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Marie-Dominique PhilippeLETTRE A UN AMIItinraire philosophiqueditions UniversitairesINTRODUCTION_ 2CHAPITRE PREMIER: POINT DE DPART DE LA RECHERCHE PHILOSOPHIQUE_ 5CHAPITRE 2: L'INTERROGATION ET LES EXPRIENCES_ 8CHAPITRE 3: PHILOSOPHIE DU TRAVAIL_ 13CHAPITRE 4: PHILOSOPHIE DE L'AMOUR D'AMITI_ 17CHAPITRE 5: PHILOSOPHIE DE LA COMMUNAUT_ 25CHAPITRE 6: PHILOSOPHIE DE LA NATURE_ 30CHAPITRE 7: PHILOSOPHIE DU VIVANT_ 34La vie vgtative_ 40La vie sensible_ 43Les sensations 43Les reprsentations imaginatives 46Les passions 48La vie de l'esprit 53La connaissance 54La volont 60CHAPITRE 8: PREMIRE TAPE DE LA PHILOSOPHIE PREMIRE (MTAPHYSIQUE) 64Le jugement d'existence_ 64La substance (Lousia grecque) 67La qualit, la quantit, la relation_ 70L'acte_ 72Lun_ 79La personne humaine_ 81CHAPITRE 9: DEUXIME TAPE DE LA PHILOSOPHIE PREMIRE (SAGESSE) 82La dcouverte de l'exister de l'tre premier 82Manire d'tre de l'tre premier 87La causalit de l'tre premier 88La Providence et le gouvernement divin_ 94Jugement de sagesse_ 98CHAPITRE 10: RFLEXION CRITIQUE_ 103L'opration lmentaire de notre intelligence (Lapprhension) 105L'opration parfaite (le jugement) 108Le raisonnement 114Connaissances imaginative et sensible_ 116CHAPITRE 11: LOGIQUE_ 118INTRODUCTIONDe tout temps la recherche d'une sagesse de vie a t chose difficile et rare; parce que l'homme, en raison mme de sa complexit et de sa richesse, risque toujours de se distraire, de se laisser prendre par les problmes immdiats et d'oublier l'essentiel, d'oublier ce pour quoi il est fait, de perdre la signification profonde de sa vie d'homme.A notre poque, cette recherche de la sagesse devient particulirement difficile, car le milieu culturel dans lequel vit l'homme d'aujourd'hui ne favorise pas la recherche de cette sagesse, qui est considre comme inutile, comme une nostalgie qui n'a plus de sens, tant compltement dpasse. Le milieu culturel en lequel vit l'homme d'aujourd'hui est, en effet, tout entier orient vers le dveloppement des sciences et des techniques. On regarde avant tout l'efficacit, et l'homme, dans sa destine profonde, risque souvent d'tre oubli. Certes, ce dveloppement des sciences et des techniques apporte l'homme de nouvelles possibilits, et mme des possibilits tonnantes dans la croissance de son pouvoir de transformation et d'utilisation de la matire, dans sa domination sur l'univers physique et biologique. Mais ce dveloppement, si prodigieux et si rapide, ne devient-il pas souvent pour l'homme, dans sa vie humaine, une sorte d'excroissance qui le dsquilibre, qui supprime son harmonie profonde? Ce dveloppement, pour tre vraiment assum, humanis , rclamerait de l'homme (pour reprendre l'expression de Bergson) un supplment d'me, de nouvelles capacits d'aimer, de penser, de contempler. Ce dveloppement pourrait alors tre vraiment au service de la personne humaine, au lieu de l'asservir, de la matrialiser, comme cela, hlas! risque trop souvent d'arriver. Car il faut bien reconnatre que, lorsque ce dveloppement devient la proccupation dominante, primordiale (pour ne pas dire exclusive) de l'homme, il s'impose et l'homme en devient l'esclave. Ens'imposant comme l'essentiel de la vie humaine, n'engendre-t-il pas fatalement un certain scepticisme l'gard de la philosophie, et spcialement de la philosophie premire (philosophie de l'tre, ou mtaphysique)? En effet, grce ce dveloppement, la face extrieure de notre univers se transforme si rapidement qu'on serait tent de reprendre la grande affirmation d'Hraclite: tout change, tout est relatif. Dans ce climat de transformations incessantes et si tangibles, il est bien difficile de dcouvrir dans la ralit humaine autre chose que ce qui est soumis au changement, ce qui est relatif; il est bien difficile de discerner que l'intelligence humaine est faite, profondment, pour aller au-del de ces connaissances scientifiques et techniques, qu'elle est faite pour dcouvrir une vrit d'un autre caractre. En un mot, il est bien difficile de discerner que l'intelligence humaine, en ce qui est le plus elle-mme, est faite pour atteindre ce-qni-est, le rel existant en toute sa profondeur; et que grce cela elle peut dcouvrir plus radicalement et d'une manire plus ultime ce qu'est l'homme: ce qu'il est comme esprit li au corps, au monde sensible, et cependant capable de le transcender parce qu'il a une destine personnelle qui lui est propre.De plus, les idologies du progrs, la dialectique hglienne, la dialectique matrialiste du marxisme, la mthode psychanalytique freudienne, marquent la sensibilit et le milieu imaginatif de l'homme moderne d'une manire si directe et si forte que souvent toute recherche de vraie sagesse semble superflue et du reste impossible, condamne ds le point de dpart.C'est une vidence pour tout le monde qu'aujourd'hui tout est secou, remis en cause, et cela tous les niveaux. On peut alors se poser la question: assistons-nous la fin d'un monde et la naissance d'un monde nouveau? Ou assistons-nous la fin dernire de notre univers? On ne peut le savoir; mais ce qui semble certain, et dont beaucoup mme sont persuads, c'est que les diverses transformations que nous constatons aujourd'huitransformations conomiques lies aux transformations techniques, elles-mmes enracines dans un progrs acclr des sciences doivent ncessairement aboutir une transformation du milieu sociologique en lequel l'homme vit et s'panouit. Et dans ce climat, beaucoup, se voulant prophtes, affirment que nous assistons la naissance d'un nouveau type d'homme, que nous sommes en prsence d'une nouvelle manire de penser et de vivre. Bref, au nom des diverses transformations du conditionnement humain (transformations qui s'intensifient et se prcipitent avec une si grande acclration), on dclare que l'homme n'est plus le mme tre aujourd'hui qu'au Moyen ge, qu'au temps du Christ, qu'au temps d'Aristote ou de Socrate. On affirme que l'homme moderne doit tre compris pour lui-mme dans sa modernit ce qui souvent revient ne plus considrer l'homme que dans son conditionnement, tous les niveaux, c'est--dire tous les niveaux de son devenir: on ne le regarde plus que dans son devenir. Dans cette perspective, on labore une anthropologie psychosociologique qui se veut exhaustive et qui se veut philosophique; Lhomme, dans sa ralit propre, n'est plus considr que sous ces aspects psychologique et sociologique. Ainsi; au nom d'une anthropologie psychosociologique, qui ne regarde en l'homme que sa situation existentielle et son comportement, on rejette toute philosophie du rel, et surtout on tient pour prime la mtaphysique de ce-qui-est considr du point de vue de l'tre. On oublie que cette philosophie de ce-qui-est nous permet de dcouvrir en l'homme ses divers niveaux de vie, sa complexit, sa vritable personne, son autonomie substantielle dans l'tre et son orientation vers un bien personnel, sa dimension spirituelle, dimension qui demeure voile tant que l'homme n'est considr que dans son conditionnement et son comportement psychosociologique '.Ne devrait-on pas distinguer ce qui relve des transformations conomiques, politiques, scientifiques, techniques (transformations qui sont un fait que l'on doit reconnatre, et qui en elles-mmes ne sont ni bonnes ni mauvaises) des diverses idologies nes certes dans ce climat, mais distinctes de lui, car elles impliquent, elles, toute une conception de l'homme, de sa personne, de sa destine?Ne sommes-nous pas trs souvent, aujourd'hui, en prsence d'une terrible confusion entre le fait vident de la transformation conomique, technique, scientifique de la communaut humaine, et un jugement de valeur port sur l'homme et sa destine, jugement impliquant toute une vision philosophique plus ou moins explicite'? De la transformation conomique, scientifique, sociale, on passe la transformation de tout l'homme, en ce qu'il a de plus profond; et par l on en arrive faire de l'homme un robot, un rouage au sein d'un dveloppement conomique, d'une transformation cosmique...Une telle confusion ne s'est certes pas ralise subitement. NEst-elle pas le fruit de toutes les philosophies idalistes, de toutes les idologies issues de la philosophie hglienne'?Si l'on s'inquite aujourd'hui avec raison de la pollution de l'air, de la mer et bientt de la terre, si l'on prend conscience de l'urgence de ce problme (car c'est vraiment la survie biologique de l'espce humaine qui est en cause), on devrait, si l'on tait un peu lucide, s'inquiter encore beaucoup plus profondment de la pollution du milieu culturel en lequel les jeunes doivent dvelopper leur esprit et leur cur. Car1. Ajoutons que ce qui est vrai aujourdhui de la rflexion philosophique l'est galement au niveau de la rflexion thologique. On voudrait souvent aujourd'hui, faire une nouvelle thologie en ne se servant plus que d une anthropologie psychosociologique. L encore. on ne sintresse plus qu la modernit de l'homme, en oubliant de le considrer dans sa vritable dimension spirituelle, sa capacit de dcouvrir la Ralit transcendante.9si la pollution du milieu biologique peut favoriser l'closion de toute espce de cancers, la pollution du milieu culturel peut favoriser l'closion de toutes sortes de fausses idologies, mal encore plus effrayant au niveau du dveloppement de l'intelligence et du cur de l'homme.Devant ce danger, on ne peut demeurer indiffrent: il n'y a pas de neutralit possible, car la neutralit serait dj une sorte de compromission. Notre intelligence n'est-elle pas faite pour la dcouverte de la vrit? Notre cur n'est-il pas fait en premier lieu pour aimer une personne humaine, pour l'aimer comme un ami? Ne plus vouloir lutter pour la conqute de la vrit, en considrant qu'il est impossible d'atteindre la vrit, ne plus vouloir rechercher un vritable amour d'amiti entre les hommes, en considrant que l'amour d'amiti est impossible, serait le fait d'un grave scepticisme et d'un dsespoir angoiss.L'homme normal, en face d'un danger menaant, cherche se fortifier pour lutter, pour se sauver et sauver ceux qui sont proches de lui. Nous n'avons pas le droit de nous laisser enliser sans lutter de toutes nos forces pour sauver notre esprit, notre capacit d'atteindre la vrit et d'aimer, et pour sauver l'esprit, lintelligence et le cur de ceux qui nous suivent, qui sont nos cadets dans l'humanit.Reconnaissons, du reste, que nous sommes dans une situation tout fait privilgie pour reprendre cette recherche de la vrit. Car nous sommes descendus trs bas; et si nous sommes comme au creux de la vague , nous ne pouvons gure descendre beaucoup plus bas! Quand on pense aux diverses idologies qui sont nes depuis une centaine d'annes, et quand on regarde la dernire d'entre elles, la philosophie analytique, on est bien oblig de reconnatre que la mtaphysique y est rduite nant, tel point que non seulement l'existence de Dieu est rejete, mais que l'homme lui-mme, en ce qu'il est comme personne, au plus profond de son tre, n'est plus considr du tout. On ne peut gure aller plus loin dans l'abandon de la signification profonde de la philosophie. Celle-ci n'a-t-elle pas toujours t au service de l'homme, pour permettre celui-ci de dcouvrir sa vritable finalit? Dans la philosophie analytique, o l'homme disparat, on ne considre plus ses uvres, ses effets, comme des effets de l'homme, mais en eux-mmes, comme des faits, des donns dont on saisit les consquences et les antcdents.Mais, pour reprendre les vers de Holderlin que Heidegger aimait citer, l o est le danger, l aussi crot ce qui sauve. Le moment o l'on touche la plus grande dgradation n'est-il pas proche d'un nouvel lan? Toute rsurrection n'exige-t-elle pas un cadavre? Toutefois, pour que le cadavre ressuscite, il faut un esprit nouveau qui lui redonne une nouvelle vie. N'est-ce pas pour nous une obligation de tout faire pour donner ce nouvel esprit, pour redonner l'intelligence humaine sa vritable vie, la reprendre en ce qu'elle a de plus profond, de plus radicalj'allais presque dire: dans son premier souffle?On m'objectera, je le sais, que revenir une mtaphysique, c'est revenir du pass, c'est se fixer dans l'immobilisme, s'isoler du monde moderne, s'installer en dehors de l'volution, puisque la mtaphysique nous tablit tout de suite au-del du constatable immdiat, du mesurable... Mais si on comprend ce qu'est une philosophie raliste et, son sommet, une mtaphysique de ce-qui-est, ces objections tombent, puisque, comme nous le verrons, le point de dpart d'une philosophie raliste est notre exprience du monde rel actuel, de l'homme tel qu'il est, selon toutes ses dimensions. Une vritable philosophie, et une vritable mtaphysique, ne s'installent pas dans le domaine des ides, des principes immuables: elles cherchent connatre le rel, lhomme existant, tel qu'il est dans sa complexit d'tre vivant et dans son unit d'tre et d'esprit. II est vident que la philosophie ne peut se contenter de dcrire ce que nous voyons, ce que nous constatons; elle ne peut se contenter de mesurer le rel observable. Elle chercheet c'est sa besogne propre analyser le rel expriment en le saisissant dans toutes ses dimensions, spcialement l'homme, qui ne peut tre un tre unidimensionnel . Voil ce que je voudrais montrer, au-del des objections que je viens de mentionner et qui proviennent d'idologies qui, ne voulant plus distinguer l'ide de la ralit, ne peuvent plus saisir le rel, lhomme existant, tel qu'il est: elles le relativisent en fonction d'un a priori.CHAPITRE 1: POINT DE DPART DE LA RECHERCHE PHILOSOPHIQUESi la reprise de la recherche philosophique demande, notre poque, de se faire d'une manire radicale, il ne suffit donc pas de faire du repltrage, de complter une philosophie dj existante en y intgrant certains problmes actuels. En effet, c'est l'esprit lui-mme qui a t comme bris. Le primat de la ngation est all si loin que l'intelligence, dans son fondement, dans sa relation mme avec l'tre, est vritablement brise. Aussi est-il ncessaire de redcouvrir en premier lieu le point de dpart de toute recherche philosophique, au-del de cette rupture.Or, prcisment, en considrant les diverses philosophies occidentales, on constate que le point de dpart n'est pas toujours le mme. Pour certains philosophes, cest l'exprience, Lexprience entendue en ce sens trs prcis: Lintelligence, prsente aux activits sensibles, porte sur les ralits senties un jugement d'existencececi existe, ceci est. Nest-ce pas la position des premiers physiciens et mme, en partie, d'un Hraclite et de tous ceux qui regardent avant tout l'univers (des empiristes)? C'est surtout la position d'Aristote et, sa suite, de saint Thomas.Pour d'autres, le point de dpart est l'exprience intrieure de l'me, de la connaissance que nous vivons actuellement. Cette exprience interne me fait dcouvrir mon intriorit, ma vie spirituelle. Cette position est en partie celle de Platon; elle est surtout celle de Plotin, de saint Augustin et de beaucoup de philosophes contemporains, dits existentialistes .Pour d'autres encore, le point de dpart est la conscience, la rflexion sur l'acte de notre propre pense, sur le cogito. N'est-ce pas de cela que nous sommes le plus certains'? N'est-ce pas cela que nous saisissons de la manire la plus immdiate? II semble donc que ce soit partir de l que doive s'laborer toute la recherche philosophique... Cette position est celle d'Ockham, de Descartes et de tous les phnomnologues contemporains.Pour d'autres encore, le point de dpart de la recherche philosophique est l'inspiration, Lintuition potique qui nous permet de dcouvrir l'invisible prsent au-del du visible. Le fruit d'une telle intuition potique ne se concrtise-t-il pas dans ce qu'on a appel les ides innes, enracines dans notre esprit et nous permettant de dcouvrir l'tre au-del du conditionnement du devenir? Parmnide est peut-tre le premier philosophe de l'intuition, qui prend chez lui le mode d'une rvlation; chez Platon elle s'exprimera dans la rminiscence des Formes idales et, chez Malebranche, dans les ides innes. On retrouvera l'intuition philosophique chez Bergson, mais sous un mode beaucoup plus subjectif; il ne sera plus question alors de Formes idales, ni d'ides innes, mais de l'intuition de la dure.Pour d'autres enfin, la recherche philosophique part de lopinion des autres: on accepte ce que les autres ont dit sur les diverses questions qui se posent, et on cherche prciser leurs dires en confrontant entre elles leurs opinions diverses. Ne serait-ce pas une manire intressante et habile de philosopher (une manire lgante et rhtorique), puisqu'on se sert des bauches de ceux qui ont philosoph avant nous, bauches qui demandent tre dpasses? De fait, c'est trop souvent, hlas! la philosophie des professeurs qui, faute d'intuition et d'exprience, s'appuient sur les opinions des autres...II y a bien l comme cinq points de dpart irrductibles l'un l'autre, qui cependant sont parfois lis, ou au contraire s'opposent. Toutefois, il est vident que ces points de dpart n'ont pas tous la mme valeur; il est trs important de le comprendre.La premire chose faire, si nous voulons entreprendre une recherche philosophique, est donc de savoir lequel de ces points de dpart nous allons prendre. On nous dira peut-tre que l'acceptation de tel ou tel point de dpart est un choix a priori, en ce sens que ce choix prsuppose une position philosophique. Or la vraie philosophie ne doit-elle pas tre sans aucun a priori? Le philosophe n'est-il pas celui qui, progressivement, rejette tous les a priori pour tre de plus en plus capable de saisir tout ce qui peut le conduire la vrit? Tout a priori n'est-il pas une limitation qui nous enferme en nous-mmes et nous empche d'couter l'autre, de le comprendre en ce que, prcisment, nous ne sommes pas?Pour viter tout a priori, il faut dcouvrir comme point de dpart ce qu'il y a de plus radical et ce qui s'impose notre connaissance comme excluant tout choix possible (tout choix, en effet, implique un aspect volontaire et, ce titre, constitue un a priori pour notre connaissance). Autrement dit, le point de dpart d'une philosophie raliste d'une philosophie qui refuse tout a priorine peut tre que celui qui est plus radical que les autres et qui, par le fait mme, ne peut tre contenu par les autres. II faut donc que ce point de dpart n'en prsuppose aucun autre, sans pour autant les exclure, mais en les situant leur place, selon leur valeur propre. Car le propre de la connaissance philosophique est d'tre la plus radicale qui soit, la plus exhaustive, une connaissance primordiale et en mme temps ultime, celle au-del de laquelle on ne peut aller. Elle est donc ce qui correspond aux exigences les plus profondes de notre intelligence humaine, comme intelligence.Si nous regardons dans cette lumire les divers points de dpart de la philosophie occidentale, il semble vident que le point de dpart de la philosophie ne peut tre que l'exprience au sens le plus fondamental, celle qui est le fruit de l'alliance de notre intelligence et de nos sens externes. Une telle exprience implique le jugement d'existence, par o nous reconnaissons que telle ralit existe, qu'elle est, qu'elle s'impose nous comme une vritable ralit existante, non seulement autre que notre intelligence, mais aussi autre que nous-mmes dans notre propre existence. Notre intelligence, dans ce jugement d'existence, est capable de reconnatre cette ralit comme existante et comme pouvant lui apporter une nouvelle dtermination.Ce point de dpart n'exclut pas l'exprience interne, mais il permet de comprendre que cette exprience, si intressante qu'elle soit, n'est pas premire au niveau de la recherche de la ralit. Car l'exprience interne peut seulement nous dvoiler une certaine manire d'exister, une manire d'exister toute relative, ayant un mode intentionnel 2 qu'il s'agisse de l'intentionnalit de la connaissance intellectuelle et sensible, ou de l'affectivit volontaire et passionnelle, ou encore de celle de l'imaginaire. Certes, Lexprience intrieure a le privilge de nous permettre de saisir immdiatement ce que nous vivons au niveau spirituel: notre amour libre (amour de choix) l'gard de notre ami, notre connaissance intellectuelle. Elle nous livre donc bien quelque chose d'unique, elle nous donne un contact intime avec quelque chose de spirituel. C'est ce qui explique qu'elle puisse si facilement nous sduire et que, si facilement, nous la considrions comme l'exprience privilgie qui nous introduira immdiatement dans le domaine de l'esprit, tandis que l'exprience qui se fait par le moyen des sens externes, et qui porte sur le monde sensible, demeure lie aux ralits matrielles. Mais si nous cherchons connatre la ralit en ce qu'elle a de plus elle-mme, nous devons constater que seule l'exprience qui se ralise l'aide des sens externes permet au jugement d'existence de dcouvrir une ralit existante autre que nous-mmes, et de la saisir dans sa propre existence actuelle; tandis que le jugement d'existence prsent dans notre exprience intrieure ne nous fait pas dcouvrir une ralit autre que nous: il nous met en prsence de l'existence relle de nos actes de connaissance et d'amour, actes qui n'existent que selon un mode intentionnel. Si intressantes et rvlatrices quelles soient, nos expriences internes ne peuvent tre premires au sens fort, dans une recherche philosophique qui se veut radicale. Elles sont certes plus proches de nous , de notre rflexion, mais non de la ralit existante.Prendre l'exprience des ralits sensibles comme premier point de dpart n'exclut pas non plus que l'on puisse s'intresser la conscience en ce qu'elle a de propre; mais celle-ci n'est plus regarde comme un point de dpart. En effet, en toute exprience (qu'il s'agisse de l'exprience interne ou de l'exprience externe), notre conscience s'veille et nous pouvons la regarder pour elle-mme. Mais ce faisant, nous oublions sa source; car la conscience ne peut exister que si nous exprimentons les ralits existantes extrieures nous, ou les ralits qui nous sont immanentes: nos propres activits. Nous prenons conscience de ce que nous vivons. Cette conscience que nous avons de nos diverses activits, si elle est essentielle notre vie humaine, n'est cependant pas premire, encore une fois; elle ne peut donc pas tre le point de dpart de notre recherche philosophique, bien qu'elle soit ce que nous saisissons avec le plus de clart et le plus de lucidit. Si nous prenons la conscience comme point de dpart, tout le contenu de nos expriences, en tant, prcisment, qu'il nous dpasse, qu'il nous chappe, est laiss de ct. Nous nous enfermons dans ce qui nous est le plus connaturel, ce qui est le plus proche de nos activits humaines, nous demeurons dans l'immanence du vcu et nous ne pouvons plus en sortir, puisque ce qui est antrieur cette conscience est comme oubli, laiss de ct.Quant l'inspiration et l'intuition, elles ne sont pas rejetes, mais elles sont relativises par rapport nos expriences externes. Car si celles-ci nous mettent face ce-qui-est, ce qui s'impose nous comme autre que nous, Linspiration, provenant de nous, ne peut nous mettre en prsence que de ralits possibles, n'existant que d'une manire intentionnelle. De mme pour l'intuition, mais d'une manire diffrente; car l'intuition ne peut nous rvler qu'une nouvelle forme, une nouvelle relation: elle ne porte pas directement sur ce-qui-est. Elle ne peut donc tre le point de dpart d'une philosophie qui cherche saisir la ralit en ce qu'elle a de plus fondamental. Si le point de dpart de l'art est le possible, si l'art ralise tel ou tel possible en l'incarnant, la philosophie, elle, part de ce-qui-est. On ne fait pas la philosophie du possible, mais de l'homme qui est, et de tout ce qui est relatif l'homme.De mme, si les mathmatiques envisagent en premier lieu les possibles, les rapports, les relations (ce qui permet de comprendre le lien qui existe entre les mathmatiques et l'art), la philosophie, elle, ne peut considrer en premier lieu les possibles, les relations. Si elle les considre, c'est toujours relativement ce-qui-est. l'homme-existant considr en lui-mme.On comprend alors quune philosophie qui s'appuie proprement sur l'inspiration et l'intuition, les considrant comme son point de dpart, ne puisse jamais se distinguer nettement de l'art et des mathmatiques; elle reste toujours une philosophie du primat du possible, du primat de la relation. N'est-ce pas prcisment ce qui caractrise les philosophies idalistes? L'idalisme ne considre-t-il pas le possible comme le rel en ce quil a de premier (le concret existant n'tant qu'une modalit du possible, une ralisation limitant ce possible, en un mot une application, une position)?Enfin, il est vident que les opinions des autres philosophes ne peuvent servir de point de dpart une vritable recherche philosophique de ce-qui-est. Car ces opinions ne sont pas ce qui existe, ce qui est en premier lieu; elles sont le fruit d'une rflexion humaine. Cependant ces opinions ne doivent pas tre rejetes systmatiquement comme inutiles; car le philosophe ne peut se dsintresser de ce que les autres philosophes et les autres hommes ont pu dire avant lui sur la ralit qu'il cherche comprendre. En effet, ou bien ces hommes ont, avant lui, atteint la vrit, et il doit alors le reconnatre et s'en servir pour pouvoir lui-mme, de nouveau, dcouvrir cette vrit et la confirmer grce leurs dires; ou bien ils se sont tromps et ont err, et il est intressant pour lui de saisir pourquoi ils n'ont pas pu atteindre la vrit; il doit alors se servir de ce qu'ils ont dit pour viter de se tromper lui-mme de la mme manire, et pour les critiquer.Les opinions des philosophes sur un sujet important traiter (opinions qui, du reste, sont souvent trs diverses) aident nouer le problme en manifestant toute sa difficult. Nous pouvons donc nous servir de ces opinions pour aiguiser notre intelligence et nous aider mieux voir la complexit du problme pos.En rsum, on peut dire que le point de dpart d'une philosophie raliste celle qui rejette initialement tout a priori ne peut tre que l'exprience au sens le plus fort, impliquant un jugement d'existence sur une ralit existante autre que nous; mais que les autres sources de connaissance ne sont pas pour autant exclues: elles sont relativises. CHAPITRE 2: L'INTERROGATION ET LES EXPRIENCESL'exprience est l'origine de l'admiration. Elle nous met en effet en prsence d'une ralit autre que nous, qui possde en elle-mme quelque chose que notre intelligence ne saisit pas parfaitement; en ce sens on peut dire que cette ralit que nous dcouvrons a en elle-mme quelque chose qui nous dpasse. C'est pourquoi, si nous saisissons bien quelque chose de cette ralit, nous ignorons aussi, profondment, ce qu'elle est. Sans doute sommes-nous capables de dire, par exemple, que cette ralit est un chien; mais nous savons aussi que ce chien splendide qui est devant nous, nous ne savons pas ce qu'il est profondment. Ainsi la ralit exprimente peut veiller en nous un sentiment d'admiration qui nous maintient en veil, qui nous empche de passer notre chemin simplement en nous servant de cette ralit, en l'utilisant sans la regarder pour elle-mme. L'admiration, en effet, non seulement maintient le regard de l'intelligence sur ce qui est expriment, mais aussi empche l'intelligence de se limiter en se fixant au donn immdiat de l'exprience; car elle pressent, elle devine, que ce donn immdiat n'est pas la ralit en toute sa plnitude, et mme que ce donn immdiat risque toujours de cacher ce qu'il y a de plus profond dans la ralit. On pourrait presque dire que l'intelligence, grce l'admiration, s'veille d'une manire nouvelle, qu'elle a comme l'intuition que ce-qui-est, prcisment en tant qu'il est, ne peut se ramener aux diverses donnes saisies immdiatement (et qui seront schmatises dans les catgories). Pour emprunter une image Platon, on pourrait dire que l'admiration dresse notre intelligence face la ralit exprimente comme le chien de chasse en arrt devant le gibier cach dans le fourr. C'est pourquoi l'admiration suscite normalement l'interrogation.L'intelligence, en interrogeant, veut saisir ce qu'est la ralit exprimente; elle veut connatre plus profondment. L'interrogation, c'est Lintelligence qui s'loigne momentanment de la ralit exprimente pour mieux la saisir, pour mieux la comprendre. C'est l'intelligence qui manifeste son dsir, son apptit de savoir. Elle se tend comme un arc pour mieux saisir, pour envoyer sa flche, son dard, son regard impitoyable qui veut dmasquer la complexit de la ralit exprimente, qui veut l'analyser pour mieux la saisir. Une intelligence qui n'interroge plus ne peut plus progresser: elle plafonne. Merleau-Ponty disait que l'idaliste n'interroge plus. On pourrait dire qu'une intelligence dialectique n'interroge plus: elle veut ramener le rel ce qu'elle en saisit, abandonnant du mme coup ce qu'elle ne comprend pas. Au contraire, une intelligence qui interroge est en apptit de progrs, elle veut avancer, approfondir... rien ne l'arrte. L encore elle est comme le chien de chasse qui, dress devant le gibier cach, veut le faire surgir. L'interrogation est pour le philosophe ce que l'hypothse est pour le savant. L'interrogation n'est-elle pas comme l'hypothse radicale, fondamentale, Lhypothse sous sa forme la plus lmentaire, exprimant simplement et exclusivement l'apptit naturel qu'a l'intelligence de pntrer plus avant dans la ralit existante, sans la modalit possible qui caractrise l'hypothse? On demeure dans un dialogue direct de l'intelligence et de la ralit existante.Mais il y a, de fait, diverses interrogations fondamentales, qui indiquent les diverses voies de recherche de notre intelligence en apptit de dcouverte. A la suite de Socrate, le grand philosophe de l'interrogation, Aristote a prcis les diverses formes d'interrogation, leurs structures irrductibles. Ds qu'elle a reconnu que telle ralit existe, Lintelligence cherche immdiatement savoir ce qu'elle est. Grce l'orientation de cette interrogation, elle dcouvre la dtermination de la ralit, son intelligibilit propre, sa forme, sa diffrence, par o elle se distingue des autres ralits. Ensuite l'intelligence interroge pour savoir en quoi est cette ralit; par l elle cherche dcouvrir la matire en laquelle se ralise cette forme. Ces interrogations sont trs explicites quand on est en face d'une uvre artistique, d'un outil, d'une machine: quelle est sa matire? bois, acier, nylon?...L'intelligence se demande aussi d'o vient cette ralit: quelle est son origine, immdiate ou lointaine, quel est celui qui l'a faite. L'intelligence se demande enfin en vue de quoi existe cette ralit: est-ce un outil dont on se sert? est-ce quelque chose de naturel? est-ce une personne qu'on considre pour elle-mme, qu'on cherche connatre pour elle-mme? L'intelligence peut encore se demander sur le modle de quoi telle ralit a t faite: elle peut chercher son prototype, pour mieux la connatre, pour saisir sa forme d'une manire exemplaire.Mais est-ce suffisant? L'intelligence, en effet, peut aussi se demander comment cette ralit est, comment elle a t faite, comment elle peut tre conserve, comment elle peut se corrompre, comment elle peut tre modifie, complte, utilise, domine... Cette question du comment, on le voit bien, est seconde par rapport aux prcdentes, et on ne peut y rpondre parfaitement qu'en prsupposant les rponses ces prcdentes questions (or trs souvent, il faut bien le reconnatre, nous voulons rpondre immdiatement au comment, demeurant ainsi au niveau du conditionnement et du phnomne). Dans l'ordre pratique de l'action prudentielle de 1' agir (de l'agere) et de la ralisation artistique et technique en un mot, du faire (du facere) , on doit encore prciser le lieu et le temps (situation et occasion): quand faut-il agir? Peut-on disposer de tel ou tel lieu pour agir? Est-on dans une situation adquate? L'occasion est-elle favorable? Les circonstances de temps et de lieu, qu'on cherche ainsi dterminer, sont capitales pour qu'une action humaine russisse et soit parfaitement efficace. La question du nombre, celle de la grandeur, celle de la vitesse sont aussi trs importantes (pensons, par exemple, l'conomie et la dfense), car le nombre peut transformer profondment le conditionnement d'une action, tel point qu'il semble en modifier la nature; mais, du point de vue philosophique, ces questions sont videmment secondaires (sauf bien sr sans une perspective dialectique).Profondment, dans la recherche philosophique, ce sont bien les cinq premires questions qui sont les plus importantes. Ce sont les plus fondamentales, celles qui se posent toujours quand on est en prsence d'une ralit existante. L'ordre de ces questions varie, mais elles reviennent toujours, et on ne peut les viter. La question du comment est galement essentielle, mais elle se pose en second lieu, du moins dans l'ordre de la connaissance philosophique; car dans l'ordre des ralisations, de l'efficacit, le comment devient primordial et peut-tre aussi dans le dveloppement des connaissances scientifiques. Nous touchons l un problme extrmement important qu'il faudrait analyser pour mieux saisir en quoi diffrent le cheminement du philosophe et celui du savant. Le philosophe n'est-il pas avant tout l'homme des cinq premires questions, Lhomme du pourquoi? Le savant, lui, n'est-il pas avant tout l'homme du comment, surtout quand ses connaissances scientifiques sont utilises des fins techniques?tant donn l'importance de ce problme des interrogations pour le philosophe ralistepuisqu'elles lui indiquent les voies suivre, nous devons pousser plus loin l'analyse. Pouvons-nous dire que ces cinq grandes interrogations s'imposent nous (indpendamment de l'autorit d'Aristote) et que, par le fait mme, il ne peut y en avoir d'autres et qu'elles doivent ncessairement tre considres toutes les cinq par celui qui se veut philosophe?Notre intelligence n'atteint la ralit, en ce qu'elle a de plus elle-mme, qu' travers nos sensations, puisque tout jugement d'existence rsulte d'une alliance de notre intelligence et de nos sensations externes.Cela tant, nous pouvons comprendre que le contact de notre intelligence avec ce-qui-est peut se raliser selon cinq modalits diffrentes ce qui nous permet de saisir qu'il y a bien comme cinq dterminations fondamentales de notre intelligence (on pourrait dire: comme cinq plis fondamentaux), par o celle-ci peut interroger et, par l, retourner vers les ralits exprimentes pour dcouvrir en celles-ci autre chose que ce qui est immdiatement donn (passage de l'existentiel 1' existential ). Ces cinq dterminations fondamentales sont la fois comme les orientations de notre intelligence et les possibilits qu'elle a de dpasser les donnes immdiates de nos expriences. Lie la vision, Lintelligence cherche prciser la dtermination de la ralit vue: ce qu'elle est; lie au toucher, elle cherche dceler ce qu'il y a de tout fait fondamental dans la ralit touche: en quoi elle est; lie loue, elle cherche saisir l'origine de cette ralit exprimente par le son, le bruit: d 'o vient-elle? Lie l'odorat, Lintelligence cherche saisir en vue de quoi est cette ralit qui attire par son odeur; lie au got, elle cherche dcouvrir le modle de cette ralit saisie dans sa saveur propre.Certes, ce n'est pas de manire immdiate que nous discernons ces liens secrets et profonds, et cela parce que nous sommes trs loin de nos expriences premires, toutes qualitatives. Nous rflchissons plus partir de nos reprsentations imaginatives qu' partir de nos sensations. De celles-ci nous avons toujours un peu peur: ne peuvent-elles pas nous tromper? Elles le peuvent, c'est bien vident; mais ce n'est pas une raison pour ne pas s'en servir. La crainte est souvent mauvaise conseillre! Nous devons au contraire tre d'autant plus vigilants et attentifs l'originalit de ces alliances: alliance de l'intelligence et de la vision, de l'intelligence et du toucher... Nous dcouvrons alors ces orientations, ces appels qui se prcisent en interrogations.Cependant ces alliances impliquent aussi l'imagination. Celle-ci est-elle pas entre les sensations et l'intelligence? Par elle et en elle toutes les sensations s'unissent dans l'image reprsentant la ralit qui est exprimente. Or cette image ramne la diversit des contacts une certaine unit. N'est-ce pas ce qui explique que si facilement la diversit des interrogations se ramne l'unique interrogation du comment? L'image, en effet, ne suscite en notre intelligence qu'une seule interrogation: celle du comment, celle de la composition ou de la division des divers lments que l'image synthtise ou oppose. C'est pourquoi, dans la mesure o l'image se substitue aux diverses sensations, une seule interrogation demeure: celle du comment. Interrogeant de ces diverses manires, Lintelligence revient la ralit exprimente, dsirant dcouvrir dans cette ralit ce qu'elle cherchait. On est ici en prsence d'une coopration trs particulire de l'intelligence-interrogeante et de la ralit exprimente. Cette coopration ralise ce qu'on appelle une induction, c'est--dire la dcouverte d'un principe propre et d'une cause propre. A chacune des interrogations correspondra une induction spciale, la dcouverte d'un principe propre. Par l se ralise la premire analyse philosophique de la ralit exprimente. En analysant de cette manire ce qu'il y a de plus profond dans la ralit exprimente, Lintelligence saisit ce qu'elle est (sa dtermination), en quoi elle est (sa matire), d'o elle vient (son origine), en vue de quoi elle est (sa fin). Ces inductions sont bien le passage du visible l'invisible. C'est par elles que l'intelligence dcouvre son bien propre, ce qui la perfectionne. Aussi la vraie qualit d'une intelligence se dcouvre-t-elle dans sa capacit d'induire, de dcouvrir les principes propres de la ralit exprimente, beaucoup plus que dans son aptitude dduire.Aprs la dcouverte des principes, Lintelligence revient la ralit exprimente en la considrant dans cette nouvelle lumire, celle de ses principes propres, afin de dcouvrir comment, en cette ralit, se ralisent ces principes, quelle est leur manire d'exister. C'est alors que l'intelligence peut dduire les proprits de la ralit, connatre parfaitement, c'est--dire par et dans ses causes propres, la ralit exprimente. C'est cette connaissance parfaite qu'Aristote appelait science et qui tait pour lui la connaissance philosophique.Voyons maintenant quelles sont les grandes expriences de l'homme nous permettant de dcouvrir ses principes et ses causes propres.La premire exprience, la plus proche de l'homme, celle laquelle il revient toujours, est celle du travail; et, paralllement cette exprience, il y a celle de l'amour d'amiti. Telles sont bien les deux expriences les plus connaturelles l'homme; celle qui lui permet de saisir combien il est partie de l'univers tout en tant capable de le modifier, et celle qui lui fait saisir combien il peut tre proche de l'homme son semblable, Laimer, comment il peut le connatre (comme un autre lui-mme) et vivre avec lui.Ces deux expriences conduisent normalement une troisime exprience: celle de l'homme faisant partie d'une communaut, cooprant avec les autres, devenant source du bien commun tout en dpendant de celui-ci. Voil les trois grandes expriences de la vie humaine sur lesquelles, nous le verrons, doit s'laborer toute la philosophie humaine, la philosophie pratique. L est vraiment la base de toute philosophie raliste: Lhomme prsent l'univers et le transformant, Lhomme prsent l'homme et cooprant avec lui pour former un milieu humain. Suivant l'ordre de valeur que l'on reconnat entre ces trois expriences, on a de l'homme des conceptions philosophiques diffrentes.Mais cela ne suffit pas; nous ne pouvons pas en rester l, car ces trois expriences en supposent trois autres, plus fondamentales. L'exprience du travail implique celle de la matire (ce qui est capable d'tre transform); Lexprience de l'amour d'amiti implique celle du vivant (car l'ami peut mourir et mon amour pour lui ne peut tre source de sa vie). Quant l'exprience de la coopration qui difie le bien commun, elle nous fait poser une nouvelle question sur la finalit propre de lhomme: Lhomme peut-il trouver sa fin, son plein panouissement d'homme, dans la coopration? La personne de l'homme na-t-elle pas en elle-mme quelque chose de plus grand, de plus noble, de plus spirituel que la coopration qui demeure toujours lie au bien commun? Qu'est cette personne humaine? Comment saisir sa noblesse? La personne humaine, en ce qu'elle a de plus personnel, nest-elle pas ordonne un autre bien, au-del de la personne humaine, qui soit absolu'? Mais existe-t-il un Bien absolu? Le philosophe doit se poser la question, car il n'en a pas d'exprience immdiate. Mme si les traditions religieuses en parlent, le philosophe, lui, ne peut accepter a priori ces traditions; il doit en chercher le bien-fond. Le philosophe est donc oblig, partir de l'exprience de la coopration, et en vertu de l'interrogation: Qu'est-ce que l'homme?, de revenir ce qui est commun toutes nos expriences, ce qui les fonde toutes radicalement, le jugement d'existence saisi en lui-mme: ceci est; et, par l, de se poser le problme de l'tre: qu'est-ce que l'tre'? Grce ces trois dernires expriences, nous pouvons mieux saisir ce qu'est l'homme: le saisir comme impliquant, par son corps, une matire capable de subir les influences de l'univers; le saisir comme le vivant par excellence jouissant d'une autonomie profonde, capable de s'organiser et de se dvelopper; le saisir comme une personne capable de se poser la question: Existe-t-il une Ralit transcendante?, et capable d'adorer cette Ralit et de la contempler.Toute la philosophie ne cherche-t-elle pas comprendre le plus parfaitement possible ce qu'est l'homme, et discerner les diverses orientations qui lui sont possibles? A ces recherches s'ajoute la rflexion critique. Toute philosophie, en effet, demande d'tre lucide sur elle-mme dans toutes ses dmarches. Elle doit les comparer avec celles des autres philosophies et justifier ses propres orientations. Cette r3. Nous voyons l toute la diffrence entre une position raliste et la position de ceux qui prtendent que la grande question philosophique est celle-ci: pourquoi y a-t-il de l'tre et non pas rien?, ou selon la formulation de Leibniz: pourquoi y a-t-il plutt quelque chose que rien? (n'oublions pas non plus l'alternative de Shakespeare: To be or not to be, that is the question). Cette question se comprend bien au niveau potique, o le possible est premier; mais transpose au niveau philosophique, elle ne peut plus tre premire, du moins lorsqu'il s'agit d'une philosophie raliste, o le possible ne peut se comprendre qu' partir de l'acte. Dans une position raliste, le jugement dexistence prsent dans toutes nos expriences peut tre dgag partir de celles-ci, mais il n'est jamais premier dans l'ordre de nos recherches. Dans une position plus ou moins dpendante (consciemment ou non) de l'idalisme, la question principielle est: Pourquoi y a-t-il de l'tre et non pas rien? flexion critique implique galement l'art de penser et de dire, avec rectitude et avec la plus grande justesse logique, ce qui permet une communication plus claire, plus nette. II y a manire et manire de dire ce que nous portons en nous, ce que nous pensons. Nous pouvons le dire en cherchant avant tout faire saisir l'autre le contenu conceptuel de notre pense; et si cette pense veut tre le plus exacte possible, il faut que notre dire se serve de la logique pour tre lui-mme le plus exact possible. Si, au contraire, nous dsirons communiquer avant tout nos impressions, ce que nous ressentons profondment, notre dire devra alors tre potique; il n'aura plus recours la logique, mais l'art potique.Examinons maintenant chacune de ces tapes de la recherche philosophique. CHAPITRE 3: PHILOSOPHIE DU TRAVAILInutile d'insister sur le fait de l'exprience du travail. Cette exprience est certainement celle que les hommes font le plus, et le plus souvent. C'est vraiment celle qui les marque le plus et qui leur fait le mieux saisir leur conditionnement: leur temporalit, leur dpendance l'gard de l'univers, ainsi que leur capacit de le transformer. Cette exprience semble bien tre la premire, selon l'ordre gntique. Car si l'apptit naturel, c'est--dire l'apptit instinctif, sensible et passionnel du lait maternel est certes, du point de vue gntique, la premire activit vitale manifeste de l'enfant, cet apptit instinctif et sensible n'est pas pleinement conscient pour celui qui le vit. On ne peut le considrer comme une vritable exprience. De plus, cet apptit implique-t-il un amour volontaire, spirituel, de l'enfant l'gard de sa mre, ou mme l'gard de la Source propre de son tre? C'est l une question laquelle on ne peut rpondre immdiatement; y rpondre affirmativement ou ngativement, sans une rflexion philosophique, serait un a priori. Par consquent, supposer que l'on rponde affirmativement, cette rponse ne serait pas le fruit d'une exprience immdiate sensible. Aussi semble-t-il bien que l'exprience du travail, cest--dire de la transformation de la matire (au sens trs gnral), soit notre premire exprience, gntiquement parlant; car cette exprience est vraiment consciente et implique un certain jugement d'existence. Quand le petit garon s'amuse avec un jeu de construction, ou la petite fille avec une poupe, ni l'un ni l'autre n'a gure conscience de ce qu'il fait: ils jouent et, en jouant, ils demeurent dans un monde imaginaire, merveilleux. Ds que commence l'cole, il faudra travailler, se soumettre certains rglements, et ce travail rclamera attention et rflexion, ce qui veillera une certaine conscience.4. Voir aussi notre tude de l'activit artistique (Philosophie de l'art, 2 vol., ditions Universitaires, 1991 et 1992), o la philosophie du faire est traite dans une perspective diffrente.Si le travail est vraiment notre premire exprience consciente, on comprend que cette exprience conditionne toutes nos autres expriences et que mme, si nous n'y prenons pas garde, elle les dtermine. Car, nous le savons, ce qui est premier dans un genre donn conditionne tout ce qui vient aprs lui; et mme (le premier d'une srie n'est-il pas chef de file?) tout ce qui vient aprs lui est relatif et dpend de lui. Ajoutons que, trs souvent (c'est le phnomne de la rptition ), tout ce qui vient aprs lui est dtermin par lui. Si on considre l'homme uniquement dans son devenir, dans sa relation au monde physique, le travail n'est plus seulement l'exprience gntiquement premire: il devient l'exprience dominante, celle laquelle il faut rfrer toutes les autres. N'est-ce pas ce qui arrive dans toute position philosophique politique, qui ne regarde que l'aspect collectif de l'homme, puisque, si on ne regarde plus que le conditionnement de l'homme, c'est ncessairement cette exprience qui est au centre?L'exprience du travail permet de saisir comment l'homme domine la matire et comment il peut la transformer. Par le travail, Lhomme acquiert une certaine connaissance de la matire, connaissance relative, du reste, la transformation mme qu'il ralise. L'uvre n'est-elle pas le fruit du travail de l'homme sur la matire? La premire fois que l'homme ralise une uvre, et chaque fois qu'il en ralise une nouvelle, ne s'tonne-t-il pas de l'efficacit de son travail, de la rsistance de la matire dont il se sert ou de sa mollesse? Cette uvre ralise par son travail, il peut l'admirer. Cet tonnement et cette admiration le conduisent interroger pour savoir ce qu'est l'uvre dont il est l'auteur.Cette uvre qui achve son travail est soit une uvre utile, par exemple un outil, instrument qui permettra l'homme-travailleur de travailler de nouveau avec une efficacit et une rapidit plus grandes, soit une uvre d'art agrable regarder. L'uvre utile, ordonne un usage, possde une forme toute relative celui qui s'en sert; tandis que l'uvre d'art possde une forme d'expression capable d'attirer notre connaissance et de lui plaire. Dans l'uvre d'art, la forme resplendit, elle est parfaitement elle-mme; dans l'uvre utile, au contraire, elle est une forme d'adaptation. On voit comment, en prcisant ce qu'est la forme de l'uvre ralise par le travail de l'homme, on discerne en mme temps ce en vue de quoi elle est ralise. En effet, cette uvre est soit en vue d'une connaissance artistique, soit en vue d'un usage, soit en vue d'une efficacit plus grande. On voit comment la dcouverte de la forme et celle de la fin sont simultanes.Si c'est par sa forme qu'on prcise ce qu'est l'uvre, celle-ci se distingue encore par sa matire, laquelle joue un rle trs important, aussi bien dans l'uvre utile que dans l'uvre d'art. Elle constitue mme une des qualits propres de telle ou telle uvre: tel outil est d'acier, telle peinture d'huile, telle sculpture de bois, etc.C'est de l'uvre d'art que se prend la premire distinction de la forme et de la matire, puisqu'en analysant l'uvre d'art on dcouvre en premier lieu ce qu'est sa forme et ce qu'est sa matire. La forme est ce qui la dtermine et lui donne son originalit, la matire est ce qui est capable d'tre transform et modifi, ce qui donne l'uvre d'art son fondement, son enracinement dans le monde physique: ce en quoi elle est faite.Cependant, face l'uvre d'art, ce qu'il faut surtout dcouvrir, c'est sa source immdiate. Elle provient du travail de l'homme, cela est vident. Mais pour que le travail soit vraiment humain, quels sont les lments qu'il doit impliquer? Le travail humain se ralise dans des conditions trs diverses, qui le modifient parfois d'une manire telle quon peut se demander si ces conditions n'en changent pas la nature. II nous faut donc regarder le travail humain dans sa ralisation la plus simple et la plus manifeste: le travail de l'artisan; et partir de l, nous chercherons saisir toute la gamme des diverses formes de travail.Le travail de l'artisan suppose toujours un certain choix, une certaine option. L'artisan ralise par son travail ce qu'il a voulu faire: telle paire de sabots, telle table, telle chaise. II a choisi le modle sur lequel il dsire raliser son uvre. En raison de ce qu'il dsirait raliser il a choisi telle matire plutt que telle autre, il a choisi tel instrument et telle mthode, suivant ainsi un plan de ralisation. Et s'il est un vritable artiste et qu'il ait le temps et les capacits voulues, il inventera lui-mme son modle, il crera un nouveau type qu'il excutera; voil la causalit propre de l'activit artistique: la causalit exemplaire (ce sur le modle de quoi se ralise l'uvre).Qu'est-ce qui est l'origine de cette causalit exemplaire? Ici se posent le problme de l'inspiration et celui de la naissance de l'ide artistique, du modle . Qu'est-ce que l'inspiration? D'o vient-elle? II est trs important de bien saisir le caractre propre de l'inspiration, cette source spciale d'un type particulier de connaissance. L'inspiration, en effet, est bien l'origine d'une nouvelle connaissance portant sur des possibles: ce que l'artiste peut faire. En ce sens on peut dire que l'inspiration implique une sorte de rvlation et d'illumination. N'est-elle pas pour l'artiste comme une nouvelle manire de regarder tout ce qui est autour de lui, tout ce qui est en lui? Tout, partir de l, est vu dans une lumire nouvelle, comme possible au sens de ralisable, susceptible d'tre fait, exprim.Ce qui caractrise cette connaissance nouvelle provenant de la lumire de l'inspiration, c'est prcisment de regarder les possibles, ce qui peut tre ralis par l'homme, par l'artiste. L'objectivit d'une telle connaissance est donc toute diffrente de celle des autres connaissances dites objectives , qui considrent telle ou telle ralit existante; car l'inspiration elle-mme est source de ces possibles. C'est donc bien l'intelligence inspire de l'artiste qui se donne elle-mme sa propre dtermination, sa propre spcification. C'est elle qui se donne la signification immdiate des possibles qu'elle connat. N'est-ce pas ce que les idalistes disent de toute connaissance philosophique? Autrement dit, si l'inspiration tait le modle de toute connaissance philosophique, les idalistes auraient raison; mais comme l'inspiration est propre la connaissance artistique, il faut reconnatre que les idalistes ramnent toutes nos connaissances philosophiques la connaissance potique.N'oublions pas que l'inspiration relve de l'alliance profonde de l'intelligence et de l'imagination. C'est pourquoi on a pu parler d' imagination cratrice. En ralit, c'est l'intelligence prsente au plus intime de nos activits imaginatives qui leur donne cette capacit nouvelle de crativit 5. Cela explique, du reste, que l'inspiration potique soit la naissance de l'ide artistique (idea). Si le travail de l'artisan inventeur de son modle implique une inspiration cratrice, le travail du simple artisan ne l'exige pas; il lui suffit d'un modle qu'il cherche reproduire en le copiant. Mais le travail d'un simple manuvre, d'un ouvrier d'usine, de celui qui travaille la chane, est-il encore un travail humain? II est vident que le travail humain demande de s'achever dans l'uvre; s'il exige d'tre efficace, Lefficacit n'a de sens que pour l'uvre qu'elle ralise. L'efficacit, par elle-mme et pour elle-mme, n'a pas de signification. Si le travailleur n'est qu'un rouage dans une organisation complexe, impliquant une extrme division du travail en vue d'une efficacit plus grande, son travail n'a plus pour lui de sens profond. A la limite, on pourrait dire que l'homme, dans un tel travail, n'est plus qu'un instrument, un relais. Par consquent, ce n'est plus seulement la phase d'inspiration et d'invention qui manque: il n'y a mme plus de terme, de but prcis. Le travailleur est tlguid au nom d'un projet raliser et d'une uvre dont il ignore la ralisation concrte. Un tel travail ne peut plus ennoblir l'homme: il ne peut plus que l'user.II serait galement intressant de comprendre comment l'importance que prend l'outil modifie le travail humain: prenant progressivement une valeur qui s'impose de plus en plus, et exigeant un investissement5. L'imagination cratrice, du reste, prsuppose ncessairement toute une srie d'expriences impliquant nos sens externes, expriences d'un type particulier qu'on peut appeler expriences sensibles artistiques . Les artistes ne sont-ils pas toujours considrs comme ayant une sensibilit spciale et dtectant dans les ralits qu'ils exprimentent certaines qualits que les botiens ne saisissent gure? Pensons la manire dont un peintre ou un musicien regarde tel paysage, coute tel bruissement dans la fort...considrable, Loutil va en effet modifier le travail humain jusqu' un point-limite; car, la limite, c'est le travailleur qui est vraiment mis au service de l'outil, de la machine, et non plus l'inverse. L encore nous touchons une destruction du travail humain. En effet, si l'homme-travailleur est mis au service de l'outil, de la machine, son travail est alors tout relatif l'efficacit pure de la machine, il devient une condition sine qua non de cette efficacit, de la capacit d'excution de la machine. II n'a plus rien d'humain; loin d'ennoblir il avilit, car l'homme est devenu dpendant de l'outil (sauf, videmment, dans le cas o l'homme-travailleur est le surveillant de la machine; car, comme surveillant, il garde la matrise de l'exercice et il n'est donc plus totalement relatif elle, bien que l'efficacit relve avant tout de la qualit de la machine). Ce travail peut devenir monstrueux, ne permettant plus l'homme-travailleur d'exprimenter vraiment ce qu'est le travail de l'homme. II n'exprimente plus que son tat de dpendance, d'esclavage dans l'ordre de l'efficacit.De plus, ce travail qui est entirement au rythme de la machine peut trs facilement n'tre plus une vritable coopration de l'homme avec la matire au moyen de l'outil, mais une exploitation de la matire, exploitation laquelle l'homme-travailleur assiste en complice inconscient, puisqu'il n'est l que comme une condition sine qua non. Mais assister, ft-ce inconsciemment, cette exploitation de la matire, ne peut tre que source de tristesse, de brisure, de dgot. Autant il est exaltant d'tre source d'une grande uvre impliquant une vritable coopration avec l'univers, autant il est dgradant d'tre celui qui assiste, impuissant, l'exploitation tyrannique de notre univers; car au lieu de cultiver notre univers, de l'achever, de l'accomplir, on l'exploite en le dgradant, en lui enlevant sa vraie grandeur.Celui qui, aujourd'hui, fait la philosophie du travail, doit toujours se poser la question: jusqu'o le travail technique, dans notre monde, ralise-t-il encore une coopration de l'homme et de la matire? Nest-il plus qu'une exploitation tyrannique de la matire? L'homme rend-il le monde plus habitable? ou n'est-il pas, au contraire, en train de le rendre inhabitable? Permet-il l'homme de s'panouir dans un milieu de vie toujours plus humain? ou est-il en train de dtruire le milieu vital de l'homme? II doit galement se demander si le travail qui met l'homme dans une totale relativit l'gard de l'instrument n'est pas un travail qui dgrade l'homme.Si on ne regarde que l'efficacit du travail, on affirmera videmment un progrs continu; mais si l'on considre le fruit du travail et la coopration de l'homme avec la matire, c'est diffrent.La conception dialectique du travail, la manire de la praxis marxiste, ne peut pas rpondre ce problme, ni mme le saisir, car elle ne considre jamais l'uvre comme le fruit du travail; elle ne regarde que Lefficacit du travail transformant la matire et transformant lhomme-travailleur. Tout demeure dans l'immanence de la praxis. Quant au pur libralisme conomique, qui ne regarde, lui aussi, que l'efficacit du travail, il ne peut pas non plus considrer ce problme ni en saisir la signification. Pour cela il faut, au-del du travail, regarder l'homme-travailleur.La philosophie de l'homme-travailleur doit nous permettre de saisir une dimension relle de l'homme: Lhomme capable de dominer l'univers en le transformant, en l'utilisant au moyen des outils qu'il se fabrique (du silex l'ordinateur). La philosophie de l'homme-travailleur nous rvle donc un type particulier d'homme, et un aspect trs spcial de sa libert. Car ce qui est trs net, c'est que le travailcoopration de l'homme avec la matire (capacit d'tre transform)dveloppe chez l'homme un sens trs aigu de son pouvoir, de sa supriorit sur tout ce qui est capable d'tre transform ce qui lui donne une conscience de plus en plus aigu de sa libert et de sa dignit d'homo faber qui peut, s'il le veut, si bon lui semble, uvrer ou ne pas uvrer: le travail augmente le sens de son autonomie, de sa scurit et de sa valorisation. En revanche, si l'homme-travailleur est rduit n'tre plus que l'esclave de l'outil, de la machine, un sentiment de frustration peut se dvelopper en lui. N'y a-t-il pas l, en effet, une anomalie radicale? Le travail, qui devrait ennoblir l'homme, le dgrade, Labme. L'efficacit de son travail ne lui appartient plus, puisqu'il est lui-mme tout relatif l'efficacit de la machine. Et si la machine appartient un autre, il est, par le fait mme, comme doublement dsappropri de son propre travail. Le sentiment de frustration qui en dcoule peut conduire l'homme-travailleur une sorte de destruction ou une sorte de rvolte; car il lui est intolrable de dpendre la fois de la machine et de celui qui la possde.N'oublions pas que le travail, comme nous l'avons not au point de dpart, est notre exprience fondamentale, radicale, celle qui nous marque le plus profondment dans notre conditionnement humain, celle qui est la plus proche de notre conscience psychologique. Elle est aussi celle qui nous donne le sens le plus aigu du temps: tout le devenir du travail peut tre mesur par le temps, mme si son aspect qualitatif et son contenu essentiel chappent cette mensuration. Or ce devenir est essentiel au travail, il le caractrise en son conditionnement propre; il n'est donc pas seulement un aspect secondaire. C'est pourquoi, tant que le travail qualifie lhomme en l'ennoblissant, il l'panouit, il fait partie de sa croissance humaine et le maintient dans un tat d'euphorie; mais ds que le travail dgrade l'homme, ds qu'il l'touffe, il lui devient intolrable. L'homme le subit un temps, mais il ne peut l'intgrer sans se dtruire; aussi, trs vite, le rejette-t-il en se rvoltant.Si le travail, qui devrait ennoblir, dgrade, c'est qu'il y a eu un moment donn une erreur, une fausse orientation. II y a eu un dtournement progressif. On n'a plus regard la vraie finalit du travail Loeuvre , ce pour quoi le travail devait tre; on sest repli sur lefficacit pour elle-mme, on n'a plus regard que l'outil dans son efficacit, en oubliant lhomme! CHAPITRE 4: PHILOSOPHIE DE L'AMOUR D'AMITISi important qu'il soit dans la vie humaine, le travail n'est pas la seule exprience de l'homme. II y a une autre exprience capitale: celle de l'amour d'amiti, qui permet l'homme de dcouvrir non plus la matire, mais l'homme lui-mme, celui qui lui est semblable, celui qu'il peut regarder et aimer comme un autre lui-mme ou, au contraire, celui qui peut devenir le rival et mme l'ennemi.L'exprience de l'amour d'amiti me rvle ce qu'est l'ami, celui qui est pour moi mon bien personnel, celui qui est capable de me perfectionner, de m'achever, de me rvler moi-mme qui je suis parce qu'il est mon ami, qu'il m'aime et que je suis aussi pour lui son bien personnel.Cette exprience n'est pas au sens propre une exprience intrieure, et elle n'est pas non plus une exprience impliquant l'alliance avec les sens externes. Cette exprience n'a-t-elle pas pour caractristique d'impliquer ces deux types d'exprience: interne et externe? Car l'exprience de l'amour d'amiti n'est pas seulement l'exprience de mon amour pour quelqu'un; elle est aussi l'exprience de l'ami. Exprimenter que j'aime est une exprience intrieure: j'ai conscience d'aimer; mais l'exprience de l'ami (exprimenter que l'autre m'aime) exige aussi l'exprience externe. L'exprience de l'ami implique en effet la conscience que j'ai d'aimer, mais elle ne s'arrte pas cette conscience, elle va plus loin, elle atteint l'autre qui m'aime, ce qui exige un jugement d'existence.Cette exprience de mon amour d'amiti pour celui qui m'aime suscite en moi un tonnement, une admiration. C'est merveilleux d'aimer et d'tre aim prcisment par quelqu'un que j'aime, par quelqu'un qui suscite en moi un amour, car il est vraiment mon bien, il est celui qui est capable de m'apporter un panouissement personnel.Je peux videmment dcrire cet amour, me contenter de dcrire ce qu'il m'apporte, ce qu'il suscite en moi, dcrire la manire dont il m'panouit; mais je puis aussi aller plus loin et me poser la question: qu'est-ce que cet amour? Qu'est-ce que l'amour?Pour rpondre cette question, je reviens l'exprience que j'ai de cet amour d'amiti; car seule cette exprience peut me permettre de savoir ce qu'est l'amour au sens le plus fort, le plus intime, le plus personnel. En effet, je saisis tout de suite qu'il y a en moi diverses manires d'aimer. II y a un amour sensible, passionnel, qui porte sur le bien sensible immdiat: j'aime le bon vin, j'aime regarder tel paysage... II y a un amour instinctif: quand j'ai soif, j'aime boire. Nous sommes l en prsence d'un besoin biologique qui nous porte imprativement et aveuglment vers ce qui peut apaiser ce besoin, vers ce qui, une fois possd, panouit le vivant dans une certaine jouissance. Souvent ce besoin biologique, cet apptit instinctif, est li un amour passionnel, car il a veill en nous un apptit sensible (dont normalement nous avons conscience)... II y a aussi un amour imaginatif, romantique, qui nous oriente vers une sorte d'idal que nous avons forg en nous. Enfin il y a l'veil, en nous, d'un amour volontaire, spirituel, portant sur un bien spirituel, personnel. Cet amour spirituel s'veille en nous dans un dsir; et si ce bien personnel est un ami qui nous aime, ce dsir, grce cet amour rciproque, s'panouit en un amour plus profond.Cet amour spirituel personnel n'exclut pas les autres amours: il tend les assumer, car l'ami peut tre aim sensiblement, instinctivement, et il peut mme susciter une sorte de halo imaginaire, surtout si, aprs la prsence, Lami est absent. L'absence, en effet, favorise le dveloppement de l'imagination, qui idalise facilement celui qu'on aime: on le porte aux nues, personne ne peut lui tre semblable, il est l'unique! Si ces divers amours infrieurs s'accroissent trop violemment et exclusivement, ils peuvent devenir rivaux de l'amour spirituel et mme I 'touffer.Cette diversit d'amours doit nous aider saisir ce qu'est l'amour; car tous, de manires diverses, sont amour. Tous portent sur un bien connu ou du moins estim tel (sauf l'amour instinctif qui, lui, n'a pas besoin de connaissance antrieure: Linstinct suffit). C'est prcisment ce bien connu qui suscite en nous tel ou tel amour, un amour passionnel s'il s'agit d'un bien connu par la sensation, un amour imaginatif s'il s'agit d'un bien atteint par l'imagination, un amour spirituel s'il s'agit d'un bien rvl par l'intelligence.Mais si c'est la diversit de nos connaissances qui dtermine la diversit de nos amours, devra-t-on dire que c'est la connaissance mme du bien qui spcifie notre amour? On serait tent de le dire, mais ce n'est pas exact, car en ralit c'est le bien connu qui spcifie vraiment notre amour; ce que nous aimons, cest le bien et non la connaissance que nous en avons. La connaissance que nous en avons est une condition ncessaire lclosion de notre amour, mais c'est le bien lui-mme qui est source de l'amour, qui le suscite en attirant l'autre vers lui. On voit cela trs nettement dans l'amour personnel d'amiti. L'ami, par sa bont personnelle, attire lui son ami en suscitant en lui un amour; par l, son ami lui sera uni en se connaturalisant lui.L'ami aime son ami pour lui-mme, et non pas cause de ses qualits. Certes, celles-ci ont pu tre l'occasion de leur amour mutuel, mais ce n'est pas elles qui spcifient leur amour. L'amour est dtermin immdiatement par l'ami en sa bont personnelle, et celle-ci est ce qu'est substantiellement l'ami, impliquant ses qualits propres et son amour actuel pour son ami, car cet amour le finalise et lui donne sa vritable bont ultime. C'est l'ami, en sa bont personnelle, qui est aim pour lui-mme comme ami.L'amour d'amiti est donc ce qui incline l'ami vers son ami, ce qui lui permet de se dpasser lui-mme pour tre tout entier tendu vers l'autre, son bien. L'amour est ek-statique, il fait sortir de soi pour tre tout ordonn vers le bien qui attire, qui finalise. videmment, cette extase ne se ralise pas au niveau mtaphysique, substantiel; elle se ralise au niveau d'une opration vitale, selon un mode intentionnel.Si l'amour est extatique, il implique en mme temps une capacit d'accueil. Car l'ami, s'il est tout entier tendu vers son ami, est en mme temps tout accueil pour lui, et il le reoit au plus intime de son cur. Quand on aime, si l'on est tout entier vers celui qu'on aime, celui qu'on aime est galement au plus intime de celui qui l'aime. L'extase implique une nouvelle intriorit, une nouvelle capacit de porter celui qu'on aime.En ce sens on peut dire aussi que l'amour donne un lan et une force indomptables. Celui qui aime ne sent plus sa fatigue, car il en est victorieux. Mais en mme temps il est beaucoup plus vulnrable et beaucoup plus capable de ptir, il sent avec plus d'acuit sa fragilit. On voit bien que l'intelligence et le langage humain ne peuvent dire vraiment ce qu'est l'amour, car celui-ci ne se laisse pas analyser; la seule chose qu'on puisse dire, c'est que l'amour est tout relatif au bien connu et qu'il nous unit lui.L'amour d'amiti, qui porte sur l'ami, se ralise dans un choix mutuel. Les amis se choisissent comme amis, et ils se choisissent dans un choix de prfrence qui rclame que, de part et d'autre, on soit conscient. II faut que les deux sachent ce choix et y consentent librement; sinon ce ne serait plus un choix d'amour.En s'aimant et en se choisissant dans leur amour, les amis ont lintention de s'aimer de plus en plus. En effet, il n'y a pas de limites dans l'amour d'amiti, car nous aimons un bien spirituel qui nous attire, et ce bien spirituel est une personne humaine qui est un certain absolu, qui possde quelque chose d'infini. Cette intention de s'aimer de plus en plus permet qu'entre les amis il y ait une identit de vouloirs. Et pour que cette identit de vouloirs puisse tre toujours plus parfaite, Lamour d'amiti rclame une vie commune et la ralisation d'une uvre commune. Autrement, il risque de perdre son ralisme, de s'idaliser.Ds qu'on rflchit sur cette exprience de l'amour d'amiti, on dcouvre les exigences propres de l'activit humaine, de l'activit morale. Cela se comprend trs bien, puisque l'activit morale ne peut clore que dans une relation personnelle et dans une responsabilit. Or c'est dans l'amour d'amiti que la relation personnelle et la responsabilit sont le plus parfaites et le plus conscientes. C'est donc bien l que l'on peut dcouvrir pleinement ce qu'est l'activit morale et quelles sont ses exigences propres. On peut donc prciser que l'activit thique, la diffrence de l'activit artistique, implique sa naissance l'amour spirituel d'un bien personnel; tant qu'il n'y a pas cet amour spirituel, il ne peut y avoir d'activit morale.Ce premier amour spirituel, cette inclination profonde de notre volont attire vers le bien, vers une personne humaine qui est notre bien spirituel, demeure quelque chose de trs enfoui; quelque chose de capital certes, mais qui demande de s'expliciter et de se prciser. C'est comme le duvet de notre volont, ce qui maintient la chaleur intrieure de notre cur, mais qui demeure trs cach, au-del de notre conscience psychologique.Ce premier amour spirituel demande de se dterminer dans une intention morale. Le bien personnel aim devient alors notre fin: nous tendons vers elle pour l'atteindre et nous unir elle, car nous savons que nous ne la possdons pas encore. Nous l'aimons, nous lui sommes unis affectivement, mais nous demeurons loin. C'est vraiment la fin que nous poursuivons: nous cherchons faire que cette personne aime soit notre ami.II est trs important de bien saisir le lien entre le bien connu qui suscite l'amour et la fin qui dtermine notre intention. Le bien seul peut tre une vritable fin, mais tout bien n'est pas fin. Pour qu'il puisse jouer auprs de nous le rle de fin veillant en nous une intention, il faut que ce bien soit capable d'tre un principe polarisant toute une srie d'autres biens secondaires qu'il relativise et ordonne. C'est partir de l'amour de ce bien que va natre en nous l'intention regardant ce bien comme fin, comme principe d'ordre l'gard de quantit d'autres biens. On sait l'importance de l'intention dans notre vie morale. Tant qu'il n'y a pas de vritable intention de vie, on demeure un tre errant qui est capable de toutes les distractions, car il n'y a en lui aucun ordre. L'amour spirituel ne suffit donc pas. II faut qu'il s'organise et se fortifie; car s'il ne s'organise pas du dedans, il se transformera facilement en vellit, cause de l'imagination. Si l'amour spirituel n'est pas fortifi, ordonn par l'intelligence qui saisit dans le bien personnel notre fin, principe d'ordre pour toutes nos activits, cet amour spirituel se dgradera, perdra sa noblesse et ne sera plus qu'un appel vellitaire.Ds que nous sommes dcids poursuivre cette fin, faire que la personne aime soit l'ami, nous cherchons alors les moyens capables de nous permettre d'atteindre la fin voulue. Nous rflchissons aux diverses possibilits, tout ce qui pourrait nous venir en aide. II est bon alors de demander conseil ceux qui ont plus d'exprience que nous, que nous connaissons bien et qui nous aiment. Nous pouvons par l augmenter notre information. II nous faut ensuite choisir, parmi les divers moyens dcouverts, celui qui est le plus apte nous faire atteindre la fin dsire, voulue. Ce choix demeure libre, car les moyens ne s'imposent jamais d'une manire ncessaire. Ils sont souvent relatifs d'une double manire: en fonction de leur plus ou moins grande proximit l'gard de la fin voulue et de leur plus ou moins grande proximit l'gard de nos capacits. Nous pourrons toujours choisir le moyen qui est le plus proche de nous, celui qui nous est le plus adapt, ou choisir le moyen le plus efficace en vue d'atteindre la fin poursuivie. II peut se faire, videmment, que dans certains cas un seul moyen se prsente nous et que, du fait mme qu'il s'impose ainsi nous, nous ne puissions plus le choisir librement.Ce choix fait, il faut passer l'excution; et pour cela, il faut se commander soi-mme: Fais ceci. II est temps, c'est le moment favorable. On se jette alors l'eau, et on le fait le mieux possible, avec le plus d'application et d'ardeur possible.II faudrait comparer ces divers moments de l'activit morale ceux de l'activit artistique; car, de fait, dans notre vie humaine, ils se trouvent constamment lis, s'impliquant mutuellement. On voit alors comment les philosophes plus sensibles lefficacit artistique qu' la finalit ramnent trs souvent l'analyse philosophique de l'activit morale celle de l'activit artistique.Sans vouloir dvelopper ici ce paralllisme, suggrons-le cependant en quelques mots. Si toute l'activit morale commence par l'amour et se noue dans l'intention, Lactivit artistique commence par la connaissanceLexprience sensible et une certaine contemplation artistique pour rebondir, se renouveler totalement et se nouer dans l'inspiration. On peut dire que l'intention est la vie morale ce que l'inspiration (source de tout projet) est la vie artistique.L'intention morale exige la phase de conseil, que rclame le choix, Llection. Dans l'activit artistique, la phase de conseil n'est pas exige; il n'y a que le choix crateur, qui s'impose: c'est le passage du possible au ncessaire, tandis que dans l'activit morale le choix demeure dans le contingent. Le choix moral est suivi du commandement (Limperium) l'gard de l'excution: la mise en uvre, Lexercice de nos diverses puissances vitales sensibles et spirituelles. Si par l nous atteignons notre bien personnel, nous nous y reposons dans la joie. Dans l'activit artistique, le choix est suivi du travail, qui s'achve dans la ralisation de luvre. On ne peut sarrter que lorsque l'{uvre est termine. Cette ralisation demande d'tre constamment contrle par un jugement critique. Elle rclame en effet une autolucidit, pour vrifier si ce qui est excut correspond bien au projet initial. Car le travail, par lui-mme et en lui-mme, a une certaine opacit, Lopacit mme de la matire; c'est pourquoi il rclame cette rflexion critique, qui n'existe pas dans le dveloppement de l'excution au niveau moral: Lacte de commandement initial suffit, car il est lui-mme un acte d'intelligence pratique.Le dveloppement de ces deux activits forme la trame la plus immdiate de nos diverses activits humaines. Cependant en chacun d'entre nous, ordinairement, Lun de ces dveloppements est plus explicite, plus actuel que l'autre, ce qui nous donne une attitude plus sensibilise soit l'efficacit immdiate, soit la finalit. II faut en avoir conscience pour le comprendre chez les autres et pour se rectifier soi-mme. N'estce pas prcisment cela, se prendre en charge, assumer intelligemment ses diverses nergies, les ordonner? Car si le dveloppement de l'une de ces activits en arrivait l'emporter exclusivement au dtriment de l'autre, il y aurait un complet dsquilibre de la vie humaine, quelque chose de monstrueux.Quand l'homme est entirement absorb par l'homo fber et qu'il ne ressent plus que l'exigence de l'efficacit, trs vite la source de son amour se tarit. L'efficacit se substitue alors la fcondit. La personne humaine n'est plus regarde que comme une matire capable d'tre transforme, ou un outil dont on se sert: il n'y a plus aucun respect de la personne humaine. N'est-ce pas le danger numro un de notre monde daujourdhui? La philosophie de Sartre et celle de Marx n'illustrent-elles pas ce primat de l'activit artistique, de deux manires totalement diffrentes et qui sont peut-tre mme deux extrmes (mais comme deux contraires l'intrieur d'un mme genre)?Si l'inverse (le primat exclusif de l'activit morale) est aujourd'hui trs rare, il a pu arriver: c'est l'homme moral qui absorbe l'homo faher (une certaine dgradation de la morale chrtienne a pu engendrer de telles attitudes!). La finalit s'impose avec une force telle qu'elle veut rejeter tout problme d'efficacit: Lamour d'amiti suffit! Du point de vue de la vie humaine, il y a certes l quelque chose d'anormal; mais c'est moins monstrueux que l'exaltation exclusive de l'efficacit, car le respect de l'autre n'est pas dtruit. La philosophie d'un Gabriel Marcel n'est-elle pas une illustration de cette tendance? Ses essais de dramaturge le confirment bien...Avant de considrer la troisime exprience, celle de la coopration, notons que ces deux activits humaines, Lactivit artistique et l'activit morale, qui se dveloppent dans un certain devenir, ont l'une et l'autre leur propre fruit immanent, qui vient de l'intrieur qualifier, ennoblir l'homo faber ou l'homo amicus, leur permettant d'exercer leur activit propre avec plus de noblesse, de facilit, de rapidit. Ces fruits immanents s'enracinent trs profondment dans nos puissances vitales, notre intelligence pratique, notre volont et jusqu' nos puissances sensibles. C'est ce qu'on a appel les hahitus d'art et de vertu. II y a l un fait qu'on ne peut nier: c'est en forgeant qu'on devient forgeron, c'est en dansant qu'on devient danseur. C'est par l'exercice mme du travail que ces dispositions, ces dterminations vont natre en nous et crotre lentement. Nous deviendrons par l ouvrier qualifi, matre forgeron...II faudrait prciser ici les diffrents hahitus d'art qui peuvent natre en nous, venant sceller en quelque sorte les grandes alliances de notre intelligence pratique avec nos diffrents sens externes travers l'imagination: Lalliance de intelligence et de la vue (art pictural), de lintelligence et de loue (art musical), de l'intelligence et du toucher (arts de la sculpture et de la danse). de intelligence et du got (art du viticulteur...), de lintelligence et de l'odorat (art du parfum).II y a encore d'autres habitus d'art: tous ceux, trs divers, qui relvent de l'art artisanal. Ceux-ci ne se prennent plus immdiatement des sens externes, mais des besoins de l'homme, de son panouissement, de son dveloppement, de son bien-tre.Quant la technique, elle se caractrise par l'importance de plus en plus grande qu'y ont l'outil et la mthode, car ce que l'on recherche, ce n'est plus une oeuvre bien faite, belle et utile, mais une oeuvre rentable du point de vue conomique. On passe de l'art artisanal la virtuosit.Distinguons en effet l'habitus d'art et sa disposition, de l'habilet et de la virtuosit, qui ne sont au sens prcis quune certaine qualit acquise permettant une trs grande souplesse dans l'excution. Habilet et virtuosit relvent plus de la mthode et de la qualit de l'instrument, en vue de l'efficacit, que de l'inspiration et du choix crateur. Nest-ce pas ce genre de qualit qui caractrise tout technicien?Paralllement au dveloppement de l'activit artistique, le dveloppement de l'activit morale implique l'acquisition des vertus, habitus opratifs qui permettent l'intention morale de se dvelopper et de crotre au cours de son dveloppement sans se laisser entamer par l'imaginaire, par la crainte de l'effort, de la lutte qu'il faut engager ds que commence l'excution. Si le travail a ses luttes propres, la ralisation de l'activit morale connat, elle aussi, ses luttes, qui ne sont pas les mmes, qui sont plus intrieures.Nous ne pouvons pas reprendre ici toute la gense des diverses vertus, voir comment elles s'acquirent partir de nos diverses activits morales s'exerant travers ce qu'on a appel le concupiscible et l'irascible 6 et impliquant toujours, non seulement la volont, mais une rectification de nos intentions en vue de la fin poursuivie. Nous ne ferons qu'numrer les diverses vertus morales acquises, selon l'ordre de leur noblesse.La premire vertu morale est la prudence, qui perfectionne notre intelligence pratique en lui permettant de se fixer dans l'intention de la fin recherche et de regarder tout ce qu'il faut faire (immdiatement ou mme mdiatement) dans la lumire de cette intention. En ce sens on peut dire que la prudence rectifie la raison pratique en la constituant raison droite. La prudence carte donc l'imaginaire, qui risque toujours d'empcher l'intention profonde qui nous lie notre fin d'tre tout fait limpide, toute consciente de ses propres exigences. Plus explicitement encore, la prudence carte l'imaginaire et les passions qui risqueraient de nous faire choisir les moyens les plus faciles, ceux qui sont le plus en connaturalit avec notre affectivit passionnelle. Elle donne une acuit intrieure permettant de poser au bon moment l'acte d'imperium, Lacte de commandement, malgr la crainte des checs et les luttes possibles.La vertu de justice dtermine notre apptit volontaire dans son respect des droits de l'autre. II faut en effet lutter contre lgosme naturel qui, tant trs profondment enracin en nous, nous replie constamment sur nous-mmes, nous empchant de respecter vraiment les droits de l'autre et, par l, nous empchant de l'aimer.La vertu de force vient ennoblir notre irascible , c'est--dire l'apptit passionnel qui se porte vers les biens sensibles difficiles acqurir. Elle lui permet de ne pas s'emporter inutilement devant certains obstacles qui semblent nous empcher d'atteindre ces biens; autrement dit, elle nous permet de ne pas nous mettre en colre ds que nous sommes en face de ce qui nous parat tre un dsordre. La vertu de force ennoblit notre irascible en le mettant au service de notre intelligence pratique perfectionne par la prudence. Elle nous permet de nous servir de cet lan passionnel pour conqurir les biens sensibles difficiles atteindre, elle nous permet d'tre victorieux des luttes en nous soumettant la raison droite.Si la vertu de force rectifie 1' irascible , la vertu de temprance ennoblit les passions du concupiscible (celles qui se portent vers le bien sensible immdiat), les empchant de s'imposer nous en raison6. Le concupiscible et l'irascible, ainsi que la volont et l'intelligence, sont tudis plus loin, en philosophie du vivant. Pour la dfinition du concupiscible et de l'irascible, voir ci-dessous, pp.. mme de leur vhmence et de leur extrme spontanit, qui risquent toujours de nous devancer. La vertu de temprance lutte spcialement contre l'imaginaire qui tend toujours nous prsenter le bien sensible immdiat comme indispensable, comme ncessaire (comme si nous ne pouvions nous en passer pour vivre). Cette vertu nous aide prendre du recul l'gard de l'attraction trop vhmente du bien sensible immdiat; elle nous aide relativiser ce bien et l'ordonner un bien suprieur, spirituel. Cela est trs manifeste dans l'amour d'amiti, car l'aspect passionnel de la prsence sensible risque toujours de l'emporter: nous risquons toujours de ne plus rechercher l'autre par amour pour lui, mais pour notre propre jouissance, car sa prsence sensible nous attire et excite en nous la passion, et peut exciter l'instinct sexuel. La vhmence du bien sensible, surtout lorsquil veille en nous l'instinct sexuel, risque toujours d'touffer le vritable amour spirituel, personnel. On voit donc pourquoi la vertu de temprance est ncessaire pour garder vivant l'amour d'amiti. La force l'est aussi, pour ne pas dcevoir l'ami dans l'appui qu'il peut attendre de nous aux moments difficiles, dans les luttes en lesquelles il est engag, luttes qui, en raison de notre amour d'amiti, deviennent nos luttes et exigent notre coopration, notre effort.Quant la justice, on comprend sa ncessit: le respect des droits de l'ami est indispensable pour que l'amour d'amiti subsiste. Le manque de respect des droits de l'autre est ce qui est capable de briser l'amour d'amiti; car il montre bien que l'ami n'aime pas son ami pour lui-mme, mais pour sa propre satisfaction.Ces quatre vertus ont t appeles cardinales parce qu'elles sont comme les grands axes des autres vertus; toutes les autres vertus morales, en effet, s'appuient sur elles. Elles structurent profondment notre personnalit morale, permettant l'closion du vritable amour d'amiti, tant capables de le garder.II serait intressant de discerner maintenant les caractres trs diffrents de la libert morale et de la libert artistique. Car trop souvent nous confondons ces deux types de libert et nous attribuons la libert morale ce qui n'est vrai que de la libert artistique. N'est-ce pas ce que fait Sartre quand il traite de la libert?La libert de l'artiste est sans doute trs fondamentale, puisqu'il peut vouloir raliser, ou refuser de raliser, telle uvre demande. II est libre de dire oui ou non: cela le regarde; en ce qui concerne l'uvre qu'il est capable de raliser, il est son propre matre. Certes il peut, pour d'autres motifs, tre contraint d'accepter; s'il a besoin d'argent, il peut accepter une offre qui, en tant qu'artiste, ne l'intresse pas! Mais c'est une autre question. Accepter ou ne pas accepter, car cela est conforme ou n'est pas conforme son inspiration, sa mentalit d'artiste, ses proccupations actuelles: voil la norme laquelle il se rfre pour juger et donner ou non son adhsion. C'est donc en dfinitive son inspiration actuelle, et tout ce qui y est impliqu, qui permet l'artiste de juger, de discerner ce qu'il peut raliser ou ne pas raliser. Prcisons encore que c'est partir de ce qu'il estime pouvoir raliser (le possible) qu'il va choisir la matire et les outils en vue de la ralisation de ce possible. Plus ce possible est original et lui est propre, plus l'artiste gagne en libert l'gard de tout ce qui lui est propos. Or ce possible, n de l'inspiration, implique d'une certaine manire la ngation de tout ce qui est actuellement. N'est-ce pas l la condition sine qua non du possible? Par le fait mme, la nantisation de tout ce que l'artiste porte en lui, de tout son monde intrieur, de tout son vcu , est ncessaire pour que ce possible apparaisse dans son originalit.Une telle libert, toute relative l'inspiration de l'artiste, a donc un critre tout fait subjectif. Seul l'artiste peut juger. II est son matre absolu; seul il sait, seul il voit.La libert de l'ami est toute diffrente. Elle s'exerce partir de l'amour et elle se noue dans un choix. L'ami ne choisit-il pas librement son ami comme ami '? II le choisit parce qu'il lui apparat comme le seul qui puisse lui permettre d'aimer parfaitement, d'tre vritablement heureux. Et il le choisit parce qu'il l'aime. S'il le rejette, c'est parce qu'il ne l'aime plus ou pas assez. C'est l'amour qui lui permet de poser ce choix libre; en effet, c'est bien en fonction de l'amour qu'il pose ce choix. L'amour lui permet de choisir et le pousse choisir librement, Lamour lui permet de rejeter et le pousse rejeter librement ce choix. L'amour l'gard du bien personnel, Lintention l'gard de ce bien considr comme la fin poursuivie, va servir de norme interne pour juger si cet ami est ce bien et cette fin, et par le fait mme s'il est celui que je choisis librement ou, au contraire, s'il ne peut tre ce bien et cette fin.La libert de choix apparat galement dans d'autres choix que je pose la lumire de ma prudence en vue d'atteindre une fin que je ne possde pas encore. Par exemple, avant que mon ami ne m'ait choisi librement, je puis, moi, le dsirer, tout faire pour qu'il me choisisse. Je choisis alors certains moyens qui me permettront de l'approcher: par exemple, je m'intresse ceux qui sont le plus proches de lui. Je peux choisir librement ce moyen plutt que tel autre, si je le juge plus efficace. Cette libert se fonde sur l'amour du bien-fin qu'on recherche, et elle implique le jugement qui exprime la relation existant entre ce moyen, ce bien relatif, et la fin recherche comme bien absolu.Ces deux types de libert sont donc tout fait diffrents, mais l'un et l'autre impliquent l'intelligence qui juge du rapport existant entre tel moyen, telle ralisation, et telle fin, tel idal poursuivi. Ce rapport n'impliquant pas de lien de ncessit, notre volont demeure libre de choisir tel moyen plutt que tel autre; elle peut accepter de s'engager, ou refuser.Pour mieux saisir le caractre propre de chacune de ces doux liberts, il faudrait considrer le problme de l'erreur et de la faute l'intrieur de l'activit pratique de l'homme. L'une et l'autre ont leur source dans cette activit, et l'une comme l'autre vient la limiter, de deux faons tout fait diffrentes. Car si la faute est toujours volontaire et consciente, Lerreur peut tre consciente ou inconsciente. Quand l'erreur est consciente, Lartiste diminue volontairement le rsultat (Lefficacit) de sa propre activit artistique; quand elle est inconsciente, le rsultat en ptit videmment, mais surtout cette erreur manifeste les limites de l'art de celui qui agit.Lerreur dont nous parlons ici se situe dans lintelligence pratique; cest pourquoi, lorsqu'elle est inconsciente, elle manifeste une faille dans l'intelligence pratique. La faute, elle, est toujours dans la volont et n'implique pas ncessairement une faille dans intelligence, contrairement ce que prtend la fameuse thorie platonicienne selon laquelle l'erreur est toujours dans l'ignorance. Lignorance ne peut donc tre la cause propre ni de la faute, ni de l'erreur; mais elle est trs souvent un lment de la faute et de l'erreur.Lactivit artistique peut connatre certaines erreurs, certains checs, qui peuvent soit provenir de circonstances extrieures l'artiste (Lindtermination de la matire sur laquelle il opre, Linadaptation des instruments utiliss, Le milieu, ceux avec qui il coopre, etc.), soit tre voulus expressment par lartiste.D'autre part, dans l'activit morale, Lhomme peut se dtourner librement du bien spirituel qu'il considre comme sa fin et des moyens ordonns cette fin, pour choisir d'autres biens plus immdiats, plus proches de s