ire qu il con na ît la
reconnaissance durable, i l obéit volontiers et
m arqu e de l affec tion à qui le traite ave c une
bienveil lance ferme et familière. Un mien
neveu, agent principal de la S. A. B., dans le
Kassaï , en est un exemple péremptoire. Do
nature rustique et originale, poussant les
choses à un degré certes dif f ici le à exige r de
tout le m on de, il s est m is à viv re de la vie des
indigèn es, logeant dans leurs pail lotes, man-
geant leur nourriture, y compris les chenil les
frite s et les sauterelles rôt ies, s assey an t à
leurs feux , baragou inant leur langue, revêtant
m êm e le pag ne, m a-t-on assuré. N ul blan c ne
jouit de sa popularité sur les rives du Kassaï
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et du S ank ouro u. Q uand il passe en piro gu e et
qu on le reco nn aît de la rive , on l acclam e. Il
obtien t des natifs tout ce qu i l veut. Il v oy ag e
sans escorte et sans vivres, assuré de trouver
partout une hospitalité primitive mais cor-
diale. Suivant la coutume de surnommer tous
les blan cs, on l appelle Tc li ibou ille, le v oy a-
geur , ou N Ga ndou M ounéné, le grand cro co-
dile, cet animal étant considéré comme le
voyageur par excel lence.
L E ta t Indépen dant est sévère pour ceux
qui m altraitent les n oir s ; on se plaint m êm e
de l interv ent ion tro p fréq uen te et trop dure
de la justice à leur pr ofit . L es ju ge s y pren nen t
le rôle de « tuteurs des nèg res ». Ce qui n em -
pêch e pas les exé cutio ns m ilitaires, pa rfois
féro ces, con tre les v il lages qui se font pr ier
pour fournir les porteurs, les recrues, les tra-
vail leurs, le caou tcho uc ou l ivo ire. A u mar-
ché de Tum ba, j ava is remarqué un soldat n oir
qui prétendait im pos er à un paysan à tête
crépue la vente d une poule moy ennan t un
lambeau d éto ffe que le ru stique rejetait ave c
m épris : il se m it à le bâ ton ner d une can ne ,
grande comme une pertuisane et ornée de
clous de cu ivre. Qu elques instants après, le
même gardien de l ordr e bâtonna it avec un
égal entrain une femm e qui se refusa it à lui
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laisser enlever du pain de manioc pour un
autre c l i i f fon. Rencontrant le Commandant
du pos te, je lui f is part du doub le incid ent qui
m avait indign é, quoique la foule env ironn ante
y fût restée indifférente absolument. — Atten-
dez, me dit-il , — et retrouvant le brutal, i l lui
arracha sa pompeuse canne, la cassa, et le f i t
empoigner, avec ordre de lui administrer une
raisonna ble volée de coups de cl i icotte, la dure
et cinglante lanière de peau d hipp opota m e.
Si vraim ent le nègre doit deve nir le col la-
bor ateu r du bla nc , i l fau t qu il cr oie en sa
justice. Jusqu ici i l c roit plutôt à sa cruauté
et à son immoralité.
*
* *
Nou s passons au large du banc d A rgu in,
colossal sablon jectisse descendu, au cours
des m il lénaires, du Sahara dans l Atla ntiqu e
au large sein où il fait à peine une bo ur sou f-
flure. Là, en 1816, échoua, pour nourrir la
m ém oire des peuples d une nou velle et pathé-
tique légende, la frégate la Méduse que les
vents et le courant renflouèrent quand les
hom m es l eurent qu ittée, et que, par une
ironie contraire mais égale à celle du nau-
frag e, i ls prom enèr ent treize jou rs sur l Océa n
libre, en capture triomph ale. Plu s qu un phare
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l événe me nt lugubre et son ém oi indestruc-
tible signalent déso rm ais l écueil et en écar-
tent le navigateur.
Durant quelques heures, un jet de froid est
venu nous atteindre. On eût dit que les doigts
invisibles qui ma nient les m étéores entr ou-
vraien t les porte s du N or d et voulaient nous
annoncer que nous approchions du Septen-
trion. Le soir, nous ne cherchons plus la
C ro ix du »Sud dans le ciel m érid ion al, m oin s
riche en constellations superbes que le nôtre.
L a sublime G ran de Ou rse, et ses sept f lam -
beaux, va reparaître Nous allons revoir les
étoiles splendides et familières qui furent les
com pag nes muettes et m ystéi ieuses de notre
vie depuis l enfan ce.
Mais les mains invisibles referment les
lourds battants et nous voici, par un temps de
fête et d harm onie, un temps qui devrait tou-
jours régner sur la terre, si la terre était faite
pour nous, vog uan t vers les Iles Fo rtun ées ,
dont déjà le dé cor garn it le lointain horizo n
de délinéaments légers, de paysage s translu-
cides et pâles co m m e ce ux de la pleine lune.
L a gam me délicieuse des bleus légers et des
gris colombins résonne en sourdine dans la
tendre atmosphère, au-dessus des vagues qui
ont la paresseuse lourdeur, le luisant doux, le
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croulement mou et tremblotant des gelées. Les
anges aèrent-ils les matelas du paradis pour la
jo ie des petits enfa nts et celle de no s reg ard s ?
De s touffes d 'ouate , d ivinem ent blanches,
frangées d 'argent, sont éparpil lées dans les
étendues prairiales du firmament paisible.
N otre avancée est m ajestueuse et orche strale
comme cel le du vaisseau fabuleux portant les
destinées magiques d 'Yseult et de Tristan.
Oh
pénétrante puissa nce du gén ie, devinant
à ce poin t les souterraines son orités qu i
reposen t en nou s, qu'el le sait , une f ois pou r
toutes, trouver les expressions d 'art invinci-
blement re jai l l issantes en accompagnement
de la N atur e, q uan d il nou s est do nn é de
devenir les spectateurs d 'une des grandes
m ises en scène q u'elle m onte , av ec une libé-
ralité inépuisable, pour des âmes dont la plu-
part ne regardent même pa s A h si je pou -
vais, par l 'incantation des m ots, ins pirer à un
plus gran d no m bre le besoin et l 'aptitude de
com pre nd re, aimer et jou ir de ces beautés
Cepen dant, la Gra nde Cana rie, vue par le
Sud , gr an dit, s 'élargit, se pr éc ise , et? cou pée
au bas par la l igne géom étrique des flots qui
lui font un piédestal de lapis-lazuli, burine
dans les cieu x le trait net et no ble de ses cr êtes
et ouvre sur les versants les fractures de ses
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escarpem ents pareil les aux crevasses d un
fruit mûr. Puis , derrière un promontoire ,
enc ore l iors d atteinte, les blanches dem eures
de Las Palmas, étendues sur le rivage comme
du l inge séchant au solei l . Infatiga blem ent,
l hél ice tourne vri l lant vers le but. L es ma i-
sons plates, qu on cro irait am putées de leurs
toits, accusent leurs reliefs : pittoresque éta-
lage qui m e sem ble plus beau au reto ur . Je
cherche les l ieux visités à mon précédent pas-
sage, déjà au m usée des souv enirs. Y oi ci les
deux tours de la cathédrale, la hampe de dra-
peau en paratonnerre qui désigne une maison
am ie, le vallon à la m ontée contou rna nte,
déchirure des monts arides, où deux petits
chev aux du pays entraînèrent la voitu re où
j étais. Y oi ci la rou te poussiéreuse longea nt le
rivage, voic i le port encharbonné protégé par
la dent pointue de son môle.
J ai passé la nuit à terre : on em barq ue du
com bu stible et la grinça nte hor loge rie des
treuils va claqueter dix heures durant. Nous
allons, quelques-uns, prendre gîte dans un
grand hôtel anglais, en tous points identique
aux trente-six mille hôtels anglais qui grèvent
la surface du monde, aussi semblables les uns
aux autres par leurs us et cou tum es de ch ic
bourgeois et matériel lement confortable, que
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les bo rne s m illiaires ou les pote aux télégra -
phiques; caravansérails où la discipline mon-
daine et niaise des touriste s oblig e à adop ter
pour le dîner l 'uniforme des garçons de table.
R ien ne ma nque : ni le Ha ll classiqu e, ni les
rocking-chairs, ni les gravures (sur acier )
chargées de représenter les scènes de chasse,
de chiens, de che vau x, de babies jo uan t avec
des chats, délices de la distinction conv entio n-
nelle et du sentim entalism e de con fise ur en
lesquels se complaît laine de cette caste de
marchan ds égoïstes. No us dorm ons m al. . .
puisque notre pro gram m e était de dor m ir
bien. L e lendem ain, dès l'aube, au mar ch é,
nous nous gor geo us de raisins, de f igues, de
pom m es. Quel rég al A u C on go, les papaïes,
les corossols, les avokas, les ananas sauvages,
les farineuses et parfumées bananes, les mara-
koujas, les mangues au léger goût de térében-
thine, c 'est « valuable ». Mais, quand il s 'agit
des fruits europé ens, des pêch es, des fraises,
des po ires , des c erises, de toute la série des
exquisités de nos terres savantes en pomo-
logie , i l faut, ô m esdem oiselles, vous retirer
comme des négresses devant des blanches.
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D e L a s P a l m a s à A n v e r s — B r a n le = b a s d u
r e t o u r — L e D o m a i n e p r iv é et la R e p r is e
d u C ongo p ar l a B e l g ique — Le r oul i s
— La m or t à bor d — Le s or t d u B l anc
a u C o n g o — L e s d e r n i è r e s h e u r e s
D u 1 6 au 2 5 oc tob re
Le voic i quitté à son tour ce coin curieu x
d 'Espa gne, ce premier m orceau d 'Eu rope,
perdu dans l 'Atlantique comme si quelque
Titan en gogu ette, a ssis, les pieds baigna nt
dans l 'eau, sur les quais de Ca dix, d étacha nt
un bloc de la viei l le cité aux nom breu x m ira-
dors, l 'avait jeté par-dessus l 'horizon.
M aintenant c'est le définitif reto ur, le der-
nier acte : dans neuf jour s n ous seron s
« rendu s », suivant l 'ex pre ssion qui est ite
missa est des voy ag es nautiques.
E t tout l 'anno nce cette appro che du dénoû-
ment, la Nature et les ho m m es D es jour na ux
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be lge s reç us à <c G ra n-C au arie ;> cir cu len t à
bo rd , infi ltrations du lointain qui ex erce sur
nou s sa su ccion , et j 'enten ds d es m ots bizarr es
tels que Scl iaerbeek, Elections de Tournai ,
Consei l prov incial , rentrée des Cham bres
Les passagers ont revêtu des chemises et des
vestons inac coutu m és On ne fuit p lus le
solei l , on ne joue plus à cache-cache avec son
disque fulguran t . Les couv re-chefs de form e
tropicale, défenses contre la perfidie des inso-
lations, chapeaux de feutre gris superposés,
chapeaux de pail le doubles re cou verts de
coif fes blanch es, casques à la Stanley, ont
disparu. Seules quelques casquettes prus-
siennes, aux galons d 'or officiels de l 'Etat
Indépendant, rappellent le Congo qui s 'efface,
ces galons fameux et ces ganzes, al lant, en
m arquant les grad es de tous les fon ction na ires
comme en Russie, par une hiérarchie savante,
du menu galon isolé jusqu'à l ' impressionnante
quad ruple ganze ruti lante, faisan t, là-bas, la
jo ie et l 'orgue il d es un s, l 'envie et le déses poir
des au tres; ces galons que les nègres adm irent
ît qui leur insp iren t une cra intiv e et sainte
obé issan ce; ces galons qui , ave c les un iform es,
les casques blancs blasonn és de larges plaques
doré es, et le jeu des déco ration s con gola ises,
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des étoiles de service au ruban bleu strié
d'autant de raies blanches qu'on a fait de
termes en A friq u e, donnent une si nette
allure de m ona rchie et de cou r au person nel
de l 'Etat.
Un bruit de gens qui reprennent leur
vestiaire bourdonne. Et sur le steamer, qu'i l
s 'agit , pour l 'arrivée à A nv ers , de rendre
propre et net comme un yacht de plaisance
afin de « séductionner » les multitudes, on
remet les tapis dont on nous a sevrés dès que
nous avons pr is la m er, on enlève les hou sses,
on déliv re de sa mo ustiq uaire le poi 'trait du
Souv erain du Con go qui a donn é son nom au
nav ire. E t l'on gratte, et l 'on briqu e On lave,
on fr otte , on peinturlu re, on astique. To ut
l 'équipage y vaque, et les officiers aussi. Il est
f ini le jol i péri l leux métier de m arin que l 'on
menait jadis sur les voil iers, les beaux voi-
l iers à traits carré s, quand j 'ét ais m ousse à
bord du
Vasco de Gaina
ou novice sur la
Con-
cordia
et
VAimée-Victoire
et que l 'on gy m -
nastiquait dans la mâture, jour et nuit, bon ou
mauvais temps. Plus rien de ça sur un vapeur
Le matelot y est devenu frotteur. Et, en effet ,
autour de nous, on frotte, on lave, on gratté,
on brique, on astique, on peinturlure à mort
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Que le Steamer soit beau, beau, beau, à faire
rêver du Bonheur :
L e vo i s - t u b ie n l à -b a s , l à -b a s ,
L à - b a s , là - b a s s u r u n n a v i r e
L ' a r e - e n - c i e l b r i l l e e n t r e s e s m â t s ,
T o u t e s l e s m e r s v o n t l u i s o u r i r e .
C o m m e o n e s t b i e n s u r u n n a v i r e
V i t e , c o u r o n s , d o u b l o n s l e p a s
P o u r l e t r o u v e r l à - b a s , l à - b a s ,
L à - b a s L à - b a s
Un com pag non dont la jaquette v ient de
s app roprier une coulée du térébentli ineux
enduit, me dit : — Ils ont tout verni, sauf le
co ch on .— C est une petite truie noire et ladre,
m ise à bo rd à Matad i, baptisée An toine tte
puisque saint An to in e. . . et qui a été prom ue
au rang de ma scotte du nav ire, ce qui pré -
serve provisoirem ent ses jo u rs ; d ordinaire ,
c est un bou c qui rem plit cet off i ce , par ses
corne s, l antique sym bole préservateu r du
m auvais oeil. E t, de fait, tout va à souh ait.
N otre « temps de dem oiselles » persiste ; on
relève quotidienn em ent des totaux de m illes
rem arqu ables; les vents, contr airem ent à
l habitud e de la traversée de retour, nou s
aident. Et surtout la santé de notre « relève »,
des quarante-quatre rapatriés, après une
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courte giboulée de f ièvres, est bonne. N'au-
rions-nous pas de morts en cours de rout e? Ce
serait rare. On en égrène invariab lem ent
quelques-uns, com m e des sacrif ices aux avide s
divinités marines, spécialement pendant les
intolérables escales aux lieux les plus mal
famés de la côte d 'Afr ique, à Lagos , aux
bou cbes du N iger , à Fo rca do s , à Elm ina. C ar ,
par une de ces attention s fam ilières aux
business-men les nav ires qui dev raien t ra-
me ner au plus tôt dans la patrie et au foy er
les victim es de la F . D . H . , de ces P arqu es
trilogiques, plus féroces que Clotlio, Lacbésis ,
At rop os : la Fiè vre , la Dysen terie , l 'Hé m a-
turie , les na vire s, qui dev raien t ê tre des
steamers blancs com m e les trains blan cs
transportant les malades et les infirmes à
Lo ur de s, sont autorisés à cou rir les ports de
la sinistre côte d'Afrique et à s 'y attarder dans
la fournaise des mouillages pour faire la cueil-
lette du cargo L e carg o, le car go, voilà la
gro sse affa ire Au prè s de cela un malheureux
Co ng olais qui crèv e ne vaut qu'un A
T
euer
min<l
ou, tout au plus, un Poor fellowl
Ta ndis que (après ces trois m ois d 'un rude
voy age , certes, mais aussi de rupture savou-
reuse avec les ennuis, les soucis , les servi-
tudes de l 'existen ce coutum ière) je rêve aux
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cou rsiers, déjà brid és, sel lés et hen nissan ts,
qu' i l me faudra de nouveau enfourcher et
galoper au retou r pour les inév itables com -
bats; tandis que je rêve, avec un regret de ne
pouvoir continuer cette vacance qui fut si
vagabonde, avec un regret planant , p laint i f
et vag ue au-dessus du for t désir , du beso in de
retrouver qui j 'aime et qui dit m'aimer, —
autour de nou s la Na ture imp assible chan ge
lenteme nt le d éco r des latitudes, gon fle les
vag ues dans le pou rtou r géan t de la m er, au
sou ffle continu et puissant des vents septen-
trionaux, et amoncelle au ciel les montagneux
nuages, gloire et beauté de nos horizons du
N ord . A h qu' ils s 'adoucissent déjà , dans m on
souvenir, les durs et brûlants équatoriaux
paysages
Com bien je les trouve plus suppor-
tables maintenant que partout règne la vivi-
f iante fraîch eur et que la peau sèche sem ble
un tissu, souple et serré, soutenant et invigo-
rant les m uscles au lieu d 'un l inge m ouil lé
empesté de suin t Com m e les m isères subies
là-bas fon de nt et s 'atténuen t, dissou tes par le
lo intain, et com m e je m 'expl ique m ieux le
m irage don t sont le jou et ce s C ong olais qu i ,
reven us et grelottants sous nos fro ids hiver -
nau x, songent de nouveau d 'A friqu e et de
soleil et on t la n osta lgie de ce qui les a fait
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souffr ir . Vraiment, pour ne tromper per-
sonne, i l faudrait montrer dans une étuve les
photographies du Congo, ces œuvres du plus
m enteu r, du plus « à côté » des pro céd és de
rep rod uctio n, par lesquelles on préten d in itier
nos com patriotes aux sites de la co lon ie; i ls
sauraient dans quelle température baignent
ces prétendus enchantements. J 'en ai vu tout
à l 'heure qui feraient croire que Matadi est un
E d e n
E t je suis ram ené à pen ser en cor e à cette
obsédante contrée dont le mystère et l ' inquié-
tude tintent incessam m ent. Je refais l ' inven-
taire de mes souvenirs avec le sentiment que
tou t cela ne peut se réd uire à n'a vo ir été po ur
moi qu'une simple distraction; qu'on me
demandera compte de plus près de cette
équipée et qu' i l m e faudra form uler un ju ge -
ment. Pourrai- je faire plus, pourtant, que
d'apporter des impressions personnelles et
sincères en contribution à l 'amas montan t des
imp ressions de tant d'autres qui en sont rev e-
nus? Chacun fait-il plus que d e jete r un petit
lot sur le tas? A h si , comme je le demandai
jadis en Be lgique , au l ieu de ce fourm illeme nt
de raco nta rs se battant et se dé vora nt entre
eux pareils aux soldats de Cadinus, on ouvrait
à l 'étude les arch ives où, depu is des ann ées,
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s 'accum ulent à Bru xelles, les rapports et les
correspondances innombrables , écri ts par des
agen ts si div ers , en des lieux si var iés M ais
le secret et le silence, utiles peut-être au
début, alors que tant de brutalités furent
né cess aire s, restent la loi de cette po litiqu e,
impassible en son obstination, dont il ne jaill it
quelque clarté, toujours douteuse, qu'au frot-
tement d 'une crit ique ou d 'une révélation plus
instante ou plus âpre. M êm e là-bas, en plein
champ clos, au mil ieu des acteurs, que de
contradict ions et d ' ignorance , quel le di f f i -
culté, souven t qu elle im poss ibi l ité de sav oir,
quel pa rti pr is, quelle c écité dans le dénigr e-
m ent ou dans l 'é lo ge N'en eus-je pas un
m ém orable exem ple à pro pos de ce fameu x
« Domaine privé » , de ce D. P. , comme disent
les bouches congolanes encl ines à diminuer
même les fatigues légères de l 'articulation?
J'avais été frappé, dès mes premiers pas
sur le sol congolais, des assimilations que les
factoriens faisaient, pour certaines choses,
entre eux et l 'Etat, et de leurs récriminations
au sujet de sa concurrence. TJn Anglais, au
cou rs d 'une d iscussion à ce sujet, m 'avait dit :
Oui, M ons ieur, votr e R oi est le plus gran d
ma rchand d ' ivoire et de caoutch ouc du m onde
(Y es, sir, you r K in g is t lie big ges t iv or y and
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caoutchouc marchant in tl ie world ) — Sur la
rout e des carava nes et dans les entrep ôts' du
chem in de fer à Tu m ba et à M atadi, dem an-
dant ce qu'étaient tant de « charges » de ces
marchandises que je voyais passer ou être
entassées, on m e répon dait : P ou r le D . P .
— N'avo ns-no us pas à bord , au su de tou s,
environ cent quatre-vingts tonnes de caout-
chouc et quelques tonnes d' ivoire valant plus
d'un mill ion? Les autres steamers n'en em-
porten t-i ls pas à chaque mensuel vo yage? Or,
un « tract » lancé par les partisans de l 'œuvre
afric ain e, lorsqu 'il était question de la R ep rise ,
sous le titre trompeur et alléchant
Le Congo
Minotaure par un Ecœuré fixe la valeur pour
le caou tchou c à un minim um de 5,ooo fran cs
et à un maximum de 8,200 francs la tonne, et
à 20,000 fra nc s po ur l ' ivo ire . — Ce D . P ., ce
D . P . do nt on pa rle tant, quel est-il et que
fait-il?
Je suppose un esprit impartial résumant et
coord onn ant tous les bruits qui couren t à ce
sujet et qui là-bas bruissaient autour de moi :
voici comment i l parlerait :
Les territoires de la partie qui passe pour
la m eilleure de l 'Etat du C on go , le Ha ut,
peirvent être divisés en trois groupes, ainsi
que l 'a dit le professeur Emile Laurent : la
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Brousse, la Forêt équatoriale, les Herbes. Qui
visite le bas Co ngo y tro uve , quoi qu on en
dise, de com plets échantil lons de chacune de
ces catégories et peut se faire une bonne idée
de l Em pire : pou r les herbes, l î le de M atè be;
pour la forêt , le M ayom be, pro longe m ent
méridional des bois du Gabon; pour la
brousse, les plateaux de Matadi à Kinshasa
le long du chemin de fer. Elargissez ces frag-
ments à des pro po rtio ns gigantesqu es, et vou s
connaissez le Congo entier, malgré les contes-
tations des revenants du Haut, enclins à
cro ire « qu i ls ont vu ce que d autres n ont pas
vu ».
» Quant à la prod uctio n et à l ave nir, tou t
ce qui est Brousse ne donne que de minces
espérances ; de la f in d avril à la m i-oc tob re,
pend ant cinq mo is et dem i, i l n y pleut pas ,
sécheresse funeste qui a une influence d éc i-
sive sur les végétations spontanées et les cul-
tures : el le les rend presque impossibles. —
Le s H erbes peuvent devenir de bonnes e xploi -
tation s de culture et de béta il, m ais pour la
consommation sur place. — Seule la Forêt
équatoriale est d un rich e rendem ent imm é-
diat par le caoutch ouc qui y foiso nn e, et d un
riche rendement futur par le café qui peut être
cultivé sur les défriche m ents. C est une m ine
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de caoutelioue immense, inépuisable, à ciel
ouv ert. Q uant à l ivoire , on peut dès m ainte-
nant le recueillir en des lieux nombreux et
di ve rs , soit pa r la cliasse à l éléph an t, soit
dans les réserv es de pointes form ées par les
ind igè n es; m ais il est à crain dre qu e cette
rich esse s épuise, la traque étant acha rnée et
détruisant même les petits animaux, comme
le prou ven t les cha rges d « escrav elles »,
défenses ne dépassant pas cinq kilogram m es.
» Or, lors de la conq uête par l Eta t In dé -
pen da nt, toute s les terres vaines et vag ues ,
c est-à-dire celles que les natifs ne s étaie nt
pas appropriées en les cultivant autour de
leurs villag es, sont, en vertu des princip es du
D ro it des G ens actue l, passées à l Eta t, et, en
tant qu il ne leur a pas don né d application à
un service public, ont formé son Domaine
priv é, son D . P. L éop old I I , à raison de la
Souveraineté dont tous les attributs et tous
les pouvoirs sont réunis dans son chef de
m ona rqu e abs olu, en a seul la disp osition et
la jou issa nc e au gré de sa volo nté et de ses
besoins.
» A la suite de « palabres » (de discussions)
avec les Sociétés qui s étaient im aginé pou voir
exploiter librement les richesses naturelles du
C on go et qui s étaient heurtées aux dro its du
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D . P . , le Sou verain du Co ngo a fait la part
du feu en leur con céda nt la défru ctuation et le
pa rcou rs sur une partie de ses terres, notam -
men t dans les distr icts du Kassa ï et de l Eq ua-
teur, se réservant le surplus, entre autres, les
distr icts du lac L éo po ld I I et du Banga la,
ainsi que la fertile z one arab e. Il retirait d e
ces territoires des tributs, des redevances en
nature qui f ig ur en t aux recettes de ses Bu d-
gets, quan d, soit pour faire face à certaines
dépenses, soit par le désir de rentrer dans
celles, très con sidé rab les, qu i l avait faites au
moyen de ses ressources personnelles pour la
fond ation et l org an isa tion de l Eta t, i l se
décida à dev enir lui-mêm e facto rien, coure ur
de né go ce, à l instar des com pa gnie s, et à
récolter sur son domaine le caoutchouc et
l ivoir e .
» Ce système qui, actuellement, fonctionne
en des proportions formidables, put être établi
sans grandes diff icultés grâce aux postes dis-
séminés de l E tat , à l autorité que le n om de
« B oula-M atari » ex er ce sur les ind igèn es et à
la force publique dont i l dispose. Ces facteurs
le plaçaient, pour le recrutement des cueil-
leurs de caoutch ouc et l obten tion de l ivo ire,
dans des con ditio ns dom inantes. Au ssi les
résultats ont-i ls été magnifiques et ne feront-
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ils que s accen tuer. I ls sont l exp licatio n des
quantités considé rables de m archan dises qu on
achem ine vers l Eu rop e pour le D . P. et qui ,
dès à présent , doivent don ner un reven u
annuel de plusieurs mil l ions, indépendam-
ment de la somm e relativem ent peu élevée qui
f igu re comm e ressource bu dgétaire . D après
toutes les vraisemblances, ce revenu augmen-
tera enc ore après l achè vem ent du chem in de
fer : on dit que des stock s considér ables sont
am assés, entre autres, à Lé op old vil le . C est
peut-être l exp licatio n de la facilité av ec
laquelle fut retiré le projet de reprise de la
colon ie par la Belgiqu e et du br uit qui s acc ré-
dite que le R oi s acc om m od era sans trop de
reg ret d une situation a nalog ue en 1900.
» Seulemen t, cette entreprise com m erciale
11 a pas fon ctio nn é sans quelqu es abus. L es
agen ts de l Et at cha rgés de surveil ler et de
recu eil l ir les pro du its, cha cun au tour du poste
qu i l o c c u p e , ont été intéressés à cette
« a f fair e» , s inon par des comm issions directes ,
au m oins par des grati fication s en rap port
av ec les résultats obten us. L e cont rôle se fait
au m oyen de m arques pa rticulières apposée s
sur leurs en vois . Ils ont été entra înés ainsi à
tendre la corde outre mesure dans leurs rap-
ports avec les indigèn es, à exig er des app orts
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excessifs, et, en cas de refus et de résistance,
à user de la for ce dans des con ditio ns don t les
écl ios sont pa rfois arrivés en Eur ope , ont ému
l opin ion pub lique et fait dire que si le Co ng o
est un pay s d écliang e, c est un écha ng e de
marchandises et un échange de coups de fusil :
vi l lages brûlés, mutilation des no irs, mem bres
coupés, dispe rsion, violen ces sur les per -
son ne s; non pas qu i ls aient toujou rs ordo nn é
eux-m êm es ces cruautés, mais pa rce qu il était
imp ossible qu el les ne se comm issent pas,
étant donn és les auxiliaires b arb ares em-
ployés pour dompter les récalcitrants . L arm ée
est com posée de n ègres , anthrop ophag es par
atavism e, dirig és par quelqu es blan cs, et,
quand i ls sont en cam pag ne, leur féro cité
reparaît comme celle des chiens de meute à la
curée.
» Dans les questions du travail , du portage,
des salaires, du transport par steamer ou par
la voie ferrée, le Domaine privé obtient, natu-
rellem ent, toutes les pré fére nc es, ainsi que
les sociétés pou r lesquelles il a une préd ilec -
tion et qui cou vre nt peut-être en partie des
intérêts qui lui sont pr op res . D e là les ré cr i-
m ination s des fac torien s qui ont à lutter si
inégalement contre ce concurrent redoutable,
à la foi s Etat et Nég ocia nt. »
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Il faut reconn aître que ces donn ées m éri-
tent un examen fort attentif . Ici , comme pour
d autres obs curités de ce contine nt no ir , qui
est sou ven t le po t au n oir , il serait facile de
tout éclaircir en perm ettant l accès aux
archives du Domaine pr ivé, puisque, malgré
son qualificatif , il fait, au même titre que la
forêt de Soignes, la forêt de Saint-Hubert ou
la forê t d Anlie r chez nous, partie des intérêts
« de l Ét at » Co ng olais et que le m ot « pr ivé »
n est qu une m anière de parler. M ais on ne
peut guère espé rer qu en ce ci l habitue lle dis
simulation qui a été adoptée comme la meil-
leure des politique s, fasse place à une sincère
et complète divulgation appuyée de la mise en
lum ière de tous les docu m ents et de tous les
chi f fres.
Que l on con sidère pou rtant l im porta nce de
cette q uestion au poin t de vue de la R ep rise
par la Belgique. Certes, cette reprise est dans
le courant historique qui entraîne irrésistible-
ment les nations de race Eu ropé o-Am éricaine
à occ up er la terre e ntière soit à la pla ce, soit
à côté des populations de race primitive, infé-
rieure ou moyenne, par des colonies de peu-
plement, d exploitation ou d exterm ination,
car c est un rêv e de croir e qu en cela on fa it ce
qu on v eut. Ce rtes, elle est conse illée pa r l in-
9*
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térêt m oral et de dign ité qu a un p euple à ne
pas reculer au r isque de son honneur, devant
les difficult és et les charges d une m ission en
accord avec les destinées fatales du groupe
ethnique auquel il appartient. Certes, lap oss es-
sion d une gran de et fertile col on ie, fût-elle
malsaine, peut avoir une influen ce heureuse
sur la pros périté et sur les âm es, et l ex is-
tence , aujou rd hu i indiscutée, dans l Eta t
Ind épe nd an t, de la plus vaste et de la plus belle
portion de la grande forêt équatoriale afr i-
caine, encaoutchou tée à m iracle , présente ce
caractè re. C ertes, enc ore , si l ère des g ue rres
avec les populations noires de l intérieur, ou
avec les Arab es du Soudan ne peut être consi-
dérée comm e complètement c lose , la vraisem -
blan ce est qu elle se born era d ésorma is à des
escarm ouche s de fron tières , à m oins d entre-
prises par tro p am bitieuses . M ais il n en est
pas m oin s certain que la que stion des
dépenses budg étaires annuelles que néces si-
tera le Co ng o a été et dem eurera le poin t cap i-
tal auquel s arrêtera en Belg ique l op inio n qui
n entend pas grev er le pays d un défic it co lo-
nial perm an ent, alors que chez nou s il y a tant
à faire. C est ce que le bon sens pop ula ire a
résumé en cette form ule : Av an t de c ivil iser
les nèg res, civ ilisez les blancs .
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211
Or, sous ce rapp ort, le passé du Co ng o n'es t
pas rassu ran t, pu isqu e l 'on en est d éjà à un
déb ours de cinquan te-sept m il lions et qu e,
d 'autre part, le bu dget con golais grossit inces-
samment et reste en déficit constant. Celui de
1896 pr év oit en dépenses plus de hu it raillions
et en recettes sept mil l ions seulement, y com-
pris les deux m il l ions fourn is par le T ré so r
belg e et le m il l ion que vers e le R oi , ce qui
rédu it les prod uits bud gétaires réels de la
colon ie à quatre m il lions et porte le déficit à
un chi f fre égal
Cette situation désastreuse serait au moins
équil ibrée si , com m e le bru it en cour t là-bas
avec persistan ce, le D . P . donn e au Sou vera in,
en tant que « ma rchan d de caou tcho uc et
d ' ivoir e », les bén éfices que l 'on an no n ce ; si ,
au m om ent de la Rep rise, cette situation du
D . P . e xistait to ujo ur s, et si le D . P . était
transmis à la Belgique avec le reste. L 'atten-
tion publique doit do nc être attirée obstin é-
ment de ce côté.
Car rien ne garan tit que des com bin aison s
finan cières , des conce ssion s à des sociétés
ma squant des intérêts person nels, la mise en
œuvre des procédés familiers aux roués de la
finan ce, n'arrive nt, dans les années qui nou s
séparent du vote soit sur la Reprise, soit sur
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2 2 E N C O N G O L I E
l accep tation du Testam ent roy al , à faire dis-
paraître du patrim oine de l Eta t la me il leure
partie du D. P., de telle sorte que la Belgique,
en acquérant le Co ngo et ses charg es, jo uer ait
ce rôle de dupe : po ur vo ir à toutes les dépen ses
et à toute l adm inistra tion de la col on ie, en
être le gard ien et le veilleur de nuit, au p ro fit
d aigref ins qui en auraient tout l ém olum ent.
Ce qui serait assez am usant, c est que le R oi
parviend rait à rentrer dans ces avan ces tan-
dis que la Belgique en serait pour les siennes.
L e fonctionn em ent du D . P . , tel qu i l est
actuellement organisé, peut amener ce résul-
tat im prév u. L e Sou verain , discrètem ent et
sans bruit, encaisse le prix des réalisations de
ses récoltes sur les m archés d Eu rop e il en
lâche un m illion qui f igu re au b ud get à côté
des deux que ve rse béné volem ent notre
Tr éso r . M ais nous ne touchons aucune contre-
partie, tandis que notre partenaire fait là-bas
des rafles auprès desquelles celles des Arabes
n étaient que des véti l les ; les pro céd és dif -
fère nt, i l est vr ai ; on n a pas érigé la cruauté
et le pi l lage en sys tèm e; mais com m e consé -
quences pécuniaires l organ ism e est d une
eff icacité supérieure et Tippo-Tib est dis-
tancé.
A lo rs que l on a proc lam é à satiété que
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225
l Etat In dépendan t est largement ouvert à tout
le m onde et qu i l sera un débo uché pou r les
activités com m erciales et industrielles à
l étroit chez n ous, certaines société s, ayant
plus ou m oins des attaches off ic ie lles , agissent
comme si elles voulaient le fermer à tout
autre qu elles et s en faire un m on op ole . Il est
des ma tadors qui disent : Mo n Co ngo Les
contrats des employés portent des clauses par
lesque lles ils s en gag en t, sous des péna lités
mongoliques : « A ne fournir à qui que ce soit
des renseignements commerciaux ou miniers
sur les territoire s de l Etat indépen dant du
Co ng o, et à ne donner aux perso nn es avec
lesquelles ils se trou ven t ou se tro uv ero nt en
relations aucun renseignement concernant les
affaire s des so ciétés ou qui pou rrait causer
préju dice à cel les-c i ou a ider la co nc ur ren ce;
à ne faire le com m erc e ni pour leur com pte
ni pou r le com pte de tiers étrangers ou n on
aux s ociétés et à ne s intére sser direct em ent ni
indirecte m ent à aucune autre entreprise com -
merciale ayant le Congo pour but
;
à n accep-
ter de n im porte quelle pers onn e, en deh ors
de la direction en Europe ou en Afrique, une
rém unération ou rétrib utio n, à quelque titre
que ce soit ; à n entre r au service d aucun e
autre société commerciale, au Congo, pendant
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un term e de cin q ans après que le con trat
aura pris fin. » De telle sorte que ces ingénus
qui von t, au risque d e leur v ie ou de leur santé,
apprendre un métier nouv eau dans un pays
m eur trier, le plus sou ven t po ur un salaire
dér isoir e, sont exp osés ou à sub ir ce salaire
d infinitum ou à aband onner leur profe ssio n.
A lor s que l on cr ie sur tous les ton s, qu au
C on go, la santé dépen d en grand e partie de
l alime ntation et que le cliemin de fer facili-
tera l arriv ée dos viv re s, le tarif en vig ue ur
pou r les cent quatre-ving ts kilom ètres en
exploitation de Matadi à Tumba, taxe tous les
tra ns por ts à la m ont ée à 4>68o fra n cs le
wagon de dix tonnes, ce qui fera 10,000 francs
jusqu e L éop oldv il le si on maintient les mêm es
pr op or tio n s; c est-à-dire que les al iments et
les boissons, si nécessaires pour rendre la vie
tropicale moins déprimante, circuleront, i l est
vra i, plus vite que du tem ps du por tag e à tête
d hom m es par la route des caravan es, mais
que les frais ne seront pas b eau cou p m oins
élevés et leur coû t au delà du P oo l, dans le
Haut, presque aussi exorbitant.
Dan s le mêm e ord re d idée s, le vo ya ge en
chem in de fer d un « pionn ier » désireu x de se
rend re comp te par lui-mêm e de la possib il ité
de s établir dans le Ha ut, coûte actu ellem ent,
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s il reste en route plus de q uatre jo u rs po ur
l aller et le retou r (ce qui est inév itab le), en vi-
ron 5oo fran cs de Matadi à Tu m ba , av ec
ioo ki logramm es de bagages, ce qui corre s-
pon d à 1,000 fran cs jusqu à Lé opo ldvil le ; or,
com m e le passage d Eu rope en A friqu e, aller
et retou r, coûte i ,600 franc s sans les ac ce s-
soires obligés, on com pren dra que tout explo-
rateur, à moins de s en fier aux bon im en ts
souvent cliarlatanesques des publications atti-
trée s, do it com m en cer i>ar faire un dé bou rs, y
com pris les fr ais de sé jou r et autres , de
3,5oo francs au moins, rien que pour avoir le
dro it d entrer dans le bienh eureu x Co ng o, et
de le r ega rd er des hauteurs qui dom inent le
P oo l , com m e M oïse regard a la terre de Clia-
naan du som m et du m on t N ébo . L a descente
des m arch and ises, produits des exploitation s
qui sont dès à prés ent aux m ains des soc iétés
ou du D. P., est, par contre, tarifée à des prix
raisonnables et variant suivant leur nature.
Les sociétés autres que celles qui sont dans
les bon nes grâ ces des dirigea nts se son t plaintes
à différentes reprises des difficultés et des
obsta cles qui leur étaient suscités, preu ve nou -
velle de la tendance de faire du Congo un parc
clôturé, rés ervé à quelques privi légiés, autour
duqu el la B elgiqu e fera it, à ses frais, senti-
nelle.
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Il y a là au m oins les appa rences d un pr o-
hibitionn ism e indire ct, d une r econ stitution
sourn oise du m onop ole des anciennes com pa-
gnies des In des, des com pagn ies à Chartes,
d une sorte de complot pou r décou rager l ini-
tiative de nos com pa triotes résolus à ne pas
reculer devant les dan gers du cl imat con go -
lais. Il faut ajouter que les Portugais, les Hol-
landais, les An glais (et môm e quelques Fr an -
çais), ont déjà largem ent pris pied dans la
colonie, que leurs factoreries et leurs établis-
sements de commerce abondent, que des mis-
sionnaires insinuants et des agents actifs pré-
paren t le ter rain , que ce sont des nation s dès
longtemps habituées aux entreprises colo-
niales, et que, par con séqu ent, il y a lieu de
crain dre qu elles ne nous supplantent sinon
entièremen t, au moin s dans une large m esure.
On assure que des intérêts fran çais sont
am plemen t eng agés dans le chem in de fer .
On press ent les suites : parfaitem ent org a-
nisé et dirigé adm inistrativemen t, on ne sau-
rait le ni er; s am éliorant à cet égard d année
en ann ée; ayant une fo rce publique et une
judicature garantissant la sécurité des rési-
dents et du co m m erc e; subissant à ces f ins un
budget onéreux, le Congo-Etat jouerait le rôle
du pigeon qu on plum e, dans la vaste com édie
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capitaliste don t le réseau serait parv enu à le
cou vrir com m e déjà i l couvre de ses mailles
serrées l 'Eu rop e. L a Belgiqu e pay erait, ses
fi ls s 'épuiseraient ou mourraient là-bas, et
l ' inévitable bande des business men encaisse-
rait les pr ofi ts . Dé jà le juif est dans l 'affaire
en Belgique, ne se contentant pas d'avantages
matériels, mais voulant en outre les bons
postes et les honneurs, poussant ses créatures
et guettant les occasions ; et au Congo aussi il
entre dans le bal , aux endroits fructueux,
bienve il lant et serviable au poin t qu'i l prête
aux agents de l 'Etat, sur leurs app ointem ents,
à raison de 55 fran cs pou r 5o trimestrielle-
ment, soit à quarante pour cent.
— Mais qu'importe cette question de budget
en déficit , diront les optimistes, si la richesse
pub lique est augm entée? Que fait au con tri-
buable de pay er com m e adm inistré s ' il gagne
comm e c i toyen? — Habituel sophisme Ce
n'est pas le même qui payera et le même qui
rece vra . C'est tou jours le mêm e petit qui
décaisse et le mêm e gr os qui en caisse. C'est
toujours l 'histoire des gras et des maigres,
des exploiteurs et des exploités, des malins et
des dupes, des tondeu rs et des ton du s.
Répétons que cette situation pourrait avoir
sa com pen sation et son correctif si le D om aine
1
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privé demeure intact comm e source de reve -
nus, s i la Belgiqu e l obtient en môm e temp s
que la colonie, si elle peut, elle, application
imp révue du Collectivism e d Eta t, se me ttre
aux l ieu etp lace du Ro i-Sou vera in, et deve nir à
son tour
the biggest caoutchou c et ivovy
mercliant in the world.
*
* *
« Finish' palabre
» com m e on dit dans le
H aut et dans le Bas. Asse z de ce discours po li -
t i co-économ ico-ennu yeux. Auto ur de moi la
puissante M er clame incessam m ent l insigni-
f iance et la puéri l ité des ratiocin ations
hum aines, et insinue une hon te à qui s y livre .
Elle continue son œu vre cosm ique éternelle
ave c l aide de son ind éfectible com plice, le
Ciel. Ils ont, tous deux, revêtu les sévères
costumes du Septentrion. Le hublot mouvant
de ma cabine, braqu é sur l extérieur com m e
l oculaire d un télescope, fait passer devant
mes yeu x, en fragm ents circulaire s, en tableaux
encadrés lumineux, les scènes de leur puis-
sante tragédie, au balancem ent d escarp olette
du tangage, au balancement de bercau du
roulis . Nous som m es par le travers du détroit
de Gibraltar, loin au large, la terre invisible.
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EN CO NG O L I E 2 31
U ne lioule atlantique énorm e arrive des pr o-
fond eurs de l hor izon , rang lourd par rang
lourd , pro fon de et bleue, des panaches d écume
fum ant aux crêtes, des m arbrures blanch es
serpentant agiles sur les versants. Elle vient,
pas se,s é loigne irrésist ib le toujou rs du mêm e
poin t vers le mêm e point, inépuisable et form i-
dab le, souleva nt le steamer sur son large dos
comme un hippopotame une mouche et le lais-
sant derrière elle bousculé et chancelant. Au-
dessus les nuag es, ceux d O din et des W alku res,
défi lent bell iqueux en une course précipitée
com m e s i ls luttaient de vitesse avec les f lots,
et, pa rfo is, lâchen t sur la mer turb ulen te la
bord ée d une averse. To ut est rum eur, lutte,
agress ion, agitation, et, tout petit , ren coig né
dans la consc ien ce de n être rien pou r ces
gestes souverains des météores, par le hub lot
je regarde.
Da ns le mén age du nav ire, lavaisselle bou ge
ett inte com m e si une sorcel ler ie l avaitren due
vivante. Aux tables on a mis le quadril lage
« des vio lon s » pou r em pêch er les déb âcles,
sous le h eurt d une secou sse p erfid e et
violente, des verres, des assiettes et des bou-
teilles, les ino nd atio ns de pota ge et les cata-
c lysmes de sauces. Parfois , tous du même
coup, avec des rires de détresse, nous sommes
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pou ssés les uns sur les autres, essaya nt de
sauver les plats qui descendent la pente brus-
quem ent form ée. Dan s m on lit je rêve que je
suis un rouleau à pâte allant et ven ant sans
trêve sur la plan che pain d un boulange r infa-
tigable.
L e b oy n oir qu un Con golais impru dent
ram ène, a les yeu x inquiets de l anima l à qui
le vag ue in stinct révèle qu i l va à l abatto ir .
Collé contre les parois de la machine, il essaie
de retro uve r la cuisson du soleil d Af riq ue ,
délices de sa peau odorante. Que se passe-t-il
derrière ce visage consterné et à demi sup-
pliant? Qu est pou r lui cette me r én orme et
mu gissante dont jad is, en son pa ys, on cr oy ait
que so rtaie nt les bla nc s, c es fét ich es , x-ois des
profon deu rs? Qu est pour lui cette « M Po u-
tou » , cette Europe mystérieuse, vers laquelle
on le cond uit par ces chem ins l iquides inco n-
nus, si longs, si froids, si menaçants? Ne
serait-il pas vra i, com m e il l a entendu d ire,
qu on y déj>èce les nè gre s pou r les m ettre en
« tinnes » et en faire des conserves à la mode
congolaise, sauf que chez lui on emplit de
chair humaine les petits pots? R,egrette-t-il sa
chikwa ngue, pain de m anioc , son bacalhao ,
m orue sèche , son lozo , riz m anipulé en
boulettes grosses comme des œufs, avalées
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d'un seul coup, la viande faisandée de
l 'hippopo tame , dél ice de putréfaction dont
ses cong énè res disent à qui les inte rrog e
sur ce go ût pou r les pourritures : Est-ce
que n ous m ange ons l 'odeu r? Oui, qu'est-ce
qui gire en sa cervelle obs cure ? Peut-être
rien que cette pen sée, à laquelle l 'a hab itué
l ' inépuisable extraordinaire que l 'Européen,
craint et m aud it, app orte av ec lui et qu i
lasse son intellect d'enfant : Bwalou wa
Mundélé affaire de blanc
E t le fro id s'est établi. L a peau n'es t p lus
un constan t désagrém ent. L a lutte con tre la
chaleur dans laquelle on est tou jou rs va incu ,
est f inie. M ais ce chang em ent m ord sur les
corps affaiblis de nos compagnons de route à
qui le sé jour aném iant du pa ys terrible a
enlevé l 'endurance. L es pr incipes m orbid es
se réveil lent, l 'imp aludism e travail le. P artou t
de nouveau la F ièvr e, à l'avant, à l 'arrière.
E t le D octe ur annon ce qu'un passager de
seconde classe est en danger
L e pau vre garçon a vingt-d eux ans. Il a
passé au Congo quatre mois, dans le camp de
Zambi. I l a, avant son départ de Belgique,
subi l 'exam en m éd ical, et on l 'a d éclaré bon
po ur l 'exp atriat ion. Il n'a pas été lon g à être
abattu par le clim at, on a ord on né son re tou r
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et le vo ici , à la veille de l 'arriv ée, qui a gon ise.
Il est sans conna issance depu is des heu res,
dans sa cabine, au-dessus de la partie du
navire où ronfle et sursaute sauvagem ent
l 'hélice. Je vais le vo ir. Il est paisib le et ro se .. .
de la roseu r pe rfide des féb ricitan ts : la tem -
pérature de son co rp s, où ch au ffe le sinistre
mal, mo nte incessa mm ent.
L e m atin, au petit jo u r, on no us dit qu'i l est
mor t Voici donc notre bonne chance détruite,
notre mascotte en défaut, et, comme les autres
« bateaux blancs » revenant de là-bas, la
sombre dévastatrice nous aura visités
On hâte les funéra il les . L e gro s temp s
gronde sans répit . Tout le monde n 'est pas
enc ore éve illé que, dans le de m i-jour d'une
aube pluvieuse, nous sommes, quelques-uns,
réunis par le Capitaine autour du cadavre
étendu sur un panneau d'éc outille couv ert du
drapeau tricolore. U ne extrém ité de la planche
pose sur le bastingage, l 'autre, deux matelots
la soutiennent. D e courtes prières : l 'hum ble
et fraternelle Oraison dom inicale, la douce
et tend re Salutation an gélique , quelques m ots
d'adieu mal compris parmi les bourdonne-
ments du navire tourmenté et les gémisse-
ments rauques des vagues. L a m arche un
instant ralentie, la planche soulevée par un
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223
bout, une momie serrée dans de la toi le grise
glissa nt sous le drapeau et plong ean t dr oite
et lourde, les pieds en avant. La mer fluide se
referme plus irrémissiblement que la plus
lourd e pierre tombale, un coup de si ff let com -
m ande de repren dre la pleine vitesse en avan t,
et c est fini Sur notre dr oite, dans une éclair-
cie , le cap Finistèr e apparaît très vague. De fîni-
bus terrœ ad teclamavi Finis terrœ adorabu nt
te Laus tua in fines terrœ
U ne demi-lieure après tou t le mon de d éjeun e.
On cause de cho ses indiffé ren tes. On rit un
peu. Sortant de table, un convive si ff lote. Le
Capitaine annonce que nous serons dimanche
m atin à An ve rs et i l fait égorg er An toinette
puisq u el le n a pas em pêché la m ort de visiter
son bon navire.
E t c est presque invariablemen t com m e ça
durant les retou rs de ce Con go don t on a
« auda cieusement affirm é l insalubrité » ainsi
que le dit « le Co ng o Minotau re », cette br o-
churette com plaisante que j ai déjà citée,
écrite par un de ces enragés que secoue un
accès de congo l isme. Une dîme de m orts
pe rçu e par le Destin sur ce lot de m alades
affaissés et dolents, revenant non seulement
du Bas, dont on voudrait faire la seule partie
insalubre, m ais du Hau t que vainem ent on
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E N O N G O L I E
essaie de représenter comme un Sanatorium,
Ce n est pas du I-Iaut et du Bas qu il s ag it
dans cette q uestion de clima ture , m ais de la
Chaleur, et de l inv inc ible aném ie qu elle
infl ige aux hom m es, et de l universel imp alu-
dism e qu elle inf lige à la t err e. E lle est fille
de l Eq ua teu r et on ne déplace pas, on n assai-
nit pas l Eq uateu r. Le docteu r D rye pon d a été
frap pé de cette ubiq uité de la F . D . H ., sévis-
sant par tout , sur les m ont s co m m e dans les
fon ds , au pays des herbes com m e dans la
for êt et la brouss e, au bo rd des eaux comm e
sur les somm ets, dans les sites à nuits fr aîc he s
com m e dans ceux à chaleur continue.
Tien t-on c om pte de ces disparus qu en-
go uf fre la M er, dans les statistiques à demi-
rassurantes que dressent de trop off icieux
défenseurs, comparan t la mor talité au Con go
à celle de quelques villes et de quelques pays
cho isis, pendant des années ch oisies? U n
exemple de ce laborieux agencement est à
vo ir dans la susdite plaquette au M inota ure.
Tient-on compte que ceux qui partent sont
des jeunes hom m es de vin gt à trente ans,
dans la forc e de l âge, vé rif iés par les m édecins
(ils pou rraien t l être m ieux, para ît-il , si j en
cro is des récits bizarres qu on m a faits)?
Com pare-t-on leur m ortalité av ec celle de
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E N C O N G O L T E 2 2 5
sujets analogues, et non avec une popula tion
prise en ruasse, enfants en bas-âge, infirmes,
femmes, vieil lards? Puis, i l ne s 'agit pas seu-
lement de ceux qui meurent, mais de ceux
dont la santé est altérée. Il n'en est guère qui
échappen t à cet affaissement phy sique et
mora l d es tropiqu es africa ins dont on a dit
qu'il n'était qu'une long ue m éditation sur la
m ort. A peine quelques exc ept ion s qu'on fait
incessam m ent tourn oye r dans les écrits et
dans les discou rs com m e le cortèg e de la Juiv e,
alors que la plus élémen taire logique com -
mande de juger un tel problème sur des séries
et non sur des individ us. P ar foi s la m aladie
n'apparaît qu'au r etour ; pa rfois elle c ouv e des
années , agissa nt en long ue traînée brû lant
lentement et souterrainem ent. L es m édec ins
de Stanley, dans la maladie récente qui faillit
l 'emp orter, n 'ont-ils pas décou vert et aff irm é
qu'elle était due à un résidu de m icr ob es qui
s 'étaient logés dans son organisme pendant
ses courses au Co ng o ?
A h com bien le change qu'on essaie de
donner à cet égard est criminel Que de jeunes
existences sacrif iées ou com pro m ises Quelle
abom ination de les lancer ainsi, incon scien tes,
en des aventures où elles ne sont que des
m oyen s pou r des en treprises m ercantiles, où
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l on oublie qu elles out leur fin et leur dign ité
en elles-mêm es Quel vilain métier que de les
sédu ire en exalta nt les beau tés de cette
A friq ue des tropique s où presque toujours ce
qui est très beau est en m êm e tem ps très m al-
sain, comme cette grandiose forêt équatoriale
où les orcliidées resplen dissen t en br od erie s
sur le tissu des lianes, m ais don t le pau vre
poète Paul Janssens, lui aussi un disparu,
écriva it : « J y sens une opp res sion , un étouf-
fem ent, la sensation atroc e d une étroitesse
d espace. Sou ven t, la folie sous le crâne , lut-
tant contre la m ort, j ai le besoin inv incib le
de faire des course s énorm es. L a forêt est
imp énétra ble. . . , i l n y a qu écrasement d âm e,
que désespoir. »
Combien il serait plus humain et plus noble
de dire loyalement :
« Vous pensez à aller au Congo. Vous êtes
pou ssé s oit par des raisons p rivé es, soit par un
désir d aventures, par un besoin de vou s con -
sacrer à une gra nd e oeuvre, par l attrait d un
pays nouve au, par l espoir d une vie indépen-
dante ou d une conq uête de la fortu ne. N otr e
dev oir est de vous renseigne r exactem ent.
Sachez don c que votr e indépend ance se ré-
duira à vivre isolé en dehors de toutes les
habitudes, de toutes les affections, de toute la
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E N C O N G O L I E 2 2 7
vie ph ysiqu e et intellectuelle qui vous sont
familières. Que vous trouverez là de beaux
pays ages, m ais qu i ls n égalent pas en charm e
ceux de vot re patrie et que la jouiss ance que
leur vue pou rrait vo us don ner sera anéantie
par la chaleur qui règn e pres que incessa m -
m ent. Que vos aventu res, sauf des acciden ts
très rares, se born eron t aux occupations m o-
notones de l hom m e de nég oce, ou du soldat
en garnison, ou du fonctionnaire dans son
adm inistration . Q ue votr e vie de famille se
réduira au concubinat avec des esclaves
noires. Que votre santé sera promptement
altérée par la tem pérature, l al imen tation
insu ff isante, la rupture avec votre vie coutu -
îni ère ; que l ané m ie vou s attend fatalem ent et
qu alors vous pouv ez être fauché pa rla F ièv re,
l Hé m aturie ou la D ysen terie qui auron t faci-
lemen t prise sur votr e constitution affaiblie.
Que loin de tout commerce intellectuel , votre
m oral et v otre intell igen ce s affaisseron t au
point de v ous rendre étranger à votre pays
quand vous y reviendrez. Q ue vos pro f i ts
seront presque nuls, vot re salaire dé risoire ,
que vous vou s exp oserez en réalité pou r des
gens restant tranquillement en Europe à
palper les bén éfices des entreprises auxquelles
vou s con tribuerez , et q ui, prob ablem ent, ne
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verront jamais le Congo. — Que si , néan-
m oins, vous avez une âme héroïqu e, désinté-
ressée, s ' irr itantdes conventions européennes,
com ptan t pou r peu ce qui v ien t de vou s être
dit, aimant l ' im pré vu et le lointain pour eux -
m êmes, amoureuse d 'une petite mon archie
isolée où vous régnerez sur quelques nègr es,
trouva nt peu vir i l de marcha nder avec les
périls, prête au sacrifice et éprise d'une belle
œu vre mêm e quand elle est ingrate pou r ceux
qui la servent
;
que si vo us avez une raiso n
pérem ptoire et personnelle de fuir la Bel-
giqu e, — alors partez et vou s serez peut-être
parmi les quelques heureux qui surnagent ou
qui s 'enrichissent. »
Oui ces rares qui surnagent, et qu'incessam-
ment on nomme, on signale, on montre, on
exh ibe, com m e les curiosités à la foir e
« M ort dans la m er, ven t dans les voile s »
D icto n nautique qui se vé rifie au grand clam
de notre tranquill ité . « B on rou leur, bon mar-
cheur » , dit un autre, et vr aim ent , s ' il était
vrai, le éopoldville devrait f i ler com m e l 'hi-
rondelle . Nous sommes engagés dans le golfe
de Gascogne et les déhanchements du navire
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229
« bo rd sur bo rd » dépassent ce que la patience
humaine peut supporter. Nous sommes ballot-
tés comm e des pom me s sur un tamb our,
com m e la bil le d ivoire dans la roulette qui
tourne. Plus un instant de repos, plus un
moment de station droite. Hommes et choses,
tout se balance en d ininterrompu s mou ve-
men ts de pendu le. Da ns ma cabine les vête-
ments accro ché s semblent des pendus br im-
ballants leurs dern iers spasm es. Je m end ors
en m arcbo utan t, et, rêvant en core , j e rêve
enfan tinem ent que le steame r est un berc eau
énorme où les poupées géantes qui ont engen-
dré Jan nek e et M ieke les basculent d un
rythm e saccad é, l un à trib ord , l autre à
bâbord, chantant ce pantoum des nourrices de
m a petite enfan ce :
Toe, toe, kindje toe
Slaep 011 doe uwe oogskens toe
L a cloc he où l on « pique » l heu re tinte
d elle-même lugubre. De s bruits indist incts,
des craquem ents d e m em brure, des cliquetis
imprév us d ob jets d ordinaire imm obiles ,
donnent au navire une vie fantastique à la
D ave np ort. Et i l va, le nav ire, parm i l échev è-
lement et le dévalemen t des vague s hachurées
de diaprures argentées bruissantes, p arm i des
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fritures et des savonnées
;
i l va, affolé, pareil
à un cacha lot attaqué par des ba leiniers , po r-
tant et secouant ses mâts comme des harpons
plantés dans les chairs, mugissant, levant sa
pro ue , plon gea nt de la poup e en des sursauts
gigan tesqu es, pai fois l hélice à dem i ho rs de
l eau, battant les flots en désesp érée de f or m i-
dables coups de queue et lançant dans les airs
un feu d arti f ice d écum e, écoulant le tour-
billon de son sillage en long ue traînée d un
sang laiteux échappé de ses blessures, souf-
flant la colère et le vaca rm e pendan t que, d ans
le solennel pour tou r de la m er, l imitant l éten-
due en un cirqu e auquel le ciel tumultueux fait
vélum , le vent de tem pête, terrible, continue
ses ronflements.
Un accident à la machine Tout subitement
muet dans les entrailles du steamer. On
s éve ille : le meu nier s éveille q uand son m ou-
lin s arrête. L e bru it em pêch e le passa ger de
dor m ir et la cessation du bruit l em pêche
aussi . Com m e tout cela dénote que le M ond e
est organisé pour nous
Le vaisseau ne bouge
plus. Est-i l m ort? U n effro i , par la nu it. De s
galopades sur le pon t. Des o rdres brefs . T ro is
lanternes rouges hissées précipitamm ent dans
les agrès pour signifier à ceux qui errent dans
l env iron, qu i l y a , pou r nous , imp ossibi l i té de
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m anœ uvre. D e rapides travaux. — L e m au-
vais tem ps s apaise com m e sa tisfait de sa
vi cto ire et, le ma tin, qu and le soleil se lève,
tel un nénuph ar o ran ge s étalant à l O rien t,
tout est calme. Une mer déjà verdissante, des
m ouettes au long vol d oiseaux cro iseurs, des
vapeu rs, de gran ds vo ilier s, des pêch eurs
annoncent que nous somm es p roch es d Oues-
sant, au double phare. Dé cidém ent c est le
retour.
Le Retour A ce m ot qu i va et vien t sur mes
lèvres, écho des fantômes qui vaguent dans
mon cerveau, je sens un regret de f inir ce dur
voyage de vingt mille kilomètres dont les
souve nirs vibren t si m étalliquement en m oi.
N e m a-t-il pas déplié plus la rgem ent, ne
m a-t-il pas assaini l âm e au s ou ffle de ses
puissants courants d air? L oin des qu otidiens
sou cis et des inévitab les m isères, ne m a-t-il
pas fait entrev oir le plus pr of on d, et, peut-être,
le m eilleur de moi-m êm e en déplaça nt toutes
les perspectives, en changeant tous les points
de vue, en rem uant dans m on espr it et dans
mes nerfs les f ib res d ordina ire au repo s. L a
mer grandiose; ce ciel merveilleux si constam-
ment devant mes yeux, pur, ou peuplé de
nua ges, ou clouté d éto iles ; ce pays lointain et
bizarre, ne m ont-ils pas rem ué, refo nd u,
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n'ont-ils pa s no yé me s petitesses po ur les
emporter dans un torrent salutaire? Je me
vois m ieu x C'est quand je ne me crois rien
qu'un fils de la terre , un atom e dans le C osm os
infini , qu ' i l me semble retrouver le véritable
équil ibre. O h la jo ie de se sentir , joue t de
l ' instinct , tourb il lonner dans la Nature Ces
universal ités font-el les vraim ent s onn er en
nou s des cor de s plus retentissa ntes que les
plus bel les choses humaines? Sommes-nous
bien plus un fragm ent du m onde qu'un fra g-
m ent de l 'hum anité? O h la jo ie de se laisser
al ler aux événements comme le feu bride,
com m e la pierr e tom be et de sub ir sur soi le
poid s consolant de la Néce ssité
Harmonieuse
et douce béatitude où on ne lutte plus, où on
se laisse em porter
Nou s détournant du No rd qui jusqu ' i c i
guida le cap du vaisseau, nou s voic i navigua nt
vers l 'Est à travers la Ma nche. N ous somm es
dans l 'beureuse zone des Quatre Saisons et des
beautés changeantes qu'el les ramènent dans
leur révolution charmante. Le vent frais
d'octobre, et sa marée de nuages, toi les
célestes prépa rées pou r les dantesques pein-
tures des soleils levants et des soleils cou-
chants, rafraîchissen t mon sang et ravissen t
mes yeux. Bientôt ce sera l 'hiver et ses gels et
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ses jonc hée s de neige . Le s fro ids trop âpres
seront corr igés par la beauté des feux flam -
ban ts dans les âtres fam iliaux. Pu is le p rin -
tem ps et ses angé liques ve rdu res et ses fleurs
Dans les âmes s 'épanouiront les délices et les
mélancol ies que ce cycle adorable apporte
aussi sûrement que les transformations de la
Nature. Durant l 'été, les chaleurs seront apai-
sées par les souffles nocturnes, par les aubes
et par les soirs. Pu is viendra l 'autom ne et la
magnificence de ses feuil lages. Nous sommes
dans l 'heureuse zone des Quatre Saisons
A h
je puis penser sans amertume aux dures con-
trées trop icale s, à leur climat toujo urs le
même et opprimant, à la monotonie de leur
soleil cruel et de leur ver du re destituée des
grâ ces de la vie annuelle, de la lente ago nie
des couleu rs et de la prin tan ière résu rrec-
tion
Y oi c i de nouveau les ma rsouins Vie n-
nent-ils nous cher cher , joy eu x, pou r nou s
conduire au port? Ils bondissent en peloton
serré, su rgissant de derrière les vagues com m e
des chevaux de steeple-chase au-dessus des
barrières et des haies. Des arcs-en-ciel tantôt
com plets en leur courbe triomp hale, tantôt
muti lés eu architecture croulante, posent,
clans le vas te pa ysa ge , leur beau té m ultico-
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E N C O N G O L I E
lore. La côte anglaise décore sobrement l 'ho-
rizon , simple liseré sur les amples dalm atiques
de la mer et des cieux. L ' î le de W iglit , Bea chy -
H ead, H astings, Du ngenes, Do uvr es, Soutli -
Foreland, Dunkerque, avec leurs phares
pareils à des plauètes calmes ou à des glo be s
d'arti f ice mouvants, les plus beaux phares
parm i les neuf m ille qui fon t une illumin ation
titanique sur toutes les côtes du Monde
A h
que de fois déjà en ma vie vagabonde je vous
ai vus quan d les esp oirs du départ prenaient
leur essor, quand-les joies et les craintes du
retour chantaient leurs hymnes
Le troupeau
des flots vert clair, chassés par un vent d'ar-
rière, nous fait cortèg e. Soyeu ses, élégantes,
courtes, marbrées de serpentaisons lactées,
les vagu es souples de la M anche contrastent
av ec la lourd eur ma jestueuse de leurs sœ urs
bleues de l 'Atlantique laissées derrière nous.
Mais revoici, solennelle, volutant ses lames
pesantes chargées du sable de ses bancs pois-
son neu x, la me r de la Pa trie , la mer n atale, la
Mer du Nord Et dans la brume les dunes
vapo reuse s où j 'ai épuisé tant d 'heures de b on -
heur et de mélancolie , d 'amour et de rêverie.
E t là-bas Fle ssin gu e, et le vaste estuaire
des bouches de l 'Esca ut qui va me réso rbe r
pour me rendre à la vie cadencée de la terre
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235
Que ces journées pérégrinantes qui vont
finir furent courtes et que le total me semble
lon g La V ie 0 prod igieux gaspil lage de
tem ps, fa it d'attentes et de lents intervalles
durant lesquels on poursuit et on espère la
lueur et la clialeur de buts trompeurs promp-
tem ent éte ints Que me restera-t-il de cette
dépense des activités fléchissantes et des
for ce s diminuantes de ma maturité? Les belles
im pression s que suscite la Nature sont com m e
les belles idée s, les belles action s, les belles
ph rases, les belles fem m es : on les reg ard e, on
les contemple, on en ressent l 'émoi ; puis elles
se perdent dans le souvenir, on les oublie
Mais à jamais elles ont ennobli et fortifié
l'âme
En mer, à bord du Léopoldville le 24 octo-
bre 1896.
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N O TR E C O N G O EN 19 9
Je veux l a Be lg ique p lus
r iche plus bel le p lus forte
P L U S G R A N D E .
L É O P O L D I I .
Notre Congo Il est à nous après bien des
traverse s. Sa conqu ête, son annexion à notre
petite P atr ie q u il a agran die tout à coup, — au
po int de vue m atériel en faisant d elle la qua-
tr ième puissance coloniale du monde, après
l An gleterr e, la Fra nce , la Hollan de, ma is
avant l Allem agn e, le Portug al, les Eta ts-
U nis, l Es pag ne, — au point de vue m oral
en ouvrant nos âmes au lointain et à ses
vaillances exaltantes, — sa conquête a subi
les contrariétés, les lenteurs, les défiances, les
dénigrements dont l énigm atique Nature fait
la ra nç on de ce qui a de la beauté et de l am -
pleur et don t cliez nou s, pay s de la m oye nn e
mesu re, pay s de l Eq uilibre , on f init géné-
ralement par se délivrer.
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238 N O T R E C O NG O E N I 9 O 9
Après la prise de possession politique, il
importe que se réalise la prise de possession
psychique.
Celle-ci ne peut s obte nir que par la con -
naissance et la fréquentation de ce territoire
imm ense et m agn if ique. L a fréquentation
pou r ceux qui par tent; la connaissance pour
ceux qui restent. La vue directe pour ceux-là;
la vue imag inative pour ceux -ci grâce aux
récits, grâce aux écrits.
J ai apporté ma contribu tion à cette oeuvre
de description et de propagande par mon
Livre de 1896 : En Congolie Je veux, par ce
qui va suiv re, y ajou ter un effo rt nouveau
en décrivan t rapidem ent le Co ngo tel qu i l
m app araît en 1909.
Je serai rapide, je peindrai avec les allures
somm aires et larges de la fresqu e. Pu issé- je ,
néan m oins, réussir à donner aux lecteurs les
vives imp ressions que je ressens m oi-mêm e
et dont je f is la substance d une Co nféren ce à
Osten de-Cen tre-d Art au m ois d août dern ier.
Les grands événements veulent leurs héros
et leurs chan tres. A défaut d av oir pu être
des pre m iers, je tente d être des sec on ds.
*
* *
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25 1 N O T R E C O N G O E N I 9 O 9
Je voudra is d abord esquisser à vol d o i -
seau ce qu est la T err e C ong olaise, de l oc ci -
dent à l orie nt, depu is l estuaire du fleu ve
gigantesqu e qui lui donne son n om , ju sq u à
sa source , pu isqu on ne peut m ieux la cir co n-
scrire dans son ensem ble qu en disant qu el le
est le bassin tout entier du C on go , c est-à-dire
tout le sol sur lequel s étale le lacis pr od igie u x
des cour s d eau petits, m oyen s et grands qu i l
recu eil le , synthétise et por te à l Atlan tique.
Le voyageur aérien qui , planant, arriverait
pa r celle-c i verrait, dès qu il serait à v ing t
kilom ètres de la côte africaine, la m asse de
limp ide azur de l océ an se teinter en éven tail
de la couleu r jau ne pâle du thé.
C est la pr ojec tion , au loin, du couran t du
puissant fleuve arrivant à son embouchure
après un parcou rs de quatre mil le ki lom ètres,
huit fois celui de notre Escaut, quatre fois
celui de notre Meuse, profond alors de cent
mètres, large de deux de nos lieues, débitant
en saison sèche quarante mille mètres cubes
par seconde, cent vingt mil le en saison des
pluies. Seul l Am azon e b rési l ienne en fait
plus.
La côte apparaît, basse mais se relevant
bientôt en une chaîne qui lui est parallèle :
les M onts de Cristal (ne pas pren dre ce beau
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2 52 N O T R E C O N G O E N I 9 O 9
nom à la lettre) qui von t du Ka m erou n alle-
man d au no rd à l An go la portug ais au sud, à
une altitude moyenne de sept à huit cents
mètres.
C est au trav ers de ces m onts qu e le C on go
passe par une longue g orge d écoulem ent vers
la mer, descen dant l escalier de Tita n des
trente-deux chutes Livingstone qui, durant
des siècles, firent obstacle à la pénétration de
l Afr iqu e de ce côté et persuad èrent aussi ,
d abo rd, que les p rojets de Lé op old II étaient
chim ériques et irréalisables. Heureu se chan ce
qui rendit commodes les Puissances, spéciale-
ment l An glete rre abusée, lors qu i l s est agi
d adm ettre, au pro fit de notre roi , en inten tion
secrète f idei-commissaire de la Belgique, la
création de l Eta t Indép enda nt.
Cette cliaîue bordière franchie apparaît la
Cuve Congolaise.
Regardez la carte. Remarquez la forme
totale de no tre Co lon ie et sa place dans « le
grand jam bon » qu est l Afr iq ue . El le va se
fixe r à jam ais dans votr e esprit .
C est une go urd e à gros se pan se d ont le
gou lot d ébouch e dans l Atlan tique. Ou un de
ces éventails form és d une feuil le ramifiée de
palm ier, dont la qu eue p oin te du m êm e côté.
Ou, m ieux encore : ouvrez votr e main gau che,
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253 N O T R E C O N G O E N I 9 O 9
dressez-la devant vous à liauteur des yeux,
supprimez en pensée les doigts : vo tre p aum e
et son pouce étendu vous donnent en réduc-
tion l ' image désirée.
Ou i, et d'autant plus exa ctem ent que votr e
paum e se creuse légèrem ent en son m ilieu,
forme cuvette et, de toutes parts, est entourée
d'un bou rre let de vo tre cliair. C'est la Cuv e
Congolaise en miniature. Remarquez les plis,
les l ignes que consultent les chiromanciennes
pour vous dire la bonne ou la mauvaise aven-
ture : elles repr ésen tent, sauf les dir ect ion s,
les f leuve s et rivières don t les ram ification s
m ultiples strient le fon d de cette dép ressio n
colossale.
C'est la Cuv e Con gol ais e et les hauteurs qui
l 'ourlent, pareille encore à un poêlon don t le
manche serait le bas Congo, l 'entrée étroite
par l 'océan Atlantique, étroite mais suffisant
à tout ce que la Colon ie peut donn er po ur
l 'exporta tion ou rece voir par l ' impo rtation.
Là sont aujourd'hui, au long du fleuve, les
trois meilleurs ports de l 'ouest en Afrique
m éridion ale; tous trois à nou s, m erveilleuse-
ment abrités et en eau profonde : Banana à
la côte; ensuite à l ' intérieur la tranquille
Bo m a capitale adm inistrative ; plus à l ' inté-
rieur encore Matadi que le chemin de fer
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2 4 2 N O T R E C O NG O E N I 9 O 9
rel ie à Léopoldvil le, la capitale commerciale
dont quelques-uns voudraient faire la capitale
totale.
Cette cu ve est le l it de g rès blan c d une
ancienne mer asséchée, grande comme la Cas-
pienne; i l en reste quelques lacs, quelques
flaques. Elle est mollement en pente montant
vers le soleil levant, avec des ondulations
légè res; c est cette d éclivité qui fait dévaler
toutes les eaux ver s la côte du soleil couch ant.
To ut autour, co m m e les bord s d une im-
mense assiette, so nt des collines s élevant
bientôt en mo ntag nes don t l une , tout au bo ut
à l est, le massif du Eu en zor i, dresse dans le
ciel équatorial un pic de neige plus haut que
le Mont-Blanc : 5o38 mètres contre 4812.
De cette guirlande en couronne, le tronçon
qui for m e barrièr e à l orient, non loin pro -
portion s gard ées, des rivages de l Océa n des
In de s, est l une des lèvres d une fen te éno rm e
du sol de l Af riqu e, la Grand e Crevasse, le
Grab en Central com m e le nom m ent les A lle-
man ds, r ide géologiqu e large d une trentaine
de lieues, au fon d de laquelle s aligne du
no rd au sud le chape let des eaux qu on s est
accoutumé à nommer les Grands lacs.
La Grande Crevasse est barrée vers la moi-
tié de son développement par une ligne de
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243 N O T R E C O N G O E N I 9 O 9
volc an s qui la séparent en deux parties ; celle
du no rd est le début du bassin du N il, celle
du sud le début du bassin du Co ngo . L à
sont, par cette crête de faîtes transversale
baptisée monts Virunga, les premiers filets
d'eau s'allongean t des deu x parts en sens
opposés, qui deviendront les deux fleuves les
plus majestueux de l 'Afrique et presque du
Monde.
*
* *
Sur ces terr itoire s, d'un asp ect et d'une
structure si aisément saisissables dans leurs
form es géologiqu es générales, qui , aux temps
paléontologiques, furent arides et désolés, —
car la Cuve cong olaise fut d'abord vraisemb la-
blement un Sahara lorsque ses eaux venaient
de s'écouler par le goulot qu'est le défilé des
Monts de Cristal insensiblement élargi par le
travail é rosif du Fl eu ve , — s'est établie une
végétation de pays chaud, car notre Congo
est à cheval sur l 'Equateur.
Il y a là quatre pay sages, nettem ent dis-
tincts, s 'étendant sur un espace grand comme
quatre-vin gts foi s la B elg iqu e, de telle sor te
que si on le divisait en provinces égales aux
neuf de chez nous il y en aurait sept cent
vingt
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244
NOTRE C ON GO E N I 9 O 9
C est la Brous se, la Fo rê t , la Sa vane, les
Rives .
L a B rousse : de hautes l ierbes dures,
plus hautes que deu x fo is la taille h um aine ,
jusq u ici inuti les , ponctuée s d arbre s clairse-
més et mal venants, déserts monotones que
jadis les naturels incendiaient pou r (du m oin s
le disaient-ils) en exterminer la pullulante
population des reptiles et des bêtes fauves.
L a F or êt : l intermina ble forêt tropica le, la
forê t vierg e, les pa lm iers, les arbres d ébé-
nister ie , quelques baobabs ces pachydermes
de la vég éta tion , tissés, four rés de lianes, les
ténèbres de l A friq ue selon la forte exp ression
de Sta nley; l inépuisable mine de cao utch ouc
à ciel ouv ert opu lente spécialité du C on go
belge, donnant dès maintenant une expor-
tation annuelle d env iron cinquante m il l ions
de francs , joyau de l Afr iqu e méridionale qui
a fa i t d An ver s un des pr incipa ux ma rchés
de cette denré e deve nue indispe nsa ble et
d un usage sans cesse augm entant.
L a S avane : ceci est le pa ysag e idylliq ue ,
là surtout où par l altitude le brûlan t clima t
de la zone torr ide s hum anise com m e au
Transvaal et devient un séjour normal même
pour l Eu ropé en, pour le blan c. De s étendues
verd oya ntes d herb e courte, ornées de bou -
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245
quets d 'arbres aux verts charmants où rutile
le feuillage écarlate du Fla m boya nt, parterres
m osaïqués de f leurs, d onnan t l ' im press ion
d'un Parc indéfini, comparable, sauf la cul-
ture, à nos belles campagnes de Flandre
durant l 'été.
Le Fleuve enfin : ses rives et ses affluents
coura nt pa rfois sous le berceau des om brag es ;
le fleuve qu i, en certa ins endro its, s 'étale,
immense aussi large que s'il couvrait tout l 'es-
pac e entre B ruxelles et A nv ers , avec ses î les et
ses pêcheries, imposant des mœurs spéciales
et des agglomérations par cela seul qu'il est
poisso nne ux et qu'i l est le chem in qui m arche.
*
* *
E t le clim at N 'oublion s pas le climat, cette
présence constante constamment absente dans
les photographies par lesquelles le profane est
sollicité de se faire une idée du Congo.
C'est celui du bassin de l 'Amazone au Bré-
sil et des îles de la S ond e — Ja va et Ba tavia —
seules t erres qui soient" sôûs les m êm es lati-
tudes, le climat équatorial, différent du climat
tropical et moins chaud, le climat du « pot au
noir » des marins, du lou l ring des An glais ,
cet anneau perm anent d 'épais nuages som bres,
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N O T R E C O N GO E N I 9 O 9
d env iron deux cents lieues de large, qui se
déplace avec le mou vem ent apparentdu soleil ,
allant avec lui vers le no rd quand il se rap-
pro che du tropiqu e du C ancer, allant avec
lui vers le sud quand il revient vers le Capri-
co rn e; la grande zone lentement voyag euse
des lourds calmes équatoriaux.
Où cet anneau plane c est la saison lium ide,
les grandes chaleurs et les grandes pluies,
non pas continues mais crevan t en orages
diluviens de deux ou trois he ur es; l électr icité
alors abonde, énervante, déprimante, et pres-
que tous les soir s le c iel est zéb ré d écla irs.
L a température suffoqua nte des jours est de
36 à 38 d eg rés ; elle a mo nté jusq ue 40. La
sieste, la mise à l abri s im pos e, l insolation
m ena ce. L es nuits, d une durée à peu près
égale à celle des jou rs , son t à une m oye nn e
de 20 à 24 et sont relativem ent reposa ntes.
Quand l anneau s est éloign é, c est la saison
sèche, réconfortante, aisément supportable.
L e climat rappelle celui de l Italie , de l E s-
pag ne. L a temp érature de jou r et de nuit
descen d en m oyen ne d une douzaine de degrés
sur celle de la saison chaude, la pluie est
très rare, le m ilieu est plus huma in, l ha bi-
tude le rend même agréable. Le ciel est, alors
généralem ent grisâtre, non pas l azur sans
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taclie, l azur pro ve nç al tant van té, — et pour-
tant ennuyeusement monotone en compa-
raison des ciels de notre zone tempérée aux
changea nts et belliqueu x nuages, « l heu reux
pays des quatre saisons » .
*
* *
Da ns les forêts toutes les variétés de
sing es, depuis les plus grand s jusqu au x plus
m ignons , v ivant leur vie aérienne, remuante
et cabriolante de gros oiseaux sans ailes,
gibier presque humain qui, peut-être, fami-
liarisa analogiqu em ent les naturels avec l an-
thropophagie .
Da ns les f leuves l hippop otam e abonde, le
crocodile aussi, vivant leur vie amphibie, pour
celui-ci carnassière, pour celui-là pâturante.
D ans les savanes et la brou sse, l éléphan t,
mine d ivoire circulante, v ivant sa vie am bu-
latoire et collective.
Puis, pour ne citer que ceux qui pullulent,
la panthère et le léopard ave c leur aliment
ob ligé les a ntilop es et les gazelles ; les hy èn es
et les cha cals, les sangliers et les z èbre s
qu on com men ce à savoir apprivo iser . Pa rfo is
le lion et la gir afe , m ais en rar eté, ainsi que
le boa et les moindres reptiles.
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Les oiseaux sont en partie ceux de cliez
nous, plus, entre autres, les bengalis et les
perroqu ets formé s en république. L e royaum e
des laissons a enrichi l ' ichtyologie d 'environ
deux cents espèces nouvelles. La moule d'eau
douce forme des bancs épais.
D'én orm es pa pillons aux ailes de saphir
orch idée s volantes se pos ent sur les o rch idées
végétales immobiles. Le Goliath, superbe in-
secte, caboch on maron, gros com me un moi-
neau , su r les arb ustes où il s'éta blit en co lo -
nies, semble un fruit étrange.
*
* *
Tel immémorialement le paysage gran-
diose de ce qui devait être un jou r le C on go
belge.
Mais durant combien de siècles ce fut la
terra incognita la terre inconnue représentée
sur les v ieux atlas par une tach e bla nch e où
pour tout renseignement on se risquait à des-
siner quelques bêtes féro ces
*
* *
Il fallut la presc ienc e inst inctiv e, la ténacité
infrangible de Léopold II , son besoin obscur
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249
et pou r ainsi dire subc onscien t de réveil ler
dans notre Nation les aptitudes vagabo ndes
d autrefois , pour que ce m orceau de la Te rre ,
presque le seul qui restât ignoré, entrât dans
la géographie générale et dans le traditionnel
mouvement colonisateur de la race aryenne,
actuellement mieux qualifiée européo-améri-
caine.
M ais avant d en venir au récit suc cinc t de
cette extra ord inair e et brillante ave nture, i l
conv ient d indiqu er ce qu était a lors, au point
de vue humain, cette Afrique secrète et inex-
plorée.
I l s y trouvait une population nèg re, d un
ch if fre dif f ic i lem ent déterminable, v ing t m il-
lions plus ou moins. Elle était disséminée en
ham eaux, villages et bou rga des , sans rien qui
pût être qualifié ville. Si elle était, peut-être,
d une seule race (les cham ites, les no irs) elle
com prenait un grand nom bre de variétés se
dist inguant notamment par des tatouages
nationaux comme ail leurs on se dist ingue
par le costume, trop sommaire pour cet usage
parmi ceux qui vivaient presque nus et ne
s hab illaient que de leur peau . Cela allait des
robu stes et représe ntatifs Bangala de la race
envah issante, ju squ aux nain s, aux N égr illes,
de la race envahie.
11*
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Leu r civi l isation , s i on peut em ployer ce
mot pour quali f ier des mœurs absolument
rudim entaires, n avait pas enc ore atteint
la pér iode de « l a ba rb ar ie» , mais était au
degré inférieur de « l a sauvagerie » . Da ns
tous les domaines ils représentaient, sem ble-
t- il , l hom m e prim iti f , l hom m e préh istoriqu e,
dem euré tel jusqu à nous à traver s les tem ps,
adonné à un fét ich isme gross ier , com ique,
dif forme dont des sorciers sournois , fana-
tiques, cruels composaient le c lergé.
Chaque agglomération vivait pour son
com pte , en état de défia nce , d hostilité, de br i-
ganda ge et de guerre avec les agglom érations
voisines. Pa rfois , une personna lité de céré-
bralité plus haute assoc iait certains gro up es,
faisait le conquérant et fondait une sorte
d em pire, rarem ent durable.
L escla vag e régna it partout, et gé néra-
lement l anthro poph agie, le priso nnie r de
guerre , ou mêm e le s im ple être appartenant
à un autre gro up e, étant tenu pou r bétail ou
gibier à tuer, dépece r et dé vorer aussi natu-
rel lem ent que la chèvre ou l anti lope. E t lors-
que, en Amérique, les Européens commen-
cèrent à employer les nègres comme esclaves,
l em bou chur e du Con go devint le principal
entrep ôt pour la traite où ve naien t s ap pro -
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N O T l t E C O N G O E N I 9 O 9
25l
visionn er les nav ires. Le s souven irs affr eu x
de cette époque féro ce sont en core viva nts à
Bana na et à Borna. On y am enait de l inté-
rieur les troupeaux hum ains. L es cataractes
du bas C ong o qu on nom m ait aussi le Zaïre,
em pêchaient les négrier s d y aller eux-m êm es.
La haute Congolie demeurait interdite et
mystérieuse.
Quand, au com m encem ent du siècle der-
uier, la traite fut internationalement abolie,
le m arché d esclaves des bouches du Co ngo
disparut avec elle . Ma is l odieux com m erce
passa , sans qu on s en doutât en E ur op e, de
la côte occidentale à la côte orientale.
L A ra be , le Sémite , prat ique encore au-
jour d hu i l esclava ge. Il achète et vend
l hom m e, la fem m e, l enfant. J ai vu un m ar-
ché d e l esp èce à Fez en 1886.
Em pê ché , après des luttes plus que millé-
naires, de continuer con tre les Eu ropé ens les
pratiques de pillage à for ce ouverte ou sour-
nois e qui sem blent un irrésis tible entraîne-
ment de sa race, réprim é dans la M éditer-
ranée où ses corsaires avaient si longtemps
écumé la mer et les rivages, désormais empê-
ché ainsi vers le no rd , il s était retou rné et
fonction nait au sud pa rm i les rég ion s du
haut N yl et du haut Co ng o. D an s celu i-ci.
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N O T R E C O N GO E N I O
notam me nt, i l exerçait de terribles ravages,
s avançant méthod iquem ent, ma ssacrant, brû-
lant, détruisant ave c des a trocités pires que
celles des ci-devant « m archa nds de b ois
d ébène » brésilien s.
L Eur op e l apprit , et encor e vaguem ent, par
les lamentations de Livingstone.
Lorsque Léopold I I commença à rêver à la
colonisation du Con go ces horreurs battaient
leur p lein, et l on eut pu entr evo ir le m om ent
où cette p ortion de l A friq ue serait, autant
que le Soudan, entièrement conquise aux
sectateurs de Mahomet et soumise à leurs
moeurs très particulières.
Comment le Belge fut-il tout à coup mêlé à
la répr ession de ces dép réda tions, et plus
généralem ent, à la colonisation de ce m orceau
d A fr ique?
L a polit ique européenne, inspirée en cette
occas ion par l An gleterr e et la Ho llande, agis-
sant par crainte et rivalité, avait réussi jadis,
à nous sevre r de toute activité colo nisa trice .
L e traité de W estp ha lie au milieu du dix -
septième siècle, le traité de Vienne au milieu
du dix-huitième, ferm èrent successivem ent à
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253
la navigation maritime l iauturière notre
Anvers et notre Ostende.
Que fûmes-nou s, en effet, depuis qu avait
avorté le grand pro jet de nos ducs de Bou r-
gog ne de faire de nos prov ince s le principal
élément d un royaum e à part, « d un Eta t-
tampon » autochtone et puissant entre la
Fra nce et l Al lem agne? Rien que l appoint de
l une ou l autre puissance : succes sivem ent
espagnole , autr ichienne, française, hol lan-
daise, gouv ernés de plus en plus non pou r
nous mais pour les intérêts de ces domina-
teurs qui, pen dan t plus de trois siècles, m é-
connu rent et opp rim èren t notre originalité.
L e résultat fut lamentable : nous n étions
plus, f inalemen t, qu un conglom érat amorphe
et sans vitalité, une popu lation destituée
des aptitudes énergiques révélées sans inter-
ruption au coui d un passé tum ultueux et
f lorissant, tom bée dans l inertie et le com a,
n ayant plus que vagu em ent le sentimen t de
son individua lité nationale, une Irlan de, une
Pologne .
N ou s avio ns été l élém ent le plus actif des
grandes migrations que furent les premières
crois ad es; Bru ges, plus tard A nv er s, étaient
autrefois des villes maritimes par excellence ;
nos navigateurs comptaient parmi les plus
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voués à n être définit ivem ent qu une nation
séd enta ire, une Suisse ?
D éjà durant les p rem ière s années qui sui-
virent i83o, un événe m ent m anifesta que le
ferm ent n était pas dé truit. L es liom m es de
mon temps ont dans leurs sou venirs d enfan ce
la tentative de fonder une colonie belge à
Santo-Thomas de Guatemala. Un certain
comte de Hompescli , qui avait son hôtel porte
de Lo uv ain (place M ado u actuelle), vaste et
s ingul ière bât isse «hors des murs» aujour-
d hui rasée , y en glou tit sa fo rtu ne et était
pop ulaire d ans le Brux elles de l épo que par ses
escarm ouches ave c les huissiers chargés de
l arrêter p ou r dettes.
Les tendances secrètes, les tendances « lar-
vées » d un peuple, trouven t toujours m oyen
de surg ir. L e rôle des gran ds hom m es est de
leur servir de chem inée d évacu ation. Ils
agissent et parlen t pou r ceu x qui ne parien t
pas.
Ce x-ôle fut, en ce qui co n ce rn e le beso in d e
coloniser, attribué par le Destin à Lé op old II .
C est ainsi qu il faut pr en dr e son initiativ e.
On se trompe en croyant que seul, et arbitrai-
rement, par un besoin de mégalomanie mo-
narch ique, il en fut l initiateu r.
Il a, en réalité, dég agé ce qu i exista it à
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l 'état latent dans notre A m e belg e form ée
par la Nature et par l 'Histoire et qui, si
longtemps, avait été comprimée. L 'enthou-
siasme avec lequel, après les hésitations du
début et m algré d ' ineptes résistance s, l 'œ uv re
du Congo est aujourd 'hui comprise, acceptée,
défendue, louée, en est le témoignage.
Dè s son prem ier acte pol it ique, son d iscours
d'ent rée au Sénat lors de sa m ajo rité il y
aura bien tôt soixa nte ans, cette fo rc e natio-
nale secrète le tourm ente. Elle est enc ore
vague pou r lui comm e pou r nous tous. Mais
elle le pou sse à ch erc he r sur la carte du
Monde quelque territoire où l 'Europe, en mal
d'ém igration depuis des siècles, pou rra en cor e
se répan dre et où, spécialement, pou rra aller
la Belgique.
C'est la zone équatoriale de la massive
A friq ue qui, à cette époq ue, apparaît surtou t
com m e la terre dispo nible. Il y a là un terri-
toire à peine éco rné sur les bor ds pa r les
explorateurs. U n fleuve ine xploré en sort à
l 'Occident sur l 'Atlantique. C'est le Congo
A co urte distance de la côte, les cataractes
en empêchent la pénétration par l 'ouest.
A l 'est, un obstacle aussi brutal : la grande
crevas se dont le fond est barré par des lacs
énormes.
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A u no rd , c est l arid e Saliara. A u sud, des
régions à renom m ée anthropophagique. A u
centre, une forêt vier ge, vaste com m e trois
fo is l Espag ne.
Des explorateurs avaient attaqué ce pays
mystérieux et terrible. Le capitaine anglais
Tuckey en 1816; il y mourut dans le bas
Co ng o. L e Po rtug ais G raça, en 1843 ; i l n ex-
plora que le Zam bèze. Liv ing sto ne de i853 à
1857, m ais dans la mai-ge m éridion ale. Bu rton
et Sp eke , en 1839, seulem ent du côté du M l .
T ou t cela c était « autour » de ce qui sera
notre Congo et non « dedans ».
En 1869, Livin gstone recom m ence et sem-
ble disparaître
i l rôde autour du lac Tanga-
nika dans le Gra ben central. En 1872, Stan ley,
encor e jou rnaliste, part à sa recherc he et le
retrouve. E n 1874, Cam eron traverse l A friq ue
de l es t à l ou est , com m e précédem m ent
Liv ing ston e l avait fait en sens inve rse, mais
comme lui plus au sud.
Le s relations de ces voya ges héroïques
furent lues avidement par le jeune prince
belge dont elles alimentèrent et renforcèrent
les désirs et les esp oirs. E lles form ent peu à
peu en lui, dans une sorte de solitude intel-
lectuelle passiojinée, la con vic tion que c est
là qu il faut che rch er. El les l obs èd ent et le
xa
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N O T R E C O NG O E N I 9 0 9
poussen t, com m e des voix , à la destinée prin-
cipale et historique de son règne, de sa vie,
de sa gloire.
E n 1876 — il est deven u ro i et m édite
com m ent s y prendre pour réal iser son rêve —
il conv oqu e à Bruxe l les une Con férence Gé o-
graph ique Intern ationale. Il espère déc ider
les grands Etats à explorer ce gros blo c
d inconn u dem euré intact et d en avoir pou r
la Belgique un lot.
On l écou te avec ind ulgen ce, m ais sans fo i .
On croit paradoxal le pr oje t du jeune souve-
rain. On le laisse faire ave c une sceptiqu e
et sou riante ind iffér en ce. On préd it qu i l s y
brûlera les ailes.
M ais ce rêveu r a vu juste . Il a la pré vision
de l hom me de génie. Stanley dont l An gle-
terre n a pas discer né la valeu r et qu elle
négl ige, tente la prem ière descente du Co ngo
et l audacieux aventurier l ef fectue au cours
de 1877 en une série de tragiques épisodes. Il
revient à Bruxel les raconter son émouvante
odyssée.
Lé opo ld I I est désormais édi f ié et résolu.
C est le Con go, le fleuve roy al, qu i l v eut,
avec le réseau surprenant de ses ramifica-
tions et les opulents env iron s qu i l a rro se,
notamm ent le bé néfice de l imm ense forêt
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équatoriale sur laquelle est posée cette gigan-
tesque patte cl oie aq uatique. Il veut la m ine
de caoutchouc.
Il fond e en 1878 l A sso ciat ion conqu érante
qu il qualif ie successive m ent Com ité d E tud es
du H aut-C ongo et A ssociation internationale
du Congo. Stanley et, dès lors, de plus en
plus des B elges, des « Con squitad ores », en
qui ressuscite l ancestral esprit d aventu re,
exp lorent et, partout, « plantent le piquet »,
traitent avec les chefs de tribu s, annexen t
ainsi suivant les us et coutumes plus ou
moins justi f iés en Droit International euro-
péen. L aventure grandit , gonfle , s af fermit.
C est l œ uvre m erveilleusement hard ie, tém é-
raire, presque invraisem blable, de l E tat
Indé pend ant qui surgit et qui, enfin , en
1884, est recon nu pa r les Pu issan ces réu nies
à Berlin, toujours peu crédules en son ave-
nir, ce qui heureusement les rend acc om m o-
dantes et provisoirement désintéressées.
*
* *
A partir de cette époque, les efforts du Roi
et des au xiliaires qu il av ait su attacher à son
plan, s intens ifièrent pour s app roprier la nou-
velle Colonie par la connaissance plus com-
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plète de ce qu elle est et par u ne orga nisa tion
destinée à la fois à améliorer le sort des
populations indigènes et à fournir à la Bel -
gique de nouvel les et superbes occasions de
com m erce et d industrie.
Il y eut une première période, de quatorze
années depuis la reco nn aissa nce de l Eta t
niais en réalité de vingt quand on y ajoute la
phase incertaine antérieure, la période tra-
giqu e de l hé roïsm e.. . et des m isères.
L e cl im at, les subsistances m isérables, les
com mu nications di f f icultueuses vers le haut
Co ng o où pou rtan t il fallait aller si l on vou -
lait faire oeuvre effic ac e, les com bats avec les
nègre s les plus bell iqueu x qu on gêna it dans
leur ca nn ibalisme, et surtout avec les redou -
tables trafiquan ts arab es qu on gêna it dans
leurs pil lage s, les maladies locales mal co n-
nue s dan s leur natu re et clans leurs rem èd es,
suscitèren t une série d aven tures vail lantes
et de m alheurs cruels qui fir en t que pre s-
que un tiers des blancs qui y allèrent y per-
dirent la vie ou la santé.
C était le tem ps où l on se n ou rrissa it de
conse rves et où tout p arcou rs devait se faire
à pied, par étapes, en suivant le terrible et
meurtrier sentier des caravanes.
Cette époque douloureuse était sur le point
N O T R E CO NG O E N I O
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N O T E E CO NG O E N I 9 O 9 2 6 1
de fi ni r quan d j y fus en 1896. D eu x ans apr ès
fut inauguré le cliemin de fer qui a supprimé
l obs tacle des trente-deux cataractes du bas
fleuve et permis aux hommes et aux res-
sou rces d arriv er par wagon s dans la Cuve
cong olaise où le m agnif ique lacis des cours
d eau navigables constitue une voir ie com -
mode et sûre.
Le courage des colonistes, leur persévé-
ran ce, l end ura nce de la plup art d entre eux
furen t adm irables. Là s aff irm èren t avec évi-
den ce, au m ilieu des pér ils et des calam ités,
les qualités sign alétiqu es de la nation belg e :
le travail ingé nieu x et opiniâtre , l esp rit
d ind épen dan ce et d initiative, l aptitude à
se for tifie r par l asso ciation, la m oyen ne
m esure dans l organ isation, le désir de s en-
toure r d un co nf or t m odes te et utile en sa
rusticité.
Les résultats furent étonnants par leur
rapidité et leur intensité. Déjà alors on pou-
vait dire que jam ais ni jad is ni naguè res une
Co lon ie n ava it j>rogressé plus vite dans la
pac ification et dans l adm inistration. On en
verra tantôt le surprenant détail.
Mais ce fut aussi, tant les conjonctures
étaient parfois rudes et désolantes, accompa-
gn é de plaintes et de désesp oirs. R ie n, me
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Y' en a qui font la mauvais ' tète
A leurs parents ;
Qui font des dett ' , qui font la bète,
Inuti l 'ment.
Pu is , un beau soi r , de leur m aitres se
Ils ont plein 1 ' dos,
Alors i ls part ' ple ins de tr i s tesse ,
Pour le Congo
L' fameux Congo c 'es t en Afr ique,
Ousque 1 ' plus fort
Es t fo rcé d 'déposer sa ch i que
Et d ' f a i r ' l e mort ,
N O T R E CO N GO E N I 9 O 9
sem ble-t-il , n en rend m ieux co m pte que cette
chanson du Congo qui avait six couplets
quand j arr iva i là-bas, imités de A Biribi
d Ar istid e Brua nt, et à laquelle, da ns la
bro usse , par une nuit d idées « noir es » et de
pessimisme, je me risquai à en ajouter six
autres, échos des récr im ina tions , des ran-
coeurs, des gém issem ents que j enten dis . I l
faut, certes, faire la part de l exa gér atio n, de s
im patien ces et des erreu rs, ma is, dans son
ensemble, elle est bien la voix populaire
créant, po ur ce passé heureuse m ent disparu,
la Lég end e où , tou jou rs, s épanchent et
dominent les sentiments vrais des masses.
C est pourq uoi je la d onn e ici en entier.
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D ans l 'h au t Congo, c 'est là qu'on crève
De s o i f e t d ' f a im;
C'est là qu' i l faut tr imer sans trêve,
Jus qu 'à l a f in .
Le so ir on songe à sa fami l le
;
Peu r igolo
On pleu re encore, quand on rou pil le
Dans le Congo
On est démangé de bourboui l le .
De dartr ' auss i ,
Les chairs f ich' le camp en pot-bouil le
Par 1 ' b i r ib i .
La nuit , par nuô' les moustiques
Vous vr i l l ' l a peau;
A u x orte i l s se fa uf i l ' l es d j iques ,
Dans le Congo
Dans le Congo la dyssent ' r ie
Fai t des razz ias ;
La f ièv ' b i l ieus ' , l 'hématur ie
Emboît ' l e pas .
Pu is c 'sont les sag aie s et les lanc es
Des indigos
Qui f le res tan t sur la pan se,
Dans le Congo
N O T R E C O NG O E N I 9 O 9
On vit là sombre et sol itaire
Comm e un putois ,
Là pas d 'amis , là pas de f rères ,
Chacun pour soi ,
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265
Un' mor icaud ' lourde et camuse
Au noir museau.
V l à tout ce qu'on a pou r qu'on s 'am use
Dans le Congo
Les larbins c 'es t des boys mulâtres
Ou des négros
Ravagés d 'c l i . . . p . . . opiniâtre
Et d 'sâ l ' bobos .
Us cuis in' , i l s lav\ i ls vous volent
T i r ' l a r ig o t
Et se décrass ' dans vos cass 'roles
En vrais congos
Quand les nègres font des manières
Pour l 'caout-chouc,
On prend des arm', on part en guerre,
On les secoue.
Les pr isonniers , à coups d 'machette
Sont fa i ts manchots .
Ça leur épargn ' des f ra i s d 'manchettes
Dans le Congo
On est méchant, farouche et lâche
Quand on r 'v ient d ' l à .
Mais 1 ' p lus souvent d 'chez les sauvages
On n' revient pas .
Pas môme un coin do cimetière
Pour ses pauv ' z 'os
Un' croix d 'bois qui tombe en poussière,
Vo i là 1 ' Congo Yo i là 1' Congo
*
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publications multiples le décrivent dans ce
qu il est et dans ce qui y vit . A titre d exem ple,
je signale surtout le l ivre de nos com pa triote s
Ferdinand Goffart et Georges Morissens et
ceux de Cyr il le Van O verberg b, encyc lopéd ies
substan tielles et docum entées que devr aient
l ire , par un élémentaire devo ir , tous nos
compatriotes et spécialement les détracteurs
qui parlen t sans rien conn aître, sans se don-
ner la peine de rien consu lter si ce n est leurs
passions et leurs sourdes avers ions sectaires.
C est sur ces bases sc ienti f iquem ent rech er-
chées et établies que s est po urs uivie l O rg a-
nisation Administrative.
Il s agissait d abo rd de don ner aux in di-
gèn es et aux ém igran ts, les bienfa its d une
bon ne P oli ce , c est-à-d ire la tranq uill ité et la
sécu rité pou r les pers onn es et pou r les bien s.
On s est a ppliqué à faire disparaître les
luttes intestines de vil lage à vil lage — elles
rapp elaient, de loin , les gu erres de château à
château des premiers temps de la Féodalité
— et leur cruel le conséqu ence, l an throp o-
phagie. On peut dire que présentement, sauf
quelques regains vite réprimés, la paix sociale
règne.
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2 6 9
Il a fallu aussi, dans l orie nt d e la C olo nie ,
chasser l Ar ab e cruel et d éprédateur. Ce fut
acc om pli par Chaltin à la fron tière du Soud an,
par Waliis du côté de la Grande Crevasse. Ce
brigandage est anéanti .
Bienfait superbe qui eut fait pleurer de joie
L ivin gs ton e com m e il pleui ait de douleur au
spectacle des abominations de la chasse aux
esclaves . Lesx>opulations autoch tones peuv ent
déso rm ais viv re à l abri des alertes et d es
ravages qui, jadis, semblaient pour elles une
fatalité lamentable les menaut insensiblement
à l exterm ination. Je r épète, que sans l initia-
t ive et l œu vre de L éop old II , l Ara be, venu
de l est, serait à l heu re actu elle, vra isem bla-
blement parvenu à l em bouchu re du Co ngo ,
après avoir pil lé, m assacré, rédu it en escla-
vage, de part en part, toute la rég ion intermé -
diaire et ses déplorables populations.
*
* *
Ap rè s la Po l ice , un des prem iers devo irs
du colonisateur est de créer des voies de co m -
m unication. Ce sont el les qui fav orise nt la
convivance avec ses conséquences commer-
ciales, morales, civil isatrices.
A l heu re actuelle, ce qui, dans ce t or dr e de
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mesures, est accompli ou eu projet, est
remarquable .
J ai parlé du chemin de fer qui, au travers
de la région des Monts de Cristal, unit le bas
et le haut Con go de Matadi à Lé opo ldv ille. I l
form e le chaînon terrestre entre les deux
tron çon s fluviau x que séparent l obs tacle d es
cataractes. Onze vape urs desserven t les trois
por ts du bas f leuv e, soixante-dix-neuf nav i-
guent sur le haut. Quinze mille kilomètres
de voies na vigables ont été reconn us et repéré s
et sont contrôlés et améliorés dans les passes
dif f ic i les .
Sur terre, un de uxièm e chem in de fer de
soixan te kilom ètres dessert la fertile contr ée
du M ayu m be près de la côte atlantique, et
un trois ième de cent vi ng t-se pt k i lomètres
contourne les Stanley Falls , autres chutes
espa cées en esca liers, qu i, elles aussi, dans
la partie supérieure du Co ng o, em pêchen t la
navigation. Un quatrième est en const ruc-
ti on ; il aura trois cent vin gt kilom ètres don t
soixan te-sept sont achevé s ; c est celui des
Grands Lacs. Enfin, quatre autres sont en
projet .
N est-ce pas étonn ant? Il faut y ajouter les
routes carrossables de grande comm unication
pou r chariots ou auto m obiles, et les routes
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secon daires pour piéton s ; d 'étape en étape
son t établis des postes d'abri et de sec ou rs.
Il faut y ajouter enco re, en centaines de kilo -
m ètres, les l ignes télégraphiques et télépho-
niques.
Quel réseau en comparaison de l 'ancien
désert où il n'y avait que les sentiers pareils
aux pistes de gibie r, et, sur les cou rs d'eau,
qu'une nav igation locale de pirog ues
* *
Point d 'organisation sociale, point de police
effic ac e, spécialement p arm i les popu lations
sauvages, sans une for ce publiqu e pour con -
traindre à l 'accomplissement des devoirs
juridiques. Sans la Force, a-t-on dit, le Droit
est pur platonisme.
L e Co ngo a son armée coloniale d 'env iron
quinze m ille ind igèn es plus les cadres qui
sont europ éens, répartie dans ving t et une
localités d 'où peuvent rayonner ces troupes
bien instru ites, bien disciplinées, bien arm ées.
*
* *
L a sécurité doit être garantie non seule-
m ent con tre les entrep rises illicites des
hommes, mais aussi contre les agressions
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aveugles de laN atur e, notam me nt les m aladies
dans les régions sournoisement meurtrières
où les germ es m orbide s abond ent.
Un service sanitaire était de première
nécessité. Dans chacun des chefs-lieux des
quatorze D istr icts de la C olonie , i l y a une
com m ission d H ygiè ne sans cesse en activité
pou r le drainag e des ma rais, l assain issem ent
des villages, des habitations et des moeurs.
Tren te mé decins of f ic iels vaquent actuelle-
m ent à ces soins. Il y a, ci Lé op old ville , un
laboratoire de rec he rch es; i l y a de nom -
breux lazarets locaux, une cham bre d apprê ts
vaccinogènes, des hôpitaux pour blancs et
des hôpitaux pour noirs , une école profes-
sionnelle pour inf irmiers.
A quoi serv iraient toutes ces me sures s il
n y avait a ussi des Tr ibu na ux pou r vid er les
confl its par le fon ctionn em ent pacif icateur
d une organisation judicia ire conçue à l euro -
péenne. P ou r les Civi ls des deux races cinq
Tribu nau x de prem ière instance, it inérants,
une Cou r d app el, un Con seil su périeur ju -
geant au civil et au péna l. P ou r les Ind i-
gènes, r ien qu au pénal , de nom bre ux tribu-
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naux territoriaux. Pour les Militaires, divers
conseils de guerre de première instance et un
conseil d'appel.
*
* *
Je ne puis tout décrire dans cet exposé que
j 'a i annon cé rapide et bref . Com plémentaire-
ment je me bor ne à men tionner : l 'organisa-
tion de l 'Eta t civ il , du C adastre, de l 'E ns ei-
gnem ent tant au Con go pour les indigènes
qu'en Be lgique , au poin t de vue des scienc es
coloniales, pour les émigrants et les fonction-
na ires ; celle des travaux de défens e m ettant
les por ts de Bo m a et de M atadi à l 'abri d 'un
cou p de m ain ; celle de l 'étude de l 'Ag ricu ltur e
locale, des plantations, d 'un jardin d'essai ,
d 'une ferm e m odèle , d 'une station mété oro-
log iqu e; celle des industries poss ibles, des
mines exploitables, de la monnaie, des
mesures contre l 'a lcool isme.
Extraordinaire ensemble, qui nul le part ne
fut aussi com plètem ent obtenu dans un aussi
cou rt laps de temps P ou r lequel i l sem ble
qu'il fallait, com m e ce fut le cas , une co lon ie
sans la surveillance et la gêne vétilleuse d'une
Métropole lointaine, mais avec la direction
d'un liomine de génie.
*
* *
1 2
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Pa reil édifice adm inistratif ne peut ê tre
créé et maintenu en fonc tion ne m en t sans
dépenses.
C est la question brûlante du Bu dge t qui
surgit.
Je n en parlerai qu en ch if fres ron ds.
Je pre ndrai pour exem ple le budget de 1906
pa rce que le lecteur peut le retro uve r aisé-
ment dans le l ivre de Goffart et Morissens
que j ai signa lé plus liaut.
Il fut de vingt-neuf m illions au débit. L e
déta il en est do nn é à la pa ge 263.
Com m ent y fit-on face? Le s re cettes son t
énumérées à la page 262. Elles se sont éle-
vées à trente-cinq m illions, laissant un ex cé -
dent de six m il l ions. Le s ressources ordi-
naires sont donc plus que suffisantes pour
établir l équ ilibre.
C est dans ce cha pitre des re cettes que se
trouve le fameux article des Produits du
Do m ain e priv é et des Trib uts payés par les
ind igèn es, treize m illions, sur lequel s est
acharnée la polit ique d opp osit ion, prétendant
que c était obtenu «p ar une exploitation tyran-
niqu e et éhon tée des m alheureu x n ègre s ».
E n réalité l im pôt, qui n est ex igé que des
indigènes valides et adultes, payable par dou-
zièmes en monnaie, en produits ou en travail,
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varie, par tête, entre six et ving t-qu atre
francs au maximum.
C'était bien la peine de mener un tel
brouhaha
Mais quand la politique sera-t-elle guérie
d 'aveuglement et d 'extravagance
Ne serait-ce
pas , au rest e, l 'huile bie nfa isan te qui en fait
m arch er les rou ag es et, peut-être, lui don ne
son e ff icacité f inale et transaction naire? Som -
mes-nous certains que tout irait m ieux sans
le ferm ent des querelles, des injust ices, des
déclamations et des sottises?
*
* *
Du domaine administratif décrit ainsi à
grands traits et en larges teintes, où c 'est
l 'activité off ic ielle qui fonctionne, passons au
domaine de l 'activité privée.
C'est le Commerce, l ' Industr ie , la Vie indi-
viduelle, le vaste cham p de la pr od uc tion , de
la répartition et de l 'em ploi des rich esses
économ iques. L 'organisation pol it ique n 'a de
raison d'être que la création, la protection,
le développe m ent de ceu x-ci . Son but essen -
tiel est d'y aider les efforts des citoyens agis-
sant isolém ent ou en asso ciation . E lle y est
l 'entraîneur jusqu'au moment où son action
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auxiliaire devenan t supe rflue, son rôle peut se
bor ne r à celui de con serva teur.
L e com m erc e « général » de la C olonie, tel
qu on peut l établir par les constata tions des
D oua nes , — c est la coutum e et lé seul m oye n
possible pour toutes les nations, — fut, en
1906, de 107 m illions de fr an cs , don t 77 m il-
l ions pour les exportations et 3o millions
pour les importations.
D an s ce total, le c om m erc e dit « spécial »,
c est-à-dire celui des m archa ndises prod uites
par la Colonie ou lui destinées, fut de 80 mil-
l ions.
De ux diagramm es qu on trouve aux
page s 3g8 et 4°o du livre de G offa rt et Mo-
rissens mon trent la progres sion étonnante
depuis 1886, spécialement en ce qui concerne
la Belgique dont la part est de beaucoup
la plus co nsid érab le, tant dans les exp orta-
tion s (54 m illions sur 58) que dans les im po r-
tations (i5 mill ions sur 22), justifia nt une
fois de plus la loi éco no m iqu e que « le Co m -
m erce suit le pav illon », en d autres termes
que le maître d un territo ire colon ial en est le
principal bén éfic iaire .
Le détail des importations est à la page 397.
On y voit que les deux articles dominants,
parmi quatorze cités, sont le caoutchouc pour
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4g raill ions et l ivo ire pou r 5 mill ions. L o r
brut — ceci touch e à la question des riches ses
minières — pour i mill ion.
C est la récolte de cette énorm e quantité
de cao utch ouc et la rentrée des im pôts qui
ont servi d aliments aux polém iques par
lesquelles les agents anglais, missionnaires et
autres, gobés et déplorableinent soutenus par
quelques-uns de no s com pa triotes , ont essayé
et essaient en core de représ en ter la belle
adm inistration du Cong o belge, com m e in -
fectée de violence et d inhum anité .
Certes, dans un territoire aussi vaste, ne
pouvant être survei l lé constamment, avec un
pers onn el de blancs souven t l ivrés à eux-
mêmes, ayant pour auxil iaires inévitables des
sauvages imbus de leurs coutumes barbares
à peine ado ucies, des abus se son t pro du its :
il y en a bien chez no us , il y en a surto ut et
de pires dans les colonies des autres nations.
C est la part de l im perfec tion hum aine et des
débuts d une pareil le entrep rise.
L exag ération de ces récr im inations inté-
ressées a été dém ontrée de mêm e que la réalité
des mesures gouvernementales par lesquelles
on s ef force de réprimer les excès. M ais,
hélas rien ne préva ut con tre, d une pa rt, les
avidités anglaises, d autre par t, la pas sion
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politique de ceux qui, en Belgique, ne sau-
raient adm ettre q u'une œ uv re éma nant de la
royauté puisse être utile et valeureuse. Ils
font songer à ce Ja cobin qui refusa de co n-
tinuer à m ang er un pota ge q u'i l trou va it
exq uis, dès qu'i l app rit qu 'i l avait été cuisiné
par la servante du curé.
H eureu sem ent la Na tion ne les suit pas. E t,
en tous cas, ces tares partielles momentanées
ne sauraient su ffire à détruire la beauté sai-
sissante du total.
*
* *
E t tout cela n'est qu'un c om m en cem ent ,
n'est que le résultat de ving t-cin q années ,
dont qua torze de tâtonn em ents, d 'em barra s et
d' incertitudes.
L es populations noires prennen t peu à peu
des habitudes qui augmentent dans un sens
civil isateur leurs besoins nou vea ux. L ' indu s-
trie autochtone n'était que celle des vanniers,
des céram istes, des mé tallurgistes en des
proport ions intéressantes mais très res-
trein tes. Us 11e se n our rissa ien t que des p ro -
duits de la pêc he , de la chasse ou du can-
nibalism e, plus le ma nioc dans la partie
occiden tale et le riz dans la partie orientale.
Ils n'habitaient que des huttes peu saines en
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rieures , elle reste « africa ine », peut-on dire,
pour ce qui est local et traditionn el. C'est
l 'application très sage du principe que je
disais plus haut av oir été le poin t de d épart
inspirateur du gou vern em ent de la C olon ie .
Elle n'expose pas aux sottises politiques de la
Guadeloupe et du Sénégal où l 'on fait singer
aux nègres le suffrage universel et les allures
européenn es, avec quel les incohé rence s on
le sait
C'est conforme à nos tradit ions nationales.
Déjà, quand Godefroid de Bouil lon devint roi
de Jérusalem , les As sises des croisés ne f ur en t
que pour eux et i ls respectèrent les mœurs
locales des maliométans. C'était à l ' instar
des envah isseurs germ ains dans les Gau les
romaines, quand était pratiqué le régime de
« la personnalité » du D roit . Le s W isig oth s,
les Burgondes conquérants eurent leur lo i
particulière, et en firent une autre pour les
Gal los-Romains conquis .
Notre Con go est divisé en quatorze dis-
tricts à la tête de chacu n desquels est un co m -
missaire européen nom m é par le G ouve rneu r
général .
N O T R E CO NG O E N I O
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Qu elques-im s, les plus vastes, son t subdi-
visés en zones, et quelques autres en secteurs,
ayant chacun leur chef égalemen t eur opé en.
Au -desso us vient enfin le pos te, de rnière
sub division con fiée à un bl an c; i l y en a
actuellement plus de trois cents.
A lo rs apparaît « la Ch efferie » ind igèn e,
avec son chef a fricain, ayant reçu l investiture
et un ins ign e; i l s enga ge à gouv ern er son
territoir e selon les us et coutum es locaux
pou r autant qu i ls ne soient pas contr aires
aux lois générales.
Pouvait-on mieux faire la part du neuf et
du vieux et ne pas tom ber dans les extrava-
gance s du rationalism e pur et intra nsige ant?
*
* *
J ai dit que l hum anité co ngo laise, dif f ic i le-
ment chif frable avec exactitude, peut être
évaluée à ving t m ill ions, plus ou m oins .
G offa rt et M orissen s disent dix-sept, P erth es
dix-neuf , Levasseur vingt .
A la pag e 32 de son liv re
A travers le Congo
René Dubreucq donne le tableau de la popula-
tion blanche , notam m ent au
I
er
jan vi er 1908.
C est en viron trois m ille, d ont treize cent
vingt-neuf agents du gouv erne m ent, le surplus
i
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desservant les quatre-vingt-une firmes com-
m erciales d éjà établies au Co ng o, don t cin-
quante-quatre belges.
Po ur se f igurer ce que ces diverses pop u-
lations représentent, prenon s la Belgique et
calculons propor tionnellem ent : c 'est com m e
si dans chacune de no s pr ovin ces il n'y ava it
que deux mille trois cents noirs et quatre
blancs. Nous avons environ deux cent cin-
quante habitants par ki lomètre carré; le
C on go n'en a que sept. S'i l était pe uplé
com m e la Belgiqu e — un des pays les plus peu-
plés du m ond e — il aurait six cents m illions
d'habitants, le tiers de l 'hum anité terrestre
N oton s aussi, en passa nt, cent soixan te-
quinze « missionnaires » anglais, cette peste,
qui ne sem blent essaimer au loin que po ur
préparer sournoisem ent des annex ions à une
patrie folle d'impérialisme.
Voila dépeinte du mieux que j 'ai pu la
Colonie qui nous fait, comme je l 'ai dit en
commençant , la quatr ième Puissance colo-
niale, alors que nous étions déjà la cinquième,
malgré l 'exiguïté de notre territoire et de
notre population, au p oint de vue du c om -
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N O T E E CONGO EN I O
283
m erce établi en m illiards de fran cs, la pre-
mière même quand on calcule par tête ou par
kilomètre carré.
Nous n'avons plus à regretter d'avoir perdu,
par notr e séparation de la H ollan de, le bén é-
f ice de l 'Insulinde.
D ans n otre Am e belge renaissent peu à
peu les grand s et nob les désirs des lointains ,
de la Terre et de l 'Humanité vues autrement
que dans le petit coin où l 'H isto ire nou s a con -
f inés. A notre Patrie est ajouté un appendice
superbe, plus considérable qu 'el le-même.
Notre petite barque traîne allègrement der-
rière elle un vaisseau à trois ponts
Et puisque j 'envisage les voyages qui de
plus en plus y m ène ron t, que je dise quelles
sont présentem ent les voies pou r y pén étrer
et pou r en reve nir. Cela aidera à m ieux com -
pren dre la valeur de ce Co ngo et son aven ir.
Il s'agit d'un parcours de deux mille lieues.
Cinq l ignes régulières le perm ettent : d 'An -
vers, du H avre, de Bordeau x, de Liverpo ol , de
L isbo nn e, réalisant par m ois six dif féren tes
occasions de départ pour l 'em bouchu re du
fleuv e, poin te d'enton noir de la Co lonie,
entrée principale et majestueuse.
M ais on p eut aussi y pénétrer p ar la fr on -
tière opposée, celle de la Grande Crevasse.
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N O T E E CO N G O E N I 9 O 9
Par le Nil et le Soudan anglo-égyptien. Plus
aa Sud par l A friq ue orientale anglaise, par
l A friq ue orientale a llemande et par la R lio-
désie. Ces routes sont com posé es de tra jets
sur les eaux fluviales ou lacustres, en chemin
de fer ou par voies carrossables.
N otre Co ngo est don c dès à présen t large-
ment ouvert .
D e plus, pour les voyag es pureme nt intel -
lectuels, son réseau télégraphique intérieur
est relié au réseau mondial par le câble sous-
marin du Congo français .
*
* *
Com parons maintenant av ec les colonies
analogues, — que, pou r faci l iter la com pré-
hension, je nom m erai « les autres Co ngo s » ,
— qui l entouren t et sont ses v oisins imm é-
diats . Supposons un concours ouvert entre le
nôtre et le Co ngo frança is , le Co ngo portuga is
(l An gola), le Co ngo anglais (Afriqu e orientale
anglaise), le Co ngo al lema nd (A friqu e orien-
tale allemande).
Le Portugal est établi en Afrique depuis la
f in du XV
e
s iècle. Son amiral D ieg o Cam
reconn ut alors l em bou chure du Fleuv e. Pa r
contre, les trois autres n ations concu rrente s
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N O T E E C ON G O E N I 9 O 9 285
ont com m encé à peu près en mêm e temp s
que nous.
On a vu que notre commerce était de
107 millions.
V oi ci le leur : Congo por tugais, 58 m illions;
Co ng o allem and, 34 ; Co ng o ang lais, 25 ;
Congo français, 24.
J ai dit aussi que le B ud ge t d e 1906 était
clôtur é par un bon i de six m illions. P ar
contre, celui du Congo français avait un mali
de six cent m ille fran cs ; celui du Co ng o po r-
tugais de quatre millions; celui du Congo
anglais de quatre m illion s; celui du Cong o
allemand de six millions.
E t pou rtant, ce n est pas qu on ait lésiné
dans le nôtre ; c est le plus gén éreux pou r les
dépenses d organ isation polit ique et éco no -
m ique . On a vu qu il atteigna it en 1906
vingt-ne uf m illions ; or, l allemand était de
vingt-six
le portugais de treize
l ang lais de
onze; le français de cinq.
Qu on fasse la compara ison dans n im porte
quel domaine administratif ou économique,
nous avons presque toujour s la supériorité
nous y remportons la coupe comme nos cano
tiers gantois à Hen ley.
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A li vraiment, s i « c e p laneu r» que je suppo-
sais au début de cette étude volant au-dessus
de ces vastes contr ées aujourd 'hui d éjà large -
men t am éliorées et disciplin ées par la c ivilisa -
tion que nous y avons introduite, allait
atterrir à l 'extrême orient de notre colon ie,
sur le somm et du gigantesque Ru enz ori , sur
le plus liaut de ses pics, le pic Marguerite,
ainsi nommé par le duc des Abruzes en l 'hon-
neur de la reine d'Ita lie; et si se re tourn an t,
du haut de ce phare merveilleux qui, par
une chance qui réjouira toute âme artiste,
est au dedans de no s fron tière s, il p ouv ait
contempler notre majestueux domaine, i l res-
sentirait, étant Belge, une légitime recon-
naissance et une joyeus e allégresse ; i l com -
prendrait la place élargie que nous avons
obtenue parmi les nations et le bien que nous
avons acc om pli ; i l aurait q uelque reco nn ais-
sance pou r les Cob ou rg q ui, j>ar un sort ana-
logue à celui des Va lois de Bo ur gog ne devenus
jad is nos d ucs, se sont faits plus Belg es que les
Belges.
Pa r ce jug em ent, je m e sépare, socialiste,
de ceux av ec qui j 'eu s et j 'ai en core tant de
croyances et d 'espérances communes. I l ne
sera pas dit, dans l 'H isto ire , que tous nou s
avon s com m is l 'erreur d 'attaquer et m épriser
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N O T E E CONGO E N
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une œ uvre aussi noblem ent nationale et civi-
lisatx-ice. Un pa rti n e co ns ist e pas dans les
l iomm es qui passagèrement y ma nœ uvrent,
mais dans les idées qui y sont admises. Il
su ffit qu un seul les ait accu eillies po ur que
la pos térit é ne puisse dire qu on les y a m é-
connu es. L hum iliation de s être trop lourde-
ment trompé est ainsi évitée.
Mais d où me vient cette présom ption?
N est-ce pas m oi qui m e tro m pe? Qui a reçu du
Destin le don de dire Vérité pour les autres?
To ute affirm ation hum aine ne devrait-elle pas,
pour être sage, se borner à une simple, hési-
tante et personnelle allégation ?
*
L a situation priv ilégée que nous a donn ée
l anne xion enfin voté e crée un danger.
No tre C ong o est une belle pro ie. E lle est
d autant plus conv oitab le que ses vo isin s
distancés l ont laissé maladroitem ent écha p-
pe r alors que, s ils avaient eu les pr év isio ns ,
la d écis ion , l hab ileté, l aud ace tranq uille et
taciturne de Léo pold I I , i ls auraient, plus
aisément que lui, put cueillir cette fleur tropi-
cale opulente et, av ec la bruta lité cy niq ue
des grosse s nations ayant affaire aux petites,
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NOTEE CONGO EN I9 9
évince r la modeste Belgiq ue au m om ent où,
vraisemb lableme nt, son R oi lui-même n espé-
rait pas obtenir autant.
Chance, Destin ou Virtu osité d iplomatique
— apparem m ent les trois réunis — le Co ngo
nous a été laissé et nous le tenons ferme avec
une conscie nce grandissante de ce qu i l vaut.
Sino n la nation anglaise elle-mê m e, au
m oins quelques An gla is , pris du regre t de
ce qui pou vait être et n a pas été, m anoeuvrent
avec opiniâtreté pou r essa yer de nou s l en -
lever. Re ga rde z la carte : vou s verre z que
l An gleter re n a aucun débo uché à l ouest de
l Afr iqu e m éridionale et que notre Con go se
présente pour elle et sa voracité en tentation
irrésistible.
L e coryp hée du grou pe de ces ma raudeurs
est le M orel , nouveau J am eson, qui s est of f i -
c ieusement donné la mission de prépa rer cette
spoliation, se croyant, peut-être, officiellement
soutenu en sourdine par ses compatriotes.
Et, imprévu douloureux, il trouve aussi de
l app ui, sinon m anifeste, au m oins in dire ct et
sournois , chez quelques-uns des nôtres nour-
rissant le desse in, qu ils s en ren den t com pte
ou l ignoren t, de faire pièce à la M ona rchie
et de vexe r « l e tyran ».
Mais on ne recommence pas aisément le
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N O T E E C O N G O E N I 9 O 9 2 8 9
brigandag e de la conquête du Transv aal .
L'opinion britannique elle-même, en sa partie
loyale et saine, saura, espérons-le, y résister.
Faisant allusion à la politique avide de ce
groupe insatiable féru d' impérialisme, et me
souvenant de la chanson du Congo, j 'y ajoutai
ces deux couplets que j ' imp rov isai à Ostende
pour terminer la Conférence dont ce qui pré-
cède est la version écrite, couplets qui furent
applaudis avec frénésie. Qu'on en excuse la
bruta lité. Ils sont dans le ton de l 'œ uv re ori-
ginaire, dans le rythm e d'une légitime ind i-
gna tion, et dans ce que m éritent ceux à qui
ils sont destinés :
Nous l 'avons gagné par nos peines,
Et par nos poings.
11 est teint du san g de no s ve ine s
Dans tous les coins.
Il n 'est pas pour la cambriole
Ce f in morceau,
Ni pour que des malins le volent
Notre Congo
V ou s tripotez en vraies canailles,
O fl ibustiers,
Complotant après nos batail les
Pour nous pi l ler .
i3
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T B L E
D A n vers à La s Pa l rnas
D e L a s P a l m a s à B a t h u r s t
D e B a t h u r s t à B a n a n a . — S i e r r a L e o n e . — L e s
Sénégala is à bord
Ba na na . — Le B as Fle uv e. — Borna . . .
Le Mo yen F leuv e . — M at ad i
Le Chemin de fer de Matadi à Tumba,
l A v a n c e m e n t ,
l e s Ét ud es , — la B ro u sse
— le Chemin des Caravanes
Le Retour à Matadi et Boma
Les C henaux perdus de l Es t u a i re . — Le s
Criques
Le Ret o ur vers l Euro p e . — Le s Pa ssa g e rs . —
Le Climat du Congo et son ef fet sur les
B lancs . — Les Trava i l l eurs nèg res . —
A c c r a
D A c cra à S ie r ra Leo ne . — Le s D ét ract eurs e t
les Admirateurs du Congo. — Les Miss ion-
naire s . — L a v ie pr iv ée du Blan c : le Bo y
Pa g e s
I
i 3
29
45
65
8
io3
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T A B L E
et l a Né gresse . — S ie rr a Leone . — L Av e-
nir du Nègre
D e S i e r ra L e o n e à L a s P a l m a s . — L a R a c e
noire . — L arr ivé e dans l a zone tempérée .
De Las Pa lmas à Anvers . — Branle -bas du
re tour . — L e Domaine pr ivé e t l a Re pr i s e
du Congo pa r l a Be lg iq ue . — Le roul i s . —
L a Mort à bord. — L e sort du Bla nc au
Congo . — Le s dern ières heures
NO T R E C O N G O EN 19 9
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