L'escabeau et le sinthome - AMP-2016 on l'a, alors même, comme le dit Lacan, qu'il passe son temps...

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L'escabeau et le sinthome Pierre-Gilles Guéguen L'escabeau est du côté de la jouissance de la parole qui inclut le sens. En revanche la jouissance propre au sinthome exclut le sens. [J-A Miller introduction au Congrès de Rio] Il n'y a pas moyen de pratiquer l'analyse sans le nécessaire déploiement de la parole et même sans inviter le patient à s'y soumettre. C'est ainsi que fonctionne la règle fondamentale mise par Freud au fondement de la découverte de l'inconscient. Dites ce qui vous vient, dites des bêtises, il en sortira bien des formations de l'inconscient, des effets de vérité, un apaisement des souffrances dues au symptôme. Ainsi au fil des séances un dire se dépose qui se soutient du transfert. Cette parole produit des effets sur le corps, c'est en particulier ce que les premières hystériques on montré à Charcot et à Freud. Elle produit aussi des effets sur la pensée, les obsessions, car la pensée, comme l'âmetient au corps comme Lacan nous le fait savoir dans Télévision notamment. Elle produit également des effets chez des sujets psychosés, car elle régule la jouissance erratique du symptôme, calme le délire et le rend productif, ce que nous appelions dans la clinique classique les "stabilisations" ou les "suppléances". Les recherches de psychosomatique, tentaient à partir de suppositions et d'observations où le psychiatre américain Alexander a fait office de pionnier, de montrer qu'il y a des effets de la parole sur l'organisme humain. Lacan a d'ailleurs pu donner quelques indications concernant ce domaine, en évoquant notamment le concept d'holophrase pour rendre compte de certains phénomènes relevant de ce champ de recherches. Il lui donne une fonction " dans toute un série de cas" (Sem 11 p.215, 216) en orientant ses disciples vers l'examen plus approfondi de la fonction de l'objet a dans le fort-da Freudien et la dialectique de l'aliénation et de la séparation. Le corps parlant est donc en effet comme Miller le développe dans son introduction au Congrès de Rio une affaire qui mobilise le

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L'escabeau et le sinthome

Pierre-Gilles Guéguen

L'escabeau est du côté de la jouissance de la parole qui inclut le sens. Enrevanche la jouissance propre au sinthome exclut le sens. [J-A Miller introduction auCongrès de Rio]

Il n'y a pas moyen de pratiquer l'analyse sans le nécessaire déploiement de la parole etmême sans inviter le patient à s'y soumettre. C'est ainsi que fonctionne la règlefondamentale mise par Freud au fondement de la découverte de l'inconscient. Dites ce quivous vient, dites des bêtises, il en sortira bien des formations de l'inconscient, des effets devérité, un apaisement des souffrances dues au symptôme. Ainsi au fil des séances un direse dépose qui se soutient du transfert. Cette parole produit des effets sur le corps, c'est en particulier ce que les premièreshystériques on montré à Charcot et à Freud. Elle produit aussi des effets sur la pensée, lesobsessions, car la pensée, comme l'âmetient au corps comme Lacan nous le fait savoir dansTélévision notamment. Elle produit également des effets chez des sujets psychosés, car ellerégule la jouissance erratique du symptôme, calme le délire et le rend productif, ce quenous appelions dans la clinique classique les "stabilisations" ou les "suppléances". Lesrecherches de psychosomatique, tentaient à partir de suppositions et d'observations où lepsychiatre américain Alexander a fait office de pionnier, de montrer qu'il y a des effets dela parole sur l'organisme humain. Lacan a d'ailleurs pu donner quelques indicationsconcernant ce domaine, en évoquant notamment le concept d'holophrase pour rendrecompte de certains phénomènes relevant de ce champ de recherches. Il lui donne unefonction " dans toute un série de cas" (Sem 11 p.215, 216) en orientant ses disciples versl'examen plus approfondi de la fonction de l'objet a dans le fort-da Freudien et ladialectique de l'aliénation et de la séparation. Le corps parlant est donc en effet commeMiller le développe dans son introduction au Congrès de Rio une affaire qui mobilise le

lien entre la substance du corps et d'autre part la pensée, l'âme, et la croyance. Lacand'ailleurs signale que la croyance ainsi que l'Unglauben Freudien sont cruciaux quant à cesphénomènes cliniques. Mais à partir des séminaires XIX et XX, Lacan introduit une autre dimension clinique quilui apparaît spécialement présente dans l'art baroque et chez les mystiques : il s'avise qu'onpeut jouir du sens.Et notamment du sens élaboré dans l'analyse, et, mille fois commenté,nous revient en tête cet avertissement qu'il donne dans sa célèbre conférence de Genèvesur le symptôme: Le symptôme est un poisson vorace qu'il ne faut pas nourrir de sens car ilen redemande toujours. C'est ainsi à un nouvel usage de l'interprétation qu'il invite lesanalystes, une interprétation qui ne nourrirait pas le symptôme de sens mais au contraire,après avoir mis en fonction la quête du sens, viserait davantage à l'assécher qu'àl'amplifier. (Lacan J., « Conférence a Genève sur le symptôme », Bloc-notes de lapsychanalyse n°5, 1975, p.17.) C'est pourquoi le séminaire sur Joyce (séminaire XXIII) apparaîtra comme une avancée àla fois formidable et déroutante pour ses auditeurs car il tranche sur tout ce qui avaitprécédé. Eric Laurent décrit bien dans son livre " Lost in cognition", la formidable remise au travailque ce séminaire a nécessité. Car par exemple comme Lacan le déclare (Sem XXIII) p149). "L'ancienne notion de l'Inconscient, l'Unerkannt, prenait précisément appui de notreignorance de ce qui se passe dans notre corps" ou encore, revenant au concept decroyance:"L'amour propre est le principe de l'imagination. Le parlêtre adore son corps,parce qu'il croit qu'il l'a. En réalité, il ne l'a pas, mais son corps est sa seule consistance—consistance mentale bien entendu car son corps fout le camp à tout instant."Et EricLaurent commente (ibidem p.17): "Ce qui avait été établi, avions nous cru, comme une distinction radicale entre la folierelevant de la forclusion et ce qui n'en relevait pas était déplacé. Entre la névrose et lapsychose, jusque là séparés comme deux continents distincts, se découvrait un passage pargénéralisation." Nous croyons que nous avons un corps parce que nous parlons et nous créons unpersonnage de semblants c'est notre escabeau ce qui fait que nous nous imaginons avoir uncorps alors que nous vivons de l'être c'est à dire du paraître, d'un univers de semblants quele langage nous propose. Et le langage c'est un ensemble de signes qui font sens etsignifications. Toutes les variations que Lacan profère dans sa conférence sur Joyce sur lethème de l'escabeau vont dans le même sens. La psychanalyse n'est pas une ontologie ellene repose sur aucune idée de la stabilité de l'être mais sur des fictions créatrices etdésirantes, qui, à l'instar de ce qu'a fait pour Joyce son œuvre, donnent à chacun lapossibilité de s'y croire, et une raison de vivre et de pratiquer une forme de lien social. Elle vous permet de vous hisser jusqu'à vous croire beau c'est à dire à vous imaginer unego, (l'idée de soi comme corps a un poids, c'est précisément ce qu'on appelle l'ego SemXXIII p150)), de croire être un personnage avec une histoire et aussi de croire que son

corps on l'a, alors même, comme le dit Lacan, qu'il passe son temps à "foutre le camp". Pour le dire autrement, en des termes antérieurs dans l'œuvre de Lacan, il n'y a d'être quefantasmé. C'est pourquoi on peut dire qu'une psychanalyse vise à extraire le fantasme soitla façon dont le sujet du signifiant s'évanouit face à son mode de jouissance pulsionnelle.Le fantasme est sans doute ce qu'un sujet a de plus proche de son être et aussi ce par quoi iltient au corps qui est le sien — du moins le croit—il. A contrario on observe dans la schizophrénie, qui est la maladie dont sont atteints ceux quine peuvent croire aux semblants que la croyance au corps propre et à son narcissisme estmise en péril. De nombreux phénomènes cénesthésiques et/ ou hallucinatoires, desphénomènes de doubles notamment en témoignent. Le fantasme et l'ego y sontspécialement problématiques. Il me semble que c'est cette fonction initialement attribuée au fantasme dit fondamentalque Lacan réexamine dans le cas de Joyce où l'articulation entre Imaginaire, symbolique etréel se fait par d'une part une œuvre(et Lacan signale l'importance de la fonction de lasublimation dans le lien du semblant et du corps) et d'autre part un "nom" qui n'est pas unnom du père mais un nom d'auteur, un personnage du monde littéraire. Il donne donctoute son importance dans le cas de Joyce au narcissisme, antérieurement dévalué dansson enseignement. C'est véritablement ceci, que le titre de notre congrès désigne par "corps parlant".Symptôme et fantasme viennent alors du même côté du côté de ce qui a du sens et nousdonne un corps. Cela ne résout pas tout, loin de là, car cette fiction du corps beau doit encore tenir à sasubstance, faire de l'Un. Une fois le symptôme réduit, nettoyé, son lot de souffrancesmodéré par la vertu de l'analyse, il faut encore que le corps tienne à son enveloppe qui, elle,existe et n'est pas de fiction. Le cas de Joyce paradigmatique de nombreux autres montreque cela n'est pas donné d'emblée. C'est le célèbre épisode de la racléequi figure dans le"Portrait de l'Artiste en jeune homme" et dont Lacan fera grand cas. Ce qui épingle le sujet à son corps, Lacan le nomme le sinthome, c'est aussi bien d'ailleursle réel, le trou foré par le signifiant dans la compacité de la substance jouissante qu'est lecorps, le traumatisme par lequel le poison du signifiant vient faire événement dans la boulede jouissance pure, la monade de jouissance qu'est le corps organique, y prélever de façoncontingente un plus de jouir et assurer ainsi une épissure entre ce corps réel et le corpsmixte d'imaginaire et de symbolique. On ne peut rien en dire d'autre sinon qu'il existe, qu'ilest propre à chacun et qu'il se manifeste par un rapport à la jouissance qui a fait trou et quise répète à l'identique, hors d'atteinte du corps du signifiant et de l'image, jusqu'à ce que lamort y mette un terme.