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Simonetta Greggio Les nouveaux monstres 1978-2014 roman Stock

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Simonetta Greggio

Les nouveaux monstres

1978-2014

roman

Stock

Illustration de bande : © Matt Jamont, à partir d’une photographie de Francesca Mantovani

ISBN 978-2- 234-07417-0

© Éditions Stock, 2014

À Kamila et aux jumelles Noemi et Irene,dernières arrivées d’une belle Italie mélangée

« Un de mes rêves serait d’aller au cœur de notre planète Terre pour y chercher de l’uranium, des rubis et de l’or, et puis des monstres à l’état pur. Après, j’irai vivre à la campagne. Florie Rotondo, huit ans. »

Florie, ma chérie, je comprends parfaitement ce que tu veux dire – même si toi tu ne le comprends pas : comment le pourrais- tu, à huit ans ? Parce que j’y suis allé, au cœur de notre planète, ou en tout cas j’ai enduré les tribulations de ce genre de voyage. J’ai cherché de l’uranium, des rubis, et de l’or. […] Écoute, Florie, j’en ai rencontré des monstres à l’état pur ! Et aussi moins pur. […] La seule chose que je n’aie pas faite, c’est d’aller vivre à la campagne.

Truman Capote, Prières exaucées

Returning from the dead is notThe same as being alive.

Percival Everett, Swimming Swimmers Swimming, 7

Comme dans Dolce Vita 1959-1979, les person-nages du roman sont inspirés de personnes ayant existé.

Quant à la chronique italienne et aux faits rap-portés, tout est ici malheureusement vrai. À la fin du livre, le lecteur trouvera un glossaire ainsi que des notes biographiques et chronologiques pour l’aider à se repérer dans le labyrinthe de ce terrible et magnifique pays.

Les morts restent morts. Frissons du souvenir, mémoire- frisson des herbes rouges, odeurs de terre remuée. En bras de chemise, peau hérissée d’aube, yeux cernés, fuyant le sommeil qui me fuit, courbé sous ce ciel d’amande amère. Mes ombres font si peu de bruit, à peine le doux mur-mure d’une feuille tombée. Tranchez- moi la tête, ôtez- moi le cœur que je cesse d’entendre leurs voix. Rien ne sert de fermer les yeux.

Le soleil est frais dans sa cosse nue. Couche de mauvais rêves dans la lumière naissante. Je suis le survivant, brins séchés dans les poches, éclair dans la peau – et son dernier cri. Voiles gonflées les draps dans la nuit. Lutte glissante, bouche et poings serrés, tige de rose arrachée.

Je grisonne aux tempes alors qu’il rit – lèvres rouges contre dents blanches. Et le couteau conti-nue de briller.

Revenir de chez les morts n’est pas la même chose qu’être vivant.

Jardins du château de Palmieri, automne 2010

Un homme seul marche tête courbée. Les haies de buis masquent le bas de la robe aux boutons ronds qu’il a revêtue pour l’occasion. Un crucifix d’argent se balance sur sa poitrine au rythme de ses pas. Le lin empesé bruit doucement à chaque mouvement, poignets roides et liserés empous-siérés.

Don Saverio a serré des mains, murmuré quelques mots avant de s’esquiver près du plan d’eau que les dernières hirondelles frôlent de leurs vols plongés. Les éclaboussures irisées brouillent la surface opaque, un nymphéa s’ouvre au bord du bassin. L’homme se penche et l’effleure dans un geste qui est une caresse, bénédiction ou signe de reconnaissance, puis se redresse et poursuit son errance tandis que la chienne derrière lui juche ses pattes avant sur le pourtour de pierre et renifle la fleur. N’y trouvant aucun intérêt, elle s’ébroue et le rejoint, l’escortant si près qu’un même fil semble mouvoir l’homme et l’animal.

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Au milieu de la petite foule réunie au château de Palmieri pour la cérémonie d’adieu à don Emanuele, neuvième prince de Valfonda, quator-zième comte de Palmieri, une jeune femme suit du regard le jésuite solitaire. Sans le perdre de vue, elle prend brusquement congé d’une vieille dame qui tente vainement de la retenir de ses doigts osseux couverts de bagues pour se diriger vers l’homme vêtu de blanc.

– Viens ! Viens, le chien !– Blonde… Elle s’appelle Blonde. Va, ma

Blonde, va voir la demoiselle. Mais ne saute pas… !– Ça ne fait rien. Qu’elle est belle. Elle est à

vous ?– Je suppose qu’elle est à moi maintenant.

Enfin, disons qu’elle est avec moi, c’est plus cor-rect.

– Pourquoi dites- vous cela ?– C’est l’un des legs du prince Malo. Mais

Blonde, au moins, je l’avais acceptée d’avance, alors que le reste…

L’homme à la soutane grimace, la jeune femme ébauche un sourire vite effacé.

– Qui êtes- vous ?– Saverio. Padre Saverio.– Alors c’est vous !– Oui. Vous êtes… ?– Déçue ? Non, simplement curieuse.– Je voulais dire, vous êtes qui ?– Je m’appelle Aria Orso. Je suis l’une des

nièces de Malo. La petite- fille de sa sœur Eleo-

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nora, pour être précise. Ma mère, c’est Viola, là- bas, vous voyez ?

– La dame aux longs cheveux bouclés qui s’ap-puie sur une canne près des écuries, n’est- ce pas ? On dirait le portrait d’Anne, mère de la Vierge. Bien que vous ne ressembliez pas du tout, vous, à la Vierge.

– Je ressemble à qui ?Saverio observe Aria qui le fixe à son tour d’un

air de défi. Il scrute cette femme jeune, au visage irrégulier tout en pommettes, à la bouche large et aux prunelles vert- de- gris, sourcils volontaires froncés et cheveux bruns balayant un cou pâle. Mains dans les poches, elle se tient droite, presque trop, « comme ceux qui tremblent et ont peur de tomber », pense- t-il.

Aria voit un homme dont les yeux brûlent, profondément enchâssés dans des orbites creuses. Auparavant, elle avait déjà remarqué les beaux pieds nus, soignés, dans des sandales en cuir, le maintien rigide du religieux, ses muscles raides autour des lèvres plissées, la poitrine ample et dure, les épaules voûtées, « comme ceux qui sont trop grands et ont peur de le montrer », pense- t-elle.

Ni l’un ni l’autre ne soufflent mot.– Ce sont vos cousins et cousines là- bas ?

reprend Saverio, désignant d’un mouvement du menton deux garçons et une fille qui, à l’écart, semblent railler leurs aînés.

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Tous les trois très décemment vêtus de noir, ils sont davantage apprêtés pour une sortie dans Manhattan que pour une veillée funèbre.

– Oui, vous avez sous les yeux les représen-tants de la nouvelle génération Valfonda – dans laquelle je ne me reconnais guère. Ils étudient dans des écoles de commerce très select aux États- Unis, tiennent des blogs dans lesquels ils mettent en scène leurs camarades de l’aristocratie inter-nationale et sont incroyablement lisses, exquis et sexy même lorsqu’ils sont crasseux et ébouriffés – surtout s’ils le sont, d’ailleurs. N’importe quelle serpillière devient follement originale sur eux. La Valfonda touch, sans doute. Enfin, les voilà : Ales-sandro Jr, Francesco Jr et la ravissante, stupide Luna, petits- enfants de l’autre sœur d’oncle Malo, la grand- tante Matilda… qui se tient près de la fontaine, tout en violet, cheveux compris.

– Elle a quel âge ?– Quatre- vingt- dix cette année. On a fêté son

anniversaire ici même au printemps. On aurait dit cette scène de La Dolce Vita, vous en souvenez- vous ? Tous ces vieux sommeillant au coin du feu avec leurs caniches sur les genoux pendant que, la nuit, les jeunes explorent les annexes du château… la promenade aux torches dans les parcs délaissés des nobles appauvris, un grand classique.

La voix d’Aria se perd soudain dans le brouhaha aux portes du château, où leurs pas les ont menés. Tous les deux sont pris à partie dans les conver-sations à voix basse : « C’est la fin d’un monde. »

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« Don Saverio, vous avez toute ma sympathie. » « L’ordre auquel vous appartenez vous permet- il de garder des… comment dit- on… des richesses terrestres ? » « C’est si intime, la mort. Vous êtes resté près de Malo jusqu’au bout, qu’avez- vous ressenti ? » « Et cet héritage. Vous allez en faire don à l’Église ? » « Cela a dû être un vrai choc, cette révélation, n’est- ce pas ? » « Heureusement vos parents sont décédés. Cela aurait été si embar-rassant. » « Vous allez retourner en France ? Au bout de tant d’années, vous ne devez plus vous sentir chez vous, ici. » « Condoléances, don Save-rio. » « Félicitations, don Saverio. »

Aria écoute d’une oreille distraite ce que l’on chuchote à côté d’elle. Le jésuite joue son rôle, l’air hautain et un rien ennuyé, ne répondant que par un sourcil plus haut que l’autre aux flèches acérées qui s’insinuent entre les mots. Tout à coup, ce que l’on murmurait a éclaté en plein jour : don Saverio est le demi- frère du prince Emanuele et son seul héritier. Le titre et les possessions, bien qu’entamées par l’existence fastueuse – ses dépra-vations, entend- elle par- ci par- là – de Malo mais encore aptes à faire des envieux, lui reviennent de droit. Si Aria n’avait pas tant aimé son oncle, elle pourrait sourire du scandale. Un de plus. Avec l’ultime pied de nez de Malo, qui a dévoilé à Save-rio sa naissance, la lignée des Valfonda s’achève par le fils d’une domestique. Les deux frères se ressemblent bien en cela : des enfants de putain tous les deux, Malo symboliquement, Saverio,

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au sens propre. C’est ce que, d’une manière ou d’une autre, elle entend autour d’elle. Encore une fois, si Malo n’était pas mort, Aria aurait envie de rire.

Puis Saverio, se débarrassant d’un importun, se retourne vers elle, la prend par le bras et la pousse sans ménagement vers un coin plus calme.

– Je suffoque. Venez.Aria se laisse faire, sourire flottant sur les lèvres.– Vous avez l’air amusé, jeune fille. Laissez-

moi deviner.– Je ne crois pas que ce que j’ai entendu vous

divertirait.– Mon grand âge ne m’a pas rendu sourd.– Je le pense bien. Vous n’avez pas cinquante

ans.– Si. Cette année. Et puis vous riez, mais vous

avez l’air amer également, pour autant que les deux soient possibles en même temps.

– Je ne suis pas amère. Plutôt blasée.– Ça vous va bien.– J’aimerais être plus joyeuse au sein de ma

famille.– Et de l’Italie.– Vous êtes devin ?– Je ne suis qu’un modeste ecclésiastique.– Si les prêtres vous ressemblaient, je me

confesserais davantage.– Je me demande si je n’aime pas mieux quand

vous m’êtes un brin hostile.

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– Vous vous tromperiez d’ennemi. On va être obligé de changer de manières à votre sujet chez les Valfonda, car la lignée, la stirpe, repose sur vous maintenant.

– Triste héritage, et qui va cesser avec moi, puisque je ne peux avoir de descendance.

– Ce n’est pas vrai que vous ne pouvez pas. La réalité, c’est que vous ne voulez pas.

– Vous préféreriez me voir défroqué et père de famille ?

– Je peux vous appeler oncle Saverio ?– Je préfère padre. C’est ce que je suis.– Bon, alors, padre Saverio, vous me prenez

pour une idiote ? Vous pensez que dans la famille nous ne sommes pas au courant de vos préfé-rences sexuelles ? Votre métier vous a pourtant appris que…

– … que les secrets sont ce que les gens savent sur vous avant même de vous avoir rencontré. C’est pour ça que, lorsqu’on a joué le jeu des « Qui êtes- vous ? », tout à l’heure, nous étions tous les deux déjà au courant de pas mal de choses.

– Je n’aurais su mieux l’exprimer.– Vous êtes journaliste, si j’ai bien compris ?– Un journaliste, c’est quelqu’un qui relate les

événements au jour le jour. Payé pour astiquer l’information plutôt que pour interroger les faits. Alors, je préfère écrivain. J’écris dans une revue que j’ai fondée avec des associés. Lo Specchio Verde, le miroir vert.

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– Le miroir verdi. Ça déforme l’image, non ? Vous ne m’aimez plus beaucoup, là !

– Mais si. Je ne suis pas en sucre. C’est si rare de parler vraiment. J’ai l’impression… non pas de vous connaître depuis toujours, plutôt que nous nous sommes déjà connus dans une autre vie.

– C’est vrai ?– Vous êtes marrant, padre Saverio. Vous res-

semblez à un chien à qui on a botté le derrière toute la vie et auquel, soudain, on tend un gros os tout dégoulinant.

– À propos, il faut qu’on attache Blonde. C’est l’heure de la levée du corps.

– Quelle horrible expression. Mais vous avez raison, il est temps de rentrer au château et de se préparer pour les funérailles. Vous voulez bien m’accorder une faveur ?

– Si je peux.– Vous pouvez. Restez près de moi. Je vais sans

doute pleurer.– Moi aussi. Mais ça se verra moins.Saverio se tourne vers Aria sans se soucier des

coups d’œil malicieux qui pleuvent sur eux. La jeune femme ferme les yeux. Sous ses cils, malgré son sourire vaillant, perlent des larmes. Saverio, ému, la prend par l’épaule, la poussant en avant et gardant la main sur elle.

– Ça se fait, padre Saverio, d’être si près d’un religieux ?

– Oui, s’il est prince. Et bien élevé. Même si tout cela prête à de stupides interprétations.

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– Je sens que l’on ne va pas nous pardonner cette soudaine alliance, chez les Valfonda.

De retour vers le château, Saverio croise la mère d’Aria. Le jésuite fait un pas en arrière et baisse le regard tandis que Viola lève le visage ; une brève torsion de la bouche, un éclair des yeux. Personne ne les a vus.

La première pelletée de terre résonne sur le cercueil couvert de fleurs blanches. Gardénias, jasmins, lis et roses, les préférées de Malo. La foule reflue vers le château, dames en premier, talons hauts enfoncés dans la terre humide de ce début d’automne encore doux, suivies des hommes mains jointes derrière le dos, silencieux. La mort du prince Malo les renvoie à leur propre mort, à laquelle ils préfèrent d’habitude ne pas penser.

Les dernières volontés du prince ont été scru-puleusement observées. Dans l’enclos du cime-tière qui jouxte la chapelle privée de Palmieri, le monticule de terre signale qu’il a rejoint Paola, au côté de laquelle il désirait être enterré. Sur la simple croix en pierre de son épouse, blanchie par le soleil et lavée par la pluie, seuls sont inscrits son nom et ses dates de naissance et de mort, beau-coup trop proches l’une de l’autre. Paola repose en paix depuis plus d’un demi- siècle. Désormais elle dormira près de Malo pour l’éternité, elle qui n’a pas pu, pas su le retenir, morte désespérée de l’avoir perdu.

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Pendant la nuit Blonde, échappée de sa laisse, vient se lover sur le tombeau tout frais. Elle aussi dort son sommeil de chien, retrouvant dans ses rêves son prince bien- aimé. Une épouse jalouse et une chienne fidèle. Malo, pour qui la liberté était tout, rirait d’être, dans l’au- delà, aussi bien gardé.