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L’estrangement Retour sur un thème de Carlo Ginzburg Études réunies par Sandro Landi Numéro Hors série - 2013 ÉCOLE DOCTORALE MONTAIGNE-HUMANITÉS Revue interdisciplinaire d’Humanités

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L’estrangement Retour sur un thème de Carlo Ginzburg

Études réunies par Sandro Landi

Numéro Hors série - 2013

ÉCOLE DOCTORALE MONTAIGNE-HUMANITÉS

Revue interdisciplinaire d’Humanités

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Comité de rédactionSandro Landi, Isabelle Poulin, Pierre Beylot, Brice Chamouleau, Magali Fourgnaud, Pierre-Amiel Giraud, Bertrand Guest, Sandra Lemeilleur, Mathilde Lerenard, Anne-Laure Rebreyend, Hugo Remark, Jeffrey Swartwood, François Trahais, Valeria Villa

Comité de lecture Patrick Baudry, Patrice Brun, Florence Buttay, Pascal Bertrand, Hélène Camarade, Valérie Carayol, Adrian Cérépi, Laurent Coste, Pierre Darnis, Jean-Paul Engélibert, Richardo  Etxepare, Michel  Figeac, Valérie  Fromentin, François  Godicheau, Elvire Gomez-Vidal, Pierre Guibert, Nathalie Jaëck, Martine Job, Frédéric Lambert, Valéry  Laurand, Guillaume  Le  Blanc, Caroline  Le  Mao, Elisabeth  Magne, Émilie d’Orgeix, Cristina Panzera, Nicole Pelletier, Dominique Picco, Denis Retaillé, Jean-Paul Révauger, Bernadette Rigal-Cellard, Christophe Pébarthe, Céline Spector, Isabelle Tauzin

Comité scientifiqueJean  Boutier (EHESS), Anne-Emmanuelle Berger (université Paris  8), Catherine Coquio (université Paris 7), Carlo Ginzburg (UCLA et Scuola Normale Superiore, Pise), German Labrador Mendez (Princeton University), Franco Pierno (Victoria University in Toronto), Dominique  Rabaté (université Paris  7), Charles Walton (Yale University)

Secrétaire de rédactionChantal Duthu

Les articles publiés par Essais sont des textes originaux. Tous les articles font l’objet d’une double révision anonyme.Tout article ou proposition de numéro thématique doit être adressé au format word à l’adresse suivante : [email protected] revue Essais est disponible en ligne sur le site :www.u-bordeaux3.fr/fr/recherche/ecole_doctorale/la-revue-essais/les-numeros-de-la-revue.html

Éditeur/DiffuseurÉcole Doctorale Montaigne-HumanitésUniversité Michel de Montaigne Bordeaux 3Domaine universitaire 33607 Pessac cedex (France)www.u-bordeaux3.fr - rubrique Recherche -École Doctorale Montaigne-Humanités Revue de l’École DoctoraleISBN : 978-2-9544269-1-4 • EAN : 9782954426914© Conception/mise en page : DSI Pôle Production Imprimée

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ÉditoEn peignant le monde nous nous peignons nous-mêmes, et ce faisant

ne peignons « pas l’être », mais « le passage »*. Dialogues, enquêtes, les textes amicalement et expérimentalement réunis ici pratiquent active-ment la citation et la bibliothèque. Ils revendiquent sinon leur caractère fragmentaire, leur existence de processus, et leur perpétuelle évolution.

Créée sur l’impulsion de l’École Doctorale « Montaigne-Humanités » de l’Université Bordeaux 3, la revue Essais a pour objectif de promou-voir une nouvelle génération de jeunes chercheurs résolument tournés vers l’interdisciplinarité. Essais propose la mise à l’épreuve critique de paroles et d’objets issus du champ des arts, des lettres, des langues et des sciences humaines et sociales.

Communauté pluridisciplinaire et plurilingue (des traductions inédites sont proposées), la revue Essais est animée par l’héritage de Montaigne, qui devra être compris comme une certaine qualité de regard et d’écriture.

Parce que de Montaigne nous revendiquons cette capacité à s’exiler par rapport à sa culture et à sa formation, cette volonté d’estrange-ment qui produit un trouble dans la perception de la réalité et permet de décrire une autre scène où l’objet d’étude peut être sans cesse refor-mulé. Ce trouble méthodologique ne peut être disjoint d’une forme particulière d’écriture, celle, en effet, que Montaigne qualifie de façon étonnamment belle et juste d’« essai ».

En inaugurant la revue Essais nous voudrions ainsi renouer avec une manière d’interroger et de raconter le monde qui privilégie l’inachevé sur le méthodique et l’exhaustif. Comme le rappelle Theodor Adorno (« L’essai comme forme », 1958), l’espace de l’essai est celui d’un anachro-nisme permanent, pris entre une « science organisée » qui prétend tout expliquer et un besoin massif de connaissance et de sens qui favorise, plus encore aujourd’hui, les formes d’écriture et de communication rapides, lisses et consensuelles.

Écriture à contrecourant, l’essai vise à restaurer dans notre communauté et dans nos sociétés le droit à l’incertitude et à l’erreur, le pouvoir qu’ont les Humanités de formuler des vérités complexes, dérangeantes et paradoxales. Cette écriture continue et spéculaire, en questionnement permanent, semble seule à même de constituer un regard humaniste sur un monde aussi bigarré que relatif, où « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».

C’est ainsi qu’alternent dans cette «  marqueterie mal jointe  », numéros monographiques et varias, développements et notes de lecture, tous également essais et en dialogue, petit chaos tenant son ordre de lui-même.

Le Comité de Rédaction

* Toutes les citations sont empruntées aux Essais (1572-1592) de Michel de Montaigne.

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Dossier

L’estrangement Retour sur un thèmede Carlo Ginzburg

Études réunies parSandro Landi

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Carlo G

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Carlo G

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Carlo Ginzburg au Château Montaigne, octobre 2012.

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À Christian Marchaud, in memoriam.

« Fatti gli occhi, figuratevi la sua meravigliaquando si accorse che gli occhi si muovevanoe che lo guardavano fisso fisso. Geppetto, vedendosi guardare da quei due occhi di legno,se n’ebbe quasi per male, e disse: Occhiacci di legno, perché mi guardate? »1

À l’origine de ce recueil d’études il y a un livre au titre énigmatique, Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza, publié par Carlo Ginzburg chez l’éditeur Feltrinelli en 19982. En lisant ce titre pour la première fois, je me souviens d’avoir éprouvé une étrange sensation de familiarité  : la référence à Pinocchio m’évoquait des souvenirs d’enfance alors que le nom de l’auteur me renvoyait à mes occupations d’adulte. Les deux choses me semblaient inconciliables. J’ai ensuite réalisé que ce titre fonctionnait lui-même comme une structure en abîme permettant d’entraîner le lecteur dans le jeu de l’auteur tout en gardant une partie d’indicible. Concernant les titres, Theodor Adorno écrit que « la recherche d’un titre tend toujours à amener au grand jour ce qui est caché. L’œuvre s’y refuse pour sa propre sauvegarde. Les bons titres sont si proches de la chose qu’ils respectent son mystère »3. Quinze ans plus tard, Occhiacci di legno a gardé le mystère de la chose. À mon sens, aucune traduction européenne de ce titre (Woodden eyes, Holzaugen, Ojazos de madera, À distance) ne rend le sentiment de malaise qu’éprouve Geppetto confronté au regard du pantin dont il revendique la paternité. Ce regard, à la fois proche et distant, qui produit un effet de trouble et de dépaysement, est proprement un regard « estrangeant ».

1 Carlo Collodi, Le avventure di Pinocchio, Florence, Bemporad Marzocco, 1966, p. 9.2 Carlo Ginzburg, Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza, Milan, Feltrinelli, 1988. 3 Theodor Adorno, Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984 [1958], p. 241.

Avant-Propos

Sandro Landi

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Le mot «  estrangement  » n’existe pas dans le Français contemporain. Carlo Ginzburg utilise en Italien le mot «  straniamento  », qui est en réalité un calque du Russe ostranienie, dans le titre du premier essai de son ouvrage4. Cependant, le mot «  estrangement  », utilisé par le traducteur français de Ginzburg, n’est pas un simple calque de l’Italien puisqu’il existe en Moyen Français. Le Trésor de la langue françoise de Jean Nicot, (1606) enregistre en effet le verbe « estranger », à savoir « séparer et mettre hors de soy quelque chose, et la réduire en respect et condition de chose étrange »5. « Estrangement », également attesté en tant que substantif, est proprement ce qui résulte de cette action d’aliénation de soi-même et de ce qui est familier. Comme le souligne Isabelle Poulin, en utilisant un terme vieilli, le traducteur français « renvoie à cet autre point de départ : la langue de Montaigne »6 et involon-tairement, sans doute, à l’essai, genre d’écriture  que Ginzburg pratique de façon presque exclusive. Par une sorte de phénomène de rémanence, le mot « estrangement » a, paraît-il, la capacité de désigner intuitivement un champ de l’expérience assez commun et facilement reconnaissable, mais que la langue actuelle n’arrive plus à dire correctement. On peut dès lors affirmer, que l’un des objectifs de ce recueil d’études est de contribuer à faire réapparaître ce mot dans la langue, d’abord dans la langue des chercheurs en sciences humaines et sociales, mais aussi, plus généralement, dans le langage courant.

Il nous a semblé important de stimuler une réflexion sur l’estrangement pour plusieurs raisons. La première tient à la place qu’il occupe dans l’œuvre de Carlo Ginzburg. Peut-être à cause de son caractère insaisissable, l’estran-gement n’a pas fait l’objet, jusqu’à présent, d’un débat comparable à celui suscité par le paradigme de l’indice, dont Ginzburg propose la théorie dans un article paru en 19797. Au début de cet article célèbre Ginzburg affirme

4 Carlo Ginzburg, « Straniamento. Preistoria di un procedimento letterario », in Occhiacci di legno, op. cit., p. 15-39.

5 Jean Nicot, Thresor de la langue françoyse, tant ancienne que moderne, Paris, David Douceur, 1606, p. 265.

6 Voir la contribution d’Isabelle Poulin publiée ici p. 182 ; je renvoie également à cet article pour ce qui concerne la traduction de la notion d’ostranenie dans différentes langues européennes.

7 Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire  », in Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Lagrasse, Verdier, 2010 [1986]  ; l’article «  Spie. Radici di un para-digma indiziario  » date de 1979  ; sur la réception de cet article, la bibliographie est vaste, cf. Denis Thouard (éd.), L’interprétation des indices. Enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2007 ; Carlo Ginzburg, « Postface. Réflexion sur une hypothèse » in Mythes, emblèmes, traces, op. cit., p. 351-364 ; voir en outre l’article de Ginzburg ici publié, note 52. En ce qui concerne le débat sur l’estrangement, cf. notamment Hélène Merlin-Kajman, « L’histoire au voisinage de la littérature », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2003/3, n° 50-3, p. 182-187 et Stéphane Van Damme, « À distance de Carlo Ginzburg, une mise à l’épreuve des méthodes de l’histoire culturelle », Les Dossiers du Grihl [En ligne], Les dossiers de Stéphane Van Damme, Historiographie et méthodologie, mis en ligne le 28 juin 2007, consulté le 2 septembre 2013 : http://dossiersgrihl.revues.org/702 ; DOI : 10.4000/dossiersgrihl.702.

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vouloir «  montrer comment est apparu silencieusement, dans le domaine des sciences humaines, un modèle épistémologique (ou, si l’on préfère, un paradigme) […] qui opère largement dans les faits […] mais auquel on n’a pas suffisamment prêté attention ». C’est une phrase qui pourrait sans doute s’adapter à l’article sur l’estrangement, tant la démarche intellectuelle qui préside à la mise en lumière de ces deux objets est similaire. En effet, dans les deux cas, il s’agit de rendre visible et de formaliser quelque chose qui est para-doxalement sous les yeux de tous, qui appartient au domaine de l’expérience commune, dont la connaissance pourrait pourtant aider à regarder la réalité autrement, c’est-à-dire de manière critique « et sans être submergé par elle »8. Dans les deux cas, en outre, l’historien, en empruntant la « voie passablement tortueuse »9 caractéristique de l’essai, poursuit une démarche de type « archéo-logique » et comparatif qui le mène à recomposer dans un cadre cohérent, les traces éparses d’un savoir silencieux, effacé mais toujours opératoire.

Entre le paradigme de l’indice et celui de l’estrangement existe donc un lien, à tel point qu’il est possible d’affirmer que le premier n’est qu’une potentialité du second. Dans les deux cas, ce qui est essentiel c’est en effet la question du point de vue en histoire mais aussi – à un autre niveau – de l’histoire comme point de vue «  estrangeant  » sur le monde10. Dans le paradigme de l’indice, Ginzburg préconise une technique d’analyse des faits humains fondée sur une variation de l’échelle d’observation, ce qui sera à l’origine de la méthode micro-historique11. Dans cette méthode –  faut-il le souligner – ce n’est pas tant la dimension « micro » qui compte que le principe de la variation du point de vue qui bénéficie d’un privilège particulier12 : celui précisément qui vise à dénatura-liser les objets de connaissance, à les arracher à l’automatisme de la perception ordinaire du sens commun historique, autrement dit, à les « estranger ». C’est sans doute pour cette raison que Ginzburg a souvent alterné dans ses études –  de façon parfois soudaine et déroutante – la perspective micro et celle macro, l’analyse du détail et la méthode morphologique et comparatiste. Les deux sont

8 Carlo Ginzburg, « Préface  », in À Distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001, p. 12.

9 « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire », in À distance, op. cit., p. 16-36, à la p. 18. 10 Siegfried Kracauer, L’histoire des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2006 [1969], p. 57 : « Certes,

la connaissance de ce qui s’est produit ne nous apprend rien de ce qui nous attend, mais elle nous permet au moins de considérer le théâtre du monde contemporain avec une certaine distance. L’histoire a ceci de commun avec la photographie, qu’elle permet, entre autres choses, un effet d’estrangement » ; Carlo Ginzburg parle de cet ouvrage de Siegfried Kracauer in Le fil et les traces. Vrai faux fictif, Lagrasse, Verdier, 2010 [2006], p. 389-392.

11 Carlo Ginzburg, “Qualche domanda a me stesso”, in Carlo Ginzburg Premio Balzan 2010 per la storia d’Europa (1400-1700), Milan, Fondazione Internazionale Balzan, 2011, p. 13.

12 Jacques Revel, «  Micro-analyse et construction du social  », in Jeux d’échelles. La mycro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, p. 15-36, à la p. 19  ; Carlo Ginzburg, & Trigve Riiser Gundersen, « On the Dark Side of History », Eurozine (mis en ligne le 11 juillet 2003 : http://www.eurozine.com/article/2003-07-11-ginzburg-en.html).

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complémentaires et, comme il le souligne lui-même, ce n’est qu’à travers l’étude intensive de cas, notamment de cas en apparence anomaux ou étranges, que l’on pose les conditions d’une généralisation solide13.

Dans le parcours intellectuel de Carlo Ginzburg, la découverte de l’estran-gement relève d’abord d’une intuition qui est aussi une sorte d’autorévélation, celle, précisément, dont il témoigne dans la préface d’Occhiacci di legno : « j’en-seigne depuis 1988 à Los Angeles. Le fait de m’adresser à un public étudiant comme celui de l’université de Californie, dont la formation est très lointaine de la mienne, et qui se compose lui-même d’individus ethniquement et cultu-rellement divers, m’a contraint à considérer autrement des thèmes de recherche qui m’étaient familiers depuis longtemps. Leur importance n’a nullement été diminuée à mes yeux, mais elle m’est devenue moins évidente  »14. Distance conçue donc ici au sens littéral du terme comme éloignement par rapport à son propre pays et à sa culture. Distance, dont l’utilité se manifeste aussi vis-à-vis de son « inconscient scolaire », c’est-à-dire, de l’ensemble des structures cognitives, fortement intégrées comme une seconde nature, qui fondent l’appartenance à une culture universitaire15. L’estrangement comme méthode implique ainsi l’acceptation de cette condition paradoxale qui consiste à s’estranger par rapport à ses mœurs académiques, à son objet d’étude et à sa discipline. Mais, jusqu’à quel point peut-on pousser ses intérêts sans oublier son identité et être toujours reconnu comme historien par ses pairs ? C’est une question que l’on peut lire en filigrane dans de nombreux articles et ouvrages de Carlo Ginzburg, comme si la condition d’historien n’était pas pour lui acquise une fois pour toutes, mais seulement au prix d’une confrontation avec d’autres disciplines, une confronta-tion troublante et à l’issue incertaine16. Il s’agit là d’une position sans équivalent, qui situe cet intellectuel aux marges de la corporation historienne et, en même temps, au cœur du débat historique, et qui explique aussi le rôle de sources pérennes d’inspiration que jouent dans son parcours les œuvres inclassables d’Abi Warburg, d’Eric Auerbach, de Siegfried Kracauer.

Dans un livre magnifique consacré à Piero  della  Francesca, Ginzburg a souligné l’importance qu’il y a à effectuer des incursions dans des domaines, en l’occurrence celui de l’histoire de l’art, «  pas forcément ennemi(s), mais sûrement étranger(s) »17. Les incursions récentes de Ginzburg dans des domaines privilégiés de la critique littéraire ou philosophique (ses essais sur Montaigne,

13 Carlo Ginzburg, « Qualche domanda a me stesso », art. cit., p. 13. 14 Carlo Ginzburg, À distance, op. cit., p. 11. 15 Pierre Bourdieu, « L’inconscient d’école », Actes de la recherche en sciences sociales, 135, 2000,

p. 3-5. 16 « Il affirme qu’il voulut d’abord être romancier, puis peintre. Étudiant les humanités à Pise, il

hésitait sur la discipline qu’il choisirait, et finit par devenir historien. Mais “devint”-il vraiment historien ? » : Pierre Savy, « Carlo Ginzburg. Historic Strip », Labyrinthe, 32/2009 (1), mis en ligne le 1er février 2011 : http://labyrinthe.revues.org/3997.

17 Carlo Ginzburg, Enquête sur Piero della Francesca. Le “Baptême”, le cycle d’Arezzo, la “Flagellation” d’Urbino, Paris, Flammarion, 1983 [1981], p. 19.

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Machiavel, Stendhal, Dante) obéissent à une démarche analogue  : s’éloigner de son champ pour mieux saisir, en dernière analyse, ce qui fonde la spécificité de l’approche historienne de la réalité. Il y a dans cette démarche un parti pris qui, tout en rejetant la fixité des identités disciplinaires, postule une production de connaissances fondée sur le mouvement, le changement soudain de point de vue (à l’instar de la métaphore de la perspective utilisée par Machiavel dans la dédicace du Prince)18, l’effet de surprise  : l’essai sur l’estrangement comme procédé littéraire, est né, écrit-il « d’une volonté de dépayser son lecteur, et avant tout son auteur »19. La forme sinueuse et expérimentale de l’essai joue un rôle déterminant dans une stratégie narrative et cognitive qui vise à saisir des confi-gurations de la réalité qui échappent d’ordinaire à des modes d’écriture de l’his-toire en apparence plus rigoureux et déductifs20. L’estrangement et son écriture interrogent ainsi la rationalité propre au métier d’historien car ils envisagent une technique de contournement du réel dont le but, malgré le caractère fragmen-taire et opaque des sources, est la compréhension d’une réalité plus profonde et ignorée21. S’éloigner, donc, se rendre ignorants – par une sorte d’obnubila-tion volontaire et momentanée – comme condition pour s’émerveiller et faire des découvertes. La question que l’estrangement pose finalement aux historiens –  mais, plus généralement, à tous ceux qui pratiquent des savoirs exclus du paradigme « galiléen »22 – est celle de la capacité à produire non seulement des connaissances nouvelles dans leur contexte disciplinaire, mais aussi à « inventer de nouveaux points de départ »23, c’est-à-dire des perspectives inexplorées sur la condition humaine et sur les rapports de force qui structurent, dans le temps, les sociétés humaines. La logique paradoxale de l’estrangement rappelle, au fond, que la condition nécessaire pour que les sciences humaines et sociales puissent continuer à remplir la fonction indispensable qui est la leur et produire du nouveau, est une pratique rigoureuse de mise à distance du côté automatique et héréditaire des questions et des méthodes qui s’engendrent dans une même communauté disciplinaire.

18 Carlo Ginzburg, À distance, op. cit., p. 157-159. 19 Ibid., p. 12. 20 Carlo Ginzburg, Nulle île n’est une île. Quatre regards sur la littérature anglaise, Lagrasse, Verdier,

2005 [2000], p. 11 : « Au jeu d’échecs de la recherche intellectuelle, les tours majestueuses des disciplines avancent implacablement en ligne droite : le genre de l’essai se déplace plutôt comme le cheval, de manière imprévisible, sautant d’une discipline à l’autre, d’un ensembe de textes à l’autre ».

21 Carlo Ginzburg, À distance, op. cit., p. 26 : « Comprendre moins, être ingénu, rester stupéfait, sont des réactions qui peuvent nous aider à voir davantage, à saisir une réalité plus profonde, plus naturelle », sur ce point les observations de Sylvia Giocanti dans l’article publié ici, p. 24 ; une technique analogue de contournement du réel est envisagée dans l’article sur le paradigme de l’indice  : «  si la réalité est opaque, des zones privilégiées existent –  traces, indices – qui permettent de la déchiffrer », C. Ginzburg, « Traces », art. cit., p. 290.

22 Sur le paradigme « galiléen », relatif aux disciplines qui enquêtent sur le monde naturel, cf. ibid., p. 250.

23 Isabelle Poulin, art. cit., p. 185.

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Le rapport à la littérature et à la fiction constitue sans doute pour l’histo-rien la forme suprême d’estrangement. Dans un entretien, Ginzburg rappelle qu’il y a eu historiquement une compétition entre fiction et histoire pour la représentation de la réalité et que les romanciers ont fait des découvertes techniques que les historiens peuvent utiliser comme dispositifs cognitifs24. Ginzburg a souvent parlé des racines littéraires de sa vocation d’historien et tout particulièrement de la place qu’il a consacrée dans sa jeunesse à la lecture de romans25. L’estrangement est un procédé littéraire et Ginzburg en retrace en historien une histoire possible à l’usage d’abord des historiens. Si donc des historiens, écrit-il, « des chercheurs aux prises avec des documents d’archives », doivent « perdre leur temps avec l’estrangement ou tout autre de ces concepts élaborés par les théoriciens de la littérature »26, c’est parce que le gain cognitif qui résulte de ce geste en apparence gratuit peut, en fin de compte, se révéler considérable. Toutefois, pour Ginzburg, ce retour aux sources littéraires de sa profession d’historien relève aussi d’une volonté polémique27. Dans sa longue carrière, Ginzburg s’est en effet confronté à deux ennemis majeurs : le positi-visme qui identifiant les sources au réel rend impossible tout travail d’inter-prétation ; le scepticisme qui, rapprochant histoire et fiction, relativise ou nie la possibilité d’une connaissance historique. En prenant position contre les tendances déconstructionnistes qui s’imposent et se banalisent dans les univer-sités américaines pendant les années 1990, Ginzburg mène dans ses derniers ouvrages un combat pour la vérité en histoire contre toute dérive nihiliste. L’histoire est une forme de connaissance indirecte et conjecturale, fondée sur la lecture et l’interprétation de textes. Mais les textes – dit-il  – présentent des fissures et dans le récit des témoins il y a toujours un noyau irréductible à toute tentative de manipulation, un noyau qui constitue le fondement d’une vérité probable28. Aussi, Ginzburg nous a mis tôt en garde contre le risque que représente l’effacement de la notion de preuve en histoire ; risque d’autant plus évident dans une époque comme la nôtre où l’accumulation massive d’informa-tions non vérifiables, favorisant l’expression publique de toute sorte de vérité29,

24 Philippe Mangeot, «  De près, de loin des rapports de force en histoire. Entretien avec Carlo Ginzburg », in Vacarme, 18, hiver 2002 : http://www.vacarme.org/article235.html.

25 Carlo Ginzburg, « Mythes, emblèmes, traces », art. cit., p. 9. 26 Carlo Ginzburg, À distance, op. cit., p. 35. 27 Ibid., p. 36  : « En soulignant les enjeux cognitifs de l’estrangement, je voudrais m’opposer

aussi avec la plus grande clarté à certaines théories en vogue, qui tendent à brouiller jusqu’à les rendre indistinctes les frontières entre l’histoire et la fiction » ; pour une discussion de cette prise de position, cf. François Hartog, « Aristote et l’histoire, une fois encore », in Critique, 2011/6 n° 769-770, p. 540-552.

28 Carlo Ginzburg, Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2003 [2000], p. 82.

29 À ce sujet, voir les considérations de Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012, p. 275.

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Avant-Propos 15

rend possible, pour la première fois, le négationnisme de masse. Comme le souligne Perry Anderson dans un compte-rendu de Le fil et les traces30, l’intensité de ce combat épistémologique et déontologique, chez un historien d’ordinaire peu enclin au militantisme31, renvoie à la mémoire de la persécution des Juifs et, indirectement, aux raisons profondes qui ont motivé le choix de Ginzburg de devenir historien. En retraçant son itinéraire de recherche, ce dernier a décrit le processus qui l’a mené de façon instinctive à s’identifier avec son premier objet d’étude (les victimes de l’Inquisition) et, progressivement, à réfléchir sur son identité juive32. La découverte de l’estrangement n’est pas sans rapport avec une nouvelle prise de conscience de sa condition identitaire : « je suis un juif né et élevé en pays catholique ; je n’ai jamais reçu d’éducation religieuse ; mon identité juive est largement le fruit de la persécution »33. L’estrangement, en somme, est aussi à mettre en relation avec cette position d’appartenance multiple, d’inclusion/exclusion particulièrement propice à discerner le côté intimement contradictoire et conflictuel de notre civilisation.  Aussi, dans le rapport de proximité et de distance que les chrétiens des origines entretiennent avec la tradition juive – résumé par l’étonnante revendication d’être le « vrai Israël »(verus Israel) – Ginzburg repère l’angle mort de notre tradition, celui qui fonde la maitrise occidentale du vrai et du fictif de même que notre conception du temps historique34.

Le retour sur la notion d’estrangement que proposent les articles ici réunis, prolonge la réflexion de Carlo Ginzburg autour de quelques noyaux théma-tiques. Une série de contributions s’intéresse à celle que Perry Anderson appelle la « famille » des « praticiens de l’estrangement » reconstituée par Ginzburg dans son ouvrage de 199835. Évidemment il ne s’agit pas ici de combler des lacunes ni de proposer une généalogie linéaire des figures de l’estrangement à la manière de l’histoire des idées. L’engendrement des textes et des auteurs qui ont adopté cette lecture de la réalité est et doit rester fragmentaire. Toutefois, lire, ou mieux relire, Montaigne (Sylvia Giocanti et Ilaria Gaspari), Montesquieu (Céline Spector) et Machiavel (Lucio Biasiori) à la lumière de l’estrangement a permis de mettre en évidence des configurations et des usages inédits, paral-lèles et parfois concurrents, de cette notion. De plus, si l’estrangement est, dans tous les cas étudiés, une technique de dévoilement et de maîtrise du

30 Perry Anderson, « The Force of the Anomaly », in London Review of Books, 34, n. 8, 26 avril 2012, p. 3-13.

31 Cf. Carlo Ginzburg, T. R. Gundersen, « On the dark side of history », art. cit. 32 Carlo Ginzburg, « Qualche domanda a me stesso », art. cit., p. 10. 33 Carlo Ginzburg, À distance, op. cit., p. 12. 34 Ibid., p. 162-163 et Carlo Ginzburg et Martin Rueff, « La lettre tue. Sur quelques implications

de la deuxième épître aux Corinthiens 2, 3.6 », Critique, 2011/6, n° 769-770, p. 576-605.35 Perry Anderson, « The Force of the Anomaly », art. cit., p. 7.

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monde politique et social, c’est surtout dans la mobilisation de figures non humaines36, notamment d’automates, que celle-ci trouve son application la plus troublante. De cet angle, l’estrangement peut être conçu comme un « dispositif scopique » qui sert à réfléchir « sur l’humanité de l’homme » (Jean-Paul Engelibert) ; ou bien comme un « opérateur pratique de déprise » dont l’enjeu, en dernière analyse, est « une interrogation sur l’évidence humaine » (Guillaume Le Blanc). Une seconde piste de réflexion correspond à une tenta-tive de mise à l’épreuve de l’estrangement dans le travail des historiens. Pensée par un historien à l’usage d’autres historiens, cette notion révèle son efficacité tant dans la définition de nouveaux objets de recherche que dans la critique des méthodes à l’œuvre – souvent de façon implicite – dans la recherche empi-rique. Selon Ginzburg, le respect des morts, dans le dialogue qui s’établit avec eux, est l’une des conditions qui fondent cette discipline37. S’inscrivant en faux contre la tendance qui fait l’éloge de l’anachronisme dans la recherche historique, Ginzburg souligne dans son article que le respect du langage des acteurs du passé implique un effort constant de défamiliarisation des catégo-ries qui sont les nôtres. En s’inspirant du linguiste et anthropologue améri-cain Kenneth L. Pike, Ginzburg propose d’adopter dans la lecture des textes du passé une attitude qui vise systématiquement à distinguer « deux niveaux d’analyse, celui de l’observateur, et celui de l’acteur, baptisé respectivement niveau étique (de phonétique) et niveau émique (de phonémique) ». Le but de cette opération de mise à distance entre nous et eux, entre nos mots et les leurs, est la possibilité de récupérer des fragments « émiques » à même de dialoguer avec nos catégories «  étiques  » et, en fin des comptes, de les reformuler38. Cette exigence de résister à la proximité trompeuse des acteurs est générale-ment partagée. Aussi bien par l’historien de l’antiquité, confronté à la fausse familiarité que son objet d’étude suscite en lui (Christophe Pébarthe), que par celui du passé récent qui doit faire face à la concurrence des historiens non professionnels et à la propension de ceux qui pratiquent ce métier « à natura-liser le passé et en particulier les subjectivités passées » (François Godicheau). Dans un contexte différent, celui de la Méditerranée à l’époque moderne, Florence Buttay fait usage de la notion d’estrangement dans le but d’appré-

36 Sur l’estrangement comme «  stratégie de repeuplement du monde social […] par les non humains » voir les observations de Van Damme, «  À distance », art. cit.

37 Ph. Mangeot, « De près, de loin des rapports de force en histoire », art. cit. : « Il n’y a pas de serment d’Hérodote ou de Thucydide pour les historiens comme il y a un serment d’Hippocrate pour les médecins ; mais s’il y en avait un, le respect des morts devrait y figurer ».

38 Sur la distinction « émique »/« étique » (emic/etic), cf. aussi, Carlo Ginzburg, « l’historien et l’avocat du diable », entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal, Gèneses, 2003/4, n. 53, p. 113-138, à la p. 126 et Simona Cerutti, « Histoire pragmatique, ou de la rencontre entre histoire sociale et histoire culturelle », Tracés. Revue de Sciences humaines [Online], 15/2008, Online since 1 December 2010, connection on 4 September 2013 : http://traces.revues.org/733 ; DOI : 10.4000/traces.733.

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Avant-Propos 17

hender ce qui fonde la spécificité du regard que Giorgio del Giglio Pannilini – espion, renégat, voyageur – porte sur l’islam et le christianisme. Les articles d’Hélène Merlin-Kajman et d’Isabelle Poulin invitent finalement à revenir au point de départ, à savoir aux racines littéraires de l’estrangement dans la tenta-tive de saisir ce qui fonde, par rapport à la définition de ce procédé proposée par Viktor Šklovskij en 1917, la spécificité de la démarche de Carlo Ginzburg.

Pour terminer, un mot de remerciement pour tous ceux qui ont accepté de participer à cette expérience collective. Il nous a aussi paru approprié de revenir sur l’estrangement parce que cette notion évoque l’obligation pour tout chercheur en sciences humaines de s’ouvrir au potentiel cognitif présent dans d’autres démarches disciplinaires. Réunir des philosophes, des historiens et des littéraires autour de l’estrangement est probablement la seule manière perti-nente de discuter cet aspect important de l’œuvre unique de Carlo Ginzburg. La revue Essais, qui publie les actes des journées d’étude qui ont eu lieu à Bordeaux les 23 et 24 octobre 201239, est le reflet de la volonté l’École docto-rale « Montaigne-Humanités  » de donner le maximum de visibilité à cette obligation, constitutive des humanités telles que nous les concevons, telles que les conçoit surtout le docteur honoris causa 2012 de l’Université Michel de Montaigne de Bordeaux. À Carlo  Ginzburg, qui a animé ces journées avec une générosité inoubliable et qui contribue à ce numéro d’Essais avec un article inédit en Français, j’adresse toute ma gratitude.

Sandro LandiEA 4574 SPH

Université Michel de Montaigne Bordeaux [email protected]

Je souhaite exprimer ma gratitude à Frédéric Dutheil, à Maïalen Lafitte et à Isabelle Poulin qui ont contribué à la réalisation de ce numéro d’Essais.

39 Journées d’études organisées par Sandro Landi, Guillaume Le Blanc et Isabelle Poulin.

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L’art sceptique de l’estrangement dans les Essais de Montaigne

Sylvia Giocanti

Dans son essai « L’estrangement1 », Carlo Ginzburg définit l’estrangement comme un procédé ou un art qui permet de soustraire la perception à l’auto-matisme instauré par l’habitude.

Cette habitude perceptive est analysée dans les Essais de Montaigne d’une manière similaire comme un effet de la coutume, si ce n’est que pour Montaigne la perception n’est jamais affaire de pure sensibilité, puisqu’elle relève toujours aussi du jugement, d’un investissement du réel à partir de valeurs qui précèdent la perception et la configurent.

Cette proximité dans la différence entre les deux  auteurs nous incite à confronter l’estrangement des Essais de Montaigne au concept d’estrange-ment selon Carlo Ginzburg tel qu’il est exposé dans plusieurs textes  : l’essai « L’estrangement », deux autres essais du même recueil intitulés « Distance et perspective » et « Tuer un Mandarin chinois (des conséquences morales de la distance) », et l’entretien « De près, de loin. Des rapports de force en histoire », publié en français dans le recueil Un seul témoin2.

Nous commencerons par analyser l’estrangement sceptique comme une rupture d’adhésion aux jugements coutumiers, rupture qui a pour conséquence une remise en cause de l’étonnement ordinaire et des prétentions de l’esprit à s’emparer de la chose même dans sa nature propre. Nous examinerons ensuite la mise à distance sceptique comme mise en perspective qui permet moins de relativiser les points de vue, que de les démultiplier pour mieux cerner un fait. Puis, nous montrerons que ce point de vue sceptique différenciateur a pour conséquence de faire apparaître le semblable comme étrange de manière irréductible et persistante, l’étrangeté étant pour Montaigne le vrai visage des choses et la caractéristique de notre condition. Ceci aura pour conséquence

1 Carlo Ginzburg, « L’estrangement », in À distance, Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Éditions Gallimard NRF, 2001 (traduction française par Pierre Antoine Fabre), p. 17.

2 Carlo Ginzburg, Un seul témoin, Paris, Bayard éditions, 2007, p. 71-104.

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Sylvia Giocanti20

de faire de l’art sceptique de l’estrangement une investigation de la vérité par la fiction comprise comme procédé d’attestation de la véracité de la parole au moyen de la textualisation.

L’estrangement sceptique comme rupture avec les jugements coutumiers

Nous partirons pour opérer cette confrontation de la question de Carlo Ginzburg : « Comment ne pas être dupe d’une réalité tellement appri-voisée que nous l’approchons comme une évidence, en y retrouvant ce que nous savions déjà ?3 ». Montaigne semble en effet y répondre de la manière suivante  : c’est la tâche d’un esprit critique, c’est-à-dire sceptique, de lutter contre cette approche spontanée du réel à partir d’un « déjà connu », qui est en vérité un pseudo-savoir, un ensemble de préjugés, dont on prend la mesure lorsqu’on examine la puissance de la coutume.

La coutume est, comme le résume très bien Carlo Ginzburg « ce qui fait tenir la réalité pour sûre4 » en investissant la réalité de jugements tout faits qu’on ne réeffectue plus par soi-même au moyen de sa raison, si bien que tout semble aller de soi. C’est le propre du dogmatisme spontané  : l’autorité de traditions sédimentées se prononce à notre place, et ainsi nous dépossède de nous-même, mais en même temps nous confère l’assurance de celui qui sait, et qui n’est jamais contredit, puisque tous ses proches pensent de même. Il y a un confort de la coutume qui, premièrement, comme l’analyse Carlo Ginzburg dans son essai sur l’estrangement, apprivoise la réalité au point en effet de nous la faire apparaître avec l’évidence de la familiarité, deuxièmement donne raison à celui qui se prononce par elle et lui confère ainsi une supériorité incontes-tée, et tout particulièrement le droit de déprécier tout ce qui est autre que ce qui constitue son ordinaire, et qui est implicitement posé comme infiniment meilleur. C’est le propre de l’ethnocentrisme, par lequel, selon les termes de Montaigne, « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai il semble que nous n’avons autre mire [critère] de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses5 ». Ce qui est barbare, est ce qui n’est pas français6.

3 « De près, de loin », op. cit., p. 90-91.4 « L’estrangement  », op. cit., p. 26  : « Cette incapacité à tenir la réalité pour sûre enchanta

Montaigne ». Penser de manière coutumière consiste donc, à l’inverse, conformément, à cette formule, à tenir la réalité pour sûre.

5 Montaigne, Essais, I, 31, Paris, PUF, Quadrige, 1992, p.  205. Nous modernisons l’ortho-graphe de l’édition Villey. Nous écrirons ainsi « étrange » pour « estrange », étrangeté pour « estrangeté », etc.

6 Montaigne, Essais, III, 9, 985 : « Pourquoi non barbares, puisqu’elles ne sont françaises ? ».

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L’art sceptique de l’estrangement dans les Essais de Montaigne 21

Cette attitude de lâcheté à l’égard de sa propre incompréhension, entrete-nue délibérément, confère une légitimité à la domination, fondée sur l’usur-pation : « Tout ce qui nous semble étrange, nous le condamnons, et ce que nous n’entendons pas : comme il nous advient au jugement que nous faisons des bêtes7 ». La coutume contraint certaines catégories d’êtres vivants ou de personnes à se soumettre, sans aucun fondement ni profit, et parfois à suivre des règles incompréhensibles et iniques.

À partir de là, l’estrangement sceptique commence par un cri d’indignation face à ce qu’on devrait trouver « étrange8 », afin de nous défamiliariser de ce que l’on reçoit comme acceptable. L’estrangement est donc d’abord une entreprise de dénonciation de l’arbitraire du pouvoir dominant, une tentative pour rendre justice à ceux qui n’ont pas le droit à la parole (les animaux, les femmes, les Cannibales) et par conséquent qui ne peuvent opposer aux jugements qui légitiment le pouvoir leurs propres jugements. Il s’agit donc bien comme le dit Carlo  Ginzburg, «  de l’usage de l’estrangement comme d’un instrument de délégitimation à tous les niveaux, politique, social, religieux9  », par une soustraction des jugements à la coutume qui procède d’une suspension volontaire de l’assentiment. À la différence du pyrrhonien qui est contraint l’épochè par la disposition de ses affects, le sceptique Montaigne s’inscrit plutôt dans la tradition néo-académicienne10 qui consiste à refuser son adhésion pour se déprendre de jugement tout faits, afin de retrouver une autonomie dans l’exercice de la pensée.

L’estrangement est alors effort de démystification. Il s’agit de juger des fictions collectives qui ont certainement pour la plupart une utilité sociale dans leurs effets (par exemple le mythe d’Œdipe pour détourner de l’inceste) mais qui sont en elles-mêmes mensongères, en ce qu’elles travestissent et occultent la réalité des sentiments humaines (il n’est pas vrai que le désir sexuel d’un parent soit contre-nature, ni exceptionnel)11. Ainsi compris, l’étrangement est un effort d’arrachement du masque de la coutume qui empêche d’accéder à la réalité des choses : « Qui voudra se défaire de ce violent préjudice [préjugé] qu’est la coutume, il trouvera plusieurs choses reçues d’une résolution indubitable, qui n’ont appui qu’en la barbe chenue et rides de l’usage qui les accompagne ; mais ce masque arraché, rapportant les choses à la vérité et à la raison, il sentira son jugement comme tout bouleversé, et remis pourtant en bien plus sûr état12 ».

7 Essais, II, 12, p. 467.8 Voir Essais, I, 23, p. 117 : « Pour exemple, je lui demanderai lors, quelle chose peut être plus

étrange, que de voir un peuple obligé à suivre des lois qu’il n’entendit onques, attaché en toutes ses affaires domestiques, mariages, donations, testaments, ventes et achats, à des règles qu’il ne peut savoir, n’étant écrites ni publiées en sa langue, et desquelles par nécessité, il lui faille acheter l’interprétation et l’usage ? »

9 « L’estrangement », p. 29. 10 Cicéron, Académiques, 1, 2, III, 8, traduction José Kany-Turpin, Paris, GF Flammarion, 2010,

p. 125.11 Voir les analyses de Montaigne in I, 23, p. 117.12 Ibid.

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Sylvia Giocanti22

Le plus sûr état du jugement est alors le retour à l’ignorance, la découverte de l’ignorance qui s’ignorait. On découvre que l’on confondait la particularité et souvent l’arbitraire de la coutume avec l’universalité de la nature ou la raison. Pour le dire dans les termes de Carlo Ginzburg, l’estrangement consiste à se dépouiller des fausses évidences, des représentations fallacieuses, « à les regarder comme si elles étaient parfaitement dénuées de sens13 ». Montaigne avoue avoir eu du mal à défendre une coutume au moyen de son origine (son bien-fondé en nature) auprès d’un tiers. Son fondement lui a paru si faible sans le recours à l’autorité, qu’il n’a pas pu en persuader autrui, et même a été sur le point d’être dissuadé de la suivre, parce qu’elle ne faisait plus sens pour lui14.

Ceci conduit rétrospectivement à une remise en cause de l’étonnement ordi-naire, comme symptôme d’une ignorance qui s’ignore. Lorsqu’on fait la liste des bizarreries des coutumes humaines, comme le fait Montaigne lui-même dans un premier temps (en I, 23), dans la tradition pyrrhonienne du mode dix, pour charmer la curiosité de l’auditeur (car l’étrangeté propre à la nouvelleté plaît15), on est encore dupe de cet étonnement vulgaire qui procède d’une adhésion sans distance à un système de valeurs, et donc d’une incapacité à juger sans « préjuger ». Le parti pris d’ébahissement et de dérision à l’égard des coutumes exotiques procède lui aussi des préjugés de la coutume16. Pour s’en défaire, il faut comprendre qu’il ne convient pas de s’étonner, que « ces exemples étrangers ne sont pas étranges, si nous considérons, ce que nous essayons ordinairement, combien l’accoutumance hébète nos sens17 ». Y parvenir, c’est ne plus être dupe de ce merveilleux qui provient de ce qui semble rare ou extraordinaire, parce qu’il ne correspond pas à notre attente (agréablement ou désagréablement) et surgit comme une nouveauté.

On remarquera que cette rencontre qui suscite horreur ou admiration, contrairement à ce qu’en dit Descartes dans le Traité des passions (Partie  II, art.  70-71), ne s’explique pas par la passion de connaissance (curiosité), qui serait stimulée par des objets rares et extraordinaires18, puisqu’elle s’enracine au contraire dans la méconnaissance, et tout particulièrement, dans la considéra-tion par préjugé du bien et du mal, ce que Descartes excluait comme objets de l’admiration19.

13 « L’estrangement », p. 21.14 I, 23, p. 116-117.15 I, 32, p. 215 : « Le vrai champ et sujet de l’imposture sont les choses inconnues. D’autant

qu’en premier lieu l’étrangeté même donne crédit ; et puis, n’étant point sujettes à nos discours ordinaires, elles nous ôtent le moyen de les combattre ».

16 André Tournon, La glose et l’essai, Paris, éditions Champion, 2000, p. 40-42.17 I, 23, p. 109.18 Descartes, Passions de l’âme, partie  II, article 70, Paris, Vrin, 1999  : « L’admiration est une

subite surprise de l’âme, qui fait qu’elle se porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires ».

19 Article 71 : « Et cette passion a cela de particulier, qu’on ne remarque point qu’elle soit accompa-

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L’art sceptique de l’estrangement dans les Essais de Montaigne 23

Il faut donc bien distinguer le sentiment d’étrangeté qui provient de la rencontre avec ce qui paraît étrange (parce qu’il est étranger), de l’étrangement sceptique, qui naît de la coutume arrachée, et dont l’étonnement consiste non pas à capter une nouveauté (« ces exemples étrangers ne sont pas étranges20 »), mais à s’étonner du peu de solidité de son savoir préalable. Cet étrangement correspond donc moins à l’acquisition d’une connaissance, qu’à une réac-tualisation d’une capacité à s’interroger et à découvrir son ignorance, c’est-à-dire à découvrir que l’on peut trouver normal et commun ce dont nous n’avons aucune connaissance véritable, puisqu’on ne le comprend ni à partir de sa raison, ni à partir de sa cause. L’estrangement sceptique par lequel l’on s’étonne « de trouver lointain ce qu’on avait pensé d’abord pensé proche, et étrange ce que l’on avait cru familier21 », se situe ainsi dans un rapport opposé (et en réponse) à l’étrangement dogmatique qui consiste à s’étonner de tout ce qui est étranger, de tout ce qui n’est pas de son usage.

Dans la mesure où le procédé d’estrangement chez Montaigne est scep-tique, il ne faut donc pas se méprendre sur le sens d’un jugement remis « en bien plus sûr état22 » : le jugement est en bien plus sûr état, en tant qu’il est bouleversé, non pas en tant qu’il trouve une nouvelle assurance. Il ne s’agit pas d’échanger une assurance fausse contre une assurance vraie, une fois que les choses ont été rapportées à la vérité et à la raison. Si l’estrangement, comme le caractérise Carlo Ginzburg23, est un procédé qui sert d’antidote contre le risque de tenir la réalité pour sûre, il ne peut pas conduire à adopter une position également assurée sur ce qu’est la réalité qui prétendrait détenir de meilleurs fondements.

Certes, selon les termes de Montaigne, il s’agit de regarder ce qu’il y a sous le masque, de « prendre conscience que l’usage nous dérobe le vrai visage des choses24 », pour voir la réalité autrement, avec les yeux de la raison, et non pas les œillères de la coutume. Mais cela ne signifie pas pour autant que les choses se manifestent en elles-mêmes toutes nues, en leur nature, comme si on les voyait pour la première fois avec des yeux ingénus qui les rendraient à leur évidence. Notre étonnement, stupéfaction, perplexité dans ce contexte scep-

gnée d’aucun changement qui arrive dans le cœur et dans le sang, ainsi que les autres passions. Dont la raison est que, n’ayant pas le bien ni le mal pour objet, mais seulement la connaissance de la chose qu’on admire, elle n’a point de rapport avec le cœur et le sang, desquels dépend tout le bien du corps, mais seulement avec le cerveau, où sont les organes des sens qui servent à cette connaissance ». (C’est moi qui souligne)

20 Montaigne, Essais, I, 23, p. 109.21 Jean-Yves Pouilloux, «  Socrate  », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne (BSAM),

n. 41-42, Paris, éditions Honoré Champion, janvier-juin 2006, p. 179.22 Montaigne, Essais, I, 23, p. 117.23 Voir « L’estrangement », p. 26.24 I, 23, p. 116.

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Sylvia Giocanti24

tique, ne conduit pas à donner la mesure des choses-mêmes, ou de ce qu’elles doivent être. Et Montaigne met particulièrement en garde contre cette préten-tion, en y consacrant le chapitre I, 27 (« C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance ») : « Si nous appelons monstres ou miracles ce où notre raison ne peut aller, combien s’en présente-t-il continuellement à notre vue  ?25  » Puisque c’est seulement la coutume qui nous donne la mesure des choses et nous en ôte l’étrangeté en nous y familiarisant (« c’est plutôt accoutumance que science qui nous en ôte l’étrangeté26 »), et qu’on est impuissant à donner une autre mesure des choses qui reposerait sur la mise en évidence d’une normativité naturelle, un sceptique comme Montaigne n’est pas conduit, grâce à sa perplexité, à voir davantage, au sens où il saisirait une réalité plus profonde. Dans cette mesure, il contrevient à la conception de l’estrange-ment de Carlo Ginzburg, telle qu’elle s’exprime ainsi : « Comprendre moins, être ingénu, rester stupéfait, sont des réactions qui peuvent nous aider à voir davantage, à saisir une réalité plus profonde, plus naturelle27 ».

En effet le point de vue ingénu, naïf est toujours également pour Montaigne une construction, une construction littéraire ou philosophique (le discours du Cannibale que Montaigne lui prête) qui peut représenter une culture meil-leure, une première coutume moins dépravée qu’une autre plus sophistiquée ou plus cruelle, mais certainement pas une position purement naïve, qui est pour Montaigne illusoire : la coutume investit notre vie dès la naissance, et même avant, car elle « infusée en notre âme par la semence de nos pères28 », si bien que le visage du monde qui se présente à notre première vue pour la première fois relève déjà de la coutume, et ce pour tous les peuples, y compris ceux du Nouveau Monde. Les lois naturelles sont perdues pour tout le monde, et c’est bien pour cela que l’on ne cesse d’appeler « naturel » (général, univer-sel) ce qui n’est que coutumier et particulier. Ainsi, « mieux voir » en utilisant le procédé de l’estrangement, tel que Montaigne le conçoit, ne signifie pas comme c’est le cas pour Carlo Ginzburg, saisir la nature des choses-mêmes en leur vérité, dévoiler l’essence.

Mais cela ne signifie pas pour autant nier le principe de réalité, nier les choses telles qu’elles apparaissent de manière évidente comme des faits d’exis-tence. Toute la tradition sceptique, contre la métaphysique, insiste sur le fait que le phénomène s’impose à nous dans les conditions qui sont celles de la perception, dans ce qu’elle peut avoir de divers. La réalité existe dans sa manifestation factuelle pour le sceptique, manifestation phénoménale qu’il

25 I, 27, p. 179.26 Ibid.27 « L’estrangement », p. 26.28 I, 23, p. 116.

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L’art sceptique de l’estrangement dans les Essais de Montaigne 25

distingue soigneusement de la chose en soi29. Et il peut se prononcer sur cette réalité telle qu’il la voit, d’une manière susceptible d’être partagée. Il faut certes avoir conscience de la relativité des points de vue, de la différence entre la perception des animaux et des hommes (mode 1), de la différence de perception entre les hommes (mode 2), comme l’énoncent les modes de Sextus Empiricus30, qui invitent à suspendre son jugement sur la nature des choses-mêmes. Mais ce doute ne porte pas sur la réalité, sur ce qui est perçu et s’impose à nous avec évidence.

L’estrangement sceptique comme mise en perspective

Le sceptique tient en effet à distance les choses par sa capacité à les mettre en perspective, à tenir compte de la position à partir de laquelle elles apparaissent. Ceci caractérise l’estrangement sceptique (et c’est d’ailleurs le cinquième mode sceptique recensé par Sextus Empiricus), dans sa différence avec l’estrangement stoïcien, de type dogmatique, tel que l’analyse Carlo Ginzburg à partir de textes de Marc Aurèle31, en ce que la perception exacte de la chose ne résulte pas d’une mise à distance de l’objet à partir de la saisie de son principe causal, mais à partir de l’établissement du fait. Et Montaigne critique ceux qui recherchent les raisons ou les causes, avant de chercher à établir la réalité du fait : « Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison qu’à en chercher la vérité : ils laissent là les choses, et s’amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs32 ».

Toutefois, pour un sceptique, les faits ne sont pas enregistrés à partir d’un point de vue dominant, mais à partir d’une multiplicité de points de vue qui les fait apparaître dans la distance en les diffractant, comme au moyen d’un prisme. Comprendre sceptiquement signifie faire apparaître les choses autrement à partir d’un exercice du jugement qui démultiplie les points de vue sans pouvoir les rapporter à une seule et unique position dominante. (Sinon, l’estrangement sceptique serait contradictoire dans sa démarche même.) Ce qui compte au contraire est la prise de conscience de son point de vue, de la position toujours située et intrinsèquement instable à partir de laquelle on juge, qui n’est qu’un point de vue parmi tant d’autres33 que l’on

29 Voir Carlo Ginzburg, « Unus testis, l’extermination des juifs et le principe de réalité », op. cit., p. 66 : « Mais la réalité (“la chose en soi”) existe ».

30 Voir Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, Livre  I, chap.  14, Paris, éditions du Seuil, traduction Pierre Pellegrin, 1997, p. 75-141.

31 « L’estrangement », p. 20.32 Essais, III, 11, p. 1026.33 Montaigne, Essais, III, 13, p. 1067 : « Jamais deux hommes ne jugèrent pareillement de même

chose, et est impossible de voir deux opinions semblables exactement, non seulement en divers hommes, mais en même homme à diverses heures ».

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Sylvia Giocanti26

doit relativiser, non pas nécessairement parce qu’ils ont la même valeur, mais qu’ils existent et qu’il faut les prendre en compte, pour juger plus sainement à part soi : « Tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse, ce qui n’est pas un léger apprentissage34 ». Le relativisme sceptique est avant tout un décentrement par rapport à ce point de vue dominant qui est toujours le sien, au sens individuel ou collectif.

Dans une certaine mesure, on a certes affaire à du relativisme : « Une nation regarde un sujet par un visage et s’arrête à celui-là, l’autre, par un autre35 ». Plus exactement : il s’agit de ne pas s’en tenir à un seul point de vue, de tenir l’objet à distance sous le regard en en diversifiant les vues. Par exemple, « il n’y a rien si horrible à imaginer que de manger son père36 ». Mais la découverte de cette pratique comme coutume d’un autre peuple qui a le même sens de piété filiale que ceux qui brûlent les corps des trépassés ou les enterrent37, nous fait prendre conscience, qu’a ce sujet ni les uns ni les autres ne sont à proprement parler dans le vrai, qu’il n’y a pas de discours sur la nature des choses qui permettrait de trancher sur leur bon usage. Le culte des morts ne prend sens qu’à partir des différents points de vue (culturels et subjectifs) que l’on porte sur lui, points de vue examinés par le sceptique comme autant de regards possibles sur un même sujet qui a « divers lustres et diverses considérations38 » et à l’égard duquel il convient toujours de prendre du recul. Ainsi, prolon-geant et développant les réflexions de Montaigne, Pascal écrit : « Je n’ai jamais jugé d’une même chose exactement de même ; je ne puis juger d’un ouvrage en le faisant. Il faut que je fasse comme les peintres et que je m’en éloigne, mais pas trop. De combien donc ? Devinez39 ». On ne peut que démultiplier les vues sans pouvoir jamais en embrasser la totalité, adopter un point de vue synoptique qui serait le point de vue de la vérité, ce qui en morale reviendrait à adopter le point de vue de l’infini propre à un entendement divin40. Mais on peut avoir des vues justes, partiellement vraies, sur les choses, qui suffisent à l’établissement certain de faits avérés.

34 Essais, I, 26, p. 158.35 Essais, II, 12, p. 581.36 Ibid.37 Voir Essais, I, 23, p. 116 et II, 12, p. 581.38 Essais, II, 12, p. 581.39 Pascal, Pensées, frag. 479 de l’édition de Michel Le Guern (frag. 558 de l’édition Lafuma),

Paris, éditions Gallimard, 1977.40 Pascal, Pensées, frag. 19 (Le Guern), frag. 21 (Lafuma) : « Si on considère son ouvrage incon-

tinent après l’avoir fait, on en est encore tout prévenu : si trop longtemps après, on n’y entre plus. Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu, les autres sont trop près, trop loin, trop haut, ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et la morale qui l’assignera ? ».

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Montaigne s’intègre donc bien dans « le régime scopique de la modernité » dont parle Carlo Ginzburg à partir de Machiavel41 : « L’objet est atteint dans une vue extérieure et distante », à partir de sa manifestation sous différents angles (car « chaque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres » écrit Montaigne42), d’un regard qui les fait apparaître autrement (« notre âme regarde la chose d’un autre œil, et se la représente par un autre visage43 »), la vue ou plutôt les vues étant autant de jugements réfléchissants, au sens spéculaire du terme.

Il ne s’agit pas de s’étourdir par cette mise en perspective, mais au contraire après avoir libéré les points de vue44, d’élargir son jugement par cette nouvelle approche de la réalité, où l’on regarde les choses dans un mouvement de distan-ciation intellectuelle pour lutter contre l’étroitesse d’esprit45, où l’on tâche d’élargir son jugement en se mettant à la place d’un autre. Ceci permet d’éviter cet écueil souligné par Carlo Ginzburg dans son essai « Tuer un mandarin chinois, Des conséquences morales de la distance », selon lequel, et suivant une analyse d’Adam Smith (p. 176), une trop grande distance pourrait générer l’indifférence. Cela permet conjointement de lever la difficulté soulevée dans un autre essai de Carlo Ginzburg, « Distance et perspective » concernant ces partisans « néo-sceptiques » du multiple, qui dédaigneraient la distance intel-lectuelle, ne reconnaîtraient que l’identification émotionnelle, seraient captifs d’une adhésion à des valeurs subjectives, et ignoraient que « la notion de pers-pective peut devenir un lieu de rencontre où la conversation, la discussion, la contradiction, [sont] possibles46 ». Selon le scepticisme de Montaigne, bien au

41 Voir Carlo Ginzburg, « Distance et perspective », op. cit., p. 158 : « Des points de vue diffé-rents, suggérait Machiavel, engendrent des représentations différentes de la réalité politique.Les représentations que le prince et le peule se font de leurs positions respectives sont égale-ment limitées. L’objectivité ne peut être atteinte que dans une vue extérieure et distante ; et depuis une position périphérique et marginale (…) ».

42 Montaigne, Essais, I, 38, p. 235.43 Ibid.44 Dans son article « Appelle, peintre abstrait, scepticisme et fiction », BSAM, Paris, éditions

Honoré Champion, 2007, 2d semestre, n. 46, Emmanuel Naya montre que le propre du scep-ticisme est « de libérer le point de vue, au lieu de le contraindre à une position déterminée à l’avance » (p. 27).

45 Montaigne, Essais, I, 26, p. 157 : « Nous sommes tous contraints et amoncelés en nous et avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez ». Sur l’esprit de clocher, voir III, 9, p. 985 : « Il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village ». Sur la vocation de l’esprit à l’élargissement, voir III, 13, p. 1068 : « C’est signe de racourciment d’esprit quand il se contente, ou de lasseté. Nul esprit généreux ne s’arrête en soi (…) ».

46 Carlo Ginzburg, « À distance », op. cit., p. 164. Voir aussi le début du texte, p. 163, qui fait l’objet de la discussion : « Le modèle de la multiplicité est, au contraire, toujours plus en vogue, dans une variante sceptique selon laquelle tout groupe social, fondé sur le genre, sur la prove-nance éthique, sur la religion et j’en passe, adhère à un ensemble de valeurs dont il demeure au bout du compte captif. La perspective, telle qu’on la considère dans ce dernier contexte, est jugée bonne parce que porteuse de subjectivité ; mais également mauvaise parce qu’elle marque une distance intellectuelle, et non pas une proximité (ou identification) émotionnelle ».

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contraire, la distance, sans exclure l’accès à une forme d’empathie, n’en dérive pas, puisqu’elle naît d’un mouvement judicatoire qui, s’élargissant, intègre les différents points de vue sur la chose, pour mieux la juger, en donnant le sens du déplacement, de la circulation entre des points de vue, circulation qui pas n’est exclusive d’une pondération, voire d’une hiérarchisation. 

En témoigne la manière dont Montaigne juge du cannibalisme dans son fameux essai sur les Cannibales (chapitre 31 du livre I des Essais), où l’anthro-pophagie est précédé d’un meurtre, d’une exécution des prisonniers : le point de vue qui consiste à s’indigner d’une sauvagerie dont nous serions exempts fait l’objet d’une première mise à distance, qui fait apparaître les européens comme étant les barbares –  pour avoir inventé des raffinements dans la cruauté et mobilisé la raison à cette fin – à la différence des cannibales qui sont idéalisés comme proches de la nature. Mais dans un deuxième temps, et contrairement à une idée tenace sur Montaigne, cette idéalisation est neutra-lisée par une approche culturelle du cannibalisme que l’on trouve aussi dans le chapitre I, 2347, et qui, du point de vue de la cruauté, c’est-à-dire du plaisir à tourmenter d’autres hommes pour s’en venger, et en tirer gloire, conduit en I, 31 tout particulièrement (p. 209) à juger que les cannibales participent de cette « horreur barbaresque48 », que nous devons condamner en eux comme en nous, même si pour être équitable, il faut admettre que les Cannibales sont moins barbares que nous – qui nous plaisons à persécuter nos compatriotes vivants, alors qu’ils persécutent leurs ennemis morts – mais plus barbares que les gaulois par exemple qui, d’après le récit de César, ont pratiqué une anthro-pophagie de subsistance pour tenir le siège d’Alésia.

Le modèle de la multiplicité, de la différence irréductible entre les peuples, ne se fait pas donc pas comme dans le « néo-scepticisme » dont parle Carlo Ginzburg, au détriment d’un jugement moral, puisque Montaigne ne s’interdit pas de juger certains peuples plus barbares que d’autres. Et l’iden-tification émotionnelle n’est pas le critère de jugement adopté, puisque c’est au contraire pour ne pas rester captif des limites de la sympathie que le scep-tique promet une distance intellectuelle, à partir des points de vue qui tout en démultipliant le rapport à la vérité, ne l’annulent pas, ou ne la nient pas. Pour le sceptique tout particulièrement, en ce qu’il se défie des élucubrations de la

47 Montaigne, Essais, I, 23, p. 112 ; « Les barbares ne nous sont de rien plus merveilleux, que nous sommes à eux, ni avec plus d’occasion ; comme chacun avouerait, si chacun savait, après s’être promené par ces nouveaux exemples, se coucher sur les propres [les appliquer aux siens], et les conférer [comparer] sainement ».

48 Voir à ce sujet l’article lumineux de Frédéric  Brahami, «  L’horreur barbaresque  », BSAM, n.  41-42, Janvier-Juin 2006, p.  145  : « Quant au fait qu’il situe le degré de cette horreur barbare relativement aux pratiques européennes, qu’il juge bien plus barbares, cela n’implique en rien que Montaigne ignore, ou même minore, la barbarie cannibale. Il est donc faux que Montaigne idéalise le sauvage, en passant sous silence ce qui pourrait horrifier l’européen. »

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raison, « les faits sont têtus » : les crimes commis le sont, les morts sont morts : « À la vérité, il est un peu rude et querelleux de nier tout sec une proposition de fait49 ».

Toutefois, le point de vue sceptique, comme je l’ai fait remarquer plus haut, est par définition incomplet : on ne peut pas prendre de point de vue synoptique, qui totaliserait les points de vue particuliers, on ne peut pas embrasser la multiplicité du réel, instable et contradictoire : « On s’y perd, à la considération de tant de lustres contraires et formes diverses50 ».

On mesure ainsi toute la différence entre la mise en perspective selon Machiavel (et Montaigne j’ajouterais) d’une part et celle selon saint Augustin et Leibniz (on pourrait ajouter Pascal) d’autre part, suivant la présentation qu’en fait Carlo Ginzburg dans son essai « Distance et perspective » (p. 160). En effet, la multiplicité naturelle, pleine de contrariétés, conflictuelle par conséquent, est pour le sceptique constitutive de la réalité, et par conséquent définitive. Elle ne peut être subsumée sous un principe unitaire qui ferait de la Nature un ordre, elle ne peut être rapportée à une harmonie en Dieu. Selon Montaigne, si l’on s’obstine à le faire, non seulement comme ces métaphysiciens (qui se prononcent sur ce qui ne fait pas l’objet d’une expérience), mais encore selon ces historiens qui cherchent à mettre en ordre la réalité historique examinée, pour lui donner une cohérence et une orientation téléologique51, cela ne peut être sans contredire le réel tel qu’il se manifeste à nos yeux humains. La mise en perspective du réel, ne peut venir à bout de son étrangeté par sa mise à distance.

Et si l’étrangeté rencontrée est persistante, c’est parce que le réel est irré-ductible à l’unité d’une forme (essence ou nature), que l’étrangeté est, dans les choses-mêmes, réfractaire à toute logique de l’identité.

L’étrangeté comme vrai visage des choses ou condition humaine52

La coutume ôte l’apercevance de l’étrangeté et en même temps plante les opinions les plus étranges, étranges d’un point de vue qui resterait extérieur à cette coutume. Ainsi, « c’est plutôt accoutumance que science qui nous (…) ôte l’étrangeté53 », le sentiment de l’étrangeté des choses.

Or, si seule la coutume peut nous faire voir la réalité autrement qu’étrange, alors que la science échoue à dissiper ce sentiment, cela signifie que le procédé d’estrangement qui procède d’une soustraction à la coutume ne permet en rien de saisir une réalité plus profonde qui serait plus naturelle. La

49 Montaigne, Essais, III, 11, p. 1027.50 Montaigne, Essais, II, 20 (Nous ne goûtons rien de pur), p. 675. C’est moi qui souligne.51 Voir Montaigne, Essais, III, 13, p. 1076-1077 et II, 1, p. 331 et suiv.52 En II, 11, p. 336, Montaigne se réfère à « l’étrangeté de notre condition ». 53 Voir respectivement Montaigne, Essais, I, 23, p. 111, 112 et I, 27, p. 179.

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nature, c’est l’étrangeté, l’irrégularité des choses qui apparaissent que Sextus Empiricus appelait anomalia54, la difformité dont on ne cesse de faire l’expé-rience à grande et à petite échelle, en dehors de nous et en nous : « Mais qui se présente, comme dans un tableau, cette grande image de notre mère nature en son entière majesté, qui lit en son visage une si générale et constante variété (…), celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur55 ». L’étrangeté est irréductible, constitutive de la réalité des choses, si bien que ce n’est plus le dissemblable, le rare, l’inusité, qui devient étrange, mais bien le semblable :

Je me suis souvent émerveillé de voir, en une très grande distance de lieux et de temps, les rencontres d’un grand nombre d’opinions populaires monstrueuses et de moeurs et créances sauvages, et qui, par aucun biais, ne semblent tenir à notre naturel discours. C’est un grand ouvrier de miracles que l’esprit humain ; mais cette relation a je ne sais quoi encore de plus hétéroclite ; elle se trouve aussi en noms, en accidents et en mille autres choses56.

Comme l’analyse André Tournon dans son article intitulé «  L’étrange semblable57 », l’addition (« mais cette relation a je ne sais quoi encore de plus hétéroclite ») de Montaigne donne une orientation décisive au texte, car c’est la ressemblance qui devient une exception incompréhensible, un miracle. La diffé-rence n’est plus pensée à partir de l’identité, comme défaut, écart, puisque c’est au contraire la différence comme diversité qui est posée comme universelle : « Il n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et variété (…) La ressemblance ne fait pas tant un comme la différence fait autre. Nature s’est obligée à ne rien faire autre, qui ne fut dissemblable58 ». C’est donc la ressemblance qui devient étrange, incongrue ; et la dissemblance qui devient vraisemblable. Ou encore, comme le dit Carlo  Ginzburg, désormais c’est la surprise liée au surgissement de l’inattendu qui devient familière, la répétition ne reconduisant jamais les événements exactement à l’identique59.

C’est ainsi que nous pouvons donner une réponse à la question de Carlo Ginzburg que nous avions prise pour point de départ  : « Comment ne pas être dupe d’une réalité tellement apprivoisée que nous l’approchons comme une évidence, en y retrouvant ce qu’on savait déjà ? » En n’étant pas dupe des procédés d’identification qui falsifient la réalité, en leur substituant

54 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 12, (29), traduction Pierre  Pellegrin, Paris, éditions du Seuil, 1997.

55 Essais, I, 26, p. 157.56 Essais, II, 12, p. 573.57 Montaigne et le Nouveau Monde, BSAM, n. 29-30, 31-32, juillet-décembre 1992, janvier-juin

1993, p. 252.58 Essais, III, 13, p. 1065. Cf. II, 37, p. 786 : « Leur plus universelle qualité, c’est la diversité. »59 Carlo Ginzburg, « De près de loin », op. cit., p. 101 : « La surprise, on peut la susciter par la répé-

tition ; la rime, qui se rattache à l’analogie, à la boiterie. Il y aune surprise liée à la répétition ; il y a une surprise liée au surgissement de l’inattendu. Il y a ainsi une musique du raisonnement. »

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une logique de la différence, qui est inspirée par les choses-mêmes telles que nous en faisons l’expérience, en tant qu’elles se caractérisent par leur étrangeté.

On est conduit ainsi à un renversement de l’ordinaire et de l’extraor-dinaire (l’étrange)  : l’ordinaire ne résulte pas du retour du même enraciné à chaque fois dans la normativité d’un ordre naturel ou rationnel  ; l’ordi-naire est l’inconstance universelle, parfois plus languissante60, le règne de la contingence au sein duquel les jugements sur les choses, comme les choses, se produisent inopinément, comme les choux61, dans une multiplicité imprévi-sible de formes étranges, quoiqu’ordinaires. C’est en effet, comme l’énonce le mode neuf de Sextus Empiricus, en fonction de la fréquence ou la rareté que nous trouvons une chose étrange. Pourtant, qui y a-t-il d’objectivement plus étrange qu’une familière goutte de sperme, qui contient une infinité de formes dissemblables et imprévisibles de l’homme ? :

Nous n’avons que faire d’aller trier des miracles et des difficultés étrangères ; il me semble que, parmi les choses que nous voyons ordinairement, il y a des étrangetés si incompréhensibles qu’elles surpassent toute la difficulté des miracles. Quel monstre est-ce, que cette goutte de semence de quoi nous sommes produits, porte en soi les impressions, non de la forme corporelle seulement, mais des pensements et inclina-tions de nos pères ? Cette goutte d’eau, où loge-t-elle ce nombre infini de formes62 ?

Si « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition63 », c’est en tant qu’il est le réservoir d’une infinité de formes dissemblables qu’aucun esprit ne peut anticiper à partir d’un même moule, puisque c’est à chaque fois la difformité ou étrangeté qui est éclatante. Ainsi, l’individu Michel de Montaigne, échantillon de l’humaine condition, ne trouve en lui que surgis-sement inopiné de formes monstrueuses par lesquelles il devient sans cesse étranger à lui-même, et par conséquent, puisque l’étrangeté se manifeste comme un obstacle à la compréhension, toujours plus incompréhensible, au fur et à mesure qu’il s’observe avec attention : « Je n’ai vu monstre et miracle au monde plus exprès que moi-même. On s’apprivoise à toute étrangeté par l’usage et le temps ; mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m’étonne, moins je m’entends en moi64 ».

60 Essais, III, 2, p. 805 : « La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant ».61 Essais, II, 12, p. 575 : « Si nature enserre dans les termes de son progrès [marche] ordinaire,

comme toutes autres choses, aussi les créances, les jugements et opinions des hommes ; si elles ont leur révolution, leur saison, leur naissance, comme les choux, si le ciel les agite et les roule à sa poste [à sa guise] quelle magistrale autorité et permanente leur allons nous attribuant ? ». (C’est moi qui souligne)

62 Essais, II, 17, p. 763.63 Montaigne, Essais, III, 2, p. 805. Pour contrer la lecture substantialiste de cette célèbre décla-

ration, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Un scepticisme sans tranquillité ? », BSAM, 2012-1, n. 55, p. 78-84.

64 Montaigne, Essais, III, 11, p. 1029.

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Le moi est une énigme d’autant plus manifeste qu’il cherche à se peindre, car c’est l’entreprise même de se représenter soi-même qui le fait apparaître comme s’échappant toujours à lui-même, dans une étrangeté persistante et irréductible, qui est surgissement perpétuel de la différence à soi du moi.

Or l’entreprise même des Essais naît de la découverte de cette étrangeté de l’esprit que Montaigne cherche non pas à réduire, mais à exposer en la trans-crivant par l’écriture.

L’estrangement comme investigation sceptique de la vérité par la fiction

Montaigne écrit au sujet de son esprit : il « m’enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’étrangeté j’ai commencé de les mettre en rôle, espérant avec le temps lui en faire honte à lui-même65 ». L’écriture des Essais, caractérisé par Montaigne comme un art de se peindre d’une étran-geté délibérée qui les apparente à des grotesques – ces corps monstrueux et rapiécés n’ayant grâce qu’en la variété et étrangeté, sans certaine figure, ordre et proportion que fortuite66 – est la seule apte à répondre à cette entreprise d’estrangement à soi.

L’estrangement à soi-même dicte ainsi le mode d’écriture et de raisonne-ment qui sont adaptés à cette peinture du surgissement à soi dans la diffor-mité67. Du même coup, l’estrangement à soi est soutenu et entretenu par la fiction au moyen de laquelle elle est interrogée.

Ainsi, comme art de représenter ou de se représenter au moyen d’images, l’estrangement, loin de reposer sur l’éviction de la fiction qui permettrait de révéler une nature nue, selon la perspective stoïcienne sur laquelle s’appuie Carlo Ginzburg68, reposerait et procèderait plutôt de la fiction, qui transcrit dans les mots l’incessante mobilité par laquelle nous nous « estrangeons » à nous-mêmes, l’écriture de soi étant dès lors indissociable d’un mouvement d’échappement à soi par lequel nous nous abandonnons à des points de vue étrangers sur nous-mêmes69.

65 Essais, I, 8, p. 33.66 Je paraphrase ici le célèbre texte du chapitre I, 28 des Essais, p. 183.67 In « De près de loin », op. cit., p. 101, Carlo Ginzburg écrit : « Je tiens beaucoup à l’idée que

les matériaux eux-mêmes suggèrent un certain mode d’écriture et de raisonnement ». On est très proche des réflexions de Montaigne en III, 5, p. 873.

68 Voir « L’estrangement », op. cit., p. 30, au sujet de la technique de l’estrangement : « Il s’agissait pour lui [Tolstoï] d’une manière d’atteindre, comme l’avait écrit Marc  Aurèle, “les choses mêmes et de les pénétrer jusqu’au fond et dévoiler leur vraie nature”, jusqu’à “les mettre à nu, voir le peu qu’elles sont et les dépouiller de la fiction par laquelle elles se rendent si vénérable” ». Voir aussi p. 20.

69 Voir à ce sujet l’article de François Roussel « Le commerce de soi », BSAM, Paris, éditions Honoré Champion, juillet-décembre 2002, n. 27-28, p. 37-40.

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De ce fait, l’enregistrement des données factuelles délivrées par la pensée, que Montaigne appelle « mise en rôle », est aussi une mise en scène du réel sur la scène de l’esprit70, qui n’a pas pour but d’occulter la vérité par la fiction, mais de la manifester dans son étrangeté grâce à la fiction. La textualisation (à l’écrit), comme la verbalisation (mise en mots) à l’oral, sont en effet des procédures qui accréditent la vérité par la parole en faisant acte de déposition, ou œuvre de témoignage.

En ce sens, nous ne pouvons pas suivre Carlo Ginzburg lorsqu’il prétend que Montaigne éprouve du dégoût pour l’artifice71, ou encore que se dépouiller de la fiction fait partie intégrante de l’estrangement72. Certes, il faut se défaire de la mystification par la coutume. Mais se dépouiller des leurres de la fiction n’est possible que par la fiction, et l’estrangement comme procédé, comme art, relève de la fiction. 

L’inquiétude de Carlo Ginzburg concernant le brouillage des frontières entre l’histoire et la fiction, qui dispose à dire que tout est fiction73, n’en est pas moins légitime. Mais elle ne concerne pas le scepticisme philosophique dont nous parlons, scepticisme qui s’en tient au fait qu’il cherche à cerner en en faisant un rapport, conformément à la tradition pyrrhonienne74. La fiction renvoie ici à l’élaboration discursive d’un rapport qui sert de témoignage ; elle désigne la manière dont nous nous racontons notre propre histoire, comment elle est diffractée par sa traduction dans des discours toujours légèrement dissemblables, parfois contraires, en raison de la différence, voire de la contra-riété des points de vue, sachant que ces discours peuvent être faux et même délibérément faux, car mensongers. Si la traduction des faits, de l’aveu de Carlo  Ginzburg, est souvent boiteuse75, c’est parce que la raison est égale-ment, comme le dit Montaigne « tordue, et boiteuse, et déhanchée », et qu’elle cherche parfois à plier les faits aux intérêts du moment, se mettant alors au

70 Voir l’article d’Olivier Guerrier, « Des “fictions légitimes” aux feintes des poètes  », BSAM, Paris, éditions Honoré Champion, janvier-juin 2001, n. 21-22, p. 141-149.

71 Voir « L’estrangement », p. 26 : « “Naïf”, nativus : l’amour de Montaigne pour ce mot et son dégoût corollaire pour l’artifice nous portent au cœur de la notion d’estrangement. Comprendre moins, être ingénu, rester stupéfait sont des réactions qui peuvent nous aider à voir davantage, à saisir une réalité plus profonde, plus naturelle ». (C’est moi qui souligne)

72 Voir « L’estrangement », p. 20, le texte de Marc Aurèle.73 « L’estrangement », p. 36 : « Mais en soulignant les enjeux cognitifs de l’estrangement, je voudrais

aussi m’opposer avec la plus grande clarté aux théories en vogue, qui tendent à les brouiller, jusqu’à les rendre indistinctes, les frontières entre l’histoire et la fiction ».

74 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, op. cit., I, 1 (4) : « De rien de ce qui sera dit nous n’assurons qu’il est complètement comme nous le disons, mais pour chaque chose nous faisons en historien un rapport conformément à ce qui nous apparaît sur le moment ».

75 Carlo Ginzburg, « De près de loin », p. 104 : « Par définition, la traduction est imparfaite, mais elle existe ; cette imperfection n’est pas une impossibilité. La traduction, comme l’analogie, est boiteuse. On trébuche, on est en partie aveugle, mais on avance ».

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service des passions76. Mais ceci n’annule pas pour autant la différence entre réalité historique et fiction la fiction est indispensable pour accéder au réel. Cela montre seulement que, car la réalité historique est vécue, puis conser-vée, c’est-à-dire rapportée dans des discours, qui sont autant élaborations arti-ficielles qui recherchent une forme d’accréditation, dans la mise en forme même de la parole.

Finalement, l’estrangement est donc à la fois « un procédé littéraire77  » et philosophique, qui consiste dans l’enregistrement fidèle de l’étrangeté. Il n’est possible qu’à partir d’une soustraction à la coutume qui procède d’une suspension des jugements accoutumés, puis d’une mise à distance par la mise en perspective des jugements qui les défait.

En ce sens, l’estrangement est bien un art de mettre à nu, mais d’une manière sophistiquée qui n’est pas pour autant plaisante ni confortable. Se déprendre des leurres de la naïveté en usant de la fiction est en effet un travail perpétuel qui apparente l’estrangement sceptique à un combat78, une lutte contre un recouvrement de la différence (ou étrangeté) par des procédés d’iden-tification, contre l’indifférence généralisée, contre les injustices commises, que le sceptique ne cesse de dénoncer, le principe de différence interdisant en effet de dominer et de massacrer l’étranger stigmatisé comme tel, au nom de telle coutume ou encore de telle idée érigée en norme universelle.

Il s’agit donc d’une guérilla avec soi-même79 obligeant à une incessante mobilité, et à l’acceptation d’un devenir étranger à ses propres représenta-tions, qui entretient un malaise fécond80. Et s’il s’agit en effet avec le temps, de se faire honte à soi-même, comme le dit Montaigne81, ce n’est certaine-ment pas pour le plaisir de se malmener, mais pour entretenir le courage de penser, y compris lorsqu’il s’agit de pensées qui nous blessent. Comme le dit

76 Montaigne, Essais, II, 12, p. 565 : « La raison va toujours, et torte, et boiteuse, et déhanchée, et avec le mensonge comme avec la vérité. Par ainsi il est malaisé de découvrir son méconte et dérèglement. J’appelle toujours raison cette apparence de discours que chacun forge en soi, cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d’un même sujet, c’est un instrument de plomb et de cire, allongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures ; il ne reste que la suffisance de le savoir contourner ».

77 « L’estrangement », p. 25.78 Dans « L’étrange semblable », BSAM, juillet-décembre 1992, janvier-juin 1993, André Tournon

parle de « pyrrhonisme de combat » (p. 258).79 Gilles Deleuze, Pourparlers (Minuit, 1990, p. 7), cité par François Roussel, dans « Le commerce

de soi », in BSAM, juillet-décembre 2002, p. 27 : « Comme les puissances ne se contentent pas d’être extérieures, mais aussi passent en chacun de nous, c’est chacun de nous qui se trouve sans cesse en pourparlers et en guérilla avec lui-même, grâce à la philosophie ».

80 Voir à ce sujet, de Jean-Yves Pouilloux, « La question de l’identité », BSAM, juillet-décembre 1992, janvier-juin 1993, n. 29-30, 31-33, p. 153-160.

81 Essais, I, 8, p. 33.

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L’art sceptique de l’estrangement dans les Essais de Montaigne 35

Carlo Ginzburg, dont les propos nous serviront de conclusion ultime : « C’est une idée horrible et déplaisante, mais je crois qu’au fond, penser, c’est toujours penser des choses déplaisantes  ; penser implique la possibilité de penser les choses qui nous blessent82 ».

Sylvia GiocantiUMR 5037 CERPHI

Université de Toulouse II-Le [email protected]

RésuméL’historien Carlo Ginzburg et le philosophe sceptique Michel de Montaigne conceptualisent tous deux le procédé d’« estrangement » comme une nouvelle manière de voir et de juger de la réalité humaine. L’article se propose de montrer en quoi l’un et l’autre, tout en voulant montrer les bienfaits d’une suspension d’une manière coutumière de voir, théorisent des mises en perspective différentes.

Mots-clésGinzburg, Montaigne, étrangeté, étonnement, perspectivisme.

AbstractThe historian Carlo Ginzburg and the skeptical philosopher Michel de Montaigne both conceptua-lize the process of “estrangement effect” as un new way of seeing and deeming human reality. This paper aims to demonstrate that, even if both want to exhibit the benefit of an unusual way of seeing, they don’t theorize about perspectivism in the same way.

keywordsGinzburg, Montaigne, strangeness, wonder, perspectivism.

82 « De près de loin », op. cit., p. 93.

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Le moi haïssable : Pascal, Rousseau et l’« estrangement autobiographique » de Montaigne

Ilaria Gaspari

Je m’estudie plus qu’autre subject.C’est ma metaphisique, c’est ma phisique.

[M. de Montaigne, Essais, III, 13]

La balafre du moi haïssable : les Essais et l’écriture autobiographique

Dans la préface aux Confessions – je fais référence au manuscrit de Neuchâtel – Rousseau réfléchit sur son projet autobiographique  : sur «  le » projet auto-biographique, qu’il définit «  entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur ». Au cœur de cette réflexion, il engage un dialogue à distance avec Montaigne, et soulève certaines questions reliées au thème de la sincérité de l’autoportrait des Essais, poussant l’enquête sur le sens de cette forme atypique d’écriture autobiographique.

Avec les mots de Rousseau :Je mets Montaigne à la tête de ces faux sincères qui veulent tromper en disant vrai. Il se montre avec des défauts, mais il ne s’en donne que d’aimables ; il n’y a point d’homme qui n’en ait d’odieux. Montaigne se peint ressemblant mais de profil. Qui sait si quelque balafre à la joue ou un œil crevé du côté qu’il nous a caché, n’auraient pas totalement changé sa physionomie.1

Mais même si Montaigne cachait une balafre, cela ne prouverait pas que ses Essais ne sont pas l’autoportrait qu’ils sont censés être  : un autoportrait reste tel qu’il est, même lorsqu’il est peint de profil.

La critique que Rousseau oppose donc à l’autoportrait de Montaigne est, peut-être, trop intéressée à emphatiser l’exceptionnalité de l’entreprise des Confessions, et à écarter l’existence possible d’un « précurseur », pour être

1 Préface provisoire aux Confessions, manuscrit de Neuchâtel (c’est moi qui souligne), in Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (éd.), I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 1149-1150.

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vraiment impartiale ? Cela se peut. Mais cette critique, en posant la question de la sincérité des Essais, révèle une tension intime typique de l’écriture autobiographique, d’autant plus importante chez Montaigne, qu’il montre, au sein de son entreprise (laquelle, en fait, « n’eut jamais d’exemple »), être conscient de ce problème, et le résoudre en le bouleversant grâce à un procédé rhétorique mais aussi conceptuel, qu’on pourrait appeler « estrangement auto-biographique ». Rousseau accuse l’esquisse autobiographique de Montaigne d’hypocrisie, il lui reproche d’être incomplète et peu fidèle. Pascal, pour sa part, manifeste toute sa surprise dans sa réflexion, toujours ambiguë, sur la figure et l’œuvre de Montaigne, pour le projet de se peindre, de choisir son propre ego comme sujet d’une œuvre :

Le sot projet qu’il a de se peindre ! et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir ; mais par ses propres maximes, et par un dessein premier et principal. Car de dire des sottises par hasard et par faiblesse, c’est un mal ordinaire ; mais d’en dire par dessein, c’est ce qui n’est pas supportable, et d’en dire de telles que celles-ci…2

Dans un autre passage des Pensées, qui voit le moi se dédoubler (comme il est d’usage dans l’écriture autobiographique) afin d’être défini comme ce qui est et sera toujours nécessairement détestable, on comprend mieux cette critique opposée au « sot projet » de Montaigne :

Le Moi est haïssable. […] Si je le hais parce qu’il est injuste, qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu’il se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il veut les asservir : car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice. Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice : vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y trouvent plus leur ennemi, et ainsi vous demeurez injuste et ne pouvez plaire qu’aux injustes.3

D’un côté, on reproche donc à Montaigne son orgueil démesuré, qui lui inspire le propos de retracer son propre portrait, « le sot projet de se peindre » ; de l’autre, sa tendance constante à l’insincérité et à l’omission, avec cette volonté de se montrer meilleur qu’il n’est. Mais Montaigne choisit une voie intermédiaire qui se déroule entre les deux pôles incontournables du narcis-sisme, du récit du moi et de l’insincérité : voilà pourquoi les Essais ne sont pas, ni ne pourront jamais être, à l’abri des accusations contradictoires de Pascal et de Rousseau. Cette voie est celle de l’« estrangement autobiographique », qui démantèle, à partir du dedans, le procédé de la construction d’une vie litté-raire par le self-fashioning. Avec cette expression Stephen Greenblatt4 décrit

2 Blaise Pascal, Pensées, Léon Brunschvicg (éd.), Paris, Garnier, 1961, n. 62. 3 Pensées, op. cit., n. 455. C’est moi qui souligne.4 Voir Stephen Greenblatt, Renaissance self-fashioning from More to Shakespeare, Chicago-London,

University of Chicago Press, 1980.

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la modalité, typique de la Renaissance, d’auto-construction d’une identité et personnalité sociales modelées sur un prototype socialement accepté. Les questions qui émergent des reproches de Pascal et de Rousseau aident en fait à repérer, chez Montaigne, la présence intermittente d’une perspective estran-geante, au sein de laquelle ces accusations sont neutralisées par la conscience même, exhibée par Montaigne, des paradoxes consubstantiels à l’écriture de soi. Cette perspective est d’autant plus intéressante chez cet auteur, que son œuvre représente une forme atypique, voire discutable au niveau de l’apparte-nance à ce genre littéraire qu’est l’autobiographie. Philippe Lejeune, bien qu’il se soit démenti par la suite5, avait en effet exclu les Essais du domaine de l’au-tobiographie, en raison de la distance qui séparait l’autoportrait de Montaigne des paradigmes narratifs historiques et génétiques.

Mais, au-delà du problème du genre littéraire auquel reconduire les Essais, on peut se concentrer sur les aspects qui les éloignent de l’autobiographie conventionnelle. Gagnant une excentricité par rapport à une notion plus linéaire de l’autobiographie6 Montaigne, libre des conditionnements d’une perspective purement narrative, obtient les éléments de cet  «  estrangement autobiographique » qui contemple le paradoxe de Tantale de la sincérité d’un moi insaisissable qui s’observe toujours par la médiation du langage et ne

5 Voir Michel Beaujour, « Autobiographie et autoportrait », Poétique n° 32, 1977, p. 442-458. Dans son essai de 1975, Lire Leiris. Autobiographie et langage, Paris, Klincksieck, 1975, Lejeune reconduit l’œuvre de Leiris au genre autobiographique, et justifie ce choix en évoquant la tendance de Leiris à privilégier l’ordre thématique sur l’ordre chronologique  ; mais cette tendance était elle-même à la racine de son exclusion de Montaigne du domaine de l’auto-biographie, in L’Autobiographie en France (Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France, Paris, Colin, 1971, p. 33 : « Si l’essai ou l’autoportrait fait intervenir une perspective génétique ou historique, c’est […] de manière secondaire. Il s’agit donc de déterminer si la structure princi-pale du texte est narrative ou logique »), mais aussi in Le pacte autobiographique (Paris, Éditions du Seuil, 1975).

6 Si on suit Momigliano (Arnaldo Momigliano, Lo sviluppo della biografia greca, Turin, Einaudi, 1974), on entrevoit une tradition de l’autobiographie allant de la Grèce et de ses possibles sources orientales, jusqu’à la tradition chrétienne, celle d’Augustin, Boèce, etc. Ici, on ne discu-tera d’abord pas la question de l’appartenance des Essais au genre de l’autobiographie, ni des relations entre autobiographie et autoportrait ; on s’occupera plutôt du thème de la conscience, chez Montaigne, de certaines questions et problèmes intrinsèquement liés à l’écriture du soi. Pour une définition programmatique de la biographie (et, secondairement, de l’autobiographie) qui fait partielle abstraction du critère des paradigmes narratifs génétiques privilégiés par Lejeune in Le pacte autobiographique et L’Autobiographie en France, voir Arnaldo Momigliano, op. cit., p. 25 : « Sembra ragionevole limitare la ricerca dei precedenti della biografia a opere, o sezioni di opere, il cui scopo esplicito sia di raccontare qualcosa di un individuo isolato, invece di trattarlo come uno dei tanti attori di un avvenimento storico. In modo analogo, cercherò i precedenti dell’autobiografia tra le descrizioni, pur parziali, della vita passata di un autore, piuttosto che tra le espressioni del suo attuale stato d’animo. In altre parole, sono propenso a considerare gli aneddoti, le raccolte di detti, le lettere individuali o riunite in raccolte, e i discorsi apologetici, come i precedenti più genuini, sia della biografia, sia dell’autobiografia » (c’est moi qui souligne).

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peut se constituer que comme récit7. L’« estrangement autobiographique » de Montaigne autorise à l’introduction de soudains changements de perspective, introduits par l’auteur au cœur des passages fondamentaux de la construc-tion de son autoportrait. Ces mêmes changements lui permettent d’explorer sans cesse la structure et le langage du récit intemporel du moi, déroulé par Montaigne à travers la composition d’un livre censé être, dans cette même perspective d’estrangement, «  consubstantiel  » à son auteur, et en tant que tel, multiforme et bigarré, insaisissable, comme le moi qui, dans ce procédé « estrangeant » est à la fois auteur, narrateur, personnage du livre.

On analysera deux moments de cet estrangement, de cette prise de distance d’une idée « familiarisé », usuelle, de l’écriture, mais aussi du moi : le « pacte autobiographique » conclu avec le lecteur dans la prémisse, et aussi la structure même des Essais, qui s’entrecroise toujours aux contenus sur le plan formel (en déterminant le rythme discontinu de l’autoportrait) et épistémologique (en conditionnant le développement de l’enquête expérimentale sur le moi).

L’estrangement entendu en tant que dispositif d’analyse (d’après l’applica-tion du terme à la méthode historique, inaugurée par Carlo Ginzburg avec son ouvrage du 1998, Occhiacci di legno8), par rapport aux Essais de Montaigne montre toute sa fécondité euristique. D’abord, l’élargissement de perspective offert, par excellence, par le procédé rhétorique dépaysant, défamiliarisant, de l’Ostranenie (théorisé par le structuraliste Victor  Šklovskij en 1922, en tant que spécifique à toute forme d’art), bouleverse la perception du récepteur de l’œuvre, en activant sa sensibilité aux détails et à la réalité elle-même, présentée d’une façon inusuelle et soustraite aux automatismes de l’habitude.

Chez Montaigne, on peut observer l’activité de ce procédé estrangeant à un double niveau. Premièrement, en tant que catégorie de fruition des Essais, offerte directement, dès la prémisse Au lecteur, par leur auteur ; deuxièmement, en tant que critère de leur composition. Ces deux niveaux se compénètrent au nom de l’« estrangement autobiographique » continuellement imposé par la recherche du moi, par le projet de se peindre. L’extraordinaire autoportrait de Michel de Montaigne, représenté au vif en tant que marque de l’humaine condition toute entière, porte dans sa tension narcissique son incessant appel au lecteur, sous le seing d’une perpétuelle prise de distance de toute idée subs-tantielle, constituée, familière de l’identité humaine. Cette identité, perpé-tuellement brisée, cueillie dans son mouvement incontournable, apparaît consciemment scindée dès que Montaigne se présente, en tant que peintre de soi-même. On observera donc l’autoportrait de Montaigne dans une perspec-

7 Sur ce paradoxe, voir : Fausta Garavini, « Io come io… », in Fausta Garavini (éd.), Controfigure d’autore. Scritture autobiografiche nella letteratura francese, Bologne, Il Mulino, 1993, p. 7-28, ici 27.

8 Carlo Ginzburg, Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza, Milan, Feltrinelli, 1998.

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tive défamiliarisante – c’est-à-dire, on questionnera sans cesse son approche au moi et sa conscience des problèmes de l’écriture autobiographique, en l’étu-diant à partir du point de vue privilégié du « pacte autobiographique » conclu avec le lecteur dès la prémisse au livre, et en enquêtant par ailleurs son extraor-dinaire projet de se peindre tout entier.

Montaigne au miroir : problèmes et apories d’un autoportrait littéraire

« C’est icy un Livre de bonne foy, Lecteur »9 : dès la prémisse de ses Essais, Montaigne, auteur et, en même temps, personnage de son livre, adresse un appel préliminaire à son lecteur, annulant par sa déclaration de sincérité la distance établie par l’écriture.

Dans ce préambule, Montaigne développe le thème du pacte conclu avec le lecteur10 au moment où le biographe de soi-même établi explicitement son identité, à la fois scindée dans l’articulation de rôles différents (auteur, person-nage, narrateur) et unitaire en tant que inhérente à l’idée d’un ego unique, bien que protéiforme. La prémisse adressée par Montaigne à son lecteur traite de ce thème jusqu’à lui faire atteindre ses limites extrêmes, jusqu’à l’identifi-cation entre lui et son livre, présenté comme la transfiguration métaphorique du « moi » qui l’a créé :

Ainsi, Lecteur, je suis moy-mesmes la matiere de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subjet si frivole et si vain. À Dieu donq.11

Mais l’attitude de Montaigne, même au sein de cette déclaration désar-mante de sincérité et d’honnêteté, avec ses revendications de modestie, paraît ambiguë. Cette ambiguïté est en fait la marque du domaine de l’autobio-graphie et des paradoxes attachés à l’écriture du soi. Dès cet adieu au lecteur, par lequel en fait Montaigne lui souhaite la bienvenue, dès l’invitation à ne pas lire un livre qui, en fait, y est présenté, la prémisse aux Essais avec sa fine captatio benevolentiae, révèle un auteur parfaitement conscient du narcissisme consubstantiel à la composition de sa propre autobiographie.

Mais c’est aussi la prévision explicite d’une fruition posthume du livre, qui range les Essais dans la perspective typique de l’autobiographie, en emphatisant un autre moment paradoxal « d’estrangement »12, par définition lié à cette forme

9 Michel de Montaigne, « Au lecteur », in Michel de Montaigne (texte établi par Jean Balsamo, Michel Magnien, Catherine Magnien-Simonin), Les Essais, Paris, Gallimard, 2007, p. 27. Sur l’analyse du rapport au lecteur des Essais : Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982 (ch. 1).

10 Sur le «  pacte autobiographique  », voir Philippe  Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1975.

11 Ibid. 12 « Je ne m’estrange pas tant de l’estre mort, comme j’entre en confidence avec le mourir. Je

m’enveloppe et me tapis en cet orage, qui me doit aveugler et ravir de furie, d’une charge prompte et insensible ». Michel de Montaigne, « De la vanité », op. cit., III, 9, p. 1016.

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littéraire : le récit du passé, de la vie de l’auteur se déroulent à l’ombre d’une mort inéluctable, seule conclusion possible de la vie qu’y est racontée. Au terme de la parabole philosophique soutenue par l’autoportrait, Montaigne trouve en fait le moyen de se préparer à la mort13 ; mais ce rôle posthume prévu pour les Essais se mélange cependant, de façon paradoxale, aux dynamismes, au mouve-ment constant de cette œuvre toute pénétrée de vie :

Je l’ay voué à la commodité particuliere de mes parens et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus visve la connoissance qu’ils ont eu de moy.14

Mais le détail le plus frappant de cette prémisse aux Essais concerne un autre problème typique de l’autobiographie, étudiée ici du point de vue de «  l’estrangement  » autobiographique. Il s’agit du rapport d’ambiguïté inso-luble entre le récit du moi, objet et sujet de la narration, et les codes sociaux au milieu desquels ce même récit se déroule, avant et pendant la narration.

Montaigne montre que ce court-circuit de la sincérité est une composante fatale de son travail autobiographique, quand il souhaite qu’

on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins. Mes defauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïsve, autant que la reverence publique me l’a permis. Que si j’eusse esté parmy ces nations qu’on dit vivre encore souz la douce liberté des premieres loix de nature15, je t’asseure que je m’y fusse très-volontiers peint tout entier, et tout nud.16

Il est donc possible que la balafre dont Rousseau parle soit restée cachée. Montaigne lui-même autorise cette hypothèse, en révélant, indirectement, qu’il ne s’est pas peint « tout entier », ni « tout nu ».

Il avait d’abord déclaré, dans cette même prémisse, que l’utilité de son livre aurait été celle de permettre à ses « parens et amis » de continuer à le fréquenter après son décès, et à le connaitre au-delà de la mort. Le problème est donc  : comment concilier l’affirmation de l’utilité du livre en tant que portrait fidèle de son auteur, capable d’offrir à ceux qui l’ont perdu un prolongement des relations de familiarité avec lui, et cette admission, implicite, mais aussi troublante, de la partialité, de l’altération due à la perspective dans laquelle le tableau est peint ?

Ce préambule permet au spectateur de jeter un regard furtif au miroir dans lequel Montaigne, comme plus tard Velazquez, se réfléchit pour pouvoir se peindre. Ce miroir ne renvoie pas seulement l’image de l’écrivain en train d’offrir son autoportrait aux lecteurs, mais aussi la toile de fond des conven-

13 Voir : « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », op. cit., I, 20.14 « Au lecteur », op. cit., p. 27.15 Sur ce passage, voir Carlo Ginzburg : « Montaigne, i cannibali e le grotte », in Carlo Ginzburg,

Il filo e le tracce. Vero falso finto, Milan, Feltrinelli, 2006, p. 52-69, ici p. 67.16 « Au lecteur », op. cit., p. 27.

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tions sociales qui définissent le style (simple, naturel et ordinaire) de ce même portrait tracé à l’aide de paramètres bien définis qui conditionnent également toute la représentation racontée.

Michel de Montaigne a grandi et vécu dans la France de la Renaissance. Il a écrit sa propre autobiographie dans un château du Périgord : est-il possible, donc, qu’il puisse formuler des hypothèses sur ce qu’il aurait fait s’il eût écrit sur lui-même dans une hypothétique communauté de sauvages, établie non pas dans la France du XVIe siècle, mais dans un pays où les gens vivent « encore souz la douce liberté des premières loix de nature » ?

Montaigne sait très bien qu’il serait très difficile de croire (et même impos-sible de le prouver) que le sauvage Michel Eyquem (qui, du reste, porterait, sans doute, un nom différent, et parlerait une autre langue), penserait, dési-rerait et réaliserait l’entreprise que le Montaigne français, lui, va présenter à ses lecteurs dans la prémisse à son livre. Mais cette hypothèse est une prise de distance per absurdum, de la perspective dans laquelle il va chercher à encadrer le portrait (cependant « en mouvement ») de sa personnalité. Il prouve ainsi qu’il a conscience de la limite intrinsèque du récit autobiographique, c’est è dire du fait qu’il s’agit d’un genre littéraire dont les codes influencent avec la même force la forme aussi bien que la matière.

Montaigne met à découvert le niveau souterrain du self-fashioning auto-biographique : celui de la constitution du moi avant que le récit ne commence. Ce bouleversement de l’issue de la sincérité autobiographique anéantit le poids des conventions dont il dénonce l’influence, en emphatisant leurs aspects constructifs. C’est au niveau de la construction, de la Bildung de soi, qu’on voit agir le conditionnement social, l’habitude, avant que ne s’élabore le récit de cette Bildung (récit qui, à l’époque de Montaigne, représente encore une entreprise assez exceptionnelle).

Seulement grâce à cette conscience, à cette attitude « d’estrangement », l’autoportrait de Montaigne peut bien révéler que

Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition.17

Voilà donc l’apologie – aporétique, et «estrangère » – de l’autobiographe :Les autres forment l’homme, je le recite : et en represente un particulier, bien mal formé : et lequel si j’avoy à façonner de nouveau, je ferois vraiment bien autre qu’il n’est : meshuy c’est fait. […] Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque speciale et estrangere ; moy le premier, par mon estre universel : comme, Michel de Montaigne  : non comme Grammairien ou Poëte, ou Jurisconsulte. Si le monde se plaint dequoy je parle trop de moy, je me plains dequoy il ne pense seulement pas à soy.18

17 « Du repentir », op. cit., III, 2, p. 845.18 Ibid., p. 844-845.

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Montaigne répond ici à des reproches hypothétiques, qui jaillissent de sa conscience des problèmes liés à l’écriture autobiographique, et qui préfigurent ceux que Pascal exprimera plus tard. La réponse de Montaigne compense la dissymétrie de l’image de l’autoportrait, en l’implantant au sein de l’universa-lité de l’humaine condition ; mais sa nature aporétique est cependant garantie, par les deux pôles dont cette image est composée. D’un coté, il y a le sujet du portrait, l’homme Michel de Montaigne  ; de l’autre, d’autres hommes, spectateurs qui, lorsqu’ils observent ce portrait, sont censés réfléchir sur eux-mêmes, mais n’y étant pas contraints, ne le font pas forcément. Montaigne se plait du fait que ses spectateurs-lecteurs ne perçoivent pas toujours dans son autoportrait cette condition universelle : « Moi, je me plains dequoy il[s] ne pense[nt] seulement pas à soy ».

L’autobiographie de Montaigne n’est pas une apologie comme celle de Boèce donc, ni même l’exemplum d’une vie remarquable, comme les Confessions de Rousseau, ou bien d’un chemin de salut comme celui de Saint Augustin. Les conditions qui permettraient aux lecteurs d’accéder aux Essais de la façon dont le souhaite Montaigne, ne peuvent jamais être satisfaites, à cause du paradoxe estrangeant de l’identification impossible, constamment asympto-tique, entre lecteur et sujet de l’autoportrait : ce paradoxe définit l’écriture du moi, en imposant une frontière infranchissable par le lecteur, constituée par le moi hypertrophique, qui est auteur, narrateur et personnage, auquel le lecteur ne pourra jamais tout à fait accéder, ni vraiment s’identifier.

Mais cette limite asymptotique elle-même, ce signe pérenne d’estrange-ment, à partir du moment où ils sont révélés Au lecteur, garantissent à l’auto-portrait la possibilité d’être un véritable signe de l’entière condition humaine, en tant que cette borne lui impose le sceau de l’identité individuelle avec ses frontières infranchissables.

S’il est clair que la voix récitante est à la première personne, l’histoire du moi devient une partie intégrante du tableau qu’elle construit, ce tableau représente alors une fresque de la condition humaine ; mais il faut en passer par un effort d’estrangement pour accéder à cette intuition.

La fricassée des essais, et le sot projet de se peindre

« En fin, toute cette fricassée que je barbouille ici n’est qu’un registre des essais de ma vie »19, écrit Montaigne ; et il résume dans cette ligne deux aspects essen-tiels de la forme de ses Essais, façonnant son contenu sur une structure inusuelle. D’un coté, il y a la fricassée : le désordre et le mélange de styles différents, dans un livre pourtant censé être le portrait de son auteur. De l’autre coté, il y a les essais eux-mêmes, palimpseste de la mémoire et du jugement résultant de la réitération

19 « De l’experience », op. cit., III, 13, p. 1126.

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obsessive de l’acte de perpétuelle réécriture du moi que Montaigne achève par son livre, déclarant souvent vouloir « s’essayer » et écrire « autant qu’il y aura d’ancre et de papier au monde »20. La continuelle réécriture des Essais ne pouvait en effet s’achever que par cette disparition de l’auteur qui projette son ombre sur le livre entier, dès la prémisse au lecteur. Une des premières définitions du mot « essai » fut celle donnée par La Croix du Maine dans sa Bibliothèque française (1584) : « ce titre ou inscription est fort modeste, car si on veut prendre ce mot d’Essais, pour coup d’Essai, ou apprentissage, cela est fort humble et rabaissé […] ; et si on le prend pour essais ou expériences, c’est-à-dire discours pour se façonner sur autrui, il sera encore bien pris de cette façon ». Il est en effet assez courant à cette époque de considérer la première publication d’un auteur comme un coup d’essai – expression fréquente à la Renaissance21.

Montaigne explique à plusieurs reprises ce qu’il faut entendre par ce titre bien particulier pour son époque : un des sens du mot essai renvoie à l’idée d’examen et de mise à l’épreuve. Plutôt que d’utiliser le mot essai, il semble d’ailleurs plus approprié de se servir, comme le fait Montaigne, du verbe réfléchi « s’essayer », dans un acte d’estrangement autobiographique, d’obser-vation du moi à partir de perspectives différentes, continuellement réitéré.

Montaigne engendre la forme humanistique de l’essai, en déployant complètement, à travers la « fricassée » barbouillant dans son livre, l’aspect de recherche expérimentale toujours lié au succès de ce genre littéraire, et notam-ment à son usage au domaine scientifique-philosophique, qui ira se répandre surtout au XVIIe siècle  : on trouve le terme employé dans un sens philoso-phique-morale dans les titres de Francis Bacon (Essayes, 1597), de Locke (An Essay Concerning Human Understanding, 1690) ; et dans un sens expérimen-tale chez Galilée (Il Saggiatore, 1623, dont le titre fait référence à l’extrême précision de la bascule employée par les orfèvres) et Robert Boyle (Essays of the Strange Subtilty, Great Efficacy, Determinate Nature of Effluviums, 1673).

Notamment, à différence de la majorité de ces autres22, le titre du grand autoportrait de Montaigne ne spécifie pas l’objet de sa recherche empirique, des ses essais d’ausculter, toucher, décrire ce qui se révèle trop multiforme et facetté pour être renfermé dans un seul mot ; c’est-à-dire, de ce pastiche insai-sissable, qui est Michel de Montaigne.

Le « sot projet de se peindre » révèle donc le projet d’une peinture du chaos en tant qu’ego, (comme Pascal l’avait en fait bien ressenti) ; et le désordre qui est peint dans les Essais, est bien le désordre du moi de Montaigne, mais aussi celui du moi du lecteur, que l’auteur invite à se réfléchir dans ce miroir de la condition humaine qui est le portrait de Montaigne.

20 « De la vanité », op. cit., III, 9, p. 945.21 Comme par exemple in le Gargantua (« ce prélude et coup d’essay »).22 Le titre choisi par Bacon, qui ne mentionne pas d’objet, est en fait inspiré par celui de l’ouvrage

de Montaigne.

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Cette double polarité trace la structure des Essais, en croisant leur nature de miscellanées avec la représentation autobiographique se réalisant par la réitération de l’action de l’exploration, de l’essai, du chemin de la vie de l’auteur. L’histoire de la composition des Essais fournit elle-même une preuve de la polarité intrinsèque qui les forme.

Avec sa recherche classique sur les sources et la composition des Essais, Pierre Villey23 a prouvé que le projet initial de Montaigne était de s’insérer dans la tradition d’antiquité tardive des collections de sentences, exemples, proverbes et citations24, qui avec les Adagia d’Érasme avait récemment gagné une position de prééminence dans la diffusion de la culture humaniste. Les Essais naissent en tant que collection de citations commentées, mais très tôt la formule initiale implose, et non pas contre les intentions de Montaigne, mais plutôt en accord avec sa façon de s’approcher à la lecture des classiques et à l’observation de la vie elle-même, repoussant impositions et règles, et récusant l’immobilité de tout ce qui n’est pas vivant, en changement, en mouvement.

Comme l’a remarqué Lukàcs dans À propos de l’essence et de la forme de l’essai, au sein de l’essai le discours sur l’autre, sur l’objet historique, ne participe au texte que comme prétexte de la prise de parole25. Les Essais de Montaigne, en inventant, tout à fait, le genre, offrent un exemple éclairant de cette thèse :

Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas toujours la matiere ; souvent ils la denotent seulement par quelque marque.26

L’essai De la vanité, avec ses parcours vagabonds27 à travers lesquels on entrevoit le portrait du père de Montaigne, est fort autobiographique, dans ses évocations variées de la maladie et de la mort, et son tableau en mouvement, vivant, du génie de l’auteur. Dans cet essai, la tension intrinsèque de l’intérêt de Montaigne pour la culture gnomique est évidente : cette tension même qui a frappé le cadre initial de la collection d’exempla, en répandant au sein de ce

23 Pierre Villey, Les sources et l’évolution des Essais de Montaigne, Paris, Librairie Hachette & C., 1908.

24 Au sujet des liens de ce genre avec l’autobiographie, voir Arnaldo Momigliano, op. cit., p. 25 : « Sono propenso a considerare gli aneddoti, le raccolte di detti, le lettere individuali o riunite in raccolte, e i discorsi apologetici, come i precedenti più genuini, sia della biografia, sia dell’au-tobiografia ».

25 Gyorgy Lukàcs, « À propos de l’essence et de la forme de l’essai » – Lettre à Leo Popper, in L’Âme et les formes, [1910], Paris, Gallimard, 1974, p. 25 : « L’essayiste parle d’un tableau ou d’un livre, mais l’abandonne aussitôt – pourquoi  ? Pour la raison, je crois, que l’idée de ce tableau et de ce livre est devenue surpuissante en lui, qu’il a complètement oublié tout l’acces-soirement concret, qu’il ne l’a utilisé que comme départ, comme tremplin ».

26 « De la vanité », op. cit., III, 9, p. 994.27 Qu’il justifie dans le passage suivant : « Il faudra doresnavant […], que, au lieu que les autres

cherchent temps et occasion de penser à ce qu’ils ont à dire, je fuye à me preparer, de peur de m’attacher à quelque obligation de laquelle j’aye à despendre. L’estre tenu et obligé me fourvoie, et le desprendre d’un si foible instrument qu’est ma mémoire » (« De la vanité », op. cit., III, 9).

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classicisme sapientiel la vie, les pensées, l’intimité de celui qui était censé être commentateur seulement :

À quoy faire, ces poinctes eslevées de la philosophie, sur lesquelles, aucun estre humain ne se peut rasseoir : et ces regles qui excedent nostre usage et nostre force ? Je voy souvent qu’on nous propose des images de vie, lesquelles, ny le proposant, ny les auditeurs, n’ont aucune esperance de suivre, ny qui plus est, envie. De ce mesme papier où il vient d’escrire l’arrest de condemnation contre un adultere, le juge en desrobe un lopin, pour en faire un poulet à la femme de son compagnon. […] Sentez lire un discours de philosophie  : l’invention, l’eloquence, la pertinence, frappe incontinent vostre esprit et vous esmeut. Il n’y a rien qui chatouille ou poigne vostre conscience ; ce n’est pas à elle qu’on parle. Est-il pas vray ?28

L’écriture autobiographique se superpose donc à la collection de sentences et citations, celle-ci étant, pour Montaigne, la seule clé de lecture possible, dans un jeu de miroirs entre humaine condition et portait du moi, d’autant plus efficace qu’il est peu symétrique. La vie de Montaigne, son point de vue, dépassent les limites de la structure initiale, de la collection de citations, en affirmant l’impertinence joyeuse, vive, du moi comme voie d’accès privilégiée à une vérité qui n’est telle qu’en fonction de l’animation et du mouvement :

Je veux donq mal à ceste raison trouble-feste  : Et ces projects extravagants qui travaillent la vie, et ces opinions si fines, si elles ont de la verité ; je la trouve trop chere et trop incommode. Au rebours : je m’employe à faire valoir la vanité mesme, et l’asinerie, si elle m’apporte du plaisir. Et me laisse aller après mes inclinations naturelles sans les contreroller de si près.29

Dans cette conception dynamique d’une vérité qui est bien définie seule-ment en tant que vie, prend forme l’idiosyncrasie de Montaigne, qui affecte son regard sur le monde, sur les choses et sur son livre même, consubstantiel –  grâce à l’estrangement autobiographique conscient  – aux limites, apories, avantages cognitifs de la forme autobiographique :

De cent membres et visages, qu’à chasque chose j’en prens un […]. J’y donne une poincte, non pas le plus largement, mais le plus profondément que je sçay […]. Semant icy un mot, icy un autre, eschantillons dépris de leur piece, escartez, sans dessein, sans promesse  : je ne suis pas tenu d’en faire bon, ny de m’y tenir moy-mesme, sans varier, quand il me plaist, et me rendre au doubte et incertitude, et à ma maistresse forme, qui est l’ignorance.30

Portrait du moi insaisissable

Cette attitude de Montaigne face à la vie le pousse à réaliser un projet et une structure des Essais dans leur réelle identité à leur auteur.

28 « De la vanité », op. cit., III, 9, p. 1034-5. 29 Ibid., p. 1042.30 « De Democritus et Heraclitus », op. cit., I, 50, p. 321-2.

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L’implosion des codes de celle qui était, en principe, configurée comme une collection d’exempla31 l’a transformée en paradigme autobiographique atypique, tout à fait unique. Ce paradigme se concrétise dans le paradoxe suprême de l’estrangement autobiographique de Montaigne, qui, au moment où il accède au niveau de la conscience de soi, en essayant se peindre, s’aperçoit de sa nature fragmentaire, discontinue, décomposée. L’« estrangement autobiographique », en tant qu’attitude d’observation « décomposante », « destructurante » de soi, a provoqué l’éclatement de la structure projetée au début. La seule possibilité de se peindre est donc celle de se peindre en mouvement :

Or les traits de ma peinture, ne se fourvoyent point, quoy qu’ils se changent et diversi-fient. Le monde n’est qu’une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Aegypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object : il va trouble et chancelant, d’une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l’instant que je m’amuse à luy. Je ne peinds pas l’estre, je peinds le passage : non un passage d’age en autre, ou comme dict le peuple, de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d’inten-tion : C’est un contrerolle de divers et muables accidens, et d’imaginations irresolues, et quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects, par autres circonstances, et considerations. Tant y a que je me contredis bien à l’advanture, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point.32

Chez Montaigne la conscience de la nature multiforme, non-organique, de soi, jaillit de l’entreprise estrangeante de l’écriture de soi, qui maintient le sceau de cette conscience même, qu’elle déclare insaisissable.

Philippe Lejeune avait raison enfin, quand il emphatisait le caractère anti-narratif des Essais  ; mais en les excluant du domaine de l’autobiographie, il s’empêchait de remarquer qu’ils constituent le paradigme unique, et à la fois incontournable, de chaque réflexion consciente de soi sur les problèmes et les apories intrinsèques à l’analyse de ce moi dont les Essais offrent un portrait inoubliable.

31 Voir Pierre Villey, op. cit., p. 3 et suivantes  ; Erich Auerbach, « L’humaine condition  », in Erich Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946], Paris, Gallimard, 1968.

32 « Du repentir », op. cit., III, 2, p. 844-5.

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Ce paradigme se concrétise dans l’estrangement marqué par le paradoxe suprême de l’écriture autobiographique de Montaigne qui, au moment où il franchit les bornes de la conscience de soi, en révèle la nature discontinue, décomposée, insaisissable, et la projette, comme dans un prisme, dans son portrait en mouvement. Comme dans la série d’autoportraits où, plus tard, Rembrandt réfléchira les rides de sa vieillesse, le sens éternel de l’écriture de Montaigne se révèle là où il emprisonne, consciemment, la contingence du moi.

Ilaria GaspariDoctorante

Università di Pisa - Université Paris I Panthé[email protected]

[email protected]

RésuméChez Montaigne, un procédé estrangeant opère à double niveau. Premièrement, en tant que catégorie de fruition des Essais ; deuxièmement, en tant que critère de leur composition. Ces deux niveaux se compénètrent au nom de l’« estrangement autobiographique » imposé par le projet de se peindre. On analysera l’autoportrait défamiliarisant de Montaigne en questionnant sans cesse son approche au moi et sa conscience des problèmes de l’écriture autobiographique.

Mots-clés Montaigne, autoportrait, écriture autobiographie, estrangement, conscience de soi.

AbstractIn Montaigne’s Essays the estrangement effect appears to be active on a double level. Primarily, as a category of fruition of Montaigne’s work; secondarily, as a decisive factor playing its role in the compo-sition of the Essays. These two levels are bound to each other in the “autobiographical estrangement” of the self-portrait achieved by Montaigne, which will be analyzed through an inquiry into his approach to the self and the alienating issues of autobiographic writing.

KeywordsMontaigne, self-portrait, autobiography, estrangement, self-consciousness.

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Comparaison comme estrangement :Machiavel, les anciens, les modernes,les sauvages

Lucio Biasiori

1. Tout récemment, Carlo  Ginzburg a rappelé l’importance d’un article d’E.  H.  Gombrich, datant de 1976, qui portait sur la dichotomie entre Renaissance considérée comme époque historique et comme mouvement intel-lectuel1. Tout en montrant les racines historiographiques plutôt qu’historiques de la Renaissance comme époque de redécouverte des valeurs de l’antiquité dans les arts, Gombrich – et Ginzburg avec lui – nous invitait à considérer la catégo-rie de Renaissance comme un mouvement d’artistes et théoriciens de l’art qui, en réfléchissant sur l’antiquité, se positionnaient de façon polémique vis-à-vis des produits artistiques « barbares ». On peut d’ailleurs utiliser cette dichotomie avec le double de la Renaissance, c’est-à-dire l’Humanisme.

Au siècle dernier deux interprétations majeures s’affrontent : certains auteurs – à l’instar d’Augusto Campana et Paul Oskar Kristeller –, interprètent l’Huma-nisme en tant que mouvement de « humanistae » – c’est à dire, littéralement, de ceux qui enseignent les « humanae litterae » ; d’autres ont insisté plutôt sur la redécouverte de la dignitas hominis après les ténèbres du Moyen Âge, suivant la signification que le mot « Humanisme » avait prise par la suite2. Aussi bien dans un cas que dans l’autre, cette période nous apparaît comme dominée par une tension entre un passé conçu comme un modèle et un présent qui prétend à en restaurer la splendeur. De ce fait, ce n’est pas un hasard si c’est à Florence, à la moitié du XVe siècle – un chronotope que les deux interprétations acceptent en

1 Carlo Ginzburg, Modernità: una categoria inservibile?, Seminaire organisé par la Fondation Lelio et Lisli Basso (Rome, le 10 décembre 2009). En ligne : http://multimedia.fondazionebasso.it/index.php?option=com_content&view=article&id=82:carlo-ginzburg-moderno-una-categoria-inservibile&catid=108:modernita&Itemid=150. Ernst H. Gombrich, The Renaissance. Period or Mouvement?, in J. B. Trapp (éd.), Background to the English Renaissance: Introductory Lectures, Londres, Gray-Mills Publishing, 1974, p. 9-30.

2 Augusto Campana, « The Origins of the Word “Humanist” », in Journal of the Warburg and Courtauld Institute, n° 9, 1946, p. 60-73 ; Eugenio Garin, L’Umanesimo italiano. Filosofia e vita civile nel Rinascimento, Rome-Bari, Laterza, collection « Biblioteca di cultura moderna », 1952.

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tant que moment fondateur – qu’une « querelle des anciens et des modernes » voit la lumière deux siècles auparavant celle, plus célèbre, de l’Académie fran-çaise3. Ce serait une erreur de considérer de telles querelles comme de simples bagatelles académiques : non seulement parce que les partisans de la supériorité des modernes l’étaient également de l’ordre politique, mais aussi parce que l’ou-verture imminente du monde européen à de nouveaux espaces géographiques aurait imposé un double tournant à cette confrontation rebattue. D’un côté, la balance aurait vite penché en faveur des modernes ; de l’autre, un nouvel acteur était en train de s’imposer : les sauvages.

2. Une place d’honneur dans l’histoire de cette querelle doit être réservée à la Historia de varietate fortunae de Poggio Bracciolini, rédigée entre 1443 et 1449. La supériorité des anciens, d’après Poggio, était moins liée à l’infériorité des exploits des modernes, qu’à l’absence de bons écrivains  : « Ce n’est pas qu’on manque d’histoires dignes d’être transmises à la postérité. Ce que nous n’avons pas, c’est le talent des écrivains, qui sachent mettre en relation l’écri-ture avec la grandeur des événements »4. On aurait pu, tout au plus, dénigrer les princes modernes en ce qui concerne la protection des belles-lettres ; toute-fois, la question de la comparaison entre passé et présent ne concernait pas la grandeur des faits en soi, mais seulement l’adéquation et la correspondance (« aequari et respondere ») entre les faits et leur récit :

Je n’aurais pas le temps de passer en revue tous les exemples de grands hommes, sur lesquels le sort a exercé son pouvoir. Les livres sont pleins d’histoires que l’antiquité a transmises à la postérité. Il y avait en fait beaucoup d’écrivains qui ne permettaient pas que les exploits de leur temps périssent, et chacun les exaltait en les ornant de mots afin qu’on puisse les lire plus volontiers. Et voilà pourquoi les événements du passé nous sont plus connus que tout ce qui se fait de notre époque ; il nous manque les hommes qui mettent en lumière les faits […]. Pour être sincère, qu’est-ce que nous ont transmis les anciennes annales qui doit être préféré à Tamerlan […] très puissant général d’Asie, qui, jadis homme privé, à la faveur du sort, fût amené si haut qu’il commandait à une grande partie du monde ?5

3 Le seul travail d’ensemble sur ce thème – malgré ses préjugés nationalistes – Giacinto Margiotta, Le origini italiane de la Querelle des anciens et des modernes, Rome, Éditrice Studium, 1953. Une mise au point in Riccardo Fubini, L’umanesimo italiano e i suoi storici. Origini rinascimen-tali, critica moderna, Milan, Franco Angeli, 2001, p. 121 et suivantes. Des sommaires indica-tions sur le passage du débat florentin au français in Hans Baron, In Search of Florentine Civic Humanism. Essays on the Transition from Medieval to Modern Thought, Princeton, University Press, 1988, II, p. 96 et suivantes.

4 «  Non enim desunt historiae dignae quae posteris tradantur, sed scriptorum facultas, qui rerum magnitudinem scriptis aequent et respondeant rebus gestis  » (Poggius  Bracciolinii, Opera omnia, réproduction anastatique de l’editio princeps, Turin, Bottega d’Erasmo, 1964, II, p. 34-37).

5 « Dies me deficeret, si omnia recensere vellem illustrium virorum exempla, in quibus fortunae licentia versata est  ; referti enim sunt libri ejusmodi historiis, quas memoriae posterorum

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Selon Poggio, donc, la comparaison, loin de se cantonner aux exemples clas-siques, pouvait être également étendue aux barbares6. De ce fait, toute différence qualitative entre les deux cas tombait, non seulement dans le temps mais aussi dans l’espace : ce que Marius avait accompli pouvait être comparé aux exploits des rois de France, mais aussi à ceux de Tamerlan. On pouvait passer en somme de la comparaison entre époques différentes à celle entre peuples différents.

Il ne s’agit pas d’un aspect secondaire du De varietate. L’ouvrage se composait de quatre livres. Au deuxième et au troisième livre, dans lesquels Poggio exposait la toute-puissance de la fortune avec une série d’exemples tirés surtout du pontificat d’Eugène IV, il en ajouta deux : un premier livre, qui était une longue digression sur les ruines de Rome ancienne – où était abordée la question de la transmission des événements historiques – et un quatrième et dernier livre. Celui-ci était consacré au récit du voyage en Inde du marchand vénitien Niccolò de’ Conti. Ce dernier, cherchant à se faire pardonner sa conversion à l’Islam lors de ses pérégrinations, avait remis à Poggio, secrétaire du pape, l’exposé de ses péripéties. Dans le dessein de Poggio, cette appendice était justifiée par la volonté de démontrer la toute-puissance de la fortune sur chaque individu, tel l’aventureux Niccolò de’ Conti ; de plus, ce dernier livre élargissait le règne du hasard à un monde inconnu et montrait qu’une première forme de comparaison entre les événements relatifs à ce monde et ceux de l’antiquité était possible7. Le succès éclatant de cette section de l’ouvrage témoigne de son impact, qui fut remarquable surtout lorsque parvinrent les premières nouvelles des découvertes géographiques à occident. La présence de treize exemplaires du seul quatrième livre dans l’ensemble des trente-huit manus-crits conservés de l’ouvrage, de même que sa circulation autonome sous le titre de India recognita (imprimé à Crémone en 1492), sont autant d’indices du succès immédiat du compte-rendu de Niccolò  de’ Conti, publié plus tard dans les Navigationi et viaggi de Giovanni Battista Ramusio (1550) et ensuite traduit dans les principales langues européennes8.

mandavit antiquitas. Erat scriptorum magna copia, qui suorum temporum res gestas interire non patiebantur, quisque eas extollebat atque ornabat dictis, ut libentius legerentur  ; quo factum est ut notiora sint nobis, quae prisca tempora tulerunt, quam quae nostra aetate acta sunt ; desunt enim qui lumen afferant rebus gestis […] Quid enim antiqui annales attulerunt nobis, vel militum numero, vel robore exercitus, vel disciplina militari, vel rerum gestarum gloria ac varietate praeferendum, si vera fateamur, Tambellano, sic enim vulgus appellat, olim imperatori Asiae potentissimo, quem quondam privatum virum adeo secundae fortunae studium erexit, ut magnae parti orbis imperaret. » (Ibid., p. 37)

6 « Ma un aspetto distingue preliminarmente Poggio rispetto alla storiografia fiorentina di Bruni e a quella italiana di Biondo: l’allargarsi cioè della considerazione alle vicende d’Europa o addi-rittura esotiche » (Riccardo Fubini, Umanesimo e secolarizzazione da Petrarca a Valla, Rome, Bulzoni, collection « Humanistica », 1990, p. 260).

7 Je ne dirais donc pas qu’il s’agit d’une insertion opérée «  de façon plutôt artificielle dans le contexte d’ensemble », comme l’affirme, en partielle contradiction avec son jugement mentionné dans la note précédente, Riccardo Fubini, (Introduzione, in Poggius Bracciolinii, op. cit., p. 499).

8 En portugais (1502), en espagnol (Séville, 1503, Logrogne, 1529), en anglais (1625) et en hollan-

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3. Comme on l’a remarqué de façon convaincante9, l’influence du passage cité du De varietate sur le préambule au livre II des Discours sur la première Decade de Tite-Live de Machiavel est avérée :

Tous les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent sans raison. […] La première [raison], c’est qu’on ne connaît jamais la vérité tout entière sur le passé ; […] la plupart des écrivains se laissent si bien subjuguer par les succès des vainqueurs, que, pour rendre leurs triomphes plus éclatants, non seule-ment ils exagèrent leurs succès, mais la résistance même des ennemis vaincus ; de telle sorte que les descendants des uns et des autres ne peuvent s’empêcher de s’émerveiller devant de tels hommes, de les louer et de les aimer10.

En retravaillant le passage de Poggio, Machiavel y ajouta sa conscience des rapports de force qui président à l’écriture de l’histoire. C’est ça qui l’amena à écrire que les historiens « obéissent à la fortune des vainqueurs », un jugement qui aujourd’hui a le goût du cliché, mais qui tel n’était pas à l’époque où il venait d’être formulé. Et pourtant, il n’est pas impossible que Machiavel ait su tirer du passage du De Varietate autre chose, quelque chose qui autorisait l’ouverture du dialogue à deux entre les anciens et les modernes à un tiers participant : les sauvages. Telle ouverture demeura toujours liée aux exigences polémiques de Machiavel. D’une part, le mot « barbare » et ses dérivés n’ont jamais de signification positive dans ses œuvres, où ils indiquent tantôt les princes orientaux « dissipateur de toutes les civilisations humaines » (Discours, II, 2), tantôt les « inondations » suivies à la chute de l’empire romain (premier livre des Histoires de Florence), tantôt enfin – en accord avec la propagande politique du pape Jules  II  – les étrangers qu’il était urgent de chasser afin de rétablir la «  liberté d’Italie  » (comme on lit dans l’exhortation finale du Prince). D’autre part, lorsque Machiavel compare événements et personnages européens et extra-européens, c’est toujours selon une intention polémique. Il s’agit souvent d’une polémique à caractère religieux : c’est le cas, par exemple, du chapitre XIX du Prince, où Machiavel compare la papauté au sultanat turc (sans se soucier de la contradiction par rapport au jugement ironique sur la singularité de la principauté ecclésiastique que l’on lit dans le chapitre XI) ; ou bien lorsqu’il inclut Moïse dans la célèbre série de bâtisseurs violents de nouveaux états exposée au chapitre VI.

dais (Amsterdam, 1664, Leyde, 1706 et 1707). Pour ces aspects, voir la notice très minutieuse de Francesco Surdich, De’ Conti, Niccolò, in Dizionario biografico degli italiani, Rome, Istituto della Enciclopedia italiana, vol. 28, 1983, p. 457-460.

9 Cette influence a été signalée par Francesco Bausi dans son édition des Discours, Rome, Salerno, 2001, p. 296, n. 11.

10 Discours sur la première Décade de Tite-Live, in Œuvres complètes, introduction par J. Giono, texte présenté et annoté par E. Barincou, Paris, Gallimard, 1952, p. 510.

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Il est normal pour nous de penser à la comparaison comme à un procédé neutre, comme à un outil qui sert plutôt à souligner les ressemblances plutôt qu’à accentuer les divisions. L’usage polémique que Machiavel fit de cet outil, nous pousse à questionner les origines sanglantes de la catégorie de comparai-son, née au cœur des guerres de religion et des Grandes découvertes11.

4. Francesco Guicciardini (Guichardin) fut sans doute le premier à saisir pleinement le potentiel comparatif de la méthode de Machiavel. Certes, sa démarche à l’égard de Machiavel est toujours ironique. Du haut de sa fonction de gouverneur de Modène, Guichardin se moque de Machiavel, qui au contraire, de représentant de la République auprès de papes et de monarques se retrouve dans une légation sans importance auprès les franciscains de Carpi. L’échange épistolaire entre ces deux personnages a été depuis longtemps étudié par les chercheurs dans le but de souligner à juste titre leurs différences réci-proques et le registre comique dans lequel il s’inscrit. Et pourtant, mis à part ce ton ironique, les mots de Guichardin nous disent bien d’autres choses :

Mon cher Machiavel, quand je pense à votre nouveau titre d’ambassadeur auprès d’une communauté de moines, et que je songe à tous les rois, princes et ducs avec lesquels vous avez négocié, je me rappelle Lysandre qui fut chargé, après tant de victoires et de trophées, de distribuer la viande à ces mêmes soldats qu’il avait si glorieusement commandés, et je me dis que les visages peuvent bien changer, mais que le monde voit toujours les mêmes scènes, et qu’il n’arrive aucun événe-ment qui n’ait eu lieu dans les siècles passés. Mais, parce que les noms et les figures changent sans cesse, il n’y a que les habiles qui les reconnaissent ; et voilà le principal mérite de l’histoire, elle vous annonce d’avance et vous met sous les yeux les évènements qui n’ont point eu lieu encore, d’où je conclus, pour raison-ner aussi conséquemment qu’un moine, qu’on doit de grands éloges à celui qui vous a chargé d’écrire nos annales, et qu’il faut vous presser de remplir prompte-ment cette commission. Au reste, je crois que votre ambassade ne vous sera pas tout-à-fait inutile ; vous aurez employé ce loisir de trois jours à approfondir toute la république des capucins, et vous vous servirez de ce modèle pour le comparer à quelques-unes de vos formes12.

11 Carlo Ginzburg, « Provincializing the World. European, Indians, Jews », Postcolonial Studies, n. 14/2, 2011, p. 135-150.

12 Lettre du 18  mai  1521, in Œuvres de Machiavel, traduction nouvelle par T.  Guiraudet, seconde édition, Paris, chez Pichard, 1803, t. VI, p. 271-272 (la traduction a été revue par nos soins). « Machiavello carissimo. Quando io leggo e vostri titoli di oratore di republica et di frati e considero con quanti re, duchi e principi voi avete altre volte negociato, mi ricordo di Lysandro, a chi doppo tante victorie e trophei, fu dato la cura di distribuire la carne a quelli medesimi soldati a chi sì gloriosamente aveva comandato; e dico: Vedi che, mutati solum e visi delli huomini et e colori extrinseci, le cose medesime tucte ritornano; né vediamo accidente alcuno che a altri tempi non sia stato veduto. Ma el mutare nomi et figure alle cose fa che soli e prudenti le riconoscono: e però è buona et utile la istoria, perché ti mette innanzi e ti fa riconoscere e rivedere quello che mai non avevi conosciuto né veduto. Di che seguita un sillogismo fratescho: che molto è da comendare chi vi ha dato la cura di scrivere annali; e da esortare voi che con diligenzia esequiate lo officio commesso. A che credo non vi sarà al tutto inutile questa legatione, perché in cotesto ocio di tre dì arete succiata tucta la repubblica de’

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L’ironie qui parcourt cette lettre ne doit pas nous faire oublier qu’elle a été écrite par l’un des premiers lecteurs de Machiavel et l’un des premiers qui a critiqué sa tendance à citer (« allegare ») exemples et textes tirés de circons-tances historiques les plus variées. En effet, le lendemain Machiavel, jouant visiblement le jeu de se plaindre du bas état dans lequel il était tombé, ne laissa pas tomber l’opportunité de parler de la comparaison comme base véritable de son discours (« ragionare ») :

Quant à la république des capucins, je ne crois pas que mon voyage me soit tout-à-fait inutile ; j’ai appris beaucoup de leurs règles et institutions qui ont du bon, je vous assure. Je m’en servirai quelque part, et surtout dans les compa-raisons. Lorsque je traiterai du silence, je dirai : ils étaient plus silencieux que des moines au réfectoire. Je pourrai citer ainsi beaucoup d’autres bonnes choses, que je devrai à mon petit séjour parmi eux13.

Toutefois, l’emploi de la comparaison entre personnages tirés d’histoires très différents n’a pas seulement un but polémique. Retravaillé per Machiavel, le passage de Poggio deviendra un dispositif permettant de réfléchir sur la diversité des mœurs des populations extra-européennes. Cela se manifeste dans l’usage que de Machiavel fait le marchand et voyageur florentin Filippo Sassetti.

5. La place de Machiavel dans l’outillage mental de Sassetti, qui de l’horizon florentin et toscan du commerce et du Studio pisan s’élança vers le voyage en Inde, n’a jamais fait l’objet d’une étude approfondie14. Certes, le rapport qu’il entretient avec Machiavel ne diffère pas – dans une première phase au moins – de celui que l’on peut constater dans beaucoup d’autres cas de Florentins de la moitié du XVIe siècle15. On lit avec avidité Machiavel et on en tire ses propres conclusions ; on corrige les propos les plus hardis à l’aide d’un aristotélisme plus traditionnel, ou bien on les dissimule derrière une profession d’orthodoxie  ;

zoccoli et a qualche proposito vi varrete di quel modello, comparandolo o ragguaglandolo a qualcuna di quelle vostre forme. » (Niccolò Machiavelli, Opere, C. Vivanti (éd.), Turin-Paris, Einaudi-Gallimard, 1999, II, p. 377).

13 « Circa alle storie e la repubblica de’ zoccoli, io non credo di questa venuta avere perduto nulla, perché io ho inteso molte constitutioni et ordini loro che hanno del buono, in modo che io me ne credo valere a qualche proposito, maxime nelle comparationi, perché dove io abbia a ragionare del silentio, io potrò dire: gli stavano più cheti che i frati quando mangiono; e così si potrà per me addurre molte altre cose in mezzo, che mi ha insegnato questo poco della espe-rienza » (Niccolò Machiavelli, Opere, op. cit., p. 379).

14 Le nom de Machiavel n’apparaît pas dans l’ouvrage majeur sur ce personnage (cf. Marica Milanesi, Filippo Sassetti, Firenze, La Nuova Italia, collection «  Pubblicazioni del Centro di studi del pensiero filosofico del Cinquecento e del Seicento in relazione ai problemi della scienza del CNR, Série 1, Studi », 1973). Le comparativisme de Sassetti touchait même la langue, de manière qu’il a eté considéré un des pères des études indo-européennes : Cf. Francisco Villar, Los indoeuropeos y los orígines de Europa. Lenguaje y historia, Madrid, Gredos, 1991, passim.

15 C’est le « machiavélisme aristotélique » bien étudié par Giuliano Procacci, Machiavelli nella cultura europea dell’età moderna, Roma-Bari, Laterza, « Collezione storica », 1995.

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plus simplement parfois on occulte la source. Laissons de côté le problème de la présence de Machiavel dans les œuvres historiques et poétiques de Sassetti16 et concentrons nous plutôt sur sa correspondance. En commentant l’oraison funèbre de Giambattista Adriani, le fils de Marcello Virgilio, maître et supérieur hiérarchique de Machiavel, Sassetti développa la lecture du De varietate fortunae de Poggio faite par le secrétaire florentin :

Il m’a toujours semblé qu’il est bien difficile de louer un homme privé et policé comme il l’était, et voilà la raison : qu’on nous a étourdis avec les histoires des empereurs, des pontifes et des grands-ducs, car ces histoires, puisque elles sont célèbres, nous parviennent toujours accrues et portées à l’excès. Elles s’accom-pagnent d’un style grandiloquent et retentissant, […] ; et lorsqu’on parle de choses ordinaires et dépourvues de tragédie, personne ne s’en satisfait17.

16 Il suffit de noter que la Vita di Francesco Ferrucci par Sassetti, le début de laquelle n’est qu’un bref résumé des thèses saillantes contenue dans les Discours et dans le premier livre des Istorie fiorentine, a été écrite sur le modèle de Vita di Castruccio Castracani : « Niuna sentenza è così vera, come quella è, che per le bocche di ciascuno tutto il giorno risuona, che da uno inconve-niente che nasca, molti ne seguono. Fu già lodevole costume appresso a’ romani che i cittadini di quella repubblica, liberi dalle fatiche della guerra, esercitassero nella patria i loro propri esercizi; e quelli abbandonando, quantunque volte facesse mestiere ritornassero a guerreggiare […] Venne meno interamente questo costume allora che Ottaviano Augusto si strinse nelle mani il freno del governo del mondo: imperò che, essendo egli mal sicuro principe assoluto di quel popolo feroce che tanto aveva stimato la libertà, per gettare un saldo fondamento dello imperio suo (conoscendo molte volte desiderare i popoli sommamente quello che è cagione della rovina loro) corroppe con la dolcezza dell’ozio l’animo de’ cittadini romani cotanto feroce. E liberandoli dalle fatiche della guerra, tolse loro ogni speranza di mai più rivedere il volto della libertà e privògli di quella gloria che il mondo si aveva fatto suggetto, la quale, partendosi da loro, trapassò a quelle genti che furono elette da lui per la fermezza dello imperio. Da questo successe, in processo di tempo, che l’imperio, dalle mani di coloro che per forza o per inganno se l’erano occupato, trapassò a persone per niuna propia virtù di tanto grado meritevoli, dispensato dal mobile volere degli eserciti barbari, ne’ quali era rimasta la potenza dell’armi. Da questo, indi a non molto, derivarono le innondazioni di quelle genti settentrio-nali, che per tanto tempo infamarono la provincia d’Italia », cité depuis Filippo Sassetti, Vita di Francesco Ferrucci, V. Bramanti (éd.), Turin, Res, collection « Scrinium. Preziosità letterarie », 2000, p. 3-4. On peut retrouver une référence à la Mandragola dans une lettre adressée de Pise à son cousin Lorenzo Giacomini le 20 décembre 1570 : cf. Filippo Sassetti, Lettere da vari paesi (1570-1588), V. Bramanti (éd.), Milan, Longanesi, collection « I cento viaggi », 1970, p. 54. Pareil pour sa Difesa di Dante, qui semble rappeler les stylèmes machiavéliens même à ceux qui nient au Dialogo intorno alla nostra lingua la paternité de Machiavel (cf. Mario Martelli, Una giarda fiorentina. Il “Dialogo della lingua” attribuito a Niccolò Machiavelli, Rome, Salerno, collection « I quaderni di filologia e critica », 1978, p. 13-14, n. 6, qui reconnaît la présence du Machiavel de l’Arte della guerra, V, dans le stylème « diversamente e in diversi modi » qui revient in le Dialogo et in la Difesa di Dante par Sassetti).

17 « Io sono stato di parere che sia difficile materia a lodare un uomo privato e molto civile com’egli era, e la cagione è questa: che noi abbiamo stordito gli orecchi alle cose di quegli imperadori e pontefici e granduchi, le quali, con tutto l’essere loro grande, sono sempre aggrandite e recate molte volte allo smoderamento. Accompagnansi queste con lo stile grande e sonoro, tal che ogni cosa strepe e rimbomba, e quando poi si viene a trattare delle cose piane e che non hanno il coturno tragico, ognuno non ne rimane satisfatto », F. Sassetti, Lettere, op. cit.,p. 238.

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On peut également trouver des traces de sa lecture de Machiavel dans le Discorso sul commercio tra i Toscani e i Levantini18. La discussion ponctuelle à propos de l’utilité d’établir à Livourne un comptoir avec les Turcs, entraîne ici souvent une réflexion sur la diversité des mœurs. Le schéma machiavélien de lecture de la réalité est également bien visible dans cette partie de l’ouvrage, car la comparaison entre les coutumes des Turcs et des Chrétiens ne semble justifier la diversité de mœurs qu’en raison des différents rapports de forces politiques. Le grand saut de Sassetti du petit monde des académies florentines et de l’université de Pise au vaste théâtre du globe en expansion, est ainsi accompagné d’une réflexion ininterrompue sur Machiavel. Sur le point de partir pour l’Inde, il écrit de Lisbonne à Baccio Valori : « Je ne sais pas si je peux attribuer mon voyage en Inde à la nécessité, à l’inclination, ou à bien à d’autres causes. J’ai trouvé écrit une fois par un homme doué, que la fortune, comme une femme, doit être battue de temps en temps et qu’il ne faut pas se passer d’elle, et que seul de cette manière on peut la maîtriser »19.

Malgré la volonté d’occulter sa source, – indice possible de la volonté de publier ses lettres – l’écriture de Sassetti laisse en réalité entrevoir le nom de Machiavel, qui, dans le chapitre XXV du Prince, avait en effet comparé la fortune à une femme qu’il faut soumettre20. En définitive, parmi les raisons variées qui justifient le départ de Sassetti vers l’Inde (simple curiosité, intérêt marchand, intolérance à l’égard du petit monde de la Florence des Médicis), certaines trouvent sans doute une justification dans les textes de Machiavel.

Dans les études sur Sassetti, on a trop souligné l’opposition entre le milieu florentin et sa culture, telle qui se manifeste après ses voyages21. Si l’on garde à

18 L’édition qui fait référence est encore celle du XIXe  siècle, in Lettere edite e inedite di Filippo  Sassetti raccolte e annotate da Ettore Marcucci, Florence, Accademia della Crusca, 1855, p.  102-116, sans introduction ni notes, publiée deux  ans après la première édition, F. L. Polidori (éd.), in Appendice all’Archivio Storico Italiano, n° 9, 1853, p. 165 et suivantes.

19 « Non so oggi se io mi posso attribuire alla necessità o alla inclinazione, o a che altra causa, la mia tornata in India. Trovai una volta scritto da uomo valente, che la fortuna, come femmina, avea bisogno talvolta d’essere strapazzata e tenersi poco di lei, e così se le metteva il cervello a partito », Lettere, op. cit., p. 335. Sassetti aurait pu trouver une image similaire de la fortune dans le testa-ment rédigé par son arrière-grand-père, Francesco, qui avait déjà attiré l’intérêt de Aby Warburg dans un essai pionnier paru en 1907, où il soulignait l’« ample échelle des vibrations de l’homme cultivé de la première Renaissance », prêt à prendre les formes hybrides du centaure et à choisir comme devise l’exhortation à la fortune pour qu’elle soit clémente (« mitia fata mihi ») aussi que l’orgueilleuse prétention d’avoir cette déesse bien en main (« à mon pouvoir », récitait son ex-libris). Aby Warburg, Les dernières volontés de Francesco Sassetti, in Essais florentins, avec une présentation d’Eveline Pinto, Paris, Klincksieck, 1990, p. 167 et suivantes.

20 J’ai proposé une nouvelle interpretation de ce celèbre passage machiavélien dans ma thèse encore inédite (Letture di Niccolò. Storia e fortuna di Machiavelli, Thèse de “Perfezionamento” soutenue sous la direction de M. Carlo Ginzburg le 10 octobre 2011, Pise, École Normale Supérieure).

21 L’un des ses meilleurs biographes affirme que « i libri di un tempo sembrano nel loro insieme accantonati a tutto vantaggio dei testi storico-scientifici » (Vanni Bramanti, « Filippo Sassetti e il viaggio della scrittura », op. cit., p. 351).

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l’esprit la dichotomie présente dans le début du Prince, on peut affirmer que pour Sassetti l’« expérience des choses modernes » l’emporte sur la « continuelle leçon des anciennes ». En réalité, cette distinction ne fut pas vraiment opératoire chez Machiavel et moins encore chez un lecteur comme Sassetti22, qui le 6 février 1586 écrivait de Kochi, dans le sud-ouest de l’Inde, à Alessandro  Rinuccini d’avoir trouvé (chez un vendeur d’allumettes) et ensuite lu le Courtisan23. Même au milieu de l’Inde donc, Sassetti n’arrêtait pas ses lectures italiennes, au contraire il lisait (ou mieux, il disait de lire) ce qu’il n’avait pas lu et ses lectures agissaient dans le regard qu’il portait sur le monde asiatique.

En rapportant les coutumes militaires des populations locales, Sassetti se rappela encore une fois de Machiavel. Voici ce qu’il écrivait, toujours de Kochi, à Pietro Spina :

Ce sont tous des gens de guerre, et lorsque leur chef ou roi meurt en bataille ils sont obligés d’aller mourir selon la volonté du seigneur. Ceux qui sont destinés à la mort sont appelés amocchi, et le roi qui en possède de plus est le plus puissant car, étant contraint à la guerre, il envoie à la mort contre les ennemies une troupe de ces gens-là, laquelle, ne voulant pas mourir sans vengeance et devant mourir de toute façon, est terriblement intrépide. Ne diffère pas de ce comportement, au moins dans son intention, le sacrifice qui fît de soi-même l’un des consuls romains dans la guerre contre les Latins, alors que son aile quittait déjà le champ de bataille24.

Le personnage évoqué dans les dernières lignes est Publius Decius, qui s’était sacrifié lors de la bataille qui eut lieu en 341 av. J.-C à côté du Vésuve. L’épisode est reporté par Tite-Live (VIII, 9), mais il est plus probable que Sassetti se rappelât du passage des Discours (II, 16) où Machiavel relate ce même événement :

La victoire la plus décisive que les Romains aient jamais remportée dans aucune guerre sur aucun peuple, est celle qu’ils obtinrent contre les Latins, sous le consulat de Torquatus et de Décius. Ceux-ci, pour avoir perdu cette bataille, devinrent esclaves  ; par conséquent les Romains le seraient devenus, s’ils

22 Une division trop nette opère aussi, à mon avis, Marica  Milanesi, Filippo  Sassetti, op. cit., p. 59-60 : « la partenza per la penisola iberica segna lo spartiacque anche nella vita culturale del Sassetti. […] I testi letterari, per lungo tempo predominanti passano in secondo piano ».

23 Filippo Sassetti, Lettere, op. cit., p. 510 : « Del Cortegiano, del quale scrisse quel conte (abbatteimi a trovarlo qua sur una bottega d’uno che vende zolfanelli); e non avendo mai letto quell’opera, la nuova cortigiania dell’Aspro mi vi fece calare per vedere come e’ si rifaceva di questa giornea ». L’Âpre était le nom de plume de Francesco Bonciani à l’Académie des Alterati. Le passage fait référence à la tâche de gentilhomme de cour obtenue par ce dernier auprès du cardinal Gondi.

24 « Sono tutti gente di guerra e quando il loro capitano o re muore in battaglia, sono obrigati andare a morire a volontà del lor signore: e chiamansi questi tali già destinati alla morte amocchi, e quel re che più ne tiene è più possente perché, stretto nella guerra, manda a morire contro ai nemici una banda di questa gente, qual pare a lui, i quali, non volendo morire senza vendetta, e avendo a morire a tutti i partiti, fanno impeto terribile. Non fu dissimile a questo modo di fare, o almeno all’intenzione, un sacrificio che di se stesso fece uno de’consoli romani nella guerra de’ latini, ritirandosi già il suo corno della battaglia », Lettre à Pietro Spina, Kochi, janvier 1584, in Filippo Sassetti, Lettere, op. cit., p. 409.

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n’avaient pas été vainqueurs. […] On remarque encore, dans le courant de cette journée, deux  évènements jusque-là sans exemple, et qui depuis ne se virent presque plus. Pour affermir le courage des soldats, les rendre plus dociles au commandement et plus déterminés dans l’action, des deux consuls l’un se tue lui-même, l’autre fait mourir son fils. La ressemblance que Tite-Live trouve dans les deux armées, consistait à avoir combattu longtemps ensemble, et avoir même langue, même discipline, mêmes armes, même ordre de bataille, identité de nom pour les divisions et pour leurs chefs. Il fallait donc, tout étant égal d’ailleurs pour le courage et pour les forces, qu’il survînt quelque chose d’extraordinaire qui affermît et rendît plus opiniâtre la constance des uns que des autres ; car c’est à cet opiniâtreté que l’on doit les victoires, comme nous l’avons dit ailleurs25.

Ce qu’il faut souligner dans les récits de cet épisode, ce n’est pas seule-ment l’insistance dans les deux cas sur le rôle de la nécessité. C’est notam-ment le contexte dans lequel l’épisode fait son apparition dans les Discours qui marqua la mémoire de Sassetti. En effet, le dispositif de la comparaison était explicite dans le titre de Discours II, 16 – « Combien les armes modernes diffèrent (si disformino) des anciennes »26 – rendant possible ainsi la lecture de l’exemplum historique dans cette perspective. Comme nous le verrons, le succès de Machiavel et son entrée dans le Panthéon des auteurs et des textes que les européens ont utilisé pour comprendre – et soumettre – les peuples extra-européens, ne sont pas sans relation avec l’auteur lui-même et ses textes. On peut affirmer – contrairement à l’opinion d’une critique orientée essen-tiellement vers le lecteur et le processus d’appropriation – que ce succès était lié à la présence dans ces textes d’une disposition à comparer les peuples, les événements, les institutions qui relevaient de temps et d’espaces les plus variés.

6. Cet aspect –  jusqu’à présent ignoré27  – de la fortune littéraire de Machiavel ne concernait pas seulement sa réception italienne. Lorsqu’il retra-çait les étapes de son voyage chez les Indiens Tupi du Brésil, le calviniste Jean de Léry compara la cruauté des sauvages avec celle de ses compatriotes :

25 Discours, op. cit., II 16, p. 552-553. « La più importante giornata che fu mai fatta in alcuna guerra con alcuna nazione dal Popolo romano, fu questa che ei fece con i popoli latini nel consolato di Torquato e di Decio. Perché ogni ragione vuole che, così come i latini per averla perduta diventarono servi, così sarebbero stati servi i romani quando non l’avessino vinta. (…) Vedesi ancora come nel maneggio di questa giornata nacquono due accidenti non prima nati e che dipoi hanno radi esempli: che di due consoli, per tenere fermi gli animi de’ soldati ed ubbidienti a’ comandamenti loro e diliberati al combattere, l’uno ammazzò sé stesso, e l’altro il figliuolo. La parità che Tito Livio dice essere in questi eserciti era che, per avere militato gran tempo insieme, erano pari di lingua, d’ordine e d’armi: perché nello ordinare la zuffa tenevano uno modo medesimo, e gli ordini e i capi degli ordini avevano i medesimi nomi. Era dunque necessario, sendo di pari forze e di pari virtù, che nascesse qualche cosa istraordinaria che fermasse e facesse più ostinati gli animi dell’uno che dell’altro; nella quale ostinazione consiste, come altre volte si è detto, la vittoria » (Opere, op. cit., I, p. 363-364).

26 « Quanto i soldati de’ nostri tempi si disformino dagli antichi ordini ».27 Même dans les exhaustifs livres de Giuliano Procacci, Machiavelli nella cultura, op. cit. et de

Sydney  Anglo, Machiavelli-The First Century. Studies in Enthusiasm, Hostility, Irrelevance, Oxford, University Press, collection « Oxford-Warburg Studies », 2005.

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Leurs haines sont tellement invétérées qu’ils demeurent perpétuellement irré-conciliables. Surquoy on peut dire que Machiavel et ses disciples (desquels la France à son grand malheur est maintenant remplie) sont vrais imitateurs des cruautés barbaresques : car puisque, contre la doctrine Chrestienne, ces Athéistes enseignent et pratiquent aussi, que les nouveaux services ne doivent jamais faire oublier les vieilles injures  : c’est à dire, que les hommes tenant du naturel du diable, ne doivent point pardonner les uns aux autres, ne monstrent-ils pas bien que leurs cœurs sont plus félons et malins que ceux des tigres mêmes28.

Entre le voyage et le compte-rendu, vingt ans s’écoulèrent. À l’enthousiasme du voyageur succéda le pessimisme du calviniste29  : les sauvages devinrent en quelque sorte les maîtres de celui qui avait été accusé d’avoir fomenté avec ses écrits immoraux et athées les affrontements religieux et politiques de cette époque. Frank Lestringant a remarqué que «  le démarrage foudroyant de son livre, Léry le doit peut-être pour une part à la publicité donnée par son collègue, le pasteur Urbain Chauveton, qui lui fit écho dès 1579 dans la traduction fran-çaise de l’Histoire nouvelle du Nouveau Monde de Girolamo Benzoni »30. Il est difficile de surestimer l’importance de la traduction de Benzoni par Chauveton. Toujours Lestringant a souligné le rôle décisif de ce texte dans l’invention du « bon sauvage » américain et la création d’une légende noire antiespagnole. Et pourtant, personne n’a jamais souligné suffisamment le rôle fondamental de l’image de Machiavel dans l’élaboration de ces deux stéréotypes négatif : dans la préface de Chauveton à la version latine du livre de Benzoni, adressée à Théodore de Bèze, le successeur de Calvin, le secrétaire florentin devînt le maître des Conquistadores, après avoir été peint par Léry comme l’élève des atrocités des Indiens :

En asservissant ces peuples et en le régissant après les avoir asservis, ils se montrèrent disciples de Machiavel plus que du Christ […] et croyerais-tu qu’ils aient commencé par la ruse de Machiavel, ou bien que celui-ci ait pris ses théorèmes de leurs méfaits en Italie. Puisque Machiavel, dans ses commen-

28 Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil (1578), édition, présentation et notes par J.-C. Morisot, index des notions ethnologiques par L. Necker, Genève, Droz, collection « Les classiques de la pensée politique », 1975, p. 196. Deux cents ans après, un autre français, le théologien Antoine-Joseph Pernety, renversa entièrement la comparaison établie par Léry entre les sauvages des Amériques et les disciples de Machiavel  : non seulement les premiers n’avaient rien à enseigner aux secondes, mais ils auraient à apprendre par ceux-ci les moyens de défense contre la férocité des Conquistadors [« Malhereux Mexiquains, malhereux Péruviens, pourquoi n’aviez-vous pas été à l’école de nos Machiavels ! », Antoine-Joseph Pernety, Examen des Recherches philosophiques sur l’Amérique et les Américains, Paris, G.  J.  Decker, 1771, I, p.  237-239, cité in Antonello  Gerbi, La disputa del Nuovo Mondo. Storia di una polemica (1750-1900), Milan-Naples, Ricciardi, 1955, p. 109]. Sur le comparativisme de Pernety est à voir Furio  Jesi, Mitologie intorno all’illuminismo, Milan, Edizioni di comunità, collection « Saggi di cultura contemporanea », 1972, passim.

29 C’est la version donnée par Frank Lestringant, Le Huguenot et le sauvage. L’Amérique et la contro-verse coloniale, en France, au temps des guerres de religion (1555-1589), Genève, Droz, 20043, p. 77 et suivantes.

30 Ibidem, p. 162.

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taires où il a dressé un tyran plutôt qu’un prince, le convainc entre autres choses de ne pas adorer honnêtement Dieu, tout en prenant néanmoins une allure de piété31.

Suivait une statistique relative aux cas où les Espagnols avaient mis en pratique les abominables maximes machiavéliennes32. Il faudrait poursuivre les enquêtes sur la naissance de cette légende noire antiespagnole à partir de la légende noire machiavélienne, notamment sur la manière dont ces deux  modèles négatifs s’entrecroisent. Même si on se limite au cas de Chauveton, il est très probable de déceler dans la référence négative à Machiavel l’influence du bréviaire de l’anti-machiavélisme français, l’Anti-Machiavel (1572) d’Innocent Gentillet, qui avait réuni les préceptes les plus dangereux du Florentin dans une série d’aphorismes tirées du Prince et des Discours33. Selon Lestringant, Chauveton laissa tomber toute référence à Machiavel dans le passage de la version latine à celle française de sa traduction, parue un an plus tard et dédiée à Henri III. Mais est-ce bien vrai qu’« en s’élevant en 1579 jusqu’à l’oreille du roi, Chauveton supprimait toute allusion à l’Anti-Machiavel de son coreligionnaire dans une préface réécrite de bout en bout »34 ? En relisant cette préface, il est assez aisé, au contraire, de repérer des références directes au secrétaire florentin :

31 « Ita enim et subigendis illis populis et, postqum subegerant, regendis […] Machiavelli disci-pulos verius quam Christi se esse proderent […] istos ex Machiavelli ludo profectos, vel istum ex horum praeclaris in Italia facinoribus Theoremata sua hausisse credideris. Quum enim in commentariis illis quibus Tyrannus verius quam Principem instituit Machiavellus, suadeat inter alia, ut quum ex animo Deum non colat, pietatis tamen externam speciem prae se ferens. » (Praefatio, in Novae Novi Orbis Historiae, apud Eustatium Vignon MDLXXVIII, pages non numérotées).

32 « Monet Machiavellus non posse melius provinciam aut agrum recens captum sub imperio teneri, quam si deductis in eum coloniis veteres incolae pellantur […] id quoque strenue ab Hispanis praestitum […] Idem Tyrannicus doctor praecipit, Nulla ratione melius civi-tatem aut provinciam posse et subigi quam si malis moribus impleatur  : […] At ne istud quidem Machiavellus melius scriptis, quam Hispani factis expressere, vulgaria haec, insuetos vino barbaros ebrietate mollire et vincere […] Praeter haec Machiavellus docet nulla ratione facilius in pace ac fide contineri et prohiberi a rebellione subditos quam si inopia et labore cohibeantur. Mirum quam avide arreptum hoc dociles isti ad vitia discipuli in rem atque usum verterint. », Praefatio, op. cit. « Machiavel prévient qu’il n’y a meilleure façon de garder une province ou un territoire assujetti récemment que d’y implanter des colonies, après avoir chassé les anciens habitants […] et les Espagnols ont fait précisément cela […]. Toujours ce docteur en l’art de tyrannie, enseigne qu’on ne peut dans aucun cas dompter une ville ou une provence sans la combler de mauvais mœurs. […] Et les Espagnols l’ont accompli dans les faits mieux que Machiavel l’a exposé dans ses écrits, de soûler ces barbares pas accoutumés au vin et les avoir ainsi vaincus. De plus, Machiavel enseigne qu’on ne peut pas maintenir en paix et en fidélité les sujets, ni les impêcher de se révolter, plus aisement qu’en les contraignant à la liberté et au efforts. C’est incroyable l’empressement avec lequel ces disciples si dépravés ont transferé cet enseignement dans la pratique et dans les coutumes ».

33 Particulièrement à la 3e, 5e et 32e proposition de la troisième partie.34 Frank Lestringant, Le Huguenot et le sauvage, op. cit., p. 179.

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Sire, ie ne say point de doute que plusieurs ne treuvent estrange, qu’une personne de si basse qualité, & de si petite suffisance que moy, ait osé vous presenter si peu de chose que cecy. Et encore avec cela ie crain bien, que de tant de bons nez qu’il y ha en France, les uns ne me blasment de quelque pres-umptueuse temerité : & que les autres memsems ne se rient […]. Je confesse que tout cecy est peu de chose, voire que ce n’est rien, & mesmes que tout ce qui peut partir d’un si petit esprit que le mien, est trop bas pour atteindre à la grandeur d’un Roy, mesme d’un tel Roy que vous. Mais aussi faut-il confesser, que tout ce qui est haut en ce monde, ne mesprise pas tousiours ce qui est bas. Le Soleil, quelque haut monté & magnifique qu’il soit, si ne desdainge-il pase d’espandre ses rayons ça bas, & de contempler les plaines35.

Le lecteur accoutumé aux textes de Machiavel n’hésitera pas à reconnaître dans ces lignes une réécriture assez fidèle de la lettre dédicatoire du Prince à Laurent de Médicis36. Entre la dédicace au chef calviniste et celle au fils de Catherine de Médicis, la référence à Machiavel perdait la spécificité donnée par le regard huguenot de Gentillet et changeait de signe : de la condamnation on passait à la citation allusive. Il est bien possible que cet emploi du « vrai » Machiavel – celui qui établissait dans les Discours la comparaison entre la religion virile des Romains et celle ascétique et lâche des Chrétiens – ait contribué à marquer la différence entre l’Histoire nouvelle et l’Historia nova. L’attention de la première aux « grandes conformitez et similitudes entre les mœurs et coutumes des Indiens orientaux et des Occidentaux, autant en la police comme en la Religion », allait en effet bien au-delà de la polémique anti-machiavélienne et antiespagnole37.

35 Histoire nouvelle du nouveau monde, par Eustace Vignon MDLXXIX, ff. ii r- iv r.36 Je transcris ici les parties de la dédicace du Principe les plus proches au texte de l’Histoire

nouvelle : « Et ne faut point que l’on m’impute à presomption, si un homme de basse condition e qualité entreprend de discourir sur le reglement du fait des Princes : car, tout ainsi que ceux qui iugent de l’assiette d’un pays, descendent volontiers és plaines et bas lieux pour considerer la nature des montagnes et places eslevees, et pour contempler celles des bas endroits montent sur le haut des montagnes : Semblabement pour bien cognoistre le naturel des peuples, il faut estre Prince, et pour entendre celuy des Princes, il est necessaire d’estre du rang du peuple (…) Et si du sommet de sa hauteur quelquefois elle tourne sa face vers ces beaux (sic) lieux, elle cognois-tra clairement combien, sans mon merite, ie souffre de longue main un grand et continuel maltraitement de fortune » (Le prince de Nicholas Machiavel, traduction par Jacques Gohory, Paris, 1571, p. 2-3). « Né voglio sia imputata prosunzione se uno uomo di basso et infimo stato ardisce discorrere e regolare e’ governi de’ principi; perché cosí come coloro che disegnano e’ paesi si pongono bassi nel piano a considerare la natura de’ monti e de’ luoghi alti e, per considerare quella de’ luoghi bassi, si pongano alto sopra’ monti, similmente, a conoscere bene la natura de’ populi, bisogna essere principe, e, a conoscere bene quella de’ principi, conviene essere populare. […] E se vostra Magnificenzia da lo apice della sua altezza qualche volta volgerà li occhi in questi luoghi bassi, conoscerà quanto io indegnamente sopporti una grande e continua malignità di fortuna » (Opere, op. cit., I, p. 118). Ces passages n’étaient pas présents dans le texte original de Benzoni, même si la dédicace à Scipione Simonetta commençait avec une possible réminiscence machiavélienne : « Sogliono il più delle volte, Illustrissimo Signor mio, i saggi scrittori […] » (cité in Girolamo Benzoni, La historia del mondo nuovo, rééd. anast. de l’édition vénitienne de 1572, Graz, 1972, f. ii r.). Le passage correspondait au début du Principe : « Sogliono, el più delle volte, coloro che desiderano acquistare grazia appresso uno Principe […] » (Opere, op. cit., I, p. 117).

37 Histoire nouvelle, op. cit., ff. ii r.

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7. Chez les calvinistes français, l’emploi de Machiavel ne se limitait pas à la condamnation de l’impérialisme espagnol ni à la mise en œuvre d’outils de lecture des rapports entre « police » et « religion » dans le Nouveau Monde. On sait que le refus de l’idée de mission civilisatrice avait été une des raisons du retard de la France par rapport à l’Espagne dans la colonisation des Amériques. Dieu ayant prévu que certains peuples étaient hors du plan du salut, les civi-liser équivalait à contredire ce plan38. Ce combat pour la légitimité de la colonisation fût également marqué par la réflexion de Machiavel. Dans ses Ragguagli di Parnaso (1613-1615), Traiano Boccalini avait construit l’allégorie de la France en utilisant des arguments contraires à l’expansion coloniale, sans doute tirés des écrits de Machiavel39. Cependant, on ne pouvait pas oublier le chapitre  III du Prince, où Machiavel avait exhorté le prince des monar-chies mixtes à « envoyer des colonies » pour maintenir « une province non conforme par rapport à la langue, aux coutumes et aux ordres » ; Chauveton, dans la Historia nova, avait rappelé avec effroi ce chapitre en le citant parmi les différentes leçons données par Machiavel aux Espagnols. Dans quelle mesure, donc, ce qu’on a appelé « le tournant de 1580 »40, c’est-à-dire le passage du refus de la colonisation à l’engagement colonial en fonction anticatholique et anti-Habsbourg, personnifié par des lecteurs de Machiavel comme Duplessis-Mornay et La Popelinière, fût aussi, en partie, le résultat d’une mise à jour des propos du chapitre III du Prince ? Si, comme l’affirme Lestringant, l’avis de Duplessis-Mornay vis-à-vis de la politique coloniale de la France, changea grâce à son amitié avec Philip Sidney, il n’est pas impossible que ce dernier – lecteur acharné de Machiavel41 –, ait suggéré à son ami – à la lumière du Prince – la nécessité d’« envoyer des colonies ».

Le lien entre engagement colonial – surtout dans ses implications écono-miques et commerciales – et réflexion sur Machiavel semble plus explicite dans le cas de La Popelinière. Corrado Vivanti avait examiné le développement de

38 Giuliano Gliozzi, Adamo e il Nuovo Mondo. La nascita dell’antropologia come ideologia coloniale : dalle genealogie bibliche alle teorie razziali (1500-1700), Florence, La Nuova Italia, collection « Pubblicazioni del Centro di studi del pensiero filosofico del Cinquecento e del Seicento in relazione ai problemi della scienza del CNR, Serie 1, Studi », 1977.

39 Sur ce thème, il est à voir Luciano Stecca, Il Mondo Nuovo rovina del Vecchio? Traiano Boccalini, Louis du May e le Indie Occidentali, in E. Balmas (éd.), La scoperta dell’America e le lettere francesi, Milan, Cisalpino, collection « Quaderni di Acme », 1992, p. 165-179, qui ne fait aucune référence à Machiavel. Tout le Ragguaglio LXII de la Centuria terza (La Monarchia di Francia, esortata a popolar le Indie, risponde ch’ella in casa sua già coltiva con la zappa e con l’aratro le sue miniere d’oro) découle du chapitre XIX du Livre II des Discours (Che gli acquisti nelle republiche non bene ordinate, e che secondo la romana virtù non procedano, sono a ruina, non ad esaltazione di esse).

40 Frank Lestringant, Le Huguenot et le sauvage, op. cit., p. 193 et suivantes.41 Irving Ribner, Machiavelli and Sir Philip Sidney, Chapel Hill, University of North Carolina,

unpublished PhD dissertation, 1949.

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l’idée de « civilisation » chez La Popelinière42. Toutefois, cette étude ne prend pas en compte un texte manuscrit, tout dernièrement publié, Le Contre-Machiavel (postérieur à 1587)43. De sa lecture émerge un lien très étroit entre l’anti-machiavélisme et la réflexion sur le Nouveau Monde : tout en constatant la proximité dangereuse entre la vision négative de la nature humaine affichée par Machiavel et celle d’un certain nombre de théologiens de son temps (une référence explicite à ses coreligionnaires calvinistes), La Popelinière distinguait entre « la Nature première et seconde altérée de son premier estat » :

Aucuns sont d’avis qu’on peut doner icy regle certaine sur ces deux avis soit ou non que le Monde ait esté fait c’est à dire qu’on se peut représenter la première communication des hommes purs et simples avec les corrompus exemples de plusieurs peuples par nous descouvers au nouveau Monde dit l’Amérique et terres septentrionales. Car nos gens les ont treuvé tant simples, humains, aimables et en général non seulement esloquens mais si contraires aux detestables passions de ceux qui les descouvrirent que s’ils eussent eu la vraye conoissance de Dieu ils les eussent jugé issus des Anges et vrays enfans de Dieu. Mais comm’un tableau net et neuf recoit aisemant les premiers couleurs qu’on luy peust doner  : ils ont esté si bien aprins et tellemant faconés soit d’Instruction exemples et autorités soit par force et tyrannie indigne de nostre Religion qu’ils commencent à ne faire deshoneur à nos puans Chretiens44.

Par le truchement de la critique à Machiavel La Popelinière semble ainsi avoir changé d’avis en ce qui concerne le projet de colonisation, dont il avait parlé quelques années auparavant dans les Trois Mondes (1582). Les « puans Chretiens » ont en fait gâché l’état de « telles bonnes Gens » desquels « les Grecs et les Romains et autres semblent avoir prins le modèle de leurs Isles fortunées qu’ils ont tant célébré par leurs escrits pour en avoir ouy parler neantmoins plus que pour les avoir connus et pratiqué de si près que nous ». Ce n’était pas seulement la nature non corrompue de ces peuples qui justifiait la réfutation des « lâches » doctrines de Machiavel sur la méchanceté de la nature humaine. Les Grandes découvertes avaient montré les erreurs du secrétaire florentin, même en ce qui concerne sa vision de l’immutabilité du monde  : « Et pour de ces Peuples nouveaux tirer conséquence à tous les anciens de ce vieil Monde il ne faut estimer que le Monde aie tous-jours esté tel qu’il est ny la face de la terre semblable à celle qui se montre à nous ».

La polémique contre le préambule du livre I des Discours sur l’immutabi-lité du monde est évidente. Mais le Machiavel que La Popelinière refuse était un Machiavel lu à travers le filtre déformant de Gentillet. Pour preuve on peut

42 Corrado Vivanti, «  Alle origini dell’idea di civilità. Le scoperte geografiche e gli scritti di Henri de la Popelinière », in Rivista storica italiana, n° 74, 1962, p. 225-249.

43 Henry  L.  Voisin de la Popelinière, Du Contre Machiavel au Contre-Prince de Machiavel, édition établie et annotée par B. Lourde, Genève, Droz, collection « Les classiques de le pensée politique », 2010.

44 Ibid., p. 69.

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citer le fait que la Popélinière pour soutenir sa thèse des mutations ininter-rompues du monde fait usage des arguments tirés du chapitre des Discours (II, 5) consacré à l’éternité du monde :

Ainsi que toutes choses ont tous-jours changé changent et changeront tous-jours à l’avenir tant par accidens particuliers que la suite du temps amène par alterations du naturel que la Mort suit, laquelle neantmoins leur fait changer de forme plus que de naturel et principale qualité tesmoin la Vicissitude qui se voit en toutes les choses de l’Univers, que Generaux soit par Inondations et déluges marins et pluviaux plus ou moins grans les uns que les autres soit par Incendies et Contagions d’un ou plusieurs pais, soit par Trembleterre qui abisme tantost une ville tantost un et plusieurs pais soit par autres incon-veniens espouventables. Lesquels estans par plusieurs fois et de tous temps avenus à tous les peuples de ce Monde differemmant toutesfois et à diverses fois ne faut doubter que tous n’aient une ou plusieurs fois en si longue suite de siècles esté changé45.

Comme Machiavel l’avait enseigné donc, le monde avait changé maintes fois mais il demeurait toujours le même. La Popelinière le savait, et sa connais-sance de Machiavel était en réalité plus approfondie que celle qu’il pouvait tirer de l’œuvre de Gentillet, auquel il faisait pourtant allusion dans le titre de son ouvrage. Comme pour Chauveton, il y avait pour La Popelinière deux Machiavel : celui déformé de Gentillet et un autre, qui lui était parvenu à travers un circuit plus large et plus souterrain et qui accompagnait ses lecteurs vers des chemins inattendus.

9. Dans la France de la seconde moitié du XVIe siècle, Machiavel était en effet une figure double. Pas seulement le « Tyrannicus doctor », mais aussi l’auteur qui pouvait offrir des clés de lecture pour comprendre la pluralité du monde en expansion. Probablement cette réception de Machiavel a été orientée par la première traduction française des Discours (limitée au premier livre) publiée par Jacques Gohory en 1544, quelques années avant donc que la France devienne le berceau de l’anti-machiavélisme. Dans sa dédicace, Gohory soulignait explicitement les potentialités cognitives de la méthode comparative de Machiavel :

Il vous rapporte premierement en peu de parolles la singularité de l’histoire Romaine selon que Tite-Live l’a descripte, puis sur icelle il debat les profondes matieres vivement d’une part et d’autre, pour en fin se resoudre en quelque hault paradoxe politique, et en ce faisant vous descouvre, entierement les secretz de ce grand gouvernement, lequel a conquis et assubjecty le monde. Mais quand le propos s’y adonne, il parle des Egyptiens, des Grecz, des Turcz, des François, Allemans, Espanolz, Angloys et surtout des seigneuries d’Italie, declare les perfections et imperfections de tous ces Royaumes et republiques de renon. Tellement que ces devis sont un vray miroir de l’histoire universelle .

45 Le premier Livre des Discours de l’Estat de Paix et de guerre, Paris, Denys Janot, 1544, a 4 v.

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Une telle volonté de comparer les formes politiques de peuples divers devait surtout attirer l’attention du Gohory ethnographe. Celui-ci aurait en effet traduit l’année suivante (sur la base de la version italienne parue à Venise en 1534) l’un des plus célèbres récits de voyage du début du XVIe siècle, attribué à Gonzalo Fernandez Oviedo46. L’analogie entre Machiavel et le Nouveau Monde n’allait pas seulement dans la direction d’un usage des œuvres du Florentin en tant que « miroir de l’histoire universelle ». Il pouvait arriver aussi que le texte même des Discours puisse être lu à travers le filtre de l’expérience des décou-vertes. Le travail de Enea Balmes sur Gohory traducteur de Machiavel néglige le « discours pour ainsi dire téchnique […] l’usage du texte bladiano ou giuntino, la liberté et fidélité du traducteur, évaluation des éventuelles additions, commen-taire ou arrangements introduits dans la traduction française »47. Ces aspects ont été au contraire analysés, avec sa sagacité habituelle, par Sydney Anglo qui, pourtant, juge trop sévèrement le Gohory traducteur48. Mettre en lumière les nombreuses inexactitudes de l’adaptation (c’est le cas de l’atténuation de l’impi-toyable jugement de Machiavel sur l’église catholique) ne doit pas conduire à sous-estimer certains choix de traduction délibérés. Par exemple, lorsque les « montagnards encore peu civilisés » des Discours I, 11 deviennent les « gens sauvages, demourans es boys, desertz ou montaignes, qui ne sçavent ne mal ne bien »49, il s’agit probablement moins d’un malentendu que d’un court-circuit entre le texte des Discours et la réflexion sur le Nouveau Monde.

Gohory saisissait un élément bien présent dans les textes machiavéliens, qui allait vite sombrer, sans plus refaire surface. Derrière cette perméabilité entre découvertes géographiques et œuvres de Machiavel il n’y avait pas seule-ment la grande curiosité de Gohory, comme le voudrait la critique orientée vers le processus d’appropriation du lecteur. Son interprétation – on vient de le voir – était guidée par des textes – le Prince et les Discours – qui étaient struc-turés par la comparaison. Pourtant, la liberté Gohory lecteur de Machiavel, était limitée non seulement par le texte, mais aussi par le contexte, en parti-culier par le rapport qu’il entretenait avec ses patrons. Aimant se présenter comme «  le solitaire  », Gohory passa au contraire sa vie à la recherche de réseaux personnels qui pouvaient lui assurer les moyens de subsistance et surtout une renommée à la hauteur de ses qualités. Au début des années 1570, il prêtait service chez la puissante famille des Affaitati, marchands et banquiers originaires de Crémone, qui pratiquait le commerce du sucre entre Lisbonne et Madère. Tout comme les peintres et sculpteurs de son temps,

46 L’Histoire de la terre neuve du Peru en l’Inde Occidentale, Paris, P. Gaultier, 1545.47 Enea Balmas, Jacques  Gohory traduttore del Machiavelli (con documenti inediti), in Studi

Machiavelliani, Vérone, 1972, maintenant in Id., Saggi e studi sul rinascimento francese, Padoue, Liviana, 1982, p. 23-73, cité à la page 67.

48 Sydney Anglo, Machiavelli, op. cit., p. 216-225.49 Le premier Livre des Discours, op. cit., f. 30v.

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il était partagé entre patronage et tradition iconographique. Son portrait de Machiavel en ethnographe relevait donc aussi bien de l’image donnée par Machiavel lui-même dans ses œuvres que du goût de ses patrons.

9. La triangulation anciens/modernes/sauvages a fait l’objet d’un ouvrage récent de François Hartog, dont je suis tributaire50. Toutefois, le Machiavel d’Hartog n’est pas la figure dont je viens de dessiner les traits ; il reste renfermé dans le dialogue à deux entre anciens et modernes. Plus précisément, ce Machiavel émerge comme un solitaire, puisque «  en définissant l’histoire comme comparaison entre passé et présent, Machiavel opère un mouvement de va-et-vient entre la Rome antique et la Florence contemporaine, chacune sert à construire l’intelligibilité de l’autre ». On peut sans doute admettre que les Grandes découvertes n’ont pas laissé de trace dans les œuvres du Florentin51 ; toutefois, cela n’a pas empêché à Machiavel d’être présent dans l’esprit de ceux qui assujettirent ce monde, (comme La Popelinière), ou de ceux qui, comme Sassetti, pensèrent la diversité des cultures avec les outils forgés par la lecture de ses ouvrages de ses ouvrages. Machiavel portait sur la réalité un regard qui était encore celui d’un homme du Vieux Monde  ; et pourtant, les cas d’étude ici examinés nous montrent qu’il était possible d’employer ce regard dans le but d’interpréter et de maîtriser une réalité différente, celle mise en lumière par les découvertes. L’utilisation du filtre machiavélien dans la réalité amérindienne est sans aucun doute un exemple de l’adaptation des schèmes culturels européens au Nouveau Monde52. Cependant, même la réflexion sur Machiavel en sortit transformée, et je suis persuadé que le futur historien du machiavélisme devra tenir compte d’un Machiavel qui franchit l’Atlantique avec les Conquistadores, les missionnaires et les simples voyageurs53.

Je voudrais conclure cette intervention avec les mots d’un autre possible protagoniste de cette journée d’études, qui ne me semblent pas faire fausse note ici. Je pense à Marcel Proust, qui écrivait dans À l’hombre des jeunes filles en fleurs :

50 François Hartog, Anciens, modernes, sauvages, Paris, Gallimard, 2005, p. 218.51 John M. Najemy, Machiavelli Between East and West, Diogo Ramada Curto, Eric R. Dursteler,

Julius Kirshner et Francesca Trivellato (éd.), From Florence to the Mediterranean and Beyond. Essays in Honour of Anthony Molho, Florence, Olschki, 2009, p. 127-145.

52 Étudié, entre autres, par Tzvetan Todorov, La conquête de l’Amérique. Le problème de l’autre, Paris, Seuil, 1982.

53 Voir aussi Giuseppe Marcocci, « Machiavelli, la religione dei romani e l’impero portoghese », in Storica, n° 41-42, 2008, p. 35-68.

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« Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est »54.

Lucio BiasioriPost-doc, Fondation Prix BalzanScuola Normale Superiore, Pisa

[email protected]

Je tiens à remercier la Fondation Prix Balzan qui a financé mes recherches, dont ce travail fait partie, et mon camarade et ami Ignazio Veca, qui a traduit ce texte et l’a beaucoup amélioré avec ses critiques.

Résumé Machiavel a été toujours considéré comme un classique de la pensée politique européenne. Cet article, tout en abordant la question humaniste de l’imitation du monde ancien, contri-bue à étudier l’émergence d’une discussion relative au nouveau monde à travers une première comparaison polémique entre l’Europe et les terres nouvellement découvertes. La question qui s’impose est de savoir si cette rencontre s’est limitée à une adaptation du nouveau aux schèmes culturels européens et en quelle mesure la réflexion sur Machiavel a été transformée par le contact avec le nouveau monde.

Mots-clésMachiavel, comparaison, découvertes, humanisme.

AbstractMachiavelli has always been treated as a classic of the European political thought. However, his work, although it was grounded on the imitation of the ancient world, contributed to the emergence of a discussion on the new world itself, helping the birth of a first, polemical comparison between Europe and newly-found lands. Was this encounter limited to the well-known adaptation of the unexpected to the European cultural schemas, or was the reflection on Machiavelli himself transformed by the contact with the new world?

KeywordsMachiavelli, comparison, great discoveries, humanism.

54 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1988, III, p. 258.

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Comment peut-on être européen ?L’orientalisme spéculaire des Lettres persanes

Céline Spector

«  Mais que les Lumières soient mortes, voilà qui n’est pas sûr »1.

Le parcours philosophique et philologique de Carlo Ginzburg sur l’estran-gement témoigne d’une curieuse absence : celle des Lettres persanes et de son philosophe persan. Certes, Carlo Ginzburg n’ignore en rien le chef d’œuvre satirique de Montesquieu. À propos des Lettres philosophiques de Voltaire et d’une référence implicite aux Voyages de Gulliver, il rappelle que Swift lui-même s’inspire de l’histoire des trois anneaux exposée par Fontenelle  : «  Ainsi presque tout est imitation. L’idée des Lettres persanes est prise de celle de l’Espion Turc  »2. Dans un autre article, Carlo Ginzburg mentionne les Athenian letters, où Cléander n’est pas une invention originale. On peut toujours suivre le jeu de pistes, remonter d’origine en origine ou de source en source  : « Aujourd’hui, les Athenian letters font tout de suite penser aux Lettres persanes. Mais le modèle des Athenian letters, […] n’était pas le livre de Montesquieu mais celui dont Montesquieu s’était inspiré : l’esploratore turco de Gian Paolo Marana (1681), que les traductions et imitations en français et en anglais avaient diffusé dans toute l’Europe ». Dans les deux cas, Lettres persanes et Espion turc, l’artifice narratif est le même : « Le regard corrosif de Montesquieu, ici et là annoncé par le libertin Marana (par exemple dans la description de l’Eucharistie) se porte sans les comprendre sur les habitudes sociales qui nous entourent, en dévoilant par ce truchement leur absurdité,

1 Carlo Ginzburg, « Tolérance et commerce. Auerbach lit Voltaire », in Le Fil et les traces. Vrai faux fictif, trad. Martin Rueff, Paris, Verdier, 2006, p. 190.

2 Carlo Ginzburg, « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire », À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. P.-A. Fabre, Paris, Gallimard, 2001, p. 15-36. Voir le compte-rendu de Perry Anderson in la London Review of Books (vol. 34, n° 8, 26 avril 2012), qui relève cet étrange silence.

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Céline Spector72

leur arbitraire  »3. Ici comme ailleurs, l’étranger (l’espion, le voyageur) s’en-quiert des usages afin de « défamiliariser un présent que nous avons tendance à considérer comme allant de soi », ou de « nous familiariser avec un passé dont la physionomie quotidienne nous échappe »4.

Comment démystifier le champ politique, social, ou religieux, comment déjouer les faux-semblants et dépasser l’écorce des apparences  ? Pour Carlo Ginzburg, l’estrangement est « susceptible de constituer un antidote efficace à un risque qui nous guette tous : celui de tenir la réalité (nous compris) pour sûre »5. Dans un texte sur Voltaire lu par Auerbach, les conséquences antiposi-tivistes du dispositif apparaissent au grand jour6. Dans les Lettres philosophiques notamment, Voltaire a fait en sorte que les gestes les plus évidents deviennent étranges, opaques, absurdes, « comme s’ils étaient vus par les yeux d’un étranger, d’un sauvage ou d’un philosophe ignorant »7.

Le philosophe ignorant : ne nous aide-t-il pas à y voir plus clair par sa cécité même, par son ignorance  ? Dans cet esprit, la présente étude tentera une exploration, fondée sur une question née du dispositif spéculaire convoqué par Montesquieu (Orient/Occident, Asie/Europe, Ispahan/Paris). Cette question sera le miroir de la question posée à Rica dénudé, mis à nu, selon l’expression privilégiée par Carlo Ginzburg, volontairement dépouillé de ses habits persans : non plus « comment peut-on être Persan ? », qui n’est pas la véritable question posée par Montesquieu, mais plutôt « comment peut-on être européen ? », question plus que jamais troublante. Trois figures de l’estran-gement  seront distinguées ici  : 1.  l’estrangement comme stratégie de défami-liarisation  ; 2.  l’estrangement comme dispositif spéculaire  ; 3.  l’estrangement comme figure de l’impossible retour à soi ou de l’impossible lucidité sur soi, comme révélateur de l’angle mort de la philosophie et de la culture.

L’estrangement comme stratégie de défamiliarisation

Parues sans nom d’auteur en 1721 à Amsterdam, les Lettres persanes sont introduites au moyen d’un procédé diaphane énoncé dans la préface  : Montesquieu s’y fait passer pour l’éditeur-traducteur de documents commu-niqués par des voyageurs persans, auxquels se seraient ajoutés quelques secrets, prétendument dérobés à leur insu. Beaucoup a été dit sur le dispositif épistolaire qui permet à l’auteur anonyme des Lettres persanes de mettre en scène l’étrangeté des mœurs européennes en usant d’un double regard persan – regard du grand

3 Carlo Ginzburg, « Anarachasis interroge les indigènes », in Le Fil et les traces, op. cit., p. 223.4 Ibid., p. 224. 5 Carlo Ginzburg, « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire », art. cit., p. 36.6 Carlo Ginzburg, « Tolérance et commerce. Auerbach lit Voltaire », in Le Fil et les traces, op. cit.,

p. 175-176.7 Ibid., p. 177.

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seigneur, philosophe curieux mais désabusé (Usbek), regard enthousiaste et plus naïf du jeune novice qui l’accompagne (Rica). Beaucoup d’encre mais peu d’at-tention, au fond, à ce dédoublement des regards et des voix, qui crée d’emblée une double figure de l’inquiétante étrangeté8. Usbek a fui la persécution après avoir combattu la corruption à la Cour ; c’est un tyran domestique, aveugle sur les contradictions de son propre désir. Rica, lui, est dans la force de la jeunesse, prêt à prendre un nouveau « pli » et à oublier sa patrie – figure de l’ingrati-tude qui est aussi une figure de l’émancipation9. Deux Persans s’exilent donc pour s’enrichir, les premiers, des lumières de l’Occident. Face à la nouveauté des institutions qui se dévoilent à leurs yeux, les voyageurs décodent, décryptent, décèlent, dévoilent. Usbek en cisèle la formule à la lettre 48 : « tout m’intéresse, tout m’étonne : je suis comme un enfant dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres objets »10.

Que voient donc les voyageurs persans ? Ou plutôt comment voient-ils, selon quels biais culturels et religieux dévoilent-ils l’Occident qui se livre à eux précisément sans voile (littéralement : le fait que les femmes y soient « en liberté  » est le premier impact du choc des civilisations)  ? Ce qu’ils voient est, soi-disant, la vérité mise à nu, la vérité sans fard dans le jeu mondain du « doux commerce » ou d’une « communication » prétendument transparente

8 Voir Suzanne Gearhart, The Open Boundary of History and Fiction. A critical approach to the French Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 1984, chap. 3. L’auteur inter-prète la posture contradictoire d’Usbek comme celle de l’outsider qui tente en vain d’accéder au savoir universel en restant prisonnier de sa culture (d’insider), là où Rica a perçu, comme Barthes, Lévi-Strauss ou Lacan, que la culture était un empire de signes. Selon S. Gearhart, Montesquieu révèle que sa posture d’outsider est intenable : son contact avec une culture étran-gère accroît la conscience malheureuse de sa limitation (p. 96-97).

9 Nous fournirons la numérotation usuelle des Lettres persanes (désormais LP), établie à partir de l’édition de 1758 (Lettres persanes, Paul Vernière (éd.) mise à jour par Catherine Volpilhac-Auger, Paris, Librairie générale française, « Le livre de poche », 2005) en complétant entre parenthèses par la numérotation (et la pagination) effectuée sur l’édition de 1721, in Œuvres complètes de Montesquieu, t.  I, sous la direction de Catherine  Volpilhac-Auger et Philip  Stewart, Oxford, Voltaire Foundation, 2004, LP, 27 (25), p. 202 (orthographe et ponctuation modernisées).

10 LP, 48 (46), p. 253. Usbek et Rica se disent bien reçus en Occident, ce qui permet de camper le dispositif épistolaire de l’estrangement, car les outsiders pourront devenir insiders à leur façon : « notre air étranger n’offense plus personne, nous jouissons même de la surprise où l’on est, de nous trouver quelque politesse : car les Français n’imaginent pas que notre climat produise des hommes ; cependant, il faut l’avouer, ils valent bien la peine qu’on les détrompe ». La Préface évoque un possible retournement : « Les Persans qui écrivent ici, étaient logés avec moi ; nous passions notre vie ensemble. Comme ils me regardaient comme un homme d’un autre monde, ils ne me cachaient rien. En effet des gens transplantés de si loin, ne pouvaient plus avoir de secrets : ils me communiquaient la plupart de leurs lettres : je les copiai ; J’en surpris même quelques-uns, dont ils se seraient bien gardés de me faire confidence ; tant elles étaient morti-fiantes pour la vanité, et la jalousie persane. Je ne fais donc que l’office de traducteur : toute ma peine a été de mettre l’ouvrage à nos mœurs : j’ai soulagé le lecteur du langage asiatique autant que je l’ai pu ; et l’ai sauvé d’une infinité d’expressions sublimes, qui l’auraient ennuyé jusques dans les nues » (p. 138).

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entre les corps et les esprits (doux commerce opposé en miroir à la gravité sans sociabilité et à l’opacité sans joie du despotisme asiatique11). Serait-ce donc cela, Paris ? Ce monde où les hommes et les femmes se « livrent » et se « communiquent », c’est-à-dire sont polis, civils, galants, sociables ? Un lieu de plaisirs et de liberté où hommes et femmes seraient prémunis du carcan des rites, des pesanteurs religieuses et des servitudes politiques ?

Un instant suffit pour nous en dissuader. Dès la première lettre parisienne, la messe est dite : Paris n’est nullement un lieu de sincérité et de liberté, délivré de vains salamalecs et de formules « sublimes », aussi insipides que fleuries. Paris est l’empire des signes, d’autres codes, d’autres rites. On y simule et on y dissimule avec autant d’ardeur qu’en Perse, quoique sur un ton plus enjoué. Invoquant cette transparence, la préface nous livrait en ce sens une fausse piste. Que révèle donc l’estrangement –  le regard persan(t)  ? À l’évidence, dans le registre de la satire, les ridicules, les travers, les vices, les faux-semblants de ce que les Persans nomment le « noir Occident ». La phénoménologie sociale fait son œuvre : le regard des Persans sélectionne ce qui frappe, étonne, amuse, indigne ; et le premier phénomène, véritable épiphanie, est celui des rapports sociaux eux-mêmes, livrés d’emblée au théâtre et à l’Opéra, dans la forme de la pantomime qui ne fait qu’exa-gérer l’artifice et l’hypocrisie, la simulation et la dissimulation, mais aussi les illu-sions et les prestidigitations qui caractérisent les rapports sociaux en Occident12. L’estrangement dévoile les ressorts de la comédie humaine, le théâtre du monde dont les signes sont habituellement interprétés à la lumière d’un code plus ou moins inconscient (incorporé socialement et culturellement). L’estrangement est donc un procédé de dé-codage, qui permet d’encoder autrement. 

On pourrait multiplier les exemples. C’est Rica qui ouvre le bal à la lettre 24 (à Ibben) : « Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner ». Ce temps de l’étonnement n’est pas encore écoulé que déjà les signes les plus visibles doivent être réinter-prétés. Les rapports politiques et religieux seraient-ils duplices ?

« Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. […]D’ailleurs ce roi est un grand magicien  ; il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux, et ils le croient. […]

11 La préface en témoigne : « Il y a une chose qui m’a souvent étonné, rapporte l’éditeur-traducteur-narrateur ; c’est de voir ces Persans quelquefois aussi instruits que moi-même, des mœurs, et des manières de la nation, jusqu’à en connaître les plus fines circonstances ; et à remarquer des choses, qui, je suis sûr, ont échappé à bien des Allemands, qui ont voyagé en France. J’attribue cela au long séjour qu’ils y ont fait. D’autant qu’il est plus facile à un Asiatique de s’instruire des mœurs des Français dans un an qu’il ne l’est à un Français de s’instruire des mœurs des Asiatiques dans quatre ; parce que les uns se livrent autant que les autres se communiquent peu » (p. 139).

12 Je me permets de renvoyer à Céline Spector, Montesquieu. Les « Lettres persanes », Paris, PUF, 1997.

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Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t’étonner : il y a un autre magicien, plus fort que lui, qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres. Ce magicien s’appelle le Pape. Tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un, que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce »13.

Tout joue ici sur la figure du retournement  : l’éclaircissement dû aux «  lumières européennes  » semble rencontrer l’obscurité ou la pénombre –  la superstition de l’Europe elle-même, qui n’est pas seulement religieuse mais aussi politique et civile14. Comment peut-on être Européen, et qu’est-ce qu’être Européen au fond ? Ce que dévoile l’estrangement est l’intrusion de la magie, de la duperie, de l’intolérance et de la servitude au beau milieu de ce qui fait la puissance et le renom de l’Europe policée et son fleuron (Paris !) – sa civilisation, sa politique, son économie florissante, ses salons, ses femmes, ses académies savantes, ses sciences et ses arts. Les Lettres persanes ne sont pas seulement un manifeste des Lumières, le premier peut-être, qui témoignerait de la grandeur du « siècle de Louis XIV » ; c’est un manifeste de ce que ce siècle de Louis XIV a encore d’ignorant, de faux, de duplice, de barbare. La portée subversive de l’estrangement est perceptible dans la chute des fausses idoles : « Le pape est le chef des Chrétiens. C’est une vieille idole qu’on encense par habitude… »15. L’Europe chrétienne n’est pas une terre de paix : « aussi puis-je t’assurer qu’il n’y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui du Christ »16. L’Europe n’est pas non plus une terre de tolérance, et l’on sera sensible à la tonalité voltairienne du propos : « il y a certains dervis qui n’entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec de petites grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de draps attachés à deux rubans (allusion au scapulaire, morceaux d’étoffe attachés par des rubans sur la poitrine, signes de dévotion à la Vierge), et qui a été quelquefois dans une province qu’on appelle la Galice [allusion au pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle] ! Sans cela un pauvre diable est bien embarrassé […] Il serait en cendres avant que l’on eût seulement pensé à l’écouter »17.

13 LP, 24 (22), p. 191-193. La lettre est inspirée de Marana, L’Espion turc, op. cit., t. V, lettre 5 : Du pouvoir qu’ont les rois en France de guérir les écrouelles ; et t. I, lettre 12 : « ils mangent d’un certain pain […] où ils s’imaginent que leur Messie est réellement présent […] As-tu jamais rien vu de si fou ? ».

14 Voir LP, 31 (29), de Rhédi : « Je m’instruis des secrets du commerce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement ; je ne néglige pas même les superstitions européennes : je m’applique à la médecine, à la physique, à l’astronomie ; j’étudie les arts  ; enfin je sors des nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance » (p. 215).

15 LP, 29 (27), p. 208.16 Ibid., p. 209.17 Ibid., p. 210.

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Lieu d’apparition de la vérité des sciences (vérité galiléenne, vérité carté-sienne, qu’une lettre d’Usbek magnifie18), l’Europe est aussi la terre brûlée de l’Inquisition : « Ils font dans leur sentence un petit compliment à ceux qui sont revêtus d’une chemise de souffre, et leur disent qu’ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu’ils sont doux, qu’ils abhorrent le sang et sont au déses-poir de les avoir condamnés. Mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit ». Le retournement est complet, puisque la lettre 29 se conclut en ces termes : « Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes ! Ces tristes spectacles nous sont inconnus. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même : elle n’a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir »19.

Mais le véritable moment qui permet d’assigner à l’estrangement son rôle opératoire intervient dans la célèbre lettre qui met en lumière l’artifice littéraire et le procédé ethnologique du dépouillement. À la lettre 30, Rica ôte son habit persan et quitte ses couleurs bariolées pour un plus sobre vêtement à l’européenne. Il se trouve alors plongé, dit-il, dans un « néant affreux » – celui de l’invisibi-lité sociale, sur la scène fébrile de la lutte pour la reconnaissance20. L’expérience de pensée du dépouillement de l’écorce (l’habit bariolé) vaudrait révélation de l’essence des rapports sociaux en Occident : la vanité y règne en maîtresse d’illu-sion et sert de ressort au despotisme, qui établit son empire sur les esprits et sur les cœurs21. Ce qui se joue en Occident n’est autre que ce que Rousseau identifiera quelques années plus tard, et l’on pourrait déjà en dire, en un sens, ce qu’Axel Honneth écrira à propos de Rousseau : Montesquieu a perçu le ressort d’une critique de la civilisation centrée sur le phénomène de l’aliénation22.

La mise en abyme est surprenante : l’estrangement comme aliénation révèle le phénomène d’aliénation qui constitue les rapports sociaux corrompus en Europe. La critique des fourvoiements de la modernité s’amorce dans les Lettres persanes avant de se déployer dans le Discours sur les sciences et les arts et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. L’estrangement rend manifeste un fait social total  : l’essor de la civilisation rend l’homme dépen-dant de convoitises artificielles et de désirs contradictoires. La civilisation

18 LP, 97 (94).19 Ibid., p. 211-212.20 LP, 30 (28), p. 214.21 « Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de mines d’or comme

le roi d’Espagne, son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que ses mines. On lui a vu entreprendre et soutenir de grandes guerres, n’ayant d’autres fonds que des tiers d’honneur à vendre, et, par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places, munies, et ses flottes, équipées  » (LP, 24/22, p. 191).

22 Axel Honneth, « Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale » (1994), in La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, trad. O. Voirol, P. Rusch et A. Dupeyrix, Paris, La Découverte, 2006, p. 39-100.

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asservit l’homme et le rive au règne des apparences, au moment même où l’essor des sciences et les arts, du luxe, des modes, de la politesse et du goût, voile sa servitude et l’accentue encore en la rendant non seulement supportable mais plaisante. L’estrangement révèle donc l’essence des rapports sociaux aliénés en Occident et livre une véritable philosophie sociale avant la lettre : s’aliéner revient ici à perdre son identité, son rapport non corrompu à l’altérité, à se perdre dans les besoins factices et les méandres inauthentiques d’une course effrénée à la reconnaissance, qui est aussi une course aveugle à la servitude23.

Face à cette perversion de la société civile dont les figures emblématiques sont au gré du roman la coquette, le nouvelliste, l’Académicien, le casuiste, le libertin, le petit-maître ou le bel esprit, Montesquieu ne livre certes pas comme Rousseau la toile de fond (l’état de nature) qui permet de percevoir, par contraste, les pathologies de la civilisation. Mais il revient à la procédure de l’estrangement de jouer en quelque sorte le rôle d’analogon de l’état de nature : le regard persan, mais plus encore l’absence de regard sur le persan dépouillé de son habit persan, font apparaître la corruption, la mutilation ou l’aliénation constitutives de la modernité en Occident24. L’invisibilité sociale de Rica, désormais sans atours, le révèle  : dans la capitale du luxe et du goût, du règne des femmes arbitres des réputations, où les stratégies de distinction doivent opérer dans l’immé-diateté et l’anonymat de la rencontre, la dynamique sociale s’emballe dans les méandres de l’inauthenticité et de la quête infinie du prestige. Mus par l’amour-propre, les individus sont conduits à simuler (les talents, les attraits, les signes de distinction) qui leur procureront, espèrent-ils, un surcroît de reconnaissance, sans jamais apaiser ce désir infini et sans trêve, et ce jusqu’à la mort. 

Bien entendu, cette mise à nu ne s’opère au bénéfice de personne –  et surtout pas de l’Orient, polygame, superstitieux et despotique. L’anticléricalisme virulent de Montesquieu ne donne certes pas à voir la pureté d’un Islam préservé de la corruption, de la mutilation et de l’aliénation européennes. La différence Orient/Occident est aussi celle qui sépare mutilation réelle et mutilation symbolique. La chute de la Lettre 57 d’Usbek à Rhédi en témoigne. Il existe certes en Occident des « dervis » – prêtres qui ne respectent pas leurs vœux, ou des casuistes qui s’enrichissent en métamorphosant, tels des alchimistes, les péchés mortels en péchés véniels. Mais est-ce si grave ? Usbek livre le dernier

23 Voir notamment Stéphane Haber, L’Aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, Paris, PUF, 2007  ; L’Homme dépossédé. Une tradition critique, de Marx à Honneth, Paris, CNRS. Éditions, 2009. Et en ce qui concerne Rousseau, Bronisław Baczko, « Rousseau et l’aliénation sociale  », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, vol. XXXV, 1959-1962, p. 223-237  ; Barbara Carnevali, « La faute à l’amour-propre. Aliénation et authenticité chez Rousseau », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, t. XLVIII, 2008, p. 79-103.

24 Voir Florian Nicodème, « “Corruption”, “mutilation”, “pathologie” : réflexions sur le statut de Rousseau dans la Théorie critique (Horkheimer, Adorno, Honneth) », in Céline Spector (éd.), Modernités de Rousseau, Lumières, n° 15, 1er semestre 2010.

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mot de l’histoire : « Mon père, dis-je, cela est fort bon ; mais comment vous accommodez-vous avec le Ciel ? Si le Sophia avait à sa cour un homme qui fît à son égard ce que vous faites contre votre Dieu, qui mît de la différence entre ses ordres, et qui apprît à ses sujets dans quel cas ils doivent les exécuter, et dans quel autre ils peuvent les violer, il le ferait empaler sur l’heure »25.

Crudité de la violence nue, cruauté des imams et des maîtres de sérail, vérité brutale de la mutilation réelle (et non symbolique) du «  despotisme oriental  »26  : dans les Lettres persanes, Montesquieu nous dévoile aussi le régime de la domination pure, qui ne souffre ni différé ni différence, le régime de l’empalement et de l’émasculation, le régime des eunuques. Les stratégies retorses des Occidentaux paraissent alors un peu moins brutales  : ruses et simulacres, faux-semblants et dissimulations, toutes ces pathologies de la civi-lisation aliènent la liberté sans l’anéantir. L’estrangement ne renvoie donc pas au relativisme, encore moins au nihilisme. Il invite plutôt à un dépassement pascalien – retournement du « vain » au « sain », logique de la raison des effets ou du bel ordre de la concupiscence.

Aussi faut-il en venir au second sens de l’estrangement. La question du miroir se pose ici : jusqu’où joue la structure spéculaire entre Orient et Occident ?

L’estrangement-miroir

À l’évidence, l’estrangement joue comme un miroir, plus précisément comme un miroir que nous tiendrions face à nous ; le dispositif épistolaire polyphonique nous révèle ce qui était dans l’angle mort. Or ce jeu de miroirs livre d’abord une étrange symétrie, car venus du despotisme oriental, les Persans voient ce à quoi les Français risquent de demeurer aveugles : les signes du despotisme à la fin du règne de Louis XIV, voire encore sous la Régence, à la suite de la banqueroute de Law (cet Écossais venu redresser les finances de la France, dont les années au pouvoir se sont soldées par une spéculation immense). Ce que révèle le jeu de miroirs, c’est la tendance au nivellement de la société française, désormais gouvernée par l’argent (25, 84), le pouvoir

25 LP, 57 (55), p. 282.26 Sur la construction du concept, voir Robert Koebner, « Despot and Despotism: Vicissitudes

of a Political Term », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 15, 1951, p. 275-302 ; Franco Venturi, « Oriental Despotism », Journal of the History of Ideas, 24, 1963, p. 133-142 ; Melvin Richter, « Despotism », in Philip P. Wiener (éd.), Dictionary of the History of Ideas, 4 vols, NY, 1973, II, p. 1-18  ; Thomas Kaiser, « The Evil Empire? The debate on Turkish Despotism in Eighteenth-Century French Political Culture », The Journal of Modern History, vol.  72, n°  1, Mar. 2000, p.  6-34. Sur son usage chez Montesquieu, voir notamment Elie Carcassonne, Montesquieu et le problème de la Constitution française au XVIIIe siècle, Paris, 1927 (Genève, Slatkine reprints, 1970) ; David Young, « Montesquieu’s View of Despotism and His Use of Travel Literature », Review of Politics, 40, 1978, p. 392-405.

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des nouveaux parvenus, financiers et fermiers généraux (98, 48), le déclin des autorités traditionnelles dont font partie les Parlements (92, 140), la noblesse, les pères de famille (86, 129). En un mot c’est l’honneur, balayé par le règne de la faveur et de l’argent (24, 88)27. Une « chaîne secrète » fait ainsi commu-niquer Paris et Ispahan, le réel occidental et la fiction orientale : Paris n’est pas seulement une fête, c’est aussi un lieu de perdition, une sorte de Babylone, pour la noblesse domestiquée et désargentée notamment.

Mais la structure en miroir révèle d’autres arcanes encore, et il serait tentant de relire les Lettres persanes, sinon comme un roman à clé, du moins comme une mise en scène à décors multiples. Un parallèle existe entre la Chair et le Ciel, le sérail et le couvent28. Écrivant aux eunuques qui gardent son sérail, Usbek insiste de manière fanatique sur la pureté, la vertu et l’obéissance fidèle à « la Loi », qui est en réalité sa loi. Les « fidèles » eunuques, noirs ou blancs, accomplissent la « volonté sacrée » d’Usbek ; le sérail est un « temple sacré » où les femmes s’éduquent par la « mortification des sens » ; Usbek est un mari jaloux qui punit le « sacrilège » de l’adultère. Le sérail, au fond, est donc aussi un couvent. Or est-ce si propre à l’Orient ? En Espagne, apprend-on, on garde tout aussi jalousement les femmes, et la religion de l’honneur sert de prétexte à l’oppression : ce sont cette fois les moines franciscains, les novices ou d’autres chaperons, qui font office d’eunuques29.

Ainsi Montesquieu ouvre-t-il une brèche, qui se révèle être une ligne de faille : se pourrait-il que le harem dévoile le sort des fidèles, se pourrait-il que son maître absent soit, à sa façon, un Dieu caché ? On s’autorisera à croire que l’auteur des Lettres persanes a usé de la stratégie de l’estrangement pour mieux vulgariser l’amour divin en amour profane, et qu’il a ainsi subtilement illustré l’insulte faite par le Christianisme à la nature de l’homme, sinon de la femme. Figures mutilées, les eunuques sont des créatures étranges, et l’on entend encore l’écho de la célèbre formule de Paul Valéry, « comment expli-quer tous ces eunuques ? » Mais dans l’un de ses opuscules de jeunesse, « Les prêtres dans le paganisme », Montesquieu comparait précisément les moines et les prêtres chrétiens aux eunuques30.

L’idéal ascétique serait-il l’effet d’une ruse, celle du désir de domination, le jeu sournois et cruel qui trahit la force des faibles, bref, une morale d’esclave ? La lecture nietzschéenne semble ici pertinente : Montesquieu n’a de cesse de révéler

27 Cf. Jean Ehrard, « Le despotisme dans les Lettres persanes », Archives des lettres modernes, n° 116, 1970, p. 33-50  ; A. Grosrichard, Structure du Sérail. La fiction du despotisme asiatique dans l’Occident classique, Paris, Seuil, 1979.

28 Diana J. Schaub, Erotic Liberalism. Women and Revolution in Montesquieu’s “Persian Letters”, Londres, Rowman & Littlefield Publishers, 1995, chap. 5.

29 LP, 78 (75), p. 344-345.30 Voir MP, 2004 (« Quelques fragments d’un ouvrage que j’avais fait sur les prêtres dans le paga-

nisme, que j’ai jeté au feu »).

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dans la structure du sérail les ressorts de la morale du ressentiment, où ceux qui sont opprimés oppriment à leur tour et usent sans pitié de la « Vertu » et de la « Loi » comme instruments de leur domination. Ambition servile, morale d’émasculés, donc – celle dont la noblesse risque aussi de devenir l’esclave, du moins si elle se complaît dans le rôle de serviteur du bon plaisir du Roi31.

L’estrangement, libération de l’aliénation ?

Nous pourrions nous en tenir là, et en un sens, cela dirait déjà toute la fécondité du dispositif de l’estrangement, la valeur heuristique d’un procédé qui n’est pas seulement littéraire mais aussi philosophique –  et l’on rendra hommage à Carlo Ginzburg qui en a si subtilement décrits les ressorts. Mais surgit une autre question, très simple au fond : qui détient la vérité philoso-phique de l’ouvrage ? Qui peut sortir de l’aliénation ?

Usbek n’est pas le vrai philosophe. Le philosophe ignorant désireux de s’éclairer reste aveugle, irréductiblement. C’est la fin tragique du roman, et la révolte du sérail. Les femmes tentent in fine de se délivrer de l’oppression. Mais alors qui est le, la véritable philosophe ? Serait-ce une femme, Roxane ?

Ce que la polyphonie rend en effet possible n’est pas seulement la varia-tion des points de vue et la diversité des voix (comme dans le superbe dialogue à propos des avantages et des inconvénients du progrès des arts et des sciences, qui offre une vision prophétique de la dialectique négative de la raison et des Lumières32). Ce que la polyphonie permet, plus profondément peut-être, est aussi l’apparition d’un décalage entre le discours rationnel de la philosophie et la conduite aveuglée par l’empire des sens. Usbek, le « philosophe », prononce au fil des lettres toute une série d’énoncés parfaitement rationnels sur la nature du pouvoir ou la nature de l’homme. Mais aveuglé par la jalousie, il manque de la lucidité requise pour appliquer ce discours à sa propre situation de maître de sérail33. Ainsi lors d’un discours sur l’ivresse et la consolation : la Loi cora-nique qui prohibe l’alcool, faite « pour nous rendre plus juste », écrit Usbek, « ne sert souvent qu’à nous rendre plus coupable ». Ne faut-il pas, suggère-t-il alors, « traiter l’homme comme sensible au lieu de le traiter comme raison-

31 Cela semble d’autant plus évident quand les lettres finales sur le sérail (147-161) sont replacées dans l’ordre chronologique : la plainte de Roxane est écrite en mars 1720 et aurait été reçue par Usbek quatre ou cinq mois plus tard, à peu près au moment où il reçoit la missive de Rica sur le Parlement (juillet 1720). Cf. MP, 596 : « Je disais : “Le gouvernement despotique gêne les talents des sujets et des grands hommes, comme le pouvoir des hommes gêne les talents des femmes” ».

32 Voir LP, 105-106 (102-103, p. 416-423).33 Voir Jean-Patrice Courtois, « Comment Roxane devient philosophe. Romanesque de l’illisible

et sexuation des concepts dans les Lettres persanes », La lecture littéraire, n° 3, janvier 1999, p. 27-47 ; Jean Goldzink, Montesquieu et les passions, Paris, PUF, 2001, p. 25.

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nable »34 ? Dans le même esprit, l’« Essai sur la dépopulation » déplore que la polygamie et la servitude des femmes dépeuplent le monde, en raison de la finitude du désir masculin, que la sollicitation répétée jusqu’à satiété mène au dégoût, plutôt qu’à la jouissance35.

Telle serait la nouvelle dimension du phénomène  : l’estrangement du philosophe à lui-même – autre figure de l’aliénation. Dans l’une des lettres les plus politiques de l’ouvrage, placée en son cœur même (la lettre 80), Usbek énonce les avantages associés à un régime modéré, libre et non despotique. Le meilleur régime est celui dont l’art de gouverner contraint le moins possible les passions. De la part de Montesquieu, la farce est savoureuse : il revient au despote de nous livrer l’éloge de la démocratie (en l’occurrence de la monarchie tempérée, qui préserve la liberté) ! Le grand seigneur, maître de sérail, aurait compris que dans les États despotiques régis par la seule crainte, « le Prince, qui est la Loi même, [est] moins maître que partout ailleurs  ». La formule suivante frappe comme une prophétie : dans ces régimes dont la stabilité est factice, « le moindre accident produit une grande révolution »36.

La contradiction est donc logée au cœur du roman, en la personne du philo-sophe ignorant, despote faussement émancipé et faussement éclairé des lumières d’Occident. Lui qui croyait pouvoir dire, en quittant ses femmes  : «  Je vous plains, Roxane. Votre chasteté si longtemps éprouvée, méritait un époux qui ne vous eût jamais quittée, et qui pût lui-même réprimer les désirs que votre seule vertu sait soumettre »37, le lucide Usbek, se trouve confronté à la trahison de Roxane et à la révolte du sérail. Roxane l’infidèle se rebelle  : « Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger mes désirs ? Non ! J’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance »38. Cri de la nature contre la Loi reli-gieuse et politique, cri de la Liberté contre l’oppression : Roxane le paye de sa vie, mais son suicide héroïque brise l’itération de l’éternelle aliénation. Roxane est la véritable Philosophe, au sens du moins que les Lumières donneront à ce terme : elle est celle par qui le scandale arrive, celle qui dénonce les hypocrisies, les préjugés et les faux-semblants, celle qui démystifie l’autorité et arrache le masque de l’illusion vertueuse. Loin de fuir les climats que son mari qualifiait « d’empoisonnés » par l’impudeur39, la voilà qui s’empoisonne, pour mieux fuir la pudeur que ce mauvais mari impose tyranniquement.

34 LP, 33 (31), p. 219.35 LP, 117 (113) et 119 (115) sur les effets symétriques de la continence et de la polygamie.36 LP, 80 (78), p. 353.37 LP, 26 (24), p. 200-201.38 LP, 161 (150), p. 544.39 LP, 26 (24), p. 198.

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Cette «  conclusion  » des Lettres persanes est révélatrice  : Roxane devient philosophe en révélant l’affinité entre nature, liberté et satisfaction de ses désirs, contre une définition factice, despotique et phallocratique de la vertu et de l’honneur. Vérité philosophique, mensonge romanesque (d’où vient subitement cette voix, d’une femme qui n’est jamais sorti de son sérail ?)40. Telle est l’heuris-tique de l’estrangement : la « révélation » des mécanismes d’assujettissement nous éclaire et nous libère. Au-delà des fausses certitudes (grandeur de l’Occident, misère de l’Orient), Montesquieu nous livre l’histoire des ambivalences de notre condition, et décèle les risques de servitude qui nous menacent. Il n’y a sans doute pas d’autre promesse sans tragique illusion.

Céline Spector EA 4574 SPH

Université Michel de Montaigne Bordeaux [email protected]

RésuméAppliquant aux Lettres persanes de Montesquieu la réflexion de Carlo Ginzburg sur la démysti-fication de la vie ordinaire, cette contribution entend distinguer trois figures de l’estrangement : 1. l’estrangement comme stratégie de défamiliarisation  ; 2. l’estrangement comme dispositif spéculaire ; 3. l’estrangement comme figure de l’impossible lucidité sur soi, comme révélateur de l’angle mort de la philosophie et de la culture.

Mots-clésMontesquieu, Aliénation, Europe, Orient, Féminisme.

40 Comme l’écrit justement Jean-Patrice Courtois, « la polyphonie autorise le déploiement dans le temps de l’ironie tragique » (« Comment Roxane devient philosophe. Romanesque de l’illi-sible et sexuation des concepts dans les Lettres persanes », La lecture littéraire, n° 3, janvier 1999, p. 27-47, ici p. 32). Comme l’a montré J.-P. Courtois, on peut penser les rapports entre roman et philosophie des passions en se situant à l’instant tragique du dénouement de l’intrigue, qui passe par le devenir-philosophe de l’un des personnages (Roxane). Les possibilités stratégiques infinies de la polyphonie épistolaire produisent une situation méta-épistolaire dans laquelle Roxane donne réponse à toute une série de lettres qu’elle n’a pas reçues et que, sur la scène de la fiction, elle ne pouvait pas recevoir. Roxane paye ainsi de sa vie l’accession au langage philosophique, jusque là inconnu au despote. Comme l’écrit Anne-Emmanuelle Berger, « À voileur, voileuse et demi  : Roxane exhibe la structure réversible du voile, dissimule son jeu de celui qui la cache, et retourne l’accessoire de l’interdit en instrument de transgression. Le concept se déchire et le rideau tombe » (« Comment peut-on être persane ? », Contretemps, n° 2-3, été-hiver 1997, p. 76-96, ici p. 89). Certaines lectures féministes se sont nourries de ce retournement tragique. D’autres s’appuient sur la forme du roman : Montesquieu aurait inventé un genre qui peut s’adresser aux femmes ; il aurait mis en scène une féminisation de la philosophie. Cf. Dena Goodman, Criticism in Action: Enlightenment Experiments in Political Writing, Ithaca, Cornell University Press, 1989, p. 2.

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AbstractApplying to Montesquieu’s Persian Letters Carlo  Ginzburg’s theory (the unveiling of ordinary life), this paper will highlight three concepts of estrangement  : 1. estrangement as a strategy of defamiliarization ; 2. estrangement as a specular device ; 3. estrangement as an impossible path to self-awareness, revealing the blind spot of both philosophy and culture.

KeywordsMontesquieu, Alienation, Europe, Asia, Feminism.

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Le regard de l’automate :quelques usages de l’estrangementà l’âge de la machine

Jean-Paul Engélibert

Dans « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire1 », Carlo Ginzburg situe les origines d’un procédé de l’art d’écrire à la fois très ancien et fort tard théorisé, l’estrangement, par lequel, depuis la Renaissance, «  le sauvage, le paysan et l’animal, ensemble ou séparément, ont constitué un point de vue pour l’observation de la société d’un œil distant, étonné et critique2 ». La vertu de ce point de vue distancié a été conceptualisée pour la première fois par Chklovski dans un passage que Ginzburg cite au début de son article : « ressusciter notre perception de la vie, […] rendre les choses à nouveau sensibles, faire de la pierre une pierre » quand l’habitude a rendu toute perception automatique et a neutra-lisé les affects – « l’automatisation engloutit tout : les choses, les conduites, les meubles, l’épouse et la peur de la guerre3 ». On sait que le formaliste russe faisait de cette entreprise une définition de l’art. Ginzburg est plus modeste et n’en voit qu’un procédé parmi d’autres, mais il en reprend les images et particulièrement celle de l’automatisme.

Cette métaphore insistante semble appeler un des personnages les plus fréquemment utilisés aux XIXe et XXe siècles pour porter un regard étranger sur l’homme  : l’automate. Curieusement, ni Chklovski ni Ginzburg ne le mentionnent. Et cela, alors même qu’en conclusion de son essai, l’historien définit le « contexte historique de la définition apparemment intemporelle de l’art » comme « la vie urbaine moderne [avec son] énorme intensification de notre vie sensorielle [ainsi que son corrélat :] un appauvrissement qualitatif de notre expérience4  ». Or, dès le romantisme, l’automate apparaît dans ce contexte urbain (c’est une créature de la science), qui sollicite les sens et les

1 Carlo Ginzburg, «  L’Estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire  », in À Distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire (1998), Paris, Gallimard, 2001, p. 15-36.

2 Ibid., p. 26.3 Ibid., p. 16.4 Ibid., p. 33.

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affole (l’automate a dès l’origine une vocation érotique) mais se révèle décevant, voire trompeur – c’est ce qu’on étudiera surtout ici : les jeux scopiques que la machine à apparence humaine suscite et grâce auxquels elle manifeste sa puissance d’étrangéisation de l’expérience ordinaire. Ainsi, étudier l’automate comme vecteur d’estrangement, c’est peut-être participer à reconstruire ce moment historique que Chklovski a voulu déshistoriciser et prolonger l’effort de Ginzburg pour penser l’estrangement comme une catégorie historique, c’est-à-dire variable dans ses tours et dans ses usages.

Les automates entrent en littérature avec la nouvelle d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann Der Sandmann, publiée en 1816, traduite en français par Loève-Veimars en 1830, plus près de nous par Philippe Forget en 1999 et qui est devenue un classique du fantastique. On sait qu’il y est question d’yeux : la crainte de perdre ses yeux est la première terreur du personnage principal, Nathanaël, quand, enfant, il est surpris par Coppelius qui veut lui prendre ses yeux. À l’âge adulte, cette terreur est réactivée par l’apparition du marchand Coppola, que Nathanaël soupçonne d’être Coppelius. Le marchand entre chez le héros et lui expose des lunettes, qu’il appelle, avec son accent piémontais, ses « zoulis zyeux5 ». Nathanaël, pour s’en débarrasser, lui achète une longue-vue. Muni de cet instrument, il peut observer à loisir la belle Olimpia, la fille du professeur Spalanzani, qui se tient assise à sa fenêtre toute la journée dans la maison d’en face. Séduit par Olimpia, Nathanaël ne se rendra compte qu’elle est un automate qu’en assistant à la lutte de Coppola et de Spalanzani autour d’un mannequin de femme, que l’un tire par les épaules et l’autre par les pieds pour s’en disputer la possession.

Il reconnaît bien sûr dans ce mannequin sa bien-aimée. Mais ce qui choque le plus le jeune homme dans cette scène, c’est que « le visage de cire d’Olimpia, pâle comme la mort, n’avait point d’yeux, seulement deux noires cavités à leur place6 ». À peine remis de ce traumatisme, Nathanaël renoue avec sa fiancée, la prosaïque mais apaisante Clara, peu susceptible de provoquer les mêmes enthousiasmes qu’Olimpia. Tous deux montent au beffroi de la ville. Parvenu tout en haut, le jeune homme utilise la longue-vue de Coppola. Voyant dans l’objectif, contre toute attente, le visage de Clara, il est pris d’une folie furieuse et se jette dans le vide en glapissant « zoulis zyeux, zoulis zyeux7 ».

La longue-vue n’est pas simplement ici l’instrument d’optique qui rapproche les objets éloignés. C’est pour les romantiques allemands, selon une métaphore qu’on trouve chez Novalis, l’équivalent de l’œuvre d’art : celle-ci révèle par sa forme l’esprit poétique universel, celle-là rend l’invisible visible, c’est-à-dire maté-

5 Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, « Le Marchand de sable », in Tableaux nocturnes I, trad. Ph. Forget, Paris, Imprimerie nationale, 1999, p. 100.

6 Ibid., p. 112.7 Ibid., p. 117.

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rialise l’immatériel, donne forme à l’esprit8. C’est pourquoi le regard par lequel Nathanaël a animé le mannequin a dû passer par la longue-vue. C’est à travers cet instrument que l’esprit poétique du jeune homme a projeté ses passions sur le visage de l’automate. Hoffmann décrit ainsi ce premier regard rapproché :

C’est alors seulement que Nathanaël considéra la suavité des traits du visage d’Olimpia. Seuls, ses yeux lui semblaient étrangement fixes et morts. Mais comme il regardait avec une attention toujours plus forte, ce fut comme si des rayons de lune humides se levaient dans les yeux d’Olimpia. Il semblait que la vue s’y allumait pour la première fois  ; ses regards s’enflammaient et s’animaient de plus en plus.9

Ici, la longue-vue transfigure son objet. Elle est l’instrument qui égare Nathanaël en favorisant la projection de son imagination sur une matière inerte. Le jeune homme est un poète exalté, dont Clara refusait d’écouter les déborde-ments d’imagination, mais à qui Olimpia prêtera une oreille on ne peut plus attentive. Plus il la regarde, plus elle s’anime, plus il lui parle et plus il lui semble qu’elle l’écoute. Hoffmann met ici en scène un dévoiement de la poésie, qui n’est plus comme chez Novalis révélation d’un esprit universel, mais transfiguration de la réalité par la force d’une imagination enfermée dans sa subjectivité. À la fin du conte, Clara apparaît dans la lunette comme une seconde projection, calquée sur la première, mais cette vision ne peut pas se soutenir et précipite la folie du poète. Clara, contrairement à l’automate, résiste à la vision qui veut l’idéaliser, c’est pourquoi son amant l’a toujours trouvée trop prosaïque10. Nathanaël a projeté sa vision sur une femme qui ne peut pas la porter : ses yeux deviennent les symboles de l’échec de son imagination. Alors il se tue en contrefaisant la voix de Coppola, l’homme maléfique qui lui a vendu sa lorgnette.

La poésie est-elle trompeuse ou le monde résiste-t-il à l’imagination qui veut s’y imposer ? Si Nathanaël s’est perdu en voulant idéaliser Olimpia puis Clara, cela veut-il dire que toute poésie est condamnée à évoluer dans un cercle dans lequel le poète ne voit que ce qu’il veut voir  ? La réaction du monde vaut-elle condamnation de l’idéal ? Le conte ne répond pas à ces ques-tions. À moins qu’on cherche un début de réponse dans la réaction des bour-geois à cette affaire. L’entrée d’Olimpia dans le monde, puis la révélation de sa nature, ont fait scandale. Hoffmann y consacre un paragraphe : l’attitude des messieurs vaut la peine d’être notée.

Cette histoire d’automates s’était profondément enracinée dans leur âme, et de fait s’insinua une détestable défiance à l’encontre de toute personne humaine. Et pour bien se convaincre que ce n’était pas une poupée de bois qu’ils aimaient, plusieurs amants exigèrent de leur bien-aimée qu’elle chante et danse un peu à

8 Cf. Bernhild Boie, L’Homme et ses simulacres, Paris, José Corti, 1979, p. 223-224.9 « Le Marchand de sable », op. cit., p. 101.10 Bernhild Boie, L’Homme et ses simulacres, op. cit., p. 230.

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contretemps, qu’elle brode, tricote, joue avec son carlin, etc., pendant qu’on lui faisait la lecture, mais avant toute chose, qu’elle ne fasse pas qu’écouter et qu’elle parle aussi, de manière telle que ce qu’elle disait supposât réellement une pensée et une sensibilité. L’union de nombreux couples en fut renforcée et par là même plus gracieuse, d’autres en revanche se défirent insensiblement.11

C’est le moment comique du conte. Ici apparaît un usage possible de l’automate : une prise de distance ou un estrangement. Olimpia a provoqué la folie de Nathanaël, mais on peut aussi apprendre d’elle. Le poète s’est perdu à vouloir transfigurer une réalité impassible, mais le soupçon dans lequel les messieurs tiennent désormais leurs belles nous montre que l’automate ne faisait qu’exacerber la passivité ordinaire. Si on a pu prendre l’automate pour une jeune femme, c’est parce que les jeunes femmes étaient déjà des auto-mates. La mésaventure du jeune poète permet à ses contemporains de les suspecter : on ne peut qu’y voir une mise en abyme du travail de la fiction. La fiction de l’automate permet d’objectiver les automatismes du monde social en se donnant un nouveau point de vue. Quelques autres exemples montreront que dégager ce point de vue, inventer ce regard de la machine, sert à chaque fois à produire l’humanité de l’homme.

«  L’Homme au sable  » aura une longue postérité dans toute l’Europe. En 1890, l’écrivain allemand Oskar  Panizza publie un recueil intitulé Dämmerungsstücke (Tableaux du crépuscule) qui fait écho aux Nachtstücke (Tableaux nocturnes) de Hoffmann. Le volume comprend quatre nouvelles, dont une, « La manufacture d’hommes », semble directement inspirée de son prédécesseur. Le narrateur relate une aventure survenue une nuit, alors que, perdu dans la campagne, il cherchait un gîte. Trouvant par hasard une bâtisse sur son chemin, il y est accueilli par un vieillard heureux de lui présenter une manufacture où on fait des hommes « comme l’on fait du pain12 », dit-il.

Il la lui fait visiter, répond à ses questions et lui montre ses créatures. L’imagination du visiteur s’exalte  : l’existence d’une «  race  » artificielle lui semble inconcevable, pourtant il a le sentiment que ces êtres le regardent et le jugent. Au petit matin il s’enfuit de « cet endroit horrible » mais passe alors sous les fenêtres où « une centaine de ces magnifiques êtres blancs, les yeux vitreux pleins de ravissement et les doigts jaunâtres, se pressaient, [le] regar-daient, et semblaient se moquer de [lui]13 ». Il a l’impression de les entendre parler ainsi :

11 « Le Marchand de sable », op. cit., p. 114.12 O. Panizza, « La Manufacture d’hommes » (1890), in Jean-Paul Engélibert (éd.), L’Homme

fabriqué, Paris, Garnier, 2000, p. 793.13 Ibid., p. 805.

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Regardez, il fait partie de cette race singulière qui a du sang dans le corps et qui pense. Regardez comme il marche, comme il bouge, comme il peut prendre diverses positions ; regardez donc comme il peut modifier son visage. […] Quelle précieuse race ! Il faut les voir passer et repasser dans les rues et se regarder en clignant de l’œil, et, soudain, ils s’arrêtent et regardent à travers une grande vitre transparente pour lire les titres des livres, puis d’un coup ils se raidissent, les yeux exorbités et tout leur aspect extérieur révèle qu’une terrible transformation se produit en eux ; leur tête se met alors à penser et le suc rouge de leur corps, comme mû par un coup de fouet, traverse à la vitesse du vent un réseau de canaux, alors il leur faut penser ce que veut leur tête et ressentir ce que leur prescrit une balle de caoutchouc rouge dans leur poitrine et faire les mouvements que tous deux ordonnent ; et alors ils bondissent et frémissent, se tordent le cou, courent à droite et à gauche, bombent le torse et reniflent à grand bruit, puis font de nouveau des cabrioles – c’est trop drôle…14

Il s’agit bien sûr d’une hallucination. Les créatures que le narrateur croit entendre sont en fait des figures de porcelaine et le bâtiment qu’ils occupent est la manufacture de Saxe de porcelaine de Meissen. Cela ne retire rien à l’acuité de leur regard : ils voient à l’intérieur du corps humain le flux du sang et les batte-ments du cœur. C’est même parce que ce sont des êtres immobiles et exempts de passion qu’ils peuvent juger les désordres des hommes. Leur impassibilité leur permet d’identifier un lien entre l’émotion et la pensée : quand un humain lit ne serait-ce que le titre d’un livre, son sang est propulsé à travers son corps et il doit penser « ce que veut » sa tête et ressentir ce que prescrit son cœur, ou plutôt la balle de caoutchouc qui en tient lieu. Les mouvements les plus irrationnels qui s’ensuivent réjouissent les êtres de porcelaine  : ils observent calmement le déchaînement de passions qui nous sert de pensée. Nos idées se résolvent en mouvements désordonnés, peut-être incontrôlables, en tout cas involontaires. Nous sommes agis par notre cœur et notre tête, à qui nous obéissons passive-ment, car eux seuls sont capables de volonté – une volonté erratique, mais active.

On peut dès lors nous regarder comme des marionnettes qui exécutent les gestes les plus dénués de raison : l’humain s’observe comme une mécanique. Le regard des porcelaines juge les hommes à travers une mise en scène grotesque, en leur retirant intelligence et volonté. Cette scène inverse en quelque sorte la vision d’Olimpia tirée à hue et à dia sous les yeux de Nathanaël : ici c’est l’homme qui est démembré sous les yeux des mannequins. Mais c’est pour aboutir au même résultat : dévoiler le mécanique sous l’humain.

Je poursuivrai mon exposé en étudiant deux cas symétriques. Deux œuvres où le mannequin sert non à démasquer l’artificiel en l’homme, mais à montrer l’humain dans l’artifice ou à faire de l’être artificiel la réserve de l’humain, le lieu où l’humanité se retire et se réfugie.

14 Ibid., p. 805-806.

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Dans la littérature française, la figure la plus complexe d’automate se trouve dans L’Ève future, le grand roman de Villiers de l’Isle-Adam paru en 1886.

L’intrigue de Villiers part d’une déception amoureuse. Le jeune lord Ewald s’est épris d’une actrice nommée Alicia Clary, au corps sublime, mais aux aspirations platement bourgeoises, à l’âme médiocre, insensible, philis-tine. Dans son nom, l’on entend Clara comme chez Hoffmann. Mais ici la contradiction entre la beauté plastique et la bêtise est poussée à l’extrême. Un jour, Ewald emmène Alicia au Louvre voir la Vénus de Milo. La jeune femme est d’abord frappée de sa ressemblance avec la statue – ressemblance réelle et qui aurait pu éveiller son intérêt pour l’art, c’était du moins ce qu’espérait son amant. Mais au contraire Alicia s’exclame : « Tiens, MOI ! », puis « Oui, mais moi, j’ai mes bras, et j’ai l’air plus distingué. » Enfin, à la sortie du musée, elle en tire une idée qui accable Ewald : « Mais, si l’on fait tant de frais pour cette statue, alors – j’aurai du SUCCÈS15 ? » Incapable de reconnaître la beauté de l’œuvre, sensible seulement à l’opinion et à sa propre réussite, elle montre qu’elle n’est qu’une copie : la copie dégradée d’un idéal qui s’est exprimé dans la statuaire et dont elle ne possède que l’apparence. La femme authentique est la statue, c’est la bourgeoise qui est artificielle : pour renverser le schéma hoff-mannien, il faudra une copie de la copie qui revienne à la pureté de l’original en annulant pour ainsi dire l’inessentielle Alicia.

Ewald confie sa peine à son ami l’ingénieur Thomas Edison : il voudrait ôter cette âme de ce corps. Edison lui propose de le satisfaire : il fabriquera une « andréide » dont le corps sera la réplique parfaite de celui d’Alicia. Quant à son âme, la technique remplacera avantageusement l’esprit positif de la jeune femme. Une fois réalisée, la machine dépasse les prévisions de son inventeur : elle est un être idéal, capable de l’amour le plus pur et des idées les plus nobles. Ewald, après un moment d’incrédulité, en tombe follement amoureux. La machine passe pour la femme de chair et la dépasse. Elle seule se montre véritablement humaine. Alicia n’était qu’une copie de la Vénus de Milo ; la copie de copie retrouve l’idéalité de l’original. Pousser l’artifice au carré, c’est retrouver l’humain dans la machine elle-même. Ici, le schéma hoffmannien est renversé : la machine fait office de réserve de l’humain après que le philis-tinisme a étouffé l’humanité. Elle révèle que l’humain n’est plus en l’homme, mais doit être cherché au dehors. Si elle lève encore le voile de l’apparence, ce n’est plus pour dénoncer une humanité absentée d’elle-même, mais plutôt pour indiquer une relève ou montrer la voie d’un art où l’homme se retrouve.

Je voudrais maintenant suivre une métamorphose de ce motif au XXIe  siècle, dans le beau roman de l’écrivain britannique Kazuo  Ishiguro, Never let me go, publié en 2004. Il s’agit d’un roman-mémoires, écrit à la

15 L’Ève future, in L’Homme fabriqué, op. cit., p. 472.

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première personne et retraçant la vie de la narratrice de l’enfance jusqu’au moment de la narration, à 31 ans, quand elle la sait bientôt terminée. Cette jeune femme, nommée Kathy, se présente comme «  accompagnante  », un métier qu’elle exerce depuis onze ans déjà auprès de ses «  donneurs  ». Ses fonctions semblent aller de soi, comme si elle s’adressait à des lecteurs parfai-tement informés, ou comme si elle ne pouvait pas imaginer qu’on ignore de quoi elle parle. Aussi, c’est pas à pas que le lecteur comprend ce qu’elle fait et dans quel monde elle vit – un monde qui n’est pas tout à fait le nôtre, bien que l’intrigue se déroule en Angleterre, à la fin des années 1990. Never let me go a été comparé au roman de Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique parce que, comme lui, il imagine une histoire alternative à laquelle appartiennent le narrateur et le lecteur auquel il s’adresse.

Dans le monde de Never let me go, on élève des clones pour récolter leurs organes quand ils atteignent l’âge adulte. Leur vie se déroule dans des pension-nats, puis, quand ils deviennent « donneurs », dans des hôpitaux spécialisés. Devenir « accompagnant » permet de repousser de quelques années l’âge des dons : en contrepartie on assiste les donneurs et on les aide à accepter passive-ment leur destin. Métier éprouvant, constate Kathy au début de son récit, car « les accompagnants ne sont pas des machines16 ». Cette dénégation fournit la seule occurrence du mot « machine » dans le roman. Kathy ne se rebelle jamais contre sa condition ; elle n’imagine même pas qu’elle aurait pu en vivre une différente. Son identité de clone s’impose à elle comme un destin dont l’origine est inquestionnable. Jamais elle ne se demande comment les autres êtres humains considèrent cette différence d’essence creusée entre ceux qui bénéficient d’organes de remplacement et ceux qui les leur fournissent au prix de leur vie. Du début à la fin de son récit, seuls les clones retiennent son attention : les autres humains semblent hors de sa portée, comme si entretenir des relations avec eux était impossible et même impensable. Ce silence sur un enjeu pourtant capital du roman est son effet le plus saisissant. Les clones sont des machines au service de maîtres qui semblent appartenir à un autre monde, un monde dont on connaît bien l’existence, et qu’on côtoie même chaque jour, mais sans jamais y pénétrer et auquel on se garde bien de penser.

Les clones pensent pourtant. Le récit de Kathy témoigne d’une intelli-gence vive et d’une sensibilité délicate. Le choix de la narration en première personne permet à Ishiguro de donner à lire les représentations mentales de son héroïne  : ses sujets de conversation, ce sur quoi elle médite aussi bien que ce à quoi elle évite de penser. Parmi les préoccupations des clones, deux  mythes occupent une place particulière dans l’intrigue. Ce sont de véritables mythes au sens de Lévi-Strauss  : des modèles logiques destinés à résoudre une contradiction. Le premier de ces mythes est celui du « possible ».

16 Never let me go (2005), Londres, Faber and Faber, 2006, p. 4.

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Un « possible » est l’individu dont le clone est le jumeau biologique. Parmi les clones, on pense que connaître son modèle, c’est se connaître soi-même. Je cite Kathy :

Derrière notre envie de trouver notre modèle, il y avait l’idée que c’était entre-voir son avenir. Je ne veux pas dire qu’un seul d’entre nous croyait vraiment que si son modèle était, disons, un ouvrier des chemins de fer, c’était ainsi qu’il finirait. Nous comprenions tous que ce n’était pas si simple. Néanmoins, nous tous, à un point ou à un autre, croyions qu’en voyant la personne dont nous étions la copie, nous apprendrions quelque chose de nous-mêmes, et peut-être aussi, que nous aurions un aperçu de ce que la vie nous réservait. (p. 137-138)

Il s’agit bien d’un mythe : nés sans parents et destinés à mourir sans que leur vie ait le moindre sens, les clones cherchent dans le « possible » l’expli-cation de leur identité et le modèle d’un avenir qu’il leur est interdit d’avoir. Entraînés par cette croyance, Kathy, son amie Ruth et Tommy l’amant de celle-ci suivent un couple d’amis qui a cru reconnaître le modèle de Ruth dans la ville voisine. Arrivés à destination, excités par la curiosité, ils se groupent tous les cinq devant la baie vitrée d’un bureau où travaille une femme d’une cinquantaine d’années, pour la regarder  : ils reconnaissent dans son visage, ses expressions et sa chevelure « quelque chose de Ruth » (157). Mais quand, depuis l’autre côté de la vitre, on leur fait signe, ils prennent peur et détalent.

Il n’est pas question d’entrer en contact avec le « possible » : on désire le voir, mais pas lui parler et en aucun cas vérifier son intuition. L’objet du mythe doit rester dans l’ombre qui lui permet d’entretenir l’illusion. Si on s’approche trop du possible, on casse cette magie. C’est ce qui arrive aux cinq adolescents après leur fuite. Le hasard veut que le possible de Ruth passe devant eux dans la rue  ; ils le suivent jusqu’à une galerie d’art contemporain où la femme entre pour bavarder avec l’employée qui s’y trouve. Entrant à leur tour dans la galerie, ils ne peuvent faire autrement que d’entendre la conversation amicale qui se poursuit longtemps, pendant qu’ils feignent de contempler les œuvres exposées. Et plus ils l’écoutent, moins le modèle ressemble à Ruth. En sortant de la galerie, ils sont amers : le mythe s’est écroulé.

Cette scène trouve un écho avec l’écroulement du second mythe des clones à la fin du roman, dans un dispositif symétrique. Kathy et Tommy, qui est devenu son amant, rendent visite à deux  vieilles femmes qui entretiennent ce qu’ils appellent une « galerie ». Il n’y a pas de vitrine, mais un dispositif aussi théâtral, qui met les deux clones sur scène : alors qu’ils croient regarder, c’est eux qui sont observés. Comme Alicia devant la Vénus de Milo regarde moins qu’elle n’est regardée, comme le voyageur de Panizza marche sous le regard des créatures, Kathy et Tommy comparaissent devant les humains alors qu’ils croient obtenir des réponses à leurs questions. C’est alors qu’ils sont rappelés à leur infériorité ontologique de clones qu’apparaît le mieux la plénitude de leur humanité.

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Ils sont venus vérifier le mythe du délai. Selon ce récit, les clones amoureux pourraient obtenir, sous certaines conditions, un délai de deux ou trois ans avant de devenir « donneurs  », et ainsi vivre leur amour. Kathy et Tommy remplissent la première condition, qui est d’avoir été élevés dans l’internat de Hailsham, un pensionnat que les clones considèrent tous comme le meilleur, et qui garantirait des privilèges insoupçonnés à ses anciens. À Hailsham, on étudie la littérature et les arts, on joue des pièces de théâtre, on écrit de la poésie, on dessine et on peint : régulièrement la directrice collecte les œuvres les plus réussies pour les exposer dans sa galerie. Les élèves n’ont jamais vu cette galerie et demandent à quoi elle sert, mais n’obtiennent jamais de réponse. Quand Kathy et Tommy entendent parler du délai, l’espoir qu’il leur procure réactive leurs questions d’enfants  : la galerie devait y être liée. La deuxième condition pour bénéficier du délai est de montrer son sérieux. Il faut prouver son amour. Tommy imagine que, les œuvres révélant l’âme de leur auteur, la directrice de Hailsham conserve dans sa galerie les œuvres les plus réussies de chaque élève pour vérifier, le jour où ils viennent demander un délai, que leurs âmes s’accordent. Ainsi s’expliqueraient le style d’éducation particulier du pensionnat, l’existence de la galerie et le privilège d’y avoir été élevé.

Kathy et Tommy se rendent chez la vieille dame, avec le sentiment d’en-freindre un tabou, lui demander si le mythe est vrai. « Madame » les reçoit dans un grand salon victorien où elle les installe dans deux fauteuils contigus auxquels elle fait face. Elle se tient debout devant les double-rideaux de velours tirés, dans la pièce faiblement éclairée par quelques abat-jours, comme une artiste sur scène s’apprête à chanter, songe Tommy17. Mais avant de faire asseoir ses deux  invités, elle a ouvert, derrière eux, des portes coulissantes au-delà desquelles l’obscurité est complète. Kathy et Tommy sont donc au milieu de la scène, contrairement à ce qu’ils croient, « Madame » adossée au fond de scène, la place du public est dans leur dos, derrière les portes qui ont été ouvertes pour que le spectacle commence.

Kathy expose le mythe et demande s’il est vrai, mais n’obtient que des réponses évasives, ponctuées de questions que Madame pose bizarrement en la regardant non dans les yeux mais plus bas, vers l’épaule : « est-ce que je vais trop loin ? », puis « continuons-nous cette discussion18 ? » On devine que ces questions sont adressées à quelqu’un qui se tient dans l’ombre, derrière elle. Cette présence cachée est bientôt confirmée par un « bruit mécanique19 »  : un fauteuil roulant sort de l’obscurité, passe entre les fauteuils et tourne pour que son occupante s’arrête face à Tommy et Kathy pendant que Madame fait le chemin inverse jusqu’aux ténèbres. La scène continue, inversée, les clones toujours au milieu, regardant et regardés. Ils sont maintenant face

17 Ibid., p. 246.18 Ibid., p. 248-249.19 Ibid., p. 250.

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à la co-directrice de Hailsham, collaboratrice et, apprend-on, compagne de Madame. Le dialogue qui suit est ponctué de regards échangés par les deux  vieilles ladies par-dessus les épaules des jeunes gens. La rumeur était fausse : le mythe du délai n’avait aucun fondement. Leur amour ne les sauvera pas d’une mort prochaine. Kathy pose alors la question la plus importante :

« Pourquoi avons-nous fait tout ce travail ? Pourquoi nous avoir formés, nous avoir encouragés, nous avoir fait produire tout ça ? Si nous devions seulement faire nos dons et puis mourir, pourquoi toutes ces leçons ? Pourquoi tous ces livres et tous ces débats20 ? »

L’écroulement du mythe fait ressurgir la contradiction que son élaboration visait à résoudre. Si la vie des clones possède une fin, au double sens du mot en français, déterminée et inéluctable, à quoi bon les éduquer comme de futurs artistes  ? Quel rôle avait l’art dans leur éducation  ? La réponse accable par son mélange de cynisme et d’innocence : les deux co-directrices d’Hailsham voulaient prouver que les clones avaient une âme. Tommy n’avait donc pas tout à fait tort : il n’était pas le seul à penser que les œuvres d’art révèlent l’âme de leur auteur. Mais les bonnes âmes ne songeaient pas à sonder les âmes des clones amoureux ; elles exhibaient ces âmes au monde extérieur qui doutait de leur existence. Elles n’avaient pas pour but d’émanciper les clones de leur existence servile, même pour un délai, mais seulement de faire reconnaître que dans cette existence servile, ils participaient de l’humanité. Pas au point de mériter un autre sort, mais assez pour mériter un traitement humain.

Mais cette révélation, si odieuse soit-elle, n’est pas ce qui nous intéresse dans cette scène. Le dispositif importe plus que le dialogue qui ne fait que le sursignifier. L’important, c’est la disposition des acteurs dans ce salon dont la théâtralité a été soulignée. Deux  jeunes adultes élevés dans un pension-nat coupé du monde cherchent la clé de l’énigme de leur éducation. Ils en regardent la responsable sans s’apercevoir que celle-ci ne leur répond qu’en s’adressant à une autre éducatrice cachée derrière eux. C’est là un dispositif du « double registre » que Jean Rousset reliait à l’imaginaire baroque : un dispo-sitif dans lequel les «  personnages latéraux  » voient ce que les personnages centraux ne voient pas et détiennent « quelques-uns des pouvoirs » de l’auteur comme « l’intelligence des mobiles secrets, la double-vue anticipatrice, l’apti-tude à promouvoir l’action et à régir la mise en scène21 ». C’est le théâtre de Marivaux qui a inspiré au critique cette définition. Or ici, le double registre sert, comme dans la courte comédie de Marivaux La Dispute (1744), à mettre en scène une « éducation négative22 » : une démarche expérimentale, comme

20 Ibid., p. 254.21 Jean Rousset, Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel. Paris,

José Corti, 1962, p. 54.22 Christophe Martin, «  Éducations négatives  ». Fictions d’expérimentation pédagogique au

XVIIIe siècle. Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 313-330.

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l’âge classique et les Lumières en ont beaucoup fantasmé, qui consiste à priver l’enfant qu’on élève d’un véritable accès au monde pour le préserver de son influence et qui a pour résultat d’assurer au pédagogue une emprise totale sur lui. Un scénario dans lequel l’élève est déjà machine dans les projets du maître.

L’origine baroque de ces procédés peut contribuer à expliquer l’aspect sentimental, intimiste et pour tout dire dix-huitiémiste des mémoires de Kathy, dont le patronyme, comme celui d’une héroïne des Lumières, se limite à son initiale : H.

À quelle conclusion nous conduit maintenant cette lecture  ? Que nous apprend-elle sur l’estrangement ? Premièrement, ces histoires de machines s’ins-crivent dans des scénarios à double registre où se distinguent des acteurs et des spectateurs maîtres du jeu, des manipulés et des manipulateurs, des objets et des sujets. Ces histoires mettent en relief un désir de savoir inséparable d’un désir de maîtrise et l’assujettissement d’une partie de l’humanité comme son résultat.

Deuxièmement, les fictions de la machine humaine, dans lesquels j’inclus tous les récits dans lesquels des êtres humains ou à apparence humaine sont fabriqués ou procréés artificiellement, s’articulent à un dispositif scopique qui sert une réflexion sur l’humanité de l’homme. La lunette de Nathanaël, la fenêtre de Panizza, la salle du Louvre de Villiers et le petit théâtre domestique d’Ishiguro sont quatre lieux où s’articulent un regard, une machine et une idée de l’art.

Troisièmement, cette idée de l’art est profondément sceptique. À travers l’aventure de Nathanaël, Hoffmann s’inquiète de ce que la capacité du poème à rendre visible ce qui ne l’est pas peut facilement s’inverser en projection du fantasme sur la réalité. La machine jette un regard sur l’homme, à travers lequel il s’objective lui-même. Par-là, elle est œuvre d’art  : l’Ève future est le chef d’œuvre d’Edison qui, copie de copie, retrouve l’idéalité du modèle antique dans lequel la beauté du corps signifie celle de l’âme et en même temps dénonce la fausseté et l’artificialité de l’humanité moderne. Mais puisqu’elle est œuvre, la machine risque aussi de nous conduire à idéaliser la réalité, à projeter nos fantasmes sur le monde. De Hoffmann à Ishiguro, le regard de la machine jette le soupçon sur la littérature et l’art par lesquels nous entretenons nos illusions en même temps que nous nous humanisons. Dans Never let me go, l’art – ou peut-être seulement l’idée que par l’art nous exprimons quelque chose de nous-mêmes – apparaît comme le véhicule de mythes consolateurs. Nous ne pouvons que nous demander si nous sommes machines quand, comme les clones, nous plaçons notre foi en l’art. Le contexte moderne de l’estrangement n’est pas seulement celui de la ville qui affole les regards et les désirs, c’est aussi celui d’un art qui n’est sûr ni de ses moyens ni de sa vocation.

J’ai tenté de situer l’estrangement, à partir d’un des personnages qui le suscitent depuis deux siècles, dans un contexte élargi. Partant du romantisme,

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j’ai dû remonter au baroque. J’en ai monté les séquences de manière à faire apparaître quelques filiations. J’espère les avoir regardées d’assez loin pour les rendre visibles.

Jean-Paul EngélibertEA 4195 TELEM

Université Michel de Montaigne Bordeaux [email protected]

RésuméCarlo Ginzburg, après Chklovski, a défini l’estrangement comme un procédé littéraire qui crée un point de vue distancié et critique sur l’ordinaire et désautomatise nos perceptions pour rendre les choses à nouveau sensibles. Peut-on justement analyser le personnage de l’automate, si fréquent depuis le XIXe siècle, comme vecteur d’estrangement ? Observer l’automate dans la variabilité de ses figures depuis deux siècles serait peut-être une façon de prolonger l’étude de ce procédé et de confirmer son historicité, quand Chklovski voulait y voir une définition de l’art. À travers les exemples de Der Sandmann (Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, 1816), L’Ève future (A.  Villiers de l’Isle-Adam, 1886), Die Menschenfabrik (O.  Panizza, 1890) et Never let me go (K.  Ishiguro, 2004), on se demandera s’il existe un contexte moderne de l’estrangement et en quoi celui-ci s’articulerait avec une pensée nouvelle de la littérature.

Mots-clés Estrangement, automate, clone, machine, regard, dispositifs scopiques.

AbstractFollowing Chklovski, Carlo Ginzburg defined estrangement as a literary device which creates a distanced and critical outlook on the Ordinary and desautomatizes our perceptions in order to make things sensible again to us. Is it possible to analyze the automaton, a recurring character since the XIXth century, as a vector of estrangement? To observe the automaton in its varied figures through the past two centuries could be a means to extend the study of this device and thus verify its historicity, against Chklovski who only saw it as a definition of art. Taking Der Sandmann (Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, 1816), L’Ève future (A. Villiers de l’Isle-Adam, 1886), Die Menschenfabrik (O. Panizza, 1890) and Never let me go (K. Ishiguro, 2004) as examples, we want to interrogate the idea of a modern context of estrangement and how it can be articulated with a new conception of literature.

KeywordsEstrangement, automaton, clone, machine, gaze, scopic devices.

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L’estrangement selon Pinocchio

Guillaume Le Blanc

Sans doute faut-il pour comprendre le sens et la portée de l’estrangement s’empresser d’en convoquer les figures de l’intérieur de deux relations ouvertes par Ginzburg entre narration et document et entre les cultures. Assurément, une partie significative de l’œuvre de Ginzburg se déploie dans ce double espace théorique, lui assurant, par-delà la variété confondante et l’érudite mise en variation, une cohérence indéniable. Encore faut-il s’empresser d’articuler ces deux versants plutôt que de les éloigner démesurément. Les échanges entre histoire, anthropologie et littérature, réclamés par Ginzburg n’ont de sens que s’ils permettent de revisiter les liens entre culture savante et culture populaire et s’ils offrent, par des formes d’éclats soudains, des percées inattendues vers « les voix de l’autre »1. Le document, en effet, texte historique ou littéraire, n’est jamais refermé sur lui-même mais s’expérimente comme une variation sur un « dehors » qui en règle le cours sans jamais en détruire la spécificité. Les filiations savantes reconstituées par Ginzburg, qui s’offrent comme autant de mises en tension des relations entre narration et documentation, doivent être ainsi subordonnées, de l’aveu même de Ginzburg, à « une question qui intéresse tout le monde : la coexistence et le choc entre cultures »2. Ainsi, par un subtile jeu de miroir, le rapport du populaire et du savant, objet majeur de l’investigation de Ginzburg depuis son travail sur Menocchio dans Le fromage et les vers, se trouve-t-il ressaisi à l’intérieur même de la méthode de travail de Ginzburg. Ce préambule me semble indispensable pour ne pas d’emblée réduire la portée de l’estrangement à un simple artefact littéraire ou narratif mais pour l’envisager plus largement également comme un ressort pratique, quelque chose comme un opérateur pratique de déprise. C’est dans cette direction que je voudrais aller.

1 Carlo Ginzburg, Rapports de force, Paris, Gallimard/Seuil, 2003 pour la traduction française, chapitre « Les voix de l’autre », p. 71-86.

2 Ibid., Introduction, p. 14.

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Fonction de l’estrangement, estrangement et fiction

Il existe plusieurs usages de l’estrangement chez Carlo Ginzburg dont le jeu réglé des variations forme la rémanence d’un problème : celui des rapports entre le proche et le lointain, envisagé comme un cas d’espère d’une relation entre les vies. Dans un essai publié en 1998 sous le titre « Straniamento », repris en français sous le terme «  L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire  »3, Carlo  Ginzburg s’attache à rendre compte d’une mécanique littéraire, à révéler quelque chose comme un procédé de fabrication du texte littéraire. Ce procédé, « l’estrangement », dont Ginzburg va s’employer à en révéler l’extension, est appréhendé à l’occasion d’une lettre écrite par le forma-liste russe Viktor Chklovski de 1922 adressée à Roman Jakobson dans laquelle deux éléments sont posés en vis-à-vis. D’une part, le quotidien est assigné à une logique d’automatisation qui tend à transformer les gestes ordinaires en habitudes et les habitudes en automatismes : ce procédé émousse les percep-tions, les inféode à une logique qui leur fait perdre leur vivacité. D’autre part, et par contraste, l’art a pour tâche de défaire cette logique en revenant à ce degré zéro où la sensation n’est pas encore capturée l’habitude. L’art fonc-tionne à rebours de l’automatisation. Il est une machine à remonter le temps grâce à laquelle une chose pourra être à nouveau vue pour la première fois. Deux moyens s’offrent à l’art pour parvenir à un tel résultat : l’estrangement et la complication des formes. S’attachant à l’estrangement et laissant de côté le thème artistique de la complication des formes, Carlo Ginzburg s’emploie dès lors à démultiplier les exemples littéraires d’estrangement afin de faire appa-raître la consistance d’un problème diffractée dans des scènes d’exposition différentes. Il situe cependant sa propre analyse à l’intérieur de la référence à Tolstoï abondamment commentée par Chklovski, et plus particulièrement au récit Kholstomer dans lequel les événements sont racontés à partir d’un narra-teur qui est un cheval, assurant dès lors une distance irréductible aux êtres humains qui se trouve être précisément l’objet du récit. Il est important pour notre propos que le récit qui ouvre l’estrangement soit formulé par un cheval à propos des hommes. Car si l’estrangement se définit comme une manière de voir les choses à neuf, il est remarquable que cette façon de voir implique une interrogation sur le style d’apparition de la vie humaine, sur ce qui en fixe les contours, la définition. Voir les hommes depuis le point de vue du cheval est l’une des fonctions les plus déconcertantes de l’estrangement et c’est elle que je voudrais analyser à partir d’un autre procédé développé par Carlo Collodi dans son Pinocchio où le monde humain est réfracté cette fois-ci non plus depuis le point de vue de l’animal, un cheval, mais du point de vue de l’objet, une marionnette, qui se voit doté d’un pouvoir d’animation propre qui en

3 Carlo  Ginzburg, «  L’Estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire  », in À Distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire (1998), Paris, Gallimard, 2001, p. 15-36.

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fait à la fois un double de l’être humain, une image, mais dans le même temps, une altérité, un point de vue inassignable que la littérature cherche à approcher. Dans le récit de Tolstoï, l’usage du cheval vient questionner la définition que les hommes ont du cheval : aucun usager du cheval, le cavalier qui le monte, le vétérinaire qui le soigne, le cocher, n’est habilité à proposer une définition satisfaisante du cheval. Par un phénomène propre à l’estrangement (sur lequel nous aurons à revenir), l’inexactitude de la définition que l’homme propose du cheval permet d’interroger en retour l’être humain lui-même en tant que pôle de référence. L’estrangement de Tolstoï provient du fait, comme le signale Carlo Ginzburg, que « Tolstoï voit les conventions et les institutions humaines avec les yeux d’un cheval ou d’un enfant », tout comme Montesquieu, en un sens, avait déjà vu les mœurs parisiennes avec les yeux de Persans. De ce fait, c’est toute la solidité de la forme humaine qui en vient dès lors et comme inexo-rablement à s’effriter. Les hommes sont en effet mis au rouet de leur pulsion de propriété qui vise à s’accaparer toutes choses, y compris les animaux, et plus généralement de tous leurs artifices compris comme autant de choses qui ne vont pas de soi eu égard à une hypothétique nature. L’estrangement apparaît dès lors comme une méthode de défamiliarisation dont l’enjeu est bien, à travers la possibilité de percevoir à neuf, une interrogation sur l’évidence humaine.

Dès lors, Carlo Ginzburg entreprend de relier l’usage explicite de l’estran-gement tel que défini par Chklovski à des usages implicites qui l’ont précédé et en ont assuré une sorte de préhistoire. Les références sont très variées et, si elles semblent toutes reliées entre elles par une certaine relation à Tolstoï et au stoï-cisme, elles assument en réalité une rémanence du problème de l’estrangement bien avant que le terme n’apparaisse. En ce sens, la préhistoire d’un procédé littéraire est déjà l’histoire de ce procédé littéraire. Elle établit des scènes répon-dant à des fonctions distinctes. Parmi elles, et de manière non exhaustive (je laisse de côté la référence à Proust en particulier), il existe trois vignettes d’allure stoïcienne qui m’intéressent plus particulièrement car elles renvoient à trois configurations différentes. Ces trois vignettes sont respectivement des passages du stoïcisme impérial de Marc-Aurèle, des textes espagnols du XVIe  siècle et des essais des moralistes français du XVIIe siècle, étendus jusqu’aux contes de Voltaire au XVIIIe  siècle. Ce sont bien trois paysages que propose Ginzburg, trois configurations de discours reliées entre elles par un fil stoïcien largement découvert depuis la première nappe de discours, rapportée à Marc-Aurèle. Si, dans ses Pensées, le problème majeur est celui de l’examen de soi, formulé, il faut le noter, par un empereur, les textes espagnols s’attachent à mettre en scène les protestations des indigènes contre l’impérialisme européen dans le contexte de la conquête espagnole du Nouveau Monde, alors que les Moralistes français, La Bruyère et par extension Voltaire, envisagent les effets mortifères de la pauvreté sur les hommes. Trois scènes distinctes donc évoquant trois problèmes majeurs, l’examen de soi, l’illégitimité du pouvoir colonial, le scandale de la pauvreté.

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Trois scènes au sens où Rancière définit la scène comme la description d’une situation comme telle porteuse d’une emblématisation et ouverte sur d’autres scènes4 Ces trois scènes n’ont en apparence rien de commun. Leurs contextes historiques et culturels sont distincts. En réalité, nous avons bien là trois usages de l’estrangement qui sont trois modalités de déprise  : se déprendre de ses passions/se déprendre de l’emprise illégitime des autres/se déprendre de l’hy-pocrisie sociale. Je convoque volontairement la référence à la déprise car elle me permet de privilégier un aspect inattendu de l’usage de l’estrangement chez Ginzburg, à savoir la possibilité d’une transformation de soi par la technique littéraire de l’estrangement, envisagée dès lors comme une « etho-poétique » au sens de Foucault, une manière de se changer dans l’acte même de produire un discours. Si, à coup sûr, la confrontation d’une fonction d’estrangement de la parhesia avec la fonction parhesiastique de l’estrangement lui-même serait un joli programme de travail, je souhaiterais seulement aborder cette question de l’intérieur de nos trois vignettes.

Trois vignettes

La première vignette présente un tableau convenu du stoïcisme. On y voit Marc-Aurèle, empereur romain, s’intéresser à ses représentations et proposer un exercice de renoncement aux représentations liées à des passions plutôt qu’à l’exercice de la vertu. L’heure est grave car il s’agit pour y parvenir de songer à la mort afin de mieux circonscrire le type de représentation qui parvient à l’esprit. L’enjeu est clairement éthique : au lieu de se laisser agiter par ses propres passions, il faut se recentrer sur un exercice de la vertu, seul à même d’engendrer une tranquillité de l’âme. Pour y parvenir, Marc-Aurèle propose un étrange jeu avec des marionnettes. Avec elles, nous sommes presque aux portes de Pinocchio mais les marionnettes sont ici plusieurs, chacune incarne une passion tumul-tueuse, et elles sont appréhendées depuis le point de vue du marionnettiste qui en assure la mobilité. En fait, les marionnettes sont mues par des fils qui sont mobilisées par le marionnettiste tout comme les passions sont mues par des représentations qui peuvent opérer comme des temporisateurs ou, au contraire, comme des fantasmes qui démultiplient les passions. Surprenant est le fait que l’image des marionnettes suggère une maîtrise du marionnettiste, seul habilité à tirer les fils alors que le remède aux passions développé par Marc-Aurèle suggère de couper les fils qui relient le marionnettiste aux marionnettes. Ainsi il ne s’agit pas seulement de ne pas se laisser emporter par de mauvaises représentations mais bien d’annuler toutes les représentations qui induisent le jeu des passions. Là prend sens l’injonction de Marc-Aurèle : « défais-toi des représentations »5

4 Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Paris, Bayard, 2012, p. 123.5 Cité par Carlo Ginzburg, À distance, Paris, Gallimard, 2001 pour la traduction française, p. 19.

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qui correspond à la première fonction de l’estrangement : susciter dans le quoti-dien lui-même, la brisure du désordre passionnel, de la fausse animation des passions, pour introduction à la vraie animation de l’esprit rapportée à la vertu. Marc-Aurèle fait se rejoindre déprise, conversion à soi estrangement. En faisant porter la critique sur la représentation induite de la passion, il vise à une trans-formation active des rapports à soi que la référence stoïcienne à un « souci de soi » permet de circonscrire.

La seconde vignette reprend le trope stoïcien mais pour le déplacer considérablement. Si le point de départ est la fausse édition des Pensées de Marc-Aurèle telle qu’elle fut imaginée par le moine franciscain espagnol Antonio de Guevara au XVIe siècle, le vrai motif se trouve en réalité ailleurs, dans la conquête du Nouveau Monde par les Espagnols. Antonio de Guevara articule aux pensées supposées de l’empereur une harangue destinée à faire postérité, adressée par Mileno, un paysan de la région du Danube à l’em-pereur Marc-Aurèle et aux sénateurs romains. Ce geste d’insoumission du petit face au grand fera fortune. S’il est à l’origine du thème du paysan du Danube, il peut tout aussi bien être transporté dans le contexte de l’invasion de l’Amérique indienne par les Espagnols. La harangue de Mileno imaginée par Guevara, portée à voix haute devant l’empereur romain, articule plusieurs thèmes. Mileno y défend le droit de ne pas être gouverné et récuse, du même coup, l’emprise illégitime du Sénat romain sur des terres appartenant à des soi-disant sauvages. De ce fait, Mileno récuse également l’appellation de «  sauvage  » que le gouvernement romain manipule pour mieux asseoir sa domination. Mais ce n’est pas tout. La harangue de Mileno qui se situe du point de vue des esclaves est aussitôt mise en rapport à l’appréciation des esclaves par Marc-Aurèle. La description de Mileno par Antonio de Guevara qui en accentue les traits physiques désobligeants est assortie d’une remarque de Marc-Aurèle contestant ses traits humains : « Quand je le vis entrer dans la salle du sénat, je pensais que c’était quelque animal de forme humaine »6. Alors que le texte stoïcien propose une hiérarchie entre des formes de vie humaines, le décalque fictif espagnol du texte stoïcien aboutit à une contesta-tion de la forme humaine telle qu’elle est portée par celui-là même qui récuse le gouvernement impérial. Ainsi la critique des puissants par les petits se double d’une contestation par les puissants de la configuration humaine des petits qui peut prendre la forme d’un jugement soudain du style : mais quoi, sont-ils des hommes ? La fonction de l’estrangement est dès lors d’articuler la contestation du gouvernement par les petits avec un point de vue qui se donne précisément comme non-humain, celui des esclaves, plus proche de l’animalité que de l’humanité, mais qui autorise en retour, par cette distance même une contestation de la norme d’humanité portée par les plus grands.

6 Ibid., p. 24.

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La troisième vignette amplifie cette mécanique de l’estrangement, mais de l’intérieur d’une scène sociale désormais explicite. Transposant la scène inter-culturelle des indigènes brésiliens dans le texte de Montaigne « Des cannibales », aboutissant à une défiance à l’égard de l’ordre politique, social et économique français du côté des moralistes français du XVIIe  siècle, Carlo  Ginzburg approfondit l’une des vertus de l’estrangement qui est, ainsi qu’il l’indique à propos de Montaigne, de construire une interrogation parcourant le spectre qui va de la communauté humaine dans son ensemble jusqu’aux plus infimes détails de la vie quotidienne. La force de l’estrangement tient dès lors à la possibilité fictionnelle d’animaliser des activités humaines pour mieux en faire ressortir le caractère non humain. Commentant un texte des Caractères de La Bruyère, Ginzburg met en avant le contraste entre une activité décrite comme proprement animale et l’attribution finale, part surprise, de cette activité à des êtres humains. D’un côté, des animaux fouillent la terre avec opiniâtreté dans la campagne. De l’autre ils ont finalement une «  face humaine  ». En fait, ce qui est décrit comme animal, la rude tâche de semer, récolter, s’avère profondément humain. Et ceci à quatre titres : 1. D’abord l’animal apparent vaut finalement comme un homme : l’analogie n’est pas encore une identité : « les animaux farouches » ont « comme une voix articulée ». 2. Ensuite ils ne sont pas encore pleinement humains mais quand ils se lèvent ils présentent une « face humaine ». 3. C’est seulement alors que le texte rectifie l’impres-sion par une définition : « et en effet ils sont des hommes ». 4. Et cette défi-nition circule dans une politique de reconnaissance  : ces hommes sont des hommes qui épargnent aux autres hommes la peine de semer et pour cette raison ils doivent être encore plus reconnus comme hommes. L’écriture du texte nous permet de nous faire aller du plus éloigné de l’homme au plus plei-nement humain selon une progression qui va de l’indistinction à la terre (les paysans sont courbés et on ne les voit pas) jusqu’à la circulation matérielle des marchandises en passant par la voix (premier indice du caractère humain de ces apparents animaux) et par le visage (second indice), selon un mouvement qui va de la courbure à la droiture, redressement qui s’impose physiquement mais qui vaut aussi symboliquement : car ces hommes, abîmés par le travail, sont bien en réalité des hommes. La critique sociale est implicite dans le texte : si les paysans vivent comme des animaux, c’est qu’ils ne sont pas considérés vraiment, du fait de leur travail, comme des hommes. Mais cette critique sociale est également anthropologique : que sont donc les hommes pour faire vivre certains d’entre eux comme des animaux ? Et cet argument n’est plus seulement quantitatif : je vous montre un certain nombre d’hommes qui… vivent comme des animaux, il devient, par une sorte de passage à la limite rendu possible par le procédé de l’estrangement, qualitatif car il engage bien une définition générique de l’être humain qui situe à la marge, au point de les rendre invisibles, inexistants, un certain nombre de sujets qui peuvent dès lors être indifféremment compris comme des « animaux » ou des « sauvages »

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(Voltaire). « Animaux » et «  sauvages » sont dès lors des qualifications qui, grâce au procédé narratif qui les convoquent, destituent l’évidence de la défi-nition de l’homme pour en faire ressortir tous les jeux d’exclusion sociaux.

L’estrangement de Pinocchio

Carlo Ginzburg, propose de placer, en exergue de l’ensemble de ses textes sur la distance et l’estrangement, une question adressée par Gepette à Pinocchio située dans le chapitre III du livre de Collodi : « Occhiacci di legno, perché mi guardate  ?  », «  yeux de bois, pourquoi me regardes-tu  ?  » L’expression, « yeux de bois », est suffisamment importante pour être choisie par Ginzburg comme titre de l’édition originale en italien7. Que signifie cette phrase dans le roman de Collodi ? Nous sommes peu après que le Père La Cerise, menui-sier, ayant trouvé dans son atelier un morceau de bois et l’ayant commencé à travailler dans le but de le transformer en pied de table, s’évanouit lorsqu’il entendit ce dernier dire « Aïe » au point qu’il se décida à donner ce morceau de bois à Gepette pour qu’il puisse en faire un pantin afin de faire des spec-tacles itinérants et pouvoir en vivre. Dans la scène qui nous intéresse, il faut remarquer que ce n’est qu’après avoir donné le nom de Pinocchio au futur pantin que Gepette commence à le fabriquer et lui fait en particulier des yeux qui, à son grand étonnement, se mettent à remuer et à le regarder. C’est alors qu’a lieu l’interrogation de Gepette : « Yeux de bois, pourquoi me regardes-tu ? » à laquelle aucune réponse ne peut venir dans la mesure où la bouche n’est pas encore faite, à ce à quoi s’attaque Gepette mais uniquement après avoir fait le nez dont le problème alors est qu’il ne cesse de s’allonger. Nous avons là les trois caractéristiques principales de l’écriture, les yeux, le nez et la bouche, entre lesquels va se déployer, dans le texte de Collodi, la fonction de l’estrangement. Tout le problème, ici, vient de l’interrogation que les yeux de Pinocchio engendrent. Quel est ce regard de bois qui interrompt l’activité du menuisier et semble presque la mettre en cause ? Le nez peut renvoyer au nez de la Cerise dont la pointe est décrite dans le chapitre I comme « luisante et mûre » mais il est plus probable qu’il annonce les futures scènes de mensonge de Pinocchio dans lesquelles son nez va s’allonger, trahissant Pinocchio. La bouche, à peine faite, se met à rire et ne s’arrête que sur l’insistance extrême de Gepette mais avec comme conséquence, le fait que la langue se mette à sortir démesurément longue ; il y a là un paradoxe de la voix. La voix de Pinocchio semble requérir la présence de la bouche mais pour autant une voix se laisse entendre dès le chapitre I, quand le père La Cerise commence à travailler le morceau de bois qui ne s’appelle pas encore Pinocchio. La voix de Pinocchio précède donc son nom et son existence. En réalité, c’est elle qui oriente et commande le regard des yeux de bois, avant l’apparition de la bouche.

7 Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza, Milan, Feltrinelli, 1998.

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Comment comprendre la référence aux yeux de bois dans le contexte de l’estrangement  ? Pinocchio est et n’est pas une forme humaine. De même que la vie des européens est vue sous la lunette des indigènes brésiliens ou des paysans français, assurant par ce regard tout un jeu de déprise à l’égard des certitudes culturelles, sociales et politiques de nos régimes mais aussi à l’égard d’une certaine institution de l’humain, de la même façon, se sentir vu par les yeux de bois de Pinocchio, c’est ne plus être en mesure de savoir qui l’on est, précisément parce que Pinocchio est et n’est pas un être humain, tout comme les indigènes de Montaigne sont et ne sont pas des êtres humains. En fait, Pinocchio est celui qui perturbe les lignages, créant un trouble dans la filiation. D’emblée Gepette l’institue comme son fils, à quoi s’empresse de répondre Pinocchio qui traite Gepette comme son père. Ainsi, lorsque Pinocchio prend la perruque de Gepette et la met sur sa tête, Gepette s’empresse de le désa-vouer comme un mauvais fils : « Coquin de fils ! Tu n’es pas encore terminé, et déjà tu commences de manquer de respect à ton père. C’est mal mon enfant, c’est bien mal ! »8 On connaît la suite : les jambes une fois faîtes, Pinocchio s’empresse de partir en courant mais est bloqué par policier qui le confie à Gepette, lequel se voit conspué par la foule qui n’hésite pas à voir en lui « un véritable tyran pour les enfants ». Le thème de la paternité est d’emblée associé à Pinocchio comme ne cessera de le confirmer toute la suite du texte. Pinocchio voit Gepette comme son père et Gepette traite Pinocchio comme son fils. Au premier qui dit au second, « je ne sais pas papa » et qui promet à son père d’aller à l’école, d’apprendre un métier, de ne plus être un vagabond, Gepette se contente de dire à Pinocchio qu’il est un bon enfant. Aussi l’estran-gement joue-t-il une double fonction : il fait voir les hommes sous le regard d’une marionnette en bois qui, contrairement à la marionnette stoïcienne, se meut par elle-même et s’assure ainsi un exercice de haute déprise ; il brouille la filiation en suscitant une interrogation sur sa portée ultime. En fait la filiation résulte d’un dédoublement, d’une logique d’estrangement. Le fils est et n’est pas le père. Dans L’invention de la solitude, roman écrit par Paul Auster, roman écrit en 1982, qui s’efforce de rendre raison de la vie du père défunt par le fils, le narrateur, Paul Auster raconte que le père et le fils ont « tous deux commencé à se sentir attirés par un seul livre, Les aventures de Pinocchio, d’abord dans la version de Disney, puis, bientôt, dans le texte original de Collodi »9. Le thème de la filiation y est central. Le narrateur, alors petit garçon, explique qu’il ne se lassait pas d’entendre le chapitre dans lequel Pinocchio retrouve Gepette dans le ventre du Terrible Requin. Dans ce chapitre, le thème de la filiation y prend la forme explicite d’une quête du père : « Oh mon petit papa, je vous ai enfin retrouvé, je ne vous laisserai plus jamais » s’exclame Pinocchio. Les

8 Collodi, Les aventures de Pinocchio, Paris, livre de poche, 1990, p. 52.9 Paul Auster, L’invention de la solitude, Paris, Acte Sud, 1988 pour la traduction française,

collection Thesaurus, p. 147.

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retrouvailles de Pinocchio et de son père sont appréhendées sous la double séparation de A et de son fils ainsi que de Pinocchio et de Gepette. L’acte de fabriquer un fils crée d’emblée le dédoublement qui sera à l’origine d’une recherche mutuelle. N’étant ni l’un ni l’autre, l’un et l’autre se recherchent en permanence et cette quête est associée pour Pinocchio, comme le remarque Auster, à la possibilité de devenir un vrai garçon, quelqu’un qui se souciera de mener une vraie vie (parrhèsia) plutôt que de se dissimuler à soi-même et de vivre dans le mensonge. Paul Auster fait remarquer que ce thème de la vraie vie (devenir un vrai garçon qui signifie s’humaniser définitivement) ne peut véritablement advenir qu’une fois que Pinocchio a retrouvé son père10. Pour sortir du requin, Gepetto qui ne sait pas nager se retrouve sur le dos de son fils. Auster revient sur l’importance du thème du fils qui sauve son père. « A a observé avec attention le visage de son fils pendant ces lectures de Pinocchio. Il en a conclu que c’est l’image de Pinocchio en train de sauver Gepete (quand il nage avec le vieil homme sur son dos) qui à ses yeux donne son sens à l’his-toire »11. Le rêve pour le fils d’être grand, de devenir aussi grand que le père (au point de le sauver) est contrebalancé par le fait que le père devient dans le même temps plus petit que le fils. Cette réversibilité des positions est assuré-ment une leçon de vie, de vieillissement mais elle acquiert aussi, dans le texte de Collodi, une valeur de déstabilisation des rôles joués au cœur de la filiation. Si d’habitude c’est le père qui sauve le fils, comment interpréter le fait que c’est le fils ici qui sauve le père, dans un contexte qui plus est où le fils n’est pas le fils biologique du père mais un étranger débarqué chez quelqu’un, engen-drant une double institution, celle du père et celle du fils. L’estrangement provient de la contestation des attributs de la paternité, non pour la détruire mais, au contraire, pour la renforcer. En créant une étrangeté de la relation père-fils, la relation d’amour entre le père et le fils sort en définitive renforcée et non amoindrie. Non seulement la vie non humaine de Pinocchio a révélé la fragilité du processus d’humanisation et en a montré l’envers mais elle a culminé dans un renversement des positions du père et du fils, révélant par contraste la fragilité de la valeur de protection paternelle.

Éléments de conclusion

Si l’estrangement est un procédé littéraire visant à se déprendre de juge-ments tenus pour acquis, encore doit-il s’enclencher à l’occasion d’une scène perceptive pour exister. Cette déprise, dans les manières de percevoir, creuse l’énigme de l’institution de l’humain. Les trois scènes analysées par Ginzburg ont en commun avec le texte de Collodi de procéder à une interruption de

10 Ibid., p. 149.11 Ibid., p. 151.

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l’évidence perceptive à partir d’un effet de distanciation engendré par un effet de distance/proximité non assimilable en tant que tel, présent dans la percep-tion elle-même. Les paysans de Bossuet sont lointains même si en réalité ils s’avèrent proches et toute la magie du texte consiste à créer dans une même vignette le mouvement qui va de la distance à la proximité. Cet effet peut être maximal quand, comme c’est le cas pour Pinocchio, l’immense distance qui sépare un morceau de bois d’un être humain est dans le même temps mise en cause par des effets de proximité inattendus. Pinocchio est et n’est pas un être humain tout comme les paysans ou les indigènes sont et ne pas des êtres humains. Mais tandis que pour les paysans et les indigènes, il s’agira par un effet de retour du balancier, de mettre en cause le jugement qui porte sur le caractère non humain du paysan ou de l’indigène en révélant par contraste le caractère pleinement humain de ces existences, pour Pinocchio l’enjeu est plutôt de se demander jusqu’à quel point vivre d’une vie humaine peut être l’objet d’une quête. Le point recherché est alors le point de bascule permettant d’une vie non humaine à une vie humaine et il est évident que c’est autour de la possibilité de l’amour filial que se situe ce point de bascule. L’estrangement ne vise pas à désamorcer le jugement qui déshumanise une vie mais plutôt à permettre de reconsidérer en quoi le double non humain, Pinocchio comme marionnette, révèle la scène éthique visant à mener une vie humaine. L’estrangement prend alors une valeur éthique, s’articule à la parhesia, être modifié par la recherche de la vérité.

Guillaume Le BlancADES-UMR 5185

Université Michel de Montaigne Bordeaux [email protected]

RésuméEn plaçant en exergue de l’ensemble des textes sur la distance et l’estrangement une citation de Pinocchio de Collodi, Ginzburg ne se contente pas d’imager son procédé de l’estrangement. Il lui confère une portée plus générale qui peut être appréhendée par la lecture du roman de Collodi. L’estrangement de Pinocchio interroge les processus d’humanisation et met en valeur le sens que peut revêtir l’effort de vivre d’une vie humaine.

Mots-clés Estrangement, Pinocchio, filiation.

AbstractThe reading of the Collodi’s famous novel “Pinocchio” can be very useful to understand that the procedure of estrangment ist not only a litterrary figure but also a philosophical inquiry which tries to focus on the process of humanisation.

KeywordsEstrangement effect, Pinocchio, filiation.

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L’inquiétante familiaritéou comment tenir les anciens Grecs à distance

Christophe Pébarthe

Dans un ouvrage paru en 2000, Les Grecs, les historiens, la démocratie, cherchant à établir l’existence d’une Grèce à la française, Pierre Vidal-Naquet qualifiait la relation que les historiens entretiennent avec le monde grec ancien d’«  inquiétante familiarité  »1. Il faisait allusion de façon explicite à l’article publié en 1919 par Sigmund Freud, Das Unheimliche2. Forgé à partir de Heim, la maison et du préfixe privatif, un, ce terme ne se traduit pas aisément en français. Si la proposition de Marie Bonaparte est le plus souvent retenue, «  l’inquiétante étrangeté  », d’autres, faisant remarquer que cette traduction laissait de côté la maison, la familiarité et faisait disparaître la négation, ont proposé «  l’étrange familier  » (François  Roustang). D’autres traduc-tions seraient possibles, par exemple «  le non-familier  ». La difficulté n’est du reste pas propre au français puisque Freud lui-même éprouve le besoin de consacrer la première partie de sa réflexion à l’établissement d’une défini-tion qu’il énonce ainsi. « L’inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier ». Il s’agit donc de comprendre comment ce qui est familier « peut devenir étrangement inquiétant, effrayant »3. Il faut au préalable évacuer la piste étymologique. Unheimlich est l’antonyme de heimlich, (du pays) et de vertraut (familier). Le non familier ne saurait être associé de façon systéma-tique à l’effrayant, ni même à l’inquiétant. Citant un dictionnaire de 1860, il trouve une citation dans laquelle les deux  termes sont associés, à propos d’une famille : « C’est ce que nous appelons unheimlich ; vous, vous l’appe-

1 Pierre Vidal-Naquet, Les Grecs, les historiens, la démocratie. Le grand écart, Paris, La Découverte, 2000, p. 22.

2 Pour une traduction française récente, on se reportera à celle de Bertrand Féron [Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté », in id., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, coll. Folio, (1919 pour l’édition originale), p. 213-263. (1985)] qui, faute de mieux, a conservé le titre français donné par Marie Bonaparte.

3 Sigmund Freud, op. cit., p. 215.

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lez heimlich ». Un autre dictionnaire souligne que heimlich signifie le caché, l’impénétrable, le dangereux. Il en découle que « Unheimlich est en quelque sorte une espèce de heimlich »4.

Pour Freud, l’Unheimlich doit être associé au refoulement. Dans le cas de la figure double, l’inquiétante étrangeté vient du retour du même, de la répé-tition, le retour du refoulé. C’est précisément le refoulement de ce qui était heimlich, «  l’antiquement familier d’autrefois », qui lui donne son caractère Unheimlich, de « familier refoulé »5. En raison même de l’importance de la réalité dans l’émergence de ce sentiment, l’Unheimlich se produit moins faci-lement dans la création littéraire, par exemple dans le conte. Lorsque l’écrivain crée un monde, « nous adaptons notre jugement aux conditions de cette réalité feinte par l’écrivain, et traitons les âmes, les esprits et les fantômes à l’instar d’existants à part entière, tels que nous-mêmes dans la réalité matérielle »6. Au contraire, lorsqu’il inscrit son propos dans une réalité commune, il suscite l’inquiétante étrangeté, d’autant plus si, chemin faisant, il décrit des événe-ments peu probables dans la réalité. Bien sûr, lorsque l’artifice est révélé trop tôt, le lecteur peut être tenté de penser à « un immense chiqué », comme le narrateur du Voyage au bout de la nuit face à un coucher de soleil7. Il peut aussi rester sous le charme, du fait des imprécisions délibérées de l’écrivain. Dans les deux cas, « la fiction crée de nouvelles possibilités d’inquiétante étrangeté qui ne sauraient se rencontrer dans le vécu »8. Car l’écrivain dispose de son lecteur. « Par l’état d’esprit dans lequel il nous plonge, par les attentes qu’il suscite en nous, il peut détourner nos processus affectifs d’un certain enchaînement et les orienter vers un autre, et il peut souvent tirer de la même matière des effets très différents »9. Toutefois, le lecteur dispose sinon de l’écrivain, du moins des personnages. Il se met ou non à la place de tel ou tel.

Cette inquiétante familiarité n’est pas sans évoquer l’estrangement, ce procédé littéraire décrit par Carlo Ginzburg, qui consiste à rendre moins immédiate la perception des choses, plus ardue et plus longue, à en briser l’automaticité, et à compliquer les formes10. Sans doute est-ce Marcel Proust qui a le mieux exprimé les effets de ce procédé sur les œuvres. Décrivant l’art d’Elstir, il parle d’un effort fait par le peintre pour « ne pas exposer les choses telles qu’il savait

4 Ibid., p. 223.5 Ibid., p. 252 et 255.6 Ibid., p. 260.7 Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la

Pléiade, p. 168.8 Ibid., p. 261.9 Ibid., p. 262.10 Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, coll. La

bibliothèque des histoires, 2001 [1998 pour l’édition originale], p. 15-36.

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qu’elles étaient » au profit des « illusions d’optique » lors de première vision11. De même, Proust vante Mme de Sévigné parce qu’« elle présente les choses dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d’abord par leur cause »12. Mais comme Carlo Ginzburg l’a montré, l’auteur d’À la recherche du temps perdu avait parfaitement saisi les implications épistémologiques du procédé artistique qu’il décrivait. À cet égard, un passage du Temps retrouvé est particulièrement éclairant. Le narrateur parle de son ami décédé Robert de Saint-Loup à sa veuve : « Il y a un côté de la guerre qu’il commençait, je crois, à apercevoir, lui dis-je, c’est qu’elle est humaine, se vit comme un amour ou comme une haine, pourrait être racontée comme un roman, et que par conséquent, si tel ou tel va répétant que la stratégie est une science, cela ne l’aide en rien à comprendre la guerre, parce que la guerre n’est pas stratégique. L’ennemi ne connaît pas plus nos plans que nous ne savons le but poursuivi par la femme que nous aimons, et ces plans, peut-être ne les savons-nous pas nous-mêmes. […] À supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu comme Dostoïevski raconterait une vie »13. La conclusion n’est pas sans conséquence. Si l’existence humaine n’est pas prévisible, alors il n’y a pas de science sociale possible. C’est tout l’enjeu de l’estrangement, savoir si l’histoire scientifique doit être peinte par l’autre sens14.

La subtilité proustienne invite toutefois à ne pas s’en tenir à un sens unique. Comme l’a montré Pierre Bayard dans son livre Demain est écrit, dans l’œuvre de Proust, «  si l’infinie fragmentation du sujet est souvent rappor-tée au passé, elle peut aussi s’entendre comme le résultat de ce qui, venu de l’avenir, a commencé à s’imposer à lui et le sépare de lui-même »15. C’est ainsi que l’avenir se trouve parfois déjà dans le présent. Au tableau d’Elstir, s’oppose la photographie de la grand-mère du narrateur prise par Saint-Loup, portrait dans lequel celle-ci « avait un air de condamnée à mort, un air involontaire-ment sombre, inconsciemment tragique qui m’échappait, mais qui empêchait maman de regarder jamais cette photographie, cette photographie qui lui paraissait moins une photographie de sa mère que de la maladie de celle-ci »16. Les êtres humains ignorent les plans mais ils ont parfois le pressentiment de ce qui va leur arriver, même s’il s’agit d’un accident imprévu et non d’une maladie aux symptômes déclarés. L’accident mortel d’Albertine est ainsi précédé de

11 Citation extraite d’À l’ombre des jeunes filles en fleur, in Carlo Ginzburg, op. cit., p. 32-33 ; nous soulignons.

12 Citation extraite d’À l’ombre des jeunes filles en fleur, in Carlo Ginzburg, op. cit., p. 31 ; nous soulignons.

13 Citation extraite du Temps retrouvé, in Carlo Ginzburg, op. cit., p. 35.14 « “À supposer que l’histoire soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait

la mer, par l’autre sens” » (in Carlo Ginzburg, op. cit., p. 36).15 Pierre Bayard, Demain est écrit, Paris, Minuit, 2005, p. 91.16 Citation de Sodome et Gomorrhe (Pléiade, t. 3, p. 176) faite par Bayard, op. cit., p. 92.

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multiples signes annonciateurs qui amènent à des considérations plus géné-rales. « Il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils débordent sur l’avenir par la mémoire que nous en gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède. Certes, on dira que nous ne les voyons pas alors tels qu’ils seront, mais dans le souvenir ne sont-ils pas aussi modifiés ? »17. Chez Proust, le sentiment de finitude domine.

Plus fondamentalement, la vérité qu’in fine le futur révèle figure dans le langage. « Quelquefois l’avenir habite en nous sans que le sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une réalité prochaine »18. Cette affirma-tion ne doit pas être entendue comme un effet littéraire – l’écrivain connaît le destin de ses personnages –, mais bien comme une théorie proustienne. Dans une lettre au duc de Guiche datant du 17 juin 1921, Marcel Proust rapporte que, pendant la guerre, il a décrit des faits qu’il inventait et qui se sont néan-moins produits. Il explique ainsi cette prémonition. « Je crois qu’elle est une conséquence logique de prémisses vraies. Est-ce qu’il n’y a pas un théorème qui dit : quand deux triangles semblables, etc., eh bien je crois que cette géométrie est vraie aussi pour l’humanité, et qu’en ne s’écartant pas d’un raisonnement juste on trouve naturellement avec la précision la plus subtile ce que la vie contrôle ensuite, à l’étonnement irréfléchi du lecteur informé »19. Alors que le fantasme freudien est un après-coup, Proust le complète d’un avant-coup, « l’organisation prématurée d’événements à venir, qui commencent à agir en nous avant même de se produire, tout en s’écrivant pour une part en fonction des enjeux du temps présent »20. Ainsi donc, la peinture de l’histoire par l’autre sens ne va pas sans difficultés épistémologiques, puisque les mots risquent de trahir l’historien(ne), contenir le futur alors même qu’il/elle ne cherche qu’à écrire le passé, l’individu tel qu’il était.

Pour l’historien(ne) de l’Antiquité grecque, ce problème n’est en outre que second, sans être, loin s’en faut, secondaire. Il a avant tout à faire avec le nécessaire déracinement de l’histoire ancienne, c’est-à-dire qu’il doit mettre une distance non pas seulement avec son objet mais d’abord avec l’inquiétante fami-liarité que celui-ci suscite en lui. La question ne s’est pas toujours posée ainsi. Pour le ministre Lavisse, l’affaire était entendue. Il l’affirmait dans ses Instructions données aux enseignants en 1890, « notre histoire commence avec les Grecs ». Il précisait plus loin ce qu’il fallait entendre par cette formule. « L’histoire de

17 Citation de La Prisonnière (Pléiade, t. 3, p. 902) faite par Bayard, op. cit., p. 96.18 Citation de Sodome et Gomorrhe (Pleiade, t. 3, p. 40) faite par Bayard, op. cit., p. 100.19 Citation extraite de Correspondance (t. XX, 1921), Paris, 1992, 349 faite par Bayard, op. cit.,

p. 101.20 Cf. Pierre Bayard, op. cit., p. 102 à qui nous reprenons cette distinction entre après-coup et

avant-coup, « l’après-coup de ce que nous pensons avoir vécu » et « l’avant-coup de ce que nous pressentons, demain, devoir nous arriver ».

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la Grèce et de Rome, c’est déjà notre histoire, puisque les origines de l’intelli-gence et de la politique moderne y sont en partie contenues ». Les Français ne descendent donc pas directement des Grecs, mais ils en sont les héritiers. Cette distinction explique sans doute la prudence à laquelle Lavisse invitait les profes-seurs : « Il faut montrer à l’écolier ses origines et les lui expliquer mais à peu près, sans qu’il s’en doute »21. Ne pas éveiller l’attention, voilà un curieux conseil, sauf à considérer que la filiation ne va pas de soi, autrement dit qu’elle est une construction dressant un pont entre la culture grecque et la culture française et qu’il y a quelque chose d’inquiétant dans la familiarité que la France semble entretenir avec le monde grec ancien.

Cette filiation procède en effet plus d’une argumentation que d’une évidence partagée. Dans son Histoire des Grecs, Victor Duruy rapporte le raisonnement qui l’a conduit à considérer les Grecs comme des ancêtres spiri-tuels. Après avoir indiqué son projet initial, rédiger une histoire de France, il comprend qu’il doit modifier la perspective de sa recherche. « En sondant notre vieux sol gaulois, j’y rencontrai le fond romain et, pour le bien connaître, je m’en allai à Rome. Une fois là, je reconnus que la Grèce avait exercé sur la civilisation romaine une puissante influence ; il fallait donc reculer encore, et passer de Rome à Athènes »22. Il y a donc une spécificité grecque, reconnue en cette fin du XIXe siècle en France, spécificité qui s’inscrit dans une histoire des origines. « Pourquoi la Grèce ? Pourquoi les Grecs ? Les experts ont répondu en dix langues et en cent livres : parce que les Grecs, les premiers disent-ils, ont eu le goût de l’universel, parce qu’ils ont inventé la liberté, la philosophie et la démocratie, parce qu’ils sont à l’origine de “l’esprit même de notre civili-sation occidentale”, etc. »23. Pour Lavisse, les Grecs ne pouvaient donc qu’oc-cuper la première place, au fronton du texte du roman national, parce que la nation leur devait le goût du Beau de l’Universel. Pas comme les autres Autres, les Grecs devenaient « nos Grecs »24. L’intérêt de l’histoire grecque consisterait donc dans l’examen de notre éventuelle parenté avec eux, chercher à établir les ressemblances et, dans une moindre mesure, les différences. Car différences il y a ; nos ancêtres ne sauraient être nos frères, ni même nos cousins ; ils ne sont que nos prédécesseurs. Le miracle grec de Renan est, de ce fait, surtout l’origine du miracle français. La familiarité l’emporte alors sur l’inquiétude.

Une réaction se produit au milieu du XXe siècle. En proposant un rallie-ment derrière la bannière de la psychologie historique d’Ignace Meyerson, affi-chant fièrement sa devise « Back to the Greeks » empruntée à Zevedei Barbu,

21 Cité par Marcel Detienne, Les Grecs et nous. Une anthropologie comparée de la Grèce ancienne, Paris, Perrin, 2005, p. 7-8.

22 Victor Duruy, Histoire des Grecs depuis les temps les plus reculés jusqu’à la réduction de la Grèce en Province romaine, Paris, Hachette, 1887, t. I, p. 1.

23 Marcel Detienne, op. cit., p. 7.24 Ibid., p. 17.

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Jean-Pierre Vernant cherchait, sinon à faire retour sur l’inquiétude, du moins à tirer toutes les conséquences épistémologiques de sa réflexion initiale sur « la notion de travail chez Platon ». Ce sujet de thèse qui se voulait une contribu-tion à l’histoire de la philosophie, une recherche sur la conception grecque du travail, déboucha bien vite sur une interrogation plus générale à propos de la catégorie elle-même de travail qui n’existait pas en tant que telle dans la pensée grecque. Il prolongea cette découverte dans Les origines de la pensée grecque, ouvrage dans lequel il entendait mettre au jour les conditions qui permirent l’émergence d’une pensée philosophique, en rejetant le postulat d’une « clé universelle » qui permettrait de comprendre l’être humain. « La raison grecque m’est ainsi apparue solidaire de toute une série de transformations sociales et mentales liées à l’avènement de la polis. Elle a surgi dans un contexte où pouvaient se développer la rhétorique, la sophistique, la démonstration de type géométrique, certaines formes d’histoire et de médecine, mais non la science expérimentale : une raison immanente au langage, à l’échange verbal, et qui vise à agir sur les hommes, à les convaincre ou les persuader plus qu’à transformer la nature. Dans ses limites, comme dans ses innovations, la raison grecque est bien fille de la cité »25.

Mais la perspective que Jean-Pierre  Vernant entend embrasser est plus large. Au-delà même de la pensée, des formes d’art nouvelles apparaissent qui traduisent pour lui un changement très profond de mentalité, première étape de l’avènement de l’homme occidental26. Il s’essaie à le penser dans Mythe et Pensée chez les Grecs (1965). Son programme est désormais fixé, « comprendre ce qu’était l’homme grec ancien, comment il s’est transformé et construit, dans ses manières de penser, ses formes de sentiment, ses façons d’agir, à travers les changements qui se produisirent dans la vie sociale et politique, entre les VIIIe et IVe siècles avant notre ère »27. Il se revendiquait d’Ignace Meyerson, le fondateur de la psychologie historique, et de Marx, ce dernier voyant l’histoire comme une transformation permanente de la nature humaine. L’individu ne peut être compris hors du contexte social dans lequel il agit, de même que ce dernier ne peut s’appréhender hors des valeurs, des sentiments ou bien encore des représentations individuelles. « Le vrai comportement de l’homme, c’est ce qu’il fait et ce qu’il a fait en tant qu’être social en liaison avec les autres et pour les autres »28. La compréhension globale d’une société comme « un système de production, avec les sous-systèmes que sont la langue, la religion, les institutions, les divers types d’art et de science – tous liés et solidaires, mais relativement autonomes parce que obéissant à la logique qui leur est propre »

25 Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Paris, Le Seuil, coll. La librairie du XXe siècle, 1996, p. 35.

26 Ibid., p. 35-36.27 Ibid., p. 51.28 Ibid., p. 52.

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empruntée à Marx constituait un cadre permettant sans doute de se tenir à une prudente distance du structuralisme et de son rejet de l’individu mais elle supposait d’une part une réflexion sur le système de production lui-même et d’autre part une analyse approfondie de la relation entre le système et les sous-systèmes29. Jean-Pierre Vernant assigne deux objets complémentaires à la psychologie historique : l’émergence de catégories nouvelles (économique, politique, juridique…) et les changements qui en découlent pour les instru-ments mentaux d’une part  ; les mutations des grandes fonctions psycholo-giques (temps, espace, mémoire…) de l’autre.

Il apparaît alors qu’au travers d’une problématique exprimée en termes d’émergence et de mutations, Jean-Pierre Vernant initie de fait une démarche comparative, ce qui l’amène à prendre des distances avec la psychologie histo-rique, notamment au sujet de la construction de la personne, « découverte de la dimension intérieure du sujet, prise de distance à l’égard du corps, unification des forces psychologiques, apparition de l’individu ou, du moins, de certaines valeurs liées à l’individu en tant que tel, progrès du sens de la responsabilité, engagement plus précis de l’agent dans ses actes »30. Il n’accorde pas de place à ces différents éléments dans Mythe et pensée. Certes, le psychologue Barbu s’y était déjà essayé (The Emergence of Personality in the Greek World). Mais l’hel-léniste exprime deux  réserves. La première concerne une forme d’anachro-nisme, une projection sur la personne ancienne de traits contemporains. La deuxième porte sur la notion même de personne utilisée par Barbu qui pense que les Grecs inventent la personne, comme si celle-ci attendait d’être décou-verte, hors de tout contexte historique. « L’enquête n’a […] pas à établir si la personne, en Grèce, est ou n’est pas, mais à rechercher ce qu’est la personne grecque ancienne, en quoi elle diffère, dans la multiplicité de ses traits, de la personne d’aujourd’hui : quels aspects s’en trouvent, à tel moment, dessinés plus ou moins et sous quelle forme, quels sont ceux qui restent méconnus »31.

Ce vaste projet trouve une forme d’aboutissement dans un volume collectif, L’Homme grec, édité par Jean-Pierre Vernant qui affirme souscrire encore à sa « déclaration programmatique » des années 196032. Pourtant, il affiche désor-mais des objectifs plus modestes dans son introduction, plaçant « la silhouette [dont] il tente d’esquisser les traits [i.e. l’homme grec] sous le signe, non du Grec, mais du Grec et nous. Non pas le Grec tel qu’il fut en lui-même, tâche impossible parce que l’idée même en est dénuée de sens, mais le Grec tel qu’il nous apparaît aujourd’hui au terme d’une démarche qui procède, à défaut de dialogue direct, en incessants allers et retours, de nous à lui, de lui à nous, en conjuguant analyse objective et effort de sympathie, en jouant de la distance

29 Ibid., p. 55.30 Ibid., p. 12-13.31 Ibid., p. 14.32 Ibid., p. 200-225.

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et de la proximité, nous éloignant pour nous rapprocher sans tomber dans la confusion, nous rapprochant pour mieux percevoir les distances en même temps que les affinités »33. À la fin, « c’est bien sur nous-mêmes qu’à la façon d’un anthropologue […] nous nous interrogeons », comme Jean-Pierre Vernant le reconnut lui-même à la toute fin de sa leçon inaugurale de la chaire d’études comparées des religions antiques du Collège de France en décembre 197534.

Dès l’introduction du volume, il souligne que l’expression «  homme grec » pose deux problèmes en raison du singulier, une double indifférence intrinsèque, une indifférence géographique et une indifférence chronolo-gique. Malgré tout, l’ouvrage qu’il dirige, L’Homme grec, aboutit « moins à une figure unique [qu’à] un visage éclaté en une multiplicité de facettes reflé-tant les divers points de vue [des différents auteurs »35. Il débouche sur une « singularité grecque », une manière propre aux Grecs « de mettre en œuvres des pratiques aussi universellement répandues que celles qui relèvent de la guerre, de la religion, de l’économie, de la politique, de la vie domestique »36. Mais alors, pourquoi préférer l’humain à la civilisation ou à la cité grecque ? Parce qu’il faut se déprendre de l’idée erronée de nature humaine. « L’illusion pourtant est tenace qu’un homme étant un homme, si les historiens parve-naient à reconstituer parfaitement le décor dans lequel vivaient les Anciens, ils auraient accompli leur tâche et, à les lire, chacun se retrouverait dans la peau d’un Grec »37. Par ce biais, Jean-Pierre Vernant, sans le dire, retrouve le chemin d’une altérité radicale car il s’agit bien in fine de marquer une diffé-rence38. L’homme de la cité antique ne peut pas être le travailleur, le chef d’industrie ou le financier, pour ne rien dire du soldat ou du fidèle d’un culte monothéiste. Si l’homme grec ne le peut, ce n’est pas parce qu’il ne travaille pas, c’est parce qu’il ne voit pas le travail comme « nous »39. Ce faisant, il intro-duit implicitement une distance entre les faits et les représentations. Si, par exemple, les premiers peuvent être économiques, les deuxièmes ne sauraient l’être, sauf à identifier « l’homme grec » et nous.

Mais, tout en revendiquant une approche comparatiste, en faisant du monde grec ancien le point de départ de son histoire, Jean-Pierre Vernant assigne une finalité particulière à la comparaison. Tout en proclamant que son « hellé-nisme est comparatif parce qu’il se veut une contribution à la connaissance de

33 Ibid., p. 204-205. La perspective adoptée est résolument comparatiste, oscillant entre traits communs, divergences, écarts et distances, par rapport aux réalités contemporaines (« nous ») et aux autres réalités antiques (« autres civilisations que la grecque »).

34 Jean-Pierre Vernant, Religions, histoires, raisons, Paris, Maspéro, coll. Petite collection Maspéro, 1979, p. 34.

35 Vernant, op. cit., 1996 p. 200.36 Ibid., p. 201.37 Ibid., p. 202-203.38 Ibid., p. 203-204, la différence fut-elle entre guillemets.39 Ibid., p. 202 mène ce raisonnement en évoquant la lune. Notons que l’argumentation repose

sur une vision masculine (la guerre, la politique, etc.).

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l’homme, dans la variété de ses univers de culture », il n’en concède pas moins que « la Grèce est une expérience humaine singulière marquée par une mutation qui s’est produite en quelques siècles sur toute une série de plans à la fois. On ne peut saisir les conditions qui ont rendu possible cet avènement, les consé-quences qu’il a entraînées et dont nous sentons encore aujourd’hui les effets, qu’en confrontant le monde grec aux grandes civilisations où les hommes ont fait des choix différents »40. Comparatiste, Jean-Pierre Vernant n’en accorde pas moins une place singulière au monde grec dont proviendrait notre civilisation. Au moyen de la recherche d’une meilleure connaissance des sociétés humaines, il s’agit in fine de comparer Nous (« ce que nous sommes ») et Eux, nos ancêtres les Grecs et les Autres, et de décrire l’avènement de l’homme occidental41.

L’entretien réalisé avec Stella Georgoudi qui constitue la préface de l’édi-tion grecque de Mythe et pensée chez les Grecs, dont le titre est significativement « La Grèce hier et aujourd’hui », témoigne du poids décisif de la continuité historique dans ce programme de psychologie historique42. «  En réfléchis-sant sur l’Antiquité, c’est sur nous-mêmes que je m’interrogeais, c’est notre monde que je mettais en question. Si la Grèce constitue le point de départ de notre science, de notre philosophie, de notre façon de penser, si elle a inventé la raison, la politique, la démocratie, au sens où nous l’entendons, en bref, si elle a donné à la culture occidentale certains de ses traits majeurs, tenter comme je l’ai fait, d’expliquer historiquement le “miracle grec”, de découvrir son pourquoi et son comment, c’est chercher à situer notre propre origine à la place qui lui revient dans le cours de l’histoire humaine, au lieu d’en faire un absolu, une révélation à la fois universelle et mystérieuse. Cette tâche scienti-fique nous oblige à prendre de la distance par rapport à nous-mêmes, à nous regarder avec le même détachement, la même objectivité que nous aurions à l’égard d’autrui, et, par là même, à mieux comprendre ce que nous sommes, dans nos particularités par rapport à d’autres civilisations, avec, bien entendu, nos succès, nos grandeurs, mais aussi nos échecs et nos limitations »43. Les grandeurs associées aux échecs et limitations, une fois encore, le « nous », le «  “miracle grec”  » même entre guillemets, débouchent sur une place spéci-fique accordé aux Grecs par rapport à tous les autres Autres, d’autant plus que Vernant pense les atteindre par des façons de penser qu’ils lui ont léguées. La distance imposée par la démarche scientifique est comblée par la sympathie et la proximité avec l’objet de la recherche44.

40 Ibid., p. 48.41 Cf. par exemple ibid., p. 35-36.42 Ibid., p. 50-55.43 Ibid., p. 50-51.44 « Il faut d’abord, comme l’exige toute démarche scientifique, prendre ses distances, s’éloigner

de l’objet pour en bien saisir les différences, l’altérité, l’étrangeté par rapport à nous  ; mais il faut aussi, en sens inverse, tenter de pénétrer en lui par sympathie, se le rendre proche et familier en s’assimilant à lui, dans toute la mesure du possible. » (Ibid., p. 491)

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Marcel Detienne est sans doute celui qui a le plus souligné cette contra-diction inhérente à la psychologie historique, tout en montrant que la question dépassait de beaucoup cette dernière45. Mais il reconnaît l’intérêt de la démarche entreprise au sein de la VIe Section de l’EPHE à laquelle il a, du reste, participé. « Plus d’altérité, une plus grande spécificité, retrouver les mots mêmes de l’homme grec. Distance radicale mais proximité requise. Certes nous n’étions pas des Grecs, car nous visions l’étrangeté qui éloignait de nous. Mais en nous serrant au plus près de leurs catégories, de leurs formes de sensibilité et de pensée, nous nous conduisions comme les ethnologues sur le terrain qu’ils ont à défricher et qui cherchent à parler la langue de leurs “hôtes”, à surprendre leurs réactions les plus intimes, de manière à être le plus proche de cette altérité si désirable »46. Il oppose cette tentative à celle menée par Finley dans « l’Anthropologie et les Classiques »47. La divergence tient à la place assignée aux Grecs. Tout en affirmant leur altérité, ce dernier les installe du bon côté, celui de la politique et du socio-économique et non celui des mythes. Tel est en effet le paradoxe. Tout en affirmant leur altérité, il les consi-dère comme nos plus proches voisins. Si proches de nous, les Grecs n’en sont pas moins Autres, pris entre mythos et logos, des « mutants » comme les qualifie Marcel Detienne48. Il est de ce fait entendu que « les Grecs ne sont pas comme les autres » et qu’ils sont « nos Grecs »49. Ce tropisme ancien se retrouve dans l’évolution de l’œuvre de Finley qui abandonne très vite la perspective compa-ratiste, pour s’en tenir aux seuls Grecs. Si comparaison il y a malgré tout, elle est réduite à quelques sociétés postulées comme comparables, et elle doit être «  concrètement utile pour l’histoire ancienne  »50. Le plus souvent, les Grecs finissent par être comparés avec les Grecs51.

Pour éviter cette aporie, Marcel  Detienne propose un comparatisme radical. « Le comparatisme constructif dont j’entends défendre le projet et les procédures doit d’abord se donner comme champ d’exercice et d’expérimen-

45 Cf. en particulier Marcel Detienne, «  Retour au village. Un tropisme de l’hellenisme  ?  », L’Homme, n° 157, p. 137-149.

46 Ibid., p. 145-146.47 Moses I. Finley, Sur l’histoire ancienne. La matière, la forme et la méthode, Paris, La Découverte,

1987, p. 11-40.48 Ibid., p. 139 : « Si les Grecs fascinent à la fois les historiens et les anthropologues, c’est qu’ils

ressemblent terriblement à des mutants : nageant entre deux eaux, flottant entre des systèmes de pensée dont les uns ont un air archaïque, véhiculent du presque très ancien, et dont les autres paraissent relever de ce que “rationalité” semble vouloir dire, depuis quelque temps, pour le sens commun ».

49 Detienne, op. cit., 2005, p. 17.50 Detienne, op. cit., 2001, p. 143. Une liste des comparables est dressée par Moses Finley, op.

cit., p. 39 (la Chine d’avant Mao, l’Inde précoloniale, l’Europe du Moyen Âge, la Russie avant 1917, et l’Islam médiéval).

51 Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, coll. La librairie du XXe  siècle, 2000, p. 12.

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tation l’ensemble des représentations culturelles entre les sociétés du passé, les plus distantes comme les plus proches, et les groupes humains vivants observés sur la planète, hier ou aujourd’hui  »52. L’ampleur est telle que la tâche ne peut être que collective. Mais deux personnes, un anthropologue et un historien qui choisissent un terrain de recherche, ni trop général, ni trop spécifique, suffisent. Quelle finalité est assignée à ce comparatisme ? « Tout simplement, il s’agit de voir ce qui se passe. Faire réagir pour découvrir un aspect inaperçu, un angle insolite, une propriété cachée. Sans avoir peur de bousculer l’histoire ou de se moquer de la chronologie. Le jeu en vaut la chan-delle : le comparatiste expérimentateur se donne ainsi la liberté et le plaisir de démonter et de remonter des logiques partielles de pensée »53. Au mieux, il s’agit de « construire des comparables »54. En outre, il met en avant une dimen-sion éthique. Les connaissances acquises par ce comparatisme permettent de vivre avec les autres. Le projet de Marcel Detienne ne se confond donc pas avec celui de Jean-Pierre  Vernant. Retenons toutefois l’absence de limites préalables mises à l’entreprise comparatiste, l’absence de différence entre « les autres du passé » et les « autres de l’exotique »55. L’historien(ne) comme l’eth-nologue doit allier distanciation et proximité. Pour la mise à distance des Grecs, la démarche comparatiste de Detienne ne suffit pas puisqu’elle ne dit rien du travail que doit accomplir l’helléniste, celui-ci ne pouvant se réduire à un dialogue avec un anthropologue.

C’est une autre participante aux travaux du Centre de recherches compa-rées sur les sociétés anciennes qui a proposé une méthode d’enquête pour l’historien(ne) de la Grèce ancienne, Nicole Loraux. Séduite un temps par la quête de l’altérité grecque que proposait Jean-Pierre Vernant, elle en retient le rejet d’une nature humaine universelle, la place accordée aux déterminismes sociaux, matériels et culturels, et enfin le projet d’établir une anthropologie de la Grèce ancienne (faire de celle-ci le territoire de l’autre). Nul ne doute que le contexte politique de l’époque, l’anticolonialisme, ne pouvait qu’en-courager une démarche qui visait à restituer aux Grecs leur propre parole56. L’énoncé même de ce projet en révélait toutefois la contradiction interne. Comment comprendre si bien ceux qui étaient pourtant si éloignés, dans leurs propres mots en outre ? « J’ai pensé alors que, pour pouvoir pénétrer les caté-gories grecques, il fallait bien d’une façon ou d’une autre que nous partagions quelque chose – si peu – de leurs sentiments et de leurs pensées »57. La pers-

52 Ibid., p. 42-43.53 Ibid., p. 15.54 Ibid., p. 58.55 Ibid., p. 39.56 Nicole Loraux, La tragédie d’Athènes, Paris, Le Seuil, coll. La libraire du XXIe  siècle, 2005,

p. 15.57 Ibid., p. 177-178.

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pective proposée par Nicole Loraux s’exprime dans un triptyque, « éloigner, comparer, rapprocher »58. D’abord, il faut « éviter à tout prix le prestige de l’un, et donc aussi bien l’idée d’un discours unique de l’homme grec que le modèle trop homogène de la “cité”. Tenter, si difficile soit l’entreprise, de prêter l’oreille à la polyphonie des voix et des discours et à la riche diversité de l’écoute dont ils relèvent dans une société encore largement dominée par le prestige de la parole vive »59. Ensuite, il convient de rejeter la conception uniforme de la temporalité portée par la psychologie historique et de prendre en considération des temps et des rythmes multiples. Enfin, il faut « renoncer sans état d’âme à toujours reprendre tel quel sur toute réalité un raisonnement grec », éviter « la redite descriptive » afin de mener « un travail décapant sur les catégories que, pour les avoir trop souvent reprises sans modification, nous avons tendance à verser imprudemment à la rubrique des évidences »60.

Pour mener à bien cette entreprise, Nicole  Loraux défend le recours à l’anachronisme parce que celui-ci « s’impose dès lors que, pour un historien de l’Antiquité, le présent est le plus efficace des moteurs de la pulsion de comprendre. Du moins certains de ces historiens sont-ils ainsi constitués, dans leur structure intellectuelle et psychique, que seul le présent est à leurs yeux embrayeur de questions  »61. Pour l’historienne, cette pratique contrô-lée de l’anachronisme implique deux attitudes dont la conjugaison n’est pas aisée : « poser précisément à son objet grec des questions qui ne soient pas déjà grecques ; qu’il accepte de soumettre son “matériau” antique à des interroga-tions que les Anciens ne se sont pas posés ou du moins n’ont pas formulées ou, mieux, n’ont pas découpées comme telles »62 ; prêter une attention suffi-sante à la langue des textes et à la finalité recherchée par leurs auteurs. Elle propose in fine un exercice de haute voltige épistémologique. « Une lecture microscopique, référant le mot à mot des œuvres à un vaste contexte de signi-fications, défait le texte qui, en s’ouvrant sur le tout de la culture grecque, perd son autonomie. Mais inversement, à lire de trop loin un texte tragique, comique, historique, on le coupe de son ancrage dans un genre, relais discursif des représentations partagées de la cité. Ni trop près ni trop loin de la cité. Tel est l’espace que doit construire le lecteur soucieux de ne rabattre le texte ni sur sa fonction documentaire ni sur sa dimension monumentale »63.

Il n’est pas anodin de rappeler que le débat sur l’anachronisme trouve ses racines au XIXe siècle, certes au moment où l’objet et la méthode de l’histoire sont définis, mais surtout que les historiens de l’Antiquité ont tenu un rôle

58 Ibid., p. 23-29.59 Ibid., p. 27.60 Ibid., p. 27-28.61 Ibid., p. 175.62 Ibid., p. 180.63 Ibid., p. 64 ; nous soulignons.

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de premier plan dans ces discussions64. Au-delà de la querelle de méthode, c’était bien la période antique en soi qui posait problème, tant la place des Anciens peinait à être délimitée. De ce point de vue, il ne suffit pas d’énoncer, et de dénoncer, « l’illusion purement culturelle d’une familiarité »65. Comme l’a souligné Carlo  Ginzburg, la question de la distance avec l’objet étudié relève d’une interrogation épistémologique plus générale sur la pratique scien-tifique des historien(ne)s. Mais au préalable, il faut établir ce qui constitue le fonds permanent dans l’humaine nature et dans les sociétés humaines comme le dit Marc Bloch, fonds permanent sans lequel il n’y a pas d’études possibles puisque l’altérité radicale est ontologiquement insaisissable66. Préalable des préalables donc, toute épistémologie requiert une réflexion ontologique. Avec Cornelius Castoriadis, il faut récuser le fonctionnalisme et le structuralisme parce que « ces vues conçoivent la société comme un assemblage ou collec-tion d’“individus” reliés entre eux et tous ensemble reliés aux “choses” »67. En effet, ces conceptions négligent totalement le fait que les individus comme les choses sont des créations sociales. La société tient ensemble par ses insti-tutions, ou par son institution entendue comme l’« institution de la société comme tout », tout ce qui permet de faire des individus, de faire des choses et de faire face aux choses. Certaines institutions sont imposées par la force mais le plus souvent le processus décisif est la fabrication d’un humain en individu social dans lequel les institutions sont incorporées ainsi que les moyens de leur perpétuation. « Nous sommes tous, en premier lieu, des fragments ambulants de l’institution de notre société – des fragments complémentaires, ses “parties totales”, comme dirait un mathématicien »68.

Même en situation de crise profonde, une société donnée demeure cette société. La pérennité de cette cohésion tient dans ce que Castoriadis appelle « le magma des significations imaginaires sociales », comme par exemple la polis, la marchandise ou bien encore l’argent69. Le syntagme « significations imagi-naires » est choisi pour indiquer qu’elles ne se réduisent pas à des éléments réels ou rationnels. L’adjectif « sociales » rappelle qu’elles sont instituées par un collectif anonyme. Aucun individu ne pourrait à lui seul produire une tribu ou

64 Cf. François Dosse, « Anachronisme », in Christian Delacroix, François Dosse, Pierre Garcia et Nicolas Offenstadt (éd.), Historiographies, Concepts et débats, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2010, p. 664-675.

65 Loraux, op. cit., 2005, p. 179.66 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, in id., L’Histoire, la Guerre, la Résistance,

Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2006, p. 879 : « Il faut bien, cependant, qu’il existe, dans l’hu-maine nature et dans les sociétés humaines, un fonds permanent. Sans quoi les noms mêmes d’homme et de société ne voudraient rien dire ».

67 Cornelius Castoriadis, Domaines de l’homme, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1986, p. 276-277.68 Ibid., p. 278.69 Ibid., p. 279. Par une succession de virgules et de points virgules, Castoriadis indique qu’il

regroupe les significations imaginaires sociales dans des catégories politique, économique…

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une cité, ne serait-ce que parce que tout individu est lui-même une construc-tion sociale  ; aucune chose non plus, produite tout autant par la société. Aucun concept, aucune idée ne peuvent rendre compte à eux seuls des institu-tions d’une société. « L’institution de la société, et les significations imaginaires sociales qui y sont incorporées, se déploient toujours dans deux dimensions indissociables : la dimension ensembliste-identitaire (“logique”) [ou ensidique] et la dimension strictement ou proprement imaginaire  »70. Comment alors comprendre la création du social-historique ? Castoriadis récuse toute prise en considération des antécédents. « La société est auto-création qui se déploie comme histoire »71. L’ancien peut certes avoir son importance, mais seulement à travers la signification que le nouveau lui donne. Cette ontologie sociale débouche sur une première considération épistémologique. La création de formes sociales-historiques nouvelles ne peut être qu’explicitée et non expli-quée72. L’historiographie en fournit une illustration parfaite. Certes, on ne peut abandonner la causalité, mais celle-ci ne permet pas de rendre compte en totalité des évolutions des formes sociales-historiques. La notion essentielle est alors celle de magma, défini comme « ce dont on peut extraire (ou : dans quoi on peut construire) des organisations ensemblistes en nombre indéfini, mais qui ne peut jamais être reconstitué (idéalement) par composition ensembliste (finie ou infinie) de ces organisations » et comme « une multiplicité qui n’est pas une au sens reçu du terme, mais que nous repérons comme une, et qui n’est pas multiplicité, au sens que nous pourrions dénombrer, effectivement ou virtuellement, ce qu’elle “contient”, mais où nous pouvons repérer chaque fois des termes non absolument confondus »73.

Mais cette ontologie, réflexivité oblige, ne peut être placée à l’écart de toute réflexion épistémologique, sans laquelle elle ne serait qu’un arbitraire. Autrement dit, il faut poser la question de la genèse historique des vérités pensées comme transhistoriques74. La possibilité d’une vérité est en effet contestée de prime abord par l’historicisation. Le débat s’est longtemps structuré autour de l’oppo-sition entre dogmatisme et scepticisme, alors même que le premier constitue la voie royale vers le second75. Ce qui vaut pour l’épistémologie vaut plus générale-ment pour les sciences. Ce constat s’incarne dans la structure binaire et pendu-laire de nombre de recherches, les travaux oscillant d’une école l’autre tout en

70 Ibid., p. 285.71 Ibid., p. 288.72 Sur cette distinction, cf. ibid., p. 290.73 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1975,

p. 497 et 498.74 Sur ce point, cf. notamment Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité. Cours du Collège

de France 2000-2001, Paris, Raison d’agir, coll. Cours et travaux.75 Pour une délimitation de l’espace des problèmes d’une part en sociologie de la science et d’autre

part en histoire sociale de la sociologie de la science, cf. ibid., p. 15-66.

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affirmant un dépassement de l’opposition traditionnelle dans une improbable voie du milieu. Cette tendance n’est pas sans effet sur la pratique scientifique et ce qu’il fit au sujet de la sociologie possède assurément une pertinence bien au-delà. « La recherche de la distinction à tout prix […] encourage à forcer arti-ficiellement les différences et empêche ou retarde l’accumulation initiale dans un paradigme commun – on repart toujours à zéro – et l’institution de modèles forts et stables »76.

Ces premières remarques mènent à la principale caractéristique et origi-nalité de la sociologie de la science proposée par Pierre Bourdieu. La pratique scientifique se comprend en recourant à la notion de champ scientifique, champ qu’il faut concevoir comme une structure orientant les comportements, une structure structurante. « Seule une théorie globale de l’espace scientifique, comme espace structuré selon des logiques à la fois génériques et spécifiques, permet de comprendre vraiment tel ou tel point de cet espace, laboratoire ou chercheur singulier  »77. L’approche en termes de champ permet de rompre d’une part avec l’interactionnisme et d’autre part avec le finalisme, c’est-à-dire l’anthropologie rationaliste, sans se contenter de les renvoyer dos à dos78. La seconde, on le sait, postule l’existence d’une science sans point de vue (view from nowhere) ou, c’est la même chose, définit la science comme le point de vue sur les points de vue, tandis que la première affirme que tout est point de vue (view from everywhere)79. Comme tout champ, il est un champ de forces et un champ de luttes. Chaque agent est doté d’un capital scientifique dont la distribution est inégale. Celle-ci commande la structure du champ, c’est-à-dire les rapports de force entre les agents. Il s’agit alors de déterminer les enjeux qui lui sont spécifiques, les propriétés recherchées, le capital spécifique, etc. La compréhension des actes des agents suppose de les envisager comme la production conjointe d’une histoire incorporée et d’une histoire objectivée, celle de la structure. Les dominants sont les tenants de la « science normale » (Thomas Kuhn), celle qui est favorable à leurs intérêts et qui s’impose d’elle-même. Celle-ci est à tout le moins la référence obligée, y compris pour ceux qui la contestent. Les challengers leur imposent toutefois d’innover en perma-nence, sous peine d’être remplacés. Dans un tel modèle, les changements sont souvent possibles par des redéfinitions des frontières entre les champs, qui sont du reste des enjeux quasi permanents de lutte.

76 Ibid., p. 23.77 Ibid., p. 68.78 L’approche en termes de champ a précisément l’avantage de sortir la sociologie de la science

de l’opposition entre objectivisme et subjectivisme : « Ce que je viens de dire met en garde les auditeurs contre ce que je vais dire et me met en garde, moi qui le dis, contre le danger de privilégier une orientation ou contre la tentation même de me sentir objectif sous prétexte par exemple que je renvoie tout le monde dos à dos » (ibid., p. 24).

79 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, coll. Points, 2003, p. 155.

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L’habitus permet d’envisager la pratique scientifique, le sens pratique des scientifiques, en bref, le métier du savant, qui ne consiste pas à suivre consciemment une méthode. Les régularités qui la définissent sont inscrites dans la structure du champ et dans son fonctionnement, par exemple dans les instruments, de laboratoire ou théoriques comme les outils mathématiques. « Un savant est un champ scientifique fait homme, dont les structures cogni-tives sont homologues de la structure du champ et, de ce fait, constamment ajustées aux attentes inscrites dans le champ »80. C’est l’habitus du chercheur qui explique pourquoi les régularités et les règles sont in fine déterminantes, pourquoi il accepte leurs injonctions. Il suffit de penser à l’effort de mise en forme et de mise en règle que représente une publication. Les échanges entre disciplines permettent d’apercevoir ces dispositions le plus souvent impli-cites. Cet habitus ne suffit pas pour expliquer les pratiques. Il faut aussi tenir compte du genre, de l’origine sociale, de la scolarité antérieure, de la nationa-lité, etc. « Il existe donc des habitus disciplinaires (qui, étant liés à la formation scolaire, sont communs à tous les produits du même mode de génération) et des habitus particuliers liés à la trajectoire (en dehors du champ – origine sociale et scolaire – et dans le champ) et à la position dans le champ »81. Trajectoire, champ et impensé épistémique dû à la skholê, telles sont les trois dimensions de cette objectivation du sujet objectivant82.

Le fonctionnement en champ permet de résoudre le problème posé par l’historicisation de la raison. « Le fait que les producteurs tendent à n’avoir pour clients que leurs concurrents à la fois les plus rigoureux et les plus vigou-reux, les plus compétents et les plus critiques, donc les plus enclins et les plus aptes à donner toute sa force à leur critique, est pour moi le point archimédien sur lequel on peut se fonder pour rendre raison scientifiquement de la raison scientifique, pour arracher la raison scientifique à la réduction relativiste et expliquer que la science peut avancer sans cesse vers plus de rationalité sans être obligé de faire appel à une sorte de miracle fondateur. Il n’y a pas besoin de sortir de l’histoire pour comprendre l’émergence et l’existence de la raison dans l’histoire. La fermeture sur soi du champ autonome constitue le principe historique de la genèse de la raison et de l’exercice de sa normativité  »83. Chaque scientifique possède un capital scientifique qui est un capital symbo-lique, résultant de la reconnaissance de ses pairs qui sont aussi ses concurrents. Le pouvoir symbolique qu’il donne ne s’exerce à l’extérieur du champ (par exemple, l’accès à la vulgarisation) qu’après ratification préalable par les autres agents du champ scientifique. Ce capital apparaît sous deux espèces, un capital d’autorité à échelle internationale et un capital de pouvoir à échelle nationale

80 Ibid., p. 84.81 Ibid., p. 86-87.82 Sur l’objectivation du sujet objectivant, cf. par exemple ibid., p. 167-220.83 Pierre Bourdieu, op. cit., 2001, p. 108.

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(par le biais d’institutions par exemple). La possession de l’une tend à être inversement proportionnelle à la possession de l’autre. Le capital d’autorité n’est pas indifférent à la position occupée dans la hiérarchie d’appartenance, par exemple l’université ou le laboratoire d’origine. Selon les disciplines, le capital de pouvoir permet l’accès à des financements indispensables à la pour-suite des recherches.

La connaissance de la structure du champ scientifique permet de comprendre l’espace des positions et l’espace homologue des prises de position. Le critère déterminant est la répartition inégale du capital spécifique. Il assigne une position à l’agent qui agit en fonction de ses dispositions, de son habitus qui est à l’origine de la perception de sa position et de celle des autres. Il déter-mine l’espace des possibles de pratiques scientifiques et de ce fait constitue aussi un espace de censure. Les propriétés d’un champ ne sont pas seulement des propriétés logiques permettant de classer, elles sont aussi des enjeux de lutte, d’appropriation. La lutte au sein du champ scientifique porte sur la reconnaissance d’une manière de produire des connaissances. De ce fait, une innovation révolutionnaire bouleverse les structures du champ et détruit par voie de conséquence nombre de recherches et de chercheurs. «  Les domi-nants imposent de facto comme norme universelle de la valeur scientifique des productions savantes les principes qu’ils engagent eux-mêmes consciemment ou inconsciemment dans leurs pratiques, notamment dans le choix de leurs objets, de leurs méthodes, etc. »84. Les révolutionnaires changent les règles du jeu. Mais ces changements se font en conservant les acquis précédents.

Ainsi, l’existence d’un champ scientifique explique la genèse historique de vérités transhistoriques, pour deux raisons au moins85. D’abord, la fermeture du champ implique que le producteur s’adresse à d’autres producteurs qui sont donc consommateurs et concurrents. Ensuite, la lutte entre les agents porte sur le monopole de la représentation légitime du monde réel. La science suppose en effet ce postulat ontologique, il existe une réalité objective qui in fine permet l’arbitrage entre les différentes représentations. Celui-ci implique qu’il y ait une certaine logique dans le monde, quelque chose à comprendre. Fermeture du champ et arbitrage du réel constituent les deux singularités du champ scientifique permettant de rejeter le relativisme radical. La science ne s’explique pas par l’évocation de génies scientifiques mais par sa dimension collective. Chaque savant est un sujet collectif, ayant incorporé l’histoire collective, utilisant des instruments eux-mêmes histoire collective objectivée. Cette dimension collective, tant dans la construction théorique que dans les moyens de la vérification empirique, constitue une troisième particularité du champ scientifique, notamment par rapport au champ artistique. Elle s’ex-plique par le fait qu’« il faut moins de temps pour s’approprier les ressources

84 Ibid., p. 124.85 Ibid., p. 137-138.

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accumulées à l’état objectivé (dans les livres, les instruments, etc.) qu’il n’en a fallu pour les accumuler, ce qui est (avec la division du travail) une des raisons de la cumulativité de la science et du progrès scientifique »86.

Dès lors, l’objectivité dépend de ce qui est reconnu comme manière légitime de régler les conflits. « Le vrai est l’ensemble des représentations considérées comme vraies parce que produites selon les règles définissant la production du vrai  ; c’est ce sur quoi s’accordent des concurrents qui s’accordent sur les principes de vérification, sur des méthodes communes de validation des hypo-thèses »87. Cette sociabilité, et non une épistémologie transcendante, détermine l’acceptation ou l’exclusion de telle position. Le fait scientifique n’est pas seule-ment conquis, construit et constaté comme l’avait compris Gaston Bachelard, il requiert aussi une légitimation par la communication dialectique entre les agents du champ qui produit l’accord rationnel (homologein). C’est en cherchant à criti-quer et à réfuter que les chercheurs concurrents vérifie ou infirme l’idée vraie, ce qui requiert un accord sur la procédure d’homologation. L’objectivité suppose un accord sur les conditions de l’observation de la réalité objective88. Le savant est donc immergé dans le collectif, travaillant avec d’autres savants mais aussi avec toute la science passée et présente, sous le regard des autres scientifiques qui in fine légitiment la qualité de ce qui est produit. Cette validation rend la vérité produite irréductible aux conditions socio-historiques de sa production, précisément parce qu’elle a subi l’épreuve du feu, être discutée par les mieux à même de la discuter et de la réfuter en raison de la concurrence entre savants, de leurs intérêts antagonistes. Pour Pierre Bourdieu, « la science est une construction qui fait émerger une découverte irréductible à la construction et aux conditions sociales qui l’ont rendue possible »89.

Ce détour épistémologique n’a pas pour seule ambition de rappeler que le récit historique n’est pas une fiction parmi d’autres. Il propose aussi et surtout une méthode pour faire de l’histoire qui ne soit pas sous la menace permanente du constructivisme, qui ne cède rien aux constructivistes. De ce point de vue, l’évocation des témoignages involontaires ou du noyau invo-lontaire que contiennent les témoignages volontaires ne fait que réactiver l’oscillation pendulaire entre l’objectivisme et le constructivisme. Comme le rappelle Carlo Ginzburg, Marc Bloch croyait pouvoir opposer les doutes légitimes portant sur l’attestation de tel ou tel événement d’une part à ce qui sous-tend tout événement, en particulier les mentalités, les techniques, la société ou l’économie90. Cette histoire à rebrousse-poil selon l’expression de Walter Benjamin pourrait apparaître comme une histoire par l’autre sens de

86 Ibid., p. 140.87 Ibid., p. 142.88 Ibid., p. 146.89 Ibid., p. 151.90 Carlo Ginzburg, Le fil et les traces, Paris, Verdier, coll. Histoire, 2010, p. 11-12.

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l’histoire par l’autre sens, faite « contre les intentions de ceux qui ont produit [les témoignages historiques]  », Carlo  Ginzburg devenu historien de l’art spécialiste d’Elstir si on veut clarifier le propos. La métaphore de l’appareil photographique à laquelle recourt Carlo Ginzburg montre qu’il n’en est rien, puisqu’elle fait intervenir un troisième participant. Le dialogue impossible entre l’historien et le témoin s’effacerait par l’effet de «  l’œil impassible de l’appareil photographique »91. Mais la référence au Côté de Guermantes vient rappeler que la photographie, le narrateur de La Recherche y recourt comme métaphore, n’annule pas la question de l’observateur, c’est-à-dire celle de l’ob-jectivation du sujet objectivant92. Évoquant la Photo du Jardin d’Hiver, celle de sa mère, et son absence dans La Chambre claire, Roland Barthes ne dit pas autre chose, même s’il exprime ici le point de vue de celui qui regarde et non celui de l’auteur de la photographie : « Elle n’existe que pour moi. Pour vous, elle ne serait rien d’autre qu’une photo indifférente, l’une des mille manifes-tations du “quelconque” ; elle ne peut en rien constituer l’objet visible d’une science ; elle ne peut fonder une objectivité, au sens positif du terme ; tout au plus intéresserait-elle votre studium : époque, vêtements, photogénie ; mais en elle, pour vous, aucune blessure »93.

Dans son rapport à l’histoire qu’il fait, l’historien(ne) doit donc prêter attention, le plus souvent expliciter, ses blessures, sa trajectoire pour reprendre le fil bourdieusien qui n’exclut toutefois pas les souffrances94. C’est tout l’enjeu d’une véritable ego-histoire, afin que celle-ci ne soit ni le chemin enchanté d’une réussite individuelle, ni l’itinéraire improbable d’un(e) miraculé(e). « La réflexivité n’a toute son efficacité que lorsqu’elle s’incarne dans des collectifs qui l’ont incorporée, au point de la pratiquer sur le mode du réflexe. Dans un groupe de recherche de cette sorte, la censure collective est très puissante, mais c’est une censure libératrice, qui fait rêver à celle d’un champ idéalement constitué, qui libérerait chacun des participants des “biais” liés à sa position et à ses dispositions »95. Si les dispositions individuelles constituent un facteur expliquant la trajectoire d’un scientifique, ce qui est sans doute le plus aisé à comprendre à condition de ne pas se contenter d’évoquer l’idéologie, voire l’engagement du savant, c’est incontestablement les effets de la disposition scolastique qui sont le plus difficiles à mettre au jour. Cette «  doxa épisté-mique » implique d’ignorer le monde de la pratique, la politique et « l’igno-

91 Ibid., p. 13.92 En un instant, et pour un instant seulement, le narrateur aperçoit sa grand-mère comme

mourante, comme « une vieille femme accablée que je ne connaissais pas » (cité par ibid., p. 341).93 Roland Barthes, La chambre claire, Paris, Le Seuil, 1980, p. 115.94 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Le Seuil, coll. Cours et travaux, 2004,

p.  142  : «  rien ne me rendrait plus heureux que d’avoir réussi à faire que certains de mes lecteurs ou lectrices reconnaissent leurs expériences, leurs difficultés, leurs interrogations, leurs souffrances, etc., dans les miennes ».

95 Pierre Bourdieu, op. cit., 2001, p. 220.

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rance de cette ignorance »96. Elle pousse également le chercheur à confondre le monde qu’il pense avec le monde qu’il vit, ce qui aboutit à une anthropologie sans rapport avec la réalité. « Imputant à son objet ce qui appartient en fait à la manière de l’appréhender, il projette dans la pratique, comme la rational action theory, un rapport social impensé qui n’est autre que le rapport scolastique au monde »97. C’est vrai en économie, mais ce biais scolastique se retrouve aussi en histoire. À partir de là, l’étude des sociétés humaines, actuelles ou passées, relève d’une même science sociale. Pour le dire autrement, ni ancêtres, ni cousins, ni frères jumeaux, les Grecs sont des êtres humains comme les autres.

Toutefois, il convient de ne pas s’en tenir à l’irréductible dimension sociale des humains, sous peine d’appliquer une sociologie sans réflexivité à toutes les sociétés, comme si chacune de ces dernières n’était que la réplique plus ou moins parfaite des autres. Cette historicisation du regard sociologique doit mettre à distance toute perspective téléologique, c’est-à-dire qu’elle doit se placer à l’écart de toute tentation d’expliquer pourquoi nous sommes devenus ce nous sommes à partir de nos origines. Depuis Durkheim au moins, l’accord se fait sur un mouvement général de différenciation sociale des activités98. La modernité est associée à une plus grande différenciation, avec pour corollaire le fait que les sociétés anciennes connaîtraient une faible division du travail social, voire nulle. Pour se sortir d’une telle perspective, il est souvent proposé d’historiciser les caté-gories, c’est-à-dire de souligner le problème épistémologique posé par l’utilisa-tion de catégories comme l’économie ou la politique qui sont une conséquence de la différenciation. Comme l’énonce Bernard Lahire, «  l’usage imprudent, non réflexif, de telles catégories amène notamment les chercheurs à parler d’uni-vers très peu différenciés, qui ne distinguent pas ou peu certaines dimensions de la réalité, avec les mots issus d’univers hautement différenciés »99. Dès lors, en prenant l’exemple de l’histoire économique, le prisme de la différenciation des univers sociaux implique de déterminer à quel moment les affaires ne sont plus que les affaires100. Le désencastrement polanyien vient alors presque spon-tanément à l’esprit, comme un modèle transhistorique, complété par la mise en évidence des conditions sociales de la rationalité économique101. La découverte devient la modalité principale du raisonnement sociologique et historique.

96 Pierre Bourdieu, op. cit., 2003, p. 30.97 Ibid., p. 80.98 Bernard Lahire, Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Paris, Le Seuil, coll. La couleur

des idées, 2012, p. 59.99 Ibid., p. 64.100 Même si «  le monde social est tout entier présent dans chaque action “économique”  »

(Pierre Bourdieu, op. cit., 2003, p. 13).101 Dans les Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu parle ainsi de « la dénégation de l’écono-

mique sur laquelle se fondaient les sociétés précapitalistes et à reconnaître explicitement aux actions économiques, dans une sorte d’aveu à soi-même, les fins économiques par rapport auxquelles elles étaient depuis toujours orientées » (op. cit., p. 34).

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À certains égards, il est possible de parler de vertige devant un paradoxe. Les Grecs semblent avoir inventé nos catégories d’analyse, ou au moins une bonne partie d’entre elles, tout en demeurant dans des sociétés indifféren-ciées. Ce vertige n’est pourtant qu’un artefact si l’on veut bien considérer que leurs catégories ne sont pas les nôtres et que leurs sociétés étaient différenciées mais en fonction d’un entendement singulier du monde. Ces considérations épistémologiques ébauchent de fait un plan de travail. Au lieu de chercher à écrire « l’histoire de cette longue différenciation des sphères d’activité cultu-relle ou intellectuelle » ou « l’histoire plus générale encore de la division du travail social », il faut établir les articulations grecques de la division du travail social. Comme le sociologue, l’historien doit travailler «  à construire une vérité scientifique capable d’intégrer la vision de l’observateur et la vérité de la vision pratique de l’agent comme point de vue qui s’ignore comme tel et s’éprouve dans l’illusion de l’absolu »102. Cette prise de position dans le champ disciplinaire des études classiques impose in fine de faire retour sur la struc-ture même de ce champ103. Si cette réflexion est encore à mener, il est néan-moins possible de livrer quelques éléments factuels d’ores et déjà connus. En France, les analyses statistiques de Christophe Charle permettent d’affirmer que l’histoire ancienne en général occupe une place marginale dans les études historiques, dominées par l’histoire moderne et contemporaine, notamment par l’histoire de France104. Cette marginalité est renforcée par une tendance propre aux études classiques. Comme l’indiquait François Hartog en 1982, l’histoire ancienne contribue peu aux renouvellements de la discipline histo-rique et semble n’avoir comme ambition que celle d’être lue par des historiens de l’Antiquité. Ces derniers «  forment une société avec, sinon sa sociologie propre, en tout cas son recrutement et ses filières »105. Encore aujourd’hui, le poids de la philologie y est très fort et il n’est sûrement pas sans effet que le grec et le latin aient pu être considérés pendant si longtemps comme servant de « savonnette à vilain »106. À bien des égards, l’épigraphie apparaît comme une branche noble du savoir philologique dans le champ des études classiques, à laquelle il convient d’ajouter l’archéologie. La nature disciplinaire de l’histoire ancienne demeure problématique107.

102 Pierre Bourdieu, op. cit., 2001, p. 223.103 Pour une première approche, cf. François Hartog, « Introduction : histoire ancienne et histoire »,

Annales ESC, n° 37, 1982, p. 687-696 et « Les Classiques, les Modernes et nous », Revista de História, 2010, p. 21-38.

104 Cf. Christophe Charle, Homo Historicus. Réflexions sur l’histoire, les historiens et les sciences sociales, Paris, Armand Colin, coll. Le temps des idées, 2013, p. 27-46. Il ne fait pas de doute qu’il y a aujourd’hui dans les universités françaises globalement beaucoup moins d’historien(ne)s de l’Antiquité que d’historien(ne)s des autres périodes.

105 François Hartog, « Introduction », art. cit., p. 690.106 L’expression est citée par Pierre Vidal-Naquet, Mémoires. 2. Le trouble et la lumière (1955-

1998), Paris, Le Seuil, coll. Points, 2000, p. 16.107 Cf. François Hartog, « Introduction », art. cit., p. 694-695.

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Pourtant, en raison même de sa position provinciale, de sa distance métho-dologique et historiographique, pour ne pas dire épistémologique, avec les autres périodes, l’histoire ancienne semble autoriser une attitude réflexive sur la pratique scientifique historique qui, en retour, lui permettrait une réflexi-vité sur elle-même. De façon presque paradoxale, les historien(ne)s de cette période sont sans doute les mieux placé(e)s pour s’inscrire dans la dyna-mique actuelle de l’unification des sciences sociales à laquelle participent un nombre croissant d’économistes et de sociologues. La conclusion s’impose alors. Il faut adopter, avec assurance, la démarche hésitante du scientifique, conscient autant que faire se peut des contraintes liées à la doxa épistémique, à sa trajectoire, à ses dispositions, à sa position dans le champ et à la struc-ture des différents champs dans lesquels il agit. Délimitant ainsi l’espace des possibles, l’historien(ne) peut faire de l’histoire, grecque ou non. En mettant de la distance, en prenant ses distances, en pratiquant une mise à distance contrôlée de son objet, il/elle prend position. L’histoire apparaît alors comme une pratique scientifique du double estrangement, par rapport à soi et par rapport à son objet.

Christophe Pébarthe UMR 5607 AUSONIUS

Université Michel de Montaigne Bordeaux [email protected]

RésuméFaire de l’histoire suppose de prendre de la distance avec l’objet étudié. L’historien de l’Antiquité doit en outre se démarquer de la familiarité qu’il pense avoir avec les sociétés anciennes. À la fin du XIXe siècle, les Grecs anciens étaient vus comme nos ancêtres. Par réaction, certains historiens français, Jean-Pierre Vernant notamment, ont proclamé l’altérité des Grecs. Ces deux options impliquent une comparaison entre Eux et Nous. Il convient dès lors de proposer une autre manière de comparer qui ne postule ni ne condamne a priori l’altérité des Grecs.

Mots-clés Estrangement, altérité, Grèce classique, Pierre Bourdieu.

AbstractWriting history does imply to take distance with the topic which is investigated. Moreover, as far as the classisists are concerned, they have to escape the strange familiarity they feel with ancient greek societies. At the end of the 19th century, ancient Greeks were conceived as if they were our ancestors. During the 1950’s, some french historians, mainly Jean-Pierre Vernant, have claimed the alterity of ancient Greeks. Nonetheless, both approaches rely on a comparison between Us and Them. It is thus necessary to go beyond this debate and to propose a new way of comparison which does not postulate nor condemn without further thoughts the ancient Greeks’ alterity.

KeywordsEstrangement effect, Ancient Greeks, otherness, Pierre Bourdieu.

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Rendre étrange le passé récent : la discipline historique dans la tourmente mémorielle espagnole

François Godicheau

Dans l’Espagne actuelle et depuis une quinzaine d’années, les historiens sont confrontés à une mise en cause de leur travail, de la place de ce travail dans la société ; une mise en cause à la fois explicite, à travers des actions ou décla-rations d’autres acteurs sociaux parlant du passé et implicite, liée à leur situa-tion peu avantageuse sur le marché des discours sur le passé. On peut analyser cette situation en faisant jouer l’opposition entre une histoire naturalisatrice et une histoire de l’estrangement. La tourmente mémorielle qui agite depuis une dizaine d’années ce pays illustrerait ainsi la nécessité de pratiquer une histoire visant la distanciation vis à vis des subjectivités d’hier et faisant de l’historien celui qui, de ses voyages dans le passé, ramène de l’étrange pour permettre aux citoyens du présent de prendre leurs distances vis à vis d’eux-mêmes. En un mot, peut-on et doit-on écrire une histoire qui nous dise ce que nous ne sommes pas ?

La mise en cause du travail de l’historien dans la société espagnole de ces dernières années peut se décliner en trois volets.

La première mise en cause est la plus directe : celle de journalistes néo-franquistes qui taxent le travail des historiens de mythologie et lui opposent une Vérité majuscule, quand en réalité, ils ne font que reprendre dans un style actuel la propagande franquiste des années trente à cinquante, en l’illus-trant à l’aide de documents trouvés dans les archives. Depuis la fin des années 1990 en effet, sont apparus des auteurs comme Pío Moa, auteur de plusieurs ouvrages, dont le premier, Les mythes de la guerre civile, a bénéficié d’une très large promotion dans des médias sympathisants avec le parti de droite majori-taire et s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires. Renversant la charge de la preuve, il qualifiait l’ensemble du travail des historiens universitaires depuis la transition à la démocratie de « mythe », c’est-à-dire, pour lui, de récit menson-ger consistant à charger Franco de tous les maux et à protéger les gauches des années trente qualifiées peu ou prou d’ennemies de la démocratie1.

1 Los mitos de la guerra civil, Madrid, La esfera de los libros, 2003. Un autre auteur prolifique,

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La réaction des historiens a consisté à refuser de discuter avec des « amateurs », mais comme ces « amateurs » passent pour des historiens auprès du grand public et ont vendu des centaines de milliers d’exemplaires, de rares collègues sont malgré tout entrés dans l’arène. Cependant, leur défense a essen-tiellement consisté à affirmer leur objectivité face aux attitudes partisanes et à combattre les interprétations vicieuses de ces ouvrages néo-franquistes en produisant force nouveaux documents. Les effets ont été limités car les raisons du succès de Pio Moa et consort n’étaient pas tant liées à la qualité de leurs sources primaires qu’à la persistance d’une tradition politique d’interprétation de la guerre dont l’existence renvoie à la manière dont s’est réalisée la transition après la mort de Franco2. La dénonciation des mythes franquistes et de leur présence renouvelée dans l’Espagne actuelle, en se limitant à la contraposition de la vérité historique au récit mystificateur, a élevé une digue tout à fait néces-saire face à l’argumentation néo-franquiste mais n’a pas pu faire beaucoup plus que de prêcher les convaincus, tant il est vrai que le mythe est beaucoup plus qu’un récit mensonger.

La deuxième mise en cause est moins directe mais de très longue portée. Elle est le corollaire d’un mouvement social qui a pris le nom de « mouvement de récupération de la mémoire historique » et s’est attaqué aux politiques de mémoire du franquisme et de la monarchie (célébration des morts franquistes, silence sur les autres, présence des symboles franquistes dans l’espace public, absence de symboles antifranquistes). À partir du milieu des années 1990, des associations sont nées pour revendiquer l’héritage des combattants antifran-quistes et des victimes de la dictature et dénoncer le traitement symbolique et politique qu’avaient reçu les défenseurs de la démocratie depuis la fin des années trente, pendant le franquisme et les vingt premières années de la monarchie constitutionnelle. Fut ainsi dénoncé le « pacte de silence » que les principaux partis politiques auraient passé à propos de la guerre de 1936, et que le Parti socialiste aurait appliqué pendant quatorze ans. Le contraste terrible entre la présence dans l’espace public démocratique de monuments et de plaques à la gloire du dictateur et de ses hommes, et l’absence complète de ses victimes – dont plus d’une centaine de milliers dans des fosses communes où leurs restes gisent toujours – a été, et est toujours, une des motivations principales de ce qui est très vite devenu une mobilisation politique de grande ampleur. Plusieurs générations se sont en effet engagées, et en particulier celle des petits-enfants de la guerre, dans un activisme mémoriel qui s’est traduit par l’organisation de cérémonies du souvenir et d’activités de vulgarisation, des déclarations poli-tiques, inaugurations de plaques et de monuments, et des exhumations avec recherche d’identification à partir de nombreuses fosses communes retrouvées.

César Vidal, a exploité la même veine, notamment sur les brigades internationales.2 Les principaux historiens ayant polémiqué avec Pío Moa et autres auteurs ont été

Enrique Moradiellos, Alberto Reig Tapia, Francisco Espinosa et dans une moindre mesure Angel Viñas et Paul Preston.

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Comme on s’en doute, très tôt, ce mouvement a interpelé le monde des historiens. Parler de pacte de silence sur la guerre pendant la transition et depuis, alors que de nombreux historiens avaient publié des centaines de livres, ne constituait pas une critique directe mais donnait une idée assez nette de l’importance conférée à ces travaux, de leur impact sur la société espagnole. Les chercheurs professionnels ne furent pas associés aux premières initiatives, ou seulement au gré des hasards et des rencontres. La méfiance était réelle à leur égard et ils n’étaient en tout cas pas considérés comme les hérauts de la vérité sur le passé, même si on reconnaissait la qualité de leurs travaux, tout simplement parce que ceux-ci étaient relativement peu utiles pour les objectifs visés3.

La réponse des historiens fut par conséquent majoritairement marquée, au début, par de la condescendance, voire du mépris, certains éminents spécialistes insistant à travers conférences et articles de journaux sur l’opposition entre l’his-toire, c’est-à-dire la recherche scientifique de la vérité, pour laquelle il fallait de la patience et de l’abnégation, ainsi qu’une sorte de retrait des passions du monde, et la mémoire, toujours confuse, partielle, impressionniste, mêlant les époques, la raison et l’émotion4. Beaucoup de ces réactions ressemblaient à la défense d’un territoire que l’on sentait tout à coup menacé et insuffisamment valorisé par des citoyens dont la dénonciation du « silence » était la preuve qu’ils entraient rarement dans les librairies pour acheter des ouvrages d’histoire, pourtant disponibles en grand nombre5. L’incompréhension de certaines plumes pour la demande sociale qui se faisait jour était très nettement corrélée avec leur place dans l’édification d’un récit national qui trouvait dans la démocratie contempo-raine son heureuse conclusion, mais elle traduisait aussi la nouveauté des inter-rogations sur les questions de mémoire, la notion de politiques de mémoire et la place des historiens dans les discours publics sur le passé6.

3 J’ai pu mesurer en 1998 cette méfiance à l’égard des universitaires, lors d’une rencontre de l’as-sociation AGE à Madrid, association dont le nom complet résume à lui seul le mélange des objets et des démarches : « Archive Guerre et Exil, pour la création d’un centre d’archives de la Guerre Civile, des Brigades Internationales, des enfants de la Guerre, de la Résistance et de l’Exil Espagnol ». Les raisons de cette méfiance, telles qu’elles m’étaient exposées, alors que, doctorant, j’avais une position d’extériorité relative au monde de «  la historia académica » (universitaire) renvoyaient à l’idée d’une grande frilosité des historiens universitaires par rapport aux condition-nements officiels de leurs recherches (ouverture ou fermeture des archives) et aux questions de mémoire. Seuls trois universitaires y participaient : Alicia Alted Vigil, principale historienne de l’exil espagnol de 1939, Pelaï Pagès, spécialiste de l’histoire du POUM, et Enrique Moradiellos, qui fut ensuite le premier à s’engager dans la polémique avec Pio Moa.

4 Sebastiaan Faber, “The Debate about Spain’s Past and the Crisis of Academic Legitimacy: the Case of Santos Juliá”, The Colorado Review of Hispanic Studies, vol. 5, 2007, p. 165-170.

5 Cet argument a été celui du grand historien Santos Julià : les livres sont disponibles, il n’est que de les lire.

6 Cette nouveauté nous est apparue très nettement en mars 2002 lors du premier colloque organisé en Espagne sur les politiques de mémoire et l’écriture de l’histoire, colloque organisé à la Casa de Velázquez avec la participation de l’Institut d’Histoire du Temps Présent. Les

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Depuis, voyant qu’il y avait là non pas un courant intellectuel proposant un débat polémique mais un mouvement social posant un problème politique de rapport au passé, la plupart des historiens ont incorporé les questions de mémoire, mais simplement comme un thème supplémentaire à leur agenda de publications, sans toujours réfléchir aux implications sur la démarche au cœur de leur travail. « La mémoire » est même devenue un domaine porteur, mais presque comme un terrain de plus  ; et même si des contributions au débat de grande qualité ont été produites, tant individuelles que collectives, l’écriture de l’histoire de la guerre de 1936, méthodologiquement très conser-vatrice, n’a pratiquement pas évolué ; elle a simplement intégré les questions mémorielles comme une sorte d’apostille, demande sociale oblige.

La situation actuelle des historiens en Espagne par rapport à l’histoire du XXe siècle est loin d’être unique ; elle est simplement plus incommode qu’ail-leurs. La difficulté à construire des objets en fonction de l’outillage intellectuel propre à la discipline historique – considérée dans son ensemble et non pas seulement dans sa version contemporanéiste  – et non pas en fonction des sollicitations des entreprises de mémoire, étatiques, médiatiques ou autres, est, en histoire contemporaine, une constante. Le poids des discours publics sur le passé et des catégories qui y sont employées y est plus fort et uniforme qu’ailleurs, ce qui devrait mettre à l’ordre du jour une réflexion permanente sur la place des historiens et de leur travail dans l’articulation des différents régimes d’historicité et dans les multiples discours publics sur le passé. Dans le cas espagnol, l’importance capitale des politiques de mémoire franquistes dans la mise en œuvre de la transition et dans la vie politique de l’actuelle monarchie fait des questions du rapport au passé un enjeu politique majeur, souligné encore par les diverses expressions politiques de la crise économique et sociale actuelle. Le débat politique incorpore beaucoup plus qu’hier des références au passé récent, que ce soit chez les partis nationalistes ou chez les grands partis de gouvernement. Ceux-ci cherchent à réaffirmer leur identité à l’heure où la ressemblance de leurs politiques économiques et sociales tend à les confondre. Comme dans plusieurs pays voisins, cela est lié à leur accepta-tion partagée des grandes directions de la politique économique et sociale de l’Union Européenne, mais en Espagne, cela s’explique aussi par une recherche

actes ont été publiés quatre ans après : Julio Aróstegui Sánchez et François Godicheau (éd.), La guerra civil. Mito y memoria, Madrid, Marcial Pons, 2006. La notion de « politiques de mémoire » était relativement inconnue dans l’Espagne de ce moment (elle commença à être diffusée seulement avec le livre de Stéphane  Michonneau, Barcelona, memoria e identitat. Monuments, conmemoracions i mites, chez Eumo, au printemps de cette année 2002). On put mesurer lors de cette rencontre la distance entre la réflexion sur l’histoire du temps présent en France, à travers le travail de l’IHTP et notamment les ouvrages d’Henry Rousso, ou sur la sociologie de la mémoire, avec les publications de Marie-Claire Lavabre, et l’état des réflexions en Espagne où Julio Aróstegui était presque le seul, à l’Université Complutense de Madrid, à s’engager dans cette voie.

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presque systématique de consensus et de pactes entre gouvernement et oppo-sition, ce qui est une marque de fabrique de la monarchie constitutionnelle depuis 1978.

Les historiens de la guerre civile, habitués qu’ils étaient à être les seuls experts reconnus de ce passé, sont devenus des auteurs presque « comme les autres », parmi tous ceux qui écrivent sur la question  ; et le comble est que le public préfère souvent à leurs livres des récits fictionnels plus ou moins hybrides, ceux que l’on appelle pour l’Espagne les « romans de la mémoire ». Ceux-ci, apparus par centaines depuis deux décennies, jouent avec la référentialité et les sources documentaires de sorte à brouiller la frontière avec les essais historiques7. Les historiens doivent aussi, beaucoup plus que naguère, partager l’attention du public et les étals des librairies avec des récits de mémoire, plus ou moins fiction-nalisés, des témoignages, des éditions de documents bruts souvent publiés sans appareil critique ou des documentaires vidéo ; leur spécificité en tant que scien-tifiques est devenue presque inaudible. Pire, elle s’exprime souvent sous la forme de l’exigence outrée du respect de leur magistère.

Le problème de ces autorités qui cherchent à se faire respecter est que leur crédibilité est durablement entamée et que leur position est parfois difficile à tenir. Leur autorité vient en grande partie de la position dans laquelle ils ont été placés pendant la transition démocratique. Celle-ci en a fait les producteurs et les garants d’un discours pacificateur sur la guerre de 1936, pacificateur en tant qu’ils savaient « faire parler les archives », qu’ils contrôlaient « l’expression objective des documents », loin de toute interprétation, vue comme nécessai-rement partisane. Ils furent par exemple chargés officiellement, en 1977, alors que face à l’histoire « républicaine » du bombardement de Guernica, l’idée, inventée par l’état-major franquiste au lendemain des faits, selon laquelle les « rouges » auraient mis en scène le massacre à coups de lance-flammes, tenait toujours, de bâtir une version « objective » en vertu de leur accès aux sources8. Celles-ci étaient sensées parler à travers eux sans qu’il fût question de la part interprétative de leur travail, des catégories de leur questionnement ni, encore moins, de faire une analyse critique des versions affrontées l’une à l’autre ni du rapport de ces discours aux faits9.

7 Le livre le plus connu de ce nouveau genre est le bestseller de Javier Cercas, Soldats de Salamine (paru en français chez Actes Sud, en 2002), près d’un million d’exemplaires vendus en Espagne. Le romancier Isaac  Rosa, qui dans son livre Encore un fichu roman sur la guerre d’Espagne (Bourgois, 2010), critique de façon grinçante cette veine juteuse et ses productions de médiocre qualité, a estimé à plus de 800 le nombre de « romans » publiés depuis vingt ans et qui traitent de cette période.

8 Pour un récit détaillé de cette anecdote, cf. Jesús Izquierdo Martín et Pablo Sánchez León, La guerra que nos han contado, Madrid, Alianza, 2006, p. 57 et suivantes.

9 Pourtant, il existait un magnifique exemple d’une démarche différente avec le livre d’Herbert Southworth, El mito de la cruzada de Franco, qui s’était appliqué, une dizaine d’années auparavant, en 1963, à démonter le discours propagandiste de deux plumitifs de l’Opus Dei

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En même temps, les politiques de mémoire des derniers gouvernements franquistes, des années soixante aux années 1976-1977, fixaient un cadre d’interprétation de la guerre devenu et resté depuis hégémonique, un cadre indispensable à la justification politique de la transition telle qu’elle devait se dérouler : la guerre de 1936 était une « folie collective », une « guerre fratri-cide » aux responsabilités et aux horreurs également réparties. Celles-ci appe-laient comme une nécessité la réconciliation nationale, le « plus jamais ça », le regard tourné vers l’avenir, la marginalisation politique de tout discours républicain et enfin (et surtout) l’impunité des crimes de la dictature. Cette impunité fut réalisée à travers la loi de 1977 par laquelle le gouvernement, en amnistiant la plupart des prisonniers politiques antifranquistes, amnistiait aussi le personnel de la dictature chargé de la répression depuis la guerre. Ces politiques de mémoire officielles rejoignaient et reprenaient les appels à la réconciliation nationale venant du PCE et du PSOE depuis les années 1950.

Toute l’économie morale de la vie publique de l’actuelle démocratie repose sur le récit de la transition comme naissance d’une nouvelle Espagne, celle de la culture du consensus, du pacte social, du « vivre ensemble pacifique » [convivencia pacífica], du progrès, et donc sur le rejet du passé de guerre civile et l’oubli du franquisme comme dictature, jusqu’au point que l’expression « la dictature » fût euphémisée en « le régime antérieur » dans des manuels scolaires des années 1990.10 Le débat politique espagnol est marqué depuis lors par la recherche permanente de « pactes de législature » entre les deux grands partis majoritaires, que ce soit sur la lutte contre le terrorisme d’ETA ou à propos de l’économie du pays. La politique ainsi mise en œuvre ne peut être que « la meilleure politique possible », rationnelle parce que consensuelle, consensus considéré et présenté comme la marque d’une modernité forcément « euro-péenne » et sanctionnée par une réussite économique « exemplaire »11.

Le problème est que vingt ou trente ans après, le tableau de fond du décor transitionnel se déchire : la critique virulente des politiques de mémoire de la transition (condamnation du «  pacte de silence  », ouverture des fosses

chargés par le régime d’actualiser le mythe fondateur de la guerre de 1936 comme croisade. Dans ce livre, c’est l’analyse du caractère biaisé de l’argumentation franquiste qui primait et l’auteur, en bon historien, ne chargeait par les archives de démonter seules le faux. La différence avec la mission confiée aux historiens à propos de Guernica venait de la vision que les responsables politiques avaient de la discipline historique, même s’il ne faut pas négliger le souci de fuir le débat contradictoire sur le passé.

10 Ce dernier fait fut l’ultime déclencheur de la colère de deux  vieux et importants militants antifranquistes Nicolás Sartorius et Javier Alfaya, qui publièrent en 1999 un des premiers livres de revendication mémorielle, qui fut un succès de librairie  : La Memoria Insumisa. Sobre la dictadura de Franco (Madrid, Espasa, Calpe).

11 Sur les rapports entre l’idée de consensus et l’évolution politique de l’Espagne à ce moment, voir deux livres essentiels : Bénédicte André Bazzana, Mitos y mentiras de la transición, Barcelone, El Viejo Topo, 2006 ; et Joan Garcès, Soberanos e intervenidos. Estrategias globales, americanos y españoles, Madrid, Siglo XXI, 2012.

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communes) rejoint les critiques plus politiques des insuffisances de la démo-cratie actuelle. Cette critique prend des formes diverses, la plus connue étant le mouvement dit du 15 mai 2011 – connu en France sous le nom de « mouve-ment des indignés » – et avec des revendications qui varient de l’exigence de la proportionnelle à celle d’une IIIe République en passant par la défense de la santé et de l’éducation face aux coupes budgétaires. Mais surtout, la vision d’eux-mêmes que les ténors politiques avaient vendu aux Espagnols est entrée dans une crise profonde depuis que le miroir de la croissance économique exemplaire s’est brisé12. Un chômage sans précédent – 27 % de la population active, 57 % chez les jeunes en avril 2013 –, le développement de la xéno-phobie, la corruption généralisée qui s’étale dans les journaux et le fait que la politique consistant à sauver les banques en demandant toujours plus de sacrifices aux citoyens soit imposée par cette même Europe qui incarnait l’idée même de modernité, tout cela contribue fortement à ruiner le « consensus » transitionnel sur le passé récent.

Pendant ce temps, les deux grands partis de droite et de gauche, tout en cher-chant toujours à incarner la seule position légitimée par la transition, c’est-à-dire le centre politique, revendiquent de plus en plus clairement des signes d’identi-tés qu’ils vont chercher dans le passé antifranquiste pour les uns, franquiste pour les autres13. Au moment où des non-professionnels écrivent et vendent force livres d’histoires, où eux aussi prétendent « faire parler les archives » (accessibles à tous), ou bien des ouvrages où les archives « parlent toutes seules », on assiste donc à l’écroulement de l’idéologie du progrès qui a sous-tendu l’écriture de l’histoire du XXe siècle espagnol durant ces trente dernières années, une histoire dure mais rachetée par sa fin heureuse, celle de la transition et de l’intégration à l’Europe. L’effondrement de cette idéologie dans un des derniers pays d’Europe occidentale où elle fleurissait encore entraîne à sa suite la belle hiérarchie qui faisait de nos grands-parents des versions imparfaites de nous-mêmes. Dans ce contexte, les historiens du XXe siècle espagnol, dont les narrations ont été enca-drées depuis plusieurs décennies dans le métarécit d’un progrès ininterrompu, sont bien en peine d’aider les citoyens à faire progresser le débat public. Ballotés entre la défense de telle option politique et le retrait dans la tour d’ivoire de l’objectivisme, la résidence où on les a assignés depuis trente ans, ils sont en

12 Un des symptômes de cette perte d’efficacité du modèle identitaire dominant est le succès du livre dirigé par Guillém Martínez (éd.), CT. Cultura de la transición. Critica a 35 años de cultura española, Barcelona, Debolsillo, 2012.

13 L’affrontement symbolique était spectaculaire autour de la figure du chef du gouvernement José Luis Rodríguez Zapatero, qui revendiquait la mémoire de son grand-père, Garde civil républicain fusillé par les franquistes, et auxquels des manifestants d’opposition chantèrent plusieurs fois « Zapatero, dans la fosse, comme ton grand père ! » (« Zapatero, al hoyo, igual que tu abuelo »). Dernièrement, le 13 mai 2013, la déléguée du gouvernement central en Catalogne a créé le scandale en décernant un diplôme à un représentant de la División Azul, la division de volontaires que Franco avait envoyée combattre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front russe.

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réalité bloqués dans leur possibilité de réagir par ce qu’ils partagent avec leurs adversaires et concurrents : la tendance à naturaliser le passé et en particulier les subjectivités passées.

Naturalisation du passé

On peut prendre comme illustration de cette naturalisation un livre collectif intitulé Palabras como puños (des mots comme des poings) dont le sous-titre est « une histoire de l’intransigeance politique » ; un livre qui opère une lecture complètement téléologique et anachronique des années 1930 à partir de l’idée d’intransigeance politique14. Ce défaut moral, affectant d’abord les « extrêmes » mais contaminant – ô malheur  !  – les partis modérés, est finalement ce qui expliquerait l’embrasement de l’Espagne en 1936 et accessoirement la persis-tance de la violence politique dans l’Espagne démocratique depuis 1978. En contrepoint, on trouve évidemment la tolérance et la capacité de dialogue qui caractériseraient l’Espagne d’aujourd’hui.

L’attitude d’ensemble de la profession relève d’une manière générale d’une recherche de l’équilibre et consiste à faire le tri entre ce qui, parmi les attitudes des acteurs passés peut être revendiqué et ce qui doit être condamné, le tout reposant sur une familiarisation du passé : les subjectivités des acteurs passés sont censées être les mêmes que celles d’aujourd’hui, ils sont censés obéir à nos critères de rationalité15. On va alors « récupérer » ce que nous aurions perdu et dont la démocratie d’aujourd’hui manquerait, le passé se réduisant alors à une sorte de vieux supermarché où l’on va chercher les produits que l’on connaît mais qui auraient disparu de nos étals.

Cette familiarisation procède à la fois d’une réification des identités collec-tives de l’époque et d’un intérêt très faible pour les sujets individuels. Dans les histoires de la guerre de 1936, on trouve d’abord et surtout des sujets collectifs réifiés (les masses, les anarchistes, les républicains, les communistes, etc.), des « blocs » idéologiques ou sociaux homogènes et même opaques. En revanche, les individus sont complètement absents de ces récits, sauf quelques figures éminentes, dirigeants politiques, syndicaux, militaires, sauf parfois aussi comme illustrations de phénomènes ou d’actions dont les véritables auteurs sont « les ouvriers », « les paysans sans terre », « la bourgeoisie », « la CNT », « les républicains », « les phalangistes », etc. Ces illustrations ne pensent pas. La plupart du temps, elles ne parlent pas, et quand elles le font, elles s’expri-ment comme nous  : l’historien projette sur ces sujets qui agrémentent son récit sa propre rationalité, ses mots et son monde (un monde où « intransi-

14 Fernando del Rey Reguillo (éd.), Palabras como puños. La intransigencia política en la segunda República española, Madrid, Tecnos, 2011.

15 Jesús Izquierdo Martín et Pablo Sánchez León, op. cit., p. 149 et suivantes.

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geance politique » a un sens certain). Certains historiens, comme l’américain Michael  Seidman, ne se contentent pas de projeter une rationalité ou une subjectivité du présent vers le passé  ; ils vont jusqu’à projeter une rationa-lité utilitariste, c’est-à-dire jamais vérifiée, imaginaire. Pour Seidman, qui ne distingue que deux types anthropologiques, celui du militant disposé à sacri-fier sa vie pour une cause, et celui de l’individu normal – les autres, très majo-ritaires –, la plupart de sujets de l’époque ont avant tout cherché à minimiser leurs pertes et à maximiser leurs profits. Ce schématisme réduit le champ de l’engagement politique à une marge peuplée de fanatiques et fait de la plupart des Espagnols de 1936 des victimes d’une situation de guerre qui ne peut dès lors être décrite que comme une « folie furieuse ». La dénonciation des « idéo-logies », forcément mortifères, s’accompagne de la valorisation d’une logique sociale, censée être celle de notre présent, où le libre jeu des calculs d’intérêts individuels, une fois disparues les idéologies, apporterait l’harmonie16.

Un critique de cette naturalisation parle à ce propos de « monologue des vivants » : les morts dans ces conditions n’auraient rien à nous dire de vérita-blement important ; ils sont dépassés ; ils représentent juste un moment de l’histoire de la réalisation de nous-mêmes, de notre identité pleinement réalisée de démocrates espagnols, européens et prospères17. Ils sont finalement réduits à ce que sont les mues pour un serpent vivant, réduits à leur enveloppe : leur subjectivité, disparue et sans doute en grande partie hors d’atteinte, n’est pas objet d’enquête.

Ceux qui dans l’Espagne d’aujourd’hui mettent en cause le travail des histo-riens, publicistes néo-franquistes ou mouvement de la mémoire, n’échappent pas non plus à cette familiarisation du passé.

Les plumes d’extrême droite considèrent elles aussi la réalité passée comme évidente, immédiatement accessible ; elles mettent le recyclage du récit fran-quiste de la guerre au service d’une version conservatrice – mais tout aussi légitimatrice – de la transition démocratique. L’originalité principale du récit de Pio Moa et consort a consisté, dans un contexte de forte polémique avec le Parti socialiste, à faire porter au PSOE des années trente la responsabilité de la rupture de la légalité institutionnelle lors de la grève générale insurrection-nelle de février 1934 dans les Asturies. Alors que l’historiographie classique s’entendait pour accuser les anarchistes de la fragilisation de la République du fait de leurs mouvements de grève insurrectionnelle de 1933, le nouveau récit de ces publicistes, en reprenant cette justification franquiste du coup d’État

16 On peut noter que cette conception libérale relativement classique est compatible avec les réflexions plus récentes, sur la violence et les vertus du dialogue, d’un Richard Rorty.

17 Jesús Izquierdo Martín, « Dialogar con los muertos. Juegos especulares entre la historia y la memoria », in M. Reznik y Colectivo Heterogéneo (éd.), Día y niebla, Terezín, encrucijada de poetas, Buenos Aires, Enargeis, 2012, p. 143-157.

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du 18 juillet 1936 – sur l’air de « nous n’avons pas commencé, il n’y avait plus de régime légal » –, exhumait un argumentaire pseudo légaliste contre « les socialistes », assimilant ceux d’hier à ceux d’aujourd’hui, en un mouvement de double essentialisation.

Dans ce type de récit, les morts n’ont rien à nous dire non plus. Ils sont simplement là pour donner du poids à une vision intentionnaliste, conspira-trice du passé, qui sert à condamner un ensemble vaguement identifié comme «  la gauche », un ensemble idéologique identifié comme étant une seule et même chose depuis les années trente jusqu’à aujourd’hui. Cela est facilité par le fait que cette identification est presque revendiquée par une partie de l’intel-ligentsia socialiste d’aujourd’hui, alors que le PSOE de Felipe González avait vécu depuis 1974 et pendant les trois mandatures de celui-ci (1982-1996), le dos tourné à son passé tumultueux des années trente.

Le mouvement de la mémoire met en avant quant à lui les histoires indivi-duelles et collectives des victimes du franquisme. Il compose un récit polypho-nique très fortement chargé émotionnellement, une émotion qui repose sur l’identification avec les victimes. Il s’agit de faire exister dans l’espace public la parole des sujets individuels complètement absente des grands récits des histo-riens, sujets et témoins d’abord considérés en tant qu’ils sont victimes : c’est la douleur personnelle et le traumatisme familial qui s’expriment d’abord. Certaines de ces prises de parole se font au bord des fosses communes lors des cérémonies d’exhumation et font l’objet d’un travail très intéressant de la part d’une équipe d’anthropologues de Madrid. D’autres se font aussi de plus en plus à travers la presse, lors d’inauguration de plaques ou de monuments ou sur des sites internet. L’ensemble constitue une rupture très forte avec des décennies de silence : l’évocation des assassinats, viols, tontes, tortures en tout genre, vols d’enfants était non seulement absente de la place publique pendant la dictature, mais elle fut aussi refoulée pendant la transition, au nom de la réconciliation nationale et du danger qu’il y aurait eu à « provoquer » ainsi les franquistes les plus irréductibles, en particulier au sein de l’armée18. Pire, dans l’espace privé, ces mots n’étaient pas les bienvenus car faute de reconnaissance sociale de la souffrance, faute de cadre discursif collectif, la douleur ne trouvait pas à s’exprimer car elle était en quelque sorte inaudible – cela est particuliè-rement vrai dans le cas des violences exercées par les franquistes contre les femmes –, sans compter qu’il pouvait être très dangereux de parler sous la dictature, si d’aventure un enfant venait à répéter innocemment des bribes de conversation à l’école.

18 Sur ce travail anthropologique mené sous la direction de Francisco  Ferrandiz, voir son article en ligne : « Exhumaciones y políticas de la memoria en la España contemporánea », Hispania Nova, Revista de historia contemporánea, n° 7, 2007 : http://hispanianova.rediris.es/7/dossier/07d003.pdf.

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Ce mouvement de prise de parole en Espagne a fait en outre entrer pleine-ment ce pays dans « l’ère du témoin » et permet dès lors des analyses comparées sur la place des témoins dans les récits du passé avec des aires géographiques, comme l’Europe centrale et orientale, ou l’Amérique du Sud, où cette dyna-mique existe depuis de longues années19. Mais l’évocation douloureuse des souf-frances des victimes peut à la longue se convertir en « monologue des morts » et servir, au présent, à des politiques qui trouvent dans ce passé familiarisé une justification absolue, face à laquelle il n’est pas de dialogue possible. Cela a été le cas naguère avec l’instrumentalisation de la douleur des victimes d’ETA par le Parti Populaire et les associations affines au Pays Basque. Les sujets du passé sont alors réifiés en tant que victimes et plus que l’interrogation sur leur subjectivité, c’est l’affirmation de leur souffrance qui intéresse, mais ils deviennent alors des objets, des projectiles que l’on peut se lancer d’un camp à l’autre20. Le débat sur le passé tend à devenir un conflit politique et social d’interprétation où les historiens sont convoqués pour leur capacité à valider des interprétations ou des identifications du passé réalisées en fonction d’objectifs politiques du présent, et souvent d’objectifs politiques institutionnels ou partisans. Cette validation passe la plupart du temps par l’apport documentaire ou, de façon secondaire, par le prestige des différents écrivains sur le marché du livre.

Une nécessaire pratique de l’estrangement

Le contexte espagnol que je viens d’exposer me semble appeler (à grands cris) une mise en pratique des principes de l’estrangement tels qu’ils se dégagent, article après article, de l’œuvre de Carlo Ginzburg. Dans le premier article de son ouvrage de 1998, on lit que l’estrangement est un antidote efficace contre le risque qui nous guette tous, celui de faire de la réalité une évidence21. La poten-tialité corrosive de l’estrangement dont il est question dans ce texte, si elle devient un parti pris de l’historien, peut être une arme tout à fait intéressante pour que les appropriations du passé à l’œuvre dans l’espace public apparaissent pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des interprétations intéressées. Il s’agit de faire en sorte que les acteurs d’hier nous apparaissent dans toute leur étrangeté, c’est-à-dire leur caractère étranger à nos modes de penser d’aujourd’hui. Cela implique d’aller au-delà des « faux-amis » que sont les mots que nous avons en commun.

Notons à ce titre que l’illusion de proximité avec ces acteurs est d’autant plus grande qu’ils ne nous précèdent que de deux générations et que nous connaissons des vieillards qui ont été ces acteurs du passé. L’étude des textes

19 Cette comparaison a été l’objet d’un séminaire en quatre journées d’études à l’EHEHI de la Casa de Velazquez durant l’année 2012  : http://www.casadevelazquez.org/recherche-scientifique/news/le-recit-a-lepreuve-du-passe/.

20 Jesús Izquierdo Martín, op. cit.21 Carlo Ginzburg, « L’Estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire », in À Distance. Neuf essais

sur le point de vue en histoire (1998), Paris, Gallimard, 2001, p. 15-36.

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et des images que cette époque nous a légués pourrait donc se faire à partir d’une attitude toute en recherche des petits détails, des traces de subjectivités qui ne sont plus les nôtres. Il s’agit bien sûr de la « lecture à rebrousse-poil » mais dans l’interprétation que lui donne Simona  Cerutti dans son article paru dans Critique22  : déceler dans la source des contenus qui ne sont pas immédiatement saisissables car relevant de catégories disparues ou changées, et même pousser cette attitude jusqu’aux mots qui nous semblent évidents, en une attitude d’historicisation systématique des concepts23. Cette étude à la recherche des petites dissonances qui dénoncent l’étrange peut être aussi, bien sûr, celle de la «  lecture lente  » que Carlo Ginzburg a préconisée dès ses premiers séminaires24. Ce n’est pas en effet parce que certains d’entre eux sont toujours vivants que leur subjectivité d’alors, leur « je » de 1936, n’a pas disparu, recouvert par ce que le temps a produit en eux.

J’aimerais affirmer que tout cela est d’abord une position de principe  : il s’agit de refuser, comme le fait le Proust dans l’article cité sur l’estrange-ment, et comme invite à le faire Carlo Ginzburg en amoureux de la réalité, refuser, donc que connaître signifie s’approprier la réalité, mettre un schéma sur elle25. Il s’agit de faire nôtres les doutes du même Proust sur notre capacité à connaître vraiment l’intentionnalité de l’état-major allemand en 1918. Or, on sait l’importance de l’intentionnalisme dans les lectures institutionnelles de l’histoire, dans la présentation d’un passé évident qui nous parlerait et qui exigerait de nous telle ou telle attitude conforme à ce que nous serions « ontologiquement », une ontologie légitimée par la profondeur du passé. Et il s’agit aussi de rendre compte de cette étrangeté, de rendre étrange ce que nous percevons comme étranger, ce qui implique de réfléchir à une manière d’écrire peut-être expérimentale, qui puisse dé-familiariser une réalité passée que les politiques de mémoires des uns et des autres ne cessent de présenter comme évidente. Cela signifie aussi prendre en compte les habitudes de lecture du public : surprendre le lecteur par une forme inattendue est un des objectifs avoués de l’écriture de l’histoire pratiquée par Carlo Ginzburg. On peut voir cela comme le regard dans un miroir déformant, un miroir dans lequel nous cessions de nous trouver beaux ou de chercher l’image que nous pensons être la nôtre, où nous prenions le risque de nous voir autrement, comme dans ces images d’autrefois d’où le mot grotesque a tiré son sens.

22 Simona Cerutti, « À rebrousse-poil : dialogue sur la méthode », Critique, 2011/6, n° 769-770, p. 564-575.

23 L’histoire des concepts devient d’autant plus importante que nous nous rendons compte que les sujets d’hier ont constitué leur subjectivité à travers des relations sociales et une façon de dire le monde qui dépendaient étroitement du dictionnaire qu’ils avaient à leur disposition, du cadre conceptuel qui était celui de leur lieu et de leur époque, cadre qui laisse voir de nombreux cas d’homonymie avec notre propre vocabulaire, mais qui relève d’une valeur, d’un usage et d’une configuration des concepts bien différents des nôtres.

24 Notamment celui qui a donné lieu, avec Adriano Prosperi, à la publication de Giochi di pazienza. Un seminario sul “Beneficio di Cristo”, Turin, Einaudi, 1975.

25 Carlo Ginzburg, « L’Estrangement », art. cit.

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À ce titre, une première porte d’entrée pour dé-familiariser la guerre de 1936 peut être celle du mythe. Deux  auteurs d’un livre intitulé 1936. La guerre civile et nous, se sont arrêtés sur cette question du mythe et l’ont trans-formée en un outil d’estrangement en s’appuyant sur sa « capacité à mettre entre guillemets la tradition propre et celle d’autrui » pour reprendre les mots du commentaire sur La forge de vulcain de Velázquez, dans l’article « Mythe » du même ouvrage sur le point de vue en histoire26.

Comme je l’ai déjà évoqué, des publicistes néo-franquistes à succès ont accusé les historiens (généralement progressistes) de bâtir un mythe de la guerre de 1936 et ont présenté leurs propres livres comme la vérité, une vérité sensée être « définitive ». Les historiens qui ont daigné répondre ont retourné l’accu-sation dans les mêmes termes (la vérité contre le mythe) et avec le même style d’argumentation basée sur l’idée que les documents parlent d’eux-mêmes. Ils n’ont en général pas montré (au contraire de ce que d’autres historiens avaient fait dans les années 1960 face à la propagande du régime franquiste) à quel point ce qui péchait était l’interprétation des documents par les publicistes en question ; ce ne faisant pas, ils ont tout mis en oeuvre pour masquer le fait que eux aussi, historiens professionnels, interprétaient les documents, évitant ainsi qu’on leur pose des questions sur les fondements de leur interprétation. Nos deux auteurs montrent que ces fondements sont ceux du récit hégémonique de la transition démocratique, récit de la guerre comme folie collective et de la nécessaire réconciliation. On peut appliquer ici le raisonnement que l’on trouve à la fin de l’article « Mythe » déjà cité : identifier ce récit comme un mythe, c’est l’identifier comme récit déjà raconté, récit que l’on connaît, qui est partagé, et qui a en son cœur un nom, ni vrai, ni faux. Ce nom c’est celui de « guerre civile » ou de « guerre fratricide ». Ces expressions portent en elles l’interprétation hégé-monique de la guerre de 1936. Pour la rendre étrange, il faut s’intéresser non seulement au sens que les mots employés par les acteurs avaient pour eux, mais aussi à la centralité de tel ou tel concept. Or l’emploi de l’expression « guerre civile » est extrêmement minoritaire de 1936 à 1939, il n’est pas certain que son sens soit le même et enfin d’autres concepts permettent de définir la réalité de la guerre d’alors (« croisade », « révolution »). Aujourd’hui, c’est la critique politique vis à vis de l’ordre hérité de la transition qui fait que ce discours de la « guerre fratricide » n’est plus reçu comme si évident. La naturalisation des sujets passés au service d’une vision des Espagnols conforme à la morale dominante de la transition démocratique se brise contre la réalité de la crise multiforme vécue par le pays aujourd’hui. La porte de l’estrangement est ouverte, des historiens pourraient bien la franchir.

Pour cela, il faudra qu’ils cessent de considérer la distance elle aussi comme une évidence donnée par l’éloignement temporel. La distance n’est pas plus le fruit de cet éloignement que la conséquence de l’accumulation d’un savoir

26 Jesús Izquierdo Martín et Pablo Sánchez León, La Guerra, op. cit. ; Carlo Ginzburg, « Mythe. Distance et mensonge », in À distance, op. cit., p. 37-72.

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objectif et de la neutralité de l’historien. L’historien du XXe siècle a tendance à prétendre compenser le manque de profondeur chronologique par une affirma-tion de sa neutralité, de la suspension de son jugement. Or l’importance conférée à l’idée même de sa neutralité ou de son parti pris dénonce la familiarité depuis laquelle il considère ce passé. La distance induite par l’estrangement implique un certain regard, une attention aux traces de l’étrangeté, un travail véritable ; elle n’est pas donnée, pas plus qu’elle n’est le résultat d’une ascèse ou d’une fermeté éthique. En plus de relever d’un choix axiomatique de l’historien, elle est le résultat d’un effort de lecture et donc sans doute aussi d’un certain métier. Elle peut viser l’inattendu, comme cette lecture des romans de chevalerie dont il est question dans un autre article de Carlo Ginzburg (dans Le Fil et les Traces) : on peut lire les fables pour dégager des vérités sur les subjectivités du passé27. On peut aussi lire les témoignages d’acteurs du XXe siècle de la même façon. On a là le sens original donné, je crois, à l’idée de lecture des sources à rebrousse-poil : les lire comme autre chose que ce pour quoi elles ont été produites. Or, dans la mesure où, comme le fait remarquer Simona Cerutti dans le même article, une très grande partie de nos sources sont des sources normatives, en particulier les sources juridiques, cette lecture de l’estrangement qui s’impose est une lecture forcément corrosive28.

On peut opposer même ces vérités sur les subjectivités du passé à la vérité projetée par les sources normatives au sens où celles-ci ne font pas que décrire la réalité  ; leur description est souvent prescription, elle relève des discours performatifs qui ont vocation à s’imposer aux acteurs et notamment à les iden-tifier, c’est-à-dire à les saisir et à les tenir dans un certain ordre discursif qui est aussi un ordre du monde29. Leur regard sur le passé, le regard des institutions, est celui de la perspective et c’est sans doute grâce à cela qu’elles soumettent et transforment le monde. La parole des acteurs non institutionnels y est située comme contrepoint à la norme, mais elle est considérée comme n’étant pas véritablement une parole. C’est Jacques Rancière qui exprime cette idée :

Le meilleur exemple en est le Montaillou village occitan d’Emmanuel Le Roy Ladurie. L’historien part des actes du procès. Mais sa question ne porte pas sur le matériel juridique comme tel. Elle n’est pas de savoir si les accusés étaient vraiment hérétiques, les témoignages véridiques ou les transcriptions exactes. Elle est de savoir de quel type de réalité ces témoignages sont l’indice, comment ces gens ont vécu l’hérésie. Et sa réponse est finalement qu’ils ne l’ont pas vécue comme une pensée. Elle n’était pas chez eux une interprétation des textes sacrés au moyen de théologies ou de philosophies qu’ils se seraient appropriées par des voies plus ou moins anormales. Elle était l’expression de leur manière de vivre normale, la projection céleste du

27 « Paris, 1647 : un dialogue sur fiction et histoire », in Le fil et les traces. Vrai faux fictif, Paris, Verdier, 2010, p. 117-140.

28 Simona Cerutti, « À rebrousse poil », art. cit., p. 569.29 On peut relire à ce propos le célèbre livre de l’anthropologue Mary Douglas, Comment pensent

les institutions, Paris, La Découverte, 2010.

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mode d’être d’une communauté marquée à la fois par la chaleur de l’intimité villageoise et par la distance du village montagnard par rapport aux centres de la culture normale. Cette réponse est portée par une poétique qui s’insinue dans l’intimité des villageois pour suivre avec eux le chemin qui va de la terre familière au ciel idéal. Cette poétique est déjà une décision sur le statut de ces hérétiques. (…) la règle de méthode recouvre en fait une décision philosophique et politique, celle qui hiérarchise deux sortes de parole : celle qui fait acte et celle qui fait seulement indice. La parole des juges ou celle des théologiens fait acte. Celle des hérétiques de village, elle, fait seulement indice de la « culture du village ». La distinction, ici encore, remonte à Aristote : il y a la parole (logos) qui met le juste et l’injuste en discussion et il y a la voix (phonè) qui exprime plaisir ou souffrance. C’est là le fond de la question sur laquelle le récit de l’historien décide : avant de savoir si les paroles peuvent par elles-mêmes attester le réel, il faut savoir qui parle et quelle parole est reçue comme l’expression d’une pensée30.

Ce que fait Carlo Ginzburg avec Menocchio, selon Rancière, c’est de rompre avec cette logique pour montrer la capacité des gens ordinaires à élaborer des idées extravagantes et à les soutenir jusqu’au bout ; cela va contre l’interpréta-tion dominante de l’hérésie qui la ramène à la normalité d’une religion popu-laire. Cela ne demande pas seulement une grande attention pour percevoir le moment où la parole du sujet s’infiltre dans le discours de l’institution, cela requiert aussi une attitude volontaire, une prise de décision que l’on peut quali-fier de politique : il s’agit de décider que Menocchio a une parole et pas seule-ment une voix.

Pratiquant ainsi une histoire en quête d’estrangement, il me semble que l’on s’éloigne d’une idée classique de la distance, celle que Carlo Ginzburg lui-même analyse dans un article sur la perspective, et dont le noyau conceptuel comporte l’idée de supériorité sur les vérités passées (la supériorité du verus Israël dans l’article en question). Passées, ces vérités seraient dès lors dépassées, moins vraies que notre vérité à nous qui nous considérons nous mêmes comme le produit de notre histoire ; une histoire qui serait celle de la réalisation de notre commu-nauté (qu’elle soit celle d’un peuple élu, d’une nation ou d’une classe) et dont les historiens seraient chargés de mettre en lumière la logique interne, les lois cachées31. Si cette histoire a dominé, c’est qu’elle s’est construite comme une parole institutionnelle dont les historiens étaient en quelque sorte des aèdes platoniciens chargés d’exprimer une idée qui leur venait d’en haut.

30 Jacques Rancière, « De la vérité des récits au partage des âmes », Critique, 2011/6, n° 769-770, p. 474-484, citation à la p. 482.

31 « Distance et perspective. Deux métaphores », in À distance, op. cit., p. 147-164.

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Conclusions

À la fin de cet article, Carlo Ginzburg s’exclame  : « Qui s’emparera de notre notion de l’histoire et la fera sienne, tout en en rejetant peut être le noyau conceptuel, exprimé par la métaphore de la perspective ? »32. La réponse pourrait être  : Carlo  Ginzburg lui-même. Pourquoi ne pas penser en effet que l’estrangement est précisément ce qui nous situe en dehors de ce noyau conceptuel de la perspective, ce qui nous permet de considérer les sujets d’hier comme aussi étranges que ceux d’avant-hier, mais vraiment étranges et non pas comme la réalisation presque parfaite de ce que nous sommes aujourd’hui (plus parfaite que ceux d’avant hier en tout cas) selon une logique de progrès continu. Une histoire où la vérité des discours des institutions et des producteurs de norme est passée au crible d’une vision conflictuelle qui n’est pas seulement celle de points de vue différents ou multiples. Le dialogue, le conflit des visions de la réalité n’est plus celui de deux ou plusieurs observa-teurs contemporains mais celui que l’historien organise entre le présent de ses propres catégories et le passé qu’il envisage : la vérité qu’il produit n’est pas, n’est plus, la vérité sur ce que nous sommes, supérieure à la vérité du peuple de l’ancienne alliance, mais la vérité sur ce que nous ne sommes pas.

L’historien, en allant chercher dans ce pays étranger qu’est le passé « ce que nous ne sommes plus, ce que nous ne sommes pas » rapporte cette étrangeté et la verse aux débats du présent. Il peut grâce à cette attitude tenir à égale distance la vieille perspective et l’identification émotive et nous rendre étranges à nous-mêmes, ou au moins nous rendre moins perméables aux discours insti-tutionnels d’identification qui s’appuient sur le passé. En rendant étranges les identités de nos grands-parents, il peut enfin briser le cercle du récit du passé traumatique en créant de la distance entre les victimes et les souffrances passées, leur passé de souffrance, et effrayer ainsi les fantômes du passé familial.

François Godicheau IUF

EA 4574 SPH Université Michel de Montaigne Bordeaux 3

[email protected]

32 Ibid., p. 163.

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Résumé

Cet article est une tentative d’utilisation de la notion d’estrangement pour l’histoire de périodes très récentes. Ces périodes présentent une combinaison de deux difficultés qui rendent la pratique de l’estrangement particulièrement nécessaire à l’écriture de l’histoire : d’une part, la force des politiques de mémoire, dont l’Espagne actuelle est un exemple saisissant, et d’autre part, une tendance à la naturalisation du passé liée à une conception linéaire de la notion de distance.

Mots clefsEstrangement, histoire et mémoire, vérité, écritures du passé, Espagne.

AbstractThis article tries to improve the notion of straniamento for recent historical times. These times present a combination of two problems that make necessary the practice of straniamento in the writing of history: on a hand, the strength of the politics of memory, specially in Spain in the present, and on the other, an inclination toward the naturalisation of the past, due to a linear concept of distance.

KeywordsEstrangement effect, history and memory, truth, historiography, Spain.

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Le distant et le familier.Giorgio del Giglio « Pannilini » et son lecteur

Florence Buttay

La lecture des écrits d’un voyageur du XVIe siècle implique une double distance  : la distance temporelle entre le voyageur et nous, qui le lisons aujourd’hui, et la distance, géographique et donc aussi culturelle, dont le voyageur rendait compte pour ses lecteurs contemporains. Dans le cas du voyageur, bien oublié, qui fait l’objet de ces pages, Giorgio  del  Giglio « Pannilini  » (1507  ?-1579  ?), cette distance géographique n’est pas le seul écart qui le séparait de ses lecteurs. D’origine incertaine, probablement issu d’une famille marrane exilée en Italie à la fin du XVe siècle, Giorgio a exercé de multiples activités, la plupart liées au renseignement, et navigué aux marges de la Méditerranée chrétienne, tantôt côté turc, tantôt côté chrétien et, de ce côté-ci, tantôt au service de Florence, tantôt au service du pape, tantôt au service de l’Espagne. Il a embrassé par deux fois la religion musulmane et est revenu par deux fois dans le giron de l’Église, non sans être tenté par le calvinisme. Son nom varie au cours des années 1550-1560 : il signe Giorgio del Giglio, puis Pannilini, puis De Franceschi Pannilini, usurpant des noms de famille siennois respectables. L’écart de Giorgio del Giglio par rapport à ses contem-porains de la péninsule italienne est à la fois son problème et le moyen qu’il a choisi pour le résoudre. Le but de l’écriture de ses volumineux manuscrits est en effet, on le verra, de réduire sa propre étrangeté à la société chrétienne dans laquelle il cherche une place et, en même temps, seule cette étrangeté, seule sa connaissance intime du monde turc, sa « perizia nelle cose de’ Turchi », grâce à ses séjours prolongés au milieu d’eux et à son identité trouble de renégat, lui assurent l’oreille de protecteurs et donc les moyens de vivre dans cette société italienne de la deuxième moitié du XVIe siècle. D’où une tension constante dans son écriture entre le distant et le familier. Le distant est ramené au familier ou doit permettre de rêver une transformation du familier. L’« estrangement » est ainsi une notion très pertinente pour appréhender la distance de Giorgio à ceux qu’il voudrait ses compatriotes. Mais elle est tout aussi utile à l’historien pour appréhender les textes que Giorgio produit ; des textes qui, au premier

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abord, relèvent largement de l’illisible. Or, si un texte est incompréhensible, ou illisible ou écrasant d’ennui alors qu’il suscitait la curiosité, alors quelque chose a bougé dans les 500 ans qui nous en séparent, qui nous le rend illisible. C’est cet écart même qui devient objet d’enquête.

Giorgio del Giglio et son œuvre

L’enquête entreprise autour de Giorgio peut paraître étrange : personnage mineur, petite main des réseaux diplomatiques tissés entre l’Italie et l’Orient méditerranéen, il colporte des informations médiocres. Il suscite à juste titre la méfiance de nombre de ses interlocuteurs. L’un d’eux, autre informateur au service de Côme de Médicis, le traite de « mariuolo fallito »1.

Mais il a consacré beaucoup d’énergie à la rédaction d’ouvrages volumineux. Deux gros manuscrits témoignent de cet effort. Conservés respectivement au Vatican (fonds Barberini latini) et à Sienne (Bibliothèque degli Intronati), ils sont intitulés Viaggi ou Il Gran Viaggio, mais ils tiennent autant du livre de famille, de ricordanze, de l’atlas, du récit de conversion… Ils ont été rédigés entre 1564 (version perdue) et 1580 environ, quand, après deux conversions à l’Islam, en 1550 et 1560, il revient en Italie et en chrétienté apparemment définitivement2. Les volumes conservés ne sont sans doute pas les seuls que l’auteur ait produits. En effet, Giorgio semble avoir été atteint d’un prurit d’écriture de soi. Il n’a de cesse de reproduire et de retravailler le récit de sa vie, variant sans cesse la chronologie, les faits, les personnages. On le voit aussi bien dans ces manuscrits que dans les lettres qu’il a écrites aux puissants pour vendre ses services et qui sont parvenues jusqu’à nous (adressées au grand duc de Toscane, à la République de Gênes, au vice-roi de Naples, etc.)3.

Les deux  manuscrits conservés sont certes très proches dans la trame générale du contenu, mais le manuscrit de Sienne fournit de nombreuses infor-mations divergentes ou complémentaires par rapport au manuscrit Barberini. Plus que deux versions, ce sont deux livres traitant des mêmes objets. La version siennoise a d’évidence été commencée bien après ce dernier. En effet, le Barb. Lat. 4791 s’intitule Viaggio comenciato damme Giorgio Gilii Pnnolini della cicta

1 Archivio di Stato Firenze, Mediceo del Principato, 484, fol.  117, lettre du bailo Albertaccio degli Alberti, de Pera, 1er avril 1560.

2 Biblioteca Apostolica Vaticana, fonds Barberini latini, ms. 4791 et Biblioteca Comunale di Siena, ms. L. IV, 39. Sur tout cela, voir Florence Buttay, « Les captivités de Giorgio del Giglio Pannilini », in François Moureau (éd.), Captifs en Méditerranée (XVIe-XVIIIe  siècles), Paris, PUPS, 2007, p. 59-76.

3 Florence Buttay, «  Lettres d’un imposteur. La construction épistolaire d’une identité  : Giorgio del Giglio Pannilini (v. 1507-v. 1580) », in Jean Boutier, Sandro Landi, Olivier Rouchon (éd.), La Politique par correspondance : les usages politiques de la lettre en Italie, XIVe-XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2009, p. 65-86.

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di Siena per Asia Africa Europa per mare et per terra comenciato ellanno del nostro Signore 1542 fino illanno nel 1564, tandis que le manuscrit de Sienne donne le terminus de 15794. Pourtant Pannilini continue l’écriture du manus-crit romain bien au-delà et la dernière mention est celle de la naissance de son fils Gian Paolo, le 10  janvier 1579, justement5. Peut-être commence-t-il à copier le manuscrit des Intronati quand il estime à peu près achevé le manuscrit romain, même si aucun des deux ouvrages n’est véritablement clos. Cependant les Voyages de Sienne ne contiennent pas ces annotations journa-lières et personnelles qui rapprochent le manuscrit romain d’un livre de ricor-danze (naissance des enfants, comptes, recettes…). Il semble être une mise au propre pour une circulation voire une possible publication, ainsi que le suggèrent la mise en place et la numérotation des cahiers. On remarque aussi la mention « copiato » répétée entre les fol. 1 à 6 qui conduit à envisager une autre copie, dont le manuscrit des Intronati serait le prototype. Les Voyages de Pannilini ont en effet connu une circulation manuscrite, quelques érudits toscans du XVIIe siècle citent les voyages de « Pancrolini » ultime variation sur son nom, issu soit d’une mauvaise lecture de Pannolini soit d’un ultime masque de l’auteur dont on n’aurait pas d’autre trace.

On peut distinguer deux temps dans la rédaction du manuscrit vatican, qui est donc la version la plus ancienne de l’ouvrage qui nous est parvenue, sachant que cette rédaction s’est étendue, d’après les indications contenues dans le texte, sur une quinzaine d’années.

1. Le projet initial (fol. 1-154v) correspond au titre : il s’agit du récit de la vie de l’auteur de sa naissance à son reniement (1545-1550) suivi de tous les voyages effectués au service du Grand Turc jusqu’en 1559 ; enfin le retour, en deux  fois, à la Chrétienté (1559-1565 ou 1567). Les dates données par Giorgio del Giglio sont souvent contradictoires.

2. Par la suite  (à partir du fol.  155)  : l’auteur cherche à la fois à rendre compte des connaissances accumulées pendant ces années de voyages et à pour-suivre le récit de sa vie. Il consacre en particulier plus de 100 feuillets à un Isolario (fol. 176v-287), description de toutes les îles de toutes les mers de l’Ancien et du Nouveau Monde. Mais on trouve aussi une histoire et description de la cour du Grand Turc, des planches de botanique. Enfin l’auteur raconte sa participation à l’expédition avec Don Juan d’Autriche, au début des années 1570.

Le manuscrit du Vatican, comme celui de Sienne, est entièrement de la même main, agrémenté de nombreux dessins à la plume, quelques fois rehaussés de couleurs : plans de villes, plantes, navires, paysages… (illustration 1)

4 BAV, Barb. lat. 4791, fol. [IV]r. Sienne, BC, ms. L. IV. 39, fol. 1r : Il gran viagio comenciato da me Giorgio de Francieschi Pannilini della citta di Siena per Asia e Africa Europa per mare et per terra comenciando nellanno del nostro Signore 1507 in fino nel 1579.

5 BAV, Barb. lat. 4791, fol. [III].

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On remarque que, bien qu’il y ait plusieurs temps de rédaction, le projet se répète sur le schéma suivant : un développement biographique est suivi d’un déploiement de connaissances. La vie et les tribulations de Giorgio del Giglio jusqu’à son reniement sont suivies de «  voyages  » qui donnent lieu à tout une série d’informations géographiques, botaniques, historiques… Le récit du retour en chrétienté constitue une nouvelle tranche autobiographique, à nouveau suivie d’une description du monde (l’Isolario) et d’autres informa-tions historico-géographiques. Enfin, une dernière séquence fait dialoguer deux récits autobiographiques : visions astrologiques/voyage avec les troupes de Don Juan d’Autriche 1570-1573 – récit soi-disant autobiographique d’un concile des religions. Malgré les errements, et en comparant avec le manus-crit de Sienne, ce projet liant étroitement autobiographie, voyages et savoirs se précise : le voyage sert un projet de somme du savoir qui est un projet de description du monde.

Ces manuscrits constituent ainsi des documents fascinants où Giorgio se montre très disert sur la comparaison et la concorde des religions, ou encore la supériorité de la foi des renégats réconciliés, à une date où ce genre de sujets peut vous coûter la vie. Mais c’est aussi un grand dissimulateur, affabulateur, usurpateur (il se fait appeler Pannilini à partir de 1564, avant de préférer se dire De Franceschi Pannilini). On peut mesurer l’écart entre ce qu’il raconte et ce qu’il a fait en retrouvant sa trace dans les archives italiennes. En parti-culier pour les années 1560 peuvent être reconstituées grâce aux correspon-dances conservées aux archives d’État de Florence.

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Qu’est-ce que l’historien peut faire de ce genre de textes ?

Quand j’ai commencé à travailler sur ce personnage, j’ai cherché la collabo-ration de spécialistes, ottomanistes notamment, et souvent (pas toujours heureu-sement) ils sont restés sceptiques : Giorgio n’est pas un personnage représentatif, il est un escroc et un affabulateur, on ne sait presque rien de lui, ce qu’il raconte n’est pas original, ses connaissances sont loin d’être en pointe, il n’est pas une source intéressante, fiable, etc. Ces livres peuvent en effet ressembler aux soli-loques d’un petit bonhomme marginal et divagant et l’on peut se demander s’ils constituent un objet d’étude sérieux. De ce point de vue, la notion d’« excep-tionnel normal » développée par Carlo Ginzburg a été précieuse pour ce travail. Réfléchissant sur l’« exceptionnel-normal » Menocchio, vingt ans plus tard, à la demande de Denis Thouars, il défend le parti de l’étude de cas étranges : « Je dois dire que l’idée que qu’on ne pourrait généraliser qu’à partir de cas moyens, de cas normaux (ou du moins considérés comme tels) ne me paraît pas seulement paresseuse : elle me semble insensée […]. La notion d’“exceptionnel normal” –  selon l’oxymoron particulièrement efficace proposé par Edoardo Grendi – souligne la possibilité qu’un document rare, du point de vue statistique, “excep-tionnel” donc, puisse éclairer un phénomène social diffusé et “normal”  »6. Carlo Ginzburg explique ensuite la méthode qu’il cherche à appliquer à de tels cas, afin d’embrasser une réalité sociale complexe.

Aujourd’hui je proposerais de considérer un individu comme le point d’in-tersection d’une série d’ensembles différents qui ont chacun des dimensions variables. Un individu appartient à une espèce (homo sapiens sapiens), à un genre sexuel, à une communauté linguistique, politique, professionnelle et ainsi de suite. Parmi ces ensembles il y a aussi celui qui se fonde sur les empreintes digitales et qui comprend un seul individu. Mais identifier un individu par ses seules empreintes digitales n’est licite que dans une optique policière. L’historien doit partir de l’hypothèse que chez tout individu quel qu’il soit, et même le plus anormal (et presque tout individu l’est-il, ou du moins peut-il apparaître tel) coexistent des éléments plus ou moins générali-sables. L’anomalie sera le résultat des réactions réciproques de tous entre tous ces éléments. Ainsi, parler d’anomalie de manière absolue n’a aucun sens.

Considérer un homme comme un point d’intersection, comme un carre-four qui permette de voir loin dans plusieurs directions, c’est ce que j’aimerais faire de l’étude entreprise autour de Giorgio del Giglio, un homme à la char-nière entre différentes manières de voir et de parler du monde.

Je travaille ainsi dans deux  directions  : d’une part, un marginal comme Giorgio  del  Giglio Pannilini, est engagé dans un processus permanent de construction de son identité (pour lui et les autres). Construction par l’écri-

6 In Denis Thouard (éd.), L’interprétation des indices. Enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2007, p. 42-43.

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ture, c’est ce dont il nous reste des traces, mais aussi, étroitement lié, en son temps, par la parole. Il s’agit donc d’une enquête sur la manière dont un homme socialement mal intégré se présente, se représente, se fait connaître. C’est une enquête aussi sur la manière dont, à cinq siècles de distance, l’historien peut à son tour tenter de l’identifier, de le replacer comme un morceau de puzzle dans le paysage politique, culturel, religieux de l’Italie de son temps et jusqu’où il peut le faire. D’autre part, ce travail cherche à reconstituer la culture d’un tel homme. Ce voyageur obscur déroute à la fois par son italien confus et ses récits où merveilleux et affabulation occupent une place importante, plus importante que dans les récits de voyageurs contemporains sur lesquels les spécialistes se penchent d’habitude. C’est ce qui suscite le mépris souvent des rares personnes qui s’aventurent du côté des livres de Giorgio del Giglio. Pourtant, le carac-tère périmé ou fabuleux des savoirs (géographiques, botaniques, historiques) qu’il véhicule est passionnant pour qui s’intéresse à la circulation des savoirs en Méditerranée. Ces manuscrits témoignent des connaissances accessibles à un « idiota », « illiterato » (c’est-à-dire qui maîtrise la lecture et l’écriture du verna-culaire mais reste en dehors de la sphère du latin) et qui vit « amphibie » (pour reprendre le mot de Natalie Zemon-Davis au sujet Léon l’Africain) d’une rive à l’autre de la Méditerranée, de l’Islam au christianisme, de l’économie légale à la contrebande, de la diplomatie officielle à l’espionnage.

De ces directions d’enquête découle le parti-pris de ne pas masquer le travail de l’historien, les interrogations posées, résolues ou non, les fausses pistes, etc., parce que de tels documents invitent à une réflexion sur le sens et la valeur des textes. La démarche anthropologique est à cet égard un modèle. Ainsi, l’enquête passionnante de Monder Kilani, sur les fonctions de l’écrit dans la société d’une oasis tunisienne est exemplaire7. Il ne s’agit pas d’une monographie classique. L’auteur a l’ambition de décrire une société oasienne sans gommer le cheminement par lequel il a établi sa relation avec ce « terrain et a construit la compréhension des objets sociaux et culturels qu’il y décou-vrait ». Il ne laissera pas, du travail qui l’a conduit, que la figure lisse du narra-teur scientifique, « transfiguré en autorité neutre autant qu’omniprésente ».

L’aurais-je voulu sous cette forme que cet ouvrage aurait manqué son but qui est de saisir le mouvement propre à toute construction de connaissance, connaissance de l’anthropologue bien sûr, mais aussi connaissance de l’oasien qui construit son identité, la négocie et la légitime dans un contexte d’inte-ractions multiples. Un tel souci, à l’évidence, ne s’accommode pas d’un texte monologique, fermé sur lui-même et coupé de ses conditions de production8.

Dans l’étude des écrits de Giorgio del Giglio également, l’objectif est de reconstituer une construction de connaissance par l’écrit destinée à produire et à défendre une identité.

7 La construction de la mémoire. Le lignage et la sainteté dans l’oasis d’El Ksar, 1992.8 Ibid., p. 14.

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Monder Kilani montre comment son sens historien du document est bousculé par l’usage qu’en font les habitants de l’oasis d’El Ksar et il rapporte les impasses dans lesquelles il s’est trouvé9. L’enjeu n’est pas seulement l’hon-nêteté (qui ne doit pas se « transfigurer en autorité neutre autant qu’omni-présente ») ; il s’agit aussi mais aussi de pouvoir suivre les choix opérés pour aborder ces documents. D’autres choix possibles étaient possibles, sans que leur exposition invalide le discours scientifique, mais au contraire permette au lecteur de juger de sa pertinence. Cela permet aussi de montrer avec quels a priori un chercheur issu d’une certaine tradition académique aborde un texte, une œuvre d’art, etc. Intégrer cela au processus d’écriture, c’est se donner une chance de pouvoir penser contre soi  : traquer son objet, en histoire, passe aussi par une lutte contre soi, avec son outillage intellectuel, contre ses auto-matismes, contre le formalisme, le conformisme introduit par le fait même de devoir respecter une forme d’écriture académiquement acceptable.

Le travail autour des dessins de Giorgio mérite d’être racontée, à cet égard. Ils m’ont beaucoup frappés par leur aspect oriental, sans que je sois évidemment en aucun cas spécialiste et capable de les inscrire dans une tradition graphique particulière (illustration 2). En même temps, la technique employée est tout à fait italienne (Giorgio dessine à la plume sur une esquisse à la sanguine) et dans cette vision, on retrouve des éléments iconographiques bien connus. J’ai présenté ces dessins à plusieurs spécialistes de l’art ottoman qui ont cherché avec moi de quel Orient ils relevaient. Ils n’identifiaient rien, pas d’influence précise mais confirmaient leur origine ou leur influence orientale. Et puis, un jour, en feuilletant des herbiers italiens, je me suis proposé de penser contre mon premier mouvement : étaient-ils si orientaux ou orientalisants ? L’Orient que j’y voyais (dans la forme des yeux ou des montagnes, par exemple, dans l’ornementation des bordures et le traitement ornemental des surfaces (murs, coques des bateaux, etc.) relevait peut-être d’un code de représentation qui m’appartenait. L’enquête n’est pas finie…

9 « Voici une société, qui depuis toujours connaît l’écriture, où le prestige de la culture savante est grand et où la plupart de ses membres savent lire et écrire et qui, pourtant, développe un rapport particulier au document, au point de faire vaciller la frontière que l’on pose habituellement entre le registre de l’oral et celui de l’écrit. L’usage qui est fait ici du document écrit participe d’un mode d’action qui déplace la fonction habituelle de l’écrit comme inscription d’un contenu, d’un sens vers une fonction purement illocutoire. Ce qui compte le plus dans la stratégie rhétorique des oasiens, c’est moins la désignation du contenu du document que l’acte même qui le désigne. C’est l’acte de langage qui compte (…). Chez les oasiens, le discours construit le document et s’y substitue dans le cadre d’une stratégie de la croyance et de la conviction ».

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La distance entre Giorgio et son lecteur et ses astuces pour la réduire

Giorgio est un grand conteur voire un bonimenteur, le lecteur est donc très présent. Le lecteur ou plutôt les lecteurs, car il s’adresse à « voi lettori » ou « lectori », rarement au singulier. Giorgio l’interpelle, lui demande d’at-tendre, crée du suspens, s’inquiète qu’il s’ennuie, répète qu’il veut et va tout lui dire sans rien omettre… Par exemple, il raconte ainsi comment il passe de l’Afrique du Nord en Égypte en traversant le désert : « Je ne veux pas manquer de vous dire, à vous autres lecteurs, les conditions et le temps qu’il faut pour passer la mer de sable, même si de tout ce chemin j’ai peu à raconter sinon qu’on a marché. Cependant, pour ne rien négliger, je me dois de vous faire la description des conditions et du temps qu’il faut pour traverser ». Un peu plus loin, justifiant la description de la ville de Syène, il répète : « Je marchais par toute la ville, c’est pourquoi je suis forcé de vous en faire le plan et la descrip-tion parce qu’il me semble que ce serait un tort ne le taire et ainsi je ne peux manquer de vous avoir tout dit »10.

10 BAV, Barb. lat 4791, fol. 23v et 24 : « Non voglio manchare ad voi altri lettori di non dirvi il modo ettenpo che si passa il mare renoso con tutto che in questo camino nonarei addirvi altro che caminare ma per non lassare cosa arretro so forzato ad farvi la discritione il modo eltenpo che si passa [Description de la ville de Syène] chaminai tutta la città dove che qui di sotto so forzato farvi la pianta ella discritione per che mi pare che si faria torto attaciella et con questo io non posso manchare di non dirvi il tutto ».

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Il dit régulièrement qu’il n’est pas un savant, mais un praticien, comme si son lecteur était plus savant que lui. Prenons l’exemple de la description de Babylone, qu’il confond avec un faubourg du Caire, comme c’est souvent le cas dans les descriptions anciennes de la ville, mais au XVIe siècle cette confu-sion est levée et elle est d’autant plus étonnante que son voyage au Caire n’est pas fabuleux.

J’ai voulu voir toute chose par le menu pour vous en donner un rapport clair et complet (…) il faut que vous sachiez que je ne mets pas la moitié de ce que j’ai vu parce que cela me paraît une histoire longue et aussi pour laisser la possi-bilité de le vendre et de le faire circuler : si je mettais tout cela ferait un livre si gros qu’il fatiguerait bien des lecteurs, surtout à ceux à qui plaisent ces (récits de) voyages, les savants et les marcheurs (…) moi je suis dépourvu de savoir de quelque sorte que ce soit, ce que j’écris n’est que le fruit de la pratique, d’avoir vu et cheminé et ainsi je ne livre que des souvenirs, laissant le reste à qui le corrigera le mieux11.

Le lecteur n’est jamais identifié, il n’y a pas de dédicace, pas de destina-taire explicite. Cependant, cet interlocuteur est posé comme italien, catholique (« latin » selon le terme de l’auteur) et connaissant différentes régions d’Italie. Giorgio fait en effet de nombreux parallèles dans ses descriptions avec des villes italiennes (Rome et Venise, en particulier). En dehors de la coquette distance de savoir posé entre un lecteur supposé savant et le « pratico » Giorgio, l’auteur se place dans une même communauté. Il appelle souvent une complicité en évoquant un parallèle  : « Nous dirions en Italie… » ou tel rite «  ressemble, dirions-nous nous autres », au baptême, etc.

L’écriture de ses voyages, qui tiennent plus de la description du monde médiéval que du récit de voyage proprement dit, comme les récits autobiogra-phiques où il ressasse de plusieurs manières son « origine » et ses tribulations de renégat, cherche constamment, tout en témoignant de contrées lointaines et d’expériences de la dissemblance, à réduire la distance qui sépare Giorgio de son lecteur. Il essaie de rapprocher le dissemblable et le lointain de lui de deux manières. La première est partagée par de nombreux voyageurs, consiste à établir sans cesse des comparaisons avec le monde du lecteur : en matière de climat, de botanique ou de coutumes, le renégat prend toujours le monde italien et catholique comme étalon. La deuxième, plus étrange, semble être de rapporter des clichés tout à fait éculés sur les lieux traversés, voire (comme dans le cas de Babylone, placée près du Caire) en reprenant des erreurs anciennes

11 Ibid., fol. 54 : « O volluto veder(e) ogni cosa minutamente per darvi chiaramente adguaglio del tutto […]voi ave(te) di pensar(e) che no(n) metto lameta di quel che ovisto per che mi pare che sia una longa storia et anchora lo fo per dar(e) piu spaccio di spidimento per che mettendo cosa per chosa saria uno volume tanto grande che in crescieria amolti e massimo ad quelli che piacieno questi viaggi li scienti elli caminatori […] io so privato di ogni sorta di scienzia q(ue)l che scrivo et solo praticha in avere visto et caminato et cosi ne fo solo un richordo riservando il resto ad chi corraggiera meglio ».

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dénoncées par tous les voyageurs du XVIe siècle. Certes, en ce qui concerne la Chine, on peut imaginer que Giorgio ne s’y est pas rendu et qu’il ne puise pas aux sources les plus récentes ou les plus fiables pour la décrire. Mais il colporte autant de vieilles légendes sur les lieux qu’il a sûrement ou très probablement traversés. Cela est plus énigmatique.

Or, je pense que la réponse est peut-être à rechercher dans la communica-tion de Sylvia Giocanti sur Montaigne12. L’estrangement délégitime les juge-ments. C’est pour Montaigne très positif. On peut penser que pour Giorgio c’est un cauchemar. Ce marginal doit tout faire pour ne pas apparaître comme dissemblant, étrange, dissonant. L’estrangement, délégitimant, est un luxe qu’il ne peut pas se payer, en quelque sorte. Il lui faut se situer sur le terrain banal, les lieux communs parce que son but est l’intégration. Le monde ne branle pas du tout chez Giorgio, pourrait-on dire pour paraphraser Montaigne : en tout cas, il ne doit pas ! D’autant moins qu’il cherche à se vendre comme le détenteur de vérités religieuses plus hautes. Il prétend connaître mieux que quiconque le vrai en la matière, parce qu’il a éprouvé dans sa chair la différence des religions. Et là, dans ce seul domaine, il raconte des choses peu banales et tout à fait non conformes. L’hypothèse qui se dégage est que l’insistance de Giorgio à peindre un monde sans surprise pour son lecteur est un moyen d’obtenir un consensus sur fond duquel ses positions religieuses apparaissent moins dissemblables. Il fait référence à un savoir médiocre et périmé, mais à un savoir commun. Cela lui permet d’authentifier peut-être des positions religieuses tout sauf communes.

En effet, Giorgio aime à se montrer comme celui qui a vécu la différence religieuse de l’intérieur et donc est seul habilité à en parler sans mentir. La différence religieuse s’éprouve physiquement pour Giorgio  : quand il était musulman, il était en excellente santé et vivait dans l’aisance. En revanche, si son corps ne connaissait pas la douleur, son âme était tourmentée par des accès de mélancolie et des cauchemars. L’idée du matérialisme de l’islam, dont le paradis réserve des plaisirs charnels, n’est pas du tout nouvelle dans la polémique chré-tienne, et se trouve déjà au Xe siècle chez Georges le Moine13, mais ce qui est intéressant c’est sa probation personnelle par Giorgio. Depuis qu’il est redevenu, définitivement, chrétien, son corps va très mal (il a souffert maladies, dommages matériels, pauvreté) mais son âme est en paix et il ne connaît ni insomnie ni maux de tête. Le choix du christianisme est dicté par cette expérience physique :

Je trouve que le bien de l’âme vaut mieux que le bien du corps, parce qu’il contente l’âme et le corps (…) En effet le corps est mélangé de divers métaux qui ne tiennent ensemble que grâce à l’âme, c’est pourquoi il faut contenter

12 Voir l’article ici publié de Sylvia Giocanti. 13 Voir Alain Ducellier, Le Miroir de l’Islam : musulmans et chrétiens d’Orient au Moyen Âge (VIIe-

XIe siècles), Paris, Julliard, 1971, p. 208.

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d’abord l’âme. Qui veut se conduire autrement vit et meurt comme un chien ou un autre animal répugnant, parce que l’âme vient du ciel (…) et le corps ne peut demeurer sans l’âme ; aussi, au bout de mes mutations d’âmes et de corps, j’ai décidé de rester avec l’âme et que le corps aille où il veut14.

Finalement, le renégat relaps présente sa captivité comme un martyre et ses années en terre d’Islam comme une expérience unique qui lui a permis de mieux discerner la vraie foi.

Je suis persuadé que ma foi est la plus juste de toutes parce qu’elle a été conquise à la sueur du sang… cette Sainte foi bien peu la connaissent parce qu’il faut pour cela être patient et prendre le monde à rebrousse poil et attribuer le bien et le mal au Ciel (…) En vivant au milieu des Turcs, on apprend à mieux connaître le Créateur15.

Souvent le récit de Giorgio est ainsi au bord de se transformer en apologie du catholicisme mais bizarrement, chaque fois qu’il met en scène la supériorité du christianisme « latin », c’est immédiatement pour plaider que « ognuno creda a suo modo » (que chacun croie à sa manière) et pour la concorde des religions (à l’exclusion le judaïsme), en insistant sans cesse sur le fait que l’islam et le chris-tianisme latin sont extrêmement proches, tout juste séparés par le baptême…

Ces deux fois (le christianisme et l’islam), qui sont faites toutes les deux par le Ciel, devraient être amies et sont plus désunies que toutes les autres, à cause de notre orgueil. Les Tatares, les Scythes et les Indiens se contentent de ce que chacun croie à sa manière et entre eux ils ne réduisent personne en esclavage. Tandis que nous, insatiables, nous en venons toujours aux mains16.

Un épisode résume tout le propos de Giorgio, c’est celui du prétendu colloque de Salonique. Ce « concile sur le fait de la religion », dont les nombreuses réunions entre catholiques et protestants ont dû lui donner l’idée, sans parler du concile de

14 BAV, Barb. lat 4791, fol. 155 : « Prouo per me che quando il corpo staua bono ellanima patiua di modo che trouo che meglio e auere ellanima bonna che il corpo perche contenta ellanima & contento il corpo (…) il nostro corpo sta in pastato da diuersj metallj & tuttj questj metallj non si possano vnire insieme senzia ellanima doue che di bisogno annoj per forza stare piu presto se suggietta & contentare ellanima che il corpo chi uole alla fine conduciersj altrj mantj uiue & more in modo di vno cane oaltro animale bruto perche ellanima uiene dal cielo enon tiene fine & il corpo uiene dalla terra pieno di principio & corto del suo fine & questo lo dicho che il corpo non po stare senzia ellanima donde che nelle mie mutationj di corpo edianima misorisoluto stare collanima eil corpo uada doue si uoglia andare & sie il uero di quanto one patito senpre ».

15 Ibid., fol. 149 : « Vo persuendo che la fede mia sia la piu giusta di tutte perche & conquistata per sudore di sangue (…) quaesta Santa fede pochi la cognoschano per che edi bisogno essere patiente & pigliare il mondo per il uerso & il male eil bene ad triburlo dal cielo (…) stando fralj turchi si cogniscie megli il creatore ».

16 Ibid., fol. 317v-318 : « perche trouo due fede che sofatte peruia del cielo che aueriano aessere amicj estanno piu dissonite che tutte lealtre questo ne causa lasoperbia nra hio uengho itartarj esciti & indichj che si contentauano di ogniuno creda adsuo modo & fra di loro non si faschiauo nissuno & noj insaziabilj ad ognj hora simo alemanj ».

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Trente, se serait tenu sous l’égide du patriarche de Constantinople entre 1555 et 1557, en mettant en présence « quatre nations » : Grecs, Turcs, Juifs et Perses. Il n’y a bien sûr aucune trace d’une telle réunion. Après la chute de Constantinople, le patriarche œcuménique est souvent en visite dans les capitales provinciales pour récolter l’impôt et régler la vie de la communauté. Il y tient des « conciles », mais où l’on ne débat pas du tout du dogme. Salonique est par ailleurs une ville où la communauté juive est très importante. Ces éléments ont pu donner l’idée à Giorgio de cette scène. Lui même y aurait été invité alors qu’il était en route vers la Macédoine pour une mission du sultan et aurait trouvé une assemblée « où l’on discutait sans aboutir depuis deux ans ». Il propose de mettre tout le monde d’accord sur un dessin. Il se recueille et dessine quatre palais, dont il livre une description très détaillée. Un seul est bien construit. Tout le monde reconnaît qu’un seul de ces palais est fait dans les règles de l’art. Giorgio révèle alors le sens de chaque partie de ce solide édifice, qui est, bien entendu, celui de la foi chré-tienne latine. C’est un vieux « truc » de la joute théologique que de procéder par images et analogies. Pour notre auteur, qui dessine volontiers, il s’agit aussi, par l’image, d’éviter les pièges réducteurs de la parole et des définitions dogmatiques. D’ailleurs, alors qu’on pourrait s’attendre à ce que, triomphant, il conclut sur une reconnaissance de la supériorité du christianisme d’Occident, le colloque finit par « ordonner que chacun croit à sa manière »17 ! Il énumère les résultats concrets du rapprochement, qui sont essentiellement des accommodements sur les rites et la discipline du clergé. En ce qui concerne les Turcs, il « se sont changés de sorte qu’à part le baptême, ils sont comme chrétiens » et ils adoptent une « prag-matique »  : outre les mesures discriminatoires contre les Juifs, il est beaucoup question de prendre des mesures pour alléger le sort des esclaves comme, par exemple, l’impossibilité de maintenir un homme plus de cinq ans en esclavage, ou encore la peine capitale pour le patron qui maltraite ses esclaves18. Nous voilà dans la fable pure, et c’est la fin des manuscrits, aussi bien de Sienne que du Vatican. Après, il y a seulement un vocabulaire multilingue italien, grec et turc et quelques copies de lettres. Mais c’est aussi le passage qui révèle le mieux la position et l’ambition de l’auteur.

C’est le dernier mot de Giorgio, qui a passé bien des jours en prison ou en esclavage, toujours accusé d’être un autre. Redonner vie à ce personnage, reconstituer sa culture et ses convictions, ses interactions avec les réalités italiennes, maghrébines ou turques auxquelles il a dû se confronter, ou encore

17 Ibid., fol. 325v : « Cosi fatto lesopra ditte figure leapresentaj nelloro concilio in modo che nissuno di loro potevano sapere che fede era (?) di chi sapeua essere doue che fra di loro giudico che il primo che era quello di tante colonne tutte uoleuano che fusse il piu forte edi piu durata & cosj come loro giudicorno & restatj dacordo hio (?) li chiamattj eddissilj il parte per parte & cosi con questa mia figura si finj questo tale concilio con ordinare che ognj vno creda adsuo modo ».

18 Ibid., fol. 326.

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le rôle de l’écrit dans ses stratégies de survie et d’intégration, sont des tâches minutieuses et qui peuvent sembler vaines pour un si modeste acteur. Le travail de Carlo Ginzburg, constitue – non seulement un encouragement à cette entreprise ! – mais aussi offre une méthodologie pour exploiter au mieux les traces laissées par des personnages au sens propre excentriques.

Florence ButtayEA 2958 CEMMC

Université Michel de Montaigne Bordeaux [email protected]

RésuméLa notion d’« estrangement » trouve un écho particulier dans l’étude des écrits des voyageurs. Surtout quand, comme dans le cas de Giorgio del Giglio (1507 ?-1579 ?), ces écrits devaient à la fois rendre familier à ses lecteurs, Italiens et catholiques, les contrées décrites, mais aussi chercher à réduire la distance qui le séparait d’eux. En effet, d’origine marrane probablement, plusieurs fois converti à l’Islam et tenté par le calvinisme, Giorgio écrit pour trouver sa place dans l’Italie de la deuxième moitié du XVIe siècle où ses convictions iréniques ne sont plus guère de saison.

Mots-clésRécits de voyages, XVIe siècle, Italie, Méditerranée, frontières religieuses et culturelles.

AbstractThe notion of “‘estrangement” fits particularly well to the study of travellers’books. Especially when, like in case of Giorgio del Giglio (1507 ?-1579 ?), these books were supposed not only to make familiar to his italian catholic audience the lands he described, but also to reduce the distance between him and his readers. Coming from a Spanish family of Marranos who immigrated to Tuscany, renegade of both Muslim and Roman Christianity faiths, Giorgio writes in order to find a place in the italian society of the second half of the Cinquecento, when his irenic beliefs were dangerous to expose.

KeywordsTravellers’books, XVIth century, Italy, Mediterranean Sea, religious and cultural boundaries.

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Familiarité et estrangement :de faux antonymes

Hélène Merlin-Kajman

Dans le chapitre « L’estrangement » de son recueil de textes paru en français sous le titre À distance1, Carlo Ginzburg fait la généalogie de ce concept par lequel, en 19252, le critique russe Viktor Chklovski a défini un processus artis-tique majeur consistant à renouveler la perception du monde en le regardant et le montrant d’un point de vue inhabituel. « La voie passablement tortueuse que j’emprunterai… » : c’est par cette expression que Carlo Ginzburg amorce son trajet, qui vise à réinscrire l’analyse formelle et a-chronique de Chklovski dans une continuité historique, le plaçant lui-même de la sorte, quoique de façon encore implicite, sous le signe de l’estrangement. Je ne sais pas si l’on peut bifurquer dans des voies tortueuses, mais pour filer la métaphore du fil qu’affectionne tant l’historien, je vais séparer des fils tissés ensemble dans cet article et y introduire deux bifurcations qui me mèneront à quelques ques-tions, à partir desquelles je ferai retour à la démarche de Carlo Ginzburg pour insister finalement sur un aspect de sa démarche qui se place non pas sous le signe de la distance, nécessaire au travail de l’historien selon lui, mais au contraire sous le signe du rapprochement, de la vision rapprochée, voire de la familiarité. S’il s’agit là d’un geste apparemment inverse à celui de la prise de distance, j’aimerais suggérer qu’il n’est peut-être pas inverse à celui de l’es-trangement, et ceci en deux sens presque opposés que nos bifurcations nous aurons permis d’apercevoir clairement, du moins je l’espère.

1 Carlo Ginzburg, À Distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. Pierre-Antoine Fabre, Paris, Gallimard, 2001.

2 Cf. Viktor Chklovski, « L’Art comme procédé », O teorii prozy, Moscou, 1929 (1re édition, 1925), in Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, présentés et traduits par Tzvetan Todorov (préface de Roman Jakobson), Paris, Seuil, « Tel quel », 1965. Tzvetan Todorov a traduit ostra-nienie, traduit ici par « estrangement », par « singularisation » (cf. index p. 315, « Procédé de singularisation » ; et note du traducteur Pierre-Antoine Fabre in Carlo Ginzburg, À Distance, op. cit., p. 15). On rencontre aussi « étrangisation » et « défamiliarisation ».

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Pour Chklovski, le procédé d’estrangement consiste à sortir nos perceptions de leur automatisme habituel, à décrire un objet, une personne ou une situa-tion comme s’ils étaient vus pour la première fois ou d’un point de vue inédit (par un étranger notamment) voire impossible (par un animal par exemple) afin d’empêcher que fonctionne, à leur égard, le processus réflexe de reconnais-sance : le procédé les ramène, dans toute leur consistance étonnante, à la pleine conscience du lecteur. Il s’agit là de produire, résume Carlo Ginzburg, « une tension cognitive qui révèle peu à peu les traits imprévisiblement étranges d’un objet familier3 ».

La voie tortueuse de l’historien nous conduit des exemples donnés par Chklovski (empruntés à Tolstoï pour l’essentiel) aux pensées de Marc Aurèle, et de là, au faux livre de Marc Aurèle écrit par Guevara et publié en Espagne en 1520, plus particulièrement à la harangue supposément prononcée devant l’em-pereur et le sénat par un paysan du Danube venu protester contre l’impérialisme romain. À propos de cette dernière, Carlo Ginzburg souligne que, quoique la harangue du paysan du Danube « ne sui[ve] pas une première phase d’opacité et d’incompréhension4  » contrairement aux exemples donnés par Chklovski, de nombreux cas d’estrangement littéraire postérieurs à Guevara tirent de son modèle une particularité  : « Depuis ce moment, le sauvage, le paysan et l’animal, ensemble ou séparément, ont constitué un point de vue pour l’obser-vation de la société d’un œil distant, étonné et critique5 ». Un paragraphe plus haut, Carlo Ginzburg avait également évoqué « la tradition populaire médié-vale » où « le roi est défié par un paysan dont l’aspect grotesque est imprévisi-blement marié à la finesse et à la sagesse » ; et il avait cité plus particulièrement les Sottilissime astuzie di Bertoldo de Giulio Cesare Croce où Bertoldo fait au roi une répartie ridiculisante qui compare les seigneurs et barons qui l’entourent à des fourmis entourant le sorbier et en rongeant l’écorce :

Ces comparaisons animalières visent à rabaisser l’autorité du roi, thème analysé en profondeur par Bakhtine dans son grand livre sur la culture populaire à la Renaissance6.

Carlo Ginzburg ne s’étend pas davantage sur Bakhtine. Pourtant, il me paraît manifeste que le concept de carnavalesque dégagé par ce dernier à partir de l’œuvre de Rabelais recoupe à maints égards celui d’estrangement. Pour Bakhtine, le rire carnavalesque empêche le figement de l’existence quotidienne dans le sérieux de la vie officielle et de ses formes stéréotypées : il « jet[te] un

3 Carlo Ginzburg, op. cit., p. 28.4 Ibid., p. 25.5 Ibid., p. 26. Un autre article de Chklovski, « La construction de la nouvelle et du roman »,

mentionne cependant que « l’ancien roman grec connaissait lui aussi ce procédé lorsqu’il décri-vait la ville du point de vue d’un paysan » (Théorie de la littérature, Textes des formalistes russes, op. cit., p. 186).

6 Carlo Ginzburg, op. cit., p. 25.

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regard neuf sur [elles]7 », il les « purifie du dogmatisme, du caractère unila-téral, de la sclérose, du fanatisme et de l’esprit catégorique, des éléments de peur ou d’intimidation, du didactisme, de la naïveté et des illusions, d’une néfaste fixation sur un plan unique, de l’épuisement stupide8 ». Il s’agit bien de changer de point de vue pour faire surgir une vision de la réalité renouve-lée, ici, par le rire. Le carnavalesque bouleverse l’ordre automatique des repré-sentations, les explications du monde stabilisées qui fondent la société sur une hiérarchie divine pesant de tout son poids terrifiant sur les hommes. Et l’on peut dire de lui ce que Chklovski dit de l’estrangement : qu’il « ressuscit[e] notre perception de la vie » et rend « les choses à nouveau sensibles9 ». Une phrase de Chklovski : « L’art est le moyen de voir quelque chose devenir ; ce qui a réellement été n’a aucune importance10 » rencontre encore plus d’écho avec la réflexion de Bakhtine, pour qui le rire carnavalesque est par excellence un opérateur de devenir, de mouvement, de changement : ou plutôt, l’opé-rateur par lequel se révèle que la vie est en perpétuel devenir et mouvement, se confond même avec ce mouvement, de la naissance à la mort, en passant par tous les états possibles et imaginables du corps grotesque, non ce décor de formes stables, stabilisées, dont la vie officielle essaie d’imposer la régula-rité morte. Du reste, Carlo Ginzburg rappelle l’importance de la devinette à sous-entendu érotique dans les exemples analysés par Chklovski : ceci nous rapproche encore du carnavalesque selon Bakhtine.

Dans le cheminement de Carlo Ginzburg, le détour initial par l’empe-reur stoïcien Marc Aurèle, avait, à mon sens, préparé ce bref rapprochement entre l’estrangement et le carnavalesque. Marc  Aurèle, nous dit en effet Carlo Ginzburg, propose une technique morale qui passe par une démarche de défamiliarisation d’avec les représentations habituelles, défamiliarisation résumée dans la formule suivante  : «  Souviens-toi de pénétrer toute chose jusqu’à chacune de ses parties et, par cette analyse, de parvenir à la mépriser ; et applique la même opération à la vie dans son ensemble11 ». La défamilia-risation passe donc par la dégradation imaginaire de la totalité et de sa belle forme, comme l’indique clairement un autre passage cité par Carlo Ginzburg :

7 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1973, p. 434-435.

8 Ibid., p. 127.9 Cité par Carlo Ginzburg, op. cit., p. 16.10 Ibid., loc. cit. « Et voilà que pour rendre la sensation de la vie, pour sentir les objets, pour

éprouver que la pierre est de pierre, il existe ce que l’on appelle l’art. Le but de l’art, c’est de donner une sensation de l’objet comme vision et non pas comme reconnaissance ; le procédé de l’art est le procédé de singularisation des objets et le procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception. L’acte de perception en art est une fin en soi et doit être prolongé ; l’art est un moyen d’éprouver le devenir de l’objet, ce qui est déjà “devenu” n’importe pas pour l’art. » (Viktor Chklovski, « L’Art comme procédé », art. cit., p. 83)

11 Carlo Ginzburg, op. cit., p. 19.

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De même que l’on peut se représenter [phantasein] une friandise ou tout autre mets en se disant : « ceci est le cadavre d’un poisson, ou d’un oiseau, ou d’un cochon », […] ou bien : « ce laticlave est du poil de brebis trempé dans le jus d’un coquillage » ; ou se dire de l’accouplement : « c’est le frottement d’un boyau et une sécrétion de liquide gluant accompagnée d’un spasme ». De même que ces représentations touchent aux choses-mêmes, les pénètrent jusqu’au fond et en dévoilent la vraie nature, de même il faut, toute la vie durant, quand les choses qui se présentent à nous se font trop persuasives, les mettre à nu, voir le peu qu’elles sont et les dépouiller de la fiction par laquelle elles se rendent si vénérables (VI, 13)12.

Pour commenter des citations de Voltaire, de La Bruyère13, et plus loin de Tolstoï qui procèdent, selon Carlo Ginzburg, d’un même mouvement de « délégitimation à tous les niveaux, politique, social, religieux14 » que les pensées de Marc Aurèle, l’historien reprend à son compte l’idée de l’empereur stoïcien selon laquelle cet estrangement permet d’atteindre les « “choses elles-mêmes et de les pénétrer jusqu’au fond et dévoiler leur vraie nature”, jusqu’à “les mettre à nu, voir le peu qu’elles sont et les dépouiller de la fiction par laquelle elles se rendent si vénérables”15 ». Et il ajoute que l’enjeu, c’est, « en dernière analyse, l’acceptation de la finitude et de la mort16 ». Même si le rire n’est pas l’horizon de Marc Aurèle ni de Voltaire, La Bruyère ou Tolstoï dans les exemples envisagés par Carlo Ginzburg (contrairement aux devinettes à sous-entendu érotique), cette remarque confirme la pertinence du rapprochement du carnavalesque et de l’estrangement puisque le carnavalesque révèle la finitude humaine et le corps grotesque derrière l’habit des dignités. Même si le carnavalesque ajoute de la joie là où le stoïcisme programme du mépris, et une forme d’adhésion à la vie là où le second ne vise qu’au détachement à son égard, ce à quoi l’un et l’autre barrent la route, c’est aux alibis esthétiques, moraux, sociaux, qui embellissent (tel est le point de vue induit) des apparences auxquelles ils sont au contraire chargés de rendre leur caractère bas ou trivial. Et la page de Résurrection de Tolstoï sur laquelle s’attarde un moment Carlo Ginzburg me paraît constituer un remar-quable trait d’union entre les deux catégories :

[…] le prêtre, affublé d’un costume de brocart spécial, étrange et très incom-mode, découpait du pain en petits morceaux qu’il disposait dans une soucoupe, pour les tremper ensuite dans une coupe de vin, tout en prononçant des noms divins et des prières17.

12 Ibid., p. 20.13 Il s’agit du célèbre fragment 128 du chapitre « De l’Homme » des Caractères, qui commence par

« L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides […] ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. » Jean de La Bruyère, Les Caractères, Paris, GF Flammarion, 1965, p. 292.

14 Carlo Ginzburg, op. cit., p. 29.15 Ibid., p. 30. 16 Ibid., loc. cit.17 Cité par Carlo Ginzburg, ibid., loc. cit.

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Ce passage décrit le rite religieux non selon le point de vue cérémoniel et sacré des fidèles mais selon un point de vue naïf, estrangé, qui prend ce qui est vu à la lettre : et la profanation littéraire s’appuie sur une sorte de carnavalisa-tion grotesque du « corps » mystique de l’eucharistie.

Mais c’est ici que je vais amorcer ma première bifurcation. En effet, dans les exemples de Marc  Aurèle comme dans celui de Tolstoï, je suis moins frappée par le gain cognitif de l’estrangement que par l’opération de dégra-dation burlesque auxquels se livrent leurs auteurs. Le meilleur des estrange-ments, la meilleure des mises à distance, passeraient-ils par la ridiculisation, le rabaissement de ce qui est haut ? On peut en tout cas se demander si l’estran-gement est possible en dehors d’un monde où des différences, la différence du haut et du bas par exemple, ou encore la différence entre un plan de dignité immortelle et un plan de simple mortalité, existent préalablement à lui. Dans cette hypothèse, l’estrangement consisterait d’abord à ramener toutes ces différences à un même niveau, à les égaliser, à les annuler par le bas, à faire chuter catégorisations et symboles dans l’identité d’un concret commun, du charnel, du mortel, bref, de ce que Bakhtine appelle le corps grotesque. En fait, la suite de la réflexion de Carlo Ginzburg nous emmène dans une toute autre direction dans laquelle je ne vais pas tarder à m’engager aussi. Mais auparavant, continuons à suivre un peu mon premier chemin de traverse.

Car voici la source de mon étonnement  : Bakhtine n’appelle pas cette culture une culture de l’estrangement. Il l’associe paradoxalement à la fami-liarité. Contrairement à que l’on retient souvent de son livre à cause de l’im-portance qu’y revêt l’exemple du carnaval pour dégager ses traits spécifiques, cette culture du rire n’apparaît pas le moins du monde réservée à quelques moments festifs : selon lui, elle est au contraire quotidienne, familière, popu-laire, partagée – comme la description du service divin par Tolstoï, on peut le remarquer : car le décrire selon un plan étranger à sa sacralité théorique, c’est le ramener au quotidien, au familier du pain concret et des gestes littéraux.

Face à la culture officielle, le carnavalesque est donc la familiarité même, et c’est quand on retrouve cette familiarité que l’on peut, comme dans un réveil ou dans un sursaut bienfaisants, trouver si étrange et burlesque la culture officielle. Culture populaire, culture familière qui fait du peuple, ou le montre comme, une seule famille, cette culture est même le nom d’un certain type de partage, le seul partage valide aux yeux de Bakhtine : le partage fusionnel du peuple entier dans des gestes, actions, langage, qui rappellent joyeusement la mortalité de la créature humaine, c’est-à-dire aussi sa perpétuelle renaissance.

Le modèle de Bakhtine est heureux et postule une fondamentale innocence du peuple opprimé. Mais il s’agit là d’une utopie qui cache une face sombre18.

18 Cf. mes articles « Peur, rire et outrage : la face sombre de la “culture carnavalesque” », Textuel, « Peur et littérature du Moyen Âge au XVIIe siècle », Pascal Debailly et Florence Dumora (éd.), n° 51, juin 2007 ; « Oublier le carnavalesque », in « Retour à Bakhtine. Essais de lectures bakhtiniennes », Textuel, n° 69. Textes réunis par Marc Hersant et Chantal Liaroutzos, 2012.

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Dans Les guerriers de Dieu, l’historien Denis  Crouzet a analysé l’étroite connexion existant, pendant les guerres de religion, entre des rites d’inver-sion, le rire carnavalesque, et des actes d’extrême violence physique commise surtout par les catholiques sur les protestants. L’intervention fréquente des enfants dans les massacres constitue en effet le point de départ de sa réflexion portant sur des violences jusqu’alors expliquées par des causes sociales, écono-miques ou politiques. Il montre comment le caractère profondément étrange, inhabituel, du rôle « justicier » des enfants dans les massacres a appelé, de la part des catholiques, une interprétation non moins étrange. Ils y ont lu un signe de la présence sacrale de Dieu, un Dieu se révélant, en somme, comme puissance carnavalesque de réveil et comme opérateur d’anomie. Les violences des guerres civiles ne s’effectuent que sur fond de cette double dimension de familiarisation dégradante et de défamiliarisation :

[…] en 1562, le 4 juillet, des catholiques s’emparent de la chaire du ministre Sorel et se mettent à parodier une exécution capitale, malgré l’absence de Sorel. Le ministre se voit assimilé à la figure de Carême, ce parce que « voulant faire preuve d’esprit et de bon goût, ils suspendirent à cette chaire un hareng saur, dont le nom dérivait du pasteur Sorel ». Le hareng saur, tout comme la morue, est une personnification de Carême. […] [L]e glissement phonétique de Sorel à saur devait être d’autant plus comique qu’il jouait doublement sur les mots, et que le rire s’amplifiait de la désacralisation même de la religion ennemie : c’est une sorte de carnaval absurde qui est mise en scène, parce qu’inversée en sa propre symbolique. Carême-Sorel ne combat pas la chaire, il est assis sur elle, sur la chaire-chair, promenée alors triomphalement. L’homme de la chaire est homme de chair19.

Ici, le ministre protestant, et son ministère, deviennent étrangers à la commu-nauté non seulement chrétienne, mais encore humaine, et cet estrangement réel, réellement effectué, est motivé par une sorte de devinette en acte, un jeu de mots familier, ridiculisant et rabaissant, le calembour sur le nom propre de Sorel.

L’erreur de perspective de Bakhtine dans sa lecture utopique du carnava-lesque vient de ce qu’il sous-estime la violence toujours latente de la familiarité parce qu’il ne voit pas qu’elle est structurellement liée à la culture officielle : elle ne la transgresse pas, elle ne la subvertit pas, parce qu’il faut plutôt dire que la culture est constituée par l’entrelacement et la tension entre ces deux registres : fusion rieuse et distance respectueuse.

On touche ici à un phénomène bien connu des anthropologues. Dès 1928, Marcel Mauss, dans un article intitulé « Parentés à plaisanteries20 », a mis en évidence l’existence, dans les sociétés dites primitives, de deux types

19 Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion. Vers 1525-vers 1610, t. 1, Paris, Champ Vallon, 1990, p. 341-342.

20 Marcel Mauss, « Parentés à plaisanteries », in Essais de sociologie, Paris, Minuit, « Essais/Points », 1968 et 1969.

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de relation inverses et complémentaires  : alors que certaines parentés, par exemple la relation de belle-mère à gendre, sont marquées par des formes de déférence et de respect, d’autres parentés, par exemple les relations entre beaux-frères et belles-sœurs, sont au contraire marquées par la familiarité et la plaisanterie. Ces styles de relation ne sont pas laissés au libre choix des indi-vidus, mais dépendent de règles sociales organisant à la fois non seulement les relations « à respect » mais aussi les relations « à plaisanteries » malgré leur apparente spontanéité : l’ensemble des relations au sein du groupe se trouvent donc distribuées selon une grammaire antithétique qui articule les individus de façon sélective et réciproque.

Il s’agit là d’un partage du sensible – pour reprendre ce syntagme à Rancière21 en le déplaçant  – en quelque sorte pré-politique, sociétal. Car pour Mauss, ces échanges de gestes et de mots au cours desquels se donnent et se rendent respects et politesses ou bien plaisanteries et injures doivent être compris comme les éléments les plus primitifs du système du don auquel il a consacré un essai célèbre22. Les premiers « dons » de l’histoire de l’humanité seraient donc des dons de paroles et ils auraient une finalité tout à fait spécifique : celle d’établir et de manifester des liens sociaux différents mais complémentaires. Le phéno-mène, conclut Mauss, laisse « entrevoir une façon d’étudier certaines des mœurs les plus générales  »  : non seulement bien sûr les relations interindividuelles (étiquette vs familiarité, respect vs ridicule, etc.) dans toutes sortes de sociétés, mais encore « la nature et la fonction d’éléments esthétiques importants, mêlés naturellement, comme partout, aux éléments moraux de la vie sociale » :

Les obscénités, les chants satiriques, les insultes envers les hommes, les repré-sentations ridicules de certains êtres sacrés sont d’ailleurs à l’origine de la comédie ; tout comme les respects témoignés aux hommes, aux dieux et aux héros nourrissent le lyrique, l’épique, le tragique23.

La réflexion de Marcel Mauss ouvre à mon sens une perspective décisive pour la compréhension de l’estrangement « littéraire » (ou du moins de certains de ses aspects les plus puissants) en le replaçant dans des expériences sociales ordinaires et polarisées, nous révélant ainsi que l’ordinaire lui-même repose sur une discordance, la discordance entre deux  styles de relations antithétiques, dont l’une a, de plus, le privilège bizarre de rapprocher et de rendre familier ce qui était lointain (et respectable), voire de rabaisser ce qui était haut par un procédé de mélange et de contamination des deux styles, ce qui annule le pôle « haut ». Rabaisser ce qui était haut, c’est en faire ressortir l’étrangeté, mais par le procédé d’une familiarisation inhabituelle – qui est cependant typique

21 Cf. Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.22 Cf. Marcel Mauss, Essai sur le don, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 2006 (1re édition,

1950), p. 227.23 Marcel Mauss, « Parentés à plaisanteries », op. cit., p. 161.

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de certains jeux familiers24. Car, il faut le souligner, le régime de la familia-rité repose fréquemment sur le jeu avec des discordances. Voici un exemple simple de cette dynamique – et de ses enjeux – emprunté au XVIIe  siècle, un siècle où certaines relations peuvent être soit à plaisanterie, soit à respect, en fonction des situations et non pas uniquement des statuts des personnes considérées, phénomène de chevauchement, par rapport à la situation simple décrite par Mauss, rendu possible par le christianisme qui a dédoublé l’être humain lui-même entre deux pôles25.

Dans une lettre que Mme de Sévigné adresse à sa fille, Mme de Grignan, alors que cette dernière a rejoint son mari, lieutenant général de la Provence, et que son beau-frère, le coadjuteur d’Arles, avec qui elle est en froid, séjourne auprès du couple, Mme de Sévigné s’inquiète :

Et notre coadjuteur, ne voulez-vous pas bien l’embrasser pour l’amour de moi ? N’est-il point encore Seigneur Corbeau pour vous ? Je désire avec passion que vous soyez remis comme vous étiez26.

On comprend que Madame de Sévigné voudrait savoir si Mme de Grignan continue à pouvoir prendre la liberté –  et/ou en avoir le désir  – d’appeler son beau-frère du sobriquet familier de « Seigneur Corbeau ». L’expression présente toutes les caractéristiques de l’estrangement, voire de la ridiculisation carnavalesque, et pourrait donner lieu à une devinette. Mais cette familiarité est ici le signe d’une intimité, d’une bonne entente qui s’exprime en prenant le contrepied de la dignité pour placer cette dernière dans une sorte de distance burlesque, laquelle, paradoxalement, atteste du rapprochement des

24 Dans un article portant sur les effets de réel du langage, et où il se penche sur le procédé d’estrangement, Jakobson note que la fonction réaliste de la défamiliarisation consiste soit à importer du registre familier dans le registre non familier, soit à importer du registre neutre ou soutenu dans le registre familier : « Les tropes nous rendent l’objet plus sensible et nous aident à le voir. En d’autres termes, lorsque nous cherchons le mot juste qui pourrait nous faire voir l’objet, nous choisissons un mot qui nous est inhabituel, au moins dans ce contexte, un mot violé. Ce mot inattendu peut être aussi bien l’appellation figurative que l’appellation propre : il faut savoir laquelle des deux est en usage. Nous avons mille exemples, surtout dans l’histoire du vocabulaire obscène. Appeler l’acte par son propre nom, c’est mordant, mais dans un milieu habitué aux mots grossiers, le trope, l’euphémisme agira d’une manière plus forte et plus convaincante ». (Roman Jakobson, « Du réalisme artistique », in Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, op. cit., p. 101)

25 Cf. mes articles  : «  Introduction  », Les Emotions publiques et leur langage au XVIIe  siècle, Hélène Merlin-Kajman (éd.), Littératures classiques, n° 68, hiver 2009 ; « Le partage du sensible dans les lettres de Madame de Sévigné », lors de la journée d’étude « Connivences épistolaires ? autour de Madame de Sévigné (lettres de l’année 1671) », Université Lyon 3, 1er décembre 2012, publication en ligne : http://facdeslettres.univ-lyon3.fr/recherche/gadges/publications/le-partage-du-sensible-dans-les-lettres-de-l-annee-1671-de-la-correspondance-de-mme-de-sevigne-625308.kjsp?RH=1206110864985.

26 Madame de Sévigné, lettre du 9 février 1671, in Correspondance, t. I, mars 1646-juillet 1675, Roger Duchêne (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 154.

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deux protagonistes de l’échange familier  : rapprochement, parce qu’ils sont alors tous deux, dans une égalité rieuse, des mortels. L’expression familière cite la dignité (« Seigneur ») et la ravale au-dessous de l’humain (« Corbeau ») ; et la superposition du « au-dessus » de la dignité et du « au-dessous » de l’animal produit ici ce qu’on pourrait appeler un effet de commune mortalité – à la façon des pensées de Marc Aurèle, quoique plus chaleureux car lié à un senti-ment partagé et joueur27 !

Bien sûr, il s’agit là d’une sorte de degré zéro de l’estrangement. Il réap-paraît souvent dans la correspondance de Mme de Sévigné, et de façon plus sophistiquée, articulé à une perspective morale et un regard sarcastique sur le monde social. Dès qu’il y a naissance et mort notamment, quelque chose des apparences sociales se lézarde et laisse transparaître l’étrangeté d’un memento mori souvent burlesque.

C’est que, même dans l’Europe chrétienne, la dignité n’est pas seulement sociale mais pour ainsi dire anthropologique – ou méta-sociale, si l’on préfère –, car elle engage les conditions d’existence, ou de possibilité, de la société elle-même. Toute société humaine doit, pour organiser sa survie, instituer sa permanence au moyen de la culture, du symbolique28, c’est-à-dire combattre la loi biologique de la mortalité humaine. Cette nécessité culturelle provient de l’absence d’un programme génétique qui, comme pour les autres animaux, assurerait seul la survie sociale : ce niveau de nécessité est généralement oublié par l’histoire sociale. L’être humain semble avoir toujours donné lieu à une perception dédoublée : l’une qui reconnaît dans sa forme un signe d’identité commune et en quelque sorte digne du nom d’homme ; l’autre qui voit en lui – ou pratique sur lui – une autre égalité, mais dans l’informe en quelque sorte, l’informe du corps que Bakhtine appelle grotesque. Hiérarchies et distances respectueuses d’un côté, proximité familière ou outrages de l’autre se greffent sur ces deux versants. Les sociétés ont toujours inventé des signes de dégrada-tion faisant ressortir l’informe : et ces signes oscillent de la proximité amicale ou amoureuse à l’hostilité injurieuse et « estrangeante ». Dépouillée de son caractère utopique, la familiarité décrite par Bakhtine nous permet ainsi d’apercevoir un champ immense de l’expérience sociale, champ d’une familiarité de l’estrange-ment si je puis dire, qui oscille donc entre une couleur heureuse et une couleur au contraire sinistre, malgré le rire qui l’accompagne souvent.

Or, il est une autre région des situations humaines où l’estrangement prend une couleur franchement tragique. Nous pouvons l’aborder par un autre passage de Carlo Ginzburg. Une citation de Proust évoquant « le côté Dostoïevski des

27 Il faudrait plutôt rapprocher ce sentiment de ce qu’Auerbach a appelé le « créaturel ».28 Cf. Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie,

Paris, Albin Michel, 2007.

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Lettres de Mme de Sévigné29 » amène en effet l’historien à distinguer la forme d’estrangement pratiquée par l’auteur de La Recherche et celle qu’il vient d’étudier à partir de Marc Aurèle et Guevara. Si cette dernière, rappelle-t-il, est un « moyen de dépasser les apparences et d’atteindre une compréhension plus profonde de la réalité30 », « [l]’objectif de Proust est en un certain sens celui, opposé, de protéger la fraîcheur des apparences contre l’intrusion des idées, en présentant les choses dans l’ordre de nos “perceptions”, non encore contaminées par des explications causales31 ». Carlo Ginzburg confronte alors l’estrangement selon Proust et l’estrangement selon Chklovski, mais cette fois-ci, concernant ces deux contemporains, le rapprochement est contextuel. L’historien les réinscrit en effet dans le contexte historique particulier du déve-loppement de la vie urbaine moderne. Si, d’un côté, ce développement s’est « accompagn[é] d’une énorme intensification de notre vie sensorielle32 », il ne faut pas ignorer qu’il va également de pair avec l’« appauvrissement qualitatif de notre expérience33 », automatisation de la perception pour Chklovski qui voulait donc la combattre par l’estrangement ou « représentations préconsti-tuées » pour Proust qui voulait leur « faire barrage » en leur opposant une sorte d’« immédiateté impressionniste34 ». Le concept d’estrangement sort ainsi de son cadre formaliste et intemporel.

C’est ici que je vais introduire ma seconde bifurcation, qui va rejoindre, mais de façon seulement asymptotique, ma bifurcation précédente.

Walter Benjamin a abordé la question de l’appauvrissement de l’expérience dans deux textes différents, « Le Conteur » et « Expérience et pauvreté ». Ce n’est pas à la vie urbaine qu’il la rapporte, mais à la Première Guerre mondiale, pourtant l’« une des expériences les plus effroyables de l’histoire universelle35 » :

[N]’a-t-on pas constaté que les gens revenaient muets du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable. Ce qui s’est répandu dix ans plus tard dans le flot des livres de guerre n’avait rien à voir avec une expérience quelconque, car l’expérience se transmet de bouche à oreille. Il n’y avait à cela rien d’étonnant. Car jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de

29 Cité par Carlo Ginzburg, À distance, op. cit., p. 31. Ce n’est évidemment pas un hasard que nous retrouvions ici Mme de Sévigné. Notons aussi que voilà rapprochées ses lettres, remplies de notations discordantes qui singularisent, donc défamiliarisent, les éléments qu’elle y fait rentrer, notamment par la familiarité burlesque, et l’œuvre de Dostoïevski, dans laquelle Bakhtine a reconnu la culture carnavalesque.

30 Ibid., p. 32.31 Ibid., loc. cit.32 Ibid., p. 33.33 Ibid., loc. cit.34 Ibid., p. 32.35 Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », in Œuvres, vol. 2, trad. Maurice de Gandillac,

Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000, p. 365.

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position, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par l’épreuve de la faim, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. Une génération qui était encore allée à l’école en tramway hippomobile se retrouvait à découvert dans un paysage où plus rien n’était reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu, dans un champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain36. 

Les situations vécues pendant la Première Guerre mondiale sont si mécon-naissables qu’elles n’entrent dans aucune perception ordinaire ; elles produisent un estrangement si radical qu’il détruit toute capacité d’acquérir de l’expé-rience, c’est-à-dire de reconnaître, dans le vécu, la matière d’une expérience transmissible, communicable dans les formes usuelles de la narration.

La remarque de Benjamin s’alimente évidemment, on l’a souvent relevé, aux recherches parallèlement menées par Freud sur les névroses de guerre et sur le traumatisme, qui ont pour particularité de figer les représentations et de leur conférer un caractère de répétition qui n’est pas sans rapport avec l’auto-matisme auquel Chklovski oppose le procédé d’estrangement. Et pourtant, comme la brève description de Benjamin nous le fait vivement comprendre, le trauma constitue certainement la plus violente des situations d’estrangement. Nous voyons bien une nouvelle fois l’opposition entre automatisme et estran-gement se troubler, et un nouveau chiasme apparaître. D’un côté, l’expérience selon Benjamin est ce qui est à la fois reconnaissable et remarquable, mémo-rable  : du point de vue littéraire, c’est la matière du conteur. De l’autre, la situation traumatique est ce qui pulvérise les perceptions habituelles et intro-duit aux comportements automatiques, figés, désinvestis affectivement.

Avec le trauma, on entre « dans un domaine où les représentations, les garan-ties, les idéaux, les légitimités sont réduits à néant37 » : dans leur livre Histoire et trauma, les psychanalystes Françoise  Davoine et Jean-Marc  Gaudillière rappellent que « Jacques Lacan donne à ce domaine, conventionnellement, le nom de “Réel” : ce qui ne connaît ni nom, ni image, et “fait retour toujours à la même place”, hors de la symbolisation ». Le Réel, écrivent-ils encore,

fait irruption là où ne fonctionnent plus les oppositions qui structurent notre réalité commune, le dedans et le dehors, l’avant et l’après ; là où sont bafouées les garanties qui fondent le lien social38.

Il est frappant que cette citation apparaisse dans un passage de leur livre consacré à Wittgenstein, « le dernier né d’une fratrie de huit enfants39 » dont « les trois frères aînés s’étaient suicidés ». Les auteurs inscrivent en effet leur

36 Ibid., loc. cit. Ce passage est repris à la lettre dans « Le Conteur », in Œuvres, vol. 3, éd. cit., p. 115-116.

37 Françoise Davoine et Jean-Max  Gaudillière, Histoire et Trauma. La folie des guerres, Paris, Stock, 2006, p. 61.

38 Ibid., loc. cit.39 Ibid., loc. cit.

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propre démarche analytique dans le sillage des recherches de Wittgenstein. Car lorsqu’on est face au Réel, « [l]e cas particulier constitue ici le seul niveau de pertinence, et n’en déplaise à la loi des grands nombres, nous n’avons pas à en avoir honte » :

« Le monde est tout ce qui fait cas. » Ainsi commence le Tractatus composé par Wittgenstein tandis qu’il combattait dans les rangs de l’armée autrichienne pendant la guerre de 14. Une variation sur la dernière phrase : « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire », tout aussi célèbre, a inspiré l’exergue du présent livre : « Ce dont on ne peut pas parler, on ne peut pas le taire40. »

Or, il est non moins frappant de constater à quel point la réflexion de Wittgenstein passe constamment par la figure de l’estrangement. Je cite, un peu au hasard de mon propre plaisir :

« Un enfant nouveau-né n’a pas de dents  », -  « Une oie n’a pas de dents  » - « Une rose n’a pas de dents », - Cette dernière constatation – aimerait-on dire – est manifestement vraie ! Elle est même plus sûre que celle qui énonce qu’une oie n’en a pas. Et pourtant ce n’est pas aussi clair. Car où pourraient se trouver les dents de la rose  ? L’oie n’en a pas dans sa mâchoire. Et, bien entendu, elle n’en a pas non plus dans ses ailes ; mais personne ne prétend cela, quand on dit qu’elle n’a pas de dents. Mais supposons qu’on dise  : la vache mâche sa pâture et alors de sa bouse fume la rose, donc la rose a des dents dans la gueule d’une bête. Ceci ne serait point absurde, parce qu’on ne sait pas du tout, de prime abord, où chercher des dents dans une rose41.

La différence entre ce passage et les pensées de Marc Aurèle saute aux yeux. La valeur heuristique de l’estrangement, ici, ne procède d’aucun mouvement de dégradation, de rabaissement. Wittgenstein s’affronte, avec les moyens de la logique et de la philosophie du langage, non pas tant à la réalité qu’au Réel, à la terreur de l’étrange, c’est-à-dire, selon Lacan, à l’Impossible :

Nous apprenons le mot «  rouge  » dans des circonstances bien déterminées. Certains objets sont habituellement rouges et conservent leurs couleurs  ; la plupart des gens s’accordent avec nous pour juger des couleurs. Supposez que tout cela change : inexplicablement je vois le sang, parfois d’une certaine couleur, parfois d’une autre, et les gens qui m’entourent portent des juge-ments différents […] L’atmosphère qui enveloppe ce problème est terrifiante. D’épais brouillards de langue entourent le point problématique. Il est à peu près impossible de se frayer un passage jusqu’à lui42.

On le comprend, les deux psychanalystes établissent ainsi une relation à la fois métonymique et métaphorique entre le marquage traumatique de la vie de Wittgenstein, son goût pour le cas singulier et sa mise à l’épreuve du langage

40 Ibid., p. 59.41 Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, in Tractatus logico-philosophicus, Paris,

Gallimard, « Tel », 1997, p. 354.42 Ludwig Wittgenstein, Notes sur l’expérience privée et les « sense data », Mauvezin, Trans-Europ-

Repress, 1989, p. 36.

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ordinaire par des formulations qui le font passer insensiblement d’un régime familier à un régime « estrangé ». Ainsi se trouve encore justifié l’importance du cas particulier et des détails symptomatiques, ces « petits riens » qui « enrayent les machines signifiantes [et] détraquent l’esprit de sérieux43 ». Ce qu’ils suggèrent, c’est que Wittgenstein, en somme, fait ressortir les traces traumatiques que le langage peut abriter autant qu’il recherche ses ressources thérapeutiques44.

Nous voici donc, avec cette question du Réel et du trauma, face à une autre piste pour comprendre la fonction possible du procédé littéraire de l’es-trangement : fonction d’exploration analogique et d’élaboration réparatrice. Or, la piste nous ramène à Carlo Ginzburg. Car, évoquant le caractère « [a]chronique » et « atopique » du symptôme traumatique, Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière font surgir une nouvelle référence :

[V]oilà que débarque par son truchement un bout d’histoire échappé à l’Histoire, au croisement du singulier et du pluriel, sous la forme d’un « social en train de se faire », nous dit l’historien Jacques Revel à propos des travaux des historiens de la micro-histoire, comme Giovanni Levi ou Carlo Ginzburg45.

Ici, Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière rapprochent leur travail d’analyste de celui des historiens de la microstoria. Le rapprochement peut paraître surprenant : quel rapport peut-il y avoir entre l’histoire, qui vise la connaissance du passé, et la psychanalyse, qui, engagée avec un patient, a un but thérapeutique ? La réponse est à chercher dans l’historicité particulière du trauma, historicité qui requiert, selon les auteurs, une écoute, une réception également spécifiques :

Toute interruption dans la transmission qui relie entre eux les hommes cherche paradoxalement les voies d’une inscription. Le plus souvent, cette dynamique semble se heurter à l’irréparable. Mais la folie constitue une des relations sociales vouées à ce travail, dur et précis, au contact de l’impossible. Elle met en mouvement une co-recherche, dont l’éventuel analyste occupe la seconde place. Il fait donc partie du champ à analyser46.

Il me semble que la position ici décrite rend admirablement compte de tout un versant du travail de Carlo  Ginzburg, à commencer par l’impor-tance que revêt pour lui la chaîne des noms propres qui jalonnent les pistes

43 Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, op. cit., p. 59.44 « [L]e philosophe, au prix de sévères crises suicidaires, passe de la conclusion du Tractatus à

l’élaboration d’une philosophie qui vaut pour lui “comme une thérapie” où, même “quand l’outil du nom N. est cassé”, il est toujours possible de montrer les morceaux, et d’imagi-ner “une convention qui donne un lieu au nom cassé, dans le jeu de langage, même quand l’outil n’existe plus, même quand le nom n’a plus de sens, même quand son porteur a cessé d’exister.” » (Ibid., p. 60. La citation de Wittgenstein, retraduite par les auteurs, est tirée des Investigations philosophiques, op. cit., § 41, p. 135)

45 Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, op. cit., p. 57.46 Ibid., p. 57-58.

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« tortueuses » suivies par l’historien, chacun d’eux faisant l’objet non seule-ment d’un examen attentif mais aussi d’une sorte de souci attentionné, comme s’il s’agissait non seulement de connaissance, mais aussi de mémoire et d’inscription symbolique47. C’est ainsi que le chapitre «  Sur les traces d’Israël Bertuccio » du Fil et les traces trouve son point de départ dans ce nom propre prononcé par Julien Sorel, et de là, remonte à un personnage historique réel, Bertuccio Isarello, probable chef d’une conspiration vénitienne dont le nom a été modifié par sa circulation dans les textes et dont la « voix, étouffée sur le gibet, n’a pu nous parvenir48 ». En termes de connaissance historique, le gain n’est guère évident : mais de déchirure en déchirure, dans le sillage d’un nom étranger et estropié, puis d’un destin tragique, quelque chose comme un tort a été réparé, de la transmission s’est rétablie. C’est un détail du Rouge et le Noir, un nom entendu dans une tragédie de Casimir Delavigne et remémoré par Julien, donc, qui sert de point de départ : pur signe littéraire qui renvoie lui-même à une tragédie de Byron. Mais il fonctionne comme le symptôme traumatique : il encapsule un morceau d’histoire oublié, un fragment de Réel, enfin recueilli et accueilli par l’historien-analyste.

Carlo Ginzburg a souvent fait référence au concept élaboré par Chklovski. Dans un autre chapitre du Fil et les traces, « Détails, gros plan, micro-analyse », il qualifie ainsi d’estrangé, «  estrangé et pour ainsi dire mécanique49  », le regard, « que Proust compare à l’objectif impassible de l’appareil photogra-phique50 », du narrateur apercevant soudain et pour un bref instant, dans Le Côté de Guermantes, « sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas51 » : sa grand-mère. Le texte communique ainsi le choc produit par la superposition de la méconnaissance et de la reconnaissance d’une personne aimée, l’étrangeté causée par sa vision pourtant en principe familière  : l’estrangement traduit cette discordance violente. «  Rouge, lourde et vulgaire…  »  : nous voici en outre à la limite de la dégradation outrageante qui accompagne, nous l’avons vu, l’estrange-ment chez Marc Aurèle ou dans la culture carnavalesque. Mais dans l’exemple

47 Cf. Martin Rueff, «  L’historien et les noms propres  », Critique, «  Sur les traces de Carlo Ginzburg », Patrizia Lombardo et Martin Rueff (éd.), n° 769-770, juin-juillet 2011, p. 529-531.

48 Carlo Ginzburg, « Sur les traces d’Israël Bertuccio », in Le fil et les traces. Vrai faux fictif, Paris, Verdier, 2010, p. 248.

49 Carlo Ginzburg, « Détails, gros plan, micro-analyse », in ibid., p. 341.50 Ibid., loc. cit. Voici la citation de Proust  : «  Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment

dans mes yeux quand j’aperçus ma grand-mère, ce fut bien une photographie.  » (Cité par Carlo Ginzburg, ibid., loc. cit.)

51 Cité par Carlo Ginzburg, ibid., loc. cit. Les citations proviennent de  : Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, t. II, Le Côté de Guermantes, Pierre Clarac et André Ferré (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 140-141.

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proustien, l’effraction traumatique est sensible, car le lecteur sent ou sait que le narrateur est ou sera affecté : malgré la métaphore de la photographie qui veut signifier un enregistrement objectif de l’image, cette objectivation s’inter-prète assez facilement comme la neutralisation momentanée d’un excès trau-matique ; et la description laisse du reste filtrer, au-delà des ravages physiques de la maladie, ses ravages psychiques sur la vieille femme, donc aussi sur le narrateur dont le lecteur sait bien qu’il est à la fois celui qui a vu et celui qui raconte, c’est-à-dire celui pour lequel le temps a réveillé l’affect, la peine que l’impact de la vision traumatique avait au contraire inhibés.

Mais l’exemple le plus fructueux du travail du « Réel » dans la pensée de Carlo Ginzburg est sans doute celui d’un chapitre de Rapports de force, « Déchiffrer un espace blanc52 ». Carlo Ginzburg rappelle le jugement de Proust sur le blanc typographique « probablement le plus célèbre dans l’histoire du roman », celui qui « se trouve dans L’Éducation sentimentale de Flaubert entre les chapitres V et VI de la troisième et dernière partie de l’œuvre », et qui sépare le moment où Frédéric reconnaît, dans l’agent de police qui vient de tuer l’insurgé Dussardier, son ancienne connaissance Sénécal (« Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal ») et une toute autre séquence narrative : « Il voyagea53 ». Pour Proust, Flaubert réussit à « met[tre] en musique » la dimension historique qui, chez Balzac, reste parasitée par le réalisme documentaire. Carlo Ginzburg conteste cette perspec-tive en opérant une lecture référentielle de cet espace blanc – en le documentant, en somme, et ceci, deux fois. D’une part, il rapproche le procédé littéraire non pas de la musique – qui, chez Proust, constitue une métaphore intemporelle de l’art de Flaubert – mais de la technique du montage cinématographique et de la photographie (comme dans l’exemple de la grand-mère de Proust) alors en plein développement (pour la seconde) ou en pleine genèse (pour le premier) : il y aurait donc là une identité de procédé explicable historiquement entre la litté-rature et les arts modernes de l’image. D’autre part, Carlo Ginzburg se rallie au jugement de Maurice Agulhon pour qui cette ellipse narrative fait remarquable-ment « sentir la coupure que toute une partie de la société française a ressentie lorsque la dictature bonapartiste a remplacé la République54 » : l’espace blanc n’est pas une musique, mais une transcription littéraire adéquate d’un contexte événementiel bien déterminé.

Mais un blanc typographique, une ellipse narrative, peuvent-ils vraiment être documentés  ? Peuvent-ils transcrire des événements ou des mutations historiques ? Est-il certain que cet exemple illustre «  la richesse cognitive de

52 Carlo Ginzburg, Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Gallimard/Seuil, « Hautes Études », 2003.

53 Carlo Ginzburg, « Déchiffrer un espace blanc », in ibid., p. 87.54 Ibid., p. 95.

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l’œuvre de Flaubert55  »  ? Ne faut-il pas plutôt penser, comme Proust, qu’il s’agit davantage de «  musique  » que de réalité historique56  ? Ou pour être plus précis, ne faut-il pas comprendre qu’ici, l’écrivain a trouvé une modalité d’inscription juste du trauma, entre le symptôme aporétique dont souffre le « fou » et sa reprise ou sa relance dans l’écoute et la parole du psychanalyste (ou de l’historien) ? Un blanc, rien qu’un blanc, c’est-à-dire une façon d’adres-ser esthétiquement la trace traumatique à ses lecteurs – de la présenter, non de représenter le passé. « Achronique », « atopique » : ainsi s’expliquerait la capacité de la littérature à transiter dans l’histoire…

L’un des derniers textes cités par Carlo Ginzburg dans « Déchiffrer un espace blanc » est, significativement, un texte de Marc Bloch :

Il est probable que tant que je vivrai, à moins que je ne finisse mes jours dans l’imbécillité, je n’oublierai jamais le 10 septembre 1914. Mes souvenirs de cette journée ne sont pourtant pas extrêmement précis. Surtout ils s’en-chaînent mal. Ils forment une série discontinue d’images, à la vérité très vives, mais médiocrement coordonnées, comme un rouleau cinématographique qui présenterait par places de grandes déchirures et dont on pourrait, sans que l’on s’en aperçût, intervertir certains tableaux57.

Plus qu’une métaphore de la connaissance, les variations sur la métaphore de la photographie ou du déroulement cinématographique ont peut-être consti-tué, dans le contexte du XXe siècle, des figures adéquates pour transmettre un choc traumatique, entre automatisme aveugle et estrangement radical.

« Pourquoi [les historiens] devraient-ils perdre leur temps avec l’estrange-ment ou tout autre de ces concepts élaborés par les théoriciens de la littéra-ture58 » ? se demande Carlo Ginzburg en conclusion de son parcours portant sur l’estrangement. Il donne alors cette réponse qui combat le positivisme autant que le scepticisme de la modernité :

L’estrangement me semble susceptible de constituer un antidote efficace à un risque qui nous guette tous : celui de tenir la réalité (nous compris) pour sûre. Les implications antipositivistes d’une telle observation sont évidentes. Mais en soulignant les enjeux cognitifs de l’estrangement, je voudrais m’opposer aussi avec la plus grande clarté à certaines théories en vogue, qui tendent à brouiller jusqu’à les rendre indistinctes les frontières entre l’histoire et la fiction59.

À mes yeux, le point par lequel Carlo Ginzburg se sépare le plus totale-ment et le plus effectivement du scepticisme lorsqu’il se penche sur les textes et les procédés littéraires n’est peut-être pas la confiance continûment accordée

55 Ibid., p. 97. Je souligne.56 Cité par Carlo Ginzburg, ibid., p. 87. 57 Marc Bloch, « La bataille de la Marne », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 22e année,

n° 3, 1967, p. 474.58 Carlo Ginzburg, À Distance, op. cit., p. 34-35.59 Ibid., p. 36.

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dans la valeur « cognitive » de ses enquêtes. C’est plutôt le fait que son travail opère en fait toujours à la jonction de la réalité et du Réel en procédant à leur mise en relation. Pour le dire autrement, l’historien se double toujours d’un témoin. Or, qu’est-ce qu’un témoin, sinon celui qui a vu les faits, qui en a été proche et peut les re-présenter ? Selon une formule du Fil et les traces, « [l]e regard rapproché nous permet de saisir quelque chose qui échappe à la vision d’ensemble et réciproquement60 » : le rapprochement est le pendant nécessaire de l’estrangement, sans quoi l’estrangement reste plus défensif que cognitif et laisse s’échapper la part d’ombre qui enveloppe la réalité quand elle se trouve avoir été elle-même estrangée – part d’ombre et zone détruite auxquelles j’ai ici donné le nom de Réel dans le sillage de la psychanalyse. Dans « Sorcières et chamans », Carlo Ginzburg a raconté comment il avait découvert l’inter-rogatoire d’un benandante : « Les choses se sont passées comme si tout d’un coup j’avais reconnu un document qui m’était parfaitement inconnu l’ins-tant auparavant61 ». Quelques détails étranges mais symptomatiques, tout à fait anormaux par rapport aux autres procès d’Inquisition et à la culture des juges, se fraient un chemin dans les aveux qui sortent des bouches des accusés. L’historien qui entend le signe adressé à travers ces textes fait le pari que malgré les corps torturés, une expérience presque détruite et inaudible peut être captée, saisie. À partir de là, le travail consiste non seulement à restituer la vérité référentielle (des rites, des mythes chamaniques), mais aussi à réinsérer dans la trame symbolique ce qui, sans l’historien, ne pouvait plus s’y inscrire.

Quelques pages plus haut, Carlo Ginzburg avait rassemblé les éléments autobiographiques qui permettaient peut-être d’expliquer ce premier objet de recherche. L’un d’eux lui a été signalé un jour par un ami qui lui « a fait remarquer que le choix d’étudier la sorcellerie, et en particulier les victimes de la persécution de la sorcellerie, n’avait rien d’étonnant de la part d’un Juif qui avait connu la persécution » :

Cette observation toute simple me laissa interdit. Comment avais-je pu laisser échapper un fait si évident ? […] Aujourd’hui je suis enclin à voir dans tout cela l’effet du refoulement. Comme Freud nous l’a appris, ce qui est à la fois évident et caché, c’est ce que l’on ne veut pas voir62.

Il est frappant de constater que cette dimension d’évidence et de secret correspond assez bien au mouvement de reconnaissance de quelque chose d’inconnu décrit par l’historien face aux détails inouïs de l’interrogatoire du benandante. Le désir de connaître est bordé par cette double puissance de méconnaissance et de reconnaissance et s’accompagne alors du désir de faire rentrer dans l’histoire humaine – dans l’histoire racontée, dans l’histoire

60 Carlo Ginzburg, Le fil et les traces, op. cit., p. 389.61 Carlo Ginzburg, « Sorcières et chamans », in ibid., p. 436.62 Ibid., p. 431-432.

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mémorable – les êtres humains qui avaient été expulsés de l’histoire agie, qu’elle avait défigurés, frappés d’étrangeté. On peut faire l’hypothèse que l’historien communique alors avec eux par sa propre « étrangeté » et son propre « réel » de la même manière que le psychanalyste communique avec son patient par son propre point de trauma. Et pour reprendre la perspective de Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, ici, les enchaînements causaux ordinaires ne suffisent pas. Il faut parcourir l’histoire en tous sens en affrontant ses zones d’inquiétante étrangeté et d’anomie familière.

Pour conclure, je voudrais souligner que comme Chklovski, Carlo Ginzburg et tant d’autres, je suis évidemment favorable au procédé littéraire de l’estran-gement63. Mais en introduisant deux bifurcations dans le trajet de l’historien, j’ai voulu suggérer d’en distinguer tendanciellement deux réalisations. Dans un cas, le mouvement d’estrangement consiste à dégrader, défigurer, voire expulser : la finitude de la mort reconnaissable derrières les formes stabilisées, familières, de la culture, autorise l’outrage qui exile tel ou tel être humain, telle ou telle situation sociale, hors d’une commune humanité. Dans l’autre cas, il s’agit au contraire, par l’estrangement, de rejoindre le point de Réel, d’étrangeté radicale, qui n’arrête pas de strier l’histoire, individuelle comme collective. C’est cette démarche de rapprochement que, pour ma part, je recon-nais dans la démarche d’estrangement de Carlo Ginzburg.

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Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris [email protected]

RésuméCarlo Ginzburg n’a pas seulement valorisé le procédé d’estrangement, il a aussi valorisé le regard rapproché. Nous suivons ici les arrière-plans théoriques et pratiques des deux démarches en observant, d’une part, comment l’estrangement peut jouxter la familiarité carnavalesque voire outrageante qui dégrade ce dont elle s’empare, aboutissant à l’exclusion violente de certains sujets de l’histoire humaine ; d’autre part, comment le regard rapproché, pour l’his-torien comme pour l’écrivain, peut faire entrer en contact avec l’étrangeté radicale du choc traumatique, (le « Réel » au sens lacanien du terme), c’est-à-dire lui frayer un passage et, de la sorte, réinscrire les zones d’ombre dans la trame symbolique de l’histoire, c’est-à-dire aussi renouer le fil de la transmission.

63 J’ai du reste écrit moi-même un roman qui le mobilisait : La Désobéissance de Pyrame, Paris, Belin, 2009. Cf. aussi mon article : « La fiction “classique’’ : le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale (La désobéissance de Pyrame)  », Papers on French Seventeenth Century Literature, « Les représentations du XVIIe siècle dans la littérature pour la jeunesse contempo-raine : patrimoine, symbolique, imaginaire » (actes du colloque de Lyon, 12-13 mai 2011), Marie Pérouse-Battelo et Edwige Keller-Rahbé (éd.), vol. XXXIX, n° 77, 2012.

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Mots-clésFamiliarité, réalité/Réel, trauma, expérience, fiction, transmission.

AbstractCarlo Ginzburg dit not only valorise the process of “estrangement” but also the close insight. Here we follow the theoretical and practical backgrounds of these two notions, observing, first, how the “estrangement” is very close to the familiarity described by Bakhtin as “canavalesque”, that is to say a familiarity which may expulse as stranger what (and whom) it has insulted; then, at the contrary, how the close insight may procure to the historian as to the writer an approach to what Lacan calls the Real, the trauma: and in this way, make room for its reinscription in the symbolic framework of history, rather than its traumatical renewal.

KeywordsFamiliarity, reality/the Real, trauma, experience, fiction, transmission.

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Le côté Šklovskij des Essais de Montaigne : l’estrangement des langues et des disciplines

Isabelle Poulin

« La critique est affaire de distance convenable. Elle est chez elle dans un monde où ce sont les perspectives et les optiques qui comptent et où il est encore possible d’adopter un point de vue. »

Walter Benjamin, « Ces espaces sont à louer ».1

On connaît l’hypothèse énoncée par le narrateur de la Recherche du temps perdu : il y aurait un « côté Dostoïevski des Lettres de Madame de Sévigné »2. Pour l’avoir essayée à plusieurs reprises3, on peut affirmer que l’étrange formule proustienne fonde, dans le champ de la littérature comparée, ce que Françoise Lavocat appelle une « herméneutique de la défamiliarisation » :

« J’ai privilégié la défamiliarisation par rapport aux deux autres façons de conce-voir et de pratiquer le comparatisme : l’exhumation et l’actualisation. La première […] consiste à restituer les œuvres dans leur contexte précis et à dégager leur signification originelle […] Par “l’actualisation”, au contraire, le chercheur lit les textes anciens à travers ses propres intérêts et à la lumière de problématiques contemporaines. La défamiliarisation me paraît une voix moyenne, proprement herméneutique, par laquelle est prise en considération la situation historique du chercheur mais où l’ambition est moins de restituer le sens originel et ultime d’une œuvre que de la faire voir autrement, grâce au décentrement de la pers-pective opéré par sa mise en relation avec d’autres œuvres et d’autres cultures. L’objectif de cette opération est la production de connaissance […]4 ».

1 Sens unique, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 2007, p. 205.2 Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs in À la Recherche du temps perdu, Paris,

Gallimard, édition de la Pléiade dirigée par Jean-Yves Tadié, t. II, 1988, p. 14.3 Dès le premier travail de recherche consacré aux « Paysages et personnages dans les œuvres de

Dostoïevski et Mme de Sévigné » (mémoire de Maîtrise, 1986), puis à l’occasion d’une réflexion sur les Écritures du ressassement (« Le côté Dostoïevski des Lettres Cent ans (de solitude) après », Modernités, n° 15, PUB, 2001).

4 « Le comparatisme comme herméneutique de la défamiliarisation », article mis en ligne sur le site Vox poetica en avril 2012 (http://www.vox-poetica.org/t/articles/lavocat2012.html).

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Une même méthode ayant été adoptée par un grand historien italien, Carlo Ginzburg, on s’intéressera ici à la « production de connaissance » résul-tant de cette « voix moyenne » du comparatisme, dans le but d’en déduire peut-être des spécificités disciplinaires, d’une langue à l’autre.

Dans l’essai intitulé en français « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire  »5, Carlo  Ginzburg revient en effet sur «  le côté Dostoïevski des Lettres de Madame de Sévigné », qu’il met en perspective avec certains écrits de Marc Aurèle et avec ceux des formalistes russes. Le souci qu’il exprime néanmoins de ne pas brouiller « les frontières entre l’histoire et la fiction »6 fait loupe sur la notion même de « procédé littéraire ». Plusieurs affirmations de Carlo Ginzburg semblent en faire un outil qu’auraient en partage les écrivains et les historiens : il est « fasciné », dit-il, « par la façon dont des dispositifs fictionnels peuvent être employés dans des buts historiographiques »7, et il a souvent confié avoir d’abord pensé entreprendre des études de littérature8. À la fin de son article sur « L’estrangement », il décrit « le projet historiographique dans lequel [il] se reconna[ît] personnellement » en reprenant une phrase de Proust : « À supposer que l’histoire soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens »9. Toute une série de réserves incitent toutefois à remettre sur le métier la question de la spécificité « littéraire » – celle-là même qui hantait les formalistes russes, parmi lesquels Viktor Šklovskij, pour qui l’art tout entier était un « procédé » d’estrangement (selon la traduction française de la traduction italienne du mot russe ostranenie).

On s’interrogera tout d’abord sur le sens de cette «  préhistoire  » d’un procédé annoncée par le titre de l’essai. Carlo  Ginzburg trouve trace de l’estrangement dans «  les réflexions écrites en langue grecque au IIe  siècle après Jésus-Christ par l’empereur romain Marc Aurèle »10 : le repérage d’un « procédé littéraire » dans une œuvre ancienne est-il une condition préalable à sa reprise par un historien ? Le « côté Šklovskij des Essais de Montaigne » voudrait signaler le moins grand recul éprouvé en traduction, l’italien « stra-niamento » étant restitué par un terme français vieilli qui renvoie à cet autre point de départ  : la langue de Montaigne (même si celui-ci n’utilise pas le terme d’« estrangement » mais celui d’« estrangeté » ; en Moyen français on

5 À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, traduit de l’italien par Pierre-Antoine Fabre, NRF/Gallimard, 2001, p. 15-36.

6 « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire », ibid., p. 36.7 Carlo Ginzburg, entretien réalisé par Philippe Mangeot, « de près de loin », Vacarme, 18, 2002

(http://www.vacarme.org/article235.html).8 « Vers le milieu des années cinquante je lisais des romans ; l’idée que je pourrais devenir histo-

rien ne m’effleurait même pas », Carlo Ginzburg, « Préface » de Mythes emblèmes traces, traduit de l’italien par Monique Aymard, Christian Paolini, Elsa Bonan et Martine Sancini-Vignet, Paris, Verdier/Poche, 1986, p. 9.

9 « L’estrangement », op. cit., p. 36.10 Ibid., p. 18.

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utilise encore « estrangement » au sens d’« aliénation : le fait d’être obligé de partir, de s’expatrier »). D’une langue à l’autre se constitue un réseau de sens (qui n’est pas une « préhistoire »), où l’on lira une première spécificité (d’une approche littéraire) de la « littérature ».

La lecture des réflexions de Marc Aurèle n’en est pas moins extrêmement troublante par ailleurs, du fait même de l’effet de modernité produit par telle représentation de l’accouplement, par exemple : « C’est le frottement d’un boyau et une sécrétion de liquide gluant accompagnée d’un spasme »11. Carlo Ginzburg déplore le « désintérêt pour l’histoire, caractéristique de l’attitude des formalistes russes »12 auxquels il emprunte le procédé de l’estrangement. Cette caractéris-tique a été nuancée, notamment à la lumière des travaux de Iouri Tynianov, qui se pose précisément la question de l’évolution des formes littéraires13. Mais on retiendra surtout ce brouillage temporel provoqué par la lecture de Marc Aurèle : « cet extraordinaire fragment apparaît aux yeux d’un lecteur du XXe siècle comme un précoce exemple d’estrangement »14 écrit Carlo Ginzburg. Est-ce cette avance sur son temps qui fait la spécificité de la littérature ?

Les chemins de la connaissance

Dans le texte programmatique d’une revue pluridisciplinaire jamais réalisée mais projetée, entre autres, avec Carlo Ginzburg, Italo Calvino souligne la fonction de lieu commun qu’il semble légitime de prêter au texte littéraire :

« C’est la littérature […] le champ qui soutient et motive cette rencontre et cette confrontation des recherches et des opérations dans des disciplines diffé-rentes, même si elles sont apparemment distantes ou étrangères. C’est la litté-rature comme espace de significations et de formes qui ne valent pas seulement pour la littérature. Nous croyons que les poétiques littéraires peuvent renvoyer à une poétique du faire, et même : du se faire »15.

Le champ investi dans l’essai sur « L’estrangement » est celui de la littérature. Son point de départ est un article de Viktor Šklovskij, l’un des membres de l’OPOIAZ, abréviation russe de « Société d’étude du langage poétique » (groupe plus connu sous le terme péjoratif de «  formalistes russes »). Cet article date de 1917 et s’intitule « L’art comme procédé »16. Šklovskij y définit le procédé

11 Ibid., p. 20.12 Ibid., p. 18.13 Voir Iouri Tynianov, Formalisme et histoire littéraire, traduit du russe par Catherine Depretto-

Genty, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1991.14 « L’estrangement », op. cit., p. 20.15 « Le regard de l’archéologue » (1972), Défis aux labyrinthes, I, traduit de l’italien par Jean-

Paul Manganaro et Michel Orcel, Paris, Seuil, 2003, p. 290-291.16 Traduction française de Tzvetan Todorov, Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes,

Paris, Seuil, 1965.

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d’« ostranenie des choses » qui, associé à ce qu’il appelle « la complication des formes » (par où s’introduit la dimension historique de cette poétique), consti-tue le propre de l’art qui est selon lui « de nous procurer une sensation de la chose, mais une sensation qui soit une vision, et non pas seulement une recon-naissance »17. Voir l’accouplement et non le reconnaître, revient par exemple à le définir comme « le frottement d’un boyau et une sécrétion de liquide gluant accompagnée d’un spasme » (Marc Aurèle). C’est une question de regard, que souligne clairement le titre original du livre de Carlo Ginzburg : Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza, par sa référence aux « gros yeux de bois » de Pinocchio (Collodi, Le avventure di Pinocchio, 1881).

Ce regard, la référence à la lecture de Collodi l’atteste, est tout à la fois entretenu et soutenu par la langue. L’examen de quelques traductions suffit à souligner combien le lien entre le « stranamiento » et l’étrangeté d’un regard nouveau (celui de Pinocchio) est peu assuré, d’une langue à l’autre. Il dispa-raît presque en français : À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire. Il semble instable en anglais : le « Wooden eyes » du titre de l’essai (Wooden Eyes: Nine Reflections on Distance) ne coïncide pas avec les traductions usuelles de la scène du chapitre  III à laquelle puise Carlo  Ginzburg («  Occhiacci di legno, perché mi guardate?  » est traduit tantôt par «  Wicked [mauvais] wooden eyes », tantôt par « Ugly [horrible] wooden eyes »). On peut préciser par ailleurs que le mot russe ostranenie, traduit en italien par stranamiento, a connu maintes versions en français qui insistent tantôt sur une inquiétante étrangeté (« étrangisation »18, « défamiliarisation »), tantôt sur l’étonnement (« singularisation », « aliénisation »), tantôt sur l’éloignement, en référence à la place ou à la formation du lecteur / spectateur (« distanciation »19).

17 Cité par Carlo Ginzburg in « L’estrangement », op. cit., p. 16.18 C’est l’entrée du Dictionnaire international des termes littéraires (J. M. Grassin)  ; voir DITL

en ligne  : http://www.ditl.info/arttest/art76.php, article «  Étrangisation  : défamiliarisation/ostranenie ». Le terme d’« étrangisation » est attesté dans la traduction par Michel Pétris de La Marche du cheval du même Šklovskij, Paris, Champs libre, 1973.

19 C’est la notion par laquelle sont passés les traducteurs français, comme l’indique la précision accompagnant « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire » : « Nous choisissons de traduire l’italien straniamento (d’après le russe ostranenie) par ce terme d’Antoine Vitez dans un remarquable texte sur la distanciation [Verfremdung] brechtienne (in De Chaillot à Chaillot, Paris, 1981, p. 57) », NdT, p. 15. On trouve par ailleurs in le Dictionnaire des termes litté-raires de H. van Gorp, D. Delabastita, L. D’hulst, R. Ghesquiere, R. Grutman et G. Legros (Champion Classiques, 2005), l’entrée suivante : « Distanciation (effet de -) (angl.alienation effect [the distancing effect, more commonly known (earlier) by John Willett’s, 1964, transla-tion the alienation effect or (more recently) as the estrangement effect]; all. Verfremdungseffekt). Procédé théâtral introduit par B. Brecht afin de perturber la traditionnelle illusion dramatique. Brecht voulait orienter l’énergie ainsi libérée chez le spectateur vers le contenu doctrinal de la pièce et vers ses réflexions à portée sociale. Il crée l’effet de distanciation en rendant inhabituel ce qui va normalement de soi, démarche qui fait accéder le spectateur à une compréhen-sion d’autant meilleure de la pièce (cf. l’“ostranenie” [désautomatisation ou singularisation] du Formalisme russe) ».

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Ces hésitations nous conduisent là où s’arrête la traduction et qui s’appelle l’histoire : pour qui n’a pas eu Pinocchio dans son enfance les « yeux de bois » (et toutes les nuances construites par l’histoire de Collodi) ne réveillent rien, ne construisent aucune perspective de pensée. Le terme français d’estrangement choisi par les traducteurs renvoie plutôt à Montaigne, pas à Collodi. Il met en branle d’autres circuits imaginaires. Qu’en déduire ? « Quelque langue que parlent mes livres, je leur parle en la mienne », affirmait l’auteur des Essais20. Il ne s’agit pas de prôner par là le moindre relativisme. Les circuits empruntés par les langues peuvent être différents et conduire à un même point de vue. C’est, semble-t-il, ce que cherche à mettre en évidence Carlo Ginzburg dans son article en repérant, dans des temps et des écritures très différentes, un même « procédé littéraire », précisément parce que la littérature s’offre comme cet espace de traduction (au sens où l’entend Proust : « La tâche et le devoir d’un écrivain sont ceux d’un traducteur  »21) où se construisent des unités de signification plus grandes que les mots, plus mobiles que les concepts, et susceptibles de coïncidence, favorisant la construction de « comparables ».

Revenons sur le cheminement de lecture de Carlo Ginzburg et sa quête d’une « préhistoire ». L’historien part de Šklovskij et de la lecture de Tolstoï faite par le critique russe. Il remonte à Marc Aurèle (qu’avait lu Tolstoï), passe par les Lumières (et des écrivains, Voltaire, La Bruyère, qu’avait lus Tolstoï). Retrouvant chez les uns et les autres un même « procédé » de mise à nu de la réalité, il met ainsi en évidence le débordement permanent des frontières propre aux écrivains – qui se lisent les uns les autres, et se comprennent même dans de mauvaises traductions linguistiques (comme ce fut le cas de Proust, l’un des plus subtils lecteurs, en son temps, de l’œuvre de Dostoïevski pourtant sévèrement mutilée par les premières traductions françaises).

De Šklovskij à Proust, Carlo Ginzburg n’établit pas de rapport de fait, mais souligne une coïncidence de dates : le premier forge son procédé entre 1917 et 1922 ; le second publie Du côté de chez Swann en 1917 et À l’ombre des jeunes filles en fleurs, qui contient l’allusion au « côté Dostoïevski des Lettres de Madame de Sévigné », en 1918. Cette contemporanéité permet l’hypothèse d’un écho  : « L’idée [de Šklovskij] selon laquelle l’art serait un instrument pour raviver notre perception figée par l’habitude rappelle immédiatement la fonction attachée à la mémoire involontaire dans l’œuvre de Marcel Proust »22. Certes, la mémoire involontaire entraîne d’abord une refamiliarisation (avec son passé), mais dans la mesure où elle est aussi une actualisation du passé donnant à voir le présent, elle participe de la même esthétique proustienne

20 « Des livres », Les Essais, livre second, chapitre X, édition réalisée par Denis Bjaï, Bénédicte Boudou, Jean Céard et Isabelle Pantin, Paris, Le Livre de Poche, Classique, 2002, p. 141.

21 Le Temps retrouvé in À la Recherche du temps perdu, op. cit., t. IV, 1989, p. 469.22 Carlo Ginzburg, « L’estrangement », op. cit., p. 16.

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que « le côté Dostoïevski des Lettres de Madame de Sévigné » : on ne connaît, « souvent longtemps après, la beauté d’une chose que dans une autre »23.

Carlo Ginzburg pourrait entretenir d’autant plus fermement ce parallèle que Proust avait lu Tolstoï (qui avait lu La Bruyère, Voltaire et Marc Aurèle). « Le côté Dostoïevski des Lettres de Madame de Sévigné » ne lui semble d’ailleurs pas « une notion (très) différente de l’estrangement ». Une réserve s’introduit toutefois à ce point de l’analyse, où s’aperçoit une spécificité disciplinaire. Ce qui intéresse Carlo Ginzburg, ce sont « les implications épistémologiques » de l’estrangement ; or Proust ne les dévoile, selon lui, qu’« en déplaçant son intérêt pour les tableaux [d’Elstir, troisième terme de la comparaison proustienne] et les romans sur le terrain de la meilleure analyse possible d’un grand événement »24 :

« À supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme Dostoïevski raconterait une vie »25.

Dans une étude de 1987 consacrée à ce même « côté Dostoïevski », le philo-sophe Vincent Descombes refusait d’y croire, arguant que « Mme de Sévigné et Elstir représentent les apparences en tant qu’illusions d’optique, tandis que Dostoïesvki les représente en tant qu’elles passent pour la vérité » – et la vérité vraie « demande le Temps » pour se révéler, ce qui est le privilège du roman, précisait-il, mais ni des tableaux impressionnistes ni des descriptions de paysages faites par la Marquise26. Ce « côté » existe bel et bien, pourtant, en tant que procédé cognitif, qui ne consiste pas à dire que les arts poétiques sont les mêmes, mais qu’une lecture «  à distance  » en ravive les pouvoirs propres  : le pas de lecture, si caractéristique, de Carlo Ginzburg, en est une preuve éclatante. On peut se demander néanmoins pourquoi les « implications épistémologiques » de l’estrangement ne seraient perceptibles qu’à la lampe d’un « grand événement » ? Lorsqu’il se fait critique d’art (de tableaux, de romans ou de Lettres), Proust ne dévoile-t-il aucune « implication épistémologique » ? Répondre par l’affirma-tive revient à préciser la nature et la portée de cette « production de connais-sance » spécifique à l’écrivain, auquel l’historien emprunte la petite échelle de son champ de recherche, sans suivre toutefois les mêmes traces.

L’empreinte de la langue

La lecture de Marc Aurèle produit un effet de familiarité qui comporte un risque d’anachronisme, ou d’achronisme. Or pour Šklovskij ostranenie est un néologisme. Il marque un (re)commencement, ou en tout cas il lui permet

23 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 560. 24 « L’estrangement », op. cit., p. 35, je souligne.25 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, cité par Carlo Ginzburg, « L’estrangement », ibid. 26 Vincent Descombes, Proust, Philosophie du roman, Paris, éditions de Minuit, 1987, p. 267.

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de se démarquer des critiques littéraires qui l’ont précédé  : sa définition de l’art comme ce qui sert à renforcer les perceptions, veut mettre en défaut la position de Potebnia pour lequel l’image, en art, sert à penser. Par ailleurs, Šklovskij applique ce terme à la littérature russe : pourquoi celle-ci et pas une autre, se demande Carlo Ginzburg  ? On peut lire une ébauche de réponse dans une précision donnée par le critique russe : « La langue littéraire russe […] est d’une origine étrangère pour la Russie »27. C’est un certain usage de l’étranger, daté (la « littérature russe » s’édifie au XIXe siècle), qui rend percep-tible le procédé de « l’étrangement », dont on peut donc dire qu’il repose sur la capacité à inventer de nouveaux points de départ.

Marc Aurèle sert à « penser ailleurs », comme la ville de Los Angeles, où s’imposent clairement à Carlo Ginzburg les vertus de la distance28.

Pensons ailleurs est le titre d’un livre de la sociologue Nicole  Lapierre, emprunté à Montaigne, qui s’intéresse aux intellectuels qui s’en sont allés penser ailleurs, franchissant les frontières réelles et les barrières sociales : George Simmel, Edward Said, Walter Benjamin ou Gilles Deleuze. Elle veut montrer que l’in-tellectuel critique est toujours une personne déplacée, parfois au sens propre, « mais toujours au sens figuré »29.

L’emprunt à Montaigne vient du livre III des Essais, du chapitre IV, intitulé « De la diversion », qui s’ouvre sur les chagrins et les deuils, l’art difficile de la consolation. L’écrivain donne en suivant des exemples de situations critiques (celle d’un condamné à mort sur l’échafaud, par exemple) auxquelles l’homme cherche à échapper en pensant à autre chose :

« Nous pensons toujours ailleurs : l’espérance d’une meilleure vie nous arrête et appuie : ou l’espérance de la valeur de nos enfants : ou la gloire future de notre nom ; ou la fuite des maux de cette vie : ou la vengeance qui menace ceux qui nous causent la mort »30.

L’expression peut sembler métaphorique seulement, mais Montaigne précise à propos de l’« aigre imagination » qui tient quiconque se met en quête de « véhémente diversion » :

« Si je ne puis la combattre, je lui échappe : et en la fuyant, je fourvoie, je ruse : Muant de lieu, d’occupation, de compagnie, je me sauve dans la presse d’autres amusements et pensées, où elle perd ma trace et m’égare »31.

On trouve par ailleurs, sous la plume de Montaigne, l’expression « Un homme qui pense ailleurs » dans le livre II, chapitre XVII, intitulé « De la présomption ». Il s’agit là de mettre en évidence les effets de l’étranger sur les habitudes :

27 Viktor Šklovskij, « L’art comme procédé », Théorie de la littérature, op. cit., p. 96.28 Voir « Préface », À Distance, op. cit., p. 11-13.29 Nicole Lapierre, Pensons ailleurs, Paris, Stock, Folio/Essais, 2004, p. 28.30 Essais, livre III, « De la diversion », Le Livre de poche, op. cit., p. 83.31 Ibid., p. 85-86 ; je souligne.

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« Autrefois étant en lieu, où c’est discourtoisie barbaresque de ne répondre à ceux qui vous convient à boire  : quoi qu’on m’y traitât avec toute liberté, j’essayai de faire le bon compagnon en faveur des dames qui étaient de la partie, selon l’usage du pays. Mais il y eut du plaisir  : car cette menace et préparation d’avoir à m’efforcer outre ma coutume et mon naturel, m’estoupa de manière le gosier, que je ne sus avaler une seule goutte : et fut privé de boire pour le besoin même de mon repas. Je me trouvai saoul et désaltéré par tant de breuvage que mon imagination avait préoccupé. […] Un homme qui pense ailleurs ne faudra point, à un pousse près, de refaire toujours un même nombre de pas au lieu où il se promène : mais s’il y est avec attention de les mesurer et conter, il trouvera que ce qu’il faisait par nature et par hasard, il ne le fera pas si exactement par dessein »32.

On voit bien que la « diversion » dont il est question chez Montaigne n’est pas si éloignée de l’estrangement (ostranenie) : elle désigne cet écart qui permet une vision (de soi, du monde) et non une reconnaissance (parfois source de confusion, certes, comme le souligne le dernier exemple dans lequel se voir faire, revient à ne plus rien savoir). Or l’auteur des Essais lie expressément les difficul-tés qu’un homme éprouve à sortir de lui-même à de tout petits rouages :

« Peu de chose nous divertit et détourne : car peu de chose nous tient. Nous ne regardons guère les sujets en gros et seuls : ce sont des circonstances ou des images menues et superficielles, qui nous frappent : et des vaines écorces qui rejaillissent des sujets.

Folliculos ut nunc teretos aestate cicadaeLinquunt »33.

La citation de Lucrèce : « Comme, l’été venu, les cigales abandonnent leurs rondes membranes », participe doublement de ce mouvement d’estrangement qui caractérise la poétique de Montaigne : elle est en langue étrangère, et met en évidence cette petite échelle (des peaux déliées des cigales) à laquelle travaille tout écrivain aspirant à déprendre les hommes de leurs automatismes. C’est l’échelle des corps et des langues, qui produit une connaissance que l’on peut qualifier de « vérité poétique ». Elle concerne la façon dont « peu de chose nous tient », mais nous tient ferme  : ce qui s’appelle imagination, et qu’entretient l’imaginaire d’une langue. La fonction du poète (de tout étrangeur de langue, si l’on nous permet ce néologisme) est de mettre à distance un imaginaire reçu. Il sait comment s’entre-tiennent les êtres de langage, et c’est ce savoir qui intéresse la critique d’art présente dans la Recherche proustienne. Il peut faire l’effet d’une prescience (c’est le caractère « précoce » du fragment de Marc Aurèle) parce qu’il met en évidence des mécanismes microscopiques, la vie dans/de la langue, que viennent confirmer parfois, et grossir, de « grands » événements. En prenant ses distances par rapport à un certain état de la langue, le poète contribue à une forme de microhistoire du présent. Les conditions historiques de ces moments

32 Essais, livre II, « De la présomption », Le livre de poche, op. cit., p. 497-498 ; je souligne.33 Essais, livre III, « De la diversion », p. 87 ; citation du De natura rerum, V, p. 803-804.

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critiques (en ce qu’ils mettent en crise les représentations et leurs automatismes) font l’objet de recherches propres, éminemment précieuses et complémentaires, ce dont Carlo Ginzburg a fait une démonstration magistrale dans Le Fromage et les vers, en faisant entrer la catégorie de la lecture (qui sait faire quoi, et quand, d’un imaginaire reçu ?) dans son champ. 

Épilogue : Pinocchio, Menocchio, Seveso

On trouve à la lecture de Carlo Ginzburg la même puissance d’estrangement que celle qu’aimait à analyser Šklovskij chez Tosltoï. Le titre de l’étude consacrée à « l’univers d’un meunier du XVIe siècle » en convainc aisément. Il reprend les paroles du meunier lui-même, Menocchio, les mots dont s’est servi ce dernier pour exposer sa « très singulière cosmogonie » : « J’ai dit que, à ce que je pensais et croyais, tout était chaos, c’est-à-dire terre, air, eau et feu tout ensemble ; et que ce volume peu à peu fit une masse, comme se fait le fromage dans le lait et les vers y apparurent et ce furent les anges »34. Menocchio est mort sur le bûcher de l’Inquisition, mais les traces qu’il a laissées et dont l’historien nous permet de mesurer les effets de distanciation ont une actualité saisissante.

Elles constituent en effet, semble-t-il, le point de départ du livre récent de l’anthropologue Éric  Chauvier, intitulé Somaland35. Il s’agit du compte rendu d’une enquête de terrain, menée dans l’agglomération voisine d’une zone industrielle classée « Seveso », du nom d’une commune italienne victime en 1976 d’un rejet accidentel de Dioxine (une directive européenne du même nom, datant de 1982, demande désormais aux États et aux entreprises d’identifier les risques associés à certaines activités industrielles dangereuses et de prendre les mesures nécessaires pour y faire face). Éric Chauvier a interrogé aussi bien les habitants que les membres d’un comité local d’information regroupant les industriels ou leurs communicants, les élus, et les associations (ces comités ont été créés au lendemain de l’explosion, en septembre 2001, de l’usine AZF à Toulouse). « Somaland » est une référence au « soma », la drogue euphorisante distribuée au travail en fin de journée dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley : elle désigne le dispositif lénifiant des réunions de ces comités. Un jeune homme résidant dans la zone dite « sensible » est persuadé, en effet, que le solvant dégagé par l’usine a altéré la santé de son amie. Or sa parole est inaudible dans un monde dominé par l’outil Power Point et son langage creux. C’est pourquoi cette parole est soutenue, dans le livre d’Éric Chauvier, par celle de Menocchio, citée à plusieurs reprises. L’auteur confirme ainsi très précisément les vertus de la distance, qui permettent d’apercevoir, dans une

34 Le Fromage et les vers, L’univers d’un meunier du XVIe siècle, traduit de l’italien par Monique Aymard, Paris, Aubier, Histoires, 1980, p. 38.

35 Paris, Allia, 2012.

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profondeur de champ retrouvée, les mécanismes d’emprise et de déprise les plus contemporains. Le chapitre consacré aux petites gens du XXIe  siècle s’achève sur une citation du livre de Carlo Ginzburg, dont la mise en perspective est un témoignage fort en faveur du pouvoir herméneutique de la défamiliarisation, ou du croisement des disciplines (Pinocchio, Menocchio, Seveso) :

«  Qu’un meunier comme Menocchio en soit arrivé à formuler des idées aussi différentes des idées courantes sans aucune influence extérieure parut incroyable aux Inquisiteurs »36.

Isabelle PoulinEA 419 TELEM

Université Michel de Montaigne Bordeaux [email protected]

RésuméLe croisement des disciplines auquel se livre Carlo Ginzburg dans son article « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire », associé au croisement des langues qu’impose la lecture en traduction française d’un historien italien confronté aux formalistes russes, invite à s’inter-roger sur la production de connaissance propre à une herméneutique de la défamiliarisation. Elle atteint ici tous les rouages de la pensée : la langue, l’imagination, les outils conceptuels. Paradoxalement peut-être, c’est le retour à Montaigne, favorisé par la voix traductrice (le choix du terme français estrangement pour rendre straniamento ou ostranenie), qui permet de faire l’hypothèse d’un savoir propre à l’écrivain auquel l’historien emprunte, certes, la micro-échelle de son champ de recherche, sans suivre toutefois les mêmes traces.

Mots-clésEstrangement, ostranenie, défamiliarisation, plurilinguisme, littérature et histoire.

AbstractCarlo Ginzburg’s cross-disciplinary approach in his article “Making it strange. The Prehistory of a Literary device”, combined with the interweaving of languages involved in reading the French translation of an Italian historian’s writings on Russian formalism, calls for the examination of the specific production of knowledge deriving from a hermeneutic of defamiliarization. It affects all the inner workings of one’s thought: language, imagination, conceptual tools. Paradoxically enough, the translating voice leads back to Montaigne (through the use of the French word estrangement to translate straniamento in the original paper), enabling us to assume that writers and historians are not following in the same footsteps.

KeywordsEstrangement effect, defamiliarization, multi-lingualism, literature and history.

36 Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers, cité par Éric Chauvier, Somaland, op. cit., p. 137.

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Nos mots et les leurs.Une réflexion sur le métier de l’historien, aujourd’hui

Carlo Ginzburg

«  C’est que la chimie avait le grand avantage de s’adresser à des réalités incapables, par nature, de se nommer elles-mêmes. »

Marc Bloch

1. Dans ses réflexions de méthode publiées posthumes sous le titre Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien Marc Bloch fait remarquer que : « [Car,] au grand désespoir des historiens, les hommes n’ont pas coutume, chaque fois qu’ils changent de mœurs, de changer de vocabulaire »1.

Le résultat de cette divergence est l’ambiguïté sémantique. Considérons un mot fondamental de notre vocabulaire intellectuel et émotionnel – « liberté » – dont les significations multiples ont été longtemps au cœur des préoccupations de Bloch. À les regarder de près on pourra jeter quelque lumière sur l’allusion ironiquement emphatique au « désespoir » des historiens quand ils se trouvent confrontés au fossé qui sépare la permanence des mots de leur signification chan-geante. Bloch parlait des « historiens » en pensant à lui-même : mais ses réac-tions personnelles avaient des racines à la fois plus lointaines et plus complexes.

1 J’ai présenté différentes versions de ce texte à Rome (Università della Sapienza), Be’er Sheva (Ben-Gurion University), Los Angeles (Department of History, UCLA), Berlin (Freie Universität). Je tiens à exprimer ma gratitude à Andrea Ginzburg, Christopher Ligota, Perry Anderson et (surtout) à Simona Cerutti pour leurs critiques, ainsi qu’à Sam Gilbert et Henry Monaco pour leur révision de la version anglaise. Mon ami Martin Rueff a traduit mon texte avec sa compé-tence et générosité habituelles. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, in id., L’Histoire, la Guerre, la Résistance, édition établie par Annette Becker et Étienne Bloch, Paris, Gallimard, 2006, p. 872. Je dois à F. Ciafaloni d’avoir attiré une nouvelle fois mon attention sur ce passage : « Le domande di Vittorio. Un ricordo di Vittorio Foa », Una città, n° 176, luglio-agosto 2010, p. 42.

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2. « Histoire », du grec historia, appartient aussi à ces mots de notre voca-bulaire qui, traduit en plusieurs langues, est resté le même pendant vingt-cinq  siècles mais a changé de signification2. Après avoir été utilisé par les physiciens et les anatomistes, les botanistes et les antiquaires dans un sens qui incluait à la fois la « description » et « l’enquête », histoire a fini par désigner presque exclusivement le royaume des actions humaines – même si des traces de son ancien usage peuvent être détectées dans des expressions telles que l’« histoire clinique » d’un patient. Le rétrécissement de sa signification peut être considéré comme un effet collatéral d’un tournant qu’on peut identifier, symboliquement, avec le fameux passage du Saggiatore de Galilée :

La philosophie est écrite dans ce vaste livre qui se trouve sans cesse ouvert sous nos yeux (je veux dire l’univers). Mais il ne peut être compris à moins qu’on n’ait d’abord appris à comprendre la langue et à reconnaître les caractères dans lesquels il se trouve écrit. Il est écrit dans le langage des mathématiques, et les caractères sont les triangles, les cercles et d’autres figures géométriques. Sans un tel moyen, il nous est impossible à nous les humains d’en comprendre un seul mot…3.

En dépit de sa proximité avec des savants engagés dans une approche non mathématique de la nature, Galilée annonçait que le langage de la nature était – ou se trouvait sur le point de devenir – le langage des mathématiques4. Au contraire, le langage de l’histoire est, et a toujours été, d’Hérodote à nos jours, un langage humain : le langage de la vie de tous les jours, quand bien même il s’appuierait sur des statistiques et des diagrammes5. Mais les sources sur lesquelles l’historien s’appuie sont elles aussi la plupart du temps écrites dans le langage de la vie de tous les jours.

Bloch a intensément réfléchi sur cette contiguïté et ses implications :

2 Gianna Pomata et Nancy G. Siraisi (éd.), Historia. Empiricism and Erudition in Early Modern Europe, Cambridge, Mass, Harvard Univesity Press, 2005.

3 Galileo Galilei, Il Saggiatore, édition de Libero Sosio, Milano : Feltrinelli, 1965, p. 264 : « La filosofia è scritta in questo grandissimo libro che continuamente ci sta aperto dinanzi agli occhi (io dico l’universo), ma non si può intendere se prima non s’impara a intender la lingua, e conoscere i caratteri ne’ quali è scritto. Egli è scritto in lingua matematica, e i caratteri son triangoli, cerchi, ed altre figure geometriche, senza i quali mezzi è impossibile a intenderne umanamente parola…». Je développe ici l’interprétation de ce passage que j’avais avancée dans « Spie: radici di un paradigma indiziario », in Miti emblemi spie. Morfologia e storia, Turin, Einaudi, 1986, p. 172-173  ; « Traces  », in Mythes emblèmes traces, Lagrasse, Verdier, 2010, p. 218-294 surtout p. 250-255.

4 David Freedberg, The Eye of the Lynx. Galileo, His Friends, and the Beginnings of Modern Natural History, Chicago, Chicago University Press, 2002.

5 Carlo Ginzburg, “Spuren einer Paradigmengabelung. Machiavelli, Galilei und die Zensur der Gegenreformation”, in Sybille Krämer, Werner Kogge et Gernot Grube (éd.), Spur. Spurenlesen als Orientierungstechnik und Wissenskunst, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2007, p. 257-280.

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« Son vocabulaire », pouvons-nous lire dans une autre section de ses réflexions posthumes, « l’histoire le reçoit donc, pour la plus grande part, de la matière même de son étude. Elle l’accepte, déjà fatigué et déformé par un long emploi ; ambigu d’ailleurs, souvent dès l’origine, comme tout système d’expressions qui n’est pas issu de l’effort concerté des techniciens »6. Ainsi, les historiens se trouvent face à une alternative : ou bien ils font écho à la terminologie qui se trouve utilisée dans leurs sources, ou bien ils recourent à une terminologie qui leur est étrangère. Le premier choix, observe Bloch, ne mène nulle part : parfois c’est la permanence de mots intrinsèquement ambigus dissimule leur évolution sémantique ; parfois ce sont des significations similaires se trouvent dissimulées par la multiplicité des termes. Reste alors la seconde possibilité qui ne va pas sans risques  : des termes comme « machinisme » par exemple, sensés « aider l’analyse », finissent « par dispenser d’analyser ». Pire : ils « fomentent l’anachronisme : entre tous les péchés, au regard d’une science du temps, le plus impardonnable »7. Seuls des échanges entre les chercheurs (des « ententes »), conclut Bloch, permettront de conduire à la construction d’un vocabulaire commun des sciences de l’homme ; mais l’invention de nouveaux mots est toujours préférable à la projection tacite de nouvelles significations au sein de termes d’usage commun8.

Ainsi, un vocabulaire rigoureux devrait permettre à l’histoire de pallier sa faiblesse intrinsèque –  le langage quotidien qu’il partage avec la plupart de ses sources. La référence à la terminologie artificielle de la chimie, qui revient constamment dans les pages de Bloch, est assez explicite  : rarement l’histo-rien n’avait été aussi proche du positivisme. Mais Claude Bernard, dans son Introduction à la médecine expérimentale (1865), un des classiques du positi-visme – auquel Bloch fait référence avec une pointe de désaccord – avait noté dans un paragraphe intitulé «  la critique expérimentale doit porter sur les faits, non sur les mots » que l’ambiguïté ne manque pas de menacer aussi les langages conventionnels de la science :

Quand on crée un mot pour caractériser un phénomène, on s’entend en général à ce moment sur l’idée qu’on veut lui faire exprimer et sur la signifi-cation exacte qu’on lui donne, mais plus tard, par le progrès de la science, le sens du mot change pour les uns, tandis que pour les autres le mot reste dans le langage avec sa signification primitive. Il en résulte alors une discordance qui, souvent, est telle, que des hommes, en employant le même mot, expriment des idées très différentes. Notre langage n’est en effet qu’approximatif, et il est si peu précis, même dans les sciences, que, si l’on perd les phénomènes de vue, pour s’attacher aux mots, on est bien vite en dehors de la réalité9.

6 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, p. 959. 7 Ibid., p. 969.8 Ibid., p. 971.9 Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris : J. B. Baillière et Fils,

1865, p. 330-331. Bloch renvoie à l’Introduction de Claude Bernard in Apologie pour l’histoire, p. 831, 908.

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3. Mais qu’en est-il, dans la perspective de l’historien, de la relation entre les mots – les mots qu’il trouve dans ses sources – et la réalité ? Plusieurs éléments s’entremêlent dans les réponses fournies par Bloch à une telle question. En premier lieu, un sens de l’inadéquation des mots face à ce qui les fait naître : passions, sentiments, pensées, besoins. Bloch illustre cette inadéquation en prenant un cas limite :

Quel enseignement si – le dieu fût-il d’hier ou d’aujourd’hui – nous réussis-sions à atteindre sur les lèvres des humbles leur véritable prière ! À supposer, cependant, qu’ils aient su, eux-mêmes, traduire, sans le mutiler, les élans de leur cœur. Car là est, en dernier ressort, le grand obstacle. Rien n’est plus difficile à un homme que de s’exprimer soi-même. (…) Les termes les plus usuels ne sont jamais que des approximations)10.

De tels propos, qui plongent dans les recherches personnelles de Bloch, ne sont pas dictés par le scepticisme – loin s’en faut. La conscience de l’ina-déquation de chaque mot, a suggéré à Bloch des stratégies indirectes qui lui ont permis de lire les sources médiévales en filigrane. Il suffit de se rappeler les pages magnifiques que Bloch consacre, dans Les rois thaumaturges aux hommes et aux femmes, atteintes de scrofules, qui traversaient d’énormes distances en espérant l’imposition miraculeuse de la main royale11. Mais c’est la même conscience qui l’a poussé à s’engager dans une histoire comparative, fondée, comme dans le cas de Les Rois thaumaturges, sur des catégories et des termes inévitablement éloignés de ceux utilisés dans les sources.

4. Ces éléments de réflexion ont pris le dessus dans un essai de 1928 intitulé « Pour une histoire comparée des sociétés européennes ». Il s’agit d’une espèce de manifeste méthodologique qui reste aujourd’hui encore un point de référence indispensable12. Dans la conclusion de son essai, Bloch évoque le préjugé tenace qui veut voir dans l’histoire comparative la recherche d’analo-gies, fussent-elles les plus superficielles. Or toute l’affaire de l’histoire compa-rative, insiste Bloch, est au contraire de souligner les différences spécifiques qui séparent les phénomènes dont elle s’occupe. C’est pourquoi il convient de rejeter toute fausse ressemblance : et par exemple, dans le domaine du Moyen Âge européen, la soi disant équivalence entre le villainage anglais et le servage français. Certes, des croisements sont indéniables :

10 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, p. 965.11 Marc Bloch, Les rois thaumaturges, préface de Jacques  Le  Goff, Paris, Gallimard, 1983,

p. 89-157.12 Marc Bloch, «  Pour une histoire comparée des sociétés européennes  », in Charles-

Edmond Perrin (éd.), Mélanges historiques, I, Paris : SEVPEN, 1963, p. 16-40 ; in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, op. cit., p. 349-380.

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Serf et villain sont tous les deux considérés, tant par les juristes que par l’opi-nion commune, comme privés de « liberté », qualifiés à ce titre, dans certains textes latins, de servi […] ; enfin, en vertu même de cette absence de « liberté » et de ce nom servile, volontiers assimilés, par les personnes savantes, aux esclaves romains.

Mais il s’agit, selon Bloch, d’une analogie superficielle  : le concept de non-liberté a beaucoup varié, dans son contenu, selon les milieux et les temps13.

Pour résumer  : nous avons deux  contextes géographiques différents, l’Angleterre et la France, et deux mots différents, villain et serf. Les juristes du Moyen Âge ainsi que les hommes cultivés les ont confondus avec servi, le terme qui désignait les esclaves à Rome parce que les mots de villain, de serf et de servi étaient employés pour désigner ceux qui ont été privés de liberté. Bloch refuse cette conclusion superficielle, sur la base d’un argument avancé par un grand nombre de chercheurs, au rang desquels Paul Vinogradoff, le grand médiéviste anglo-russe : à savoir qu’en 1300 environ, les villains avaient rejoint en Angleterre la catégorie des « free tenants » ; en France pendant la même période les tenanciers étaient rigoureusement distingués des serfs. Bloch retrace ces différentes trajectoires historiques et conclut :

Le serf français du XIVe siècle, le villain ou serf anglais du même temps ? Ce sont deux classes nettement dissemblables. Vaut-il la peine de les comparer ? Assurément, mais afin, cette fois, de marquer leurs contrastes, par où s’exprime une opposition naissante entre le développement des deux nations14.

Ici, comme dans d’autres passages du même essai, Bloch utilise le mot classes pour identifier deux réalités sociales différentes confondues par erreur par les juristes médiévaux. Mais son commentaire des normes établies par les juristes anglais qui assignaient une moindre liberté à ceux qui devaient accom-plir de lourdes corvées agricoles, suit une toute autre direction. « En établissant ces normes », poursuit Bloch, «théoriciens et juges anglais n’inventaient rien. Ils ne faisaient que puiser dans un courant de représentations collectives, plus ou moins confusément élaborées, depuis longtemps, par les sociétés médié-vales, celle du continent aussi bien que celle de l’île. L’idée que les travaux agri-coles ont en eux-mêmes quelque chose d’incompatible avec la liberté répond à des vieux penchants de l’âme humaine ; elle s’exprimait, à l’époque barbare, dans les mots d’opera servilia, fréquemment employés pour désigner ce genre d’ouvrages »15. Bloch délaisse alors le terrain de la terminologie attestée par les documents et passe de manière abrupte à un terrain hypothétique, plus glissant  : celui des «  représentations collectives  ». Il emprunte cette notion

13 Marc Bloch, « Pour une histoire », p. 28 ; L’Histoire, la Guerre, la Résistance, op. cit., p. 364. 14 Marc Bloch, « Pour une histoire », p. 30 ; L’Histoire, la Guerre, la Résistance, op. cit., p. 367. 15 Marc Bloch, « Pour une histoire », p. 31 ; L’Histoire, la Guerre, la Résistance, op. cit., p. 368.

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à Durkheim, dont le nom attire un éloge tout particulier en note. Dans un passage précédent, Bloch avait fait allusion à « un courant de représentations collectives, plus ou moins confusément élaborées depuis longtemps »16.

La liberté et le servage au Moyen Âge, considérés dans une perspective plus ample, allaient refaire surface quelques années plus tard dans un autre essai de Bloch. Dans certains cas, les termes juridiques se référant à la liberté n’ont pas changé : mais leur signification (faisait remarquer Bloch) a subi des variations imperceptibles à travers le temps, comme l’attestent les documents carolin-giens. Ils montrent une série de glissements, « évidemment inconscients » qui doivent être pris pour ce qu’ils sont : de la même manière les linguistes ont remarqué qu’à un certain moment de son histoire, le verbe labourer a pris la signification du mot latin arare17. Les historiens, écrit Bloch, devraient suivre l’exemple des linguistes et se garder de substituer leurs propres interprétations aux interprétations données dans le passé18.

Il s’agit d’une certaine manière d’un jugement inattendu. Dans un passage de son essai précédent Bloch avait rejeté l’assimilation de la servitude médié-vale à l’ancien esclavage, inspiré par le mot latin servi. Et pourtant, on pourrait soutenir que reconstruire les perspectives des juristes et souligner leurs limites ne sont pas deux objectifs incompatibles. Mais il y a plus. L’essai dans lequel Bloch invite les historiens à prendre les linguistes comme modèles s’intitule « Liberté et servitude personnelles au Moyen âge, particulièrement en France : contribution à l’étude des classes » (1933). Pour Bloch, la catégorie moderne de « classe », loin d’effacer les catégories avancées par les juristes médiévaux, permet de les inscrire dans une perspective qui est la nôtre et non pas la leur. Bloch le souligne dans les dernières pages de l’essai :

Ainsi nous nous trouvons ramenés de toutes parts à la même leçon. Les insti-tutions humaines étant des réalités d’ordre psychologique, une classe n’existe jamais que par l’idée qu’on s’en fait. Écrire l’histoire de la condition servile, c’est, avant tout, retracer, dans la courbe complexe et changeante de son déve-loppement, l’histoire d’une notion collective : celle de la privation de liberté19.

Il est inutile de le dire, on peut accepter, discuter ou rejeter l’interpréta-tion psychologique de «  classe  » mise en avant par Bloch en se fondant sur différentes catégories analytiques. Mais ses réflexions font naître une question plus générale : quelle est la relation entre les catégories de l’observateur et celles de l’acteur, telles qu’on peut les tirer des documents médiévaux  ? Une autre

16 Marc Bloch, « Pour une histoire », p. 30 note 1, p. 29 note 2 ; L’Histoire, la Guerre, la Résistance, op. cit., p. 368 et p. 367 note 21.

17 Marc Bloch, « Liberté et servitude personnelles au Moyen âge, particulièrement en France : contribution à l’étude des classes » [1933], Mélanges historiques, I, p. 286-355, surtout p. 332.

18 Marc Bloch, Mélanges historiques, I, p. 286-355, p. 327-328. 19 Marc Bloch, « Liberté et servitude », Mélanges historiques, I, p. 355. Cf. Carlo Ginzburg, « A propo-

sito della raccolta dei saggi storici di Marc Bloch », Studi medievali, s. 3, VI, 1965, p. 335-353.

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question s’ensuit immédiatement. Les juristes médiévaux étaient à la fois obser-vateurs et acteurs. Quelle est la relation entre la représentation de la servitude partagée par les juristes et la représentation de la servitude partagée par les serfs ?

5. Une telle question, que Bloch n’a jamais posée de manière explicite, ne manque pas d’émerger de ses propres recherches. Je dois ici faire une digression de nature personnelle. C’est en lisant Les Rois thaumaturges en 1959, quand j’avais vingt ans, que je me suis décidé à essayer d’apprendre le métier d’historien. Quelques mois plus tard, j’ai décidé de m’engager dans l’étude des procès de sorcellerie, en me concentrant non pas sur la persécution en tant que telle mais sur les hommes et les femmes qui se présentaient devant les juges. Je devais cette impulsion à quelques livres (les Carnets de prison d’Antonio Gramsci, Le Christ s’est arrêté à Eboli de Carlo Levi, Le monde magique d’Ernesto de Martino) ainsi qu’à des souvenirs poignants de la persécution raciale. Mais ce n’est que bien des années plus tard que j’ai pris conscience que mon expérience d’enfant juif pendant la guerre m’avait conduit à m’identifier avec les hommes et les femmes accusées de sorcellerie20.

Suivant le conseil de mon mentor Delio Cantimori, j’ai commencé à étudier les procès de l’Inquisition (un grand nombre concernaient en effet la sorcelle-rie ou des crimes qui s’y trouvaient reliés) conservés dans les Archives d’État de Modène. De là j’ai étendu ma recherche à d’autres archives – un voyage des plus erratiques puisque je n’avais aucun plan préétabli. Au début des années 1960, en parcourant les minutes des procès conservées dans les Archives d’État de Venise, je suis tombé sur un document dont j’ai tout de suite perçu qu’il représentait une anomalie complète  : quelques pages, datées de 1591, rapportant la mise en examen de Menichino della Nota, un jeune bouvier du Frioul. Menichino répondait aux questions de l’inquisiteur en affirmant qu’il était un benandante. La signification de ce terme m’était inconnue – elle ne l’était pas moins pour l’in-quisiteur qui semblait écouter avec stupeur l’histoire du prévenu. Comme il était né coiffé, disait Menichino, il était obligé de quitter son corps trois fois par an, « comme une fumée », et de voyager avec les autres benandanti pour combattre « pour la foi contre les sorcières » sur la prairie de Josaphat ». « Lorsque les benan-danti étaient vainqueurs », concluait-il, « c’était signe de bonnes récoltes »21.

Il y a longtemps maintenant que j’ai proposé une analyse rétrospective de mes réactions face à ce document trouvé par hasard : le premier de la cinquan-taine de procès que j’ai découverts par la suite dans les Archives Ecclésiastiques

20 Carlo Ginzburg, “Streghe e sciamani” [1993], in Il filo e le tracce. Vero falso finto, Milano: Feltrinelli, 2006, p. 281-293 ; « Sorcières et chamanes », in Le Fil et les traces, Vrai Faux Fictif, Lagrasse, Verdier, 2010, p. 425-445.

21 Carlo Ginzburg. I benandanti, Turin 1966, p. 84-87 ; Les Batailles nocturnes, Paris, Flammarion, 1980, p. 130.

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d’Udine. Or tous ces procès tournent autour d’un mot – benandante – qui provoquait l’interrogation des inquisiteurs ; les réponses des prévenus regor-geaient de détails extraordinaires. Les procès montrent que les inquisiteurs ne tardaient pas à prendre leur parti : les benandanti, qui prétendaient combattre contre les sorcières et les sorciers, n’étaient rien d’autre que des sorciers. De telles accusations provoquaient des rejets indignés de la part des benandanti, qui tenaient à décrire leur « profession » (c’est ainsi qu’ils l’appelaient) parfois avec fierté, parfois comme le résultat d’une impulsion obscure et inéluc-table. Mais après cinquante ans d’enquêtes, ceux qui croyaient qu’ils avaient combattu du bon côté finirent par introjecter l’image hostile que les interro-gateurs avaient construite. Tel fut le résultat d’un choc culturel imprégné de violence – dans ce cas, essentiellement symbolique. Le prestige des inquisi-teurs, tout comme l’angoisse imminente de la torture et la mort sur l’échafaud avaient démontré leur pouvoir.

Dans un livre publié en 1966, traduit en français sous le titre Les Batailles nocturnes, j’ai analysé les contes fournis par les benandanti comme un fragment de culture paysanne que les stéréotypes de l’inquisition avaient progressivement déformé. Cet argument était basé sur les désaccords profonds qui opposaient les accusés et les inquisiteurs sur la signification réelle du terme benandante. Ce qui rendait l’extraordinaire dossier frioulan si important pour l’historien était l’absence presque totale de communication entre les deux parties engagées dans un débat dramatiquement inégal.

Après une pause qui dura plusieurs années je suis revenu vers mon travail sur les procès de sorcellerie. À ce moment j’ai compris que mon approche des juges, à la fois laïcs et ecclésiastiques, n’avait pas été adéquate pour plusieurs raisons. Les juges étaient souvent conduits par un véritable désir de trouver une signification aux croyances et aux actes des accusés – pour les éradiquer bien sûr. La distance culturelle pouvait engendrer un authentique effort de compréhension, de comparaison, de traduction. Permettez-moi de rappeler un cas limite mais fort éclairant. En 1453, l’évêque de Bressanone – le philosophe Nicolas de Cuse – écoute les récits racontés par deux vieilles femmes venues d’une vallée proche. Dans un sermon prononcé quelques temps après, il décrit ces femmes comme « à moitié folles » (semideliras). Elles ont rendu hommage à une déesse nocturne qu’elles appellent « Richella » (de « ricchezza », qu’on peut traduire par « richesse »). L’évêque savant identifie Richella avec Diana, Abundia et Satia : les noms mentionnés dans les sections que les encyclopé-dies médiévales et les traités de droit canon consacraient aux superstitions populaires22. Cet essai herméneutique était à certains égards exceptionnels. Et pourtant des juges et des inquisiteurs moins illustres ont dressé des sommaires

22 Carlo Ginzburg, Storia notturna. Una decifrazione del sabba, Turin, Einaudi, 1989, p. 70-73, 107-108 ; Le Sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992, p. 104-106, 135.

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et proposé des traductions qui créent des séries de boîtes chinoises imbriquées qui finissent par arriver jusqu’à l’interprète moderne – dans ce cas, moi-même. Je découvrais alors, non sans une certaine gêne, qu’à côté de mon identifica-tion avec les victimes, une contiguïté intellectuelle troublante me liait aux persécuteurs. J’ai essayé de rendre compte de cette condition dans un essai intitulé « L’inquisiteur comme anthropologue »23.

6. Je ne saurais imaginer quelle direction auraient prise mes recherches – à commencer par celles que j’ai menées dans les archives du Frioul – si je n’avais jamais croisé les écrits de Bloch. Avec le recul j’aurais tendance à comparer les rêves extatiques aux « vraies prières » des humbles évoquées par Bloch  : des expériences intérieures que les mots (attestés dans un cas, imaginés dans l’autre) ne peuvent enregistrer que de manière inadéquate. Dans le cas des benandanti, nous nous trouvons face à des mots utilisés par ordre de l’inqui-siteur, puis transcrits par les notaires des inquisiteurs : un conflit contextuel (fût-il réglé par la loi) qu’il faut prendre en compte, quoiqu’il ne diminue en rien l’importance du témoignage.

Je suis enclin à croire qu’aucun historien n’aurait laissé passer un conflit aussi flagrant. Mais selon moi, la perception de ma contiguïté avec les inqui-siteurs, dont je n’ai pris conscience que bien longtemps après, était nettement moins évidente. Peut-être la contiguïté ne s’est elle imposée à moi qu’après qu’avait grandi la conscience des racines profondes sous-jacentes aux choix préliminaires qui avaient modelé mon projet de recherche dès le départ.

L’identification émotionnelle avec les victimes, la contiguïté intellectuelle avec les inquisiteurs : nous voici bien loin des éléments qui, dans le modèle de la recherche historique décrite par Bloch, semblent le plus près du positivisme. Dans ses réflexions sur la nomenclature, le conflit apparaît seulement du côté de l’acteur : par exemple, dans ses remarques sur un phénomène comparati-vement tardif comme la conscience de classe, qu’il s’agisse des travailleurs du XXe siècle ou des paysans à la veille de la Révolution française24. Mais du côté du langage de l’historien-observateur, là où Bloch voulut se conformer, autant que faire se pouvait, au langage neutre et détaché des sciences naturelles, le conflit n’est jamais mentionné.

Dans la perspective que je préconise, une attitude critique et détachée peut être un but. Elle ne constitue jamais un point de départ. Bien que la finalité ne soit pas différente de celle de Bloch, les voies qui y mènent le sont. À la lumière de la contiguïté dangereuse entre le langage de l’historien et le langage

23 Carlo Ginzburg, « The Inquisitor as Anthropologist », in Clues, Myths, and the Historical Method, London and Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1989, p. 156-164 ; « L’Inquisiteur comme anthropologue », Le Fil et les traces, op. cit., p.  407-424.

24 Marc Bloch, Apologie, op. cit., p. 966.

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du témoignage, la stérilisation des instruments d’analyse est plus urgente que jamais –  et d’autant plus dans des cas qui montrent une contiguïté entre l’observateur et les acteurs observateurs (l’inquisiteur comme anthropologue, l’inquisiteur comme historien).

7. Ces réflexions rétrospectives sur les recherches que j’ai pu mener dans les archives du Frioul dans les années 1960 et 1970 sont en partie inspirées par ma rencontre plus tardive avec les écrits de Kenneth  L.  Pike. Pike, le linguiste américain, anthropologue et missionnaire, a souligné l’opposition entre deux  niveaux d’analyse, celui de l’observateur, et celui de l’acteur, baptisés respectivement niveau étique (de phonétique) et niveau émique (de phonémique). Partant du langage, Pike a fini par mettre sur pieds une théorie unifiée de la structure du comportement humain – le titre de son œuvre la plus ambitieuse, publiée d’abord en trois parties entre 1954 et 1960 pour être ensuite réimprimée dans une version révisée et étendue en 1967.

Le point de vue étique, explique Pike, permet d’examiner les langages et les cultures selon une perspective comparative  ; le point de vue émique est « culturellement spécifique, appliqué à un seul langage ou à une seule culture à la fois »25. Mais cette opposition statique et plutôt figée laisse vite la place à une version plus dynamique et réaliste :

Présentation préliminaire contre présentation finale : ainsi, les données étiques offrent l’accès au système –  le point de départ de l’analyse. Elles offrent des résultats provisoires, des unités provisoires. L’analyse finale, ou la présentation, consisterait plutôt en unités émiques. Dans l’ensemble de l’analyse, la descrip-tion étique initiale est progressivement raffinée et doit se trouver pour finir – en principe et sans doute jamais vraiment en pratique – remplacée par une description totalement émique26.

25 On trouve un écho de cette définition in Sanjay Subrahmanyam, « Monsieur Picart and the Gentiles of India », in Lynn Hunt, Margaret Jacob et Wijnand Mijnhardt (éd.), Bernard Picart and the First Global Vision of Religion, Los Angeles, The Getty Research Institute, p. 197-214, surtout p. 206 (étique, c’est-à-dire. « universaliste » vs émique, « internaliste »).

26 Kenneth L. Pike, Language in Relation to a Unified Theory of the Structure of Human Behavior, 2e  édition révisée, The Hague, Mouton, p.  37-39. La dernière phrase de ce passage est citée par Marvin Harris qui la désapprouve in « History and Significance of the Emic/Etic Distinction », Annual Review of Anthropology, 5, 1976, p. 329-350. L’article de Harris s’achève sur une critique de l’attitude de Claude Lévi-Strauss, qui se trouve qualifiée «  d’osbcuran-tiste ». L’énorme tétralogie des Mythologiques (1964-1971) venait de paraître et Lévi-Strauss y exprimait son dédain pour cette distinction, considérant la dimension «étique  » comme nulle et non avenue, c’est-à-dire identifiant la véritable dimension « éthique » avec la dimen-sion « émique » : « Structuralisme et écologie » [1972], in id., Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 143-166, surtout, p. 161-162. On trouve à ce propos des remarques utiles in Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Émique », L’Homme, 147, 1988, p. 151-166. Je tiens à remercier Simona Cerutti d’avoir attiré mon attention sur ce texte. Mon désaccord avec Harris et avec Lévi-Strauss (à un tout autre niveau bien évidemment) va émerger par la suite.

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De nombreux historiens, habitués aux réflexions subtiles et pleines de nuances de Bloch auront sans doute tendance à réagir avec impatience à ces remarques, et à les condamner pour leur abstraction excessive. Et il est vrai que Pike ne s’adressait pas à des historiens mais à des anthropologues et à des linguistes27. Pendant très longtemps, ces deux  groupes ont eu affaire à cette distinction des niveaux émique et étique  ; les historiens, au contraire, ont tout ignoré de cette distinction, à quelques exceptions près. (Moi-même je suis devenu conscient de cette différence émique/étique il y a une vingtaine d’années, à savoir vingt ans après la publication du magnum opus de Pike)28. Mais il ne serait peut-être pas sans pertinence d’essayer de traduire le passage de Pike que je viens de citer en utilisant des mots qui sont généralement associés à la recherche historique.

Le résultat serait à peu près le suivant : « Les historiens commencent par des questions en utilisant des termes qui

sont inévitablement anachroniques. Le processus de la recherche modifie les questions de départ sur la base des nouvelles sources, récupérant des réponses articulées dans le langage des acteurs et reliées aux catégories propres à leur société, qui est complètement différente de la nôtre ».

Ma traduction des « résultats provisoires » produits par la perspective étique – « Les historiens commencent par des questions en utilisant des termes qui sont inévitablement anachroniques » fait écho à une remarque de Bloch29. Des ques-tions, et non pas des réponses : une distinction manquée par ceux qui ont insisté imprudemment sur le rôle de l’anachronisme dans la recherche historique30. On part de questions étiques en espérant obtenir des réponses émiques31.

27 « I am not a historical linguist/ Je ne fais pas de la linguistique historique » a pu écrire Pike (« On the Emics and Etics of Pike and Harris », in Thomas N. Headland, Kenneth L. Pike, Marvin  Harris (éd.), Emics and Etics. The Insider /Outsider Debate, Newbury Park, Sage Publications, 1990, p. 40.

28 «  Saccheggi rituali. Premesse a una ricerca in corso  », séminaire bolognais coordonné par Carlo  Ginzburg, Quaderni storici, 65 (1987), p.  615-636. Une exception significative est offerte par Simona  Cerutti, «  Microhistory: Social Relations versus Cultural Models?  », in Anna-Maija Castrén, Markku Lonkila, et Matti Peltonen (éd.), Between Sociology and History. Essays on Microhistory, Collective Action, and Nation-Building, p. 17-40 (voir mon commen-taire, note 31).

29 « Les documents tendent à imposer leur nomenclature ; l’historien, s’il les écoute, crit sous la dictée d’une époque chaque fois différente. Mais il pense, d’autre part, naturellement selon les catégories de son propre temps  », Marc Bloch, Apologie, op. cit., p. 959-960.

30 Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le genre humain, 1993, « L’ancien et le nouveau », p. 23-39 ; Jacques Rancière, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’histo-rien », L’inactuel, 6, 1996, p. 66-68 ; Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Les éditions de Minuit, 2000.

31 « Émique est une méthode d’analyse et non pas le contexte immédiat d’un comportement » écrit S. Cerutti en critiquant ma propre approche (« Microhistory », p. 35 ; c’est elle qui souligne). Pike qui évoque un «  point de vue émique  » –  «  an emic point of view  »  – et des unités

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On pourrait comparer mon essai de traduction avec l’une des règles du décalogue proposé il y a plusieurs années par Arnaldo Momigliano sous le titre « Les règles du jeu pour l’étude de l’histoire ancienne ». Ces règles s’appliquent à l’histoire de toutes les périodes :

Dès que nous pénétrons dans le champ de la recherche historique, Judaïsme, Chrétienté, Islam, Marx, Weber, Jung et Braudel nous apprennent à soumettre les sources à des questions spécifiques : elles n’affectent pas les réponses fournies par les sources. L’arbitraire de l’historien disparaît dès qu’il doit interpréter un document32.

Selon moi, entre le passage de Pike, la traduction que j’en propose et la règle de Momigliano, il n’y a pas de différences significatives. Les divergences sont ailleurs. Ce résidu étique qu’on ne peut annuler selon Pike, il nous faudrait le considérer de manière positive  : comme un élément intrinsèque de l’activité de traduction qui est, selon l’étymologie, synonyme de l’interprétation. Il faut maintenir la tension entre nos questions et les réponses que nous obtenons de nos sources, quand bien même nos sources pourraient modifier nos questions de départ33. Si la différence entre nos mots et leurs mots est préservée avec soin, nous pourrons éviter de tomber dans deux sortes de pièges : l’empathie et la ventrilo-quie34. Ces deux pièges sont reliés : en faisant fond sur la transparence des acteurs, nous leur attribuons notre langage et nos catégories. Il en résulte des distorsions insidieuses qui sont bien plus dangereuses (car plus difficiles à dénicher) que les énoncés grossièrement anachroniques du genre de l’homo oeconomicus et autres.

Le terme latin interpres nous rappelle que toute interprétation est une traduc-tion et vice-versa. La question de la traduction apparaît dans les débats inspirés par les arguments de Pike. Un ensemble de réactions a été publié dans un livre intitulé Emics and Etics  : The Insider/Outsider Debate, qui part d’un colloque qui s’est déroulé à Phoenix en 1988. L’un des participants, Willard O. Quine, le philosophe rendu célèbre, entre autres, par ses réflexions sur la « traduction radicale », achève ainsi son propos :

« émiques » n’aurait pas été d’accord avec elle. Mais la perspective émique ne peut être saisie qu’à travers la médiation d’une perspective étique : d’où la part active jouée par le chercheur (part que Cerutti considère comme arbitraire, ibid., p. 34), dans le processus de la recherche.

32 Arnaldo Momigliano, « Le regole del gioco nello studio della storia antica » [1974], Sui fonda-menti della storia antica, Turin, Einaudi, 1984, p. 483 ; traduction française, « Règles du jeu pour étudier l’histoire antique » in Europe, 945-946, janvier-février 2008, p. 10-20.

33 Étrangement, la révision des questions de depart manque dans la version donnée par Clifford Geertz du cercle herméneutique : cf. « “From the Native’s Point of View”: On the Nature of Anthropological Understanding  » [1974], in Local Knowledge. Further Essays in Interpretive Anthropology, New York, Basic Books, 1983, p. 55-70 ; traduction française, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986, 2012, p. 79-101.

34 Ce n’est qu’après avoir écrit ces pages que je me suis aperçu qu’on trouve la même métaphore in Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivity, New York, Zone Books, 2007, p. 257 : « To ventriloquize nature » (mais le contexte tout entier est significatif ).

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Et cependant il y a là, entre dedans et dehors, une asymétrie vitale. Notre enga-gement provisoire, et néanmoins responsable à l’égard de notre science s’étend à ce que nous disons au sujet des cultures exotiques, mais ne saurait s’étendre à ce que les indigènes disent de l’intérieur de ces cultures35.

L’asymétrie qui sépare nos mots de leurs mots, et que souligne Quine après Pike n’est pas étrangère aux historiens : comme le dit le dicton, « le passé est un pays étranger »36. Certes, il n’est pas étonnant qu’une telle asymétrie ait été articu-lée et théorisée par un anthropologue. La distance, à la fois linguistique et cultu-relle, qui sépare les anthropologues de ceux qu’on appelle les « autochtones » empêche les premiers de se comporter comme les historiens le font souvent : à savoir comme s’ils étaient devenus les intimes des personnages avec lesquels ils ont affaire. Comme je l’ai indiqué auparavant, la ventriloquie est une maladie professionnelle dont sont souvent victimes les historiens. Mais pas tous, bien sûr.

On a pu parler d’une anthropologie émique, dont l’engagement spécifique consiste à sauver le «  point de vue de l’autochtone  », comme Malinowski a pu le dire37. On pourrait parler, par analogie, d’une historiographie émique. Trois  exemples splendides suffiront  : les essais de Paul  Oskar  Kristeller et d’Augusto  Campana sur les origines du mot «  humaniste  », la conférence peu connue d’Ernst Gombrich sur la Renaissance comme période et comme mouvement38. Chacun de ces trois essais a pour but de reconstruire les catégories des acteurs en tant qu’elles se distinguent des catégories des observateurs – or ces catégories informent souvent la pensée d’un groupe qui s’étend bien au-delà du cercle des historiens professionnels. À la fin de son essai, Campana fait remarquer qu’on a pu parler récemment (le texte date de 1946) d’un « nouvel humanisme : et l’ancien mot a été chargé de nouveaux idéaux. Les philologues et les historiens du futur devront s’en occuper ».

Mais dans un postscriptum publié l’année suivante, Campana utilisait des mots plus forts  : il croyait que Kristeller, dans l’essai qu’il avait écrit indé-pendamment sur le même sujet, avait démontré que le concept moderne

35 Willard V. Quine, « The Phoneme’s Long Shadow », in Etics and Emics, op. cit., p. 167. 36 David Lowenthal, The Past is a Foreign Country, Cambridge, Cambridge University Press, 1985. 37 Robert Feleppa, « Emic Analysis and the Limits of Cognitive Diversity », in Etics and Emics,

op. cit., p. 101 et suivantes 38 Paul O. Kristeller, « Humanism and Scholasticism in the Italian Renaissance  » [1944-45],

in Studies in Renaissance Thought and Letters, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1956, p. 553-583 (cf. aussi introduction, p. XI-XII) ; Augusto Campana, « The Origin of the Word “Humanist”  » [1946], in Scritti, édition de Rino  Avesani, Michele  Feo, Enzo  Pruccoli, I, Ricerche medievali e umanistiche, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2008, p. 263-28  ; Carlo Dionisotti, « Ancora humanista-umanista  », Scritti di storia della letteratura italiana, III (1972-1998), édition de Tania Basile, Vicenzo Fera et Susanna Villari, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2010, p. 365-370  ; Ernst H. Gombrich, « The Renaissance: Period or Movement » in Joseph B. Trapp (éd.) Background to the English Renaissance: Introductory Lectures, Londres, Gray-Mills Publishing, 1974, p. 9-30.

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« d’humanisme de la Renaissance […] [était] intenable  »39. Intenable, bien sûr, d’un point de vue philologique. Cela ne doit pas nous empêcher d’utiliser des catégories comme « Renaissance » (comme Campana lui-même a pu le faire par la suite)40. Mais nous devons toujours être conscients que ces mots, pour utiles qu’ils puissent être, restent toujours conventionnels. Ceux qui font tant d’efforts pour découvrir les structures intrinsèques de l’humanisme, de la Renaissance, de la modernité, du XXe siècle, ceux-là, pour le dire aimable-ment, perdent leur temps.

8. La dimension émique, que j’ai proposé, sous forme d’expérience, de trouver dans l’historiographie, peut être décrite en recourant à des mots plus anciens et plus familiers  : la philologie, le savoir des antiquaires. (Et comme l’anthropologie est née du savoir des antiquaires, la boucle est bouclée). Mais une transposition mécanique de l’opposition entre émique et étique à l’intérieur du discours historiographique serait trompeuse. En s’appuyant sur leur propre pratique, les historiens pourraient faire remarquer que la distinction émique/ étique est plutôt simplificatrice. Comme le montre mon cas frioulan, les dimen-sions émique et étique sont elles aussi le théâtre de conflits : entre les inquisiteurs et les benandanti (dans le premier cas), entre des historiens d’orientations diffé-rentes (dans le dernier). Mais prendre conscience de la distinction émique/étique pourrait aider les historiens à se libérer d’un travers ethnocentrique. Or cette tâche est devenue d’autant plus urgente dans un monde façonné par la globali-sation – ce processus qui s’est développé sur plusieurs siècles mais qui a subi une accélération véritablement frénétique pendant les dernières décennies.

Les historiens doivent donc relever ce défi – la question devient : comment ? Un début de réponse se trouve dans les débats relatifs aux textes littéraires. L’essai d’Erich Auerbach « Philologie de la littérature mondiale [Weltliteratur] » peut servir de point de départ. Ce célèbre essai est paru en 1952 et il assume aujourd’hui une dimension presque prophétique41.

Une triste prophétie. En plein milieu de la Guerre Froide, Auerbach note une tendance répandue à l’homogénéité culturelle. En dépit des différences évidentes, ce phénomène frappait les deux blocs. Le monde devenait toujours plus semblable ; et même les états nations qui avaient été par le passé les agents

39 Augusto Campana, Scritti, p. 280-281. 40 Ibid., p. 405. 41 Erich Auerbach, “Philologie der Weltliteratur”, in Gesammelte Aufsätze zur romanischen

Philologie, Bern, Francke, 1962, p. 301-310. Cf. aussi l’introduction de Enrica Salvaneschi et Silvio Endrighi (« La letteratura cosmopolita di Erich Auerbach »), à Philologie der Weltliteratur –  Filologia della letteratura mondiale, traduction de Regina  Engelmann, Castel  Maggiore (Bo), Book, 2006 ; cf. « La philologie de la littérature mondiale », traduit de l’allemand par Diane Meur et présenté par Christophe Pradeau in Christophe Pradeau et Tiphaine Samoyault (éd.), Où est la littérature mondiale ?, Saint-Denis, PUV, 2005, p. 15-37.

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de la différenciation culturelle perdaient une bonne partie de leur pouvoir. La culture de masse (un terme qu’Auerbach n’utilise pas, mais c’était là l’essentiel de son analyse) se propageait sur toute la surface du globe. Une Weltliteratur émergeait dans un contexte complètement différent de celui qu’avait pu imaginer Goethe  : dans cette littérature mondiale l’Europe jouait un rôle marginal. Face à son expansion considérable dans l’espace et dans le temps, même un savant aux vues aussi larges que l’était Auerbach, mesurait bien le caractère inadéquat de ses instruments. Il donnait ainsi quelques conseils aux jeunes chercheurs, les uns positifs, les autres négatifs. D’une part, il leur suggé-rait d’éviter à la fois le recours à des concepts généraux comme Renaissance ou Baroque et les études monographiques basées sur les œuvres d’un seul auteur. Et d’autre part, il leur recommandait de trouver des détails spécifiques qui puissent leur servir de points d’articulation (Ansatzpunkte).

Auerbach faisait allusion à la méthode qui avait inspiré son grand livre, Mimésis. Mais en 1952 les réflexions qu’il avait avancées moins d’une décennie auparavant dans la dernière section de Mimésis, se développaient dans une toute autre direction. S’il n’est plus possible de tabler sur la tradition littéraire européenne, l’enjeu de la généralisation prend le devant de la scène, fût-ce de manière implicite. Généralisation – soit, mais à partir d’où et dans quel but ?

Il y a quelques années, dans un essai intitulé « Conjectures sur la littérature mondiale » (qui, curieusement, ne mentionne pas Auerbach) Franco Moretti s’est attaqué avec courage à ces questions42. Face au défi que représente une quantité aussi considérable de textes qu’aucun chercheur en littérature comparée ne pourra jamais maîtriser, Moretti suggère une solution drastique : la lecture de seconde main. Les chercheurs engagés dans une approche comparée de la littérature seront en mesure de poser des questions générales en s’appropriant les vues des chercheurs qui les ont précédés et ont travaillé dans une perspective plus circonscrite, centrée sur une littérature nationale spécifique. De la sorte, l’étude comparée de la littérature ne se devrait plus se fonder sur une lecture de près mais sur une lecture de loin. Cette proposition, avancée de manière délibérément provocatrice, se trouvait encadrée par un argument qui se fonde sur l’essai de Marc Bloch duquel je suis parti : « Pour une histoire comparée des sociétés européennes ». Une comparaison des deux passages significatifs (d’abord le texte de Moretti, puis celui de Bloch) pourrait s’avérer utile. Moretti d’abord :

Selon une formule délicieuse que Marc Bloch qualifia lui-même de « slogan », on peut résumer le travail de l’histoire sociale comparée en ces termes : « des années d’analyse pour un jour de synthèse » ; le lecteur de Braudel ou de Wallerstein voit immédiatement ce que Bloch veut dire. Dans l’œuvre de Wallerstein, le texte qui lui revient en propre, son « jour de synthèse », occupe un tiers de la

42 Franco Moretti, « Conjectures on World Literature », New Left Review, n. s. 1, 2000, p. 54-68. Jonathan Arac, « Anglo-Globalism? », New Left Review, 16, 2002, p. 35-45, suggère un rappro-chement entre les essais de Moretti et ceux d’Auerbach.

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page, un quart, la moitié de la page peut-être, pour le reste, il s’agit de citations (mille quatre cents dans le premier volume de The Modern World-System – Le système monde moderne). Des années d’analyse, d’analyse menée par d’autres dont la page de Wallerstein offre la synthèse sous une forme systématique43.

« C’est toujours le vieux mot : des années d’analyse pour une journée de synthèse » : telle est la formulation de Bloch. Il renvoyait à un passage de l’in-troduction de Fustel de Coulanges à La Gaule romaine, publiée en 1875. Dans une note de bas de page, Bloch donnait la citation précise : « Exactement : “pour un jour de synthèse, il faut des années d’analyse” ». Mais la répétition de la formule de Fustel de Coulange a bien peu d’importance comparée au commentaire qu’en offre Bloch :

Mais on cite trop souvent cette maxime, sans y ajouter le correctif nécessaire : l’« analyse » ne sera utilisable pour la « synthèse » que si, dès le principe, elle l’a en vue et se préoccupe de la servir44.

La remarque de Bloch va dans la direction opposée à la lecture de Moretti45. Il ne s’agit pas, comme le pensent les positivistes, d’accumuler les briques, c’est-à-dire les recherches monographiques, pour édifier une construction qui existerai seulement dans la tête de l’architecte (ou du professeur de littéra-ture comparée). Il s’agit bien plutôt de rassembler des témoignages selon un programme qui indique déjà une approche synthétique. En d’autres termes, il s’agit d’identifier des cas, qui pourront mener à des généralisations. Mais dès lors que la plupart des sources ont été rassemblées, filtrées ou traitées par des chercheurs qui nous précédent, et qui sont partis de questions différentes des nôtres, l’histoire de l’historiographie doit être incorporée dans la recherche historique elle-même. Plus nous sommes loin des sources, plus le risque de se laisser capturer par des hypothèses avancées par des intermédiaires ou par nous-mêmes devient grand. En d’autres termes, nous courons le risque de trouver ce que nous cherchons – et rien d’autre.

Cette lecture déformée du texte de Bloch est d’autant plus surprenante que Moretti lui-même, dans un essai brillant, publié avec ses « Conjectures sur la littérature mondiale », montre que la seule manière de relever le défi lancé par cette masse énorme et impossible à maîtriser de textes publiés ou oubliés, est de travailler sur une étude de cas : une analyse menée en première main, d’une série limitée de textes, identifiés au moyen d’une question spécifique. Ce second essai, intitulé « The Slaughterhouse of Literature [L’abattoir de la littérature] » (une allusion à un aphorisme de Hegel), traite d’un procédé litté-raire que Conan Doyle a placé, de manière presque involontaire, au cœur de

43 Franco Moretti, « Conjectures on World Literature », art. cit., p. 56-57.44 Marc Bloch, « Pour une histoire », art. cit., p. 38. 45 Le texte de Marc Bloch est cité de première main (sans la remarque qui le suit immédiatement)

in Franco Moretti, Il romanzo di formazione, Turin, Einaudi, 1999, p. XX ; « Prefazione 1999 ».

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ses histoires de détective : « les traces »46. Il y a plusieurs années j’ai moi-même écrit un essai intitulé « Traces » qui traite de Sherlock Holmes et d’autres ques-tions dans une perspective différente47.

Si je ne m’abuse, l’essai de Franco Moretti et le mien recourent au procédé connu comme mise en abyme  : les traces, comme objet d’étude, se trouvent étudiées par les moyens d’une approche qui se fonde elle-même sur des traces : les détails reflètent l’ensemble48. Mais les traces nécessitent une lecture de première main : la personne responsable de la synthèse finale ne peut déléguer cette tâche à d’autres. Plus encore, une lecture analytique est compatible avec une énorme quantité de sources. Les personnes qui ont l’habitude de mener des recherches dans les archives savent qu’on peut passer beaucoup de temps à feuilleter d’innombrables dossiers et à inspecter le contenu de boîtes sans nombre avant d’être soudainement arrêté par un document qui nécessitera des années d’analyse. De la même manière, un poulet (j’espère que personne ne sera scandalisé par une telle comparaison) ne cesse d’aller et venir en jetant son regard tout autour de lui, avant de se saisir brutalement du vers caché jusque-là dans le sol de la basse-cour. Nous voici de nouveau ramenés aux Ansatzpunkte  : les points spécifiques qui pourront fournir, selon Auerbach, les semences d’un programme de recherches détaillé doté d’un réel poten-tiel de généralisation – en d’autres termes, des cas. Les cas exceptionnels sont particulièrement prometteurs puisque les anomalies, comme il est arrivé à Kierkegaard de le remarquer, sont plus riches, d’un point de vue cognitif, que les normes dans la mesure où les premiers incluent invariablement les secondes, alors que l’inverse n’est pas vrai49.

9. Pendant un certain nombre d’années, les cas ont fait l’objet d’une atten-tion croissante, en partie reliée aux débats qui couraient sur la microhistoire : un terme dont le préfixe –  micro  – fait allusion, comme on l’a souligné de nombreuses fois (mais pas assez peut-être) au microscope, au regard analytique, et non pas aux dimensions, supposées ou réelles, de l’objet soumis à l’analyse50.

46 Franco Moretti, « The Slaughterhouse of Literature », Modern Language Quarterly, 61, 2000, p. 207-227.

47 Carlo Ginzburg,  «  Spie: radici di un paradigma indiziario  » (1979), in Miti emblemi spie. Morfologia e storia, Turin, Einaudi, 1986, p. 158-209 ; « Traces : racines d’un paradigme indi-ciaire » in Mythes emblèmes traces, Lagrasse, Verdier, 2010, p. 218-294.

48 Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire : essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977. 49 Cf. Carl Schmitt, Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität, Zw. Ausgabe,

München & Leipzig: Dunckler & Humblot, 1934, p. 33. Schmitt se réfère à un « théologien protestant » qu’il ne nomme pas. Je remercie Henrique Espada Lima qui m’a rendu conscient de la provenance de cette remarque que je m’étais appropriée sans le savoir.

50 La meilleure introduction au sujet reste le chapitre « Kasus » in André Jolles, Einfache Formen, Halle, 1930, p. 171-199 ; Formes simples, Paris, Le Seuil, 1972. Cf. aussi John Forrester, « If p, then what? Thinking in cases », History of the Human Sciences, 9, 1996, p. 1-25, et Jean-Claude Passeron & Jacques Revel (éd.), Penser par cas, Paris, 2005.

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Et pourtant la microhistoire, qui se fonde sur la recherche analytique (et donc sur la recherche de première main) vise la généralisation : un mot qu’on a la mauvaise habitude de considérer comme allant de soi. Des réflexions supplé-mentaires sont pourtant nécessaires pour explorer la vaste gamme de ses variétés, fondées sur des points de départs différents (questions et réponses), sur des types d’analogies différentes (métonymie, métaphore) et ainsi de suite51.

On pourrait objecter qu’il n’y a pas de place pour la microhistoire dans un monde globalisé. Pour moi, c’est le contraire qui est vrai. La réception inter-nationale de la microhistoire peut être facilement interprétée dans une pers-pective géopolitique. La première vague d’intérêt pour la microhistoire, après sa naissance en Italie, s’est manifestée en Allemagne, en France, en Angleterre et aux États-Unis. Elle a été suivie par une seconde vague, liée aux périphéries ou demi-périphéries : la Finlande, la Corée du Sud, l’Islande52. La microhis-toire a permis de subvertir des hiérarchies préexistantes grâce la pertinence intrinsèque – démontrée a posteriori – de l’objet soumis à l’examen. Cela n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’on a pu appeler «  l’Anglobalisation»  : le mouvement impérialiste (au délà de ses intentions) qui a porté à des études de littérature comparée écrites en anglais, fondées sur des études écrites pour la plupart en anglais, portant sur des textes littéraires la plupart du temps écrits dans des langues qui n’étaient pas l’anglais53.

S’appuyer sur la microhistoire pour subvertir les hiérarchies politiques et historiographiques remonte à un passé lointain. Ce n’est pas la tribu  X qui compte, a dit un jour Malinowski, ce sont les questions que l’on pose à la tribu X. C’est dans un esprit analogue que Marc Bloch a soutenu que l’histoire locale doit

51 Roman Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », in R. Jakobson, Essais de linguistique générale, t. I, Paris, Minuit, 1963. On peut compter sur l’aide consistante du livre d’Enzo Melandri La linea e il circolo. Studio logico-filosofico sull’analogia [1968], 2de édition, avec une introduction de Giorgio  Agamben, annexes de Stefano  Besoli et Renzo  Brigati, Macerata, Quodlibet, 2004.

52 Quelques références bibliographiques : Edwin Muir et Guido Ruggiero (éd.), Microhistory and the Lost People of Europe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1991 ; Matti Peltonen, «  Carlo  Ginzburg and the new microhistory  » Suomen Antropologi, I (1995), p.  2-11  ; Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles : la micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-Seuil, 1996 ; Kwak  Chasob (éd.), Mishisa ran muoshinga, Séoul, Purun Yoksa, 2000  ; Carlo  Ginzburg, David  Ólafsson, Sygurdur  G.  Magnússon, Molar og mygla. Um einsögu og glataðan tíma, Reykiavík, Bjartur-ReykjavíkurAkademían, 2000  ; Matti  Peltonen,  «  Clues, Margins, and Monads: The Micro-Macro Link in Historical Research », History and Theory, 40/3, 2001, p. 347-359 ; Sygurdur G. Magnússon, « The Singularization of History: Social history and Microhistory within the Postmodern State of Knowledge », Journal of Social History, 36, 2003, p. 701-735.

53 La critique a été formulée par Jonathan Arac, « Anglo-Globalism?  », New Left Review, 16, 2002, p. 35-45. Dans sa réponse, Moretti ne tient pas compte de ce problème, cf. « More Conjectures », New Left Review, 20, 2003, p. 73-81 (la note 8 traite du langage utilisé par les critiques et non l’approche de deuxième ou de troisième main des textes traduits qu’étudie-raient les métacritiques qui travailleraient dans une perspective comparée).

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Nos mots et les leurs. Une réflexion sur le métier de l’historien, aujourd’hui 209

être étudiée à partir de questions qui comportent des implications générales. À la lueur de ce que j’ai dit jusque-là, la convergence entre l’anthropologie et l’his-toire doit apparaître comme une évidence. Dans un monde comme le nôtre, dans lequel quelques historiens, réagissant à la pseudo-universalité de l’Homo religiosus de Mircea Eliade, ont souligné la dimension ethnocentrique, romaine et chrétienne du mot « religion », les études de cas, reliées à des contextes spéci-fiques, semblent prometteuses, dans la mesure où elles permettent de nouvelles généralisations, engendrant de nouvelles questions et de nouvelles recherches54. Des réponses émiques font naître des questions étiques et vice versa.

Je n’ai pas l’intention d’achever mon propos en chantant les louanges de la microhistoire. Les étiquettes ne m’intéressent pas ; la mauvaise microhis-toire est de la mauvaise histoire. Aucune méthode ne peut nous garder de nos limites et de nos erreurs. Quand nous nous adressons aux générations qui viennent, nous devons admettre franchement nos défauts, en décrivant ce que nous avons essayé de faire contre vents et marées. Les générations qui viennent nous écouteront et elles feront autre chose que nous, comme ce fut toujours le cas. « Tristo è lo discepolo che non avanza il suo maestro » (l’élève qui ne dépasse pas son maître est un mauvais élève) a dit un jour Léonard.

Carlo GinzburgUCLA / Scuola Normale Superiore, Pisa

Traduction de Martin Rueff

RésuméL’une des questions essentielles qui se pose aujourd’hui dans le travail de l’historien est le choix de catégories appropriées à redonner la parole aux acteurs du passé. À la différence des anthropologues, habitués à la distance, à la fois linguistique et culturelle, qui les sépare de leurs objets d’étude, les historiens en faisant fond sur la transparence des acteurs, sont enclins à leur attribuer leur langage et leurs catégories. Cet article s’inscrit dans le débat actuel sur le rôle de l’anachronisme dans la recherche historique ; à l’aide d’outils élaborés dans les années 1960 par le linguiste américain Kenneth L. Pike, il vise à accentuer la distinction entre deux niveaux d’analyse de la réalité, celui de l’observateur et celui de l’acteur, baptisés respectivement niveau étique (de phonétique) et niveau émique (de phonémique). Le but de cette opération de mise à distance entre nos mots et les leurs est la possibilité de récupérer des fragments « émiques » à même de dialoguer avec nos catégories « étiques » et, en fin des comptes, de les reformuler.

Mots-clésHistoriographie, anachronisme, Kenneth L. Pike, étique/émique.

54 Arnaldo Momigliano, « Questioni di metodologia della storia delle religioni », in Ottavo contri-buto alla storia degli studi classici e del mondo antico, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1987, p.  402-407  ; Jonathan  K.  Smith, Relating Religion: Essays in the Study of Religion, Chicago: Chicago University Press, 2004.

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Carlo Ginzburg210

AbstractAmong the essential questions being asked concerning the work of historians today is the choice of categories suited to grant speech anew to actors from the past. Unlike anthropologists, used to distance, both linguistic and cultural, which separates them from their objects of study, historians in laying their foundation upon transparency of the actors, are inclined to attribute to them their own language and their own categories. This article enters into the current debate of the role of anachronism in historical research; using tools elaborated during the 1960’s by the American linguist Kenneth L. Pike, it seeks to accentuate the distinction between two levels of the analysis of reality/reality analysis, that of the observer and that of the actor, respectively baptized as the “etic” level (of phonetic) and the “emic” level (of phonemic). The goal of this operation of distancing our words from theirs is the possibility of recuperating fragments “emics” as well as to dialogue with our “etic” categories and, finally, to reformulate them.

KeywordsHistoriography, anachronism, Kenneth L. Pike, etic/emic.

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