Les mythes de la jeunesse

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LES MYTHES DE LA JEUNESSE

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Les mythes de la jeunesse

DELACHAUX ET NIESTLÉ ÉDITEURS NEUCHATEL-PARIS

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du même auteur

Collections psychopédagogiques :

- ART ET TECHNIQUE DU SCOUTMESTRE, Delachaux et Niestlé (en réédition).

- CRISE DE DIEU OU CRISE DE L'HOMME? Beauchesne 1980.

- NOS FILS DE 18 ANS, Casterman (3e édition, épuisée).

Collection « Aventure et culture » :

- EN MARCHANT AU PAS DES GOUMS DANS LE DESERT, Éditions Sédiac, 1980 (livre destiné aux jeunes de 18 à 25-30 ans).

ISBN - 2-603-00228-7

© Delachaux et Niestlé S.A., Neuchatel (Switzerland) - Paris, 1981. Tous droits d'adaptation, de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

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Les mythes de la jeunesse, versions juvéniles

du mythe de la cité idéale

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« Now the thunderbirds come... with terrible thunder-crashes... terrible thunder-crashes resound every where... »

L'irrésistible montée, partout, de l'empire social et politique des jeunes est sans doute l'un des événements de ce siècle les plus diffi- ciles à comprendre et à intégrer.

Il a ébranlé nos mœurs, nos cultures et nos institutions. Il trouble encore, à tout instant, l'équilibre de nos vies familiales les mieux pro- tégées. L'aimable dialectique qui permettait naguère à ceux qui découvrent la vie et à ceux qui en ont quelque expérience de calmer ou de résoudre leurs désaccords éventuels s'est, en plus d'un lieu, transformée en dialogue de sourds. Les limites de la guerre froide ont même, par moments, été largement dépassées et l'on a, parfois, vu des affrontements qui prenaient l'allure d'une sorte d'ultime règlement de compte œdipien à l'échelle de la planète.

Nul, en tout cas, ne peut plus ignorer, maintenant, qu'il existe un authentique « pouvoir jeune » et que, discrètes ou à grand fracas, ses vagues d'assaut sont en marche. « Now the thunderbirds come... 1 ». C'est presque, déjà, de l'histoire... ancienne.

1. M. MAUSS, Sociologie et anthropologie, P.U.F., 1966, p. 356.

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Cette invasion par l'intérieur de nos vieilles sociétés établies a complètement pris au dépourvu, faut-il le dire, les monarques et les mandarins qui somnolaient à l'ombre de leurs autorités de droit divin. On l'a bien vu en 1968. Personne, même parmi nos plus bril- lants stratèges des conflits humains, n'en avait prévu l'irruption.

La réponse des adultes aux pressions juvéniles a, d'ailleurs, en maintes circonstances, depuis 1950, trahi leur panique et il ne s'est guère passé de semaine, sans qu'on affiche des titres atroces dans nos journaux : « Après la tuerie de lundi, l'Université de Madrid est fermée sine die... 150 blessés graves au Campus de Varsovie... A Anvers, le Maire fait tirer à balles sur les jeunes voyous... Dans les écoles de New York comme à Tokio, la drogue fait des ravages chez les adolescents... Dimanche dernier, la capitale de la Suède a été mise à sac par une horde de jeunes en délire... etc. » Une simple compa- raison des chiffres qui nous ont été annoncés, pour cette fameuse bagarre de Stockholm, donne bien la mesure de l'impact émotionnel que peut avoir ce genre d'événements, même sur des observateurs relativement calmes et sérieux. L'un avait vu 5 000 manifestants en f u r i e d a n s l e s r u e s d e l a v i l l e E t l ' a u t r e 5 0 0 0 0 ! A u m o i n s

Annoncés au monde entier par l'immense clameur ininterrompue de nos médias, des faits, parfois purement accidentels, d'ailleurs, ou totalement hétérogènes, sont sans cesse reliés d'office et projetés en bloc au compte exclusif de ce qu'on appelle... depuis 50 ans, « la Jeu- nesse actuelle », avec une connotation à peine déguisée de génie mal- faisant, si ce n'est diabolique.

Saturés de contes ou de reportages plus ou moins fantastiques, dont les professionnels de l'information par électro-chocs nous bom- bardent, nombre de ceux qui sont engagés, par nature ou par voca- tion, dans ces turbulences finissent par confondre, dans le même méli- mélo dramatique, la Jeunesse toute entière avec ses casseurs et le superficiel ou l'éphémère avec l'essentiel invariant. L'occupation d'un même espace vital par deux populations qui se considèrent comme de plus en plus étrangères l'une à l'autre, sinon rivales, leur semble désormais, une fatalité aussi incontrôlable que celle qui préside à la dérive des continents.

D'aucuns, pourtant, s'efforcent de calmer leur angoisse, en traitant les manifestations stupéfiantes des jeunes de ce temps comme la pro- longation, à peine anormale, d'une vulgaire épidémie d'acné psy- chique juvénile. Certains nous assurent même avoir trouvé dans les enquêtes ou les chiffres les preuves d'un vain affolement des adultes p l u s q u e c e l l e s d ' u n d r a m e a u t h e n t i q u e

2. G. LAPASSADE, L'entrée dans la vie, édit. de Minuit, 1963. 3. R. LAVIALLE, in La montée des jeunes dans la communauté des générations, Chro-

nique sociale de France, Paris, 1961, p. 101. 4. J. DUQUESNE, Les 16-24 ans, édit. du Centurion, 1961, p. 235.

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D'autres se dissuadent de la gravité de la situation en imputant ses obscurités aux excès fantasmatiques des « mythes de la Jeunesse ». Mythe fut longtemps synonyme de rêve et les jeux de mots plus ou moins subtils auxquels se prête son emploi donnent, parfois, l'impres- sion rassurante de cerner d'un coup l'ensemble des illusions perpé- tuelles des jeunes, en laissant le beau rôle aux anciens.

Mais, quoi qu'il en soit de nos supputations, le dérapage accéléré des jeunes vers la violence, l'anarchie suicidaire ou la drogue, montre à l'évidence que nous sommes loin d'avoir atteint, dans leurs profon- deurs décisives, les causes de ce divorce, aussi funeste que dérisoire, entre des vivants qui, jusqu'à plus ample informé, sont appelés à assumer ensemble un même et identique destin. Après Durkheim, Gaston Berger nous a, maintes fois, incités à prendre ce sinistre au sé- rieux, quitte à réviser tous nos diagnostics. Il est plus que temps, s e m b l e - t - i l , d e l e s é c o u t e r e t d e r e c o u v r e r u n p e u s o n s a n g f r o i d

Si stupéfiant ou pathétique qu'il puisse nous paraître, cet embarras universel des maîtres et parents actuels avec leur progéniture s'ex- plique déjà mieux, d'ailleurs, quand on le replace dans le contexte vécu d'une civilisation en-train-de-se-faire en catastrophe. Ou de se défaire à tout hasard.

Nous vivons, en effet, depuis un siècle, dans un cyclone de plus en plus ahurissant d'innovations en tous genres, où la « masse critique » du génie de l'homme et de sa démence ne cesse de devenir plus explo- sive. Le pire et le meilleur, à tout instant, nous submergent à la fois. Les anthropologues les plus sereins, comme Marcel Mauss ou Edgar Morin, en sont eux-mêmes sidérés et l'on ne trouve plus guère, aujourd'hui, que les chiromanciennes ou les prophètes de boulevard pour nous dire s'il faut s'attendre au paradis terrestre pour après- demain ou à l'apocalypse pour ce soir.

Tout, sur terre, a changé, soudain, de cadres de référence, de rythmes et de signification. Tout. En moins de trois générations. Des systèmes de relations qu'on se croyait « dans le sang » ont été, en vitesse, transférés dans nos folklores à option. Des certitudes plus que millénaires, liquidées en rafales, instantanément. C'est un peu comme si nous avions, d'un coup, en masse, émigré sur une autre planète. Sous hypertension nerveuse maximale, nous vivons l'angoisse à plein

5. G. BERGER, L'homme moderne et son éducation, P.U.F., 1962. pp. 126-136. - Cf. éga- lement A. COMTE, Système de politique positive, Tome IV, édit. de 1854, C. GOEUVRY et V. VALMONT, pp. 534-540.

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régime et l'incertitude à plein temps. On ne sait plus trop où l'on en est. En rien. En sciences humaines comme pour le reste. Gusdorf nous l'a, on ne peut plus clairement, d é m o n t r é

L'évolution sémantique du mot « Jeunesse » reflète assez bien, d'ailleurs, l'image de ces remous innombrables et de tous ordres qu'a provoqués la brusque plongée des humains dans l'aventure technique et industrielle.

Jeunesse se limitait, jadis, à la qualification sympathique de la phase moyenne de l'existence. Le mot signifiait, alors montée de la v i e v e r s l ' a p o g é e d e s e s r e n d e m e n t s . I l m a r q u a i t l ' â g e d e s r e c o r d s

Entre enfance et maturité, il délimitait une sorte de saison dont, après Epicure et Ovide, Ronsard avait donné le mode d'emploi, et qu'on ne pouvait mieux faire que de comparer au printemps. Les animateurs de la Jeunesse Agricole Catholique entonnaient, en 1936, « Jeunesse, jeunesse, printemps de beauté... accueille l'ivresse de ta liberté! Les Balilas, dans leurs beaux jours, chantaient : « Giovinezza, giovinezza, prima vera della vita ». Laurent le Magnifique, avant eux, mais avec quelque nostalgie avait rythmé « Quant'é bella giovinezza che si s'fugge tuttavia... ». Quant aux jeunes Allemands du temps d'Hitler, ils harmonisaient, à quatre voix, « Wir sind jung und das ist schön! »

Cette ascension biologique annonçait aussi, bien sûr, une crois- sance psychique et sociale, mais, par une sorte d'a priori plus ou moins sous-entendu, celle-ci était considérée comme plus lente et moins certaine que celle-là. Les jeunes étaient tenus pour de grands enfants longtemps après avoir acquis les attributs de la puissance mâle. Avant le service armé ou l'entrée en usine, ils auraient rarement osé prétendre au « statut adulte ». Jeunesse, en tout cas, ne désignait qu'un dynamisme individuel, mais, en aucune façon, « un monde ». Lorsque, dans la Grèce antique, le général Thyrtée, qui était aussi, d'ailleurs, maître d'école, prépare ses élèves à la guerre, il les appelle bien « Jeunesse citoyenne! Enfants de Sparte! » mais, il ne s'adresse nullement à eux comme à une bande à part de la société lacédémo- nienne. C'est à la vitalité qu'il parle.

Le mot « jeune » avait, lui, vocation d'adjectif. Encore qu'employé parfois au pluriel, il n'enveloppait pas des quantités sans les situer. On disait les jeunes mariés, les jeunes Turcs, voire... les jeunes gens, mais le poids de la masse n'était pas dans le signe et jusqu'aux pre- mières années de ce siècle, les jeunes sont encore censés écouter avant de parler, entendre, et parfois obéir. Leur condition, toujours enviable, reste dépendante et serve. Leurs relations avec les adultes

6. G. GUSDORF, Introduction aux sciences humaines, Ophrys, 1974, pp. 730, 425-436. 7. M. DEBESSE, Les étapes de l'éducation, P.U.F., 1961, p. 136.

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procèdent d'une hiérarchie verticale, dont ils occupent, bien entendu le bas de l'échelle... avec interdiction de prendre l'ascenseur.

Nous n'en sommes plus là, faut-il le dire. Le mot jeunesse annonce, désormais, non seulement un âge ou une dynamique vitale, mais une véritable force sociale en mouvement, qui, bien qu'encore assez désordonnée, apparaît, d'ores et déjà, comme irrépressible. Gestée dans nos grandes agglomérations urbaines, la tendance à considérer la Jeunesse comme un tout est née jumelle des nationalismes expan- sifs et de grands espoirs prolétaires. Elle a franchi deux guerres, aisé- ment, et survécu à la disparition des Jeunesses fascites aussi bien qu'au délabrement des jeunes milices chrétiennes.

Le mot jeunesse véhicule, maintenant, des masses énormes qui sont supposées posséder une cohérence du fait de l'âge de leurs compo- sants ou de leur mentalité nouvelle. Il ne signifie plus seulement une situation singulière, il crée une appartenance, un rôle collectif, une vocation.

Baldur von Schirach l'avait parfaitement compris (... et exploité) qui, au Congrès des Jeunesses hitlériennes de 1936, déclarait : « La Jeunesse est un État dans l'État, qui choisit elle-même ses chefs et son mode de vie ». Ce disant, il ne faisait que traduire l'un des axiomes, sous entendu ou formulé, d'un certain nombre de Mouvements de jeunes qui, depuis longtemps déjà, tentent d'ordonner ou de capter ces forces neuves qui, chaque année, s'élancent à l'assaut de nos écoles, de nos villes et de nos quiétudes.

Lorsqu'un mot, ainsi, comme malgré nous, change de sens, c'est moins, en général, par trahison consciente du dictionnaire ou par fan- taisie, que pour rattraper à la course une réalité qui prend de la vitesse La pire erreur, en l'occurrence, serait de fermer les yeux ou de se persuader, à la manière de Machiavel ou de Proudhon, qu'il n'est jamais rien de nouveau sous le sole i l et que malgré quelques exhibi- tions étranges, la Jeunesse représente, aujourd'hui comme hier, la même constante imperturbable de sagesse et de légèreté ou la même moyenne statistique de cœurs héroïques et de délinquants.

Avec cette irruption en tempête de la Jeunesse dans l'univers à forte inertie des adultes nous sommes en face d'un événement sans précédent dans l'histoire humaine.

8. E. SAPIR, Le langage, traduction française de M. GUILLERMIN, p.b. Payot, 1967, pp. 144-167.

9. AGATHON, Les jeunes d'aujourd'hui, Plon, 1913, p. 111.

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On a, bien sûr, tenté d'en discerner les limites quantitatives et la plupart des sociologues admettent maintenant, qu'on peut entendre par « la Jeunesse» l'ensemble démographique des jeunes de 16 à 24 ans . On ne se compromet guère en adoptant cette manière de voir. Mais, il va sans dire qu'il s'agit là, surtout d'une convention méthodologique, destinée à définir un angle d'observation plus qu'un sous-ensemble humain absolument spécifique. Les critères d'entrée dans la vie sociale ou même en maturité restent, comme l'a bien mon- tré Lapassade, des plus relatifs 11

Dans sa « Jeunesse aux millions de visages », Vieuxjean ne manque pas, d'ailleurs, de souligner que ces adolescents juvéniles et ces jeunes adultes se répartissent d'une manière infiniment plus subtile dans l'es- pace psychologique et social que ne semble le suggérer cet encadre- ment catégorique par des chiffres. On peut même, à la rigueur, se demander s'il convient de classer dans le même ensemble des cas comme celui d'un jeune homme de 23 ans, travaillant en usine depuis 5 ou 6 ans, marié, père d'un enfant, et celui de l'un de ces attardés de 18-19 ans qu'on aperçoit, à plus d'un exemplaire, dans les terminales de certains lycées, possédant voiture, partenaires sexuelles, et autant d'argent à gaspiller que n'en gagne l'ouvrier en 40 ou 42 heures de t r a v a i l p a r s e m a i n e 12

Néanmoins, en disant la Jeunesse plutôt que les jeunes, nous souli- gnons le fait que cette catégorie de population constitue, présente- ment, au sein de la société globale une réalité psychosociale, sinon

10. J. STOETZEL, Psychologie sociale générale, in Bulletin de Psychologie, n° 203, XV, novembre-décembre 1962, Commentaire de l'enquête sémantique de l'I.N.E.D., qui donne « l'homme jeune » pour 16,9-24,2 ans. - G. FOUCHARD et M. D AVRANCHE, in Enquête sur la jeunesse, Gallimard, 1968, limitent leur étude aux 14-20 ans. DUQUESNE, in Les Jeunes, op. cit., pp. 7-8, exclut les 15 ans. - LE MINISTRE DE LA JEUNESSE, in Jeunes d'aujourd'hui, Documentation française, 1967, pp. 21-26, comme P. CLERC, in Des millions de jeunes, Cujas, 1967, p. 419, prennent également les 15-24 ans. - Françoise GIROUD, La nouvelle vague et la politique, in Express du 24-2-1969, admet 15-29 ans.

11. Cf. V. ISAMBERT-JAMATI, Éducation et maturité sociale dans la France contemporaine, in Cahiers internationaux de sociologie, vol. XXXI, juillet-décembre 1961, pp. 129-144. - G. LAPASSADE, l'Entrée, op. cit., pp. 115-117, et pp. 145-162. - Paul RICŒUR, Le volontaire et l'involontaire, Aubier-Montaigne, 1967, pp. 402-405. - Cl. KOHLER, in La montée, op. cit., p. 251.

12. Le problème apparaît encore plus net quand on est amené à comparer des enquêtes comme celles de C. BENASSY-CHAUFFARD et J. PELNARD, Mobilité professionnelle et mi- lieux culturels, Études d'un groupe de jeunes travailleurs de 19-20 ans, in Le travail humain, 1960, n° 23, pp. 130-142, avec celle d'A. TOURAINE et J.-D. R EYNAUD, Les étudiants en médecine, in Cahiers internationaux de sociologie, 1956, XX, pp. 124-148.

13. Le terme société globale est pris dans le sens que lui donne GURVITCH, in La vocation actuelle de la sociologie, P.U.F., 1963, Tome I, pp. 447-448 : «... macrocosme... de très vaste envergure... avec souveraineté sociale... économique... toujours structurée... comme les Empires ou les Nations... (vivant et créant) une civilisation... ».

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parfaitement stable ou homogène, du moins assez turbulente pour qu'on ne puisse négliger d'en « faire cas ». Ses évolutions hors des normes attendues par les adultes méritent, assurément, une distinc- tion et sa délimitation par les extrêmes de sa trajectoire biologique en situe au moins la nébuleuse.

Il ne semble même pas utile de la réduire, du moins actuellement, à ce qui dans certains cas, permet de distinguer une génération de la vague qui la précède, comme on l'avait fait après la guerre de 1914- 1918 ou après 1968. « Compter socialement par génération, nous dit Bouthoul, est une fiction monarchique à laquelle l'histoire nous a accoutumés » Bianka Zazzo est du même a v i s L'intensité variable du débat entre les générations est, sans aucun doute, fonction des circonstances, des âges, des milieux professionnels, mais, aussi, du préjugé ou du stéréotype qu'on s'en est forgé, et que ne manquent pas d'exploiter les démagogues. Ce n'est pas, malgré certaines appa- rences, l'opposition des générations qui contient le phénomène Jeu- nesse actuelle, mais bien le phénomène Jeunesse actuelle qui englobe la tension entre générations comme stimulant interne.

En serrant systématiquement dans le mot « la Jeunesse » tous les garçons et filles de 16-24 ans, travailleurs ou étudiants, mariés ou libres, à quelque milieu social qu'ils appartiennent, nous montrons assez que ce qui nous intéresse ici, c'est le vecteur vivant d'une nou- velle culture dans sa phase de décollage.

En considérant la Jeunesse dans son flux océanique, plutôt que dans le déferlement de l'une ou l'autre de ses promotions sur tel ou tel événement, nous tenterons d'en appréhender les mobiles profonds qui, malgré une multitude de variantes, maintiennent son aventure dans la même direction. Son sens transparaît assez bien, d'ailleurs, dans ce que, par comparaison avec le mouvement syndical, des con- naisseurs comme Gerhard Wolf ou Jean Jousselin ont appelé le Mou- vement de la Jeunesse. Le terme est parfaitement idoine. Quand on parle de mouvement, on évoque, en effet, un phénomène dont les apparences sont, en général, observables, mais dont les mobiles ou les moteurs échappent, parfois, à l'investigation immédiate.

14. G. BOUTHOUL, Biologie sociale, P.U.F., 1957, p. 15. - Cf. également J. MAISONNEUVE, Psychosociologie des affinités, P.U.F., 1966, pp. 104-113. - Professeur A. BARRÈRE, in La montée, op. cit., pp. 20-22. - Exemple d'un excès d'interprétation du phé- nomène de générations, in Prospective, Les conflits de génération, 1963, pp. 13-14. - Par contre, il semble parfaitement admissible de différencier la jeune génération allemande de l'après-guerre 1914-1918 de celle de l'après-guerre 39-45, E. F ISCHER, Problèmes de la jeune génération, La Cité, édit. 1968, pp. 47-70.

15. B. ZAZZO, Psychologie différentielle de l'adolescence, P.U.F., 1966, pp. 304-320. - Cf. également B. ZAZZO, in Des millions, op. cit., pp. 15-43.

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Le Mouvement de la Jeunesse, qui se révèle à nos yeux à travers les dire et les conduites des jeunes, est la résultante des interactions d'une multitude de stimulants et de facteurs, aussi complexes que divers, qui vont des réactions grégaires suscitées par les concentrations humaines excessives aux stimulations spécifiques provoquées par les scolarisations obligatoires, en passant par le conditionnement cynique des adolescents à la consommation aveugle. Il déborde, de beaucoup, les actions plus ou moins organisées ou télécommandées des syndicats ou des mouvements de Jeunesse, qui prétendent tous l'exprimer, mais qui n'en ont jamais recouvert qu'une part plus ou moins sublimée.

La dynamique qui s'est progressivement dégagée, comme la plus attractive ou la plus efficace, à travers le jeu de ces milliers de fac- teurs, a conduit les jeunes, plus ou moins inertes ou épars à d'autres époques, à se manifester et à s'affirmer, désormais, en groupe de plus en plus actif et compact, à l'avant-scène de toutes les pièces de théâtre sociales, religieuses, politiques ou culturelles, de notre société en recherche.

Mais, l'étonnant, dans cette aventure, est que ce groupe si puissant (de quelque 7 millions de sujets en France) n'en reste pas moins le champ d'une multitude de disparités radicales et de contradictions flagrantes, si ce n'est même de luttes ouvertes. Les passifs ou les indif- férents y sont aussi nombreux que les actifs. Ses cellules se renouvel- lent très rapidement et il n'a, par lui-même, aucun centre de gravité. Sauf en quelques rares occasions, il ne manifeste pas plus d'unité ou d'unanimité que de solidarité. Il ressemble infiniment plus à un magma en ébullition qu'à un quelconque « corps social constitué ». Et pourtant, depuis près d'un siècle, le Mouvement-fleuve de la Jeunesse étend sa crue sur le monde, irrésistiblement, sans que sa dynamique d'expansion dans tous les domaines semble freinée en quoi que ce soit, par l'hétérogénéité, la présence fugage ou la passivité de ses vec- teurs.

Des milliers d'enquêtes plus ou moins sectorielles ou analytiques ont retourné le problème en tous sens, mais quand on s'immerge dans leurs labyrinthes, on se trouve, immanquablement, en face d'un puzzle monstre dont les lois d'assemblage nous échappent. C'est bien pourtant, ce qu'il faut chercher. Car, comme le souligne Bachelard, c'est presque toujours dans « le caché » que se trouve le ressort... réel des dynamiques qui nous troublent. Devons-nous avouer humble- ment qu'il ne nous a pas fallu moins de 15 années de recherches pour commencer à comprendre que, seule, une prise de recul ou d'altitude nous permettrait d'y voir plus clair?

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Avec cette infiltration massive de la Jeunesse comme puissance socio-culturelle et politique dans l'espace-temps d'une société entre deux ères, nous sommes aux prises avec ce que Marcel Mauss appelle un « phénomène social total » dont il nous faut, pour appréhender le cours, dépasser les spontanéités ou les manifestations extérieures, pour remonter jusqu'aux sources profondes où l'homme, fût-il encore dans sa fleur, puise la force d'assumer son étrange destin.

Une jeunesse en quête d'authentique

Quand on dit que les jeunes parlent, de nos jours, « un tout autre langage » que celui des adultes, on ne se trompe guère. Mais, s'ils se fabriquent, ainsi, au milieu de nous, leur propre idiome ou leur dia- lecte, c'est, assurément parce qu'ils voient le monde et la vie avec d'autres yeux que les nôtres. Sans négliger, certes, les techniques de la psychologie et de la sociologie, il nous faut, pour les mieux com- prendre, changer résolument d'optique ou, comme le recommandent Margaret Mead ou Malinowski tenter de se mettre carrément, dans leur peau... Nous les supposons inconscients, parfois, mais, qu'est-ce, en vérité qu'une inconscience? Sinon la mobilisation de la conscience sur des repères inobservables par l'étranger au champ total.

Or, la jeunesse est devenue à elle-même, désormais, son propre milieu de vie. C'est là une réalité dont nous avons trop sous-estimé l'extrême importance. Et c'est, là aussi, un phénomène sans précédent dans l'histoire.

Les jeunes accomplissent, aujourd'hui, leur croissance dans un uni- vers absolument parallèle au nôtre. Ils ont leurs écoles, leurs formes propres de loisirs, leurs moyens de transport. Ils ont leurs partis, leurs magasins d'uniformes, leurs syndicats et même leurs conciles. Si artificiel qu'il soit, cet univers, où les jeunes sont comme relegués, n'en est pas moins, pour eux, un espace-temps de vie inéluctable. Ils y consomment près du quart de leur existence active. Les problèmes que leur pose cette situation sont, pour eux, terriblement réels et leur agitation désordonnée dit assez leurs difficultés d'adaptation.

Sublimes ou violents, patients ou désespérés, terre à terre ou méta- physiques, tous leurs essais de repérage, toutes leurs tentatives d'éva-

16. M. MAUSS, Sociologie et anthropologie, op. cit., pp. 274-279. - Cf. également Cl. LEVI-STRAUSS, dans son introduction à cet ouvrage, pp. XXIX-XXV.

17. B. MALINOWSKI, Les Argonautes du Pacifique, Gallimard 1963, pp. 81-82. - M. MEAD, Coming of Age in Samoa, trad. fr. G. Chevassus, Adolescence à Samoa, in Mœurs et sexualité en Océanie, Plon 1969, pp. 302-305. - Cf. également A. KARDINER et E. PREBLE, Introduction à l'ethnologie, Gallimard, 1961, p. 17.

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sion ou de dépassement méritent, avant tout verdict, une extrême attention. Y compris, et peut-être surtout, leurs mythes.

Pour vivre libre, en effet, ou même simplement pour survivre, l'homme a besoin de points d'appui. « L'enracinement, disait Simone Weill, est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme h u m a i n e Sans ancrages physiques ou sociaux, l'homme cède au vertige et, perdant tout contact avec le réel ou avec lui-même, il s'étiole et devient la proie du hasard 19 L'une de nos pires angoisses archétypiques n'est-elle pas la peur du t r o u L'appréhension du vide ou de l'abîme, fût-ce en rêve, ne nous a jamais été supportable et presque tous les vieux mythes constituent, dans leur prémices, une tentative de liquidation du béant. De nécessité quasi biologique, il nous faut de la terre ferme sous nos pieds, des certitudes pour nos cer- veaux, et, peut-être même, sur nos domaines, des drapeaux battants à nos marques.

Les crises d'hystérie collective ou de panique sont liées, souvent, à l ' o b l i t é r a t i o n d e n o s p o i n t s d e r e p è r e L e t a e d i u m v i t a e , s i r é p a n d u

d e n o s j o u r s , à t o u s l e s d e g r é s d ' i n t e n s i t é , e t q u e c e r t a i n s n e t r o u v e n t

l e m o y e n d e r é s o u d r e q u e p a r l e s u i c i d e , e s t - i l a u t r e c h o s e q u e l a c o n -

s é q u e n c e d ' u n e p e r t e d ' h o r i z o n ? L ' h o m m e e s t a i n s i f a i t q u ' i l n e

m a r c h e a l e r t e e t c o n f i a n t q u e s ' i l s a i t o ù i l v a .

L e p r o g r è s d e s c o m m u n a u t é s h u m a i n e s , c o m m e c e l u i d e s i n d i v i -

d u s , i m p l i q u e u n e « v i s i o n » q u i t r a n s c e n d e n o t r e s o l i t u d e , n o s i g n o -

r a n c e s e t n o s c o m b a t s . N o s v i e s n e v a l e n t d ' ê t r e v é c u e s , e n s o m m e ,

q u e s i e l l e s o n t u n s e n s f i n a l . E t c ' e s t j u s t e m e n t l a f o n c t i o n p r e m i è r e

d u m y t h e q u e d e f o u r n i r u n s e n s à n o s v i e s .

V a n L i e r p r é t e n d b i e n q u e « c o m m e p r o c é d é d ' i n t e r p r é t a t i o n d e s

événements le mythe a été aboli par le X X siècle » 22 mais, son dia- gnostic paraît d'autant plus surprenant qu'après une série de pro- phéties étranges sur la société sans classes, cet auteur se lance dans une célébration quasi extatique du mythe de progrès amplifié par les mythes de la technique et de la s c i e n c e Son point de vue, d'ailleurs, est loin d'être partagé par tous les observateurs. Pour Eliade par

18. S. WEIL, L'enracinement, Gallimard, 1949, p. 45. - PASCAL, Pensées, édit. Brunsch- wig, Tome II, p. 72.

19. .G. JUNG, Problèmes de l'âme moderne, Buchet-Chastel, 1960, pp. 173-175. 20. A. H. KRAPPE, La genèse des mythes, Payot, 1952, p. 44. 21. E. CANETTI, Masse et puissance, Gallimard, 1960, p. 44. 22. H. Van LIER, Le nouvel âge, Casterman, 1962, pp. 91-92. 23. H. Van LIER, idem, pp. 78-156.

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exemple, le mythe reste « une réalité actuelle ». Aron le pense égale- ment et, lorsqu'il analyse le mythe de la Révolution, il lui trouve une excellente vitalité. Il prévoit qu'il se prolongera « aussi longtemps que les sociétés seront imparfaites et les hommes avides de les réformer ». Roland Barthes conclut de même son inventaire des mythes modernes

Chaque époque a, naturellement, ses formes d'expression et, pour défier la houle des siècles, les vieux mythes doivent adapter leurs apparences, leurs liturgies ou leurs credo, mais les dialectiques qui se développent à ces occasions montrent assez, malgré d'inévitables flot- t e m e n t s , l a c o n s t a n c e d e n o s a s p i r a t i o n s m y t h i q u e s

Rien, donc, ne semblait s'opposer a priori à ce qu'on rapprochât les deux phénomènes socio-culturels que sont le mythe et le mouve- ment de la Jeunesse. Leur superposition paraissait même faciliter l'identification d'un lien entre des frénésies aussi diverses que celles des Jeunesses hitlériennes, auxquelles les hasards d'un voyage d'étu- diants nous avait permis d'assister en 1936, et celles de ces nouveaux trembleurs de la Saint-Médard que nous avions vus s'exhiber, place de la Nation, à Paris, en juin 1963. Ce à quoi sacrifiaient, il y a 10 ans les Gardes Rouges, ce qui hante nos églises chrétiennes depuis 25 ans, semblait trouver dans le mythe non seulement un modèle de description cohérent, mais, une signification plausible. De plus, dans la mesure même où de sérieux indices suggèrent que le problème de la jeunesse n'est qu'un corollaire de celui de la société en mue, cette hypothèse avait au moins l'avantage de ne pas trop les dissocier.

Enfin, à travers nos contacts ininterrompus avec les jeunes depuis 1945, un fait s'était imposé à notre attention avec de plus en plus de persistance. Ce qu'on appelait « la crise de la Jeunesse » nous sem- blait devenir une réalité qui dépassait largement une simple somme de crises individuelles et cette réalité s'amplifiait sans que ni la psy- chologie ni la sociologie ne parviennent à en déceler nettement la dynamique de croissance. Elle se développait en profondeur de péné- tration, en intensité d'actions-réactions, en unanimité socioculturelle, comme si elle avait sa source en deçà des structures économiques, des situations individuelles ou des milieux sociaux, comme si elle obéis- sait à quelque « déterminisme caché » capable de s'emparer totale- ment des affectivités et des intelligences des jeunes de ce temps

24. M. ELIADE, Aspects du mythe, Gallimard, 1966, p. 220 : « certains aspects de la pensée mythique sont constitutifs de l'Être Humain ». - Cf. également du même auteur : Mythes, rêves et mystères, Gallimard, 1957, p. 28. - R. ARON, L'opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1955, p. 76. - R. BARTHES, Mythologies, Seuil, 1957, p. 258.

25. J. ELLUL, Exégèse des nouveaux lieux communs, Calmann-Lévy, 1966, p. 24.

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jusqu'à leur suggérer, inévitablement, malgré leurs différence d'ori- gine ou d'optique, une lecture unique, sélective et stimulante des évé- nements ou de la vie.

En considérant les mythes sous l'angle d'une foi susceptible d'ins- pirer et de gouverner tous les comportements, des plus héroïques aux plus décevants, les mythes de la Jeunesse nous apparaissaient, effecti- vement, comme exprimant la fo i certitudinaire d'une masse considé- rable de jeunes de constituer une sorte de Peuple élu, en marche vers une Terre Promise, dont ils se sentaient les conquérants invincibles, devant qui tout et tous devaient s'incliner. Accélérée par une totale sincérité, la spontanéité juvénile pouvait s'épanouir à l'aise dans cette foi transcendante et dans les visions qu'elle suscitait comme si elle était en train de créer une nouvelle Weltanschauung, inaccessible aux anciens, mais, qui, seule, pouvait assurer l'avenir de l'humanité.

Ces illuminations, dont il était relativement facile, du moins en apparence, de repérer les manifestations symptomatiques, semblaient nous promettre d'élucider un peu ce que les conduites actuelles des jeunes générations, si souvent stupéfiantes pour l'observateur étran- ger, ont, pour les jeunes eux-mêmes, de parfaitement normal et de sensé.

Les pièges abondent, on l'imagine, sous les pas de ceux qui se ris- quent dans ce genre de recherche. L'arsenal de mots dont on dispose pour étudier les manifestations de sociabilité de la Jeunesse est loin d'être au p o i n t De plus, les mythes que nous abordons sont des phénomènes en gestation. Ils sont vécus sous tant de variables et à des intensités si différentes que leur originalité et leur unité sont, par- fois, à peine discernables. Par surcroît, le milieu de vie de l'homme actuel distribue une telle quantité de stimuli agressifs que les réac- tions plus ou moins intempestives ou névrotiques qu'il déclenche se distinguent mal, par moment, des conduites purement mythiques.

Pour éviter toute confusion, nous avons cru devoir consacrer la première partie de cet ouvrage à un certain nombre d'éclaircissements théoriques. Si éprouvants qu'ils puissent être pour le lecteur, ces préa- lables nous ont paru indispensables pour mieux distinguer ce que les mythes de la Jeunesse contiennent d'illusoire ou d'accidentel de ce qu'ils peuvent nous révéler de l'éternelle aspiration humaine à plus de Vie, plus d'Amour, plus de Vérité!

26. Voir notes, p. 19.

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26. Remarques méthodologiques

Bien que prévenu des risques que comportent les systèmes d'observation trop rigides (a), on résiste mal, lorsqu'on a fréquenté les jeunes pendant un certain temps, à en comparer les conduites à celles de leurs pères ou des anciens. Les comportements des enfants de chœur de 1936 ne ressemblent guère, en effet, à ceux des rocks ou des punks de 1980. Mais ces psy- chologies différentielles, pour instructives qu'elles soient (b), ramènent vite aux transforma- tions de nos milieux de vie ou aux réflexes conditionnés par les promoteurs du commerce. On en revient, alors, aux psychologies fondamentales qui nous décrivent les structures de l'adolescence, les contraintes du caractère ou les incertitudes de la personnalité à ces âges (c). Mais la multitude des théories qui subsistent en ce domaine ne facilite guère le choix de critères exploitables. De plus, mis à part DEBESSE, MENDOUSSE, MUCCHIELLI ou HORROCKS, il faut bien dire que les grands psychologues, comme W ALLON, P IAGET ou ZAZZO, se sont plutôt penchés sur l'enfance que sur l'adolescence. On rencontre, de surcroît, d'extrêmes difficultés au transfert dans le collectif des psychologies individuelles.

La psychanalyse, même conjuguée à de sérieuses méthodes sociologiques comme celles qu'emploie FRIDENBERG (d), n'est guère maniable à grande échelle, et sa poursuite enlise rapidement dans ce que GURVITCH appelle une « pure illusion d'optique » (e). Ses insuffi- sances ont été clairement soulignées par LEVI-STRAUSS comme elles l'avaient été, en ethno- logie, par FRAZER ou BOAS. Les analyses d'A. STÉPHANE, bien qu'apparemment plus perti- nentes que celles de MENDEL, procèdent, parfois, à des extrapolations téméraires.

Enfin, à pousser trop exclusivement ou trop loin les critères d'explication psychologique, on s'expose aux critiques que MAUSS et FAUCONET adressent à ceux qui, comme MAC DOUGALL ou PARETO, tentent de faire des mouvements sociaux la résultante de tendances purement individuelles. Au point où en est la Jeunesse, en ce dernier quart du x x il ne semble plus possible, en tous cas, de tenter, à la manière de V IEUXJEAN ou de J OUSSELIN, d'en saisir l'aventure, comme s'il n'y avait pas de Jeunesse, mais seulement... « des jeunes » (f). Il la faut considérer, ne serait-ce que le temps d'une hypothèse, comme un tout et, suivant le conseil de DURKEIM, tenter d'en situer la dynamique dans « les propriétés caractéristiques du tout (g) ».

A condition de s'en servir avec prudence (h) et d'en bien mettre en place les facteurs (i), la sociologie permet, assurément, de pénéter plus avant dans le monde des jeunes. D'innom- brables enquêtes appliquées nous décrivent le comportement des jeunes par rapport au tra- vail, aux loisirs, à la politique, à la religion ou à la sexualité (j). En « vivant avec » ses Barjots (l'inversion syllabicale crève les yeux), Jean MONOD nous a fourni un modèle de recherche exemplaire, qui a dû lui demander une extrême patience, mais qui corrige avantageusement ce que les enquêtes par sondage ont, parfois, d'un peu sec, de contraignant ou de factice (k). Il n'en reste pas moins qu'entre l'acculturation familiale et ecclésiale de l'enfance ou de l'adolescence et les divers systèmes d'interinfluence des individus ou des groupes qui draî- nent peu à peu la Jeunesse vers son Nous ou vers des conduites collectives, il se produit des osmoses psychiques, des transferts, des mises au point perceptives ou affectives dont le jeu déborde, en profondeur ou en surface, les révélations souvent partielles des enquêtes.

Celui qui, parvenant à échapper aux ambiguïtés du langage psychosocial (l), souhaite entreprendre la synthèse de cette multitude d'enquêtes sectorielles en vient, insensiblement, malgré les présentations sommaires qui en ont été faites, à essayer le modèle « classe sociale ». Malheureusement, malgré le laborieux travail de Saint-Simon et les intarissables débats qui, tout au long du XIX siècle et jusqu'à nos jours, ont accompagné le développe- ment de la sociologie des classes, la notion de stratification sociale n'a guère perdu de son imprécision (m). Les grandes intuitions marxistes qui ont permis de comprendre, de prévoir et d'organiser l'ascension du prolétariat à partir des antagonismes ou de la lutte des classes, s'avèrent impossibles à exploiter pour la Jeunesse. Marx lui-même a, d'ailleurs, maintes fois repris ses premières définitions, mais sans parvenir à une conception claire de « la conscience de classe » (n). LUCKACS, KAUTSKY, MAX WEBER ont apporté des éléments constructifs à l'aspect psychologie collective des classes que Marx avait négligé (o), mais il faut attendre M. HALBWACHS pour trouver une critériologie valable (p). Ses idées, pourtant, paraissent plus adaptées à l'étude des classes structurées qu'à celles des groupements qui naissent. Les définitions données par GURVITCH sont peut-être les plus précises (q), mais leurs critères n'incluent pas assez, semble-t-il, les facteurs de mobilité ou d'évolution qui caractérisent, de nos jours, les milieux sociaux. Et le milieu jeune plus encore que celui des adultes.

a. G. GURVITCH, La vocation, op. cit. p. 5.

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b. B. ZAZZO, Psychologie différentielle de l'adolescence, op. cit., pp. 25-44. c. K. LEWIN, in Field theory in social science, Harper and Bros, 1951, pp. 135-145. -

MAC DOUGALL, ALLPORT, CATTEL, LE SENNE, LE MOAL, MUCCHIELLI, dans leurs analyses savantes du caractère. - A.-M. ROCHEBLAVE-SPENLE, L'adolescent et son monde, édit. Uni- versitaires, 1969, p. 14. - J.-S. COLEMAN, The adolescent society, Free Press, Glencoe, 1961. - J. HORROCKS, L'adolescent, in trad. fr. de L. C ARMICHAEL, Manuel de psychologie de l'adolescent, tomme II, P.U.F., édit. de 1954, pp. 697-734.

d. FRIDENBERG, The Vanishing Adolescent, Beacon Press, 1959. e. G. GURVITCH, La vocation, op. cit. p. 40. - Cf. MERLEAU-PONTY, Signes, Gallimard,

1960, p. 153. - Cf. également M. DUFRENNE, La personnalité de base, P.U.F., 1966, pp. 78- 83. - A. CUVILLIER, Manuel de sociologie, Tome I, P.U.F., 1967, pp. 126-132.

f J. VIEUXJEAN, Jeunesse aux millions de visages, Castermann, 1960, p. 7. - J. JOUSSELIN, Une nouvelle jeunesse française dans un monde en mutation, édit Privat, 1966, p. 19.

g. E. DURKHEIM, Les Règles de la méthode sociologique, P.U.F., édit. 1967. h. G. GURVITCH, idem, pp. 31-35. - O.S. SPENGLER, Le déclin de l'Occident, Gallimard,

1948, pp. 406-411. - Cf. également ARNOLD J. TOYNBEE, La civilisation à l'épreuve, Galli- mard, 1951, 3e édit, pp. 11-24 et 111-139. - E. DURKHEIM, Les règles..., op. cit., pp. 89-120. - G. GURVITCH, La vocation, op. cit., pp. 60-64. - Cf. également G. DAVY, L'explication sociologique et le recours à l'histoire, in Revue de métaphysique et de morale, juillet 1949.

i. Combien de chercheurs se sont laissés, ainsi, surprendre en faisant l'inventaire des fautes ou des erreurs adultes qui auraient télécommandé d'hier les faux pas des jeunes d'au- jourd'hui. C'est le cas de G. ROBIN, Le déclin de l'autorité et la jeunesse actuelle, édit. Wesmael-Charlier, 1962, pp. 92-100. - Cf. recommandations de L. B RUNSCHVICG, L'expérience humaine et la Causalité physique, P.U.F., 1949, pp. 503-460. - G. GURVITCH, Déterminismes sociaux et liberté humaine, P.U.F., 1963, op. cit., p. 92. - Cf. DIDEROT, Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, édit. de 1821, Tome II, p. 233, et N. BOHR a montré que, même en physique contrôlable, ce processus de recherche a ses limites. Cf. N. BOHR, Physique atomique et connaissance humaine, Gauthier-Villars et Cie, 1961, pp. 27-66. - Cf. également R. ARON, Dimensions de la conscience historique, Plon, 1961, p. 22.

j. Comme, par exemple, celles de P. IDIART et R. GOLDSTEIN, L'avenir professionnel des jeunes du milieu populaire, analyse des réponses de 60 000 jeunes, Les Éditions Ouvrières, 1965, pp. 7-81. - FÉDÉRATION PARISIENNE DU BATIMENT, Enquête sur la situation des

jeunes ouvriers du bâtiment et leur avenir, mars 1965, pp. 15-30. - C. BENASSY-C HAUFFARD et J. PELNARD, Loisirs des jeunes travailleurs, in Enfance, oct. 1958. - Cf. également J. JENNY, Le jeune hors de sa famille et dans la cité, in Groupe Familial, n° 6, 1960, pp. 13- 24. - H. CARTIER, La désaffection religieuse des jeunes, in Revue de l'Action populaire, n° 149, juin 1961, pp. 677-685. - J.-C. TEXIER, La jeunesse française et la vie politique, in Revue des Sciences Politiques, vol. XVIII, n° 6, déc. 1968, pp. 1245-1261.

k. J. MONOD, Les barjots, essai d'ethnologie des bandes de jeunes, Juliard 1968, p. 476. - Les enquêtes ont au moins l'avantage d'attirer l'attention sur les « groupes » dont la nature et le fonctionnement ont été quelque peu éclaircis par la psychologie sociale, mais la psychody- namique des groupes n'est pas aisément transposable dans les grands ensembles (J. STOETZEL, La psychologie sociale, Flammarion, 1963, pp. 201-204) elle n'en explique pas les processus créatifs de valeurs.

/. Des mots comme « déterminisme » ou « structures » sont loin d'être sortis des ambi- guïtés que leur ont conférées les diverses sciences qui les ont utilisés (L. BRUNSCHWICG, Le déterminisme et la causalité dans la physique contemporaine, in Bull. de la Société française de Philosophie, mars 1930). Le mot « structure » est encore plus délicat. Il est même telle- ment galvaudé qu'il semble voué, à court terme, à une totale insignifiance (Cf. K ROEBER cité par LEVI-STRAUSS, in Anthropologie, op. cit. p. 304. - Cf. également H. LEFEBVRE, Le lan- guage et la société, Gallimard, 1966, p. 202. Lévi-Strauss s'en sert pour désigner des modèles théoriques. - Cf. LÉVI-STRAUSS, Antropologie, op. cit., p. XLIX, L, et 305-351. - Muc- chielli l'emploie pour décrire des « systèmes de signification ». R. MUCCHIELLI, Introduction à la psychologie structurale, Dessart, édit. Bruxelles, 1966, p. 12-13. - Cf. également N. MOULOUD, La psychologie et les structures, P.U.F., 1965, pp. 7-12 - Pour BLANCHE, la structure est plutôt « ce qui ordonne des familles de concepts ». R. BLANCHE, Structures intellectuelles, J. Vrin, 1966, pp. 11 et 11-20).

m. SAINT-SIMON, Catéchisme des industriels - Œuvres, Tome IV, Anthropos, pp. 35-40. - A. CUVILLIER, Sociologie et problèmes actuels, J. Vrin, 1961, pp. 108-134. - G. GURVITCH, La vocation, op. cit., pp. 357-402.

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n. K. MARX, Manifeste du parti communiste, in K. Marx et F. Engels, Œuvres choisies, édit. du Progrès, Moscou, 1968, p. 40. - Cf. également La sainte famille, in Œuvres philoso- phiques, trad. Molitor, Tome II, pp. 37-93. - Cf. L'idéologie allemande, Tome VI, pp. 183- 225. - Cf. Les luttes de classes en France (1848-1850), Éditions sociales, Paris, où Marx dis- tingue 7 classes. - Cf. G. GURVITCH, Le concept des classes sociales, Cours de Sorbonne, 1953-1953, C.D.U.

o. LUCKACS, Histoire et conscience de classe, édit. de Minuit, pp. 53-54, 57-190. - PARETO, Traité de sociologie, vol. II, chap. XI à XVII. - M. WEBER in Économie et Société traite même du phénomène de génération. - H. DE MAN, au-delà du marxisme, Félix Alcan, 1929, pp. 66-67, définit comme « psychologique » la conscience de position de classe. - Cf. également M. HALBWACHS, Esquisse d'une psychologie des classes sociales, Lib. Marcel Rivière 1964, pp. 52-58.

p. M. HALBWACHS, La classe ouvrière et les niveaux de vie, Alcan, 1913, Introduction et pp. 79-117. - Cf. Les classes sociales, cours ronéo, C.D.U., 1937. - Esquisse d'une psycho- logie des classes sociales, pp. 29-58.

q. G. GURVITCH, La vocation, op. cit., pp. 401-402.

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L'homme et ses mythes

« L'absurde n 'est pas ce qui manque d'explication mais de sens. »

J. LACROIX

1

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Le mot mythe fut employé, longtemps, pour qualifier des histoires ou des imaginations qui se distinguaient par leur évidente inadéqua- tion au réel. Qui disait mythe, aux temps de Pierre Bayle ou de Vol- taire, entendait bien caractériser des phénomènes à base de rêve ou d'illusion.

L'anthropologie culturelle nous apprend maintenant qu'il n'en fut pas toujours ainsi. Qui disait mythe, il y a trente siècles, voulait pré- cisément dire au contraire « vérité suprême ». Il fut même une époque, nous assure Mircéa Éliade, où le récit mythique exprimait « la seule révélation valable de la réalité ».

Une si curieuse inversion sémantique nous surprend moins depuis que la sémiologie saussurienne a mis en relief le caractère mobile et social du langage. L'explication d'un changement de sens ne doit pas être recherchée seulement dans d'éventuelles ruptures étymologiques ou dans des collisons homonymiques, mais, aussi, dans la mue de l'être-au-monde qui parle et dans celle des êtres vivants qui communi- quent avec l'aisance ou la lenteur définies par leur situation concrète, leurs apprentissages ou leurs conventions Les mots n'apparaissent plus, dès lors, comme les sous-multiples d'une sorte de système des poids et mesures du réel, mais, plutôt, comme une manière d'être au monde et de le vivre en le parlant. Leur singularité n'a pas « l'objet » pour seul support, mais, une quantité d'information et de relation. Ils ne sont pas les enveloppes de concepts fixes et n'unissent pas « le nom à la chose » comme le ferait un contenant fermé pour toujours sur un contenu inaltérable. Les mots travaillent. Et non seulement sous l'effet du temps, mais dans la bouche même, les sens et le cerveau de celui qui le vit. Parler c'est, en somme, communiquer en même temps sa position, sa perception et sa réflexion5.

Ce rapport plastique entre un signifiant plus ou moins fixe et un signifié inévitablement mobile ou vivant de la vie même du parleur, couplé à la combinaison des mots entre eux, est l'instrument des infinies possibilités descriptives et opératoires du langage, comme de ses pièges les plus fréquents6. En fait, tous les mots sont historiques.

1. M. ELIADE, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, 1957, p. 18. 2. B. MALMBERG, Les nouvelles tendances de la linguistique, P.U.F., 1966, p. 79. - Cf.

surtout F. de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Payot, édit. de 1966, pp. 59 et 112. 3. M. MERLEAU-PONTY, Signes, Gallimard, 1960, p. 107. - Cf. aussi p. 113 : « exprimer,

pour le sujet parlant, c'est prendre conscience... ». 4. F. DE SAUSSURE , Cours, op. cit., p. 98. 5. J. VENDRYES, Le langage, introduction linguistique à l'histoire, Albin Michel, 1968,

p. 158. - Cf. également A. MARTINET, Le mot, in Problèmes du langage, col. Diogène, Galli- mard, 1966.

6. F. DE SAUSSURE, idem, pp. 97-112. - R. JAKOBSON, in Problèmes du langage, col. Dio- gène, Gallimard, 1966, p. 22. - Cf. également LEFEBVRE, Le langage et la société, Gallimard, 1966, pp. 269-270 et pp. 328-331.

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Le mot mythe l'est tout autant, sinon plus que les autres. S'il a mérité deux sens, apparemment contradictoires, c'est parce que l'un et l'autre de ces sens ont été vécus réellement, comme, d'ailleurs, vien- nent de le prouver de récentes découvertes.

En ce temps-là...

Depuis des siècles, en Occident, ceux que la chance avait dotés de quelques rudiments d'histoire ancienne savaient bien que les créa- teurs des vieilles civilisations méditerranéennes avaient cru aux oracles, construit des temples et servi des dieux, mais nul n'ignorait que ces dieux étaient faux. Dans l'Iliade ou l'Odyssée, comme dans la Théogonie d'Hésiode, qui étaient à peu près les seules mythologies connues, personne ne voyait autre chose qu'un merveilleux fatras de récits épiques dans lesquels des héros de légende entretenaient des relations imaginaires avec des dieux inimaginables. Bien avant l'ère chrétienne, d'ailleurs, Athènes et Rome avaient eu leurs sceptiques qui avaient mis en déroute provisoire les armées célestes. Dans sa préface des Métamorphoses, Ovide n'hésitait même pas à déclarer que ce qu'il allait raconter n'était que « monstrueux mensonges, his- toires jamais vues, ni alors, ni maintenant, par des yeux humains. »

Sans doute a-t-il fallu plus de deux mille ans aux philosophes et aux Pères de l'Église pour délivrer l'esprit populaire des fantômes mythiques anciens, mais leur succès ne fait aucun doute : bien avant le Moyen-Age, l'histoire des « vieux mythes » avait été réduite à celle de l'erreur. Par analogie, peu à peu, cette interprétation de muthos avait imposé son sens à toute histoire, doctrine ou concept, à base de folle imagination. Le mot mythe était devenu synonyme de légende et convenait à toutes sortes de fabulations, y compris les contemporaines.

Dès le XVIII siècle, pourtant, des missionnaires, comme Yves d'Évreux ou Claude d'Abbeville, avaient remarqué le sérieux avec lequel les peuplades qu'ils étaient venus évangéliser « vivaient leurs mythes »8. Dans l'île de Paragnon, par exemple, les Indiens croyaient en un dieu, aux démons, à l'immortalité de l'âme, et ces

7. Cf. P. M. SCHUHL, Essai sur la formation de la pensée grecque, Paris, 1949, pp. 163 et sq.

8. C. D'ABBEVILLE, Histoire de la mission des Pères Capucins en l'Isle de Maragnon et terres circonvoisines où est traicté des singularitez admirables et des mœurs merveilleuses des Indiens habitans de ce pays. Paris 1614, 16° G 2904 h., Ch. L II, Fol. 321 - Y. D'EVREUX, v oyage dans le Nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614, Paris, 1864, pp. 39-65, Fol. 44, Consultation Bibliothèque Nationale.