L'État, ses origines, son évolution et son avenir, par...

242
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France L'État, ses origines, son évolution et son avenir, par Franz Oppenheimer,... traduit de l'allemand par M. W. Horn

Transcript of L'État, ses origines, son évolution et son avenir, par...

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

L'État, ses origines, sonévolution et son avenir, par

Franz Oppenheimer,... traduitde l'allemand par M. W. Horn

Oppenheimer, Franz. L'État, ses origines, son évolution et sonavenir, par Franz Oppenheimer,... traduit de l'allemand par M. W.Horn. 1913.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupartdes reproductions numériques d'oeuvres tombées dans ledomaine public provenant des collections de la BnF. Leurréutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet1978 : - La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre etgratuite dans le respect de la législation en vigueur et notammentdu maintien de la mention de source. - La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et faitl'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale larevente de contenus sous forme de produits élaborés ou defourniture de service.

CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens del'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnespubliques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisationparticulier. Il s'agit :

 - des reproductions de documents protégés par un droit d'auteurappartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés,sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalabledu titulaire des droits.  - des reproductions de documents conservés dans lesbibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sontsignalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité às'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions deréutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est leproducteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants ducode de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallicasont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dansun autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier laconformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditionsd'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment enmatière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de cesdispositions, il est notamment passible d'une amende prévue parla loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition,[email protected].

•"HÈQUE INTERNATIONALE DE DROIT PUBLICpubliée sous la direction de

i JÈZE, professeur adjoint à l'Universilé de Paris

L'ÉTATSES ORIGINES ^

SON EVOLUTION ET SON AVENIR

PAU

FRANZ OPPENHE1MERPj'ivatdoccnt ;i l'Université dû Berlin

TRADUIT DE L' Ai LE M ANDPar M. W. HORN

PARISM. GIARD & E. BRIÈRE

LIBRAIRES-ÉDITEURS

16, rue Sou/jlot cl rue Toullier, 12

1913 ''

'W ÉTATS-ÉS ORIGINES

SON ÉVOLUTION ET SON AVENIR

BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE DE DROIT PUBLICpubliée sous la direclion de

Gaston JÈZE, professeur adjoint à l'Université de Paris

L'ÉTAT'C/^/SES ORIGINES

SON ÉVOLUTION ET SON AVENIR

PAR

FRANZ OPPENHEJMERPrivatdocent à l'Université de Berlin

TRADUIT DE L' ALLEMANDPar M. W. HORN

PARISM. GIARD & E. BR1ÈRE

LIBRAIRES-ÉDITEURS

16, rue Soufflot el rue Toullier, iî

1913

L'ÉTAT

ftWIlNES, SON ÉVOLUTION ET SON AVENIR

INTRODUCTION

a) Définitions de l'Etat

L'étude que contiennent ces pages est un essaiexclusivement sociologique sur la nature de l'Etatconsidéré du double point de vue de l'histoire phi-losophique et de la théorie économique : le côtéjuridique reste en dehors de notre sujet. Nous sui-

vrons l'iïtat, en tant que phénomène socio-psycho-logique, au cours de son évolution depuis ses ori-ginesjusqu'à ses formes constitutionnellescontem-poraines et nous essayerons d'établir sur ces basesune prognose raisonnée de son développementultérieur. Nous nous attacherons à l'essence mêmede notre sujet, nous inquiétant peu des formes

Oppenheiraer 1

•2 L'ÉTAT

légales extérieures dans lesquelles se poursuit lavie internationale et intra-nationale. Notre but,en un mot, est d'apporter une contribution à laphilosophie de l'Etat et nous ne toucherons audroit politique qu'en tant que ce droit, dans saforme universelle et commune à toutes les sociétés,peut être considéré comme problème.

Toutes les maximes de droit politique se trou-vent donc écartées d'avance de notre examen. Demême un simple coup d'oeiljeté sur les diversesdéfinitions de l'Etat suffit à nous convaincre qu'ilserait vain d'en attendre une élucidation quelcon-que quant à la nature de l'Etat, ses origines et sesfins. Nous y trouvons en effet représentées toutesles nuances jusqu'aux extrêmes les plus violents.

Lorsque Rousseau fait naître l'Etat d'un Con-trat social et que Garey le lait résulter d'une asso-ciation de brigands ; lorsque Platon et les Marxis-tes lui octroient l'omnipotence, reconnaissant enlui l'autocrate absolu ordonnant toutes les rela-tions politiques, économiques et même sexuelles(Platon) des citoyens, pendant que le libéralismele confine à l'impuissance d'Etat-Gardien de lapaix et que l'anarchisme réclame sa suppressiondéfinitive, c'est en vain que l'on essaiera, entretous ces dogmes contradictoires, d'arriver à uneconception satisfaisante de cet Etat tant discuté.

Ces irréconciliables divergences dans les diffé-rentes définitions de l'Etat proviennent de ce

INTRODUCTION

qu'aucune d'elles n'a été conçue du point de vuesociologique.

L'Etat, objet historiquement universel, ne peutêtre compris dans son essence que par une étuderéfléchie embrassant dans ses grandes lignes toutel'histoire universelle.Seule la théorie sociologiques'est jusqu'ici engagée sur ce chemin, le grandchemin de la science : toutes les autres se sontformées comme théories de classe. Tout Etat —ceci doit être établi tout d'abord — tout Etat aété et est un l'état de classes et toute théorie po-litique a été et est une théorie de classe. Et unethéorie de classe n'est pas le produit de la rai-son qui scrute mais celui de la volonté qui con-voite et commande ; elle n'emploie pas ses argu-ments afin de parvenir à la vérité, elle s'en sertcomme d'autant d'armes dans la lutte des inté-rêts matériels. Ce n'est pas une science mais unemimicrij, un simulacre de science. La compréhen-sion de l'Etat nous permet bien de nous rendrecompte de la nature des théories politiques maisla connaissance de ces théories ne peut eu aucuncas nous éclairer sur la nature de l'Etat.

Déterminons d'abord par un aperçu rapide desthéories politiques de classe tout ce que l'Etatn'est pas.

L'Etat n'a pas été conçu par le « besoin d'as-sociation » comme le croit Platon et ce n'est pasun « produit de la nature » comme le veut Aris-

4 L'ÉTAT

tote. Il n'a pas in specie, comme l'expose Ancil-lon, « la même origine que les langues » ; il estabsolument faux que, comme l'expose ce der-nier, « de même que les différents langages sesont formés et développés spontanémentpar suitedu besoin et du pouvoir que possède l'homme decommuniquer ses pensées et ses sentiments, demême les Etats se sont développés de l'instinctet du besoin de sociabilité ». L'Etat n'est pas« un droit gouvernement de plusieurs ménageset de cequileurest commun avec puissance souve-raine » (Bodiu) ; et il ne s'est pas davantage consti-tué pour mettre uue fin au bellum omnium contraomnes ainsi que l'a avancé Hobbes et beaucoupd'autres après lui. L'Etat n'est pas le résultat d'unContrat Social comme longtemps avant Rousseauont voulu le prouver Grotius, Spinoza et Locke.L'Etat est peut-être le « moyen ayant pour butsuprême le développementéternellementprogres-sif du purement humain en une nation» comme l'aexposé Fichte mais sûrement il n'est pas ce but,il n'a pas été conçu et il n'est pas maintenu dansce but. L'Etat n'est ni l'Absolu selon Schelling nil'esprit en tant qu'il se réalise avec consciencedans le monde..., la puissance de la raison se réa-lisant comme volonté, comme le définit Hegeld'une manière aussi claire qu'élégante. Il nousest impossible d'accepter la définition de Stahlqui voit dans l'Etat « l'empire moral de la corn-

INTRODUCTION Jmunauté humaine » et dans son essence « uneinstitution divine ». Cicéron demandant quid estcnim civitas nisi juris societas ? ne nous satis-fait pas davantage et moins encore Savigny quivoit « dans la formation de l'Etat une forme de lacréation du droit, le degré superlatif de la créa-tion du droit » et qui définit l'Etat même : « lareprésentation matérielle du peuple ».

Bluntschli en proclamant l'Etat « personnifica-tion du peuple » ouvre le long défilé de ces théo-riciens qui baptisent ou l'Etat, ou la Société, ouencore un mélange quelconque de ces deux ingré-dients du nom de « supra-organisme ». Cette opi-nion est aussi intenable que celle de sir HenryMaine faisant s'élever l'Etat de la famille parles degrés : « gens, maison et tribu ». L'Etatn'est pas une « unité associative » comme le croitle juriste Jellinek. Le vieux Boehmer se rappro-che de la vérité lorsqu'il écrit que denique regno-rum praccipuorum orlus et incrementaperlustransvim et lalrocinia potentùe initia fuisse appare-bit ; mais néanmoins Carey est dans l'erreur lors-qu'il fait provenir l'Etat d'une bande de brigandsqui se seraient érigés en maîtres sur leurs com-pagnons. Beaucoup de ces définitions contiennentune parcelle plus ou moins grande de véritémais aucune n'est entièrement satisfaisante et laplupart sont radicalement fausses.

L'ÉTAT

b) La conception sociologique de l'Etat.

Qu'est-ce donc que l'Etat au sens sociologique?L'Etat est, entièrement quant à son origine, et

presque entièrement quant à sa nature pendantles premiers stages de son existence, une organi-sation sociale imposée par un groupe vainqueur àun groupe vaincu, organisation dont l'unique butest de réglementer la domination du premiersur le second en défendant son autorité contreles révoltes intérieures et les attaques extérieures.Et cette domination n'a jamais eu d'autre but quel'exploitation économique du vaincu par le vain-queur.

Aucun Etat primitif dans toute l'histoire uni-verselle n'a eu une origine autre (I). Là où unetradition digne de foi informe différemment ils'est toujours agi de la fusion de deux Etats pri-mitifs déjà entièrement développés s'unissant enun ensemble d'organisation plus complexe ; ouencore nous nous trouvons en présence d'unevariante humaine de la fable des moutons pre-nant l'ours pour roi afin qu'il les défende contreles loups. Mais même dans ce cas la forme et lasubstance de l'Etat sont exactement les mêmesque dans « l'Etat-Loup » pur et simple.

La très mince provision d'histoire apprise dans

INTRODUCTION

notre enfance suffit pour nous permettre dereconnaître la vérité de cette assertion générale.Partout nous voyons une belliqueuse tribu bar-bare envahir le territoire d'un peuple plus paci-fique, s'y établir comme aristocratie et y fonderson Etat. En Mésopotamie invasion sur invasion,Etat sur Etat : Babyloniens, Amorites, Assyriens,Arabes, Mèdes, Perses, Macédoniens, Parthes,Mongols, Seldjoucides, Tartares et Turcs ; sur laterre du Nil Hyksos, Nubiens, Perses, Grecs,Romains, Arabes et Turcs ; en Grèce les EtatsDoriens de type caractéristique ; en Italie Ro-mains, Ostrogoths, Lombards, Francs et Ger-mains ; en Espagne Carthaginois, Romains, Visi-goths, Arabes ; en Gaule Romains, Francs, Bur-gondes, Normands ; en Angleterre Saxons etNormands. Les flots des belliqueuses peuplades sedéversent sur l'Inde jusqu'à l'Insulinde, et sur laChine ; et il en est de même dans les colonieseuropéennes dès que le conquérant y trouveun élément de population sédentaire déjà établi.Lorsque cet élément fait défaut, lorsque la popu-lation du pays envahi se compose de chasseursnomades qu'il est possible de détruire mais jamaisd'asservir, on en est quitte pour importer des con-trées lointaines la masse humaine corvéable etexploitable : c'est la traite, l'esclavage.

Les colonies européennes dont les lois ne per-mettent plus de suppléer j>ar l'importation d'es-

8 L'ÉTAT

claves à l'absence d'une population indigèneséden-taire semblent au premier abord constituer uneexception à cette règle. L'une de ces colonies, lesÉtats-Unis d'Amérique, est devenue une des plusimportantes formations politiques de l'histoiremondiale. La contradiction apparente est expli-quée là par le fait que la masse humaine « tailla-ble et corvéable à merci » s'importe d'elle-même,émigrant en masse hors des Etats primitifs commehors de ces Etats, arrivés à un plus haut degréde civilisation et possédant déjà la liberté de do-micile mais dans lesquels l'extorsion a atteint unpoint insoutenable. Nous avons ici, s'il nous estpermis d'employer cette figure, une contaminationà distance de la « maladie d'Etat »,une contamina-tion causée par des foyers d'infection éloignés.Dans les colonies où l'immigration est peu impor-tante, soit en raison du grand éloignement ren-dant le voyage trop coûteux, soit par suite demesures prohibitives, les conditions sociales serapprochent déjà de ce but final de l'évolution (de

l'Etat qu'il est possible dès maintenant de recon-naître comme inévitable,mais pour lequel il nousmanque encore le terme scientifique. Une fois deplus dans la dialectique de l'évolution une trans-formationquantitative est devenue transformationqualitative

:l'ancienne forme s'est remplie d'un

nouveau contenu. Nous y avons encore un « Etat »,ç'est-à-dire une stricte organisation de la vie so-

INTRODUCTION y

ciale collective assurée par un pouvoir coercitifmais ce n'est plus « l'Etat » au vieux sens du mot,ce n'est plus l'instrument de la domination politi-que, de l'exploitation économique d'un groupe so-cialpar un autre groupe, ce n'est plus l'Etat de clas-

ses mais un Etat qui semblé être véritablement lerésultat d'un Contrat social. Les colonies austra.liennes se rapprochentbeaucoup de ces conditions,sinousenexceptons la province féodale de Queens-land avec son exploitation de Canaques à demiesclaves, et l'idéal est presque entièrementatteinten Nouvelle-Zélande.

Tant que l'on n'aura pas atteint un commuais

consensus quant à l'origine et la nature de l'Etathistorique, ou, ce qui revient au même, de l'Etatau sens sociologique, c'est en vain que l'on ten-tera d'imposer un nouveau terme pour désignerces formes supérieures de l'organisation sociale.En dépit de toutes les protestations le nom d'Etatleur reste et leur restera sans doute toujours Afind'avoir une emprise sur la nouvelle conceptionnous désignerons ici cette forme par le terme« Fédération libre ».

L'examen rapide des Etats historiques passéset présents devrait être complété ici, si la placenous le permettait, par une étude des faits quenous procure l'ethnologie sur les Etais non com-pris dans l'horizon de notre histoire si faussementqualifiée d'universelle. Qu'il nous suffise d'affir-

OppenUeimer 1.

10 L'ÉTAT

mer ici que nulle part notre règle ne souffre d'ex-ception. Dans l'archipel malais comme dans legrand laboratoire sociologique africain, dans tousles pays du globe où l'évolution des races a dé-passé la période de sauvagerie primitive, l'Etatest né de la subjugatiou d'un groupe humain parun autre groupe et sa raison d'être est, et a tou-jours été, l'exploitation économique des asservis.

Cette récapitulation sommairen'a pas seulementpour but de démontrer la justesse de l'axiomefondamental que nous a donné, le premier, Lud-wig Gumplowicz, le sociologue bien connu; ellenous fait apercevoir aussi comme dans un éclair,le chemin qu'a parcouru l'Etat, la longue « voiedouloureuse » de l'humanité,le chemin sur lequelnous le suivrons maintenant : partant de l'Etatconquérant primitif il se dirige à travers milletransformations vers le but suprême, la Fédéra-tion libre.

PREMIÈRE PARTIE

L'origine de l'Etat

Une force unique gouverne tout ce qui existe.Une force unique a développé la vie, de la celluleprimitive,de l'amibe flottantsur le chaudocéan despériodes primordiales jusqu'au vertébré, jusqu'àl'homme.Cette force, c'est l'instinct de conserva-tion avec ses deux subdivisions : la « faim » et«l'amour ». A ce point la « philosophie», le besoincausaldu bipède pensant,intervient dans ce jeu desforces pour soutenir, avec la faim et l'amour, l'édi-fice du monde humain. La philosophie,la « Repré-sentation» de Schopenhauern'est d'ailleurs qu'unecréation de l'instinct de conservation,qu'il nomme« Volonté » : c'est un organe de direction dansl'existence, une arme dans la « lutte pour la vie ».Nous aurons pourtant à reconnaître dans le besoincausal une force sociale indépendante, un facteurnon négligeable dans la marche de l'évolutionsociologique. Qc besoin se manifeste tout d'abord,

12 L'ÉTAT

et se manifeste même avec une violence inouïeaux âges primitifs de la société dans les manifes-tations parfois si étranges de la superstition. Tirantd'imparfaites observations des conséquences en-tièrement logiques, la créature humaine peupleles eaux et l'atmosphère, la terre, le feu, les ani-maux et les plantes mêmes, bref l'univers entierde bons et de mauvais esprits. Ce n'est que beau-

coup plus tard, dans ce lumineux temps moderneauquel peu de peuples parviennent, qu'apparaîtla plus jeune fille du besoin causal, la science,le produit logique de l'observation raisonnée desphénomènes naturels, la science à laquelle in-combe dès lors une lourde tâche : détruire lasuperstition aux racines profondes, liée à l'âmehumaine par d'innombrables fils.

Mais bien qu'il soit indéniable que la supersti-tion, surtout dans les périodes « extatiques » (2),ait pu agir puissamment sur le cours des événe-ments, bien qu'elle puisse encore en temps ordi-naire être un facteur important dans l'organisationde la vie sociale, la force principale de l'évolu-tion n'en est pas moins toujours l'instinct écono-mique, la nécessité de l'existence, celte nécessitéqui contraint l'homme à conquérir pour lui et lessiens la nourriture, le logement et le vêtement.Un examen sociologique — et nous entendons parlà socio-psychologique— de l'évolution historique

ne peut donc procéder que d'une seule manière •'

.L'ORIGINE DE L'ÉTAT 13

il doit suivre dans leur développement progressifles méthodes de la satisfaction économique desbesoins, en inscrivant à la place qui leur revientles influences de l'instinct causal.

a) Moyen politique et moyen économique

Il existe deux moyens, diamétralement opposésen principe, par lesquels l'homme, gouverné par-tout par le même instinct de conservation, peutarriver à satisfaire ses besoins : le travail et lerapt, le travail personnel et l'appropriationpar laviolence du travail d'autrui. Rapt! appropriationpar la violence ! Pour nous, enfants d'une civilisa-tion qui repose justement sur l'inviolabilité de lapropriété, ces deux expressions en évoquent im-médiatement d'autres : « crime », « châtiment». Etcette association d'idées demeure, même lorsquenous réalisons le fait que dans les conditions pri-mitives de l'existence le brigandage sur terre etsur nier représente, avec le métier guerrier —qui no fut longtemps que le rapt en grand orga-nisé — la profession la plus en honneur. Aussi,afin d'avoir à l'avenirune terminologie claire, con-cise et nettement déterminée pour désigner cesextrêmes si importants, j'ai proposé de nommermoyen économiquele travail personnelet l'échangeéquitable du propre travail contre celui d'autrui

14 L'ÉTAT

et moyen politique l'appropriation sans compen-sation du travail d'autrui.

Ceci n'est en aucune façon une idée nouvelle ;de tous temps les historiens et les philosophes ontreconnu cette opposition et ont tenté de la faireressortir, mais aucune de leurs formules n'a pé-nétré au coeur de la question. Dans aucune d'elles,il ne ressort clairement que l'opposition existe seu-lement dans les différents moyens visant un mêmebut : l'acquisition de biens de jouissance. Et là estjustement le noeud de la question.

On peut observer chez un penseur du rang deKarl Marx même à quelle confusion l'on arrivedès que l'on ne sépare pas strictement le but éco-nomique du moyen économique. Toutes les erreursqui détournèrent finalement si loin de la vérité lagrandiose théorie marxiste ont leur source dansce défaut de discernement entre le but et le moyende la satisfaction économique des besoins, confu-sion qui conduisit l'auteur à définir l'esclavage :catégorie économique, et la violence : puissanceéconomique ; demi-vérités qui sont plus dangereu-ses que des erreurs complètes car elles sont plusdifficiles à percevoir et rendent les fausses con-clusions presque inévitables.

Notre distinction précise entre les deux moyensconduisant au mémo but nous permettra d'évitertoute confusion de ce genre. Elle nous facilitera}a parfaite intelligence de l'Etat, de son origine,

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 15

sa nature et ses fins, et par là l'intelligence del'histoire universelle puisque l'histoire n'existe de

nos jours que comme histoire de l'Etat. Tant quenous ne nous serons pas élevés à la libre fédéra-tion, toute histoire universelle jusqu'à notre épo-que contemporaine, jusqu'à notre orgueilleuse ci-vilisation moderne n'a et ne peut avoir qu'un seulobjet : la lutte entre le moyen économique et le

moyen politique.

b) Peuples sans Etat (chasseurs el laboureurs).

L'Etat est l'organisation du « moyen politique ».Un Etat ne peut donc prendre naissance que lors-que le moyen économique a amassé une certainequantité d'objets destinés à la satisfaction des be-soins, dont puisse s'emparer le rapt à main armée.Aussi les chasseurs primitifs n'ont-ils pas d'Etat,et les chasseurs ayant atteint un degré de civili-sation plus avancé ne parviennent à fonder unEtat que lorsqu'ils trouvent à proximité et peu-vent asservir des organisationséconomiques plusdéveloppées. Quant aux chasseurs primitifs ilsvivent dans une complète anarchie.

Grosse (3) donne de ces chasseurs la descriptionsuivante :

« En l'absence d'importantes inégalitésdans lesfortunes. Ja principale cause d'inégalité sociale faiç

16 L'ÉTAT

défaut. En principe tous les hommes adultes dela tribu sont égaux. Les plus âgés, en raison deleur expérience, jouissent d'une certaine autoritémais nul n'est tenu envers eux à l'obéissance. Làoù des chefs isolés sont reconnus — par exemplechez les Botokudes, les Californiens du centre,les Weddas et les Mincopies —

leur pouvoir estdes plus restreints. Le chef n'a aucun moyen d'im-poser sa volonté. D'ailleurs la majorité des tribusde chasseurs ne reconnaît aucun chef. Toute lasociété masculine forme encore une masse homo-gène non différenciée de laquelle seuls ressortontles individus que l'on croit en possession de pou-voirs magiques. »

Ce que nous trouvons ici est donc à peine uneébauche d'Etat dans le sens que les théories po-litiques donnent au mot et est bien loin encorede l'Etat au sens sociologique proprement dit.

Les organisations sociales des laboureurs pri-mitifs n'offrent guère plus d'analogie avec l'Etattel que nous le connaissons. Il n'y a pas d'Etat làoù le paysan vit en liberté travaillant le sol de sapioche. La charrue est déjà le signe caractéristi-que d'une forme d'exploitationplus élevée se trou-vant seulement dans l'Etat: la forme de la grandeexploitation employant le travail mercenaire (4).Disséminés dans des fermes, des villages isolés,divisés parles éternellesquerelles intestines ame-nées par le bornage des propriétés et des districts,

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 17

les paysans forment une sorte de vague confédé-ration que maintient à peine le faible lien d'uneorigine commune, d'un langage et d'une croyancesemblables. Très rarement, une fois l'an tout auplus, la fête de quelque ancêtre fameux, de la di-vinité de la tribu les rassemble. Aucune autoritégouvernant la masse : les différents chefs des vil-lages ou tout au plus des territoires ont sur leurétroit domaine une influence plus ou moins grandeselon leurs qualités individuelles et surtout selonle pouvoir magique qu'on leur attribue. Tels Cu-

now (o) nous dépeint les laboureurs péruviensavant l'invasion des Incas, tels furent et tels sontpartout les paysans primitifs de l'Ancien et duNouveau-Monde : « Un amas de tribus autonomessans cohésion ni organisation d'ensemble et secombattant mutuellement, chacune de ces tribusdivisée en unions familiales plus ou moins indé-pendantes. »

Dans de telles conditions sociales il est assez dif-ficile d'arriver à réaliser une organisation guer-rière dans un but de conquête. Il est déjà biendifficile de mobiliser le district ou la tribu pourla défense commune du territoire. Le paysan estfixé au sol presque aussi fortement que les plan-tes qu'il cultive. Par son travail il est véritable-ment attaché au sillon, même lorsqu'il est légale-ment libre de ses mouvements. Et d'ailleurs quelpourrait être le but d'une invasion conquérante,

18 L'ÉTAT

d'une razzia, dans une contrée peuplée exclusive-ment de laboureurs? Le paysan ne peut prendreau paysan rien qu'il ne possède déjà lui-même.Dans une société dont le caractère distinctif estla surabondance de terres cultivables, chaquemembre ne cultive qu'autantqu'il peut consommerlui-même. Tout excédent serait inutilisable et sonacquisition peine superflue même s'il était possi-ble de conserver longtemps les récoltes, ce quin'est pas le cas dans ces conditions primitives.D'après Ratzel le laboureur de l'Afrique centraledoit transformer rapidement en bière l'excédentde sa récolte s'il ne veut pas la perdre entièrement.

Pour toutes ces raisons l'esprit belliqueux quicaractérise le chasseur et le pasteur fait totalementdéfaut au laboureur: la guerre ne peut lui procu-rer aucun profit. Et cette disposition pacifique setrouve encore accrue du fait que ses occupationssont loin de le rendre apte aux exploits militaires.Il est robuste et persévérant mais indécis et lentde mouvements ;au contraire les conditionsmêmesde l'existence du chasseur et du pasteur dévelop-pent en eux l'agilité et la promptitude d'action.Aussi le paysan primitif est-il généralement d'hu-meur plus douce que ces derniers*. Dans les con-

* Ce contraste psychologiquequi a été souvent expressémentaffirmé n'est pourtant pas sans souffrir d'exception. Grosseécrit (Formes de la famille, p. 137): « Quelques histoires de lacivilisation présentent les laboureurs comme des peuplades pa-

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 19

ditions économiques et sociales qui régnent dansles régions exclusivement agricoles il n'existe au-cune différentiation tendant à imposer des formesplus élevées d'intégration, il n'existe ni nécessité,ni possibilité de subjugation guerrière d'autrespeuples. Aucun Etat ne peut donc s'y constituer,aucun ne s'y est jamais créé. S'il n'y avait pas eud'impulsion du dehors, venant de groupes me-nant une existence différente, il est certain quele paysan primitif n'eût jamais de lui-même in-venté l'Etat.

c) Peuples antérieurs à l'Etat

(Pasteurs et Vihings)

Nous trouvons par contre chez les peuples pas-teurs, même lorsqu'ils vivent en tribus isolées,toute une série d'éléments favorables à la forma-

cifiques par opposition aux nomades belliqueux. Il est certainque l'on ne peut soutenir de leur genre d'occupation ce quel'on prétend de l'élevage, que sa nature prépare et dispose à laguerre. Pourtant c'est justement dans le cadre de ces occupa-tions paisibles que nous trouvons plusieurs des peuplades lesplus belliqueuses et les plus cruelles qui aient jamais existé.Les sauvages cannibales de l'Archipel Bismarck, les férocesFidjiens, les bouchers humains du Dahomey et des Ascliantisse livrent tous à la paisible culture des fruits de la terre, lînadmettant que tous les agriculteurs ne soient pas aussi redou-tables, la douceur proverbiale de la plupart ne nous en semblepas moins plutôt problématique. »

20 L'ÉTAT

tion de l'Etat : les plus civilisés parmi eux onteffectivement fondé des Etats presque parfaitsauxquels il n'a manqué que l'ultime marque dis-tinctive de notre conception moderne, la séden-tarité sur un territoire strictement délimité.

L'un de ces éléments est purement économi-que. Laissant de côté les cas de violence « extra-économique » (Marx) il peut se développer dansla vie pastorale une assez grande différentiationdes fortunes et des revenus. Même si nous prenonscomme base primitive une parfaite égalité dansle partage des troupeaux, en très peu de tempsles uns seront devenus plus riches, les autres pluspauvres. Un éleveur particulièrement habile verrases troupeaux s'accroître rapidement ; un gardienattentif, un chasseur hardi les préservera mieuxde la décimation par les fauves. La chance s'enmêle aussi : l'un trouve de gras pâturages, dessources d'eau vive, pendant que l'autre voit toutesses possessions détruites par la maladie ou lesintempéries.

,L'inégalité des fortunes a partout comme con-

séquence inévitable l'inégalité des classes : lepasteur ruiné doit se mettre au service de celuiqui est resté riche et tombe par là dans une po-sition inférieure, dépendante. Le cas a été cons-taté dans toutes les contrées de l'Ancien Mondeoù vivent les pasteurs. Meitzen (6) donne les dé-tails suivants sur les nomades Lapons de Nor-

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 21

vège : « Trois cents têtos de bétail sont la pos-session moyenne normale d'une famille : quicon-

que n'en possède que cent doit entrer au servicedes riches dont les troupeaux comptent parfoisjusqu'à mille têtes. » Et le même écrivain parlantdes nomades de l'Asie centrale dit: «Trois centstêtes de bétail sont la quantité nécessaire au bien-être d'une famille, cent têtes c'est la misère ame-nant infailliblement le servage. Le serf doit alorscultiver la terre du maître (7). » Ratzel (8) nousdécrit une sorte de commendatio fréquente chezles Hottentots : « Les indigents cherchent à en-trer au service' des plus riches ; leur but uniqueest d'arriver à posséder du bétail. » Selon La-veleye lej^ffêmes faits se sont produits en Irlandeà l'époque primitive ; il fait même provenir l'ori-gine et le nom même du système féodal des prêtsde bestiaux faits par les riches aux membres pluspauvres de la tribu. D'après lui un fee-od (Vieh-eigen, propriété de bestiaux) fut à l'origine lepTëmier fief par lequel le plus fort s'attacha leplus faible comme « féal» jusqu'à ce que ce der-nier eût acquitté sa dette.

La place nous manque ici pour faire plus qu'in-diquer combien cette différentiation d'abord éco-nomique puis sociale a dû être favorisée, mêmedans les sociétés pastorales pacifiques, par la cu-mulation des charges de grand'prêtre et de sacri-ficateur dans le patriarcat. Le chef pouvait alors

22 L'ÉTAT

facilement augmenter le nombre de ses troupeaux :

il n'avait pour cela qu'à exploiter habilement la '

superstition des membres de la tribu.Toutefois, tant que n'intervient pas le moyen

politique, cette inégalité se maintient dans des j

limites très modestes. L'adresse et l'habileté ne j

sont pas forcément héréditaires, les troupeaux les j

plus considérables se dispersent lorsque de nom- •

breux héritiers grandirent sous la même tente, '

et la fortune est inconstante. De nos jours mêmele plus riche des Lapons Suédois est tombé enpeu de temps dans un tel état de pauvreté que legouvernement doit pourvoir à sa subsistance.Toutes ces causes tendent constamment à rétablirde façon approximative l'égalité économique etsociale de la condition première. « Plus les noma-des sont paisibles, primitifs, « authentiques », etmoins nous trouvons chez eux de sensibles inéga-lités dans les possessions. Il est touchant de voirla joie avec laquelle un vieux prince des Mongo-les-Zaizans reçoit son cadeau tributaire : une poi-gnée de tabac, un morceau de sucre et vingt-cinq kopeks (9). »

Il est réservé au moyen politique de détruirecette égalité de façon plus entière et plus durable.« Là où l'on fait la guerre, là où l'on remportedu butin, il existe des inégalités plus sensiblesreprésentées par la possession d'esclaves, de fem-

mes, d'armes et de coursiers de race (10). » La

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 23

possession d'esclaves ! Le nomade a découvertl'esclavage et a créé par là cet embryon de l'Etat :

la première exploitationde l'homme par l'homme !

Le chasseur aussi se bat et fait des prisonniers,mais il ne les réduit pas en esclavage ; il les tueou les adopte comme membres de sa tribu. Queferait-il d'esclaves ? Les produits de chasse selaissent plus difficilement encore que le grainemmagasiner et « capitaliser ». La pensée de trans-former un être humain en machine à travail nepouvait naître que dans une période de l'économieoù existe un fonds de biens, un « capital » exi-geant l'aide de travail dépendant pour pouvoirs'accroître. Ce degré est atteint chez les pasteurs.Les membres d'une famille sans aide étrangèresuffisent à peine à garder un troupeau peu nom-breux et à le protéger contre les ennemis dudehors, hommes ou animaux. Avant l'interven-tion du moyen politique les aides auxiliaires nese trouvent qu'en très petit nombre : quelquesmembres appauvris de la tribu, quelques fugitifsappartenant à des tribus étrangères et que noustrouvons partout comme protégés dépendantsdans le train des grands possesseurs de trou-peaux (11). Ici et là une peuplade appauvrie en-tre à demi volontairement au service d'une plusriche. « Les positions réciproques des peuplessont déterminées par l'état de leurs possessionsrespectives. Ainsi les Toungouses qui sont très

24 L'ÉTAT

pauvres s'efforcent de rester dans le voisinagedes établissements des Tschouktchis qui possè-dent de grands troupeaux de rennes. Les richesTschouktchis emploient les Toungouses commebergers et leur donnent des rennes comme rétri-bution de leurs services. » De même l'asservisse-ment des Samoyèdes de l'Oural par les Sirjainesn'a été que la conséquence finale de l'usurpationgraduelle de leurs pâturages (12).

Al'exception de ce dernier cas, qui se rapprochedéjà de la formule de l'Etat, les quelques mem-bres « sans capital » subsistant dans une tribu nesuffiraient pas à garder des troupeaux très nom-breux. Et pourtant la nature même de l'exploita-tion impose la division des troupeaux. Un mêmepâturage ne peut nourrir qu'un nombre limité debestiaux et les chances de g irder intact le nom-bre de bêtes élevées s'accroissent avec la pos-sibilité de les répartir sur plusieurs pâturages.Alors les maladies, les intempéries, etc., ne peu-vent en détruire qu'une partie et l'ennemi dudehors ne peut pas non plus tout dérober à lafois. Chez les Herreros par exemple « tout pro-priétaire un peu aisé est forcé d'avoir, à côté de

son habitation principale, plusieurs pâturages oùles frères cadets, ou d'autres parents, ou à leurdéfaut des serviteurs âgés et fidèles, sont chargésde la surveillance des troupeaux » (13).

Aussi le nomade épargne-t-il son prisonnier

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 25

de guerre : il peut l'utiliser comme esclave à lagarde du bétail. Nous pouvons encore observerla transition entre l'usage de la mise à mort etcelui de la mise en esclavage dans une cérémoniedu culte des Scythes : sur cent prisonniers deguerre un seul est sacrifié lors des grands festinsde la tribu. Lippert qui mentionne ce fait y voit(14) « une restriction naissante dont la raison estévidemment la valeur qu'acquiert le prisonniercomme serviteur possible ».

Avec l'incorporation des esclaves dans la tribupastorale nous avons l'Etat dans ses élémentsessentiels: il n'y manque que l'occupation per-manente d'un territoire délimité Cet Etat a pourforme la domination et pour substance l'exploita-tion économique d'instruments humains de tra-vail. Et dès lors la différentiation économique etla formation de classes sociales vont pouvoir pro-gresser à grands pas. Les troupeaux des chefs, ha-bilement divisés, gardés soigneusement par denombreux bergers armés, maintiennent leur effec-tif plus aisément que ceux des autres membres dela tribu. Ils s'accroissent en nombre plus rapide-ment aussi, grâce à la plus grande part de butinque reçoit le riche, proportionnellement à la quan-tité de guerriers asservis qu'il peut mettre surpied. La grande prêtrise joue aussi son rôle et ilse creuse ainsi entre les membres jadis égaux dela tribu un abîme de plus en plus profond, jus-

Oppenheimer 2

26 L ÉTAT

qu'à ce qu'une véritable aristocratie, composéedes riches descendants des riches patriarches, sedresse enfin en face de la plèbe.

« Les Peaux-Rouges, même ceux qui possèdentl'organisation la plus avancée, n'ont développéni aristocratie, ni esclavage *et c'est par là prin-cipalement que leurs institutions se distinguent decelles de l'Ancien-Monde. L'esclavage, commel'aristocratie, ne prospère que sur le sol patriar-cal des peuples se livrant à l'élevage des trou-peaux (15). » Nous trouvons chez tous les pas-teurs parvenus à un certain degré de civilisationla division sociale en trois classes distinctes : aris-tocratie (princes des tribus de la Bible), hommeslibres et esclaves. D'après Mommsen (16) « tousles peuples indo-germains possèdent l'esclavagecomme institution légale ». Et ce qui estrapportédes Aryens, des Sémites d'Asie et d'Afrique (Ma-sai et Vahouma) et des Mongols s'applique éga-lement aux Hamites. Chez les Fellata du Sahara

« la société se divise en princes, chefs, hommesfrancs (hommes libres n'ayant que des possessionsmodestes) et esclaves » (17). Il en est de mémochez les Hovas (18), chez les peuples de mêmerace de la Polynésie, les Nomades de la mer, bref

* Cette assertion de Lippert n'est pas tout à fait juste. Leschasseurs et pêcheurs du Nord-Ouest de l'Amérique ayant uneorganisation d'existence sédentaire possèdent les deux : aris-tocratie et esclavage ;

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 27

partout où l'esclavage est organisé en institutionlégale. Etant donné des conditions identiques la

nature humaine se développe partout de la mêmemanière, sans distinction de couleur ni de race.

Le pasteur s'habitue ainsi graduellement aumétier guerrier et à l'exploitation de l'homme entant que moteur à travail. Son genre de vie mêmele pousse forcément à employer de plus en plusle « moyeu politique ».

Il est physiquement plus robuste que le chas-seur primitif et ne lui est inférieur en rien commeadresse et décision : les moyens de subsistancedu chasseur sont trop incertains pour qu'il puisseatteindre le maximum de taille et de force dontsa race est capable. Le pasteur au contraire, quia dans le lait de ses troupeaux une source cons-tante de nourriture, qui peut avoir de la viandeà volonté, arrive presque partout à une taille degéant, le Nomade Aryen avec ses troupeaux dechevaux tout comme les possesseurs de troupeauxbovins d'Asie et d'Afrique, par exemple les Zou-lous. De plus la tribu de pasteurs est supérieureen nombre à la horde do chasseurs, d'abord parcequ'elle peut tirer d'un terrain donné une plusgrande quantité de nourriture, et surtout parceque la possession de lait animal, en abrégeant lapériode d'allaitement, permet une successionplus rapide des naissances ainsi que l'arrivée àl'âge adulte d'un plus grand nombre d'enfants.

28 L'ÉTAT

C'est ainsi que les steppes fertiles de l'AncienMonde sont devenues ces inépuisables réservoirshumains aux débordements périodiques, vérita-bles « vaginse gentium ».

Comparés aux chasseurs les pasteurs se distin-guent donc par un nombre plus considérable deguerriers valides, plus robustes individuellementet dans leur masse au moins aussi mobiles quela horde de chasseurs, beaucoup plus rapidesmême car beaucoup sont montés (chevaux ouchameaux). Et cet ensemble plus considerable.deforces individuellement supérieures est maintenupar une organisation telle que seule peut la créerle patriarcatautoritaire, rompu au commandementd'une masse d'esclaves. Comment mettre en paritécette organisation préparée et développée par lesconditions mêmes de l'existence et le faible liend'obéissance qui unit le jeune guerrier des chas-seurs à son chef ?

Le chasseur poursuit son gibier seul ou parpetits groupes ; c'est réuni en grandes massesdans lesquelles l'individu se trouve parfaitementprotégé que le pasteur avance, formant un véri-table corps d'expéditiondont les haltes sont commedes campements fortifiés. Ainsi la pratique desmanoeuvres de tactique, l'esprit de méthode et ladiscipline stricte se développent tout naturelle-ment.* On ne risque guère de se tromper,remarqueRatzel (19), en mettant au nombre des forces disci-

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 29

plinatrices de la vie du nomade l'ordre invariablede campement. Chaque homme, chaque objet asa place immuable : de là la rapidité et le bonordre avec lesquels on installe et lève le campe-ment. Il ne vient à l'esprit de personne de chan-ger de place sans commandement ou sans raisonimpérative. C'est seulement grâce à cette sévèrediscipline qu'il est possible, dans l'espace d'uneheure, d'empaqueter et de charger la tente avectout son contenu. »

La même discipline, établie de toute antiquité,éprouvée à la chasse et dans les expéditions paci-fiques, gouverne également les marches guerriè-res de la tribu. Les pasteurs deviennent ainsi descombattants de profession, et même, tant que« l'Etat » n'a pas créé d'organisations plus par-faites et plus puissantes, des combattants invin-cibles. Pasteur et guerrier deviennent des termessynonymes. Ce que rapporte Ratzel des nomadesde l'Asie centrale (20) s'applique également à tousles autres : « Le nomade est en tant que pasteurun concept économique et en tant que guerrier unconcept politique. Il est toujours prêt à abandon-ner son occupation, quelle qu'elle soit, pour laguerre et le brigandage. Pour lui tout dans l'exis-tence a deux faces, pacifique ou belliqueuse, hon-nête ou spoliatrice et il montre selon les circons-tances tantôt l'une et tantôt l'autre. La pêche etla navigation exercées par le Turcoman transcas-

Oppenheimer 2.

30 L'ÉTAT

pion se transforment en piraterie... La marchedu peuple pasteur, paisible en apparence, décidela marche de guerre, la houlette de berger de-vient une arme redoutable. A l'automne, lorsqueles chevaux reviennent plus robustes du pâturageet que la seconde tonte des moutons est terminée,le nomade cherche dans sa mémoire quelle expé-dition de vengeance ou de rapine (baranta, mot àmot, faire, ou voler des bestiaux) il a remis jusque-là. C'est l'expression d'un droit du plus fort quidans les querelles d'intérêt, les affaires d'honneur,les vendettas, cherche sa vengeance et son otagedans ce que l'ennemi possède de plus précieux :

ses troupeaux. Les jeunes gens qui n'ont pasencore pris part à une baranta doivent conquériravec le nom de « Bâtir » (héros) le droit à l'hon-neur et à la considération de tous. Au plaisir del'aventure s'ajoute l'attraction du gain; et ainsiprend naissance la triple progression descendante :

vengeur, héros et brigand. »Chez les Nomades delà mer, les Vikings, nous

trouvons exactement les mêmes conditions ; etmême, dans les cas les plus importants pour le,

cours de l'histoire universelle, les nomades delàmer sont simplement des nomades terriens quiont changé d'élément.

i

L'exemple des Turcomins transcaspiens (21)cité plus haut nous montre avec quelle facilité lepasleur échange dans ses expéditions de rapine

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 31

le cheval ou le « vaisseau du désert » contre le

« coursier des mers ». Un autre exemple est celuides Scythes :A peine ont-ils appris l'art de navi-

guer que ces « pasteurs errants, la race fameuse desHippomolguesd'Homère, les plus justes des hom-

mes qui no vivaient que do lait » (Iliade, ch. XIII,',]) se transforment, tout comme leurs frères bal-tes et Scandinaves, en intrépides marins. Strabonécrit (Cas., p. 301) : « Depuis qu'ils se sont aven-turés sur les mers, leur caractère s'est entièrementdétérioré; ils vivent de piraterie, massacrent lesétrangers et sont en relations avec de nombreu-ses tribus dont ils partagent le commerce et lesdissipations (22). »

S'il est vrai que les Phéniciens aient appartenuà la race sémite leur transformation de nomadesterriens en nomades maritimes, en pirates, seraitégalement un exemple de cet ordre de faits d'uneimportance considérable dans l'histoire univer-selle.

Il en fut probablement de même en ce quiconcerne l.i majorité des nombreux peuples qui,des côtes do l'Asie Mineure, de la^TJalmatie et del'Afrique Septentrionale, rançonnèrent les con-trées prospères de la Méditerranée depuis lestemps les plus reculés dont font mention les mo-numents égyptiens (les Hellènes ne furent pas ad-mis en Egypte) jusqu'à l'époque contemporaine(pirates du Rif). Les Maures 4e l'Afrique §epten-

32 L'ÉTAT

trionale, Arabes ou Berbères d'origine mais no-mades terriens en tous les cas, sont sans doutel'exemple le plus universellement connu de cestransformations.

Toutefois les nomades maritimes, les pirates,peuvent aussi se développer directement de l'étatde peuples pêcheurs sans traverser d'état pasto-ral intermédiaire. Nous avons déterminé les rai-sons de la supériorité du pasteur sur le labou-

reur : l'effectif relativement important des hordeset le genre d'occupations développant chez l'in-dividu le courage et la décision en soumettantla masse dans son ensemble à une stricte disci-pline. Tout cela s'applique également aux pê-cheurs des côtes. Les riches pêcheries permet-tent une densité de population considérable,comme on peut le constater chez les Indiens duNord-Ouest (Tlinkites, etc.) ; elles rendent aussil'esclavage possible, le travail de l'esclave em-ployé à la pêche rapportant plus que ne coûte sanourriture. Nous trouvons ici, cas unique chez lesPeaux-Rouges, l'institution de l'esclavage déve-loppée ; et nous y trouvons aussi comme consé-quence inévitable des inégalités économiquesper-manentes entre les hommes libres, inégalités quiamènent finalement, tout comme chez les pas-teurs, une sorte de plutocratie. L'autorité sur lesesclaves engendre, ici comme là, l'habitude de ladomination et la prédilection pour l'emploi du

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 33

moyen politique, et la stricte discipline dévelop-pée par la navigation favorise encore ces pen-chants. « Un des grands avantages delà pêche encommun est la stricte discipline inculquée auxéquipages ; sur les grandes barques les hommeschoisissent un chef auquel est due une obéissanceabsolue, tout succès dépendant de cette soumis-sion. Le gouvernement du vaisseau prépare etfacilite celui de l'Etat. Dans l'existence d'unepeuplade comme celle des habitants des Iles Sa-lomon, classés habituellement parmi les plussauvages, la navigation est le seul élément de con-centration des forces (24). » Si les Indiens duNord-Ouest ne sont pas devenus d'aussi fameuxpirates que leurs frères de l'Ancien Monde, c'estqu'aucune civilisation prospère ne s'est dévelop-pée à leur portée : tous les pêcheurs organisés selivrent à la piraterie.

Pour toutes ces raisons les Vikings, tout commeles pasteurs, sont à même de choisir le moyenpolitique comme base de leur existence économi-que et comme eux ils sont devenus des fondateursd'Etat sur une grande échelle. Dans les chapitressuivants nous aurons à distinguer les « Etats ma-'ritimes » fondés par les Vikings des « Etals ter-ritoriaux » établis par les pasteurs ou, dans leNouveau-Monde, paries chasseurs.Nousnousoccu-perons des premiers plus en détail lorsqu'il seraquestion des fins de l'Etat Féodal Développé. Pour

3t L'ÉTAT

le moment,et tant que nous ne traitons que de laformation de l'Etat Féodal Primitif, nous nousbornerons à l'examen de l'Etat Territorial,laissantde côté l'Etat maritime. Ce dernier en effet, bienque présentant dans ses grandes lignes la mêmenature et le même développement que l'Etat Ter-ritorial, laisse moins clairement reconnaître lamarche typique de l'évolution.

d) La genèse de l'Etat

Les hordes de chasseurs, peu nombreuses et à

peine disciplinées, auxquelles venaient parfois se,

heurter les pasteurs, étaient naturellement inca-pables de soutenir le choc. Elles se retiraientdansles steppes et les montagnes où les pasteurs neles poursuivaient pas,ne pouvaient pas les pour-suivre par suite du manque de pâturages. Parfoisle chasseur entrait avec son ennemi dans une sortede relation dépendante, de « clientèle » ; ce cass'est présenté assez fréquemment,surtouten Afri- I

que, dès les temps les plus reculés. Des chasseurs '

dépendants de ce genre pénétrèrent dans les ter-res du Nil avec les Hyksos. Le chasseur néanmoinspaie bien un faible tribut, une partie du produit

(

de sa chasse, en échange de la protection accor-dée ; il se prête assez bien aux emplois d'ôclai-

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 35

reur, do sentinelle, mais anarchiste inné il selaisse exterminer plutôt que d'accepter la con-trainte d'un travail régulier. C'est pourquoi jamaisune formation d'Etat n'a résulté de ces collisions.

P.is plus que le chasseur le paysan n'est enétat de résister avec sa milice indisciplinée à l'in-vasion des pasteurs, même lorsqu'il a l'avantagedu nombre. Mais le paysan ne fuit pas car il estfixé au sol qu'il cultive et il a l'habitude d'un tra-vail régulier. Il demeure, se laisse asservir, etpaie tribut à son vainqueur. Telle est l'origine dela formation de l'Etat dans l'Ancien-Monde.

Dans le Nouveau-Monde où les grands rumi-nants, boeufs, chevaux, chameaux, manquent àl'origine, nous trouvons le rôle du pasteur tenupar le chasseur, toujours très supérieur au labou-reur par l'habitude des armes et une certaine dis-cipline guerrière. « L'opposition civilisatrice quenous trouvons dansl'Ancien-Monde entre les peu-ples pasteurs et les peuples laboureurs se réduitdans le Nouveau à une simple différence entreles tribus nomades et les tribus sédentaires. Leshordes sauvages du Nord avec leur organisationmilitaire très avancée luttent contre les Toltèquesvoués exclusivement à l'agriculture »

Ceci ne s'applique pas seulement au Pérou etau Mexique mais à l'Amérique tout entière, unepreuve nouvelle de l'assertion que la nature hu-maine est partout la même et s'affirme identique

36 L'ÉTAT

sous les conditions économiques et géographiquesles plus différentes. Partout où l'occasion s'enprésente l'homme, quand il en a le pouvoir, pré-fère le moyen politique au moyen économique.Etnonpas seulement l'homme : Maeterlinck danssa Vie des Abeilles raconte que lorsque ces intel-ligentes bestioles se sont rendu compte que l'onpeut se procurer le miel en pillant une rucheétrangère sans avoir à s'astreindre à un labeurpénible, elles sont à jamais perdues pour le

moyen économique. Les abeilles diligentes sontdevenues des abeilles pillardes.

Laissant de côté les formations d'Etat du Nou-veau-Monde qui sont sans importance pour lesgrandes lignes de l'histoire universelle,nous trou-vons comme force motrice de l'histoire, commeraisoncréatricede tous les Etats,l'opposition entrelaboureurs et pasteurs, entre travailleurs et pil-lards, entre la steppe et la plaine. Ratzel, qui étu-die la sociologie du point de vue géographique,exprime ceci très justement : « Le fait que nousnous trouvons maintenant en présence non plusde tribus mais d'Etats, et même d'Etats d'une cer-taine puissance, nous prouve irréfutablement quele nomade n'est pas exclusivement un élément des-

tructeur vis-à-vis de la civilisation sédentaire. Le

caractère guerrier du nomade renferme une puis-

sance créatrice d'Etat dont nous trouvons la tracedans les grands Etats asiatiquessous la domination

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 37

d'armées et de dynasties de nomades : la Persegouvernée par les Turcs, la Chine conquise et ré-gie par les Mongoles et les Mandchous, les EtatsMongoles et Radjpouts de l'Inde.Cette force créa-trice se manifeste clairement de nos jours encoresur la frontière soudanaise où la fusion des élé-ments, antagonistes d'abord, puis associés en uneaction féconde, n'a pas atteint un degré aussiavancé/ C'est là, sur ce terrain où les peuplesnomades et agriculteurs se trouvent constammenten contact, que l'on voit mieux que partout ail-leurs combien il est faux d'attribuer à l'effet d'uneactivité pacifique les grands résultats de l'impul-sion civilisatrice des nomades. Cette impulsion.sebasant dans son essence sur les tendances belli-queuses des tribus, est au contraire en oppositionavec les tendances de pacification civilisatriceauxquelles elle nuit même tout d'abord. La forcede cette impulsion réside dans la capacité quepossèdent les nomades de rassembler fortementles peuplades sédentaires et peu homogènes. Cer-tes, ils ont beaucoup à apprendre de leurs vaincus.Mais ce que ceux-ci, travailleurs assidus, artisanshabiles, ne possèdent pas, et ne peuvent pas pos-séder, c'est l'énergie et la force de commandementc'est l'esprit conquérant et surtout la capacitéd'organisation politique et de subordination. Parlà les seigneurs arabes dominent leurs popula-tions nègres du Soudan comme les Mandchous

Opponheimer 3

38 L'ÉTAT

dominent les Chinois. Ici s'affirme la même loiuniverselle, valable à Tombouctou comme à Pé-kin, qui décrète que les plus parfaites formationsd'Etat ont toujours lieu dans des territoires fer-tiles, bornés par de vastes steppes, où une hauteculture matérielle de peuples sédentaires est vio-lemment annexée par des nomades énergiques, aucaractère autoritaire et belliqueux » (2G).

On peut distinguer six périodes distinctes dansle développement de l'Etat né de la subjugationd'un peuple de laboureurs par une tribu pastoraleou par des nomades maritimes. En les décrivantnous ne prétendons pas avancer que dans chaque

cas particulier le développement' historique aitdû en parcourir l'échelle entière, degré par degré.Sans doute rien de ce que nous exposons ici n'estpure construction théorique, l'histoire et l'ethno-logie nous fournissent de nombreux exemplespour chacune des périodes : mais s'il y a des Etatsqui semblent les avoir traversées toutes, le plusgrand nombre a sauté un ou plusieurs degrés.

Durant la premièrepériode c'estle rapt, le meur-tre, c'est la guerre de frontière 1 Incessamment lecombat fait rage, un combat qui ne connaît ni paixni trêve. Hommes massacrés, femmes et enfants en-levés, troupeaux dérobés, fermes incendiées 1 Les

agresseurs sont-ils repoussés ils reviennent à lacharge plus nombreux que jamais, animésdu désirde vengeance. Parfois lacommunauté des paysans

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 39

fait un effort violent, rassemble sa milice, réussitpeut-être une fois à forcer au combat l'ennemigénéralement insaisissable et à luiôter pour quel-

que temps l'envie de revenir. Mais la mobilisationest par trop lente, l'approvisionnementdans le dé-sert trop difficile pour les troupes paysannes qui netransportent pas avec eux, comme le fait l'ennemi,leur réserve de nourriture, les troupeaux. Nous

avons pu voir, lors de l'expédition contre lesHerreros dans l'Afrique du Sud-Ouest, tout cequ'a eu à supporter une force supérieure biendisciplinée, ayant derrière elle des bataillons dutrain, des chemins de fer et les millions de l'em-pire allemand, avant de parvenir à se rendremaître d'une poignée de pasteurs guerriers. Puisenfin l'esprit de clocher est très fort et au paysles champs restent en friche. C'est pourquoi enpareil cas la troupe peu nombreuse mais homo-gène et aux mouvements rapides l'emportepresquetoujours sur la plus grande masse sans unité.

Telle est la première période de la formationde l'Etat. Elle peut se prolonger pendant des cen-taines, des milliers d'années même, comme nousle montre l'exemple suivant des plus caractéristi-que : « Chaque territoire de pacage d'une tributurcomane était borné autrefois par une vastezone que l'on pourrait qualifier de « territoire debutin » de ces tribus. Tout le Nord et l'Est duKhorassan ont appartenu pendant de longues

40 L'ÉTAT

années aux Turcomans,. lomoudes, Goclanes etautres peuplades des steppes avoisinantes beau-

coup plus qu'à la Persedont l'autorité restait pure-mentnominale.De mêmeles territoires limitrophesentre Khiva et Boukhara étaient continuellementen butte aux expéditions pillardes des Tekintzè-nes avant que l'on y eût introduit, usant de force

ou de ruse, d'autres tribus turcomanes faisantoffice de tampon. Nous trouvons d'innombrablesfaits à l'appui dans l'histoire des chaînes d'oasisreliant l'Est à l'Ouest de l'Asie à travers les désertscentraux. Là, la domination chinoise se maintientdepuis l'antiquité, grâce à la possession de pointsstratégiques, célèbres dans l'histoire universelle,tels que l'oasis de Chami. Constamment les Noma-des venant du Nord ou du Sud tentèrent de péné-trer dans ces îlots de terrain plus fertile qui leurapparaissaient sans doute comme de véritablesîles bienheureuses, et, vainqueurs ou vaincus, lasteppe protectrice leur était ouverte. Bien quele péril le plus menaçant soit écarté par suite del'affaiblissement constant du Mongolisme et del'occupation effective du Thibet, la dernière insur-rection des Dourganes n'en a pas moins montréavec quelle facilité les flots d'une peuplade no-made peuvent envahir ces îlots de civilisationdont l'existence ne pourrait être assurée que parla complète disparition de la vie nomade, condi-

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 41

tion impossible à réaliser tant qu'il y aura dessteppes dans l'Asie centrale » (27).

On peut aussi ranger comme appartenant à cettepremière période de l'Etat les grandes invasionsmentionnées dans l'histoire du Monde Ancien entant qu'elles eurent pour but non la conquêtemais le pillage pur et simple. Telles les invasionsqui se déversèrent sur l'Europe occidentale :

Celtes, Germains, Huns, Avares, Arabes, Hon-grois, Tartares, Mongols et Turcs venant du con-tinent, Vikings et Sarrasins venant de la mer.Ces expéditions qui submergeaient des continentsentiers, bien au delà des frontières du territoirehabituel de pillage, avançaient, se retiraient,réapparaissaient pour disparaître enfin ne laissantderrière elles que des ruines. Parfois aussi lesmasses conquérantes se fixaient sur un point quel-conque du territoire envahi, et, passant sans tran-sition de la première à la sixième et dernièrepériode du développement de l'Etat, elles établis-saient une domination permanente sur les popu-lations paysannes. Ratzel donne une excellentedescription de ces migrations des peuples :

« Les expéditions des grandes hordes de noma-des dont l'Asie Centrale en particulier submer-gea avec une violence inouie les pays environ-nants présentent un frappant contraste avec cettepénétration lente et pacifique. Les nomades decette région, de même que ceux de l'Arabie et

42 L'ÉTAT

de l'Afrique Septentrionale, joignent à la mo-bilité propre à leur genre d'existence, une par-faite organisation, ramassant et unissant la massedans la poursuite d'un but commun. La vie no-made, basée comme elle est sur le sentiment desolidarité du patriarcat, favorise le développe-ment de puissances despotiques d'une portéeconsidérable. De là prennent naissance ces mou-vements des masses qui sont aux mouvementsconstants de l'humanité ce qu'est le courant d'untorrentdévastateur au ruissellementpaisible d'unesource. Leur importance ressort des annales dela Chine, de l'Inde, de la Perse non moins claire-ment que de celles de l'Europe. Tels les nomadeserrent dans leurs vastes pâturages avec leursfemmes, leurs enfants, leurs esclaves, leurs cha-riots, leurs troupeaux et tout leur avoir, tels ilsenvahissent les contrées avoisinantes et ce que cetencombrement leur fait perdre en rapidité estcompensé par l'avantage que leur assure leurmasse. Ils avancent, refoulant devant eux les po-pulations épouvantées, et se répandent sur leterritoire conquis. Emmenant partout avec euxtoutes leurs possessions ils s'installent ainsi surleurs nouveaux territoires et c'est à ce fait surtoutque leurs établissements doivent leur importanceethnographique. Rappelons pour mémoire lesinvasions des Magyars en Hongrie, des Mandchous

en Chine et celles des peuplades turques dans les

L'ORIGINE DE L ÉTAT 43

territoires compris entre la Perse et l'Adriati-que » (28).

Ce qui est rapporté ici des peuples pasteurs de

race hamite, sémite, mongole et même en par-tie aryenne, s'applique aussi aux nègres de purerace lorsqu'ils se livrent aux occupations pasto-rales. « Il y a dans le caractère belliqueux destribus pastorales cafres une force d'expansion la-tente qui n'a besoin que d'un but tentant pouramener des résultats considérables et bouleverserde fond en comble les conditions ethnologiques devastes territoires. Ce but a été pour eux la conquêtede l'Afrique Orientale, une contrée dont le carac-tère géographique avait favorisé le développe-ment de nombreuses et prospères peuplades delaboureurs pacifiques sans cependant, commedans les terres de l'intérieur, prohiber l'élevagepar ses conditions climatériques, ce qui eut pa-ralysé dès le début la force d'attaque des noma-des. Comme un torrent dévastateur les tribuserrantes cafres se répandirent sur les terrains fer-tiles du Zumbèze jusqu'aux hauts plateaux situésentre le Tanganyika et le littoral où ils rencon-trèrent dans rOunyamvcsi l'avant-garde d'unpeuple hamite venant du lîord, les Vatousi. Unepartie de l'ancienne population de ces territoiresa été exterminée, une partie, réduite en escla-vage, cultive le terrain jadis libre de leurs ancê-tres, le reste enfin ou n'a pas encore abandonné

44 L'ÉTAT

la lutte ou vit en paix dans les établissements quele flot de la conquête a épargnés » (29).

Ce qui s'est passé là devant nos yeux, ce quis'y passe encore de nos jours, c'est aussi « ce qui

a ébranlé depuis des siècles l'Afrique Orientaledepuis le Zambèze jusqu'à la Méditerranée ». La

première de ces fondations d'Etat dont l'histoirefasse mention est l'invasion des Hyksos, la sub-jugation de l'Egypte pendant une période d'aumoins cinq siècles par les pasteurs des déserts duNord et de l'Est, « races alliées de ces peupladesqui, de nos jours encore, font paître leurs trou-peaux entre le Nil et la Mer Rouge » (30). D'au-tres Etats se formèrent encore en grand nombre

sur les bords mêmes du Nil et dans les territoiresdu Sud jusqu'au royaume du Mouata-Jamvo, si-

tué à la lisière méridionale du Congo, dont lesmarchands portugais en Angola mentionnentl'existence vers la fin du xvi" siècle, et jusqu'auroyaume d'Ouganda qui n'a succombé que récem-ment à l'organisation militaire supérieure des Eu-ropéens. « Jamais, en aucun lieu, le désert et lacivilisation n'ont pu exister en paix l'un près del'autre, mais leurs luttes sont uniformes et pleinesde répétitions » (31).

« Uniforme et pleine de répétitions ! » telle est

en somme l'histoire.universelle dans ses grandeslignes car l'âme humaine présente partout unegrande uniformité dans ses caractères essentiels»

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 45

et répond de la même manière aux mêmes in-fluences de milieu, quelle que soit la race ou lacouleur, sous les tropiques comme dans les zonestempérées. Il faut seulement reculer assez loin,placer le point d'observation assez haut, pour quele jeu bigarré des détails ne nous cache plus lesgrands mouvementsdes masses. Alors les « modi »de l'humanité qui, toujours en mouvement, lutte,souffre, et travaille, disparaissent à nos yeux et sa« substance » éternellement même et éternelle-ment renouvelée, immuable dans le changementmême, nous découvre ses lois « monotones ». -

Peu à peu, de cette première période se déve-loppe la seconde, notamment lorsque le paysanassagi par mille défaites s'est résigné à son sortet a renoncé à la lutte. Alors les nomades les plussauvages commencent à se rendre compte qu'unlaboureur assommé ne peut plus labourer, qu'unarbre abattu ne peut plus porter de fruits. Dans,

son propre intérêt il laisse vivre l'homme, il épar-gne l'arbre quand il le peut. L'expédition nomadefait encore irruption dans le pays, armée jus-qu'aux dents, mais son but n'est plus la guerreproprement dite, le rapt et la violence. Elle n'in-cendie et ne massacre qu'autant qu'il est néces-saire pour maintenir un respect salutaire chez lesvaincus ou pour briser des résistances isolées. Engénéral, en principe, d'après un droit consacrépar l'usage — le commencementde tout droit d'E-

Oppenheimer 3.

46 L'ÉTAT

tat—lepasteur ne prend plus au paysan que sonsuperflu; illuilaisse sa maison, ses instrumentsdetravail et de quoi subsister jusqu'à la prochainerécolte*. Le pasteur, durant la première période,peut être comparé à l'ours détruisant une ruchepour en dérober le miel; dans la seconde c'estl'apiculteur laissant aux abeilles assez de miel

pour leur permettre de subsister pendant l'hiver.Entre la première et la seconde période il s'est

fait un énorme pas en avant, un énorme progrèsau point de vue économique comme au point de

vue politique ! A l'origine l'industrie de la tribupastorale est toute d'appropriation : impitoyable-ment la jouissance présente détruit la source derichesses de l'avenir. Maintenant cette industrieest devenue « économique », car agir économique-ment, c'est administrer sagement son bien, c'estrestreindre la jouissance présente pour assurercelle de l'avenir. Le pasteur a appris à « capitali-ser ». Politiquement aussi il y a là un progrèsénorme. L'étranger jusqu'alors proie hors la loi»

a acquis une valeur, il est reconnu comme source

* Garder de nombreux esclaves est impossible: il serait tropdifficile de les nourrir. On maintient plutôt toute la populationen sujétion, ne leur laissant que ce qui est absolument indis-pensable pour subsister. De cette manière des oasis entièressont transformées en domaines que l'on visite à l'époque de lamoisson afin de dépouiller les habitants : une forme de domina-tion caractéristique du désert (Ratzel, t. I, ch. 2, p. 393, desArabes).

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 47

de richesses. Sans doute c'est le commencementdu servage, de l'oppression, de l'exploitation,mais c'est aussi le commencement d'une organi-sation sociale supérieure s'étendant au delà deslimites du cercle familial. Et déjà, comme nousl'avons vu, le premier lien d'une relation légalese noue par-dessus l'abîme entre pillards et pillésjusque-là ennemis mortels.

Le paysan a désormais une sortede droitàl'exis-ence ; tuer celui qui ne résiste pas ou le dépouil-ler entièrement est devenu répréhensible. Et cen'est pas tout. Des fils plus fins, plus délicats setissent en une trame encore bien fragile, des rela-tions se nouent, plus humaines que ne le com-porte le brutal pacte de partage selon le prin-cipe de la partitio leonina. Comme le pasteur nese heurte plus au paysan dans le feu du combatseulement, il arrive qu'une timide prière soitexaucée, qu'une plainte fondée soit entendue.L'impératif catégorique de l'équité : « Ne faispas à autrui, etc. », auquel le pasteur obéit impli-citement dans ses relations avec ses parents etles membres de la tribu, cet impératif commencepour la première fois, bien timidement encore,à parler pour l'étranger. Là est le germe de cegrandiose processus de fusion extérieure qui, despetites hordes, a fait les peuples, les nations etqui un jour emplira de vie l'idée : Humanité ! Làest aussi le germe de ce rapprochement intérieur

48 L'ÉTAT

des êtres jadis divisés, qui de la haine des gâpgoc-

poi mène à l'humanisme universel du christia-nisme et du bouddhisme.

Nationalité et Etat, Droit et Organisation éco-nomique supérieure, avec tous les développementset ramifications qu'ils ont produits et produirontencore, tous ont pris naissance simultanément encet instant d'une importance unique dans l'his-toire du monde où, pour la première fois, le vain-

queur épargna le vaincu afin de l'exploiter defaçon permanente. Car tout co qui est humain ases racines dans l'obscur domaine de l'animalité,l'amour et l'art tout comme l'Etat, le Droit oul'Economie.

Bientôt surgit un nouveau facteur qui noueplus étroitement encore ces relations ébauchées.Le désert renferme outre l'ours transformé enapiculteur de nombreux « Bruins » égalementfriands de miel. Nos pasteurs leur barrent lapiste et défendent leur ruche. Dès qu'un dangerles menace les paysans appellent maintenant lespasteurs à leur secours : déjà ils leur apparais-sent,non plus comme pillards et meurtriers mais

comme protecteurs, comme sauveurs. Que l'on sereprésente la joie du paysan lorsque la troupe devengeurs ramène au village en même temps queles femmes ou les enfants enlevés, les têtes fraî-chement coupées ou les scalps des ennemis. Co nesont plus de simples fils qui se nouent ici c'est

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 49

un lien d'une force, d'une résistance incroyable.Là se montre l'essence de la force d'intégrationqui, à la longue, de deux groupes ethnologique-ment étrangers, souvent même de langage et de

races différentes, fera un peuple possédant unelangue, une religion, un sentiment national.Peines et besoins, victoire et défaite, chants detriomphe et plaintes funéraires, tout est désormaiscommun. Un immense territoire neuf s'est ouvertoù maîtres et sujets ont les mêmes intérêts : celasuffit à engendrer un courant de sympathie, pres-que de solidarité. De plus en plus chaque partiepressent et reconnaît en l'autre un être humain.La similarité des dispositions est ressentie là oùauparavant la disparité des dehors, de la mise,des langues et des religions excitait la haine et larépulsion. On commence à se comprendre,d'abordau sens absolu du langage et puis très vite aussimoralement, et le réseau des rapports intimes vase resserrant toujours davantage.

Cette deuxième période de la fondation de l'Etaten contient dans l'ébauche tous les éléments ca-ractéristiques. Aucun progrès ultérieur ne peutse comparer en importance à celui qui de l'oursa fait l'apiculteur. Nous nous bornerons doncmaintenant à de brèves indications.

Dans la troisième période la population pay-sanne apporte elle-même au camp des pasteursson « superflu » devenu « tribut ». Cette innova-

50 L'ÉTAT

tion présente pour les deux parties des avanta-ges considérables : avantage pour les paysanscomme les petites irrégularités attachées à laforme précédente des levées d'impôts, hommesassommés,femmes violées, fermes incendiées,etc.,cessent maintenant entièrement ; avantage aussi

pour les pasteurs parce qu'ils n'ont plus doréna-vant dans cette affaire, pour employer les termescommerciaux, ni frais divers ni perte de tempset qu'ils peuvent consacrer leur temps et leurénergie disponibles à l'extension de l'exploita-tion, autrement dit à la subjugation d'autres peu-plades paysannes.

Nous trouvons cette forme de tribut mentionnéedans les chroniques des temps historiques : lesHuns, les Magyars, les Tartares, les Turcs tiraientle plus clair de leur revenu des tributs payés parles peuples européens. Dans certaines circonstan-ces il arrive même que le caractère de cette re-devance s'efface plus ou moins, et le paiementprend alors l'apparence d'une taxe de protectionou même d'une subvention. On connaît l'anecdoted'Attila que l'impérial Incapable de Bysance, con-sidérant le tribut payé comme un subside, fit

peindre avec les attributs d'un vassal.La quatrième période représente elle aussi un

pas en avant important,car elle amène la condi-tion essentielle de la constitution de l'Etat dansla forme extérieure qui nous est familière : la

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 51

réunion effective, des deux groupes ethniques surun unique territoire *. (On sait qu'aucune défini-tion juridique de l'Etat n'est possible sans l'idéedu territoire de l'Etat.) Dès lors les relations desdeux groupes,jusque-là internationales, prennentde plus en plus un caractère intranational.

Cette réunion matérielle peut être amenée pardes circonstances extérieures : soit que des hor-des plus puissantes aient refoulé nos pasteursplus avant ; soit que l'accroissement de la popu-lation ait dépassé la puissance productive despâturages de la steppe ; parfois aussi une grandemortalité des bestiaux contraint les pasteurs àéchanger la vaste steppe contre l'espace relative-

' On trouve en outre chez les Fellata un état intermédiaireentre la troisième et la quatrième période,- une sorte de gou-vernement mi-international, mi-intrauational. «Le peuple con-quérant étend comm; une pieuvre ses innombrables tenta-cules parmi les indigènes atterrés qui, par leurs dissensionsintestines, lui ouvrent eux-mêmes de nombreuses brèches.Ainsi les Fellata pénètrent lentement dans les terres du Bé-noué qu'ils occupent peu à peu. Les explorateurs modernesévitent avec raison de préciser le tracé do frontières fixes. 11

y a dos villages dispersés des Fellata qui reconnaissent uneplace donnée comme capitale et centre du pouvoir. Ainsi Mouriest la capitale des nombreux établissements des Fellata dissé-minés dans le Bcnnuù central etYoladans le pays d'Adamaouaa probablement une position analogue. Il n'existe pas encorede royaumes véritables, strictement délimités entre eux etréunis contre les tribus indépendantes. Ces capitales elles-mêmes sont loin d'être établies de façon stable. » (Ratzel, t. I,eu. 2, p. 492.)

52 L'ÉTAT

ment restreint de la vallée. Mais en général lesraisons intérieures sont suffisamment puissantespour engager les pasteurs à se rapprocher enpermanence des paysans. Le devoir de protectioncontre les « ours » les obligent à maintenir toutau moins une troupe déjeunes guerriers dans levoisinage de leur « ruche », ce qui constitue enmême temps une excellente mesure de précautionafin de réprimer toute velléité de révolte des

« abeilles » et aussi toute fantaisie les poussantà se mettre sous la protection d'un autre « ours-apiculteur »,un cas qui se produit assez fréquem-ment. C'est de cette manière que, d'après la tra-dition, les fils de Rurik ont pénétré en Russie.

Ce voisinage effectif n'est pas tout d'abord unecommunauté d'Etat au sens étroit du mot, n'estpas une organisation unitaire.

Lorsqu'ils ont affaire à des sujets de caractèreentièrement pacifique les pasteurs continuent à

mener tranquillement leur existence nomadeparmi leurs Périeuques et leurs Ilotes, errant et fai-sant paître leurs troupeaux.Ainsi vivent les Vahou-

mas au teint clair (32), « les plus beaux hommesdu monde » (Kandt)dans l'Afrique Centrale ; ainsivit le clan Touaregg des Hadanara, de la tribudes Asgar qui «. ont établi leur foyer chez lesImra et sont devenus des aventuriers errants. CesImra sont la classe domestique des Asgar et sontentièrement exploités par eux bien qu'ils soient

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 53

en état de mettre sur pied un nombre de com-battants dix fois plus considérable que celui deleurs maîtres ; la position réciproque des Asgaret des Imra est à peu près celle des Spartiates etdes Ilotes » (33). Il en est de même des Teda dansla contrée voisine de Borkou : « De même que lepays se divise en demi-désert où vivent les noma-des et en jardins fertiles et bosquets de palmiers,de même la population se divise en nomades ethabitants sédentaires. Leur nombre respectif està peu près le même, il peut y avoir en tout dixà douze mille habitants, mais il va sans dire queles sédentaires sont entièrement dominés par lesnomades (34). »

Et la même loi s'applique à tout le groupe despeuplades pastorales des Galla, Masai et Va-houma :

« Bien que les inégalités des possessions soientconsidérables,nous trouvons peu d'esclaves commeclasse domestique. L'emploi est tenu par des peu-plades inférieures vivant en dehors de la tribu.La vie pastorale, qui est la base de la famille etde l'Etat, est en même temps le principe desmouvements politiques. Dans le vaste territoirecompris entre le Choa et les contrées méridiona-les d'un côté et Zanzibar de l'autre côté il n'existe,en dépit d'une organisation sociale très dévelop-pée, aucune puissance politique stable (35). »

Dans les contrées où le terrain ne se prête pas

54 L'ÉTAT

à l'élevage en grand, ce qui est le cas par exem-ple dans la presque totalité de l'Europe occiden-tale, ou lorsque le caractère moins pacifique dela population fait prévoir des soulèvements pos-sibles, le peuple des conquérants devient déplusen plus sédentaire et établit sur des points fortifiés

ou stratégiquement importants ses campements,ses châteaux forts ou ses villes. De là les maîtresgouvernent leurs sujets dont ils ne soucient dureste qu'autant que l'exigent les exigences dudroit tributaire. Administration, religion, justiceet exploitation, tout est entièrement entre lesmains des asservis : leur constitution autochtonemême, comme leurs autorités locales sont respec-tées.

Si Frantz Buhl (36) est bien informé tel fut aussile commencement de la domination israélite dansla terre de Canaan. L'Abyssinie, cette imposantepuissance militaire ne semble pas avoir dépassé debeaucoup cette quatrième période de l'Etat. Dumoins Ratzel (37) rapporte : « Semblable auxmonarques orientaux des temps passés et présentsqui ne se sont jamais beaucoup souciés du gou-vernement intérieur et des formes de juridictiondes peuples asservis, l'Abyssin n'a et n'a toujourseu qu'une seule préoccupation : le tribut. »

.

Mais l'histoire nous fournit le meilleur tableaude la quatrième période dans l'organisation del'Ancien Mexique avant l'occupation espagnole:

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 55

« La confédération de peuples à la tête desquelsétaient les Mexicains avait des idées un peu plusavancées en fait de conquête : elle ne détruisitque les tribus qui opposèrent de la résistance. Lereste fut seulement dépouillé et soumis ensuiteau tribut. La race vaincue continua à être gou-vernée par ses chefs comme par le passé. Aucuneintention de fonder un royaume unifié comme auPérou ne distingue cette première attaque : rienque l'intimidation et le pillage. Le soi-disantroyaume du Mexique n'était en somme à l'épo-que de la conquête espagnole qu'un amas de peu-plades indiennes terrorisées, vivant dans un iso-lement farouche et maintenues par la crainte desattaques de la bande de brigands vivant au milieud'eux dans un repaire imprenable (38). »

Comme on le voit, il n'est pas encore questionici d'un Etat au sens propre du mot. Ratzel lefait aussi remarquer très justement :

«.Lorsque l'on constate combien les points con-quis par les guerriers de Montezuma étaient sé-parés les uns des autres par de vastes territoiresindépendants, on est tenté d'établir une compa-raison avec la domination des Hovas à Madagas-car. Quelques garnisons ou plutôt quelques colo-nies militaires disséminées sur un vaste territoireet maintenant péniblement sous le joug un rayontributaire minuscule sont loin de représenter

56 L'ÉTAT

pour nous la souveraine possession de ce terri-toire (39). »

Mais la logique des choses mène rapidementde cette quatrième période à la cinquième qui est

presque l'Etat parfait.Entre les villages, les cantons, des querelles

s'élèvent et tournent en luttes que no peut tolérerle groupe conquérant comme elles mettent endanger la capacité prestative du paysan : il s'in-terpose, intervient comme arbitre et au besoinenforce son jugement. Finalement les « maîtres »

ont à la « cour » de chaque roitelet, de chaquechef de district,un représentant fonctionnaire qui

exerce le pouvoir pendant que l'ancien chef engarde seulement les apparences. L'Etat des Incasest l'exemple le plus typique de cette organisa-tion dans des conditions primitives.

Les Incas étaient établis à Cuzko où ils avaientleurs domaines héréditaires et leurs résiden-ces (40); mais dans chaque district ils avaient unreprésentant, le Tucricuc qui résidait à la courdu chef indigène. Ce Tucricuc surveillait toutesles affaires de son district. « Il devait ordonner lerecrutement des soldats, contrôler le paiementdes contributions, arranger les corvées, les cons-tructions de chemins et de ponts, rendre la jus-tice : toutes les affaires concernant le districtétaient soumises à sa juridiction (41). »

L'organisation établie par les chasseurs amé-

L'ORIGINE DE L'ÉTAT 57

ricains et les pasteurs sémites se retrouve égale-ment dans les territoires des chasseurs africains.Les Achantis ont aussi le système du Tucricuc (42)

et les Douallas ont pour leurs sujets établis dansdes villages séparés une organisation basée sur laconquête, « un degré intermédiaireentre le régimeféodal du servage et l'esclavage » (43). Et le mêmeauteur, parlant des Barotzés, décrit une constitu-tion qui correspond presque exactement à l'orga-nisation féodale primitive : « Leurs villages... sontgénéralement environnés d'un cercle de bourga-des où vivent les serfs qui travaillent aux champsde leurs maîtres, cultivent le grain ou gardentles troupeaux (44).» Le seul détail qui nous sembleétrange ici, c'est que les seigneurs ne vivent pasisolés dans leurs châteaux forts ou leurs manoirs,mais réunis dans un village au milieu de leurssujets.

Des Incas aux Doriens do Lacédémone,de Mes-sénie et de Crète il n'y a plus qu'un pas aussiinsignifiant que des Fellata, Douallas et Barotzésaux Etats féodaux organisés d'une façon relative-ment stricte des royaumes nègres d'Ouganda, Ou-nyoro,etc.,et aux royaumesféodauxcorrespondantsde l'Europe et de l'Asie. Partout les choses sedéveloppent vers le môme but en raison de lamême nécessité socio-psychologique. La nécessitéde maintenir les asservis dans leur entière capa-cité productive conduit pas à pas de la cinquième

58 L'ÉTAT

à la sixième et dernière période, c'est-à-dire à laformation de l'Etat dans toute la significationque nous donnons au terme, à l'entière intrana-tionalité, au développement de la nationalité.Deplus en plus les maîtres sont forcés d'intervenir,de concilier, de sévir, de contraindre. L'habitudedu commandement et les coutumes de l'autoritése développent. Les deux groupes, séparés à l'ori-gine puis réunis sur un même territoire, vivantl'un près de l'autre seulement d'abord, puis con-fondus artificiellement en un « mélange » méca-nique, deviennent insensiblement une véritable« combinaison » chimique. Ils se pénètrent,se dis-solvent, se fondent en une homo^^^<i"4'^^^as»de moeurs, de langue et de reljJHBfc*ét?4%jPléai

liens de consanguinité commencenP'à relier lescouches inférieures aux couches supérieures.Par-tout en effet le peuple vainqueur choisit ses con-cubines parmi les plus belles vierges du peuplevaincu, et une race de bâtards s'élève, tantôt ad-

p

mis parmi les maîtres, tantôt rejetés et devenantalors fatalement, grâce au sang conquérant quicoule dans leurs veines, les meneurs-nés desasservis. L'Etat primitif est prêt désormais, dans

sa forme comme dans sa substance.

DEUXIEME PARTIE

L'Etat féodal primitif

a) La domination

Sa forme est la domination.La domination d'uneminorité pou nombreuse mais belliqueuse, unie

par les liens de consanguinité, sur un territoirestrictement délimité et sur ses habitants. Cettedomination est exercée selon la formule d'un droitconsacré par l'usage, qui fixe les privilèges et lesexigences des maîtres et le devoir d'obéissanceet les obligations des sujets, et les fixe en outrede telle sorte que la capacité prestative du pay-san — l'expression date du XVIII" siècle —n'ensouf-fre pas. L'« apiculture » consacrée par la loi ! Audevoirde prestation du paysan correspond un de-voir de protection du seigneur, protection à l'inté-rieur contre les empiétements des autres seigneurset protection à l'extérieur contre les attaques del'ennemi du dehors. C'est là un côté du carac-tère de l'Etat ; l'autre côté, incomparablement

60 L'ÉTAT

plus importaut au début, est l'exploitation écono-mique, le «moyen politique »de la satisfactiondesbesoins. Le paysan donne une partie du produitde son travail sans recevoir d'équivalent : Au com-mencement était la rente foncière !

Les formes dans lesquelles s'accomplissent leprélèvement et la consommation de la rentefoncière varient selon le lieu et lo temps. Tan-tôt les maîtres sont établis en compagnie mili-taire dans un camp fortifié et consommentde façoncommuniste le tribut des communautés paysan-nes: tel fut l'Etat Inca. Tantôt un certain terri-toire estdéjà assigné à chaque noble guerrier, maisil en consomme encore les produits de préférencedans la « sussitia » avec ses égaux et ses com-pagnons d'armes : il en est ainsi à Sparte. Tantôtl'aristocratie territoriale est disséminée sur toutle territoire conquis, chaque membre réside avecsa suite dans son château fort et consomme indi-viduellement les produits de ses terres. Mais iln'est pas encore « propriétaire », il reçoit seule-ment le tribut de serfs qu'il n'a ni à diriger ni àsurveiller : c'est le type de la seigneurie doma-niale du moyen âge dans les pays d'aristocratiegermanique. Et finalement le seigneur devient legentilhomme campagnard, les serfs se transfor-ment en ouvriers de sa grande exploitation et letribut apparaît maintenant comme profit de l'en-trepreneur. C'est le type de la première entre-

L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF 61

prise capitaliste des temps modernes, la grandeexploitation agricole dans l'ancien district slavede l'Allemagne de l'Est. Il y a enfin, menant d'undegré à l'autre, de nombreuses périodes de tran-sition.

Mais c'est partout en principe le même Etat.Son but est toujours et partout le « moyen poli-tique » de la satisfaction des besoins : appropria-tion de la rente foncière d'abord.tantqu'il n'existepas de travail industriel susceptible d'être acca-paré. Sa forme est toujours et partout la domi-nation: l'exploitation imposée commedroit,commeconstitution, maintenue et poursuivie stricte-ment, cruellement même au besoin. Pourtant ledroit absolu du conquérant est aussi légalementlimité dans l'intérêt même du prélèvement per-manent de la rente foncière. Le devoir de pro-duction du sujet est borné par son droit au main-tien de sa capacité prestative; le droit de taxationdes seigneurs est complété par leur devoir deprotection à l'intérieur et à l'extérieur. Protectionlégale et défense des frontières.

Dès lors l'Etat primitif est arrivé à maturité,entièrement développé dans l'ensemble de seséléments constitutifs. La condition embryonnaireest dépassée et il ne se manifestera plus mainte-nant que des phénomènes de croissance.

Comparé aux agrégats familiaux, l'Etat repré-sente indiscutablement une espèce supérieure. Il

Oppenheimer 4

62 L'ÉTAT

embrasse une masse humaine plus considérabledans le cercle d'une orgtnisation plus rigide, pluscapable de dompter les forces de la nature et de

repousser les ennemis. Il transforme en travailméthodique assidu les occupations jusque-là sim-ples passe-temps. Par là,il est vrai,il amasse unedétresse infinie sur la longue suite des générationsà venir qui devront gagner leur pain à la sueur deleur front parce qu'à l'âge d'or des libres asso-ciations familiales a succédé l'âge de fer de ladomination autoritaire. Mais aussi par la décou-verte du travail véritable il a introduit dans lemonde la Puissance qui setti^peut nous ramenerl'âge d'or nouveau convenant à un degré supé-rieur de la civilisation, l'âge d'or du bonheur uni-versel. Il détruit, comme le dit Schiller, le bonheurnaïf des peuples enfants pour les élever par l'aridechemin de la souffrance au bonheur « sentimen-tal », au bonheur conscient de la maturité.

Une espèce supérieure ! Déjà Paul von Lilien-feld, un des principaux représentants de l'Écolequi voit dans l'Etat un organisme supérieur, a indi-qué le parallélisme remarquable existant ici en-tre l'organisme développé et l'organisme rudi-mentaire.Tous les êtres supérieurs se reproduisentsexuellement ; les êtres inférieurs se reproduisentpar division, par gemmation ou tout au plus parla copulation. La croissance et la reproductionde l'association familiale antérieure à l'Etat cor-

L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF 63

rcspondeL.1,'^actcment à ces simples méthodes.Elle aussi se ueveloppe jusqu'à ce que, devenuetrop grande pour que la cohésion soit encorepossible, elle se divise, se sépare, et les hordesindividuelles no conservent plus entre elles quede vagues relations sans aucune organisationd'ensemble. La copulation peut se comparer à lafusion de groupes exogames.

L'Etat, par contre, est engendré sexuellement.Dans l'acte de la génération bi-sexuelle, le prin-cipe masculin, une petite cellule excessivementactive et mobile, le spermatozoïde, recherche leprincipe féminin, l'ovule, une grande celluleinerte dépourvue -je .motion propre, la pénètreet se confond avec elle, ce qui donne lieu à unprocessus de croissance imposante, de merveil-leuse différenciation qu'accompagne une intégra-tion aussi complète. La race paysanne inerte etattachée au sol est l'ovule, la tribu pastorale no-mnde le spermatozoïde de cet acte de générationsociologique : et son résultat est l'arrivée à ma-turité d'un organisme social supérieur, plus for-tement constitué (intégra) et possédant une divi-sion organique plus parfaite. On peut prolongerle parallèle à l'infini. La façon dont d'innombra-bles spermatozoïdes harcèlent l'ovule jusqu'à ceque l'un d'eux, le plus fort ou le plus heureux,découvre et conquière le mikropyle, peut êtrecomparée aux luttes de frontières qui précèdent

64 L'ÉTAT

la formation de l'État; de même la ftji'ce d'attrac-

tion magique qu'exerce l'ovule sur les sperma-tozoïdes rappelle l'attraction qu'a la plaine fertile

pour les enfants du désert.Tout ceci est d'ailleurs loin d'être une preuve

suffisante en faveur de la théorie de l'organicisme.Mais le problème ne peut être qu'indiqué ici.

b) L'intégration

Nous avons suivi le cours de la formation del'Etat depuis sa seconde période, pendant sa crois-sance objective, dans ses formes politiques etlégales et dans sa substance économique. Sacroissance subjective, sadifférentiation et soninté-gration socio-psychologiques sont d'une impor-tance plus grande encore, toute sociologie étantpresque entièrement psychologie sociale.

Parlons d'abord de l'intégration.Le réseau des relations intérieures que nous

avons vu se tendre dès la deuxième période seresserre de plus en plus, devient de plus en plusétroit, à mesure que progresse la fusion matérielleque nous avons décrite. Les deux dialectes devien-nent une langue ou encore l'un des deux langages,souvent essentiellement différents,disparaît ; par-fois celui des vainqueurs, plus souvent celui desvaincus. Les deux cultes se fondent en une reli-

L ETAT FEODAL PRIMITIF 05

gion dans laquelle le dieu tribal du vainqueur estadoré comme dieu principal pendant que les an-ciennes divinités deviennent ses subordonnés ouses antagonistes, démons ou diables. Le type phy-sique s'unifie sous l'influence d'un même climatet d'un genre de vie analogue. Là où une grandedifférence a existé et se maintient (45) entre lesdeux types, les bâtards rapprochent les extrêmesjusqu'à un certain degré, et le type de l'ennemiau delà de la frontière est graduellement ressentipar tous comme opposition ethnique, comme« étranger » plus fortement que ne l'est ladifférenceencore existante entre les deux types désormaisréunis. De plus en plus les maîtres et les asservisapprennent à se considérer comme « semblables »du moins par rapport à l'étranger du dehors.Finalement le souvenir de l'origine différentes'affaiblit et s'efface parfois entièrement : les con-quérants passent pour les descendants des anciensdieux, et le sont aussi en fait très souvent, commeces dieux ne sont autres que les âmes déifiées desancêtres. Le sentiment de solidarité devient plusfort à l'intérieur à mesure que croît chez les mem-bres du « cercle de paix » la conscience de l'iso-lement vis-à-vis des étrangers au delà de la fron-tière : ce sentiment s'affirme surtout lors desheurts avec les Etats voisins, beaucoup plusagressifs que ne l'étaient autrefois les commu-nautés familiales. L'esprit de fraternité, d'équité,

Oppenheimrr 4.

66 L'ÉTAT

s'enracine de plus en plus fortement, cet espritqui régnait jadis entre les membres de la hordeseulement et qui réunit maintenant encore lesmembres de l'aristocratie. Ce ne sont d'abord

que de très faibles liens allant de haut en bas.Equité et fraternité ne reçoivent qu'autant deplace que peut le permettre le droit au moyenpolitique. Mais cette place, elles la reçoivent. Etc'est surtout la protection légale à l'intérieur qui,bien plus que la défense extérieure, noue un lienpuissant de solidarité : Justitia fundanientwnregnorum ! Lorsque les seigneurs, agissant commegroupe social, exécutent «de par la loi » un gen-tilhomme meurtrier ou voleur qui a outrepasséles limites du droit d'exploitation,le sujet recon-naissant se réjouit plus sincèrement qu'après unebataille gagnée.

Tels sont les grands traits du développementde l'intégration intérieure. Les intérêts communsd'ordre et de paix engendrent un puissant senti-ment collectif que l'on peut presque nommerdéjà « conscience d'Etat ».

c) La différentiation(Théories et psychologie des groupes)

De l'autre côté il s'accomplit « pari passu »,comme dans tout développement organique, une

L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF 67

différentiation intérieure aussi importante. Lesintérêts des différents groupes engendrent de fortssentiments de classe ; les couches inférieures etsupérieures de la société développent une cons-cience de groupe correspondant à leurs intérêtsparticuliers.

L'intérêt du groupe dominateur est de mainte-nir le droit du moyen politique qu'il a imposé :

il est « conservateur ». L'intérêt du groupe do-miné tend au contraire à abolir ce droit et à leremplacer par un nouveau droit d'égalité pourtous les membres de l'Etat : il est « libéral » etrévolutionnaire.

Là est la source profonde de toutes les psycholo-gies de classe et de parti. Et déjà se forment,se-lon de sévères lois psychiques, des enchaînementsd'idées incomparablement puissants qui, commethéories de classe, dirigeront et légitimeront pen-dant des milliers d'années les luttes sociales dansla conscience des contemporains.

«Quand la volonté parle,la raison doit se taire »dit Schopenhauer, et Ludwig Gumplowicz émetune opinion identique lorsqu'il écrit: « L'hommeagit comme être naturel avant de penser commehomme. » L'individu, dont la volonté est stricte-ment déterminée, doit agir comme le commandeson milieu : la môme loi s'applique à toutes lescommunautés humaines, groupe, classe, ou Etat.Toutes se portent du lieu de plus haute pression

68 L'ÉTAT

économique et sociale vers le lieu de plus faiblepression en suivant la ligne de moindre résis-tance. L'individu, comme le groupe social, croitagir librement alors qu'une inexorable loi le forceà considérer le chemin qu'il parcourt, le pointauquel il aspire, comme chemin, comme but li-brement choisi. Et l'homme étant un être raison-nable et moral, c'est-à-dire un être social, est con-traint de justifier le moyen, le but de son activitédevant le tribunal de la raison et de la moralité,autrement dit devant la conscience morale.

Tant que les relations entre les deux groupesont été de simples relations internationales entredes ennemis, le moyen politique n'a pas eu besoinde justification : l'étranger n'a aucun droit. Maisdès que l'intégration intérieure a développé lesentiment de solidarité, la conscience d'Etat, dès

que le serf a acquis un « droit » et à mesure ques'approfondit le sentiment d'égalité, le moyen po-litique doit être justifié et chez les dominateursprend naissance la théorie de groupe : le légiti-misme.

Partout et toujours le légitimisme avance pourjustifier la domination et l'exploitation les mê-

mes raisons anthropologiques et théologiques.Le groupe dominateur qui considère le courageet la valeur guerrière comme les uniques vertusde l'homme, se proclame lui-même, le vainqueur

— et très justement à son point de vue — la race

L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF 69

la plus digne, la race supérieure ; et cette opi-nion s'affermit à mesure que déchoit la race as-servie, amoindrie par un labeur acharné et unenourriture insuffisante. De plus comme le dieutribal du groupe dominateur est devenu le dieuprincipal de la religion d'Etat nouvellement ins-tituée,cette religion proclame— et très justementà son point de vue— que l'ordre établi est « selonla volonté divine » est « tabou ». Par un simplerenversement logique le groupe subjugué lui ap-paraît vraiment comme de race indiscutablementinférieure, récalcitrante, perfide, paresseuse etlâche, absolument incapable de se gouverner etse défendre elle-même. Et chaque soulèvementcontre l'autorité doit inévitablement lui apparaî-tre comme une révolte contre Dieu lui-même etcontre sa loi morale. Aussi le groupe dominateurest-il partout étroitement lié au clergé dont lesdignitaires se recrutent généralement parmi sesfils et qui participe à ses droits politiques et à sesprivilèges économiques.

Telle était, telle est encore de nos jours la théo-rie de classe des dirigeants : pas un trait n'a étéeffacé, pas un trait ajouté. Même l'affirmationtoute moderne par laquelle l'aristocratie territo-riale en France et dans l'Allemagne de l'Est, aessayé de repousser les revendications des paysansà la propriété du sol, en déclarant que la terreappartenait à l'origine à l'aristocratie qui la céda

70 L'ÉTAT

en fief aux laboureurs, cette affirmation est avan-cée également chez les Vahouma (40) et fort pro-bablement aussi en nombre d'autres pays.

De même que leur théorie de classe, leur psy-chologie est et a été de tous temps la même. Letrait le plus saillant est l'orgueil aristocratique,le mépris de la classe laborieuse. Cet orgueil estsi profondément entré dans le sang qu'il subsisteencore chez les pasteurs lorsqu'ils sont tombésdans une quasi-servitude par suite de la perte deleurs troupeaux. « Les Gallas au nord du Tana,que les Somalis ont dépouillés de leurs richestroupeaux et qui sont devenus bergers chez desmaîtres étrangers et même parfois laboureurs(dans la contrée du Sabaki), regardent néanmoinsavec mépris les Vapokomos ; ils semblent avoirplus de considération pour les peuples chasseursdes Vabonis, Vassaniasct Valangoulos (Ariangou-los) tributaires des Gallas auxquels ils ressem-blent (47). » Et la description suivante des Tibboussemble avoir été faite pour Gauthier-sans-Avoir,ou. la foule des chevaliers errants qui allèrentchercher dans les croisades butin et seigneurie ;

elle s'applique aussi à maint noble aventurier del'Allemagne de l'Est, à maint Schlachzize (noblepolonais) ou Hidalgo en haillons : « Les Tibbouspossèdent un haut sentiment de dignité : ils peu-vent être des mendiants, mais ne sont jamais desparias. D'autres peuples dans les mêmes circons-

L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF 71

tances seraient misérables et aveulis : les Tib-bous ont une nature d'acier. Ils ont toutes lesqualités nécessaires pour être des brigands, desguerriers, des dominateurs parfaits. Leur systèmede pillage même est admirable dans sa vilenie.Ces Tibbous dépenaillés, affamés, se débattantdans la plus noire misère, élèvent des préten-tions impudentes qu'avec une bonne foi, réelle ouapparente, ils proclament comme leur droit. Ledroit du chacal qui considère l'avoir de l'étrangercomme possession commune sauve seul ces êtresavides du dénùment complet. A ces traits vien-nent s'ajouter l'insécurité d'un état de guerrepresque constant qui donne à l'existence un élé-ment quémandeur réclamant des satisfactionsimmédiates (48). » Et ce que l'on rapporte du sol-dat en Abysrfinie n'est pas davantage un traitexclusivement Est-Africain : « Ainsi équipé ilarrive, plein de dédain pour tous; la terre luiappartient, c'est pour lui que le paysan doit pei-ner (49). »

Avec une naïveté absolue l'aristocrate, pleinde mépris pour le moyen économique et son re-présentant,le paysan, se déclare ouvertement par-tisan du moyen politique. La guerre « loyale » etle rapt « loyal » représentent son industrie sei-gneuriale,son bon droit. Son droit s'étend — vis-à-vis de quiconque n'appartient pas au mêmecercle de paix — exactement aussi loin que son

72 L'ÉTAT

pouvoir. Nulle part, je crois, on ne trouve uneglorification plus caractéristique du moyen poli-tique que dans le chant dorien bien connu :

J'ai de précieux trésors, ma lance et mon épéeEt puis l'abri du corps, mon pesant bouclier.Leur fier travail remplit de lourds épis mes granges,Extrait le suc doré au temps de la vendangeEt me sacre « Seigneur » 1 Le reste n'est que fange.

Mes esclaves jamais ne brandiront l'épée;Us n'oseraient lever mon pesant bouclier.Le front dans la poussière et courbés sous ma loiComme le font mes chiens, ils me baisent les doigts.Je suis leur «GrandSeigneur» 1 Mon nom sème l'effroi*.

Si l'orgueil du maître conquérant éclate dans

ces strophes arrogantes les vers suivants, citésd'après Sombart, et appartenant à un milieu et à

un degré de civilisation entièrement différentsnous montrent que le pillard subsiste toujours

* Ich habe grosse Schaetze ; den Speer, dazu das Schwert :

Dazu den Schirm des Leibes, den Stierschild altbevtaehrt.Mit ihnen kann ich pflûgen, die FJrnte fahron ein,Mit ihnen kann ich keltern den sûssen Traubenwein,Durch sie trag'ich den Namen « Herr » bei den Knechton mein.

Die aber nimmer wagen, zu fiihren Speer und Schwert,Auch nicht den Schirm des Leibes,den Stierschild altbewehrt,Die liegen mir zu Fûssen am Boden hingestreckt,Von ihnen, wie von Hunden, wird mir die Hand geleckt ;Ich bin ihr Perserkônig — der stolze Name schreckt (50).

L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF 73

dans le guerrier en dépit du christianisme, de laPaix de Dieu et du Saint-Empire Bomain.Là aussile poète loue le moyen politique, mais dans saforme la plus crasse, le vol de grand chemin :

Veux-Lu faire fortune,Jeune gentilhomme, '

Suis mon conseilEn selle et cherche aventure.Tiens-toi dans le bois verdoyantEt quand le paysan s'y risqueAltaque-le sans hésiter.AUrappe-le au colletEl pour réjouir ton coeurPrends-lui tout ce qu'il aEt dételle ses chevaux (51) "

Sombart continue : « Lorsqu'il ne préférait paschasser un gibier plus riche et enlever de force

aux marchands le contenu de leurs ballots. Levol de grand chemin a toujours été la forme na-turelle de l'industrie du seigneur lorsque ses ren-

* « Wiltu dich ernorendu jungor edclman,folg du miner 1èresitz uf, drab tum ban I

hait dich zu dem grunenwald,wan der bur ins holz fert,so renn in freislich an I

derwi'isch in bi dem kragen,orfreuw das herze din,nimm im, was er habe

span uss die pferdelin sin. »

Opponheimcr 5

71 I. ÉTAT

tes seules ne suffisaient pas àsatisfaireles besoinsdu train d'existence journalier, augmentés parles exigences croissantes du luxe. Le brigandageétait considéré comme une occupation absolumenthonorable : s'emparer de ce qui est à portée dela pointe de la lance ou du tranchant de l'épéeest entièrement conforme à l'esprit de chevalerie.Le chevalier faisait son apprentissage de brigandtout comme le savetier apprend son métier. C'est

ce que proclame gaiment la chanson :

« A batailler et roder il n'y a aucune honteLes plus nobles du pays en font autant * »

A ce trait dominant de toute psychologie degentilhomme vient s'ajouter, comme seconde mar-que distinctive à peine moins caractéristique, la

dévotion convaincue ou du moins marquée avecostentation. Ce trait démontre de façon probantela facilité avec laquelle, étant données les mêmesconditions sociales, les mêmes représentationss'imposent toujours de nouveau. Dieu apparaît en-core de nos jours à la classe dominatrice commeson « dieu » spécial, et surtout de façon prédomi-nante comme le dieu des armées. La connaissancedu Dieu créateur de tous les hommes, y comprisles ennemis, et même depuis le christianisme duDieu d'amour, ne peut rien contre la force avec

* « Ruten, roven, det en is gheyn schandedat doynt di besten van dem lande, »

L ETAT FEODAL PRIMITIF 75

laquelle les intérêts de classe construisent leurpropre idéologie. Citons encore pour compléter letableau de la psychologie aristocratique la ten-dance à la prodigalité qui se présente souvent demanière plus sympathique sous forme de libéra-lité, qualité évidente chez qui ignore le prix dutravail ; et enfin comme trait le plus noble labravoure à toute épreuve, engendrée par la né-cessité, impérieuse pour une minorité souveraine,d'être prêt à tout instant à défendre ses droitsl'arme à la main; l'affranchissement de tout tra-vail favorise du reste aussi le développement decette dernière qualité en permettant l'aguerrisse-ment physique produit par les exercices du corps,la chasse et les luttes. Son revers est l'humeurquerelleuse, l'exagération extravagante du pointd'honneur personnel.

Ici une petite digression. César trouva les Cel-tes de la Gaule précisément dans cette période deleur développement, lorsque l'aristocratie étaitparvenue au pouvoir. Sa description classique decette psychologie de classe passe depuis pour letableau de la psychologie de la race celte. Même

un Mommsen s'y laisse prendre et cette méprisemanifeste se continue dès lors indestructible danstous les ouvrages sur l'histoire universelle et lasociologie. Un coup d'oeil suffirait pourtant à re-connaître que tous les peuples, quelle que soitleur race, ont présenté le même caractère du-

76 L'ÉTAT

rant la même période de leur développement (lesThessaliens, Apuliens, Campanes, Germains etPolonais en Europe) pendant que les Celtes, et enparticulier les Français, présentent pendant toutesles autres périodes des traits caractéristiquesentièrement différents. Psychologie de phase et

non psychologie de race 1

De l'autre côté, partout où les représentationsreligieuses consacrant l'Etat sont faibles ou vonts'affaiblissant, une notion plus ou moins claire du«droit naturel» s'élève comme théorie du groupedes asservis. La classe inférieure ressent commeune arrogance insupportable l'orgueil de racearistocratique et se considère comme étant detout aussi bonne lignée et de sang aussi noble,et cela encore avec raison, l'assiduité et l'espritd'ordre étant pour elle les seules vertus. Elleest souvent sceptique vis-à-vis de la religionqu'elle voit trop souvent liguée avec ses ennemiset elle est aussi fermement convaincue que lesprivilèges du groupe dominateur offensent le bondroit et la raison que ses maîtres sont persuadésdu contraire. Ici aussi tous les développementsultérieurs n'ont pu ajouter aucun trait importantaux éléments primordiaux.

Guidés plus ou moins consciemment par cesidées, les deux groupes livrent désormais le grandcombat des intérêts, et l'Etat naissant risqueraitd'éclater sous la pression de ces forces centrifu-

L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF 77

ges si les forces centripètes de l'intérêt commun,de la conscience d'Etat, n'étaient pas en généralplus puissantes encore. La pression extérieure del'Etranger, de l'ennemi commun, est plus forteque la pression intérieure des intérêts particu-liers antagonistes. Que l'on se rappelle la fablede la secessio plebis et la mission couronnée desuccès de Menenius Agrippa. Le jeune Etat sui-vrait ainsi éternellement, nouvelle planète, la voie

que lui trace le parallélogramme des forces, sil'évolution ne le transformait, lui et son milieu,en développant de nouvelles forces extérieureset intérieures.

</) L'Etat féodal primitif de degré supérieur

Sa croissance déjà amène d'importantes trans-formations

: et le jeune Etat doit croître. Les mê-mes forces qui l'ont appelé à la vie le poussentà s'étendre, à agrandir le cercle de sa domination.Même s'il était possible qu'un Etat naissant de cegenre fût « rassasié » comme prétend l'être maintegrande puissance moderne, il n'en devrait pasmoins continuer à se développer, à s'étendre s'ilne veut pas disparaître. Dans ces conditions socia-les primitives la loi est inexorable: « Il faut s'éle-ver ou tomber, vaincre ou succomber, être mar-teau ou enclume. »

78 L'ÉTVT

Les Etats sont maintenus par le même principequi les a créés : l'Etat primitif est une créationde la violence belliqueuse, il ne peut être main-tenu que par la violence belliqueuse.

Le besoin économique du groupe dominateurest illimité : le riche ne se trouve jamais assezriche. Le moyen politique est employé contre lescommunautés paysannes encore libres, contre denouvelles terres non rançonnées. L'Etat primitifcroît et s'étend jusqu'à co qu'il se heurte sur lafrontière des « sphères d'intérêt » respectives à

un autre Etat primitif d'origine analogue. Alors,

pour la première fois, nous avons non plus l'ex-pédition pillarde mais une véritable guerre ausens strict du mot : ce sont dorénavant des mas-ses également organisées et disciplinées qui setrouvent en présence.

Le but du combat est toujours le même : le pro-duit du moyen économique des masses laborieu-ses, butin, tribut, impôt, rente foncière. Mais lecombat n'a plus lieu entre un groupe voulantexploiter et un autre devant être exploité ; ce sontdeux groupes dominateurs qui se disputent la proieentière.

Le résultat final du heurt est presque toujoursla fusion des deux Etats primitifs en un nouvelEtat plus important. Celui-cinaturcllement,poussépar les mêmes mobiles, étend aussi ses frontières,dévore ses voisins plus faibles et finit générale-

L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF 70

ment par être dévoré à son tour par un voisinplus puissant.

L'issue de ces luttes de prépondérance est depeu d'intérêt pour le groupe asservi ; il lui estrelativement indifférent de payer tribut à l'un oul'autre maître. Mais il est d'autant plus intéresséau cours même de la lutte, car elle est livrée lit-téralement sur son dos, et la conscience d'Etatdes serfs les dirige justement en les poussant àsoutenir de toutes leurs forces leur groupe deseigneurs héréditaires, excepté dans les cas d'op-pression ou de mauvais traitements par trop exa-gérés. Lorsque le propre groupe a le dessoustoute la désolation de la défaite frappe en premierlieu les sujets. C'est ainsi à la lettre pour leurfamille et leur foyer quïls combattent, lorsqu'ilsluttent pour ne pas changer de maîtres.

C'est au contraire à l'issue de ces luttes de pré-pondérance que le groupe des maîtres est inté-ressé car l'enjeu est son existence même. L'exter-mination complète le menace en cas de défaite(noblesse germanique dans le royaume des Francs);et la perspective d'être rejeté dans le groupe desasservis lui paraît au moins aussi redoutable.Parfois un traité de paix opportun lui assure aumoins le rang social d'un groupe dominateurinférieur (noblesse saxonne dans l'Angleterre nor-mande, suppanes dans le territoire slave de l'Al-lemagne) ; parfois aussi, lorsque les forces anta-

80 L'ÉTAT

gonistes sont à peu près égales, les deux groupesse fondent en une aristocratie ayant des droitségaux et unie par le jus connubii (dynasties iso-lées de Venèdes dans les territoires d'occupationslave, familles albes et étrusques à Rome).

Le groupe dominateur de « l'Etat féodal pri-mitif de degré supérieur », comme nous le nom-merons désormais,se.désagrège ainsi enune com-binaison de couches plus ou moins puissantes,plus ou moins privilégiées, une division qui gagneencore en diversité de par le fait que déjà, dansl'Etat féodal primitif, le groupe dominateur sedivisait fréquemment en deux rangs économique-ment et socialement subordonnés l'un à l'autre,dont la formation remonte à l'époque pastorale:les grands possesseurs de troupeaux et les hom-mes francs. Là est peut-être l'explication de larareté des divisions en classes dans les Etats duNouveau-Monde fondés par les chasseurs : cesderniers ne purent introduire dans l'Etat cettedivision primordiale en classes rendue seulementpossible par la possession de troupeaux. Il nousreste encore à étudier l'influence puissante qu'onteue ces différences de rang et de fortune sur ledéveloppement politique et économique de l'An-cien-Monde.

Un processus de différentiation analogue par-tage maintenant, de même que les groupes domi-nateurs, les groupes dominés de notre Etat féodal

L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF SI

en différentes couches plus ou moins dépendan-tes, plus ou moins oppressées et méprisées.Nousne ferons que mentionner ici la très grande diffé-

rence qui existait entre les positions sociales etjuridiques de la population paysanne des EtatsDoriens, Lacédémone et la Crète, et des Thessa-liens chez lesquels les Periokes possédaient unsolide droit de propriété et des droits politiquespassables, pendant que les Ilotes comme les Pe-nestes étaient entièrement dépourvus de droits etde possessions. On trouve de plus dans l'ancienneSaxe une classe intermédiaire entre les hommeslibres et les esclaves : celle des Lites (52). Ces cas,et beaucoup d'autres analogues dont l'histoirefait mention, ont vraisemblablement les mômescauses que celles que nous avons citées à proposdes différentes divisions hiérarchiques de la no-blesse. Lorsque deux Etats primitifs se fondent enun seul, leurs couches sociales peuvent s'ordon-ner selon les combinaisons les plus diverses.

Il est certain que ce mélange mécanique, dé-terminé par les forces politiques, influe aussi surla formation des castes, c'est-à-dire des profes-sions héréditaires constituant en même temps unehiérarchie sociale. «Les castes sont fréquemment,sinon toujours, la conséquence de la conquête etde l'asservissement par des étrangers » (53). Bienqu'il soit impossible d'embrasser d'un coup d'oeil

ce problème encore incomplètement résolu, il

Oppenhoimer 5.

82 I.'ÉTVT

semble que les influences économiques et reli-gieuses aient dû jouer là aussi un rôle considéra-ble. On peut se représenter la formation des castesde la manière suivante: des distinctions économi-ques existant déjà entre des professions sont pé-nétrées et modifiées par les forces de développe-ment de l'Etat et se fixent, se pétrifient sousl'influence d'idées religieuses qui ont pu d'ailleursparticiper aussi à leur formation. C'est du moins

ce que semble indiquer le fait que déjà, entrel'homme et la femme, il existe des séparationsprofessionnelles infranchissables, « tabou» pourainsi dire. Pendant que chez les chasseurs parexemple, l'agriculture échoit en partage à la

femme, chez un grand nombre de pasteurs afri-cains l'homme s'en empare aussitôt que l'on em-ploie des boeufs pour le labour. La femme ne peutsans sacrilège se servir de bétail ". Des considéra-tions religieuses de ce genre ont probablementcontribué à rendre les professions héréditaires,avec coercition même, partout où une industriespéciale était exercée dans certaines familles oudans certains villages, ce qui arrive fréquemmentchez les peuplades primitives où l'échange estfacile, par exemple chez les peuplades insulaires,

* Dans certaines tribus de chasseurs du Nord de l'Asie, il

est sévèrement interdit aux femmes de touch u' aux armes ou de

traverser une piste (Katzel, I, p. 65Q).

I.'ÉI'AT FÉODAL PRIMITIF 83

Lorsqu'une tribu renfermant de tels groupes d'uneprofession héréditaire est subjuguée par d'autrespeuples, ces groupes forment dans le nouveaucorps de l'Etat une « caste » authentique dont le

rang social dépend en partie du degré de consi-dération dont elle jouissait auparavant parmi lessiens et en partie de l'appréciation accordée parles nouveaux maîtres à la profession exercée. Dansles cas très fréquents où les invasions succèdentaux invasions la formation de castes a dû se mul-tiplier, surtout lorsque entre temps l'évolutionéconomique avait favorisé le développement denombreux métiers.

On peut suivre le plus facilement les progrèsde ce développement dans le groupe des forgerons

que nous trouvons presque partout occupant uneposition à part, à demi craints, à demi méprisés.En Afrique surtout, presque tous les peuples for-geant le fer se trouvent depuis les temps les plusreculés parmi la suite et sous la dépendance despasteurs. Déjà les Hyksos amenèrent avec eux enEgypte des tribus de forgerons et durent peut-être à leurs armes leur victoire décisive. Jusqu'àune date très récente les Dinnkas ont tenu lesDjours, habiles à travailler le fer, dans une sortedo dépendance. Il en est de même des nomadesdu Sahara ; et dans nos légendes Scandinaves l'an-cien antagonisme racial envers les « nains » serépercute encore en même temps que la crainte

L ÉTAT

de leur pouvoir magique. Nous avons là tous lesélémentsd'une rigoureuse formation de castes dansl'Etat développé (54).

Le rôle tenu par les influences religieuses audébut de ces formations apparaît clairement dansl'exemple suivant : « En Polynésie la construc-tion de bateaux est réservée à une classe privilé-giée, bien qu'un grand nombre d'indigènes y soientégalement habiles. Nous avons là un indice pro-bant du lien qui unit étroitement à cet art l'inté-rêt des Etats et des Sociétés. Non seulement ja-dis en Polynésie, mais de nos jours encore dansles îles Fidji, les charpentiers se livrant presqueexclusivement à la construction de navires for-ment une caste à part, portent le titre pompeuxd' « artisans du roi » et ont leurs chefs indépen-dants... Tout se passe selon des rites prescrits :

l'enchantelage de la carène, l'achèvement du ba-teau, son lancement sont accompagnés de fêteset cérémonies religieuses (55). »

Là où la superstition est fortement développéeil peut se former sur ces bases mi-économiques,mi-ethniques un véritable système de castes ; enPolynésie par exemple l'organisation en classeséquivaut par suite de l'usage du tabou « à un sys-tème de castes des plus rigoureux » (50). Il en estde même dans l'Arabie du Sud (57). Le rôle jouépar la religion dans l'établissement et le main-tien de la hiérarchie en castes en Egypte et de nos

L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF 85

jours encore dans l'Inde est trop connu pour qu'ilsoit nécessaire de nous étendre sur le sujet *.

Tels sont les éléments de l'Etat féodal primi-tif de degré supérieur. Ils sont plus variés et plusnombreux que ceux de l'Etat inférieur primitifmaisici comme là le droit, la constitution et la répar-tition économique sont identiques en principe. Leproduit du moyen économique est toujours le butde la lutte des groupes, laquelle demeure le « mo-yens » de la politique intérieure, de l'Etat : et le

moyen po'itique est également toujours le « mo-vens » de la politique extérieure, dans l'attaqueet la défense. Et invariablement, en haut commeen bas. les fins et les moyens de ces luttes, tant ex-térieures qu'intérieures, sont justifiés par les mê-mes théories de groupe.

Mais l'évolution ne peut rester stationnaire !

Le développement n'est pas seulement l'augmen-tation des masses; il implique aussi une diffé-rentiation et une intégration constamment crois-santes.

A mesure que l'Etat féodal primitif étend sonterritoire de domination, que les sujets qu'il gou-verne deviennent plus nombreux et s'établissenten masses plus compactes, sa division économique

" D'après Ratzel, II, p. 596, la rigidité du régime de castesdans l'Inde ne serait pas si inflexible que le veut la légende.La euriioration semble envahir les castes aussi souvent que lescastes la corporation.

86 L'ÉTAT

du travail se développe, suscitant continuellementde nouveaux besoins et de nouveaux moyens deles satisfaire. Les différences entre les situationséconomiques et par suite entre les situations so-ciales s'accentuent selon la loi que j'ai définie :

« loi d'agglomération autour de noyaux de riches-ses déjà existants. » Cette différentiation crois-sante décide finalement du développement ulté-rieur et par-dessus tout des fins de l'Etat féodalprimitif.

Il n'est pas question ici de fins au sens maté-riel du mot ! Nous ne nous occuperons pas del'annihilation de l'Etat féodal primitif de degrésupérieur disparaissant à la suite d'un conflit avecun Etat plus puissant arrivé à un degré de déve-loppement égal ou supérieur, comme par exem-ple la destruction des Etats Mongols de l'Inde oucelle duroyaumed'Ouganda,succombantdans leurlutte contre la Grande-Bretagne. Nous ne voulonspas parler non plus du marasme où sont tom-bées la Perse et la Turquie, marasme qui ne re-présente vraisemblablement qu'un arrêt dans lamarche de l'évolution, ces pays devant inévita-blement reprendre tôt ou tard leur mouvementprogressif, soit par leurs propres forces, soit sousl'impulsion d'une puissance conquérante ; et iln'est pas davantage question de la pétrificationdu gigantesque empire chinois qui ne put se main-tenir qu'aussi longtemps que les étrangers plus

L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF 87

puissants ne vinrent pas heurter de l'épée les por-tes mystérieuses *.

Ce que nous étudierons ici ce sont les fins del'Etat féodal primitif au sens de son évolutionultérieure, fins présentant une importance consi-dérable pour la conception d'ensemble de l'his-toire universelle considérée comme processus.Si nous n'envisageons que les grandes lignes del'évolution nous trouvons deux de ces fins, decaractère diamétralement opposé : et cette diver-gence fondamentale résulte inéluctablement des

moyens entièrement différents par lesquels s'ac-complit la « loi d'agglomérationautour de noyauxde richesses déjà existants ». Ici c'est la richessemobilière, là la richesse immobilière, qui, s'amon-celant dans des mains toujours moins nombreu-ses, bouleverse de fond en comble l'organisationde classe et avec elle l'édifice entier de l'Etat. Lereprésentant de la première forme de l'évolutionest l'Etat maritime, celui de la seconde, l'Etat

* La Chine mériterait d'ailleurs une étude plus détaillée,carsous nombre de rapports elle s'est déjà beaucoup plus rap-prochée de la Fédération libre que ne l'ont fait les peuples del'Europe occidentale. 1211e a surmonté l'Etat féodal beaucoupplus complètement que nous ne l'avons fait, et a rendu debonne heure inoffensive la grande propriété foncière, si bienque son bâtard, le capitalisme, est à peine parvenu à se cons-tituer. La Chine a également poussé très loin le problème dela production et de la distribution coopératives. La place memanque pour examiner ici en détail cette évolution, étrangeppur nous, d'un État Féodal.

88 L'ÉTAT

territorial; la fin du premier est l'économie escla-vagiste capitaliste, la fin du second est d'abordl'Etat féodal développé.

L'économie capitaliste esclavagiste, le dévelop-pement ultime typique des Etats antiques médi-terranéens, aboutit, non à la mort de l'Etat, cequi ne voudrait rien dire, mais au dépérissement,à la mort des peuples. Elle constitue ainsi dansl'arbre généalogique de l'évolution historiqueune branche secondaire qui ne peut servir debase directement à aucun rameau. L'Etat féodaldéveloppé par contre représente la brancheprincipale, la continuation directe du tronc, etforme le point de départ du développement ulté-rieur de l'Etat, ce développementqui nous a con-duits d'abord à l'Etat aristocratique,puis à l'Ab-solutisme et à l'Etat constitutionnel moderne etqui nous mène à présent, tout porte à le croire,vers la Fédératiou libre de l'avenir.

Tant que le tronc de notre arbre généalogiquea poussé dans une direction unique, menant àl'Etat féodal primitif de degré supérieur, notreexposition génétique a pu procéder d'ensemble :

maintenant que ce tronc se divise notre étude doitégalement se diviser afin de suivre chacune de

ces branches jusqu'en ses dernières ramifications.Nous commencerons par l'histoire de l'évolu-

tion des Etats maritimes. Non qu'ils soient lesplus anciens ! Au contraire, en tant qu'il est pos-

L'ÉTAT FÉODAL PRIMITIF 89

siblc de le reconnaître à travers les brumes despremiers événements historiques, il semble queles premières fortes fondations politiques aienteu lieu dans ces Etats territoriaux qui se sontélevés, par leurs propres forces, au rang d'Etatféodal développé. Mais les Etats qui nous inté-ressent particulièrement, nous autres Européens,n'ont pas dépassé ce degré; ils sont demeurés sta-tionnaires ou encore, après avoir été subjuguéspar les Etats maritimes, ont péri comme eux at-teints par le poison mortel de l'esclavage. L'évo-lution ultérieure de l'Etat féodal jusqu'aux plushauts degrés de son développement n'a pu avoirlieu qu'après que les Etats maritimeseurent achevéle cours de leur existence ; les puissantes idées etformes de domination qui germèrent dans cesEtats maritimes ont fortement influencé et favo-risé l'organisation des Etats territoriaux qui s'éle-vèrent sur leurs ruines.

C'est pour cette raison que l'exposition du sortdes Etats maritimes, en tant que condition préala-ble des formes supérieures de l'Etat, a droit aupremier rang dans cette étude. Nous suivrons doncd'abord la branche secondaire pour revenir en-suite à son point de départ, l'Etat féodal primi-tif, et de là, suivre la branche principale jusqu'audéveloppement de l'Etat constitutionnel moderne,et, par anticipation, jusqu'à la Fédération librede l'avenir.

TROISIEME PARTIE

L'Etat maritime

Le cours de l'existence et des tribulations do

l'Etat fondé par les nomades de la mer est déter-miné, ainsi que nous l'avons dit plus haut, par lecapital commercial, comme l'existence de l'Etatterritorial est déterminée par le capital foncieret, ajoutons-le, celle de l'Etat constitutionnel mo-derne par le capital productif.

Certes le nomade maritime n'a inventé ni le

commerce ni le négoce, ni les grandes foires, les

marchés et les villes. Tout cela existait avant sonarrivée et il n'a eu qu'à le remodeler selon sesintérêts. Ces institutions s'étaient développées de-puis longtemps au service du moyen économique,l'échange équivalent.

Pour la première fois dans cette étude nousrencontrons le moyen économique non plus en

sa qualité d'objet d'exploitation du moyen poli-tique, mais comme sujet coopérateur dans la for-mation de l'Etat, comme la chaîne qui traverse

L'ÉTAT MARITIME 91

la trame tendue sur le métier par l'Etat féodalet formant avec elle un matériel plus richementtissé. La genèse de l'Etat maritime ne peut êtreclairement établie que si nous lui subordonnonsle développement des marchés qui ont existéavant lui. Et nous irons même plus loin ! Il estindispensable pour établir la prognosc de l'Etatmoderne, de connaître les formationsque le moyenéconomique a créées par lui-même dans les rela-tions d'échange.

a) Commerce antérieur à l'Etat

Le plus grand mérite de la théorie de l'utilitéfinale est de nous donner l'explication psycholo-gique de l'échange. D'après cette théorie la valeur-subjective d'un bien économique est en raisoninverse du nombre de ces biens se trouvant dansla possession du même sujet économique. Si ce-lui-ci en rencontre un second, possédant égalementun certain nombre de biens semblables entre euxmais différents de ceux du premier, tous deuxeffectueront volontiers un échange, si l'emploi dumoyen politique n'est pas possible, c'est-à-dire siles forces et les armes respectives paraissent éga-les. Il en était de même aux périodes primitivesdans les limites du « cercle de paix », entre lesmembres et alliés de la tribu. Dans l'échangechaque partie reçoit de l'autre un bien d'une très

92 L'ÉTAT

haute valeur subjective et cède un bien de trèsbasse valeur subjective ; tous deux gagnent donc.

Si l'on prend en considération la nature enfan-tine du primitif qui estime peu ce qu'il possèdemais désire ardemment ce qui est à autrui et està peine influencé par des attendus économiques,l'on comprend que le désir d'échanger doit agirsur lui beaucoup plus fortement que sur nous.

11 existe pourtant, paraît-il, un certain nombrede peuplades sauvages qui n'ont pas la moindrenotion de l'échange. « Cook raconte qu'il a trouveen Polynésie des peuplades avec lesquelles aucuncommerce ne put être lié comme les présents neleur faisaient pas la moindre impression et étaientjetés de suite. Ces sauvages regardaient avecindifférence tout ce qu'on leur montrait ; rienn'excitait leur convoitise et ils se refusaient à cé-der aucun objet leur appartenant ; en un mottoute idée de commerce et de troc leur étaitétrangère (58). » Westermarck croit égalementque « l'échange et le commerce sont d'originerelativement récente ». En contradiction avecPeschel qui laisse l'homme exercer le troc dèsla période la plus reculée qui nous soit connue,il remarque que nous n'avons aucune preuvepour notre assertion que « les hommes des ca-vernes du Périgord de la période des rennesaient réellement obtenu par le troc le cristal deroche, les coquillages de l'Atlantique et les

L'ÉTAT MARITIME 93

cornes de l'antilope Saiga polonaise » (59).Malgré ces exceptions, susceptibles d'ailleurs

d'une explication toute autre (les indigènes redou-taient peut-être quelque sorcellerie) l'ethnologieprouve surabondamment que chez l'homme l'ins-tinct de l'échange et du commerce est universel-lement répandu ; cet instinct ne peut évidemmentse manifester que lorsque, à la suite de rencontreavec des étrangers, de nouveaux biens désirablesse présentent à l'homme primitif. Dans la hordetous possèdent la même sorte de biens et même,étant donné le communisme primordial, en pos-sèdent aussi en moyenne une même quantité.

La rencontre avec des étrangers ne peut ame-ner l'échange fortuit, le commencement forcé detout commerce régulier, que lorsqu'elle a uncaractère pacifique. Une telle condition est-ellepossible ? L'existence entière de l'homme primi-tif (nous parlons ici des débuts des relations d'é-change) n'est-elle pas placée sous le signe :Homo homini lupus !

L'on ne peut nier que le commerce dans sesdegrés supérieurs n'ait subi en général très for-tement l'influence du moyen politique : « Le com-merce est en général la suite du rapt (60). » Maisses premiers débuts sont néanmoins dus surtoutau moyen économique, ils sont le résultat nonde relations guerrières, mais de relations paci-fiques.

91 L'ÉTAT

Les rapports des chasseurs primitifs entre euxne doivent pas être confondus avec les rapportsqu'ont les chasseurs ou les pasteurs avec leslaboureurs ou avec ceux des différentes tribus depasteurs. Sans doute il y a entre les chasseursdes querelles suscitées par les vengeances, lesrapts de femmes ou l'empiétement du territoirede chasse par d'autres hordes : mais il manque à

ces querelles l'aiguillon qu'engendre seule larapacité, le désir de s'approprier le produit dutravail d'autrui. Aussi les guerres des chasseursprimitifs sont-elles moins des guerres véritablesque des rixes ou des combats individuels quisouvent même, semblables aux duels des étu-diants allemands, ont lieu selon un cérémonialfixé, jusqu'à un degré inoffensif d'incapacité decombat, « jusqu'au premier sang » pour ainsidire (61). Ces tribus, très faibles numériquement,n'ont garde de sacrifier des hommes sans néces-sité; ils ne le font que contraints et forcés, dansles cas de vendetta par exemple, et évitent engénéral de faire naître l'occasion de nouvellesvengeances.

Parmi ces tribus comme parmi les laboureursprimitifs auxquels l'aiguillon du moyen politiquefait également défaut, les relations pacifiques en-tre tribus appartenant à un même niveau ôcono-miquesont incomparablementplus fréquentes quechez les pasteurs. Nous pouvons éiter un grand

L'ÉTAT MARITIME 95

nombre de cas où ces peuplades s'associent pa-cifiquement pour exploiter on commun des pro-duits naturels. « Dès les temps primitifs de lacivilisation, de nombreuses populations se ras-semblaient aux endroits où l'on trouve en gran-des quantités des produits naturels recherchés.Une grande partie des Indiens de l'Amériquevont en pèlerinage aux gisements de pierre àpipe ; d'autres se rassemblent tous les ans pourla moisson dans les marais du Zizania, dans leterritoire des Grands Lacs. Les Australiens de larégion de Barkou, qui vivent disséminés sur cevaste territoire, se rendent tous aux champs ma-récageux où se fait la moisson du nardou (Mar-sillia) (02). » « Dans la province de Queenslandlorsque la récolte des fruits farineux du Bounga-Bounga est si abondante qu'elle dépasse les be-soins d'une tribu il es t permis aux autres peupladesde venir s'en rassasier (03). » « Plusieurs tribuss'entendent pour la possession en commun decertains districts et aussi pour l'exploitation descarrières de phonolithe, employé dans la fabrica-tion des haches (04). » Nous entendons parler éga-lement de conseils et de séances où la justice estrendue en commun par les Anciens de quelquestribus australiennes ; le reste de la population re-présente dans ces cas la « corona », l'assistancedu « Mal » germanique (65).

Des relations d'échange s'établissent tout natu-

96 L'ÉTAT

Tellement grâce à ces assemblées et peut-être les

« marchés hebdomadaires » tenus dans la forêtvierge sous l'égide d'une protection de paix spé-ciale, par les peuplades nègres de l'Afrique cen-trale (60) ont-ils eu une origine analogue, tout

comme les grandes foires des chasseurs arcti-ques, des Tchouktchis, etc., que l'on fait remonterà la plus haute antiquité.

Tous ces faits impliquent l'existence de rap-ports pacifiques entre des groupes voisins et l'onconstate en effet l'existence de ces rapports pres-que partout. Ils prirent naissance sans doute à lapériode primitive, alors que l'on ignorait encoreque l'homme pût utiliser son semblable comme« machine à travail ». A cette époque c'est seule-ment in dubio que l'étranger est considéré commeennemi. S'il se présente dans des intentions évi-demment pacifiques on le reçoit de même. Il s'estétabli tout un code de cérémonies de droit inter-national dans le but d'établir les intentions inof-fensives du nouveau venu. On dépose les armeset montre la main nue, ou encore on envoie desparlementaires dont la personne est partout invio-lable * (07).

* Telle est l'origine de la formule du salut employée de nosjours encore dans certaines contrées : « La paix soit avec toi.»11 est caractéristique pour l'aveuglement où est tombé Tolstoïvers la fin de ses jours qu'il ait pris cet indice d'un état de

guerre permanent pour le dernier vestige d'un âge d'or de la

paix universelle. (L'importance de la révolution russe, p. 11.1

i. ÉTAT MARITIME 97

Ces formes représentent évidemment une sortede droit d'hospitalité, et le commerce pacifiquen'est possible tout d abord que grâce à ce droit ;c'est l'échange de cadeaux entre les hôtes quisemble avoir servi de germe au commerce d'é-change proprement dit. Pouvons-nous mainte-nant déterminer les mobiles psychologiques dudroit d'hospitalité?

Wostermarck, dans son oeuvre monumentaleparue récemment : Origine et développement desidées morales (08), fait remonter la coutume del'hospitalité d'abord à la curiosité en quête denouveautés et espérant en apprendre du voyageurvenant de loin, et par-dessus tout à la crainted'un pouvoir de sorcellerie, redouté chez l'étran-ger par le fait même qu'il est étranger. Dans laBible encore nous trouvons l'hospitalité recom-mandée parce que l'étranger pourrait être unange. La race superstitieuse craint sa malédiction(les Erynnies des Grecs) et s'empresse pour le dis-poser favorablement. Est-il reçu comme hôte, sapersonne est inviolable et il jouit du privilège depaix du clan dont il est censé faire partie pendantla durée de son séjour : le communisme origi-naire s'étend jusqu'à lui. L'amphytrion demandeet reçoit ce qu'il convoite et donne en échangeà son hôte les objets que celui-ci désire. Lorsqueles rapports pacifiques deviennent plus fréquents,ces présents réciprorfn^lieNiransforment insensi-

/.v/-"r -<'\\Oppenheimer ; •-' " > \ (3

' I i i, 1•>)

98 L'ÉTAT

blement en troc régulier, le marchand revenantvolontiers là où il a trouvé bonne réception etéchanges avantageux et où il possède déjà ledroit d'hospitalité qu'il lui faudrait d'abord acqué-rir ailleurs, parfois au péril de sa vie *.

La condition préalable indispensable à l'éta-blissement d'un commerce régulier est naturel-lement l'existence d'une division du travail inter-nationale. Cette division" a existé elle aussibeaucoup plus tôt et avec une extension beaucoupplus considérable qu'on n'est généralementenclinà le croire. « Il est erroné de supposer que la divi-sion du travail ait eu lieu seulement à un degréélevé du développement économique. L'Afriquecentrale a ses villages de forgerons dont certainsmêmes ne préparent que les javelots. La Nou-velle-Guinée a ses villages de potiers, l'Amériquedu Nord ses fabricants de pointes de flèches(Oi)).»De ces spécialités un commerce se développe, soit

par l'intermédiairedes marchands ambulants, soit

par les cadeaux d'hospitalité ou les présents depaix de peuple à peuple. Dans l'Amérique du Nordles Kaddous font le commerce des arcs ; « la

* De là sans doute la coutume d'employer de vieilles femmes

comme hérauts. Files ont le double avantage d'être jnofi'ensi-

ves au point de vue guerrier et de jouir d'une répulalion de

sorcellerie particulière (Wcstcrmarck, ch. I), plus encore queles vieillards qui d'ailleurs, sont traités aussi avec égards parcequ'ils seront bientôt des « esprits »,

L'ÉTAT MARITIME 99

pierre obsidienne était employée partout pour lespointes des flèches et les couteaux : sur les bordsdu Yellowslone, du Snake-Rive au Nouveau Mexi-

que et notamment à Mexico. Puis la matière pré-cieuse se trouva répandue sur toute la contréejusqu'à Ohio et Tennessee : une distance d'envi-ron 3.000 kilomètres »(70).

Vierkandt rapporte également : « La naturedomestique de l'économie des peuples primitifsimplique une forme de commerce différant en-tièrement des conditions modernes... Chaque tribua développé certaines dextérités particulières quidonnent lieu à des échanges. Nous trouvons desspécialisations de cette nature jusque dans lestribus indiennes relativement inférieures do l'A-mérique du Sud... Il arrive grâce à ce genre decommerce que les produits se trouvent répandusà une distance considérable non pas directe-ment par des marchands de profession mais parla propagation graduelle d'une tribu à l'autre.L'origine de ce commerce remonte, comme l'aétabli Bûcher, à l'échange de présents d'hospita-lité (71 y. »

En dehors des présents d'hospitalité, le com-merce peut naître encore de l'usage des cadeauxde paix que se font les adversaires en gage deréconciliation après un combat. Sartorius dit parexemple, parlant des peuplades polynésiennes :

« Les présents de paix échangés après une ren-

100 L'ÉTAT

contre hostile entre les peuplades de différentesîles étaient souvent des objets nouveaux pourchacune des parties ; lorsque ces présents plai-saient, on les répétait, arrivant ainsi insensible-ment à l'échange de marchandises. Et de plus, cequi n'était pas le cas pour les présents d'hospi-talité, cet échange pouvait devenir la base derapports permanents. Ce ne sont plus des indivi-dus mais des tribus, des peuplades entières, quientrent en relations. Les femmes furent généra-lement le premier objet d'échange : elles repré-sentent le trait d'union entre les différentes tribuset, ainsi qu'il ressort de nombreuses sources d'in-formation, elles étaient généralement troquéescontre des bestiaux (72). »

Nous nous trouvons ici en présence d'un objetdont l'échange est possible même sans divisionde travail préalable. Il semble que l'échange de

femmes ait fréquemment aplani le chemin menantà l'échange de marchandises, qu'il ait marqué lepremier pas vers cette intégration pacifique despeuples qui va de front avec l'intégration guer-rière accomplie par la formation de l'Etat.

Lippert(73) est d'avis que l'échange du feu estplus ancien encore. Mais comme il ne peut infé-

rer l'existence de cette coutume, sûrement fortancienne, que des rudiments des religions et dudroit, inaccessibles à notre observation directe,nous passerons sur la question.

L'ÉTAT MARITIME 101

L'échange de femmes par contre est un fait ob-servé partout et qui, en préparant l'échange demarchandises, a eu indubitablement une influenceconsidérable sur l'organisation des rapports pa-cifiques entre les tribus. La fable des Sabines sejetant entre leurs frères et leurs maris prêts àcombattre a dû se réaliser mille fois au cours del'évolution du genre humain. Presque partout,pour des raisons que nous ne pouvons développerici (74), le mariage entre parents est considérécomme un sacrilège, comme inceste : partout l'ins-tinct sexuel est dirigé vers les femmes des tribusvoisines, partout le rapt de femmes rentre dans larubrique des relations courantes entre les tribus;et lorsque de forts sentiments de race ne s'y op-posentpas. le rapt est peu à peu remplacé presquepartout par l'échange et l'achat. Au point de vuesexuel, la proche parente en effet a pour l'hommeune valeur aussi minime que la valeur de l'étran-gère est plus élevée.

Los relations nouées ainsi favorisent l'échangede marchandises aussitôt que la division du tra-vail le rend possible : les groupes exogames en-trent en relations d'un caractère normalementpacifique. La paix embrassant la horde familiales'étend désormais sur un plus vaste rayon. Citonsun exemple entre mille: « Chacune des tribusduCameron a ses « bush countries », des villagesavec lesquels ses membres trafiquent et où ils

Oppenhcinior 6.

102 L'ÉTAT

prennent leurs femmes. L'exogamie devient, iciaussi un lien entre les peuples » (75).

Tel est dans ses grandes lignes le développe-ment des relations pacifiques d'échange : du droitd'hospitalité et de l'échange de femmes, peut-être même de l'échange du feu à l'échange demarchandises. Si nous ajoutons que les marchés,les foires et souvent même les marchands, ainsi

que nous l'avons noté plus haut, étaient considé-rés généralement comme placés sous la garded'une divinité protégeant jalousement la paix,

nous aurons tracé les traits principaux de ce phé-nomène sociologique d'une importance considé-rable jusqu'au moment où le moyen politiqueintervient, transformant, bouleversant et déve-loppant les créations du moyen économique.

b) Le commerce et l'Etat Primitif

Le brigand guerrier a deux raisons majeurespour ménager les marchés et foires qu'il trouvesur le territoire conquis. L'une, non-économique(est qu'il ressent lui aussi la crainte d'une divinitévengeresse punissant la violation de la paix ; laseconde raison,économique et probablement pluspuissante que la première, est — je crois noter

L'ÉTAT MARITIMF. 10/i

ici ce rapport pour la première fois — qu'il nepeut lui-même se passer de marchés.

Son butin pendant la période primitive com-prend de nombreux biens impropres à la consom-mation et à l'usage immédiats. Il possède des ob-jets de sortes peu variées et en si grande quantitéque 1' « utilité finale » de chaque objet est pourlui excessivement minime. Il en est ainsi surtoutpour le produit le plus important du moyen poli-tique, les esclaves. Pour parler d'abord du pas-teur, le nombre d'esclaves qu'il peut garder estlimité par le plus ou moins d'importance de sestroupeaux. Il est donc tout disposé à échangerses esclaves superflus contre d'autres biens pré-cieux pour lui: sel, parures, armes, métaux,tis-sus, instruments, etc. Aussi le pasteur n'est-il passeulement « toujours brigand »,il est aussi « tou-jours marchand » et en cette qualité protège letrafic.

Il protège le trafic qui vient à lui, lui offranten échange de son butin les produits d'une civi-lisation étrangère : de tous temps les nomades ontservi de guides aux caravanes traversant leurssteppes ou leurs déserts moyennant paiement d'un« tribut de protection » ; et il protège de mêmele trafic dans les places occupées antérieurementà la formation de l'Etat. Les mêmes considéra-tions qui firent progresser le pasteur de l'Etat-Ours à l'Etat-Apiculteur l'ont évidemment engagé

104 L'ÉTAT

à préserver les anciens marchés et foires. Unpillage unique équivaudrait à tuer la poule auxoeufs d'or ; il est infiniment plus avantageux de

conserver le marché, d'affermir même sa paixafin de récolter ainsi, outre l'avantage de pouvoiréchanger le butin contre des produits étrangers,le tribut de protection, le droit du seigneur. Pourcette raison les princes de l'Etat Féodal ont par-tout mis sous leur protection, sous la « paix duroi », marchés, routes et marchands et souventmême se sont réservés le monopole du commerceétranger.Nous les voyons partout s'efforcer acti-vement de fonder de nouveaux marchés, de nou-velles villes.

Cet intérêt pour les places de commerce nousfait comprendre pourquoi les tribus pastoralesont toujours respecté les marchés se trouvant surleur territoire d'influence,allant mêmejusqu'à leurépargner toute manifestation du moyen politiqueen s'abstenant de les mettre sous leur « domina-tion»directe. Ce que Hérodote raconte plein d'éton-nemont du marché sacré des Argippes situé dansla contrée des Scythes nomades, et dont les habi-tants inoffensifs étaient protégés efficacement parla paix sacrée de leurs places de marché, est nonseulement vraisemblable mais encore est con-firmé par maint fait analogue. « Nul ne les atta-que car ils passent pour sacrés : ils ne possèdentaucune arme guerrière, néanmoins ce sont, eux

L'ÉTAT MARITIME 105

qui apaisent les querelles entre voisins et il n'estfait aucun mal au fugitif réfugié parmi eux»(7G).Le cas se répète fréquemment. C'est toujours lamôme histoire des Argippes, l'histoire de la petitetribu « sacrée », « juste », « sans armes », trafi-quant et apaisant les querelles, établie au seind'une population nomade de pillards (77). A undegré de civilisation plus développé nous pouvonsciter comme exemple Cures dont les habitantsd'après Strabon « étaient renommés chez lesHellènes pour leur bravoure et leur justice, etparce que, malgré leur puissance, ils s'abstenaientde brigandages ». Mommsen qui cite le passageajoute : « Il ne s'agit pas ici de piraterie que lemarchand curien exerce sans doute tout commeun autre, mais Cures était une sorte de port franc

pour les Phéniciens comme pour les Grecs » (78).Cures n'est pas, comme la ville des Agrippes,

un marché de l'intérieur sur un territoire dominé

par les pasteurs, c'est un port neutre sur le ter-ritoire de nomades maritimes. Nous sommes ici

en présence d'une de ces formations typiquesdont l'importance, à mon avis, n'a pas été jus-qu'ici appréciée à sa juste valeur. Elles semblentavoir exercé une puissante influence sur la for-mation des Etats Maritimes.

Les motifs qui conduisirent les pasteurs aucommerce et sinon à la fondation de marchés, dumoins à leur protection, ont dû imposer plus

106 L'ÉTAT

impérieusement encore aux nomades de la merune attitude analogue. Le transport du butin et

en particulier des troupeaux et des esclaves, pé-nible et dangereux sur les sentiers du désert etde la steppe (dangereux par la lenteur des mar-ches qui favorise les poursuites) est aisé et sanspérils avec la barque de guerre et la galère. C'estpourquoi le Viking, plus encore que le pasteur,est trafiquant et fréquente assidûment les mar-chés.

« Guerre, commerce et piraterie forment unetrinité inséparable » comme il est écrit dans Faust.

c) La formation de l'Etat Maritime

On peut, je crois, ramener au trafic des prisesla formation de ces villes autour desquelles sedéveloppèrent, véritables cités-mères politiques,les Etats Urbains de l'histoire ancienne, de lacivilisation méditerranéenne.Ce même trafic con-tribua également, dans beaucoup de cas, à les

amener au même but du développement politique,On peut en général ramener à deux types la

formation de ces ports marchands : ils se déve-loppèrent soit comme repaire de pirates par l'oc-cupation hostile sur une côte étrangère, soit

comme colonies de marchands, admis par un con-

L'ÉTAT MARITIME 107

trat pacifique dans les ports étrangers apparte-nant à des Etats Féodaux Primitifs ou Développés.

Nous trouvons dans l'histoire ancienne quantitéd'exemples importants du premier type lequelcorrespond exactement à la quatrième période denotre schéma : l'occupation par une colonie depirates d'un point du territoire étranger situéavantageusement pour le commerce, ou encorefacile à défendre au point de vue stratégique. Leplus célèbre est Carthage.

Quantité de forteresses maritimes analoguesfurent établies par les pirates Hellènes, Ioniens,Doriens, Achéens, sur les côtes Adriatique etTyrrhénéennc du sud de l'Italie, sur les îles de

ces mers et les golfes de la France méridionale.Les Phéniciens, les Etrusques', les Hellènes etaussi les Cariens comme semblent établir les plusrécentes investigations, ont fondé leurs Etats dela Méditerranée selon le même type et avec unedivision sociale identique entre soigneurs et la-boureurs indigènes serfs (79).

Quelques-uns de ces Etats du littoral devinrentdes Etats Féodaux présentant exactement les(mèmes caractères que les Etats Territoriaux : la

* On ignore encore de nos jours si les Etrusques furent unpeuple belliqueux installé en Italie et ayant embrassé la pira-terie ou s'ils se sont établis à l'origine comme pirates dansleurs possessions situées sur la mer portant leur nom.

108 L'ÉTAT

classe des seigneurs se transforma en aristocratiede propriétaires fonciers. Les conditions géogra-phiques, telles que le défaut de ports sûrs, unvaste hinterland peuplé de paysans pacifiquesjouèrent dans ces cas un rôle important ; et pro-bablement aussi l'organisation de classe impor-tée du pays natal. C'étaient en général des noblesfugitifs, des vaincus de luttes intestines, des cadetsde famille, parfois tout un « printemps sacré »qui s'embarquaient en quête d'aventures. Elevéschez eux en gentilshommes ils cherchaient aussi

en pays étranger « de la terre et des hommes ».Nous trouvons parmi les expéditions de ce genrel'occupation de l'Angleterre par les Anglo-Saxons,celle de l'Italie méridionale par les Normandset aussi la colonisation hispano-portugaise duMexique et de l'Amérique du Sud. Les coloniesachéennes de la Grèce nous fournissent d'autresexemples très importants de cette fondationd'EtatsTerritoriaux par les nomades de la mer : « Cetteligue de cités achéennes fut une véritable colo-nisation. Les villes n'avaient pas de port — seuleCrotone possédait une rade passable — et pas de

commerce propre. Les habitants de Sybaris sevantaient de pouvoir naître, vivre et mourir entreles ponts de leur ville de lagunes, les Milésienset les Etrusques se chargeant pour eux d$s ven-tes et des achats. Les Grecs par contre, non seule-ment possédaient le littoral mais encore régnaient

L'ÉTAT MARITIME 109

d'une mer à l'autre...; la population indigèneagricole réduite à la condition de clients et par-fois même entièrement asservis devait travaillerpour eux et leur payer l'impôt. (80) » La plupartdes colonies doriennes de la Crète furent sansdoute organisées de façon analogue.

Que ces Etats Territoriaux aient été d'ailleursplus ou moins nombreux ou plus ou moins rares,leur influence sur le cours do l'histoire univer-selle reste inférieure à celle de ces villes mariti-mes qui se livrèrent surtout au commerce et àla course. Mommsen compare de façon très heu-reuse aux hoberaux achéens les « marchandsroyaux » des autres colonies hellènes de l'Italieméridionale : « Ils ne dédaignaient en aucunefaçon l'agriculture et les profits du sol, ce n'étaitpas la coutume des Hellènes de se contenter d'éta-blir un comptoir fortifié en pays barbare commele faisaient les Phéniciens. Mais ces villes étaientfondées d'abord et avant tout en vue du commerceet, différant en cela des cités achéennes, ellesétaient généralement établies sur les meilleursports et lieux d'atterrissement. (81) » Tout nousporte à croire — le fait est même certain en cequi concerne les colonies ioniennes — que les fon-dateurs de villes ont été ici, non pas des nobles,mais des marchands rompus à la navigation.

Un certain nombre de ces Etats et villes mari-times ne se sont pas développés seulement par

Oppenheimer 7

110 L'ÉTAT

la conquête mais aussi à la suite de relations pai-sibles au moyen d'une pénétration plus ou moinspacifique.

Là où les Vikings se heurtèrent non à des pay-sans inoffensifs mais à des Etats Féodaux primitifsde caractère belliqueux, ils offrirent et acceptèrentla paix et s'établirent en simples colonies demarchands.

De tels cas nous sont connus de l'histoire dumonde entier dans les ports de mer comme dansles marchés territoriaux. Les formations qui noussont le plus familières sont les établissementsdes marchands du nord de l'Allemagne, dans lesterritoires de la Mer du Nord et de la Baltique :

le Steel Yard à Londres, la Hansa en Suède et

en Norvège, à Schonen et Novgorod en Russie.Une colonie analogue existait à Vilna, la capitaledes Grands Ducs de Lithuanie et la Fondaco deiTedeschi à Venise rentre également dans cettecatégorie. Presque partout les étrangers sont ins-tallés à part formant des groupes distincts, ontleur droit et leur juridiction propres et acquiè-rent très souvent une influence politique consi-dérable allant parfois jusqu'à la domination en-tière. On croit lire une description de l'invasionphénicienne ou hellène des terres méditerra-néennes plusieurs siècles avant notre ère en par-courant les lignes suivantes de Ratzel parlant dulittoral et des côtes de l'Océan Indien : « Des popu-

L'ÉTAT MARITIME 111

lations entières, en particulier les inévitablesMalais originaires de Sumatra, proverbialementadroits et zélés, ont été dispersées par le com-merce. Les Bougi des Iles Célèbes, aussi habilesque perfides, sont répandus partout depuis Sin-

gapour jusqu'à la Nouvelle-Guinée et ont récem-ment émigré en masse à Bornéo sur l'invitationdes princes indigènes. Leur influence est si consi-dérable qu'il leur est permis de se gouverner eux-mêmes d'après leurs propres lois, et ils se sententsi puissants qu'ils ont souvent tenté de se rendretout à fait indépendants. Les Atchinois occupaientautrefois une position analogue. Après la dé-chéance de Malacca que les Malais de Sumatraavaient élevée au rang de centre commercial depremier ordre, Atjeh fut vers le commencementdu XVII" siècle la rade la plus fréquentée de l'Ex-trême-Orient. (82) » Quelques exemples pris entremille nous montrent la propagation générale decette forme de colonisation. « A Ourga où ils ontle pouvoir politique, les marchands vivent à partdans une ville chinoise. (83) » Dans les EtatsIsraélites se trouvaient « de petites colonies demarchands et artisans étrangers auxquels onréservait certains quartiers des villes ; là, placéssous la protection du roi, ils pouvaient vivreen paix et suivre leurs coutumes religieuses ».Voir Rois, I, 20, 34 (84). « Oniri roi d'Israël de latribu d'Ephraïm, à la suite des succès de son

112 L'ÉTAT

adversaire le roi de Damas, se vit contraintd'abandonner aux marchands araméens certainsquartiers de la ville de Samarie où ils purent tra-fiquer sous la protection royale. Lorsque plustard la fortune de la guerre favorisa son succes-seur Achab, celui-ci exigea du roi Araméen lesmêmes privilèges pour les marchands éphraïmi-tes à Damas. (85) » « Les Italiques s'installaientpartout en groupes distincts et fortement orga-nisés, les soldats en légions, les marchands dechaque grande ville en sociétés particulières, lescitoyens romains domiciliés ou séjournant dansles divers districts provinciaux en « cercles »(conventus civium Romanorum) ayant leur listede jurés et même jusqu'à un certain point leurconstitution municipale propre. (80) » Nousmentionnerons encore pour mémoire les ghettides Juifs qui, avant les grandes persécutions du

moyen âge, étaient simplement des colonies mar-chandes particulières. Nous noterons aussi à cepropos que de nos jours encore les négociantseuropéens résidant dans les ports de puissantsempires exotiques forment des « conventus » ana-logues, possédant leur propre administration etleur juridiction consulaire. Aujourd'hui encore laChine doit tolérer chez elle cet état de choses, de

même que la Turquie, le Maroc, etc., et le Japonn'a secoué que depuis peu cette « diminutiocapitis ».

L'ÉTAT MARITIME 113

Ce qui, dans toutes ces colonies, présente leplus d'intérêt pour notre étude est le fait qu'ellestendent partout à étendre leur influence politi-que jusqu'à la pleine domination. Cela ne pré-sente en soi rien de surprenant. Les marchandspossèdent une richesse en biens mobiliers qui lesmet à môme de tenir un rôle décisif dans les trou-bles politiques auxquels les Etats Féodaux sontsans cesse en proie, soit dans les guerres entredeux Etats voisins, soit dans les guerres civiles,dans les querelles de succession. Ajoutons à celaque derrière les colons il y a généralement lesforces de la Mère-Patrie sur laquelle ils comptentse sentant étroitement liés à elles par les atta-ches de famille et de puissants intérêts commer-ciaux. Ils ont en outre dans leurs équipages dis-ciplinés et leurs nombreux esclaves une force in-dépendante dont l'importance n'est parfois pasà dédaigner. La description suivante du rôle jouépar les marchands arabes dans l'Afrique orientaleme parait représenter un type historique dont ona trop peu tenu compte jusqu'à présent :

« Lorsqu'on 1857, Speke parcourut cepays pourla première fois, les Arabes y résidaient à titrede marchands étrangers; lorsqu'il revint en 1861ils étaient devenus en apparence de grands sei-gneurs,possédaient de riches territoires et étaienten guerre avec le souverain héréditaire du pays.Ce processus, qui s'est répété sur maint autre

114 L'ÉTAT

point de l'Afrique Centrale, est le résultat inévi-table des conditions existantes. Les marchandsétrangers, Arabes et Souahélis, demandent etpaient d'un tribut l'autorisation de passage, fon-dent des dépôts de marchandises fort goûtés deschefs dont ils semblent favoriser l'instinct d'ex-torsion et la vanité.Ces marchands s'enrichissent,nouent des relations nombreuses, deviennent sus-pects, sont opprimés et persécutés,et se refusentenfin à payer l'impôt qui a augmenté avec leurfortune. Finalement dans l'une des inévitablesquerelles de succession les Arabes prennent partipour un prétendant promettant d'être docile,sontentraînés ainsi dans les divisions intérieures du

pays et impliqués dans des guerres souvent inter-minables. (87) »

Cette action politique des métèques marchandsse répétera l'infini. « A Bornéo des empires indé-pendants ont surgi des établissements do cher-cheurs d'or chinois. (88) » L'histoire entière dela colonisation européenne n'est qu'une suite inin-terrompue de ces faits confirmant la loi qui — làoù les puissances étrangères sont supérieuresen force — transforme en domination effectiveles établissements commerciaux importants.iln'enest autrement que lorsque ces établissements serapprochent plutôt des entreprises de pirateriepure et simple comme par exemple la conquistahispano-portugaise et les conquêtes des Compa-

L'ÉTAT MARITIME 115

gnies des Indes, tant anglaise que hollandaise.« Un Etat de brigands repose au bord de la mer,entre l'Escaut et le Rhin », dit Multatuli de sapatrie. Toutes les colonies des peuples européens,qu'elles soient situées en Extrême-Orient, en Amé-rique ou en Afrique, se sont formées d'après unde ces deux types.

La domination complète n'est pas toujours at-teinte. Parfois l'Etat hospitalier est trop fort etles colons demeurent alors en qualité d'hôtesprotégés, sans aucune influence politique, commeles Allemands en Angleterre. Parfois un conqué-rant plus puissant fond sur la colonie marchandeet l'Etat hospitalier et les subjugue tous deux :les Russes détruisirent ainsi les républiques deNovgorod et de Pskof. Le plus souvent pourtant,les riches étrangers fusionnent avec les noblesindigènes pour former une classe dominatriceselon le type que nous avons observé dans lafondation d'Etats Territoriaux, à la suite du heurtde deux groupes dominateurs de force à peu prèségale. Ce dernier cas me semble fournir l'hypo-thèse la plus vraisemblable pour la genèse desplus importants Etats Urbains de l'Antiquité,pourles ports grecs et pour Rome.

Nous ne connaissons l'histoire grecque qu'àpartir de son moyen âge — pour employer l'ex-pression de Curt Breysig — et l'histoire romaineà partir de son « époque moderne » seulement.

116 L'ÉTAT

Pour tout ce qui s'est passé aux temps antérieurs

ce n'est qu'avec la plus grande circonspection quenous pouvons nous risquer à tirer des conclu-sions par analogie. Il existe néanmoins assez defaits probants pour nous justifier dans notre con-clusion queAthènes, Corinthe, Mycènes, Rome, etc,ont dû devenir Etats de la manière décrite plushaut, et les faits relatés dans toutes les histoireset confirmés par l'ethnologie sont assez universel-lement acceptés pour justifier cette déduction.

Nous savons par les noms de pays (Salamis —île de la paix, île de marché), les noms de héros, les

monuments et aussi par la tradition qu'il existaitdans un "grand nombre de ports grecs des facto-reries phéniciennes dont l'Hinterland était occupé

par de petits Etats Féodaux possédant l'organisa-tion hiérarchique caractéristique en nobles, hom-

mes libres et esclaves. Qu'il soit vrai ou non quequelques phéniciens, peut-être quelques uns do

ces assez énigmatiques marchands cariens, aientété reçus dans le « connubium » des nobles du

pays et soient devenus des citoyens ayant tousdroits civils et politiques, et parfois même dessouverains — la formation de ces Etats n'en a pasmoins été favoriséepuissamment par ces influencesétrangères.

Il en est de même à Rome. Voyons ce que dità ce sujet un auteur aussi circonspect que Momm-

sen :

I.'liTAT MARITIME 117

« Rome doit, sinon sa fondation, du moins sonimportance à ces conditions commer.iales et stra-tégiques comme le démontrent de nombreux in-dices autrement importants que les suppositionsde fables soi-disant historiques. De là provienuentles antiques rapports avec Cures, qui était pourles Etruriens ce que fut Rome pour les Latins etqui devint la plus proche alliée commerciale decette dernière cité. De là l'importance prodigieusedonnée aux ponts du Tibre et à la construction deponts en général ; de là la galère dans les armesde la ville ; de là l'antique droit de port romain,véritable impôt sur le commerce, auquel n'étaientsoumises à l'origine que les marchandises entrantdans le port d'Ostie pour être vendues (promer-cale) pendant que tout ce qui était destiné à l'u-sage duconsignataire (usuarium) restait indemne.De là enfin, si nous anticipons un peu, l'introduc-tion relativement native à Rome de l'or monnayéet des conventions de commerce avec les Etatsd'Outre-Mer. Dans ce sens sans contredit Romepeut être considérée, comme le prétend la fable,comme une ville « créée » plutôt que « fondée »et serait ainsi la plus jeune et non la plus an-cienne des villes latines. (80) »

Ce serait la matière des recherches historiquesles plus intéressantes que de vérifier les possibi-lités ou mieux les probabilités suggérées ici etd'en tirer les conclusions si nécessaires touchant

Oppenheimer 7.

118 L'ÉTAT

l'histoire constitutionnelle de ces importants EtatsUrbains. Il me semble qu'il serait possible d'ar-river de cette manière à l'clucidation de maintpoint de l'histoire demeuré obscur : par exem-ple la domination étrusque à Rome, l'existencedes métèques athéniens, l'origine des riches fa-milles plébéiennes et tant d'autres encore.

Nous ne pouvons ici que suivre le fil conduc-teur qui promet de nous guider, à travers le dédalede la tradition historique, vers l'issue désirée.

d) Nature et Fin de l'Etat Maritime

Tous ces Etats, quelle que soit leur origine,qu'ils se soient développés de repaires de pirates,de ports fondés sur des terres appartenant à desnomades qui, devenus sédentaires, se transfor-mèrent spontanémenten Vikings ou qu'ils se soientformés de colonies de marchands parvenus à ladomination ou ayant fusionné avec le groupe do-minateur du peuple hospitalier ; tous ces Etats,dis-je, sont d'authentiques Etats au sens socio-logique du terme. Ils ne sont que l'organisationdu moyen politique, leur forme est la domina-tion, leur substance l'exploitation économique du

groupe des sujets par le groupe des maîtres.Les Etats Maritimes ne se distinguent donc en

principe sur aucun point important des Etats

L'IÎTAT MARITIME 119

fondés par les nomades terriens. Cependant, parsuite de circonstances tant extérieures qu'inté-rieures, ils ont contracté d'autres formes et lapsychologie de leurs classes présente des traitsdifférents.

Non que le sentiment de classe soit fondamen-talement autre que dans les Etats Territoriaux! Laclasse dominatrice a pour le sujet le même pro-fond dédain

; c'est toujours le manant, «l'hommeaux ongles en deuil » selon l'expression allemandedu moyen âge, l'être qui, même lorsqu'il est nélibre, n'est ni fréquentable ni épousable. La théo-rie de classe des y.xXo,.vÂ-(aool (bien-nés) ou despatriciens (enfants des ancêtres) ne diffère en riende celle des gentilhommes, mais les circonstan-ces différentes amènent, ici aussi, des modifica-tions qui du reste sont évidemment toujours con-formes à l'intérêt de classe.

Dans un territoiregouverné par des marchands,le vol de grand chemin ne peut être toléré etil est considéré effectivement chez les Hellènes dulittoral par exemple comme un crime vulgaire :

dans un Etat Territorial, la légende de Théséen'eût pas contenu la pointe contre les brigands.« La piraterie, par contre, était considérée depuisles temps les plus reculés comme une professiondes plus honorables... ce dont nous trouvons d'in-nombrables exemples dans les oeuvres d'Homère.Plus tard encore, Polycrate fonda à Sanios un Etat

l'20 L'ÉTAT

pillard parfaitement organisé. » (Buchsenschutz,Propriété et industrie dans l'Antiquité grecque.)Il est également fait mention dans le Corpus Ju-ris d'une loi de Solon dans laquelle l'associationde pirates siù Xetav c.ycfj.evoi est considérée commesociété autorisée (Goldschmidt, Histoire du Droitcommercial) (90).

Abstraction faite de ces futilités que nous nenotons que parce qu'elles jettent une certaine lu-mière sur l'origine de la superstructure idéologi-que', les conditions d'existence des Etats Mari-times, entièrement différentes de celles régnantdans les Etats Territoriaux, ont provoqué deuxphénomènes d'une importance capitale dans l'his-toire du monde : d'abord le développement d'uneconstitution démocratique, avec laquelle est venueau monde cette lutte de Titans entre le sultanatoriental et la liberté civique occidentale, luttequi résume selon Mommsen l'essence même del'histoire universelle ; et le développement del'exploitation esclavagiste capitaliste, cause finalede la ruine inexorable de tous ces Etats.

Considérons d'abord les causes intérieures, les

causes socio-psychologiques de ces divergencesfrappantes entre l'Etat Territorial et l'Etat Mari-time.

* 11 est caractéristique pour cet ordre d'idées que la Grande-Bretagne, le seul Etat Maritime de l'Europe, se refuse encoreaujourd'hui à renoncer au droit de prise.

L'ÉTAT MARITIME 121

Les Etats sont maintenus par le même principequi les a créés. La conquête du pays et de seshabitants est la ratio essendi de l'Etat Territorialetc'est au moyen de nouvelles conquêtes de nou-veaux pays et de leurs habitants qu'il s'étend,qu'il doit s'étendre jusqu'à ce qu'il atteigne soit

sa frontière naturelle: montagne, désert ou océan,

soit sa frontière sociologique : d'autres Etats qu'ilest incapable d'asservir. L'État Maritime d'autrepart, né de la piraterie et du commerce, doit con-tinuer à étendre son pouvoir au moyen de la pi-raterie et du commerce. Mais il n'a pas besoinpour cela de dominer dans les règles un terri-toire étendu. Etabli sur les nouveaux domainesde sa sphère d'intérêt il peut se contenter de cha-cune des premières périodes du développementde l'Etat jusqu'à la cinquième inclusivement : cen'est que rarement, que contraint et forcé pourainsi dire, qu'il passe à la sixième période, à Fin-tranatio ialité et à la fusion complète avec lespeuplades subjuguées. 11 lui suffit en principed'écarter les autres nomades delà mer,les autresmarchands ; il lui suffit de s'assurer le monopoledu brigandage et du commerce, contenant les« sujets » à l'aide de quelques forts, de quelquesgarnisons. L'Etat Maritime ne tient à dominervéritablement que les lieux de production impor-tants, comme les mines, certains riches terrainsparticulièrement fertiles, les forêts contenant de

122 L'ÉTAT

bon bois de construction, les salines, les grandespêcheries : l'Etat administre alors lui-même cespossessions, ou, ce qui revient au même, il les faitexploiter par ses sujets. Le désir de posséder « de

la terre et des hommes », autrement dit des do-maines territoriaux situés au delà des frontièresétroites de l'Etat originaire,ne se développe chezla classe dirigeante que beaucoup plus tard,lorsque l'Etat Maritime, par l'absorption d'EtatsTerritoriaux asservis, est devenu une sorte decombinaison de ces deux Etats. Mais même alors,contrairement à ce qui a lieu dans les Etats Ter-ritoriaux, la grande propriété foncière est consi-dérée uniquement comme source de revenus etl'absentéisme est de règle. Il en fut ainsi à Car-thage et à Rome durant la décadence de l'Empire.

Les intérêts de la classe dominante, qui dirigel'Etat Maritime comme elle dirige toute autreforme de l'Etat, conformément à ses avantages,sont tout autres que dans l'Etat Territorial. Pen-dant que la puissance, c'est-à-dire la possessionde terre et d'hommes, donne au seigneur féodalla richesse, c'est à sa richesse que le patricien dela ville maritime doit sa puissance. Le grand pro-priétaire territorial ne peut dominer son « Etat »

que par le nombre de guerriers qu'il entretient,et afin d'élever ce nombre jusqu'au maximumpossible, il doit étendre ses possessions autantqu'il le peut, augmentant les tributs payés par

L'ÉTAT MARITIME 123

le paysan asservi. Le patricien au contraire do-mine grâce à ses richesses mobilières à l'aidedesquelles il loue des bras robustes et suborne lesconsciences vacillantes : et il acquiert ces riches-ses plus aisément au moyen de la piraterie et ducommerce que par la conquête ou l'acquisition delointaines possessions territoriales. Pour utiliserdes propriétés de ce genre il lui faudrait aban-donner sa ville, s'installer sur des terres et deve-nir un « gentilhomme fermier » dans toute l'ac-ception du mot ; or dans une société qui n'estencore parvenue ni à la pleine économie moné-taire, ni à une division du travail féconde entrela ville et les campagnes, l'exploitation d'unegrande propriété de ce genre n'est possible quecomme entreprise d'économie naturelle et l'absen-téisme est hors de question. Or notre étude nenous a pas encore mené si loin; nous nous trou-vons toujours dans des conditions sociales pri-mitives. Et jamais un noble citadin ne s'aviserad'abandonner sa patrie riche et animée pour allers'enterrer en plein désert, parmi les barbares,renonçant à tout rôle politique important. Sesintérêts économiques, sociaux et politiques lepoussent exclusivement vers le commerce mari-time. Le nerf de son existence n'est pas le capitalfoncier mais le capital mobilier.

Ces mobiles intérieurs de la classe dirigeantefont que même les rares villes maritimes aux-?

124 L'ÈT-VT

quelles les conditions géographiques de leur hin-terland permirent une expansion considérable,ont toujours pris comme « centre de gravité »,comme base même de leur existence l'océan et lesterres exploitées au delà des mers plutôt que leurpropre territoire. Les gigantesques possessionsterritoriales de Carthage même n'avaient pas à

beaucoup près pour la cité l'importance que pré-sentaient ses intérêts maritimes. Carthage s'em-para de la Sicile et de la Corse bien plus dans le butde léser ses concurrents commerciaux, les Grecset les Etrusques, que pour s'assurer la possessioneffective de ces contrées ; elle étendit ses frontiè-res vers la Lybie surtout afin de pouvoir maintenirla paix et lors fu'elle conquit l'Espagne, son pre-mier mobile fut le désir de s'approprier les richesgisements de métaux précieux. L'histoire de laHansa nous offre à ce sujet maint point de com-paraison fort intéressant.

La plupart de ces villes maritimes étaientd'ailleurs bien incapables de soumettre à leurdomination un territoire important: en auraient-elles eu le désir du reste les conditions géo-graphiques s'y seraient opposées. A quelquesrares exceptions près, le territoire du Littoral dela Méditerranée est peu étendu ; ce n'est le plussouvent qu'une étroite bande de terre au flanc de

montagnes escarpées. C'est là une des causes quiempêcha ces Etats, groupés autour d'un port de

L'ÉTAT MARITIME 125

commerce, d'atteindre un degré d'extension consi-dérable selon notre point de vue moderne alorsque de gigantesques empires existèrent de bonneheure sur les vastes territoires où erre le pasteur.Il est encore une autre cause pour l'exiguïté ori-ginaire de ces Etats : l'hinterland, les montagneset aussi les rares vastes plaines du territoire médi-terranéen sont peuplés surtout de tribus belli-queuses et difficiles à soumettre, hordes de chas-

seurs indomptables, pasteurs guerriers ou EtatsFéodaux Primitifs de la même race conquérante.C'était Je cas partout dans l'intérieur de la Grèce.

L'Etat maritime, même lorsqu'il croît rapide- I

ment, demeure donc toujours centralisé, on peutpresque dire « concentré » autour du port de com-merce pendant que l'Etat territorial, fortementdécentralisé dès les débuts, se développe long-temps, proportionnellement à son extension, enune décentralisation de plus en plus parfaite.Nous verrons plus loin que seule l'infiltration desorganisations administratives et des acquisitionséconomiques développées dans l'Etat urbain a pului communiquer la force nécessaire pour attein-dre l'organisation gravitant avec sécurité autourd'un point central, l'organisation qui caractérisenos grands Etats modernes. Là est la différencefondamentale entre les deux formes de l'Etat.

La seconde différence, à peine moins impor-tante, est que l'Etat territorial conserve long-

126 L'ÉTAT

temps l'économie naturelle pendant que l'Etatmaritime parvient très rapidement à l'économiemonétaire.Ce contraste surgit également des con-ditions fondamentales différentes de leurs exis-tences respectives.

Dans l'Etat d'économie naturelle l'argent mon-nayé est un luxe superflu, si superflu même qu'uneéconomie monétaire déjà développée dépérit aus-sitôt qu'un cercle quelconque de son territoireretourne à l'échange en nature. Charlemagne avaitbeau frapper monnaie tant et plus

:l'économie du

temps rejetait ses pièces d'or et d'argent, car laNeustrie (pour ne pas parler de l'Austrasie), étaitretombée à l'économie naturelle lors de l'oura-gan de l'invasion des Barbares. Et l'économienaturelle, ne possédant aucun système de mar-chés développé, n'emploie pas l'argent commemesure de valeur. Les manants paient la taille endenrées que le seigneur et sa suite consommentdirectement ; les parures, les tissus précieux, les

armes et chevaux de prix, le sel, etc., sont tro-qués contre les esclaves, la cire, les bestiaux, les

fourrures et autres produits de l'économie natu-relle belliqueuse au moyen de J'échange de mar-chandises effectué par les colporteurs et mar-chands.

Au contraire à un certain degré de développe-ment la vie urbaine ne peut se passer de mesurede valeur. L'artisan citadin ne peut continuer

L ETAT MARITIME 127

indéfiniment à échanger sa productioncontre celled'un autre artisan et l'indispensable commerce dedétail des denrées alimentaires suffit à rendreindispensable l'usage de monnaies là où chacundoit acheter presque tout ce qu'il consomme. Le

commerce proprement dit, non pas le commerceentre marchand et client, mais le commerce entremarchand et marchand peut encore moins se pas-ser de mesure de valeur. Supposons un naviga-teur amenant dans un port des esclaves qu'il veutéchanger contre un chargement de tissus. Il trouvebien un trafiquant en tissus, mais celui-ci veutrecevoir en paiement non des esclaves, mais di-sons du fer, des bestiaux ou des fourrures. 11 fau-dra peut-être effectuer une douzaine d'échangesavant d'atteindre le J)ut désiré. Ceci ne peut êtreévité que lorsqu'une marchandise existe, qui esttoujours également désirée de tous. Dans l'éco-nomie naturelle des Etats territoriaux les chevauxet les bestiaux, dont chacun a Jjesoin on défini-tive, peuvent très bien prendre cette place ; maisil est parfois difficile pour le navigateur de pren-dre des bestiaux en paiement et ce sont les mé-taux précieux qui deviennent « argent ».

Le destin ultérieur de l'Etat maritime ou plutôtde l'Etat urbain, comme nous l'appellerons dé-sormais, se développe de ces deux caractères dis-tinctifs indispensables : la centralisation et l'éco-nomie monétaire.

128 LETAT

La psychologie même du citadin et plus encorecelle de l'habitant d'un port de commerce diffère

entièrement de celle du paysan. Son regard est

plus libre et s'étend plus loin même s'il pénètrerarement au delà de la surface ; il est plus animé,recevant en un jour plus d'impulsions stimulantes

que le paysan n'en reçoit en un an et, habitué à

de continuelles nouveautés et innovations, il est

toujours « novarum rerum cupidus ». Plus éloignéde la nature et beaucoup moins dépendant d'elle,il ne ressent qu'à un degré beaucoup moindre la

crainte des « esprits », et se conforme, par suite,

avec moins de respect aux ordonnances de « ta-bou » imposées par les deux classes supérieures.Enfin vivant en grandes agglomérations il a clai-rement conscience de la puissance conférée parle nombre et est plus opiniâtre et plus insoumis

que le serf des campagnes lequel vit dans un telisolement qu'il ne peut jamais prendre consciencede sa force en tant que masse ; dans tous les dé-

mêlés avec le seigneur le serf a en effet presqueconstamment le dessous.

Ceci implique déjà un relâchement des rigidesconditions de subordination créées par l'Etat féo-

dal primitif. Seuls les Etats territoriaux d'Hellassont parvenus à maintenir longtemps leurs sujetsdans l'ancienne servitude : Sparte ses Ilotes, laThessalie ses Penestes. Partout ailleurs dans les

Etats Urbains nous trouvons de bonne heure la

L'ÉTAT MARITIME 129

plèbe en ascendant et la classe dominatrice horsd'état d'opposer une résistance sérieuse.

Les conditions économiques tendent égalementau même résultat. La richesse mobilière n'a pas àl)eaucoup près la stabilité de la propriété fon-cière : la mer est capricieuse et les chances de laguerre maritime, de la piraterie, ne le sont pasmoins. Le plus riche peut rapidement perdre toutson avoir ; un tour de roue de la fortune et le pluspauvre se trouve au sommet. Dans une organisa-tion basée entièrement sur la richesse, la pau-vreté implique la perte du rang et de la classe

que la fortune procure. Le riche plébéien mène lepeuple au cours des luttes constitutionnelles pourl'égalité des droits, et consacre à cette tâche lemeilleur de ses forces. Dès que les patriciens,contraints par la force, ont cédé une fois, leurposition devient intenable : la défense légitimistedu droit inné héréditaire est pour toujours impos-sible du moment où le premier riche plébéien a étéadmis dans le cercle. Dès lors le mot d'ordre est :

« 11 ne faut pas avoir deux poids et deux mesu-res », et au régime aristocratiquesuccède le régimed'abord plutocratique, puis démocratique et fina-lement ochlocratique,jusqu'àce qu'une occupationétrangère ou la tyrannie d'un « génie militaire »mette fin à la confusion.

Quant à la cause de cette fin non seulement del'Etat mais généralement aussi du peuple, de cette

130-

L'ÉTAT

fin qui est à la lettre la mort du peuple, on doitla chercher dans une institution sociale qui sedéveloppe fatalement dans tout Etat urbain fondé

sur la piraterie et le commerce maritime dèsqu'il est parvenu à l'économie monétaire : l'éco-nomie esclavagiste capitaliste. L'esclavage, reliquede la période féodale primitive, et là d'abordinoffensif comme dans toutes les économies natu-relles, se transforme en chancre dévorant détrui-sant la vie entière de l'Etat dès qu'il est organiséd'une façon capitaliste, c'est à-dire dès que le tra-vail des esclaves, au lieu d'être utilisé dans uneéconomie féodale naturelle, est exploité pour l'ap-provisionnement d'un marché payant en argent.

La piraterie, la course, les guerres commercia-les procurent au pays d'innombrables esclaves.La puissance d'achat du riche marché permet uneexploitation rurale intensive, les propriétairesfonciers du territoire de la ville retirent de leurspossessionsdes rentes toujours croissantes et cher-chent de plus en plus à acquérir avec le produitde ces rentes de nouvelles propriétés. L'hommefranc que l'intérêt des grands trafiquants sur-charge d'obligations militaires s'endette toujoursdavantage, tombe au servage, ou encore, réduit à

la misère,il se réfugie à la ville.Mais il n'y trouvepas d'amélioration à son sort, bien au contraire.L'oppression des paysans a déjà lésé gravementles artisans et les petits marchands citadins ; le

L'ÉTAT MARITIME 131

paysan en effet achetait à la ville tandis que lesgrandes exploitations privées, continuellementgrossies pari expropriation des fermiers, couvrentleur besoin d'objets industriels par la productionde leurs esclaves. Et désormais le mal se propagede plus en plus. Le reste des industries citadines,celles qui travaillent pour la ville même, sont àleur tour de plus en plus accaparées par des en-trepreneurs utilisant le labeur à vil prix des escla-

ves. La classe moyenne s'appauvrit constammentet une plèbe nécessiteuse et incapable, la canaille(Lumpen-Proletariat) devient, grâce à la consti-tution démocratique obtenue de haute lutte, lavéritable puissance souveraine de l'Etat. La ruinepolitique et militaire n'est plus désormais qu'unequestion de temps ; alors même que l'invasionétrangère, presque fatale en ces circonstances,pourrait être évitée, l'Etat périrait néanmoins,des suites de la dépopulation énorme, de cettevéritable consomption des peuples qui anéantitrapidement toutes ces formes de société. Il m'estimpossible de m'étendre ici sur ce sujet.

Un seul Etat Urbain a pu se maintenir pendantdes siècles et cela uniquement parce que, derniervainqueur survivant, il put employer pour com-battre la dépopulation la seule arme efficace :

une rénovation constante des classes moyen-nes des villes et des campagnes au moyen d'unecolonisation agricole extensive sur les lerritoi-

132 L'ÉTAT

res enlevés à l'ennemi. Cet Etat, ce fut l'empireromain. Et cet organisme gigantesque même finit

par succomber à la « phtisie » nationale de l'éco-nomie esclavagiste capitaliste ; mais entre tempsil avait créé le premier « Imperium », la premièregrande puissance centralisée rigidement, soumet-tant et absorbant tous les Etats territoriaux dulittoral méditerranéen et des pays avoisinants ; etil avait érigé pour toujours le modèle classiquede l'organisation dominatrice. Rome avait de plussi bien développé l'organisation urbaine et l'éco-nomie monétaire que ces institutions ne purentjamais plus disparaître entièrement. Les EtatsTerritoriaux qui se sont établis après la chute de,

l'empire romain sur son ancien territoire de do-mination reçurent ainsi de lui, directement ou in-directement, les impulsions nouvelles destinées à

les entraîner bien au delà de la condition del'Etat féodal primitif.

QUATRIEME PARTIE

L'Evolution de l'Etat féodal

a) Origines de la grande propriété foncière

Nous revenons maintenant à ce point de notrekexamen d'où la branche secondaire de l'Etat ur-nain se détache de l'Etat féodal primitif; de lànous suivrons désormais la branche principalese dirigeant vers le sommet.

De même que le sort de l'Etat urbain est déter-miné par l'agglomération de cette richesse autourde laquelle gravite l'organisation politique, lecapital commercial, le sort de l'Etat territorialest déterminé par l'organisation de cette richesseautour de laquelle gravite son organisation poli-tique : la propriété foncière.

En suivant la marche de la différentiationéco-nomique dans la tribu pastorale nous avons punous convaincre que là déjà la loi de l'agglomé-ration autour de noyaux de richesses déjà exis-tants se manifeste activement aussitôt qu'iuter-

Oppcnheimer *

134 LÉTAT

vient le moyen politique sous la forme de pillageguerrier et surtout avec l'esclavage. La tribu pri-mitive était déjà divisée en nobles et hommesfrancs : à ces deux classes vient se subordonnercomme tiers-état l'esclave dénué de droits politi-

ques.Cette inégalité des fortunes et des rangs sociaux,

transplantée dans l'Etat primitif, s'accentue for-tement avec la sédentarité qui crée la propriétéfoncière privée. Dès la formation première del'Etat primitif de grandes inégalités prennentnaissance en raison de la division de la tribu pas-torale en puissants princes, propriétaires d'escla-ves et de troupeaux, et en hommes francs. Lesprinces doivent nécessairement occuper plus deterre que ces derniers.

Ceci a lieu d'abord tout naïvement et avec uneentière inconscience du fait que les grandes pos-sessions foncières puissent devenir l'instrumentd'un puissant accroissement du pouvoir social etdes richesses. Il était alors encore au pouvoir deshommes francs d'empêcher la formation de lagrande propriété foncière s'ils avaient pu prévoirqu'elle pût être un jour employée contre eux. A

la période qui nous occupe, la terre n'a aucunevaleur : le but et le prix de la lutte n'est pas laterre pure et simple, mais la terre cultivée, la

terre avec les paysans attachés à la glèbe, objet etinstruments de travail dont la réunion engendre

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 135

le but du moyen politique :la rente foncière.

Quant à la terre inculte dont il existe d'énor-mes superficies, chacun peut en prendre selon sesbesoins, autant qu'il veut ou peut cultiver. L'idéede mesurer à quelqu'un une part déterminée dufonds inépuisable en apparence semble aussi sau-grenue que l'idée de répartir des portions del'atmosphère.

Selon l'usage pastoral les princes de la tribureçoivent tout d'abord plus de « terre cultivée etde serfs » que n'en ont les simples hommes francs.C'est leurdroit princier comme patriarches,commechefs d'armée, commandant une nombreuse suitemilitaire composée d'affranchis, de serfs et de pro-tégés (fugitifs, etc.) ; nous avons là le germe d'uneinégalité originaire parfois considérable dans l'é-tendue des possessions foncières respectives, litce n'est pas tout. Les princes ont besoin aussid'une plus grande quantité de la terre inculte carils amènent avec eux des serfs, des esclaves qui,ne jouissant pas des droits de la tribu, sont parconséquent, d'après le droit primitif de toute l'hu-manité, incapables de posséder de la terre. Il leuren faut pourtant pour pouvoir exister, et le maî-tre la prend pour eux, afin de les y établir. Plusle prince nomade était riche et plus le seigneurest puissant.

Par là la richesse d'abord et ensuite le rangsocial se trouvent consolidés d'une manière infi-

136 L'ÉTAT

niment plus stable et plus constante que pendantla période pastorale. Le troupeau le plus considé-rable peut disparaître : la propriété foncière estindestructible ;les hommes dont le labeur en ex-trait la rente se reproduisent constamment ennombre suffisant, même après les plus terriblescarnages, et la chasse aux esclaves est toujourslà pour renouveler le stock de spécimens adultes.

Autour de ces noyaux fixes de richesses les for-

tunes s'agglomèrent avec une tout autre rapiditéqu'auparavant. Si la première occupation fut in-

nocente l'on s'aperçut toutefois très vite que larente augmente en proportion du nombre d'escla-

ves transportés sur de nouvelles terres. Dès lorsla politique extérieure de l'Etat Féodal n'a plus

pour but unique l'acquisition de « terre et d'hom-

mes » ; elle convoite aussi les hommes seuls, leshommes que l'on emmène comme esclaves pourleur faire cultiver les nouveaux domaines. Lors-

que c'est l'Etat entier qui engage une guerre ou

une expédition de pillage, les nobles reçoivent lapart du lion dans le partage du butin : très sou-vent aussi, accompagnés seulement de leur suite,ils entreprennent de leur chef quelque expéditionaventureuse et l'homme franc resté au pays nereçoit naturellement aucune part des captures.Dès lors la propriété foncière aristocratiques'étend avec une rapidité vertigineuse ; plus lenoble possède d'esclaves, plus il reçoit de rente

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 137

foncière et plus il peut par conséquent entretenirde gens de guerre : valets, manants peu disposésau travail, fugitifs ; et avec leur aide il peut cap-turer de nouveaux esclaves qu'il établit sur sesdomaines où ils contribuent à l'augmentation deses revenus.

Le cours des événements est absolument le mêmelorsque existe un pouvoir central auquel revient,d'après la convention universelle des peuples, ledroit de disposer des terres incultes. Non seule-ment l'accaparement des terres est toléré par cepouvoir, mais encore il a lieu fréquemment avecsa sanction expresse. Tant que le seigneur féodaldemeure le vassal soumis de la couronne, il est eneffet dans l'intérêt de celle-ci de le rendre aussifort que possible afin d'augmenter le pouvoir mi-litaire qu'il doit mettre à la disposition du suze-rain. Cet état de choses, qui nous est familier dansl'histoire des Etats Féodaux de l'occident, existeégalement sous des conditions totalement diffé-rentes, ainsi que le démontre le fait suivant :

« Aux îles Fidji les prestations consistaient prin-cipalement en service guerrier : le vainqueurrecevait comme butin une part des nouvelles ter-res avec les habitants réduits en esclavage et ac-ceptait par là implicitement de nouvelles obliga-tions militaires (91). »

Cette accumulation de propriété territorialetoujours plus considérable entre les mains de

' Oppenheimer N.

138 L'ÉTAT

l'aristocratie conduit maintenant l'Etat FéodalPrimitif de degré supérieur au rang d'Etat FéodalDéveloppépossédant une complète hiérarchie féo-

dale.J'ai décrit ailleurs (92) en détail en me basant

sur les données puisées aux sources mêmes, l'en-chaînement de faits qui amena cet état de choses

en ce qui concerne le territoire allemand, et j'aiindiqué là, à plusieurs reprises, qu'il s'agit d'un

processus typique quant à l'ensemble de ses traitsprincipaux. On ne pourrait expliquer autrement le

développement au Japon d'un système féodalexactement semblable au nôtre malgré que lapopulatien appartienne à une race entièrementdifférente de la race aryenne et possède une basetechnique d'exploitation tout autre — un puissantargument contre la conception matérialiste del'histoire poussée à l'extrême — : le Japonais eneffet emploie non la charrue mais la houe.

Le but de cette étude n'est pas d'exafniner le

sort d'un peuple particulier mais de noter lestraits caractéristiques et partout identiques d'uneévolution typique déterminée par la nature hu-maine éternellement uniforme. Nous laisseronsdono-de côté comme trop connus les deux exemplesles plus grandioses de l'Etat Féodal Développé,l'Europe occidentale et le Japon, et nous nousattacherons principalement aux cas moins univer-sellement connus donnant, ici aussi, la préférence

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 139

au matériel ethnographique plutôt qu'aux sour-ces historiques proprement dites.

Ce que nous avons maintenant à décrire c'estla transformation progressive mais radicale del'organisation politique et sociale de l'Etat FéodalPrimitif : la prépondérance politique tombe dupouvoir central aux mains des seigneurs : l'hommefranc décline, et le sujet s'élève.

h) Le pouvoir central dans l'Etat Féodal Primitif

Le patriarche do la tribu pastorale, malgré toutle prestige que lui valent ses fonctions de généralet de grand-prêtre, ne possède néanmoins aucunpouvoir despotique, et le roi des petites peupla-des devenues sédentaires n'a en général qu'uneautorité des plus restreintes. Par contre la pre-mière agglomération en une imposante armée defortes tribus pastorales se produit généralementsous l'impulsion d'un génie militaire et dans desformes despotiques (93). En temps de guerre le«:!)/. à-(xlr, r(sAyy.s'.;av\r, ei; y.oiçavo; ïa~w £î; daj'.Aeôç ! »d'Homère est une vérité éprouvée et reconnue parles peuples les plus réfractaires à toute idée d'au-torité. Sur le sentier de la guerre le libre chas-seur primitif obéit sans réserve au chef qu'il aélu ; les cosaques de l'Ukraine, si jaloux de leur

140 L'ÉTAT

indépendance en temps de paix, accordaient à leurhetman pendant la guerre pleins pouvoirs de vie

et de mort. Cette soumission au général est untrait commun à" toute psychologie de guerriersvéritables.

De même que l'on trouve à la tête des grandesexpéditions de nomades des despotes tout puis-sants, un Attila, un Omar, un Gengis-Khan, unTamerlan, un Mosilikatse, un Ketchouéyo, de

même l'existence d'un fort pouvoir central sem-ble être la règle tout d'abord dans les grandsEtats formés par la fusion belliqueuse de plusieursEtats Féodaux Primitifs. Citons au hasard Sargon,Cyrus, Clovis, Charlemagne, Boleslaw le rouge.Parfois, surtout tant que l'Etat n'a pas atteint seslimites géographiques ou sociologiques, ce pouvoirpeut se maintenir intact entre les mains de quel-

ques monarques énergiques dont l'autorité dégé-nère alors facilement en une « césaromanie », allantjusqu'au plus insensé des despotismes. La Méso-

potamie et l'Afrique en particulier nous offrentdes exemples caractéristiques de ces derniers cas.Nous ne pouvons nous étendre ici sur les formesde gouvernement de ces Etats, formes qui n'ont

eu d'ailleurs qu'une influence insignifiante sur la

marche généraledes événements. Contentons-nousde constater que le développement de la formedespotique du gouvernement résulte avant toutdes deux faits suivants : Quelle position religieuse

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL liloccupe le souverain en dehors de ses fonctionsde général ? Possède-t-il ou non le monopole ducommerce ?

Le césarisme uni à la papauté tend partout àdévelopper les formes les plus crasses du despo-tisme pondant que, par la séparation des pouvoirsspirituels et séculiers, leurs représentants respec-tifs se contiennent et se modèrent mutuellement.Nous trouvons une démonstration caractéristiquede ce fait dans les conditions sociales des EtatsMalais de l'Insulinde, véritaJjles Etats Maritimesdont la fon lation forme un pendant exact à celledes Etats Maritimes de la Grèce. Le prince y esten général tout aussi impuissant que l'était le roiaux temps reculés de l'histoire attique. Là, commeta Atliènes, le pouvoir est exercé par les chefs dedistrict (à Soulou les datto, à Atjeh les panglima).Par contre, partout où « comme à Toba le sou-verain pour des raisons religieuses occupe la po-sition d'un petit pape, les choses changent de face.Les panglima dépendent alors entièrement du ra-jah dont ils ne sont que les fonctionnaires (94). »Nous rappellerons encore ici le fait connu queles aristocraties d'Athènes et de Rome, aprèsavoir aboli l'ancienne royauté, conférèrent néan-moins le titre de « roi » à un représentant dupouvoir, dénué de toute autorité effective : lesdieux devaient continuer de recevoir leurs sacri-fices selon l'usage. Pour la même raison le des-

142 L'ÉTAT

cendant des anciens rois de la tribu est souventmaintenu comme dignitaire purement représen-tatif longtemps après que le pouvoir proprementdit est passé aux mains d'un chef Jjelliqueux. L'on

trouve ainsi chez les derniers Mérovingiens le

maire du palais carolingien à côté du roi fainéantde la race de Meroweg, comme au Japon le sho-

gun à côté du Mikado et dans le royaume desIncas le généralissime aux côtés du lluillcaumadont le pouvoir est de plus en plus restreint auxfonctions sacerdotales (95)*.

Outre les fonctions sacerdotales le monopolede commerce, que le chef de la tribu possède gé-néralement aux périodes primitives, augmenteconsidérablement son autorité : c'est là une con-séquence naturelle du développement décritplus haut du commerce pacifique par les cadeauxd'hospitalité. Salomon possédait, dit-on, un mo-nopole de ce genre (9G).

Les chefs des tribus nègres ont aussi en géné-ral le monopole commercial (97) ; de même le

roi des Zoulous (98). Dans les tribus des Galla le

chef reconnu « est aussi le trafiquant de sa tribu;aucun de ses sujets n'a le droit de faire le com-

* Nous trouvons de mémo auprès du bigot Anicnothès IV le

« maire du palais » Hareraheb « qui réunit les fonctions suprê-mes militaires et administratives et possède la puissance d'unvéritable régent ». (Schneider, Culture cl moeurs des anciensEgyptiens. Leipzig, 1907.)

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 143

merce directement avec les étrangers » (99). Chezles Barotzé et Jes Mabounda le chef est « stricte-ment, d'après la loi, l'unique commerçant dupays » (100).

Ratzel apprécie très justement la portée signi-ficative de ces faits : « Le monopole du commercese joint au pouvoir magique pour fortifier l'au-torité du chef; celui-ci seul médiateur du trafic,amasse entre ses mains tous les objets suscepti-bles d'exciter la convoitise de ses sujets et devientainsi l'unique dispensateur des biens précieux;lui seul peut exaucer les désirs les plus ardentsde ses sujets. Il y a dans ce système une source degrande puissance (101). »

La royatité peut devenir très puissante en par-ticulier dans les territoires nouvellement conquislorsque le monopole du commerce vient augmen-ter encore l'autorité déjà très fortement établiedu gouvernement.

Néanmoins nous ne trouvons pas là, dans larègle, A!absolutisme monarchique, même dans lescas de despotisme les plus inouïs en apparence.Le souverain peut tout à son aise exercer sa ragecontre ses sujets, surtout contre la classe infé-rieure : son autorité n'en est pas moins trèsentravée par le co-gouvernement aristocratique.Ratzel remarque à ce sujet : « La prétendue courdes princes de l'Afrique et de l'Amérique destemps primitifs est en général aussi leur conseil.

lit L'ÉTAT

La tyrannie dont nous trouvons les traces cheztous les peuples inférieurs, même lorsque la formede gouvernement est républicaine, a sa sourcenon dans la force supérieure de l'Etat ou du

chef, mais dans la faiblesse morale de l'individuqui est livré presque sans résistance au pouvoirexistant (102). » La forme de gouvernement du

royaume des Zoulous est un despotisme limité;de puissants ministres (indouna), dans d'autrestribus cafres un Conseil qui domine fréquemmentpeuple et princes, gouvernent à côté du souve-rain nominal. Pourtant sous le règne de Tchakail était défendu sous peine do mort de tousser oud'éternuer en présence du despote et le fait de

rester les yeux secs à la mort d'un membre de la

maison royale était puni aussi sévèrement (10't).11 en est de même des royaumes de l'AfriqueOccidentale, le Dahomey et le pays des Achantis,trop célèbres par leur épouvantable organisationsanguinaire. « Malgré la dévastation de vies hu-

maines causée par les guerres, la traite, et les

sacrifices humains il n'existe nulle part dans cesEtats de despotisme absolu... Bowditch fait res-sortir la similarité du système en vigueur chez

les Achantis avec le système d'administration de

la Perse tel que le décrit Hérodote (105). »Nous le répétons une fois de plus : il faut se

garder de placer sur le même niveau le despo-tisme et l'absolutisme. Dans les États Féodaux de

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 145

l'Europe Occidentale le souverain possédait demême fréquemmentun pouvoir de vie et de mortsur ses sujets, et une autorité illimitée; et pour-tant il était impuissant dès que les « grands »se dressaient contre lui. Tant qu'il ne touche pasà l'organisation de classe il peut librement don-ner cours à sa cruauté et même, une fois par ha-sard, sacrifier un des seigneurs ; mais malheur àlui s'il ose s'attaquer aux privilèges économiquesde l'aristocratie. On trouve dans les puissantsroyaumes de l'Est Africain des exemples caracté-ristiques de cette autorité, d'un côté — légalement

— absolument sans bornes, de l'autre — politi-quement— étroitement restreinte : « Dans le gou-vernement des Ouganda et Ouanyoro le roi do-mine officiellement toute la contrée, mais ce n'estlà qu'une apparence de domination : en réalité lepays est soumis aux principaux chefs du royaume.Sous Mtesas ils incarnaient la résistance du peu-ple vis à-vis des influences étrangères et Mouangales craint lorsqu'il désire introduire quelque in-novation. Mais bien que le pouvoir royal soit trèsrestreint en réalité il tient un rôle importantquant aux cérémonies extérieures. Pour la massedu peuple le souverain est le maître absolu caril dispose librement de l'existence de ses sujets,et c'est seulement dans le cercle restreint des plushauts courtisans que sa toute-puissance est entra-vée. (106) »

Oppenheimer 9

146 L'ÉTAT

La même règle s'applique aussi aux peuplesde l'Océanie, pour ne pas oublier le dernier des

grands cercles formateurs d'Etats : « Nulle part

une médiation représentative entre le prince etle peuple ne fait défaut... Le principe aristocra-tique corrige... le principe patriarcal. Le despo-tisme aigu provient de la pression des classes et

des castes plutôt que de la volonté autoritaired'un individu. (107) »

c) La désagrégation politique et sociale de l'EtatEéodal Primitif

Nous ne pouvons ici étudier en détail les in-nombrables nuances que présente à l'examenethno-historique et juridique la combinaison pa-triarcale aristocratique (ou plutocratique) de la

forme de gouvernement dans l'Etat Féodal Pri-mitif. Elle n'a d'ailleurs qu'une importance mi-nime pour la marche de l'évolution.

Quelque grande que soit à l'origine la puis-sance du souverain, un destin inexorable la détruit

en peu de temps, et cette destruction s'effectued'autant plus rapidement que cette puissance étaitplus grande, c'est-à-dire que le territoire de l'EtatFéodal Primitif de degré supérieur était plusétendu.

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 147

Grâce à l'occupation et à la colonisation tou-jours croissantes de terres incultes par de nou-veaux esclaves la puissance du seigneur isolés'accroît constamment, tendant à le rendre plusfort qu'il ne convient au pouvoir central. Momm-

sen (108) écrit au sujet des Celtes : « Lorsquedans un clan comptant 80.000 hommes en état deporter les armes un seul noble pouvait se présen-ter à la diète avec une suite de 10.000 hommes,outre les serfs et clients, il est évident que la posi-tion de ce seigneur était plutôt celle d'un dynasteindépendant que d'un simple membre du clan. »*

11 en est de même du Heiou des Somali, « grandpropriétaire foncier qui tient en dépendance surson domaine des centaines de familles : la com-paraison avec nos institutions féodales du MoyenAge s'impose ici involontairement. (109) »

Bien qu'une telle élévation de quelques sei-gneurs isolés puisse se produire déjà dans l'EtatFéodal Primitif, elle n'atteint son plus haut degréque dans l'Etat de rang supérieur, dans le grandEtat Féodal. Elle est le résultat naturel de l'aug-mentation du pouvoir que confère à la propriététerritoriale la délégation de l'autorité.

A mesure que le territoire de l'Etat s'étend, lepouvoir central est amené à céder une plus grandeautorité aux gouverneurs des territoires-frontiè-res les plus exposés aux attaques des ennemis dudehorset aux révoltes intérieures. Ces gouverneurs

148 L'ÉTAT

doivent unir au suprême commandement mili-taire la charge de premier fonctionnaire civilafin de pouvoir maintenir leur district sous la do-mination de l'Etat. Ils peuvent n'avoir besoin qued'un petit nombre de subordonnés pour le ser-vice civil, mais il leur faut toujo'urs une grandeforce militaire permanente. Comment cette forcesera-t-elle soldée ? Seul l'Etat parvenu à l'écono-mie monétaire connaît le système des impôts af-fluant à une caisse centrale pour être répartis en-suite sur tout le territoire (il existe à cette règleune unique exception dont il sera parlé plus loin).Dans l'Etat Territorial d'économie naturelle, il nepeut être question ni de circulation monétaire nide contribution en espèces. Le pouvoir centraln'a donc d'autres ressources que d'assigner auxcomtes, aux margraves ou aux satrapes les reve-nus de leur district. Us s'approprient les taxespayées par les sujets, disposent des corvées, re-çoivent les droits casuels, les amendes, etc., etdoivent en échange entretenir une force armée,tenir une quantité déterminée de troupes à la dis-position du pouvoir central, exécuter les cons-tructions de routes et de ponts, donner l'hospitalitéau souverain et à sa suite, ainsi qu'aux missi do-minici et enfin servira la cour une redevance fixe

en objets précieux ou en produits d'un transportfacile

: chevaux, bestiaux, esclaves, métaux deprix, vin, etc.

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 149

En d'autres termes, le grand vassal reçoit unimmense fief et devient le seigneur territorial leplus puissant de son district comme il en étaitgénéralement déjà le plus important personnage.Il va de soi qu'il agit en cette qualité absolumentcomme le font ses pairs ne possédant pas de fonc-tions gouvernementales : il occupe constammentde nouvelles terres sur lesquelles il établit denouveaux serfs afin d'augmenter de plus en plussa force militaire, un but que le pouvoir centralne peut qu'approuver et encourager. C'est la fa-talité de l'existence de ces Etats d'être contraintsà nourrir eux-mêmes les puissances locales des-tinées à les dévorer.

Le margrave peut parfois poser des conditionsavant d'accorder son aide militaire, par exemplelors des éternelles querelles de succession. Il ob-tient alors telle importante concession, tout d'abordla reconnaissance formelle de l'hérédité de sesfonctions et de son fief qui est transformé main-tenant en véritable fief féodal. Il devient ainsitoujours plus indépendant : le mot mélancoliquedu moujik « le Ciel est haut et le Tzar est loin »est vrai sous tous les climats.

Nous trouvons en Afrique un exemple analo-gue : « le royaume des Lounda est un Etat Féo-dal dans toute l'acception du mot. Les chefs(Mouata, Mona, Mouene) agissent à leur guise ence qui concerne les affaires intérieures tant que

150 L'ÉTAT

cela agrée au Mouata-Yamvo. Généralement leschefs plus puissants résidant au loin envoient unefois l'an à Moussoumba leurs caravanes apportantle tribut : mais les grands seigneurs les plus éloi-gnés de la capitale se dispensent pendant de lon-

gues périodes de tout paiement pendant que leschefs moins puissants et résidant plus près de la

cour doivent envoyer leurs redevances plusieursfois par an. (110) »

Rien ne peut démontrer plus clairement quelgrand rôle politique joue l'éloignement matérieldans ces Etats naturels faiblement coordonnés,et n'ayant qu'un insuffisant système de transport.On pourrait presque dire que l'indépendance desseigneurs féodaux augmente en raison du carréde la distance qui les sépare du siège du pouvoircentral. La couronne doit rémunérer leurs servi-

ces toujours plus chèrement, doitouleur concéderl'un après l'autre les privilèges de souveraineté,ou tolérer qu'ils s'en emparent : hérédité desfiefs, droits de péage et de commerce (à un plushaut degré aussi le droit de battre monnaie), droitde plaid, droit d'aide, droit d'ost.

Les gouverneurs des provinces frontières par-viennent ainsi graduellement à une indépendancede plus en plus complète et finalement à l'entièreautonomie : néanmoins le lien officiel de suzerai-neté peut continuer longtemps encore à réuniren apparence les principautés de fraîche date.

L?ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 151

Les exemples de cette marche typique des événe-ments sont innombrables : l'histoire du MoyenAge en présente une chaîne ininterrompue. Nonseulement les royaumes mérovingiens et carolin-giens, mais encore plus tard la France, l'Alle-magne, l'Italie, l'Espagne, la Pologne, la Bohême,la Hongrie et aussi le Japon et la Chine (111) ontparcouru à plusieurs reprises ce processus dedésagrégation. Il en a été de même des EtatsFéodaux de la Mésopotamie. Les grandes puis-sances se désagrègent continuellement pour s'ag-glomérer de nouveau. A propos de la Perse ilest dit en toutes lettres : « Des Etats séparés,des provinces, réussissaient à la suite de soulè-vements heureux à conquérir leur indépendancepour une période plus ou moins longue et leGrand Seigneur à Suze n'avait pas toujours lepouvoir de les ramener à l'obéissance; dans d'au-tres provinces les satrapes ou les chefs militai-res exerçaient un gouvernement despotique, dé-loyal et arbitraire, soit de leur propre autorité,soit comme princes tributaires ou vice-rois duGrand-Seigneur. Véritable entassement d'Etats etde Territoires sans droit commun, sans adminis-tration réglée, sans juridiction en force, sans or-dre et sans loi uniforme, 1 E npire persan marchaitfatalement à la débâcle. (112) »

Il n'en était pas autrement de son voisin desTerres du Nil : « les familles d'occupants, les li-

152 L'ÉTAT

bres seigneurs du sol qui ne payaient tribut qu'auroi deviennent les princes souverains de certainsterritoires et districts. Ces princes... gouvernentles nomes, véritables départements administratifs,distincts de leurs possessions héréditaires.

« Plus tard les heureuses expéditions guerrièresqui remplirent très probablement la période res-tée inconnue entre l'Ancien et le Nouvel Empire,jointes à l'introduction de prisonniers de guerreque l'on pouvait utiliser comme manoeuvres pro-voqua une plus stricte exploitation des vaincuset une fixation exacte des redevances. Le pouvoirdes Princes des nomes grandit de façon considé-rable pendant le Moyen Empire et des cours prin"cières s'établirent qui rivalisent de faste avec la

cour du Pharaon. (113) » « Lors de l'affaiblisse-ment dé l'autorité royale pendant la période dedécadence les hauts fonctionnaires abusaient égoïs-tement de leur puissance pour obtenir l'héréditéde leurs charges. (114) »

Il va de soi que cette loi« historique » ne s'ap-plique pas seulement aux peuples « historiques ».« En dehors du Radchistan aussi, dit Ratzel, à

propos des Etats Féodaux de l'Inde, les noblesj ouissent souvent d'une grande indépendance, sibien que à Haiderabad, après que le Nizam eutusurpé le pouvoir, les Oumara ou Nabad entrete-naient des troupes indépendantes de son armée.Ces petits princes se conforment encore moins que

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 153

les grands aux exigences toujours croissantes del'administration des Etats Indiens. (115) »

En Afrique enfin les grandes puissances féo-dales naissent et disparaissent sans cesse, véri-tables bulles d'air surgissant des flots éternelsde la Destinée pour s'évanouir aussitôt. Le puis-sant royaume des Achanti a été réduit en un siè-cle et demi à un cinquième de son ancien terri-toire (110) et nombre des royaumes auxquels seheurtaient jadis les Portugais ont disparu sanslaisser de traces. Et pourtant c'étaient aussi deforts empires féodaux. « Les royaumes nègres fas-tueux et sanguinaires tels que le Bénin, le Daho-mey ou le royaume des Achanti, avec leur entou-rage de tribus sans organisation politique offrentmaint point de comparaison avec l'ancien Pérouet le Mexique. L'aristocratie héréditaire et exclu-sive desMfoumous chargésprincipalementdel'ad-ministration des districts, et auprès d'elle la no-blesse fonctionnaire plus éphémère, constituaientà Loango de puissants soutiens de l'autorité sou-veraine. (117) »

Lorsque le grand royaume originaire s'est dé-sagrégé ainsi en un certain nombre d'Etats secon-daires indépendants les uns des autres de fait oude droit, l'éternel processus recommence. Le plusgrand dévore le plus petit jusqu'à ce que se formeun nouvel empire.

« Les plus puissants seigneurs fonciers devien-

Oppenheimer 9.

154 L'ÉTAT

nent plus tard empereurs », dit laconiquementMeitzen à propos de l'Allemagne (118). Mais cesgrands domaines des familles régnantes fondentet se volatilisent aussi par suite de la nécessitéoù sont les princes de céder en fiefs aux vassauxbelliqueux la souveraineté du sol. « Les rois eux-mêmes avaient épuisé tout ce qu'ils pouvaientdonner ; leurs grandespossessions du Delta avaientfondu comme la neige au soleil », dit Schneiderdes Pharaons delà VIe dynastie. Et les domainesdes Mérovingiens et des Carolingiens disparurentde la même manière dans le royaume des Francs

comme en Allemagne ceux des maisons de

Saxe et de Souabe (119). Les faits à l'appui sonttrop connus pour qu'il soit nécessaire de les

citer.Nous rechercherons plus loin quelles sont les

forces qui ont libéré finalement l'Etat Féodal Pri-mitif de l'engrenage de ce cercle magique danslequel l'agglomération alterne sans fin avec la dé-sagrégation. Nous avons à considérer maintenant,après le côté politique, le côté social de ce phé-nomène historique qui transforme de la façon laplus décisive l'organisation de classe.

L'hommefranc, constituant la couche inférieuredu groupe dominateur, est atteint partout avecune violence inouïe. // tombe au servage. Sa dé-chéance va forcément de pair avec celle du pou-voir central, ; tous deqx êga^awa^ menacé* par

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 155

les empiétements des grands seigneurs territoriauxsont des alliés naturels en face de l'ennemi com-mun. La royauté ne peut dominer les grands vas-saux que tant que le ban des hommes libres setrouvant sur leur district est supérieur en nom-bre aux hommes d'armes qui composent leur suite.Mais.l'implacable nécessité, que nous avons déjàreconnue, force la couronne à livrer les paysansau seigneur en même temps qu'elle augmente sapuissance. Dès que la suite seigneuriale est plusforte que le ban royal, c'en est fait du paysan li-bre. Lorsque la souverainetépolitique a été délé-guée au seigneur, c'est-à-direlorsqu'il est devenuun souverain plus ou moins indépendant, la sub-jugation de l'homme libre s'accomplit, en partiedu moins, sous des formes de légalité apparente :on le ruine par le service militaire requis d'au-tant plus fréquemment que l'intérêt dynastiquedu suzerain convoite davantage de nouvelles ter-res et de nouveaux sujets; on abuse des droits decorvées, on avilit la justice, etc.

Le coup de grâce est donné enfin à la classe deshommes francs par la délégation formelle ou l'u-surpation effective du plus important privilège dela couronne : le droit de disposer des terres nonoccupées. Celles-ci appartiennent à l'origine aupeuple, c'est-à-dire à la communauté des hommeslibres : mais d'après un droit primordial univer-sellement, respecté le chef, do cette communauté.

156 L'ÉTAT

le patriarche, peut en disposer comme bon luisemble. Ce droit est transmis maintenant avectous les autres privilèges de souveraineté au sei-

gneur territorial et celui-ci a désormais en mainle moyen d'en finir une fois pour toutes avec cequ'il reste d'hommes libres. Il proclame commesa propriété tout terrain encore disponible, il eninterdit l'occupation aux paysans libres et n'enpermet l'accès qu'à ceux qui reconnaissent sonautorité, c'est-à-dire à ceux qui acceptent d'oc-cuper vis-à-vis de lui une position de dépen-dance,'de servitude.

Le dernier coup est porté maintenant à la li-berté rurale. Jusqu'alors l'égalité des fortunesétait garantie jusqu'à un certain point; le paysaneût-il douze fils, le bien familial demeurait néan-moins toujours intact, car onze entre eux pou-vaient se défricher de nouveaux champs dans lesmarches communes ou dans les terres incultes quin'avaient pas encore été distribuées aux commu-nautés. Cette ressource n'existe plus désormais.Les champs sont morcelés là où grandirent denombreux enfants ; ils sont réunis par le mariagedes uniques héritiers. Il y a maintenant des « ou-vriers » pour aider à cultiver de grandes super-ficies agricoles : ce sont les propriétaires de ceschamps si réduits par de nombreux morcellementsqu'ils ne peuvent plus assurer la subsistance deleurspossesseurs.Lalibre communauté villageoise

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 157

est divisée en riches et pauvres et déjà le lien sedétache qui, comme dans la fable, faisait la forcedu faisceau. Et lorsque enfin les serfs font leurapparition dans la commune, lorsqu'un paysantrop malmené s'est livré au seigneur ou lorsquece dernier a installé un de ses serviteurs sur unbien devenu vacant par la mort ou l'insolvabilitédu propriétaire, toute cohésion sociale disparaît.Le paysan divisé par les différences de classe etde fortune est livré pieds et poings liés à son su-zerain.

Les événements ne se passent pas différemmentlorsque le magnat ne peut mettre en avant aucundroit de souveraineté politique : dans ce cas laforce, l'insolente violation du droit se substituentau droit même et le souverain, lointain et impuis-sant, dépendant du bon vouloir des usurpa-teurs, n'a ni le pouvoir ni la possibilité d'inter-venir.

En ce qui concerne ces faits également il seraitsuperflu de citer des exemples. En Allemagne, laclasse paysanne a parcouru trois fois ce processusd'expropriation et de déclassement. D'abord àl'époque celtique (120) ; puis l'orage frappa denouveau les paysans aux ix° et x° siècles et la troi-sième tragédie du même genre s'est déroulée àpartir du x\e siècle dans les anciens territoiresslaves de colonisation (121). Le paysan eut le plusà souffrir dans les républiques aristocratiques où

158 L'ÉTAT

faisait défaut l'autorité monarchique dont la na-turelle solidarité d'intérêts avec les sujets pou-vait adoucir tout au moins les formes extérieuresde l'oppression. La Gaule celtique au temps deCésar nous en fournit un des premiers exemples.

« Là les grandes familles réunissaient dans leursmains les pouvoirs économiques, militaires et po-litiques. Elles affermaient seules en véritablesmonopoles les droits lucratifs de l'Etat, tyranni-saient les hommes francs oppressés par les char-ges des redevances, les forçaient à emprunter età renoncer à leur liberté, d'abord de fait en tantque débiteurs, puis légalement comme serfs. C'estchez elles que s'est développé d'abord le systèmedes suites, le privilège aristocratique de s'entou-

rer d'un nombre d'hommes d'armes salariés, les

« ambactes », formant ainsi un Etat dans l'Etat.Appuyés sur ces hommes leur appartenant, ellesdéfiaient les autorités légales et le ban commu-nal et détruisaient virtuellement la communautéde l'Etat... Seul le serf trouvait protection au-près de son maître, le devoir et l'intérêt contrai-gnant ce dernier à venger les torts causés à sonclient. L'Etat n'ayant plus assez de force pour pro-téger les hommes francs ceux-ci se donnèrent deplus en plus en servage aux puissants. (122) »

Quinze cents ans plus tard nous trouvons exacte-ment les mêmes conditions en Courlande, en Livo*

nie, dans la Ppmérania. suédoise, je Holstein de

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 159

l'Est, le Mecklembourg et surtout en Pologne. Làle paysan est écrasé par le seigneur, ici c'est leSchlachzize — le petit noble — qui succombe.« L'histoire du monde est monotone », dit Ratzel.Dans l'ancienne Egypte le même processus a dé-truit aussi la classe paysanne : « La période duMoyen Empire, succédant à une époque guerrière,apporta également aux paysans du Sud une ag-gravation de leur sort. A mesure que les posses-sions foncières et le pouvoir des hommes libresaugmentent leur nombre diminue. Les taxes despaysans sont rigoureusement fixées au moyend'une exacte estimation des biens, une sorte decadastre. Sous l'influence de cette pression denombreux paysans se réfugient vers les domaineset les cités appartenant aux princes des nomes, etentrent dans l'organisme économique des maisonsprincières comme valets ou artisans, ou mêmecomme fonctionnaires. Ils contribuent ainsi, avecles prisonniers de guerre, à élargir ladministra-tion du domaine princier et accélèrent l'expulsiondes paysans de leurs possessions, expulsion quiétait probablement d'un usage courant à l'épo-que. (123) »

Rien ne peut démontrer plus clairement quel'exemple de l'empire romain la nécessité inexo-rable de ce processus. Lorsque Rome apparaîtsur la scène, en pleine « époque moderne », lanotion de servitude a entièrement disparu et J'esn

160 L'ÉTAT

clavage seul est connu. Quinze cents ans plus tard,après que Rome fut devenue une grande puissanceau territoire exagérément étendu et dont les pos-sessions reculées se détachent toujours davantagede la Métropole, les paysans sont retombés au ser-vage. Les grands propriétaires fonciers auxquelssont concédées la juridiction commune et la police« ont réduit les manants, même lorsqu'ils étaientd'origine libre, propriétaire de « ager privatusvectîgalis » à une position de vasselage, ont dé-veloppé avec une parfaite immunité la « glebaeadscription » virtuelle. (124) » En Gaule commedans les autres provinces les Germains n'eurentqu'à adopter toute faite cette organisation féodale.La différence jadis si énorme entre les esclaveset les colons libres s'était entièrement effacée,économiquement d'abord et bientôt aussi dans lajuridiction.

A mesure que l'homme franc tombe sous ladépendance politique et économique des seigneursterritoriaux du voisinage et qu'il est réduit au ser-vage la couche sociale jadis asservie s'élève. Lesdeux classes marchent l'une vers l'autre, se ren-contrent à moitié chemin et finissent par fusion-

ner. Ce que nous venons d'observer pour leslibres colons et les esclaves laboureurs de la Romede la décadence se répète partout. Ainsi en Alle-

magne les hommes libres et les anciens serfs seconfondent en une couche sociale économique-

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 161

ment et légalement unifiée, celle des « Grundhol-den » (libres civilement mais tenus de rendre auseigneur certaines redevances et aides) (125).

L'élévation des anciens « sujets » — nommons-les d'un terme compréhensif : la plèbe — est aussiinévitable que la déchéance des hommes libres,et résuite de la même condition fondamentale, labase de toute cette organisation d'Etat : l'agglo-mération de la propriété foncière entre des mainstoujours moins nombreuses.

La plèbe est l'adversaire naturelle du pouvoircentral qui l'a vaincue et qui la taxe, et l'adversairedes hommes francs qui la méprisent et l'oppri-ment politiquement et économiquement. Le grandmagnat lui aussi est l'adversaire du pouvoir cen-tral car ce dernier représente un obstacle sur sonchemin vers l'indépendance politique; et il estégalement l'adversaire des hommes francs, alliésdu pouvoir central qui de plus entravent effec-tivement par leurs possessions l'extension de sasouveraineté et froissent son orgueil princier parleurs prétentions à l'égalité des droits. L'accorddes intérêts politiques et sociaux doit donc réunirle seigneur et la plèbe. Le seigneur ne peut arri-ver à l'indépendance entière que lorsqu'il dispose,dans ses luttes contre la couronne et les hommesfrancs, d'une troupe d'hommes d'armes éprouvéset de contribuables de bonne volonté. La plèbene peut être tirée de sa situation de paria que

162 L'ÉTAT

lorsque les hommes francs haïs et arrogants ontété abaissés.

C'est la solidarité d'intérêts entre le seigneur etses sujets que nous rencontrons ici pour la se-conde fois dans cette étude. Nous l'avons trou-vée pour la première fois faiblement ébauchéedurant la seconde période de la fondation del'Etat. Cette solidarité porte le demi-prince à trai-ter ses serfs avec autant de bénévolence qu'ildéploie de sévérité envers les hommes francs de

son territoire : les premiers combattront pour luiet paieraient la taille d'autant plus docilement, lesseconds,malmenés et opprimés,céderont d'autantplus aisément à sa tyrannie, surtout,comme parsuite du déclin du pouvoir central leur indépen-dance souveraine n'est plus que l'ombre d'un mot.Ici et là — le fait s'est produit en Allemagne vers lafin du x° siècle entièrement consciemment — (126)le seigneur exerce une autorité particulièrementbénigne et cherche à attirer à lui les sujets despotentats vuisins, autant pour augmenter sa pro-pre puissance militaire et contribuable que pourdiminuer celle de ses rivaux. La plèbe obtientainsi, de fait et de droit, des avantages de plus enplus nombreux, un meilleur droit de propriété,parfois même l'autonomie, le droit de juridictiondans les affaires de la commune. Elle s'élève à

mesure que les hommes francs s'abaissent jusqu'àce que tous deux se rencontrent à mi-chemin et se

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 163

fondent en une couche sociale à peu près homo-gène légalement et économiquement. A demiserfs, à demi sujets ils constituent une formationcaractéristique de l'Etat Féodal, lequel ne dis-tingue pas encore nettement entre le droit com-mun et le droit privé : c'est là une conséquenceimmédiate de son évolution historique qui érigeala domination politique dans le but de soutenirdes droits économiques privés.

d) La fusion ethnique

La fusion légale et sociale des hommes libresabaissés et de la plèbe élevée a naturellementcomme conséquence la pénétration ethnique. Sid'abord le « commercium et connubium » furentsévèrement déniés aux asservis les obstacles nepurent se maintenir longtemps : au village cen'est plus le sang bleu, mais la richesse, qui dé-cide de la classe sociale. Souvent sans doute ledescendant « pur sang » des guerriers pasteursdoit remplir chez le descendant également « pursang » des serfs les humbles fonctions de valetde ferme. Le groupe social des sujets est composémaintenant d'une partie de l'ancien groupeethnique des dominateurs et d'une partie de l'an-cien groupe des asservis.

164 L'ÉTAT

D'une partie seulement de ces derniers ! Le

reste a fusionné avec l'autre partie de l'ancien'

groupe des dominateurs pour former une nouvelleclasse sociale homogène. Une partie de la plèbes'est élevée non seulement jusqu'au niveau au-quel s'est abaissé la masse des hommes francsmais encore bien au delà de ce point, et a con-quis l'admission complète dans le groupe domi-nateur aussi augmenté en importance qu'il a di-minué en nombre.

Cela aussi est un fait universellement constatéet qui résulte partout inéluctablement des con-ditions mêmes de l'organisation féodale. Le « pri-

mus inter pares » qui occupe la position souve-raine, soit comme représentantdu pouvoir central,soit comme potentat local, a besoin pour gouver-ner d'instruments plus dociles que ne le sont sespairs. Ceux-ci représentent une classe qu'il doitabaisser s'il veut s'élever lui-même et cela il le

veut, il doit le vouloir, la poursuite du pouvoirétant ici pure manifestation de l'instinct de con-servation. Sur ce chemin les membres de la fa-

mille et les nobles arrogants ne peuvent être quedes obstacles. Aussi dans toutes les cours, chezle plus puissant potentat comme chez le seigneurde domaines presque entièrement d'ordre privé

nous trouvons en qualité de fonctionnaires à côtédes membres du groupe dominateur des hommesde descendance obscure. Ceux-ci, sous les dehors

L EVOLUTIONJDE L'ÉTAT FÉODAL 165

de serviteurs du roi, sont souvent de véritables

« éphores» co-possesseurs du pouvoir souveraincomme représentants" de leur groupe. Ainsi lesIndouna à la cour du roi des Bantou. Il n est passurprenant que le prince plutôt que d'écouter desconseillers gênants et exigeants se confie de pré-férence à des hommes qui sont entièrement sescréatures, dont le sort est inextricablement lié ausien, et qui devraient fatalement le suivre danssa chute.

Ici aussi il est presque superflu de citer les faitshistoriques à l'appui. Chacun sait qu'aux coursdes royaumes féodaux de l'Europe Occidentale,l'on trouvait à côté des parents du roi et de quel-ques grands vassaux, des éléments appartenantau groupe inférieur, hommes d'Eglise ou habilessoldats, occupant les plus hautes situations. Il yavait parmi les « antrusti » de Charlemagne desreprésentants do toutes les races et de tous lespeuples de son empire. Cette élévation des filsintrépides de peuples subjugués se retrouve aussidans la légende de Théodoric le Grand. Je citeencore quelques exemples moins connus :

Dans la terre des Pharaons, dès l'Ancien Em-pire, à côté de fonctionnaires impériaux recrutésparmi l'aristocratie féodale issue des pasteurs-con-quérants, princes des nomes représentants de lacouronne et investis d'un pouvoir quasi-souverain,il existait un fonctionnarisme de cour qui occu-

166 L'ÉTAT

pait les différentes charges gouvernementales. Ce

fonctionnarisme se recrutait parmi la domesticitédes cours princières — prisonniers de guerre, fu-gitifs, etc. (127). La légende de Joseph nous pré-sente comme un fait familier à cette époque cetteélévation d'un esclave au rang de ministre toutpuissant et aujourd'hui encore une telle carrière

ne présente rien d'absolument fantastique dansles cours orientales, en Perse, en Turquie,au Ma-

roc, etc. A une époque beaucoup plus récente,durant la période de transition entre l'Etat féodaldéveloppé et l'organisation parlementaire, l'his-toire du vieux Derfflinger nous fournit un exempleauprès duquel on- pourrait placer encore la car-rière de maint vaillant soldat de fortune.

Citons encore quelques exemples pris chez les

peuples « sans histoire ». Ratzel rapporte du

royaume des Bornou : « Les hommes libres n'ont

pas perdu l'arrogance de leur origine vis-à-vis desesclaves du sheick, mais les souverains se confientplus volontiers à leurs esclaves qu'à leurs pa-rents ou qu'aux membres libres de la tribu. Nonseulement les charges de cour mais la défense du

territoire même a été de tous temps confiée de

préférence aux esclaves. Les frères du prince, de

même que les plus ambitieux, les plus énergi-

ques de ses fils, sont regardés avec méfiance :

pendant que les charges les plus importantes de

la cour sont remplies par les esclaves, les postes

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 167

éloignés du siège du gouvernement sont réservésaux princes. Les revenus des charges et des pro-vinces défraient les salaires. (128) »

Chez les Fellata « la société se divise en prin-ces, chefs, hommes francs et esclaves. Les escla-ves du roi, qui sont soldats et fonctionnaires etpeuvent prétendre aux plus hautes situations,jouent un rôle important dans l'Etat (129) ».

Cette noblesse de cour peut en certaines cir-constances être admise dans la classe des « leudesimpériaux », ce qui lui ouvre la voie décrite plushaut menant à la souveraineté locale. Elle repré-sente alors dans l'Etat Féodal Développé la hautearistocratie et conserve généralement son rangmême après avoir été médiatisée à la suite del'absorption par un voisin plus puissant. La no-blesse franque a sûrement contenu de tels élé-ments provenant du groupe inférieur origi-naire (130). Et comme l'aristocratie européenneest issue en grande partie de cette souche, direc-tement ou indirectement, nous trouvons la fusionethnique réalisée de nos jours dans la couchesociale la plus élevée comme dans le groupe infé-rieur des sujets. II en fut de même en Egypte :

« Lors du déclin de l'autorité royale, pendant lapériode de décadence, les hauts fonctionnairesemploient leur pouvoir dans un but intéressé afinde rendre leurs charges héréditaires et créerainsi une noblesse fonctionnaire ne se détachant

168 L'ÉTAT

pas ethniquement du reste de la population(131). »

Et finalement le même processus gagne, de

par les mêmes causes, la classe moyenne ac-tuelle, la couche inférieure du groupe domina-teur, les subordonnés et officiers des grands vas-saux. Une certaine différence sociale subsistequelque temps entre les vassaux libres auxquels leseigneura baillé des fiefs — parents, fils cadets defamilles nobles, compagnons appauvris, quelquesfils de paysans libres, réfugiés et spadassins dedescendance non-serve — et les officiers de lasuite, d'origine plébéienne occupant des posi-tions quasi subalternes. Mais le servage s'élève enmême temps que la liberlé décline en tant quevaleur sociale, et ici aussi le prince se confie de

préférence à ses créatures plutôt qu'à ses pairs.Tôt ou tard la fusion complète s'effectue.EnAllema-

gne la noblesse de cour serve se rangeait en 1085entre « servi et litones », cent ans après elle

est déjà parmi les « liberi et nobiles » (132).Au cours du xiu° siècle elle se confond entière-ment avec les grands vassaux d'origine libre ets'identifie entièrement à la noblesse de naissancedont elle est devenue l'égale économiquement.Toutes deux ont des arrière-fiefs, des bénéficesimpliquant en retour l'aide militaire ; et entretemps les bénéfices des sujets, des « ministeriaux »

sont aussi devenus héréditaires comme le sont

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 169

ceux des vassaux libres et comme le furent tou-jours les biens familiaux des petits seigneurs ter-ritoriaux que l'étreinte de la suzeraineté suprêmen'a pas encore écrasés.

Le processus se poursuit de façon identiquedans tous les Etats Féodaux de l'Europe occi-dentale et nous trouvons le pendant de ces con-ditions à l'extrême-orient du continent eurasien,au Japon. Les da'ïmio sont la haute noblesse, lesleudes ; les samouraï, la chevalerie, la noblessed'épée.

e) L'Etat Féodal Développé

L'Etat Féodal est parvenu maintenant à sonparfait développement. Il forme politiquementet socialement une parfaite hiérarchie dont lesnombreuses couches sont reliées les unes aux au-tres par l'obligation prestative envers la coucheimmédiatement supérieure et l'obligation de pro-tection envers la couche immédiatement infé-rieure. La base sur laquelle repose l'édifice, lepeuple des travailleurs, est encore composé enmajeure partie de paysans : l'excédent de leurlabeur, la rente foncière, la totalité de la plus-value produite par le moyen économique pour-voit à la subsistance des classes supérieures. En

ce qui concerne la plupart des terrains, ceux qui

Oppenheimei' 10

170 L'ÉTAT

ne sont pas la propriété directe et franche duseigneur ou du pouvoir central, la rente passed'abord dans les mains des petits vassaux. Ceux-ci doivent en échange remplir les obligations mi-litaires conformément à leurs conventions eteffectuer aussi en certains cas des prestationséconomiques. Le vassal plus important est tenuaux mêmes obligations envers le grand vassal etcelui-ci, officiellement du moins, envers le déten-teur du pouvoir central. Et ce dernier, empereur,roi, sultan, schah ou pharaon, est considéré à

son tour comme le vassal du dieu ancestral. Ainsi

se dresse jusqu'au roi du ciel une hiérarchie artifi-ciellement échelonnée qui étreint si complète-ment toute la vie de l'Etat que, selon l'usage etle droit, aucune parcelle de terre, aucun être hu-main ne peut s'y dérober : et le travail du labou-

reur supporte à lui seul tout l'édifice. Tous lesdroits créés à l'origine pour les hommes francssont tombés en désuétude ou ont été transformésradicalement quant à leur nature par la victoireseigneuriale : quiconque n'a pas sa place dans lesystème féodal est véritablement hors la loi, sansprotection et sans droit, c'est-à-dire sans le pou-voir qui seul constitue le droit.

Et ainsi cet axiome qui semble au premierabord émané de l'arrogancearistocratique : « nulleterre sans seigneur » n'a été en réalité que la co-dification d'une nouvelle condition du droit en

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 171

vigueur et n'a signifié tout au plus que la dis-parition de quelques vestiges vieillis et importunsde l'ancien Etat Féodal Primitif entièrement dis-paru.

Que de déductions les partisans de la théorieraciale considérée comme passe-partouthistorico-philosophique n'ont-ils pas tirées* du prétendufait que seuls les Germains, en vertu d'aptitudespolitiques supérieures, ont été capables de me-ner à bonnes fins le splendide édifice de l'EtatFéodal Développé ! Cet argument a perdu beau-coup de poids depuis que l'on a dû reconnaîtreque la race mongole, au Japon, a accompli exac-tement le même miracle. Seul le nègre peut-êtren'y fût pas parvenu, même si l'immixtion de ci-vilisations plus puissantes ne l'avait pas arrêtédans son développement —bien que Ougandaparexemple ne diffère pas très sensiblement duroyaume de Charlemagne ou de Boleslaw le Rouge.Il n'y manque que les « valeurs de la tradition »de la civilisation européenne, et ces valeurs neconstituent pas un mérite inhérent à la race indo-germanique, mais furent un pur don qu'elle reçuten dot de la destinée.

Mais laissons là le nègre et ses possibilités.Il y a quelque mille ans le Sémite, que l'on pré-tend si entièrement dénué de capacités politiqueséchafauda un système féodal en tous points sem-blable au nôtre, du moins si nous admettons que

172 L'ÉTAT

les fondateurs de l'empire égyptien aient été desSémites. Ne croit-on pas lire une chronique dutemps desHohenstauffen en parcourant le passagesuivant de Thurnwald (133) : « Quiconque entraitdans la suite d'un grand se plaçait par là soussa protection comme sous celle d'un chef de fa-mille. Il y a là... des rapports de fidélité rappe-lant l'institution du vasselage. Cette relation réci-proque de protection en échange de fidélité estdevenue la base de l'entière organisation sociale

en Egypte. Elle règle les relations du seigneuravec ses serviteurs comme celle du Pharaon avecses fonctionnaires. Sur cette forme repose le grou-pement des individus sous des maîtres protec-teurs communs, une hiérarchie s'étageantjusqu'ausommet de la pyramide sociale, jusqu'au roi quilui-même est considéré comme le représentant de

ses pères, comme le vassal des dieux sur la terre...L'homme qui vit en dehors de ces rouages so-ciaux, l'homme sans maître (protecteur) est sansmoyens de défense et par conséquent sans droit. »

Nous n'avons pas eu besoin jusqu'ici d'avoirrecours à l'hypothèse d'aptitudes spéciales inhé-rentes à une race et nous ne le ferons pas davan-tage à l'avenir. C'est là en effet, selon l'expressionde Spencer, méthode de philosophie historiquela plus absurde qu'il soit possible d'imaginer.

Le multiple échelonnement des rangs en uneunique pyramide de dépendances réciproques est

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT FÉODAL 173

le premier trait caractéristique de l'Etat FéodalDéveloppé : le second est la fusion en une uniquenationalité des groupes ethniques distincts àl'origine.

La conscience de la différence première desraces est entièrement disparue ; rien ne demeure

que la différence des classes. Désormais nousn'avons plus affaire à des groupes ethniques maisà des classes sociales. L'opposition sociale domineseule la vie de l'Etat. Et la conscience de groupeethnique se transforme par suite en consciencede classe. Son caractère n'en est du reste modifiéeti rien. La nouvelle classe dirigeante a le mêmeorgueil de race légitimiste qui distinguait l'an-cien groupe des maîtres ; la nouvelle noblessed'épée oublie fort vite qu'elle tire son origine dugroupe vaincu. Et à l'autre extrémité l'hommelibre déclassé comme le noble déchu se réclamentdu « droit naturel » aussi fermement que le fai-saient jadis les asservis.

L'Etat Féodal Développé est» resté en principece qu'il était dès la deuxième période de la for-mation primitive de l'Etat. Sa forme est la domi-nation, sa substance l'exploitation politique, dumoyen économique, exploitation limitée par undroit universel qui impose aux bénéficiaires dumoyen politique le devoir de protection et assureaux exploités le droit à la subsistance, au main-tien de leur capacité productive. Rien n'est changé

Oppenheimer M.

174 L'ÉTAT

dans la nature de la domination : elle n'est queplus diversement graduée ; et il en est de mêmede l'exploitation ou de ce que la théorie économi-que désigne par le terme « distribution ».

Tout comme auparavant la politique intérieurede l'Etat se meut dans l'orbite que lui prescrit leparallélogramme des forces, force centrifuge dela lutte de groupe devenue maintenant lutte declasse, et force centripète de l'intérêt commun.Tout comme auparavantsa politique extérieure estdéterminée par l'impulsion qui pousse sa classedirigeante vers la conquête de nouvelles terres etde nouveaux sujets, tendance à l'extension quin'est encore toujours qu'instinct de conservation.

Avec sa .différentiation beaucoup plus parfaite,son intégration beaucoup plus complète, l'EtatFéodal Développé n'est néanmoins pas autre chose

que l'Etat Primitif parvenu à maturité.

CINQUIÈME PARTIE

L'Evolution de l'Etat Constitutionnel

Si nous comprenons ici encore par « fins » uneévolution organique, progressive ou régressive, del'Etat Féodal Développé, évolution déterminée pardes forces intérieures, et non une fin amenée méca-niquement et causée par des forces extérieures,nous pouvons dire que la fin de l'Etat est déter-minée uniquement par le développement indé-pendant des institutions sociales fondées par lemoyen économique.

Des influences analogues peuvent venir ausside l'extérieur, d'Etats étrangers possédant undéveloppement économique plus avancé et parsuite une centralisation plus rigide, une meil-leure organisationmilitaire et une plus puissanteforce de propulsion. Nous avons déjà mentionnéde tels cas : le développement indépendant desEtats Féodaux méditerranéens a été arrêté parleur collision avec les Etats maritimes beaucoupping riches et plus. rigoureusienient centralisés de

176 L'ÉTAT

Carthage et surtout de Rome. La destruction del'empire des Perses par Alexandre rentre aussidans cette catégorie de faits, la Macédoine s'étantdéjà assimilé à cette époque les acquisitions éco-nomiques des Etats maritimes hellènes. Le meil-leur exemple de l'action de ces influences étran-gères est le sort du Japon moderne dont l'évolutiona été précipitée de façon presque incroyable parl'action militaire et économique de la civilisa-tion occidentale. En une génération à peine il a

parcouru la distance séparant l'Etat Féodal Dé-

veloppé de l'Etat constitutionnel moderne entiè-rement organisé.

Il ne s'agit ici, ce me semble, que d'une abré-viation du processus. Autant qu'il est possibled'en juger, — car l'histoire ne nous offre main-tenant que peu de données à l'appui et l'ethno-graphie moins encore, — les forces intérieures,même sans l'intervention de puissantes influencesétrangères, doivent inévitablement conduire l'EtatFéodal Développé par le même chemin vers la

même fin.Les créations du moyen économique qui gou-

vernent cette évolution sont l'organisation ur-baine et sa création essentielle, l'économie moné-

taire, qui refoule peu à peu l'économie naturelleet déplace ainsi l'axe autour duquel se meut toutela vie de l'Etat : le capital foncier cède graduel-lement la place au capital mobilier.

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 177

a) Emancipation de la classe paysanne

' Tout ce qui précède résulte nécessairementdes conditions fondamentales de l'Etat naturelFéodal. A mesure que la grande propriété fon-cière se transforme en souveraineté l'économieféodale naturelle disparaît.

En effet tant que la grande propriété foncièreest relativement peu étendue il est possible demaintenir le principe primitif de l'apiculteur,laissant au paysan le strict nécessaire;mais lors-qu'elle s'étend de plus en plus et, ce qui est gé-néralement le cas, qu'elle embrasse des posses-sions éparpillées sur des territoires éloignés,acquises par les guerres, « commendationes » depetits propriétaires, héritages ou alliances poli-tiques, ce régime devient impossible. Si le pro-priétaire ne veut pas payer une foule de fonc-tionnaires subalternes, méthode non seulementcoûteuse mais aussi dangereuse politiquement, iln'a qu'une ressource : imposer au paysan une re-devance fixe, moitié rente, moitié taxe. La néces-sité économique d'une réforme administrativecoïncide ainsi avec la nécessité politique de l'é-lévation de la « plèbe » que nous avons observéedéjà.

A mesure que le" propriétaire cesse d'être un

178 L'ÉTAT

sujet économique d'ordre privé pour devenir ex-clusivement un sujet légal d'ordre public, c'est-à-dire un souverain, la solidarité que nous avonsdéjà mentionnée s'affirme entre lui et le peuple.Nous avons vu que dès la période de transitionmenant la grande propriété foncière à la princi-pauté, les magnats isolés avaient le plus grandintérêt à établir un régime bénin, non seulementafin d'élever la plèbe au sentiment patriotique,mais aussi pour faciliter aux hommes francs le

passage au servage et dérober aux voisins et ri-

vaux le précieux matériel humain. Ce même in-térêt commande urgemment au souverain par-venu à la pleine indépendance de persévérer danscette voie. Son intérêt politique, lorsqu'il bailledes fiefs à ses fonctionnaires et officiers, est avanttout de ne pas leur livrer les sujets pieds et poingsliés. Pour les garder sous sa domination il res-treint le droit d'aide .des chevaliers à des re-devances fixes en nature et à des corvées déter-minées, et se réserve les autres droits d'ordrepolitique (droits de péage, etc.). Le fait que le

paysan paie désormais tribut à deux maîtres aumoins a une importance énorme pour le cours de

son élévation ultérieure.Le paysan dans l'Etat Féodal Développé ne doit

donc plus que des redevances fixes : tout excé-dant lui appartient en propre. Le caractère dela propriété foncière se trouve bouleversé par

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 179

là de fond en comble : pendant que jusque-là,la totalité du produit revenait légalement, au maî-tre déduction faite de l'entretien à peine suffisantdu cultivateur, le produit appartient maintenantà ce dernier, déduction faite d'une rente fixe à'payer au propriétaire. La grande propriété fon-cière est devenue seigneurie. C'est le second grandpas accompli par l'humanité vers so?i but ultime.Le premier fut la transformationde l'Etat-Ours enEtat-Apiculteur : il institua l'esclavage que le se-cond supprime. Le travailleur, jusque-là unique-memt objet légal est devenu pour la premièrefois sujet légal. Le moteur à travail dépourvu dedroits, ne possédant qu'une faible garantie d'exis-tence, la chose de son maître, est maintenant lesujet contribuable d'un prince.

Dès lors le moyen économique assuré du succèsfinal va déployer toutes ses forces. Le paysantravaille avec infiniment plus d'énergie et de soin,obtient un excédent, et par là est créée la ville ausens strictement économique du mot, la ville in-dustrielle. Le paysan porte ses produits sur lemarché — en d'autres termes il exécute une de-mande de ces biens industriels qu'il ne produitplus lui-même. Travaillant avec une plus grandeintensité il n'a plus le temps nécessaire pour pro-duire les différents biens qu'il fabriquait jusque-làavec sa famille. La division du travail entre laproduction de matières premières et l'industrie

180 L'ÉTAT

devient possible et même nécessaire : le villageest principalement le siège de la première, laville industrielle se fonde comme siège de la se-conde.

b) Naissance de la ville industrielle

Que l'on ne se méprenne pas ! Ce n'est pas laville qui est fondée mais la ville industrielle. Lavéritable ville historique existe depuis longtempset ne manque dans aucun Etat Féodal Développé.Elle tire son origine soit du moyen politique seul,

comme château fort, soit de l'association des

moyens politiques et économiques, comme foire,soit du besoinreligieux comme territoire d'Eglise*.Lorsque de telles villes au sens historique du

mot se trouvent dans le voisinage, la ville indus-trielle se greffe sur elles : autrement elle surgitspontanément comme produit de la division dutravail désormais organisée, et se développe le

plus souvent à son tour comme château fort et

lieu de culte.

* « Autour des lieux du culte proprement dit viennent tou-jours se grouper des demeures pour les prêtres, des écoles etdes asiles pour les pèlerins. » (Ratzel, I cli. II.) Tout pèleri-

nage important devient naturellement le centre d'un marchéflorissant. Il est à noter qu'en allemand les grandes foires de

commerce s'appellent, du nom de la cérémonie religieuse, des

« Messen ».

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 181

Ce ne sont là toutefois que des additions histo-riques fortuites. Au sens strict du mot la ville estle siège du moyen économique, du mouvementd'échange entre la production agricole et l'in-dustrie. L'usage même du mot confirme notreassertion : une forteresse, quelque importantequ'elle soit, un amoncellement de temples, decloîtres, de lieux de pèlerinage, fussent-ils mêmeconcevables sans marché, ne peuvent pas encoreêtre appelés des « villes ».

Si l'aspect extérieur de la ville historique arelativement peu changé, sa transformation inté-rieure est d'autant plus considérable. La ville in-dustrielle est l'antipode et l'adversaire née del'Etat : il est le moyenpolitique, elle est le moyenéconomique en plein développement. La grandelutte qui remplit les pages de l'histoire univer-selle, qui est cette histoire même, se livre désor-mais entre la ville et l'Etat.

La ville, en tant que corps politique et écono-mique, emploie pour combattre le système féo-dal des armes politiques et économiques : avecles premières elle arrache, avec les secondes elledérobe le pouvoir à la classe dominatrice de laféodalité. Ce processus a lieu sur le terrain poli-tique de la manière suivante : la ville, centre depouvoir indépendant, intervient dans le jeu desforces faisant mouvoir l'Etat féodal ; elle se dresseet s'immisce comme quatrième force entre lepou-

Oppcuheimer 11

182 L'ÉTAT

voir central, les seigneurs locaux et les sujets.En tant que forteresses et domiciles de gens de

guerre, dépôts d'instruments militaires, d'armes,etc., et plus tard comme centres d'économie mo-nétaire, les villes sont de précieux soutiens etalliés dans les combats entre le pouvoir central etles futurs princes souverains de même que dans lesluttes entre ces derniers et elles peuvent, par uneadroite politique, obtenir de précieux privilèges.

Dans ces combats les villes sont généralementavec le pouvoir central contre les seigneurs féo-daux ; pour des raisons sociales d'abord, le noblerefusant de reconnaître au patricien dans les rap-ports sociaux l'égalité que ce dernier exige au nomde sa richesse supérieure ; puis pour des rai-sons politiques, le pouvoir central, grâce à lasolidarité existant entre le prince et le peuple,considérant l'intérêt commun bien plus que ne lefait le grand propriétaire foncier, recherchantuniquement ses intérêts privés ; et enfin pour desraisons économiques, la prospérité de la villeétant étroitement liée à la paix et la sécurité pu-blique. Entre le droit du plus fort et le moyenéconomique règne une irrévocable incompatibi-lité. C'est pourquoi les villes restent en généralattachées au protecteur de la paix et de la léga-lité : à l'empereur, au souverain. Et lorsque lesmilices municipales détruisent et rasent un re-paire de brigands ce n'est que le reflet en in-

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 183

Animent petit de la gigantesque opposition quigouverne l'histoire du monde.

Afin de pouvoir remplir avec succès ce rôle his-torique la ville doit attirer dans ses murs le plusgrand no mbre possible d'habitants, tendance j usti-fiée aussi par des considérationsd'ordre purementéconomique. Avec le nombre des citoyens aug-mente la division du travail et aussi la richesse.C'est pourquoi la ville encourage l'immigrationde toutes ses forces, démontrant ainsi une fois deplus l'antagonisme absolu qui existe entre elle etle seigneur féodal. Les nouveaux citoyens qu'elleattire sont arrachés aux domaines, aux possessionsféodales qui vont s'affaiblissant en forces contri-buables et militaires à mesure que la ville se for-tifie. Cette dernière intervient comme amateurdans cette vente aux enchères où le paysan-serfest adjugé au plus offrant, à celui qui offre le plusd'avantages et de droits. La ville offre libertéentière, parfois même maison et terrain. L'axiome« l'air des villes rend libre » est défendu vic-torieusement et le pouvoir central, ravi de forti-fier les villes en affaiblissant les nobles rebelles,appose volontiers son sceau sous le droit nouvel-lement institué.

C'est le troisième grand progrès accompli aucours de l'histoire du monde : la dignité du tra-vail libre est découverte ou plutôt elle est retrou-vée : elle était tombée en oubli depuis ces temps

184 L'ÉTAT

reculés où le chasseur indépendant et le laboureurnon-conquis jouissaient librement du fruit de leurlabeur. Le paysan porte toujours la flétrissure du

servage et son droit est bien faible encore : maisdans la ville fortifiée et bien défendue le citoyenporte haut la tête, un homme libre dans toutel'acception du mot.

Sans doute il y a encore des inégalités politi-ques dans l'enceinte des murs de la ville. Les an-ciens habitants,, les descendants des chevaliers,les familles d'origine libre, les riches propriétairesrefusent au nouveau venu, à l'affranchi, au pauvreartisan ou regrattier, toute participation aux affai-

res municipales. Mais comme nous l'avons déjà

vu dans la description de l'Etat Maritime, cesrangs ne peuvent se maintenir longtemps dansl'atmosphère citadine. La majorité intelligente,sceptique, fortement organisée et unifiée conquiertfinalement l'égalité des droits. La lutte dure engénéral plus longtemps dans l'Etat Féodal Déve-loppé, les partis n'étant plus seuls à vider leursquerelles : les grands propriétaires fonciers duvoisinage et les princes interviennent commeobstacles dans le jeu des forces. Ce tertius gaudensétait absent dans les Etats Maritimes de l'antiquitéoù aucune domination féodale n'existait en dehorsde la ville.

Telles sont les armes politiques de la cité danssa lutte contre l'Etat Féodal : alliance avec la cou-

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 185

ronne, offensive directe, et attraction des serfs descampagnes dans la libre atmosphère citadine. Etson arme économique n'est pas moins puissante ;l'économie monétaire, conséquence inséparable del'organisation urbaine, détruit de fond en comblel'Etat ne connaissant que l'économie naturelle,l'Etat Féodal.

c) Influences de l'économie monétaire

Le processus sociologique que l'économie mo-nétaire met en mouvement est si connu et si gé-néralement admis dans sa dynamique que nousnous bornerons ici à de brèves indications.

L'affermissement jusqu'à la toute puissance dupouvoir central et l'affaiblissement jusqu'à l'im-puissance des autorités locales sont ici, comme dansles Etats Maritimes, les suites de l'économie mo-nétaire envahissante.

La domination est non pas le but mais le moyenemployé par les maîtres pour atteindre leur butvéritable, la possession sans travail préalable debiens do jouissance en aussi grande quantité etde qualité aussi précieuse que possible. Dansl'Etat naturel le seul moyen d'arriver à la pos-session de ces biens est la domination : le pou-voir politique du margrave et du seigneur cons-titue sa richesse. Sa force offensive augmente en

186 L'ÉTAT

proportion directe du nombre de paysans sousses ordres et son territoire de domination s'ac-croît dans la même proportion que ses revenus.Au contraire dès qu'un marché florissant offre, enéchange des produits du sol, des marchandisesprécieuses et séduisantes il est beaucoup plus ra-tionnel pour le sujet économique d'ordre privé,c'est-à-dire pour chaque seigneur non parvenu àla souveraineté (et les gentilshommes appartien-nent maintenant à cette classe), il est plus ration-nel, dis-je, de restreindre dans la mesure du possi-ble le nombre de paysans, n'en gardant qu'autantqu'il est indispensable pour extraire du sol, parun travail acharné, la plus grande quantité pos-sible de produits, ne leur en abandonnant qu'unepart réduite au strict minimum. Le « produitnet », prodigieusement accru, de la propriétéfoncière n'est plus désormais employé à l'entre-tien d'une escorte militaire mais, toujours ration-nellement, il est porté au marché pour y êtrevendu en échange de marchandises. L'escorte estsupprimée, le seigneur est devenu gentilhommecampagnard. Le pouvoir central, roi, prince ousouverain est subitementdébarrassé de ses rivaux :

politiquement il est devenu tout-puissant. Les

vassaux rebelles, qui faisaient trembler le roi-fai-néant, se sont transformés après un cour t intermèdede parlementarisme en souples courtisans proster-nés devant le Roi-Soleil. Ils dépendent de lui, car

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 187

seule la force militaire qu'il possède dans son ar-mée mercenaire, peut réprimer les tentatives desoulèvement des manants poussés à bout. Tandisqu'avec L'économie naturelle la couronne étaitpresque toujours liguée avec les paysans et lesvilles contre la noblesse, nous voyons maintenantl'absolutisme, issu de l'Etat Féodal, en ligue avecla noblesse contre les représentants du moyenéconomique.

Depuis Adam Smith il est d'usage de représen-ter cette transformation de telle sorte que le stu-pide hobereau semble avoir vendu son droit d'aî-nesse pour un plat de lentilles, abandonnant ladomination souveraine pour d'inutiles hochets.Rien n'est plus faux que ce point de vue. L'indi-vidu s'abuse souvent dans la protection de sesintérêts : une classe ne se trompe jamais de façonpermanente.

La vérité est que l'économie monétaire suffit,directement et sans l'intervention de la transfor-mation agraire, à augmenter la force politique dupouvoir central à un tel point que toute résis-tance de la part de la noblesse serait insensée.Comme il ressort de l'histoire de l'antiquité, l'ar-mée d'un pouvoir central financiellement fort esttoujours de beaucoup supérieure au ban féodal.Avec de l'argent on peut équiper parfaitement dejeunes paysans et en faire des soldats de profes-sion dont la masse compacte ne se laisse pas

188 L'ÉTAT

entamer par la troupe peu homogène de l'arméeseigneuriale. De plus le prince à ce moment peutencore compter sur les bataillons aguerrisdes mi-lices citadines. L'arme à feu, elle aussi un produitde l'économie industrielle de la ville florissante,

a fait le reste dans l'Europe Occidentale. Pourtoutes ces raisons militaires et techniques le sei-

•gneur féodal, même s'il dédaigne les jouissancesdu luxe et veut conserver ou étendre son indé-pendance relative, est forcé de faire subir à sondomaine la même transformation agraire. Pourêtre fort en effet il lui faut d'abord de l'argent(devenu véritablement le nerf de la guerre) afinde pouvoir acheter des armes et embaucher dessoldats. La révolution opérée par l'économie mo-nétaire crée la seconde entreprise capitaliste: àcôté de la grande exploitation agricole apparaîtla grande entreprise militaire. Les condottieriparaissent sur la scène. Il y a désormais sur lemarché du matériel mercenaire en quantité suffi-sante : ce sont les escortes féodales congédiées etles paysans expropriés.

De cette façon, il arrive bien parfois qu'un sei-

gneur aventurier s'élève au rang de souverain,ainsi qu'il arriva en Italie, et même en Allemagne

avec Wallenstein. Mais ce sont là des destinéesindividuelles qui ne changent en rien le bilan desfaits. Les puissances locales comme centres auto-nomes du pouvoir disparaissent du terrain poli-

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 189

tique et ne conservent une dernière bribe de leurancienne influence qu'aussi longtemps que leprince a besoin d'elles financièrement : c'est l'or-ganisation parlementaire des Etats.

La prodigieuse augmentation de pouvoir de lacouronne est encore accrue par une seconde créa-tion de l'économie monétaire : le fonctionnarisme.Nous avons dépeint en détail le cercle fatal quedoit parcourir l'Etat féodal, cahoté entre l'agglo-mération et la désagrégation, aussi longtempsqu'il est contraint de payer ses fonctionnaires en« terres et serfs », les transformant ainsi en facteursindépendants. L'économie monétaire a rompu cecercle. Désormais le pouvoir central confie lescharges à des employés salariés qui sont entière-ment sous sa dépendance (135). Dès lors un gou-vernement fortement centralisé peut se mainte-nir, et des empires se forment comme l'on n'enavait plus vu depuis la chute des Etats maritimesparvenus à l'économie monétaire.

Ce changement radical de la constellation desforces politiques s'est rattaché partout, autant quej'en puis juger, au développement de l'économiemonétaire, avec peut-être une exception : l'Egypte.Ici l'économie monétaire semble s'être dévelop-pée seulement à l'époque hellène. D'après leségyptologues compétents (il ne peut bien entenduêtre question ici d'affirmation positive) le paysanjusqu'à cette époque livrait des redevances en

Oppenheimer 11.

190 L'ÉTAT

nature (136). Pourtant nous trouvons l'absolu-tisme en pleine vigueur dans le Nouvel-Empireaprès l'expulsion des Hyksos : « Le pouvoir mili-taire est fortifié par des mercenaires étrangers,l'administration est conduite au moyen de fonc-tionnaires sous les ordres du roi, l'aristocratie descharges a disparu (137). »

L'exception ici confirme la règle. Géographi-quement l'Egypte est une contrée unique. Etroi-tement resserrée entre le désert et les montagneselle est parcourue dans toute sa longueur par unevoie naturelle présentant pour le transport enmasse des marchandises plus de facilités que lachaussée la mieux entretenue : le Nil. Cette voiepermettait au Pharaon de centraliser dans sesmagasins, dans ses « maisons » (138) les tributsde toute la contrée et de solder de là en naturefonctionnaires et soldats. C'est pourquoi l'Egypte,une fois unifiée en grande puissance, demeuracentralisée jusqu'à ce que des puissances étran-gères eussent mis fin à son existence politique.« La toute-puissance du souverain provient de ceque, avec une économie naturelle, il dispose direc-tement et exclusivement.de tous les biens de jouis-sance. Sur la totalité des revenus il prélève poursolder les fonctionnaires, autant et tels de cesbiens qu'il lui semble bon : la distribution desmarchandises de luxe est aussi presque exclusive-ment entre ses mains (139). »

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 191

A cette exception près, exception possible seu-lement dans une contrée où le problème de lacirculation est résolu par une unique voie fluviale,l'économie monétaire a toujours eu comme con-séquence la dissolution de l'Etat Féodal.

Les paysans et les villes paient les frais de cebouleversement. En signant la paix la couronne etles nobles se livrèrent le paysan réciproquement,le partageant pour ainsi dire en deux moitiésfictives : la couronne cède à la noblesse la plusgrande part des terrains communaux et du travaildes paysans non expropriés; la noblesse aban-donne à la couronne la levée des recrues et lesimpôts des villages et des villes. Le paysan quis'était enrichi durant cette période de libertéretombe à la misère et au déclassement social.

Les villes doivent ployer sous la force des puis-sances féodales primitives maintenant alliées, àmoins qu'elles ne soient déjà transformées elles-mêmes en centres féodaux comme il arriva pourles cités de l'Italie septentrionale — et même dansce cas elles tombent le plus souvent au pouvoirde condottieri.

La force offensive de l'adversaire s'accroît à

mesure que la force défensive de la ville dimi-nue — car l'aisance citadine naît et meurt avecla puissance d'achat du paysan. Les petites villestombent dans le marasme, s'appauvrissent et sontlivrées sans défense à l'absolutisme princier ; des

192 L'ÉTAT

grandes villes, lorsque la demande d'objets deluxe des seigneurs y encourage une puissante in-dustrie, sont en proie aux divisions intestines etperdent par là leur force politique. L'immigration

en masse qui prend place maintenant est exclusi-vement prolétarienne : soldats congédiés, paysansexpropriés,artisans ruinés de la petite ville. Pourla première fois «l'ouvrierlibre» de la terminolo-gie marxiste apparaît en masse sur le marché dutravail de la ville. Et dès lors la loi d'agglomé-ration des fortunes et des classes entre de nou-veau en vigueur et déchire la population muni-cipale en de violentes luttes de classe dont lerésultat le plus clair est d'assurer presque tou-jours la domination du souverain. Seuls quelquesEtats Maritimes, Etats Urbains au vrai sens dumot, purent se soustraire d'une façon durable àl'étreinte implacable de la souveraineté.

Une fois de plus, comme il arriva dans les EtatsMaritimes, l'axe de la vie de l'Etat se trouve dé-placé. Il se meut maintenant non plus autour dela richesse foncière mais autour de la richessecapitaliste, car la propriété foncière est, elle aussi,devenue capital. Pour quelles raisons l'évolution

n aboutit-ellepas, dès lors,comme dans les Etals Ma-ritimes, à l'économie esclavagiste capitaliste ?

Il y a à cela deux raisons décisives, l'une inté-rieure, l'autre extérieure. La raison extérieure estqu'une traite lucrative est à peine possible lors-

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 193

que, comme c'est le cas en Europe, presque tou-tes les contrées dans un rayon donné sont égale-ment organisées en puissants Etats. Là où lesconditions sont favorables, comme par exempledans les colonies américaines des Européens oc-cidentaux, l'esclavage apparaît immédiatement.

La raison intérieure est que le paysan, au con-traire de ce qui se passe dans l'Etat Maritime, nepaie pas le tribut à un seul maître, mais à deuxau moins * : le propriétaire et le souverain. Tousdeux se surveillent jalousement afin de conserverau paysan le reste de capacité prestative néces-saire à leurs intérêts. Ce furent surtout les princesles plus forts, comme par exemple ceux de Prusse-Brandebourg qui protégèrent le plus le paysan.Aussi ce dernier, bien que déplorablement ex-ploité, demeure néanmoins sujet légal et libre de

sa personne dans toutes les contrées où le systèmeféodal était entièrement développé lorsque inter-vint l'économie monétaire.

La justesse de cette explication ressort claire-ment de l'examen des conditions régnant dans lesEtats que l'économie monétaire surprit avant l'é-volution complète du système féodal. Ce sont sur-tout les anciens territoires slaves de l'Allemagne

*En Allemagne, pendant le moyen Age, le paysan payait l'im-pôt non seulement au seigneur et au suzerain, mais aussi auséneschal (Oborma?rker) et au bailli.

194 L'ÉTAT

et en particulier la Pologne. Là, la féodalité n'avaitpas encore savamment échafaudé son systèmelorsque la demande de céréales des grands cen-tres industriels de l'Ouest transforma subitementle chevalier, sujet de droit public, en proprié-taire foncier, sujet privé. Le paysan n'était doncsoumis qu'à un seul maître, son seigneur, et delà sont nées ces « républiques aristocratiques »déjà étudiées dans ces pages, qui se rapprochentde l'économie esclavagiste capitaliste autant quele permet la pression des Etats voisins plus avan-cés politiquement (140).

Ce qui suit maintenant est si universellementconnu que nous pouvons nous borner à de brèvesindications. L'économie monétaire devenue capi-talisme crée une classe nouvelle à côté de la pro-priété foncière. Le capitaliste réclame l'égalitéde droits et l'obtient finalement grâce à l'aide dela plèbe qu'il soulève et mène à l'attaque de l'an-cien régime — au nom du « droit naturel » bienentendu. A peine les représentants de la richessemobilière,la classe delà bourgeoisie, a-t-elle rem-porté la victoire qu'elle renverse les armes, con-clut la paix avec son ancien adversaire et com-bat désormais la plèbe au nom de la « légitimité »

ou tout au moins d'un mélange suspect d'argu-ments légitimistes et simili-libéraux.

Tel a été le développement graduel de l'Etat :

de l'Etat de brigands primitifs à l'Etat Féodal Dé-

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 195

veloppé, à l'Absolutisme et enfin à l'Etat consti-tutionnel moderne.

</) L'Etat constitutionnel moderne

Examinons maintenant un peu plus en détailla statique et la dynamique de l'Etat moderne.

11 est encore en principe ce que furent l'Etatde brigands primitif et l'Etat Féodal Développé.Seul un nouvel élément y est entré qui est des-tiné à représenter dans la lutte des intérêts declasse l'intérêt commun de l'entité d'Etat: cet élé-ment, c'est le fonctionnarisme. Nous examineronsplus loin jusqu'à quel point cet élément se mon-tre à la hauteur de sa tâche. Tout d'abord, nousétudierons l'Etat dans les traits caractéristiquesqu'il a apportés de ses degrés primitifs.

Sa forme est toujours la domination, son es-sence l'exploitation du moyen économique,celle-cilimitée toujours par le droit civil qui d'une partprotège la « distribution » traditionnelle de laproduction nationale et d'autre part tend à main-tenir les contribuables dans leur pleine capacitéprestative. La politique intérieure de l'Etat semeut toujours dans l'orbite que lui prescrit le pa-rallélogramme des forces, force centrifuge de lalutte de classe et force centripète du commun in-térêt politique ; sa politique extérieure est ton*

196 L'ÉTAT

jours déterminée par l'intérêt de sa classe domi-natrice, laquelle comprend maintenant outre le

« landed », le « moneyed interest ».Il existe toujours en principe deux classes dis-

tinctes : une classe dominatrice à laquelle échoit

une part de la production totale du labeur popu-laire (du moyen économique) supérieure à sa pro-pre contributionproductive ; et une classe dominéeà laquelle revient une part de cette production,inférieure à sa propre contribution.Chacune de cesclasses se subdivise à son tour selon le degrédu développement économique en classes et cou-ches secondaires plus ou moins nombreuses serangeant d'après les privilèges et les désavanta-ges des lois de distribution qui les régissent.

Dans les Etats d'organisation supérieure,ils'estglissé entre les deux classes principales une classede transition qui peut être également subdivisée.Les membres ont des obligations envers la classesupérieure et des droits sur la classe inférieure.Nous trouvons par exemple dans l'Allemagne mo-derne au moins trois subdivisions dans la classedominatrice : les grands magnats qui sont enmême temps possesseurs de mines et entreprisesindustrielles ; les grands industriels et princes dela finance qui sont souvent aussi gros proprié-taires fonciers et fusionnent très vite avec lespremiers (princes Fugger, comtes Donners-marck) ; et enfin les petits gentilshommes. La

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 197

classe dominée est divisée en petits fermiers, ou-vriers des champs ou de fabrique, petits artisanset employés. Les classes de transition sont lesclasses moyennes : gros cultivateurs, petits indus-triels et artisans aisés, et aussi tels riches bour-geois dont la fortune n'est pas assez considérablepour surmonter certaines difficultés traditionnel-les s'opposant à leur pleine admission dans laclasse supérieure (juifs). Les devoirs comme lesdroits de ces classes moyennes sont rendus etperçus gratuitement : seule la destinée indivi-duelle fait à la longue pencher la balance ; d'elledépend l'issue de la classe ou de l'individu : ad-mission sans réserve dans la classe supérieure ouentière submersion dans la classe inférieure.Parmi les classes de transition en Allemagne,les grands cultivateurs et les petits industrielssont en ascendant pendant que la majorité desartisans décline. Nous touchons déjà à la dyna-mique des classes.

L'intérêt de chaque classe met en mouvementune quantité absolue de forces coordonnées, les-quelles tendent avec une vitesse déterminée versun but déterminé. Ce but est le même pour tou-tes les classes : le produit total du travail consa-cré par tous les citoyens à la production de biens.Chaque classe aspire à une part aussi grande quepossible du produit national, et comme toutes ontles mêmes désirs, 'la lutte de classe est l'essence

198 L'ÉTAT

même de toute histoire de l'Etat. Nous laissons decoté intentionnellement les actions collectivesengendréespar l'intérêtcommun,ces actions ayantété poussées au premier plan avec une partialitéexagérée par l'examen historique en vigueur jus-qu'à nos jours. Cette lutte de classe se présentehistoriquement comme une lutte de parti. Un partiest à l'origine et ne peut être de façon durableque la représentationorganisée d'une classe. Lors-

que par la différentiation sociale la classe se frac-tionne en plusieurs subdivisions ayant désintérêtsparticuliers différents, le parti se divise rapide-ment à son tour en autant de nouvelles fractionsqui seront ou alliées ou ennemies selon le degréde divergence des intérêts de classe. Lorsque aucontraire la différentiation sociale supprime uneinégalité, les deux anciens partis se fondent bien-tôt en un nouveau.

Nous pouvons citer comme exemple pour le pre-mier cas la scission dans le libéralisme allemanddes partis bourgeois et antisémites, scission résul-tant du fait que le premier représente une couchedescendante et le second une couche ascendante.Le second cas est caractérisé par la fusion politi-

que qui rassemble les petits hobereaux de l'Est etles grands cultivateurs de l'Ouest en une confédé-ration : la ligue des agriculteurs (Bund der Land-wirte). Les premiers s'abaissent pendant que lesseconds s'élèvent sur l'échelle sociale,et ils se ren-

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 199

contrent forcément à mi-chemin. Toute politiquede parti n'a qu'un seul but : procurer à la classereprésentée la plus grande part possible do la pro-duction nationale. Les classes privilégiées veulentmaintenir leur part à l'ancien niveau au moins etla porter si possible à un maximum ne laissantaux exploités que la capacité prestative (commedans l'Etat-Apiculteur primitif) se réservant latotalité de la plus-value de production dumoyen économique,plus-value qui augmente pro-digieusement avec l'accroissement de la popula-tion et la division du travail ; le groupe des clas-ses dominées veut réduire son tribut à zéro sipossible et consommer lui-même la totalité de laproduction nationale ; et les classes intermédiai-res veulent diminuer autant que possible le tri-but payable aux classes supérieures et augmen-ter autant que possible le revenu gratuit prélevésur les classes inférieures.

Tel est le but, telle est la substance de la luttede parti. La classe dirigeante combat avec toutesles armes que lui donne l'autorité acquise. Elledécrète les lois servant ses desseins (législationde classe) et les applique de telle sorte que letranchant du couperet soit toujours dirigé vers lebas, le dos toujours vers le haut (justice de classe).Elle dirige l'administration de l'Etat dans l'inté-rêt [de ses égaux, leur réservant d'emblée toutesles positions prépondérantes procurant influence

200 L'ÉTAT

et profit (armée, administration supérieure, jus-tice) et faisant manoeuvrer ensuite à son gré lapolitique de l'Etat par ces fonctionnaires, sescréatures (politique de classe : guerres commer-ciales, politique coloniale, politique ouvrière, po-litique électorale,etc.). Tant que l'aristocratie est

au pouvoir,elle exploite l'Etat comme un domaineseigneurial : dès que la bourgeoisie tient le gou-vernail, elle l'exploite comme une fabrique. Et

-la religion de classe couvre le tout de son « ta-bou ».

Le droit civil contient encore en Allemagne nom-bre de privilèges politiqueset économiques favori-sant la classe dirigeante : système électoral plouto-cratique,restrictiondu droitde coalition, règlementpour les domestiques, faveurs de taxation, etc.C'est pourquoi la lutte constitutionnelle qui do-mine depuis des siècles et des siècles la vie po-litique n'a pas encore pris fin. Elle se livre gé-néralementde façonpacifique dans les parlements,parfois aussi par la violence, au moyen de ma-nifestations, de grèves générales et de révoltes.

Mais la plèbe a compris que la citadelle de sonadversaire n'est pas, ou du moins n'est plus,dansces vestiges des positions de suprématie féodales.Ce ne sont pas des causes politiques mais des

causes économiques qui ont empêché jusqu'à cejour la transformation radicale du mode de dis-tribution en vigueur dans notre Etat constitution-

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 201

nel moderne. Aujourd'hui comme jadis, la massedu peuple est plongée dans une noire misère ousubsiste dans une indigence mesquine, livrée àun labeur pénible, écrasant, hébétant ; aujour-d'hui comme jadis, une faible minorité, une classedirigeante composée d'anciens privilégiés et deparvenus accapare, pour le dépenser sans comp-ter, le tribut populaire prodigieusement accru.C'est contre ces causes économiques de la distri-bution défectueuse qu'est dirigée désormais lalutte de classe entre le prolétariat et les exploi-teurs, devenue lutte directe pour l'augmentationdes salaires, et dont les armes sont les grèves, lemouvement syndicaliste et l'association. L'organi-sation économique marche d'abord de pair avecl'organisation politique qu'elle dirige bientôt en-tièrement. Le syndicat finit par gouverner leparti. C'est le point de développement qu'ont at-teint aujourd'hui l'Angleterre et les Etats-Unis.

Avec sa différentiation beaucoup plus compli-quée, son intégration plus puissante, l'Etat cons-titutionnel moderne ne se distinguerait pas fon-cièrement de ses prédécesseurs, pas plus par laforme que par le fond, si un nouvel élément, lefonctionnarisme, n'était entré en scène.

Le fonctionnaire, étant aux gages de l'Etat, esttenu en principe de rester à l'écart dans la luttedes intérêts économiques ; c'est pourquoi danstoute forte bureaucratie la participation aux en-

202 L'ÉTAT

treprises lucratives n'est pas considérée commecorrecte. Si ce principe était entièrement réalisa-ble et si le meilleur fonctionnaire n'apportait aveclui les opinions politiques de sa classe d'origine,nous aurions véritablement dans le fonctionna-risme cette dernière instance conciliante et diri-geante, planant au-dessus de la lutte des intérêts,et capable de guider l'Etat vers ses nouvellesdestinées. Là serait sans conteste le point d'appuiréclamé par Archimède, le point d'appui grâceauquel le monde de l'Etat pourrait être soulevé.

Malheureusementle principe n'est pas entière-ment réalisable et les fonctionnaires ne sont pasencore de pures abstractions sans sentiment declasse. D'abord, la participation à une forme d'en-treprise, l'agriculture, est considérée comme laplus,haute qualification du fonctionnaire dans tousles Etats où prédomine l'aristocratie foncière ;

puis, de puissants intérêts économiques agissent

sur la plupart d'entre eux, et précisément sur lesplus influents, les entraînant dans la lutte, incon-sciemment et comme malgré eux. L'aide maté-rielle reçue des parents ou beaux-parents, lespropriétés héréditaires, les attaches de famille

avec les possesseurs du « moneyed » ou du « lan-ded interest » fortifient le sentiment inné de soli-darité avec la classe dirigeante dont ces fonction-naires sortent presque tous.

S'il était possible de supprimer les relations

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 203

économiques de ce genre, cette solidarité seraitaisément remplacée par le pur intérêt de l'Etat.

Aussi est-ce en général dans les Etats pauvresque nous trouvons les fonctionnaires les plus capa-bles, les plus désintéressés et les plus impartiaux.C'est avant tout à sa pauvreté que la Prusse a dû au-trefois cet incomparable corps de fonctionnairesqui la guida si sûrement à travers tous les écueils.Ses membres étaient d'ordinaire entièrementétrangers à toute pensée de gain, direct ou in-direct.

Ce fonctionnarismeidéal est moins fréquentdansles Etats riches. L'évolution ploutocratique en-traine fatalementl'individu dans le tourbillon, luienlève un peu de son objectivité, de son impartia-lité. Néanmoins l'institution remplit toujoursd'une façon passable la tâche qui lui est échue :

défendrel'intérêt collectifcontre l'intérêt déclasse.Et involontairement, ou du moins inconsciem-ment, elle le défend de telle sorte que le moyenéconomique qui la créa est encouragé dans samarche lente mais sûre contre le moyen politi-que. Sans doute les fonctionnaires exercent la po-litique de classe que leur prescrit la constellationdes pouvoirs dans l'Etat, sans doute ils ne sontau fond que les représentants de la classe diri-geante dont ils sortent ; mais ils adoucissent l'à-preté du combat, ils répriment les excès, ils ob-tiennent les modifications du droit, mûries par

204 L'ÉTAT

le progrès social, avant que la lutte ouverte nes'engage. Dans les pays gouvernés par une fortelignée de princes dont le chef, comme le GrandFrédéric, se considère comme le premier fonc-tionnaire de l'Etat, ce que nous avons observé à

propos du fonctionnarisme en général s'appliqueplus essentiellement encore au souverain. Sonintérêt, en effet, comme usufruitier héréditaire dela nue-propriété de l'Etat, lui commande avanttout d'en affermir les forces centripètes en affai-blissant les forces centrifuges.

Nous avons souvent eu l'occasion, au cours decette étude, d'apprécier la solidarité entre le princeet le peuple en tant que force historique bienfai-sante. Dans l'Etat constitutionnel parfait, où le

monarque n'est plus qu'à un degré infinitésimalsujet économique d'ordre privé et demeure pres-que entièrement fonctionnaire, cette communautéd'intérêts a un poids beaucoup plus grand encoreque dans l'Etat féodal ou que dans l'Absolutismeoù la souveraineté est encore partiellement pro-priété privée.

La forme extérieure du gouvernement n'est pasd'une import inee prépondérante dans l'Etatcons-titutionnel. Dans une république comme dans unemonarchie la lutte de classe est menée par lesmêmes moyens et conduit au même but. Néan-moins ceteris paribus,dn.ns la monarchie,la courbede l'évolution de l'Etat sera vraisemblablement

L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT CONSTITUTIONNEL 205

plus allongée et moins riche en inflexions secon-daires ; le prince, moins affecté par les courantsquotidiens que ne l'est le président, élu pour unebrève période, redoute moins une diminution pas-sagère de popularité et peut par suite étendresa politique sur de plus longues périodes.

Il nous reste à mentionner une variété du fonc-tionnarisme dont l'influence sur l'évolution supé-rieure de l'Etat ne doit pas être négligée : le fonc-tionnarisme scientifique des universités. Il n'estpas seulement une création du moyen économi-que comme le fonctionnarisme en général, il re-présente en même temps une force historiqueque nous n'avons connue jusqu'ici qu'en sa qua-lité d'alliée de l'Etat conquérant : le besoin causal.

Nous avons vu ce besoin à l'époque primitivecréer la superstition; nous avons trouvé son bâ-tard, le tabou, employé partout comme arme puis-sante entre les mains des maîtres. De ce mêmebesoin la science est née, la science qui désor-mais attaque victorieusement la superstition etprépare la voie de l'Evolution. C'est là l'inesti-mable service rendu par la science et en particu-lier par les universités.

Oppenheimer

CONCLUSION

La Tendance 'de l'Evolution de l'Etat

Nous avons essayé de suivre dans ses grandeslignes l'évolution de l'Etat, depuis les temps lesplus reculés jusqu'à nos jours, imitant l'explora-teur qui descend le cours d'un fleuve depuis sessources jusqu'à sa sortie dans la plaine. Là, lefleuve imposant déroule devant luises flots majes-tueux et disparait dans les brumes do l'horizon,vers l'inconnu inexploré et inexplorable.

Ainsi le fleuve de l'histoire — et toute histoirejusqu'à notre époque est histoire de l'Etat — sedéroule devant nous, et son cours se perd dansles brumes de l'avenir. Oserons-nous avancer desconjectures sur son cours ultérieur, jusqu'au pointoù « il s'abîme en une effervescence de joie dansle sein du grand tout » (Goethe). Est-il possibled'établir sur des bases scientifiques une prognosede l'évolution future de l'Etat ?

Je le crois. La tendance (141) du développe-ment de l'Etat le porte de façon évidente à s'an-

LA TENDANCE DE L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT 207

nihiler dans son essence. Il cessera d'être le moyenpolitique organisé pour devenir fédération libre.En d'autres termes, la forme extérieure resteraen principe la forme établie par l'Etat constitu-tionnel, le gouvernement au moyen d'un corpsde fonctionnaires ; mais le fond, la substance dela vie historique, l'exploitation économique d'uneclasse par une autre doit fatalement disparaître.

Et comme il n'y aura plus désormais ni classesni intérêts de classe, le fonctionnarisme de l'Etatfutur aura véritablement atteint cet idéal du pro-tecteur impartial de l'intérêt collectif, dont le nô-tre tente péniblement de s'approcher. L' « Etat »de l'avenir sera la « Société » gouvernée par uneadministration autonome.

Des bibliothèques entières ont été écrites afinde définir et délimiter ces deux notions : Etat etSociété. Le problème est aisément résolu dès quel'on se place à notre point de vue. L'Etat est l'en-semble de toutes les relations nouées par le moyenpolitique ; la Société est l'ensemble de toutes lesrelations nouées par le moyen économique. Jus-qu'ici l'Etat et la Société étaient inextricablementconfondus: dans la fédération libre il n'y aura pasd'Etat, mais seulement la Société.

Cette prognose de l'évolution synthétise toutesles formules célèbres par lesquelles les grandshistoriens philosophes ont tenté d'exprimer le«résultat de valeur» de l'histoire mondiale. Elle

208 L'ÉTAT

renferme le « progrès de l'action belliqueuse autravail pacifique » de Saint-Simon aussi bien que« l'évolution vers la liberté » de Hegel ; le « dé-veloppement de l'humanité » de Herder de mêmeque « la pénétration de la nature par la raison »de Schleiermacher.

Notre époque a perdu l'optimisme confiant desclassiques et des humanistes : le pessimisme so-ciologique gouverne les esprits : aussi la prognoseque nous exposons ici ne peut-elle compter fairede partisans. Non seulement elle doit paraîtreinvraisemblable aux jouissants du pouvoir, en rai-son de leur esprit de classe, mais les membresde la classe inférieure, eux aussi, lui opposent unextrême scepticisme. La théorie prolétariste pré-voit il est vrai, en principe, le même résultat final,seulement elle ne le tient pas pour possible parla voie de l'évolution mais uniquement par unerévolution. Elle se le représente comme une formede société (c'est-à-dire d'organisation économi-que) entièrement différente de celles que nousconnaissons : une économie sans marchés, le col-lectivisme. La théorie anarchiste tient la formeet le fond du gouvernement pour inséparables,la face et le revers d'une même médaille : pas de« gouvernement » sans exploitation ! Aussi veut-elle détruire forme et fond et inaugurer le régimed'anarchie, et quand tous les avantages économi-ques de la division du travail complexe devraient

LA TENDANCE DE L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT 209

y être sacrifiés. Le grand penseur même, qui, lepremier, érigea les bases de la théorie politiqueexposée ici, Ludwig Gumplowicz est pessimistepour les mêmes motifs que le sont les anarchistesqu'il combattit si violemment : lui aussi tient laforme et le fond de l'Etat, le gouvernement etl'exploitation, pour indissolublement unis. Mais

comme avec raison il estime impossible l'existenceen commun d'un grand nombre d'hommes sansgouvernement coercitif, il proclame l'Etat de classeune catégorie non seulement historique mais« immanente ».

Seule la petite troupe des libéraux-socialistesou socialistes-libéraux croit à 1,'évolution d'unesociété sans domination et sans exploitation d'uneclasse par une autre, d'une société garantissantdans les limites du moyen économique toutes leslibertéspolitiques et privéesde l'individu. Tel étaitle credo de l'ancien libéralisme socialiste antérieurau Cobdenisme, le libéralisme proclamé par Ques-

nay et en particulier par Adam Smith, le libéra-lisme tel qu'il fut renouvelé plus récemment parHenry George et Théodore Hertzka.

Cette prognose peut être soutenue du point de

-vue historico-philosophique et du point de vueéconomique comme tendance de l'évolution del'Etat et comme tendance de l'évolution économi-que,tendances qui toutes deux se dirigent évidem-ment vers un même but.

Oppenheimer 12.

210 L'ÉTAT

La tendance de l'évolution de l'Etat s'est révé-lée à nous comme la lutte constante et victorieusedu moyen économique contre le moyen politi-que. Nous avons vu le droit du moyen économi-que, le droit d'égalité et de paix, héritage desconditions sociales préhistoriques, borné à l'ori-gine au cercle étroit de la horde familiale (142).Autour de cet îlot de paix l'océan du moyen po-litique et de son droit faisait rage. Nous avonsvu s'étendre de plus en plus ce cercle dont ledroit de paix a chassé l'adversaire, nous avonsvu son progrès lié partout au progrès du moyenéconomique, de l'échange équivalent entre lesgroupes. D'abord peut-être par l'échange du feu,puis par l'échange de femmes et enfin par l'é-change de marchandises, le territoire du droitde paix s'étend de plus en plus. C'est ce droitqui protège les marchés, puis les routes y con-duisant, enfin les marchands qui circulent surces routes. Nous avons vuplus tardl'Etat absorberces organisations pacifiques qu'il développe etnous avons vu comment elles refoulent de plusen plus dans son territoire même le droit de laviolence. Le droit du marchand devient le droiturbain. La ville industrielle, le moyen économi-que organisé, sape par son économie industrielleet monétaire les forces de l'Etat Féodal, du moyenpolitique organisé : et la population urbaineanéantit finalement en guerre ouverte les débris

LA TENDANCE DE L'ÉVOLUTION DE I.'ÉTAT 211

politiques de l'Etat Féodal, reconquérant pour lapopulation entière avec la liberté le droit d'éga-lité. Le droit urbain devient droit public et enfindroit international.

Nous ne voyons désormais aucune force assezpuissante pour entraver cette tendance dont l'ac-tivité ne s'est jamais démentie jusqu'ici. Loin delà, les anciens obstacles s'affaiblissent à vue d'oeil.Les relations d'échange entre les nations acquiè-rent au point de vue international une impor-tance qui devient de jour en jour plus puissanteque les relations belliqueuses. Et grâce au mêmeprocessus de développement économique le ca-pital mobilier, la création du droit de paix,l'em-porte de plus en plus dans les rapports intrana-tionaux sur la propriété foncière, création dudroit de la force. La superstition s'affaiblit enmême temps. Et tout porte à conclure que la ten-dance s'affirmera jusqu'à la complète éliminationdu moyen politique et de ses créations, jusqu'àl'entière victoire du moyen économique.

Mais, objectera-t-on, cette victoire est déjàremportée. Tous les restes importants de l'anciendroit belliqueux sont bannis de l'État constitu-tionnel moderne !

Non ! Tous ne sont pas bannis ! Un de ces res-tes demeure, dissimulé sous un masque écono-mique, non pas privilège légal, mais possessionéconomique en apparence, la grande propriété

212 L'ÉTAT

foncière, la première création et l'ultime citadelledu moyen politique. Son déguisement l'a préser-vée jusque-là du sort des autres créations féoda-les : mais ce dernier vestige du droit belliqueuxest indubitablement le dernier, le seul obstaclesur la voie de l'humanité et cet obstacle, l'évolu-tion économique est sur le point de l'anéantir.

La place me manque pour m'étendre ici endétail sur cette assertion dont j'ai prouvé la jus-tesse dans d'autres ouvrages auxquels je dois ren-voyer le lecteur (143). Je ne puis ici qu'en énu-mérer les principaux axiomes :

La répartition du produit total du moyen éco-nomique entre les différentes classes des Etatsconstitutionnels, la « distribution capitaliste »,ne diffère pas en principe du mode de répartitionféodal.

Toutes les principales écoles d'économie poli-tique s'accordent à reconnaître que cet état dechoses provient du fait que l'offre d'ouvriers li-bres est constamment supérieure à la demande.(Selon Karl Marx l'ouvrier libre est l'ouvrier li-bre politiquement et ne possédant d'autre capitalque son travail.) Deux ouvriers courent constam-ment après un entrepreneur s'offrant à des sa-laires toujours plus bas. C'est pourquoi la classecapitaliste reste en possessionde la « plus-value »pendant que l'ouvrier ne parvient jamais à amas-

LA TENDANCE DE L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT 213

ser assez de capital pour devenir à son tour en-trepreneur.

D'où provient cet excédent d'ouvriers libres ?L'explication de la théorie bourgeoise, d'après

laquelle cet excédent serait causé par la procréa-tion d'un trop grand nombre d'enfants de pro-létaires repose logiquement sur une fausse con-clusion et est démentie par tous les faits connus(144).

L'explication de la théorie prolétarienne d'aprèslaquelle le mode de production capitaliste par la« mise en disponibilité » des ouvriers reproduitconstamment les travailleurs en nombre suffisantrepose logiquement sur une fausse conclusion etest démentie par tous les faits connus (145).

Au contraire tous les faits démontrent et ladéduction le prouve sans conteste que l'offre enmasse des ouvriers libres est provoquée unique-ment par la grande propriété foncière : l'immi-gration dans les villes et l'émigration à l'étran-ger sont les causes du mode de distributioncapitaliste.

L'évolution économique tend sans aucun douteà la suppression delà grande propriété foncière.Cette institution a été blessée à mort par l'af-franchissement légal des serfs, imposé par l'évo-lution urbaine. La liberté de domicile a eu pourconséquence l'exode rural ; l'émigration a créé laconcurrence d'outre-mer et la baisse des prix des

214 L'ÉTAT

produits, en même temps que la migration pro-voquait une hausse constante des salaires. Larente foncière, attaquée des deux côtés, s'amoin-drit et doit forcément tomber à zéro, comme làaussi on ne peut distinguer aucune force antago-niste capable d'arrêter le processus (146).

Avec elle disparaîtra l'excédent de travailleurslibres. Deux entrepreneurscourront constammentaprès un ouvrier lui offrant un salaire de plus enplus élevé ; la plus-value ne sera plus la propriétéexclusive de la classe capitaliste, l'ouvrier pourraaussi amasser un capital et devenir à son tourentrepreneur. Le moyen politique sera anéantidans sa dernière création encore existante, et lemoyen économique gouvernera sans entraves.

Le fonds, la substance de cette société sera l'éco-nomie pure (147), l'échange équivalent de mar-chandises contre marchandises,ou de travail con-tre marchandises, et sa forme politique sera laFédération libre.

Cette déduction théorique est confirmée parVexpérience de l'histoire. Dans toutes les sociétésoù n'existe aucune grande propriété foncière pré-levant une rente progressive, « l'économie pure »

gouverne et la forme de l'Etat se rapproche de

« la Fédération libre.L'Allemagneprésenta pendant quatre cents ans

tous les caractères d'une société de ce genre (148),depuis l'an 1000 environ, époque où la grande

LA TENDANCE DE L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT 215

propriété foncière se transforme en seigneuriesterritoriales inoffensives socialement, jusque versl'an 1400, époque où cette même grande propriétérappelée à la vie en pays slave par le moyenpolitique, la guerre d'envahissement, interdit aucolon de l'Ouest l'accès des terres de colonisa-tion (149). Nous avons aussi une société de cegenre dans l'Etat Mormon de l'Utah où une sagelégislation agraire n'autorisa que de petites pro-priétés rurales ne dépassant pas une superficiedéterminée (150). Il en a été de même du comtéet de la ville de Vineland (151), Iowa (Etats-Unis)tant que chaque colon put obtenir de nouveauxterrains non grevés de rente progressive. Enfin

nous avons un exemple d'une telle société dansla Nouvelle-Zélande où le gouvernement encou-rage de toutes ses forces la petite et la moyennepropriété rurale pendant qu'il réprime et démen-bre par tous les moyens la grande propriété fon-cière, rendue d'ailleurs d'un rapport rien moinsqu'avantageux par suite du manque d'ouvrierslibres (152).

Partout dans ces sociétés nous trouvons uneprospérité surprenante, répartie, non avec uneégalité mécanique, rnaîS de façon étonnammentrégulière. Prospérité, non pas richesse ! car laprospérité est la domination sur les biens de jouis-sance, la richesse est la domination sur des hom-

mes. Nulle part le moyen de production n'est

216 L'ÉTAT

« capital », il n'engendre pas de plus-value etcela pour une bonne raison : c'est qu'il n'y a plusni ouvriers libres, ni système capitaliste. La formepolitique de ces organisations se rapproche de lafédération libre autant que le permet la pressiond'un entourage organisé conformément au droitbelliqueux. L' « Etat » dépérit ou encore, dans lesterres neuves comme Utah et la Nouvelle Zélande,il ne se développe que faiblement ; et la volontésouveraine d'êtres libres qui connaissent à peinela lutte de classe s'affirme et se manifeste toujoursplus fortement. Dans l'empire allemand du moyenâge par exemple l'émancipation des corporations

— qui embrassaient à cette époque toute la plèbedes villes — et la décadence des lignées patricien-nes marchèrent de pair avec l'élévation des liguesmunicipales et le déclin de l'état féodal. Seule lafondation de nouveaux Etats primitifs à la fron-tière de i'Est put interrompre cette évolution bien-faisante en détruisant sa prospérité économique.

Quiconque croit à une fin consciente et pré-destinée de l'évolution historique peut dire : l'hu-manité a dû traverser une nouvelle école desouffrance avant de pouvoir être rachetée. Le

moyen âge qui avait réhabilité le travail libre nel'avait pas porté à sa pleine productivité. Le nou-vel esclavage du capitalisme a dû d'abord dé-»couvrir et modeler le système incomparablementplus efficace du travail complexe dans l'atelier

LA TENDANCE DE L'ÉVOLUTION DE L'ÉTAT 217

avant de pouvoir sacrer l'homme « roi des forcesde la nature, maître de l'univers ». L'esclavageantique comme l'esclavage capitaliste furent né

-cessaires : ils sont superflus aujourd'hui. Si, commeon le prétend, chaque libre citoyen d'Athènesavait derrière lui cinq esclaves humains, nousavons placé près de chaque membre de notre so-ciété vingt nouveaux esclaves, esclaves d'acierqui produisent, mais ne souffrent pas. Nous som-mes enfin mûrs pour une culture aussi supérieureà celle de l'époque do Périclès que la population,la puissance et la richesse de nos empires sontsupérieures à celles du minuscule Etat de l'Atti-que.

Athènes a péri, elle devait périr, entraînée àl'abîme par l'économie esclavagiste, par le moyenpolitique. Tout chemin partant delà ne peut abou-tir qu'à la mort des peuples. Notre chemin con-duit à la vie 1

L'examen historio-philosophique étudiant latendance de l'évolution politique et l'examen éco-nomique étudiant la tendance de l'évolution éco-nomique aboutissent au même résultat :1e moyenéconomique triomphe sur toute la ligne, le moyenpolitique disparaît de la vie sociale en mêmetemps que sa plus ancienne, sa plus tenace créa-tion, Avec la grande propriété foncière, avec larente foncière, périt le capitalisme.

C'est là la voie douloureuse et la rédemption

Oppenlieimer 13

218 L'ÉTAT

de l'humanité, sa Passion et sa Résurrection à lavie éternelle : de la guerre à la paix, de la dissé-mination hostile des bordes à l'unification paci-fique du genre humain, de la bestialité à l'huma-nité, de l'Etat de brigands à la Fédération libre.

NOTES

1. L'histoire ne fait mention d'aucun peuple chez lequel lespremiers indices de la division du travail et de l'agriculturen'aient pas coïncidé avec une exploitation économique de cegenre ; aucun peuple chez lequel le fardeau du travail n'ait pasété le lot des uns pendant que les autres en récoltaient le fruit;chez lequel, en d'autres termes, la division duftravail se soitdéveloppée autrement que comme sujétion des uns sous la do-mination des autres (Rodbertus-Jagelzow, Beleuchtnng dersozialen Fraye, 2* édit., Berlin, 1890, p. 124. — Le Socialismed'État en Allemagne, d'Andler, Paris, 1897, contient une biblio-graphie complète des oeuvres de Rodbertus).

2. Achelis. Die Ekstase in ihrer kullurellen Bedeulung, t. I,des Kullurprohleme der Gegenwart, Berlin, 1902.

3. Grosse. Formen der Famille. Freiburg et Leipzig, 1896,

p. 39.4. Ratzel. Voelkerkunde, 2« éd. Leipzig et Vienne, 1894-1895,

II, p. 372.5. Cunow. Die soziale Verfassung des Inkarelches. Stuttgart,

1896,p. 51.6. Siedlung nnd Agrarwesen der Weslgermanen. etc. Berlin,

1895, I, p. 273.7. 1, cl). 1, p. 138.8. Ratzel, 1, ch. I, p. 702.9. Id. 1, ch. II, p. 555.10. Id. 1, ch. II, p. 555.11. Par exemple, d'après Ratzel (1, ch. II, p. 214), < chez les

Ovambos où ils semblent se trouver dans une condition ds

220 L'ÉTAT

semi-esclavage »: et aussi, d'après Laveleye, dans l'Irlande pri-mitive (Fuidhirs).

32. Ratzel, 1, ch. I, p. 641.13. Id. 1, ch. II. p. 99.14 Lippert. Kulturgeschichta der Menschheit. SLutlgart, 1836,

II, p. 302.15. Lippert, 1, ch II. p. 522.16. Boemische Geschichte, 6" éd. Berlin, 1371, I, p. 17.17. Ratzel, 1, ch. II, p. 518.18. Id. J. ch. II, p. 425.19. Id. i, ch. Il, p. 545.20. Id. 1, ch. IL, p. 390-331.21. Id. 1, ch. II, p. 390-331.22. Lippert, 1, I, p. 471.23,. Kulischer. Zur Enlwicklangs-Geschichledes Knpilalzins.

Jahrb. fur National-Oekonomie und Statislik, t. III, 1. 18, Jena,"1899, par 318 (c pillards et, par suite de la pauvreté de leurpatrie, avides de la terre d'autrui », dit Strabon).

24. Ratzel, 1, ch. I, p. 123.25. Id. 1, ch. I, p. 591.26. Id. 1, ch. II, p. 370.27. Id. 1, ch. II, p. 390-391.28. Id. 1, ch. II, p. 388-3S9.23. Id. 1, ch. II, p. 103-101.30. Thurnwald. Slaal und Wirlschafl im allen Aegyplen.

Zeitschrifi fur Soziale Wissenschafl, l. IV (1901), p. 700 701.31. Ralzol, 1, ch. II, p. 401-403.32. Id. 1, ch. II, p. 165.33. Id. 1, ch. II, p. 485.34. Id. 1, ch. II; p. 483.35. Id. .1, ch. II, p. 165.36. Buhl. Soziale Verhssllnisse der Israelilen, p. 13.37. Ratzel, 1, ch. Il, p. 453.38. Id. 1, ch. I, p. 628.39. Id. 1, ch. I, p. 625.40. Gieza de Léon. Seg. parle de la crôn'ea del Perii, p. "5

cité selon Cunow. Inkareich (p. 62, n. 1).41. Cunow, 1, p. 61.

NOTES 221

42. Ratzel, 1, ch. II, p. 346.43. Id. 1, ch. II, p. 36-37.44. Id. 1, ch II, p. 221.45. « Les femmes occupent chez les Vahoumas une position

plus élevée que chez les nègres et sont jalousement surveilléespar leurs maris. Ceci contribue à rendre plus difficile le mé-lange dos races. La masse des Vaganda ne seraitpas aujourd'huiune authentique tribu nègre (au teint chocolat-foncé ,et auxcheveux crèpus; si les deux peuples, laboureur et pasteur, do-minateur et dominé, honoré et méprisé, n'étaient pas restéshostilement séparés en dépit des relations nouées entre lesclasses supérieures. Dans cette position d'exception ils consti-tuent un phénomène typiquo et toujours aisément reconnaissa-ble. » (Ratzel 1, ch. II, p. 177.)

46. Ratzel, 1, ch. II, p. 178. •

47. Id. 1, ch. II, p. 198.48. Id. 1, ch., p. 476.49. Id. 1, ch., p. 453.50. Kopp. Griechische Staatsallertûmer, V éd., Berlin, 1893,

p, 23.51. Uhland. Ancients chants populaires allemands, I, cité

d'après Sombart : Der moderne Kapitalismus, Leipzig, 1902,I, p. 384-385.

32. Inama-Sternegg. Deutsche Wirtschafts-Geschichte, I,Leipzig, 1879, p. 59.

53. Weslermarck. Hisloryof human marrlage. London, 1891,

p. 368.54. Cf. Ratzel, 1, ch. I, p. 81.55. Id. 1, ch. I, p. 156.56. Id. 1, ch. I, p. 259-260.57. Id. l,ch. II, p. 434.58. I. Kulischer, 1, ch., p. 317 ; d'autres exemples suivent.59. Westermarck. History of human marriage, p. 400. Ici

aussi sont cités plusieurs exemples ethnographiques.60. Westermark. 1, ch. p. 546.61. Cf. Ratzel. 1, ch. I, 318, 540.62. Id. 1, ch. I, 106.63. Id. 1, ch. I, 335.

Oppenheimer 13.

222 NOTES

64. Cf. Ratzel. 3. ch. I, 346.

65. Id. i, ch. I, 347.66. Bûcher. Entstehung der Yolkswirlschaft, 2' éd. Tiibingue,

1838,'p. 30t.67. Cf. Ratzel, 1, ch. I, p. 271, des Océaniens : « Los rela-

tions entre les tribus sont conduites par des parlementairesdont la personne est partout respectée, de préférence de vieil-les femmes. Ces dernières servent aussi d'intermédiaires dansl'échange de marchandises. » Voir aussi p. 317, pour les Aus-traliens.

68. Traduction allemande de L. Katscher, L«.ipzig, 1307.

63. Ratzel, 1, ch. I, p. 81.70. Id. 1, ch. I, p. 478-479.71. A. Vierkandt. Die wirlschafllichen Verhxllnisse der

J\'alurvoelker Zeilschrifl fur Suzialwissenschift, II, p. 177-178).

72. Kulischer, 1, ch., p. 320-321.73. Lippert, 1, ch. I, p. 266 ss.'4. Cf. Westermarck. Ilistory of human marriage.75. Ratzel, 1, ch. II, p. 27.76. Hérodote, IV, 21, cité d'après Lippert, 1, ch. I, p. 439.

77. Lippert, 1, ch. II, p. 170.78. Momiisen, 1, ch. I, p. 139.79. Il en est de même dans l'Insulinde. Là les Malais sont

le3 Vikings. « La colonisation joue commo conquête d'outre-mer et comme occupation

.. un rôle rappelant les expéditionsdes.temps héroïques de la Grèce... Chaqu3 territoire du litto-ral contient des éléments élrangers venus là sans y être invitéset souvent hostiles aux indigènes. Le droit de conquête avaitété concédé par le souverain de Ternalo à dos familles noblesqui devinrent ensuite gouverneurs quasi-souverains à Bourou,Ceram, etc. » (Ralzîl, 1. ch. I, p. 403).

80. Momms'en, 1, ch. I, p. 132.

81. Id. 1, ch. I, p. 131.82. Ratzel, 1, ch 1, p. 160.83. Id. 1, ch. II, p. 558.84. Buhl, 1. ch

, p. 48.85. Id. 1, ch., p. 78-79.86. Mommsen, 1, ch. II, p. 405.

NOTES 223"

87. Ratzel, 1, ch II, p. 191. Cf. aussi, p. 207-208.8S. Id. 1,ch. I, p. 363.89. Mommsen, 1, ch.,p. 45.90. Cités d'après Kuli3cher, 1, ch

, p. 319.91. Ratzel. 1, ch. I, p. 263.92. F/. Oppenhcimcr. Grossgrundeigcnlum und soziale

Frage. L. II, ch. 1, Borlin, 1898.93. « Ce qui caractérise l'organisation nomade c'est la faci-

lité avec laquelle elle développe, du fonds patriarcal, des puis-sances despotiques d'une portée considérable. » (Ratzel, 1,ch. II, p. 388-389.

94. Ratzel, 1. ch,

1. p. 408.95. Cunow, 1, ch p. 66-67 : il en est de même chez les Océa-

niens, par exemple à Radak. (Ratzel, 1, ch. I, p. 267.)96. Buhl 1, Ch

, p. 17.97. Ralzel, 1, ch. II, p. 66.98. Ici. 1, c'i. II, p. IIS.99. Id. 1, ch. II, p. 167.

100. Id. 1, ch. II, p. 218.101. Id. 1, ch. I, p. 125.102. Id. 1, ch. I, p. I2i.103. Id. 1, ch. I, p. 118.104. Id. 1, cli. 1, p. 125.105. Id. 1, ch. I, p. 346.106. Id. 1. ch. I. p. 2.5.107. Id. 1, ch. I, p. 267-268.108. Mommsen. Wcllgeschichlc, t. III, p. 234-235.109 Ralzel, 1, ch. II. p. 167.110. Id. 1. ch. II, p. 229.111. Id. 1, ch. I, p 128.112. Webcr, Wellgeschichle, t. III, p. 163.113. Thurnwald, 1"' ch. p. 702-703.114. Id. 1" ch p. 712, cf. Schneider. Kullur u d

Denken der allen Aegypter ; Leipzig, 1907, p. 38.115. Ratzel, 1, ch. II, p. 599.116. Id. 1, ch. II, p. 362.117. Id. 1, ch. II. p. 34 4.

118. Meitzcn, 1, ch. II, p. 633.

98. Id.99. Id.

100. Id.101. Id.102. Id.103. Id.104. Id.105. Id.106. Id.107. Id.

221 NOTES

119. Inama-Sternegg, 1, ch. I, p. 140-141.120. Mommsen, 1, ch. V, p. 84.121 Cf. l'exposition détaillée dans Grossgrundeigenlum und

soziale Frage de Fz. Oppenheimcr.122. Mommsen, 1 ch. III, p. 234-235.123 Thurnwald, 1, p. 7 71.124. Meilzen, 1, ch. I, p. 362 ss.125. Inama-Sternegg, 1 ch. I, p. 373, 386.126. Cf. Fz. Oppenheimer. Grossgrundeigenlum, etc., p. 272.127. Thurnwald, 1 ch., p. 706.128. Ratzel, 1, ch. II, p. 503.129. Id. 1, ch. II, p. 518.130. Meitzen, 1, ch. I, p. 579 : Lors de la proclamation de la

« lex salica » l'ancienne noblesse héréditaire était déjà tombée aurang des hommes francs ou avait disparu. Mais il y avait déjàtriple « Wehrgeld » pour les fonctionnaires (600 solidi, etquand il était « puer régis » 300).

131. Thurnwald, 1, ch., p. 712.132. Inama-Sternegg, I, ch. II, p. 61.133. Thurnwald, 1, ch., p. 705.134. « Les camps les plus importants de l'armée du Rhin

avaient, en partie pour les marchands qui suivaient les trou-pes, en partie pour les vétérans qui restaient après leur libé-ration dans leurs quartiers habituels,une sorte d'annexé civile,une ville de baraques (canabae

,distincle des quartiers mili-

taires ; partout, surtout dans la Germanie, il se forma de véri-tables villes grâce à ces agglomérations autour des camps et enparticulier des quartiers généraux. » (Mommsen, 1, ch. V,p. 153).

135. Eisenhart. Geschichte der National-Oelionomie, p. 9 :

« Grâce à ce nouveau moyen de paiement plus maniable il de-vint possible d'avoir un corps plus dépendant de militaires etde fonctionnaires. La méthode de paiement régulier ne leurpermettait plus de se rendre indépendants du maitro communou de se tourner contre lui. »

136. Thurnwald, 1, ch., p. 773.137. Id. 1, ch., p. 699.138. Id. 1, ch., p. 709.

NOTES 225

139. Thurnwald. 1, ch., p. 711.140. Cf. Fz. Oppenheimer. Grossgrundeigenlum, etc., L. II,

ch. 3.141. « Une tendance est une loi dont la réalisation absolue est

retenue, ralentie,affaiblie par des circonstances antagonislcs. »(Marx. Kapital, III, p. 215.)

142. Cf. le bel ouvrage de Kropotkine : L'Enlr'aide (1906).113. Fz. Oppenheimer. Die Siedlungsgenossenschaft, etc.,

Berlin, 1896 ; du même auteur. Grossgrundeigenlum und so-ziale Frage, Berlin, 189<.

141. Cf. Fz. Oppenheimer Bcvoelkerungsgeselz des T. R.Mallhus, exposition cl critique ; Berlin, 1901.

143. Cf Fz Oppenheimer. Grundgeselz der Marxschen Ge-sellschaflslehre, exposition et critique ; Berlin, 1903.

146. Cf. Vv. Oppenheimer, Grundgeselz der Marxschen Ge-sellschafls'.ehre, IVe partie, surtout chapitre 12, « Die Tendenzder kapitahslischen iMHwicklung », p. 128 ss.

117. Cf. Fz Oppenheimer. Grossgrundeigenlum, etc., Berlin,1898, L. I, ch. 2, sect. 3 ; Physiologie des sozialen Kôrpcrs,p. 57 ss.

118. Cf. Ibld. L. II, ch. 2. secl. 3, p. 322 ss.119. Cf. Ibid. L. II, ch. 3, sect 4, surtout p. 423 ss.150. Cf. l'arliclc do Fz Oppenheimer. Die Ulopieals Talsache,

dans la Zeitschrift fur So=;aMI7ssensc/ia/Y,II (1899), p. 190 ss.151. Cf. Fz. Opponheim::r._S/erî(H7)!7S(7enossensc/!a/7,etc.,

TABLE DES MATlEf^g^x

-._w---^ Pages.INTRODUCTION 1

a) Définition de l'Etat 1

h) La conception sociologique de l'Etal. .

G

PREMIÈRE PARTIE. — L'Origine de l'Etal ... 11a) Moyen politique et moyen économique

.13

L) Peuples sans Etal (Chasseurs et Labou-reurs) 15

c) Peuples antérieurs à 1 Kt it (Pasteurs etVikings) 19

d) La genèse de l'Etat 31DEUXIÈME PARTIE. — L'Etal Féodal Primitif

. .59^

a) La domination 59L) L'intégration 64c) La ditîérentialion (Théories et psycholo-

gie de groupe) '..

66d) L'Etat Féodal Primitif de degré supérieur. 77

TROISIÈME PARTIE — L'Etat Maritime .... 90a) Commerce antérieur à l'Etat 91L) Le commerce et l'Etat primitif.

. . .102

c) La formation de l'Etal Maritime.. . .

106'd) Nature et fin de l'Etat Maritime ... 118

228 NOTES

QUATHIÈ.MEPARTIE. — L'Evolutionde VEtal Féodal. 133

a) Origines de la grande propriété foncière.

133b) Le pouvoir central dans l'Etat Féodal Pri-

mitif 139c) La désagrégation politique et sociala de

l'Etat Féodal Primitif 116d) La fusion ethnique

. . .163

e) L'Etat Féodal Développé 169CINQUIÈMB PARTIE.— L'Evolution de l'Elal Cons-

titutionnel 175

a) Emancipation de la classe paysanne . .177

h) Naissance de la ville industrielle. . .

180

c) Influences de l'économie monétaire. .

185d) L'Etat constitutionnel moderne.

. . .195

CONCLUSION. — Lu tendance de l'Evolution del'Elal 20(>

NOTES ... 219

MAYENNE, I3IP1UJIEIUE CHARLES LOI.IN