LES POSSÉDÉS - maxencecaron.frmaxencecaron.fr/wp-content/uploads/2010/08/Les-possédés.pdf ·...

904
Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski LES POSSÉDÉS Publication en 1872 Traduit du russe par Victor Derély en 1886.

Transcript of LES POSSÉDÉS - maxencecaron.frmaxencecaron.fr/wp-content/uploads/2010/08/Les-possédés.pdf ·...

  • Fdor Mikhalovitch Dostoevski

    LES POSSDS

    Publication en 1872 Traduit du russe par Victor Derly en 1886.

  • Table des matires

    PREMIRE PARTIE.................................................................3

    CHAPITRE PREMIER EN GUISE DINTRODUCTION : QUELQUES DTAILS BIOGRAPHIQUES CONCERNANT LE TRS HONORABLE STPAN TROPHIMOVITCH VERKHOVENSKY. .......................................................................3

    CHAPITRE II LE PRINCE HARRY. UNE DEMANDE EN MARIAGE. ....................................................................................3

    CHAPITRE III LES PCHS DAUTRUI. ..................................3

    CHAPITRE IV LA BOITEUSE.....................................................3

    CHAPITRE V LE TRS SAGE SERPENT. ..................................3

    DEUXIME PARTIE ................................................................3

    CHAPITRE PREMIER LA NUIT.................................................3

    CHAPITRE II LA NUIT (suite). ..................................................3

    CHAPITRE III LE DUEL.............................................................3

    CHAPITRE IV TOUT LE MONDE DANS LATTENTE. .............3

    CHAPITRE V AVANT LA FTE. .................................................3

    CHAPITRE VI PIERRE STEPANOVITCH SE REMUE. ............3

    CHAPITRE VII CHEZ LES NTRES. .........................................3

    CHAPITRE VIII LE TZAREVITCH IVAN...................................3

    CHAPITRE IX1 UNE PERQUISITION CHEZ STEPAN TROPHIMOVITCH.......................................................................3

    CHAPITRE X LES FLIBUSTIERS. UNE MATINE FATALE. ..3

    TROISIME PARTIE................................................................3

    CHAPITRE PREMIER LA FTE PREMIRE PARTIE. .........3

    1 Toutes les phrases en italiques dans ce chapitre sont en franais

    dans le texte.

    2

  • CHAPITRE II LA FTE DEUXIME PARTIE. .......................3

    CHAPITRE III2 LA FIN DUN ROMAN. ....................................3

    CHAPITRE IV DERNIRE RSOLUTION. ...............................3

    CHAPITRE V LA VOYAGEUSE. .................................................3

    CHAPITRE VI UNE NUIT LABORIEUSE. .................................3

    CHAPITRE VII LE DERNIER VOYAGE DE STEPAN TROPHIMOVITCH3. ...................................................................3

    CHAPITRE VIII CONCLUSION..................................................3

    2 Les phrases en italiques dans ce chapitre sont en franais dans le

    texte. 3 Les mots en italiques dans ce chapitre sont en franais dans le

    texte.

    3

  • Quand vous me tueriez, je ne vois nulle trace ; Nous nous sommes gars, quallons-nous faire ?

    Le dmon nous pousse sans doute travers les champs Et nous fait tourner en divers sens.

    Combien sont-ils ? O les chasse-t-on ? Pourquoi chantent-ils si lugubrement ?

    Enterrent-ils un farfadet, Ou marient-ils une sorcire ?

    A. POUCHKINE.

    Or, il y avait l un grand troupeau de pourceaux qui pais-

    saient sur la montagne ; et les dmons Le priaient quIl leur permit dentrer dans ces pourceaux, et Il le leur permit. Les d-mons, tant donc sortis de cet homme, entrrent dans les pour-ceaux, et le troupeau se prcipita de ce lieu escarp dans le lac, et fut noy. Et ceux qui les paissaient, voyant ce qui tait arriv, senfuirent et le racontrent dans la ville et la campagne. Alors les gens sortirent pour voir ce qui stait pass ; et tant venu vers Jsus, ils trouvrent lhomme duquel les dmons taient sortis, assis aux pieds de Jsus, habill et dans son bon sens ; et ils furent saisis de frayeur. Et ceux qui avaient vu ces choses leur racontrent comment le dmoniaque avait t dlivr.

    (vangile selon saint Luc, ch. VIII, 32-27.)

    4

  • PREMIRE PARTIE

    5

  • CHAPITRE PREMIER

    EN GUISE DINTRODUCTION : QUELQUES DTAILS BIOGRAPHIQUES CONCERNANT LE

    TRS HONORABLE STPAN TROPHIMOVITCH VERKHOVENSKY.

    I

    Pour raconter les vnements si tranges survenus derni-

    rement dans notre ville, je suis oblig de remonter un peu plus haut et de donner au pralable quelques renseignements bio-graphiques sur une personnalit distingue : le trs-honorable Stpan Trophimovitch Verkhovensky. Ces dtails serviront dintroduction la chronique que je me propose dcrire.

    Je le dirai franchement : Stpan Trophimovitch a toujours

    tenu parmi nous, si lon peut ainsi parler, lemploi de citoyen ; il aimait ce rle la passion, je crois mme quil serait mort plutt que dy renoncer. Ce nest pas que je lassimile un comdien de profession : Dieu men prserve, dautant plus que, personnel-lement, je lestime. Tout, dans son cas, pouvait tre leffet de lhabitude, ou mieux, dune noble tendance qui, ds ses premi-res annes, avait constamment pouss rver une belle situa-tion civique. Par exemple, sa position de perscut et d exil lui plaisait au plus haut point. Le prestige classique de ces deux petits mots lavait sduit une fois pour toutes ; en se

    6

  • les appliquant, il se grandissait ses propres yeux, si bien quil finit la longue par se hisser sur une sorte de pidestal fort agrable la vanit.

    Je crois bien que, vers la fin, tout le monde lavait oubli,

    mais il y aurait injustice dire quil fut toujours inconnu. Les hommes de la dernire gnration entendirent parler de lui comme dun des coryphes du libralisme. Durant un moment, une toute petite minute, son nom eut, dans certains milieux, peu prs le mme retentissement que ceux de Tchaadaeff, de Bilinsky, de Granovsky et de Hertzen qui dbutait alors ltranger. Malheureusement, peine commence, la carrire active de Stpan Trophimovitch sinterrompit, brise quelle ft, disait-il par le tourbillon des circonstances . cet gard, il se trompait. Ces jours-ci seulement jai appris avec une extrme surprise, mais force ma t de me rendre lvidence, que, loin dtre en exil dans notre province, comme chacun le pensait chez nous, Stpan Trophimovitch navait mme jamais t sous la surveillance de la police. Ce que cest pourtant que la puis-sance de limagination ! Lui-mme crut toute sa vie quon avait peur de lui en haut lieu, que tous ses pas taient compts, toutes ses dmarches pies, et que tout nouveau gouverneur envoy dans notre province arrivait de Ptersbourg avec des instruc-tions prcises concernant sa personne. Si lon avait dmontr clair comme le jour au trs-honorable Stpan Trophimovitch quil navait absolument rien craindre, il en aurait t bless coup sr. Et cependant ctait un homme fort intelligent

    Revenu de ltranger, il occupa brillamment vers 1850 une

    chaire de lenseignement suprieur, mais il ne fit que quelques leons, sur les Arabes, si je ne me trompe. De plus, il soutint avec clat une thse sur limportance civique et hansatique quaurait pu avoir la petite ville allemande de Hanau dans la priode comprise entre les annes 1413 et 1428, et sur les causes obscures qui lavaient empche dacqurir ladite importance. Cette dissertation tait remplie de traits piquants ladresse des

    7

  • slavophiles dalors ; aussi devint-il du coup leur bte noire. Plus tard, ce fut, du reste, aprs sa destitution et pour montrer quel homme lUniversit avait perdu en lui, il fit paratre, dans une revue mensuelle et progressiste, le commencement dune tude trs savante sur les causes de lextraordinaire noblesse morale de certains chevaliers certaine poque. On a dit, depuis, que la suite de cette publication avait t interdite par la censure. Cest bien possible, vu larbitraire effrn qui rgnait en ce temps-l. Mais, dans lespce, le plus probable est que seule la paresse de lauteur lempcha de finir son travail. Quant ses leons sur les Arabes, voici lincident qui y mit un terme : une lettre compro-mettante, crite par Stpan Trophimovitch un de ses amis, tomba entre les mains dun tiers, un rtrograde sans doute ; ce-lui-ci sempressa de la communiquer lautorit, et limprudent professeur fut invit fournir des explications. Sur ces entrefai-tes, justement, on saisit Moscou, chez deux ou trois tudiants, quelques copies dun pome que Stpan Trophimovitch avait crit Berlin six ans auparavant, cest--dire au temps de sa premire jeunesse. En ce moment mme jai sur ma table luvre en question : pas plus tard que lan dernier, Stpan Tro-phimovitch men a donn un exemplaire autographe, orn dune ddicace, et magnifiquement reli en maroquin rouge. Ce pome nest pas dpourvu de mrite littraire, mais il me serait difficile den raconter le sujet, attendu que je ny comprends rien. Cest une allgorie dont la forme lyrico-dramatique rap-pelle la seconde partie de Faust. Lan pass, je proposai St-pan Trophimovitch de publier cette production de sa jeunesse, en lui faisant observer quelle avait perdu tout caractre dange-reux. Il refusa avec un mcontentement visible. Lide que son pome tait compltement inoffensif lui avait dplu, et cest mme cela que jattribue la froideur quil me tmoigna pen-dant deux mois. Eh bien, cet ouvrage quil navait pas voulu me laisser publier ici, on linsra peu aprs dans un recueil rvolu-tionnaire dit ltranger, et, naturellement, sans en deman-der la permission lauteur. Cette nouvelle inquita dabord Stpan Trophimovitch : il courut chez le gouverneur et crivit

    8

  • Ptersbourg une trs noble lettre justificative quil me lut deux fois, mais quil nenvoya point, faute de savoir qui ladresser. Bref, durant tout un mois, il fut en proie une vive agitation. Jai nanmoins la conviction que, dans lintime de son tre, il tait profondment flatt. Il avait russi se procurer un exem-plaire du recueil, et ce volume ne le quittait pas, du moins, la nuit ; pendant le jour Stpan Trophimovitch le cachait sous un matelas, et il dfendait mme sa servante de refaire son lit. Quoiquil sattendt dinstant en instant voir arriver un tl-gramme, lamour-propre satisfait perait dans toute sa manire dtre. Aucun tlgramme ne vint. Alors il se rconcilia avec moi, ce qui atteste lextraordinaire bont de son cur doux et sans rancune.

    II

    Je ne nie absolument pas son martyre. Seulement, je suis

    convaincu aujourdhui quil aurait pu, en donnant les explica-tions ncessaires, continuer tout son aise ses leons sur les Arabes. Mais lambition de jouer un rle le tenta, et il mit un empressement particulier se persuader une fois pour toutes que sa carrire tait dsormais brise par le tourbillon des circonstances . Au fond, la vraie raison pour laquelle il aban-donna lenseignement public fut une proposition que lui fit deux reprises et en termes fort dlicats Barbara Ptrovna, femme du lieutenant gnral Stavroguine : cette dame, puis-samment riche, pria Stpan Trophimovitch de vouloir bien diri-ger en qualit de haut pdagogue et dami le dveloppement intellectuel de son fils unique. Inutile de dire qu cette place taient attachs de brillants honoraires. Quand il reut pour la premire fois ces ouvertures, Stpan Trophimovitch tait encore Berlin, et venait justement de perdre sa premire femme. Celle-ci tait une demoiselle de notre province, jolie, mais fort

    9

  • lgre, quil avait pouse avec lirrflexion de la jeunesse. Linsuffisance de ressources pour subvenir aux besoins du m-nage, et dautres causes dune nature plus intime, rendirent cette union trs malheureuse. Les deux conjoints se sparrent, et, trois ans aprs, madame Verkhovensky mourut Paris, lais-sant son poux un fils de cinq ans, fruit dun premier amour joyeux et sans nuages encore , comme sexprimait un jour de-vant moi Stpan Trophimovitch. On se hta dexpdier le baby en Russie, o il fut lev par des tantes dans un coin perdu du pays. Cette fois Verkhovensky dclina les offres de Barbara P-trovna, et, moins dun an aprs avoir enterr sa premire femme, il pousa en secondes noces une taciturne Allemande de Berlin. Dailleurs, un autre motif encore le dcida refuser lemploi de prcepteur : la renomme dun professeur trs cl-bre alors lempchait de dormir, et il aspirait entrer au plus tt en possession dune chaire do il pt, lui aussi, prendre son vol vers la gloire. Et voil que maintenant ses ailes taient coupes ! ce dboire sajouta la mort prmature de sa seconde femme. Il navait plus alors aucune raison pour se drober aux insistan-ces de Barbara Ptrovna, dautant plus que cette dame lui por-tait des sentiments vraiment affectueux. Disons le franchement, Barbara Ptrovna lui ouvrait les bras, il sy prcipita. Quon naille point toutefois donner mes paroles un sens bien loign de ma pense : pendant les vingt ans que dura la liaison de ces deux tres si remarquables, ils ne furent unis que par le lien le plus fin et le plus dlicat.

    Dautres considrations encore agirent sur lesprit de St-

    pan Trophimovitch pour lui faire accepter la place de prcep-teur. Dabord, le trs-petit bien laiss par sa premire femme tait situ tout ct du superbe domaine de Skvorechniki que les Stavroguine possdaient aux environs de notre ville. Et puis, dans le silence du cabinet, nayant pas compter avec les mille assujettissements de lexistence universitaire, il pourrait tou-jours se consacrer la science, enrichir de profondes recherches la littrature nationale. Sil ne ralisa pas cette partie de son

    10

  • programme, par contre il put, pendant tout le reste de sa vie, tre, selon lexpression du pote, le reproche incarn . Cette attitude, Stpan Trophimovitch la conservait mme au club, en sasseyant devant une table de jeu. Il tait peindre alors. Toute sa personne semblait dire : Eh bien, oui, je joue aux cartes ! qui la faute ? Qui est-ce qui ma rduit cela ? Qui est-ce qui a bris ma carrire ? Allons, prisse la Russie ! Et noblement il coupait avec du cur.

    La vrit, cest quil adorait le tapis vert. Dans les derniers

    temps surtout, cette passion lui attira frquemment des scnes dsagrables avec Barbara Ptrovna, dautant plus quil perdait toujours. Du reste, jaurai loccasion de revenir l-dessus. Je remarquerai seulement ici que Stpan Trophimovitch avait de la conscience (du moins quelquefois), aussi tait-il souvent triste. Trois ou quatre fois par an il lui prenait des accs de chagrin civique , cest--dire tout bonnement dhypocondrie, cepen-dant nous usions entre nous de la premire dnomination qui plaisait davantage la gnrale Stavroguine Plus tard, outre cela, il sadonna aussi au champagne ; toutefois Barbara Ptrov-na sut toujours le prserver des inclinations vers tout penchant trivial. Assurment, il avait besoin dune tutelle, car il tait par-fois trs trange. Au milieu de la plus noble tristesse, il se met-tait tout coup rire de la faon la plus vulgaire. de certains moments, il sexprimait sur son propre compte en termes hu-moristiques, ce qui contrariait vivement Barbara Ptrovna, femme imbue des traditions classiques et constamment guide dans son mcnatisme par des vues dordre suprieur. Cette grande dame eut durant vingt ans une influence capitale sur son pauvre ami. Il faudrait parler un peu delle, cest ce que je vais faire.

    11

  • III

    Il y a des amitis bizarres. Deux amis voudraient presque

    sentre-dvorer, et ils passent toute leur vie ainsi sans pouvoir se sparer lun de lautre. Bien plus, celui des deux qui romprait la chane en deviendrait malade tout le premier et peut-tre en mourrait. Plus dune fois, et souvent la suite dun entretien intime avec Barbara Ptrovna, Stpan Trophimovitch, bondis-sant de dessus son divan, se mit frapper le mur coups de poing.

    Je nexagre rien : un jour mme, dans un de ces transports

    furieux, il dpltra la muraille. On me demandera peut-tre comment un semblable dtail est parvenu ma connaissance. Je pourrais rpondre que la chose sest passe sous mes yeux, je pourrais dire que, nombre de fois, Stpan Trophimovitch a san-glot sur mon paule, tandis quavec de vives couleurs il me pei-gnait tous les dessous de son existence. Mais voici ce qui arrivait dordinaire aprs ces sanglots : le lendemain il se ft volontiers crucifi de ses propres mains pour expier son ingratitude ; il se htait de me faire appeler ou accourait lui-mme chez moi, seule fin de mapprendre que Barbara Ptrovna tait un ange dhonneur et de dlicatesse, et lui tout oppos . Non content de verser ces confidences dans mon sein, il en faisait part lintresse elle-mme, et ce dans des ptres fort loquentes signes de son nom en toutes lettres. Pas plus tard quhier, confessait-il, jai racont un tranger que vous me gardiez par vanit, que vous tiez jalouse de mon savoir et de mes talents, que vous me hassiez, mais que vous nosiez manifester ouver-tement cette haine de peur dtre quitte par moi, ce qui nuirait votre rputation littraire. En consquence, je me mprise, et jai rsolu de me donner la mort ; jattends de vous un dernier mot qui dcidera de tout , etc., etc. On peut se figurer, daprs cela, o en arrivait parfois dans ses accs de nervosisme ce quinquagnaire dune innocence enfantine. Je lus moi-mme un

    12

  • jour une de ces lettres. Il lavait crite la suite dune querelle fort vive, quoique ne dune cause futile. Je fus pouvant et je le conjurai de ne pas envoyer ce pli.

    Il le faut cest plus honnte cest un devoir je mour-

    rai, si je ne lui avoue pas tout, tout ! rpondit-il avec exaltation, et il resta sourd toutes mes instances.

    La diffrence entre Barbara Ptrovna et lui, cest que la g-

    nrale naurait jamais envoy une pareille lettre. Il est vrai que Stpan Trophimovitch aimait passionnment noircir du pa-pier. Alors quelle et lui habitaient la mme maison, il lui cri-vait jusqu deux fois par jour dans ses crises nerveuses. Je sais de bonne source quelle lisait toujours ces lettres avec la plus grande attention, mme quand elle en recevait deux en vingt-quatre heures. Ensuite, elle les serrait dans une cassette sp-ciale ; de plus, elle en prenait note dans sa mmoire. Puis, aprs avoir laiss son ami sans rponse pendant tout un jour, lorsque Barbara Ptrovna le revoyait, elle lui montrait le visage le plus tranquille, comme sil ne stait rien pass de particulier entre eux. Peu peu elle le dressa si bien, que lui-mme nosait plus parler de lincident de la veille, il se bornait la regarder furti-vement dans les yeux. Mais elle noubliait rien, tandis que St-pan Trophimovitch, rassur par le calme de la gnrale, oubliait parfois trop vite. Souvent, le mme jour, sil arrivait des amis et quon bt du champagne, il riait, foltrait comme un colier. Quel regard venimeux elle dardait probablement sur lui dans ces moments-l ! Et il ne sen apercevait pas ! Au bout de huit jours, dun mois, de six mois, elle lui rappelait brle-pourpoint telle expression de telle lettre, puis la lettre tout entire, avec toutes les circonstances. Aussitt il rougissait de honte, et son trouble se traduisait ordinairement par une lgre attaque de cholrine.

    En effet, Barbara Ptrovna se prenait trs souvent le har.

    Mais, chose quil ne remarqua jamais, elle avait fini par le re-

    13

  • garder comme son enfant, sa cration, on pourrait mme dire son acquisition ; il tait devenu la chair de sa chair, et si elle le gardait, lentretenait, ce ntait pas seulement parce quelle tait jalouse de ses talents . Oh ! combien devaient la blesser de telles suppositions ! Un amour intense se mlait en elle la haine, la jalousie et au mpris quelle prouvait sans cesse lgard de Stpan Trophimovitch. Pendant vingt-deux ans elle lentoura de soins, veilla sur lui avec la sollicitude la plus infati-gable. Ds que se trouvait en jeu la rputation littraire, scienti-fique ou civique de son ami, Barbara Ptrovna perdait le som-meil. Elle lavait invent, et elle croyait elle-mme la premire son invention. Il tait pour elle quelque chose comme un rve. Mais, en revanche, elle exigeait beaucoup de lui, parfois mme elle le traitait en esclave. Elle tait rancunire un degr in-croyable

    IV

    Au mois de mai 1855, on apprit Skvorechniki le dcs du

    lieutenant gnral Stavroguine. Sans doute Barbara Ptrovna ne pouvait pas regretter beaucoup le dfunt, car, depuis quatre ans, les deux poux vivaient spars lun de lautre pour cause dincompatibilit dhumeur, et la femme servait une pension au mari. (En dehors de son traitement, le lieutenant gnral ne possdait que cent cinquante mes ; toute la fortune, y compris le domaine de Skvorechniki, appartenait Barbara Ptrovna, fille unique dun riche fermier des boissons.) Nanmoins, elle reut une forte secousse de cet vnement imprvu et se retira tout fait du monde. Naturellement, Stpan Trophimovitch fut en permanence auprs delle.

    Le printemps dployait toutes ses magnificences ; les pu-

    tiets fleuris remplissaient lair de leur parfum ; les dernires

    14

  • heures du jour prtaient la nature un charme particulirement potique. Chaque soir les deux amis se retrouvaient au jardin, et, jusqu la tombe de la nuit, assis sous une charmille, ils se confiaient leurs sentiments et leurs ides. Sous limpression du changement intervenu dans sa destine, Barbara Ptrovna par-lait plus que de coutume ; son cur semblait chercher celui de son ami. Ainsi se passrent plusieurs soires. Une supposition trange se prsenta tout coup lesprit de Stpan Trophimo-vitch : Cette veuve inconsolable na-t-elle pas des vues sur moi ? Nattend-elle pas de moi une demande en mariage lexpiration de son deuil ? Pense cynique, mais plus on est cultiv, plus on est enclin aux penses de ce genre, par cela seul que le dveloppement de lintelligence permet dembrasser une plus grande varit de points de vue. En examinant cette conjec-ture, il la trouva assez vraisemblable et devint songeur : Cer-tes, la fortune est immense, mais Le fait est que Barbara P-trovna navait rien dune beaut : ctait une femme grande, jaune, osseuse, dont le visage dmesurment allong offrait quelque analogie avec une tte de cheval. Stpan Trophimovitch hsitait de plus en plus et souffrait cruellement de ne pouvoir prendre un parti. Deux fois mme son irrsolution lui arracha des larmes (il pleurait assez facilement). Le soir, sous la char-mille, son visage exprimait, comme malgr lui, un mlange de tendresse, de moquerie, de fatuit et darrogance. Ces jeux de physionomie sont indpendants de la volont, et ils se remar-quent dautant mieux que lhomme est plus noble. Dieu sait ce quil en tait au fond, mais il est probable que Stpan Trophi-movitch se faisait quelque illusion sur la nature du sentiment n dans lme de Barbara Ptrovna. Elle naurait pas chang son nom de Stavroguine contre celui de Verkhovensky, quelque glo-rieux que ft ce dernier. Peut-tre ntait-ce de sa part quun amusement fminin, peut-tre obissait-elle tout bonnement ce besoin de flirter, si naturel aux dames dans certains cas.

    Il est supposer que la veuve ne tarda pas lire dans le

    cur de son ami. Elle ne manquait pas de pntration, et il tait

    15

  • quelquefois fort ingnu. Quoi quil en soit, les soires se pas-saient comme de coutume, les causeries taient toujours aussi potiques et aussi intressantes. Un jour, lapproche de la nuit, aprs un entretien plein danimation et de charme, la gnrale et le prcepteur, changeant une chaleureuse poigne de main se sparrent lentre du pavillon o logeait Stpan Trophi-movitch. Chaque t, il transportait ses pnates dans ce petit btiment qui faisait presque partie du jardin. Rentr chez lui, il se mit la fentre pour fumer un cigare, mais peine stait-il approch de la croise quun lger bruit le fit soudain tressaillir. Il retourna la tte et aperut devant lui Barbara Ptrovna. Il ny avait pas cinq minutes quils staient quitts. Le visage jaune de la gnrale avait pris une teinte bleutre, un frmissement pres-que imperceptible agitait ses lvres serres. Pendant dix se-conde elle garda le silence, fixant sur Stpan Trophimovitch un regard dune duret implacable, puis de sa bouche sortirent ces quelques mots murmurs rapidement :

    Jamais je ne vous pardonnerai cela ! Dix ans plus tard, quand il me raconta cette histoire voix

    basse et aprs avoir dabord ferm les portes, il me dit quil tait rest ptrifi de stupeur ; il avait tellement perdu lusage de ses sens quil ne vit ni nentendit Barbara Ptrovna quitter la cham-bre. Comme jamais dans la suite elle ne fit la moindre allusion cet incident, il fut toujours port croire quil avait t le jouet dune hallucination due un tat morbide. Supposition dautant plus admissible que, cette nuit mme, il tomba malade et fut souffrant pendant quinze jours, ce qui mit fort propos un terme aux entrevues dans le jardin.

    V

    16

  • Le costume que Stpan Trophimovitch porta toute sa vie, tait une invention de Barbara Ptrovna. Cette tenue lgante et caractristique mrite dtre mentionne : redingote noire longs pans, boutonne presque jusquen haut ; chapeau mou larges bords (en t ctait un chapeau de paille) ; cravate de batiste blanche grand nud et bouts flottants ; canne pomme dargent. Stpan Trophimovitch se rasait la barbe et les moustaches, il laissait tomber sur ses paules ses cheveux ch-tains qui ne commencrent blanchir un peu que dans les der-niers temps. Jeune, il tait, dit-on, extrmement beau. Dans sa vieillesse il avait encore, mon avis, un air assez imposant avec sa haute taille, sa maigreur et sa chevelure mrovingienne. la vrit, un homme de cinquante-trois ans ne peut pas sappeler un vieillard. Mais, par une sorte de coquetterie civique, loin de chercher se rajeunir, il aurait plus volontiers pos pour le pa-triarche.

    Dans les premires annes, ou, pour mieux dire, durant la

    premire moiti de son existence chez Barbara Ptrovna, Stpan Trophimovitch pensait toujours composer un ouvrage. Plus tard nous lentendmes souvent rpter : Mon travail est prt, mes matriaux sont runis, et je ne fais rien ! Je ne puis me mettre luvre ! En prononant ces mots, il inclinait doulou-reusement sa tte sur sa poitrine. Un tel aveu de son impuis-sance devait ajouter encore notre respect pour ce martyr chez qui la perscution avait tout tu !

    Vers 1860, Barbara Ptrovna, voulant produire son ami sur

    un thtre digne de lui, lemmena Ptersbourg. Elle-mme dailleurs dsirait se rappeler lattention du grand monde o elle avait vcu autrefois. Ils passrent un hiver presque entier dans la capitale, mais sans atteindre aucun des rsultats esp-rs. Les anciennes connaissances avec qui Barbara Ptrovna essaya de renouer des relations accueillirent trs froidement ses avances, ou mme ne les accueillirent pas du tout. De dpit, la gnrale se jeta dans les ides nouvelles , elle songea fon-

    17

  • der une revue et donna des soires auxquelles elle invita les gens de lettres. En mme temps elle organisa des sances litt-raires destines mettre en vidence le talent de Stpan Tro-phimovitch. Mais, hlas ! le libral de 1840 ntait plus dans le mouvement. En vain, pour complaire la jeune gnration, re-connut-il que la religion tait un mal et lide de patrie une ab-surdit ridicule, ces concessions ne le prservrent pas dun fiasco lamentable. Le malheureux confrencier ayant eu laudace de dclarer quil prfrait de beaucoup Pouchkine une paire de bottes, il nen fallut pas plus pour dchaner contre lui une vritable tempte de sifflets et de clameurs injurieuses. Bref, on le conspua comme le plus vil des rtrogrades. Sa dou-leur fut telle en se voyant traiter de la sorte, quil fondit en lar-mes avant mme dtre descendu de lestrade.

    Dcidment il ny avait rien faire Ptersbourg. La gn-

    rale et son ami revinrent Skvorechniki.

    VI

    Peu aprs Barbara Ptrovna envoya Stpan Trophimovitch

    se reposer ltranger. Il partit avec joie. L je vais ressus-citer ! scriait-il, l je me reprendrai enfin la science ! Mais ds ses premires lettres reparut la note dsole. Mon cur est bris , crivait-il Barbara Ptrovna, je ne puis rien oublier ! Ici, Berlin, tout me rappelle mon pass, mes premi-res ivresses et mes premiers tourments. O est-elle ? O sont-elles maintenant toutes deux ? Qutes-vous devenus, anges dont je ne fus jamais digne ? O est mon fils, mon fils bien-aim ? Enfin, moi-mme, o suis-je ? Que suis-je devenu, moi jadis fort comme lacier, inbranlable comme un roc, pour quun Andrieff puisse briser mon existence en deux ? etc., etc. De-puis la naissance de son fils bien-aim, Stpan Trophimovitch

    18

  • ne lavait vu quune seule fois, ctait pendant son dernier sjour Ptersbourg o lenfant, devenu un jeune homme, se prparait entrer lUniversit. Pierre Stpanovitch, comme je lai dit, avait t lev chez ses tantes dans le gouvernement de O, sept cents verstes de Skvorechniki (Barbara Ptrovna faisait les frais de son entretien). Quant Andrieff, ctait un marchand de notre ville ; il devait encore quatre cents roubles Stpan Trophimovitch, qui lui avait vendu le droit de faire des coupes de bois dans son bien sur une tendue de quelques dessiatines. Quoique Barbara Ptrovna net pas plaint les subsides son ami en lenvoyant Berlin, celui-ci comptait bien toucher ces quatre cents roubles avant son dpart : il en avait sans doute besoin pour quelques dpenses secrtes, et peu sen fallut quil ne pleurt, lorsque Andrieff le pria dattendre un mois. Dailleurs le marchand tait parfaitement fond demander un rpit, car, sur le dsir de Stpan Trophimovitch qui nosait avouer certain dcouvert la gnrale, il avait fait le premier versement six mois avant lchance obligatoire.

    Dans la seconde lettre reue de Berlin le thme s'tait mo-

    difi : Je travaille douze heures par jour (s'il travaillait seule-ment onze heures ! grommela en lisant ces mots Barbara P-trovna), je fouille les bibliothques, je compulse, je prends des notes, je fais des courses : je suis all voir des professeurs. J'ai renouvel connaissance avec l'excellente famille Doundasoff. Que Nadejda Nikolaevna est charmante encore prsent ! Elle vous salue. Son jeune mari et ses trois neveux sont Berlin. Je passe les soires avec la jeunesse, nous causons jusqu'au lever du jour. Ce sont presque des soires athniennes, mais seule-ment au point de vue de la dlicatesse et de l'lgance. Tout y est noble : on fait de la musique, on rve la rnovation de l'hu-manit, on s'entretient de la beaut ternelle etc., etc.

    Ce ne sont que des contes dormir debout ! dcida Bar-

    bara Ptrovna en serrant cette lettre dans sa cassette, si les soires athniennes se prolongent jusqu'au lever du jour, il ne

    19

  • donne pas douze heures au travail. tait-il ivre quand il a crit cela ? Et cette Doundasoff, comment ose-t-elle m'envoyer des saluts ? Du reste, qu'il se promne !

    Mais il ne se promena pas longtemps ; au bout de quatre

    mois il n'y tint plus et raccourut en toute hte Skvorechniki. Certains hommes sont aussi attachs leur niche que les chiens d'appartement.

    VII

    Ds lors commena une priode d'accalmie qui dura prs

    de neuf annes conscutives. Les explosions nerveuses et les sanglots sur mon paule se reproduisaient intervalles rguliers sans altrer notre bonheur. Je m'tonne que Stpan Trophimo-vitch n'ait pas pris du ventre cette poque. Son nez seulement rougit un peu, ce qui ajouta la dbonnairet de sa physiono-mie. Peu peu se forma autour de lui un cercle d'amis qui, du reste, ne fut jamais bien nombreux. Quoique Barbara Ptrovna ne s'occupt gure de nous, nanmoins nous la reconnaissions tous pour notre patronne. Aprs la leon reue Ptersbourg, elle s'tait fixe dfinitivement en province ; l'hiver elle habitait sa maison de ville, l't son domaine suburbain. Jamais elle ne jouit d'une influence aussi grande que durant ces sept dernires annes, c'est--dire jusqu' l'avnement du gouverneur actuel. Le prdcesseur de celui-ci, notre inoubliable Ivan Osipovitch, tait le proche parent de la gnrale Stavroguine, qui lui avait autrefois rendu de grands services. La gouvernante sa femme tremblait la seule pense de perdre les bonnes grces de Bar-bara Ptrovna. l'instar de l'auguste couple, toute la socit provinciale tmoignait la plus haute considration la chte-laine de Skvorechniki. Naturellement, Stpan Trophimovitch bnficiait, par ricochet, de cette brillante situation. Au club o

    20

  • il tait beau joueur et perdait galamment, il avait su s'attirer l'estime de tous, quoique beaucoup ne le regardassent que comme un savant . Plus tard, lorsque Barbara Ptrovna lui eut permis de quitter sa maison, nous fmes encore plus libres. Nous nous runissions chez lui deux fois la semaine, cela ne manquait pas d'agrment, surtout quand il offrait du champa-gne. Le vin tait fourni par Andrieff dont j'ai parl plus haut. Barbara Ptrovna rglait la note tous les six mois, et d'ordinaire les jours de payement taient des jours de cholrine.

    Le plus ancien membre de notre petit cercle tait un em-

    ploy provincial nomm Lipoutine, grand libral, qui passait en ville pour athe. Cet homme n'tait plus jeune ; il avait pous en secondes noces une jolie personne passablement dote ; de plus, il avait trois filles dj grandelettes. Toute sa famille tait maintenue par lui dans la crainte de Dieu, et gouverne despo-tiquement. D'une avarice extrme, il avait pu, sur ses conomies d'employ, s'acheter une petite maison et mettre encore de l'ar-gent de ct. Son caractre inquiet et l'insignifiance de sa situa-tion bureaucratique taient cause qu'on avait peu de considra-tion pour lui ; la haute socit ne le recevait pas. En outre, Li-poutine tait trs cancanier, ce qui, plus d'une fois, lui avait valu de svres corrections. Mais, dans notre groupe, on apprciait son esprit aiguis, son amour de la science et sa gaiet maligne. Quoique Barbara Ptrovna ne l'aimt point, il trouvait pourtant moyen de capter sa bienveillance.

    Elle n'aimait pas non plus Chatoff, qui ne fit partie de notre

    cercle que dans la dernire anne. Chatoff tait un ancien tu-diant, exclu de l'Universit la suite d'une manifestation . Dans son enfance, il avait t l'lve de Stpan Trophimovitch. La naissance l'avait fait serf de Barbara Ptrovna ; il tait en ef-fet le fils d'un valet de chambre de la gnrale Stavroguine, et celle-ci l'avait combl de bonts. Elle ne l'aimait pas cause de sa fiert et de son ingratitude ; ce qu'elle ne pouvait lui pardon-ner, c'tait de n'tre pas venu la trouver aussitt aprs son ex-

    21

  • pulsion de l'Universit. Elle lui crivit alors et n'obtint pas mme une rponse. Plutt que de s'adresser Barbara Ptrov-na, il prfra accepter un prceptorat chez un marchand civilis, et il accompagna l'tranger la famille de cet homme. vrai dire, sa position tait moins celle d'un prcepteur que d'un me-nin, mais, cette poque, Chatoff avait un trs vif dsir de visi-ter l'Europe. Les enfants avaient aussi une gouvernante : c'tait une intrpide demoiselle russe, qui tait entre dans la maison la veille mme du voyage ; on l'avait engage sans doute parce qu'elle ne demandait pas cher. Au bout de deux mois, le mar-chand la mit la porte cause se de ses ides indpendan-tes . Chatoff suivit la gouvernante et, peu aprs, l'pousa Ge-nve. Ils vcurent ensemble pendant trois semaines, puis ils se quittrent comme des gens qui n'attachent aucune importance au lien conjugal ; d'ailleurs, la pauvret des deux poux dut tre pour quelque chose dans cette prompte sparation. Demeur seul, Chatoff erra longtemps en Europe, vivant Dieu sait de quoi. On dit qu'il dcrotta les bottes sur la voie publique, et que, dans un port de mer, il fut employ comme homme de peine. Il y a un an, nous le vmes enfin revenir dans notre ville. Il se mit en mnage avec une vieille tante qu'il enterra un mois aprs. Sa sur Dacha, leve comme lui par les soins de Barbara Ptrov-na, continuait habiter la maison de la gnrale qui la traitait presque en fille adoptive ; il avait fort peu de rapports avec elle. Dans notre cercle, il gardait le plus souvent un morne silence, mais, de temps autre, quand on touchait ses principes, il prouvait une irritation maladive qui lui faisait perdre toute retenue de langage. Si l'on veut discuter avec Chatoff, il faut commencer par le lier , disait parfois, en plaisantant, Stpan Trophimovitch, qui cependant l'aimait. l'tranger, les ancien-nes convictions socialistes de Chatoff s'taient radicalement modifies sur plusieurs points, et il avait donn aussitt dans l'excs contraire. Il tait de ces Russes qu'une ide forte quel-conque frappe soudain, annihilant du mme coup chez eux toute facult de rsistance. Jamais ils ne parviennent ragir contre elle, ils y croient passionnment et passent le reste de

    22

  • leur vie comme haletants sous une pierre qui leur crase la poi-trine. L'extrieur rbarbatif de Chatoff rpondait tout fait ses convictions : c'tait un homme de vingt-sept ou vingt-huit ans, petit, blond, velu, avec des paules larges, de grosses lvres, un front rid, des sourcils blancs et trs touffus. Ses yeux avaient une expression farouche, et il les tenait toujours baisss comme si un sentiment de honte l'et empch de les lever. Sur sa tte se dressait un pi de cheveux rebelle tous les efforts du peigne. Je ne m'tonne plus que sa femme l'ait lch dit un jour Barbara Ptrovna, aprs l'avoir considr attentivement. Malgr son excessive pauvret, il s'habillait le plus proprement possi-ble. Ne voulant point recourir son ancienne bienfaitrice, il vi-vait de ce que Dieu lui envoyait, et travaillait chez des mar-chands quand il en trouvait l'occasion. Une fois, il fut sur le point de partir en voyage pour le compte d'une maison de com-merce, mais il tomba malade au moment de se mettre en route. On imaginerait difficilement l'excs de misre que cet homme tait capable de supporter sans mme y penser. Lorsqu'il fut rtabli, Barbara Ptrovna lui envoya cent roubles sous le voile de l'anonyme. Chatoff dcouvrit nanmoins d'o lui venait cet argent ; aprs rflexion, il se dcida l'accepter, et alla remer-cier la gnrale. Elle fit un accueil trs cordial au visiteur qui, malheureusement, s'en montra fort peu digne. Muet, les yeux fixs terre, un sourire stupide sur les lvres, il couta pendant cinq minutes ce que Barbara Ptrovna lui disait ; puis, sans mme la laisser achever, il se leva brusquement, salua d'un air gauche et tourna les talons. La dmarche qu'il venait d'accom-plir tait, ses yeux, le comble de l'humiliation. Dans son trou-ble, il heurta par mgarde un meuble de prix, une petite table ouvrage en marqueterie, qu'il fit choir et qui se brisa sur le par-quet. Cette circonstance s'ajouta encore la confusion de Cha-toff, et il tait plus mort que vif lorsqu'il sortit de la maison. Plus tard, Lipoutine lui reprocha amrement de n'avoir pas repouss avec mpris ces cent roubles, et, chose pire, d'tre all re-mercier l'insolente aristocrate qui les lui avait envoys. C'tait au bout de la ville que demeurait Chatoff ; il vivait seul, et les

    23

  • visites lui dplaisaient, mme quand le visiteur tait l'un des ntres. Il tait trs assidu aux soires de Stpan Trophimovitch, qui lui prtait des journaux et des livres.

    ces runions assistait aussi un certain Virguinsky, jeune

    homme d'une trentaine d'annes, mari comme Chatoff ; mais cela s'arrtait la ressemblance entre eux. Virguinsky tait d'un caractre extrmement doux, et possdait une srieuse instruc-tion qu'il devait en grande partie lui-mme. Pauvre employ, il avait sa charge la tante et la sur de sa femme ; ces dames taient toutes trois fort entiches des principes nouveaux ; du reste, il suffisait qu'une ide quelconque ft admise dans les cercles progressistes de la capitale, pour qu'elles l'adoptassent aussitt sans plus ample examen. Madame Virguinsky exerait dans notre ville la profession de sage-femme ; jeune fille, elle avait longtemps habit Ptersbourg. Quant son mari, c'tait un homme d'une puret de cur peu commune, et j'ai rarement rencontr chez quelqu'un une plus honnte chaleur d'me. Jamais, jamais je ne renoncerai ces sereines esprances , me disait-il avec des yeux rayonnants. Lorsque Virguinsky vous parlait des sereines esprances , il baissait toujours la voix, comme s'il vous et confi quelque secret. Son extrieur tait fort chtif : assez grand mais trs fluet, il avait les paules troi-tes, les cheveux extrmement clairsems et d'une nuance rous-stre. Quand Stpan Trophimovitch raillait certaines de ses ides, il prenait trs bien ces plaisanteries et trouvait souvent des rponses dont la solidit embarrassait son contradicteur.

    Au sujet de Virguinsky courait un bruit malheureusement

    trop fond. ce qu'on racontait, moins d'un an aprs son ma-riage sa femme lui avait brusquement dclar qu'elle le mettait la retraite et qu'elle le remplaait par Lbiadkine. Ce dernier, arriv depuis peu dans notre ville o il se donnait faussement pour un ancien capitaine d'tat-major, tait, comme on le vit par la suite, un personnage fort sujet caution. Il ne savait que friser ses moustaches, boire, et dbiter toutes les sottises qui lui

    24

  • passaient par la tte. Cet homme eut l'indlicatesse d'aller s'ins-taller chez les Virguinsky, et, non content de se faire donner par eux le vivre et le couvert, il en vint mme regarder du haut de sa grandeur le matre de la maison. On prtendait qu'en appre-nant son remplacement, Virguinsky avait dit sa femme : Ma chre, jusqu' prsent je n'avais eu pour toi que de l'amour, maintenant je t'estime , mais il est douteux que cette parole romaine ait t rellement prononce ; suivant une autre ver-sion plus croyable, le malheureux poux aurait, au contraire, pleur chaudes larmes. Quinze jours aprs le remplacement, toute la famille alla, avec des connaissances, prendre le th dans un bois voisin de la ville. On organisa un petit bal champtre ; Virguinsky manifestait une gaiet fivreuse, il prit part aux dan-ses, mais tout coup, sans querelle pralable, au moment o son successeur excutait une fantaisie cavalier seul, il le saisit des deux mains par les cheveux et se mit lui secouer violem-ment la tte ; en mme temps, il pleurait et poussait des cris furieux. Le gant Lbiadkine eut si peur qu'il ne se dfendit mme pas et se laissa houspiller sans presque souffler mot. Mais lorsque son ennemi eut lch prise, il montra toute la suscepti-bilit d'un galant homme qui vient de subir un traitement indi-gne. Virguinsky passa la nuit suivante aux genoux de sa femme, lui demandant un pardon qu'il n'obtint point, parce qu'il ne consentit pas aller faire des excuses Lbiadkine. Le capitaine d'tat-major disparut peu aprs, et ne revint chez nous que dans les derniers temps, ramenant avec lui sa sur. J'aurai parler plus loin des vises qu'il se mit ds lors poursuivre. On com-prend que le pauvre Virguinsky ait cherch une distraction dans notre socit. Jamais, du reste, il ne causait avec nous de ses affaires domestiques. Une fois seulement, comme lui et moi re-venions ensemble de chez Stpan Trophimovitch, il laissa chapper une vague allusion son infortune conjugale, mais pour s'crier aussitt aprs en me saisissant la main :

    Ce n'est rien, c'est seulement un cas particulier, cela ne

    gne en rien l' uvre commune !

    25

  • Notre petit cercle recevait aussi des visiteurs d'occasion,

    tels que le capitaine Kartouzoff et le Juif Liamchine. Ce dernier tait employ la poste, il possdait un grand talent de pia-niste ; en outre, il imitait merveille le bruit du tonnerre, les grognements du cochon, les cris d'une femme en couche et les vagissements d'un nouveau-n. Sa prsence tait un lment de gaiet dans nos runions.

    26

  • CHAPITRE II

    LE PRINCE HARRY. UNE DEMANDE EN MARIAGE.

    I

    Il existait sur la terre un tre qui Barbara Ptrovna ntait

    pas moins attache qu Stpan Trophimovitch : ctait son fils unique, Nicolas Vsvolodovitch Stavroguine. Il avait huit ans lorsque sa mre le confia aux soins dun prcepteur. Rendons justice Stpan Trophimovitch : il sut se faire aimer de son lve. Tout son secret consistait en ce que lui-mme tait un enfant. Il ne me connaissait pas encore cette poque ; or, comme toute sa vie il eut besoin dun confident, il nhsita pas investir de ce rle le petit garon, ds que celui-ci et atteint sa dixime ou sa onzime anne. La plus franche intimit stablit entre eux, nonobstant la diffrence des ges et des situations. Plus dune fois, Stpan Trophimovitch veilla son jeune ami, seule fin de lui rvler, avec des larmes dans les yeux, les amer-tumes dont il tait abreuv, ou bien encore il lui dcouvrait quelque secret domestique sans songer que cette manire dagir tait trs blmable. Ils se jetaient dans les bras lun de lautre et pleuraient. Lenfant savait que sa mre laimait beaucoup ; la payait-il de retour ? jen doute. Elle lui parlait peu et ne le contrariait gure, mais elle le suivait constamment des yeux, et il prouvait toujours une sorte de malaise en sentant ce regard

    27

  • attach sur lui. Pour tout ce qui concernait linstruction et lducation de son fils, Barbara Ptrovna sen remettait pleine-ment Stpan Trophimovitch, car, dans ce temps-l, elle le voyait encore travers ses illusions. Il est croire que le matre dtraqua plus ou moins le systme nerveux de son lve. Quand, lge se seize ans, Nicolas Vsvolodovitch fut envoy au lyce, ctait un adolescent dbile et ple dont la douceur et lhumeur rveuse avaient quelque chose dtrange. (Plus tard il se distin-gua par une force physique extraordinaire.) En tout cas, on fit bien de sparer les deux amis ; peut-tre mme aurait-on d prendre cette mesure plus tt.

    Pendant les deux premires annes de son sjour au lyce,

    le jeune homme revint passer ses vacances Skvorechniki. Lorsque Barbara Ptrovna se fut rendue Ptersbourg avec St-pan Trophimovitch, il assista quelques unes des soires litt-raires qui avaient lieu chez elle. Parlant peu, tranquille et timide comme autrefois, il se bornait couter et observer. Son an-cienne affection pour Stpan Trophimovitch ne semblait pas refroidie, mais elle tait devenue moins expansive. Aprs avoir termin ses tudes, il entra au service militaire, sur le dsir de Barbara Ptrovna. Bientt on le fit passer dans un des plus bril-lants rgiments de la garde cheval. Il nalla point montrer son uniforme sa mre, et ne lui crivit que rarement. Barbara P-trovna ne lsinait point sur les envois dargent, bien que labolition du servage et tout dabord rduit de moiti son re-venu. Du reste, les conomies faites par elle depuis de longues annes avaient fini par former un capital assez rondelet. Elle sintressait vivement aux succs de son fils dans la haute soci-t ptersbourgeoise. Ctait en quelque sorte la revanche de ses ambitions dues. Elle tait heureuse de se dire que les portes dont elle navait pu franchir le seuil souvraient toutes grandes devant ce jeune officier riche et plein davenir. Mais des bruits assez tranges ne tardrent pas arriver aux oreilles de Barbara Ptrovna : en croire ces rcits, Nicolas Vsvolodovitch avait brusquement commenc une existence de folies. Ce ntait pas

    28

  • quil jout ou sadonnt outre mesure la boisson ; non, on si-gnalait seulement chez lui des excentricits sauvages, on parlait de gens crass par ses chevaux ; on lui reprochait un procd froce lgard dune dame de la bonne socit quil avait ou-trage publiquement aprs avoir eu des relations intimes avec elle. Il y avait mme quelque chose de particulirement ignoble dans cette affaire. De plus, on le dpeignait comme un bretteur cherchant noise tout le monde, insultant les gens pour le plai-sir de les insulter. Linquitude sempara de la gnrale. Stpan Trophimovitch lui assura quune organisation trop riche devait ncessairement jeter sa gourme, que la mer avait ses orages, et que tout cela ressemblait la jeunesse du prince Harry que Shakespeare nous reprsente faisant la noce en compagnie de Falstaff, de Poins et de mistress Quickly. Cette fois, loin de trai-ter de sornettes les paroles de son ami, comme elle avait coutume de le faire depuis quelque temps, Barbara Ptrovna, au contraire, les couta trs volontiers ; elle se les fit expliquer avec plus de dtails et lut mme trs attentivement limmortel ou-vrage du tragique anglais. Mais cette lecture ne lui procura au-cun apaisement : les analogies signales par Stpan Trophimo-vitch ne la frapprent point. Voulant tre fixe sur la conduite de son fils, elle crivit Ptersbourg, et attendit fivreusement la rponse ses lettres. Le courrier lui apporta bientt les plus fcheuses nouvelles : le prince Harry avait eu, presque coup sur coup, deux duels dans lesquels tous les torts se trouvaient de son ct ; il avait tu roide lun de ses adversaires, bless lautre grivement, et, raison de ces faits, il allait passer en conseil de guerre. Laffaire se termina par sa dgradation et son envoi comme simple soldat dans un rgiment dinfanterie ; encore usa-t-on dindulgence son gard.

    En 1863, ayant eu loccasion de se distinguer, Nicolas Vs-

    volodovitch fut dcor et promu sous-officier ; peu aprs on lui rendit mme lpaulette. Durant tout ce temps, Barbara Ptrov-na expdia la capitale peut-tre cent lettres, pleines de suppli-cations et dhumbles prires : le cas tait trop exceptionnel pour

    29

  • quelle ne rabattt pas un peu de son orgueil. peine rintgr dans son grade, le jeune homme sempressa de donner sa d-mission, mais il ne revint pas Skvorechniki, et cessa compl-tement dcrire sa mre. On apprit enfin, par voie indirecte, quil tait encore Ptersbourg, seulement il ne voyait plus du tout la socit quil frquentait autrefois ; on aurait dit quil se cachait. force de recherches, on dcouvrit quil vivait dans un monde trange ; il stait acoquin au rebut de la population ptersbourgeoise, des employs famliques, danciens mili-taires toujours ivres et nayant dautre ressource quune mendi-cit plus ou moins dguise ; il visitait les misrables familles de ces gens l, passait les jours et les nuits dans dobscurs taudis, et ne prenait plus aucun soin de sa personne ; apparemment cette existence lui plaisait. Sa mre ne recevait de lui aucune de-mande dargent ; il vivait sur le revenu du petit bien que son pre lui avait laiss et que, disait-on, il avait afferm un Alle-mand de la Saxe. Finalement, Barbara Ptrovna le supplia de revenir auprs delle, et le prince Harry fit son apparition dans notre ville. Cest alors que je le vis pour la premire fois, aupa-ravant je ne le connaissais que de rputation.

    Ctait un fort beau jeune homme de vingt-cinq ans, et

    javoue que son extrieur ne rpondit nullement mon attente. Je mtais figur Nicolas Vsvolodovitch comme une sorte de bohme dbraill, aux traits fltris par le vice et les excs alcoo-liques. Je trouvai au contraire en lui le gentleman le plus correct que jeusse jamais rencontr ; sa mise ne laissait absolument rien dsirer, et ses faons taient celles dun monsieur habitu vivre dans le meilleur monde. Il ny eut pas que moi de sur-pris, la ville entire partagea mon tonnement, car chacun chez nous connaissait dj toute la biographie de M. Stavroguine. Son arrive mit en rvolution tous les curs fminins ; il eut parmi nos dames des admiratrices et des ennemies, mais les unes et les autres raffolrent de lui. Il plaisait celles-ci parce quil y avait peut-tre un affreux secret dans son existence, et celles-l parce quil avait positivement tu quelquun. De plus,

    30

  • on le trouvait fort instruit ; la vrit, il ntait pas ncessaire de possder un grand savoir pour exciter notre admiration, mais, outre cela, il jugeait avec un bon sens remarquable les diverses questions courantes. Je note ce point comme une particularit curieuse : presque ds le premier jour, tous chez nous saccordrent reconnatre en lui un homme extrmement sen-s. Il tait peu causeur, lgant sans recherche, et dune modes-tie tonnante, ce qui ne lempchait pas dtre plus hardi et plus sr de soi que personne. Nos fashionables lui portaient envie et seffaaient devant lui. Son visage me frappa aussi : il avait des cheveux trs noirs, des yeux clairs dune srnit et dun calme peu communs, un teint blanc et dlicat, des dents semblables des perles, et des lvres qui rivalisaient avec le corail. Cette tte faisait leffet dun beau portrait, et cependant il y avait en elle un je ne sais quoi de repoussant. On disait quelle avait lair dun masque. Dune taille assez leve, Nicolas Vsvolodovitch pas-sait pour un homme exceptionnellement vigoureux. Barbara Ptrovna le considrait avec orgueil, mais ce sentiment se m-lait toujours de linquitude. Pendant un semestre, il vcut tranquillement chez nous ; strict observateur des lois de ltiquette provinciale, il allait dans le monde o il ne paraissait gure samuser ; il avait ses grandes et ses petites entres chez le gouverneur, qui tait son parent du ct paternel. Mais, au bout de six mois, le fauve se rvla tout coup.

    Affable et hospitalier, notre cher Ivan Osipovitch tait plu-

    tt fait pour tre marchal de la noblesse au bon vieux temps, que gouverneur une poque comme la ntre. On avait cou-tume de dire que ce ntait pas lui qui gouvernait la province, mais Barbara Ptrovna. Mot plus mchant que juste, car, malgr la considration dont toute la socit lentourait, la gnrale avait depuis plusieurs annes abdiqu toute action sur la mar-che des affaires publiques, et maintenant elle ne soccupait plus que de ses intrts privs. Deux ou trois ans lui suffirent pour faire rendre son domaine peu prs ce quil rapportait avant lmancipation des paysans. Le besoin damasser, de thsauri-

    31

  • ser, avait remplac chez elle les aspirations potiques de jadis. Elle loigna mme Stpan Trophimovitch de sa personne en lui permettant de louer un appartement dans une autre maison (depuis longtemps lui-mme sollicitait cette permission sous divers prtextes).

    Nous tous qui avions nos habitudes chez la gnrale, nous

    comprenions que son fils lui apparaissait maintenant comme une nouvelle esprance, comme un nouveau rve. Sa passion pour lui datait de lpoque o le jeune homme avait obtenu ses premiers succs dans la socit ptersbourgeoise, et elle tait devenue plus ardente encore partir du moment o il avait t cass de son grade. Mais en mme temps Barbara Ptrovna avait videmment peur de Nicolas Vsvolodovitch, et, devant lui, son attitude tait presque celle dune esclave. Ce quelle craignait, elle-mme naurait pu le prciser, ctait quelque chose dindtermin et de mystrieux. Souvent elle regardait Nicolas la drobe, comme si elle et cherch sur son visage une rponse des questions qui la tourmentaient et tout coup la bte froce sortit ses griffes.

    II

    Brusquement, sans rime ni raison, notre prince fit diver-

    ses personnes deux ou trois insolences inoues. Cela ne ressem-blait rien, ne sexpliquait par aucun motif, et dpassait de beaucoup les gamineries ordinaires que peut se permettre un jeune cervel. Un des doyens les plus considrs de notre club, Pierre Pavlovitch Gaganoff, homme g et ancien fonctionnaire, avait contract linnocente habitude de dire tout propos dun ton de colre : Non, on ne me mne pas par le nez ! Un jour, au club, dans un groupe compos de gens qui ntaient pas non plus les derniers venus, il lui arriva de rpter sa phrase favo-

    32

  • rite. Au mme instant, Nicolas Vsvolodovitch qui se trouvait un peu lcart et qui personne ne sadressait, sapprocha du vieillard, le saisit par le nez, et, le tirant avec force, lobligea faire ainsi deux ou trois pas sa suite. Il navait aucune raison den vouloir M. Gaganoff. On aurait pu ne voir l quune sim-ple espiglerie dcolier, espiglerie impardonnable, il est vrai ; cependant les tmoins de cette scne racontrent plus tard quau cours de lopration la physionomie du jeune homme tait rveuse, comme sil avait perdu lesprit . Mais ce fut long-temps aprs que cette circonstance revint la mmoire, et don-na rflchir. Sur le moment, on ne remarqua que lattitude de Nicolas Vsvolodovitch dans linstant qui suivit loffense faite par lui Pierre Pavlovitch : il comprenait trs bien lacte quil venait de commettre, et, loin den prouver aucune confusion, il souriait avec une gaiet maligne, rien en lui nindiquait le moin-dre repentir. Lincident provoqua un vacarme indescriptible. Un cercle, do partaient des exclamations indignes, stait form autour du coupable. Celui-ci, sans rpondre personne, se contentait dobserver tous ces visages dont les bouches souvraient pour profrer des cris. la fin, fronant le sourcil, il savana dun pas ferme vers Gaganoff :

    Vous mexcuserez, naturellement Je ne sais pas, en v-

    rit, comment cette ide mest venue tout coup une btise murmura-t-il la hte dun air vex.

    Cette faon cavalire de sexcuser quivalait une nouvelle

    insulte. Les vocifrations redoublrent. Nicolas Vsvolodovitch haussa les paules et sortit.

    Tout cela tait fort bte en mme temps que de la dernire

    inconvenance. Calcul et prmdit, comme premire vue il semblait ltre, linsolent procd dont Pierre Pavlovitch avait t victime tait un outrage rejaillissant sur toute notre socit. Ainsi en jugea lopinion publique. Le club commena par rejeter de son sein M. Stavroguine, dont lexclusion fut vote

    33

  • lunanimit ; ensuite, on se dcida adresser une plainte au gouverneur : Son Excellence tait prie, en attendant le d-nouement que cette affaire pourrait recevoir devant les tribu-naux, duser immdiatement des pouvoirs administratifs elle confis, pour mettre la raison un querelleur et un bretteur de la capitale, dont les agissements brutaux compromettaient la tranquillit de tous les gens comme il faut de notre ville. On ajoutait avec une pointe de causticit que M. Stavroguine lui-mme ntait peut-tre pas au-dessus des lois. Cette phrase tait une allusion maligne linfluence prsume de Barbara Ptrov-na sur le gouverneur. Celui-ci se trouvait alors absent, mais on savait quil reviendrait bientt : il tait all dans une localit voi-sine tenir sur les fonts baptismaux lenfant dune jeune et jolie veuve, que son mari, en mourant, avait laisse dans une situa-tion intressante. En attendant, on fit loffens Pierre Pavlo-vitch une vritable ovation : on lui prodigua les poignes de mains et les embrassades, toute la ville lalla voir ; on songea mme lui offrir un banquet par souscription, et lon ne renon-a cette ide que sur ses instantes prires ; peut-tre aussi les organisateurs de la manifestation finirent-ils par comprendre quaprs tout il ny avait pas lieu de tant glorifier un homme parce quon lavait men par le nez.

    Et pourtant comment cela tait-il arriv ? Comment cela

    avait-il pu arriver ? Chose digne de remarque, personne chez nous nattribuait la folie lacte trange de Nicolas Vsvolodo-vitch. Donc, on croyait que, mme en possession de sa raison, il tait capable de se conduire ainsi. De mon ct, aujourdhui en-core je ne sais comment expliquer le fait, bien quun vnement survenu peu aprs ait paru en fournir une explication satisfai-sante. Jajouterai que, quatre ans plus tard, Nicolas Vsvolodo-vitch, discrtement questionn par moi ce sujet, rpondit en fronant le sourcil : Oui, je ntais pas trs bien cette po-que. Mais nanticipons pas.

    34

  • Je ne fus pas peu tonn non plus du dbordement de haine qui alors se produisit partout contre le querelleur et bretteur de la capitale . On voulait absolument voir dans son cas un affront fait de propos dlibr la socit tout entire. videmment cet homme navait ralli autour de lui aucune sympathie, et stait au contraire alin tout le monde, mais comment cela ? Jusqu laffaire du club, il navait eu de querelle avec personne, navait offens me qui vive, stait toujours montr dune politesse irrprochable. Je suppose quon le has-sait cause de son orgueil. Nos dames elles-mmes, qui avaient commenc par ladorer, criaient maintenant contre lui encore plus que les hommes.

    Barbara Ptrovna tait consterne. Elle avoua plus tard

    Stpan Trophimovitch quelle avait prvu cela longtemps en avance, que chaque jour, depuis six mois, elle sattendait prci-sment quelque incartade de ce genre. Aveu remarquable dans la bouche dune mre. Voil le commencement ! pensait-elle frissonnante. Le lendemain de lincident survenu au club, elle dcida quelle aurait un entretien avec son fils, mais, malgr son caractre rsolu, la pauvre femme ne pouvait sempcher de trembler. Aprs une nuit sans sommeil, elle alla tout au matin confrer avec Stpan Trophimovitch, et pleura chez lui, elle qui navait jamais pleur devant personne. Elle voulait que Nicolas lui dit au moins quelque chose, daignt sexpliquer. Nicolas, toujours si poli et si respectueux avec sa mre, lcouta pendant quelque temps dun air maussade, mais trs srieusement ; tout coup il se leva, lui baisa la main et sortit sans rpondre un mot. Comme par un fait exprs, le soir de ce mme jour eut lieu un nouveau scandale, qui, sans avoir beaucoup prs la gravit du premier, accrut encore lirritation dun public dj trs mal dispos.

    Cette fois ce fut notre ami Lipoutine qui copa. Il arriva

    chez Nicolas Vsvolodovitch au moment o celui-ci venait davoir son explication avec sa mre : ce jour-l lemploy don-

    35

  • nait une petite soire pour clbrer lanniversaire de la nais-sance de sa femme, et il venait prier M. Stavroguine de lui faire lhonneur dy assister. Depuis longtemps, Barbara Ptrovna tait dsole de voir que son fils aimait surtout frquenter les gens de bas tage, mais elle nosait lui adresser aucune observa-tion ce sujet. Il ntait pas encore all chez Lipoutine, quoiquil se ft dj rencontr avec lui. Dans la circonstance prsente, il neut pas de peine deviner pourquoi on lui faisait la politesse dune invitation : en sa qualit de libral, Lipoutine tait en-chant du scandale de la veille, et il estimait quil fallait proc-der ainsi lgard des notabilits du club. Nicolas Vsvolodo-vitch sourit et promit daller chez lemploy.

    Il trouva l une socit nombreuse et peu choisie, mais

    pleine dentrain. Lipoutine, qui ne recevait que deux fois par an, ne regardait pas la dpense dans ces rares occasions. Stpan Trophimovitch, le plus considrable des invits, navait pu venir parce quil tait malade. Le th, leau-de-vie et les rafrachisse-ments dusage figuraient en aussi grande abondance quon pou-vait le dsirer ; les joueurs occupaient trois tables, et la jeunesse dansait au piano en attendant le souper. Nicolas Vsvolodovitch engagea la matresse de la maison, charmante petite dame que cet honneur intimida fort ; ils firent deux tours ensemble ; puis le jeune homme sassit ct de madame Lipoutine, se mit causer avec elle et lgaya par sa conversation. Remarquant en-fin combien elle tait jolie quand elle riait, il la saisit tout coup par la taille, et, trois reprises, devant tout le monde, la baisa amoureusement sur les lvres. pouvante, la pauvre femme svanouit. Nicolas Vsvolodovitch prit son chapeau et sapprocha du mari qui avait perdu la tte au milieu de la confu-sion gnrale ; en le regardant, lui-mme se troubla. Ne vous fchez pas , murmura-t-il rapidement, et il sortit. Lipoutine courut aprs lui, le rejoignit dans lantichambre, lui donna sa pelisse et le reconduisit crmonieusement jusquau bas de lescalier. Mais cette histoire, au fond relativement innocente,

    36

  • eut le lendemain un pilogue assez drle qui, par la suite, valut Lipoutine la rputation dun homme trs perspicace.

    dix heures du matin, sa servante Agafia arriva la mai-

    son de Barbara Ptrovna. Ctait une fille de trente ans, au vi-sage vermeil et aux allures trs dcides. Elle demanda instam-ment voir Nicolas Vsvolodovitch en personne, disant que son matre lavait charg dune commission pour lui. Quoique le jeune homme et fort mal la tte, il ne laissa pas de la rece-voir. Le hasard fit que la gnrale assista lentretien.

    Serge Vasilitch, commena bravement Agafia, ma char-

    ge de vous remettre ses salutations et de minformer de votre sant : il dsire savoir si vous avez bien dormi et comment vous vous trouvez depuis la soire dhier.

    Nicolas Vsvolodovitch sourit. Tu prsenteras mes saluts et mes remerciements ton

    matre ; tu lui diras aussi de ma part, Agafia, quil est lhomme le plus intelligent de toute la ville.

    Quant cela, reprit plus hardiment encore la servante, il

    ma ordonn de vous rpondre quil na pas besoin que vous le lui appreniez, et quil vous souhaite la mme chose.

    Bah ! Mais comment a-t-il pu savoir ce que je te dirais ? Je ne sais pas de quelle manire il la devin, mais jtais

    dj loin de la maison quand il a couru aprs moi tte nue : Agafiouchka, me dit-il, si par hasard on tordonne de dire ton matre quil est lhomme le plus intelligent de toute la ville, ne manque pas de rpondre aussitt : Nous le savons trs bien nous-mmes, et nous vous souhaitons la mme chose

    37

  • III

    Enfin eut lieu aussi une explication avec le gouverneur.

    peine de retour de la ville, notre cher Ivan Osipovitch dut pren-dre connaissance de la plainte dpose au nom du club. Sans doute il fallait faire quelque chose, mais quoi ? Notre aimable vieillard se trouvait assez embarrass, car lui-mme ntait pas sans avoir une certaine peur de son jeune parent. la fin pour-tant, il sarrta la combinaison suivante : agir sur Nicolas Vs-volodovitch pour le dcider prsenter au club ainsi qu loffens des excuses satisfaisantes, crites mme, au besoin, puis lui insinuer en douceur quil ferait bien de nous quitter, dentreprendre, par exemple, un voyage dagrment en Italie ou dans tout autre pays de lEurope. Le jeune homme qui, comme membre de la famille, avait accs dans toute la maison, fut cette fois reu la salle. Un employ de confiance, Alexis Tliatnikoff, tait assis devant une table, dans un coin, et dcachetait les d-pches. Dans la pice suivante, prs de la fentre la plus rappro-che de la porte de la salle, se trouvait un colonel gros et bien portant qui, de passage dans notre ville, tait venu faire visite son ami et ancien camarade Ivan Osipovitch. Ce militaire tour-nait le dos la salle et lisait le Golos : videmment il ne soccupait pas de ce qui se passait derrire lui. Le gouverneur commena voix basse un discours hsitant et quelque peu confus. Nicolas, assis prs du vieillard, lcoutait avec une phy-sionomie qui navait rien daimable ; ple, les yeux baisss, il fronait les sourcils comme un homme qui lutte contre une vio-lente souffrance.

    Votre cur, Nicolas, est bon et noble, dit entre autres

    choses le gouverneur, vous tes un homme fort instruit, vous avez vcu dans la haute socit, et, ici mme, jusqu prsent, votre conduite pouvait tre cite en exemple ; vous faisiez le bonheur dune mre que nous aimons tous Et voici que main-tenant tout prend un aspect nigmatique et inquitant pour tout

    38

  • le monde ! Je vous parle comme un ami de votre famille, comme un vieillard qui vous porte un sincre intrt, comme un parent dont le langage ne peut offenser Dites-moi, quest-ce qui vous pousse commettre ces excentricits en dehors de toutes les rgles et de toutes les conventions sociales ? Que peuvent dno-ter ces frasques, pareilles des actes de dmence ?

    Nicolas coutait avec colre et impatience. Soudain une ex-

    pression narquoise passa dans ses yeux. Soit, je vais vous le dire, rpondit-il dun air maussade,

    et, aprs avoir jet un regard derrire lui, il se pencha loreille du gouverneur. Alexis Tliatnikoff fit trois pas vers la fentre, et le colonel toussa derrire son journal. Le pauvre Ivan Osipo-vitch sans dfiance se hta de tendre loreille ; il tait extrme-ment curieux. Et alors se produisit quelque chose dimpossible, mais dont, malheureusement, il ny avait pas moyen de douter. Au moment o le vieillard sattendait recevoir la confidence dun secret intressant, il sentit tout coup la partie suprieure de son oreille happe par les dents de Nicolas et serre avec as-sez de force entre les mchoires du jeune homme. Il se mit trembler, le souffle sarrta dans son gosier.

    Nicolas, quest-ce que cette plaisanterie ? gmit-il ma-

    chinalement, dune voix qui ntait plus sa voix naturelle. Alexis et le colonel navaient encore eu le temps de rien

    comprendre, dailleurs ils ne voyaient pas bien ce qui se passait, et jusqu la fin ils crurent une conversation confidentielle en-tre les deux hommes. Cependant le visage dsespr du gouver-neur les inquita. Ils se regardrent lun lautre avec de grands yeux, ne sachant sils devaient slancer au secours du vieillard, comme cela tait convenu, ou sil fallait attendre encore un peu. Nicolas remarqua peut-tre leur hsitation, et ses dents serr-rent plus fort que jamais loreille dIvan Osipovitch.

    39

  • Nicolas, Nicolas ! gmit de nouveau celui-ci, allons la plaisanterie a assez dur

    Encore un moment, et sans doute le pauvre homme serait

    mort de peur ; mais le sclrat eut piti de sa victime et lcha prise. Le vieillard qui avait t dans des transes mortelles pen-dant toute une longue minute eut une attaque la suite de cette scne. Une demi-heure aprs, Nicolas fut arrt, emmen au corps de garde et enferm dans une cellule spciale, la porte de laquelle on plaa un factionnaire muni dinstructions trs rigoureuses. Cette mesure svre contrastait avec la douceur habituelle de notre aimable gouverneur, mais il tait si fch quil ne craignit pas den assumer la responsabilit, au risque dexasprer Barbara Ptrovna. la nouvelle de larrestation de son fils, cette dame entra dans une violente colre et se rendit aussitt chez Ivan Osipovitch, dcide rclamer de lui des ex-plications immdiates. Ltonnement fut grand en ville, quand on apprit que le gouverneur avait refus de la recevoir ; elle-mme croyait rver.

    Et enfin tout sexpliqua ! deux heures de laprs-midi, le

    prisonnier, qui jusqualors tait rest fort calme et mme avait dormi, commena soudain faire du tapage ; il assna de fu-rieux coups de poing contre la porte, arracha par un effort pres-que surhumain le grillage en fer plac devant ltroite fentre de sa cellule, brisa la vitre et se mit les mains en sang. Lofficier de garde accourut avec ses hommes pour matriser le forcen, mais, en pntrant dans la casemate, on saperut quil tait en proie un accs de delirium tremens des mieux caractriss, et on le transporta chez sa mre. Cet vnement fut une rvlation. Les trois mdecins de notre ville mirent lavis que les facults mentales du malade taient peut-tre altres depuis trois jours dj, et que, durant ce laps de temps, ses actes, tout en offrant lapparence de lintentionnalit et mme de la ruse, avaient pu tre accomplis en dehors de la volont et du jugement ; les faits, du reste, confirmaient cette manire de voir. La conclusion qui

    40

  • ressortait de l, cest que Lipoutine avait montr plus de sagaci-t que tout le monde. Ivan Osipovitch, homme dlicat et sensi-ble, fut fort confus, mais sa conduite prouvait que lui aussi avait cru Nicolas Vsvolodovitch capable de commettre en tat de raison les actes les plus insenss. Au club, on eut honte de stre si fort chauff contre un irresponsable, et lon stonna que nul nait song la seule explication possible de toutes ces trange-ts. Naturellement, il y eut aussi des sceptiques, mais ils ne tar-drent pas tre dbords par le courant de lopinion gnrale.

    Nicolas garda le lit pendant plus de deux mois. Un clbre

    mdecin de Moscou fut appel en consultation ; toute la ville alla voir Barbara Ptrovna. Elle pardonna. Au printemps, comme son fils tait tout fait rtabli, elle lui proposa de partir pour lItalie, ce quoi il consentit sans soulever la moindre ob-jection. Le jeune homme montra la mme docilit lorsque sa mre lengagea aller dire adieu ses connaissances et profi-ter de cette occasion pour prsenter des excuses l o il y avait lieu de le faire. Sur ce point encore, il cda de trs bonne grce. On sut au club que chez Pierre Pavlovitch Gaganoff, il stait expliqu dans les termes les plus dlicats avec ce dernier et lavait laiss entirement satisfait. Durant cette tourne de visi-tes, Nicolas fut trs srieux et mme un peu sombre. Partout on le reut avec toutes les apparences de lintrt, mais partout aussi on se sentait gn et lon tait bien aise de savoir quil al-lait en Italie. Lorsquil vint prendre cong dIvan Osipovitch, le vieillard versa des larmes, mais ne put se rsoudre lembrasser, mme au moment des derniers adieux. la vrit, plusieurs chez nous restaient convaincus que le vaurien stait simplement moqu de toute notre population et que sa maladie navait t quune frime. Nicolas passa galement chez Lipou-tine.

    Dites-moi, lui demanda-t-il, comment avez-vous pu

    deviner lavance ce que je dirais de votre intelligence et char-ger Agafia dune rponse ad hoc ?

    41

  • Parce que je vous considre, moi aussi, comme un

    homme intelligent, fit en riant Lipoutine, je pouvais par consquent prvoir votre rponse.

    La concidence nen est pas moins remarquable. Mais

    pourtant permettez : ainsi vous me considriez comme un homme intelligent, et non comme un fou, quand vous avez en-voy Agafia ?

    Comme un homme trs intelligent et trs sens ; seule-

    ment, jai fait semblant de croire que vous naviez pas votre bon sens Vous-mme alors vous avez immdiatement pntr ma pense et vous mavez fait remettre par Agafia une patente dhomme desprit.

    Eh bien, ici vous vous trompez un peu ; le fait est que je

    ne me portais pas bien balbutia Nicolas Vsvolodovitch en fronant le sourcil, bah ! scria-t-il, pouvez-vous croire en ralit que, possdant toute ma raison, je sois capable de me jeter sur les gens ? Mais pourquoi donc ferais-je cela ?

    Lipoutine ne sut que rpondre, mais sa physionomie r-

    pondit pour lui. Nicolas plit lgrement, du moins lemploy crut le voir plir.

    En tout cas, vous avez une tournure desprit fort amu-

    sante, poursuivit le jeune homme, mais, quant la visite dAgafia, je comprends, naturellement, que ctait un affront que vous me faisiez.

    Aurait-il fallu vous appeler sur le terrain ? Hum ! jai entendu dire que vous ntes pas partisan du

    duel

    42

  • Cest une traduction du franais ! rpliqua Lipoutine avec moue dsagrable.

    Vous tenez pour la nationalit ? Lexpression de la mauvaise humeur saccentua sur le vi-

    sage de Lipoutine. Bah, bah ! Que vois-je ? sexclama Nicolas remarquant

    tout coup un volume de Considrant bien en vue sur la table, est-ce que vous seriez fouririste ? Jen ai peur ! Eh bien, et cela, ajouta-t-il avec un rire, tandis que ses doigts tambourinaient sur le livre, est-ce que ce nest pas aussi une traduction du fran-ais ?

    Non, ce nest pas une traduction du franais ! reprit avec

    une sorte demportement Lipoutine, ce sera une traduction de la langue humaine universelle et pas seulement du franais ! De la langue de la rpublique sociale humanitaire et de lharmonie cosmopolite, voil ! Mais pas du franais seulement !

    Diable ! mais cette langue-l nexiste pas ! rpondit le

    jeune homme avec un nouveau rire. Parfois une niaiserie mme nous frappe et retient long-

    temps notre attention. De toutes les impressions que son sjour dans notre ville laissa Nicolas Vsvolodovitch, aucune ne se grava dans son esprit en traits aussi ineffaables que le souvenir de cet entretien avec Lipoutine. Quun petit employ provincial, un tyran domestique, un usurier de bas tage, un ladre enfer-mant sous clef les restes du dner et les bouts de chandelle, quun Lipoutine enfin rvt Dieu sait quelle future rpublique sociale et quelle harmonie cosmopolite, dcidment cela pas-sait la comprhension de Nicolas.

    43

  • IV

    Notre prince voyagea pendant plus de trois ans, si bien

    quen ville on finit par loublier ou peu prs. Nous smes par Stpan Trophimovitch quaprs avoir visit toute lEurope, il tait all en gypte et Jrusalem. Ensuite il prit part une ex-pdition scientifique en Islande. On nous apprit aussi que, du-rant un hiver, il avait suivi des cours dans une universit dAllemagne. Il crivait sa mre de six mois en six mois, et mme quelquefois intervalles plus loigns. Recevant si rare-ment des nouvelles de son fils, Barbara Ptrovna ne lui en vou-lait point pour cela ; puisque leurs relations taient tablies sur ce pied, elle acceptait la chose sans murmures ; mais, dans son for intrieur, et quoiquelle nen dit rien personne, elle ne ces-sait de songer son Nicolas, dont labsence la faisait beaucoup souffrir. Elle laborait part soi divers plans et semblait deve-nue plus avare encore que par le pass. mesure quelle se montrait plus soucieuse damasser, elle tmoignait aussi plus de colre Stpan Trophimovitch quand ce dernier perdait au jeu.

    Enfin, au mois davril de la prsente anne, Barbara P-

    trovna reut de Paris une lettre elle crite par la gnrale Pras-covie Ivanovna Drozdoff, son amie denfance. Depuis huit ans les deux dames ne staient pas vues et navaient eu aucune cor-respondance ensemble. Les meilleurs rapports existent entre Nicolas Vsvolodovitch et nous , crivait Prascovie Ivanovna, il a li amiti avec ma Lisa et se propose de nous accompagner en Suisse, Vernex-Montreux, o nous irons cet t. Ce sera de sa part un sacrifice mritoire, car il est reu comme un fils chez le comte K en ce moment Paris, et lon peut presque dire quil a son domicile dans cette maison (Le comte K tait un personnage trs influent Ptersbourg.) La lettre tait courte et rvlait clairement son but, quoiquelle se bornt exposer des faits sans en tirer aucune conclusion. Les rflexions de Barbara Ptrovna ne furent pas longues, en un instant son

    44

  • parti fut pris : elle fit ses prparatifs de dpart, et, au milieu davril, se rendit Paris, emmenant avec elle sa protge Dacha (la sur de Chatoff). Ensuite elle alla en Suisse et revint en Rus-sie au mois de juillet. Elle avait laiss Dacha chez les dames Drozdoff, qui elles-mmes promettaient darriver chez nous la fin daot.

    La famille Drozdoff tait propritaire dun fort beau do-

    maine dans notre province, mais le service du gnral Ivan Iva-novitch lavait toujours mise dans limpossibilit dy sjourner. Le gnral tant mort lanne prcdente, linconsolable Prasco-vie Ivanovna se rendit avec sa fille ltranger. Ce voyage tait motiv par diverses raisons : la gnrale voulait notamment faire une cure de raisin Vernex-Montreux, pendant la seconde moiti de lt. Aprs son retour en Russie, elle comptait se fixer dfinitivement parmi nous. Elle possdait en ville une grande maison quon navait pas habite depuis de longues annes et dont les volets restaient ferms. Les Drozdoff taient des gens riches. Prascovie Ivanovna, marie en premires noces au capi-taine de cavalerie Touchine, tait, comme son amie de pension Barbara Ptrovna, la fille dun opulent fermier qui lui avait constitu une grosse dot en la donnant pour femme M. Touchine. Ce dernier ntait pas non plus sans ressource, et, quand il mourut, il laissa un joli capital sa fille unique Lisa, alors ge de sept ans. Maintenant qulisabeth Nikolaevna approchait de sa vingt-deuxime anne, on pouvait hardiment valuer sa fortune personnelle deux cents mille roubles, sans parler de lhritage qui devait lui revenir aprs la mort de sa mre, celle-ci nayant pas eu denfant de son second mariage.

    Barbara Ptrovna rentra dans ses foyers, enchante du r-

    sultat de son voyage. Elle sapplaudissait davoir russi sentendre avec Prascovie Ivanovna ; aussi, peine arrive, se hta-t-elle de tout raconter Stpan Trophimovitch ; elle se montra mme fort expansive avec lui, ce quelle ntait plus gure depuis quelque temps.

    45

  • Hurrah ! scria-t-il en faisant claquer ses doigts. Il tait ravi, et cela dautant plus que jusquau retour de son

    amie il avait t fort abattu. En partant pour ltranger, elle ne lui avait mme pas fait des adieux convenables et ne lui avait rien confi de ses projets, peut-tre par crainte quil ne commt quelque indiscrtion. La gnrale tait alors fche contre lui parce quil venait dattraper une forte culotte au club. Mais, avant mme de quitter la Suisse, elle avait senti quelle ne devait plus lui battre froid son retour, et, de fait, la punition durait depuis assez longtemps. Dj fort afflig dun dpart si brusque et si mystrieux, Stpan Trophimovitch avait encore eu bien dautres contrarits. Son grand tourment tait un engagement pcuniaire considrable auquel il ne pouvait faire face sans re-courir Barbara Ptrovna. De plus, au mois de mai, stait pro-duit un vnement grave : notre bon gouverneur Ivan Osipo-vitch avait t relev de ses fonctions, et larrive de son succes-seur, Andr Antonovitch Von Lembke, commenait modifier sensiblement les dispositions de presque toute la socit pro-vinciale lgard de la gnrale Stavroguine, et, par suite, de Stpan Trophimovitch. Du moins, celui-ci avait dj recueilli plusieurs observations dsagrables, quoique prcieuses, et son inquitude tait grande. Ne lavait-on pas dnonc au nouveau gouverneur comme un homme dangereux ? Il tenait de bonne source que certaines de nos dames taient dcides ne plus voir Barbara Ptrovna. Quant la future gouvernante (quon nattendait pas avant lautomne), on rptait, pour lavoir en-tendu dire, quelle tait fire, mais on ajoutait quen revanche elle appartenait la vritable aristocratie, et non la noblesse de pacotille comme notre pauvre Barbara Ptrovna . en croire les bruits rpandus partout, les deux dames staient au-trefois rencontres dans le monde, et il y avait eu entre elles de tels froissements que madame Stavroguine ne pouvait plus en-tendre parler de madame Von Lembke sans prouver une sensa-tion maladive. Lair triomphant de Barbara Ptrovna et

    46

  • lindiffrence mprisante avec laquelle elle apprit le revirement de lopinion publique son gard remontrent le moral du craintif Stpan Trophimovitch. Subitement ragaillardi, il se mit raconter sur le mode humoristique larrive du nouveau gou-verneur.

    Vous savez sans aucun doute, excellente amie, commen-

    a-t-il en tranant les mots avec une intonation coquette, ce que cest quun administrateur russe en gnral, et en particu-lier un administrateur russe nouvellement install. Mais cest bien au plus si vous avez pu apprendre pratiquement ce que cest que livresse administrative

    Livresse administrative ? Je ne sais pas ce que cela veut

    dire. Cest Vous savez, chez nous En un mot, prenez la

    dernire nullit, prposez-la la vente des billets dans une gare de chemin de fer, et aussitt cette nullit, pour vous montrer son pouvoir, se croira en droit de trancher du Jupiter avec vous quand vous irez prendre un billet. Sache que tu es sous ma coupe ! a-t-elle lair de dire. Eh bien, cest un effet de livresse administrative

    Abrgez, si vous pouvez, Stpan Trophimovitch. M. Von Lembke est maintenant en tourne dans la pro-

    vince. En un mot, cet Andr Antonovitch, quoique Allemand, appartient, je le reconnais, la religion orthodoxe ; je conviens encore que cest un fort bel homme, de quarante ans

    O avez-vous pris que cest un bel homme ? Il a des yeux

    de mouton. Parfaitement exact. Mais je me suis fait ici lcho de nos

    dames

    47

  • Dispensez-moi de ces dtails, Stpan Trophimovitch, je

    vous en prie ! propos, vous portez des cravates rouges, depuis quand ?

    Cest cest aujourdhui seulement que je Et faites-vous de lexercice ? vous devez abattre vos six

    verstes tous les jours, est-ce que vous vous conformez lordonnance du mdecin ?

    Non pas toujours. Je men doutais ! En Suisse dj je lavais pressenti ! cria

    dune voix irrite Barbara Ptrovna, prsent ce nest pas six verstes que vous ferez, cest dix verstes ! vous vous affaissez ter-riblement, terriblement ! Vous tes, je ne dirai pas vieilli, mais dcrpit tantt, quand je vous ai aperu, cela ma frappe, en dpit de votre cravate rouge Quelle ide rouge ! Continuez votre rcit, si vous avez rellement quelque chose me dire au sujet de Von Lembke, et dpchez-vous, je vous en prie ; je suis fatigue.

    En un mot, je voulais seulement dire que cest un de ces

    administrateurs qui dbutent quarante ans, aprs avoir vgt dans lobscurit jusqu cet ge, un de ces hommes sortis tout coup du nant, grce un mariage ou quelque autre moyen non moins dsespr Il est maintenant parti je veux dire quon sest empress de me dpeindre lui comme un corrup-teur de la jeunesse, un prdicateur de lathisme Aussitt il est all aux informations

    Mais est-ce vrai ?

    48

  • Jai mme pris mes mesures. Quand on lui a rapport que vous gouverniez la province , vous savez, il sest permis de rpondre qu il ny aurait plus rien de semblable .

    Il a dit cela ? Oui, et avec cette morgue Sa femme, Julie Mikhalovna,

    nous la verrons ici la fin daot, elle arrivera directement de Ptersbourg.

    De ltranger. Nous nous y sommes rencontrs. Vraiment ? Paris et en Suisse. Cest une parente des Drozdoff. Une parente ? Quelle singulire concidence ! On la dit

    ambitieuse, et elle a, parat-il, des relations influentes ? Allons donc ! Des relations de rien du tout ! Nayant pas

    un kopek, elle est reste fille jusqu quarante ans. Maintenant quelle a agripp son Von Lembke, elle ne pense plus qu le pousser. Ce sont deux intrigants.

    Et elle a, dit-on, deux ans de plus que lui ? Cinq ans. Moscou, sa mre balayait mon seuil avec la

    trane de sa robe ; elle mendiait des invitations mes bals, du temps de Vsvolod Nikolavitch. Quant Julie Mikhalovna, elle passait toute la nuit seule, assise dans un coin, avec sa mou-che en turquoise sur le front ; personne ne la faisait danser, si bien que vers trois heures, par piti, je lui envoyais un cavalier. Elle avait alors vingt-cinq ans, et lon continuait la mener dans le monde vtue dune robe courte, comme une petite fille. Il de-venait indcent de recevoir chez soi ces gens-l.

    49

  • Il me semble que je vois cette mouche. Je vous le dis, en arrivant je suis tombe au milieu dune

    intrigue. Vous avez lu la lettre de Prascovie Ivanovna, que pou-vait-il y avoir de plus clair ? Eh bien, quest-ce que je trouve ? Cette mme imbcile de Prascovie, elle na jamais t quune imbcile, me regarde avec bahissement : elle a lair de me demander pourquoi je suis venue. Vous pouvez vous figurer combien jai t surprise. Je promne mes yeux autour de moi : je vois cette Lembke qui ourdit ses trames et, ct delle, ce cousin, un neveu du vieux Drozdoff, tout sexplique ! Naturel-lement, en un clin dil jai rtabli la situation, et Prascovie fait de nouveau cause commune avec moi, mais une intrigue, une intrigue !

    Que vous avez pourtant djoue. Oh ! vous tes un Bis-

    marck ! Sans tre un Bismarck, je suis cependant capable de dis-

    cerner la fausset et la btise o je les rencontre. Lembke, cest la fausset, et Prascovie la btise. Jai rarement rencontr une femme plus affaiblie, sans compter quelle a les jambes enfles et quavec cela elle est bonne. Que peut-il y avoir de plus bte que la btise dune bonne personne ?

    Celle dun mchant, ma chre amie : un sot mchant est

    encore plus bte, observa noblement Stpan Trophimovitch. Vous avez peut-tre raison. Vous souvenez-vous de Lisa ? Charmante enfant ! Maintenant ce nest plus une enfant, mais une femme, et

    une femme de caractre. Une nature noble et ardente. Ce que jaime en elle, cest quelle ne se laisse pas dominer par sa mre,

    50

  • cette crature imbcile. Il a failli y avoir une histoire propos du cousin.

    Bah ! mais, au fait, entre lui et lisabeth Nikolaevna la

    parent nexiste pas Est-ce quil a des vues ? Voyez-vous, cest un jeune officier qui parle fort peu, qui

    est mme modeste. Je tiens tre toujours juste. Il me semble que, personnellement, il est oppos cette intrigue et quil ne dsire rien ; je ne vois dans cette machination que luvre de la Lembke. Il avait beaucoup de considration pour Nicolas. Vous comprenez, toute laffaire dpend de Lisa, mais je lai laisse dans les meilleurs termes avec Nicolas, et lui-mme ma formel-lement promis sa visite en novembre. Il ny a donc en cause ici que la rouerie de la Lembke et laveuglement de Prascovie. Cette dernire ma dit que tous mes soupons ntaient que de la fan-taisie ; je lui ai rpondu en la traitant dimbcile. Je suis prte laffirmer au jugement dernier. Et si Nicolas ne mavait prie dattendre encore, je ne serais pas partie sans avoir dmasqu cette crature artificieuse. Elle cherchait sinsinuer, par lentremise de Nicolas, dans les bonnes grces du comte K, elle voulait brouiller le fils avec la mre. Mais Lisa est de notre ct, et je me suis entendue avec Prascovie. Vous savez, Karma-zinoff est mon parent ?

    Comment ! il est parent de madame Von Lembke ? Oui. Parent loign. Karmazinoff, le romancier ? Eh ! oui, lcrivain, quest-ce qui vous tonne ? Sans

    doute il se prend pour un grand homme. Cest un tre bouffi de vanit ! Elle arrivera avec lui, actuellement ils sont ensemble ltranger. Elle a lintention de fonder quelque chose dans notre ville, dorganiser des runions littraires. Il viendra passer un

    51

  • mois chez nous, il veut vendre le dernier bien quil possde ici. Jai failli le rencontrer en Suisse, et je ny tenais gur