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L'EVOLUTION MORALE

DANS LE THEATRE

D'HENRI BATAILLE

BIBLIOTHÈQUE DE LA REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES

BARON SEILLIERE Membre de l'Institut

L'EVOLUTION MORALE

DANS LE THÉATRE

D'HENRI BATAILLE

P A R I S

ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE

BOIVIN & C EDITEURS 3 ET 5, RUE PALATINE ( V I )

1936

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays

Imprimé en France

L'EVOLUTION MORALE

DANS LE THEATRE

D'HENRI BATAILLE

INTRODUCTION

Henri Bataille a régné sur les scènes parisiennes (en compagnie d'Henri Bernstein) pendant le premier quart du XX siècle, à la fin de la cinquième génération rousseauiste, à l'aurore de la sixième. Mais, tandis que son émule peignait la passion dans sa brutalité et sans nulle prétention à régénérer le monde, Ba- taille reprit l'apostolat exercé par Dumas fils à la gé- nération précédente et prêcha le mysticisme passion- nel comme un acheminement assuré vers le bonheur du genre humain. A ce titre, son effort intéresse l'his-

torien des idées morales. Amené par la suggestion de l'un de ses admirateurs à relire d'ensemble son œu- vre dramatique, je donnerai ici mon sentiment avec quelque détail sur l'orientation de cette œuvre et sur sa portée. Mais tout d'abord, et pour pénétrer par le plus court chemin dans l'intimité de sa pensée, j'exa- minerai la précieuse autobiographie qu'il nous a lé- guée sous ce titre : L'Enfance Éternelle.

1 . AUTOBIOGRAPHIE. PREMIERS PAS DANS LA VIE.

La rédaction de l'ouvrage a été, nous dit-il, com- mencée par lui le 13 août 1914 dans l'habitation d'été qu'il possédait alors au voisinage de la forêt de Vil- lers-Cotterets, tandis que tonnait déjà vers le Nord, le canon des armées allemandes en marche vers Paris. Il entreprit cette tâche, explique-t-il, afin de tromper tant bien que mal les anxiétés de cette heure tragique entre toutes ; il la continua pendant les années sui- vantes, toujours à titre de diversion et de distrac- tion. Sa famille nous est d'abord présentée par lui : elle serait parvenue à la noblesse aux approches de la Révolution dans la région de Nîmes, de Castelnau- dary et du Lauraguais dont il évoque à ce propos, avec ses dons de poète, les paysages de caractère méridio- nal, marqués pourtant de gravité montagnarde par le voisinage des Cévennes. Ses ancêtres du côté pa-

ternel auraient porté un nom légèrement différent du sien, par l'addition de la particule et par une lettre finale : de Batailler. Sa naissance est d'avril 1872, à Nîmes, où son père, magistrat sous le second Empire continuait sa carrière comme procureur de la Répu- blique : une famille de bonne bourgeoisie, ainsi qu'on le voit.

Dans une lettre de 1881, alors qu'Henri avait neuf ans, ce père indulgent le décrit comme un petit mo- dèle d'enfant, sage, appliqué, laborieux, très généreux, et dédaignant l'argent : mais d'ailleurs fort enjoué et même « étourdissant de gaîté » ! Or cette dernière affirmation devait être contredite à mainte reprise par l'enfant devenu homme au cours de ses mémoires, comme nous le verrons. Il s'y peint constamment comme affligé par la Nature d'un tempérament mélan- colique : il nous parle de son enfance apeurée, dispo- sition d'âme dont il ne s'est jamais guéri, ajoute-t-il, et dont il ne se guérira jamais (36). L'enfant, insistera- t-il encore (en généralisant son cas, peut-être outre mesure) l'enfant est « un monde de terreurs » (39). Et sa mère donnait en effet, dans une autre lettre éga- lement conservée par lui, une appréciation toute dif- férente de celle qu'il empruntait à la plume de son père : elle l'y montre ombrageux, inapprivoisable et elle attribue, de façon originale, son humeur peu so- ciable à cette circonstance qu'il a eu pour nourrice une Arlésienne, fille à demi-sauvage, farouche même, qui l'aimait d'un amour rude et jaloux. Il était donc

destiné à connaître, répète-t-il à ce propos, dans la solitude morale et dans un songe taciturne, une en- fance ext raordinai rement émue et frappée : enfance qui s'est prolongée, à ce point de vue, tout le reste de ses jours . C'est souvent le lot des poètes, en par- ticulier des poètes de l'ère naturiste.

Le don poétique lui était échu en effet et sans doute par héritage, car son aïeul maternel, Mestre-Huc, fut un lyrique romant ique de quelque réputat ion dans sa province, honoré qu'il avait été plus d 'une fois de ces fleurs d 'or que disperse annuel lement le t r ibunal des Jeux Floraux, fondés par Clémence Isaure, à Toulouse : « Il m'a légué, écrit son petit-fils (75), le goût de la poé- sie, le goût fier de la solitude et de l ' indépendance jusque dans la mor t ! » Il est certain qu'en vertu de l 'hérédité si souvent croisée entre les sexes, un gar- con a chance de reprodui re quelques traits de son aïeul maternel : règle d'ailleurs soumise à de nom- breuses exceptions. Quoi qu'il en soit, Henr i com- posa, depuis l'âge de quatorze ans, des poèmes pré- coces dont certains ont pris place beaucoup plus ta rd dans son recueil de vers intitulé La Chambre Blanche.

Le théâtre l 'attira pareil lement de bonne heure puis- qu'il écrivit son premier d rame à seize ans et qu'il osa faire visite à Antoine pour en solliciter la repré- sentation. Le créateur du Théâ t re Libre eut, pour l'ado- lescent, quelques bonnes paroles mais ne songea nul- lement à donner suite à sa proposition. L 'œuvre était d'ailleurs, confesse l 'auteur en personne, quelque trente

ans plus tard, grandiloquente, funèbre, ultra roman- tique ! Le héros, un Hamlet de village, un sombre jeune homme aux sentiments exaltés, a perdu l'objet de son amour : il prend la résolution de se faire mu- rer vivant dans le tombeau de l'adorée. Après un deuil analogue. Edgar Poe se contentait de longues vi- sites au cimetière, sous l'orage nocturne ! Le déses- péré parvient donc à acheter la connivence d'un fos- soyeur vénal qui satisfera son vœu macabre. Après avoir jeté au Destin une longue tirade de malédictions, dit le dramaturge mûri par l'âge, après avoir porté maint défi à la nature ou à Dieu, il s'enferme dans le monument que le spectateur voit aussitôt sceller sous ses yeux. Mais à peine le maçon s'est-il éloigné, son travail achevé, qu'un hurlement affreux s'élève derrière le mur fraîchement cimenté : un monstrueux cri d'hor- reur, un appel effroyable retentit dans la tombe, et le rideau devait descendre lentement sur cette péri- pétie terrifiante. Bataille voit « dans cette sombre et sarcastique évocation consacrée à des morts un sym- bole frappant et enfiévré de la tournure d'esprit qui est demeurée la sienne », après la quarantaine. La pièce aurait pu convenir au théâtre du Grand Gui- gnol, s'il eùt existé dès ce temps.

A propos de ce caractéristique souvenir littéraire, l' auteur de L'enfance éternelle entreprend un déve- loppement destiné à justifier le titre de ses mémoires : « Sous chacun de mes personnages, écrit le fécond « dramaturge, il y a le feu couvert de l'enfance, de

« l'enfance irrémédiable. C'est peut-être ce qui leur « donne ce goût d'infini, cet accent de sincérité fié- « vreuse que le public subit sans bien le compren- « dre. C'est parce qu'un enfant est demeuré long- « temps immobile, le cœur rythmant son rêve, au mi- « lieu d'un salon violet de province qu'il a pu, depuis, « connaître les attitudes révélatrices, qu'il a pénétré « dans les vastes régions pressenties,qu'il a accordé « son cœur à mille correspondances secrètes, inter- « prété le mystère et exprimé l'inexprimable. » On songe à Novalis, anxieux de « correspondances » mys- tiques, lui aussi, aux confidences de George Sand sur les visions de son enfance rêveuse, à Villiers de l'Isle- Adam que goûta Bataille, à Loti enfin dont l'éduca- tion fut analogue, dans un milieu semblable. Mais j'estime que, s'il dit vrai de ses poésies, il n'a pu, quoi- qu'il en pense, faire passer grand'chose de tout cela dans son théâtre, car les nécessités de l'optique dra- matique s'opposent à des suggestions si raffinées.

Enfant, reprend cependant l'auteur des mémoires qui nous occupent, on prend l'habitude de voguer sur le passé à pleines voiles : on construit un monde avec un papier de tenture murale. Il nous a décrit les des- sins de celui qui tapissait sa chambre à coucher de ce temps. On imagine sur ces minces données des con- tinents entiers, tout l'exotisme du globe ! On rêve sans fin à la destinée des êtres et des choses. « Il faut être « né à certaines époques (de mysticisme ambiant) pour « aspirer aussi puissamment le souffle du passé. A ceux

« qui naissent maintenant (vers 1915), la période ra- « tionnaliste (?) qui les aura enfantés ne lèguera pas « ces terreurs, ces émois, ces mystères de tristesse et « ce goût du tombeau que le Romantisme expirant « (oh ! que non pas !) envoyait par bouffées au visage « des candidats à la vie vers 1880. » Peut-être, achève Bataille, parce que le romantisme n'était lui-même que la résurrection et le pastiche du grand passé mé- diéval ? Cela est vrai pour une part, confirmerai-je, parce que le romanesque issu du lyrisme courtois est en effet l'une des sources du Romantisme ; mais ce- lui-ci est bien autre chose encore et la nostalgie du Moyen âge qui distingua ses débuts ne fut, selon moi, que l'un des aspects du primitivisme naturiste. D'autre part la sixième génération du Rousseauisme, loin d'être plus rationnelle que les précédentes, dans la sphère de l'art en particulier, les a dépassées souvent par la hardiesse de ses révoltes contre la raison, syn- thèse de l' expérience des âges.

Cette première partie assez hamlétique en effet, des mémoires de Bataille se clôt sur l'évocation des tom- beaux de sa famille, réunis dans une ancienne cons- truction isolée, près des hauteurs de l'Aric, dans le Languedoc méridional. Ce fut là qu'il prévit aussi sa propre inhumation et que, enrichi par ses succès de théâtre, il fit ériger d'avance un sarcophage élevé de quatre pieds au-dessus du sol. Au-dessus se dresse la reproduction exacte du squelette encore vêtu de quel- ques lambeaux d'épiderme que Ligier Richier, le

grand sculpteur lorrain de la Renaissance tailla dans le marbre pour une église de Bar-le-Duc.

2 . PREMIERS CONTACTS SOCIAUX.

Henri fut, dès l'âge de trois ans et demi, transplanté à Paris où son père venait d'être envoyé comme con- seiller à la Cour d'Appel. Le logis où s'établirent les siens était situé dans la rue du Palais c'est-à-dire au voisinage du Palais de Justice. L'atmosphère de la grande ville ne modifia nullement ses goûts de rêve- rie, et sa précocité sentimentale est mise par lui en relief à l'aide de quelques anecdotes. De même que Jean-Jacques fut initié à sept ans par son père au romanesque précieux de L'Astree, Bataille à cinq ans, s'entendait lire par ses sœurs aînées, sous prétexte de l'endormir le soir, les grands lyriques de 1830, La Nuit de mai, La Légende des siècles. Le jour où on lui fit connaître Le Souvenir, de Musset, écrit son père, il se leva tout droit dans son petit lit, en criant : « Je n'ai jamais entendu de ma vie des vers aussi beaux ! » Les fantômes évoqués en lui par ces récits au-dessus de son âge continuaient ensuite de peupler les rideaux bleus qui abritaient sa couche, et, loin de hâter pour son novice cerveau le sommeil, surexcitaient son ima- gination trop neuve. Même résultat quand on l'eut conduit à l'Opéra pour y entendre Guillaume Tell : il pleura longuement sur les malheurs de l'Helvétie mé-

diévale. Sa précocité, en effet, n'inquiétait nullement les siens et les flattait sans doute : ils eurent ainsi l'imprudence de fournir un aliment à des enthousias- mes qui le remuaient jusqu'an fond de l'âme et ris- quaient par là de lui causer quelque courbature céré- brale fort dommageable à son développement intellec- tuel.

Ce développement ne fut en rien entravé cepen- dant, mais l'erreur commise eut néanmoins des con- séquences. Il en résulta, pour lui, dit-il, une sauva- gerie irréductible, un étrange éloignement surtout pour les enfants de son âge considérés comme trop diffé- rents de lui-même. A ses yeux, s'il faut l'en croire, ces lambins formaient une peuplade de nains, une espèce à part, un peu malfaisante et certainement fort sour- noise. Il suspectait leur sincérité : « D'instinct, écrit-il, « je ne croyais pas à leur naïveté; leur incompré- « hension irritante et obtuse des choses que mon es- « prit pénétrait dès lors avec facilité me semblait fac- « tice et jouée. Ce peuple de nains appelé les enfants « devait dissimuler par ruse une subtilité peut-être « égale à celle des grandes personnes, une seconde na- « ture faite d'observation secrète, d'ironie embusquée, « très différente du personnage apparent et hurluberlu « qu'ils livrent en quelque sorte au public. » Très singulière impression en effet dans un âge si tendre, si elle ne s'est pas que peu modifiée inconsciemment dans le souvenir de l'homme mûr, ne fût-ce que pour être nettement formulée. Il y aurait eu là comme un

naturisme instinctif, prêt à négliger les résultats de l'éducation pour en faire un don gratuit de la Nature, prêt à égaler les petits aux grands pour la portée de l'intelligence, l'enfant se jugeant personnellement très supérieur encore à ces tribus de sauvages ingénieux.

Placé d'abord dans une classe élémentaire qui mêle les filles aux garçons, Henri rencontre une aventure qui rappelle un peu celle de Rousseau enfant avec la petite demoiselle Goton, en tenant compte de la différence des mœurs scolaires aux deux époques et de la surveillance plus attentive exercée sur les débu- tants de la vie, dans un milieu social plus élevé. Un jour sa voisine d'étude, un peu son aînée et qu'il trouve fort belle, lui secoue dans le creux de la main une goutte d'encre fraîche et le somme de boire ce liquide âpre et nauséabond : ce qu'il fait aussitôt comme il l'a plus tard conté dans un petit poème phi- losophique :

Je dégustai l'affreux breuvage : Ce fut là mon premier baiser J'en ai connu de plus amers !

Une autre fois, ce fut lui qui sollicita la même fa- veur et l'obtint, toujours par une inspiration quelque peu « masochiste » en vérité. « Avait-il mis cependant dans sa caresse d'enfant une pression un peu trop ap- puyée », dit-il? Ce qui est certain c'est que la troisième expérience fut refusée par la gracieuse voisine : trait

OUVRAGES PUBLIÉS EN ALLEMAND SEULEMENT ET AVANT LA GUERRE

Peter Rosegger und die Steirische Volksseele. 1 vol. in-16, 1905 (Leip- zig).

Charlotte v. Stein und ihr antiromantischer Einfluss auf Gœthe. 1 vol. in-16, 1914 (Barsdorf, editeur, Berlin).

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