Lettre de l'OCIM n°111

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Sommaire 4 Le prix des choses sans prix Serge Chaumier 8 Collectivités locales : vers une diff é renciation aléatoire des politiques tarifaires Philippe Mathieu 15 La gratuité, point aveugle des politiques culturelles Claude Fo u r t e a u 23 Le droit d'entrée dans la perspective du don François Mairesse 31 Gratuité des musées et valeur perçue par les publics Dominique Bourgeon-Renault, Anne Gombault, Marine Le Gall-Ely, Christine Petr et Caroline Urbain 40 Le Passeport musées suisses Cathy Savioz 48 Actualités 64 Formations 70 Expositions 78 Bibliographie « Entrez, c'est gratuit » Il y a quelques années, de nombreuses initiatives ont succédé à la décision du musée du Louvre de ré-instaure r un dimanche gratuit par mois. Des collectivités territoriales des municipalités comme Paris, Dijon, Caen, des Conseils généraux comme celui de l'Isère ont décidé la gratuité pour l'accès aux collections permanentes de musées sous leur tutelle. Les débats qui s'étaient estompés ont alors repris opposant ceux qui plaident pour ou contre la gratuité à partir d'arguments plus souvent idéologiques que résultant d'enquêtes pro p rement dites. La Lettre de l'OCIM se devait d'apporter sa contribution sur cette question sensible, mais en le faisant à partir d'études de cas et en profitant de recherches et de publications récentes afin de revenir avec plus de sérénité possible sur une problématique complexe. Pour donner un cadre de lecture complémentaire aux investigations de terrain, ce dossier, coordonné par Serge Chaumier, propose également une approche contextuelle et une théorisation autour de la portée symbolique de la gratuité. Serge Lochot RÉDACTEUR EN CHEF n °111 mai-juin 2007

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S o m m a i re

4 Le prix des choses sans prixSerge Chaumier

8 Collectivités locales : vers une diff é renciation aléatoire des politiques tarifaire sPhilippe Mathieu

15 La gratuité, point aveugle des politiques culturelles Claude Fo u r t e a u

23 Le droit d'entrée dans la perspective du donFrançois Mairesse

31 Gratuité des musées et valeur perçue par les publicsDominique Bourgeon-Renault,

Anne Gombault, Marine Le Gall-Ely,

Christine Petr et Caroline Urbain

40 Le Passeport musées suissesCathy Savioz

48 Actualités

64 Formations

70 Expositions

78 Bibliographie

« Entrez, c'est gratuit »

Il y a quelques années, de nombreuses initiatives ontsuccédé à la décision du musée du Louvre de ré-instaure run dimanche gratuit par mois. Des collectivités terr i t o r i a l e s– des municipalités comme Paris, Dijon, Caen, desConseils généraux comme celui de l'Isère – ont décidé lagratuité pour l'accès aux collections permanentes demusées sous leur tutelle. Les débats qui s'étaient estompésont alors repris opposant ceux qui plaident pour ou contrela gratuité à partir d'arguments plus souvent idéologiquesque résultant d'enquêtes pro p rement dites. La Lettre de l'OCIM se devait d'apporter sa contributionsur cette question sensible, mais en le faisant à part i rd'études de cas et en profitant de re c h e rches et depublications récentes afin de revenir avec plus de sérénitépossible sur une problématique complexe. Pour donner un cadre de lecture complémentaire auxinvestigations de terrain, ce dossier, coordonné par Serg eC h a u m i e r, propose également une approche contextuelleet une théorisation autour de la portée symbolique de lag r a t u i t é .

Serge LochotRÉDACTEUR EN CHEF

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Par cette formule de Marcel Mauss, qui s’applique àmerveille à l’univers des musées, et qu’affectionnaitparticulièrement Jean Duvignaud, il s’agit de signi-fier l’essence des choses (1). Bien inaliénable, patri-moine de l’humanité, ce qui entre au musée sort ducycle des biens marchands, de la consommation etmême des processus de l’échange, et pour cela n’aplus de prix. Ce n’est pas pour rien que les méta-phores du sacré sont attachées à l’univers muséal.C’est aussi pour cette raison que l’idée d’une pos-sible location des œuvres dont l’institution est dépo-sitaire (et non propriétaire), agit comme un spectrequi réveille les passions. Le musée appartient à tous,car il est bien collectif de la Nation tout entière sym-bolisée par ce bien commun. Dès lors comment enfaire payer l’entrée, comment en fixer le prix ? Mêmesi il ne subsiste qu’une représentation collective,pour ne pas dire un fantasme, de cette idée révolu-tionnaire, l’imaginaire continue de fonctionner etexplique que les débats autour de la gratuité desmusées soient si récurrents et si virulents. Après toutqui s’inquiète de la gratuité des théâtres ?

Le prix des choses sans prix

Serge Chaumier *

« Lorsque la conscience d’un droit arrive àmaturité, qu’elle se répand dans la société,que toute atteinte à ce droit provoque unsentiment de révolte, quand l’ordre établine parvient plus à imposer sa représenta-tion des choses et ne récompense plus lasoumission des esprits par le relatif confortmental qu’on trouve à se satisfaire de lanormalité, la gratuité est lavée du soupçonde douce utopie et peut se transmuter enobjectif mobilisateur ».

Jean-Louis Sagot-Duvauroux, De la Gratuité, L’Éclat Paris, 2006.

* Serge Chaumier est professeur à l’IUP Denis Diderot,Centre de Recherche sur la Culture et les Musées

de l’université de [email protected]

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La question n’est cependant pas incongrue.Rappelons ce rêve d’André Malraux : « il faut bienadmettre qu’un jour on aura fait pour la culture ce queJules Ferry a fait pour l’instruction : la culture sera gra-tuite » ( 2 ). Si « la culture doit être tôt ou tard gratuite »,pour le ministre qui prononce ces mots en inaugurantla maison de la Culture de Grenoble, c’est justementque ces nouvelles cathédrales doivent prolonger letravail d’un Jean Vilar au Théâtre National Po p u l a i r e ,rassembler la Nation en proposant de l’élever.Comme l’instruction hier, la culture a pour mission,elle, non d’éduquer, mais d’apporter du sens, c’est-à-dire d’élever l’âme de chacun. C’est ce partage d’unecommunauté ressaisie et tendue vers l’affirmationd’elle-même dans ce qu’elle a de meilleure qui sous-tend la logique de la gratuité. Car il ne peut y avoir decollectivité rassemblée dans une logique de sépa-ration aristocratique. Nécessairement la générositéimplique la démocratie, et réciproquement.

Le lecteur pourra estimer que l’on est bien loin avecces réflexions du débat contemporain sur le droit d’en-trée dans les musées. Et pourtant, n’est-ce pas ce quise joue dans la réintroduction du principe de gratuitédans un certain nombre d’établissements (à Pa r i s ,Dijon, Bordeaux, Caen, en Isère…), alors que l’onaurait pu croire il y a une dizaine d’années encore quecette tendance était définitivement reléguée aux pré-misses de l’histoire muséale ? La réaffirmation de lagratuité ne sonne t-elle pas comme une volonté demarquer la différence entre les lieux de culture et leslieux de loisirs ? Parce que la culture ne consiste pas à gonfler les propositions du divertissement, mais qu’elle a d’autres missions plus essentielles ? Il s’agitpeut-être inconsciemment de souligner la distinctionentre une évolution commerciale qui semble menacerde toute part et une résistance de la culture à incarnerd’autres valeurs ( 3 ). Car malgré ce que l’on voudraitnous faire croire, la culture n’a rien à voir avec l’universde la marchandise, de ses produits et de ses cibles declientèle ( 4 ). C’est pour cette raison, que l’on est (en-core) si attaché au principe de gratuité ou de moindrecoût dans les bibliothèques. Dès lors les spécialistes du marketing peuvent biennous prouver que la grande partie des visiteurs seraitprête à payer un droit d’entrée, et même un droitélevé, peu importe. Ce qui compte c’est cette partiemême minime pour laquelle est affirmée une solida-rité, c’est la portée du geste. Car la Nation ne se nour-rit pas de chiffres et de statistiques, mais de symbo-les. C’est même là où le politique peut assumer deschoix, sans nécessairement se plier aux dictats de l’é-conomie. On ne gouverne pas à coups d’expertise,

mais selon une vision de l’avenir. Affirmer le principede gratuité, ou un prix d’entrée symbolique, commec’était le cas dans beaucoup de lieux, il y a encorepeu de temps, c’est signifier au visiteur quelquechose de différent que de lui demander de consentirà un effort lourd. La sémiologie doit s’inviter dans undébat que l’on ne doit pas abandonner aux seuls éco-nomistes. C’est le sens de cette protestation si sou-vent entendue chez des visiteurs qui font remarquerque les impôts existent pour ça.

Selon deux approches différentes, mais complémen-taires, Claude Fourteau et François Mairesse revien-nent dans leurs contributions sur le principe du don.Le don appelle le contre-don, pas mécaniquement,mais métaphoriquement. Parce que tu me donnes, jedonne à autrui. La réciprocité est avant tout imagi-naire, même si l’échange qui contribue à fortifier lecorps social est, lui, bien réel. À l’opposé d’une logiquede consommation, qui induit que l’on est quitte unefois son écot déposé, le don engage et crée un lien. Lesmusées et les monuments devraient sous-peser cettedonnée avant que d’instituer un lourd tribut. Car in-viter gratuitement, c’est provoquer de l’attachement, làoù faire payer est affirmer un désinvestissement.Qu’on le veuille ou non le don est lié à l’amour, et réci-proquement. Si on veut que le public se sente respon-sable d’un patrimoine commun, et redevable de sa pré-servation, c’est peut-être en lui offrant qu’on le lieradurablement à lui. Ceci n’engage pas seulement lerespect et la reconnaissance dans le court terme, l’es-quive d’une attitude de consommateur, c’est construireun sentiment commun d’engagement et d’apparte-nance. Même si c’est finalement « une filiation inver-s é e », car désigné par celui qui en hérite ( 5 ), le patri-moine, c’est ce que j’ai l’impression de recevoir malgré

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moi et envers lequel je me sens par conséquent obligé.Les musées anglais l’ont bien compris qui invitent gra-tuitement à donner pour entrer… Évidemment les cartes sont souvent brouillées et endeviennent illisibles, car si la tendance est d’un côté àla hausse des prix pour les « offres culturelles » (sic)( 6 ), le système marchand tend, lui, à faire croire à l’avè-nement du gratuit. « 20 % de produit en plus » etabonnement téléphonique sans bourse délier : pro-motion et gratuité envahissent le marché, jusqu’auxjournaux gratuits, et cette valorisation – dévalorisationdu gratuit est évidemment un trompe-l’œil d’une nou-velle forme du capitalisme financé par la publicité.Mais la confusion n’est pas innocente, car cela pro-meut un inversement des valeurs, ce qui était gratuitparce que relevant du service public devrait devenirpayant (comme l’école…), et ce qui était jusque-làpayant se promeut comme gratuit. Cependant lorsqueune réelle gratuité menace de s’installer au cœur dusystème, avec Internet par exemple et le peer to peer,alors c’est l’affolement du côté des industries cultu-relles ( 7 ). Le cauchemar « d’un ennemi redoutable : lerêve de la gratuité », saisit même le ministre de laCulture ( 8 ). Il devient par conséquent difficile de s’yr e t r o u v e r. Si chaque secteur à ses caractéristiques pro-pres et ses logiques internes, il n’empêche que le débatsur la gratuité dans les musées s’insère dans un con-texte social plus large que l’on ne peut méconnaître. Laquestion concerne également par exemple les arts de larue, ou les fêtes culturelles comme Nuit blanche, Lille2004... L’affirmation de la gratuité est symbole d’ac-cessibilité et de partage, d’un tous ensemble.

Il est certes des discours pour prétendre que ce quel’on ne paye pas serait considéré comme sans valeur(et cela sonne bizarrement si on maintient le lien entrela gratuité, le don et l’aimer…). C’est, rappelle Jean-Louis Sagot-Duvauroux, l’argument qui était employépar la presse catholique pour s’opposer à la gratuité del’école lors de sa mise en place par peur que l’instruc-tion facilement acquise ne perde de son prix, et que lesenfants oublient « la gratitude salutaire envers leursparents si ceux-ci ne sont pas contraints de se sacrifierpour les envoyer à l’école » ( 9 ). Opposition étonnante(et Claude Fourteau a repéré et analysé les multiplesformes de résistance aux mesures en faveur de la gra-tuité), qui est relayée de nos jours par un argumentaireaux allures plus modernes. La gratuité bénéficieraitsurtout à ceux qui profiteraient ainsi de « l’effetd’aubaine », entrant gratuitement alors qu’ils étaientprêts à débourser. L’idée a pour effet de minimiserainsi la part non négligeable de ceux qui, mêmeminoritaires dans la statistique, constituent néan-moins des milliers de personnes réelles qui viennent

et reviennent, accompagnent et découvrent, alorsqu’elles se seraient sans cela abstenues. Il ne fautpas oublier que la gratuité modifie profondément lestypes et pratiques de visites, permettant à despublics novices d’adopter des attitudes habituel-lement réservées aux publics familiers des insti-tutions, comme de venir pour peu de temps, pourune chose précise, pour accompagner quelqu’un, oupour effectuer une visite de reconnaissance. Cesprofils de visiteurs se dévoilent au fil des pages del’enquête qualitative réalisée par l’équipe dirigée parAnne Gombault et Christine Petr.

D’autres arguments prétendent que l’on financeainsi collectivement ceux dont la pratique est déjàacquise et qui devraient plutôt contribuer directe-ment à leurs passions. La philosophie de l’utili-sateur payeur revient en scène. Négation même ducollectif, et privatisation des politiques publiques,la transformation de l’usager citoyen en consom-m a t e u r, s’inscrit dans une individualisation des pra-tiques et une vision tronquée d’un libre choix sou-verain. Comme si seules les personnes qui sortentla nuit devaient contribuer à l’éclairage public. Iciencore le principe de solidarité et de fraternité, brefd’unité, est en question, valeurs intrinsèquementinscrites dans le principe de gratuité que Jean-LouisSagot-Duvauroux remémore. C’est justement lec a r a ctère de financement collectif qui plaide pour lamise en œuvre inlassable des processus de démocra-tisation, et non son relatif échec qui doit servir d’ar-guties à la privatisation des biens collectifs. C’est parceque la collectivité tout entière est impliquée que l’onpeut définir et défendre le bien commun.

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Que Ségolène Royal comme Nicolas Sarkozy aientproposé d’inscrire comme mesure politique la gra-tuité d’entrée dans les musées nationaux est symp-tomatique (10). Certes, « la gratuité n’est pas seule-ment une mesure politique. Elle ne subsiste, ne naît etne prospère qu’entourée des valeurs qui la font chériret désirer », écrit Sagot-Duvauroux. À ce titre, le peude discours d’accompagnement des mesures annon-cées par les politiques, au niveau national comme auniveau des collectivités territoriales, comme le men-tionne Philippe Mathieu, peut laisser dubitatif. Carla gratuité n’est rien si elle ne s’insère pas dans unevéritable réflexion d’ensemble sur les politiques tari-faires. Sans doute, la gratuité a plus de force si elleest accompagnée, si elle est intermittente, ou si onlui donne un caractère solennel. Ainsi délivrer destickets gratuits et laisser le passage libre, n’a pas lamême signification, le premier cas insiste sur lafaveur accordée et sensibilise, là où le second casbanalise. De même, une vraie mesure d’accessibilitéet de démocratisation ne serait-elle pas d’accorderpar exemple en priorité la gratuité à certaines caté-gories de public, par exemple aux personnes non-imposables ? Une façon de « laissez rêver les pau-vres », pour reprendre la superbe expression deGeorges Clemenceau s’opposant au Louvre payant àla fin du XIXe siècle (11). Un accord entre le minis-tère de la Culture et celui des Finances pour délivrerune carte spécifique aurait pour effet d’insister surun « privilège » et peut-être de mieux inciter à enprofiter. Sans compter qu’une telle carte est suscep-tible d’avoir un effet d’entraînement sur d’autres col-lectivités, et pour l’accès à d’autres offres culturelles.De plus, la visite des expositions n’est pas tout, et lameilleure accessibilité par exemple aux médiationspourrait être également efficacement modulée.

Il est devenu discriminatoire et normalement illégal parle droit européen de donner une préférence territorialeaux visiteurs, ainsi d’accorder la gratuité aux locaux.Pourtant, il est indéniable que la question de la tarifi-cation se pose avec la montée en puissance du touris-me. Comme l’a analysé François Mairesse, c’est lamanne des flux touristiques qui conduit à envisager etdévelopper la tarification. Du reste, les pays peu touris-tiques sont beaucoup moins portés à des niveaux deprix élevés. Il est légitime de se demander si un touris-te qui a les moyens de se déplacer et de s’offrir unhébergement de vacances doit se voir invité gratuite-ment au musée. Il est sans doute plus productif d’in-venter des mesures adaptées, comme de permettre unretour illimité avec le même billet aux résidents de pro-ximité, qui deviendront ainsi des ambassadeurs pri-vilégiés du lieu, plutôt que de mettre en place une

mesure indistincte de gratuité pour tous. Il n’y a sansdoute pas de solution unique, et toute réponse uni-voque et doctrinaire doit être évitée, chaque établis-sement avec sa spécificité et son histoire, doit inven-ter des solutions adaptées (12). Les passeports etbillets couplés, comme le présente ici Cathy Saviozpour la Suisse, sont également des pistes possibles àexplorer. Ce numéro thématique de la Lettre del’OCIM a pour objectif de nourrir un débat qui estsouvent passionné, parce qu’il touche aux fonda-mentaux de l’action culturelle. Espérons qu’il puissecontribuer, à sa juste mesure, au dialogue.

N o t e s

(1) Duvignaud, J. Le Prix des choses sans prix. Actes Sud, 2001.(2) Discours à l’Assemblée nationale le 9 novembre 1967 et Discoursd’inauguration de la maison de la Culture de Grenoble le 13 février 1968,in André Malraux, Ministre. La Documentation française, 1996.(3) Voir le n°5 de Culture & Musées, Du musée au parc d’attractions, sousla direction de Serge Chaumier, 2005. (4) Sur ce sujet voir Chaumier, S. Parce que la culture n’est pas une mar-chandise…, Cassandre, n°69, mai 2007. (5) Selon la démonstration Davallon, J. Le Don du patrimoine. Hermès, 2006.(6) Rouet, F. Le retour de la question tarifaire, in Les Tarifs de la culture.La Documentation française, 2002, p. 15.(7) Olivennes, D. La gratuité, c’est le vol. Quand le piratage tue la culture.Grasset, 2007.(8) Renaud Donnedieu de Vabres à l’occasion du débat sur la loi sur le Droitd’auteur et les droits voisins dans la société de l’information, cité par Sagot-Duvauroux, J.-L. Vive la gratuité !, Le Monde Diplomatique, juillet 2006, p. 28.(9) Sagot-Duvauroux, J.-L. De la Gratuité, L’Éclat, Paris, 2006. (10) Lesprit, B. et De Roux E. Culture gratuite, gratuité de la culture, LeMonde, 8 décembre 2006.(11) Samsoen, D. Petite histoire de la gratuité dans les musées nationaux, inLes tarifs de la culture. La Documentation française, 2002, p. 284.(12) On pourra lire des formules différentes et une réflexion pour le spectaclevivant dans Soigner sa politique tarifaire, La Scène, n°43, décembre 2006.

B i b l i o g r a p h i e

Fourteau, C. (dir.) Les Institutions culturelles au plus près du public.Conférences et colloques du Louvre, La Documentation française.

Fourteau, C., Le premier dimanche du mois au musée du Louvre, ce quin’a pas de prix est gratuit, La Gratuité du dimanche au Louvre, rapportd’évaluation 1996-2000, musée du Louvre, 2002.

Gombault, A., Petr, C., Bourgeon-Renault, D., Le Gall-Ely M. et Urbain,C. La Gratuité des musées et des monuments côté publics. L aDocumentation française, 2007.

Mairesse, F. Le Droit d’entrer au musée. Éditions Labor, 2005.

Mairesse, F. La stratégie du prix, Publics & Culture, n°11-12, 1997, pp.141-162.

Rouet, F. (dir.) Les tarifs de la culture. La Documentation française, 2002.

Sagot-Duvauroux, J.-L. De la Gratuité, L’Éclat, Paris, 2006 (téléchar-geable sur www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite.html)

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Longtemps relativement homogènes, les politiques tarifaires des musées publicstendent désormais à se différencier.S’affranchissant des pratiques nationalesautant que de leurs propres usages antérieurs,plusieurs collectivités territoriales ont en effetchoisi soit de demander des droits d’entréeélevés, soit d’offrir la gratuité d’accès. Ces stratégies sont en réalité fondées sur des conceptions antithétiques d’institutionsmuséales pourtant toutes labellisées « Musées de France » en application de la loi du 4 janvier 2002.

« Les droits d’entrée des musées de France sont fixés demanière à favoriser leur accès au public le plus large »,indique l’article L. 442-6 du Code du Patrimoine.Mais aucun critère d’appréciation de ce principelégislatif n’ayant été réglementairement défini, lagrille tarifaire de tout « Musée de Fr a n c e » publiclocal est en fait élaborée souverainement par la col-lectivité propriétaire de l’établissement en vertu duprincipe constitutionnel de sa libre administration.Dès lors, contrairement à l’homogénéité que l’onconstate dans les musées nationaux, les droits d’en-trée de ces établissements peuvent varier indépen-damment de l’ampleur, de la qualité et de l’originalitédes collections ou de leur présentation.Le plus souvent, les droits d’accès aux collectionspermanentes sont modérés, inférieurs à ceux desgrands musées nationaux. Toutefois, une évolutionvers de très nettes distinctions se dessine depuis

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Philippe Mathieu *

* Philippe Mathieu est directeur de la société d’économie mixte Projet Alésia

[email protected]

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quelques années : tarifs en forte hausse auMémorial de Caen (jusqu’à 18 Ä par personne) et aumusée de l’Automobile de Mulhouse (10,50 Ä) ; gra-tuité d’accès aux collections permanentes desmusées des villes de Paris, Dijon et Caen (horsMémorial), aux collections permanentes et auxexpositions temporaires des musées du départementde l’Isère. Quoiqu’elles ne concernent encore, ànotre connaissance, qu’une trentaine des quelque1 200 « Musées de France » locaux, ces nouvellespolitiques sont révélatrices des profondes mutationsdu rôle social, des missions et de la gestion de l’ins-titution muséale. Aussi est-il bon d’analyser lecontexte de l’émergence, puis de la mise en œuvredes nouvelles orientations avant de s’interroger surleurs premiers effets (1).

La naissance du musée entre p r i s e

Créé par la ville en 1988, le Mémorial de Caen futconçu comme le premier musée entreprise français.Positionné sur le marché du tourisme de la mémoire,géré dans le cadre d’une délégation de service public(affermage) par une société d’économie mixte(SEM), sa direction fut confiée dès l’origine non àun conservateur ou à un historien mais à un mana-ger issu du secteur privé. Surmontant de multiplesrésistances, celui-ci transposa dans le champ muséalles méthodes (culture client, politique commerciale,démarche qualité, contrôle de gestion…) qu’il avaitacquises au sein de grands groupes gestionnaires derestaurants et de centres de thalassothérapie. Cechoix du sénateur-maire CDS Jean-Marie Girault,président de la SEM de 1988 à 2001, fut la résul-tante du contexte politique de l’époque. S’étantdémené des années durant pour imposer un projet àvocation civique, scientifique et touristique de 120millions de francs considéré par beaucoup commepharaonique et non prioritaire, cet ancien avocattémoin des bombardements de l’été 1944 opta pourun mode de gestion susceptible de limiter les coûtsde fonctionnement à la charge de sa collectivité.

Avec un taux de subvention inférieur à 15 %, leMémorial fait figure d’exception dans l’universmuséal français, voire européen, des années 2000.Ceci, notamment, grâce à la mise en œuvre progres-sive d’une politique tarifaire fondée sur une appro-che marketing dont le but est avant tout financier. Àl’origine, les droits d’entrée se situent dans lanorme : 30 F pour le plein tarif en 1988. Confrontéà la nécessité de développer les ressources propresde la SEM, le directeur général, s’appuyant sur des

études d’élasticité de la demande au prix, préconisedes augmentations par touches successives, parallè-lement à l’amélioration de l’offre culturelle et de ser-vices, de la notoriété et de l’image du lieu. Suivi parson président et son conseil d’administration, il pré-fère le modèle économique des parcs à thème àcelui des musées, faisant fi des nombreuses cri-tiques d’un milieu culturel dont les représentants lesplus conciliants se montrent très dubitatifs quant àl’efficacité de la stratégie. En 1996, le plein tarif est de 63 F. En 2002, il passede 12 Ä à 16 Ä après l’ouverture de l’extension duMémorial, puis la hausse continue. Une variationsaisonnière est instaurée à partir de 2003. En 2004,pour le 60e anniversaire du Débarquement, le con-seil municipal adopte un plein tarif de 18 Ä du 1er

avril au 31 août et de 17 Ä ensuite. Différents tarifs réduits sont appliqués : en hautesaison 2004, 5 Ä pour les Caennais, entre 5 et 9 Äpour les groupes scolaires, 14,50 Ä pour les groupesadultes, 16 Ä pour les enfants, sans compter lescommissionnements de 5 à 15 % accordés aux inter-médiaires professionnels et les multiples opérationspromotionnelles ponctuelles. De plus, face aux pro-testations, nombreuses, et au fait que certaines per-sonnes font demi-tour après avoir pris connaissancedu prix d’entrée, un « forfait famille » (entre 40 et45 Ä selon la période) est créé début 2004 pour lesvacances scolaires et les week-ends. Si bien que leplein tarif n’est payé que par 18,4 % des visiteursdurant le premier semestre 2004.

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Bien qu’il soit le musée le plus cher de France avecun droit d’entrée plus de deux fois supérieur à celuides grands musées nationaux, le Mémorial de Caenest aussi le musée de province le plus visité (plus de400 000 entrées par an depuis 1999). Sa directionétait néanmoins consciente, à l’époque de notreenquête, dans un contexte de difficultés budgétairesliées à une progression de la fréquentation plus fai-ble que prévu après l’extension du musée, d’être par-venue à une limite haute sur le plan tarifaire. Le prixpsychologique (dans une entreprise, prix commer-cialement acceptable par le plus grand nombre declients potentiels) avait-t-il été dépassé ? Un tarifplus bas aurait-il généré une fréquentation à mêmede dégager une marge nette plus élevée ? La der-nière étude d’élasticité remontant à 1996, il étaitimpossible de savoir si l’optimum économique avaitou non été atteint. Toujours est-il qu’en 2005 plu-sieurs catégories de droits d’entrée, dont le pleintarif, ont baissé de 0,50 Ä. Maintenir cette grille tari-faire, « ce qui est possible quand on a une image » eteffectuer des promotions pour les familles et lesgroupes afin de « corriger le côté un peu élevé du prixfacial » : telle était l’orientation envisagée par ladirection pour les années à venir.

Le virage mulhousien

À Mulhouse, c’est en 1999 que le musée del’Automobile est devenu un musée entreprise.Constituée dans les années 1960-1970 et ouverte aupublic au début des années 1980 dans des condi-tions rocambolesques, la prestigieuse collectionSchlumpf attirait d’année en année de moins enmoins de visiteurs. Parallèlement à la restauration del’établissement, l’association gestionnaire présidéepar le maire socialiste Jean-Marie Bocquel choisitalors d’en confier le management à la société privéeCulture Espaces, au grand dam de la plupart desresponsables culturels locaux (2). L’objectif de laville était de faire appel à des professionnels de lagestion pour limiter le risque de devoir combler ledéficit de fonctionnement d’un musée qui avait jus-qu’alors vécu de ses recettes propres.

Issue de la même logique que celle du Mémorial, lapolitique tarifaire déterminée par Culture Espacesprend en compte trois paramètres principaux :- l’offre de produits : « s’il y a une nouvelle attrac-tion, un nouvel investissement, ça peut justifier uneaugmentation »,- la concurrence : « on regarde ce qui se fait dans lecoin »,

- l’économie générale du site : « il faut que le siteretrouve l’équilibre et, à terme, dégage des bénéficessur l’année ».Augmenté de 14 % lors de la réouverture du muséeaprès travaux en 2000, le plein tarif est demeuré iden-tique pendant cinq ans (10 Ä jusqu’en 2005 ; 10,50 Äen 2006). En 2004, il était considéré par les respon-sables de l’établissement comme « assez élevé » euégard aux commentaires des visiteurs et par rapport auprix d’une place de cinéma, sortie comparable endurée, surtout pour « la cible locale » (« les touristespassionnés d’automobile attachent moins d’importanceau prix »). Prudence nourrie par une fréquentationconsidérablement moindre que prévu – 205 0 0 0entrées en 2004 contre 300 000 projetées cinq ansplus tôt – donc des résultats financiers très en deçàdes objectifs premiers. La situation s’était à ce pointdégradée qu’en plus de la suppression d’un certainnombre d’emplois, la collectivité publique avait étéamenée à intervenir beaucoup plus qu’elle ne l’avaitenvisagé au départ, entre autres en assumant annuel-lement, à partir de 2003, le financement de 400 000 Äde dépenses (l’assurance des collections par exemple)initialement réglées par Culture Espaces.

Au Mémorial comme au musée de l’Automobile,l’approche managériale, dont la politique tarifairen’est que l’une des facettes, tend à assimiler la subs-tance de l’institution à un matériau au service d’undessein commercial. Même si le mode de gestionn’est à l’origine qu’un moyen et non une finalité,force est de constater que l’état d’esprit mercantile asans cesse tendance à imposer sa logique propre, àtransformer la structure culturelle en instrumentd’une angoissante quête de clients. À Mulhouse, lesmythiques témoins de l’histoire de l’automobile sontaujourd’hui utilisés comme un capital qu’il s’agit defaire fructifier au mieux en mettant en exergue soncaractère exceptionnel, en racontant ses origines eten améliorant sa présentation, certes, mais aussi enlui conférant une dimension de plus en plus ludiqueet spectaculaire pour capter davantage de clients. ÀCaen, la politique éditoriale est entièrement orien-tée vers les ouvrages grand public. Dans les deuxétablissements, l’exposition temporaire n’a d’intérêtque lorsqu’elle peut être un vecteur promotionneldont la réalisation est financièrement dénuée derisque… En d’autres termes, le défrichage des espa-ces culturellement épineux est aussi étranger à lanature du musée entreprise que l’état d’esprit nonlucratif qui participe pourtant de la définition du« Musée de France » (3).

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La culture pour tous

Fruit d’une réaction radicale au néo-libéralismeambiant, la conception du bien commun et du ser-vice public qui a inspiré les promoteurs du muséegratuit est fondamentalement autre. Mis en œuvrefin 2001 dans dix musées de la ville de Paris, en2004 dans les douze musées du département del’Isère et les cinq musées de la ville de Dijon, en2005 dans deux musées de la ville de Caen, la gratuitétout au long de l’année de l’accès aux collections per-manentes et, en Isère seulement, aux expositionstemporaires, repose sur un objectif de démocrati-sation culturelle.

Il s’agissait de « permettre l’accès le plus large à nosmusées et en accroître la fréquentation » (Paris),« permettre l’accès à la culture de tous les Isérois par-tout en Isère », « permettre l’accès à la culture auplus grand nombre » (Dijon), « mieux répondre à lamission d’éducation et de diffusion culturelle desmusées et permettre l’accès à leurs collections perma-nentes à un plus large public » (Caen).Malgré d’importantes plages de gratuité déjà envigueur dans tous ces établissements, la tarificationde l’accès, si modeste fût-elle, était en effet perçuepar les exécutifs locaux comme un frein à la fréquen-tation, une barrière dressée devant les publics poten-tiels socialement les moins favorisés. Le fait que,depuis Bourdieu et Darbel (1966), des générations desociologues et d’économistes avaient insisté surl’étroite corrélation du désir de « culture cultivée » a ucapital culturel (Donnat, 2003), et que l’influence dela tarification s’avérait marginale sur la propension àfréquenter les musées, n’était pas perçu comme unefatalité ( 4 ). Le volontarisme politique fondé sur uneapproche idéologique, jugée plus légitime que l’exper-tise, était censé être déterminant. Dans la ville de droite (Caen), comme dans les troiscollectivités gérées par la gauche (Paris, Dijon,Isère), la gratuité peut également être interprétéecomme un symbole d’innovation. Sans doute n’est-ce pas un hasard si, dans les quatre cas étudiés, ladécision a été prise au cours du premier mandat duleader politique local à la tête de l’exécutif.Caractéristique est à cet égard la situation de la villede Caen où l’on trouve à la fois le musée entreprisele plus cher de France et deux musées gratuits.

L’absence de concertation entre élus et directeursd’établissements avant le vote de la mesure – consta-tée à Paris, en Isère et à Caen ( 5 ) – est révélatrice desa motivation politique. Aussi, loin d’être tous convain-cus de la pertinence de la gratuité, nombre de profes-sionnels, mis devant le fait accompli, ont-ils manifestépeu d’engouement pour en accompagner l’application.À une exception partielle près, nous y reviendrons,aucune réflexion globale et cohérente définissant lesobjectifs, les moyens et les modes d’évaluation de lanouvelle politique n’avaient eu lieu au moment denotre enquête. Dans le meilleur des cas, nous avonsobservé l’accomplissement d’actions plutôt disparateset entendu de louables intentions. Facteur-clé de laréussite de la démocratisation, la communication futprincipalement de nature politique et, dans l’ensem-ble, peu adaptée à la recherche de nouveaux publics.Aucun dispositif spécifique d’accueil n’avait étéprévu. Quant à la conception d’actions particulières

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de médiation culturelle, elle ne semblait pas être aucœur des préoccupations de la quasi-totalité desresponsables que nous avons rencontrés.

Seule la conservation du musée des Beaux-Arts deCaen nous a paru s’investir d’emblée avec convictiondans une véritable problématique de changement.Les premières initiatives qui, au-delà de la diffusionde l’information par les vecteurs traditionnels decommunication de la municipalité (relations presse,affiches, journal municipal, plaquettes), ont accom-pagné la mise en place de la gratuité en témoignent :distribution pour la première fois de la brochure-programme quadrimestrielle du musée dans 40 000boîtes aux lettres de l’agglomération, mise en placede visites guidées et d’ateliers dont les thèmes et leshoraires étaient susceptibles d’intéresser un public

plus large que celui des habitués. Utilisée commelevier d’une revitalisation de la politique muséale,l’entrée en vigueur de la gratuité devait d’ailleurs êtreprolongée par le recrutement d’un responsable despublics et de nouveaux guides conférenciers.

Cela étant, nulle part la gratuité d’accès n’est aujour-d’hui totale. À des degrés divers, chacune des col-lectivités concernées a adopté un compromis entrevolonté de démocratisation par la suppression de labarrière tarifaire et impératif de rigueur budgétaire.Partout, sauf en Isère, l’entrée des expositions tem-poraires est payante et souvent le tarif est relative-ment élevé, jusqu’à 9 Ä à Paris en 2006. De plus,dans tous les musées certaines animations sont tari-fées, y compris en Isère pour les visites guidées.

© Ville de dijon

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Des effets ambivalents

Ces deux conceptions antithétiques de la politiquetarifaire et, plus globalement, de l’institution muséaleproduisent-elles les effets attendus par leurs initia-t e u r s ? Si le caractère récent de leur mise en œuvreet l’inexistence d’études de publics adéquates invitentà une certaine circonspection, les conséquencesobservables se révèlent ambivalentes.

Une analyse détaillée des statistiques parisiennes etiséroises associée à des entretiens avec les person-nels d’accueil montre que la gratuité, tout en ayantun impact sur la fréquentation, n’est pas systémati-quement et durablement à l’origine d’une augmenta-tion présentée comme spectaculaire par les porte-parole des collectivités. D’une part tous les muséesne sont pas concernés par la hausse, d’autre partd’autres facteurs peuvent expliquer les croissancesles plus fortes. Ainsi, la modification de l’entrée du muséeCarnavalet, à Paris, est-elle probablement à l’origined’une partie au moins du quasi triplement des visitesen 2002, augmentation qui représentait 85 % de lahausse de 61 % enregistrée pour l’ensemble desmusées parisiens. De même, l’exposition temporaireTrésors d’Egypte au musée Dauphinois explique-t-elle une part substantielle de la progression de 69 %de la fréquentation globale des musées du départe-ment de l’Isère en 2004. En outre, l’évolution sur une plus longue période –forte hausse les premières années, réduction ensui-te à Paris (- 35 % en 2004) comme en Isère (- 21 %en 2005) – incline à prendre en considération l’effetlune de miel identifié par Anne Gombault : « Le pas-sage à la gratuité crée un événement, suscite de l’intérêt.C’est cet événement, et non pas la gratuité en tant quetelle, qui provoque une augmentation de la fréquenta-tion. On sait aussi – toutes les études faites par des éco-nomistes au Canada, aux États-Unis, en Italie, enAngleterre… le démontrent – qu’à terme, la fréquen-tation redevient identique à ce qu’elle était avant si onne fait rien de plus et que la structure de la fréquen-tation est la même. La gratuité ne fidélise pas lespublics si on ne propose rien d’autre » (6).

Quant au financement du musée par ses seuls visi-teurs, les expériences conduites à Caen et àMulhouse montrent ses limites, aucun des deuxmusées n’étant indépendant de la manne publique,et prouvent qu’elle inscrit l’institution dans unelogique de marché gauchissant ses missions cultu-relles et pédagogiques au bénéfice d’une course à la

rentabilité à court terme. L’attention de ses diri-geants n’est plus tournée vers l’enrichissement, larestauration, l’étude et la présentation au public descollections dans une perspective de démocratisationculturelle ; elle est orientée vers le développementd’activités devant a priori plaire au plus grand nom-bre de leurs cibles, l’optimisation des techniques devente et l’amélioration de la marge nette. Ceci étant,la tarification élevée ne se traduit pas par une chutetrès sensible de fréquentation, ce qui accrédite lathéorie de la faible élasticité de la demande par rap-port au prix généralement défendue par les écono-mistes de la culture.

Cette constatation conforte également l’hypothèseselon laquelle les promoteurs de la gratuité, en ima-ginant qu’elle serait un sésame, ont assurémentminimisé la force d’inertie des habitudes grande-ment influencées par les origines sociales et le par-cours éducatif de chacun. La figure du musée gra-tuit n’est pas pour autant à classer purement et sim-plement parmi les tentatives illusoires d’élargisse-ment des publics d’une institution qui n’attire aumoins une fois l’an que le tiers des Français. Àcondition qu’elle s’accompagne d’un véritable ques-tionnement sur le positionnement et les actions du

© Conseil général de l’Isère

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musée en direction de ses « non-publics » et de sespublics occasionnels, elle peut être le catalyseurd’une (r)évolution dont les fruits mûriront peu à peu.Cela suppose des moyens supplémentaires ou, àtout le moins dans les établissements les mieuxdotés, une réaffectation à cet effet d’une partie desmoyens existants. Cela présuppose une convictionet une volonté d’action convergente et durable de lapart des décideurs politiques et professionnels.

De son côté, le musée entreprise peut être appré-hendé en tant qu’établissement sui generis tenant àla fois du parc de loisirs et du musée. Une figurehybride particulièrement tonique dont les respon-sables s’activent à la mesure du défi auquel il sontconfrontés : développer son attractivité pour assurersa pérennisation. Son autofinancement s’avérantmalgré tout inatteignable, sa survie dépend aussi dusubventionnement de la collectivité propriétaire. Latension permanente inhérente à cette configuration,si elle ne saurait à notre sens constituer la base soli-de d’un nouveau modèle de « Musée de France »,permet de mesurer l’intérêt d’une transposition dansle champ muséal de méthodes qui conditionnent laperformance des entreprises du secteur privé. Dumarketing au management par objectifs en passantpar le contrôle de gestion, ces outils ne sont certai-nement pas à rejeter en bloc en estimant qu’ilsconduisent inéluctablement le musée à sa perte.Dans une période de raréfaction des fonds publics,utilisés à bon escient, ils peuvent au contraireconforter le projet d’un établissement fermementancré dans une ligne scientifique et culturelle enphase avec une société en profonde mutation, initiéou validé par le politique, porté par des profession-nels qui sont les garants de son respect.

Partis du constat de la diversification récente despolitiques tarifaires, nous sommes arrivés à celuid’un relativisme du concept de musée public quirejoint d’autres signes avant-coureurs d’un diagnos-tic plus global de la formation, avec la décentra-lisation, d’une « démocratie différentielle » (7), autre-ment dit d’une territorialisation de l’action publique.Relativisme des effets produits par la relation trian-gulaire qui s’instaure entre les élus, les profes-sionnels et les publics (usagers). Relativisme desdogmes de service public portés par les responsablespolitiques, qu’il s’agisse de la commercialisation sal-vatrice ou de la gratuité libératrice. Relativisme del’isomorphisme des milieux professionnels pourencadrer la montée du client-centrisme, la standar-disation des pratiques étant moins souvent à l’ordre

du jour. Relativisme des enjeux de citoyenneté diffé-remment appréciés d’une configuration territoriale àune autre. Au pays de la « démocratie différentielle »,l’harmonisation du statut des « Musées de France »n’est sans doute qu’utopie.

N o t e s

(1) L'étude de terrain qui a servi de base à la rédaction de cet article a été

réalisée entre mars 2004 et avril 2005.

(2) Les collections ont toutefois été placées sous la responsabilité d'un

conservateur non rattaché à la société privée.

(3) Le Mémorial et, dans une bien moindre mesure, le musée de

l'Automobile ne sauraient cependant être réduits à cette pure nature.

Une analyse plus complète de leurs missions, de leurs activités et de leur

fonctionnement mettrait en lumière leur action en matière scientifique,

culturelle et pédagogique.

(4) L'expérience de la gratuité du premier dimanche du mois au musée

du Louvre (lire par ailleurs) peut inciter à nuancer cette affirmation.

Mais, outre qu'il ne s'agit pas d'une gratuité permanente, le musée du

Louvre, du fait de sa spécificité, n'est-il pas l'exception qui confirme la

règle ?

(5) Nous n'avons pas étudié cette question à Dijon.

(6) Gombault, A. L'émergence du prix comme variable stratégique des

musées , in Rouet (2002), pp. 165-221. La citation est extraite de l'inter-

vention de l'auteur lors du Forum Ptolémée le 19 octobre 2004 à la Cité

des Sciences et de l'Industrie.

(7) Faure, A. et Mathieu, P. Le service public, les leaders politiques

locaux et les clients-citoyens, le cas d'école des musées gratuits et des

musées entreprises, communication (non encore publiée) dans le cadre

du quinzième colloque de la revue Politiques et Management Public,

« L'action publique au risque du client ? Client-centrisme et citoyen-

neté », Science-Po Lille, 16-17 mars 2006.

B i b l i o g r a p h i e

Donnat, O. (dir.) Regards croisés sur les pratiques culturelles. Paris : La

Documentation française, 2003, 348 p.

Mathieu, P. Émergence de nouvelles figures muséales. « Musée gratuit » ver-

sus « Musée entreprise », Mémoire, Master « Direction de projets cul-

turels », université Pierre Mendès France, institut d'Études politiques de

Grenoble, Observatoire national des Politiques culturelles, ministère de

la Culture et de la Communication, 2005, 169 p.

Rouet, F. (dir.) Les tarifs de la culture. Paris : La Documentation

Française, 2002, 383 p.

Tobelem, J.-T. Le nouvel âge des musées. Les institutions culturelles au défi

de la gestion. Paris : Armand Colin, 2005, 318 p.

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L’expérience de gratuité le premier dimanchedu mois mise en place au musée du Louvreentre 1996 et 2000 a permis de mener pourla première fois une enquête de longue duréesur ce sujet sensible. L’auteur, chargée decette évaluation, revient ici sur les principauxenseignements de l’expérience et analyse leseffets de la gratuité sur le comportement desvisiteurs, montrant notamment que pouratteindre l’un de ses buts – l’accessibilité à tous du musée – la gratuité nécessite un accompagnement de médiation.

La passion n’est jamais bien loin dans la controversequi oppose les tenants de la gratuité à ceux du paie-ment de l’accès aux biens culturels, et les argumentséchangés frappent plus souvent par le poids desconvictions que par le recours à la preuve. La fai-blesse et la force du sujet résident là, dans l’émotivitéqui empreint la problématique du couple gratuité-cul-ture et qui est elle-même à prendre en comptecomme un signe de la puissance de son objet et desvaleurs qu’il recouvre. Il semble donc utile de préciserla position particulière que l’on assume comme ana-lyste de la gratuité : pour ma part, c’est celle d’unacteur impliqué de l’intérieur dans la politique despublics de musées, ayant abordé depuis longtemps laquestion des tarifs par le biais d’une grande diversitéd’expériences de terrain et de travaux, mais toujours àpartir du public et de la problématique de l’accès et del’éducation. La question tarifaire dans les musées etmonuments était jusqu’à récemment laissée au soindes gestionnaires. Aussi est-ce une grande avancée

La gratuité, point aveugle des politiques culture l l e s

Claude Fourteau *

* Claude Fourteau a participé à l’ouverture du CentrePompidou et dirigé le service Liaison/Adhésion de 1981

à 1994. Elle a été responsable de la politique des publicsdu musée du Louvre et chef adjoint du service culturel

de 1994 à 2002, puis chargée de mission auprès de la direction jusqu’en 2004. Elle exerce aujourd’hui

une activité d’enseignement et d’expertise sur les questions de publics.

[email protected]

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qu’à la suite d’un retour de la gratuité du dimancheau Louvre en 1996, ce débat ait repris place dansl’espace public, où il y a seulement dix ans régnaitune sorte d’omerta. Depuis le tournant des années 2000, la gratuité n’acessé de se propager ; les pratiques culturelles sontdevenues un enjeu d’offres gratuites disparates aupoint d’appeler la question : parle-t-on d’une mêmenotion ? Il nous a paru important de réfléchir à ce quela gratuité a de spécifique lorsqu’elle s’exerce dans ledomaine du patrimoine et, dans le prolongement desétudes que nous avons précédemment menées sur lafonction attribuée historiquement à la gratuité, surses évolutions et sur son évaluation au Louvre et dansd’autres institutions culturelles ( 1 ), de proposer unmodèle théorique portant sur la façon dont elle estvécue aujourd’hui par les visiteurs de musées. Bienque le Louvre ait un statut d’exception de par sa taille,sa notoriété, son épaisseur historique, il apparaîtcependant que cet excès d’échelle et de sens favorisel’expression des réactions du public et fait de cemusée un paradigme des lieux de patrimoine enFrance. L’impact de la réintroduction de la gratuité ad’ailleurs été sensiblement parallèle au Louvre et dansles autres musées et monuments.

L’évaluation de la gratuité d’un dimanchepar mois au Louvre

Pour commencer cette analyse, il faut donc rappelerbrièvement le contexte du réveil de la gratuité, aprèsune période d’abolition dans les musées nationaux.La responsabilité a été confiée au Louvre de réins-truire le dossier de la gratuité en 1995, à la demandedu ministre de la Culture désireux d’expérimenterpendant deux ans et d’évaluer l’impact de la réintro-duction de la gratuité le premier dimanche dechaque mois. La détermination de la direction duLouvre à favoriser les conditions d’une étude à trèsgrande échelle, durable, entourée de toutes lesgaranties scientifiques nécessaires, a permis au

ministère, au vu de l’évaluation, de transformerl’expérimentation en régime définitif, en étendant en2000 la gratuité d’un dimanche par mois à tous lesmusées nationaux et aux monuments historiques. Pour nous, en charge du pilotage de l’évaluation duLouvre (2), la gratuité fut un combat pour compren-dre, sur un terrain quasiment vierge d’études maisfortement investi d’idéologie. Quel est l’effet produitsur les visiteurs et sur la visite lorsqu’est réintroduitela gratuité ? Cette question simple nous a amenés àconstruire une méthodologie d’enquête largementinusitée, que nous précisons ici pour que le lecteurse repère dans la diversité des travaux qui se sontensuite multipliés sur la question.

Nous souhaitions d’une part apporter pour la premièrefois une information incontestable sur la stricte me-sure quantifiée de l’impact du retour de la gratuité. Lachance nous était donnée de travailler non sur des pro-jections prédictives, mais sur une situation réelle, enétudiant ceux-là mêmes sur qui la gratuité est expéri-mentée, c’est-à-dire les visiteurs, plutôt que d’effectuerdes sondages sur échantillons représentatifs de lapopulation dans son ensemble, ce qui a pour résultatde noyer les effets, et généralement de les invalider ;la chance aussi de profiter de l’immense audiencediversifiée de l’institution la plus fréquentée au mondepour donner une dimension massive à l’enquête( 2 3 600 questionnaires traités, en 9 langues, recueillispar moitié les dimanches payants, par moitié lesdimanches gratuits), ce qui nous a permis d’affiner laconnaissance jusqu’à un niveau de variables trèsdétaillé – croisements qui seraient impossibles sur lespetits échantillons – ; d’intégrer la population étran-gère, largement majoritaire dans les plus grandsmusées et généralement absente des enquêtes, alorsque ses réactions à la gratuité constituent un élémentde poids essentiel au débat ; de travailler sur des nom-bres réels, les visiteurs étant systématiquement comptés à l’entrée, au lieu de s’en tenir aux seulspourcentages, qui ignorent et écrasent les quantités ;

© Coline Desclides

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enfin, de prendre le temps de poursuivre l’enquête,en allongeant la durée de l’évaluation de deux à cinqans pour permettre une analyse de l’évolution deseffets dans le temps. L’écart des résultats entre dimanches payants et gra-tuits s’est révélé considérable, au point de démontrerque la gratuité est sans conteste l’instrument le pluspuissant qui soit à la disposition des politiques cultu-relles. Les principaux résultats sont les suivants : lagratuité entraîne un accroissement de fréquentationmassif et durable (le nombre total de visiteurs croît de60 % le dimanche gratuit) ; l’ancrage national dumusée s’en trouve considérablement amplifié (lesFrançais ou résidents en France sont 2,3 fois plusnombreux) ; l’incitation à la visite, en particulier à lapremière visite, est l’effet majeur de la gratuité (45 %des visiteurs français informés de la gratuité déclarentqu’ils ne seraient pas venus sans cette mesure) ; tou-tes les catégories socioprofessionnelles et tous lesâges sont concernés, et à l’intérieur de cet effet géné-ral, tous les indicateurs de démocratisation sont po-sitifs (le nombre des visiteurs franciliens issus descatégories supérieures est multiplié par 2,6 ; celui desprofessions intermédiaires par 2,8 ; celui desemployés/ouvriers par 3,1 ; les étudiants par 4,5 ; lesfamilles par 3,4). Enfin, la gratuité fidélise : 1/3 desFranciliens interrogés un dimanche gratuit sont déjàvenus un dimanche gratuit précédent.

Le mode opératoire de la gratuité

Au-delà des chiffres, nous souhaitions entrer dansune démarche de compréhension de la perceptionde la gratuité, des motivations des visiteurs et de laconduite de leur visite. Ce deuxième volet, confié àHana Gottesdiener ( 3 ), a ouvert le champ d’uneanalyse qualitative par entretiens approfondis,individuels ou en groupes, extrêmement éclairan-te sur le mystère des causes de l’ampleur desrésultats livrés par l’étude quantitative. Afin derevenir sur les processus qui rendent la gratuitéopérante, nous nous fonderons sur la réflexionque les acteurs eux-mêmes portent sur leur expé-rience et sur l’interprétation déjà réalisée dans l’é-tude précitée. Tous les verbatim cités dans ce texteen proviennent et sont mentionnés en italiques. Ces processus, au cours desquels se succèdent desétapes de « formation d’un visiteur en devenir »(Gottesdiener), reposent sur une suite d’articu-lations dialectiques qui fonctionnent autour de lagratuité par couples de concepts : l’exemption duprix et la liberté, le don et la dette, le droit à la cul-ture et le dû.

Pour fonder ce schéma en théorie, c’est vers lafameuse « énigme du don », qui a tant occupé lesanthropologues, qu’il nous a semblé naturel de noustourner pour y confronter l’énigme de la gratuité, etnous avons interrogé tout particulièrement l’analysedes trois modes de « circulation des objets » quiexistent dans toutes les sociétés : ceux qu’on vend,ceux qu’on donne, ceux qu’on transmet (4) et (5). Endéveloppant les voies ainsi ouvertes, nous allons ten-ter de suivre les interférences et les réactions quesuscite la gratuité dans chacun de ces systèmes.

L’exception / l’occasion :la gratuité dans la sphère du marchéUn premier mode d’échange est celui des objets ou ser-vices que l’on vend et que l’on achète sur les marchés.La visite payante est devenue la norme dans lesmusées et monuments – tandis que la gratuitédemeurait la norme dans les bibliothèques. Peut-être n’a-t-on pas mesuré à quel point l’introduction

de la tarification a bouleverséles logiques

© Coline Desclides

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des institutions patrimoniales et introduit d’ambi-guïté dans le registre des valeurs qui sous-tendentleur existence, au fur et à mesure que les plages degratuité pour tous se réduisaient et finalement dis-paraissaient. L’offre publique, telle qu’elle-même secommunique aujourd’hui, ne se distingue plus guèrede l’offre marchande, ni la pratique culturelle de laconsommation. L’échange tarifé a permis d’engagerune dynamique de développement riche d’efficacitéet pauvre de contenu relationnel, car il produit unerelation fermée, qui se résout dans l’instant du don-nant-payant, au cours de laquelle le bien est aliénépar l’acheteur : « quand j’ai payé, je veux un serviceet puis voilà ».

Comment la gratuité peut-elle trouver place dans lesystème marchand ? On l’y inscrit tout simplementà l’intérieur de la politique tarifaire, en tant que caté-gorie d’exception. C’est le tarif à prix zéro. Elle semanifeste de deux manières, soit comme exoné-ration catégorielle et elle vise des populationsciblées, soit comme exemption générale liée à desévénements, gratuité d’un jour ou d’une nuit blan-che, qui produit un effet d’annonce en faveur dumusée et constitue un produit d’appel pour la visite.Dans les deux cas, le terme de gratuité est ambigu,puisqu’il ne s’inscrit que comme exception à un toutpayant. On ne saurait mieux l’illustrer que dansl’exemple de ce projet d’affiche proposé par unpublicitaire pour annoncer la gratuité d’un dimanchepar mois : « Le Louvre à zéro franc ! ».

Le triptyque des arguments en faveur du paiementn’a guère changé depuis plus d’un siècle : le paie-ment à l’entrée du musée sélectionne le public, pro-tège les œuvres, enrichit l’institution (6) (7) et (8). Lepaiement sert en effet à se prémunir des importunsqui n’ont pas leur place dans les musées : « n’im-porte qui rentre dans le musée ». Dans un monde oùle prix est l’étalon de la valeur, le paiement impose-rait le respect pour les œuvres alors que la gratuitéles dévaloriserait : « on n’a plus la notion de ce qu’onva voir » ; « les gens viennent au musée comme s’ilsfaisaient une balade dans une grande surface ». Enréduisant le nombre des visiteurs, l’entrée payantepermet de limiter la foule, le bruit, l’attente. Enfin,elle donne au musée des ressources précieuses et aupublic payant le sentiment de participer au finance-ment du musée. La gratuité en revanche, contestéedans son efficacité sociale et toujours vue en creux,produirait surtout du manque à gagner dû aux« effets d’aubaine », qui attireraient au musée majo-ritairement ceux qui auraient les moyens de payer et

qui seraient ainsi des « profiteurs » qui « abusent ».Quant aux visiteurs impécunieux – les seuls queviserait la gratuité – soit ils ne viendraient pas, soitils seraient pour l’essentiel dépourvus du niveau deculture nécessaire pour tirer profit de la visite. Onobserve que lorsque ces arguments, fréquemmentutilisés par des responsables culturels ou des socio-logues, se trouvent partagés par des visiteurs, il s’agitdans la plupart des cas de visiteurs payants.

Les visiteurs du dimanche gratuit en revanche,vivent les choses bien différemment. D’une part ilssont bien là, en grand nombre, beaucoup venantpour la première fois, et l’on ne peut que s’étonnerde constater que les preuves pourtant irréfutablesdes effets de renouvellement et de démocratisationde cette journée restent encore si souvent mécon-nues ou déniées. Ces nouveaux visiteurs n’hésitentpas à reconnaître que la journée de gratuité a cons-titué pour eux « l’occasion », « le plus qui donneenvie d’y aller », « le pied à l’étrier ». Il est très inté-ressant de s’arrêter au récit de leur expérience, quijette un jour nouveau sur le rapport de la populationà la culture et à l’argent. La première vague de témoignages rend compte dela réalité de la « barrière » du paiement et exprimele sentiment de pénurie financière : « c’est très cherd’aller au musée, c’est très cher de se cultiver » (unevendeuse) ; « une famille qui arrive à quatre per-sonnes, plus le déplacement, ça devient très cher » (unélectricien) ; « on se dit ça ferait plaisir d’aller pourune heure, mais une heure à trois, ça fait très cher »(une femme avec enfants) ; « l’espace culture dansune famille avec trois enfants est très restreint »(femme de commerçant). Notons que, s’agissant depersonnes qui déclarent être venues au musée cejour-là parce qu’il était gratuit, le recours à l’analyseclassique selon laquelle l’argument financier seraitun alibi pour couvrir le manque d’intérêt culturel estcaduc. Une visiteuse, intendante de profession, secharge de faire l’analyse économique : « le prix desmusées et des expos est devenu trop coûteux. Il s’estcroisé une augmentation des prix avec une politiquecommerciale, ça fait que les prix sont importants aumoment même où le pouvoir d’achat des gens s’est misà baisser ».Si la gratuité d’un jour paraît dans ce contexte éco-nomique difficile comme « une chance », la capacitéd’entrer sans payer ne suffit pas pour rendre comptede la décision de visite. Le plaisir palpable qui rendla visite attrayante et festive est celui d’être libéré dupoids de l’argent : « le fait que ce soit gratuit ça aide,parce qu’on n’a pas à se soucier » (un étudiant). C’est

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qu’une forte contrainte morale est attachée à l’ar-gent : celle de justifier sa dépense. La descriptionque font les visiteurs de la visite payante est de cepoint de vue saisissante : « …payer, et en retour ilfaut voir, voir, voir… » (conducteur de travaux) ; « jesais que c’est de l’argent que j’investis. Je ne pensemême pas que j’aurai le temps de m’asseoir, je voudraistout voir » (une étudiante).

L’on voit bien ici que « l’effet d’aubaine » si souventévoqué n’a de pertinence que lorsqu’il est appliqué àceux qui font commerce du droit d’entrée, c’est-à-dire les opérateurs du tourisme – et il suffit d’inter-dire la visite en groupe les jours de gratuité pourlimiter ce problème. En revanche, le visiteur ordi-naire exprime une forte sensibilité au prix (en parti-culier les catégories populaires, les familles et lesétudiants) et plus encore une sensibilité à la valeurde l’argent (très largement partagée dans toutes lescatégories sociales). Fortement intériorisée, unemorale de la dépense entre en balance avec l’injonc-tion à s’instruire : quand elle n’est pas un frein à lavisite, elle fait un devoir au visiteur nouveau ouoccasionnel de s’imposer un parcours du muséeaccumulant le nombre d’œuvres, la distance parcou-rue, le temps passé, la fatigue. On en conclura quepour les personnes à faibles revenus ou faible pra-tique du musée le paiement est un obstacle sérieux

à la visite, et que pour la majorité de la population lepaiement est un obstacle majeur à la qualité et auplaisir de la visite, et en particulier des premièresvisites, qui conditionnent l’envie de retour.Délivrée de « l’astreinte » du paiement, la visite gra-tuite en revanche ouvre à des dispositions qui auto-risent le plaisir, le choix personnel, l’expression de pré-férences. C’est alors que l’on peut « être plus détendu »(médecin), « regarder ce qu’on a envie de voir » ( c a d r ecommercial), « perdre son temps », « se faire plaisir »(étudiant), « être plus libre » (gérante d’immeuble).Derrière la gratuité l’on trouve la notion de liberté, lelangage confondant d’ailleurs l’expression de l’une etl’autre dans un même adjectif : accès libre, f r e ea c c e s s, le « Louvre libre », comme titrait Clémenceaudans son plaidoyer contre le paiement ( 9 ). La gratuitéinitie à une grande leçon que l’école et les musées nepensent pas à transmettre ou souvent même contre-disent : la valeur de la pratique culturelle ne se me-sure pas en quantité ou en épuisante consommationdu voir ; la visite au musée, lorsqu’elle est libre, estun exercice de découverte, de plaisir, parfois de révé-lation, non pas seulement de la vision d’une œuvre,mais de l’expérience de regarder. Dans la bouche desvisiteurs du dimanche, les formules abondent pourrendre compte de cette perception nouvelle duregard : « voir sans voir... on a envie de revenir pourvoir ce qu’on a vu… voir de l’intérieur » ; « moi, en

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sortant du Louvre, j’ai téléphoné à mes parents, j’avaisl’impression d’avoir quatre ans » ; « se laisser aller àregarder » ; « et on voit tout le bonheur de regarder ». Dans un univers marchand, la gratuité est vécueavant tout comme « libératoire » (Gottesdiener).

La reconnaissance et la dette :la gratuité dans la sphère du don« La question du don, c’est la question des modes decirculation d’objets ou de services qui ne passent paspar le marché » (10).Lorsque l’État décide de rendre à la gratuité les muséeset monuments nationaux un dimanche par mois, ilentend adresser « un signe fort pour faire comprendreque la culture s’adresse à tous » ( P. Douste Blazy, 1995).Quand ce signe a pour destinataire la collectivité natio-nale, pour objet la culture et pour objectif l’égalité, ilentre dans le cadre distinctif d’une politique publique,qui agit par le moyen de ses propres codes de référence.La gratuité consacre la volonté publique comme undon. Le don est un puissant agent de mise en œuvred’une relation car il est un appel fait à la population toutentière à se sentir désignée comme donataire. Lesanthropologues qui ont étudié la circulation du dondans les sociétés primitives l’analysent comme la repro-duction d’une relation de reconnaissance, de subordi-nation et de dette, une relation qui ne cesse jamais delier le donataire au donateur et à conférer à ce dernierdu pouvoir. Contrairement à l’objet acheté, qui estdétaché de son propriétaire, l’objet donné continue àlui être attaché par le sentiment de dette de celui quil’a reçu et qui ne peut espérer équilibrer l’échange quepar un contre-don de même valeur ( 4 ).

Ce schéma a-t-il à voir avec les réactions des visiteursque nous avons étudiés, qui ont, rappelons-le, réponduà la gratuité par leur présence au musée, c’est-à-direqui s’en reconnaissent comme destinataires ? Leurréaction initiale est le plaisir à recevoir une invitationaccueillante, qui appelle en retour le geste de la venue.L’acceptation est facilitée du fait que l’invitations’adresse à tous et qu’il y aura foule : « ce qui m’a tou-chée, c’est que j’avais l’impression qu’on me faisait uncadeau, à moi et à des milliers de gens ». Les visiteurs nesont plus en face d’une occasion à saisir individuel-lement, ils sont d’emblée projetés dans un espace col-lectif d’échange non marchand. L’affiche choisie pourl’illustrer est déployée chaque mois dans le métro etappelle le passant à s’attarder sur cette formule énig-matique : « Le premier dimanche du mois, au musée duLouvre, ce qui n’a pas de prix est gratuit ».Le don appelle de fait une double forme de recon-naissance : la gratitude envers le donateur conjuguée

avec la reconnaissance de la valeur de l’objet offert.Il tire sa force de l’assentiment du donataire à lereconnaître pour un bienfait, qui l’oblige : « vousvenez nous offrir la possibilité de nous cultiver gratui-tement… on est obligés d’y aller ». « Y aller », c’estaccepter l’effort de se dégager des facilités et dessoucis de la vie courante, des « horreurs » que l’onregarde à la télévision, de « la société où l’on montreque de la violence », des films de guerre au cinéma,et « si on veut les voir, c’est notre problème ». Face àcela – que l’on admet être le laisser-aller ordinaire –l’on accepte le pouvoir de la puissance publique etde l’institution culturelle à exercer la fonction denous rappeler au vrai sens des valeurs. « on se dit,oui, il y a autre chose dans la vie » ; « la culture, c’estimportant parce que… on a tendance à retourner faci-lement à la barbarie » ; « ça humanise, le musée » ;« la culture, c’est le moyen d’expression de l’homme ».

La mesure de gratuité que le politique a voulu expé-rimenter au musée un dimanche par mois a la parti-cularité de s’inscrire dans la durée, mais non dans lapermanence, équilibre que les visiteurs reconnais-sent comme particulièrement efficace. À la fois ex-ceptionnelle et régulière, chaque mois la gratuitésonne comme un appel : elle stimule la visite etfidélise le visiteur. Le projet de retour lui ouvre l’ho-rizon d’un projet à construire. Il sait bien que « secultiver » est un processus qui demande du temps,et ce temps lui est justement offert sous forme derendez-vous mensuel : « si le système reste gratuit, ilest évident qu’on va revenir... et là on va apprendre »

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« un dimanche par mois, on y pense », « et puis onse prépare », « ça donne un point de référence », « çademande une démarche », « c’est vrai que c’est unappel ». Ainsi, on retrouve là l’enchaînement desobligations du don, de l’acceptation et de la dette quiva pousser à répondre par un contre-don de mêmevaleur, sous la forme de la décision de s’instruire :« ça me donne du travail pour au moins huit visites »,« ça m’emmène jusqu’au mois d’août ». Un enchaî-nement vertueux, un contrat personnel organisent ledésir du visiteur de s’insérer, par l’effort et le mérite,dans la hiérarchie des valeurs que le musée recèle, fon-dées sur le savoir. On rencontre là une configurationremarquable des effets de la gratuité comme don, quiprovoque la mise en route du désir d’accession à la cul-ture, décision consentie, intériorisée, ouvrant un hori-zon de progrès personnel et s’appuyant sur une mé-thode d’approche : la venue régulière et studieuse aumusée. Reste, guide à la main et bonne volonté commebagage, à aborder l’immense labyrinthe des collections,de l’histoire de l’art, du temps des civilisations mortes.Et là, confrontés à la difficulté de la visite et à unapprentissage solitaire, les visiteurs ne manquent pasde s’étonner : le musée souhaite-t-il vraiment favoriserleur progression de « visiteurs en devenir » ? Il ne suf-fit pas de franchir l’entrée pour accéder aux œuvres.« On est un peu désorientés » ; « ça doit être possible defaire ça, oui expliquer un petit peu la signification dechaque œuvre d’art ? » ; « quand je vais dans unmusée, j’aime bien me dire, j’y vais, je vais apprendre…mais le vrai sens de l’objet en lui-même, c’est vrai on peutpas le deviner, on perd beaucoup » ; « c’est quandmême un grand musée, je m’attendais à ce qu’il y ait,quand même … on a vu beaucoup de gens perdus » ; « i ly a rien du tout, il y a un auteur et un titre… » .En conclusion de cette étape, deux réflexions serépondent en écho, dans un jeu de vocabulaire quiillustre bien la subtile instabilité de l’échange : « ledon n’est jamais gratuit », affirment les anthropolo-gues. Tandis que les visiteurs concluent pensi-vement : « c’est gratuit, c’est pas donné ». Le don neserait-il que le moyen, de la part du donateur, de « sepositionner dans la célébration de soi » ? (10).

L’égalité de droit et le dû :la gratuité dans la sphère du symbolique Il existe une troisième forme d’échange, analysée parMaurice Godelier, auteur de L’Énigme du don ( 5 ),comme celle « des objets qui ne peuvent être ni vendusni donnés, mais qui sont gardés pour être transmis degénération en génération. Ce sont les objets sacrés ».Ces objets énigmatiques, dont on ne transmet jamaisla propriété car ils sont collectifs et inaliénables, ne

peuvent être offerts qu’ « en connaissance et en jouis-sance », cette forme particulière du don par trans-mission étant la seule qui soit véritablement gra-tuite. N’est-ce pas là la caractéristique des objets demusées ? L’anthropologue a lui-même accepté, aucours d’une intervention très éclairante, de validerce « rapprochement audacieux » entre les rituels quientourent les objets sacrés dans les sociétésarchaïques et l’imaginaire des sociétés modernes àl’égard des objets patrimoniaux (10).

La gratuité, du fait qu’elle soit en débat et qu’elle agis-se sur les comportements, incite les visiteurs à fairesur eux-mêmes un travail d’interprétation sur le sensqu’ils lui donnent, et à se prêter en particulier à uneélucidation collective au cours des entretiens de grou-pe où ils s’interrogent : qu’avons-nous en commundans notre rapport à la gratuité ? La foule qui se pres-se au Louvre le dimanche gratuit donne à cette ques-tion une réalité palpable : nul ne peut s’y méprendre,ce public est essentiellement distinct de celui de tousles autres jours, d’abord du fait du nombre, plus quede moitié supérieur aux autres dimanches, mais ausside la composition des visiteurs : le dimanche gratuitest le seul jour du mois où le public national estmajoritaire au Louvre. Les visiteurs s’étonnent eux-mêmes d’y voir « des gens de toutes catégories so-ciales », « des jeunes de banlieue, même des provin-ciaux, des gens avec des petits bébés, des jeunes »…Dans cette foule, le visiteur se voit représenté, lui ettous les autres, et il se réjouit de s’y fondre. Au cours decette journée particulière, du seul effet de la gratuité,une célébration muette s’opère : la foule est peuple,dans un sentiment de communion semblable à celui

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du « public rassemblé » du théâtre, unie par la mise ensuspens des inégalités. Ces jours-là, les notions de droitet d’égalité d’accès à la culture prennent corps. A ucours de la discussion, ces notions font leur chemindans les esprits, passionnent le débat, la revendicationde ce qui est dû au citoyen s’y fait jour : « c’est normalque tout le monde puisse y accéder » ; « ça met tout lemonde au même niveau, les hauts dirigeants et puis… etn o u s » ; « ça devrait être gratuit, comme à la Révo-l u t i o n », « il y a ceux qui auront la connaissance et ceuxqui n’y auront jamais accès, et qui se sentiront… laisséspour compte » ; il faut « donner à tout le monde la pos-sibilité d’avoir accès à l’art et de pouvoir évoluer dans l’ap-prentissage de la culture ». Si les sentiments et les prin-cipes sont aussi fortement mobilisés, c’est que leLouvre n’est pas neutre. Ancien Régime et Révolution,palais et musée s’y succèdent, l’histoire de France et lestrésors de l’art s’y côtoient. Pour l’ensemble des visi-teurs, le Louvre est le symbole de la France et de la cul-ture, le lieu de transmission par excellence où se cris-tallise l’identité nationale, mais aussi le lieu de l’aboli-tion des privilèges. La soif d’égalité recouvre la revendi-cation d’un patrimoine, d’une histoire, d’un héritage quiappartiennent à tous les Français ( 3 ) et qui fonde salégitimité sur la Révolution et les conquêtes de « n o sa ï e u x ». L’émotivité liée à ces évocations est extrême :« avoir le sentiment… qu’on profite un petit peu de cequi nous appartient » ; « a l l e z - y, vous les verrez vos raci-nes, vous verrez que vous en avez et que la France ne s’estpas construite du jour au lendemain ! » ; « on peut trèsbien reconnaître la valeur d’une œuvre parce que de toutefaçon on se l’est déjà appropriée historiquement » ; « ç apermet aux gens un petit peu de sentir qu’ils appartien-nent à une nation » .Ce qui se joue là est un phénomène qui engage l’ima-ginaire collectif, à partir d’un grand récit des origines,des conquêtes politiques qui ont créé les fondementsde notre contrat social, des aïeux qui nous les ont trans-mis, et la gratuité est le symbole qui réactualise et revi-gore les principes de la société liée dont nous sommes.Ce sont eux les objets sacrés, « porteurs de valeurs etd’identités dont on veut assurer la continuité et le partagepar des générations successives » ( 1 0 ).

Au terme de cet essai pour comprendre, nousdevons admettre que la question posée des effets dela gratuité ne peut être simplement abordée commel’analyse de l’influence des dispositifs institutionnelssur le comportement et les représentations dupublic. La gratuité dépasse largement les problèmesde stratégie institutionnelle, au point de renverserl’ordre des facteurs : c’est la gratuité souveraine,point aveugle des politiques culturelles, qui imposeau musée de jouer « le rôle d’unification sociale et

politique qui lui incombe historiquement » (11). Il enrésulte pour les responsables, un devoir de cohé-rence générale obéissant à des valeurs, qui est uneéthique de gouvernance. « Dans une société démo-cratique, c’est l’équivalent d’une réalité sacrée partagéedont il nous faut assurer l’exercice » (10). Ce seraitmanquer gravement aux attentes sociales que d’uti-liser ces références comme simple rhétorique. Dans sa mise en pratique, la gratuité requiert-ellel’apanage de l’exclusivité ? L’expérience et le volonta-risme invitent à accomplir les principes et à éviter ledogmatisme. Les visiteurs du dimanche pour leurpart estiment que la gratuité a plus d’impact sur euxdu fait d’être discontinue, pourvu qu’elle soit régu-lière. Ils admettent aussi que le musée a besoin definancement et sont prêts à y participer pour autantqu’ils le puissent. En revanche, ils demandent instam-ment du respect, qui se marquerait par un accompa-gnement de médiation, largement à inventer, qui leurrende le musée accessible. Car la gratuité n’est pasune molle facilité qui exonèrerait le musée de touteautre action culturelle ; elle est exigence accrue d’unengagement actif aux côtés des visiteurs en devenir.

Le dossier d’évaluation de la gratuité du dimanche auLouvre 1996-2000 est disponible sur demande : [email protected]

N o t e s

(1) Fourteau, C. (dir.) Signe et symbole, l’exemple de la gratuité, textes de

Anne Gombault, Sylvia Lahav, Florence Lévy et Katia Papaspiliopoulos,

Claude Fourteau, Hana Gottesdiener, Maurice Godelier, pp. 63-143, in

Les Institutions culturelles au plus près du public. Pa r i s : La

Documentation française/musée du Louvre, 2002, 280 p.

(2) Fourteau, C. Rapport d’évaluation de la gratuité du dimanche au

Louvre, 1996-2000. Paris : musée du Louvre, 2002, 110 p.

(3) Gottesdiener, H. et Godrèche, N. Perceptions et comportements de vi-

site lors des dimanches gratuits au musée du Louvre, in supra, pp. 39-109.

(4) Mauss, M. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les

sociétés archaïques, in Sociologie et Anthropologie. Paris : PUF, 1950.

(5) Godelier, M. L’Énigme du don. Paris : Fayard, 1996, 297 p.

(6) Samsoën, D. Petite histoire de la gratuité dans les musées, in Rouet, F.

( d i r.) Les tarifs de la culture. Pa r i s : La Documentation française, 2002.

(7) Genermont, D. Historique de la tarification, in Fourteau, C. (dir.)

Politiques tarifaires musées et monuments. Paris : Association Inter-

Musées, 1997, 174 p.

(8) Galard, J. Visiteurs du Louvre, un florilège, pp.31-52. Paris : RMN,

1992, 202 p.

(9) Clémenceau, G. Le Louvre libre. 1896.

(10) Godelier, M. L’énigme du don et la présence des objets dans les

musées, in Fourteau, C. Les Institutions culturelles au plus près du public.

Pa r i s : La Documentation française/musée du Louvre, 2002, pp. 135-143.

(11) Poulot, D. Patrimoine et musées, l’institution de la culture. Paris :

Hachette, 2001.

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Face à la querelle qui oppose les tenants d’un droit d’entrée au musée et les partisansde la gratuité, l’auteur présente une troisièmevoie basée sur le don, un autre mécanismed’échange du paysage muséal. Cetteréflexion sur la question du don à l’entrée du musée, qui repose sur une participationactive du visiteur, apporte également un éclairage différent sur les débatsconcernant l’application des règles du marché à la gestion des musées.

Le landerneau muséal a été récemment animé parune certaine agitation autour de la question du droitd’entrée. D’un côté, quelques musées provoquaientl’irritation, les modifications tarifaires qu’ils avaiententreprises étant jugées trop commerciales ; de l’au-tre, plusieurs instances publiques décidaient de ren-dre gratuite l’entrée aux musées dont elles avaient lacharge. On sait, bien sûr, que les activités desmusées sont relativement coûteuses ; la question quinous préoccupe ici consiste à savoir si une partie ducoût de leur fonctionnement pourrait être directe-ment prise en charge par le consommateur ou s’ilrevient à l’État de se charger, seul, de cette tâche, demanière à assurer un accès libre pour tous. D’unepart, donc, la mise en marché dont il est souventquestion au sein des musées ne répond qu’à uneportion réduite de leurs besoins en fonctionnement ;d’autre part, le débat est déjà ancien : si le dévelop-pement des techniques de marketing au sein desmusées a incontestablement influencé la discussion,les premières demandes pour l’instauration d’un

Le droit d’entrée dans la perspective du don

François Mairesse *

* François Mairesse est directeur du musée Royal de [email protected]

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droit d’entrée remontent, en France, à la seconde moi-tié du XIXe siècle, alors que déjà le manque criant deressources affectées aux musées par les pouvoirs publicsamène conservateurs et amateurs à espérer d’autresmoyens pour ces établissements ( 1 ). Les argumentsinvoqués par les partisans de l’une ou l’autre solution ontatteint, avec le temps, un haut niveau de sophistication.Désormais, c’est à partir d’enquêtes statistiques etd’analyses économiques que l’un et l’autre points de vuesont évoqués et, à ce niveau de rationalité économique,ce sont sans doute les arguments en faveur de la miseen marché qui semblent les plus percutants.

A priori, tout oppose détracteurs et partisans du droitd ’ e n t r é e : d’un côté, les premiers invoquent la libertéd’accès à toutes les classes sociales et les nouvellesmodalités de visite que permet l’entrée libre, alorsqu’un prix d’entrée, même modique, induit une barriè-re sinon véritablement économique, du moins psycho-l o g i q u e ; de l’autre, les seconds dénoncent les caren-ces du financement public et soulignent les nouvellesméthodes permettant de cibler les publics les plus fra-gilisés (faire entrer gratuitement ceux qui ne peuventvraiment rien payer) et amener toute personne qui en ales moyens à régler son entrée – notamment les tou-ristes qui, depuis le XIXe siècle, sont régulièrementcités comme une source de revenus considérable qu’ilserait aberrant de négliger. De manière générale, laquerelle porte en fait sur le rôle de l’État à assumer unsoutien financier suffisant ou, àl’inverse, sur la capacité au mar-ché à réguler de manière optima-le la rencontre entre la demandedes consommateurs et l’offremuséale, les partisans du droitd’entrée soulignant tous que sides moyens supplémentaires leurétaient fournis, ils seraient bienévidemment favorables à l’entréegratuite. Aux arguments quanti-fiés apportés par les uns répon-dent les arguments de droit àl’éducation ou de droit à la cul-ture des autres.

Ces deux points de vue, appa-remment inconciliables, présen-tent cependant un trait com-mun que l’on pourrait définircomme une conception relative-ment restreinte de la participa-tion du visiteur au sein dudébat. Somme toute, il revient à

ce dernier d’accepter ou non les termes d’un échangequi lui est imposé et dont le contrat repose sur desrègles claires mais peu modulables : payer et obtenir ledroit de visiter le musée ou refuser et rester à l’extérieur.En tout état de cause, il n’y a pas de discussion sur leprix – mis à part quelques cas exceptionnels engen-drant le remboursement de la prestation, s’apparentantà une sorte de garantie « satisfait ou remboursé » envigueur plus ou moins tacitement au sein du marché.

Les musées et le don

Cette querelle, largement relayée par la presse,éclipse presque totalement un autre mécanismed’échange pourtant omniprésent au sein de l’universmuséal et que l’on pourrait identifier comme uneforme de don. L’échange par don est en effet proba-blement, autant que les échanges réglés au sein del’économie de marché et ceux gérés selon les moda-lités établies par les pouvoirs publics, non seulementindissociable du fonctionnement traditionnel dumusée, mais sans doute une composante indispen-sable de son développement.

On sait l’ancienneté des échanges par dons, en cecompris au sein de nos propres sociétés. Pratiqueomniprésente au sein des cités grecques et romaines– l’historien Paul Veyne a analysé cette pratique ausein de la sphère publique (l’évergétisme) – le don

permet à l’Église, à partir duMoyen-Âge et jusqu’à la fin del’Ancien Régime, le dévelop-pement qu’on lui connaît. L’ins-titution du don, qu’elle se pro-duise du vivant du donateur oude manière posthume, par legs,est intimement mêlée à la créa-tion des premiers musées, qu’ils’agisse des collections Grimanidonnées à la ville de Venise(1523 et 1587), du cabinet Ash-mole/Tradescant légué à Oxford(1677) ou des collections Boisotléguées à Besançon (1694). Àpartir de la fin du XIXe siècle, deplus en plus de musées sontcréés à partir de collections pri-vées offertes à la collectivité ;qu’il s’agisse du château deChantilly (le duc d’Aumale) oudes musées Jacquemart-André,Nissim de Camondo et Cognac-J a y, pour n’en citer que quelques

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exemples à Paris et ses environs. C’est sans douteaux États-Unis que le financement et l’enrichisse-ment des musées par des dons connaît le plus d’am-pleur, le fonctionnement même de ces établisse-ments reposant en grande partie sur le principe desfondations privées, œuvres de milliardaires mécènesqui n’hésitent pas à doter richement le capital de cesinstitutions.

Le recours aux dons est, d’une manière ou d’uneautre, influencé par les autres modes d’échanges.D’une certaine manière, l’État, à partir du XIXe siè-cle, prend en charge nombre de domaines autrefoisdévolus à la sphère privée et administrés par dessociétés charitables. Après la Seconde Guerre mon-diale, la politique économique est largementinfluencée par le recours à l’État providence, peut-être au détriment d’un certain esprit philanthro-pique dans nos régions. À partir du dernier quart duXXe siècle, la part de l’État diminue quelque peu auprofit du marché, mouvement qui s’amplifie encoreavec l’effondrement progressif du bloc de l’Est. Lapensée dite néo-libérale, largement influencée parles pays anglo-saxons, ne manque pas de produireses effets sur le financement des musées, dès lorssouvent moins soutenus par l’État. Il est vrai que lerôle moins important des pouvoirs publics, enGrande-Bretagne et aux États-Unis, apparaît commefavorable au mécénat et à la philanthropie, engen-drant généralement une attitude de plus granderesponsabilité des élites économiques en faveur dudéveloppement de la culture et, notamment, le sou-tien du monde des musées.

Le don, au niveau des musées, s’exprime de diversesmanières que l’on pourrait réunir en trois groupesprincipaux, selon qu’ils privilégient l’argent, lesobjets de collections ou le temps à leur consacrer.Les dons d’argent sont souvent générés, dans nosrégions, par le truchement d’associations d’amis quicollectent des fonds au bénéfice du musée qu’ellesreprésentent, souvent afin d’enrichir les collections.Parfois, l’appel aux dons – les levées de fonds ou fun-draising – est organisé par les musées eux-mêmes,surtout lorsque ceux-ci disposent d’une certaineautonomie financière. Le don de spécimens ou d’ob-jets de collections constitue, surtout pour lesmusées d’art, une spécificité propre au systèmepatrimonial qui permet de distinguer ces derniers(avec les bibliothèques et les centres d’archives), demanière générale, des autres institutions à but nonlucratif. Le visage de la plupart des musées ne seraitpas celui que l’on connaît sans l’intervention de cesdonateurs, offrant le fruit de leur passion afin de luigarantir, notamment, une certaine pérennité. Enfin,le bénévolat constitue un troisième mode de don,bien sûr différent des deux premiers, mais en dehorslui aussi, comme ces derniers, de l’échange écono-mique classique. Sans doute le bénévolat constitue-t-il une activité s’épanouissant plus souvent sur lecontinent américain qu’en Europe : aux États-Unis,un habitant de plus de dix-huit ans sur 480 travail-lerait bénévolement dans les musées (2) ! Dans nosrégions, de très nombreuses petites institutionsmuséales, fonctionnant selon le régime des associa-tions, fonctionnent essentiellement sur base deprestations de ce type.

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Marcel Mauss, parmi les premiers, a tenté de définirla mécanique interne à ces élans de générosité appa-remment volontaires, en réalité parfois obligatoire-ment prestés et, en tout cas, savamment codifiés.L’essai sur le don, publié en 1924 sur la base d’uneabondante documentation rassemblant des informa-tions provenant des quatre coins du globe, conclut àla persistance d’une logique se déclinant en troistemps (par ailleurs déjà énoncée par Sénèque) : don-n e r, recevoir et rendre ( 3 ). Sans doute ce type demécanisme s’observe-t-il plus visiblement au sein desociétés traditionnelles (les Tobriandais ou lesKwakiutl, que Mauss cite abondamment) que dansnos sociétés actuelles. Sans doute aussi le don prend-il une place d’autant plus significative au sein d’unesociété ou d’un groupe social déterminé lorsque lesmembres qui la composent connaissent les règlesimplicites du jeu en vigueur. Un jeu dont les aspectsgénéreux, aux premiers abords, semblent si sédui-sants, mais dont les caractéristiques négatives (écra-ser quelqu’un par un don qu’il ne pourra rendre ou l’o-bliger à la reconnaissance éternelle) sont soulignéespar Mauss. De tels principes ne sont d’ailleurs pasétrangers au monde des musées : les conditions évo-quées par certains mécènes, les exigences de certainsdonateurs peuvent s’avérer d’une grande difficultépour le fonctionnement d’un musée, a fortiori l o r s q u ele don est tellement important qu’il ne peut être réel-lement refusé et qu’il oblige cependant le musée à lareconnaissance inconditionnelle.

Tour à tour, la mécanique publique et celle du mar-ché semblent vouloir s’imposer au détriment du don.Si le développement de la puis-sance publique amène progres-sivement la disparition d’ungrand nombre d’institutionscharitables et philanthropiques(notamment afin de contrer lesaspects négatifs engendrés parces dernières), la logique hégé-monique de l’économie de mar-ché, à la fin du XXe siècle, tented’expliquer par le fonctionne-ment de l’homo œconomicustous les mécanismes d’échange,en ce compris ceux régissanttraditionnellement la sphèrefamiliale et ceux que l’on re-groupait sous l’étiquette demécénat, de philanthropie oude don. Un certain nombred’auteurs (notamment A l a i n

Caillé ou Jacques Godbout, rassemblés autour del’œuvre du sociologue français, au sein de la Revuedu M.A.U.S.S.) opposés à cette seule alternativeÉtat/Marché, revendiquent cette troisième voie dudon, fondée sur un paradigme anti-utilitariste expli-quant autrement les termes de l’échange non-mar-chand. Cette dernière perspective, si elle est loind’être aussi solidement acceptée que les hypothèsessur lesquelles reposent l’économie de marché, per-met tout au moins d’isoler un certain nombre de fac-teurs existant au sein du musée et qui ne sont paspris en compte lors des débats sur le droit d’entrée.

Le don à l’entrée

Un certain nombre de contributions plus ou moinsvolontaires peuvent être en effet demandées à l’en-trée du musée – voire durant la visite, « n’oubliezpas le guide » – dont la logique rompt avec celle dudroit d’entrée classique.

Dans la plupart des musées gratuits, par exemple enGrande Bretagne au British Museum et à la NationalGallery qui ont continué, contre vents et marées, àpoursuivre une politique de gratuité, un tronc ac-cueillant les donations est présenté à l’entrée de l’éta-blissement, dont le produit est loin d’être négligeable. D’autres musées, comme le Metropolitan Museumde New York, ont instauré depuis de nombreusesannées un système fondé sur une contributionvolontaire mais obligatoire : le visiteur est libre dedonner ce qu’il souhaite, mais il doit passer par labilletterie. Les nécessités budgétaires de même que

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le renforcement des techniques mercatiques ontamené la mise en place d’un conditionnement socialde plus en plus important : le montant suggéré de ladonation est fort élevé, la donation une fois remises’affiche, en grand, sur le compteur de la caisseenregistreuse, afin que le public dans la file opère uncontrôle subtil, au point que nombre de visiteursconditionnés par la fréquentation des autres muséespensent que le Metropolitan est tout simplementdevenu payant. Cette pratique qui permet à n’im-porte quel amateur régulier d’entrer pour 10 centsdans l’un des plus grands musées du monde rappor-terait cependant en moyenne autant que le systèmede billetterie mis en place au musée du Louvre (4).Un système plus ou moins identique existe aumusée des Beaux-Arts de Montréal, tandis que d’au-tres expériences, plus ou moins fructueuses, ont ététentées depuis une trentaine d’années de par lemonde, notamment à Londres (Victoria & AlbertMuseum), à Boston ou à Morlanwelz (musée royalde Mariemont, Belgique).

Si un certain nombre de détracteurs s’opposent à detelles propositions, parfois comparées à un pourboireou à une aumône, force est de reconnaître que le prin-cipe d’un tel mécanisme est singulièrement différentdes autres, puisque le prix est laissé à l’appréciationdu consommateur qui joue donc un rôle nettementplus actif. Plus que la gratification donnée après uneprestation spécifique (pourboire), ce procédé s’appa-rente aux modes de perception en vigueur dans leséglises, ashrams, mosquées et autres lieux liés le plussouvent à la spiritualité. L’entrée dans la plupart deséglises, en Europe, est la plupart du temps libre,mais des troncs incitent le fidèle à contri-buer à l’entretien de l’édifice ou à un cer-tain nombre d’œuvres spécifiques. À l’in-verse, il arrive actuellement que certai-nes des églises dont le caractère patrimo-nial est particulièrement marqué (no-tamment par la présence d’œuvres d’artimportantes) agissent de plus en pluscomme des entreprises commerciales,tentant de vendre cartes et souvenirs, d’i-nitier – en Italie surtout – un systèmed’éclairage payant, voire d’imposer undroit d’entrée, au risque de choquer lesfidèles. La logique de la collecte durant lesoffices constitue également un mode deperception utilisé dans de tels lieux, bienqu’il soit nettement moins fréquent pourles musées, sauf lors de certains galas de bienfaisance. Nombre d’organis ations

caritatives (équipes de médecins, recherche contre cer-taines maladies) ont développé ces pratiques de ma-nière très sophistiquée, utilisant notamment réguliè-rement la force de persuasion des médias.

P o u rquoi donne-t-on ?

S’il est certes peu utilisé, le don à l’entrée présenteune alternative qui permet de s’interroger sur les rai-sons de cet échange particulier. Les raisons d’unéchange commercial classique sont en effet assezc l a i r e s : on paye pour consommer, pour visiter enl’occurrence. Mais pourquoi donner ? La réponse estévidemment nettement plus complexe, puisque lesrègles de l’échange ne sont pas écrites. De manièregénérale, sans doute, c’est la contrainte sociale quipermet d’expliquer partiellement les raisons du don(notamment lors d’une collecte ou d’un don obliga-t o i r e ) : faire comme les autres ou comme dans d’au-tres lieux (où l’on paye), de crainte de subir la désap-probation tacite du groupe. Mais pour un certainnombre de visiteurs, les raisons peuvent s’avérer dif-férentes, se déclinant en fonction de la personnalité,de l’éducation ou des histoires de vie : on peut don-ner de manière compulsive, pour améliorer son statutsocial, par tradition familiale... Le lien commun entretoutes ces raisons tient, semble-t-il, à la relation augroupe ou à « l ’ a u t r e », relation qui n’existe pas ou dumoins que l’on s’efforce de limiter lors d’une transac-tion commerciale ou administrative. Je n’ai aucunestratégie spécifique lorsque je commande une placede cinéma ou que je renouvelle ma carte d’identité àla mairie ; la chose est parfois différente lorsque je

participe à une quête ouque je donne à

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d’un sanctuaire. Elle l’est encore plus lorsque jeconnais la personne à qui je donne (ce qui est plutôtrare, à l’entrée d’un musée, mais s’avère nettementplus courant si j’offre un tableau à un conservateurpour son établissement). Ce jeu de relations humainesexiste donc à deux niveaux, entre moi, les autres visi-teurs et le personnel du musée. À celui-ci s’ajoute unedimension diachronique, elle aussi différente du cadrestrict de l’échange commercial ou administratif : je nesuis pas tenu de saluer mon percepteur des impôts oumon garagiste dans la rue (à moins que se soient tissésdes relations amicales qui dépassent justementl’échange), tandis que je me dois absolument de saluerun donateur si je suis conservateur. Par delà l’échange,une relation s’est souvent tissée, celle justement quiexplique la dette et le retour du don (par quelqueforme que ce soit). C’est aussi cette dynamique, dontil est parfois difficile de bien connaître l’origine, fondéesur l’histoire des relations humaines voire spirituelles,qui peut opérer sur un don à l’entrée : je donne en sou-venir d’une agréable visite, d’un conservateur attentifou d’un service rendu, parfois même ce geste consti-tue-t-il la résultante d’une aventure passée dans unautre musée ou en souvenir d’une personne chèreayant un rapport avec les musées : le retour d’un donne passe pas toujours par celui qui l’a envoyé.

La question peut être également renversée : quedonne le musée, qui amène en retour cet échangeparticulier ? Question complexe, à laquelle uneseule réponse ne saurait suffire. Qu’il soit temple ouécole (selon la définition de Benjamin Gilman,départageant ainsi, dans leur essence, musée d’art etmusée de science (5)), c’est peut-être plus parce qu’ilest lieu de transformation de l’être qu’il appartient àla catégorie des institutions fonctionnant aisémentselon les principes du don. Au même titre que labibliothèque, l’école, l’église ou l’hôpital, l’hommepeut espérer, en entrant dans le musée, une certainetransformation. Pas une transformation physiquecomme à l’hôpital, bien sûr, mais une certaine initia-tion, tantôt historique ou scientifique, tantôt esthé-tique, offrant à chacun une leçon de civilisation, desclés vers les plus hauts sommets de la réalisationhumaine. Cette attitude de révérence par rapportaux hauts projets culturels du musée, que l’on per-çoit inscrite dans la pierre des musées construits auXIXe siècle, se retrouve encore parfois, de manièrecertes un peu altérée, au sein des grandes institu-tions visitées, à la manière des cathédrales, par lespèlerins d’un nouveau genre en quête des nouvellesœuvres sacrées que constituent la Joconde, lamomie de Ramsès II ou la capsule d’Apollo 11.

Bien sûr, par rapport aux systèmes classiques de tari-fication du musée, le don semble nettement plusaléatoire puisqu’il repose sur une participation activedu visiteur, ce qui amène nombre de responsables àrelativiser son efficacité, doutant ainsi de la volonté departicipation du public à un tel projet. Cette hypo-thétique fragilité constituait pourtant presque lanorme pour la plupart des institutions spirituelles etnombre d’organisations non gouvernementales carita-tives. Pourquoi certains musées ne parviendraient-ilspas à fonctionner de cette manière ?

Il convient, en outre de percevoir cette question àl’aune de l’ensemble des dons transitant autour dumusée. C’est parfois pour que l’entrée demeure gra-tuite, libre pour tous, que certaines donations sonteffectuées. Ainsi, au musée de Cincinnati, plusieursdons très importants ont permis de garantir la péren-nité de l’entrée libre au musée, d’abord à raison d’unjour par semaine (depuis 1906, suite à une dotationspéciale de Mary Emery), puis pour les enfants(dotation de la Cincinnati financial Corporation) et,récemment pour l’ensemble du public (dotation dela Richard and Lois Rosenthal Foundation). À l’in-verse, un grand mécène britannique, Sir DenisMahon, a annulé en 1997 un legs de plusieurstableaux de maîtres qu’il s’apprêtait à faire à laWalker Art Gallery de Liverpool, qui venait d’ins-taurer un système d’entrée payante (6).

Il serait illusoire de considérer la question du doncomme une solution à tous les problèmes du fonc-tionnement des musées. Cette perspective permetcependant de porter un autre regard sur les débatsconcernant l’immixtion plus ou moins importantedes règles du marché au sein des musées. En fonc-tion de ce point de vue, il est difficile de prétendrequ’une relation strictement organisée selon les prin-cipes marchands ou ceux de la gestion publiqueoffre une solution définitive à tous les problèmes liésà la venue des visiteurs au sein d’un musée. La ques-tion du don à l’entrée induit d’abord un autre typed’investissement, certes réduit par rapport à certai-nes actions possibles (bénévolat, don d’objets), maisdont la philosophie sous-jacente implique un posi-tionnement différent du visiteur/citoyen par rapportau musée, puisqu’il lui revient de décider (plus oumoins) librement de l’un des termes de l’échange : saparticipation. Cette espace de liberté, mais surtoutd’incertitude pour le conservateur, n’est pas sans dif-ficultés pour la gestion d’un musée. La dépendancede l’établissement par rapport au bon vouloir du visi-teur est peut-être, dans cette optique, encore plus

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difficile à gérer pour le musée que celle, déjà déli-cate, qui se présente dans une relation de marché( v i s i t e u r / c o n s o m m a t e u r ) ; elle induit surtout lanécessité d’une relation différente avec les utilisa-teurs de l’institution muséale, plus proche desmodèles qui ont pu être élaborés par certainsauteurs (John Cotton Dana, Patrick Geddes, JohnKinard, pour ne citer que quelques pionniers) enga-gés dans la muséologie communautaire. Une rela-tion exigeante et complexe, qui n’est pas sansrisques autant pour le musée que pour le visiteurprogressivement amené à devenir acteur au sein del’établissement.

Sans doute les responsables de beaucoup de muséesconsidéreront-ils avec un certain scepticisme unetelle mécanique pour l’entrée de leur établissement,mais il est évident qu’au moins à un certain niveau –celui du don de collections – un conservateur nepeut rester dans le seul statut d’agent des servicespublics et doit s’investir personnellement dans unerelation qui n’a plus grand-chose à voir avec celleque l’on peut envisager selon l’application stricte desrègles administratives ou de marché. On sait que detelles relations, dès lors qu’elles touchent deux per-sonnes, ne sont pas exemptes de risques, tant pourle conservateur que le donateur.

Quoiqu’il en soit, la perspective du don offre unéclairage particulièrement intéressant sur les raisons

données pour financer les musées. Unetelle question est, depuis le début desannées 1990, au cœur de l’actualité, lapensée économique contemporaines’interrogeant sur les nécessités del’intervention publique. C’est pourcette raison que se sont développésnombre d’arguments permettantde justifier l’existence desmusées. L’Audit Commissionbritannique avait répertorié audébut des années 1990 cesraisons dans l’ordre suivant :

le développement de la qualitéde vie dans une région, le déve-

loppement du tourisme, le déve-loppement économique, le support à

la recherche et à l’éducation, la conser-vation du patrimoine (7). On sait com-

bien ces premières fonctions ont été misesen valeur ces dernières années, au point de

devenir, dans l’esprit de certains décideurs, lesraisons essentielles pour lesquelles il convient decréer, de développer ou d’entretenir des musées. Lesprojets initiés à Bilbao n’offrent-ils pas la preuved’une réussite économique extraordinaire ? Dansune perspective régie strictement par les règles dumarché, de telles missions peuvent logiquement sedévelopper sur base d’un financement provenantpartiellement des consommateurs eux-mêmes. Demême, et toujours selon une perspective écono-mique, l’intervention de l’État, lorsqu’il s’agit dedévelopper le milieu de vie d’une région ou sonpotentiel touristique et économique, s’accommodeaisément de la logique économique privilégiant laperception maximale d’un droit d’entrée en fonctiond’études de marketing ciblées. En suivant jusqu’aubout cette logique, ne faudrait-il pas construire denouvelles cathédrales comme celle de Chartres ?De tels arguments s’effondrent, en effet, face à laphilosophie du don : si l’on peut concevoir que l’ondonne pour affronter le temps (conservation) oupour élever les esprits (éducation), il est rarissimeque l’on donne pour le développement de l’économieet du tourisme de sa région.

La pensée à partir d’une philosophie du don permetainsi de souligner les différences fondamentales exis-tant entre certaines missions à partir desquelles s’arti-cule l’activité des musées. D’une manière ou d’uneautre, l’hégémonie de l’un de ces modes de fonction-nement que constituent le don, l’économie de marchéou la logique publique, se fait nécessairement au

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détriment de l’accomplissement de certaines mis-sions que le musée pourrait remplir. Question dechoix, le jeu reste ouvert.

Car pourquoi pas, après tout, un musée développéuniquement à des fins touristiques ? Au vu de la fré-quentation de certains établissements, et non desmoindres, ne s’agit-il pas là déjà d’un fait plus oumoins avéré ? Dès lors, pourquoi pas, effective-ment, un accès strictement régenté par les règles dumarché ? Et bien sûr, une sanction identique à cel-les du marché en cas d’insuccès : la faillite et ladisparition. À moins, bien sûr, qu’une certaine sages-se permette de reconnaître que sous le vocable demusées, un grand nombre d’établissements fort peusimilaires puissent voir le jour, remplissant des fonc-tions apparemment identiques mais pour des raisonsparfois très dissemblables et recourant pour ce faireà des modes de financement très différents. Seloncette acception, le monde des musées ne serait-ilpas ainsi plus proche de l’hétérogénéité qui prévautau sein de notre humanité ?

Notes

(1) Mairesse, F. Le droit d’entrer au musée. Bruxelles : Labor, 2005.

(2) American Association of Museums, Museums Count. Washington :

AAM, 1994, p. 81.

(3) Mauss, M. Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les

sociétés archaïques, Sociologie et anthropologie, Paris : Presses universi-

taires de France, 1950.

(4) Jerosme, N. Un coût élevé pour un effet incertain (entretien avec F.

Cachin), Le Journal des Arts, 22 mai 1998, p. 8.

(5) Gilman, B.-I. Museums Ideals of Purpose and Methods. Cambridge :

Harvard University Press, 1923.

(6) Pour le premier exemple, voir le site Internet du Cincinnati Art

Museum (www.cincinnatiartmuseum.org), pour le second, voir Jerosme,

N. C’est gratuit et ça peut rapporter gros, Le Journal des Arts, 22 mai

1998, p. 9.

(7) Audit Commission, The Road to Wigan Pier ? Managing Local

Authority Museums and Art Galleries. London : HMSO, 1991.

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Analyser les comportements des français face à la gratuité et en particulier étudier la relation existant entre cette gratuité etd’une part la représentation que le public sefait des musées et d’autre part la valeur qu’ilattribue dans ces conditions à son expérience de visite : telles sont les principaux éléments de réflexion développés ici par les auteurs.

I n t ro d u c t i o n

Valeur fondatrice des musées, sceau de leur identitéoriginelle, la gratuité avait progressivement disparuau XXe siècle en France pour laisser la place à despolitiques tarifaires de plus en plus sophistiquées.Depuis les années 1990, elle fait un retour mar-quant. Le mouvement a débuté au Royaume-Uni ets’est poursuivi dans toute l’Europe (Gombault,2002). En France, il débute en 1996. Sur proposi-tion du ministère de la Culture et de la Com-munication, le musée du Louvre devient gratuit lepremier dimanche de chaque mois, à titre expéri-mental pour deux ans : c’est un succès. Aussi en1998, la mesure est-elle reconduite sans limitationde durée. En 2000, elle est mise en œuvre dans l’en-semble des musées nationaux et des monumentshistoriques. Puis, plusieurs villes l’adoptent dans lesmusées municipaux : en 2002, les musées muni-cipaux parisiens offrent une gratuité permanente,bientôt rejoints par ceux de Dijon, Caen, Bordeauxou encore du département de l’Isère. Cette évolu-tion, qui peut sembler paradoxale dans un mondemuséal pragmatique intégrant de plus en plus l’appelau marché, marque en fait l’apparition de stratégies

Gratuité des musées et valeur perçuepar les publics

Dominique Bourgeon-Renault, Anne Gombault, Marine Le Gall-Ely,Christine Petr et Caroline Urbain *

* Dominique Bourgeon-Renault est professeur à l’université de Bourgogne, membre du laboratoire

CIMEOS et membre associé à la chaire Arts, Culture etManagement en Europe (CEREBEM)

Anne Gombault est professeur titulaire de la chaire Arts,Culture et Management en Europe (CEREBEM),

Bordeaux, École de ManagementMarine Le Gall-Ely, est maître de conférences

à l’université de Rennes 2, ICI EA2652Christine Petr est maître de conférences IGR à l’université

de Rennes 1, CREM UMR CNRS 6211Caroline Urbain est maître de conférences à l’université

de Nantes, CRGNA

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de prix où la gratuité, une action-prix comme uneautre, sert les objectifs d’accessibilité et de promo-tion de ces institutions (Gombault, 2005).

Qu’en pensent les publics ? De nombreuses étudesquantitatives d’impact sur la fréquentation ont étémenées principalement à l’étranger (Bailey et al.,1997). Elles décrivent toutes une augmentation de lafréquentation à court terme, qualifiée d’« effet lunede miel » (Dickenson, 1993), mais montrent qu’àplus ou moins long terme, la mesure de gratuité entant que telle n’aurait pas d’effet sur la fréquentation.Seule une politique d’accompagnement actif de cettemesure, visant à en faire un outil d’implication dans lavisite pour les publics, peut produire des résultats.Pourtant, au-delà de ces études d’impact, rares sontles travaux à s’être intéressés à la réception de lamesure de gratuité, et au sens donné par les publics àla gratuité et à leur expérience vécue lors de la visite.En France, on recense seulement l’étude deGottesdiener et Godrèche (1996), qui s’intéresse auxreprésentations des dimanches gratuits des publics dumusée du Louvre. Pour combler ce manque, le dépar-tement des Études, de la Prospective et des Sta-tistiques du ministère de la Culture et de la Com-munication, après avoir mené une série d’étudesquantitatives sur les effets des mesures de gratuitédans les musées et les monuments nationaux, a confiéà une équipe de cinq enseignants chercheurs, ensciences de gestion, la réalisation d’une étude princi-palement qualitative (Gombault, Pe t r, Bourgeon-Renault, Le Gall et Urbain, 2006). La recherchevisait à comprendre les représentations, les projetsd’usage et les comportements des Français face à lagratuité des musées et monuments. Après avoir pré-senté cette étude et résumé ses principaux résultats,cet article développe l’un d’entre eux : l’importance de

la valeur pour les publics dans un contexte de gra-tuité. Quelle valeur attachent-ils à la visite d’unmusée dont l’entrée est gratuite ? Existe-t-il une rela-tion entre ces représentations de la gratuité et lavaleur attachée aux musées et à leur visite ?

La gratuité des musées côté publics : présentation de la re c h e rc h e

Problématique et méthodologieLa problématique générale de la recherche com-mandée par le département des Études, de laProspective et des Statistiques a été formulée de lafaçon suivante : dans le contexte français, quellesreprésentations de la gratuité des musées et desmonuments, les publics ont-ils et comment celles-cisont-elles reliées à leurs représentations, projetsd’usage et comportements de fréquentation des mu-sées et des monuments ? La contribution attendue était de générer une con-naissance théorique sur les représentations, les pro-jets d’usage et les comportements des publics, face àla gratuité des musées et des monuments, à partir dedonnées empiriques, et par un raisonnement inductifet itératif, mobilisant des théories pertinentes. Cetobjectif exploratoire a été servi par une stratégie derecherche dite de « m u l t i a n g u l a t i o n » consistant àcomparer de multiples sources de données empi-riques et théoriques pour produire de la connais-sance. Toutes les tactiques de « m u l t i a n g u l a t i o n »ont été utilisées afin de garantir une fiabilité et unevalidité élevée : « m u l t i a n g u l a t i o n » des données,des techniques de production des données, des inter-prétations produites par les personnes étudiées, desthéories, des chercheurs et enfin des paradigmes. Laproduction des données s’est organisée de la façonsuivante : un mode central de production des données– 52 entretiens individuels – complété par troismodes complémentaires : 4 entretiens de groupe, 36observations et entretiens individuels sur site et uneenquête quantitative – 580 questionnaires. Le critèrecentral d’échantillonnage de chaque phase de pro-duction a été la fréquence de visite : visiteurs habitués(plus de 2 visites dans l’année écoulée), visiteursoccasionnels (au moins une visite dans les cinq der-nières années et au plus deux visites dans l’annéeécoulée), non-visiteurs (qui n’ont pas effectué de vi-site depuis cinq ans.). Les données ont été collectées en 2002 et 2003, defaçon synchronique : partout en France, auprès defrançais (les touristes étrangers n’ont pas été étudiés),en distinguant entre la région Parisienne et les autresrégions et entre les zones urbaines et les zones rurales

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pour les entretiens et l’enquête ; et dans deux sites-testsen Bourgogne – un musée (Magnin à Dijon) et unmonument (Châteauneuf-en-Auxois) – en comparantdes configurations tarifaires différentes (dimanchepayant, dimanche gratuit, Journées du Pa t r i m o i n e) pourles observations et entretiens de visite. Des analyses decontenu thématiques, empiriques puis théoriques ontété menées par phase et globalement. Elles ont permisde formuler 27 propositions théoriques à valeur d’hy-pothèses, qui ont été ensuite reprises, discutées etréduites à trois méta-propositions (agrégats de proposi-tions, visant à un niveau de connaissance théoriquesynthétique et général sur la question abordée).

Trois grands résultats Le premier résultat de l’étude montre, que pour lespublics, à l’encontre d’une idée reçue, la gratuité estsecondaire dans la construction et la réalisation d’unprojet de visite. Elle est loin d’être la clé d’entrée dela fréquentation des musées et des monuments, quiréside avant tout dans l’implication des individusdans cette activité. Pour autant, la gratuité n’est pasneutre et dispose d’un pouvoir métamorphique sur lapratique de visite de musées et de monuments, quis’exerce de trois façons différentes : - elle permet de faire penser aux musées et auxmonuments ; - elle améliore l’accessibilité objective et symboliquede l’offre des musées et des monuments ; - elle change le processus de décision de visite quiapparaît plus simple, moins coûteux, et basé alorssur l’essai et l’exploration expérientielle.

Le second résultat de l’étude montre que les repré-sentations des musées et des monuments s’inscri-vent globalement dans un cadre de référenceunique, de biens communs culturels dans un sys-tème marchand, que la gratuité interroge. Dans unelogique collective, la gratuité des musées et desmonuments est perçue en France de manière équi-voque : ambivalente (envisagée différemment pourle collectif ou pour soi), paradoxale dans ses effets,ambiguë dans son contenu même. Ce caractèreéquivoque peut être interprété comme caractéris-tique des représentations de la gratuité des bienssociaux en général dans une société marchande, etdonc non spécifique aux musées et aux monuments.Par suite, dans les représentations des publics, lapolitique de gratuité des musées et des monumentsen France apparaît de façon unanime comme étantmal adaptée. Le manque de cohérence et une com-munication déficiente sont mis en cause. Au-delà deces deux points de consensus, les représentations dela politique de gratuité des musées et des mo-numents divergent fortement quant à sa légitimité,ses objectifs et son financement.Dans une logique individuelle, la gratuité ramène lespublics à la signification du fait de payer. Le fait depayer est perçu comme un visa d’entrée dans lesmusées et les monuments, comme un engagementdans l’acte de visite, même s’il crée une distanceentre les musées et les monuments et leurs publics.Dans les représentations des publics, la gratuité estfortement associée à la valeur des musées et desmonuments et de l’expérience de visite, qui est

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considérée comme inscrite dans une relationd’échange. Ensuite, selon que les publics se décla-rent intéressés ou non par les musées et les monu-ments, selon les valeurs qui les animent, selon lesattentes vis-à-vis de la pratique, et selon la pratiqueelle-même, les représentations de la gratuité sonttrès différentes. Ainsi, quatre univers fragmentent lecadre de référence et sont identifiés ainsi : - un univers sacré, marqué par une vision dogma-tique et esthétique et dans lequel la gratuité, consi-dérée comme naturelle, est un principe qui faitdébat ; - un univers patrimonial au sens culturel, mais éga-lement au sens économique et juridique, danslequel la gratuité, très controversée, apparaît commeun idéal impossible ; - un univers de loisirs offrant des prestations de ser-vices dans une logique de consommation, danslaquelle la gratuité est considérée comme uneopportunité ; - un univers étrange, dans lequel les musées et lesmonuments sont tellement absents que la gratuiténe fait pas sens. Intégrant des considérations de marché, les universpatrimonial et de loisirs, auxquels appartiennent desvisiteurs habitués, occasionnels et des non-visiteurs,se distinguent nettement de l’univers sacré, portéprincipalement par des visiteurs initiés aux muséeset aux monuments.

Enfin, le troisième résultat de l’étude montre quepour certains visiteurs et à certaines conditions, l’ex-périence de la visite gratuite des musées et des monu-ments peut permettre un apprentissage de leur visiteainsi que l’appropriation de la mesure de gratuité. D’a-bord, l’apprentissage de la pratique serait facilité parles effets de la gratuité sur l’image de la pratique etdes objets de visite. En effet, la gratuité modifie laperception des musées et des monuments et le pro-jet d’usage de ces lieux. Elle change le processus dedécision : la décision d’une visite gratuite exigemoins d’efforts et de calculs, permet de s’appuyersur l’essai au lieu de l’évaluation, et supprime l’acted’achat matérialisé par le paiement. Ensuite, l’expé-rience d’une visite gratuite semble donner plus sou-vent lieu à de nouveaux projets de visites gratuites,voire leur possible choix exclusif. Ainsi, l’expériencegratuite favoriserait l’appropriation individuelle desmesures de gratuité. Enfin, lors de son vécu, la gra-tuité fait vivre une expérience de visite différente decelle de la configuration payante : - elle modifie l’usage des lieux ; les comportementschangent et deviennent plus détendus, voire profanes,

avec des variations selon le type de lieu ou selon letype de gratuité ;- elle crée un contexte de convivialité spécifique etmodifie le lien social inter-groupe et intra-groupe(expérience collective partagée). Les représentations négatives des conditions de vi-site, dans un contexte de gratuité, ne sont alors pastoujours confirmées lors de l’expérience de visite quiest plutôt vécue de manière positive, d’autant plusque la gratuité événementielle permet des « retrou-vailles communautaires » autour de l’objet patrimo-nial. Ainsi, dans le cadre exceptionnel des visites desJournées du Patrimoine, la gratuité est l’occasion devivre une expérience partagée autour d’un mêmeobjet. Dans cette situation, les personnes se retrou-vent et s’accordent autour du patrimoine, au-delà deleurs individualités.

La place de la question de la valeur dans les résultatsUne partie des résultats de l’étude montre donc l’im-portance dans les représentations des publics,quand la gratuité est évoquée, de la question de lavaleur attachée aux musées et monuments et à l’ex-périence de visite, et son incidence sur la décisionde visite et les pratiques. L’identification d’univers de représentations desmusées et des monuments montre qu’une majoritéde personnes les pensent dans un cadre de référencede l’échange, comme des biens communs culturelsdans un système marchand. Ce cadre de référencepermet de comprendre les raisons pour lesquelles :

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- dans les représentations des publics, la gratuité semanifeste alors comme un prix, signe majeur d’unmonde marchand ;- le fait de payer est si important pour le visiteur ;- la gratuité interpelle fortement la valeur des muséeset des monuments et de l’expérience de visite.

De plus, la valeur initiale attachée à l’objet culturelreste au centre de la prise de décision de la pratiqueculturelle qu’il y ait, ou non, proposition de la gra-tuité. Et quand la gratuité est proposée, les publicsenvisagent son effet sur la valeur perçue de la pra-tique. Alors que le premier résultat de notre étuderelatif à l’effet secondaire de la gratuité sur la déci-sion de visite et tous les développements qui l’ac-compagnent sur les raisons de cet effet incitatifmineur, pourraient laisser croire qu’il est possible declore le débat sur la question de la gratuité dans laculture, en définitive il n’en est rien. La gratuité nefait pas venir celui qui n’avait pas d’intention initialed’aller visiter un lieu. Elle ne suffit pas à donner l’en-vie de visiter à celui qui n’est pas intéressé par l’ob-jet culturel. Elle n’a donc pas le pouvoir prescripteurque ses prosélytes lui prêtent. Cependant elle dis-pose d’un pouvoir métamorphique qui conduit cer-tains publics à envisager les musées et leur offre devisite, de manière différente. Ils prennent positionsur la gratuité, en vertu des qualités ou défautsqu’ils lui attribuent en tant qu’outil modifiant lavaleur perçue des musées et de la pratique de visite.Et, en fonction de la valeur qu’ils leur attachentinitialement, ils évoquent de manière contrastée, lacontribution de la gratuité à cette valeur.

En quoi la gratuité interpelle-t-elle la valeur attachée par les publics aux musées et à leur expérience de visite ?

Ce questionnement repose sur les représentationsde la valeur attachée par les publics aux musées et àleur expérience de visite. Le lien entre, d’une part, lefait de payer ou non l’entrée (valeur d’échange) et,d’autre part, la valeur attachée à la visite d’un musée(valeur d’usage ou expérientielle) est très contro-versé : la gratuité peut avoir un impact négatif, posi-tif ou neutre sur la valeur perçue de la visite.

La valeur attachée par les publics aux muséeset à leur expérience de visite Les perceptions de la valeur des musées et de l’ex-périence de visite renvoient aux types de valeur deconsommation suivants (Sheth, Newman et Gross,1991) :

- une valeur fonctionnelle ou capacité des musées àproposer une offre de qualité caractérisée par lesthèmes abordés, les œuvres exposées, les lieux et lesservices mis à la disposition des publics ;- une valeur sociale liée à la visite pratiquée avec unou plusieurs groupes sociaux (famille, amis…) ;- une valeur émotionnelle ou capacité des musées àsusciter des émotions, la sensibilité au « b e a u » ou àl’esthétisme, un sentiment de découverte, d’évasion,de surprise, d’étonnement, de dépassement de soi etd’émerveillement, le développement de l’imaginaire,la nostalgie, une impression de liberté, le plaisir d’êtredans les lieux, le désir de nouveauté et de variété, laperception mystique du lieu, la spiritualité… ;- une valeur épistémique, mettant l’accent sur lacapacité des musées à susciter la curiosité et à sti-muler le désir de connaissance ;- une valeur conditionnelle, s’analysant comme lerésultat d’une situation spécifique ou d’un ensemblede circonstances (présence de monde ou non, entréepayante ou gratuite, présence d’un guide, occasionparticulière de visite…). Les représentations des musées et de leur valeursont donc plurielles.

La valeur de l’offre, proposée par les musées et per-çue par leurs publics, peut aussi être regardée selondeux perspectives, globale ou analytique (Aurier,Evrard, N’Goala, 2004). La première perspective,qui s’inscrit dans l’échange, appréhende la percep-tion de la valeur globale de l’offre et résulte de laconfrontation entre les bénéfices et les sacrificesperçus associés à la consommation (Zeithaml, 1988)

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qu’ils soient économiques, psychologiques ousociaux. Le prix de l’entrée, versus sa gratuité, fait doncpartie intégrante de la perception de cette valeur. Il par-ticipe à l’ambivalence de la relation gratuité-valeur enpouvant être perçu comme un signe de qualité etcomme un effort monétaire pondéré par les efforts nonmonétaires qu’implique la visite. La seconde perspective se focalise sur la valeur de laconsommation elle-même, c’est-à-dire dans notrecontexte, sur le vécu de l’expérience de visite(Holbrook et Hirschman, 1982). Cette approche sesitue dans le champ des expériences de consom-mation ou d’appropriation du lieu. Il s’agit d’une« consommation culturelle » caractérisée par un étatsubjectif primaire du visiteur provoqué par le sym-bolisme, l’hédonisme (se fondant sur la capacitéd’une exposition à produire du plaisir, de la distrac-tion, des émotions et des sensations) et l’esthétisme(associant la consommation d’œuvres à la beauté)des objets culturels. Cette perspective expérientielle(Bourgeon, 2005) montre que les bénéfices perçusne reposent pas uniquement sur les aspects maté-riels, utilitaires et cognitifs des œuvres d’art ou dulieu, mais comprennent des dimensions sym-boliques, hédonistes et esthétiques, faisant appel àla subjectivité du visiteur et exigeant la prise encompte de sa dimension affective.

La valeur des musées peut ainsi être perçue par lespublics sous différentes facettes : valeur symbo-lique collective, valeur d’échange (valeur dans uneperspective transactionnelle), valeur d’usage et/oud’expérience (valeur de consommation). L’ensemblede ces valeurs participe à la décision de fréquenterun musée. Il s’agit donc de repérer comment lesreprésentations de la gratuité à l’entrée sont suscep-tibles d’interagir sur la perception de la valeur desmusées et de leur visite.Certains visiteurs considèrent que la gratuité de l’en-trée dévalorise ou risque de dévaloriser les muséeset/ou l’expérience de visite en diminuant leur statutou en altérant les conditions de visite. D’autresvoient dans la gratuité un moyen de valoriser lesmusées et l’expérience de visite en ne les réduisantpas à une simple dimension marchande et en per-mettant de partager leur valeur. Enfin, pour certains,la gratuité ne joue pas sur la valeur qu’ils attribuentaux musées et à leur expérience de visite : en effet,que la visite soit gratuite ou non, certains affirmentqu’ils ont tout de même l’intention de visiter lesmusées.

La gratuité : une dévalorisation de l’offreLes personnes qui voient dans la gratuité un risquede dévalorisation évoquent ainsi les effets symbo-liques et matériels de la gratuité.Au niveau symbolique, la gratuité modifie le statut etl’image du lieu : elle le désacralise et, pour certainespersonnes, elle risque aussi de banaliser la visite d’unmusée, notamment parce qu’elle s’adresse à tous. Elle« galvaude » ( 1 ) alors, c’est « le passage au vulgaire, ausens propre, au sens péjoratif du terme ». Plus large-ment, la gratuité introduit un doute sur la valeur del’offre : « ce qui est gratuit, ça n’a peut-être pas devaleur […] cela dévalorise la culture […] ce qui estbeau doit être payé ».Au niveau pratique, la gratuité est associée à uneaffluence excessive dans les sites ainsi qu’à une popu-lation différente de celle des jours payants, qui peu-vent nuire à la qualité de l’expérience de visite : filesd’attentes, bruit, manque d’espace... La gratuité estégalement associée à une moindre qualité de l’offre deservices qui est proposée : absence d’accueil et d’in-formation, entretien des équipements, dégradationdes lieux.... Les contraintes de planification de la vi-site (quand la gratuité est périodique) apparaissentaussi plus importantes.Dans ce cadre, la diminution des bénéfices perçusde l’offre, imputée à la gratuité, prend alors le passur la suppression du sacrifice monétaire qu’ellereprésente. La gratuité « p e r t u r b e » l’équilibre« entre ce qui est donné et ce qui est reçu » et l’in-dividu le rétablit psychologiquement en considérantque les prestations sont moindres.

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Il faut noter que ces représentations négatives de lagratuité associée à un risque de dévalorisation de l’of-fre par la gratuité peuvent s’atténuer chez certainspublics lors de l’expérience d’une visite gratuite,quand chez d’autres elle la renforce au contraire.

La gratuité : une valorisation de l’offrePour certains visiteurs ou non-visiteurs, la gratuité del’entrée des musées apparaît d’emblée « i n t é r e s-s a n t e ». Elle est supposée inciter à fréquenter lesmusées et peut constituer « une occasion », autre-ment dit une opportunité, un intérêt en soi, uneaubaine, voire une « bonne affaire » ( S c h i n d l e r,1989). La gratuité peut également valoriser la visite desmusées en permettant de vivre une expérience àtravers des sensations que le visiteur découvre spé-cifiquement dans ce contexte de gratuité. La gra-tuité permet aussi de « prendre son temps » p o u rvisiter un musée. Elle permet ainsi de passer moinsde temps dans une visite (« on ne se sent pas obligéd’aller jusqu’au bout »). Éventuellement, il est pos-sible de revenir plusieurs fois. Ainsi, la gratuitémodifie-t-elle la façon dont le visiteur perçoit l’usa-ge des lieux. De plus, la gratuité encourage le liensocial. Elle favorise, par exemple, la visite enfamille ou en groupe. En supprimant l’échange contraint d’argent, lagratuité représente alors un élément clé de contri-bution à l’expérience partagée et, plus spécifique-ment, au lien social. Nous retrouvons ainsi diffé-rentes composantes de la valeur identifiées pardifférents auteurs (Aurier, Evrard et N’Goala,2 0 0 4 ; Bourgeon, 2005), notamment la valeurutilitaire, la connaissance, la stimulation expé-rientielle, la valeur de lien social, d’expression desoi et la spiritualité.

Nous constatons donc à nouveau une évaluationglobale du compromis entre les bénéfices et lesefforts ou sacrifices perçus. D’une part, la suppres-sion du prix d’entrée augmente directement lavaleur perçue, indépendamment de ses autrescomposantes. La valeur perçue est associée au prixmonétaire le plus bas possible : « c’est gratuit, c’estintéressant, on y va ». D’autre part, la suppressiondu prix d’entrée peut être mise en perspective avecce qui est susceptible d’être offert par le musée :prestige des lieux, notoriété, originalité des œuvres,accueil, information, services… La valeur perçueest alors associée à la qualité obtenue pour le prixmonétaire payé. La gratuité n’est pas supposéedégrader ce qui est offert : elle augmente donc la

valeur perçue. Enfin, il faut remarquer que la gra-tuité peut être perçue par certains publics commeun attribut, voire une valeur en soi. Elle peut alorsaugmenter la valeur perçue car les individus laconsidèrent alors comme un attribut de l’offre quidomine les autres.

La gratuité : un impact neutre sur la valeur de l’offrePour certains publics, qu’ils soient pour ou contre lagratuité à l’entrée, la valeur des musées et de l’expé-rience de visite est déconnectée du prix à payer. Lesdiscours de certains visiteurs mettent ainsi en évi-dence que la valeur attachée à l’objet de consomma-tion dépasse le seul cadre du prix ou du fait de payer.L’absence de sacrifice monétaire, que représente lagratuité, est alors indépendante de la valeur attachéeaux musées. Comme disent ces visiteurs, « ce ne serapas du tout un critère d’envie, de motivation, dans mafaçon de découvrir ces lieux-là » ; « la gratuité n’estpas la motivation pour laquelle on vient ou on ne vientpas au musée » ; « ça ne changera pas mon compor-tement par rapport à la visite ».La valeur peut être reliée plus spécifiquement àl’orientation intrinsèque de la motivation. La visited’un musée est alors « consommée » ou vécuecomme une fin en soi, sans but utilitaire.Par conséquent, ce lien entre les représentations dela gratuité et la valeur attachée aux musées et à l’ex-périence de visite peut être compris par le glisse-ment de la relation duale « valeur d’usage/valeurd ’ é c h a n g e » vers celle de « valeur signe/valeurd’échange symbolique » correspondant à la relation« signifiant/signifié » de l’objet de consommation(Baudrillard, 1972). Il est ainsi possible que lademande des individus soit insensible au prix d’unbillet d’entrée dans un musée et davantage sensibleà la valeur d’échange symbolique.

C o n c l u s i o n

À partir des développements précédents, nous cons-tatons d’abord que la valeur des musées et de leurexpérience de visite est perçue par les publics selon unaxe principal : la reconnaissance de la valeur de l’offredes musées d’un point de vue global, dans la perspec-tive d’une relation d’échange, entre les musées et leurspublics et, plus spécifiquement, dans une approcheexpérientielle, lors du vécu de la visite. La reconnais-sance des musées par leurs publics, visiteurs ou non-visiteurs, comme une valeur collective symboliqued’un patrimoine ou d’une culture est présente dans lesreprésentations, mais secondaire. Cette première

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contribution de la recherche sur le lien gratuité desmusées-valeur perçue par les publics relativise doncl’importance traditionnelle accordée par les profession-nels des musées à la seule « valeur d’existence » deces musées (Greffe, 2003), ciment d’une identité col-lective, et témoigne du fait que la société contempo-raine les inscrit aussi dans une valeur d’usage etd’échange, et que cela constitue un élément importantdu changement de leur identité. Combattre cette évo-lution revient à ignorer les représentations des publics.L’intégrer permet au contraire de mieux communiquerauprès d’eux la valeur d’existence des musées.

Nos analyses permettent ensuite de montrer com-ment, dans les représentations des publics, la gra-tuité est fortement associée à la valeur des musées :- pour certains, la gratuité peut être perçue commeun risque de dévalorisation des musées : au plansymbolique, elle modifie le statut du lieu, en le désa-cralisant et en banalisant la visite ; au plan matériel,elle est perçue comme un facteur d’explication d’unniveau de services moindre et elle transforme lesconditions de l’expérience, en pourvoyant des élé-ments perçus comme gênants (affluence, publicsdifférents, contraintes de planification...).

- pour d’autres, la gratuité est un facteur de valorisa-tion des musées : elle contribue à en faire des espa-ces non marchands, des lieux à part et à susciter,chez les publics, des expériences partagées. La gra-tuité apporte une valeur de convivialité : elle crée dulien social ;- enfin pour d’autres encore, la gratuité peut n’avoiraucun effet : le prix à l’entrée n’influence pas la per-ception de la valeur des musées et des monumentset de leur visite. Pour eux, peu importe qu’il y ait gra-tuité ou non, leur comportement de fréquentationne changera pas.

Signalons, que cette deuxième contribution de larecherche a été approfondie dans l’ensemble de larecherche (Gombault, Petr, Bourgeon-Renault, LeGall et Urbain, 2006) : ces représentations de la gra-tuité recueillies hors site ont été interrogées et com-parées avec les représentations et l’expérience vécuependant la visite gratuite d’un musée. Les analyses,qui ne sont pas développées ici, montrent que l’ex-périence de la visite gratuite peut modifier les repré-sentations des musées et leur projet d’usage chezcertains visiteurs, de différentes façons.

Plus largement, l’impact des représentations de lagratuité à l’entrée des musées sur la perception de lavaleur de l’offre par les publics demanderait à êtredavantage précisée par une enquête quantitative des-criptive complémentaire visant à identifier le profildes publics selon leurs représentations. Celle quenous avons réalisée dans l’étude, croisée avec lesprotocoles qualitatifs, permet d’amener des élé-ments, notamment par l’identification d’univers dereprésentations des musées : par exemple noussavons que ce sont plutôt des visiteurs habitués,appartenant à l’univers sacré, qui déclarent que lagratuité valorise les musées et leur expérience de vi-site, que c’est majoritairement pour les non-visiteurs,qu’elle a un impact neutre... Cependant, les profilssont plus contrastés pour les visiteurs qui pensentqu’elle dévalorise l’offre : visiteurs habitués et occa-sionnels issus des univers patrimonial et loisirs, semêlant dans cette représentation commune.

Ces tendances demandent à être affinées et appro-fondies sur plusieurs points : quelles sont les diffé-rences de représentations du lien gratuité desmusées-valeur perçue par les publics liées à la zonegéographique et à la densité muséale de la zone ? Cesreprésentations varient-elles dans un contexte touris-tique ou non ? Y a-t-il plus de craintes de valorisa-tion/dévalorisation quand on parle pour soi ou pour

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les autres (les résultats de la recherche montrant cedouble niveau de discours dans les représentationsen général) ? Une analyse quantitative des représen-tations des publics de ce lien représentations de lagratuité des musées-valeur perçue permettrait auxétablissements d’envisager une politique de gratuitéplus ciblée et de réfléchir à des réponses adaptéespour optimiser ses effets de valorisation des muséeset de l’expérience de visite et pour limiter ses effetsde dévalorisation.

N o t e

(1) L’italique signale des verbatim, extraits des entretiens individuels ou

de groupes, réalisés hors site.

B i b l i o g r a p h i e

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Fidéliser le public, attirer le non-public, ancrer davantage l’univers des musées à celui du tourisme : tels sont les objectifsaffichés depuis 10 ans par le Passeportmusées suisses. Grâce notamment à despartenariats établis avec le monde del’économie et de la finance, les 430 muséesaffiliés proposent ainsi une alternativeoriginale à la politique tarifaire traditionnelle.

Une passerelle entre tourisme et off re culture l l e

La Suisse est une destination touristique priséedepuis des siècles. Dans son PIB brut, le tourismereprésente 3 % des recettes ou 9 % des recettes d’ex-portation, soit 12,9 milliards de francs par an. Cequi est peut-être moins visible, c’est que la Suisse al’une des plus grandes densités de musées par habi-tant. Aujourd’hui, le pays compte près de 1 000musées pour 7,5 millions d’habitants : des muséesrégionaux, mais aussi d’Art, d’Ethnographie etd’Anthropologie, d’Histoire et Archéologie, deSciences naturelles...Pourtant, entre tourisme et musées, un fossé invisiblese dressait aussi profond que les gorges du Schöllenen.Un professionnel du tourisme qui voulait créer un pro-duit touristique et y insérer une visite de musée seheurtait à des particularismes et des événements decourt terme. De son côté, l’homme de musée proté-geait sa précieuse collection contre les foules de visi-teurs et restait prudemment éloigné des réflexions surl’économie et le marketing. Les choses ont bien chan-gé. D’abord, parce que les professionnels voient

* Cathy Savioz est coordinatrice francophone pourla Fondation Passeport musées suisses depuis 1997

et dirige le bureau « webpublisher & media relationscathy savioz » à Genève

www.cathysavioz.ch

Le Passeport musées suisses

Cathy Savioz *

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désormais au-delà de leur pré carré. Et parce que lapasserelle entre tourisme et musées en Suisse a prisla forme d’un… passeport.En 1997, l’Association des musées suisses, SuisseTourisme et l’Office fédéral de la Culture créent lePasseport musées suisses dans le but de diversifier etaugmenter le public des musées et de créer un lienentre l’offre touristique et l’offre muséale. Ilsconfient la gestion à la Fondation du même nom,sous la direction de Theo Wyler.

La solution : créer une communauté t a r i f a i re pour les entrées de musées

Les mondes à concilier sont divers. Du côté desmusées, il y a des institutions totalement subven-tionnées et d’autres totalement autofinancées, deséquipes salariées et des équipes bénévoles, des col-lections permanentes et des expositions tempo-raires, des prix d’entrée variant de 0 à 24 francs.Sans oublier les langues de travail – le français, l’al-lemand et l’italien – voire l’anglais pour la communi-cation touristique.Le groupe de travail pour un Passeport musées suissess’est très vite orienté sur la création d’un passeport.Celui-ci permet un nombre d’entrées illimitées maissa durée de validité est limitée. Il donne accès auxmusées affiliés, tant pour les collections permanen-tes que pour les expositions temporaires, mais pasaux visites commentées, ni aux catalogues ou autresproduits. Le passeport est personnel et se décline entrois tarifs : tarif normal pour une personne adulte,tarif réduit pour les chômeurs, les étudiants et lesretraités ; tarif « plus » pour une personne accom-pagnée au maximum de 5 enfants de 6 à 16 ans. Si le passeport s’avère facile d’emploi, commentconvaincre petits et grands musées d’adhérer aumême projet ? Plusieurs hypothèses ont été misesen avant et celle qui a rencontré la confiance desinstitutions était celle qui, administrativement par-lant, donnait le plus à faire. Chaque entrée réaliséeavec le Passeport musées suisses est notée par lemusée et remboursée par la Fondation, à hauteur de80 % du prix moyen d’entrée. Ce prix moyen d’en-trée est calculé pour chaque musée et stipulé dansle contrat de collaboration qui unit les deux parties.Les musées sont libres de s’affilier au Passeportmusées suisses et ils s’engagent à donner des décomp-tes précis tous les deux mois. Pour accroître la visi-bilité de l’offre muséale, le Passeport s’est ouvert,dès le départ, aux musées gratuits. L’affiliation desmusées est conditionnée à leur appartenance àl’Association des musées suisses.

Le P a s s e p o r t musées suisses en chiff re s( 1 9 9 7 - 2 0 0 6 )

La Fondation dispose de 20 % du chiffre d’affairepour son fonctionnement : les honoraires, le loyer, lacomptabilité, les frais d’impression et de publicité.En 2006, elle a généré un chiffre d’affaires de 3,7millions de francs, issus de la vente des passeportspour 42 % et des partenariats pour 58 %. Elle estautofinancée depuis 2000. Les titulaires de passe-port étaient 4 000 en 1997, 600 000 en 2000 et 1,1million en 2006, grâce aux nombreux partenariats.Tous les paramètres sont en augmentation constantedepuis 10 ans. L’infléchissement des courbes desgraphiques suivants, pour l’année 2005, s’expliquepar le fait que le musée des Transports de Lucerne– un musée prisé par les titulaires d’un Passeport –a conclu un accord direct avec les banquesRaiffeisen. Après une année, il a rejoint la Fondationà nouveau, d’où la reprise de la progression.

Progression du nombre d’entrées

Nombre d’entrées Raiffeissen

Nombre d’entrées Passeport musées suisses et déclinaisons

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Évolution du nombre de muséesLes musées s’affilient volontairement au Passeportmusées suisses. Globalement, les musées privés ontdemandé plus rapidement leur affiliation que lesmusées publics. Régulièrement, la Fondation se faitconnaître auprès des nouveaux musées et tente deconvaincre les musées non affiliés. Il y avait 180musées au démarrage, il y en a 430 à ce jour.

Nombre de musées affiliés

Évolution de la somme remboursée aux muséesPrès de 13 millions de francs ont été remboursés auxmusées par la Fondation depuis 1997.

Somme remboursée aux musées, en francs

Les pro d u i t s

Actuellement, la Fondation émet un passeportannuel ou un carnet de coupons correspondant àcinq entrées (voir encadré ci-dessous).Simultanément, la Fondation entreprend des négo-ciations avec des partenaires économiques pourajouter la prestation Passeport musées suisses à certai-nes cartes existantes, telles que cartes bancaires,contrats touristiques ou titres de transports. En voiciles principales.

Les banques RaiffeisenÀ l’occasion de leur 100e anniversaire, en 2000, lesbanques Raiffeisen ajoutent la prestation Passeportmusées suisses à leurs cartes VISA/Master Card/ECdirect. Elles organisent leur campagne publicitairesur cette nouveauté : dépliants, presse écrite, journalclientèle, spots télévisés. Le succès est immédiat etsi important qu’il étonne les deux parties : lesclients Raiffeisen effectuent plus de 105 000entrées la première année. La collaboration estreconduite sans interruption : en 2006, 218 000 per-sonnes ont présenté une carte Raiffeisen à l’entréed’un musée. Selon les nombreux témoignages, laclientèle Raiffeisen n’était pas à l’origine habituée àla visite des musées.

Le Passeport musées suisses

Le p a s s e p o rt annuel, destiné aux passionnés demusées, est rentabilisé par 6 à 8 visites. Adulte : 111francs/an ; Adulte Plus : 122 francs/an ; Chômeurs,Étudiants, Retraités : 99 francs/an.Le passeport mensuel, conçu pour les touristes, serentabilisait en 3 à 4 visites pendant un mois. Faute detrouver son public, il a été abandonné en 2004.Le prix famille : depuis le 1er janvier 2005, un prixréduit est accordé à l’achat de deux passeports « adul-te plus » et fait office de prix pour les familles. 202francs/anLe passeport Junior : depuis mai 2006 à l’attentiondes jeunes de 10 à 16 ans. 30 francs/anLes c a rnets de coupons : les carnets de 5 coupons, cor-respondant chacun à une entrée, sont valables pendantun an. Ils ne sont pas nominatifs et se vendent en gros.Ils sont souvent utilisés comme cadeau d’entreprise.

Fondation Passeport musées suisses, Hornbachstrasse 50, CH-8034 Zurich, téléphone + 41 44 389 84 56 [email protected] – www.passeportmusees.ch

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Du côté des coulisses, les entrées Raiffeisen sontcomptabilisées à part par les musées et font l’objetdu remboursement de la banque qui octroie à laFondation un pourcentage pour le travail adminis-tratif. De plus, le taux de croissance des titulaires decartes de crédit pour le Groupe Raiffeisen est trèslargement supérieur à la moyenne de la branche ets’explique par cette prestation supplémentaire.

Les contrats de location REKAChaque année en Suisse, 40 000 contrats de loca-tion REKA pour des logements de vacances sontsignés. Depuis 2000, ces contrats de location sontreconnus comme Passeport musées suisses pendantleur durée de validité. Ainsi, les vacanciers visitentles musées gratuitement pendant leurs vacances. LaREKA paie un forfait annuel à la Fondation. L’apportest estimé à 13 000 entrées/an.

Le Swiss Travel SystemDepuis 2006, les titulaires d’un « Swiss TravelPass », l’abonnement général de transports publicssur toute la Suisse à l’attention des touristes étran-gers, est reconnu comme Passeport musées suisses etsans augmentation de prix. La combinaison d’unlibre parcours sur les transports publics et d’un libreaccès aux musées est une offre tout à fait exception-nelle et les usagers l’ont tout de suite compris. Ilavait été estimé qu’un « Swiss Travel Pass » surtrois serait présenté à l’entrée d’un musée. Mais lesuccès de cette offre a pulvérisé tous les pronostics.En 2007, 50 000 entrées sont prévues avec le« Swiss Travel System ».

Autres cartesD’avril 2004 à mars 2006, la carte « euro<26 »,contenant des réductions et des prestations cultu-relles pour les jeunes de moins de 26 ans, a étéreconnue comme Passeport musées suisses. Po u rincompatibilité de sponsors bancaires, cette collabo-ration a été interrompue en mars 2006. 23 000entrées ont été réalisées en 2005. Elle a été partiel-lement remplacée par la carte « proARTe<26 ».Depuis novembre 2005, les arrangements de voyageR a i l Away à destination du Tessin sont valablescomme Passeport musées suisses au Tessin. Cetteoffre concerne 15 musées en hiver et 35 en été.Depuis 2001, Lausanne Tourisme, tout comme lesoffices de tourisme de Suisse centrale intègrent dansleurs forfaits culture le Passeport musées suisses.

M a r k e t i n g

La Fondation La Fondation gère l’administration du Pa s s e p o r tmusées suisses. Elle a installé son siège à Zurich, avecdeux coordinatrices dans les autres régions linguis-tiques, au Tessin et en Suisse romande. Jusqu’à cejour, la Fondation n’a aucun employé, mais mandatedes professionnels, pour l’équivalent de deux postesà plein temps. La Fondation soigne particulièrement ses contactsavec les employés des musées, spécialement ceuxqui travaillent à l’accueil. En effet, ils ont dû s’habi-ter à des Passeports de différentes apparences, à desmanières distinctes de comptabiliser les entrées etils font régulièrement appel à la Fondation où ilssont accueillis dans leur langue maternelle. Des for-mations spécifiques à leur attention ont été orga-nisées dans chaque région linguistiques. Et par leurintermédiaire, la Fondation reçoit des témoignagesprécieux de la situation sur le terrain.

Le musée international de la Croix-Rouge à Genève : les fichesdes prisonniers de la guerre 1939-1945

© musée international de la Croix-Rouge

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Les publics

La question du jeune publicLa Fondation accorde une attention particulière aupublic des enfants et des jeunes. Les enfants demoins de 16 ans, accompagnés d’un adulte titulairedu Passeport « adulte plus », entrent gratuitement.Or, ces entrées d’enfants ne sont pas comptabiliséeset donc pas remboursées. Les musées dont le jeunepublic constitue une partie importante de la clien-tèle ont sollicité une règle spécifique qui leur a étéaccordée. Si les enfants représentent plus de 50 %du nombre d’entrées, ils ont droit à un rembour-sement séparé.Restait la question du public 10-16 ans qui visitesouvent le musée sans parents. Elle a été résolue en2006, par la création d’un Passeport Junior, subven-tionné par l’Office fédéral de la Culture et inaugurélors de la Journée internationale des musées du 21mai 2006, consacrée au jeune public. D’ailleurs, lacampagne suisse de communication de cette jour-née a été assurée par la Fondation Passeport musées: 200 musées s’y sont associés, 6 000 jeunes ont par-ticipé au concours et 550 articles de presse ont étépubliés. Les ventes ne sont pas à la hauteur desattentes, mais des négociations avec des partenairessont en cours. Ces entrées, comme les entréesPasseport musées suisses adultes, sont remboursées àhauteur de 80 % du prix moyen d’entrée junior. LaFondation a joué un rôle actif pour la création de lacarte « proARTe<26 » (www.proarte26.ch) qui aremplacé la carte « euro<26 » comme passeportmusées.

Le public qui ne se rend jamais au muséeLe public qui ne se rend jamais au musée diminuechaque année. En 2006 en Suisse, 48 % des sondésne vont jamais dans un musée, un non-public qui adiminué de 6 % depuis 1998 (source : étude Link).C’est pour atteindre ce non-public qu’une collabora-tion avec le magazine Glückspost a été entreprise.Des articles sur des expositions qui pourraient inté-resser ce lectorat sont publiés régulièrement,accompagnés de tirages au sort de passeports mu-sées pour les lecteurs.

Le public des muséesLa Fondation mandate régulièrement l’institut de son-dages Link pour mieux connaître la clientèle muséale.L’institut a réalisé des entretiens téléphoniques danstoute la Suisse, avec les mêmes questions sur la pra-tique culturelle (Schweizer Museumspass, Link,1998, 2002, 2004, 2006). De ces sondages, il ressortque 5,5 % de la population suisse visite plus de 7musées par an. Il constitue le public cible du passe-port annuel. 33 % de la population visite 1 à 3 muséespar an : c’est pour ce créneau que le carnet de cou-pons a été créé. Depuis 1998, on constate une fidéli-sation du public des musées. Entre 1998 et 2006, lenombre de personnes qui visitent 7 musées et plus aaugmenté de 3,6 % tandis que celui de celles qui visi-tent 4 à 6 musées a progressé de 4,9 %.

Les clients des partenairesEn mai 2002, la Fondation a organisé un week-enddans les musées de la région d’Yverdon pour lesclients des banques Raiffeisen. Près de 2 500 visi-teurs ont profité de cette journée. En octobre 2004,la Fondation a organisé une journée des musées auTessin et 120 visiteurs y ont participé.

Les mesures

Investissements publicitairesLa Fondation publie un abondant matériel publi-citaire en trois langues : liste des musées affiliés miseà jour plusieurs fois par année, et brochures, diffuséesdans toute la Suisse. Dans les diverses actions réali-sées avec des partenaires, elle a aussi investi plusieurssommes à des fins publicitaires, notamment pour lesactions avec les Chemins de Fer fédéraux.

Politique de prixEn 1997, le prix du Passeport musées suisses a été fixéselon deux critères : il devait être inférieur à la bar-rière psychologique de 100 francs et rentabilisé par7 visites environ. Le 1er janvier 2005, les prix des

Le musée international de l'Horlogerie à La Chaux-de-Fonds © musée international de l'Horlogerie

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passeports ont été augmentés, en raison notammentde l’accroissement des prix moyens d’entrée desmusées et du nombre de musées affiliés (de 180 à4 1 0 ) .Lors d’actions ponctuelles, la Fondation accorde desréductions sur le prix de vente des passeports et car-nets de coupons. Les actions sont nombreuses, envoici quelques-unes :- pour les titulaires d’un abonnement des Cheminsde Fer fédéraux dans le programme MobilBonus(6 600 commandes en 2006), d’une carte « Cu-mulus » du distributeur Migros ;- pour les lecteurs de la Sonntagszeitung ; du cerclede l’hebdomadaire L’Hebdo ; des nouveaux abonnésdu quotidien 24 Heures, de la revue Suisse, IdealesHeim, Swiss News… ;- pour les membres du Touring Club Suisse, de laFédération des motocyclistes, de la Fédération despsychologues, du Werkbund Suisse, de l’Associationdes auberges de jeunesse (350 commandes en2004)…

Commandes de carnetsLes carnets de coupons se vendent en gros. Grâceaux contacts de la Fondation, des commandesimportantes ont été faites : la caisse nationale d’ac-cidents SUVA pour ses collaborateurs, l’université deZurich pour ses collaborateurs, l’assurance ProPatria pour ses bénévoles…

Réseau de vente Depuis son lancement, le Passeport musées suisses sevend dans les musées, qui gardent un pourcentage,et à la Fondation où les commandes arrivent par fax,par téléphone et via le site Internet (4 commandesquotidiennes en 2006). Depuis 2003, le Passeportmusées suisses est aussi disponible dans les bureauxde poste. Proportionnellement, les canaux de ventese répartissent comme suit : 60 % des ventes par laFondation, 20 % par les musées et 20 % par lesbureaux de poste.

Le suivi de l’utilisation du PasseportLes statistiques de remboursement aux musées révè-lent que 4 à 5 musées enregistrent plus de 10 000entrées annuelles avec le Passeport musées suisses : lemusée Ballenberg à Brienz, la Fondation Pierre-Gianadda à Martigny et le musée des Transports àLucerne figurent chaque année parmi les musées lesplus prisés des titulaires de passeport. Il va sans direque les entrées avec passeport représentent un fai-ble pourcentage des entrées totales des institutions.Cependant, dans une exposition temporaire à gros

budget publicitaire, elles représentent jusqu’à 10 %des entrées totales.La Fondation observe les particularités de certainsusagers. Par exemple, les titulaires du « Swiss Tr a v e lPa s s » se rendent en masse dans les musées suissesde réputation internationale (musée olympique,Lausanne, musée international de la Croix-Rouge,Genève…) et délaissent les autres dans le même péri-mètre. Les titulaires d’un contrat REKA, quant à eux,visitent les musées sur le chemin des vacances et dansles environs de leur logement de vacances. Connaître les habitudes et les besoins des titulairesd ’ u n Passeport musées suisses pour mieux prévoir leursattentes reste un objectif de la Fondation. De 2000 à2003, elle a investi dans un projet de saisie automa-tique des données. Mais, au vu de la diversité des équi-pements en place dans les musées, il s’est avéré impos-sible d’imposer un système unique de saisie.

Rassembler et diffuser les informations sur l’offre muséaleL’information sur l’offre muséale suisse était dis-persée et limitée à une diffusion locale. La Fondation collecte les informations sur les exposi-tions temporaires des musées affiliés et les publiait, de1998 à 2003, dans un bulletin trilingue tiré à 4 000exemplaires/an destiné aux titulaires de passeportannuel. Depuis 2003, la Fondation publie ces informa-tions dans la base de données de Suisse Tourisme quirassemble déjà des milliers d’événements culturelssuisses. Ces données sont ainsi visibles sur les sites deSuisse Tourisme (www.myswitzerland.com) visités par12,4 millions d’internautes en 2005 en Europe et sur lecontinent américain (source : Suisse Tourisme, datanetwork management, 2006). Quant aux expositions

L'entrée du musée Olympique à Lausanne © musée Olympique

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les plus importantes, elles sont sélectionnées et tra-duites dans les langues locales pour les sites des mar-chés indiens, russes et asiatiques de Suisse To u r i s m e .Les données du site de Suisse Tourisme sont aussivisibles sur d’autres sites externes, notamment le sitede la Fondation (www.passeportmusees.ch) ou celuides Chemins de Fer fédéraux (www.cff.ch) où lavisite d’expositions temporaires est suggérée auxclients qui achètent un billet de train.La Fondation fournit aussi du contenu sur l’offremuséale suisse. Ainsi elle publie un portrait de muséepar semaine en allemand sur le site www.t-online.ch ousur les intranets des banques Raiffeisen ou Novartis,les revues Pa n o r a m a (Raiffeisen), R e k a - A k t u e l l.. .Depuis 2004, la Fondation coordonne et finance lesfrais de la partie suisse du « Prix du Musée européende l’année », sur mandat de l’Association suisse desmusées. Elle offre 100 à 120 passeports chaqueannée aux artistes étrangers en résidence en Suisse.

Développements futurs

Améliorer les points faiblesLes musées non affiliés au Passeport musées suissessont rares. Pourtant le Kunstmuseum de Zurich et laFondation Beyeler de Bâle, qui reçoivent un nom-breux public, n’en font pas partie. Ces institutionssouhaitent imposer des conditions particulières auxtitulaires de Passeport musées suisses, ce que laFondation a refusé. Régulièrement, les contacts sontpris pour trouver un compromis.En 1999, la région transfrontalière bâloise inau-gurait le Passeport musées du Haut-Rhin qui donneactuellement accès à 170 musées du bassin du

Rhin, en Suisse, France et Allemagne. 28 000 pas-seports ont été vendus en 2005. La Fondation sou-haite une coopération avec les organisateurs duPasseport musées du Haut-Rhin, mais aucune solu-tion n’a été trouvée pour l’instant. Entre temps, lesconfusions induites par deux passeports génèrentdes problèmes pratiques pour les visiteurs commepour les musées.Avec la structure de remboursement datant de 1997,le Passeport musées suisses a atteint un plafond.Actuellement, il ne pourrait accueillir un nouveaumusée avec un nombreux public sans mettre en périlson équilibre financier. Un nouveau modèle estdonc à l’étude. Une solution réside peut-être dans leremboursement différencié selon le temps de visite :en effet, les titulaires de passeport n’hésitent plus àfranchir le seuil d’un musée, mais s’ils n’y trouventpas leur compte, ils font une visite éclair. Et nousestimons que le remboursement de la visite pourraitêtre adapté au temps de la visite. Les discussions nefont que commencer.

Perspectives européennesLa Fondation a été sollicitée pour étendre son rayonde validité hors de Suisse. Des demandes lui sontparvenues de villes françaises. Pour l’instant, fautede ressources, le projet n’a pas été développé.En juillet 2006, les ministres de la Culture de l’UnionEuropéenne ont débattu sur la création d’un Pa s s e p o r tmusées européens. Leurs délibérations se sont baséessur l’expérience suisse. Ce dossier est à suivre.

C o n c l u s i o n

Actuellement, plus de 1,1 million de personnes sonten possession d’une carte valable comme Pa s s e p o r tmusées suisses, 430 musées sont affiliés et 550 000entrées annuelles sont enregistrées. Après de pa-tientes négociations avec les partenaires, le Pa s s e p o r tmusées suisses est autofinancé depuis l’an 2000.Depuis sa création, le Passeport musées suisses a per-mis à de nouveaux publics de s’approprier lesm u s é e s : clients bancaires, touristes ou jeunepublic. Il a accompagné le mouvement de fidélisa-tion du public des musées en Suisse. Il est mainte-nant connu par 51 % des personnes interrogées. Désormais, l’offre muséale suisse est réunie et diffu-sée dans le monde entier. Les prestataires touris-tiques l’incluent dans leur offre : entreprises detransports, agences immobilières, offices de touris-me ou distributeurs alimentaires. Le Pa s s e p o r tmusées suisses est une histoire à succès.

Le musée des Sauriens à Aathal (près de Zurich)© musée des Sauriens

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