Lettres à Jean-RichardBloch · 2019. 12. 14. · Lettres à Jean-RichardBloch Châlenay, le 16...

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Lettres à Jean-Richard Bloch

Châlenay, le 16 décembre 1931.

Mon cher ami,

Je réponds très tard à votre lettre d'avant les vacances.

Et non sans quelques hésitations je ne suis pas sûr quece que je vais vous dire et qui est pour moi vital offrele moindre intérêt pour vous, qui avez seulement cherchéà exprimer votre pensée de la façon la plus fidèle et laplus frappante (et vous y êtes certes parvenu). Mais ilest pourtant une part de cette expression, il me semble,

qui vous trahit. (Et, je le sais, je devrais m'en prendreplutôt qu'à vous, à ceux qui l'ont inventée, mise en circula-tion, chargée de son sens actuel. Mais avec qui tenterd'examiner à fond, mieux qu'avec vous, un de ces exemplesde cadavres de mots qui vous intéressent sauf qu'ils'agit ici, à mon sens, d'un cadavre qui a toujours été tel,qui naît et renaît à chaque instant si je puis m'exprimerainsi cadavre.)

I. Vous m'écrivez « Quand j'accuse certains mots.de conlrarier le mouvement des idées, ce n'est pas à leursonorité, à leur structure de vocables que j'en ai; j'en ai seu-lement au halo d'idées dont ce mot s'est entouré. »

Soit. Mais enfin laissez-moi d'abord m'étonner de cette

définition. L'on entend par mot, à l'ordinaire, l'associationd'un vocable et d'une idée; parfois ce vocable seul (« desmots, des mots. ») et c'est surtout au vocable, je pense,

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que vous vous attachez quand vous parlez « du poids, duvolume, de la densité d'un mot ». Mais jamais, au grand

jamais, l'idée seule, ou le halo d'idées. Et n'ai-je pas ledroit, direz-vous, d'inventer un sens? Certes. Mais à

la condition que ce sens, vous le mainteniez dans la suitede votre raisonnement et ne le changiez plus sans nous

prévenir. Et je ne vois pas trop, au surplus, la nécessitéde cette invention car enfin ce que vous voulez dire est

fort simple et clair, c'est qu'il arrive à des groupes, à desensembles, à des halos d'idées devenues automatiques,raidis, machinaux, de gauchir notre pensée, de retenir lemouvement de la réflexion, d'empêcher notre adaptationà quelque réalité nouvelle. Tout cela peut fort exactementse dire en termes de pensée et sans qu'il soit besoin d'allerchercher les mots. Et certes la description que vous donnezdu fait est exacte plus exacte encore peut-être que vousne paraissez le penser. Oui, les gens chez qui se produisentces habitudes d'idées sont en effet le plus loin du mondede prêter attention à la « sonorité », « à la structure devocable » des mots religion ou honneur, par exemple. Maisces mots leur paraissent faut-il croire à tel pointsatisfaisants qu'ils se confondent pour eux aux pensées etaux choses, et que vous les étonneriez bien en leur disant,je suppose « L'honneur, c'est un mot. la religion, c'estune façon de parler. » Ici j'abonde dans votre sens halo

d'idées, idées, oui et rien qu'idées. Le « vocable» n'appa-raît même pas. Il fait parlie de cette sorte de pensées qu'iln'apparaisse pas.

II. Vous m'écrivez cependant, un peu plus loin, eten guise de conclusion « Plutôt que de lutter pour ledéplacement du vieux mot. je crois préférable de créerou d'utiliser des mots neufs. C'est dans cette invention

verbale que je vois la plus grande marque du génie, celuid'un Pascal. »

Soit encore. Voilà qui est fort juste, et que je suis toutprêt à accepter. Il n'est pas de penseur qui n'ait à se

préoccuper de mots soit qu'il donne un sens plus pur et

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plus prégnant « aux mots de la tribu » soit qu'il imposeà cette tribu ses mots à lui et les sens nouveaux qu'il leurfixe. (Et le second procédé me paraît, comme à vous, lemeilleur au surplus n'y a-t-il guère de l'un à l'autrequ'une différence de degré.)

Voyez cependant où vous nous entraînez, et le défaut

étrange d'un raisonnement qui tout à l'heure entendaitpar mol l'idée et le halo d'idées, et maintenant comme

par un tour d'escamotage le vocable, le son, les syllabes(accompagnées ou non d'idées). Or, si vraisemblable quese trouve en soi chacune des observations qui le fondent, ilvous faudrait, en bonne méthode, choisir une fois pourtoutes les mots par lesquels vous nous exprimez ces obser-vations, et vous garder de l'incohérence. Comment vousen garderiez-vous, si vous entendez tantôt par mot unepensée, et tantôt un vocable; tantôt une idée ou un halo

d'idées, et tantôt un bruit; tantôt un fait d'esprit, tantôtun fait de matière. Or, il n'est point de faits plus absolu-ment opposés. Et l'incohérence d'un raisonnement sur la

morale ou la physique où le même mot vous servirait àdésigner la justice et l'injustice, la vie et la mort, la nuitet le jour n'est rien à côté de celle-là qui touche à l'opposi-tion la plus grave, à la faveur de laquelle nous nous figu-rons le monde entier et nous-mêmes. (Car je vous défiebien de définir l'homme autrement que par son oppositionà la pierre d'abord, à la plante et à la bête ensuite; l'espritautrement que par son opposition à la matière; la penséeautrement que par son opposition au langage.)

Il y aurait une remarque bien curieuse à faire ici c'estque peut-être le fait que vous vous trichez à vous-même,et nous trichez en entendant par le même mot deuxréalités opposées, vous est dissimulé, du fait que ce motest précisément mot. Comme si nous étions au point oùle langage demeure impuissant à se retourner contre lui-même (comme le flambeau, dit-on, n'éclaire pas sa base), àse défendre des illusions spontanées qu'il provoque etle point donc où il serait le plus nécessaire de monter

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contre ces illusions tout un système de défense solidementétabli. (Car enfin vous savez distinguer le mot religion del'idée religion; le mot sport de l'idée sport. Et pourquoi nesauriez-vous pas distinguer le mot mot de l'idée mol?)

Mais je vous laisse ici, mon cher ami, je n'ai été quetrop long. Je vous serre affectueusement les mains.

J.P.

Châlenay, le 20 décembre 1931.

Mon cher ami,

Il me semble que je dois ajouter quelques mots à madernière lettre. Vous auriez trop beau jeu de me répondreque je m'en tiens aux deux termes extrêmes de votrelettre, négligeant les explications qui les rattachent et lesjustifient, tout le passage de l'un à l'autre. Vous ajouteriez« Et après tout ce passage seul peut expliquer ces termesextrêmes. » Vous déformez ma pensée en me faisant diretout d'abord « Lorsque je parle d'un pouvoir du mot, cen'est pas au vocable que j'en ai mais à l'idée qui l'accom-pagne. » Alors que j'ai dit exactement « ce n'est pas au mot,en tant que vocable, que j'en ai mais bien au halo d'idéesqui entoure ce mot et ne s'en sépare pas ». Vous la déformezencore en me faisant dire plus loin « que l'écrivain imposedonc les nouveaux vocables qu'appelle une réalité nou-velle » alors que je pense, de vrai « que l'écrivain soitpar un mot qu'il invente, soit par le décrassage du motancien forme à l'un ou à l'autre mot un halo d'idées

nouveau dont le centre corresponde bien au centre réel del'idée nouvelle ».

Et je vous répondrais « Certes votre halo d'idées

est bien trouvé. Mais qu'entendez-vous, s'il vous plaît,par là? Est-ce un groupe d'idées? En ce cas, renoncez àdire que vous attendez du créateur un halo d'idées nou-veau quand c'est de fait un vocable, un mot au sens le plus

matériel que vous exigez. Est-ce au contraire un groupede sons? En ce cas, renoncez à dire d'abord que vous n'en

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soin d'apporter une « coloration ecclésiastique1 », ainsi que diversautres instruments tels que des « instruments de bouche » flûtes,

ocarinas et comporte également une bande magnétique, surlaquelle sont enregistrés surtout « des bruits de machine, qui ren-

voient ainsi à la production mécanique du son de l'orgue, et quifait entrer ce qui demeure habituellement à l'extérieur2 » bruitsd'avions, de chemin de fer, de moteurs divers.

Le son de l'orgue lui-même n'emprunte que partiellement lesvoies habituelles des tuyaux de 8, 16 ou 32 pieds. L'instrument

polyphonique fait voie de partout soufflerie à vide, bruit carac-

téristique des manuels et du pédalier lorsque l'orgue est éteint,

claquement des jeux, halètement des soufflets. Il ne s'agit plus

de l' « orgue », image culturelle liée à un certain contexte de pureté

et de transcendance, mais d'un organisme vivant, présent, imma-

nent, avec sa superbe mais aussi, pourquoi pas, ses « tares ».

Les aides de Zacher s'agirait-il d'une exécution capitale?

sont autorisés à prolonger le son émis de toutes les façons pos-sibles et à l'aide d'instruments divers wood-blocks, castagnettes,maracas

Il s'agit, on le voit, d'excéder l'instrument, ou plutôt de parve-

nir à la fois à sa réalisation totale et à son dépassement. On n'a

jamais entendu tant « de l'orgue » jusqu'à s'en départir. Lesamplifications électroniques (micros de contact et/ou micros ordi-naires placés dans le corps même de l'instrument) ont pour objetde « souligner le trait caractéristique de l'orgue comme instrumentd'espace3 » jusqu'à l'y perdre. La bande magnétique aussi s'évadede sa définition de départ pour donner des bruits de souffle humain,de respiration, véritable Atemzüge 4. « Dans de telles pièces »,écrivait déjà Schnebel à propos d'œuvres diverses de Stockhau-

sen, Riedl, Kagel, Kœnig et de lui-même, « quand les morceauxne sont plus des objets bien délimités, la notion d'œuvre est dis-

soute. Les nouvelles compositions commencent à perdre leurslimites dans le temps et dans l'espace 5. A la fin des Choralvorspiele,de fait, les portes de l'église s'ouvrent sur un ciel brouillé, et tan-dis qu'un des interprètes parcourt en jouant les coursives hautesde la nef, les cuivres sortent sur le parvis porter la bonne parole.De même, l'œuvre n'a pas vraiment de début et de fin senza

1. D.S., partition, avant-propos (Schott's Sôhne 6532).2. D.S., programme du Festival.

3. D.S., partition, avant-propos.4. Du nom d'une œuvre plus récente de Schnebel(1970-1971),donnéeavec

l'aide de l'Institut Gœthe dans le cadre du dernier Festival d'automne à

Paris au musée d'Art moderne (novembre 1972).5. « Werk-Stücke Stück-Werk », Melos, 1969, trad. française Musique

en jeu, 1, éd. du Seuil, 1970, p. 6.