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Cette étude a été donnée dans le cadre d’un exposé de DEA le 27/11/2004 à la FLTR d’Aix en Provence par Th. Rouquet.

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LES MOUVEMENTS DISSIDENTS aux XII et XIII siècles en Occident

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INTRODUCTION

Pourquoi étudier cette période de l’histoire qu’on a présentée comme un âge sombre

de notre histoire religieuse voir obscurantiste, le fameux Moyen-Âge ? De nombreux historiens, médiévistes (J. Heers parle de « la magie des mots inventés… »1) ont depuis quelques années démontré que l’idée même d’un Moyen-Âge ou âge moyen fût véhiculée à la renaissance (encore une belle invention…) en Italie par un cercle restreint d’humanistes et d’artistes qui se sont évertués à donner des jugements définitifs sur l’époque médiévale, jugements que nous reprenons maintenant à notre compte. Ces jugements ne tenaient qu’à des intérêts politiques et au snobisme intellectuel mais en aucun cas ils ne traduisaient un large consensus. De plus l’obscurantisme en question est un lieu commun de l’historiographie médiévale qui n’a plus aucun crédit auprès des historiens (G. Duby, J. Le Goff).

Pourquoi précisément les XII et XIII siècles ? Parce que cette période est marquée par une efflorescence de mouvements religieux en Occident. Ces mouvements se développent parfois en opposition à l’Eglise et tombent dans la déviance sectaire (Cathares), d’autres restent dans le giron de l’Eglise et s’intègrent tant bien que mal au paysage religieux d’alors comme les ordres mendiants : dominicains et franciscains. Certains de ces mouvements, sans entrer dans l’hétérodoxie théologique, vont se développer en marge de l’Eglise pour finalement en être rejetés (les Vaudois). Le point commun à tous ces courants spirituels est qu’ils pensent être plus fidèles à l’église primitive. Certains de ces courants veulent aussi apporter un renouveau dans l’Eglise, une sorte de retour à l’idéal évangélique : « suivre nu le Christ nu » (St Jérôme)2 et la pratique de la prédication itinérante. On comprend dès lors le choix du mot « dissident » pour notre titre, terminologie plus générale pour qualifier l’ensemble de ces mouvements même si certains d’entre eux seront reconnus par la suite et acceptés dans l’Eglise. Les anglais utilisent le mot « dissenters » : ceux qui ne sont pas d’accord sur le plan religieux. On pourrait aussi qualifier ces mouvements de « mouvements rénovateurs » voir « novateurs » comme l’atteste un titre de la revue d’hérésiologie médiévale heresis : « mouvements dissidents et novateurs dans le christianisme médiéval »3. Une autre précision qui a son importance pour notre sujet : mon but n’est pas ici de déterminer qui est de l’Eglise et qui ne l’est pas à telle ou telle époque ni ce que l’Eglise aurait dû être ou ne pas être. D’abord parce que je ne donne pas un cours d’ecclésiologie et surtout parce qu’il ne faut pas confondre d’une part les aspects sociaux et culturels qui déterminent les contours de ce que l’Eglise a appelé dans un temps précis de son histoire l’hérésie et d’autre part la pensée théologique, la vie et la piété de ceux qui revendiquaient le titre de chrétien, ces derniers éléments étant plus difficiles à analyser pour l’historien. Néanmoins les sources disponibles actuellement nous permettent d’avoir un regard relativement objectif sur ces mouvements, notamment sur leur système de croyance.

Pour délimiter notre champ d’investigation, je vous propose une évaluation de 2 mouvements spirituels de cette époque : le catharisme et le valdéisme. Mais tout d’abord, afin de bien resituer ces 2 mouvements il est primordial de connaître le contexte historique qui a précédé les XII et XIII siècles.

1 Cf. son livre, Le Moyen-Âge une imposture, Paris, Perrin, 1992 2 Cette formule est au départ l’idéal des pèlerins en terre sainte. Formule qui consiste à mettre ses pas dans ceux du Christ. C’est aussi l’idéal qui motive l’essor des fondations hospitalières ainsi que la pratique de la charité et du dépouillement. Cet idéal va se heurter à la réalité historique d’une Eglise qui à ce moment-là codifie précisément toute la pratique chrétienne et régule toute la société. 3 Heresis, N° 13-14, Gap, CNEC/Centre René Nelli, 1990

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I) CONTEXTE HISTORIQUE

Jusque vers la fin du XI siècle (1073), l’Eglise est aux mains des laïcs à cause de la

généralisation de la simonie (trafic des charges ecclésiastiques), c’est ce qu’on appelle communément « l’investiture laïque ». Un certain Alban de Fleury déclare : « Dans l’Eglise, propriété de Dieu seul, il n’y a presque rien qui ne soit donné à prix d’argent : épiscopat, prêtrise, diaconat, ordres mineurs, baptême ». Certains souverains tirent de ce trafic des ressources lucratives. Mais l’autre problème est le nicolaïsme ou clérogamie (concubinage et mariage des prêtres).

A partir de 1074 Grégoire VII va s’appliquer à mettre en œuvre une réforme de

l’Eglise que l’on va appeler la réforme grégorienne ou réforme pontificale. Cette réforme avait pour but de régler les 2 problèmes du nicolaïsme et de la simonie, ce dernier point étant de loin le plus important du point de vue politique car les Seigneurs, princes et souverains profitaient de ces investitures et de la vente de ces charges pour contrôler le clergé en plaçant à la tête des hommes d’églises dévoués à leur cause. Les papes veulent se dégager de la tutelle constante du pouvoir séculier autrement dit du césaropapisme. Cette reprise en mains des papes fera de Rome le siège d’un véritable gouvernement de l’Eglise latine. Pour faire triompher cette réforme les papes vont forger une monarchie pontificale afin d’accroître l’indépendance de la papauté et l’accroissement de son autorité sur les souverains. Cette réforme aura du mal à se mettre en route tant la féodalité occidentale est de connivence avec ce clergé simoniaque et incontinent.

Un siècle plus tard, le pontificat d’Alexandre III marquera l’apogée de la querelle du

sacerdoce et de l’empire (querelle entre Alexandre III et Frédéric Barberousse). C’est lui qui réunit le III concile de Latran (mars 1179) qui dans le canon 27 condamne l’hérésie cathare. Puis un peu plus tard avec Innocent III on atteint l’embellie de la papauté : prééminence absolue du siège apostolique sur toutes les autres autorités spirituelles ou séculières. Innocent III porta au plus haut l’exercice de la théocratie pontificale. En convoquant le IV concile de Latran en 1215 il promulgue le décret de la croisade des albigeois.

Ainsi, si la papauté avait réussi à briser la force du St Empire et la question de

l’investiture laïque, elle n’avait triomphé que sur des ruines et la violence avec laquelle elle défendit sa Réforme avait abouti à une chute de son prestige et à la méfiance des souverains d’Europe inquiets pour leur autorité. C’est dans ce contexte que naissent nos mouvements dissidents (catharisme et valdéisme). Ces mouvements s’inscrivent dans l’idéal de la vie évangélique (pauvreté et prédication itinérante) et pour ce qui est de la vie communautaire de la vita apostolica, idéal qui prévalut tout au long des XII et XIII siècles en Occident (ordres mendiants). Cet idéal s’inspire de l’exemple des apôtres autour du Christ et de la vie communautaire de la première église à Jérusalem telle que nous les relate le livre des Actes des Apôtres (2-7). Cette tradition (vita apostolica) indépendante de la tradition évangélique de la prédication itinérante, lui est antérieure (dès le IV siècle). Elle a une place très importante dans l’histoire des mouvements de perfection de l’Eglise car elle était considérée comme la réalisation intégrale et authentique du christianisme.

Les cathares comme les Vaudois auront de temps à autre l’occasion de créer ces communautés idéales mais ils privilégieront essentiellement la prédication itinérante à 2 car, comme le faisaient remarquer les Pères de l’Eglise, pour pratiquer le commandement de l’amour il fallait être au moins deux, du reste c’était l’exemple qu’ils voyaient dans l’Evangile dans l’envoi des apôtres deux par deux par le Christ.

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II) LE CATHARISME Il faut bien reconnaître que dans le panthéon des hérésies en Histoire de l’Eglise,

l’hérésie cathare n’a pas une place privilégiée. Or ce mouvement fut directement à l’origine d’une croisade en terre chrétienne (1215), ce qui est exceptionnel et d’une institution qui joua un rôle capital (positif et négatif) dans l’histoire de l’Eglise : l’Inquisition (1233)4. Malheureusement, de nos jours le catharisme est devenu la victime d’une récupération de marketing plutôt affolante. On trouve par exemple sur le marché du « Cassoulet cathare » ce qui est assez comique quand on sait que les Cathares étaient végétariens. Que dire du mot « cathare » compris comme pur, ce qui fait dire à Jean Duvernoy qu’il y a là un « excellent nom commercial, comme les lessives qui lavent plus blanc. » Nous ne sommes pas arrivés au bout de nos surprises, voici le rejeton cathare qui refleurit sur les cendres de ses martyrs via Internet où l’imagination de nos catharologues en culottes courtes n’a pas de bornes. Nous y découvrons en effet des choses absolument fantasmagoriques, certains sites nous détaillant les instruments de tortures de l’Inquisation, à quand les cris des suppliciés ?

Le catharisme est parfois l’objet d’une récupération historique complètement

anachronique. Ainsi un auteur se demande si les Cathares n’étaient pas les « inventeurs de la théorie des sources ?... un catharisme quasi-libéral avant l’heure ». Les idées reçues ont la vie dure et le catharisme a sans doute bénéficié à la fois de la commisération que l’on a tout naturellement pour toutes minorités religieuses persécutées et d’autre part, de la suspicion à l’égard des persécuteurs surtout quand ceux-ci sont censés témoigner de l’amour de Christ. Ce sentimentalisme identitaire et confusionnel s’exprime un peu partout, particulièrement dans les magasines à grand tirages. Ce long bêtisier confirme bien que parallèlement à la recherche historique se bâtissent sans cesse des catharismes purement imaginaires. Pour y voir plus clair dans la pensée théologique et dans la vision du monde du catharisme il faut se plonger dans ces fameuses « Ecritures cathares », sources privilégiées :

- 3 rituels cathares : rituel latin de Florence, incomplet5 ; le rituel de Lyon en langue

d’Oc6 ; rituel de Dublin en roman7 - 2 traités théologiques : le Liber de duobus principiis supposé être de Jean de Lugio

mais compilé et développé par certains de ses disciples8 ; le traité cathare anonyme ou Traité cathare inédit d’après le Liber contra manicheos de Durand de Huesca9

- Nous disposons aussi d’autres sources : 1) les documents provenant des archives des tribunaux d’Inquisition ; 2) les sources anti-cathares (actes et décrets des conciles méridionaux, traités, sermons, correspondance, sommes théologiques anti-cathares comme celle de Durand de Huesca déjà citée), 3) écrits apocryphes : l’interrogatio Johannis ou Cène secrète d’origine Slave (Bogomile), La vision d’Isaïe, 4) Une traduction occitane du XIII siècle du NT contenant quelques variantes spécifiquement cathares. 4 Grégoire IX assigne à l’ordre des frères prêcheurs (dominicains) cette tâche. Avant, les évêques devaient pourchasser eux-mêmes les hérésies. 5 « Rituel Latin » in Rituel cathare, Introduction, texte critique, traduc. Et notes de C. Thouzellier, Sources Chrétiennes, N°236, Paris, Cerf, 1977 6 « Rituel occitan de Lyon » in Ecritures cathares, René Nelli, nouvelle édition actualisée et augmentée par A. Brenon, Monaco, Ed. Du Rocher, 1995, pp. 225-238 7 « Rituel de Dublin » in Ecritures cathares, René Nelli, nouvelle édition actualisée et augmentée par A. Brenon, Monaco, Ed. Du Rocher, 1995, pp. 261-322 8 Livre des deux principes, Introduction, texte critique, notes et index de C. Thouzellier, Sources Chrétiennes, N° 198, Paris, Cerf, 1973 9 Plusieurs éditions, celle de Christine Thouzellier étant la plus scientifique, Bibli. De la revue d’Histoire Ecclésiastique, N° 37, Louvain, 1961

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L’origine du catharisme reste une question délicate et dans ces questions de filiations

on se perd bien souvent dans les méandres des spéculations les plus douteuses. On admet généralement aujourd’hui qu’il y a une filiation attestée avec le bogomilisme des Balkans (Macédoine et Bulgarie). Cette filiation était admise par les Cathares eux-mêmes au XIII siècle. Le bogomilisme s’est constitué en Bulgarie au début du X siècle. Un certain prêtre Cosmas nous rapporte leurs croyances (entre 930-970) dans un traité : « Ils refusent la viande, le vin, ils vivent dans le jeûne et la prière, pratiquent la confession entre eux, ils critiquent la nonchalance des prêtres » Cosmas rajoute aussi que les bogomiles rejettent le baptême d’eau pour le remplacer par un rite d’imposition des mains. Les Bogomiles sont venus des communautés Slaves de l’Empire et se sont installés à Constantinople. Au XI siècle ils avaient gagné en partie les moines et l’élite de la capitale. Ils furent sévèrement réprimés au XII siècle et ne survécurent que dans d’étroites communautés locales montagneuses.

L’appellation « Cathare » vient du moine Eckbert de Shönau qui inventa ce mot en

faisant un vilain jeu de mot entre « cathariste » (une obscure secte antique de manichéens) et « chatiste » (sorcier adorateur du chat dont on disait qu’ils embrassaient le postérieur de cet animal lors de leur cérémonie). Cependant il faut savoir que les Cathares ne s’appelaient que par le vocable veri christiani ou boni chritiani. Ce n’est que vers 1145 que le catharisme est fermement attesté en Languedoc et qu’il se répand aussi dans d’autres régions de la France et de l’Europe : Périgord, Champagne, Flandre et Rhénanie. C’est au début du XIII siècle que le catharisme connut sa plus grande expansion. Puis, après les bûchers de Montségur (1244) Vérone (1276) le catharisme ne fit que survivre dans une absolue clandestinité pour finalement s’éteindre en Languedoc vers 1320 et en Italie à la fin du XIV siècle.

Le catharisme n’est pas un phénomène religieux isolé qui aurait fait son apparition

subitement sans avoir été porté par des conditions sociales et spirituelles bien précises. Il s’insère dans cette mouvance de retour aux idéaux évangéliques ou de pauvreté apostolique. S’il a pu s’épanouir au tournant des XII et XIII siècles c’est parce que ce temps fût pour l’occident médiéval, une grande période d’essor des mouvements religieux (dissidents ou intégrés à l’Eglise). Face à l’incurie du clergé toutes les attentes parurent enfin trouver leur réponse aussi bien dans les ordres mendiants que dans les groupes hérétiques. Car c’est bien sur un fond d’anticléricalisme, dû en partie à une institutionnalisation de l’Eglise accumulant de plus en plus de bien fonciers et de larges pouvoirs temporels, qu’apparaît le catharisme.

Ces raisons sont-elles suffisantes pour rendre compte du « phénomène cathare » (René

Nelli) et de son expansion en Languedoc, de sa protection par les Seigneurs et de la complicité de toute une population ? On a invoqué l’arianisme Wisigoth, la légèreté du tempérament méridional puis des raisons sociopolitiques : l’absence du droit d’aînesse et l’avidité des petits seigneurs, des raisons religieuses : l’insuffisances des structures ecclésiastiques, des raisons culturelles : la civilisation des troubadours.

Pour J. Duvernoy, aucune de ces raisons n’est convaincante, la cause serait plutôt à chercher dans l’indifférence religieuse dans laquelle vivaient la population et les Seigneurs. Cette indifférence aurait prédisposé les populations à la tolérance de l’hérésie, on en trouverait de nombreux témoignages dans les dépositions devant l’Inquisition.

La doctrine cathare : les Cathares connaissent très bien la Bible au point que les

autorités de l’Eglise conseillaient à ceux qui discutaient de foi avec eux de ne pas le faire en public et même d’éviter de polémiquer avec eux sur ce terrain car ils avaient peur que les Cathares ne convertissent les auditeurs non affermis dans la foi tellement ils connaissaient bien les Ecritures. Mais de quelle Bible est-il question ? Pierre Authier, un parfait Cathare, fut arrêté avec un magnifique livre qui contenait les évangiles en langue Romane. De nombreux

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Cathares étaient capables de réciter une grande partie de l’évangile de Jean très prisé parmi eux. Mais ils adoptaient une lecture dualiste des Ecritures au point d’opposer l’AT et le NT. L’évangile de Jean mais aussi la première épître étaient donc lus dans une perspective dualiste car ils pensaient trouver dans ces écrits la confirmation de l’opposition ontologique entre Satan et Dieu, opposition entre le monde des ténèbres (la terre) et le monde de lumière (le ciel) : « je ne suis pas du monde…le monde les a hais, parce qu’ils ne sont pas du monde comme moi je ne suis pas de ce monde…n’aimez pas les choses du monde… »10 Les Cathares déduisaient que s’il ne fallait pas aimer « les choses de ce monde » c’était que les réalités visibles de cette terre ne pouvaient être le fruit de la création de Dieu. Ainsi s’exprime l’auteur du TCA : « s’il est défendu d’aimer le monde ainsi que les choses qu’il contient (la création) …il faut rejeter la croyance que ce monde est au Christ… »11 Ce n’est qu’à partir de cette grille de lecture que toute la théologie et la pratique spirituelle cathare peuvent se déduire : « La morale cathare se déduit de la nature maligne de la manifestation : le bien, la vertu, le salut consistent à se détacher absolument de la matière crée par le démon… »12

La double création : un passage du TCA dit ceci « …si le monde est placé sous

l’empire du mal, s’il est défendu de l’aimer, ainsi que les choses qu’il contient, il ne faut pas croire qu’il appartient en propre au Christ, car il ne procède pas du Père… nous savons que le monde est mauvais dans son siècle, dans ses jours, dans ses œuvres, dans ses hommes… dans ses nourritures et boissons… ». De ce fait les Cathares condamnent le mariage et interdisent de manger de la chair. Ils ne peuvent considérer aussi que ce corps corporel puisse être une création de Dieu. Les âmes sont d’origine céleste créées par Dieu donc pures et les corps d’origine terrestre créés par Satan (les habits de peau de Gn 3 : 21) donc impurs. Vers les années 1220, un certain Raoul, Abbé de Coggeshall, relatant des faits qui datent de 1180, s’exprime ainsi : « Ils disent que le diable crée le corps et que Dieu crée l’âme et l’infuse dans les corps… » Mais tout le monde ne donne pas la même version, certains considèrent que les âmes sont ces anges qui ont chuté et qui séduits par Satan sont tombés dans la matière13. Une version étonnante est celle du parfait cathare Pierre Authier. Celui-ci explique que Satan pénétrant par fraude dans le paradis, séduit les esprits en leur promettant des « possessions, c'est-à-dire des terres, de l’or, de l’argent, des épouses et tous les autres biens de ce monde visible. Trompés par cette proposition alléchante, les esprits suivent le diable « et il en tomba pendant 9 jours et 9 nuits comme une pluie serrée ». En voyant cette désertion Dieu arrête l’hémorragie en posant son pied sur le trou par lequel les esprits étaient tombés.

La christologie : les cathares sont docètes, Jésus a un corps « fantastique » ou spirituel

qui lui permettait d’être visible et de simuler les signes de l’humanité. En effet Jésus ne peut avoir aucun contact avec la matière qui l’aurait contaminé. Jésus est un de ces anges qui lors de l’intrusion de Satan dans la cours céleste resta « ferme ». Il s’est proposé d’être l’ange messager sur terre ainsi Dieu l’a adopté comme Fils. Jésus se détache de son corps spirituel et « naît » ou « s’adombre » dans un autre ange Marie. Ainsi s’exprime l’ Interrogatio Johannis : « Quand mon Père eut pensé à m’envoyer sur la terre, il envoya avant moi son ange, nommé Marie, pour qu’il me reçût. Alors je descendis, entrai en lui par l’oreille et en ressortis par l’oreille. »

L’ecclésiologie : l’église cathare ne reconnaît qu’un seul sacrement, le

consolamentum. Il a plusieurs significations. Il est un sacrement d’ordination ou l’impétrant signifie son entrée dans l’ordre cathare. Il devient un « parfait » mais ce nom ne fût jamais 10 C’est surtout dans le T.C.A. à partir d’une liste de ces expressions collées les unes aux autres que l’on trouve la localisation du « monde » sur la terre. 11 TCA, p. 197 12 René Nelli, La vie quotidienne des Cathares languedociens au XIII siècle, Paris, Hachette, 1969, p. 9 13 Ces mythes sont inspirés du livre apocryphe Interrogatio Johannis,

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utilisé par les Cathares eux-mêmes. Tous les consolés ne font pas forcément partis du clergé cathare. C’est aussi un baptême spirituel qui remplace le baptême d’eau et devient de ce fait l’authentique baptême chrétien, il est aussi une sorte de mariage entre la partie spirituelle de l’ange - son esprit qui est resté au ciel lors de la chute – et l’âme incarcérée dans ce corps satanique. L’église cathare n’est composée que de ceux qui sont consolés, les croyants ou sympathisants en sont exclus. Parmi les consolés on compte le clergé et ceux qui n’ont pas de charges ecclésiastiques. Le clergé cathare est composé des anciens qui dirigent les maisons cathares, des diacres qui veillent sur la discipline sur un territoire variable, des évêques qui ont la charge : de prêcher la entendensa de Be ; d’administrer le consolamentum ; d’ordonner les diacres et leurs coadjuteurs appelés le fil mineur et le fils majeur.

Bilan : si le catharisme ne peut être affilié au manichéisme historique on peut trouver

des corrélats avec un certain gnosticisme, notamment celui du gnostique valentinien Théodote (III siècle) qui se pose les mêmes questions que les cathares « qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous ? Où avons-nous été jetés ? »14. D’autre part plusieurs points du système cathare comme l’exégèse dualiste de l’évangile de Jean, les thèmes de l’étranger sur une autre terre, les pérégrinations de l’âme et la malédiction de la matière sont aussi des thèmes récurrents dans le gnosticisme sauf que le catharisme les développe dans le contexte d’une spiritualité médiévale15. En dépit de l’adoption d’un rite apostolique et d’une pratique morale et ascétique qui s’inscrivent dans la perspective des mouvements évangéliques médiévaux et qui pourraient l’apparenter au christianisme, malgré un vêtement de mots bibliques et une imprégnation néo-testamentaire, le catharisme a maintenu « le caractère spécifique de son inspiration orientale, étrangère au vrai christianisme. »16

14 Cité par Josep Montserrat-Torrents, « sociologie et métaphysique de la gnose », in Heresis, N°23, 1994, p. 67 15 Pour estimer précisément ces similitudes, nous renvoyons à l’étude de Simone Pètrement, le Dieu séparé : les origines du gnosticisme, Paris, Cerf, 1984 16 M. H. Vicaire, « les Cathares albigeois vus par les polémistes », in Cahiers de Fanjeaux, Cathares en Languedoc, N°3, 1968, p. 127

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III) LE VALDÉISME On a coutume de considérer les mouvements religieux comme des entités abstraites et

d’oublier que ce sont en fait des communautés spirituelles composées d’hommes et de femmes qui insérés dans le temps de l’histoire, vivent et croient dans un contexte religieux précis. Ceci implique que ces mouvements quand ils perdurent et qu’ils traversent les siècles, évoluent et se métamorphosent.

Le valdéisme n’échappe pas à cette règle : entre 1173 (1174) où le bourgeois de Lyon Valdo ou Vaudes (plus certainement P. de Vaulx) se décida à suivre nu le Christ nu et le synode de Chanforan (12 septembre 1532) où le valdéisme adhéra à la Réforme après avoir entretenu des liens très étroits avec les Hussites, ce mouvement a revêtu des formes et des croyances diverses, ne serait-ce que dans leur ecclésiologie. Ainsi dans une déposition devant l’Inquisition à Pamiers en 1319 un certain Raymond de la côte donne une description précise du fonctionnement de l’église vaudoise bien différente de ce que nous savons des premières communautés vaudoises au XII siècle. On y découvre 3 ordres dans la hiérarchie vaudoise : évêque ou majoral, prêtre et diacre. L’âge minimum du diacre est de 20 ans et de 30 pour la prêtrise. Quant à la pénitence elle est reconnue comme un sacrement et c’est l’évêque qui accorde l’absolution. D’autre part Raymond de la côte tout en admettant qu’il ne croit ni au purgatoire ni aux prières pour les morts admet le culte des saints et de leurs reliques. Un autre Vaudois Raymond de Ste Foy, diacre de son Etat, fût condamné au bûcher de la ville de Foix le 1er mai 1320. Un certain Béranger Escoulan témoin de la scène raconte : « lorsque les liens qui le retenaient furent consumés, il joignit les mains vers le ciel et recommanda son âme à Dieu après avoir invoqué Dieu, Ste Marie et récité le credo. »17 Cependant, au-delà de ses transformations, le valdéisme eut la préoccupation constante de la fidélité à l’évangile, fidélité se manifestant concrètement par la distribution des biens des Vaudois aux pauvres, par la prédication publique, par l’obligation de ne pas jurer et de ne pas avoir recours à la violence ou à la justice séculière.

Les sources : Les documents historiques d’origine vaudoise sont peu nombreux, mis à

part le récit des relations entre les Vaudois des Alpes et les réformateurs entre 1530-1532. Nous disposons de la profession de foi que P. de Vaulx a signée en 1180, des actes du colloque de Bergame de 1218, d’un échange de lettres de 1368 entre Vaudois Lombards et Autrichiens. Nous disposons aussi de sources non vaudoises contemporaines au premier développement de la communauté. Ces sources nous permettent d’avoir une idée des faits et gestes de P. de Vaulx : Chroniques, registres d’Inquisition, listes d’erreurs.

A la différence du catharisme l’origine du valdéisme est plus clairement attestée

puisqu’elle débute par la conversion de ce fameux Pierre de Vaulx vers 1170 (certains avancent la date du 15 août 1173, suite à l’écoute de la complainte de St Alexis. Puis se tournant vers un maître en théologie pour lui demander quelle était la voie la meilleure pour aller à Dieu, il s’entend dire qu’il n’a qu’à lire la réponse de Jésus au jeune homme riche en Mt 19 : 21. Il décide alors de vivre d’aumônes (mendicité) et distribue une partie de ses biens à sa femme, une autre à ceux qu’il a volés par l’usure, une autre pour placer ses deux filles à l’abbaye de Fontevrault, le reste aux nécessiteux. Il se fait traduire une partie des Ecritures et 17 Jean Duvernoy, Inquisition à Pamiers, Cathares, Juifs et lépreux devant les juges, Privat, 1986, pp. 20-31. Quand on pose à Raymond de la côte la question : « Est-il permis à l’autorité temporelle de tuer ? » celui-ci répond : « c’est permis, car sinon il n’y aurait pas de paix et de sécurité entre les hommes ». Puis à la question : « Est-il permis à l’Eglise de tuer un chrétien errant sur la foi, mais non dans les mœurs ? », il répond cette chose étonnante : « Il n’est ni permis ni juste de me tuer, moi et ceux qui sont dans mon état parce que nous ne voulons pas revenir à l’unité de l’église romaine. Mais pour les autres hérétiques, comme les manichéens, il est permis et juste de les tuer s’ils ne veulent pas revenir à la foi et à l’unité de l’église romaine. » p. 29

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des Pères (Augustin, Jérôme, Ambroise et Grégoire). Surtout, il se met à prêcher avec ses disciples (hommes et femmes) dans les rues et sur les places publiques. Ces « prédicateurs » sont de simples laïques qui sont pratiquement illettrés. L’archevêque de Lyon Guichard lui interdit d’abord de mendier puis de prêcher. P. de Vaulx en appelle au pape et décide de se rendre au III concile de Latran en mars 1179.

Bien reçu par un cardinal et par le pape Alexandre III qui approuva leur règle de vie, il

est de retour à Lyon en ayant la possibilité de prêcher si le clergé de la ville le lui demande. Qui plus est, son idéal de perfection et son désir de vivre d’aumônes avec ses disciples ne sont pas condamnés. Avec ses acolytes il se garde bien de désobéir à la recommandation papale mais par la suite, n’y tenant plus, les pauvres de Lyon commencent à prêcher et sont convaincus de désobéissance au concile provincial de Lyon en 1180 puis bannis de la ville par l’archevêque Jean de Belles-Mains vers 1181-1182. Convoqués au concile de Vérone en 1184, le pape Julius III les condamne par la bulle Ad Abolendam comme pertinaces et schismatiques. Enfin au synode de Toulouse en 1192 puis plus précisément au IV concile de Latran en 1215 ils finirent par être condamnés comme hérétiques. Mais c’est surtout la bulle pontificale Ad extirpanda du 15 mai 1252 qui demande au pouvoir civil d’appuyer l’Inquisition en présentant l’extirpation de l’hérésie vaudoise comme le devoir essentiel dans tous les pays de juridiction catholique. Dès lors, le valdéisme va se répandre dans le sud de la France et dans le nord de l’Italie. Entre 1207-1210 certains de ces groupes de Vaudois retournent à l’obédience du pape. On connaît deux de ces groupes, ce sont les « pauvres catholiques » et les « pauvres réconciliés », ils seront minoritaires malgré les efforts de Durand de Huesca (ou Osca)18. P. de Vaulx meurt vers 1205-1210, certains historiens donnent 1206-1207, Jean Duvernoy avance 1200-120219. Dès sa conversion P. de Vaulx a rassemblé une petite communauté dont on a des textes qui nous en donnent une description pittoresque. On les présente comme n’ayant pas de domicile fixe, circulant deux par deux, habillés de laine (bure écrue) et mettant tout en commun comme les Apôtres, ils « suivent nus le Christ nu ». Ceci nous aide à comprendre pourquoi les vaudois ne se firent pas remarquer à l’origine par leur croyance mais plutôt par leur allure. Un détail qui retint alors l’attention de leurs contemporains fut leurs sandales. Elles étaient largement ouvertes au dessus du pied par une découpe en forme de croix.

Voilà à grands traits les différentes phases au travers desquelles le valdéisme est né.

Pour ce qui est des circonstances précises et des raisons de la conversion de P. de Vaulx toutes les sources historiques ne donnent pas le même récit, certaines disent que ce serait après avoir été très affecté par la mort subite d’un de ses amis qu’il aurait distribué sur le champ ses biens aux pauvres, lesquels ayant afflués chez lui et instruits par P. de Vaulx dans la voie de la pauvreté, auraient constitué la première communauté vaudoise. D’autres sources parlent de P. de Vaulx comme d’un homme ayant un intérêt particulier pour les évangiles mais ne comprenant pas bien ce qu’on lui lisait car il n’était guère lettré. Il aurait alors demandé à un prêtre Bernard Ydros et un grammairien Etienne d’Anse de lui traduire les évangiles et d’autres livres de la Bible en langue vulgaire ainsi que quelques textes des Pères. Ce ne serait qu’après avoir lu ces textes que Pierre de Vaulx aurait commencé d’observer la « perfection évangélique » puis qu’il se serait mis à prêcher et à faire des disciples20.

18 Ce dernier était un ancien Vaudois qui se rangea du côté catholique en 1207 lors de la rencontre à Pamiers des courants vaudois et Dominicain. L’évêque Diègue d’Osma et son prieur St Dominique étaient alors présents et l’auraient convaincu de ses erreurs. C’est suite à cette orientation que des groupes de Vaudois repentis dirigés par Durand de Huesca prendront le nom de « pauvres catholiques ». 19 Jean Duvernoy, « Les origines du mouvement Vaudois » in Heresis, Mouvements dissidents et novateurs, N° 13/14, Gap, CNEC/Centre René Nelli, 1990, p. 183 20 Cf. l’art. de Jean Gonnet, « La figure et l’œuvre de Vaudès dans la tradition historique et selon les dernières recherches » in. Cahiers de Fanjeaux, Vaudois Languedociens et Pauvres catholiques, N° 2, 1967, pp. 87-142

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Qu’en est-il de la doctrine de P. de Vaulx ? Dans la profession de foi qu’il a signée au

printemps 1180 lors du synode diocésain de Lyon tous les articles de foi fondamentaux y figurent : Trinité, Création, Incarnation, Mort et Résurrection, Ascension, Retour, Jugement final, St Esprit etc.… Cette profession de foi imposée à P. de Vaulx « est une formule traditionnelle qui résume le dogme catholique et réfute l’ensemble des erreurs dont le catharisme… offre à cette époque une dangereuse manifestation. »21 Elle reprend le Credo et le symbole de Nicée Constantinople. En fait cette profession de foi ne porte pas atteinte à l’idéal évangélique de P. de Vaulx. Elle ne comportait pas non plus des précisions sur le mode opératoire des sacrements, l’ex opere operantis ou sur le serment ou le droit à la prédication. C’est la raison pour laquelle il pouvait la signer. Plus tard des repentis Vaudois comme Durand de Huesca en 1208 ou Bernard Prim en 1210 signeront des professions de foi qui, en plus des articles de foi déjà évoqués, ajouteront des articles d’erreurs typiques des Vaudois : le serment, la peine de mort, la prédication, les dîmes. Ce qui suppose qu’au commencement de la prédication des Vaudois le différent eut lieu essentiellement sur le terrain de l’ecclésiologie et de la pratique chrétienne. D’autres points de doctrine sépareront au fur et à mesure de leur histoire les Vaudois et l’Eglise : la conception de l’eucharistie, le purgatoire, et l’ensemble du fonctionnement de l’Eglise.

On a un Liber antiheresis de Durand de Huesca (1190-1194) alors qu’il était encore

Vaudois qui nous renseigne sur les grandes lignes du valdéisme naissant. Dans ce traité antihérétique D. de Huesca réfute les doctrines hérétiques des Cathares22. On sait aussi que pendant plus de 10 ans (1183-1194) les Vaudois ont controversé aussi bien avec les Catholiques qu’avec les Cathares. Ce Liber antiheresis commence par une salutation à P. de Vaulx contenant une évocation de la Trinité. La première partie de cet ouvrage contient tout un développement sur la Trinité où l’auteur démontre que toute la foi chrétienne est fondée sur le dogme trinitaire. Cette apologie du valdéisme repose donc sur une déclaration de foi des plus orthodoxes. La défense de l’orthodoxie des Vaudois dans ce Liber est aussi centrée sur des arguments typiques des symboles anciens, reçus par l’Eglise. Après ce premier chapitre les autres parties du Liber sont polémiques et s’attaquent aux cathares, aux gnostiques, marcionites et cerdoniens qui affirment deux principes. Tout ceci nous montre que pour l’essentiel, les Vaudois sont orthodoxes dans leur doctrine. Mais c’est sur le terrain de l’ecclésiologie que les controversistes catholiques portent le débat. Déjà à la dispute de Narbonne en 1190 P. de Vaulx s’était vu accuser : de rejeter la hiérarchie et le pouvoir des clés ; de revendiquer le droit de prêcher pour tous ; de nier l’efficacité des suffrages pour les morts ; de déprécier les lieux de culte. Toujours sur le terrain de l’ecclésiologie c’est essentiellement l’apostolat et le mandat missionnaire de P. de Vaulx qui sont contestés par les autorités de l’Eglise. D’abord la question que nous connaissons bien en tant que protestant : Où était l’Eglise avant les Vaudois ? Dans le Liber antiheresis Durand de Huesca répond : « là où se trouve une congrégation de fidèles, qui ont une foi intègre et la parachèvent moyennant les œuvres » Autre question : d’où P. de Vaulx tire son mandat, son autorité de prédicateur ? D. de Huesca répond : « Vaudès n’a reçu son instruction que de la grâce divine moyennant la parole évangélique : bien heureux les pauvres en esprit (Mt 5 : 3). »23 Là se trouve précisément le nœud gordien.

Les catholiques utilise Rm 10 :15 d’un point de vue juridique : c’est l’église qui donne

ou retire la mission or les Vaudois estiment que leur mission leur vient des Saintes Ecritures, 21 Christine Thouzellier, Hérésie et hérétique, Vaudois, Cathares, Patarins, Albigeois, Rome, Ed. di storia e litteratura, 1969, p. 54 22 Ce Liber est d’ailleurs le seul ouvrage témoin des controverses cathares-vaudois. La version Madrilène est plus développée que celle de Paris. 23 Jean Gonnet, Op. Cit. , p. 108

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donc de Dieu. A ce titre la hiérarchie de l’Eglise ne pouvait s’opposer à ce mandat divin. Mais à la différence des Cathares les Vaudois ne contestent pas l’apostolicité romaine et considèrent toujours le baptême catholique comme valide, ils ne sont donc pas donatistes. Les Cathares estimaient qu’eux seuls étant les tenants du vrai et unique sacrement, le consolamentum, ils étaient de ce fait les représentants de l’authentique église apostolique. Les Cathares s’estimaient être les véritables successeurs des Apôtres puisqu’ils avaient gardé intact le vrai baptême spirituel depuis l’Eglise primitive, ils rejetaient donc la légitimité des sacrements et de l’apostolicité romaine ainsi que sa hiérarchie.

Les Vaudois concèdent bien que P. de Vaulx a été instruit par des évêques et des

prêtres en précisant toujours que les prélats de l’Eglise eux-mêmes n’ont reçu ces grâces que de Dieu. Ils affirment aussi que « c’est Dieu qui a planté sa parole dans le cœur de P. de Vaulx et des siens. »24 C’est toujours le même argument qui revient dans ces cas-là et le même texte qui est invoqué « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » Act 5 : 29. Ce principe ne signifie pas pour les Vaudois la désobéissance à l’église romaine. Mais s’il y a obéissance celle-ci a comme limite l’obéissance à la mission du Christ. En fait on doit obéir davantage à Dieu et non on ne doit obéir qu’à Dieu, non aux hommes. La limite de cette obéissance se situe pour les Vaudois au niveau de l’interdiction de prêcher. Il est intéressant de remarquer que cette position relativement souple des Vaudois entraîna au sein même du mouvement une crise interne. Des groupes de Vaudois, plus radicaux à l’égard de l’Eglise, du sud de la France et en Lombardie seront exclus par P. de Vaulx entre 1200-1205. Il y eut d’autres scissions notamment au synode de Bergame en 1218 où le parti français « les Pauperes de Lyon » resta résolument ferme sur l’interdiction de travailler et un parti italien « les Pauperes Lombards » plus ouvert sur cette question.

En conclusion : il ne faut pas s’imaginer la hiérarchie de l’Eglise d’alors cambrée dans

une position de rejet systématique à l’égard des prédicateurs de type laïc. Il en existait à l’époque qui furent acceptés par l’Eglise sans forcément basculer dans l’hérésie : Etienne d’Obazine, Pons de Léras , certains par leur invective finissent par être pourchassés et condamnés comme hérétiques : Pierre de Bruis, Henri de Lausanne. L’Eglise accordait aux laïques le droit de prêcher sur la base de 3 critères (pas forcément cumulés) : ou une vie vertueuse ou des paroles de l’Ecriture confirmant l’envoie ou des miracles tels que les Apôtres en avaient accomplis. Mais les Vaudois avaient une conception toute « spirituelle » de l’Eglise qui s’opposait à celle toute juridique de l’Eglise post-grégorienne. Les Vaudois voulaient non pas s’extraire de l’Eglise en se posant comme La véritable Eglise mais ils s’efforçaient de mettre en lumière ce qu’ils considéraient être les marques de la véritable Eglise tout en ne rejetant pas l’Eglise telle qu’elle était en ce temps là. Kurt-Victor Selge dit à juste titre qu’ils défendaient « la légitimité de leur vie apostolique sur la base d’une conception charismatique de l’Eglise. »25 L’Eglise s’est opposée à cette légitimité apostolique en vertu de son pouvoir juridique. Pourtant elle donnait son consentement de principe à tous mouvements qui prônaient une vie de pauvreté apostolique et de prédication itinérante sans mettre en doute si c’était une vocation venue de Dieu ou non. Quand les Vaudois ont désobéis, l’Eglise a rejeté leur vocation parce que leur désobéissance établissait que leur mission ne pouvait venir de Dieu.

24 Kurt-Victor Selge, « Discussions sur l’apostolicité entre Vaudois Catholiques et Cathares, in Cahiers de Fanjeaux, Vaudois languedociens et pauvres catholiques, N° 2, Privat, 1967, p. 151 25 Op. Cit. , p. 159

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CONCLUSION : Peut-on trouver des traits similaires dans ces deux mouvements ? Effectivement

l’opposition entre l’idéal évangélique qui se traduit forcément par une vie de pauvreté et l’Eglise-institution est un élément commun à ces deux mouvements. L’anticléricalisme est le point commun entre tous ces mouvements religieux dissidents, y compris les franciscanisme. François d’assise fut toujours très sceptique à l’égard des Institutions religieuses. En majorité tous ces contestataires estiment que l’Eglise a trahi la mission que le Christ lui a confiée. Mais tous les mouvements de pauvreté évangélique qui ont prôné la vita apostolica ne se sont pas retrouvés de fait hérétiques. Les ordres mendiants des dominicains ou des franciscains voir même certains prédicateurs itinérants qui prêchaient un retour aux idéaux de l’Eglise primitive furent agrégés par l’Eglise. Pour les Cathares il est clair que l’aspect doctrinal et leur rejet en bloc du sacrement du baptême d’eau, donc d’un point capital de l’édifice doctrinal du christianisme, furent déterminants. N’oublions pas que le Salut chez les Cathares est lié à une pratique sacramentelle : le consolamentum, baptême « spirituel » qui s’oppose absolument au baptême « matériel » de l’Eglise. Pour les Vaudois c’est au départ la désobéissance à la hiérarchie de l’Eglise concernant la prédication des laïques qui est à l’origine de leur exclusion puis de leur condamnation. Cette différence majeure dans la naissance et le développement de ces deux mouvements amène certains médiévistes à distinguer les dissidences de type doctrinaire (comme les Cathares) de celles de type disciplinaire (les Vaudois).

Ces deux mouvements s’inscrivent dans un courant plus large qui balaye tout le

Moyen-Âge et qui dans une logique de réforme se réfère toujours aux mêmes lieux scripturaires et aux mêmes arguments « l’intériorisation de la conscience religieuse, le retour à l’authenticité du modèle historique et apostolique, l’appel à une vie de pureté et de pauvreté, l’invention de filiation plus ou moins imaginaires avec le première église de Jérusalem etc… »26 L’idée sous-jacente est celle d’un retour à un état original de perfection. On retrouve dans beaucoup de textes de l’époque trois expressions qui reviennent fréquemment : tenere forman (norman) primitivae ecclesiae (tenir la forme de l’Eglise primitive) ; sequala Christi (suivre le Christ) ; vita apostolica (la vie apostolique). La première expression est basée sur Act 4 : 32 avec les deux principes : unité de cœur et vie communautaire, ces deux principes sont à la base de la perfection monastique. La deuxième expression vient de Lc 14 :33 et de Mt 19, enfin la troisième résume les deux précédentes. Certains historiens on remarqué des similitudes entre un P. de Vaulx et un St François d’Assise au niveau de la conception théologique de la pauvreté : vivre avec les pauvres c’est vivre avec le Christ. L’itinérance des Cathares et des Vaudois préfigure aussi celle des frères mineurs. Il se pourrait même que St François se soit inspiré de certaines idées des pauvres de Lyon et plusieurs d’anciens Vaudois « réconciliés » intègreront ces communautés quand leur ordre sera dissout par l’Eglise.

Peut on faire des Cathares et des Vaudois des précurseurs de la Réforme ? Jean Duvernoy a admirablement démontré que pour les Vaudois il y a indiscutablement une filiation même si ceux-ci « sont venus à elle (la Réforme) pas à pas, en empruntant à chaque époque des traits nouveaux, évoluant spontanément vers des formes plus dépouillées de foi et de pratique »27 Il faut effectivement rappeler que pendant toute leur histoire, avant la rencontre avec la Réforme et les discussions avec Oecolampade, Bucer et Farel, les Vaudois

26 Jean-Yves Tilliette, « lexique de l’évangélisme et systèmes de valeurs au XII siècle », in Cahiers de Fanjeaux, Evangile et évangélisme XII et XIII siècles, N° 34, pp. 124-125 27 Cf. l’article de Jean Duvernoy « Cathares et Vaudois sont-ils des précurseurs de la Réforme ? » in E.T.R. , 1987/3, p. 384

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avaient gardé une bonne part de la théologie catholique : le libre arbitre, la valeur positive des œuvres dans le Salut, la transsubstantiation etc.… Leur passage au sein des frères Moraves et des Hussites modela en partie leur corpus doctrinal mais il faut bien admettre qu’en adhérant à la Réforme les Vaudois ont abandonné une partie de leur spécificité pour devenir une église réformée. Quant à nos chers Cathares ils furent tour à tour « réquisitionnés » par les Catholiques qui en affiliant les protestants aux Cathares entendaient démontrer que « l’hérésie » protestante était un phénomène récurrent dans l’histoire de l’Eglise, puis par les protestants dans le but de se trouver des aïeuls dans l’histoire. Bien vite ces fameux aïeuls vont devenir encombrants et l’historiographie protestante finira par s’en débarrasser définitivement28.

28 Bien que certains protestants libéraux n’hésitent pas à voir chez eux des précurseurs de la libre-pensée religieuse ou tout simplement des crypto-protestants avant l’heure, Cf. Michel Jas, Braises Cathares. Filiation secrète à l’heure de la Réforme, Toulouse, Loubatières, 1992

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