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4 LES OUVRIERS MYSTERIEUX Le lendemain, grand-papa Joe raconta la suite de son histoire. « Vois-tu, Charlie, dit-il, il n’y a pas si longtemps, la chocolaterie de Mr. Willy Wonka comptait des milliers d’ouvriers. Puis un jour, soudain, Mr. Wonka dut les prier tous de rentrer chez eux, de ne jamais revenir. — Mais pourquoi ? demanda Charlie. — A cause des espions. — Des espions ? Oui. Car tous les autres chocolatiers s’étaient mis à jalouser les merveilleuses confiseries que fabriquait Mr. Wonka, et à lui envoyer des espions pour lui voler ses recettes. Les espions se firent embaucher par la chocolaterie Wonka en se faisant passer pour de simples ouvriers, et cela leur permit, pendant qu’ils y étaient, d’étudier de quoi étaient faites certaines de ses spécialités. — Et puis ils retournaient à leurs propres usines pour tout raconter ? demanda Charlie. — Je le pense, répondit grand-papa Joe, puisque, peu après, la Chocolaterie Fickelgruber s’était mise à fabriquer une crème glacée qui ne fondait jamais, même par la plus grande chaleur. Puis la Chocolaterie Prodnose sortit une gomme à mâcher qui ne perdait jamais sa saveur, même après des heures de mastication. Et puis la Chocolaterie Slugworth s’est mise à fabriquer des ballons de confiserie gonflables et crevables avant d’être consommés. Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Et Mr. Willy Wonka tira sur sa barbe et hurla : « C’est épouvantable ! Je vais être ruiné ! Des espions partout ! Je serai obligé de fermer mon usine ! » — Mais il ne l’a pas fermée ! dit Charlie. — Mais si, il l’a fermée. Après avoir dit à tous ses ouvriers qu’il était navré, mais qu’ils devaient rentrer chez eux, il a fermé la porte cochère et l’a attachée avec une chaîne. Et soudain, la gigantesque chocolaterie Wonka était devenue silencieuse et déserte. Les cheminées avaient cessé de fumer, les machines de ronronner et à partir de ce fameux jour, on n’y fabriquait plus un bonbon, plus une bouchée de chocolat. Plus personne n’entrait ni ne sortait. Pas un chat. Quant à Mr. Willy Wonka, il disparut complètement. « Des mois et des mois passèrent, poursuivit grand-papa Joe, mais la chocolaterie était toujours fermée. Et tout le monde disait : « Pauvre Mr. Wonka. Il était si gentil. Et il faisait de si merveilleuses sucreries. Le voilà ruiné. Tout est fini ! » « Puis il arriva quelque chose d’étonnant. Un jour, de bon matin, on voyait cinq panaches de fumée blanche sortir des grandes cheminées de la chocolaterie ! Les passants s’arrêtaient en écarquillant les yeux ! « Que se passe-t-il ! s’écrièrent les gens. Quelqu’un a allumé les fourneaux ! Mr. Wonka a dû rouvrir son usine ! » Ils coururent aux portes, s’attendant à les trouver grandes ouvertes, et à y voir Mr. Wonka en train de souhaiter la bienvenue à ses anciens ouvriers. « Mais non ! Les grandes portes de fer étaient cadenassées plus hermétiquement que jamais et Mr. Wonka, lui, demeurait invisible. « Mais la chocolaterie fonctionne ! crièrent les gens. Ecoutez les machines ! Elles bourdonnent de nouveau ! Et on sent partout cette odeur de chocolat fondu ! » Grand-papa Joe se pencha en avant et posa un long doigt décharné sur le genou de Charlie. Puis il dit à voix basse : « Mais ce qu’il y avait de plus mystérieux, Charlie, c’étaient

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LESOUVRIERSMYSTERIEUX

Lelendemain,grand-papaJoeracontalasuitedesonhistoire.« Vois-tu, Charlie, dit-il, il n’y a pas si longtemps, la chocolaterie deMr.WillyWonka

comptaitdesmilliersd’ouvriers.Puisunjour,soudain,Mr.Wonkadutlespriertousderentrerchezeux,denejamaisrevenir.

—Maispourquoi?demandaCharlie.—Acausedesespions.—Desespions?— Oui. Car tous les autres chocolatiers s’étaient mis à jalouser les merveilleuses

confiseriesquefabriquaitMr.Wonka,etàluienvoyerdesespionspourluivolersesrecettes.Les espions se firent embaucher par la chocolaterie Wonka en se faisant passer pour desimplesouvriers,etcelaleurpermit,pendantqu’ilsyétaient,d’étudierdequoiétaientfaitescertainesdesesspécialités.

—Etpuisilsretournaientàleurspropresusinespourtoutraconter?demandaCharlie.—Jelepense,réponditgrand-papaJoe,puisque,peuaprès,laChocolaterieFickelgruber

s’étaitmise à fabriquer une crème glacée qui ne fondait jamais,même par la plus grandechaleur.Puis laChocolaterieProdnosesortitunegommeàmâcherquineperdait jamaissasaveur,mêmeaprèsdesheuresdemastication.EtpuislaChocolaterieSlugworths’estmiseàfabriquerdesballonsdeconfiseriegonflablesetcrevablesavantd’êtreconsommés.Etainside suite, et ainsi de suite. Et Mr. Willy Wonka tira sur sa barbe et hurla : « C’estépouvantable ! Je vais être ruiné ! Des espions partout ! Je serai obligé de fermer monusine!»

—Maisilnel’apasfermée!ditCharlie.

—Maissi, il l’afermée.Aprèsavoirditàtoussesouvriersqu’ilétaitnavré,maisqu’ils

devaient rentrer chez eux, il a fermé la porte cochère et l’a attachée avec une chaîne. Etsoudain, la gigantesque chocolaterie Wonka était devenue silencieuse et déserte. Lescheminéesavaientcessédefumer,lesmachinesderonronneretàpartirdecefameuxjour,onn’y fabriquait plus un bonbon, plus une bouchéede chocolat. Plus personnen’entrait ni nesortait.Pasunchat.QuantàMr.WillyWonka,ildisparutcomplètement.

«Desmoisetdesmoispassèrent,poursuivitgrand-papa Joe,mais lachocolaterieétaittoujoursfermée.Ettoutlemondedisait:«PauvreMr.Wonka.Ilétaitsigentil.Etilfaisaitdesi merveilleuses sucreries. Le voilà ruiné. Tout est fini ! » « Puis il arriva quelque chosed’étonnant. Un jour, de bon matin, on voyait cinq panaches de fumée blanche sortir desgrandes cheminées de la chocolaterie ! Les passants s’arrêtaient en écarquillant les yeux !«Quesepasse-t-il!s’écrièrentlesgens.Quelqu’unaallumélesfourneaux!Mr.Wonkaadûrouvrirsonusine!»Ilscoururentauxportes,s’attendantàlestrouvergrandesouvertes,etàyvoirMr.Wonkaentraindesouhaiterlabienvenueàsesanciensouvriers.

«Mais non ! Les grandes portes de fer étaient cadenassées plus hermétiquement quejamaisetMr.Wonka,lui,demeuraitinvisible.

« Mais la chocolaterie fonctionne ! crièrent les gens. Ecoutez les machines ! Ellesbourdonnentdenouveau!Etonsentpartoutcetteodeurdechocolatfondu!»

Grand-papa Joe se pencha en avant et posa un long doigt décharné sur le genou de

Charlie.Puisilditàvoixbasse:«Maiscequ’ilyavaitdeplusmystérieux,Charlie,c’étaient

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lesombresqu’onapercevaitparlesfenêtresdel’usine.Carlesgensquimarchaientdanslaruepouvaientvoirdepetitesombresnoiresquisedéplaçaientderrièrelesvitresdépolies.

—Lesombresdequi?demandavivementCharlie.—C’estexactementcequetoutlemondevoulaitsavoir.«L’usineestpleined’ouvriers!

criaientlesgens.Pourtant,personnen’estentré!Lesportessontverrouillées!C’estinsensé!Etpersonnenesortjamais!»«Maiscequinefaisaitplusdedoute,ditgrand-papaJoe,c’estque la chocolaterie fonctionnait. Et pendant les dix dernières années, elle ne devait pluss’arrêter. Et, qui plus est, ses chocolats et ses bonbons étaient encore plus fantastiques,encoreplusdélicieuxqu’avant.Et,naturellement,quandMr.Wonkainventemaintenantunenouvelle etmerveilleuse variété de confiserie, niMr. Fickelgruber, niMr. Prodnose, niMr.Slugworth,niquiquecesoitn’arriveàlecopier.Leursespionsnepeuventpluspénétrerdansl’usinepours’emparerdelarecette.

—Mais qui, grand-papa, s’écria Charlie, qui est-ce qui travaille maintenant pour Mr.Wonka?

—Onn’ensaitrien,Charlie.—Maisc’estabsurde!Personnen’adoncessayédeledemanderàMr.Wonka?—Pluspersonnenelevoit.Ilnesortjamais.Seulsleschocolatsetlesbonbonssortentde

cetteusine.Ilsensortentparunetrappespéciale,emballésetlibellés,etdescamionspostauxviennentlescherchertouslesjours.

—Mais,grand-papa,qu’est-cequec’estquecesgensquitravaillentlà-dedans?—Mongarçon,ditgrand-papaJoe,c’estlàundesgrandsmystèresdumondechocolatier.

Quant à nous autres, nous n’en savons qu’une chose. Ils sont très petits. Les vaguessilhouettesquiapparaissentquelquefoisderrière lesvitres,surtout lanuitquandles lampessontallumées,cesontdessilhouettesdepersonnagestrèspetits,pasplusgrosqu’unpoing…

—Desgenscommeça,çan’existepas»,ditCharlie.Acetinstant,Mr.Bucket,lepèredeCharlie,entradanslapièce.Ilrentraitdesafabrique

de dentifrice en brandissant, l’air plutôt excité, un journal du soir. « Connaissez-vous ladernièrenouvelle?»cria-t-il.Ildéployalejournal,etilsvirentlegrostitre.Cetitredisait:

LACHOCOLATERIEWONKA

OUVRIRASESPORTESAQUELQUESÉLUS

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LESTICKETSD’OR

«Tuveuxdirequelepublicauraaccèsàlachocolaterie?criagrand-papaJoe.Lis-nouscetarticle…vite!

—Bien,ditMr.Bucketenpassantlamainsurlejournal.Écoutez.»

M.WILLYWONKA,

LECONFISEURDEGENIEQUEPERSONNEN’AVUPENDANTLESDIXDERNIERESANNEES,

FAITCONNAÎTREL’AVISSUIVANT:Je, soussigné Willy Wonka, ai décidé de permettre à cinq enfants – cinq et pas plus,

retenez-lebien–devisitermachocolateriecetteannée.Cescinqélusferontletourdel’établissement,pilotésparmoi-même,etserontinitiésà

tous ses secrets, à toute sa magie. Puis, en fin de tournée, tous auront droit à un cadeauspécial : il leur sera fait don d’une quantité de chocolats et de bonbons qui devra suffirejusqu’àlafindeleursjours!Enfants,cherchezbienvosticketsd’or!Cinqticketsd’orontétéimprimés sur papier d’or, et ces cinq tickets d’or sont cachés dans le papier d’emballageordinairedecinqbâtonsordinairesdechocolat.Cescinqbâtonsseronttrouvablesn’importeoù –dansn’importequelleboutiqueden’importequelle rue,dansn’importequelle villeden’importequelpaysdumonde–partoutoùsontvendues lesconfiseriesWonka.Et lescinqheureuxgagnantsdecescinqticketsd’orseront lesseulsàpouvoirvisitermachocolaterie,euxseulsverrontcommentelleseprésentemaintenantàl’intérieur!

Bonnechanceàtousetboncourage!SignéWillyWonka.

«Ilestfou!grommelagrand-mamanJoséphine.—C’estungénie!s’écriagrand-papaJoe.C’estunmagicien!Pensezàcequivaarriver

maintenant ! Lemonde entier fera la chasse aux tickets d’or ! Tout lemonde achètera lesbâtonsdechocolatWonka,dansl’espoird’entrouverun!Ilenvendraplusquejamais!Oh!Commeceseraitpassionnantdetrouverunticketd’or!

—Et tous ces chocolats, tous cesbonbonsqu’onpourraitmangerpour le restedenosjours–gratuitement!ditgrand-papaGeorges.Imaginezunpeu!

—Ildevraleslivreràdomicile,encamion!ditgrand-mamanGeorgina.—Rienqued’ypenser,j’aimalaucœur,ditgrand-mamanJoséphine.—Sottises!criagrand-papaJoe.Qu’est-cequetudirais,Charlie,situtrouvaisunticket

d’ordansunbâtondechocolat?Unticketd’ortoutbrillant?—Ce serait épatant, grand-papa.Mais c’est sans espoir, dit tristement Charlie. On ne

m’offrequ’unbâtonparan.—Sait-onjamais,monchéri,ditgrand-mamanGeorgina.Lasemaineprochaine,c’estton

anniversaire.Tuasautantdechancesquelesautres.— J’ai bien peur que ce ne soit pas vrai, dit grand-papa Georges. Les gosses qui

trouverontlesticketsd’orserontdeceuxquipeuvents’offrirdesbâtonsdechocolattouslesjours.NotreCharlien’enaqu’unparan.C’estsansespoir.»

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LESDEUXPREMIERSGAGNANTS

Pas plus tard que le lendemain, le premier ticket d’or fut trouvé. Trouvé par un petitgarçon nommé Augustus Gloop. Le journal du soir de Mr. Bucket publiait une importantephotodeluienpremièrepage.Cettephotoreprésentaitungarçondeneufans,sigrosetsigrasqu’ilavaitl’airgonfléparunepompeextrapuissante.Toutflasqueettoutenbourreletsde graisse. Avec une figure comme une monstrueuse boule de pâte, et des yeux perçantscommedes raisins secs, scrutant lemondeavecmalveillance. La ville oùhabitaitAugustusGloop,disaitlejournal,fêtaitsonhéros,folledejoieetd’émotion.Desdrapeauxflottaientàtouteslesfenêtres,lesenfantsn’allaientpasenclasse,etuneparadeallaitêtreorganiséeenl’honneurduglorieuxjeunehomme.

« Je savais bien qu’Augustus trouverait un ticket d’or, avait confié sa mère auxjournalistes.Ilmangetantdebâtonsdechocolatparjourqu’ilauraitétépresqueimpossiblequ’iln’entrouvâtpas.Manger,c’estsondada,quevoulez-vous?C’esttoutcequil’intéresse.Aprèstout,çavautmieuxqued’êtreunblousonnoiretdepassersontempsàtirerdescoupsdepistolet,n’est-cepas?Toutcequejepeuxvousdire,c’estqu’ilnemangeraitcertainementpasautantsisonorganismeneleréclamaitpas,qu’enpensez-vous?Illuifautdesvitamines,àcepetit.CommeceseraémouvantpourluidevisiterlamerveilleusechocolaterieWonka!Noussommestrèsfiersdelui!»

«Quellefemmerévoltante,ditgrand-mamanJoséphine.—Etquelpetitgarçonrépugnant,ditgrand-mamanGeorgina.— Plus que quatre tickets d’or, dit grand-papa Georges. Je me demande qui les

trouvera.»A présent, dans tout le pays, que dis-je, dans lemonde entier, c’était la ruée vers les

bâtonsdechocolat.Toutlemondecherchaitavecfrénésielesprécieuxticketsquirestaientàtrouver.OnvoyaitdesfemmesadultesentrerdansdesboutiquesdeconfiseriepouracheterdixbâtonsdechocolatWonkaà la fois.Puisellesdéchiraient lepapiercommedes follesetl’examinaient, avides d’apercevoir un éclair de papier doré. Les enfants cassaient leurstireliresàcoupsdemarteau,puis,lesmainspleinesdemonnaie,ilsseprécipitaientdanslesmagasins. Dans une ville, un fameux gangster cambriola une banque pour acheter, le jourmême,pourcinqmilledollarsdebâtonsdechocolat.Etlorsquelapolicevintl’arrêter,elleletrouvaassisparterre,parmidesmontagnesdechocolat,entraindefendrel’emballageaveclalamedesonsurin.DanslalointaineRussie,unefemmenomméeCharlotteRusseprétenditavoirtrouvélesecondticket,maisondevaitapprendreaussitôtquecen’étaitqu’unastucieuxtrucage. En Angleterre, un illustre savant, le professeur Foulbody, inventa une machinecapablededire,sansdéchirerlepapier,s’ilyavait,ouiounon,unticketd’ordansunbâtondechocolat.Cettemachineavaitunbrasmécaniquequisortaitavecuneforceinfernalepoursaisirsur-le-champtoutcequicontenaitlemoindregrammed’or.Pendantunmoment,oncruty voir une solution. Mais, par malheur, alors que le professeur présentait sa machine au

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public, au rayon chocolat d’un grand magasin, le bras mécanique sortit et arracha leplombaged’orde lamolaired’uneduchessequi se trouvait làparhasard. Il yeutune trèsvilainescène,etlamachinefutmiseenpiècesparlafoule.

Soudain,laveilledel’anniversairedeCharlie,lesjournauxannoncèrentqueledeuxièmeticketvenaitd’êtretrouvé.L’heureusegagnanteétaitunepetitefillenomméeVerucaSait,quivivait avec sesparentsdansunegrande ville lointaine.Unenouvelle fois, le journal deMr.Bucket publiait une photo en première page. La gagnante y était assise entre ses parentsradieuxdanslasalledeséjourdeleurmaison,brandissant leticketau-dessusdesatête, levisagefendud’uneoreilleàl’autreparunlargesourire.

Le père deVeruca,Mr. Sait, expliqua avec empressement aux journalistes comment leticket avait été trouvé. «Voyez-vous,mesamis, dit-il, quandmapetite fillem’adit qu’il luifallait un ticket d’or à tout prix, j’ai couru en ville pour acheter tout le stock de bâtons dechocolat.Desmilliersdebâtons,jecrois.Descentainesdemilliers!Puisjelesaifaitchargersurdescamionspourlesenvoyerdirectementàmapropreusine.Pournerienvouscacher,jesuisdanslescacahuètes,etj’aiàmonserviceunecentained’ouvrières.Ellesdécortiquentlescacahuètes qui sont ensuite grillées et salées. Toute la journée, elles décortiquent lescacahuètes.Alors je leuraidit : «Ehbien, les filles,désormais, au lieudedécortiquerdescacahuètes,vousdépouillerezcespetitsbâtonsdechocolatderiendutout!»Etellessesontmisesautravail.Dumatinausoir,fidèlesauposte,ellesretiraientlepapierdecesbâtonsdechocolat.

«Troisjoursontpasséainsi,maistoujoursrien,pasdechance.Oh!c’étaitterrible!Ma

petiteVerucasedésolaitdeplusenplus,etchaquefoisquejerentraisàlamaison,ellemerecevait avecdescris«Oùestmon ticketd’or ? Je veuxmon ticketd’or ! »Etelle restaitcouchée par terre, en gigotant et en hurlant de façon extrêmement gênante. Eh bien,monsieur, je ne pouvais plus voir souffrir ainsi ma petite fille, c’est pourquoi j’ai juré depoursuivremes recherches jusqu’aumoment où je pourrais lui apporter ce qu’elle désirait.Puissoudain…verslafinduquatrièmejour,unedemesouvrièress’écria:«Tiens!Unticketd’or!»Etj’aidit:«Donnez-le-moi,vite!»Etellemel’adonné,etjemesuisprécipitéàlamaisonpourleremettreàmapetiteVerucachérie,etmaintenantelleesttoutsourire,et lamaisonaretrouvésoncalme.»

«Elleestencorepirequelegrosgarçon,ditgrand-mamanJoséphine.—Ellemériteunebonnefessée,ditgrand-mamanGeorgina.—Jetrouvequelepèredelapetitefillen’apasjouéfrancjeu,qu’enpenses-tu,grand-

papa?murmuraCharlie.—Il lagâtetrop,ditgrand-papaJoe.Et,crois-moi,Charlie,c’esttoujoursdangereuxde

tropgâterlesenfants.— Viens dormir mon chéri, dit la mère de Charlie. Demain c’est ton anniversaire, ne

l’oubliepas.Jesupposequetuseraslevédebonneheurepourouvrirtoncadeau.—UnbâtondechocolatWonka!s’écriaCharlie.C’estunbâtonWonka,n’est-cepas?—Oui,monchéri,ditlamère.Naturellement.—Oh!Neserait-cepasmagnifiquesij’ytrouvaisletroisièmeticketd’or?ditCharlie.—Apporte-lequandtu l’auras,ditgrand-papaJoe.Commeça,nousassisteronstousau

déballage.»

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L’ANNIVERSAIREDECHARLIE

«Bonanniversaire!»s’écrièrentlesquatrevieuxgrands-parentslorsque,lelendemain,debonneheure,Charlieentradansleurchambre.

Ilsouritnerveusementets’assitàleurchevet.Entresesmains,iltenaitavecprécautionsoncadeau,sonseulcadeau.Surlepapierd’emballage,onlisait:

SUPER-DÉLICEFONDANTWONKA

ALAGUIMAUVELes quatre vieux, deux à chaque bout du lit, se soulevèrent sur leurs oreillers et

regardèrent,lesyeuxpleinsd’anxiété,lebâtondeconfiseriedanslesmainsdeCharlie.Lesilencesefitdanslachambre.Toutlemondeattendaitl’instantoùCharliesemettrait

à déballer son cadeau. Charlie, lui, gardait les yeux baissés sur le bâton. Lentement, il ypromenaitlesdoigts,caressantamoureusementlepapierbrillantquiémettait,danslesilencedelachambre,depetitsbruissementssecs.

PuisMrs.Bucketditdoucement:«Nesoispastropdéçu,monchéri,situnetrouvespascequetucherchesdanscepaquet.Tunepeuxpast’attendreàtantdechance.

—Ellearaison»,ditMr.Bucket.Charlie,lui,neditrien.«Aprèstout,ditgrand-mamanJoséphine, ilnerestequetrois ticketsà trouverdans le

mondeentier.— Et n’oublie pas que, quoi qu’il arrive, il te reste toujours ton bâton de chocolat, dit

grand-mamanGeorgina.—Dusuper-délicefondantWonkaà laguimauve!s’écriagrand-papaGeorges.C’estce

qu’ilyademieux!Tuterégaleras!—Oui,soufflaCharlie.Jesais.—Tun’asqu’àoubliercettehistoiredeticketsd’or.Vas-y,goûteàtonbâton,ditgrand-

papaJoe.Qu’est-cequetuattends?»Ils savaient tous combien il aurait été ridicule de s’attendre à ce que ce pauvre petit

bâtondeconfiserierecelâtunticketmagique,c’estpourquoiilss’efforçaient,avecbeaucoupdedouceuretdegentillesse,deprévenir ladéceptionquiattendaitCharlie.Maiscen’étaitpastout.Carlesgrandespersonnessavaientaussiquelachance,fût-elleinfime,étaitlà.Lachancedevaitbienyêtre.Cebâton-làavaitautantdechancesquen’importequelautredecontenirunticketd’or.

Etc’estpourquoi tous lesgrands-parentsetparentsqui se trouvaientdans lachambreétaienttoutaussiémus,toutaussicrispésqueCharlie,malgréleurseffortspourparaîtretrèscalmes.

«Vas-y,ouvre-le,tuarriverasenretardàl’école,ditgrand-papaJoe.—Vas-y,jette-toiàl’eau,ditgrand-papaGeorges.— Ouvre-le, mon petit, dit grand-maman Georgina. Ouvre-le, veux-tu ? Tu me rends

nerveuse.»Trèslentement,lesdoigtsdeCharliesemirentàmanipuleruncoindel’emballage.Lesvieux,dansleurlit,sepenchèrentenavantentendantleurscousdécharnés.

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Puis,soudain,n’enpouvantplus,Charliefenditd’unseulcouplepapier,aumilieu…etilvittombersursesgenoux…unpetitbâtondechocolataulaitmarronclair.

Paslemoindreticketd’or.«Ehbien…voilà!ditjoyeusementgrand-papaJoe.C’estexactementcequ’onattendait.»Charlielevalatête.Quatrebonsvieuxvisagesleregardaientavecattention.Illeurfitun

sourire,unpetitsouriretriste,puis ilhaussa lesépaules,ramassasonbâtondechocolat, leprésentaàsamèreetdit:

«Tiens,maman,prends-enunpeu.Nousallonspartager.Jeveuxquetout lemondeenmange.

—Pasquestion!»ditlamère.Ettouslesautrescrièrent:«Non,non!Jamaisdelavie!Ilestàtoiseul!—S’ilvousplaît»,suppliaCharlie.Ilseretournaetprésentalebâtonàgrand-papaJoe.Maisniluinipersonnen’envoulait.«Va,monchéri,ditMrs.BucketenentourantdesonbraslesépaulesmaigresdeCharlie.

Vaenclasse,tuserasenretard.»

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DEUXAUTRESTICKETSD’ORTROUVES

Cesoir-là,lejournaldeMr.Bucketannonçaitladécouvertenonseulementdutroisième,maisaussiduquatrièmeticketd’or,DEUXTICKETSD’ORTROUVESAUJOURD’HUI,disaientenénormescaractèreslesmanchettes,ILN’ENRESTEPLUSQU’UN.

« Parfait, dit grand-papa Joe lorsque toute la famille était réunie dans la chambre desvieux,aprèsledîner,voyonsquilesatrouvés.»

«Letroisièmeticket, lutMr.Bucketenapprochant le journaldesesyeuxparcequesavueétaitmauvaiseetqu’iln’avaitpaslesmoyensdes’offrirdeslunettes,letroisièmeticketaété trouvé par une demoiselle Violette Beauregard. L’agitation battait son plein chez lesBeauregardlorsquenotreenvoyéarrivapourinterviewerl’heureusejeunepersonne–souslesdéclicsdescamérasetdanslafuméedesflashes,lesgenssebousculaientetsepoussaientducoude,dansl’espoird’approcherlaglorieusefillette.Quantàlaglorieusefillette,ellesetenaitdeboutsurunechaisedelasalledeséjour,enbrandissantéperdumentleticketd’or,commepourarrêteruntaxi.Elleparlaittrèsviteettrèsfortàtoutlemonde,maisonavaitdumalàlacomprendre,car,toutenparlant,ellemâchaitduchewing-gumavecférocité.

«D’habitude, jemâcheduchewing-gum,hurla-t-elle,maisquand j’aientenduparlerde

cesticketsWonka,j’aiquittélagommepourlesbâtonsdechocolat,dansl’espoird’uncoupdeveine.Maintenant,biensûr,jereviensàmoncherchewing-gum.Ilfautbienquejevousdisequejel’adore.Jenepeuxpasvivresanschewing-gum.J’enmâcheàlongueurdejournée,saufaumomentdesrepas.Alorsjelesorsetjelecollederrièremonoreillepournepasleperdre…Pourvousdirelastrictevérité,jenemesentiraispasbiendansmapeausijenepouvaispasmâcher toute la journéemonpetitboutdechewing-gum,vraiment.Mamèreditqueça faitmalélevéetquecen’estpasbeauàvoir,lesmâchoiresd’unepetitefillequiremuenttoutletemps,maismoi, jenesuispasd’accord.Etdequeldroitmecritique-t-ellepuisque,sivousvouleztoutsavoir,elleremuelesmâchoirespresqueautantquemoi,à forcedemegrondertouteslestroisminutes.

«—Voyons,Violette,ditMrs.Beauregard,duhautdupianooùelles’étaitréfugiéepourn’êtrepasécraséeparlafoule.

«—Bon,bon,mère,net’emballepas!hurlaMissBeauregard.Etmaintenant,poursuivit-elleensetournantdenouveauverslesjournalistes,vousserezpeut-êtreintéressésparlefaitquelepetitboutdegommequejesuisentraindemâcher, jeletravaillefermedepuistroismois.C’estun record,puisque jevous ledis. J’aibattu le recordquedétenait jusque-làmameilleureamie,MissCorneliaPrinzmetel.Etc’esttoutdire.Elleétaitfurieuse.Maintenant,cemorceaudegomme,c’estcequejepossèdedeplusprécieux.Lanuit,jelecolleàunecolonnedemonlit,etlematin,ilesttoutaussibon–unpeuduraudépart,maisils’attendritvitesousmesdents.Avantdem’entraînerpour les championnatsdumonde, je changeaisdegommetouslesjours.J’enchangeaisdansl’ascenseur,oudanslarue,enrentrantdel’école.Pourquoil’ascenseur ? Parce que j’aimais bien coller le morceau que je venais de finir à l’un desboutonsqu’onpressepourmonter.Commeça,lapersonnesuivantequiappuyaitsurleboutonsecollaitmavieillegommeauboutdudoigt.Ha !ha !C’est foucequ’ils faisaient commeboucan, les gens. Les plus drôles étaient les bonnes femmes, avec leurs gants qui coûtentcher.Oh!oui,çameplairadrôlementdevisiterl’usinedeMr.Wonka.Pourvuqu’ilmedonne

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duchewing-gumpourlerestedemesjours!Youpi!Hourra!»«Quellesalegosse!ditgrand-mamanJoséphine.—Abominable!ditgrand-mamanGeorgina.Elle finiramalsiellecontinueàmastiquer

toutelajournée,vousallezvoir.—Etquiatrouvélequatrièmeticket,papa?demandaCharlie.—Voyonsunpeu,ditMr.Bucketenreprenantlejournal.Ah!oui,j’ysuis.Lequatrième

ticketd’or,lut-il,aététrouvéparungarçonnomméMikeTeavee.—Encoreunmauvaisgarnement,jeparie,grommelagrand-mamanJoséphine.—Nel’interrompezpas,grand-mère,ditMrs.Bucket.—LamaisondesTeavee,poursuivitMr.Bucket,étaitbondée,toutcommelesautres,de

visiteursfortagités,lorsdel’arrivéedenotrereporter,maislejeuneMikeTeavee,l’heureuxgagnant,semblaitextrêmementennuyépartoutecetteaffaire.«Espècesd’idiots,nevoyez-vouspasquejesuisentrainderegarderlatélévision?dit-ild’unevoixcourroucée,jeneveuxpasqu’onmedérange!»

«Legarçonquiestâgédeneufansétaitinstallédevantunénormepostedetélévision,les yeux collés à l’écran. Il regardait un film où une bande de gangsters tirait à coups demitraillettesuruneautrebandedegangsters.MikeTeaveelui-mêmen’avaitpasmoinsdedix-huit pistolets d’enfant de toutes les tailles accrochés à des ceinturons tout autour de soncorps, et, toutes les cinqminutes, il sautait en l’air pour tirer une demi-douzaine de coupsavecunedesesnombreusesarmes.

«Silence!hurlait-ilchaquefoisquequelqu’untentaitdeluiposerunequestion.Nevous

ai-jepasditdenepasmedéranger!Cespectacleestd’uneviolence!Ilestformidable!Jelesregardetouslesjours.Jelesregardetous,touslesjours,mêmelesplusmiteux,oùiln’yapasdebagarre.Jepréfèrelesgangsters.Ilssontformidables,lesgangsters!Surtoutquandilsyvontdeleurspruneaux,oudeleursstylets,oudeleurscoupsdepoingaméricains!Oh!nomd’une pipe, qu’est-ce que je ne donnerais pas pour être à leur place ! Ça, c’est une vie !Formidable,quoi!»

—C’estassez!ditsèchementgrand-mamanJoséphine.Jesuisécœurée!— Moi aussi, dit grand-maman Georgina. Est-ce que tous les enfants se conduisent

commeça,denosjours…commecesmoutardsdontparlelejournal?—Biensûrquenon,ditMr.Bucketensouriantàlavieilledame.Ilyena,celaestvrai.Il

yenamêmebeaucoup.Maispastous.—Etvoilàqu’ilneresteplusqu’unticket!ditgrand-papaGeorges.—Eneffet,reniflagrand-mèreGeorgina.Et,aussisûrquejemangeraidelasoupeaux

chouxdemainsoir,ceticketiraencoreàunevilainepetitebrutequineleméritepas!»

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9

GRAND-PAPAJOETENTESACHANCE

Lelendemain,lorsqueCharlierevintdel’écoleetentradanslachambredesesgrands-parents,ilnetrouvaquegrand-papaJoeréveillé.Lestroisautresronflaientbruyamment.

« Chut ! » dit tout bas grand-papa Joe, et il lui fit signe de venir plus près. Charlietraversalapiècesurlapointedespiedsets’arrêtaprèsdulit.Levieilhommeluifitunsouriremalicieux,puis,d’unemain,ilsemitàfarfouillersousl’oreiller;etlorsquelamainreparut,elletenaitentrelesdoigtsunevieilleboursedecuir.Toutenlacachantsousledrap,levieilhommeouvrit labourseet la retourna. Ilen tombaunepièced’argent.«C’estmonmagot,chuchota-t-il.Lesautresn’ensaventrien.Etmaintenant,toietmoi,nousallonsessayerunenouvellefoisdetrouverledernierticket.Qu’enpenses-tu?Maisilfaudraquetum’aides.

—Es-tusûrd’avoirenvied’ylaisserteséconomies,grand-papa?chuchotaCharlie.—Toutàfaitsûr!lançalevieillardavecpassion.Paslapeinedediscuter!J’aiuneenvie

folle de trouver ce ticket, comme toi, exactement ! Tiens, prends cet argent, cours à lapremièreboutiqueetachètelepremierbâtondechocolatWonkaquetuvois,puisreviensetnousl’ouvrironsensemble.»

Charlie prit la petite pièce d’argent et quitta rapidement la chambre. Au bout de cinqminutes,ilétaitderetour.

«Çayest?»chuchotagrand-papaJoe,lesyeuxbrillantd’excitation.Charlie acquiesça et lui montra le bâton de chocolat. SURPRISE CROUSTILLANTE

WONKAAUXNOISETTES,disaitl’enveloppe.«Bien!»ditlevieillard.Ilsesoulevadanssonlitetsefrottalesmains.«Maintenant,

vienst’asseoirprèsdemoietnousallonsl’ouvrirensemble.Es-tuprêt?—Oui,ditCharlie.Jesuisprêt.—Bon.Commenceàledéfaire.—Non,ditCharlie,c’esttoiquil’aspayé.C’estàtoidel’ouvrir.»Les doigts du vieil homme tremblaient épouvantablement lorsqu’il maniait avec

maladresselebâtondechocolat.«C’estsansespoir,vraiment,chuchota-t-ilavecunpetitrirenerveux.Tusaisquec’estsansespoir,n’est-cepas?

—Oui,ditCharlie.Jelesais.»Ilséchangèrentunregard.Puistousdeuxsemirentàrirenerveusement.«Remarque,ditgrand-papaJoe,ilyaquandmêmeunetoutepetitechancequecesoitle

bon,tuesbiend’accord?—Oui,ditCharlie.Biensûr.Pourquoinel’ouvres-tupas,grand-papa?—Chaquechoseensontemps,mongarçon,chaquechoseensontemps.Parquelbout

dois-jecommencer?Qu’enpenses-tu?—Celui-là.Celuiquiestplusprèsdetoi.Nedéchirequ’untoutpetitbout.Commeçaon

neverraencorerien.—Commeça?ditlevieillard.—Oui.Maintenant,untoutpetitpeuplus.—Finis-le,ditgrand-papaJoe.Jesuistropénervé.—Non,grand-papa.C’estàtoidelefinir.—Trèsbien.J’yvais.»Ilarrachal’enveloppe.Tousdeuxouvrirentdegrandsyeux.Cequ’ilsvirentétaitunbâtondechocolat.Riendeplus.Soudain, tous deux prirent conscience de ce que la chose avait de comique, et ils

éclatèrentderire.«Quediablefaites-vouslà!s’écriagrand-mamanJoséphine,réveilléesubitement.—Rien,ditgrand-papaJoe.Rien,allez,dormez.»

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LAFAMILLECOMMENCEAMOURIRDEFAIM

Pendant les quinze jours suivants, il allait faire très froid. D’abord la neige se mit àtomber.Commeça,toutd’uncoup,unmatin,aumomentmêmeoùCharlieBuckets’habillaitpourallerenclasse.Parlafenêtre,ilvitlesgrosfloconsquitournoyaientlentementdansuncielglacialetlivide.

Lesoir,unecouched’unmètrecouvrait lesalentoursdelapetitemaisonetMr.Bucketdutpercerunsentierdelaportejusqu’àlaroute.

Aprèslaneige,cefutlegel,leventglacé.Ilsoufflaitpendantdesjoursetdesjours,sanscesse.Oh!quelfroidépouvantable!ToutcequetouchaitCharlieétaitcommedelaglaceet,dès qu’il passait la porte, il sentait le vent qui lui tailladait les joues, comme une lame decouteau.

Même à l’intérieur de la maison, on n’était pas à l’abri des bouffées d’air glacé quientraientpar toutes les fentesdesportes etdes fenêtres.Pasuncoindouillet !Lesquatrevieux se pelotonnaient en silence dans leur lit, tentant de sauver leurs vieux os du froidimpitoyable.L’agitationqu’avaientprovoquéelesticketsd’orétaitoubliéedepuis longtemps.Lafamillen’avaitquedeuxproblèmes,deuxproblèmescapitaux:sechaufferetmangeràsafaim.

Car le grand froid, ça vous donne une faim de loup.On se surprend alors en train derêveréperdumentderichesragoûtstoutfumants,detartesauxpommeschaudesetdetoutessortesdeplats délicieusement réchauffants ; et, sansmêmenous en rendre compte, quellechancenousavons : nousobtenonsgénéralement cequenousdésirons…oupresque.MaisCharlieBucket,lui,nepouvaitpass’attendreàvoirseréalisersesrêves,carsafamilleétaitbientroppauvrepourluioffrirquoiquecesoitet,àmesurequepersistaitlefroid,safaimdeloup grandissait désespérément. Des deux bâtons de chocolat, celui de son anniversaire etceluiqueluiavaitpayégrand-papaJoe,ilnerestaitplusriendepuislongtemps.Iln’avaitplusdroitqu’àtroismaigresrepasparjour,repasoùdominaientleschoux.

Puis,toutàcoup,cesrepasdevinrentencoreplusmaigres.EtcelapourlasimpleraisonquelafabriquededentifricequiemployaitMr.Bucket,ayant

faitfaillite,dutfermersesportes.Mr.Bucketsemitaussitôtàlarecherched’unautreemploi.Mais la chancen’était pas avec lui.A la fin, pourgagnerquelques sous, il dut accepterdepelleter la neige dans les rues. Mais il gagnait bien trop peu pour acheter le quart de lanourriturenécessaireàseptpersonnes.Lasituationdevintdésespérée.Lepetitdéjeunerseréduisaitmaintenantàunmorceaudepainparpersonne,ledéjeuneràunedemi-pommedeterreàl’anglaise.

Lentementmaissûrement,toutelamaisonnéecommençaitàmourirdefaim.Ettouslesjours,enavançantpéniblementdanslaneigesurlechemindel’école,lepetit

CharlieBucketdevaitpasserdevantlagigantesquechocolateriedeMr.WillyWonka.Ettousles jours,à l’approchede lachocolaterie, il levaithautsonpetitnezpointupourrespirer lamerveilleuse odeur sucrée de chocolat fondu. Parfois, il s’arrêtait devant la porte pendantplusieursminutespourrespirer longuement,profondément,commes’il tentaitdesenourrirdecedélicieuxparfum.

«Cetenfant,ditgrand-papa Joe,parunmatinglacial, en sortant la têtededessous lacouverture,cetenfantdoitmangeràsafaim.Nousautres,cen’estpaspareil.Noussommesvieux,c’estsansimportance.Maisungarçonenpleinecroissance!Çanepeutpascontinuer!Ilressembledeplusenplusàunsquelette!

—Qu’est-cequ’onpeutfaire?murmurad’unevoixplaintivegrand-mamanJoséphine.Ilneveutpasquenousnousprivionspourlui.Cematin, je l’aibienentendu,samèreatentévainementdeluiabandonnersonmorceaudepain.Iln’yapastouché.Elleadûlereprendre.

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—C’estunbonpetit,ditgrand-papaGeorges.Ilmériteraitmieux.»Lefroidimpitoyablen’enfinissaitpas.EtlepauvrepetitCharlieBucketmaigrissaitdejourenjour.Sapetitefiguredevenaitde

plus en plus blanche, de plus en plus pincée. Il avait la peau visiblement collée auxpommettes.OnsedemandaitsicelapouvaitencoredurerlongtempssansqueCharlietombâtgravementmalade.

Et puis, tout doucement, avec cette curieuse sagesse qui semble venir si souvent auxenfants,faceàderudesépreuves,ilsemitàchangerçàetlàquelquechoseàseshabitudes,histoired’économiserses forces.Lematin, ilquittait lamaisondixminutesplus tôt.Ainsi ilpouvait marcher à pas lents, sans jamais avoir besoin de courir. Pendant la récréation, ilrestait tranquille en classe, tandis que les autres se précipitaient au-dehors pour se roulerdans la neige, pour faire des boules de neige. Tous ses gestes étaient devenus lents etpondérés,commepourprévenirlafatigue.

Puisun soir, en rentrantde l’école,bravant le ventglacial, se sentantplusaffaméquejamais,ilvitsoudainunboutdepapierquitraînaitdanslaneigeduruisseau.Lepapierétaitde couleur verdâtre, d’aspect vaguement familier. Charlie fit quelques pas vers le bord dutrottoiretsepenchapourexaminerl’objetàmoitiécouvertdeneige.Maissoudain,ilcompritdequoiils’agissait.

Undollar!Ilregardafurtivementautourdelui.Quelqu’unvenait-ildelelaissertomber?Non…c’étaitimpossible,vulafaçondontils’engouffraitdanslaneige.Plusieurspersonnespassèrent,pressées,lementonemmitouflé.Leurspasgrinçaientsur

laneige.Personnenecherchaitdel’argentparterre,personnenesesouciaitdupetitgarçonaccroupidansleruisseau.

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Ilétaitdoncàlui,cedollar?Pouvait-illeramasser?Doucement,Charlieletiradedessouslaneige.Ilétaithumideetsale,mais,àpartcela,

enparfaitétat.UndollarENTIER!Ilétaitlà,entresesdoigtscrispés.Impossibledelequitterdesyeux.Impossibledenepas

penseràunechose,uneseule,MANGER!Machinalement,Charlierevintsursespaspoursedirigerverslaboutiquelaplusproche.

Ellen’étaitqu’àdixpas…c’étaitunedeceslibrairies-papeteriesoùontrouveunpeudetout,y compris des confiseries et des cigares…et voilà, se dit-il à voix basse… il se payerait unsucculent bâton de chocolat, et il le mangerait tout entier, d’un bout à l’autre… puis ilrentreraitviteàlamaisonpourdonnerlamonnaieàsamère.