Les Questions Du Communisme (2012)

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Etienne Balibar : Les Questions du Communisme - CIEPFC : Centre International d'Etude de la Philosophie Française Contemporaine http://www.ciepfc.fr/spip.php?article307[2012-12-11 오후 12:37:56] Fugue de la mort Le gardien de but, ridicule et (...) Entre énigme et mystère, la (...) Les mondes crépusculaires : (...) Rafiots de Céline Le Banquet Merleau-Ponty et la littérature Yves Bonnefoy, image et mélancolie Kurtz : au-delà du bien et du (...) Mélancolie de la Nouvelle Vague Vladimir Jankélévitch, réminiscence En vivant en percevant : lire (...) "La mélancolique sagesse de (...) Bertrand Ogilvie Anthropologie du propre à rien Frédéric Worms Depuis le début au-delà de la (...) Dernière mise à jour : lundi 10 décembre 2012 Statistiques édition : 271 Articles 0 breve 0 site web 19 auteurs Statistiques visites : aujourdhui hier depuis debut Accueil du site > PUBLICATIONS 20 11 2012 | Etienne Balibar Etienne Balibar : Les Questions du Communisme Exposé présenté le 15 octobre 2011 au Colloque international « Communism, A New Beginning ? », organisé par les éditions Verso à Cooper Union, New York. Version française adaptée et corrigée.

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Etienne Balibar - Remarques de Circonstance Sur Le Communisme

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Fugue de la mort

Le gardien de but, ridicule et (...)

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Rafiots de Céline

Le Banquet

Merleau-Ponty et la littérature

Yves Bonnefoy, image et mélancolie

Kurtz : au-delà du bien et du (...)

Mélancolie de la Nouvelle Vague

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20 11 2012 | Etienne Balibar

Etienne Balibar : Les Questions du CommunismeExposé présenté le 15 octobre 2011 au Colloque international « Communism, A New Beginning ? », organisé parles éditions Verso à Cooper Union, New York. Version française adaptée et corrigée.

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Une discussion a commencé à courir dans nos pays depuis qu’Alain Badiou – avec le brio et le sens del’événement qui est le sien – a proclamé, par-delà l’effondrement des régimes de « communisme d’Etat » etdans le contexte d’une crise dévastatrice du régime d’accumulation capitaliste, la validité, l’actualité, et même lapérennité de « l’hypothèse communiste ». [1] Elle a déjà donné lieu à trois conférences internationales en troisans, et elle a d’incontestables mérites : de provocation, d’abord, au meilleur sens du terme ; et de clarification,pourvu que nous nous en saisissions pour réexaminer ce que nous pensons, ou croyons penser, lorsque nouscontinuons à nous réclamer de ce nom : « communistes ». C’est ce que je voudrais tenter ici en examinant troisquestions générales que, suivant un modèle classique en philosophie, j’appellerai « transcendantales » ou« quasi-transcendantales », car elles portent sur les conditions de possibilité de l’usage même du terme.

La première question, que je mets en relation avec le problème de l’engagement communiste, porte sur le pointde savoir qui sont les communistes, ce qu’ils désirent, comment ils définissent leur « espérance ». A cettequestion je répondrai de façon générale : ce que nous voulons, nous communistes, c’est « changer le monde »de façon à nous « transformer nous-mêmes » en un autre genre d’hommes. Je dis « nous » en étant bienconscient de l’incertitude de cette référence. Ce n’est pas une façon d’agrandir le « Je » qui doit ici parler à lapremière personne, puisqu’il s’agit d’engagement. Mais c’est une façon d’indiquer par avance la dimension depluralité qui fait intégralement partie du problème : la question du communisme est indissolublement celle du« sujet collectif » et de la « collectivisation » du sujet, aussi bien politique que social – ce qui, l’histoire l’amontré, est l’un des aspects les plus périlleux de son développement. En répondant ainsi, je me réfère aussi bienentendu à un certain héritage philosophique et idéologique : « transformer le monde » est une formule que nousassocions tous à Marx (même s’il ne l’a sans doute pas inventée), mais je cherche aussi à le compléter, voire àle rectifier. Ce qui est une première façon de répondre à la question posée par Rossanda de savoir en quel senson peut encore aujourd’hui identifier « communisme » et « marxisme ». [2]

La seconde question, que je mets en relation avec le problème de l’imagination communiste, s’énonce ainsi :comment essayons-nous d’anticiper l’histoire dans laquelle nous sommes pris, à partir de ce que nous observonsau présent ? Faisant à nouveau référence à Marx, mais introduisant un élément d’incertitude que lui-même et les« marxistes » après lui ont toujours eu tendance à refouler, je dirai que nos anticipations portent sur le« mouvement réel qui abolit » le capitalisme et la société capitaliste fondée sur la production et l’échange desmarchandises (y compris la vie humaine). Elles en proposent différentes interprétations, concurrentes voireincompatibles entre elles (ce qui revient à dire que nous n’avons pas l’assurance que le capitalisme setransforme « dialectiquement » dans le sens de son abolition, en tout cas nous ne pouvons pas nous forger uneseule représentation des conditions de cette abolition).

Enfin, la troisième question, que je mets en relation avec le problème de la méthode communiste, est celle-ci :que faisons-nous dans le champ de la politique ? Sur quoi porte notre « effort » spécifique - ce que lesphilosophes de l’âge classique, Spinoza en particulier, nommaient en latin un conatus, et que nous pouvons aussitraduire par « puissance d’agir » ? Ma réponse – toujours en partie inspirée par Marx, mais aussi par uneréflexion critique sur la mise en œuvre de sa doctrine, est la suivante : les communistes (et donc « nous-mêmes », en tant que nous nous réclamons de cette idée) participons à différentes « luttes », mouvementsd’émancipation, de civilisation, de réforme ou de révolution, non pas pour les « organiser » de façonprédéterminée, mais pour les « dés-organiser », dans un sens actif de ce terme qu’il faudra préciser.

*

Je commence par la première question. C’est à dessein que je lui ai donné cette forme marquée desubjectivisme, en la référant à un « vouloir », ce qui inclut aussi bien de considérer des espoirs, des désirs, sansexclure des rêves (et ces rêves collectifs que sont les utopies). Je veux en effet reconnaître d’emblée ce qu’il y ad’incontestable et de salutaire dans la façon dont Alain Badiou parle de « l’hypothèse communiste » et de safonction : le rapport intrinsèque existant entre « idée » et « subjectivité politique », et donc le caractèreintrinsèquement idéaliste de tout discours engagé en faveur du communisme, quelques soient les dénégationsdont cet idéalisme peut faire l’objet (parmi lesquelles je suis prêt à ranger le fait que, dans la tradition marxiste,l’engagement communiste se réclame du « matérialisme » - sauf à considérer précisément que, dans un certaincontexte discursif, « matérialisme » ne désigne rien d’autre qu’une certaine modalité d’idéalisme). Cependant lesconséquences de ce fait – je le répète, indiscutable à mes yeux, et qu’il est ruineux de vouloir contester –s’avèrent hautement problématiques. Il faut les discuter avec soin.

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Badiou a l’habitude de dire que « les communistes vivent pour une idée », ce qui signifie à la fois qu’ils« répondent » à l’appel d’une idée (Althusser aurait dit qu’ils se laissent interpeller par elle) et qu’ils tententd’ajuster leur existence à ses exigences. Du point de vue des sujets, le communisme se présente donc d’abordcomme une idéologie et comme une éthique. Il est facile de s’assurer de la vérité de cette thèse : il suffit deprendre acte du fait que, dans l’histoire (et de très longue date, même si c’est sous des formes et dans descontextes sociologiques variés), il y a bel et bien eu – et même en grand nombre - des sujets individuels etcollectifs que nous sommes amenés à nommer communistes, même s’ils n’ont pas connu ou utilisé ce terme(ainsi les esclaves révoltés autour de Spartacus, ou les franciscains « spirituels » du Moyen Age, les Levellers etles Diggers, les « babouvistes » et les « partageux » de la Révolution française, les « communistes utopiques »de l’époque romantique, les bolcheviks et les spartakistes, les militants ouvriers, intellectuels et paysans del’Internationale communiste avec leurs diverses dissidences, les « chrétiens pour la libération » et les« zapatistes » d’Amérique Latine, etc.). [3] Tous furent idéalistes, à la fois au sens courant de ce terme et ausens philosophique : rêvant d’un monde nouveau, différent du monde actuel, et prêts à sacrifier tout ou partiede ce qui faisait leur vie au nom de cette « conviction ». A coup sûr cela vaut pour Marx lui-même : on peutdifficilement trouver dans l’histoire des idées politiques et philosophiques un exemple plus clair d’idéalisme. Lefait que tant de communistes (parmi les plus authentiques) se soient évertués à faire du communisme un« procès sans sujet » ne peut nous induire ici en erreur : pour ceux (dont je suis) qui ont tenu à cette idée (etqui tiennent toujours, mais c’est une autre affaire, à l’idée que l’histoire est un « processus sans sujet ») il esttemps de reconnaître que cette formulation est contradictoire. Les communistes se définissent d’abord en cequ’ils poursuivent la réalisation d’une idée, qui est donc aussi un idéal, et les distingue d’autres sujets agissant,désirant et rêvant dans le monde (les libéraux ou les fascistes, pour nous en tenir à des idéaux politiques). Maisnous pouvons faire un pas de plus : par définition « l’objet » ou « l’idéal » qui aimante le désir des communistesne fait pas partie du monde actuellement existant (même si – point très important – il y trouve des modèles, enparticulier sous forme de conduites ou de comportements incompatibles avec les valeurs dominantes, et pourcette raison réprimées ou marginalisées par la société). Il vient se loger dans la distance plus ou moins profondeséparant ce qui est aujourd’hui de ce qui pourrait être demain : c’est là, dans l’inquiétude de savoir si cettedistance est incommensurable, ou si au contraire elle peut être comblée par l’action, que vient aussi se loger ledésir des communistes. La phrase de Marx dans L’Idéologie allemande : « le communisme est le mouvementréel qui abolit l’état de choses existant », à laquelle je me référais plus haut, ne contredit pas nécessairement ceque j’expose ici, parce que les sujets peuvent s’insérer dans ce mouvement de différentes façons, pourl’accélérer ou pour lui faire obstacle. Mais ils ne l’accélèrent que dans la mesure où ce mouvement devientl’expression de leur désir – quelles que soient les conditions historiques, matérielles ou spirituelles, sociales ouidéologiques, qui les ont poussés à faire ce choix. L’idéalisme est donc la condition de l’engagement communiste.

Jusqu’ici, pas trop de difficultés. Mais il reste à examiner une à une les conséquences qui découlent de ce fait. Etpeut-être ici s’avèrera-t-il que la rigueur avec laquelle Badiou a voulu dissoudre une « contradictionperformative » logée au cœur de la tradition communiste – en tout cas la tradition marxiste – s’accompagned’un certain aveuglement ou d’un certain déni quant aux conséquences qui en dérivent. Il me semble que ceci semanifeste dès qu’on veut repérer la place du communisme dans un « monde d’idées », et qu’on réfléchit auxconséquences subjectives des convictions idéalistes en général (ce que, dans sa terminologie propre, Badiouappelle des « fidélités »), ou aux conséquences de l’identification avec les exigences d’une idée. Toutparticulièrement si on réfléchit aux modalités de « l’être en commun » (comme dit cette fois Jean-LucNancy) [4] sous le signe de cette idée : question cruciale s’il est vrai que, par opposition à « l’individualisme »de la société bourgeoise, l’idée communiste représente la forme la plus radicale de l’exigence d’être en commun,ou de vivre en commun. Le plus grand scrupule s’impose ici.

Commençons par dire un mot de la place du communisme dans le monde des idées, ou si l’on veut dans« l’idéo-logie ». Il est évident que les communistes ne sont pas les seuls idéalistes, et que le communisme n’estpas la seule idée d’après laquelle nous nous représentons un autre état du monde, anticipant à partir de ce quiexiste sur ce qui n’existe pas encore, mais devrait exister. Ce n’est même pas la seule qui soit concevable ausens – un peu plus risqué – d’un « absolu », combinant à la fois les marques de la vérité et de la bonté (doncprobablement aussi celles de la beauté), comme dans le cas de l’idée platonicienne de la Justice. Je ne crois pasqu’il existe un nombre indéfini de telles idées dans notre univers intellectuel, mais il y en a certainementplusieurs, dont il est difficile de soutenir qu’elles expriment toutes la même signification : c’est le cas de lajustice, de la liberté, du droit, de l’amour, de l’humanité, de la nature, de l’universel, mais aussi de ladémocratie, de la paix, [5] ou même du marché pour ceux qui y voient justement la réalisation de la justice, laforme idéale au moyen de laquelle un système d’échanges équitable peut s’instituer et se réguler lui-même. C’estle cas de la nation, entendue comme un autre nom de l’unité du peuple, ou de la propriété, comme condition del’indépendance personnelle (faisant de l’individu avant tout le « propriétaire de soi-même »). Evidemment on ne

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peut ici faire abstraction du fait que nous pensons toutes ces idées à travers des mots : plus précisément des« maître-mots » qui, pour les sujets deviennent les signifiants de leur désir, et les mettent en position dedépendance par rapport à eux, même s’ils les ont choisis librement.

De ce point de vue le communisme n’a aucun privilège, il ne se distingue en rien d’autres noms de l’idéal (c’estpourquoi d’ailleurs, dans la biographie des sujets, au gré de désillusions, de conversions ou de révélations etd’enthousiasmes, il lui arrive de s’échanger avec eux). Il nous faut en tenir compte si nous essayons d’analyserla façon dont des subjectivités se forment à partir des idées, qui portent toujours des noms ou sontindissociables de signifiants déterminés. Qu’allons-nous conclure de cette multiplicité dont le communisme faitpartie, sans privilège aucun au niveau de la forme ? Il serait tentant d’expliquer que toutes les idées qui sontéternelles ou « invariantes » (comme dit Badiou) ont en fait le même contenu, ou ne représentent que desnoms différents pour le même absolu. Ce serait là une conception théologique (tous les « noms divins » ont lemême signifié). Mais dans notre cas cette interprétation n’est pas très intéressante parce qu’elle efface lesoppositions historiques qui confèrent son sens pratique à l’idée de communisme, et nous permettent d’interpréterle genre de désir qu’il suscite, ou le genre d’impératif qu’il énonce. L’idée de communisme n’a pas d’intérêtmême subjectif si elle est interchangeable avec celle de propriété, [6] et a fortiori avec celle du marché (mêmeun marché « parfait »), ce qui n’empêche pas qu’il s’agisse bel et bien d’idées pures tout comme lecommunisme, épistémologiquement et ontologiquement. Chez Badiou, il y a une nette tendance à suggérer quele communisme est la seule idée authentique, ou qu’il est l’idée des idées (comme l’idée du Bien, ou la Justicedans la philosophie de Platon). Et inversement que « idée » (mais ici il serait sans doute plus clair de dire« idéal ») et « communisme » sont des concepts synonymes. En conséquence toutes les autres idées sont, oubien des noms qui désignent certains « attributs » du communisme (ainsi l’égalité, la justice, l’universel), ou biendes fausses idées (des « simulacres ») imitant et travestissant l’idée du communisme (comme le marchédistributif parfait, ou la démocratie…). S’agit-il là d’une forme de naïveté philosophique, n’exprimant que la« fidélité » de l’auteur envers le communisme, ou son propre désir passionné qui n’en supporte pas d’autre à sescôtés ? Je pense qu’on peut proposer une autre interprétation, qui est que Badiou ne veut pas adopter sur lecommunisme un point de vue « neutre » ou « extérieur », aboutissant à le relativiser et à trahir son caractèred’absolu. Il veut en réfléchir la singularité de l’intérieur, dans le mouvement même d’une élucidation de sesmanifestations. L’idéal ne révèle ses propriétés qu’au sujet qui en poursuit la réalisation et en fait l’objet de sondésir, et les propriétés ainsi manifestées sont les seules qui l’intéressent en tant que « sujet communiste ». Maisle problème qui surgit alors est qu’il est impossible de comprendre et de faire comprendre à ceux qui ne lepartageraient pas ce qui distingue un engagement communiste d’autres engagements « idéalistes », qu’ils soientrationnels ou mystiques, civilisés ou fanatiques. Et il est tout aussi impossible pour l’engagement communiste deréfléchir sur ses limites, ses contradictions, ses erreurs, autrement que sur le mode de l’alternative entre unefidélité absolue et une trahison ou une dénaturation (ce qu’indique précisément la notion de « simulacre »).

Suspendons pour un moment la comparaison entre le communisme et d’autres idéalismes, d’autres « tentationsde l’absolu », et revenons à la spécificité de l’idée communiste. Je crois que nous pouvons l’approcherdavantage en reprenant une fameuse formule de Marx dans les Thèses sur Feuerbach (sans oublier qu’il ne l’apas vraiment inventée, même s’il en a fait une application nouvelle, car elle a une longue série de précédents enOccident, depuis la tradition gnostique jusqu’à la philosophie morale kantienne) : le désir des communistes estde changer le monde. Non pas le kosmos ou la « planète », sans doute (bien que la destruction accélérée del’environnement et l’évidence de l’interdépendance entre les processus sociaux et les processus naturels soit entrain de changer le sens de cette opposition), mais le monde social et historique, autrement dit le système des« rapports sociaux ». Et nous voulons le changer radicalement, ce qui, suivant toujours les formulations de Marx,implique la possibilité pour les individus humains de se changer eux-mêmes, ou de produire historiquement un« homme nouveau », s’il est vrai que « l’essence de l’homme » n’est rien d’autre que l’effet immanent de sespropres relations ou conditions d’existence. Ce qui doit changer pour que change effectivement le monde et s’ilchange effectivement, c’est la vie humaine, ou c’est notre propre vie en tant que nous nous rapportons auxautres et à nous-mêmes. Il est très important de souligner cette double téléologie, impliquée dans le chiasmedes deux « changements » (changer le monde, changer la vie humaine), parce que du point de vue communistele changement du monde est dénué d’intérêt s’il ne doit pas conduire à une nouvelle forme de vie dans laquellel’humanité se transforme en tant qu’essence faite de « rapports » ou de « relations », renversant terme à termeles caractéristiques de la « vie » dans le capitalisme – à commencer par la concurrence illimitée, d’où découle laclassification des individus d’après leurs compétitivité, leur pouvoir d’achat ou leur valeur marchande respective,qui conduit à la limite, nous le savons, à l’élimination des « moins aptes », c’est-à-dire ceux qui ont perdu leurfonction ou leur valeur d’usage, ou ne peuvent la négocier au niveau suffisant pour survivre.

On voit que dans toute cette articulation de notions, il y a comme une dissymétrie des causes et des effets, qui

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contribue à conférer à l’idée communiste un caractère non seulement « absolu » mais proprementeschatologique. En même temps il y a un effet en retour, ou une réflexivité historique, qui peut servir à marquerla différence avec une idée religieuse ou une eschatologie religieuse, en particulier dans les religions qui sontliées à la promesse d’un salut individuel et collectif – bien que les affinités soient évidentes (je parle ici desaffinités logiques, non des héritages historiques, qui le sont encore plus). [7] Cet effet en retour, ou cettedimension réflexive de l’idée de communisme, est essentiellement pratique (et là encore le caractère« idéaliste » est évident) : bien que l’apparition d’une nouvelle vie humaine ne soit possible que si le monde aété matériellement transformé, la transformation du monde ne peut avoir lieu que si les sujets ont déjàcommencé à s’émanciper des déterminations du monde existant, s’ils se sont engagés pratiquement dans unprocès de transformation d’eux-mêmes en « hommes nouveaux ». Si ce n’était pas le cas, il faudrait qu’ilsattendent la venue de quelque « rédempteur », humain ou divin (ou, en fait, humain et divin, ce que la traditiondes religions monothéistes appelle « le messie »). Alors que leur objectif est au contraire de hâter cettetransformation et d’y contribuer par eux-mêmes en « sautant par-dessus leur temps ». [8] C’est pourquoi jecrois pouvoir dire qu’il y a dans cette dimension réflexive du communisme un aspect de « sécularité ». Il s’agit,pour parler encore comme Marx, d’une Verwirklichung (réalisation) qui est aussi une Verweltlichung(sécularisation). Non seulement c’est bien ce monde-ci qui doit changer, mais il faut qu’il soit changé en cemonde-ci, et non pas en un autre (un « au-delà ») : bien que devenant radicalement différent, il doit changerde qualité ou de modalité à travers l’action immanente de ses « sujets », des « hommes » qui l’habitent et leconstituent (nous pourrions dire aussi, dans une autre terminologie, de ses « citoyens »). C’est à un autrepassage de Marx qu’on peut penser ici (les Statuts qu’il avait rédigés en 1864 pour l’Association Internationaledes Travailleurs), où il est dit que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » : ilparle des travailleurs, mais à l’évidence ceux qu’il nomme « travailleurs » sont tous ceux qui se trouvent ensituation d’enclencher cette double transformation d’eux-mêmes et de ce qui les fait être ce qu’ils sont, donc enconférant une portée universelle à ce nom. On pourrait voir là soit une énigme, soit une tautologie, mais on peutaussi reformuler la même idée d’une façon moins innocente : l’engagement communiste est lui-même unengagement pour le « commun » qui ne peut exister qu’en commun. On n’est pas communiste dans son coin,chacun pour son propre compte. On l’est, d’abord négativement, dans la forme d’une élimination ou d’unecritique radicale de son propre « moi » individualiste, c’est-à-dire de sa volonté de pouvoir, de domination,d’inégalité, de compétitivité et d’exclusion, ensuite positivement en s’engageant dans la construction desolidarités sans frontières, et en devenant porteur, acteur ou agent d’une transformation collective du mondesocial qui changera nos existences en existences solidaires ou « communes » (et je laisse ici de côté la questionde savoir si ce résultat est durable ou toujours « à refaire », ce qui est encore une autre question, liée à desréflexions sur les modalités et les temporalités du « changement »).

Bien que ce tableau soit très allusif, il peut nous permettre de mieux repérer ce qui, tout à la fois, fait la force etl’ambivalence de la proclamation d’idéalisme de Badiou. Autant je crois qu’il a raison de la soutenir au risque descandaliser la plupart des vieux marxistes qui ont fait de l’antithèse idéalisme-matérialisme leur credophilosophique ultime, autant je pense qu’il lui faudrait examiner plus sérieusement les conséquences qui endécoulent. Il y a quelque chose de très étrange dans le fait que Badiou se réclame avec autant d’insistance deLacan, alors qu’en fait il renverse la façon dont Lacan a pensé l’articulation de la « position subjective » etl’action du signifiant comme « cause » du sujet lui-même. Et bien entendu, derrière Lacan, nous trouvons aussil’héritage freudien et l’analyse de l’effet de communauté en tant que phénomène d’identification des sujets à unmême « modèle » (Vorbild) dont dérive pour eux la possibilité de mettre leur « moi » en commun. Il faudrait icipouvoir entrer plus avant dans la discussion de ce qui articule une « idée » et un « idéal » en tant que momentssuccessifs de constitution de « l’objet » du désir des sujets. Mais ce qui est clair, c’est que chez Badiou latentation est très forte de penser que les sujets communistes sont non seulement des sujets « absolumentparlant », mais des sujets absolus ou, comme il dit, « sans objet » - ce qui le conduit à penser (ou à croire) queleur subjectivation n’est pas une dépendance, causée par le signifiant communiste qu’ils élèvent à la place del’Absolu. L’hétérogénéité radicale du symbolique et du réel est pensée comme une pure possibilité de libérationdes sujets. C’est pourquoi il peut écrire que « c’est dans l’opération de l’Idée que l’individu trouve la ressourcede consister en sujet ». [9] De là dérive une justification de l’hypothèse que l’idée communiste se distingue detoute autre, et par conséquent que l’engagement communiste affecte les sujets d’une manière qui estirréductible à toute autre - par exemple l’identification avec l’idéal républicain, ou avec l’idéal de la loi, ou avec lemarché idéal. Je crains fort que cette justification ne soit tautologique : elle revient à poser que tous les autresengagements manquent d’idéalisme et n’instituent qu’une hétéronomie, assujettissant les sujets aux maîtres-signifiants dont ils dépendent et dont ils tirent leur nom, tandis que l’engagement communiste et lui seulproduirait une autonomie (ce que, dans une terminologie moins kantienne, suggérée par Althusser, on pourraitappeler une auto-interpellation des sujets). [10]

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A ce point, il faut faire intervenir le fait que ce dont l’idée communiste exige la réalisation est un « être encommun ». La difficulté se redouble, car elle ne concerne pas seulement une phénoménologie du sujet (ou de lasubjectivation), mais aussi un phénomène historique et sociologique : la communauté. Il est très frappant de voirque Badiou, pour définir le genre d’ « effet de communauté » qui caractérise le communisme en tant qu’activitémilitante aussi bien qu’idéal à réaliser dans le monde, recourt avec prédilection à l’adjectif intense, qui conduitlui-même à la notion d’intensité. Ainsi dans L’hypothèse communiste : « Nous appelons singularité un site dontl’intensité d’existence est maximale » (ouvr. cit. p. 169). Certes, c’est l’existence de ce site dont l’intensité estmaximisée, mais elle ne pourrait pas l’être si elle ne s’opposait pas à toute forme d’isolement réciproque dessujets. Ici Badiou ne peut faire autrement que de retourner aux concepts (ou aux allégories) qui, dans latradition théologique, ont servi à décrire, précisément, une participation « intense » des sujets à l’être encommun, transcendant leur propre individualité en même temps que toute relation mutuelle de pouvoir ou dedomination, de façon à entrer dans un « corps glorieux ». [11] Le fait qu’il soit amené à insister en même tempssur « l’importance décisive des noms propres dans toute politique révolutionnaire » (p. 196) et à revendiquer lanécessité révolutionnaire du « culte de la personnalité » des dirigeants charismatiques en qui se projette ets’incarne l’image de la puissance insurrectionnelle du peuple, [12] ne doit bien entendu rien au hasard. Il s’agitde ce qu’il appelle ailleurs la fonction « ultra-politique » de l’idée, qui permet de « créer le nous » en tant quesujet collectif indivisible, et de le rendre présent en permanence auprès de lui-même. [13] Qu’on me comprennebien : je ne dis ni que ceci soit absurde, ni que cela n’a rien à voir avec l’idée du communisme, sous prétexteque j’ai insisté ci-dessus sur ce qu’elle a d’essentiellement « séculier ». Car il faut arriver à faire entrer dansnotre compréhension même de l’ici-bas les effets idéologiques « sublimes » de transcendance ou d’inversion quicontredisent sa routine ou sa quotidienneté. Mais ce que je dis, c’est que, du même coup, ce qui faisait problèmedans la notion pratique d’idéalisme ne peut plus être refoulé. Le retour de l’idée communiste auquel nousassistons aujourd’hui, est visiblement guidé ici par le modèle implicite ou l’allégorie d’une Eglise : non pas, biensûr, celui d’une Eglise institutionnelle ou d’un appareil ecclésiastique qui est aussi un corpus juridicum avec ses« statuts » et ses « règles » internes d’inclusion et d’exclusion, comme ce fut le cas pour les partis communistesde l’époque léniniste-stalinienne, mais celui d’une « église invisible » qui, selon les théologiens, en constitue à lafois l’esprit et la négation. [14] La prégnance actuelle de ce modèle a de très fortes raisons historiques en mêmetemps que symboliques, renvoyant à la conscience aiguë des effets politiques et moraux engendrés par un autremodèle qui avait régi l’activité de beaucoup de communistes au 20ème siècle : celui de l’armée (auquel serattache le nom même des « militants », même s’il a servi dans l’histoire de l’Eglise), et derrière lui le modèle del’Etat, ou plutôt du « contre-Etat » que voulaient être les partis communistes. Il remplit donc une fonction qu’onpourrait appeler cathartique, une fonction de purification de l’idée par rapport aux effets subjectifs indésirablesqui l’ont pervertie ou parasitée. Mais il serait important, je pense, de reconnaître que cette purification est elle-même profondément ambivalente.

De façon simplifiée, il me semble qu’on pourrait présenter les choses de la manière suivante. La société moderne(c’est-à-dire le capitalisme) a engendré une forme extrême d’individualisme, qui coïncide en pratique (et de plusen plus) avec la désaffiliation des individus (expression excellente de Robert Castel) [15] et l’éliminationtendancielle de tout ce qui les protège de la concurrence et de la solitude, mais elle s’est aussi efforcée decompenser et de contrôler les violents effets de cette désaffiliation (non seulement la « lutte des classes », maisla concurrence sauvage et ce qu’on appela la « guerre sociale ») en construisant de puissantes communautésimaginaires (Benedict Anderson) telles que la nation ou même la race : les sujets communistes se sont engagésdans la quête d’un affect communautaire qui puisse être tout à la fois plus intense et plus universel (doncdésintéressé) que toutes ces communautés imaginaires. C’est ainsi que Marx a écrit – sur le mode d’uneconstatation qui exprime en réalité un désir : « Le prolétariat est la première classe de l’histoire qui ne cherche àimposer aucun intérêt particulier ». C’est la comparaison avec la nation qui importe ici le plus, historiquement etconceptuellement, car c’est elle qui engendre l’internationalisme comme composante essentielle ducommunisme. Lorsque Badiou (d’une façon qui doit beaucoup à ses auteurs de prédilection : Saint-Paul ou Jean-Paul Sartre, mais qui, de façon très révélatrice, se tient à l’écart des références hégéliennes aussi bien quefreudiennes) décrit le devenir-collectif de l’engagement communiste (et par conséquent son devenir-révolutionnaire en un « site » historiquement déterminé), sa description apparaît comme une sorte derenversement de la thèse naguère développée par Carl Schmitt : dès lors qu’en politique il s’agit toujours detracer la frontière entre des amis et des ennemis, le « mythe national » est plus fort que le « mythecommuniste », parce que c’est lui qui maximise l’intensité de la communauté des amis. [16] Pour Badiou etd’autres, au contraire c’est le « mythe communiste » ou le pouvoir collectivisant de l’idée communiste qui esttoujours déjà le plus intense, parce que le plus désintéressé, le plus invisible ou le plus mystique, étant fondé surl’amour et non sur la haine. [17] Ma question, au fond, porte sur le point de savoir si une telle relationconstitutive entre subjectivité et idée communiste peut l’excepter a priori de l’ensemble des modèlesd’identification (comme dirait Freud), de reconnaissance (comme dirait Hegel), d’aliénation (comme dirait Lacan),

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ou d’interpellation (comme dirait Althusser). Ou bien si, au contraire, elle requiert de notre part un supplémentd’analyse et de vigilance, portant sur les dialectiques d’assujettissement et de subjectivation qui sont à l’œuvredans le communisme comme dans tout engagement, bien qu’elles ne soient réductibles à d’autres ni dans leursmodalités d’organisation, ni dans leurs effets politiques, ni par conséquent dans leur histoire. [18] Je pense que,pour une part au moins, les différences tiennent à ce qui caractérisent le communisme (en tout cas lecommunisme moderne, anticapitaliste), non pas au seul niveau de l’idée, mais au niveau de l’imagination et del’entendement analytique et critique.

*

Je passe donc à la deuxième question que j’avais soulevée, bien conscient des simplifications que je vais luiimposer. Mais je voudrais indiquer, au moins dans les grandes lignes, en quoi certains débats d’aujourd’hui,peuvent contribuer à préciser les implications (et les antinomies latentes) d’une vieille question qui, elle aussi,revient à l’avant-scène : nous communistes, qui nous pensons et nous disons tels, comment nous efforçons nousd’imaginer l’histoire dont nous sommes partie prenante et que nous cherchons à porter (ou déporter) vers unautre état à venir ? En d’autres termes, comment caractérisons-nous le « point d’hérésie » où il faut se situerpar la pensée pour que l’histoire n’apparaisse pas comme la répétition ou la prolongation du même ? [19]Provisoirement, j’ai répondu : nous interprétons de différentes façons le mouvement qui « abolit lecapitalisme ». [20] De façon à peu près équivalente, j’aurais pu dire que nous projetons diversement lesmodalités de la « crise » du capitalisme et les possibilités qu’elle ouvre, alors même que ses effets sontimprévisibles. En jouant sur la formulation de Marx, je veux suggérer que par une sorte de Némésis de l’histoire,le début de sa thèse de Marx en a contaminé la fin. Ayant été refoulée ou disqualifiée, [21] l’idée d’une« interprétation du monde » a fait retour au sein même de l’idée d’une « transformation du monde » dès quel’idée de révolution a révélé sa propre ambiguïté. Si toutefois l’on s’accorde à voir dans une « révolution » nonune simple continuation des tendances et des capacités de transformation du capitalisme (dont Marx disait qu’ilest un mode de production « intrinsèquement révolutionnaire »), mais en quelque sorte un changement duchangement, c’est-à-dire une bifurcation (Wallerstein), une discontinuité qui réoriente le changement versd’autres buts et renverse les « moyens » de la transformation (comme disait Hegel) en les faisant passer, parexemple, de l’initiative des Etats et des « grands hommes » à celle des « hommes ordinaires », [22] alors le faitque l’idée de révolution soit une source de conflits parmi les révolutionnaires n’est plus une faiblesse ou unecatastrophe. Ce peut être une voie d’approche privilégiée vers ce qui, de toute façon, constitue un paradoxeépistémologique mais aussi la levée d’une interdiction : la capacité de « sauter par-dessus son temps »,l’anticipation de l’à venir, l’analyse de ce qui n’existe pas (ou pas encore).

Cette fonction privilégiée du conflit et de la contradiction stratégique fait horreur aux orthodoxies de tout bord(qu’elles soient majoritaires ou minoritaires, imposées par de puissantes organisations ou cultivées par dessectes ésotériques). Mais elle a un profond rapport avec le fait que la tentative de réfléchir sur la crise ducapitalisme pour « insérer » l’action de subjectivités collectives dans son développement, est par définition unexercice du jugement, à la fois en tant qu’activité de l’entendement historique et en tant que projection del’imagination politique. C’est pourquoi j’ai recours ici à la catégorie kantienne de l’anticipation. Une anticipationn’est pas une prévision au sens où la science positiviste, bardée de statistiques et de modèles, tente de lesformuler, soit à grande échelle (par exemple à propos de la croissance ou de la démographie mondiales, ou deleurs effets sur l’environnement), soit au contraire dans les limites de tel ou tel cas, méthodologiquementsimplifié (le plus souvent en fonction d’impératifs de « gouvernance », ce qui n’a en soi rien d’illégitime, maisintroduit toujours un biais rarement explicité). Ce n’est pas non plus une prophétie ou une annonceapocalyptique, à la fois historiquement indéterminée et indéfiniment réitérable (donc située « hors du temps »,dans une sorte d’éternité, ce qui explique la puissance de son appel sur certains sujets – en fait sur nous tousqui trouvons le monde actuel « invivable » ou « inacceptable » et les voies de sa transformation« impénétrables »). [23] C’est plutôt une tentative pour identifier au présent les « limites de l’expériencepossible », les points de bifurcation ou les lignes de fracture où la reproduction des structures existantes, ledéveloppement des tendances en cours et l’application de solutions préexistantes s’avèrent impossibles, et parconséquent dessinent, en creux, la nécessité d’actions hétérogènes aux pratiques actuelles. On trouvera unebelle formulation de ce point dans l’intervention de Slavoj Zizek à la Conférence de Berlin de 2010 :« [proposons] un aperçu de la réalité historique non comme un ordre positif, mais comme un ‘pas tout’, unetexture incomplète qui tend vers son propre futur. C’est cette inclusion du futur dans le présent, son inclusioncomme un hiatus dans l’ordre de celui-ci, qui fait du présent un pas-tout ontologiquement incomplet, pulvérisantainsi l’auto-délimitation évolutionniste du processus de développement historique – en bref, c’est ce hiatus quidifférencie l’historicité elle-même de l’historicisme ». [24] Remarquons que cette formulation n’a riend’incompatible avec ce que Negri (pourtant en constante discorde avec Zizek) écrit à propos de la non-

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contemporanéité à soi du temps historique (et sur ce point ils sont l’un et l’autre redevables à Benjamin et àErnst Bloch).

Mais peut-être faut-il rattacher le caractère inévitable (et au fond productif) des conflits intérieurs à la pensée dela révolution à un phénomène plus profond : je pense à ce fait (qu’Althusser ne se lassait jamais de souligner)que les tendances historiques ne vont jamais sans contre-tendances qui leur sont immanentes. Les deux chosessont liées, évidemment : ce ne peut être que sous la forme d’anticipations antithétiques que le conflit destendances et des contre-tendances se traduit en représentations plus ou moins « adéquates » de l’histoire. C’estpourquoi nous avons toujours besoin de décrire et de discuter une pluralité d’interprétations dont nous faisonsnous même partie, en nous attachant plutôt à ce qui les oppose entre elles qu’à ce qui pourrait les réunir autourde théories ou d’utopies compatibles : car c’est seulement ainsi que nous avons chance d’identifier ou decaractériser de façon dynamique le « jeu » des tendances et des contre-tendances dans la crise du capitalisme,qui fait de notre présent un ensemble incomplet, ouvert, non-contemporain à soi. [25] Mieux : s’il y a« anticipation », c’est-à-dire activité de l’imagination dans les limites de l’entendement ou plutôt sur ces limites,c’est parce que dans les choses mêmes ne réside pas une nécessité mais une contingence, non pas uneuniformité mais une dispersion. J’insiste sur le fait épistémologique que ce sont là des déterminationsconceptuelles et non pas des spéculations impressionnistes. L’imagination rationnelle n’est pas l’arbitraire.

Une bonne façon d’illustrer une telle « antithétique de la raison communiste » consiste à confronter entre euxdes auteurs jouant un rôle de premier plan dans les débats contemporains tout en y défendant des vues presqueincompatibles de ce qu’est la révolution : j’ai choisi pour cela Slavoj Zizek d’un côté, Hardt et Negri de l’autre(considérés comme un auteur à deux têtes). Pourquoi privilégier cette confrontation au détriment de plusieursautres qui seraient également intéressantes ?

Ma première raison est textuelle, mais je ne la crois pas extérieure aux dilemmes « stratégiques » relatifs à latransition du capitalisme au communisme, parce qu’elle touche aux rapports de nos deux auteurs avec leconcept d’histoire ou de « temps historique » élaboré par le marxisme. [26] C’est comme si chacun d’entre euxavait dissocié les éléments de la « topique » longuement commentée par Gramsci et par Althusser, au moyen delaquelle Marx veut rendre compte de la « dialectique » de l’histoire. En procédant de la sorte, ce qu’ils nous fontvoir n’est pas que la conception de Marx constituerait une unité arbitraire, mais plutôt que sa cohérencedépendait de présupposés qui ne sont pas indéfiniment valables, car ils expriment les conditions politiquesinstables et les évidences intellectuelles d’un « moment » qui n’est plus le nôtre. On pourrait être tenté de direque, de cette topique, ce que Zizek retient et sur quoi il concentre ses anticipations est le mouvement de lasuperstructure, tandis que Negri et Hardt se concentrent sur le mouvement de l’infrastructure. Mais la situationest plus compliquée parce que, comme le savent bien les lecteurs avertis de la fameuse « Préface » à laContribution à la critique de l’économie politique de 1859, la topique ne repose pas sur le jeu de deux instancesseulement, mais de deux fois deux instances, entre lesquelles Marx imagine un jeu complexe d’interactions. Lasuperstructure politique se divise elle-même entre un formalisme juridique (institutionnel) et des « formes deconscience sociale » (à caractère idéologique) au sein desquelles le conflit historique est « mené à son termepar la lutte » (ausfechten), tandis que l’infrastructure ou la « base économique » se divise entre une structurede « rapports de production » (qui sont essentiellement des formes socialement dominantes de la propriété) etun mouvement autonome des « forces productives » (Produktivkräfte) humaines et matérielles qui, à un certainpoint, doit devenir incompatible avec les rapports de production existants. A lire le texte de près, on voit que cequi engendre la mobilité essentielle de la formation sociale, aboutissant à la « négation » de l’ordre établi par lapropriété et par l’Etat, c’est en fait la combinaison paradoxale des deux instances « extrêmes » et hétérogènesentre elles : l’idéologie et les forces productives. [27] On voit alors que ce que Zizek a essentiellement retenu deMarx est une dialectique de l’idéologie (qu’on est tenté d’écrire ici, en raison de sa proximité avec Badiou, l’idéo-logique) s’opposant aux appareils de l’Etat, de la Propriété et du Droit, tandis que Hardt et Negri en ont retenul’idée d’un conflit entre les forces productives (dont la principale est le travail, de plus en plus socialisé etintellectualisé) et les mêmes appareils (auxquels, dans leur dernier volume Commonwealth, ils donnent le nomgénérique de « Republic of Property »). Comme s’il était désormais impossible de tenir ensemble un concept« événementiel » et un concept « dynamique » de la révolution… C’est ce qui conduit chacun d’entre eux àredéfinir substantiellement les termes qu’ils isolent : en particulier, pour ce qui concerne Zizek, le termed’idéologie, et pour ce qui concerne Negri et Hardt, le terme de « force productive », qui à chaque fois portenttoute la force de l’anticipation révolutionnaire. Il faut pour cela beaucoup de philosophie, d’histoire et depolitique, au meilleur sens du terme. Mais cela veut dire aussi que, pour chacun d’entre eux, le terme qu’il alaissé de côté et dont l’autre s’est emparé devient le « mauvais côté », celui qui contient en germe toutes lesillusions et tous les compromis. Pour Zizek, ce sont les « forces productives » qui font figure de vilain, surtout sielles vont de pair avec le vitalisme, le naturalisme, l’évolutionnisme, l’idéologie du progrès et l’admiration pour la

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créativité du capitalisme comme système économique. Tandis que pour Hardt-Negri c’est « l’idéologie », en tantqu’elle va de pair avec le volontarisme, le spiritualisme, le décisionnisme, le terrorisme, la nostalgie despolitiques d’appareil au moyen desquelles les organisations historiques du prolétariat ont cru pouvoir imposerd’en haut les changements révolutionnaires (ou depuis un « en bas » qui était en fait l’image inversée des« hauteurs béantes » de l’Etat bourgeois).

Au niveau philosophique, nous pouvons aussi rattacher à cette scission les rapports inverses que nos deuxauteurs entretiennent avec l’héritage hégélien chez Marx. Zizek veut réinventer cet héritage, pour le maximiser,en allant rechercher ses racines dans la « négativité » du grand idéalisme allemand issu de Kant (que Heine, onle sait, avait comparé à un « Robespierre de la philosophie »), alors que Negri veut s’en débarrasser commed’une expression typique de l’aspect « moderniste » de Marx : celui qui insisterait sur la prétendue nécessité desmédiations et sur la transformation du « pouvoir constituant » de la multitude en un pouvoir « constitué », enface duquel il faut promouvoir l’antimodernité ou la modernité alternative dont les initiateurs sont Machiavel etSpinoza, et les continuateurs dans la philosophie contemporaine Foucault et Deleuze. Tout ceci pourrait semblerne reproduire que des antithèses philosophiques traditionnelles, mais à nouveau le détail est moins simple, etdonc plus intéressant. L’hégélianisme de Zizek est rien moins que pur, il fait intervenir un élément de violence« sublime » qui (même s’il doit beaucoup à une lecture à la Kojève du développement hégélien sur la terreurrévolutionnaire dans la Phénoménologie de l’esprit) déborde la dialectique comme « conversion » permanentede la violence en droit ou en institutions, et la suspend au-dessus d’un abyme. C’est alors que le « réel » dansle sens du dernier Lacan (c’est-à-dire non pas la réalité ou la matérialité positive, constatable, maisl’irreprésentable ou l’événement traumatique) fait irruption dans le champ idéo-logique et en inverse lefonctionnement, provoquant à la transgression et non à l’obéissance. Inversement chez Hardt-Negri, il subsisteune sorte de moment dialectique, ou du moins un élément de continuité avec l’idée que le conflit « engendre »le développement des forces productives elles-mêmes et détermine une tension entre la « compositiontechnique » et la « composition politique » du travail, jusqu’au point où le caractère organique du système desforces productives s’autonomise ou se libère de la forme bourgeoise (essentiellement en s’intellectualisant). Onobserve ici la trace indélébile de l’opéraisme, au sein duquel Negri s’est formé intellectuellement etpolitiquement, en compagnie notamment de Mario Tronti à qui il rend hommage – mais aussi contre lui. [28] Aubout du compte, nous commençons à comprendre que dans cette confrontation d’apparence purementphilosophique, c’est toute une radiographie de la pensée « révolutionnaire » au 20ème siècle qui est en jeu. Cesont aussi les choix que Marx, d’une certaine façon, a refusé de faire, mais que sans lui nous ne serions pas enmesure de définir avec autant de clarté, parce que leur site privilégié est l’héritage contradictoire de sa penséeet le développement des contradictions dans l’application du marxisme. L’antithèse Zizek-Negri n’est sûrementpas la seule façon d’approcher ce « point d’hérésie » et d’en faire ressortir l’actualité au regard de « l’hypothèsecommuniste », mais elle présente l’avantage théorique de lui donner la forme d’une polarité radicale. [29] Pourque les enjeux de cette polarité apparaissent maintenant en toute clarté, il n’est pas inutile de la formuler àpartir du langage des auteurs que nous discutons. L’imagination de l’avenir propre à la façon dont Zizek conçoitla transformation, c’est ce que j’appellerai la « violence divine ». [30] Au contraire j’appellerai « exode » leschème proposé par Hardt et Negri, suivant les indications rassemblées dans la dernière partie du livreCommonwealth (2009), qui achève la trilogie commencée avec Empire (2000) : il y apparaît comme une sortiede la domination qui se produit « sur place », à l’intérieur même du territoire de l’Empire. [31] Tentons donc derésumer ce qui, à chaque fois, semble constituer la question stratégique, la difficulté philosophique, et leproblème politique.

Je crois qu’avec sa théorie de la « violence divine », Zizek cherche à reposer une question en effetincontournable : comment peut-on envisager de « révolutionner » un ordre social dont le principe même est larévolution permanente ? [32] Cette question est étroitement liée à celle de l’articulation entre la révolutionpolitique et les derniers développements du capitalisme (ou ses capacités de modernisation incessante del’économie financière, de la technologie, de l’administration, du contrôle social, etc.). Force est d’admettre le faitsuivant : au siècle qui vient de s’écouler, les forces révolutionnaires et les luttes de classes n’ont pas représentédes modes d’organisation sociale en avance sur le capitalisme, c’est au contraire le capitalisme qui a conservé enpermanence la capacité de se placer hors de portée de ces luttes de classes, et d’être en avance sur leurspropres anticipations. Le « léninisme » de Zizek (je ne parle pas ici de son « stalinisme », plus ou moinsdélibérément provocateur) présente ainsi cette caractéristique très étrange de maintenir la thèse d’un décalageentre les « conditions objectives » de la révolution et son « facteur subjectif », mais en en faisant uneapplication inversée : ce qui le préoccupe n’est pas le « retard » du développement social à rattraper par unedécision politique volontariste, mais c’est « l’avance » du système historique dont il faut relever le défi. On diraévidemment que c’est l’interprétation même des notions d’avance et de retard (et du schème temporel qui lessous-tend) qui fait ici problème. Sans doute. Mais la question posée par Zizek renvoie aussi au problème que

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posent les modes de contrôle de la subjectivité inventés par le capitalisme moderne – ce qu’on a pu décrire(après Lacan) comme un renversement du mécanisme du « surmoi » et de la répression du désir qui lui estassociée, dans lequel la jouissance est un objet de culpabilité (symboliquement enracinée dans un « meurtre dupère » originel), au profit d’un modèle dans lequel la culpabilité résulte de l’impuissance de l’individu à se libérerentièrement des contraintes sociales et morales pour rechercher sur le marché la satisfaction illimité de sa« demande ». [33] Enfin elle va de pair (comme chez Badiou) avec une critique de la « démocratie » qui en faitle signifiant utilisé pour engendrer la servitude volontaire dans nos société « pluralistes » néo-libérales, laprocédure juridico-constitutionnelle permettant de stigmatiser et d’exposer à la répression violente d’une « policemondiale » tout mouvement de révolte ou de transgression de l’ordre. Tout ce qui risquerait de déranger lemécanisme de production des « majorités » dominantes qui sont en fait des minorités oligarchiques, grâce à lacollaboration institutionnelle du régime parlementaire avec le monopole des moyens de communication demasse, dont les USA offrent l’image accomplie, mais qui ne leur est pas propre.

Tout cela est important : il faut savoir appeler un chat un chat. Mais je pense que les difficultés commencentaussi précisément en ce point. Elles affectent le cœur même de l’idée de « violence divine » : il y a en effetdeux façons au moins de comprendre la fonction de normalisation que remplit la démocratie en relation avec la« révolution permanente » du capitalisme. Je serais partisan de l’interpréter en posant que ce qui passeaujourd’hui pour démocratique est en réalité un processus de « dé-démocratisation », du moins si on le mesureaux bases « insurrectionnelles » permanentes de la démocratie bourgeoise, c’est-à-dire aux exigences de droitségaux et d’égale liberté pour les citoyens qui avaient été formulées par les révolutions dites précisément« bourgeoises », et dont avaient pu s’emparer, pour en faire autant d’armes idéologiques, les mouvementssociaux de l’époque moderne (dont le mouvement ouvrier, le féminisme, les luttes anti-impérialistes). [34] Cequi veut dire aussi qu’il n’existe rien de tel qu’une « démocratie » en un sens fixe et univoque : le conflit entreprocessus de dé-démocratisation et de démocratisation est un conflit sans fin, qui peut prendre une formeviolente ou non suivant les circonstances et les rapports de forces. Il y a là bien sûr une forme de négativité,mais ce n’est pas celle que préfère Zizek, parce qu’il lui manque apparemment l’élément décisionniste et en cesens « souverain » impliqué dans la notion de « violence divine », qui connote un passage de la simplerésistance, ou d’une transgression de la loi, à une « terreur » révolutionnaire qui serait définie par le fait qu’ellene recule jamais devant les conséquences du pari politique « insensé » sur l’égalité et la justice commeréalisation du désir des masses opprimées. [35]

Nous savons que Zizek privilégie l’interprétation léniniste du marxisme par rapport à d’autres (celle de Bernstein,ou de Rosa Luxembourg, ou de Gramsci), en particulier l’idée que la révolution doit être possible là même où sesconditions de possibilité « sociales » n’existent pas, parce que c’est elle qui « crée » rétrospectivement lesconditions de son propre succès, en prenant la décision de tenter l’impossible, même si les conséquencesdoivent en être redoutables. Il en revient de là à ce qui constituait le prototype du concept de la dictature duprolétariat dans la terreur jacobine, ne se lassant jamais de citer la tautologie dont Robespierre s’était servi pourla justifier : « Citoyens, vouliez-vous une révolution sans révolution ? » [36] Et bien qu’il réussisse à mettrecette formule en relation avec l’idée hégélienne d’une « révolution qui inclut en elle-même une stratégie deréforme », je crois qu’il n’échappe pas au dilemme qui affecte toujours les usages du schéma philosophique dela « négation de la négation » et particulièrement son application à l’idée d’une révolution comme antithèse dela démocratie, parce que celle-ci serait essentiellement un système politique servant à discipliner les classesexploitées. Que serait en effet une « révolution non sans révolution » ? Il ne peut s’agir, dans cette perspective,d’un simple redoublement de l’idée de démocratie (ce qu’on pourrait appeler une « démocratisation de ladémocratie »), mais il doit s’agir d’un acte de rupture dans le rapport des masses au pouvoir, faute duquel larévolution revient à la réforme, et la réforme à la perpétuation du statu quo. [37] La révolution est cet excèspérilleux au regard de la démocratie sans lequel la différence entre réforme et révolution s’annule, et la« réforme intérieure » de la subjectivité des révolutionnaires ne se distingue plus d’un assujettissement imposépar en haut. En termes quasi-gramsciens on dirait que la « révolution active » redevient alors « passive ». Pourles mêmes raisons, il faut que ce soit un saut hors du cadre des institutions et de leur dialectique, une intrusiondu réel dans le symbolique – ce qui peut impliquer, comme l’avait expliqué Hegel dans la Phénoménologie del’esprit à propos de la Terreur jacobine, que les révolutionnaires ne fassent plus la différence entre la destructionde l’ordre ancien et leur propre destruction mutuelle, puisqu’ils ne sont pas autre chose eux-mêmes que desproduits et des représentants de l’ordre ancien (c’est aussi le concept de la « révolution culturelle » chinoise). Cequi est en cause ici est la « qualité » de la négation, ou de ce qu’on pourrait appeler la « négation réelle », dontZizek ne cesse de s’occuper en remontant de Marx à Hegel et en pratiquant une lecture extrémiste de celui-ci.Sa contribution à la résolution des apories de l’anticipation du communisme réside donc dans le trajet qu’ilaccomplit entre la critique de l’impuissance du Marxisme comme « philosophie du progrès » à faire face auxcapacités de transformation du capitalisme (et à en prendre la mesure pratique), et la reconnaissance du fait

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que la différence entre une négativité « indéterminée » et « déterminée », une négation interne et une négationexterne, ne se trouve pas facilement dans l’histoire, et en tous cas pas sans que l’instinct de mort n’effectue sonretour à l’improviste sur la scène politique… Il serait très léger de récuser cette démonstration, etparticulièrement de le faire sous prétexte que le communisme par nature a « horreur de la violence ». Mais iln’en découle pas nécessairement que cette reprise de la grande question du « rôle de la violence dansl’histoire », moins dépassée que jamais, soit la seule possible. Il faut seulement poser que toute alternative doità la fois se garder de la crainte et de la fascination que la violence politique inspire. [38]

Examinons maintenant quelques aspects de la conception que nous proposent Hardt et Negri. Je le disais plushaut, il est important de garder en mémoire le lien de leur pensée avec l’héritage de l’operaismo. Mais ceciengendre une difficulté au voisinage même de ce qui, à l’évidence, constitue leur contribution la plusintéressante au renouveau du marxisme (ou à l’émergence d’un post-marxisme) : leur reformulation du conceptde « force productive » en termes biopolitiques, ce qui les mène (suivant leurs propres termes) à « confondre »ce que le marxisme traditionnel avait distribué entre une théorie de la « production » et une théorie de la« reproduction » (au sens de la reproduction du « capital vivant », composé d’individus de chair et de sang quisont introduits dans le procès de travail sous le contrôle du capital). Cela les conduit finalement à proposer dedépasser la catégorie de travail ouvrier telle que le capitalisme industriel l’avait circonscrite : entre la révolutionindustrielle de la fin du 18ème siècle et les transformations corrélatives du « fordisme » et du « welfare state »qui furent le résultat des luttes ouvrières dans les usines et en dehors d’elles au 20ème siècle. [39] Au lieu deparler de travail il faudrait désormais parler, de façon plus générale, d’une activité dans laquelle le travail manuelet le travail intellectuel sont devenus indissociables, et où les dimensions matérielles de l’exploitation de la forcede travail rationalisée par le capitalisme rejoignent les dimensions « affectives » immatérielles de la reproductionou du « soin ». Alors que dans d’autres développements, Hardt et Negri se rallient avec enthousiasme à l’idéed’une relativisation des distinctions de « genre » héritées de la famille bourgeoise et proposent à leur tour de« déranger » ou « dénaturer » (queer) l’opposition des rôles masculins et féminins, ils n’hésitent pas ici à parlerd’une féminisation du travail en général.

D’un point de vue marxiste, tout ceci est à la fois extrêmement intéressant et problématique, aussi bien pour cequi concerne le schématisme de l’anticipation que pour ce qui concerne l’interprétation des tendances historiqueselles-mêmes. Il faut nous s’attarder sur ce problème terminologique et catégoriel parce que, d’abord, l’idée quele « travail » est une notion politique autant qu’économique rejoint celle qui enracine la politique révolutionnaire(ou plus généralement la politique « insurrectionnelle ») dans l’activité des « producteurs » (même si ceux-ci nesont plus nécessairement identifiés avec la figure historique des ouvriers (et particulièrement des ouvriersd’industrie). [40] Et du même coup elle nous prescrit de ne pas réfléchir la rupture avec le capitalisme sansdiscuter en même temps ce qui s’est transformé dans le procès de production, et ce qui « lui est arrivé » aucours du 20ème siècle. Mais cette idée suggère aussi que la transformation de la catégorie unilatérale etsubjectiviste du « travail » en une activité multilatérale qui ne serait plus vraiment pensable comme le fait d’unsujet individuel, mais exprimerait d’emblée une transindividualité, toujours déjà inscrite dans les diverses formesde la coopération entre les individus, acquiert encore une autre portée, plus spéculative [41] : elle nous ramèneau plus près de ce que Marx (suivant l’expression de L’Idéologie allemande) anticipait comme la transformation« communiste » des forces productives ayant atteint le « stade de la totalité ». Au fond c’est le développementdu capitalisme lui-même qui serait en train de faire du communisme une réalité présente, ou d’en réaliserl’essence biopolitique, qui est le « commun ».

Ici, on le sait, beaucoup de lecteurs de Hardt et Negri crient à l’absurdité, à l’utopisme débridé. Mais je crois qu’ilfaut y regarder de plus près. Nous nous trouvons en présence d’un rapport subtilement polémique avecl’élément utopique inhérent au marxisme. Car Hardt et Negri ne se satisfont pas d’une simple opposition entrel’institution du travail salarié, réduit à sa dimension utilitaire et dominée par la logique de l’accumulation, et unenotion anthropologique « large » intégrant toutes les dimensions subjectives de l’activité (manuelle etintellectuelle, rationnelle et affective) dont l’une serait en quelque sorte le négatif de l’autre (ou sa forme« aliénée »), ce qui aurait aussi pour effet d’en différer indéfiniment le dépassement. Ils veulent que l’activitécréatrice des sujets agissant « en commun » soit déjà présente, en tant que force productive et en tant querésistance, au sein du procès de travail soumis au « biopouvoir » du capital. Le grand bond en avant qu’ilsopèrent consiste à passer de l’idée marxienne (dans Le Capital) suivant laquelle le procès de production neproduit pas seulement des marchandises, mais reproduit aussi les rapports de production (et même les reproduit« sur une échelle élargie », en les généralisant au monde et à toute la société), à l’idée que la reproduction (ausens immédiat, comme régénération de la vie) est désormais intégrée si profondément au procès de productionlui-même qu’elle fait exploser les formes de contrôle des sujets reposant sur la propriété privée, le pouvoirdisciplinaire et la régulation sociale bourgeoise. Le développement même du capitalisme engendrerait donc une

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autonomisation au moins potentielle des forces vivantes et de leur coopération – ce qu’on peut appeler un« exode » des travailleurs au sein même du capitalisme, échappant au commandement du « biopouvoir »impérial (sauf dans la mesure où il a recours à la violence nue, c’est-à-dire à la guerre). [42]

Toute la difficulté réside évidemment dans l’interprétation de la modalité de cet exode « en puissance ». Lesadversaires de Hardt et Negri voient là une forme extraordinairement naïve d’idéologie du progrès ou de« futurisme » [43], notamment parce qu’ils ont tendance à généraliser à l’époque et à la société tout entières cequ’ils tiennent pour les formes les plus « avancées » et les plus « subversives » à la fois de l’activité au sein ducapitalisme contemporain : celles qui déstabilisent les vieilles territorialisations, les vieilles formes de la divisiondu travail, particulièrement pour ce qui concerne l’intellectualisation et la féminisation du travail. Mais pour mapart je suis tenté de faire porter la critique précisément sur ce que, dans ce « grand récit », nous autrescommunistes de formation marxiste ne pouvons pas ne pas percevoir comme une remise en cause de notremode même de penser l’histoire (et l’avenir historique). Revenant à une thématique déjà évoquée, je dirai queHardt et Negri ont tendance à ignorer ou minimiser le jeu des contre-tendances dans ce qu’ils décrivent (ouimaginent) comme des développements en cours : c’est ce qui, en effet, confère à leur discours une tonalitéprogressiste ou évolutionniste utopique. C’est particulièrement évident pour leur analyse de l’intellectualisation duprocès de travail – dont Negri avait déjà fait le point d’ancrage de sa relecture de Marx il y a maintenantpresque 40 ans, avec sa célèbre interprétation du passage des Grundrisse de 1858 où Marx employaitl’expression anglaise de « general intellect ». [44] Elle joue maintenant un rôle crucial dans la justification deleur thèse suivant laquelle la loi de la valeur propre au capitalisme (et qui reflète en dernière analyse lesmodalités de son exploitation du travail) aurait perdu sa validité, parce que les profits du capital ontessentiellement leur source dans la coopération entre les producteurs, elle-même médiatisée par des processusde sympathie intersubjective et d’innovation intellectuelle dont l’effet n’est pas mesurable (ce qui fait que ces« profits », en réalité, ne sont pas le produit de l’organisation capitaliste du travail, mais s’assimilent à des« rentes » prélevées au moyen d’une contrainte politique). Ainsi se développeraient de nouveaux « bienscommunaux » immatériels qui ne sont pas les survivances d’une vieille économie précapitaliste et pré-marchande, mais les prototypes d’un nouveau communisme, celui que cristallisent déjà des pratiques autonomesen expansion comme les « creative commons », dont les économistes universitaires eux-mêmes ont commencéà faire la théorie. [45] Mais ce qu’ils ignorent ou mettent de côté, c’est la contre-tendance incarnée par lesprocessus de standardisation, de mécanisation et d’intensification du « travail intellectuel », en particulier dans ledomaine des technologies informatiques, qui vont de pair avec des contraintes disciplinaires féroces et desmodalités d’asservissement de la force de travail précaire (dont témoignent éloquemment les souffrances et lessuicides en chaîne dans l’industrie informatique en Chine et en Europe), et qui ramènent à chaque instant lacoopération sous l’empire de la « loi de la valeur ». [46]

De même, si on examine la question de la féminisation du travail et l’intégration des dimensions affectives de la« reproduction » (dont l’une des expressions théoriques les plus intéressantes aujourd’hui est le développementde la catégorie du care par certaines féministes) [47], on voit qu’ils ont tendance à ignorer la contre-tendance àrecréer des formes d’esclavage ou de travail forcé, dont sont particulièrement victimes les femmes du « Sudmondial » (à travers l’intensification de migrations illégales, plus ou moins criminalisées, oscillant entre laprostitution et la traite des domestiques), mais affectant tout aussi bien les traditionnelles femmes de ménage,les « maîtresses de maison » et les « personnels de service » des pays « développés ». [48] Mais ici jem’interroge : ignorent-ils véritablement ces contre-tendances ? Je n’en suis pas sûr, mais ce qui serait alors utile,ce serait de mettre davantage l’accent sur la dimension conflictuelle qui affecte les tensions entre le travailexploité et l’activité humaine en général, y compris du côté des rapports contradictoires qu’elle entretient avec la« coopération » : car il y a des formes de coopération forcée aussi bien que des coopérations autonomes. Mais ilest certain qu’il fallait remettre en lumière le fait que le capital a pour condition d’existence « impossible » lamortification de sa propre source vivante, comme l’expliquait déjà le Manifeste communiste. Ce qui se profileainsi, c’est une discussion cruciale sur les modalités de la « soumission réelle » [49] que le capital impose à desaspects de plus en plus nombreux de la vie sociale, mais qui s’avèrent aussi inapplicables au-delà de certaineslimites (bien que ces limites soient, en pratique, terriblement élastiques), et témoignent ainsi de l’impossibilité decréer un capitalisme « pur » ou un « capitalisme absolu », même et surtout à l’époque du néo-libéralismetriomphant.

Le grand intérêt de la discussion à propos de ce que Hardt et Negri appellent la « biopolitique » réside aussidans le fait qu’ils nous obligent à reprendre à la racine la question du rapport entre le communisme d’inspirationmarxiste et le problème des différences anthropologiques. Leur intervention, de ce point de vue, converge aveccelle des féministes dont le « choc » avec le marxisme fait l’objet de ma discussion avec Françoise Duroux etRossana Rossanda [50]. A nouveau on est tenté de penser qu’ils résolvent trop rapidement la question qu’ils

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posent, ou que la solution qu’ils lui apportent n’est pas la seule possible. Cela tient à ce qu’un concept de« raison biopolitique » et de « productivité des corps » permet sans doute de penser une composition politiquede la multitude incluant toutes les différences hors desquelles on ne peut pas se représenter l’humain, mais quiéchappent aux classifications administratives, aux catégorisations sociologiques et psychologiques liées aumodèle industriel et marchand de l’organisation de la société. Mais il tend aussi paradoxalement à simplifierl’hétérogénéité des rapports sociaux et des positions subjectives, les conflits entre pouvoirs et résistances dont ilessaye pourtant de rendre compte. Ce que je voudrais en somme proposer ici, c’est de mesurer le degré demultiplicité inhérent aux différences anthropologiques (non seulement la différence des activités physiques etmentales, ou rationnelles et affectives, mais celle des différences de genre et des différences de « rôlesexuels », et d’autres encore : les différences ethniques et culturelles, les différences de « normalité », lesdifférences de « maturité » et de « sénilité » inscrites dans les institutions de l’éducation et du soin). Il y a degrandes chances que cette multiplicité soit beaucoup plus élevée que ne l’indiquent des concepts comme « forceproductive » ou même « biopolitique ». Je ne veux pas du tout nier qu’une question du commun et de l’être encommun n’y soit présente et insistante, tout particulièrement si on repart du fait politique que des luttescollectives existent, qui s’opposent à ce que les différences anthropologiques soient utilisées pour isoler lesindividus ou les groupes et favoriser leur antagonisme. Elles visent ainsi à construire des solidarités sociales et àles fonder sur des expériences de « reconnaissance » et des dépendances mutuelles qui sont tout aussi réelles.Cependant rien ne garantit que toutes les figures de la différence anthropologique contribuent identiquement àla pensée du « commun » et à la réalisation du « communisme ». Ou elles n’y contribuent que de façon trèsabstraite et aporétique, en soulevant un problème politique qui demeure une question ouverte, dans un tableaudes diverses interprétations de la transformation du monde à venir, plutôt qu’un fondement incontestable de« notre » histoire à venir. Mais, comme je le faisais à propos de Zizek il y a un instant, il nous faut aussireconnaître que nous n’aurions rien à dire de la différence des interprétations et des contradictions qu’ellessignalent, si personne n’avait pris le risque de s’aventurer hardiment d’un côté ou de l’autre de l’antinomie.

*

Disons quelques mots, pour conclure, de la troisième question à laquelle je m’étais référé pour commencer : nonpas la question du « Que faire ? », qui appellerait quelque chose comme un plan ou une ligne politique, maisplutôt – nuance à mes yeux importante – la question de « ce que nous faisons » en tant que communistesengagés dans des processus et des luttes politiques dont nous voulons faire les moments d’une « transformationdu monde ». Quel genre d’activité ou d’intentionnalité est la nôtre. Quelle est notre « méthode ».

Je partirai d’une considération très simple, ne relevant pas de « l’idéalisme », mais au contraire du « réalisme »empirique et historique. Elle me semble concordante avec les observations proposées par Rossanda à la suite demon intervention de Padoue, sur la base d’une expérience politique qui couvre toute sa vie, passée au premierrang des engagements et des combats du siècle et caractérisée à la fois par une indéfectible fidélité à l’idée etune lucidité critique intransigeante envers les pratiques. C’est seulement après coup - surtout si nous nousinscrivons parmi eux - qu’il nous est possible de reconnaître ce que font les communistes, quand il s’agit nonseulement de se montrer à la hauteur de leur désir, mais d’affronter des situations sociales déterminées, de« prendre parti » dans des alternatives politiques qu’ils n’ont pas définies eux-mêmes : par exemple « pour oucontre » le socialisme dans un seul pays, « pour ou contre » le front populaire antifasciste, « pour ou contre »les guerres de libération nationale, « pour ou contre » le droit d’ingérence humanitaire, « pour ou contre » lesinstitutions de l’Etat social, « pour ou contre » l’énergie nucléaire, « pour ou contre » le fédéralisme européen,« pour ou contre » la laïcité, etc.), et donc de s’engager dans certaines luttes pratiques et de les soutenir, voirede les « diriger » ou de chercher à les infléchir. Par définition les communistes, qui ne sont jamais que deshommes, savent ce qu’ils veulent (ou ce qu’ils voudraient), mais ils ne savent que très incomplètement ce qu’ilsfont, ou ils en découvrent après-coup la portée et la signification… L’acuité du problème surgit de ce qu’il seraitabsolument contradictoire avec la logique de l’engagement subjectif aussi bien qu’avec la procédure intellectuellede l’anticipation historique de se réfugier dans l’exil intérieur en attendant des « temps meilleurs », qui pardéfinition ne viendront jamais (puisque le propre de l’histoire réelle est de déjouer les espérances et de ne passe produire suivant les schémas de l’imagination). Et dérisoire, sinon criminel, de prétendre « forcer » les termesde la question politique dans les situations qui ne la prescrivent pas. Il faut donc que les communistes trouventdes positions ou des points de vue à partir desquels les contradictions ou les « différences immanentes » desmouvements politiques d’émancipation, de transformation sociale qui ne sont pas seulement des mouvements dedestruction des structures de domination, mais aussi des mouvements de résistance aux formes de l’extrêmeviolence et de la cruauté [51], peuvent être déployées, interprétées, radicalisées ou – dirai-je en parodiantencore Badiou – « intensifiées ». Mais il faut aussi qu’ils réfléchissent (en tirant les leçons de leur propre histoire,ou de celle des communistes qui les ont précédés, toutes tendances confondues), à la [52]de leur intervention

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dans ces luttes, ces conflits, ces mouvements. Et de ce point de vue il pourrait sembler que tout a déjà ététenté, au gré des circonstances, depuis l’extrême centralisation, « majoritaire » ou « minoritaire », jusqu’àl’extrême versatilité et la « dissolution » dans l’actualité des événements insurrectionnels. Sur ce point aussi ilfaut prendre parti.

Il est extraordinairement intéressant de relire alors la dernière page du [53]de Marx et Engels, parce qu’ils yaffirment simultanément deux choses, à ses yeux étroitement liées. L’une d’entre elles est que lescommunistes [54]– ou si l’on veut que le « parti » qu’ils forment n’incarne rien d’autre que le « mouvementgénéral » et l’intérêt commun aux partis existants, qui luttent contre l’ordre établi et cherchent à transformer lemonde. Au lieu de « partis », nous pourrions peut-être dire aujourd’hui, de façon plus générale encore, des« mouvements et des campagnes » aux objectifs émancipatoires. [55] Cela veut dire en clair qu’il faut despartis, des organisations, des mouvements et des campagnes, soit qu’ils revendiquent des droits ou qu’ilsremettent en cause des dominations, mais que comme communistes nous ne cherchons pas à leur faireconcurrence : notre tâche est ailleurs, transversale plutôt que verticale par rapport aux partis.

La seconde idée du Manifeste est que la convergence du « mouvement général » est garantie par le fait que lesprolétaires (dont il fait les sujets de la politique communiste) forment bien une classe, mais en un sensparadoxal, et au fond inversé : au lieu de se définir (et de s’isoler) comme toutes les autres classes de la sociétébourgeoise (et de celles qui l’ont précédée) en cherchant à imposer son intérêt particulier, elle se définiraituniquement par ce qu’elle nie : d’une part la propriété privée (non seulement dans une forme juridiquedéterminée, mais comme principe d’appropriation du travail et de l’activité de certains par d’autres, doncd’expropriation ou – comme dirait aujourd’hui David Harvey – de « dépossession ») [56] ; et d’autres part lespréjugés nationalistes (ce qui, on le voit, laisse béante la question de savoir si et comment on peut distinguer lespréjugés nationalistes de l’idée nationale elle-même, ou de son élévation à l’absolu). Sur cette base, Marx etEngels sont pu déclarer que « communistes » et « prolétaires » en se réunissant à l’échelle du monde entier, neformaient plus que deux désignations d’un seul et même sujet collectif, ou de la puissance multiforme quiengendre ce sujet.

Dans un précédent essai, j’ai soutenu que nous avions aujourd’hui perdu la conviction messianique qui sous-tendcette énonciation, où sont liés ensemble, indissociablement, un aspect historique et un aspect prophétique. [57]Mais ce que nous n’avons pas perdu, c’est la conscience aiguë de l’importance du problème de la rencontre, del’espace commun des insurrections et des luttes. J’en tire précisément la conclusion qu’il faut reprendre etreformuler l’idée que « les communistes ne forment pas un parti séparé », et je lui donne la forme suivante,intentionnellement provocante [58] : sans doute en tant que communistes nous participons à certainesorganisations (et à certaines campagnes, plus ou moins organisées), nous essayons même d’être à l’initiative demouvements, de campagnes, de luttes organisées. Car nous savons qu’il n’y a pas de politique sansorganisations, quelle que soit la diversité de leurs formes qui dépendent de leurs objectifs concrets (dontpeuvent même faire partie des Eglises, des Armées et des Etats). Les « conseils » inspirés du modèle de laCommune et d’autres traditions autogestionnaires (dont Rossanda rappelle à juste titre l’importance del’anéantissement dans la tragédie soviétique) sont eux-mêmes des organisations décentralisées (mais pasnécessairement non contraignantes, car une de leurs conditions de possibilité a toujours été un haut degré de« fusion » affective entre leurs participants). Ce faisant, pourtant, nous ne construisons aucune organisationpropre – pas même une organisation « invisible ». Ce que nous faisons plutôt, c’est de désorganiser, ou mieuxde dé-organiser les organisations existantes, c’est-à-dire les organisations mêmes dont nous sommes lesmembres et les militants. Non pas, bien sûr, en ce sens que nous chercherions à les miner de l’intérieur, à« trahir » ou « abandonner » en pleine bataille nos amis et nos camarades, mais en ce sens que nous cherchonstoujours à mettre en question (et à soumettre à la réflexion) la forme des regroupements, la validité et laviabilité des alliances, la nécessité des écarts ou des incompatibilités entre différents types de luttes et demouvements – incompatibilités qui sont bien réelles, mêmes si elles ont toujours tendance à se projeter dansl’imaginaire de « l’ami » et de « l’ennemi ». En ce sens la fonction que nous essayons de remplir estessentiellement « négative », bien qu’elle fasse partie d’un engagement positif.

Comment nommer philosophiquement cette fonction ? J’ai toujours été tenté, sur ce terrain comme surd’autres, [59] de m’approprier la terminologie du « médiateur évanouissant » que Fredric Jameson a tirée d’uneméditation sur les analogies entre la pensée de Marx et celle de Max Weber comme théoriciens de la « transitionhistorique ». [60] Je ne suis pas le seul à avoir recours à cette allégorie. Zizek en particulier le fait aussi. Ellepeut être interprétée comme une figure de la temporalité ou de l’historicité, mais aussi comme une figure de laspatialité, de la communication, de l’hétérotopie. Qu’est-ce qu’un « médiateur évanouissant », sinon un voyageursurgissant et disparaissant à travers des frontières qui peuvent être géographiques, mais aussi culturelles oupolitiques (nationales), ou encore un traducteur entre des « idiomes » émancipatoires intraduisibles et des

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logiques d’organisation incompatibles ? Pour y parvenir, il faut donc à l’occasion qu’il change de place, dans lasociété ou dans l’espace, mais aussi qu’il change de langue, voire qu’il change de nom. Je crois d’ailleurs qu’ilserait important de discuter l’idée du changement de nom, et sa différence avec le « reniement », en relationavec la question de savoir où l’on peut trouver aujourd’hui la « politique communiste ». Peut-être (le plussouvent sans doute) n’est-ce pas là où elle se proclame telle bruyamment. Peut-être aussi est-ce en des lieux etsous des formes où on ne l’attend pas, ce qui fait qu’on ne la voit pas et qu’on la croit disparue de la scène…Peut-être la politique communiste est-elle, en réalité, moins « rare » ou moins « introuvable » qu’on ne le croitet ne le dit…

Mais tout en gardant les bénéfices théoriques de cette allégorie, je pense aussi à une autre référence quicertainement possède des affinités avec elle, bien qu’elle pointe vers une autre logique – où la théorie, c’est-à-dire l’intellection, l’anticipation rationnelle, joue on le sait un rôle déterminant. Souvenons-nous de ce que disaitAlthusser des « philosophes » : qu’ils sont voués à « disparaître dans leur intervention », parce que celle-ci neconsiste pas dans la production ou même la connaissance d’un « objet », mais dans le déplacement d’unedémarcation, ou le retracé d’une différence, d’où procède le « changement » des termes anciens de la questionpolitique. [61] En réalité non seulement ceux à qui il pensait ici étaient les philosophes communistes, mais plusprofondément c’étaient les communistes comme tels, considérés dans leur fonction philosophique. Seule cette« disparition », selon lui, était en mesure de démontrer qu’une intervention est effective. Car effective ne veutpas dire reconnue. Nous sommes ici très loin, en apparence, de l’idée qui identifie les communistes à leur fidélitépar rapport à l’hypothèse dont ils cherchent éternellement à déployer les conséquences. Non que les effetspratiques de l’une ou de l’autre soient nécessairement très différents : comme toujours en politique, celadépendra de circonstances et de prises de parti, de rapports de force et de contre-tendances. Mais la référencephilosophique à l’œuvre a changé de côté : Machiavel et Pascal plutôt que Platon ou Saint-Paul... Cependant, sije veux être cohérent avec ce que j’indiquais moi-même plus haut, il me faut aussi admettre que, peut-être, ils’agit là d’une différence d’interprétation. Ce sont deux positions subjectives à l’intérieur d’une même actualité.

Notes

[1] Alain Badiou : L’hypothèse communiste, Editions Lignes, 2009 ; Alain Badiou, Slavoj Žižek (dir.) : L’idée decommunisme, I et II, Editions Lignes, Paris 2010 et 2011

[2] Voir la discussion autour de Rossana Rossanda : Donne Utopia Politica, a cura di Alisa Del Re Il Poligrafocasa editrice, Padova, collana “Soggetti rivelati”, 2011

[3] Je ne prends ici d’exemples qu’occidentaux, ou presque, parce que je n’en connais pas d’autres moi-même,mais je suis sûr que ce ne sont pas les seuls.

[4] Jean-Luc Nancy : La communauté désœuvrée, Nouvelle Edition, Christian Bourgois, 1986 ; La communautéaffrontée, Editions Galilée, 2001.

[5] peut-être aussi, paradoxalement, de la guerre, quand elle est prise comme un polemos « qui est le père detoutes choses » selon Héraclite (fragment 53), tel que l’interprète Heidegger.

[6] d’où, d’ailleurs, les difficultés liées aux termes d’expropriation et d’appropriation dont la tradition ducommunisme marxiste a fait grand usage, et que Derrida avait justement soulignées en son temps

[7] Cf. E. Balibar : « le moment messianique de Marx », in Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologiephilosophique, PUF, Paris 2011.

[8] Hegel, on le sait, identifiait cette idée à l’impossible comme tel (« Nul ne peut sauter par-dessus sontemps ») : pour la critique de sa position, qui fait corps avec son concept du « temps historique », cf. L.Althusser, Lire le Capital, 1965 (rééd. 2008, PUF Quadrige), « L’objet du Capital », chap. V : « Le marxismen’est pas un historicisme ».

[9] Alain Badiou, L’hypothèse communiste, ouvr. cit., p. 188. Voire aussi une formulation plus développée dansL’idée du communisme, ouvr. cit., II, p. 13.

[10] Il faudrait sans doute dire que, pour Althusser, toute « interpellation des individus en sujets » est une auto-interpellation, puisque l’Idée qui les interpelle (et qu’il appelle le Sujet), est une cristallisation de leur propre

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imaginaire. Mais ceci ne les « libère » aucunement de la dépendance. Ce sont les pratiques correspondantes quipeuvent être libératrices. Cf. L. Althusser : « Idéologie et Appareils Idéologiques d’Etat », in Positions, EditionsSociales, 1976 (réédition avec quelques erreurs dans Sur la reproduction, PUF 2011).

[11] que Badiou appelle aussi un « corps de vérité », ainsi que c’était déjà le cas pour le Christ de la théologie(L’hypothèse communiste, cit. p. 199-200)

[12] Ce qui, pour lui, est bien plus vrai de Mao que de Staline (ibid., p. 99, 197)

[13] Je ne vois pas, pour ma part, en quoi la situation est différente selon que « nous » s’énonce en premièrepersonne collective comme « nous le peuple », « nous les révolutionnaires », ou « nous les communistes ». Ilfaudrait avoir le temps de se reporter à la formalisation par laquelle, dans son ouvrage théorique : Logique desmondes, il appelle non pas l’unité (caractéristique des communautés empiriques, dissociables) mais « l’Ultra-Un » (caractéristique des communautés mystiques, ou indissociables).

[14] C’est dans la bouche du communiste dissident Rudolf Bahro (auteur de Die Alternative) que j’ai entendudévelopper pour la première fois cette thèse, non pas comme une analogie, mais comme une identité d’essence.J’en garde un vif souvenir : il venait d’être libéré de prison en RDA à l’issue d’une campagne internationale(1979), et nous le recevions à Paris dans un cadre privé ; nous pensions que l’heure était aux témoignagesd’admiration et à l’évocation des amitiés communes, mais rien de tout cela n’intéressait Bahro. Il parla pendantune heure de l’Eglise invisible des communistes qu’il s’agissait de fonder, ou plutôt de refonder, trempa seslèvres dans un verre, et repartit pour continuer sa mission.

[15] Cf. Robert Castel : Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard,1995, et mon commentaire dans « Le renversement de l’individualisme possessif », in La proposition del’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, Paris, PUF 2010.

[16] Cf. Carl Schmitt : La crise du parlementarisme (1923) et La notion de politique (1932).

[17] Notons ici la complète similitude entre Badiou et Negri, qui l’un et l’autre se réfèrent à Saint-Françoisd’Assise, bien que sur le reste (politique et ontologie) tout les oppose.

[18] Dans son livre d’interviews avec le dirigeant des Brigades Rouges, Mario Moretti, conduit avec Carla MoscaBrigate Rosse. Una storia Italiana (Dalai Editore, 2002) (traduction française aux Editions Amsterdam : BrigateRosse. Une histoire italienne,2010), Rossana Rossanda a abordé sur le fond la question de savoir comment une« aile » de la « famille communiste » - ni la plus significative, ni la plus insignifiante – avec pu se retrouverenformée dans la logique terroriste, au travers d’une confrontation avec un Etat qui avait lui-même recours à laprovocation violente et à l’illégalité.

[19] « Point d’hérésie » est une expression de Foucault, d’inspiration pascalienne, que je détourne à mon propreusage.

[20] Ce qui ne veut pas dire nécessairement que nous l’interprétons de façon purement spéculative, maisdemeure une façon de battre en brèche la célèbre formule de Marx dans la 11ème Thèse sur Feuerbach, ou dumoins son interprétation courante.

[21] Cette lecture de la 11ème Thèse comme opposant entre elles « l’interprétation » et la « transformation »est largement le résultat d’une correction textuelle apportée par Engels. Le point (qui a terriblement embarrasséAlthusser et d’autres lecteurs) avait été justement soulevé par Ernst Bloch dans son commentaire de 1953(“Keim und Grundlinie. Zu den Elf Thesen von Marx über Feuerbach“, Deutsche Zeitschrift zur Philosophie, 1:2)repris dans Le principe espérance (Das Prinzip Hoffnung, vol. I, Suhrkamp Edition, Frankfurt a. M., 1959).

[22] si du même coup on renonce à cette autre thèse de Marx (qui fait corps avec le moment le plus« évolutionniste » de sa pensée) : « l’humanité ne se propose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre »Le mot de Marx est Aufgaben : on peut donc aussi traduire par « des tâches dont elle peut s’acquitter »(Préface de 1859 à la Critique de l’économie politique).

[23] Avec l’idée du « messianique sans messianisme » et de sa modalité spectrale, Derrida a cherché aussi àsortir de cette alternative, mais je pense que, comme Badiou bien que par d’autres moyens philosophiques etavec d’autres références historiques et littéraires, il se situe aussi dans le champ d’une analyse de l’interpellation

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des sujets par une idée, un idéal et une exigence – qui chez lui s’appelle Justice et Démocratie plutôt quecommunisme : cf. Spectres de Marx. L’Etat de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, EditionsGalilée, 1993.

[24] L’idée de communisme, ouvr. cit., vol. 2, p.308.

[25] Il faut bien que les tendances et les contre-tendances se manifestent, c’est-à-dire qu’elles soient perçues,et elles ne peuvent l’être que de façon contradictoire, qui entrent en conflit les unes avec les autres etcristallisent des « intérêts théoriques » opposés, ce qui conduisaient Althusser à caractériser de façon paradoxalela « science » de la transformation historique comme une « science schismatique » (« Sur Marx et Freud », inEcrits sur la psychanalyse, Paris, Le livre de poche, 1996) (l’expression a été introduite dans la traductionallemande publiée du vivant d’Althusser et avec son autorisation par Frieder Wolf).

[26] Là encore, cf. Louis Althusser : « Esquisse du concept d’histoire », dans Lire le Capital, 1965 (titre duchapitre dans la première édition, devenu dans la seconde : « esquisse du concept de temps historique »(1967).

[27] Où, bien entendu, se retrouve l’idée révolutionnaire « romantique » dont Marx, au départ, avait été ledisciple et qu’il avait cherché à systématiser : l’alliance révolutionnaire de la philosophie et du prolétariat (1844).

[28] Cf. les analyses rétrospectives récemment publiées par Tronti et par Negri en accompagnementd’anthologies des écrits opéraistes : Mario Tronti : Noi operaisti, Derive Approdi, 2009 ; Antonio Negri : I libri delrogo, Derive approdi 2006

[29] Ce ne peut être la seule façon, en particulier, parce qu’elle est trop extérieure à l’histoire des organisationsdu mouvement ouvrier. Mais je suis tenté, inversement, de poser que ce que les organisations ont toujourscherché à éviter, même dans des conjonctures critiques, et en tout cas sur la longue durée, est justement le« choix » entre les pôles (l’hérésie, au sens étymologique du terme). Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’éclaire pasleur histoire.

[30] Une expression qu’il tire de Walter Benjamin (« Critique de la violence », 1920 ou 1921) et qu’il adapte àson propos dans la postface de son livre In defense of lost causes , Verso 2008.

[31] En termes deleuziens, il représente l’ouverture d’une « ligne de fuite » qui se manifeste quand la puissancede la multitude échappe au contrôle de l’Empire ou excède son pouvoir de « re-territorialisation ».

[32] Voir en particulier les développements de la page 205 de In defense of lost causes, ouvr. cit.

[33] Il est tentant, au regard des enjeux liés à la différence des sexes, d’associer ce renversement de la fonctiondu surmoi d’un impératif d’abstinence en impératif de jouissance, à un « déclin de la fonction paternelle » : maisil resterait à déterminer s’il s’accompagne d’une libération des contraintes exercées sur les femmes par lastructure familiale d’origine patriarcale, recréées par le capitalisme…

[34] J’ai développé cette hypothèse dans divers textes récents, en particulier La proposition de l’égaliberté, PUF2010 (recueil d’essais des années 1989 à 2009), et Cittadinanza, Bollati Boringhieri, Torino 2012 (en italien).

[35] Ce qui veut dire aussi que la « violence divine » s’accompagne d’une absence de peur de la mort,s’agissant de la recevoir aussi bien que de la donner : c’est l’une des différences importantes entre Zizek etBadiou, chez qui la question d’un lien nécessaire entre l’idée communiste et la confrontation avec le « maîtreabsolu » comme disait Hegel est résolue par la négative, de même qu’est éludée l’existence d’une pulsion demort, en tout cas sa pertinence politique. Je laisse ici de côté toute discussion de l’écart entre les différentesthéories de « l’état d’exception » (celle de Schmitt et celle de Benjamin en particulier).

[36] Robespierre, Discours du 5 novembre 1792 à la Convention, « Réponse à J.B. Louvet ». J’avais moi-mêmeinstallé cette citation en exergue d’un développement de mon livre de 1976 Sur la dictature du prolétariat, quiétait pour l’essentiel un commentaire et une extrapolation de Lénine. Mais je poursuivais mon analyse par unediscussion des tentatives de Lénine pour « sortir de la terreur » (à l’époque de la NEP). Et je n’avais à l’époqueaucune connaissance, ni de Schmitt, ni de Benjamin…

[37] Voir les excellents développements de Bruno Bosteels à propos de Zizek dans The actuality of communism,

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Verso 2011.

[38] Cf. mon ouvrage Violence et civilité, Galilée 2010.

[39] Mais aussi de la façon dont la bourgeoisie – ici symbolisée par le nom de Keynes – réagit à la menacequ’elle croyait incarnée par la révolution bolchévique. Negri avait publié dans les années 70 un brillant essai,plus tard incorporé à son livre La forma Stato [rééd. aujourd’hui dans I Libri del rogo, cit.] dans lequel il analysaitce lien entre le keynésianisme (non seulement comme politique économique, mais comme politique tout court)et le défi « mondial » de la révolution russe au capitalisme (référence). Plus récemment, il est revenu sur cettequestion pour marquer l’impossibilité d’une répétition du même phénomène : cf. « No New Deal is Possible »,Radical Philosophy, n° 155, 2009.

[40] C’est ce que les penseurs « libéraux » en général (et même une philosophe comme Hannah Arendt,pourtant profondément influencée par Rosa Luxemburg – il est vrai surtout en tant que théoricienne del’impérialisme) ne parviennent jamais à admettre.

[41] Comparer d’autres « critiques du travail », issues en particulier de l’Ecole de Francfort : en France Jean-Marie Vincent (Critique du travail. Le faire et l’agir, PUF 1987) ; aux Etats-Unis Moishe Postone (Time, Labor andSocial Domination : A Reinterpretation of Marx’s Critical Theory, New York and Cambridge : Cambridge UniversityPress, 1993). Et il faudrait ici relire l’œuvre d’André Gorz.

[42] Hardt et Negri sont ici très proches d’analyses de la « déterritorialisation » caractérisant les « nouveauxprolétaires » du capitalisme mondialisé et délocalisé, où la question de la précarité, celle du nomadisme et cellede l’autonomie politique et culturelle des migrants sont étroitement liées : cf. Sandro Mezzadra et Brett Neilson,Border as Method, or, the Multiplication of Labor, Duke University Press, à paraître 2013. Mais les nuances icicomptent au plus haut point.

[43] Il ya certainement chez Negri de très profondes traces du futurisme esthétique italien (Marinetti), comme ily a de très profondes traces de l’actualisme philosophique (Gentile). Ce sont là de grandes référencesculturelles…

[44] Référence à vrai dire unique, mais certainement très frappante (Cf. Marx : Fondements de la critique del’économie politique (1857-58 ; et Antonio Negri, Marx oltre Marx (leçons de 1978) (rééd. Manifestolibri, Roma,2003). Je ne trouve nulle part une analyse claire des origines de cette expression en « langue étrangère » (lalangue du capital…) appropriée par Marx. Il me paraît douteux qu’il l’ait inventée à partir de rien. Il faudraitrelire de près les théoriciens anglais de la révolution industrielle comme changement technologique etscientifique (Ure, Babbage, etc.) – peut-être aussi des traductions et des utilisations d’Aristote en Angleterre auXIXe siècle.

[45] Cf. Elinor Ostrom : Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, CambridgeUniversity Press, 1990, et toute son école. Les récents déboires de l’introduction en bourse de Facebook, outrel’illustration qu’ils procurent des tendances mafieuses du capitalisme bancaire, constituent un terrain d’étudeprivilégié pour la discussion sur le point de savoir si les « communs » utilisent la technologie que mettent àdisposition les firmes informatiques capitalistes, ou si celles-ci instrumentalisent la pratique et l’idéologie de la« libre communication » et de la « pensée à plusieurs »…

[46] On pourrait dire aussi que ces pratiques disciplinaires et des formes de prolétarisation refont enpermanence du « travail manuel » avec le « travail intellectuel », ce qui rend équivoque la catégorie de« biopolitique » dans certains de ses emplois. Cf. en France les travaux de Christophe Dejours commentés parBertrand Ogilvie dans son article de 2008. “Travail et ontologie de la résistance”. Théoriques 1 : 25–46.

[47] Sandra Laugier : Qu’est-ce que le care ? (avec P. Paperman et P. Molinier), Payot, 2009.

[48] Il y a eu récemment beaucoup de débats importants sur ce point entre les partisan(e)s et les adversairesde la théorie du « care » : cf. par exemple Geneviève Fraisse : Service ou servitude. Essai sur les femmes toutesmains, nouvelle édition, Le Bord de l’eau 2009. Pour sa part, Françoise Duroux développe plutôt l’idée inspiréede Virginia Woolf que les femmes « prennent sur elles » (en même temps que le travail domestique) le« malaise de la civilisation » dont l’allègement ou l’oubli permettent seuls aux hommes de remplir les fonctions« socialement utiles » qui sont reconnues et valorisées comme telles : cf. « Pouvoirs pouvoir : constat,polémique, fondements », in Futur Antérieur , n° 25-26 (1995/6).

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[49] Ou « subsomption réelle », comme disait Marx dans le Chapitre inédit du Capital

[50] cf. E. Balibar : Le genre du parti. Féminisme et communisme : un recours utopique ?http://www.ciepfc.fr/spip.php?article202

[51] donc des mouvements de « civilité », ainsi que j’ai proposé ailleurs de les appeler : E. Balibar : Violence etCivilité, ouvr. cit. ; et « Trois concepts de la politique », in La crainte des masses. Politique et philosophie avantet après Marx, Editions Galilée, 1997.

[52] modalité politique

[53] Manifeste communiste

[54] ne forment pas un parti séparé

[55] La distinction des mouvements et des campagnes a été proposée de façon très intéressante par RichardRorty : « Movements and campaigns » (1954), rééd. dans Achieving Our Country, Harvard University Press,1998, Appendix, 111-124.

[56] David Harvey : The New Imperialism, Oxford University Press, 2003

[57] Cf. Etienne Balibar, « Remarques de circonstance sur le communisme », Actuel Marx, n° 48, septembre2010.

[58] Du moins au regard d’une certaine tradition dans laquelle figurent aussi bien les variantes « staliniennes »que les variantes « gramsciennes » de l’idée du parti révolutionnaire, qui sont comme les deux branches de ladécomposition historique du léninisme.

[59] Par exemple celui du sécularisme, dont il faudrait se demander à nouveaux frais s’il est vraiment distinct ducosmopolitisme, et donc du communisme : cf. Etienne Balibar : Saeculum. Religion, culture, idéologie, EditionsGalilée 2012.

[60] Fredric Jameson : “The Vanishing Mediator, or Max Weber as Storyteller [1973]”, in The Ideologies ofTheory, Essays 1971-1986, Volume 2, Syntax of History, Routledge 1988, 3-34. Dans l’analyse de Jameson, lesdeux points de comparaison sont l’interprétation par Marx de la fonction des Jacobins (et de la Terreur) dans laconstitution de l’Etat bourgeois moderne, et l’interprétation par Max Weber de la fonction du Calvinisme dans laconstitution du capitalisme d’entreprise en Europe, dont le point commun serait qu’à chaque fois le langage, laconscience politique, les formes institutionnelles sans lesquelles l’ordre ancien « n’accouche » pas d’un ordrenouveau dépendent toujours des structures de l’ordre ancien, et sont donc destinées, comme dirait Althusser, à« disparaître dans leur intervention ».

[61] L. Althusser, Lénine et la philosophie (1968). Cf. mon commentaire dans Ecrits pour Althusser, Ladécouverte, 1992.

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