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Marc Porée, « Les ruses du roman », Cercles 31 (2013) : 37-52.
LES RUSES DU ROMAN
MARC PORÉE École Normale Supérieure – Paris
On commencera, mais pour mieux s’en démarquer, là où Andrew Sanders débute son Introduction à l’édition de référence du roman : « As a ruse to distract Charles Darnay’s attention in the cell in the Conciergerie, Sydney Carton requests that he write as he dictates » [vii]. Et Andrews de développer sa thèse, qui est que le contenu de la lettre que Carton souffle à celui qu’il s’apprête à sauver de la mort ne prendra tout son sens que rétrospectivement, à l’image de l’ensemble des écrits qui constituent la matière du roman de Dickens : “Words exchanged in the past are projected into the future and given a fresh import once they are understood in a proper context” [vii]. L’argument est fort ; reste qu’en en faisant un simple moyen au service d’une fin, Andrews banalise la supercherie. Or, il se trouve que la ruse, d’une part existe en soi et pour soi, et d’autre part, qu’elle ne va pas de soi, ne serait-‐‑ce que du point de vue éthique, quand bien même son efficace pragmatique se trouverait validée par le salut inespéré dont bénéficie Darnay. Censée passer comme une lettre à la poste (!), la ruse de Carton mérite qu’on s’y attarde, et qu’on l’examine sous toutes ses coutures.
À mieux y regarder, elle apparaît à double voire à triple fond : elle vise à détourner l’attention d’un homme, et d’un proche de surcroît, dont Carton s’apprête, qu’on le veuille ou non, à endormir (littéralement) la confiance. Elle passe par le truchement de la lettre d’amour, dans le moule discursif de laquelle Carton se glisse, pour faire passer un message à celle qu’il aime en secret, et ce, à l’insu du mari abusé. Elle prélude à une manipulation de plus ample envergure, reposant, pour la deuxième fois dans le cours du roman, sur la ressemblance improbable existant entre les deux hommes, et culminant dans la grande manipulation finale, qui voit Carton monter à l’échafaud en lieu et place du condamné « légitime » (au regard, du moins, de la loi révolutionnaire). L’épisode survient tardivement : le dénouement est proche, structurellement dépendant de cette machination artificieuse, de cette substitution de dernière heure dont l’histoire révolutionnaire a compté de si nombreux exemples, nous dit-‐‑on. Raison de plus pour soumettre à examen rétrospectif tout le déroulé de la stratégie, sinon duplice, du moins
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habile, mise en œuvre par Dickens au sein d’un roman dont l’empreinte génétique porte la marque, en toutes circonstances et à de nombreux niveaux, de la trame.
Historiquement, A Tale est placé sous le signe des espions, comploteurs et autres traîtres, qui furent légion à l’époque ; mais si la mention répétée du signifiant “plot” se justifie dans le contexte de la paranoïa révolutionnaire ambiante, elle se double également d’assez évidentes implications métafictives, de la part d’un romancier dont les propres intrigues peuvent se prévaloir de la même facilité à (re)lier, sous couvert d’un prétexte également commode, les destins individuels d’une bonne partie de son personnel romanesque : “It is easy to foresee that the pretence will be the common one, a prison plot, and that it will involve her life—and perhaps her child’s—and perhaps her father’s for both have been seen with her at that place” [A Tale : 357]. Métaphoriquement, ensuite, le roman compte au moins deux chapitres, décisifs quoique le contenu en soit volontairement laissé allusif, dont le seul intitulé (“A Hand at Cards” ; “The Game Made”) est déjà une invitation à envisager en toute lucidité, derrière l’omniprésence du jeu, ne serait-‐‑ce que la probabilité d’une tricherie, de dés pipés, d’un dessous des cartes (ce que l’Espion, qui sait de quoi il parle, redoute par-‐‑dessus tout, comme il le confie à Darnay : 338). Symboliquement, enfin, les nombreuses allusions à la magie du récit des Mille et une Nuits, et aux enchanteurs qui en peuplent les pages (“No ; the great magician who majestically works out the appointed order of the Creator, never reverses his transformations” : 356), donnent aisément à sous-‐‑entendre que du tour de cartes au tour de passe-‐‑passe, de la prestidigitation (aux doigts agiles) à l’illusionnisme de l’homme de plume, de l’escamotage de certaines données historiques au rapt caractérisé, des changements à vue du décor à la transformation irréversible de l’Histoire, il n’y a, souvent, qu’un pas. Il est d’autant plus aisé à franchir que la ruse « représentative », « littérairement active et non passive, signifiante et non signifiée, spécifique à la littérature » (romanesque en l’occurrence) est davantage encore que la ruse « représentée » [GENETTE 1969 : 44] de nature à tromper le lecteur, et à le ravir par voie de conséquence. Quoi qu’il en soit, ce sont elles que nous privilégierons, dans le très peu innocent dessein (“innocent deceit” : 235), d’examiner la nature du pacte de lecture—du pacte de confiance—sur lequel repose A Tale of Two Cities.
Souffler n’est pas jouer
Attardons-‐‑nous un instant sur la scène à l’intérieur de la Conciergerie. De fait, la manipulation à laquelle se livre Carton se démarque d’une bonne partie de celles qui l’ont précédée, sur un point majeur : annoncée comme
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telle, elle ne survient pas tout à fait à l’insu du lecteur, ordinairement (et structurellement) plongé dans l’ignorance quant à la nature des diverses ruses (psychologique, narrative, discursive, symbolique, etc.) dont il est l’objet. À la différence de Darnay, pour qui tout se déroule à son corps défendant, le lecteur n’est pas pris en traître, dès lors que la voix narrative lui signifie (Telling) que l’action en cours plaide pour la bonne cause, qu’elle est moralement au-‐‑dessus de tout soupçon : “he (Darnay) faintly struggled with the man who had come to lay down his life for him” [338]. Preuve, s’il en était besoin, que le propos du présent article n’est pas d’incriminer Carton, ni même Dickens, au motif qu’ils seraient l’un et l’autre des tricheurs patentés. Certes, on est en droit de penser que le premier tient du renard, davantage que du chacal sous les traits duquel le dépeint pourtant Dickens (“an amazingly good jackal” : 83). Mais, s’agissant de la « Diabolie » (Reichler) du second, il appartient d’y voir une signature emblématique du genre, à la faveur de laquelle le roman historique que prétend être A Tale of Two Cities se transforme, moyennant plus d’un tour de passe-‐‑passe, en vrai-‐‑faux Roman de Renart, à l’image, peu ou prou, de ce que fait toute fiction. A dire vrai, quitte à nuancer le propos énoncé plus haut, le dessein secret de Carton n’était pas connu du lecteur, antérieurement au passage à l’acte : les circonstances qui président au mystérieux achat dans la sombre boutique de l’apothicaire (“A small, dim, crooked shop, kept in a tortuous, up-‐‑hill thoroughfare, by a small, dim, crooked man“ : 300), sont loin d’apporter toute la lumière requise sur la destination finale de ces “Certain small packets ” (300]—preuve, s’il en était besoin, que le romancier aime à s’avancer masqué et procède tout aussi sournoisement que celui avec lequel il partageait, un temps, les mêmes initiales, fussent-‐‑elles inversées (“going home stealthily and unsteadily to his lodgings, like a dissipated cat” : 83).
Les enseignements à tirer de la scène sont nombreux, à condition d’en dégager les différents plans et degrés de signification. Abusé, Darnay l’est pour son bien—il n’empêche, le coup de force, l’abus de faiblesse, n’en sont pas moins objectivement constitués : “The prisoner was like a young child in his hands” [336]. La duplicité est consommée, ce qu’illustre à merveille la phrase suivante : “Carton’s hand was watchfully and softly stealing down” [337]. L’impersonnalité du processus y est comme prise en flagrant délit, et la culpabilité déplacée sur un membre, la main droite, que Carton cache dans sa poitrine, plutôt que sur l’agent humain, ce qui est, il faut bien l’avouer, une façon imparablement hypocrite de tout à la fois insinuer le poison du doute et blanchir le coupable présumé : “Quickly, but with hands as true to the purpose as his heart was” [338]. La main y est simultanément synonyme de manipulation (jeu de main, jeu de vilain) et d’assistance à
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personne en danger, ambivalence que la fin du chapitre “Fifty-‐‑two” va prolonger, sans oublier de jouer de manière tout aussi diabolique avec les nerfs du lecteur [340-‐‑343]. En y mettant systématiquement en avant le pronom de la première personne du pluriel (“Look out, look out, and see if we are pursued” : 343), le narrateur s’inclut tout comme il inclut les lecteurs au rang de ceux qu’aura sauvés le sacrifice de Carton. Mais il fait plus encore, il laisse fort habilement planer le doute quant à la réalité du salut—“so far” [343], sans se priver de la possibilité de jouer avec le précédent historique constitué par une autre fuite, à Varennes celle-‐‑là, dans une autre diligence, d’un autre passager de haute (et royale) lignée, dont le destin fut, elle, d’être stoppée net.
Du reste, la ruse ne prend tout son sens que si elle est moyen de combat contre un adversaire plus puissant que soi—la mort, par exemple. Ruse majeure, pour laquelle, ainsi qu’on le verra, il existe dans le roman de nombreux précédents, plus ou moins mineurs ceux-‐‑là, mais dont l’issue n’est que trop prévisible. Flairant trop tard le piège (“what vapour is that ?” : 337), Darnay perd connaissance et gît de tout son long sur le sol (“fallen figure” : 339). Le lecteur le retrouve quelques pages plus loin, embarqué presque malgré lui, jouet de l’histoire et d’un récit qui lui échappent, et comme retombé en enfance : il sera passé par la (petite) mort avant de renaître à la vie sauve. Mais cette mort évitée est bien la seule. Carton aura beau biaiser en cherchant à soustraire un innocent au verdict tranché (et tranchant) de la justice, ruser avec cet autre grand croque-‐‑mitaine qu’est la Loi—comprenons la loi inique édictée par le tribunal révolutionnaire—, au final, la Guillotine n’y perdra rien au change, au sens strictement comptable du terme. Une tête de perdue, c’est dix de retrouvées. Qui ne voit, enfin, que ruser, toujours dans la scène considérée, a partie liée avec l’écriture ? Nul n’y échappe, à commencer par l’écrivain. C’est en lui proposant de prendre—de lui prêter ?—sa plume que Carton appâte et berne sa dupe. En soufflant à Darnay le contenu d’une lettre érigée en pur prétexte, et qui restera inachevée, illisible (“trailing off into unintelligible signs” : 337)—atteindra-‐‑t-‐‑elle jamais son destinataire ?—, il fait triompher le principe de « feintise », pour ne pas dire de fiction. S’y prenant en traître (mais dans le même temps, à l’espion avec lequel il est de mèche et qui lui pose la question de confiance : “’You swear not to betray me ?” [338], il jure qu’il ne reniera pas la parole donnée), il agit pour le bien de « l’écrivant » dépassé par les événements [BARTHES 1964]. Ce qui s’écrit là, à l’insu du principal intéressé et en tournures de phrase à double fond, n’est pas sans présenter quelque lien de parenté avec l’intrigue de A Tale. Pareillement de l’ordre d’un truchement (amoureux, en particulier), cette dernière procède d’une forme
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de double jeu, de tricherie, fût-‐‑elle lente et douce, well-‐‑meaning d’un mot : “his hand slowly and softly moved to the writer’s face” [337]. Alors que, hors contexte, la phrase signerait sans coup férir le crime consistant à porter la main sur l’écrivain, cet ennemi public qu’il est si aisé d’accuser de tous les maux, elle souligne plutôt ici que tout procès (et le roman en comprend au moins trois), toute incrimination, à l’image de cet espace de simulation et/ou de dissimulation qu’on nomme roman, ne tient que par le degré d’artifice et/ou de vérité, par lequel ils se présentent au lecteur.
Ruse et raison
Il est tentant de se demander, à propos de ce qui se donne comme un roman historique, s’il y a du sens à réfléchir à l’usage que Dickens pourrait , le cas échéant, faire de la « raison historique ». On sait que, selon Hegel, elle mènerait le monde par le bout du nez, par les voies et les moyens de la ruse, donc. C’est dans La Raison dans l’Histoire (1822-‐‑1830), que le penseur met en lumière le processus qui fait que le Héros de l’histoire croit tenir entre ses mains les rênes du temps, alors qu’en réalité il est lui-‐‑même au service d’une volonté plus élevée que la sienne, qui est la volonté d’un peuple. Cette volonté n’est autre que « la raison universelle », sous la forme de l’ « Esprit d’un peuple ». C’est par le truchement d’hommes passionnés—Danton, Mirabeau, Robespierre, St Just, Napoléon, etc.—que la Raison réalise ses objectifs, mais l’aveuglement et l’ivresse de l’action dissimulent, toujours selon Hegel, les processus rusés à l’œuvre dans l’Histoire. Les héros croient dominer le temps, alors qu’ils ne voient pas qu’ils sont eux-‐‑mêmes dominés. La ruse de la raison implique en particulier que chacun des héros de l’Histoire sera sacrifié, quand « il aura cessé d’être le porteur des aspirations d’un peuple à une époque donnée ». À ce titre, croyant poursuivre des buts personnels, voire égoïstes, les héros révolutionnaires ont été des instruments au service d’une cause qui les dépasse infiniment, et dont la conscience du peuple français se sera servie pour parvenir à ses fins : plus de justice, plus d’égalité, plus de liberté.
À l’évidence, le romancier anglais, à la différence du philosophe allemand, ne regarde pas l’Histoire avec « l’œil du concept ». De surcroît, Dickens a volontairement supprimé, dans son histoire de la Révolution française, les grands héros qui se sont tour à tour portés à sa tête : pas de place, chez lui, pour les inspirateurs de la Terreur, et pas davantage pour les représentants des Girondins, qui avaient pourtant toute sa sympathie. C’est une Révolution toujours déjà décapitée de ses chefs qui chemine dans son récit, d’où cette allure déréglée d’un poulet auquel on a coupé la tête, et qui continue de courir en tous sens. Il va également sans dire que le peuple
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français ne saurait être à ses yeux, la forme que prend l’Esprit pour s’incarner dans l’Histoire, pas plus qu’il ne croit à la progressive révélation de l’Esprit, de peuple en peuple (même si, à l’évidence, Dickens a pour le peuple anglais les mêmes yeux de Chimène que Hegel pour le peuple allemand). Et pourtant, la démarche hégélienne, d’un homme sujet de l’Histoire en marche vers le Progrès, s’adosse à une théologie d’inspiration chrétienne, que Dickens partage sûrement. Reste que la grille de lecture est tout autre. C’est plus cyniquement, en satiriste, que Dickens dénonce les suggestions rusées dont se pare l’idée de la gloire historique pour convaincre les hommes de l’embrasser. Sous l’effet de la mauvaise conscience, ou culpabilité de classe, qui le taraude, Darnay s’imagine se portant à la tête de la Révolution naissante, pour en infléchir le sens. Autant abusé que flatté, il rêve à voix haute : “Then, that glorious vision of doing good, which is so often the sanguine mirage of so many good minds, arose before him, and he even saw himself in the illusion with some influence to guide this raving Revolution that was running so fearfully wild” [233]. Pour être grande, l’illusion est de courte durée, et le bilan que tire le narrateur de Dickens, particulièrement désenchanté : quand Hegel soutient que les héros de l’Histoire ont été dupés, mais que l’Esprit a poursuivi sa marche en avant, Dickens, lui, imagine un processus historique dont personne ne sort vainqueur, et où les dupes, au même titre, du reste, que les non-‐‑dupes, errent1…
Il est d’autres ruses auxquelles le romancier se montre plus sensible. Elles ont trait à l’action de ce que, en ces temps pré-‐‑freudiens, on ne nomme pas encore l’inconscient. À en croire l’inventeur de la psychanalyse, ce dernier, qui n’est pas simplement latent, inerte ou passif, mais dynamique, se livre à des manœuvres de contournement pour échapper, plus ou moins habilement, au contrôle de la censure. Dans un langage plus métaphorique, on dira que le moi n’est pas maître de la maison, mais est soumis à un manipulateur obscur, son inconscient. Compulsivement enchaîné à son établi de cordonnier, le personnage de Manette semble assez bien correspondre à ce schéma. Pré-‐‑freudien, Dickens n’en suit pas moins à la trace les névroses et autres symptômes cliniques de ses personnages, qui sont autant de résidus d’expériences émotives ou, préférentiellement, de traumatismes psychiques, en raison de leur plus grand impact sur la scène du roman. Si, à la faveur de crises aiguës dans le psychisme individuel comme dans la psyché collective, il sait pointer les effets pervers du refoulement, il sait aussi trouver des moyens « plus lents et plus doux » qui 1 On aura bien sûr reconnu un écho tout ce qu’il y a de plus volontaire, et donc anachronique, au « Les non-‐‑dupes errent » de Jacques Lacan.
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mènent à la cure—moyennant une ruse à deux, où le verbe conspirer signifiera, conformément à son étymologie, mêler deux souffles et tramer une intrigue à deux voix. L’épisode se situe au chapitre XIX du livre II : Manette et Mr Lorry inventent de concert la fiction d’un troisième homme, à des fins purement tactiques. Ensemble, ils produisent du fictif—un personnage ami de Lorry, qui aurait le même âge que Manette, et les mêmes symptômes, mais qui ne serait bien sûr pas lui (!). La ruse, ou la connivence, comme on voudra, fait qu’ils feignent de considérer qu’il existerait un patient français, présentant toutes les caractéristiques du Docteur de Beauvais, dont on pourrait détailler la pathologie, examiner le cas, et même réfléchir tout haut à ce qui pourrait le guérir. D’un patient intraitable, objet d’une plainte indicible, victime d’amnésie et quasi mutique sur le sujet de sa souffrance (patior ergo sum), d’un sujet frappé d’interdit, la ruse a libéré la parole. Posé à distance de soi, par les voies et moyens d’une ruse énonciatrice, quasi littéraire dans ses effets génésiques, en même temps que co-‐‑produite et co-‐‑scénarisée, le trauma se verbalise enfin [192-‐‑197]. La ruse se rapproche ici de la métis chère aux Grecs, réunissant tout à la fois l’intelligence, l’adaptation rapide à une situation donnée (l’un et l’autre se donnent l’impression, grisante, d’improviser chemin faisant), mais encore le bon tour qu’on joue à qui (Manette) s’en veut être, raison oblige, la dupe consentante. De fait, il n’est pas le moins rusé des deux, lui qui y aura vu le moyen de déjouer les blocages qui continuent de paralyser l’ancien prisonnier de la Tour Nord de la Bastille. La ficelle est grosse, mais le rendu est délicat, plein de retenue et de pudeur dans l’aveu médiatisé par le truchement d’un tiers qu’on sait imaginaire. La scène représente au miroir de la fiction le travail du romancier, à la faveur duquel naît un personnage, ultra-‐‑fictif au sein du déjà fictif. Nulle spoliation ou lésion. Surtout, la ruse n’ayant spolié personne, on la dira pieuse, comme il est de pieux mensonges.
La séquence se prolonge par une autre conspiration, mais de nature plus ambiguë. Avec l’accord tacite de l’intéressé, mais derrière son dos, les comploteurs en chef que sont Mr Lorry et Miss Pross mettent à exécution leur dessein, dont tout porterait à croire qu’il est sinistre. En s’acharnant sur le pourtant thérapeutique établi, ils se donnent l’impression d’être des assassins, au mieux des détrousseurs de cadavres, singeant ainsi le schème du “Resurrectionism” (“like accomplices in a horrible crime” : 197). Le pourquoi, la raison, d’une telle trituration obscure ne vont pas de soi. Le travail de cordonnerie procurait du réconfort à Manette, tourmenté par son impossible travail du deuil—la destruction de son établi apparaît donc intempestive, à l’image d’un certain nombre d’actions du livre. Sauf à y voir l’image d’un autre table, également de torture, à laquelle se tenait ce forçat
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de l’écriture qu’était Dickens. Au feuilletoniste compulsif, une ruse de romancier aurait ainsi livré les moyens d’une très fictive, et très provisoire, libération.
Ruses représentées, ruse représentative
Dans un roman, on l’a dit, dans lequel espions et agents doubles jouent un rôle non négligeable dans l’intrigue, il existe au moins deux occurrence du signifiant “blind”, aux pages 70 et 294. Il s’agit, à chaque fois, de dissimuler derrière une action, ou une activité, d’apparence légale, voire respectable, un comportement qui l’est sans doute moins. On peut d’ailleurs se demander si l’entreprise—terme dont l’ambiguïté est ici voulue—dont Mr Lorry sert plus qu’activement les intérêts, financiers et autres, en l’occurrence la Tellson’s Bank, ne sert pas de couverture idéale pour des agissements doublement parallèles. Adossé aux principes du sacro-‐‑saint secret bancaire, et de la libre circulation des capitaux entre la France et l’Angleterre, l’établissement bancaire est la providence des aristocrates candidats à l’émigration. Par sa large couverture, il sert surtout à mettre en abyme les schèmes de dissimulation et de diversion qui régulent en surface comme en profondeur les comportements, ou du moins les déclarations d’intention plus ou moins mensongères. Autre employé de la Tellson’s Bank, Cruncher déclare à son fils qu’il va nuitamment « à la pêche », pour mieux donner le change [152]. Qu’il intrigue, plus qu’il n’abuse, Cruncher Junior, dont la curiosité est ainsi piquée au vif, ne change pas grand-‐‑chose à l’affaire. L’activité en question, la pêche, est du reste la couverture idéale pour le « résurrectionniste » en chef qu’est le romancier, cette fois : pour faire mordre ses lecteurs à l’hameçon, il lui faut habiller son entreprise d’exhumation—des cadavres, des traumas, des pièces à conviction, des révolutions—d’un dehors présentable, sinon désirable, situé à bonne distance, surtout. Est-‐‑ce à dire que le roman pêche en eaux troubles ? Sous couvert de parler de la Révolution française, Dickens ne parlerait-‐‑il pas plutôt de la révolte des Cipayes, survenue en 1857, à laquelle le romancier avait d’abord réagi très violemment ? De quelle lawlessness nous entretient-‐‑il vraiment? Est-‐‑elle aussi française qu’on veut bien nous le dire ? Il est bon, croyons-‐‑nous, de se poser ces questions. Le lecteur y est incité, paradoxalement, par le sentiment qu’il éprouve, en d’assez nombreuses occasions, d’avoir assisté à des tromperies organisées (en bande ou individuellement), voire d’avoir été soi-‐‑même pris au piège.
On n’en sera pas outre-‐‑mesure surpris, les principales ruses représentées dans le roman ont la mort pour objet. Une première fois, on nous narre les circonstances dans lesquelles le Vieux Foulon a mis en scène, de son vivant, ses funérailles, pour échapper à la foule révolutionnaire [214]. Sa ruse est
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vite éventée, cependant, et le lecteur conserve de cet épisode historique le sentiment qu’on ne saurait prendre en défaut la vigilance du lecteur. Aussi est-‐‑il singulièrement « attrapé » d’apprendre que les funérailles publiques de l’espion Cly, précédemment relatées [149-‐‑151], avaient donné lieu à une manipulation du même ordre, réussie celle-‐‑là. Nul, en dehors de Cruncher, mais c’était déjà après-‐‑coup (“Something had gone wrong with him” : 155), ne savait que ces obsèques étaient pour rire et que les petits farceurs qui avaient cru bon de détourner, pensaient-‐‑ils à leur avantage (“and highly to its own satisfaction” : 151), la cérémonie funèbre, avaient été, en définitive, les dindons de la farce. La parodie aura rétrospectivement tourné court, pendant qu’un autre bon tour a été joué au lecteur. La réparation est tardive [291-‐‑292] et sent le procédé de mélodrame, mais l’idée même de se faire passer pour mort est trop prégnante dans le roman pour être balayée d’un revers de main. Feindre la mort c’est chercher à la tromper. Et le roman, avec ses « ensevelis vivants », dont le plus symbolique est sans conteste Manette, n’est pas loin de mettre en scène, sur l’autre scène cette fois, les mécanismes psychiques par lesquels la création artistique se représente, entre fantasme et angoisse, délitement du moi et faillite du narcissisme [GAGNEBIN : 155-‐‑165].
Que la tromperie existe à tous les étages de la construction du roman, on en voudra pour preuve le chapitre relatant l’assassinat de “Monsieur the Marquis” (“The Gorgon’s Head”). Structurellement sournois, l’épisode en ébranlerait presque les fondations de la représentation, par les voies et moyens du récit linéaire et réaliste. Autant les têtes sculptées qui ornent les façades du château d’Evremonde sont massives et monumentales, autant le crime de son propriétaire donne-‐‑t-‐‑il lieu à un récit évidé et lacunaire, savamment tramé de pointillés [120-‐‑123]. Entre la tombée de la nuit et le lever du jour, un forfait a été perpétré sur la personne du maître de céans, mais personne n’en sait rien, à commencer par le lecteur. La première lecture l’abuse et il n’est pas certain que la deuxième le désabuse, tant la ruse narrative agencée par le romancier est diabolique. Assurément, il a fallu que Gaspard s’introduise à pas de loup dans la bergerie fortifiée, or c’est à peine si on relève la trace matérielle de son effraction. Assurément, il a fallu que le narrateur s’y reprenne plusieurs fois pour parvenir à effacer ses propres empreintes, à savoir les traces de son commentaire, ordinairement moins laconique, plus « bavard ». Sans doute parce qu’il n’est pas foncièrement hostile aux motivations du criminel, Dickens dépeint le crime, consommé et accompli dans la plus absolue des discrétions, comme s’il s’agissait d’un des beaux-‐‑arts. Tacitement complice, il escamote aussi la fuite du coupable sur laquelle il ferme les yeux. À la fois captieuse et trouée, il manque décidément quelque chose de capital à la relation du meurtre : la scène de
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crime a disparu, par un coup de baguette magique. Et c’est un rideau de fumée qui est tendu, occultant l’agissement lui-‐‑même, et, de part et d’autre, le point d’entrée et le point de sortie du présumé coupable. La réparation de l’élément omis surviendra plus tard, par la bouche d’un des nombreux Jacques du roman, lequel reconstituera, davantage à la manière d’un acteur que d’un détective, le mystère de la chambre fermée de l’intérieur. À la faveur de ce tour de passe-‐‑passe, A Tale nous rappelle que « toute fiction est détective » (MILNER)—et anticipe sur la conversion tardive de Dickens, sous l’influence de son ami Wilkie Collins, aux vertus du roman policier (voir The Mystery of Edwin Drood).
Plus généralement, A Tale progresse, lesté du double poids du non-‐‑dit et de l’insu, en s’adossant à ce que Gérard Genette nomme une « paralipse », à savoir une lacune consistant non plus en l’élision d’un segment diachronique, mais
en l’omission d’un des éléments constitutifs de la situation, dans une période en principe couverte par le récit […]. Ici, le récit ne saute pas, comme dans l’ellipse, par-‐‑dessus un moment, il passe à côté d’une donnée. Ce genre d’ellipse latérale, nous l’appellerons, conformément à l’étymologie et sans trop d’entorse à l’usage rhétorique, une paralipse. [GENETTE 1972 : 92-‐‑93]
La donnée en question, c’est bien sûr le viol de la sœur de Thérèse, la mort de son frère, l’enlèvement et la séquestration de Manette, coupable d’avoir connu ces faits, autant d’événements survenus longtemps avant le déclenchement du récit, et consignés dans un document dont nul ne connaît l’existence, en dehors de Manette et du couple Defarge qui n’en soufflent mot à personne. Il faut attendre le chapitre X du livre III pour assister au comblement rétrospectif de la paralipse en question, et voir l’ombre enfin gagner en substance (“The Substance of the Shadow”). Dickens n’abat pas ses cartes, pas plus qu’il ne montre sa main, dira-‐‑t-‐‑on, conformément au discours métaphorique signalé plus haut. Cette donne, le romancier s’est ingénié à passer à côté, à la faire manquer à l’appel. D’une part en la taisant, laissant ainsi tout le monde, personnages comme lecteurs, dans l’ignorance la plus totale, et d’autre part en en faisant l’objet d’un « manque » (affectif, et bien plus encore, psychique) de la part de Manette, à l’origine, chez lui, d’une souffrance de type névrotique, ou en tout cas pathologique. L’information capitale, à savoir les raisons de la haine inexpiable nourrie par Manette envers les Evremonde, se trouve ainsi occultée, avant que d’être tardivement révélée. Son dévoilement est systématiquement reporté, et ce sont ce différement, cette différence, mais encore cette rétention, qui en viennent à caractériser la ruse du roman.
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Une ruse qui en entraîne plus d’une dans son sillage. C’est même dans la nature profonde de A Tale que de générer (de sécréter/secréter risquera-‐‑t-‐‑on) des ruses en cascade. Une première fois, on découvre qu’un prisonnier (anglais) dans une tour (de Londres) a rédigé en attendant son exécution ses mémoires, et qu’il a même désigné, à même le mur, l’endroit où il les aurait enfouis :
The floor was examined very carefully under the inscription , and in the earth beneath a stone, or some fragment of paving, were found the ashes of a paper, mingled with the ashes of a small leathern case or bag. What the unknown prisoner had written will never be read, but he had written something and hidden it away to keep it from the goaler. [A Tale of Two Cities : 96-‐‑97]
La deuxième fois, un prisonnier (français) dans une tour (de Paris) a caché un document, qu’on semble ne pas davantage retrouver, en vertu d’une symétrie a priori confortée par le titre même du roman. Le lecteur est ainsi induit à croire, en toute bonne foi, que les lettres ont disparu ou qu’elles ont été détruites. La répétition du processus endort sa vigilance. D’autant plus qu’en ce point critique de la traque, l’ambiguïté de l’écriture dickensienne est poussée à son comble. On a beau y revenir, encore et encore, l’examiner sous tous ses angles, le soumettre à la question, le fragment textuel résiste, ne livre rien de son secret—en dehors, précisément, d’un “rien” de nature à tromper son monde :
In a few minutes, some mortar and dust came dropping down, which he averted his face to avoid ; and in it, and in the old wood-‐‑ashes, and in a crevice in the chimney into which his weapon had slipped or wrought itself, he groped with cautious touch. “Nothing in the wood, and nothing in the straw, Jacques?” “Nothing” “Let us collect them together, in the middle of the cell. So! Light them, you!” The turnkey fired the little pile, which blazed high and hot. Stooping again to come out at the low arch-‐‑door, they left it burning, and retraced their way to the court-‐‑yard; seeming to recover their sense of hearing as they came down, until they were in the raging flood once more. [210]
Dickens donne l’impression de jouer des ressources du paradigme indiciaire de la « trace », dont Carlo Guinzburg a démontré toute l’importance, au dix-‐‑neuvième siècle, dans le domaine des sciences humaines (histoire, psychanalyse), mais aussi de la littérature. Defarge ressemble à s’y méprendre à un chasseur qui rentre bredouille à la maison : les traces ont fait long feu, et la proie s’est volatilisée, selon toute apparence. Mais c’est
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sans compter sur la duplicité de l’écrivain, qui s’est ingénié à brouiller les pistes, en nous livrant ce qui nous apparaîtra, rétrospectivement, comme le signe ambivalent de l’indécidable, lequel se laisse, tout compte fait, interpréter dans un sens comme dans l’autre. La version qu’en donnera Defarge, des années plus tard, confirme la réversibilité du dispositif : “I examine it, very closely. In a hole in the chimney, where a stone has been worked out and replaced, I find a written paper. This is that written paper.” [305]. Elémentaire, mon cher Ernest…
La révélation tardive prend tout le monde par surprise. A bien y réfléchir cependant, et bien qu’elle arrive à contre-‐‑temps pour Manette, qui n’est plus tout à fait dans les mêmes dispositions vis-‐‑à-‐‑vis d’au moins un des membres de la lignée honnie, la ruse a du bon. Elle survient à point nommé pour le lecteur, ou disons, pour le bien fondé de l’intrigue. À ce coup de théâtre, spectaculaire à souhait, le romancier ajoute un nouveau, et ultime, tour d’écrou.
C’est la ruse finale
La scène de l’échafaud répète, en l’inversant, celle de l’Old Bailey : la première fois, Carton avait fait acquitter Darnay, en tirant parti d’une ressemblance autant improbable que largement improvisée ; la seconde fois, il sauve méthodiquement et programmatiquement la vie de son sosie… mais ne parvient pas, la deuxième fois, à détourner les mouches de la charogne convoitée [75]. Sa supercherie donne lieu à un dispositif apparemment maîtrisé—seule une jeune couturière perce à jour sa couverture [340]—, mais les apparences sont trompeuses. S’il périt sur l’échafaud, comme il le désirait, en revanche, il est le seul à savoir qu’il se sacrifie pour Lucie et Darnay, si bien que, faute de pouvoir profiter de l’admiration qu’un tel geste lui vaudrait idéalement, il ne peut en jouir que « prophétiquement », prenant ses désirs pour des réalités. Quelque chose à la fin manque à l’appel : ça finit, non pas mal, mais pas bien non plus. La résolution sacrificielle achoppe : pour que le mécanisme victimaire pût s’enclencher pleinement, il eût fallu que la foule sût que Carton n’était pas Darnay. Or, la populace ignore le stratagème : elle est privée du sang, et de la tête, de l’aristocrate d’Evrémonde, de sa présence réelle, en somme. En cela, elle est la dupe de service2. Mais symboliquement, l’effet est le même : le peuple reçoit bien une tête et du sang en partage. La foule communie dans le sentiment que justice est rendue et que réparation a été obtenue—à ceci près
2 Ainsi que Lacan le fait remarquer, il n’y a pas de masculin à dupe ; la position est féminine. Littré explique le féminin de dupe par son renvoi à l’oiseau : « la huppe qui passe pour un oiseau des plus niais ».
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que Thérèse, la principale intéressée, n’est plus là pour le voir et savourer sa vengeance. On notera au passage que Dickens ne juge pas utile de déniaiser les gogos et autres dindons de la farce, en l’occurrence les spectateurs de ce jeu de rôles, de ce sanglant théâtre d’ombres. À l’attention du lecteur, en revanche, le narrateur met progressivement les points sur les i : Darnay est d’abord désigné comme Evrémonde (“ But the man continuing to exclaim, “Down, Evrémonde !” the face of Evrémonde is for a moment turned towards him. Evrémonde then sees the Spy, and looks attentively at him, and goes his way.” [358] ; “The supposed Evrémonde descends” [358]. Ce n’est qu’au milieu de la séquence, que Dickens rend à l’intéressé son nom : “says Sidney Carton” [359]. L’ironie dramatique, qui veut que nous, lecteurs, sachions quelque chose que la foule ne sait pas, nous rend implicitement supérieurs à elle et fait que, de cette ruse-‐‑là, nous touchons un profit collatéral. Ce dernier est dérisoire, rapporté au bénéfice final que Carton en escompte. À ceux qui trouveraient décevant que les grandes espérances révolutionnaires se trouvent en quelque sorte forcloses, dès lors qu’elles se voient rabattues sur l’avenir radieux de la (sainte) famille bourgeoise [361], on rappellera que le phénomène ne fait que refléter le programme du roman réaliste selon l’analyse qu’en donne Léo Bersani, dans un article resté célèbre, « Le réalisme et la peur du désir ». Le roman du XIXe siècle, et A Tale of Two Cities ne déroge pas à la règle, est plus repoussé qu’attiré par la manifestation de ces moments subversifs, comme ceux ponctuant la geste révolutionnaire, qui menacent la cohésion sociale. S’il accepte les héros du désir, c’est toujours « craintivement », pour pouvoir mieux les soumettre à des cérémonies d’expulsion : ces derniers, jusque là « peu lisibles et opaques », « brillent d’un plus grand éclat au moment du sacrifice » [BERSANI : 67]. Carton n’a décidément pas grand-‐‑chose d’un révolté ou d’un rebelle ; il ne devient héroïque que parce qu’il a discipliné son désir en le tempérant, en y renonçant : “he had dropped the brandy slowly down on Mr Lorry’s hearth like a man who had done with it” [A Tale : 324].
À cet égard, le sacrifice final de Carton brille d’un sens obvie (« évident, mais d’une évidence fermée, prise dans un système complet de destination et de signification », [BARTHES 1982 : 45]). Tout pointe vers un symbolisme de type chrétien : il triomphe, au terme d’une Passion, d’une imitatio Christi, dont aucun des stigmates n’a été dissimulé au lecteur du roman. Sa souffrance impose un sens, forcément sublime, évidemment univoque, celui d’une rédemption en marche, orientée vers un telos anoblissant. Mais comment oublier que Carton est déguisé, et que son apothéose est acquise, sinon frauduleusement, du moins à la faveur d’un tour de passe-‐‑passe ? Un sens obtus, cette fois, au sens où l’entend Roland Barthes, à propos du cinéma
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d’Eisenstein traitant de la Révolution bolchévique, ne serait-‐‑il pas plutôt de mise ? On se souvient que Barthes qualifie d’obtus le sens qui « vient en trop, comme un supplément que mon intellection ne parvient pas bien à absorber, à la fois têtu et fuyant, lisse et échappé » [BARTHES]. L’émoussement d’un sens trop clair (la Révolution, chez Eisenstein ; la Passion du sacrifice chez Dickens) ouvre, comme l’angle du même nom, le champ du sens, mais indifféremment par rapport aux catégories morales et esthétiques. Ayant « quelque peu à faire avec le déguisement » [BARTHES 1982 : 49], mais aussi avec le jeu de mot, le carnavalesque, les bouffonneries—on se souvient du trickster Gaspard se plaisant à tracer sur le mur le mot BLOOD avec son doigt maculé de vin [A Tale : 32]—, le sens obtus a pour effet de subvertir « non le contenu mais la pratique tout entière du sens » [BARTHES 1982 : 56]. Où il apparaît, donc, que Dickens jouerait à « émousser » le sens par trop clair de la souffrance, pour lui en substituer un autre, légèrement différent—comme dans l’expression, justement, de « procès en souffrance », pour désigner tout processus ou procès qui reste à faire, ne trouvant ni son destinataire ni son terme.
C’est que, considération minimale, Dickens est romancier, et que son art ne saurait se confondre avec une entreprise hagiographique. Si l’assomption de Carton semble incontestable, adossée qu’elle est à l’idéologie judéo-‐‑chrétienne qui valorise la souffrance, il n’en demeure pas moins indispensable de parcourir en sens inverse la verticale ainsi tracée, à la recherche de l’origine enfouie de ces maux, laissés sans mots pour les dire. D’où ce roman « en souffrance » [AMFREVILLE] puisqu’à l’évidence constitué de lettres ou d’écrits, comme ceux de Manette, restés littéralement en souffrance, en attente de trouver leur destinataire et procédant d’un évident traumatisme psychique (voir plus haut).
Reste une dernière considération, récapitulative. En jouant une nouvelle fois avec la chronologie, en faisant que le discours à tonalité prophétique suive, au lieu de précéder, la décapitation, Dickens paraît se moquer du monde, et abuser de la crédulité de ses lecteurs. Mais dès lors qu’il fait parler un mort, en une improbable « énonciation » (“If he had given any utterance to his” : 360) in extremis ou d’outre-‐‑tombe, il ruse, une dernière fois, avec la Mort dans ce que qu’elle a d’ultime. Tout dans cette voix, qui de son vivant se fuyait, se transporte dans un temps qui consacre sa survie—wordsworthienne, si on songe à la fonction assignée à Dorothy à la fin du conversation poem qu’est “Tintern Abbey”—à la faveur du truchement d’une mémoire et de souvenirs prêtés à autrui. De surcroît, parce qu’ils rejoignent les propos effectivement prononcés, à l’orée du roman, cette fois par le préfacier, précédemment acteur dans la pièce The Frozen Deep (“as that I
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have certainly done and suffered it all myself” : 3) les ultima verba du personnage (“than I have ever done” : 361), rusent aussi avec le désir.
Conclusion
Ce qui ressort du roman, c’est une ruse dernière , à peine visible, logée dans les plis du texte, et qui veut que la dernière phrase du roman reprenne en boucle la première—en l’occurrence, un bout de phrase de la Préface, également au deuxième degré. L’aimée (Lucie) peut en cacher une autre (Ellen Lawless Ternan), et les doubles du roman (Carton/Darnay) d’autres doubles, à cheval entre le théâtre et la vraie vie (Richard Wardour/ Charles Dickens). Amoureux, d’une actrice, mais aussi des pouvoirs du roman, Dickens aura pris le risque d’un « discours d’amour », lequel procède à la façon d’un transfert—« comme si toute l’histoire humaine n’était qu’un immense et permanent transfert », dès lors qu’on admet le postulat selon lequel toutes les histoires parlent d’amour, d’un manque et d’un besoin d’amour présent ou passé, réel ou imaginaire [KRISTEVA : quatrième de couverture] : “the world of a man has invariably gone one way—Charles Darnay’s way—the way of the love of a woman” [A Tale : 124]. Les risques étaient bien sûr calculés, et le discours maquillé à souhait ; il n’empêche, risque il y avait, et la raison de la ruse se tient là : dans la nécessité de se trouver une couverture. Sous couvert de parler de la Révolution française, Dickens aura fictionnalisé les contours d’une révolution amoureuse, dont la maison, le foyer même du romancier, auront été le théâtre. Ce faisant, il sera devenu le premier lecteur de son histoire d’amour : un lecteur y reconnaissant la forme parfaite de son désir : « une victime, mais active, une dupe, mais consentante, la proie de son propre fantasme, admirablement présent devant lui sous une forme dont il apprendra, toujours trop tard et toujours trop tôt, qu’elle n’est qu’un leurre » [REICHLER : 214].
A Tale of Two Cities, ou « Dans le leurre du roman… »
Bibliographie sélective
AMFREVILLE, Marc. Écrits en souffrance : Figures du trauma dans la littérature nord-‐‑américaine. Paris : Michel Houdiard, 2009. ASSOUN, Paul-‐‑Laurent. Les ruses de l’inconscient. Hors série Sciences et avenir 122 (2000). BARTHES, Roland. Essais critiques. Paris : Seuil, 1964. ________________L’obvie et l’obtus. Essais critiques III. Paris : Seuil, 1982. BERSANI, Leo. « Le réalisme et la peur du désir. » Roland Barthes, Leo
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Bersani, Philippe Hamon, Michael Riffaterre, Ian Watt. Littérature et réalité. Paris : Seuil, 1982. DICKENS Charles, A Tale of Two Cities (1859). Andrew Sanders (ed.) Oxford: University Press, 2008. GAGNEBIN, Muriel. Les ensevelis vivants : des mécanismes psychiques de la création. Paris : Champ Vallon, 1987. GENETTE, Gérard. « La littérature et l’espace ». Figures II. Paris : Seuil, 1969. ________________Figures III. Paris : Seuil, 1972. GUINZBURG, Carlo. Mythes, emblèmes et traces : Morphologie et histoire. Paris : Flammarion, 1989 HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich. La raison dans l’histoire : Introduction aux Leçons sur la philosophie de l’Histoire (1822-‐‑1830). Traduction inédite et présentation par Laurent Gallois. Paris : Points essais, 2011. KRISTEVA, Julia. Histoires d’amour. Paris : 1983. LACAN, Jacques. « Les non-‐‑dupes errent. » (séminaire Jacques Lacan 1973-‐‑1974) Séance du 14 mai 1974, d'ʹaprès la version sonore originale disponible au groupe de travail Lutecium. Espace Lacan. http://espace.freud.pagesperso-‐‑orange.fr/topos/psycha/psysem/nondup/nondup13.htm Consulté le 25 septembre 2013. MILNER, Jean-‐‑Claude. Détections fictives. Paris : Seuil, 1985. REICHLER, Claude. La Diabolie : La séduction, la renardie, l’écriture. Paris : Éditions de Minuit, Collection « Critique », 1979