Lettre Pierre Klosovski Communication Comm 0588-8018 1979 Num 30-1-1442

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Communications Lettre Pierre Klossowski, Stéphane Mallarmé Citer ce document / Cite this document : Klossowski Pierre, Mallarmé Stéphane. Lettre. In: Communications, 30, 1979. La conversation. pp. 7-10. http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1979_num_30_1_1442 Document généré le 23/09/2015

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Communications

LettrePierre Klossowski, Stéphane Mallarmé

Citer ce document / Cite this document :

Klossowski Pierre, Mallarmé Stéphane. Lettre. In: Communications, 30, 1979. La conversation. pp. 7-10.

http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1979_num_30_1_1442

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Pierre Klossowski Paris, ce jeudi 12 octobre 1978

Cher Frédéric Berthet,

...Comme l'action de mes romans procède précisément d'échanges de paroles tendant à différer ou annuler quelque fait accompli — je ne pouvais éviter, malgré ma répugnance, de commenter une fois de plus la situation de certains de mes personnages, notamment celui de « Roberte ». Et, c'est bien sur ce genre de situations-là que vous m'invitez aimablement à m'expliquer: — du "bavardage" au "dialogue" — du "dialogue" à la "discussion" savante — de la "dispute" à la "querelle" domestique — autant d'aspects des échanges de propos suscités par les volte-face du personnage de Roberte.

Bien plus : vous vîntes me trouver pour me convaincre dans mon atelier même, et au premier coup d'œil sur la dernière série de mes compositions picturales/ vous vous êtes écrié : voilà un exemple de conversation muette.

Mais, en l'occurrence, qu'est-ce donc : une conversation muette? Nullement un code de sourds-muets — mais bien celui du refus de parler et de s'entendre vocalement, auquel soudain se décident de possibles interlocuteurs, chacun pour des motifs apparemment différents dans une situation prévisible ou fortuite.

Le "principe" d'une conversation est primitivement "conçu en tant qu'un échange non pas d'abord de ce qui serait échangeable pratiquement mais de paroles qui le désigneraient. Toute parole ne désigne jamais que des paroles (Gorgias):

Dans le contexte d'une conversation, le silence qui intervient à certains moments réduit à sa seule présence physique l'interlocuteur qui se tait pour une raison quelconque. D'après ce contexte, le mutisme momentané s'interprète dans un sens purement négatif (perplexité — réflexion — dissentiment).

Or, si ce genre de silence porte ordinairement à considérer la physionomie muette ou taciturne, à l'interroger, à la "sonder", etc. — ce qui confère déjà un caractère scénique à la moindre discussion dégénérant en dispute — , le mutisme implique positi-

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vement un idiome concret, parce que physique-corporel. Par un développement intégral de ses ressources — au niveau de sa "reproduction" — , le mutisme constitue l'idiome notamment de deux modes d'expression — du tableau de façon intégrale et, partiellement, du spectacle. Et ainsi, j'ai répété souvent que certains de mes livres (le Bain de Diane, la Révocation de V Edit de Nantes et Roberte ce soir — avant le Baphomet) se sont élaborés, à l'origine, telles des descriptions de tableaux (encore non exécutés) ou de spectacles, notamment cinématographiques. Quoi d'étonnant alors, que le film réalisé par Zucca (sur le thème de la Révocation et de Roberte ce soir) m'ait derechef contraint à en reproduire dans une nouvelle série de tableaux les diverses phases de la séquence des Barres parallèles.

L'incident qui met aux prises Roberte avec deux individus, le maniaque et son jeune aide — à en juger votre propos — me semble comme la démonstration, ici picturale, et d'autant plus saisissante dans le film de Zucca, de ce qui est sous-jacent au refus de "converser" — quitte à emprunter l'idiome du geste, des attitudes dont le silence, par un motif quelconque, assure la signification ou l'insignifiance : signification pour le maniaque, insignifiance pour Roberte : dès que la contrainte au mutisme devient intolérable et qu'un mot est proféré (comme il arrive à Roberte) l'insignifiant signifie la situation (scandaleuse) de Roberte.

Lorsque Roberte se relate l'incident et le confie à son cahier de libre examen — ce qui revient à transcrire le mutisme qui a régné au cours de cette séquence : "j'avais honte : en ai- je moins joui pour cela?", cette réflexion reprend la continuité muette — réintègre donc tout ce que l'incident avait de discontinu dans sa propre journée — alors même que Roberte répondait par ses réflexes — selon l'idiome propre au mutisme . — à l'échange de cette "conversation".

Si un échange de paroles vaut pour quelque chose d'échangeable — idées, sentiments, promesses, décisions — , il reste que cette pratique délimite le fait que les personnes mêmes ne sauraient ^échanger l'une contre l'autre, l'une par Vautre — dès qu'elles veulent se porter garantes de ce qu'elles disent — en ce sens qu'elles doivent ainsi user d'une contrefaçon convenue — se proposer mutuellement quelque équivalent de leur propre substance inéchangeable.

La séquence des barres parallèles débute par un détail trivial : sur une plate-forme d'autobus, l'attouchement de la main de Roberte par un quidam. Elle se réfugie à l'intérieur, il vient s'asseoir en face, la coince de ses genoux contre les siens, etc. — agacée, elle descend, flâne au Palais-Royal dans la

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galerie Montpensier et se comporte de telle façon qu'elle se laisse poursuivre et "intercepter". Tout ceci encore au niveau de la parole éventuelle, du refus de celle-ci — refus qui l'engage déjà dans l'idiome muet -7- propre à l'incompréhensible et insoupçonnable fétichisme de la main que le maniaque se promet d'assouvir — précisément sur les longues et belles mains de Roberte — ces mains qui censurent la parole.

Dans l'idiome du mutisme, la main de Roberte est bien ici la contrefaçon — le substitut du sexe — ou de l'âme — , mais en l'occurrence Roberte a oublié ce qu'elle déclarait au sujet de la femme : "son corps est bien son âme". Et ainsi le maniaque va droit au fait : titiller la paume de Roberte dont le crayon rouge censurant est le familier.

Dans la séquence des barres — le silence prolongé d'un bout à l'autre, entre les trois partenaires, n'est interrompu que par un seul mot échappé à Roberte : Éteignez donc ! — , mot qui vient à contresens de l'idiome corporel et n'arrive pas à le réintroduire dans la continuité quotidienne de la parole.

— La scène est censée se dérouler dans une salle de gymnase en sous-sol — filmée en l'occurrence dans les murs sordides d'un atelier d'usine désaffectée où sont dressées les barres parallèles — lieux d'abord méconnaissables dans la pénombre que tranchent soudain d'éblouissants projecteurs braqués sur Roberte, attachée par les poignets à l'extrémité des barres : — restée coiffée de son large béret à voilette, gardant la veste de son tailleur noir, la jupe arrachée, le pied gauche rivé au sol par l'aide du maniaque, l'autre laissé libre à dessein — tandis que le ronflement des hélices du ventilateur va scander de plus en plus rapidement les gestes du maniaque et les réactions consécutives de la dame dont il commence par déganter la main droite.

— Bref, dans le mutisme de l'idiome corporel qu'exige la situation autrement impossible, l'obscurité fait défaut à la propre conscience de Roberte, qui l'isole entre ses deux partenaires et du même coup la leur livre sans défense. "Un violent sentiment de honte ressenti par une femme se peut-il quelle le recherche dès lors quyelle est honnête?... irréalité que cette recherche ou bien serait-ce mon honnêteté qui m'y pousse *?" Sur le point de succomber à l'éveil du plaisir dont l'imprévisible mise en œuvre lui répugne, Roberte s'effraye de jouir sciemment de cette irréalité.

De là vient que le mutisme de la séquence proprement centrale des barres parallèles provoque aussitôt les explosions verbales des séquences qui vont suivre: l'idiome corporel s'y répercute sur les différents échanges de propos au point que la parole même

1. Cf. Journal de Roberte (Révocation de l'Édit de Nantes).

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de Roberte semble simuler les mouvements de son corps : la rencontre inopinée avec Vittorio que le vieux Octave, ignorant les vexations que l'aventurier lui avait fait subir ainsi que l'incident des Barres — elle saura que Vittorio en est l'instigateur — et que le vieil époux lui propose pour précepteur de leur neveu — la stupeur de Roberte, puis son ressaisissement, le refus comminatoire qu'elle oppose aux insinuations galantes de l'Italien, le changement de ton — le tutoiement aussi brusque que sa décision de le retenir intimement — enfin la façon dont elle s'empresse d'aller déoigrer le "précepteur" auprès du vieux mari, la querelle qu'elle lui fait sur des principes d'éducation, comme pour se venger sur lui de n'avoir su elle-même résister au charme de Vittorio, déjà son complice — autant de dénégations qui mettent en relief les volte-face morales dans lesquelles on la voit se précipiter à corps perdu : dessinant les torsions, les roulements d'yeux, la pâmoison de Roberte suspendue aux barres parallèles

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