Les signatures des dieux. Graphismes et action rituelle...

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  • Les signatures des dieuxGraphismes et action rituelle dans les religions afro-cubaines

    Cet article sintresse aux graphismes en usage au sein des religions afro-cubaines, notamment dans le palo monte et labaku. Il examine comment ces signes, appels fi rmas ou signatures , participent la dramaturgie rituelle. Quil sagisse dune crmonie collective ou, plus modestement, dun travail magique pour un patient, les graphismes saturent lespace, les artefacts et les corps des participants. Ils servent fi gurer les esprits des morts, les dieux, les astres ou tout autre agent non humain mobilis par le rite. Ils donnent galement voir les actions invisibles que ces entits sont censes accomplir. Ils constituent en somme des diagrammes de laction rituelle : la fois une reprsentation de ses parties invisibles et le schme organisateur qui structure son droulement. Combinant les approches smiotique et pragmatique, larticle tudie la fois ce que reprsentent les signes graphiques et ce quils permettent de faire.

    mots clsreligions afro-cubaines (palo monte, abaku), signes graphiques, fi rmas, rituel, magie

    par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi

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  • 77Les signatures des dieux. Par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi

    Cienfuegos, juillet 2012. Lorsque nous arrivons chez Andrs, il est

    en train de raliser un travail pour Pedro, un Cubain migr aux tats-

    Unis, revenu au pays pour rgler un problme familial. Sur le sol de la cour,

    Andrs a trac la craie un pentacle orn de motifs parmi lesquels

    on reconnat un soleil, une lune, une toile fi lante, des vagues ou encore

    la croise dun chemin. Une collection deffi gies sculptes et damulettes

    est dispose autour du dessin. Pedro se tient immobile au centre du pen-

    tacle ; des signes de craie marquent son front, ses bras et ses jambes.

    ses pieds, trois ufs de poule, eux-mmes couverts de signes. Andrs

    et ses assistants saffairent autour de lui (fi g. 1).

    Il sagit du dbut dun rituel du palo monte, une religion afro-cubaine

    dont les initis, appels paleros, tirent leur pouvoir des liens quils ont

    nous avec lesprit dun mort (le nfumbi) hberg lintrieur dun chaudron

    (la nganga 1). Le dessin trac au sol, tout comme les signes qui ornent le corps

    de Pedro et les ufs, sont quant eux appels des fi rmas, des signa-

    tures . Celles-ci interviennent dans presque tous les rites du palo monte,

    quil sagisse dune grande crmonie collective ou dun modeste travail

    (trabajo) pour un patient (les paleros mnent souvent une activit de devin-

    gurisseur). Comme la affi rm Hector, lun de nos interlocuteurs paleros,

    la fi rma est fondamentale, elle communique avec le mort du chaudron .

    Sans elle, le rituel ne fonctionne pas , a-t-il prcis. Elier, lun de ses

    coreligionnaires, nous a dclar pour sa part quelle assure (ou garantit)

    le rituel : La fi rma da seguridad al trabajo. Cet article sattache lucider

    le sens de ces propos travers un examen dtaill de la place que

    tiennent les signatures graphiques dans le palo monte. Nous cherchons

    comprendre comment les fi rmas participent de manire effi cace la dra-

    maturgie rituelle.

    Nous nous intressons avant tout aux graphismes dans leurs contextes

    dusage. On ne saurait par consquent se contenter des reproductions des

    fi rmas dans les libretas, ces cahiers dans lesquels les adeptes consignent

    leur savoir religieux. Comme Erwan Dianteill la montr, ces documents

    jouent un rle important dans la transmission des savoirs et ceux du palo

    monte sont pour lessentiel des recueils de fi rmas (Dianteill 2000 : 208).

    Mais la compilation de dizaines de dessins ne suffi t pas en saisir les

    logiques dusage, mme lorsquelle est assortie dune brve description

    crite de leur mode demploi, comme cest parfois le cas. Tout au plus

    ces recueils permettent-ils de prendre la mesure de la varit des fi rmas

    et de dgager leurs principes de composition formelle. Les exgses des

    pratiquants propos du symbolisme des dessins et des motifs qui les

    composent ne constituent pas non plus la meilleure entre pour tudier

    les fi rmas. Les exgses spontanes sont plutt rares et les rponses

    improvises aux questions des anthropologues se rvlent trs variables

    selon les informateurs et souvent dcevantes. Les pratiquants peuvent uti-

    liser les fi rmas de manire routinire sans pour autant prouver le besoin

    den systmatiser les principes dans une ethnothorie unique et cohrente.

    Mieux vaut alors les interroger directement sur le mode demploi de telle

    ou telle fi rma en la leur faisant tracer au sol et montrer comment ils luti-

    lisent concrtement ou, mieux encore, observer in situ ces usages au cours

    des performances rituelles.

    ci-contre

    fi g. 1 Rituel du palo monte, Cienfuegos, 2012. Photo Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi.

    1. Le lexique du palo monte inclut de nombreux termes issus du kikongo (une langue bantoue dAfrique centrale). Pour une monographie dtaille du culte, voir Kerestetzi paratre. Les donnes prsentes ici proviennent des enqutes menes par Katerina Kerestetzi depuis 2003 Cienfuegos (une ville denviron 150 000 habitants situe 250 kilomtres de La Havane), ainsi que dun terrain effectu en commun lt 2012 (fi nanc dans le cadre du programme Anthropologie de lart : cration, rituel, mmoire [ANR-08-CREA-053-02] dirig par Carlo Severi).

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    2. Parmi les travaux rcents sur les systmes dcriture, voir Glassner 2009 ; Dlage 2013.

    3. Rappelons quun index est un signe qui tablit une connexion entre lobjet quil dnote et la personne qui linterprte : It is in dynamical (including spatial) connection both with the individual object, on the one hand, and with the senses or memory of the person for whom it serves as a sign, on the other hand. (Peirce 1955 : 107)

    Les fi rmas doivent tre envisages comme des graphismes en actes ,

    cest--dire qui contribuent de manire effective laction rituelle, tout

    comme la parole, mais dans un autre registre (Severi et Bonhomme 2009).

    Nous proposons ainsi dtudier de manire conjointe ce que reprsentent

    les signes graphiques et ce quils permettent daccomplir. Cette approche

    peut tre qualifi e de smio-pragmatique. Sur son versant pragmatique,

    elle sinspire des travaux dAlfred Gell (1998) ou encore de Carlo Severi

    (Severi 2007 ; Fausto et Severi [dir.] 2014). Comme lart et les artefacts magico-

    religieux selon Gell, les graphismes sont moins une forme de communication

    symbolique quun moyen daction sur le monde : ils rendent manifeste, comme

    nous le verrons, laction des agents non humains mobiliss par le rituel.

    En affi rmant cependant que seul le langage constituait un vritable systme

    signifi ant, Gell a adopt une position trop radicale contre les approches

    smiotiques en anthropologie.

    On ne peut compltement faire abstraction de la smiotique des fi rmas,

    ne serait-ce que parce que les pratiquants eux-mmes en parlent parfois

    en termes de communication, de signes ou de symboles. Il ne sagit pas

    de rabattre indment les signes graphiques sur le langage. Nous ne consi-

    drons dailleurs pas les fi rmas comme des critures : nous prfrons parler

    de graphismes ou de dessins. Une criture, au sens strict, est un systme

    graphique de notation du langage (ou en tout cas de certains discours)

    ce que ne sont pas les fi rmas 2. Il ne sagit pas dune forme dcriture,

    mais dune culture graphique auxiliaire des arts magiques , limage des

    signes de la magie europenne (Grvin et Vronse 2004 : 345). Notre ana-

    lyse des graphismes naccorde par consquent aucun primat la smiosis

    linguistique et sinspire plutt de la smiotique gnrale de Charles Sanders

    Peirce (comme Gell lui-mme lavait dailleurs fait). De mme que la plupart

    des signes selon Peirce (1955), les fi rmas possdent la fois des aspects

    symboliques, iconiques et indexicaux. En adquation avec notre insistance

    sur les contextes dusage, nous mettons alors laccent sur lancrage indexical

    des graphismes en montrant quils permettent de connecter dans un espace

    unifi les diffrents lments du dispositif rituel (les participants, les arte-

    facts et les agents non humains 3). Pour formuler le problme dans toute sa

    gnralit, il sagit en somme dexaminer quel type de ressource smiotique

    et pragmatique le mdium graphique offre au rituel magico-religieux.

    Bien quil soit centr sur les fi rmas du palo monte, ce travail possde

    galement une ambition comparatiste. De nombreuses autres traditions

    religieuses font usage de graphismes rituels, quil sagisse des mandalas

    hindous, diagrammes gomtriques servant de support aux techniques

    de visualisation des divinits (Padoux [dir.] 1986), des peintures de sable sym-

    bolisant les esprits qui interviennent au cours des crmonies de gurison

    des Navajos (Luckert 1979), des motifs graphiques guruwari reprsentant

    les anctres totmiques chez les Walbiri du dsert australien (Munn 1986

    [1973]) ou encore des signes au kaolin du culte dOlokun au Nigeria (Rosen

    1989). Toutes ces reprsentations partagent avec les fi rmas le fait de servir

    fi gurer ou prsentifi er des entits invisibles.

    Nous nous en tenons cependant un comparatisme rgional. Cuba,

    lemploi de graphismes nest pas spcifi que au palo monte, mais se retrouve

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    plus largement au sein du complexe des religions afro-cubaines. La socit

    secrte abaku fait un usage abondant de symboles graphiques nomms

    anaforuanas ou gands, troitement apparents aux fi rmas du palo monte

    dans leur usage comme dans leur forme, et dailleurs parfois appels de

    la mme faon 4. Les fi rmas interviennent galement de manire ponctuelle

    dans la santera, notamment lors de linitiation (Cabrera 2003). Le culte dif

    emploie lui aussi des graphismes appels atenas, combinaisons de signes

    divinatoires qui permettent la circulation de lach, lnergie vitale (Konen

    2009). On peut ds lors parler de graphismes rituels afro-cubains, mme

    si, dans le cadre de cet article, nous privilgions ceux du palo monte pour

    lesquels nous disposons de donnes ethnographiques de premire main.

    Au-del de Cuba, plusieurs religions afro-caribennes et afro-

    brsiliennes emploient des graphismes similaires aux fi rmas, tant du point

    de vue de leurs usages rituels et des conceptions qui les sous-tendent

    que de leur style esthtique : ainsi en va-t-il des vv du vaudou hatien,

    des pontos riscados ( points rays ) de lumbanda au Brsil ou encore

    des sceaux des glises spirituelles baptistes dans les Petites Antilles

    britanniques 5. La comparaison entre ces diffrents graphismes rituels

    afro-amricains permet de mettre laccent sur ce quils ont en commun. Dans

    cette perspective, la premire partie de larticle aborde lpineuse question

    de la matrice culturelle de ces systmes graphiques et de leur origine afri-

    caine putative. Les trois parties suivantes dtaillent les contextes dusage

    des graphismes en examinant successivement leur rapport lidentit,

    lespace et laction rituelle.

    Des cosmogrammes transatlantiques ? Selon une thse trs populaire au sein des tudes afro-amricaines,

    les fi rmas seraient des cosmogrammes africains ayant travers lAtlantique

    jusqu Cuba. Lun de ses principaux avocats, lhistorien de lart Robert Farris

    Thompson, sest attach mettre au jour les continuits culturelles entre

    lAfrique et les Amriques noires, tant du ct des formes artistiques que

    des visions du monde quelles vhiculeraient (Thompson et Cornet 1981 ;

    Thompson 1984 et 1993). Lexamen de ses thories est dautant plus indis-

    pensable que Thompson est le seul avoir propos une analyse densemble

    des graphismes rituels afro-amricains qui nous intressent ici. Selon lui,

    les fi rmas du palo monte trouveraient leur origine dans liconographie tradi-

    tionnelle des Bakongo. Il voit galement une infl uence kongo dans les signes

    du vaudou hatien, de lumbanda et des glises spirituelles baptistes. Quant

    aux graphismes de labaku, il les fait driver du nsibidi, un systme picto-

    graphique commun diverses populations de la rgion de la Cross River

    au sud-est du Nigeria (les Efi k, les Eko et les Ejagham notamment) (fi g. 2).

    Mme si elle semble avoir pour elle lattrait de lvidence, la thse

    de lorigine africaine des systmes graphiques du palo monte et de labaku

    savre plus problmatique quil ny parat. Il ne sagit pas de nier lexistence

    dun substrat africain dans les religions afro-cubaines : il y a sans conteste

    des traits culturels kongo dans le palo monte, efi k dans labaku et yoruba

    dans la santera et lif, comme le rvle leur panthon, leur mythologie, leur

    langue rituelle ou leur art liturgique. Mais cela ne signifi e pas pour autant

    quil y ait une continuit directe entre les systmes graphiques africains

    4. Sur les graphismes abaku, voir Cabrera 1975 ; Len 1975 ; Brown 2003.

    5. Seuls les vv hatiens ont fait lobjet dune tude dtaille (McCarthy Brown 1975) ; louvrage de Milo Rigaud (1974) sur le mme sujet na aucune valeur scientifi que. Sur les pontos riscados de lumbanda etles sceaux des glises spirituelles baptistes, on trouvera des lments dinformation respectivement dans Giobellina Brumana et Gonzales Martinez (1989), Simpson (1966) et Henney (1974). Signalons que les sceaux spirituels baptistes sont les seuls qui incluent des signes alphabtiques (en leur donnant une valeur acronymique, par exemple Z pour Zion).

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    et leurs quivalents cubains. L pistmologie vrifi cationniste qui sert

    de socle aux thses de Thompson ainsi qu une large frange des tudes

    afro-amricaines souffre de faiblesses videntes, comme cela a dj t

    soulign (Palmi 2008). Hants par la question des origines, les travaux

    de ce genre sont prompts dlivrer des certifi cats dafricanit, au prix

    de rapprochements hasardeux et dune certaine rifi cation des cultures.

    Stephan Palmi (2010) a par exemple montr que les rapports his-

    toriques entre labaku et sa source suppose chez les Efi k du Nigeria

    la socit secrte masculine ekpe ne sauraient tre trop simplement conus

    comme un hritage en ligne directe. Dans cette perspective, on peut mettre

    en question lide rpandue selon laquelle le systme graphique de labaku

    serait clairement li celui du nsibidi, comme Palmi laffi rme pourtant

    lui-mme (ibid.). Les ressemblances visuelles entre les signes de labaku

    et ceux du nsibidi, sur lesquelles Thompson sappuie pour tayer sa thse,

    sont trop superfi cielles et hasardeuses pour tre probantes 6. Les deux

    systmes graphiques semblent en outre rpondre des usages diffrents.

    Combins de manire former des squences narratives, les pictogrammes

    du nsibidi peuvent servir noter des messages ou de petits rcits, soit

    en tant associs des discours oraux dont ils sont les supports visuels

    (par exemple des historiettes didactiques), soit pour communiquer une infor-

    mation distance (transmission de missives, affi chage davis publics), soit

    pour consigner la mmoire collective (minutes judiciaires, histoires familiales).

    Le nsibidi remplit ainsi des fonctions diffrentes de celles assumes par

    les graphismes abaku : ces derniers ne sont pas crits pour tre interpr-

    ts par autrui, ni pour consigner des faits dans la mmoire collective (Len

    1975 : 353), mais ils sont, comme nous le verrons, directement associs

    laction rituelle. Il faut cependant distinguer, au sein du nsibidi, les signes

    connus du plus grand nombre de ceux rservs aux initis dekpe, dont

    lusage pourrait se rapprocher de celui des graphismes abaku. Il semble-

    rait que la socit secrte fasse une utilisation la fois emblmatique et

    magique des signes, mais on sait trop peu de choses de ces usages sot-

    riques pour se prononcer avec certitude. Si lhypothse dune fi liation entre

    le nsibidi et les signes abaku ne saurait donc tre carte, la continuit est

    toutefois moins vidente quon ne laffi rme gnralement.

    Le lien entre liconographie kongo et les graphismes du palo monte

    savre plus fragile encore. La dmonstration de Thompson, largement

    reprise au sein des tudes afro-amricaines (par exemple Martnez-Ruiz

    2013), se fonde sur la prsence suppose dun cosmogramme en forme

    de croix cercle de part et dautre de lAtlantique. Il sagit toutefois dun motif

    gomtrique lmentaire quon retrouve sans surprise dans le rpertoire

    iconographique de nombreuses cultures, en Afrique ou ailleurs 7. Largument

    est dautant moins probant que le cosmogramme kongo reste sous-dter-

    min graphiquement puisquil se dclinerait daprs Thompson selon diff-

    rentes formes : croix simple, cercle ou boulete, voire spirale ou losange

    (alors que dans le palo monte, le motif dominant est une croix fl che et

    cercle dont chacun des quadrants contient une croix ou un cercle miniature).

    Thompson soutient en outre qu travers le motif graphique, le palo monte

    aurait galement conserv la cosmologie que celui-ci servirait reprsenter.

    6. Les quelques travaux sur le nsibidi sont souvent anciens et toujours lacunaires : MacGregor 1909 ; Dayrell 1910 et 1911 ; Talbot 1912 (notamment chap. XXVIII et appendice G) ; Campbell 1983 ; Battestini 2006.

    7. Sur la diversit des systmes graphiques africains, voir Griaule et Dieterlen 1951 ; Calame-Griaule et Lacroix 1969 ; Kubik 1986 ; Dalby (dir.) 1986 ; Harney, Kreamer et Roberts (d.) 2007.

    ci-contre

    fi g. 2Signes du nsibidi (Nigeria), in Dayrell 1911 : planche LXVII.

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    La croix cercle rsumerait la conception de lunivers selon les Bakongo :

    la ligne horizontale symbolise la rivire sparant le monde des vivants de

    celui des morts ; la ligne verticale, le lien qui les unit ; le cercle, lternelle

    circularit de lexistence, pense limage du mouvement du soleil. Il est vrai

    que la croix cercle et fl che est souvent conue comme un cosmogramme

    par les paleros eux-mmes. Fernando Ortiz (1952 : 168-171) cite dailleurs

    linterprtation dun motif cruci-circulaire par des sacerdotes y hechiceros

    congos en Cuba qui se rvle tonnamment proche de la version kongo.

    Mais les exgses des initis propos de la signifi cation du motif sont

    en ralit assez variables. Parmi nos interlocuteurs paleros, linterprtation

    de loin la plus courante consiste plutt faire du cosmogramme une sorte

    de rose des vents : le cercle reprsente le monde entier ; la croix fl che,

    les points cardinaux associs aux quatre vents (los cuatro vientos). Largu-

    ment cosmologique est donc plus prcaire quil ny parat.

    Un autre argument lencontre de la thse continuiste est que lexis-

    tence mme du cosmogramme kongo peut tre mise en doute : il sagit

    en bonne partie dune tradition invente. Dans les publications de Thompson,

    comme dans celles de ses pigones, la preuve de lexistence du cosmo-

    gramme sappuie sur une source unique : les spculations de Fu-Kiau,

    un intellectuel kongo. Dans sa recension de lun des ouvrages de Thompson,

    Jan Vansina (1982 : 30) le compare dailleurs un Marcel Griaule qui aurait

    trouv en Fu-Kiau son Ogotemmli, prenant au pied de la lettre les ex-

    gses personnelles de son informateur pour en faire la philosophie de tout

    un peuple. Il est vrai que Fu-Kiau est un personnage fascinant 8. N en 1934

    au Bas-Congo, form par les missionnaires protestants, il sinstalle Kin-

    shasa lindpendance du pays et intgre lducation nationale. En 1964,

    aprs avoir dj publi plusieurs essais, il retourne dans sa rgion natale

    pour y fonder une Acadmie congolaise . Cest l quil rdige en kikongo

    une tude ethno-philosophique, publie dans une version bilingue Kin-

    shasa en 1969. Cet essai, qui sattache reconstruire la cosmologie im-

    plicite de la pense kongo, est illustr par une cinquantaine de dessins

    de lauteur, dont plusieurs versions du fameux cosmogramme. Selon Fu-Kiau,

    ce dernier symboliserait aussi bien la trajectoire du soleil et le cycle de

    lexistence que les migrations historiques des Bakongo ou la carte des

    provinces de leur ancien royaume. Il est cependant diffi cile de faire la part

    entre les donnes ethnographiques, recueillies de la bouche des anciens

    ou tires de lethnologie missionnaire, et les spculations personnelles de

    lauteur 9. Dans lintroduction de lessai, John Janzen note dailleurs que

    les ethnographes pourraient tre enclins au scepticisme , nayant jamais

    eu connaissance dun tel systme cosmographique , dautant que la plupart

    des Bakongo ignorent eux-mmes presque tout de cet hritage culturel.

    Cela na pas empch Fu-Kiau dtre cit comme une autorit par

    des spcialistes des Bakongo tels que Janzen ou Wyatt MacGaffey. Dans

    son ouvrage sur la religion kongo, ce dernier reproduit lun des dessins de

    Fu-Kiau, mais prcise quil sagit dun diagramme , un schma permettant

    de reprsenter la cosmologie implicite des rites et des mythes (MacGaffey

    1986 : 43-44). Certes, en suivant Fu-Kiau, il ajoute quau cours de certaines

    crmonies religieuses la cosmologie se trouve traduite microcosmogra-

    phiquement dans lespace du rite (ibid. : 107). Mais il ne soutient pas de

    8. Sur la biographie de Fu-Kiau, voir Mbelolo ya Mpiku 1972 : 147-148.

    9. Pour une critique des thses de Fu-Kiau par un historien congolais, voir Batsikama ba Mampuya 1974. Ce dernier lui reproche notamment sa manie de vouloir expliquer la sagesse ancestrale par des mythes de sa propre cration (p. 264).

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    manire claire lexistence dun cosmogramme indigne dot dune ralit

    graphique autonome. Thompson, de son ct, sembarrasse de moins de

    scrupules. Il fait du schma de Fu-Kiau la fi gure fondamentale du rpertoire

    iconographique kongo et, pour consacrer lexistence du cosmogramme,

    le baptise en reprenant des termes vernaculaires, mais dtourns de leur sens

    originel 10. Linvention du cosmogramme kongo repose ainsi sur une opra-

    tion de dcontextualisation et dabstraction qui vise en faire lexpression

    visuelle dune cosmologie collective. Une fois perptr ce premier coup de

    force avec le concours de Fu-Kiau, Thompson peut ensuite reconnatre

    le cosmogramme kongo de lautre ct de lAtlantique, dans les dessins du

    palo monte, de lumbanda ou du vaudou hatien. Il faut cependant admettre

    que cette tradition invente a connu un beau succs : linfl uence des thses

    de Thompson au sein des tudes afro-amricaines et, plus largement,

    auprs dintellectuels afrocentristes et dadeptes des religions afro-cubaines

    a contribu confrer une certaine ralit au cosmogramme kongo. Ce nest

    dailleurs pas un hasard si Fu-Kiau a fi ni par migrer aux tats-Unis o il a

    continu publier et donner des confrences, se rapprochant des milieux

    afrocentristes amricains.

    La thse continuiste savre donc fragile. Attribuer, de manire rigide,

    une origine nigriane au systme graphique de labaku et congolaise

    celui du palo monte est dautant plus contestable que les deux cultes font

    en ralit usage des mmes signes (et aux mmes fi ns rituelles). La croix

    fl che et cercle est par exemple un motif commun aux deux religions.

    Cette fi gure leur sert de base pour composer des dessins plus complexes

    par redondance iconographique. Croix, cercles et fl ches sont dupliqus

    diffrentes chelles. Sy ajoutent dautres motifs gomtriques (lignes

    sinueuses, spirales, triangles) ou fi guratifs (ttes de mort, astres). Cela

    peut donner lieu des dessins sophistiqus, souvent organiss selon

    une symtrie axiale ou radiale. Si les possibilits graphiques sont infi nies

    et exploites de manire toute personnelle par les pratiquants, le palo

    monte et labaku recourent cependant aux mmes motifs et aux mmes

    procds de composition.

    Lobsession de la qute de lAfrique (Capone 1999) au sein des

    tudes afro-amricaines conduit en outre sous-estimer les apports pour-

    tant dcisifs de la magie europenne aux religions nes dans le creuset

    cariben ou brsilien. Si, dans leur forme et leur usage, les graphismes

    de labaku et du palo monte, mais galement ceux du vaudou hatien,

    de lumbanda et des glises spirituelles baptistes partagent un air de famille,

    celui-ci ne tient sans doute pas tant leurs racines africaines qu linfl uence

    ubiquitaire de la magie europenne. Celle-ci est lisible dans le vocabu-

    laire et les conceptions de la magie qui sous-tendent lusage de tous ces

    graphismes rituels. Ces derniers sont gnralement dsigns par le terme

    signature ou sceau (par exemple fi rma ou sello dans les religions

    afro-cubaines, seal dans les glises spirituelles baptistes) : il sagit vrai-

    semblablement dun hritage de la magie talismanique europenne et de

    la thorie des signatures sur laquelle elle sappuie depuis la Renaissance.

    Celle-ci affi rme lexistence de liens dinfl uence entre les mondes cleste

    et terrestre, entre autres sous forme deffl uves descendant des astres sur

    la terre (Walker 1958). Par ce biais, les puissances clestes imprimeraient

    10. Selon Robert Farris Thompson, le cosmogramme serait nomm (di)yowa ou dikenga, termes qui, en ralit, dsignent respectivement la fosse cruciforme et lenceinte circulaire de deux anciennes socits secrtes des Bakongo.

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  • dossier84

    11. Sur la ressemblance entre les vv hatiens et les talismans europens, voir Clius 2005 : 87.

    12. Sur les livres de magie dun gurisseur hatien, voir Taverne 1993.

    leur sceau ou leur signature sur notre monde matriel, tout imprgn

    de sympathies occultes. En reproduisant sur des talismans les images de

    ces puissances clestes (ou infernales) ou les signes kabbalistiques qui leur

    sont associs, il serait alors possible de capter et canaliser leur infl uence

    des fi ns prcises. Les discours des paleros cubains, qui disent des fi r-

    mas quelles permettent de capturer la puissance des astres, des dieux

    ou des morts, font directement cho ces conceptions de la magie.

    Lapport de la magie europenne concerne galement liconographie

    elle-mme. Si la ressemblance visuelle avec les dessins talismaniques nest

    pas frappante dans le cas des graphismes afro-cubains, elle lest davantage

    dans celui des vv hatiens, des sceaux des glises spirituelles baptistes,

    et surtout des pontos riscados de lumbanda 11. Les talismans europens

    prennent habituellement la forme de cercles ou de pentacles lintrieur des-

    quels sont reprsents les symboles des puissances que lon souhaite conjurer

    modle que les pontos riscados reproduisent lidentique. Les signes

    talismaniques sont en outre conus comme un quivalent graphique des in-

    cantations, qui servent galement conjurer les esprits. Cette quivalence

    se retrouve dans lumbanda, les pontos riscados tant systmatiquement

    associs des chants appels pontos cantados. Cette fi liation qui mne

    des talismans aux graphismes rituels de lumbanda est corrobore par les

    rfrences explicites la magie europenne dans les recueils de pontos ris-

    cados e cantados destins aux adeptes (par exemple Zespo 1951).

    Cette infl uence de la magie talismanique sur les graphismes rituels

    afro-amricains sappuie sur une circulation continue douvrages de lEu-

    rope vers les Amriques depuis le XVIe sicle (Davies 2009). Au XIXe et au

    XXe sicles, certains des livres de magie les plus populaires sur le Vieux

    Continent (les Clavicules de Salomon, le Grimoire du pape Honorius, le Livre

    de saint Cyprien, les Livres de Mose, le Petit Albert) connaissent galement

    un grand succs en Amrique du Sud et dans les Carabes 12. Cette impor-

    tation latino-amricaine de la littrature sotrique va largement au-del

    du cas, dj bien document, dAllan Kardec et du spiritisme. Les adeptes

    du palo monte, de lumbanda ou du vaudou hatien ont depuis longtemps

    accs (sous forme dditions importes ou de rditions locales) aux livres

    de magie dorigine europenne, qui comportent presque toujours une partie

    illustre sur les talismans ; et ils sen sont vraisemblablement inspirs pour

    laborer leurs propres graphismes rituels, tant du point de vue de licono-

    graphie que des conceptions et des usages. Le priple transatlantique

    des cosmogrammes jusqu Cuba a en dfi nitive emprunt des voies plus

    tortueuses que la ligne droite que Thompson voudrait tracer entre lAfrique

    et les Amriques noires.

    Signes didentit Les graphismes rituels afro-amricains reposent tous sur un mme principe smiotique, en bonne partie hrit de la magie talismanique euro-

    penne comme nous venons de le voir : les dessins reprsentent les signa-

    tures des agents non humains mobiliss au cours des crmonies. Les vv

    du vaudou hatien sont les signatures des divinits lwa. Les pontos riscados

    de lumbanda sont celles des esprits dsincarns (exus), des Indiens (cabo-

    clos) ou des anciens esclaves (pretos velhos). Les fi rmas du palo monte sont

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  • 85Les signatures des dieux. Par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi

    elles aussi des signatures, comme lindique clairement leur nom 13. Leurs

    signataires peuvent tre des nfumbis, les esprits des morts hbergs dans

    les chaudrons des initis. Cela peut tre galement des mpungus, divi-

    nits (tels Siete Rayos, Lucero, Sarabanda et Mama Chola) qui sont souvent

    associes aux orichas de la santera. Les fi rmas peuvent enfi n reprsenter

    des astres (le Soleil, la Lune) ou des puissances naturelles personnifi es

    (comme Remolino, le Tourbillon), eux-mmes souvent associs des

    mpungus. Ces signatures peuvent tre des fi gurations stylises (les nfum-

    bis sont par exemple reprsents par des ttes de mort, Remolino par une

    spirale, la Lune par un croissant) ou bien des dessins plus complexes et

    abstraits, les choix iconographiques variant selon les adeptes. Les varia-

    tions sont dautant plus importantes que les fi rmas ne sont pas des repr-

    sentations in abstracto des entits, mais correspondent toujours des fi ns

    rituelles prcises : la signature dune mme divinit se dcline de diffrentes

    manires selon le travail que lon veut lui faire accomplir.

    Lune des signatures les plus importantes pour les pratiquants

    du palo monte est celle qui est dessine au fond du chaudron et dote

    la nganga dune identit singulire. Il sagit de lemblme de sa divinit tut-

    laire, de son mpungu 14. Au mpungu principal (il en existe une douzaine)

    sont gnralement associs les attributs secondaires dautres entits afi n

    de lui confrer des traits de caractre additionnels et donc des fonction-

    nalits spcifi ques. Tel palero travaille par exemple avec Sarabanda

    con camino de (littralement avec chemin de , mais on pourrait traduire

    par marchant avec ) Siete Rayos, Ronca Pecho, Cuatro Nsila, Monte Suelto.

    La signature dune telle divinit combine alors les emblmes de ses diff-

    rentes composantes (une entit principale et quatre entits secondaires

    dans cet exemple). Ce mode de composition se retrouve dans lumbanda

    au Brsil, o lon peut croiser les emblmes de plusieurs divinits dans

    un mme ponto riscado afi n dassocier leur puissance.

    Comme Batrice Fraenkel (1992) la bien montr dans son histoire de

    la signature, celle-ci est la fois un signe didentit et de validation : apposer

    une signature ou un sceau au bas dun document le transforme en un acte

    juridique. Cest pourquoi la signature ne relve pas uniquement dune tude

    smiotique centre sur le rapport entre le signe et ce quil reprsente, mais

    galement dune approche pragmatique qui sintresse aux actes dinscrip-

    tion : quest-ce que les signes permettent daccomplir ? Cette question des

    pouvoirs prts aux signes graphiques est dautant plus incontournable que

    lon a ici affaire des signatures magiques. Contrairement aux signatures

    autographes qui nous servent parapher des documents, les graphismes

    rituels afro-amricains sont des signatures allographes : le scripteur (en

    loccurrence le pratiquant qui trace le dessin) est distinct du signataire,

    lagent non humain que la signature reprsente et dont elle tire son autorit.

    Tracer une signature permet alors au scripteur de faire appel son signa-

    taire, de sautoriser de lui pour accomplir un rituel.

    Les graphismes rituels servent en effet invoquer les entits quils

    reprsentent. Ils saccompagnent dailleurs souvent dincantations orales.

    Dans lumbanda, comme nous lavons vu, linvocation des esprits associe

    le chant et le dessin. Dans le vaudou hatien, loffi ciant prie devant chaque

    13. Les pratiquants utilisent parfois galement les termes emblemas et sellos, voire, dune manire plus gnrale, signos, seales ou smbolos.

    14. Sur la fabrication dune nganga, voir Kerestetzi 2011.

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  • 87Les signatures des dieux. Par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi

    15. Sur la distinction entre reprsentation et prsentifi cation dans le domaine des fi gurations religieuses, voir Vernant 2007 (1983). La premire est une fi guration iconique fonde sur la ressemblance, tandis que la seconde vise tablir un contact avec une puissance invisible en la localisant dans une forme prcise (iconique ou non) et en un lieu dtermin : elle est lindex de sa prsence.

    vv pour faire descendre le lwa qui lui correspond. Mais, plus quun simple

    support de linvocation orale, le dessin en est un quivalent graphique (sans

    pour autant quil existe de correspondance systmatique entre lordre du

    discours et lordre graphique). Dans le palo monte, les fi rmas ne sont pas

    automatiquement accompagnes de chants : les graphismes possdent

    par eux-mmes le pouvoir dvoquer les entits dont ils sont les emblmes.

    De l lambivalence smiotique des signes magiques selon les conceptions

    locales des adeptes : ils servent autant rendre prsent qu reprsenter 15.

    Comme le note Alfred Mtraux (1958 : 147), [les] vv manifestent sous

    une forme tangible la prsence de la divinit . Cest une prsence agis-

    sante : les graphismes servent agir sur les entits quils prsentifi ent ou,

    plus exactement, les faire agir. Lorsque lun de nos interlocuteurs pale-

    ros affi rme par exemple que les fi rmas communiquent avec les astres,

    il ne faut pas entendre cette expression en un sens troitement linguistique.

    La communication consiste ici plutt tablir un contact avec des forces

    cosmiques pour faire circuler leur nergie vers la Terre : faisant face au ciel,

    la fi rma trace au sol capte la puissance des astres. Par exemple, pour

    capturer la force du Soleil, on dessine sa fi rma sur une feuille de papier sur

    laquelle, midi prcis, on pose un verre rempli deau. En se diffractant

    travers le liquide, les rayons de lastre son znith illuminent alors le papier.

    Le pratiquant na plus qu plier celui-ci en quatre pour y stocker lnergie

    solaire quil pourra ensuite mobiliser sa guise, gnralement pour une

    opration de magie bnfi que.

    Les fi rmas sont des substituts rituels des entits quelles repr-

    sentent. Cela apparat clairement dans les crmonies qui mobilisent

    des incarnations matrielles des divinits (chaudrons, effi gies sculptes,

    pierres, etc.) : on peut poser rellement ces dieux objets (Aug 1988) sur

    la fi rma ou bien se contenter de dessiner leur emblme. Le mode demploi

    de certaines fi rmas exige par exemple que lon place une bougie allume

    sur le dessin afi n de mobiliser la puissance de Guinda Vela. Mais il est ga-

    lement possible de dessiner la bougie, notamment sil sagit dune fi rma

    inscrite sur papier. Il arrive aussi frquemment que le chaudron soit direc-

    tement pos sur la fi rma ou bien que le signe et lobjet soient associs

    de manire redondante.

    La fonction emblmatique des fi rmas ne concerne pas uniquement

    les divinits ; elle stend galement aux initis et aux collectifs quils forment.

    Les graphismes de labaku incluent par exemple les emblmes des charges

    liturgiques (plazas) et des loges (potencias) de la socit secrte (Len 1975 :

    341). Les insignes statutaires identifi ent les dignitaires religieux en fonction

    de leur titre, chacun correspondant une charge spcifi que on en compte

    jusqu vingt-cinq par loge. Lun des premiers graphismes abaku rper-

    toris dans les archives est dailleurs linsigne statutaire quun certain Marga-

    rito Blanco, fondateur dune loge La Havane, a fait fi gurer ct de sa propre

    signature au bas dun document dat de 1839 (Brown 2003 : 54). Les em-

    blmes collectifs permettent, quant eux, didentifi er chaque loge, mais aussi

    les liens gnalogiques ou dalliance qui lunissent dautres loges. Il est

    en effet possible de combiner diffrents emblmes dans une mme fi rma,

    la manire de lhraldique europenne dont les rgles de composition

    autorisent lassociation des armes des parents ou des conjoints. Les loges

    ci-contre

    fi g. 3Pancho et sa cape brode, Cienfuegos, 2012. Photo Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi.

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    tant attaches des territoires mythiques en Afrique (appels tierras),

    ces emblmes composs reprsentent ainsi lidentit collective sous la

    forme dune carte relationnelle.

    Comme les signatures des divinits, les insignes identitaires servent

    de substituts rituels des initis ou des collectifs quils reprsentent. Ainsi,

    lorsquune loge abaku organise une crmonie, les emblmes des autres

    loges invites sont dessins dans le temple comme tmoignage graphique

    de leur prsence [para dejar constancia grafi ca de su presencia] (Len

    1975 : 347). On retrouve ici le principe de redondance smiotique : la pr-

    sence des membres dune loge est mise en relief par la reprsentation

    graphique de la puissance (potencia) quils forment en tant que collec-

    tif. Mais le dessin peut aussi constituer une forme de prsence lui seul :

    il est possible de tracer linsigne dun dignitaire dcd pour le faire partici-

    per en esprit une crmonie. Insignes et emblmes permettent en outre

    daccomplir des actions spcifi ques, par exemple de confrer des titres.

    Lydia Cabrera (1975 : 152-153) dcrit une crmonie au cours de laquelle

    des initis sont levs de nouvelles charges : les imptrants doivent sage-

    nouiller sur les insignes des plazas tracs autour du cercle sacr arakasuaka

    dessin au sol. Linvestiture fait en principe lobjet dune autorisation pra-

    lable : on trace le signe de Sikn (lun des principaux personnages mythi-

    ques de labaku) do part une ligne ondule au bout de laquelle fi gure

    linsigne de la plaza concerne (ibid. : fi g. 79-98). Cet exemple illustre bien

    le caractre performatif des graphismes rituels. Le dessin accomplit ce quil

    dcrit : Sikn autorisant llvation une nouvelle charge.

    Bien que les insignes statutaires et les emblmes collectifs soient

    caractristiques de labaku, on les retrouve parfois dans le palo monte.

    Ainsi, Pancho, lun de nos interlocuteurs paleros, chef de culte Cienfuegos,

    a-t-il dot son temple dun emblme, appel fi rma de la casa ( signature

    de la maison ), quil trace au sol lors de chaque crmonie et qui sert

    de support toutes les oprations rituelles. La liturgie quil a labore se

    distingue en outre par lomniprsence des insignes identitaires. Lors des

    crmonies, les initis sont tous vtus dune cape et dun bandeau brods

    de leur grade hirarchique (fi g. 3). Les initis dcds peuvent eux aussi

    tre prsentifi s graphiquement. Dans un coin de la pice, Pancho va par

    exemple tracer linsigne de son dfunt padrino ( parrain , cest--dire initia-

    teur) afi n quil puisse prendre part la crmonie (fi g. 4). Mais ce sont l des

    faons de faire atypiques, mettre en rapport avec le fait que Pancho pra-

    tique une variante originale et mme assez personnelle du palo monte.

    La gamme des potentialits smiotiques des graphismes rituels est donc

    exploite de manire variable selon les religions, mais aussi selon le style

    personnel de chaque chef de culte.

    Si le palo monte ne comporte habituellement ni insignes statutaires

    ni emblmes collectifs, ses adeptes emploient en revanche un autre type

    de signe didentit. Alors que, dans labaku, lidentit graphique des initis

    est centre sur leur rang hirarchique ou leur groupe dappartenance, elle

    prend une forme plus personnelle dans le palo monte. Ce dernier repose

    sur un thos religieux plus individualiste : chaque palero est autoris, voire

    encourag, dvelopper un style personnel dans sa pratique religieuse.

    ci-contre

    fi g. 4Insigne du padrino de Pancho, Cienfuegos. Collection personnelle dun informateur.

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    Il nest ds lors pas surprenant que les fi rmas des paleros soient des signa-

    tures individuelles. Tout nouvel initi reoit un nom rituel, combinaison

    unique dlments htrognes auxquels il est personnellement associ :

    des noms de mpungus, des phnomnes naturels ou mme des traits de

    caractre. ce nom compos correspond galement une fi rma person-

    nelle, elle-mme composite. Nom et signature seront ensuite utiliss en de

    nombreuses occasions, notamment lors des tapes qui scandent le par-

    cours religieux ou le cyle de vie du pratiquant. sa mort, cest grce cette

    fi rma trace sur son dos quil sera identifi et accueilli dans lau-del.

    La signature et le nom dun initi doivent tre employs avec pr-

    caution. Un adepte ne prononce jamais son nom complet en public, mais

    seulement une version abrge. De mme, il ne trace jamais sa signature

    la vue de tous, mais seulement une bauche tronque. Cette politique du

    secret vaut pour tous les types de fi rmas, les dessins tant gnralement

    effacs lissue de chaque rituel. Il sagit de protger un savoir sotrique

    jalousement gard, mais aussi de se protger soi-mme des gens mal-

    veillants, comme le dit bien le chant entonn lorsquon efface une fi rma :

    Efface la trace, les langues des Congos sont pigeuses, les sorciers sont

    cancaniers [Borra rastro, lenguas congas son tramposas, los brujos son

    chismosos] . Les signatures personnelles font lobjet dune vigilance particu-

    lire car elles exposent directement leurs signataires. Il est en effet possible

    de nuire un initi en traant sa fi rma. Cette forme de magie (ou plutt

    de sorcellerie) sympathique confi rme que la signature est un substitut rituel

    du signataire : le signe graphique permet dagir sur ce quil reprsente, que

    ce soit une divinit ou un initi.

    Espaces graphiques Si les fi rmas servent invoquer les entits quelles reprsentent, elles

    permettent en outre de les ancrer dans lespace du sanctuaire. Les gra-

    phismes jouent en effet un rle prpondrant dans lorganisation de lespace

    crmoniel. Quils soient permanents ou bien effacs lissue du rituel,

    les dessins saturent lespace. lintrieur des cuartos de fundamento

    ( pices de fondement , cest--dire les sanctuaires), on les trouve sur tout

    type de surface : sol, murs, tables, portes et fentres. Les artefacts en sont

    eux aussi recouverts : le chaudron, les tambours et mme les objets les plus

    anodins comme les noix de coco, les ufs ou les cigares dont les pale-

    ros se servent pour leurs rituels. Les corps des participants sont galement

    marqus : ceux des initis, des patients et mme des animaux destins aux

    sacrifi ces. Les fi rmas remplissent une fonction de conscration : signer

    quelque chose, cest le revtir dun caractre sacr et le rendre apte

    participer de manire effi ciente au rituel. Tracer une fi rma au sol permet

    ainsi de transformer temporairement un lieu profane en un espace rituel

    (par exemple lorsquune crmonie se tient lintrieur dun domicile). Pour

    consacrer un corps ou un objet, il nest pas ncessaire de dessiner un gra-

    phisme labor, un simple trait de cascarilla (poudre de coquille duf)

    ou une croix suffi sent souvent.

    Ce pouvoir consacrant des fi rmas apparat clairement dans les rites

    dinitiation du palo monte. Lun des termes servant dsigner linitiation

    rayar, rayer (et, par substantivation, rayamiento) est dailleurs employ

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  • 91Les signatures des dieux. Par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi

    par les adeptes comme un quasi-synonyme du verbe fi rmar. Ce terme renvoie

    aux scarifi cations (gnralement en forme de croix ou de lignes parallles)

    faites sur le corps de laspirant. Celles-ci consacrent lintgration du nophyte

    la communaut religieuse en oprant une transformation de sa personne.

    Les morts sont en effet censs pntrer le corps de liniti par ses scari-

    fi cations et le signer ainsi de manire indlbile. Cette signature initiatique

    se retrouve dans les autres religions afro-cubaines. Dans la santera, on trace

    au sommet du crne ras du nouvel initi un motif en forme de cercles

    concentriques qui reprsente le sige sur lequel viendra sasseoir sa

    divinit tutlaire (Gobin 2012 : 67 sq.). Dans labaku, linitiation sachve

    galement par le trac sur la tte du nophyte du symbole sacr arakasuaka

    (un cercle divis par une croix), emblme de Mokongo, lun des personnages

    mythiques de la socit secrte. Comme le note ce sujet Cabrera (1975 : 4),

    les signes dessins sur le corps du rcipiendaire lors des preuves

    initiatiques rayas, fi rmas, marcas luniront jusqu la mort, et au-del,

    la force mystrieuse, aux esprits des dfunts et ses corligionnaires,

    par des liens plus forts encore que ceux du sang .

    Lespace crmoniel, par sa profusion graphique, semble peupl

    des puissances invisibles dont les signatures laissent deviner la prsence.

    Comme William Hanks (1996 et 2001) et Charles Stpanoff (2013 et 2014)

    lont montr propos de pratiques chamaniques chez les Mayas et en Si-

    brie, toute performance rituelle suppose une transformation symbolique

    de lespace ordinaire afi n de donner imaginer la coprsence des humains

    et des esprits. Ainsi, dans le chamanisme iakoute, laction rituelle mobilise

    un cadre spatial composite fait dun espace rel immdiatement sensible

    pour lassistance et dun espace virtuel, scne invisible postule et point

    dancrage des esprits auxiliaires (Stpanoff 2014 : 142). Au cours de la per-

    formance, une srie dindices linguistiques, gestuels et visuels (les chants

    et les postures du chamane, les dessins sur son costume et son tambour,

    lagencement de la yourte) sert susciter chez les participants cette puis-

    sante opration dimagination qui consiste percevoir un cadre spatial

    lointain dans lespace immdiat (ibid. : 113). Dans le palo monte et labaku,

    ce travail de limagination sappuie notamment sur le dessin : lespace rituel

    y est, en bonne partie, un espace graphique. Lorsquon trace au sol une

    fi rma pour en faire le centre de laction rituelle, on dfi nit un nouvel espace

    indexical en crant un champ de coprsence qui rassemble tous les partici-

    pants, humains et non humains.

    Le chamanisme sibrien, comme dailleurs celui des Mayas, est associ

    une cosmologie trs structure : le cosmos y est organis en diffrents lieux

    peupls par diffrentes catgories dentits. Lespace virtuel de la crmonie

    chamanique cette scne invisible sur laquelle se joue laction rituelle

    renvoie ainsi un monde lointain, un l-bas qui soppose lici de lunivers

    ordinaire. La performance du chamane consiste alors conjuguer ces deux

    espaces par la mise en scne de deux mouvements contraires, lun cen-

    tripte (le chamane fait venir les esprits), lautre centrifuge (le chamane

    se transporte dans leur monde). On trouve dans labaku des formes ana-

    logues de conjugaison rituelle des espaces, mais aussi des temporalits.

    Les crmonies mettent en scne les mythes dorigine de la socit secrte :

    en rejouant les vnements qui ont eu lieu dans une Afrique mythique,

    les participants se projettent dans un espace-temps lointain. Les graphismes

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  • dossier92

    ont un rle important dans cette dramaturgie mythico-rituelle, comme

    lillustre lemblme de Sikn, vritable leitmotiv graphique de labaku (fi g. 5).

    Revtant laspect dune calebasse lintrieur de laquelle se trouvent quatre

    cercles, ce dessin voque la dcouverte de lesprit tutlaire de la socit

    secrte : une femme nomme Sikn pche dans sa calebasse un trange

    poisson, incarnation dun esprit appel Tanze ; plus tard, les hommes sacri-

    fi eront Sikn et sapproprieront lesprit. Deux des cercles dessins dans

    la calebasse symbolisent les yeux de Sikn ; les deux autres, ceux de

    Tanze. Le graphisme offre ainsi une condensation visuelle du rcit dorigine.

    Il est le prcipit dun mythe , la manire des signes dogons selon Griaule

    (Griaule et Dieterlen 1951 : 6). Lemblme de Sikn est parfois complt par

    des lignes ondules, fl ches ou empennes qui voquent dautres dtails

    du rcit : la rivire o Sikn a pch Tanze, un palmier au bord de la rive,

    un serpent lov dans larbre. Les graphismes possdent, selon les adeptes,

    le pouvoir de rcrer le lieu o les premiers rites se droulrent lorigine

    (Cabrera 1975 : 98). Dessinant une sorte de carte cosmologique (Brown

    2003 : 54), ils permettent dancrer lespace-temps distant du mythe dans

    le prsent du rite.

    Contrairement labaku, le palo monte nest pas associ une

    mythologie labore. Par consquent, alors que les interlocuteurs abaku

    de Cabrera lui ont, semble-t-il, livr dabondantes exgses propos des

    graphismes et de leur symbolisme mythico-rituel, les paleros se contentent

    habituellement dexpliquer le mode demploi de leurs fi rmas : quoi elles

    servent, quelles entits elles permettent dinvoquer, comment excuter

    le rituel. Les dessins ne renvoient aucun pass mythique ni aucune

    cosmologie organise. Ils servent seulement capter toutes sortes de puis-

    sances (celles des astres, de la nature, des dieux ou des morts) pour les faire

    converger dans lespace du temple selon un mouvement centripte. Certes,

    comme nous lavons vu, la croix fl che et cercle qui constitue la fi gure de

    base du palo monte est, selon les initis eux-mmes, une reprsentation

    du cosmos. Mais il sagit dun cosmogramme virtuel, sans paisseur cos-

    mologique ni profondeur mythologique : une forme vide dont les quadrants

    peuvent tre remplis par nimporte quel autre signe le Soleil, un tourbil-

    lon, lesprit dun mort en fonction des objectifs du rituel en cours (fi g. 7).

    En traant ce cosmogramme pour lenrichir ensuite leur gr, les paleros

    se donnent les moyens de mobiliser tout lunivers dans lespace crmoniel.

    Le cosmogramme et en ralit toute fi rma compose partir de cette

    fi gure de base remplit une fonction de spatialisation : le cercle circonscrit

    lespace du rituel ; la croix lui confre un centre ; les fl ches, une orientation.

    Ce sont des index spatiaux : des signes qui pointent vers ou plutt crent

    un nouvel espace de rfrence. Tracer une fi rma au sol sert tout dabord

    centrer laction rituelle. Cest sur le dessin ou autour de lui que sont dispo-

    ss les artefacts (les objets consacrer, les offrandes ou tout autre adjuvant

    de laction rituelle) et que viennent se placer les participants : au centre,

    la personne au bnfi ce de laquelle le rituel est accompli ; autour delle,

    les offi ciants. La fi rma dfi nit ainsi un sous-espace centr (Hanks 1996 :

    180), foyer vers lequel convergent les gestes des participants et lattention

    des spectateurs. Les vv jouent un rle similaire dans le vaudou hatien

    (McCarthy Brown 1975 : 80 sq.). Ils reprsentent un quivalent graphique

    ci-dessus

    fi g. 5Insigne de Sikn dans labaku, in Cabrera 1975 : 73.

    ci-contre

    fi g. 6Andrs traant une fi rma, Cienfuegos, 2012. Photo Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi.

    04_GRADHIVA-22_BONHOMME-KERESTETZI_F.indd 92 06/08/15 13:35

  • 93Les signatures des dieux. Par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi

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  • dossier94

    04_GRADHIVA-22_BONHOMME-KERESTETZI_F.indd 94 06/08/15 13:35

  • 95Les signatures des dieux. Par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi

    du poteau-mitan du temple, axis mundi qui relie le monde des humains

    et celui des divinits (les lwa descendent le long du poteau pour pos-

    sder les adeptes). Les dessins sont tracs de manire radiale autour du

    poteau. De sa base part une premire ligne qui reprsente une projection

    au sol de laxe vertical. Une seconde ligne, perpendiculaire la premire,

    diffrencie la gauche (associe aux lwa petro, chauds et dangereux) de

    la droite (associe aux lwa rada, plus pacifi ques). Ces deux lignes forment

    le canevas de la plupart des dessins. Si le poteau-mitan dfi nit le centre

    principal de lespace crmoniel, les vv dterminent des centres subsi-

    diaires vers lesquels se dplace temporairement laction rituelle (loffi ciant

    dpose des offrandes au pied de chaque emblme et prie ct pour faire

    venir llwa concern). Les temples du palo monte tant quant eux dpour-

    vus de poteau-mitan, ce sont les fi rmas qui confrent un centre sui generis

    laction rituelle.

    Tracer une fi rma sert en outre circonscrire lespace rituel. Dans le palo

    monte, les autels qui regroupent les chaudrons et tous les dieux objets

    des initis sont presque toujours domestiques. Ils doivent cependant rester

    isols de lespace habit, car les morts obscurs quils hbergent, rputs

    jaloux et violents, pourraient nuire aux autres membres du foyer (notamment

    au conjoint de ladepte). Pour se prmunir dune telle menace, lautel est gn-

    ralement install dans une cabane au fond de la cour de la maison. Lorsque,

    faute de place, les adeptes sont contraints de le garder lintrieur de leur

    habitation, ils utilisent parfois une fi rma pour sparer symboliquement

    lespace rituel de lespace domestique. Le dessin trac tout autour de lautel

    permet de fermer les yeux des morts, autorisant ainsi les membres du

    foyer vivre en paix. Pour les mmes raisons, des signes apotropaques

    sont souvent dessins aux endroits des seuils, spcialement sur la porte de

    la pice o est install lautel, aussi bien sur le panneau interne (pour canton-

    ner les esprits du palo monte lintrieur du sanctuaire) que sur le panneau

    externe (pour protger lautel contre les infl uences nfastes de lextrieur et

    les mauvais sorts des sorciers). Les fi rmas permettent de compartimenter

    les espaces, comme le confi rme un menu incident observ sur le terrain.

    La scne se passe au domicile dune famille de Cienfuegos dont les

    membres pratiquent diffrentes religions. Juana, la mre de famille, la fois

    spirite et santera, organise ce jour-l une messe spirite afi n dhonorer

    ses parents dfunts. Au moment o ces derniers sapprtent possder

    les mdiums, son fi ls Hector, palero, se prcipite dans la cour o se trouve

    son autel personnel et trace tout autour une fi rma afi n de maintenir spars

    les morts du palo monte et ceux du spiritisme, qui sont rputs ne pas faire

    bon mnage. Sans cette prcaution rituelle, les morts obscurs et violents

    du palo monte auraient pu faire irruption dans la crmonie pour sen

    prendre aux morts familiaux, entranant la fuite de ces derniers, considrs

    comme plus faibles, et signant ainsi lchec du rite spirite. Ce comparti-

    mentage graphique des religions offre une illustration quasi littrale du

    syncrtisme en mosaque cher Roger Bastide (1967 : 159).

    Tracer une fi rma au sol sert enfi n orienter laction rituelle, comme

    en tmoignent lomniprsence des fl ches dans les dessins, mais aussi la sym-

    bolique des points cardinaux (rappelons que le cosmogramme du palo monte

    sapparente une rose des vents). Cette fonction directionnelle apparat

    ci-contre

    fi g. 7Firma du palo monte, Cienfuegos, 2012. Photo Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi.

    04_GRADHIVA-22_BONHOMME-KERESTETZI_F.indd 95 18/08/15 11:56

  • dossier96

    clairement dans le cas des fi rmas qui visent purifi er un lieu en chassant

    les mauvaises infl uences (malas infl uencias) qui le polluent. Les crmonies

    paleras dbutent souvent par un rite consistant fermer les quatre coins

    (cerrar las cuatro esquinas) du lieu o elles se droulent. Le chef de culte trace

    devant lautel un quadrilatre qui reprsente la maison. De ses coins partent

    quatre fl ches pointes vers lextrieur. Une cinquime, nettement plus

    longue, part du centre du quadrilatre et traverse toute la pice jusquau seuil

    (rel) de lhabitation. Elle matrialise lexpulsion du mal hors de la maison,

    tandis que les autres fl ches reprsentent sa dispersion aux quatre vents.

    Loffi ciant dpose ensuite cinq amulettes sur les coins et au centre du

    quadrilatre. Aprs un rite de purifi cation incluant le sacrifi ce dun coq au-

    dessus de la fi rma, quatre assistants ramassent chacun une amulette et,

    en suivant la grande fl che, sortent en courant de la maison pour aller les

    dposer aux quatre coins du btiment (la cinquime amulette au centre

    du dessin est quant elle place sur le chaudron, foyer de lespace rituel).

    Ces amulettes protgent lhabitation en vitant que le mal ny pntre nou-

    veau. La fi rma reprsente la fois une carte de lespace rituel et une sorte

    de boussole qui oriente les actions qui sy droulent. Le dessin, mais aussi

    les oprations ralises sur lui dcrivent, de manire anticipe et souvent

    une chelle rduite, les gestes ensuite accomplis par les participants :

    la course des assistants suit le trajet de la fl che ; les amulettes sont dpo-

    ses aux quatre coins de la maison, aprs lavoir t sur leur reprsentation

    graphique. Comme on le voit, la fi rma dirige de manire trs concrte lac-

    tion rituelle. limage des fi gures de la magie europenne, ce graphisme

    rituel constitue la reprsentation spatialise dune opration magique

    (Grvin et Vronse 2004 : 345).

    Diagrammes daction Comme le prcdent exemple le laissait dj entrevoir, les gra-

    phismes ne servent pas seulement organiser lespace du rituel et en

    fi gurer les agents invisibles : ils reprsentent galement les actions elles-

    mmes. Les fl ches sont en effet des signes daction : elles indiquent souvent

    des mouvements et pas seulement des points cardinaux (tout comme

    la spirale signale un mouvement tourbillonnant). Dans labaku par exemple,

    lors des funrailles dun initi, on trace une tte de mort fi gurant le cadavre,

    do part une fl che orne, vers son extrmit, dun symbole reprsentant

    lesprit en partance du dfunt. De mme, dans le palo monte, pour faire

    sortir le mort du chaudron et lenvoyer accomplir une mission (on appelle

    cela mandar el muerto), par exemple pour quil nuise quelquun, on trace

    une fl che qui part de la nganga et pointe vers un papier sur lequel a t

    inscrit le nom de la victime. Toutes ces fl ches fi gurent une action exerce

    par un agent sur un patient 16. Lagent, lorigine de la fl che, est habituelle-

    ment une entit invisible reprsente par sa signature graphique ou par un

    artefact (ici, cest le nfumbi dans le chaudron). Le patient, vers lequel pointe

    la fl che, est lindividu au bnfi ce (ou au dtriment) duquel le rituel est

    accompli 17. Il est prsent en personne ou bien par lintermdiaire dun substitut

    plac sur la terminaison de la fl che, tel que des ongles, des cheveux, une

    photographie ou son nom crit sur un papier. Un troisime exemple, tir des

    rites dinitiation du palo monte ainsi quils sont accomplis au sein du temple

    dirig par Pancho, confi rme le rle des fl ches dans la fi guration de laction.

    Liniti se tient au centre de la fi rma de la casa trace au sol. Une fl che

    16. Sur lanalyse du rituel en termes de relations agents-patients, voir Gell 1998.

    17. Mais il peut parfois sagir dune autre entit invisible, par exemple un esprit malfi que que lon cherche conjurer.

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  • 97Les signatures des dieux. Par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi

    fi g. 8Rituel de conjuration du palo monte, Cienfuegos, 2007. Extrait du fi lm Les Morts du palo monte (Grgory Fornal et Katerina Kerestetzi, 2007).

    04_GRADHIVA-22_BONHOMME-KERESTETZI_F.indd 97 06/08/15 13:35

  • dossier98

    a t dessine sur chacun de ses mollets : celle de gauche pointe vers

    le haut, celle de droite, vers le bas (fi g. 9). Ce dispositif graphique donne

    voir lintgration du nophyte au groupe initiatique local (dont la fi rma de

    la casa est lemblme), mais galement laction transformative du rituel sur

    sa personne : le sens contraire des fl ches symbolise la circulation travers

    le corps de liniti des nergies canalises par la fi rma.

    Les signes daction servent rendre tangibles les oprations magiques,

    autrement invisibles, que le rite est cens accomplir. Cette fi guration est

    parfois amplifi e par des procds non graphiques : les signes sont recou-

    verts dalcool ou de poudre fusil que lon enfl amme (en veillant diriger

    le feu dans le sens de la fl che). Ce procd est notamment employ pour

    fi gurer des actions agressives. De faon similaire, pour conjurer des esprits

    malfi ques, on trace la fi rma de Remolino (Tourbillon) que lon asperge

    dalcool avant de lenfl ammer. Se tenant les mains, les participants assembls

    fi g. 9Une initiation au palo monte chez Pancho, Cienfuegos. Collection personnelle dun informateur.

    04_GRADHIVA-22_BONHOMME-KERESTETZI_F.indd 98 06/08/15 13:35

  • 99Les signatures des dieux. Par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi

    en cercle tournent alors autour du dessin. Le mouvement dair induit par

    la ronde fait slever les fl ammes en une colonne de feu tourbillonnante, qui

    est cense brler lesprit malfi que. Ce genre de spectacle pyrotechnique

    accomplit ainsi ce que la fi rma dcrit par des moyens graphiques. Les signes

    daction tmoignent ce propos du mme genre dambivalence smiotique

    que les signes didentit : on pourrait dire aussi bien que le dessin accomplit

    par lui-mme ce quil reprsente ou quil reprsente ce que le rite accomplit

    par dautres moyens (ou, en tout cas, prtend accomplir).

    Les signes graphiques permettent galement de qualifi er les actions

    rituelles quils fi gurent : laction exerce sur le patient peut lui tre bnfi que

    ou malfi que. Cest tout dabord la couleur qui caractrise le type daction

    que le dessin est cens accomplir : une fi rma trace la craie blanche (ou

    la poudre de coquille duf) signale une action bnfi que, tandis que

    le noir de charbon est employ pour les malfi ces. La qualifi cation passe

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  • dossier100

    galement par ce que lon pourrait appeler des signes dterminatifs. La plu-

    part des fi rmas comportent des croix et des cercles miniatures. Ces motifs

    dsignent respectivement le positif (ou le bien) et le ngatif (ou le mal), selon

    linterprtation la plus courante (mais certains adeptes inversent la valence).

    Les dessins alternent souvent les croix et les cercles afi n de fi gurer lqui-

    libre ou lentrecroisement entre le bien et le mal. Il suffi ra alors de substituer

    certains cercles par des croix (ou inversement) pour infl chir laction de

    la fi rma dans un sens malfi que ou bnfi que 18.

    Mme si, pour les besoins de largumentation, nous avons prsent

    de manire spare les signes lis lidentit, lespace et laction,

    la plupart des fi rmas combinent en ralit ces diffrents types de signes

    pour former un schme graphique synthtique. Le dessin ne constitue

    donc pas seulement le support de laction rituelle, mais plutt son principe

    gnral dorganisation : il en livre le schma densemble, comme le rvle

    lexemple suivant. Il sagit dune crmonie de conjuration du palo monte

    appele rompimiento ( rupture ). Le rituel dcrit ici est accompli pour un

    homme victime dun collgue de travail jaloux qui lui aurait coll sur le dos

    lesprit malfi que dun mort. Le palero commence par identifi er laide dun

    procd divinatoire les mpungus qui assisteront le mort de son chaudron

    pour dlivrer le patient de lesprit qui le tourmente : ce sont Lucero, divinit

    associe au carrefour, qui ouvre et ferme les chemins de la vie , et Siete

    Leguas (Sept Lieues), divinit belliqueuse. Il trace ensuite au sol une longue

    ligne qui part du chaudron lintrieur du sanctuaire et le long de laquelle

    sont ordonnes les diffrentes parties de la fi rma (fi g. 10). Il y pose une bougie

    afi n d clairer les chemins du mort , puis dessine lemblme de Sarabanda

    (divinit tutlaire de sa nganga), en forme de croix fl che et cercle. Cela

    symbolise de manire redondante le chaudron, qui est donc prsent la

    fois matriellement et graphiquement. Sur cette reprsentation est place

    leffi gie sculpte de Lucero, dont la prsence est elle aussi redouble par

    le dessin dun carrefour dont les terminaisons fl ches pointent vers lext-

    rieur. sa croise est dessin un visage stylis fi gurant lesprit malfi que

    qui bloque le chemin du patient (do sa localisation au milieu du carre-

    four). Loffi ciant trace ensuite lemblme de Siete Leguas (une croix et une

    ligne ondule, toutes deux fl ches), puis celui de Remolino Cuatro Vientos

    (Tourbillon Quatre Vents) : une croix fl che pour les Quatre Vents com-

    bine une spirale pour le Tourbillon. Enfi n, lextrmit de la fi rma, sur

    la terminaison de la fl che qui pointe vers le nord graphique, la fi gure de

    lesprit malfi que est nouveau dessine. Cette orientation graphique est

    largement indpendante de lorientation cardinale relle. Lespace rituel ne

    suppose pas un rfrentiel allocentrique absolu ; il est dabord et avant tout

    orient par rapport au sanctuaire et au chaudron.

    Une fois la fi rma trace, le patient vient se tenir debout sur lem-

    blme de Remolino Cuatro Vientos et y demeure jusqu la fi n du rituel (fi g. 8).

    De la poudre fusil est pose sur trois des quatre fl ches reprsentant les

    vents cardinaux. Celui du sud doit rester vide, et il nest dailleurs pas fl ch

    car il pointe vers le sanctuaire et il faut viter dy diriger lesprit malfi que.

    Aprs avoir invoqu les diverses entits fi gures par la fi rma, loffi ciant,

    second par son assistant, procde la purifi cation (limpieza) du patient :

    il effectue devant lui des signes de croix laide dune bougie allume,

    18. Une autre manire de faire consiste ajouter des motifs fi guratifs au dessin. Par exemple, pour accomplir un malfi ce, il suffi t de tracer sur la fi rma la reprsentation dun dmon (chichiric).

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  • 101Les signatures des dieux. Par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi

    puis frotte son corps avec un cigare lintrieur duquel de la poudre fusil

    a t insre. Puis, pour renforcer leffi cacit de lopration, il rcite une

    prire. Comme le montre lexemple ci-dessous, les prires et les chants du

    palo monte incluent une description, vise performative, de laction en

    cours daccomplissement (redondance verbale parallle celle, graphique,

    des fi rmas 19) :

    Permission son ange gardien, Remolino, Siete Leguas. Remolino

    et Siete Leguas vont enlever le mal qui pse sur ce fi ls. Lheure est

    venue que les mauvaises choses sen aillent et que les bonnes choses

    viennent. Je demande la permission au nfumbi de ce chaudron pour

    quil [le patient] ne soit plus victime de trahisons et de tromperies.

    Le cigare purifi cateur est ensuite plac sur la fi gure de lesprit mal-

    fi que lextrmit de la fl che du nord. Il est arros dalcool, tout comme

    les deux autres fl ches couvertes de poudre fusil, et le feu est mis

    lalcool et la poudre. Loffi ciant entonne alors une srie de chants dont plu-

    sieurs vers dcrivent laction en cours, par exemple le feu brle le mal

    ou cest en souffl ant que le mal sloigne . ce moment, il prend une

    gorge dalcool quil recrache en lenfl ammant entre les bras et les jambes

    du patient, en dirigeant la fl amme vers le nord graphique. Il frotte ensuite

    le corps de ce dernier laide dun bouquet de plantes mdicinales, puis

    le frappe du plat dune machette (elle-mme signe ). Il pose celle-ci sur

    le symbole de lesprit malfi que, avec le cigare, et dclare enfi n : Pour quils

    [les morts] ne viennent plus jamais limportuner.

    fi g. 10Schma de la fi rma pour le rituel de conjuration du palo monte.

    19. Sur le caractre performatif de la parole magique, voir Tambiah 1968.

    La fonction rectrice remplie par la fi rma ressort nettement de

    cet exemple tir du palo monte (mais on aurait pu trouver de nombreux

    exemples similaires dans labaku). Le dessin sert en premier lieu fi gurer

    la srie des agents non humains mobiliss pour la conjuration : cest dabord

    Sarabanda, qui reprsente le mort du chaudron, cheville ouvrire du rite

    magique, puis ses auxiliaires, Lucero, Siete Leguas et Remolino Cuatro

    Vientos. travers la ligne fl che qui part du chaudron, le dessin symbo-

    lise galement laction que le mort et ses auxiliaires invisibles sont censs

    exercer sur le patient et lesprit malfi que qui le harcle, tous deux aligns

    le long de la fi rma. La fl che indique en outre le mouvement dexpulsion de

    lesprit malfi que, dont la fi guration ddouble prcise justement les deux

    positions successives : dabord interpos entre le chaudron et le patient

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  • dossier102

    au dbut du rituel ; puis dport lextrmit de la fi rma, au-del du patient,

    lissue de la conjuration. Laction densemble est donc clairement cam-

    pe par le dessin : lesprit malfi que est dlog du carrefour o il bloquait

    le patient, puis il est chass au loin, vers le nord graphique, avant dtre

    dispers par le Tourbillon aux quatre vents (la description graphique de

    laction est rehausse par lartifi ce pyrotechnique). Si le Tourbillon repr-

    sente le dernier acte de la conjuration, la dlivrance fi nale du patient, il dfi nit

    du mme tenant le centre principal de laction rituelle puisque cest sur cette

    partie du dessin que le patient se tient pendant toute la crmonie et que

    loffi ciant et son assistant, qui sactivent autour de lui, dposent les adju-

    vants matriels de lopration (le cigare, le bouquet, la machette).

    En somme, les fi rmas permettent de focaliser lattention des partici-

    pants et, partant, de guider et coordonner leurs conduites. Comme la bien

    not Argeliers Len (1975 : 353) propos de labaku, les graphismes ri-

    tuels servent stimuler laction . Le dessin fi gure ce que les participants

    humains ou non sont en train de faire ensemble. Il constitue un script

    graphique de laction rituelle, ou plutt un diagramme de celle-ci, cest--

    dire une reprsentation schmatique de ses constituants et des relations

    qui les unissent 20. Liconicit des fi rmas ne drive donc pas tant de celle de

    certaines de leurs composantes graphiques (une spirale ou un croissant ser-

    vant par exemple reprsenter le Tourbillon ou la Lune), mais plutt de celle

    de la structure densemble du dessin (un diagramme tant un signe de type

    iconique comme Peirce [1955 : 105] la bien montr). Les rapports entre

    les diffrentes parties du dessin reproduisent ceux entre les principaux

    lments du rituel : les agents (humains ou non) quil mobilise, les actions

    (manifestes ou non) que ceux-ci accomplissent et lespace dans lequel ces

    dernires sinscrivent.

    On peut parler dune syntaxe graphique (et non linguistique) de

    laction rituelle propos des relations de combinaison entre les diffrents

    types de signes didentit, de signes daction et dindex spatiaux. Cependant,

    du fait de la substituabilit entre les signes et ce quils reprsentent, un agent

    ou un artefact pourra intervenir (et une action tre accomplie) soit relle-

    ment, soit sous forme graphique, soit mme des deux faons tant donn

    la frquente redondance smiotique. Est alors spcialement confi e au

    mdium graphique la fi guration des agents non humains (notamment ceux

    dpourvus dincarnation matrielle) et des actions invisibles quils sont

    censs accomplir. Les fi rmas dessinent les parties manquantes, immat-

    rielles ou invisibles de laction rituelle et elles les mettent en relation avec

    ses lments tangibles : les artefacts, les participants humains et leurs

    actions manifestes. Cest pourquoi il faut envisager les graphismes dans

    leurs contextes dusage, lorsquils sont associs aux autres lments du

    dispositif rituel, et non de manire abstraite.

    Si, dun point de vue formel, une fi rma rsulte dune synthse entre

    diffrents types de signes graphiques, dun point de vue pragmatique,

    elle opre ce quon pourrait appeler une synthse de lhtrogne : les l-

    ments graphiques sont connects des lments non graphiques qui sont

    matriellement intgrs dans lespace du dessin. De manire gnrale, tout

    rite magico-religieux prtend instaurer un rgime de co-activit entre

    20. Sur le diagramme comme technologie de lintellect, voir Goody 1979.

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  • 103Les signatures des dieux. Par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi

    ses offi ciants et des agents non humains (Pitrou 2012). Par leurs actes,

    les premiers cherchent faire faire quelque chose aux seconds, par exemple

    ce quils agissent sur le patient au bnfi ce (ou au dtriment) duquel

    le rituel est accompli. Dans cette logique, les graphismes des religions

    afro-cubaines permettent de donner voir la connexion et lenchanement

    entre les actions manifestes des offi ciants et celles, moins directement

    perceptibles, des agents non humains. Cest en cela quils sont de vritables

    diagrammes de laction rituelle, des descriptions graphiques de sa chane

    opratoire 21 : la fois une reprsentation de ses parties invisibles et le schme

    organisateur qui structure son droulement. En dfi nitive, la fi rma dessine

    lpure de laction pour en guider laccomplissement.

    cole normale suprieure / Laboratoire danthropologie [email protected]

    CNRS/Laboratoire danthropologie [email protected]

    21. Sur la notion de chane opratoire applique au rituel, voir Lemonnier 2004.

    04_GRADHIVA-22_BONHOMME-KERESTETZI_F.indd 103 06/08/15 13:35

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