LES MÉTIERS DE LA RECHERCHE : TÉMOIGNAGES · à disculper un innocent ou confondre un coupable....

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LES MÉTIERS DE LA RECHERCHE :TÉMOIGNAGES ARCHORALES INRA TOME 9

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LES MÉTIERS DE LA RECHERCHE : TÉMOIGNAGES

ARCHORALES INRA TOME 9

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AVRIL 2003

ISBN : 2-7380-1087-3

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SOMMAIRE

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Michel JAWOREK . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Maurice TRUNKENBOLTZ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

Charles THIBAULT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47

Sabine WEIL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

Jean CAUSERET . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105

Jean SALETTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129

Index des personnes citées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185

Index des organismes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189

Index des mots-clés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194

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Avant — Propos

Si l'on en croit le dictionnaire historique de la langue française, le terme de témoignage vient du latint e s t i m o n i u m (attestation juridique), dérivé lui-même de t e s t i s (personne qui peut certifier une chose).A t t e s t e r, pro t e s t e r, contester, détester, testament ont la même étymologie (1). Initialement le témoi-gnage désigne à la fois l'action de témoigner et la déposition même du témoin. Dans le langage juri-dique, le témoin est d’abord celui qui se présente spontanément ou auquel les autorités judiciaire speuvent faire appel pour certifier de choses vues ou entendues. Il se distingue du simple spectateurpar les déclarations qu'il fait et dont il se porte garant. Témoigner est au re g a rd du droit français undevoir auquel un individu ne saurait se soustraire si ce qu'il est en mesure d'aff i rmer peut contribuerà disculper un innocent ou confondre un coupable. Tout refus de sa part non motivé par le secret pro-fessionnel, toute relation des faits tronquée ou déformée délibérément (faux témoignage) sont pas-sibles de sanctions pénales.

Avec la multiplication des guerres et des génocides, le développement des moyens de communication, letémoignage s'est dégagé, au XXème siècle, du registre judiciaire pour prendre de nouvelles dimensions.Mais si sa tonalité est devenue plus grave avec l'évocation par certains rescapés des souffrances enduréespar leurs proches (au nom d’un devoir de mémoire), il est devenu parallèlement la négation de lui-mêmeen se réduisant trop souvent aux bavardages insipides de "vrais gens" invités par les médias à donner leuravis à tout moment et sur n'importe quoi.

Les témoignages, re g roupés dans ce neuvième tome de la collection Archorales, ont été pro d u i t sdans une perspective (2) et dans un contexte bien particuliers : ils résultent de la transcription ( 3 )des propos de collègues retraités de l'INRA, que nous avons enregistrés lors d’entretiens qu’ils ontbien voulu nous accord e r. Dans une optique d’échange intergénérationnel, ceux-ci ont accepté, ene ffet, de retracer à l'intention de leurs successeurs les grandes étapes de leur carr i è re et de leur fairep a rt de leurs réflexions à ce sujet. En écoutant les explications et les anecdotes dont ils ont pris lapeine d'émailler leur récit, nous découvrons avec plaisir ou re t rouvons avec émotion certains per-sonnages et épisodes dont le souvenir commençait parfois à s'estomper. Mais nous compre n o n smieux aussi les ambitions qui ont été les leurs, les obstacles multiples qu’ils ont dû vaincre ouc o n t o u rner pour atteindre les objectifs qu'ils s'étaient fixés. Nous allons le voir tout au long de cetouvrage : les dépositions de nos interlocuteurs ne se réduisent nullement à des gro m m e l l e m e n t spasséistes ou à des plaidoyers p ro domo. Au-delà des éléments d'information qu'ils nous livrent, desconfidences qu'ils nous font sur les motivations des part e n a i res avec lesquels ils ont eu l'occasionde collabore r, sur la cohésion des équipes au sein desquelles ils ont travaillé, nos guides nous fontp é n é t rer dans les coulisses de la re c h e rche et nous aident à compre n d re plus finement l'histoire deleur Institut, l'évolution complexe de ses missions et de ses engagements, les tribulations de sesdivers services et laboratoire s .

Il restera, bien sûr, aux historiens à procéder à la critique interne et externe des témoignages qui ont étérecueillis (4) et à confronter les renseignements multiples qu’ils apportent à ceux fournis par les autressources d’information. S’ils doivent renoncer, en raison de leur caractère rétrospectif, à l’espoir d’élimi-ner les reconstructions faites a posteriori, ceux-ci réussiront toutefois, par des contrôles et des recoupe-ments systématiques, à distinguer plus clairement les faits que les narrateurs ont réellement eu àconnaître des souvenirs souvent remaniés qu’ils en ont gardés ou ont pu emprunter à d’autres. Ils pour-ront s'interroger, par ailleurs, sur l'origine de certaines défaillances ou déformations de la mémoire et lasignification éventuelle à leur accorder. Mais les témoignages oraux, si prolixes sur la vie des laboratoires,la façon dont se prennent les décisions, l'ambiance qui y règne, risquent de devenir à terme la seule sour-ce d'information sur les métiers de la recherche à l'INRA, si ses responsables, en dépit des recommanda-tions qui leur ont été adressées (5), s'obstinent à garder une attitude aussi désinvolte à l’égard de sesarchives scientifiques et administratives.

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B . J a w o re k

Mais foin des regrets et des complaintes inutiles ! Laissons la parole aux témoins que nous avons croiséssur la route et qui ont répondu à nos appels de phares (6). Prenons le temps de savourer et de méditerce qu'ils ont eu l'obligeance de nous confier ! Chacun de nous y trouvera assurément son compte !

B. Desbrosses; D. Poupardin, S. Courtault,P. Inzérillo, B. Nicolas, R. Pophillat, J. Veltz

Notes(1) Sans oublier testicule dont beaucoup s'accordent à dire qu'il est un des plus beaux joyaux de la famille !(2) Les scientifiques sont convoqués généralement pour regarder vers le futur. La démarche, qui leur a été suggérée dans cet exerci-ce, leur est inhabituelle dans la mesure où elle les incite plutôt à faire un retour sur le passé. Mais s’agit-il pour autant d’une démarcheallant vers ?(3) Rappelons une fois encore, au risque de lasser le lecteur et d’effaroucher les témoins futurs, que ces transcriptions, complétées etcorrigées par les personnes interviewées, n’engagent que leur seule responsabilité.(4) "L’histoire se fait avec des documents comme le moteur à explosion fonctionne avec du carburant !" écrivait Henri-Irénée Marrou, le pèrede notre collègue Jean Marrou, dans son ouvrage "De la connaissance historique" publié au Seuil en 1954. Encore convient-il de sélec-tionner les bons. L’historien doit avoir à sa disposition un appareil critique pour apprécier la valeur de ceux qu’il utilise. Les témoi-gnages oraux qui s’appuient sur des souvenirs personnels se recoupent partiellement, mais présentent en même temps une très gran-de diversité tenant à la nature des faits et à la façon dont ils ont été rapportés. C’est la raison pour laquelle l’historien est tenu de seposer à leur sujet les questions suivantes : qui parle ? À quel titre l'a-t-il fait ? Qu'est-ce que le narrateur a bien voulu dire ou laisserentendre ? Qu’a-t-il cherché à masquer ? Quel moment a-t-il choisi pour s'exprimer ? Comment s’y est-il pris pour cela ? À qui sonmessage était-il surtout destiné ? (Pour connaître le précautions à prendre dans l'utilisation des témoignages des rescapés de "la gran-de guerre", le lecteur se reportera avec profit à l'ouvrage de Jean Norton Cru, "Du témoignage", publié en 1930 aux Éditions Gallimardet récemment réédité). (5) D. Poupardin, (1994), Une politique d’archivage à l’INRA ?, INRA-ESR, 110 p., D. Poupardin, (1994), Regards sur les archives del’INRA. Contribution à l’étude de son futur du passé, INRA-ESR, 344 p. On trouvera un résumé des mesures préconisées dans M. Jean etD. Poupardin, (1997), Les archives des unités de recherche, le point de vue des scientifiques de l’INRA, la Gazette des Archives, n°176, 28-49, Poupardin, (2000), Science ou patience ? That is sometimes the question in INRA, ronéo INRA, 90 p.(6) Attachés à la vérité et n’ayant aucune raison de douter a priori de la sincérité de nos interlocuteurs, nous nous sommes interdit,cela va sans dire, de leur adresser des appels de fards !

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Témoignages

figurant dans les tomes précédents

Tome 1

Robert ORTAVANT

Claude CORNU

Jean LOUVEAUX

Didier SPIRE

Stéphane HÉNIN

Jean BOUCHON

Maurice MOLÉNAT

Pierre RAIBAUD

Remi COUTIN

Frantz RAPILLY

Tome 2

Michel PLOMMET

Alain RÉRAT

Bertrand-Roger LÉVY

Marie-Esther DEROCHE

Roger COUSIN

Pierre CORNUET

Philippe MÉRAT

Pierre DE CONINCK

Jacqueline NIORÉ

Pierre RONSIER

Claude HUTIN

Suzanne MÉRIAUX

Bertrand VISSAC

Les témoignages des tomes précédents sont consultables sur le serveur INRA :http://www.inra.fr/archorales/

Tome 3

Jean-Pierre PRUNIER

Jean MAMY

Philippe CHARTIER

Paul STEVENS

Jacques HUET

Bernadette BESSON

Jean-Claude TIREL

Yves DEMARLY

Jack SCHNEBERGER

André CORNU

Pierre BOUVAREL

Tome 4

Jacques DELAS

Anne-Marie WINTER

Michel DESMAZEAUD

Pierre DAUPLÉ

Michel JOURNET

René MONET

Marie-Lise GALL

Alain PARAF

Édouard CHENNEVIÈRE

Gilbert LIÉNARD

Tome 5

Jacques STOCKEL

Jacques HOROYAN

Paul POPESCU

Éric GERMAIN

Henri AUDEMARD

Philippe GOUET

Jean MARROU

Pierre MARSAL

Tome 6

Raymond FÉVRIER

Tome 7

Daniel ROUSSELOT-PAILLEY

Daniel MARTOURET

Gilbert JOLIVET

Charles RIOU

Michel ADRIAN

Claude CALET

Paul-Édouard SCHOCH

Tome 8

Claude BÉRANGER

Georges SALESSES

Danielle BONIN

Jean-Pierre BOYER

Sylvain DREVET

François GROSCLAUDE

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M.J. — Je suis né le 22 février 1940, à Aurillac. Mon père, je ne l’ai pas connu. Quant à ma mère, elle étaitoriginaire de Pologne et s’était établie en 1937 dans le Cantal, comme bonne de ferme. Je pense quec'est la misère plus que les persécutions qui l'avaient amené là.Les employés de ferme dans la région avaient, à cette époque, quasiment le sort des esclaves. Ilsn'avaient pas une grande place dans la société ! À onze jours, j'ai été placé en nourrice, pas bienloin d'ici et suis resté dans la même famille pendant 9 ans et trois mois. Cela a été une grande déchi-ru re quand j'en suis part i : les enfants de ma famille nourr i c i è re restent encore pour moi, commedes frères et sœurs. À 9 ans, ma mère m'a repris et j'ai été envoyé garder des génisses Salers, durantles vacances d’été. Avec peu de connaissances et peu de moyens, je devais commencer déjà à tra-v a i l l e r. À douze ans, j'ai été placé dans une ferme voisine, comme pâtre. Mon rôle était de sortir leveau du petit enclos, de faire en sorte qu’il amorce la lactation de sa mère et de l'attacher à sa jambequand celle-ci était prête à donner son lait. Les vaches étaient gardées jusqu'à leur rentrée au parcpour la nuit.

B.D./D.P. — Vous ne participiez pas à la traite proprement dite. Votre travail consistait seulement àapprocher le veau de sa mère ?

M.J. — J'étais trop jeune encore et pas assez costaud pour traire. Le jour où l’on donnait le seau et la sellepour faire la traite, c'était une promotion, comme j’ai pu le découvrir plus tard. J'ai commencé à trai-re à onze ans, ici, devant la cantine de l'INRA de Marcenat, chez le dernier fermier qui existait. Mamission était de traire, sur les vaches dressées qui fanaient, suffisamment de lait pour faire goûter lesdames du bourg qui venaient charger les chars de foin (1). Il partait, en effet, de là une paire de bœufsou de vaches, chaque jour de l'année, pour les gens de Marcenat qui allaient au bois. Les femmesvenaient charger des charretées de foin (on fanait en vrac encore à cette époque) en dédommage duservice rendu. Je suis resté pâtre dans cette maison pendant trois ans. J'en suis parti le 15 juin (alorsque les vacances scolaires ne commençaient que le 14 Juillet), avec une autorisation spéciale de l'ins-pecteur d'Académie, qui savait que ma mère était seule à la tête de trois enfants. Comme j'étais un bonélève, on acceptait que je parte de l'école un mois plus tôt et que j'y revienne quinze jours plus tard !J'ai fait trois ans dans cet emploi : la première année, j'ai gagné en tout 450 F pour quatre mois etdemi de travail. La seconde année, pendant la même durée, 450 F. La troisième année, qui était l'an-née de mon certificat d'études, je n'ai travaillé que trois mois et demi seulement, gagnant toujours lamême somme. Bien qu'elle fût polonaise, ma mère avait des idées avancées et avait envie que je devienne plus tardmécanicien. Elle m'a envoyé, à quatorze ans, en apprentissage chez le mécanicien du coin, mais je n’aipu y rester que six mois. C'était, en effet, un emploi réservé aux Français. Or, je n'étais pas considé-ré comme Français, étant enfant naturel d'une mère polonaise. On a demandé pour moi la naturali-sation : cela a mis trois ans à se faire. Mais à l7 ans, je me suis aperçu que je détestais la mécaniqueet n'avais d’amour que pour les vaches. Je n'ai pas voulu recommencer un apprentissage (2).

B.D./D.P. — Ces souvenirs d'enfance que vous avez rappelés témoignent des conditions de vie duresque vous avez connues !

M.J. — Ma mère était croyante et très pratiquante. Elle m'a envoyé au catéchisme. On apprenait là que Dieuétait bon et voyait toutes choses ! C'était l'époque où j'allais garder les génisses. Pour faire suivre lachienne qui m'aidait à les garder, je mettais le réveil dans la musette avec le petit chiot. Un jour, il est

ARCHORALES-INRA – CASSETTES DAT 244 Propos recueillis par B. Desbrosses et D. Poupardin

Jaworek Michel, Domaine de Marcenat, le 13 Juin 2001

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arrivé que le réveil a avancé de deux heures. Pourquoi ? je n'en sais rien. Je vous assure que je ne ris-quais pas d'y toucher. Je suis arrivé à la maison à 10 h 20 au lieu de midi vingt. "Qu'est-ce que tu viensfaire ?" m'a-t-on demandé. "Je viens manger", ai-je répondu. "Et les bourettes, qu'est-ce que tu en as fait ?""Je les ai mises au parc, bien sûr". J'ai eu droit à une raclée. Celles auxquelles j'avais droit étaient tou-jours au pique-feu ou au bâton, jamais à main nue. Ces traitements m'ont complètement éloigné dela religion. Si Dieu était en mesure de voir tout, il n'aurait pas dû me laisser tabasser comme cela ! Jesuis reparti avec mon chien.J'ai retourné sur les animaux l'amitié qui m'avait manqué chez les hommes. Je crois pouvoir dire quemon métier est né d'une vocation. Quand je suis parti, j'ai offert un pot et j'ai déclaré à mes collèguesque si les choses étaient à refaire, je les recommencerais. J'ai fait pourtant le dernier des métiers : viderdes ventres, se dépêcher de les reremplir pour les vider à nouveau l'année suivante (3). Il n'empêche :je serais encore vacher.

B.D./D.P. — Aviez-vous dans le village des copains avec lesquels vous pouviez partager ou trouver desréconforts ?

M.J. — Non. Étant enfant polonais et enfant naturel, j'étais rejeté. Cette situation a été dure, mais elle m’aaussi stimulé, servi d'accélérateur. J'avais beau être aux yeux de certains "un sale Poloche", j'étais mal-gré tout le premier à l'école et pouvais montrer à mes condisciples que je parlais mieux leur langue. J'ai commencé à être quelqu'un lorsque j'ai été au régiment. Ayant obtenu un petit galon, j'ai essayéde ne pas décevoir la confiance qui avait été mise en moi. Mais j'avais horreur que les gens, qui étaientappelés à me diriger, ne soient pas au moins à ma hauteur. Le fait qu'ils soient à une hauteur supé-rieure ne m’a, par contre, nullement gêné. Ma mère est morte à 49 ans d'un cancer au sein. Quand elle est allée voir le médecin, elle avait desganglions depuis trois ans. C'était trop tard pour qu'elle puisse se soigner ! C’est ainsi qu’à quinze ans,je me suis retrouvé ouvrier agricole, largué seul dans la nature. Je n'avais qu'une peur, c'était que l'as-sistance sociale, c'est-à-dire l'orphelinat, ne me mette la main dessus ! Je ne l'aurais pas supporté !

B.D./D.P. — Dans quel type d'exploitation agricole vous êtes-vous retrouvé ?

M.J. — À Saint-Saturnin, pas très loin de Marcenat. Il s'agissait d'une exploitation traditionnelle de la région,d'une cinquantaine d'hectares environ. Le patron travaillait avec deux employés dont le vacher. J'étaispâtre, mais pâtre "amélioré". Je participais, en effet, aux travaux d'entretien des pâtures, au fanage. Cestravaux étaient pénibles aussi ! L'exploitation comportait une quarantaine de vaches laitières. Levacher fabriquait le cantal, toute l'année. La ferme ne faisait pas de transhumance. Elle était exploitéepar des agriculteurs qui avaient succédé aux parents de Robert Jarrige.

B.D./D.P. — Combien de temps êtes-vous resté dans cette exploitation ?

M.J. — J'y suis resté jusqu'à l'âge de 18 ans. Je suis monté ensuite dans la commune qui s'étend derrière ledomaine de Marcenat, et j’ai travaillé dans une ferme assez analogue. Après mon service militaire enAlgérie, qui a duré vingt-six mois, j'y suis revenu, menant pendant deux années la vie du vacher tra-ditionnel du pays. À cette époque, tout le monde travaillait à peu près de la même façon : l'exploita-tion disposait d'un troupeau Salers, nourri avec beaucoup d'herbe et très peu de tourteaux. La mis-sion du vacher était de nourrir les vaches, de les traire, de s'occuper des mises bas, d'élever les porcset de fabriquer beurre et fromage. Le vacher était considéré comme la clé du tiroir-caisse. Il jouissaitdans la région d'une grande considération. Si les choses se passaient bien, son patron ne disait rien.S’il avait du personnel sous ses ordres à qui il faisait des misères, le patron ne levait jamais le doigtpour le défendre : à partir du moment où le vacher lui donnait satisfaction, c'était tant pis pour lesautres !

B.D./D.P. — À quel niveau s'élevaient les salaires à cette époque ?

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M.J. — Ils étaient de l'ord re de 500 francs par mois.À cette époque, j'ai connu celle qui allaitdevenir plus tard mon épouse. Nous atten-dions un enfant. Je savais que le domainede l'INRA de Marcenat était en quête d'unv a c h e r. Or, devenir vacher à l'INRA consti-tuait alors un honneur. À 24 ans, c'était unpeu "passer la patte aux anciens" ! Cela neme déplaisait pas et correspondait bien àma vocation. J'avais un voisin à Marc e n a tqui m'a dit qu'il connaissait bien le dire c-t e u r, Hubert Ta rt i è re et que, si je le souhaitais, il lui parlerait de moi. Mais les jours sont passés sansque rien n'arrive. Un beau jour, j'ai décidé de téléphoner moi-même au directeur du domaine. Lesb u reaux ne se trouvaient pas encore à l’emplacement actuel. M. Ta rt i è re m'a fixé une heure pourque j'aille le voir. Je lui ai répondu que j'étais vacher en ferme et que l'heure de bureau qu'il m'in-diquait ne pouvait me convenir. Il n'y avait à cette époque que la nuit pour faire des aff a i re s ! Lesouvriers agricoles n'avaient pas droit, en effet, à des jours fériés. Il m'était difficile, par ailleurs, d'ex-pliquer au patron chez lequel je travaillais que je souhaitais me libérer une demi-journée pour allervoir si je trouverais une meilleure place à l'INRA. Le directeur du domaine m'a dit alors d'aller levoir le soir à son domicile (celui-là même qu’occupe le directeur actuel). Je m'y suis rendu et lui aiexpliqué que j'avais entendu dire que le domaine était à la re c h e rche d'un vacher. Il m'a dit quen o n : il envisageait d’en embaucher un plus tard, mais pour le moment il n’en avait pas besoin.L’ e n t retien commençait vraiment mal. Je lui ai dit que j'avais entendu parler d'un autre poste àp o u rv o i r. Il ne s'agissait pas d'un poste d'animalier, mais de celui d'un agent appelé à travaillerdehors. J'ai demandé si le poste impliquait l'octroi d'un logement. Il n'en était pas question. J'aivoulu savoir le montant du salaire qui serait attribué si j'acceptais l’off re. On m'a répondu : 500 Fpar mois. Mais mon salaire entre-temps s'était accru et je gagnais alors près de 1 0 0 0 F par mois.J'ai déclaré à H. Ta rt i è re que j'étais heureux d'avoir fait sa connaissance, mais que son off re étaiti n s u ffisamment attractive pour que je la prenne en considération. J'étais jeune et avais certes besoinde travailler, mais les perspectives d'embauche ne manquaient pas ailleurs : j’avais envisagé de tra-vailler comme fromager dans une coopérative laitière. Il y en avait alors beaucoup de petites dansla région. Les salaires permettaient de mettre quelques sous de côté. Les fromagers étaient logés,c h a u ffés et avaient droit à du beurre et du fromage à volonté. Trois jours après, H. Ta rt i è re m’a rappelé pour me faire savoir qu’il avait une nouvelle pro p o s i t i o nà me faire et que je pouvais venir le voir quand je serai libre. Il avait dû se renseigner dans la région.Quand on est jeune, on ne se rend pas bien compte de ce qui peut se faire en dessous. Je suis doncallé le revoir un soir chez lui et il a reconnu qu’il re c h e rchait bien un vacher. Il m’a demandé si jesavais traire à la machine. J’ai dû avouer que non. Il m’a dit qu’il faudrait que j’apprenne et que sij’avais envie de devenir chef d’équipe sur le domaine, il conviendrait que j’aille me former à l’uni-té laitière de Jouy-en-Josas. J’ai répondu que je n’avais pas besoin de huit jours pour réfléchir, maisque je souhaitais quand même avoir une idée de ce que serait mon salaire. Il m’a alors déclaré :"7 0 0 F par mois plus le logement". J’ai dit à Monsieur Ta rt i è re que ces conditions nouvelles me parais-saient cette fois plus raisonnables et que je les acceptais. Huit jours après, le 20 Octobre, je me suisre t rouvé en formation à Jouy-en-Josas. J’en suis revenu le 22 Décembre. J’ai eu droit à huit jours decongé avant de commencer mon travail. Il s’agissait de mes premiers congés. Je n’en avais jamaiseu auparavant ! Je devais pre n d re mes fonctions le 1er Janvier. J’ai été un peu surpris, mais je nesavais pas que j’entrais dans l’administration, qu’on m’attendait et qu’il y avait du travail pour moi.Je ne suis donc pas rentré. Le soir, Ta rt i è re m’a appelé au téléphone. Nous nous sommes "un peug r a t t é s". Il m’a demandé qui commandait ici. Je lui ai répondu que jusqu’à preuve du contraire ,c’était lui, mais que s’il continuait à me parler sur ce ton, il n’aurait pas l’occasion de me comman-der longtemps. Je ne viendrai plus. Nous nous sommes quittés sur un "Bonne année quand même,H . Ta rt i è re et à demain !" C’est ainsi que je suis entré à l’INRA un 2 Janvier et que j’y suis resté 34a n s .

Traite traditionnelle de vaches Salers.

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B.D./D.P. — Pourriez-vous parler de la façon dont se passaient les journées de travail, comme salarié,dans l’exploitation dans laquelle vous étiez avant d’entrer à l’INRA ?

M.J. — Il fallait se lever à 4 h 30 du matin pour effectuer la traite. C’était le premier travail qui nous incom-bait. On revenait vers 7 h, la traite finie. Je devais faire cailler le lait pour fabriquer le fromage. Durantle temps que le lait caillait, nous allions "casser la croûte". Le déjeuner du matin était fait de la souperéchauffée de la veille, avec du fromage mais pas toujours. Il y avait parfois aussi de la viande froideou du lard. J’étais chargé vers 8 heures, avant de briser le caillé (on disait dans la langue du pays"mener le lait"), d’alimenter les porcs. La préparation du fromage se terminait vers 10 h 30. Il fallaitensuite laver les locaux et le matériel de laiterie. J’aimais bien, en effet, avoir une laiterie propre. Lestoiles ? Nous n’avions pas de lessive alors, mais peut-être était-ce mieux ? Nous n’aurions pas eu lamême qualité, nous aurions perdu des ferments lactiques ! Nous nous contentions, en réalité, de leslaver à l’eau chaude, à même la table du pressoir à fromage. Deux fois par semaine, je devais fabriquer le beurre. Il fallait avoir le coup de main. On écrémait lesérum qui servait à le fabriquer. La crème était conservée à la cave dans la mesure où il n’existait pasde chambre froide à l’époque. J’arrivais assez facilement à faire le beurre durant l’été. Mais l’hiver,quand la crème qui sortait de la baratte était trop froide, c’était une autre affaire ! Il nous arrivait par-fois de "mener le beurre" pendant deux heures et plus. Il nous fallait aussi procéder, le fromage fini, aunettoyage des porcs. Nous mangions dans l’après-midi et il fallait déjà repenser à la traite (4). C’étaitle même travail qui recommençait et qui se finissait entre 20 h 30 et 21 heures. Le lait du soir étaitmis à cailler dès l’arrivée de la traite.

B.D./D.P. — Quel était l’effectif des porcs dontvous aviez à vous occuper, par rapport à celui desvaches ?

M.J. — Dans la région, le nombre des porcs étaitmoitié moindre que celui des vaches. Il était le plussouvent de l’ordre d’une vingtaine pour une quaran-taine de vaches. Dans le bassin d’Aurillac qui prati-quait la transhumance, on disait par contre qu’il"devait monter un cochon par vache dans la montagne" !

Quand on fanait, il m’arrivait de traire les vaches, seul le soir avec le pâtre. Celui-ci envoyait le veaupour amorcer la vache et je trayais à la file les quarante vaches à la main.

B.D./D.P. — Vous avez évoqué votre première entrevue avec H. Tartière. Quels souvenirs avez-vous gar-dés de lui ? Quel avait été son parcours ? Quel caractère avait-il ?

M.J. — J’ai eu deux grands patrons à Marcenat que j’ai à la fois craints et appréciés. Je crois que cela a été réci-proque. H. Tartière a été l’un d’eux. Recruté par la SARV, il avait participé à la création du domaine.De dix ans mon aîné, il avait un caractère impulsif, mais il était très juste. C’était un ingénieur agro-nome, originaire de la région nord du Puy-de-Dôme. La mission qui était confiée au domaine deMarcenat, lorsque j’y suis entré, était de trouver un moyen de traire les vaches Salers, à la machine etsans veau. Aucune limitation ne leur était imposée quant à l’alimentation. Je me souviens qu’ayant lesmains libres la première année pour distribuer le concentré et le bon foin à la grange, les vaches sontsorties au mois de mai, "brillantes au soleil". Elles étaient belles et j’en étais fier. S’il m’est arrivé de medisputer avec H. Tartière, nous avons eu aussi l’occasion de nous apprécier mutuellement. Cela m’estarrivé, comme à tous, de faire des gaffes professionnelles. Quand on le reconnaissait, Tartière vousengueulait un bon coup, mais la demi-heure après, c’était fini. On n’en parlait plus ! Ce n’est pas pourcela qu’il ne vous aurait pas promu l’année suivante.

Fabrication fermière du Cantal.

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Mon entrée dans le domaine a toutefois été difficile, car son beau-frère travaillait à l’étable, commevacher. Il me fallait supporter un autre jeune du coin, tout aussi caractériel. J’avais 24 ans en 1964.Arrivé chef d’équipe, ce n’était pas facile pour moi !

B.D./D.P. — Vous étiez responsable à cette époque de deux vachers ?

M.J. — Oui de deux, dont le beau-frère de H. Tartière qui buvait. J’ai dû supporter pendant 16 mois, sesmenaces de me faire sortir de la grange avec la fourche. Je lui ai expliqué que je rentrais de l’Algéried’où j’aurais bien voulu partir, mais d’où je n’avais pas pu, alors qu’à Marcenat, j’en avais la possibili-té, mais ne pouvais matériellement l’envisager. Je lui ai dit que s’il n’était pas content de moi, il n’avaitqu’à me quitter ou à demander à Tartière qu’il me mette à la porte. Il n’était pas obligé de travailleravec moi ! Le 31 mars de l’année suivante, au matin, excédé par les agissements de son beau-frère, j’aidéclaré à Tartière que je ne le supportais plus. Il fallait que celui-ci décide qui des deux quitterait défi-nitivement l’étable. Tartière m’a demandé si j’avais eu le temps de finir le travail que j’avais commen-cé à l’étable. Comme je lui avais répondu par la négative, il m’a dit de finir, me promettant dès l’après-midi l’aide d’un remplaçant. J’ai revu souvent H. Tartière par la suite et je crois que nous avons été contents, l'un et l’autre, deconverser et d’échanger des idées. Même si nous avons eu parfois des heurts, nous nous sommes tou-jours séparés sur une poignée de main d’homme. Il n’y a jamais eu entre nous la moindre rancune.J’ai connu deux autres directeurs, dont l’un, ingénieur agronome, affecté à ce poste à la suite d’unemutation, voulant imposer ses vues mais sans connaissance réelle des animaux. J’ai passé un mauvaishiver.

B.D./D.P. — Quel est le second directeur du domaine auquel vous avez envie de rendre hommage ?

M.J. — Il s’agit de Jean-Paul Garel, l’actuel directeur. Tartière et lui sont des gens exceptionnels qui ont beau-coup apporté à l’INRA. Ce sont des gens dont j’ai toujours apprécié les connaissances et les capacitésde travail. Avec des gens pareils, c’était un plaisir de travailler ! Mais il n’était pas bon d’essayer "deleur faire avaler des grenouilles" !

B.D./D.P. — Pourriez-vous évoquer le fonctionnement du domaine de Marcenat, à l’époque où vous avezcommencé à travailler à l'INRA ? Quels étaient les personnels qui y travaillaient ? De quoi étaient-ilschargés ?

M.J. — À côté de son directeur, le domaine avait un autre ingénieur. Il disposait d’un ou deux techniciens etd’une secrétaire administrative. En 1964, les effectifs du personnel se montaient à une vingtained’agents. Chaque année, le domaine embauchait trois ou quatre personnes. Le secteur animalier avaitalors à peu près la même importance que le secteur végétal. Les expérimentations dans le domainevégétal étaient suivies par des gens de la station agronomique de Versailles, qui avaient le désir de fairepousser de l’herbe, de l’orge, du chou four-rager, des pommes de terre. Comme je l’ai dit précédemment, un desobjectifs du domaine était d’arriver à traireles vaches Salers, sans l’aide des veaux. Cetobjectif n’a pas été atteint. Privées de leursveaux, les vaches tarissaient plus ou moinsrapidement, sans mammites. Il n’y avait pasbesoin de seringues ! En dépit des échecs

Traite traditionnelle de vaches Salers de l’INRA. Dans cetteexpérimentation, deux modes différents de traite étaient com-parés : une partie des vaches traite à la machine sans leveau, une autre traite à la main en présence du veau.

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qu’ils ont essuyés et qu’ils se refusaient à admettre, les chercheurs du secteur animal ont persévéréplusieurs années de suite dans la même direction. "On croyait vraiment parvenir à les traire, ces Salers !On s’y est beaucoup investi !" Le plus dur était de provoquer la descente de lait ; à une époque où l’onignorait tout de la sécrétion d’ocytocine. J’ai vu des vaches qui nous donnaient 3 000 litres de lait,dont 1 500 à la machine, 1 500 à la main. On finissait de les traire à la main pour ne pas les laissertarir !Il faut dire que, dans la région, la production de lait était très saisonnière. De décembre à Mars, onmanquait de lait ! Les vaches Salers prenaient le taureau au mois de Mai lorsqu’elles sortaient au pâtu-rage. Elles vêlaient donc en Février. C’est pourquoi c’était une honte d’en laisser se tarir. Un veau quicrevait, c’était tant pis ! Ce qui était difficile, c’était de faire en sorte que sa mère adopte un autre veau,chose qu’on savait faire dans la région et qui était indispensable pour arriver à la traire. Même s’il cre-vait 10 veaux sur 40, ce n’était pas trop gênant si les vaches, adoptant un autre veau, acceptaient dedonner leur lait. Le produit principal était, en effet, le lait qui entrait dans la fabrication du fromage.Tous les anciens savaient comment s’y prendre pour faire adopter un nouveau veau à une vache quiavait perdu le sien.

B.D./D.P. — Comment le domaine expérimental de l’INRA était-il perçu par les agriculteurs deMarcenat ?

M.J. — Très mal ! Nous ne travaillions pas de la même façon que les éleveurs locaux. Nous étions connus àquinze kilomètres de là, mais dans les environs immédiats, on nous regardait souvent avec mépris oucommisération. Les médisances à notre égard, nées souvent de la jalousie, allaient bon train : ces fai-néants qui laissent tarir des vaches ! Ils les suivent avec un chronomètre dans la poche pour observercombien de fois leurs veaux les tètent dans la journée. Si le matériel était à eux, il est sûr qu’ils ne leconduiraient pas comme ils le font ! Ils ont fauché hier, mais sans souci des prévisions de la météo-rologie ! On voit bien que ce ne sont pas eux qui paient !

B.D./D.P. — Avez-vous trouvé que ce contexte était hostile et dur à vivre ?

Ronzaine, 1971, Salers de l’INRA au parc.

Ronzaine, 1971, René Ibry effec-tue la traite.

Ronzaine, 1971, Ibry (de dos) etMaurice Girard (au premierplan) pendant la traite.

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M.J. — Je n’en ai pas souffert personnellement, parce que je n’ai jamais rompu les liens avec les agriculteursdu coin. À certains d’entre eux, j’expliquais : "Écoute, je suis vacher à l’INRA, comme j’aurais pu l’êtrechez toi ! Ce sont les circonstances de la vie qui ont fait que, lorsque je cherchais du travail, l’INRA a été monemployeur. J’aurais très bien pu être agriculteur comme toi !" Certains de mes voisins, qui avaient accep-té que je leur fasse visiter le domaine, ont pu se rendre mieux compte de ce qui s’y faisait. Le direc-teur n’a jamais opposé de refus à mes demandes. Et c’est un fait que les visiteurs repartaient du domai-ne, souvent avec une autre image de lui ! Les gens critiquaient, en effet, sans savoir, feignant souventde tourner la tête de l’autre côté. J’avais, je le reconnais aujourd’hui, davantage un esprit d’éleveur que d’expérimentateur. J’ai mis plu-sieurs années à accepter de faire certaines mesures, à admettre de sous-alimenter une vache plutôtqu’une autre. Je me considérais, en effet, d’abord comme un éleveur ! Quand j’ai accepté plus tardl’expérimentation, je me suis intéressé à ses résultats. Mais je continuais à plaindre les bêtes à qui l’onimposait une sous-alimentation.

B.D./D.P. — Comme tous les éleveurs, vous étiez attaché à vos vaches et n’aviez aucune envie de lesfaire souffrir inutilement !

M.J. — Cela m’en a coûté au début. À partir du moment où j’ai pris connaissance des résultats des expéri-mentations, j’ai accepté plus facilement d’en faire. Je m’y suis même intéressé, mais j’avoue que mêmejusqu’à la fin, j’ai eu parfois des pincements de cœur quand je voyais des bêtes souffrir.

B.D./D.P. — Avez-vous eu à vous occuper d’animaux fistulés ?

M.J. — Non, jamais. J’ai connu cela à Jouy-en-Josas. Je vous avoue que si je n’avais pas été marié, quand j’ysuis arrivé en octobre 1963, j’en serais reparti, sans décharger mes affaires. Quand j’ai vu "cutréser"ces bêtes, cela m’a complètement écœuré ! Mais j’ai eu la chance de tomber sur une très bonne équi-pe de vachers où j’ai été bien admis. Par contre, Eugène Logeais, le chef vacher de l’époque (5), qui aété affecté à Theix par la suite et qu’on surnommait César, ne m’avait pas fait de cadeau.Heureusement, les gars de là-bas m’avaient averti : "Logeais va chercher sans nul doute à te piéger !". Ilm’avait donné, en effet, toutes les matières sèches à faire, alors que j’arrivais de ma cambrousse ! Grâceau soutien des autres, j’ai réussi quand même à m’en sortir. Les vachers que j’ai découverts là-basavaient un état d’esprit sensationnel et ont tout fait pour m’intégrer et me faciliter la tâche. J’étais lejeune, le nouveau qui venait du fin fond de son Auvergne. Je ne savais pas traire à la machine et j’étaismaladroit. Mais aucun ne s’est moqué de moi et tous m’ont aidé vraiment. Quand vous avez la main,ce n’est rien à faire d’obtenir une griffe et de la mettre à la mamelle d’une vache sans la faire souffrir.Mais au départ, ce n’est pas évident, surtout si la mamelle est un peu déformée et s’il n’y a pas beau-coup de place pour passer dessous. Au bout de deux mois d’apprentissage, Logeais souhaitait me gar-der dans son équipe. Cela montre bien que cela devait aller !

B.D./D.P. — Aviez-vous envisagé à cette époque de travailler quelque temps à Jouy pour revenir à Theixavec lui ? Ou étiez-vous désireux de revenir le plus vite possible dans vos montagnes natales ?

M.J. — J’avais la chance de pouvoir revenir immédiatement dans mon coin et j’en ai profité. Logeais avaitcertes obtenu son transfert à Theix au mois d’Août suivant. Marcenat n’en est éloigné que de 80 kmseulement, mais à l’époque cette distance m’apparaissait considérable. Je n’ai pas regretté ce choix.

B.D./D.P. — À votre retour à Marcenat, vos activités sont-elles restées les mêmes que celles qui vousavaient été confiées en 1964 ? Ou se sont-elles progressivement élargies et diversifiées, tout au long devotre carrière ?

M.J. — Le domaine a commencé par faire des expériences pour mesurer les quantités de foin ingérées. Lapesée du foin m’en a fait voir et je dois avouer que les résultats de cette recherche ne m’ont guère inté-

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ressé. On l’a faite parce qu’il fallait bien la faire ! Mais progressivement, les effectifs du troupeau ontété accrus. Deux ans plus tard, durant les hivers 1966 et 1967, des races laitières, hollandaises etmontbéliardes, ont été introduites. Nous les avons considérées comme les prunelles de nos yeux ! Onne les connaissait pas dans la région. On voyait bien parfois dans les troupeaux quelques spécimensisolés de ces races, mais comme ils étaient au milieu de trente ou quarante Salers, qui les faisaient cou-rir tout le temps dans des pâturages escarpés, leurs résultats étaient loin d’être mirobolants. On aintroduit des génisses. Quand nous avons vu après le vêlage, les quantités de lait récoltées dans lespots, nous les avons tout de suite aimées pour la traite. Mais nous avons continué à traire les Salersparce que nous étions de la région et avions envie de les faire suivre. Ce n’est que peu à peu qu’ellesont été abandonnées. La première année que nous avons introduit des hollandaises (il ne s’agissait pasde Holstein, mais de petites vaches de la région d’Auxerre, entre 400 et 500 kg) et des Montbéliardesvenues du Jura, les hollandaises ont produit 4 000 litres de lait (en ce qui concerne les primipares),les montbéliardes 3 400 litres et les Salers (que nous avions gardées pour faire des comparaisons)2 800 litres. Ce n’était pas mal du tout avec 8 mois de lactation ! Reste qu’elles ne posaient pas lesmêmes problèmes au moment de la traite. Comme je le dis parfois, le lait est un produit qui se méri-te. J’apprenais aux jeunes qui travaillaient avec moi : "La traite, c’est simple ! Le jour de ton anniversai-re, tu as eu droit à un cadeau. Or le lait, c’est le cadeau que te fait la vache. Mais il faut le mériter, il fautaller le chercher !" C’était ma façon de voir les choses pour expliquer l’utilité d’une bonne approche,d’une stimulation bien faite de la mamelle. Nous étions trois vachers à la traite. Pour qu’il n’y ait pas d’histoires entre nous à qui aurait lesmeilleures vaches, nous avions adopté le système suivant : au fur et à mesure qu’elles vêlaient, nousnous les répartissions. Personne n’avait à se battre pour les choisir ! Elles marchaient ou ne marchaientpas : "Tu en as trois, j’en ai deux, la prochaine, ce sera moi qui la trairai !".

B.D./D.P. — C’était un arrangement entre vous qui permettait à chacun de traire constamment lesmêmes vaches ?

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La première équipe de vachers au domaine INRA de Marcenat. De gauche à droite : Michel Jaworek, Marcel Chadefaux, RaoulFabre, Georges Mercier.

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M.J. — Chacun de nous trayait, en effet, toujours les mêmes vaches ! La méthode de partage que nous avionsimaginée laissait une grande place au hasard. Elle permettait d’éviter qu’un vacher ne prenne toutesles bonnes, laissant aux autres le second choix. C’est l’époque où l’on a commencé à aimer de plus en plus les vaches de couleur, qui étaient plusfaciles à traire. Mais je dois vous avouer que les Holstein, j’ai travaillé avec, mais je ne les ai jamaisbeaucoup aimées ! Je trouvais qu’elles étaient les vaches de l’agriculteur moderne. Elles étaient commeun ensemble de robinets que l’on ouvre : on nourrissait d’un côté, on sortait du lait de l’autre ! Maisdans mon esprit, j’y reviens, je trouve que le lait, il fallait le mériter un peu. Une année, nous avons comparé nos résultats avec ceux d’un autre domaine de l’INRA. En l’espacede trois ou quatre ans, ce domaine avait dû réformer 17 génisses montbéliardes qui n’avaient pasdémarré leur lactation. À Marcenat, aucune génisse de la même race n’avait connu une telle issue. Lesvaches vêlaient et étaient toutes disponibles pour la traite. On ne connaissait pas à cette époque l’ocy-tocine. Quand on sent dans la main la mamelle de la vache toute gonflée, on met en marche la machi-ne. Mais quand à l’extrémité du trayon il ne sort qu’un litre, un litre et demi tout au plus, il fautreprendre le massage, caresser à nouveau la mamelle. Ces déconvenues, on les vivait mal ! Et le jouroù la vache en cause démarrait, on annonçait aux collègues en faisant la pesée du lait : "elle est enfinpartie !" C’était la première paie ! Il nous est arrivée une fameuse "noire et blanche" qui a fait une occlusion intestinale. Pétard ! C’était lamieux "custrésée" ! J’ai fait venir le vétérinaire du coin qui m’a déclaré : "tu vas rire ! Mais il n’y a qu’unefaçon de la soigner ! Avec le tuyau à vide qui relie le pot à la tuyauterie, il faut lui administrer des lavementsavec de l’eau tiède savonneuse !" Je lui ai demandé comment il fallait s’y prendre. J’ai suivi ses indica-tions et, pendant 48 heures, je suis allé faire des lavements à la vache, toutes les trois heures, arméd’un entonnoir et d’un tabouret. La deuxième nuit, vers trois heures du matin, j’ai eu droit à une gicléede bouse dans la figure. Mais j’ai éclaté de rire, j’étais content ! J’avais gagné !

B.D./D.P. — Quels contacts avez-vous eus avec les scientifiques ? Comment les choses se passaient-elles ?

M.J. — Au début, les choses se sont très bien passées. Nos horaires de travail permettaient de discuter facile-ment. Mais progressivement, le nombre des mesures à faire a augmenté, les horaires ont commencé àse compresser, il a fallu travailler plus vite. Les choses se sont passées moins bien !

B.D./D.P. — Quels sont les scientifiques avec lesquels vous avez le plus travaillé ?

M.J. — J’ai travaillé avec un qui s’occupait de l’alimentation et qui est parti plus tard dans l’enseignement. Ilest aujourd’hui décédé. Les choses se sont passées assez mal avec lui. J‘ai même eu un vacher qui afailli un jour "le cabosser". Ils discutaient des relevés journaliers du lait et des écarts qui pouvaient exis-ter d’un jour à l’autre : "Les écarts de traite viennent de l’irrégularité et du manque d’attention des vachers !"n’hésitait-il pas à énoncer. L’autre vacher, qui faisait la sieste sur le lit parce qu’il avait été de vêlagetoute la nuit, s’est emporté d’autant plus qu’il respectait vraiment les horaires. À l’évidence, la varia-bilité des quantités de lait recueillies était liée à bien d’autres causes. Ce scientifique, je l’ai vraimentpeu apprécié : on avait commencé à mettre "les couleurs". On les nourrissait cet hiver-là avec beau-coup de colza ! Nous avions une petite vache montbéliarde qui donnait entre 34 et 36 litres de laitpar jour. Elle ne pouvait pas ingérer la quantité qu’il aurait fallu. Quand son régime est passé à 14 kgde colza par jour, elle n’a pas tardé à faire une acétonémie. On ne savait pas trop ce que c’était. Il setrouve que j’avais acquis quelques connaissances sur le terrain en discutant avec le vétérinaire, lesingénieurs du coin. J’ai expliqué au scientifique que le régime alimentaire qu’il voulait donner auxvaches ne pouvait leur convenir. Je lui ai dit que j’allais l’inviter pendant une semaine et lui offrir troisfois par jour un copieux repas, bien arrosé. "Nous verrons le temps que vous arriverez à tenir", lui ai-jedit. "C’est pareil avec les vaches !" Mais il a fait remarquer que les tables d’alimentation indiquaientpourtant… J’ai répondu : "vous avez des concentrés sous la main. Donnez-leur en donc !" Nous donnionsdéjà du concentré trois fois par jour. Je lui ai dit : "mais attention, ne comptez pas sur nous pour nousréveiller la nuit et leur donner du concentré une fois de plus !" Je pense que cet homme n’était pas à saplace.

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J’ai travaillé aussi avec un ingénieur de Theix, qui s’occupait de vaches laitières et qui est devenu plustard ingénieur de développement. Je le chambrais, mais comme j’avais un humour un peu noir pourqui ne me connaissait pas, il est arrivé que je dise des choses auxquelles je ne pensais pas vraiment. J’ai eu l’occasion de travailler aussi avec Pierre Le Neindre qui s’intéressait au comportement des ani-maux. Un jour d’hiver, alors qu’il faisait –10 °, nous avons dû nous occuper de veaux de lait qui fai-saient entre 120 et 150 kg. Je lui ai demandé s’il souhaitait que je les lui fasse moucher. Il a eu l’airsurpris. "Vous allez voir", lui ai-je répondu, "je vais leur "faire la mouche et vous allez les voir danser !"P. Le Neindre, qui était un spécialiste du comportement animal, m’a demandé où j’avais appris toutcela. Je lui ai dit qu’on se servait de cette technique quand on travaillait dans les fermes où on laissaitles veaux avec les vaches. À l’époque où le lait était considéré comme le produit principal, il suffisait,en effet, de mettre sur le nez des veaux un museau armé de piquants pour faire fuir les mères qui gar-daient dès lors leur lait. Le soir, quand on allait trier les veaux qui se refusaient à quitter leurs mères,on "faisait la mouche". P. Le Neindre était tout étonné de voir des veaux de lait, qui n’avaient jamaisconnu "les mouches", se lever et gesticuler dans tous les sens, essayant de partir de l’attache. Ces toursde main, personne ne nous les avait vraiment enseignés. Mais pour nous, ils étaient quasiment innés,il n’y avait rien de savant dans tout cela !Une autre fois, P. Le Neindre nous a fait faire des électro c a rdiogrammes sur des veaux noirs et blancs,à la naissance. Il trouvait que les vachers ne s’y prenaient pas bien : le laps de temps qui existait entrela naissance et le moment où les électrodes se trouvaient branchées était trop considérable. Un jour,il nous a annoncé qu’il passerait la nuit ici puisque des vaches étaient prêtes à vêler. Il m’a dit del’appeler le moment venu, puisque je devais être de garde. Je peux vous dire qu’on ne risquait pasde manquer la naissance ! Je l’ai appelé bien longtemps avant qu’elle n’ait lieu pour qu’il soit avecmoi et puisse voir que, si on voulait être là au bon moment, il valait mieux s’y pre n d re assez à l’avan-ce. Après avoir sorti le veau, je me suis tourné vers lui et lui ai dit que c’était à lui désormais d’opé-re r. "Vous ne m’aidez pas à le port e r ?" a-t-il demandé. Je lui ai répondu que non : "Puisque vous tro u-vez que nous mettons trop de temps, montrez-nous comment nous devons nous y pre n d re ! Nous allons obser-ver comment vous procédez et nous suivrons votre exemple s’il y a lieu !". Je pouvais me perm e t t re ceg e n re de propos parce que j’étais responsable. Mais s’ils étaient venus d’un autre, il est probable qu’ilsauraient été mal pris !Je l’ai aidé quand même à porter le veau. Il fallait commencer par lui faire une prise de sang ! Ce n’étaitpas facile parce que ça glissait ! Il fallait brancher ensuite les électrodes. Nous avons regardé lamontre : l’opération avait duré 7 minutes et quelques ! Nous n’en mettions guère que 4 ou 5 ! Nousne nous sommes rien dit ! Il n’y a plus eu de reproches entre nous ! L’incident a été clos. Cela va biend’imposer à des gens de faire ceci ou cela, mais il faut voir aussi les conditions dans lesquelles on estobligé de travailler ! Et quand il s’agit d’une chose que vous n’avez jamais faite, il est difficile dedemander à ce qu’elle aille plus vite !Avec J.-P. Garel, j’ai eu aussi quelques accrochages. À son bureau toujours, mais jamais devant les col-lègues, parce que je trouvais que cela n’était pas bien d’interpeller le patron ! Je demandais à Garel sije pouvais venir le voir le soir. On discutait et on "se frictionnait" un bon coup et chacun repartait surune poignée de main. C’est comme cela qu’étaient nos rapports !

B.D./D.P. — Avez-vous eu droit durant votre carrière à des formations pour apprendre à diriger plusefficacement votre équipe ?

M.J. — Dix ans avant mon départ à la retraite, j’ai reçu une formation de management d’équipe qui m’a appor-té énormément. Il y avait un psy qui faisait passer des tests. Selon la façon dont on répondait auxquestions, on en déduisait si vous étiez apte à diriger des gens ou non. Cette formation m’a été trèsutile : il est arrivé qu’au mois de mars, J.-P. Garel veuille nous mettre une expérimentation en plus.On va vous dire qu’à Theix ou à Orcival, le contrôle d’alimentation des vaches sur certaines expé-riences demandait cinq jours dans la semaine (le samedi et le dimanche, il n’y avait pas de contrôles !).À Marcenat, si l’expérimentation s’échelonnait sur deux mois, c’était samedi et dimanche compris !Garel voulait me mettre des choses en plus. C’était au moment de l’embauche, vers 14 h 30. Maisj’étais "imprenable" ! Le ton a monté. Au bout d’un moment, il m’a dit : "mais j’y songe, nous avons suivila même formation, tous les deux. Je m’en vais ! Vous viendrez me voir quand vous serez disponible !" Je me

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suis souvenu, en effet, qu’il ne fallait jamais entrer dans le jeu de l’autre parce que le ton va monterinutilement, sans déboucher sur un dialogue. Mieux vaut laisser passer un peu de temps pour que lasérénité, revenue de part et d’autre, permette de découvrir des terrains d’entente. On nous avait apprisà diriger les gens en commençant d’abord par les comprendre. Tout le monde connaît, au cours de savie, des contrariétés ou des emmerdements. Quand cela arrive, les gens sont souvent moins perfor-mants. À certains moments, il vaut mieux essayer de les aider. Cela a été une découverte. Il m’est arri-vé de changer des gens d’équipe : il y en avait un qui n’aimait pas la traite, je l’ai mis à l’alimentation !Il faisait très bien ce travail. Je ne vois pas pourquoi je l’aurais embêté à la traite pendant l’hiver.J’ai eu une année deux jeunes, qui étaient un peu jaloux de deux autres qui s’occupaient de l’alimen-tation. La saison d’hiver dure dans notre région de novembre à mai. En février, je leur ai dit que l’an-née prochaine, je les mettrais à l’alimentation. Je me suis aperçu, en effet, qu’ils voyaient toujours lesautres quand ils ne faisaient rien, mais ils ne les voyaient jamais non plus, quand ils travaillaient.Quand ils ont été confrontés à leur tour au froid ou au silo en panne, ils se sont rendus mieux comp-te des difficultés auxquelles avaient dû faire face antérieurement leurs collègues. C’était désormais àleur tour d’avoir à se débrouiller !Je me suis toujours efforcé de faire en sorte que les agents que je commandais passent par tous lespostes. Chacun a toujours l’impression, en effet, que les autres ont un travail plus enviable que le sien.

B.D./D.P. — Au début, vous aviez deux personnes sous vos ordres. En avez-vous eu davantage par lasuite ?

M.J. — Oui, j’en ai eu six ! Avec des contraintes d’expérimentation. Quand on travaille avec des animaux, ily a des choses qui ne peuvent pas rester en l’état. Il y a des priorités aussi à respecter ! Quand vousconstatez un matin que vos veaux sont malades, il faut songer parfois à les soigner, avant même des’occuper de la traite. Dans toutes choses, il y a des priorités à respecter et il n’est pas toujours faciled’en convaincre les personnes qui sont placées sous vos ordres. Ces fonctions hiérarchiques m’ontpesé, surtout à la fin. Quand il y avait des visiteurs qui venaient au domaine, je les faisais sourirequand je leur expliquais que la gestion des vaches était moins difficile que celle des hommes !

B.D./D.P. — Ces incompréhensions, dont vous semblez avoir souffert, venaient-elles du fait que vousaviez à faire à une génération différente ?

M.J. — Oui, les mentalités avaient changé au fil des années. Les jeunes qui avaient été recrutés n’étaient pasparticulièrement animaliers. Ils étaient arrivés là parce qu’il y avait un poste. Ils étaient entrés à l’INRAen attendant des jours meilleurs. Animalier ? Ce n’est pas tout le monde qui peut le devenir !

B.D./D.P. — Vous trouviez que ces jeunes ne s’investissaient pas assez dans ce qu’ils faisaient ?

M.J. — Pas suffisamment. J’en ai eu un, quand je suis parti, qui ne faisait rien de bon. Je me souviens avoirété obligé de lui dire : "Sache bien que, tant que je serai sur le domaine, si ton avancement connaît un frein,ce sera moi qui l’aurais mis !" Je n’avais plus confiance en lui. C’était irrémédiable. Je ne supporte pasqu’on veuille "me faire avaler des grenouilles" ! Le gars qui venait me voir en reconnaissant qu’il avaitfait des conneries, je me bornais à lui dire de ne pas les recommencer. Mais avec celui qui s’efforçaitde me les cacher, les choses n’allaient plus du tout quand je les découvrais ! Le dernier, dont je parle,était de vêlage, la nuit. Ma crainte était qu’en arrivant à l’étable, je tombe sur une vache crevée. Je melevais la nuit, quand je le savais de garde. Je me souviens l’avoir croisé dans l’étable, sans rien lui dire.J’avais ramassé le veau et fait téter, quand il était arrivé. Le premier travail qui nous incombait était de faire tourner l’évacuateur à fumier et de s’occuper dela traite. Une fois ce travail achevé, on distribuait le concentré. Venait ensuite pour nous le momentde casser la croûte. On s’occupait plus tard de donner foin et ensilage, de nettoyer les veaux, d’effec-tuer des pesées. Un jour, ou il s’était absenté, j’ai appelé le garçon qui m’a dit qu’il était allé la veillechez des amis et n’avait pas entendu le réveil. Je lui ai rappelé les engagements qu’il n’avait pas res-pectés.

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J’ai passé deux ans à mi-temps, avant de partir en retraite. J.-P. Garelm’a fait savoir alors qu’il préférait que je quitte définitivement l’étable.J’ai offert le champagne à mes gars. À certains jeunes, je leur ai avoué :"toi, cette année-là, je t’ai mis à ce poste pour t’embêter. Tu avais besoinqu’on t’emmerde un peu, parce que tu te figurais toujours que les autresavaient un travail plus facile que le tien !" Je leur ai dit au revoir et leurai déclaré en dépit des accrochages que j’avais eus avec certains : " jevous connaissais tous et m’aperçois tout compte fait que je vous aimais bien!" Ils m’ont regardé les yeux écarquillés, se disant peut-être que cen’était pas possible. C’est vrai pourtant que je les aimais bien !

B.D./D.P. — Pourriez-vous retracer succinctement le déroulementadministratif de votre carrière ?

M.J. — J’ai été recruté le 20 Octobre 1964, comme ORA (ouvrier derégime agricole), à l’indice 130. Un an après, ayant bénéficié d’un

avancement au choix, je suis passé à l’indice 140. Les années suivantes, ayant eu droit encore à desavancements au choix, je suis passé successivement aux indices 150, puis 160. Ma carrière a stagné,en revanche, quand tous les personnels ouvriers de l’INRA ont été intégrés dans le cadre contractueltechnique, en 1974. Nous étions trois sur le Centre de Theix à ne pas avoir de diplômes (je n’avaisqu’un certificat d’études). On a perdu 400 F de salaire par mois à ce moment-là !

B.D./D.P. — Comment ont évolué les choses par la suite ?

M.J. — Je devais être technicien 3B, en 1974. Mais je ne me souviens plus très bien ce qui s’est passé après.Il existait une grille et des possibilités de changements accélérés d’échelon. Lors du passage dans le cadre contractuel technique, on nous a proposé de passer un examen oral defonctions. Le directeur du domaine, M. Pierre Renault (6), est venu me voir à l’étable me suggérantde m’y présenter pour rattraper la différence de salaire qui m’avait été imposée. J’ai répondu qu’il nedevait pas y compter, n’ayant nulle envie de me remettre à étudier. Mais quelques jours plus tard,ayant plus réfléchi, je suis revenu voir Renault pour lui demander des précisions sur cet examen defonctions. Les explications qu’il m’a données ne m’ont pas convaincu : si on me coinçait devant unbureau, ne risquais-je pas de "me retrouver rôti" ? Je n’avais jamais travaillé dans un bureau à tracerdes courbes d’alimentation ou de production laitière. Il m’a dit qu’il insisterait pour que je sois inter-rogé sur mon lieu de travail. J’ai été questionné tour à tour par Michel Petit, qui travaillait à Theix,Jean-Baptiste Coulon qui s’occupait d’alimentation animale et par un autre. L’interrogatoire s’est, jecrois, plutôt bien passé. Renault avait dû leur expliquer que je n’avais jamais travaillé ailleurs quedans une étable !

B.D./D.P. — En 1974, avec un certificat d’études, vous étiez tenu effectivement de passer un examenprofessionnel pour que vos connaissances soient évaluées. Avez-vous par la suite, passé d’autresconcours ou examens professionnels ?

M.J. — En 1984, lors de la titularisation, je suis passé technicien de recherche (TR 3) et j’ai fini ma carrièreen TR 1. Pour passer TR 1, il a fallu que je me présente encore à un examen professionnel. Celui-cia eu lieu dans la plaine Saint-Denis. En fermant la porte derrière moi, je me suis dit que je m’étaisplanté ! Je n’avais pas répondu à une question aussi élémentaire que celle de savoir s’il vous faut del’essence pour faire marcher votre voiture. Il s’agissait pourtant d’une question classique qui m’étaitfamilière : quelle est la maladie principale de votre troupeau ? C’était évident pour moi qui étaisvacher : il s’agissait des mammites ! Je ne risquais pas de mettre les cheveux en brosse, je vous garan-tis ! J’ai retiré la porte, l’épreuve était finie. Un an après, j’ai recommencé. L’examen avait lieu cette

Vue intérieure de la salle de traite de Marcenat.

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fois-ci à Toulouse. Ayant vu comment les choses se passaient, je suis parti gonflé, me disant qu’il fal-lait vraiment que je réussisse ! Je devais présenter le domaine, mon travail, ce dont j’étais responsable.Je me suis permis de tricher un peu. J’avais tenu à me former et j’étais allé voir Garel : " je ne vousdemande pas de me poser des questions. C’est moi qui vous en poserais. Ce sont celles auxquelles je ne saispas répondre". Ils m’ont demandé de leur dire quelle était la production moyenne de mon troupeau.J’aurais dû le savoir et pourtant je ne le savais pas ! Mais je me suis dit que les gaillards qui étaienten face de moi n’avaient pas de raisons de le savoir plus que moi. Aucun d’eux ne travaillait sur ledomaine. Ils n’avaient à l’évidence pas les moyens de vérifier ce que je pouvais leur affirmer ! Il fal -lait simplement que cela soit vraisemblable. Il suffisait de tricher ! C’est ce que j’ai fait en répondantau bluff, avec autorité. On m’a demandé, par ailleurs, d’indiquer les qualités que je rechercherais chezun animalier si j’avais la possibilité d’en recruter un. Je n’ai pas trop osé parler d’honnêteté intellec-tuelle. J’ai répondu seulement : "ce que je vais vous dire vous fera peut-être rire. J’essaierai de savoir si lescandidats que j’ai devant moi aiment vraiment les animaux !" Les membres du jury ont tous souri. Et c’estvrai qu’on ne travaille pas avec les animaux comme on travaille avec des végétaux ou du matériel !Ce n’est pas pareil !

B.D./D.P. — Avez-vous eu votre mot à dire quand il a été question de recruter de nouveaux animalierssur le domaine INRA de Marcenat ?

M.J. — Non pas vraiment. Quand les recrutements se faisaient de bouche à oreille, on pouvait encore inter-venir au niveau des embauches. On était au courant qu’un tel cherchait du travail. On savait s’il étaitsérieux et désireux de travailler ! Ce système marchait bien ! Les difficultés sont venues quand lesrecrutements se sont faits sur concours. Il y a des gens, en effet, qui savent se vendre très bien le jourdu concours, mais dont l’intérêt peut à la longue fâcheusement fléchir. Tous ne portent pas le mêmeintérêt à la maison !

B.D./D.P. — Ce mode de recrutement par concours est apparu avec la titularisation, le statut nouveaude fonctionnaire ! Le directeur du domaine vous consultait-il auparavant quand un poste nouveau étaità pourvoir ?

M.J. — Oui, quand on connaissait quelqu’un de bien, on le lui faisait savoir.

B.D./D.P. — Vous est-il arrivé de refuser des gens dont vous mettiez en doute les compétences profes-sionnelles ?

M.J. — Oui, cela nous est arrivé, mais surtout quand nous avions de doutes sur leur conscience profession-nelle. Les capacités, on peut toujours en acquérir de nouvelles. La conscience, c’est moins évident !On l’a ou on ne l’a pas. Jusqu’aux dernières années, je reconnais avoir eu de la chance : j’ai travailléavec des gens qui aimaient bien ce qu’ils faisaient !

B.D./D.P. — Quand êtes-vous parti à la retraite ?

M.J. — Il y a deux ans. Je suis parti en 1999, à 58 ans. J’avais assez d’années de cotisation. J’ai demandé àpasser d’abord à mi-temps(7). Je travaillais une semaine sur deux. J’ai changé de boulot. J’aimais bienmes vaches. Je les ai, bien sûr, un peu regrettées. Je n’ai plus eu de responsabilités de personnel. Jeme suis senti libéré, continuellement en congé. On m’a mis aux vaches allaitantes, ce qui m’a bienplu aussi. J’ai eu aussi à m’occuper de mesures de qualité d’eau, avec des appareils. Parfois, Garelvenait avec moi tout l’après-midi. Nous parlions de choses et d’autres, comme deux copains. PhilippePradel m’a dit un jour : "heureusement qu’on t’a mis à mi-temps ! Sans cela on ne t’aurait jamais connu !"J’avais été bourru et renfermé quand j’étais vacher là-haut. Il faut croire que j’ai changé depuis quej’ai délaissé mes vaches et n’en suis plus responsable : "on ne te connaissait pas comme cela !" m’ontdéclaré beaucoup de mes collègues !

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Je dois dire que je n’ai jamais fréquenté aucun de mes agents. Je l’ai regretté un peu, mais j’avais peurd’être à la longue bouffé par eux ! Je préférais garder mes distances. Je respectais mes collèguescomme j’avais envie d’être respecté. Garel, je l’ai vu arriver stagiaire, mais je ne me suis jamais per-mis de le tutoyer ! C’est pour moi un signe de respect !

B.D./D.P. — Aviez-vous une tenue de travail particulière ? Était-elle donnée par votre service ?

M.J. — Oui. Nous travaillions en combinaison bleue. Je suis incapable de m’approcher d’un animal sans lacombinaison. J’ai quelques bêtes à moi aujourd’hui. Je reste en combinaison. C’est l’équipement quime semble normal pour s’approcher d’un animal. Il m’arrivait de changer de combinaison trois foisdans la journée.

B.D./D.P. — La combinaison bleue n’était-elle pas un signe distinctif permettant de repérer rapidementles techniciens perdus au milieu de scientifiques ?

M.J. — J’ai connu les blouses blanches à Jouy-en-Josas. Dans ce Centre, il y avait des porchers, des vachers,ceux qui s’occupaient de la volaille. On allait tous au réfectoire dans notre tenue habituelle. Les gensqui travaillaient dans les laboratoires y allaient, par contre, en blouse blanche. C’était un signe quipermettait de faire la discrimination !Les métiers d’animalier ont été par la suite mieux considérés. Certains scientifiques se sont renducompte, en effet, que c’était une vraie profession.

B.D./D.P. — Pourriez-vous revenir sur ce point que nous n’avons fait qu’aborder et essayer de définirplus précisément ce qu’était à vos yeux un bon animalier ? Les qualités qu’on pouvait attendre de luiétaient-elles liées aux particularités du travail effectué dans un institut de recherche ou étaient-ellescelles dans lesquelles se reconnaissaient tous les éleveurs du Cézallier ?

M.J. — Il est difficile de répondre à ces questions parce que les critères d’appréciation ont beaucoup évoluéau cours du temps. Supposons un troupeau d’une centaine de vaches. Un bon animalier était celuiqui, au terme de 100 vêlages, réussissait à obtenir 95 veaux vivants ! L’objectif était de ne pas avoirde vaches qui crèvent durant l’hiver ! Si l’une venait à tomber malade, l’animalier devait tout faire, eneffet, pour la soigner. Il devait s’efforcer de prévenir pour ne pas avoir à subir. Celui, qui était appe-lé à soigner des bêtes, devait aller au-devant de l’événement, anticiper. En voyant un animal mal-en-point, il ne devait pas le laisser dans cet état en se disant qu’il irait mieux demain, mais agir avantqu’il ne soit trop tard. Les conséquences seront moindres, même s’il s’agit d’une bête faisant partied’un lot en expérimentation. Elle sera malade moins longtemps ou connaîtra une perte de lait moinsimportante. Si l’on ne prend pas garde à la santé des animaux, les données expérimentales les concer-nant peuvent se trouver faussées. On peut certes sortir celles qui sont relatives aux animaux malades,mais l’on risque fort alors de se heurter à des problèmes de représentativité : si le protocole a prévude faire des mesures sur 15 animaux et si les données n’ont pu être enregistrées que sur 12 seulement(trois d’entre eux ayant été malades ou ayant disparu), les résultats de l’expérience peuvent se révé-ler à l’examen beaucoup moins précis. En 1976, année de la sécheresse, il avait manqué beaucoup de fourrage. J’ai vu alors les choses diffé-remment : nous avions effectué cette année-là une expérience sur des vaches allaitantes, nourries avecde la paille d’hiver. Elles ne recevaient pas toutes le même concentré. Des lots de 16 vaches avaientété constitués. Le premier avait droit à de l’orge en complémentation et à des minéraux, paille àvolonté. Le second avait droit à du tourteau de soja et à des minéraux. Quant au troisième, il étaitnourri avec du tourteau d’arachide. Les bêtes, qui avaient reçu de l’orge et de l’arachide, ont pu bou-ser correctement et les choses se sont bien passées. Mais des changements sont apparus dans lenombre de bêtes présents à la fin de l’expérience dans les différents lots. Dans le lot qui avait été nour-ri au soja, quatre vaches sont mortes d’occlusion intestinale. J’ai accepté ce fait parce qu’il était un desrésultats de cette expérience. Mais ce que je n’admettais pas chez un animalier, c’est qu’en voyant unebête malade, il ne réagisse pas. Un bon animalier, c'est un homme qui aime ses bêtes !

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B.D./D.P. — Le regard porté sur les animaliers a-t-il changé avec le regard porté sur les animaux,réduits souvent par les scientifiques à un ensemble d'organes ?

M.J. — C'est ce qui a "cassé" les animaliers. Garel m'a demandé, il y a deux ans, d'aller sur un domaine où ilavait pu constater une forte mortalité de veaux durant la période qui existait deux jours avant la misebas et deux jours après. Je lui ai dit que j'irais voir sur place pour me rendre compte. Le responsabledu domaine n'était pas là. Peut-être n'était-il pas intéressé ? J'ai vu les vachers. Leurs modalités d’or-ganisation du travail faisaient qu'ils voyaient très peu les animaux. Quand une bête doit mettre bas,s'il faut la voir six fois dans la journée, il faut pouvoir le faire. Davantage, c'est encore mieux !J'ai eu des jeunes qui étaient de garde et qui me demandaient certains soirs si je voulais bien faire letour de l'étable avec eux. Mais en allant boire le café vers 16 h, j'étais passé déjà dans deux rangées !En me rendant dans la salle de traite à 14 h 30, j'avais déjà jeté un coup d'œil : j'avais observé lamamelle, noté si la vache avait démarré. Les échecs viennent souvent d'une attention insuffisante oude défauts dans l'observation. Sur le domaine où j’étais allé à la demande de Garel, les animaliersn'avaient pas le temps de voir les bêtes qui leur avaient été confiées. Ils travaillaient de plus en deuxéquipes ! Ceux qui partaient à 13 h avaient tendance à se dire : "les autres arrivent bientôt ! Ils s'occu-peront de tout ce que nous n'avons pas pu faire !" C'est humain et je ne leur jetterai pas la pierre. Placédans les mêmes conditions, j'aurais probablement agi de même. Mais il ne faut pas s’étonner si l’étatd’esprit des animaliers s’est quelque peu perdu ! La promulgation des 35 heures risque de compli-quer davantage encore les choses. Un lot d’animaux, c’est quelque chose qui vit et qui évolue !Pendant trois jours, tout peut très bien se passer. Mais le lendemain, tout peut être remis en cause.J’ai l’impression que le métier d’animalier risque de connaître dans les prochaines années de nou-veaux changements. Je n’étais pas responsable du troupeau allaitant, mais j’ai été outré un jour d’ap-prendre que telle limousine allait vêler et que, chaque année, "elle faisait le ventre !", c’est-à-dire ren-versait sa matrice. J’ai fait remarquer que c’était le moment d’intervenir pour éviter tout accident, quej’étais prêt à prêter mon concours à celui qui était "de vêlage" et qui dans peu de temps allait se retrou-ver tout seul. Mais cette admonestation n’a fait que froisser le responsable !J’ai vu des vaches coincées au cornadis, avec rien à manger dans la crèche. Je n’aimais pas cela. Leslaisser comme cela pendant une demi-journée, c’était forcément voir la production laitière diminuer,recueillir à terme des données faussées ou erronées. J’ai vu des jeunes qui me disaient : "ce veau estune crevure. Je n’arrive plus à le faire boire !" Je leur ai fait part de mes doutes sur le fait qu’ils avaienttout mis en œuvre pour y parvenir vraiment.

B.D./D.P. — Y avait-il, dans l'atelier que constituait votre étable, des postes de travail plus rebutantsou moins considérés que d’autres ?

M.J. — Le poste le plus désagréable aux vaches laitières était, en hiver, celui du préposé aux soins aux veaux.Quand survient une épidémie de diarrhée, celui-ci risque, en effet, d’être submergé et de ne plussavoir où donner de la tête. Le chef d’équipe se doit de l’aider dans cette circonstance (en mettantéventuellement un peu plus de pression sur d’autres), ne fût-ce que pour qu’il sente bien qu’il n’estpas complètement abandonné. Se sentant soutenu, il a à cœur alors de redoubler d’efforts et de don-ner le meilleur de lui-même.Je dois rendre hommage, à ce propos, à J.-P. Garel qui m’a souvent soutenu dans lesmoments difficiles. Quand j’étais "de vêlage"le samedi, j’étais à l’étable là-haut. Garel tra-vaillait à son bureau, ce jour-là. Il m’est arri-vé souvent de l’appeler au téléphone pourlui dire qu’une génisse était en train devêler : "Vous voulez que je monte ?" "Oui, j’ai-merais bien !" Le temps de mettre la combi-

Élie Babut fait boire les veaux de la race Salers. Une opéra-tion difficile !

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naison et les bottes, il était déjà là-haut à me donner un coup de main. Il faut dire que je préféraisdéranger Garel qui était le patron plutôt "qu’attaquer" un veau avec le risque de le perdre. J’ai toujoursconsidéré, en effet, comme un échec le fait de démarrer un vêlage et de sortir un veau crevé. Je consi-dérais que je n’étais pas intervenu comme il aurait fallu !Il y a un ancien qui apportait du café sucré aux veaux, quand ils tombaient malades. Il terminait sonservice vers 19 heures. Il remontait vers 22 heures pour faire la visite d’étable et voir s’il n’y avait pasd’autres vêlages en vue. Il montait avec deux ou trois thermos. C’était une époque où n’existaient pasles médicaments qu’on administre de nos jours. On savait que le café sucré un peu corsé pouvait sti-muler nerveusement de jeunes veaux qui avaient besoin d’être excités.

B.D./D.P. — Certains techniciens, qui ont débuté leur carrière dans des domaines ou dans des instal-lations expérimentales, demandent parfois à la poursuivre dans des laboratoires de recherche. Avez-vous été tenté par une telle démarche ?

M.J. — Non, jamais. Je me sentais très bien avec mes vaches ! Je passais volontiers un moment avec des scien-tifiques au moment où ils dépouillaient les résultats d’une expérience et j’étais curieux de savoir lesenseignements qu’ils allaient en tirer. J’avais plaisir à discuter avec eux, mais en restant dans lesgrandes lignes. Cela me suffisait amplement et je n’avais aucune envie de descendre plus dans ledétail.

B.D./D.P. — Je voudrais revenir à votre parcours professionnel. Vous avez évoqué succinctement vostravaux sur les Salers et les expérimentations, qui avaient été effectuées en vue de les traire à la machi-ne. Quelques années plus tard sont arrivées dans la région les races laitières spécialisées, frisonnes etmontbéliardes. Pourriez-vous reprendre vos explications sur les travaux auxquels vous avez participé ?

M.J. — Pendant trois années, nous avons gardé des Salers pour la traite. Nous les avons abandonnées en 1970et les avons remplacées par des hollandaises et des montbéliardes. Sont arrivées par la suite destarines venues de la région de Beaufort. Le domaine de Marcenat était, en effet, un domaine de mon-tagne, intéressé par les problèmes de la traite. La tarine, comme la Salers, n’est pas une vache facile àtraire (8). La sélection n’avait pas porté sur la tenue de la mamelle, mais les vachers avaient vite faitde repérer les vaches qui étaient faciles à traire et celles qui ne l’étaient pas. Comme les Salers, les tarines étaient des "vaches de tempérament" et cela me plaisait bien. Je retrou-vais, en effet, chez les animaux de cette race la proximité (j’irai même jusqu’à parler d’amitié) qui exis-tait entre l’homme et les Salers. Je n’ai, par contre, jamais ressenti cette complicité avec la Holstein,

qui est toujours restée à mes yeux "une vache industrielle", trop facileet sans caractère.La plupart des agriculteurs ne savent plus traire aujourd’hui. Ils doi-vent comprendre qu’ils doivent traire avec la tête et s’aider avec lesmains. Ils doivent apprendre les mécanismes qui interviennent dansla lactation. Nous ne connaissions pas l’ocytocine à notre époque. Desinjections de cette substance aident souvent à déclencher la mise enlactation des vaches, mais il ne faut pas y avoir recours trop souvent.

B.D./D.P. — Que faisiez-vous quand vous vous heurtiez à des dif-ficultés de ce genre ?

M.J. — Il est plus facile de leur passer des tannées que de restercalme, mais il convient de mettre les vaches en confiance et de sti-muler leur mamelle pour déclencher cette sécrétion d’ocytocine quiest indispensable. Parfois j’abandonnais un temps celles qui refu-saient de donner leur lait quitte à les reprendre plus tard ! Il m’arri-

Vaches de la race tarentaise en salle de traite.

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vait de m’occuper de celles dont mon collègue, furieux, ne voulait plus s’occuper : "Laisse-les moi",lui disais-je, "j’aurais peut-être plus de réussite que toi !".Si une génisse Salers vêlait pendant les heures de travail, nous ramassions son veau et nous nous fai-sions lécher les mains par la vache. C’était un moyen que nous avions trouvé pour qu’elle nous accep-te mieux ultérieurement. Je ne dis pas qu’elle nous donnait son lait aussi facilement qu’une hollan-daise, mais j’ai vu des vaches Salers qui s’amourachaient complètement du vacher ! On avait l’habi-tude de changer de combinaison le dimanche soir, dans la mesure où il arrivait parfois quelques visi-teurs. J’ai vu des vaches Salers qui, au repas suivant, vous boudaient et refusaient obstinément devous donner leur lait. L’odeur avait changé.

B.D./D.P. — Avez-vous pu observer des différences de comportement entre les vaches, selon les vachersqui étaient appelés à les traire ?

M.J. — Il y a une chose très importante qui joue pour le vacher : la qualité de son approche. Celle-ci dépendbeaucoup du calme dont il fait preuve. Les veaux nerveux ont une certaine façon d’aller à la mamel-le, sans s’appuyer du flanc, sans avertir leur mère. Le vacher peut arriver à les rassurer par la parole,par la main. Travaillait à l’étable un agent, qui avait une main très douce. Jamais il n’a reçu de coupde pied. Les vaches lui donnaient volontiers leur lait. Cet homme était précieux quand il y avait unanimal malade ou accidenté.

B.D./D.P. — Il ne faut pas sous-estimer le temps d’adaptation. Mes parents étaient agriculteurs en zoneCharolaise. Ils avaient trois vaches laitières. Pendant les vacances, je faisais la traite des vaches. Durantles premiers jours, certaines vaches normandes refusaient de me donner leur lait. Il leur fallait troisou quatre jours pour changer de comportement.

M.J. — C’est normal car vous n’aviez pas la même approche que vos parents, la même façon de serrer le pisdes vaches. Il leur fallait s’habituer à vous.Quand vous allez voir des bêtes dans une pâture, leurs réactions changent avec votre habillement,votre façon de marcher. Elles vous attendent ou vous ignorent selon l’heure à laquelle vous vous yrendez. Dans la région, on a déploré plusieurs accidents avec des taureaux. On a pu constater qu’ilsarrivaient souvent le dimanche. C’était le jour, en effet, où le fermier recevait des parents ou des amiset les emmenait voir les vaches après le repas. Il s’approchait de son taureau, comme il en avait l’ha-bitude. Mais n’étant pas habillé de la même façon, ayant mis parfois du parfum, arrivant à une heureinhabituelle, il arrivait qu’il soit chargé. Quand vous approchez d’un troupeau, si les bêtes sont en sommeil, il faut éviter de les surprendre.Il convient de les avertir de votre présence de façon à ce qu’une sentinelle puisse avoir le temps de selever et de donner le signal à toutes les autres. Si une vache, un peu ombrageuse, a un jeune veau quilui paraît en danger, elle ne va pas tarder à se manifester. Dans toute ma vie de vacher, je ne me suisjamais approché d’une vache qui avait mis bas dehors, sans l’avertir préalablement et sans observer,de l’autre côté de la clôture, son comportement. Ce n’était pas une question de peur. Il s’agissait pourmoi d’un réflexe normal motivé par le fait que celle-ci pouvait se mettre à charger à tout moment pourprotéger son veau. L’été, quand des promeneurs se baladent dans les pâturages avec des chiens sanslaisse, il se produit souvent des accidents avec des troupeaux de vaches allaitantes, devenues d’autantplus sauvages qu’avec le développement de la stabulation libre, elles sont manipulées de moins enmoins. Dans la région, on avait une expression pour exprimer le comportement des vaches qui s’ex-citaient sur des chiens ou des cochons. On disait qu’elles "s’étaient aguilées". L’une pousse une sortede cri de guerre pour encourager les autres à se rassembler, à l’endroit où gît un animal mort ou endécomposition. Les vaches, qui se réunissent ainsi et sont mises en alerte, peuvent alors devenir trèsdangereuses. Toutes peuvent débouler d’un seul coup. Avant même d’arriver sur le lieu, elles lancentleur cri de ralliement. Tous mes collègues pourront vous en parler !

B.D./D.P. — La conduite des troupeaux de bovins devait être encore plus délicate qu’aujourd’hui, àl’époque où il n’existait pas de clôtures dans la région ?

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M.J. — Si vous perdiez votre troupeau dans le brouillard, vous aviez de grandes chances de le retrouver faceau vent. Ce sont des choses qu’on apprend, une fois que des anciens vous l’ont montré !

B.D./D.P. — Vous avez vu passer plusieurs générations d’animaliers. Au début de votre carrière, la plu-part de ceux que vous avez connus étaient vraisemblablement des fils d’agriculteurs de la région, quiavaient obtenu le certificat d’études, voire un CAP. L’INRA a fait appel plus tard à des agents, quiavaient en poche un brevet de technicien. Que pensez-vous d’une telle évolution et des concours, quiont fait disparaître notamment tous les recrutements locaux ?

M.J. — Les gens qui arrivent munis d’un bac technique agricole, s’ils ne prennent pas les autres pour desploucs, arrivent très bien à s’intégrer. Mais avec ceux qui ont la grosse tête, les choses ont tendance àplus mal se passer. Mais je dois dire que, dans l’ensemble, nous n’avons pas connu de gros problèmes.Je pense (mais peut-être ai-je tort ?) que quand on recrute des gens dans le milieu, on a moins dechances de se tromper que quand on fait appel à quelqu’un d’extérieur. J’ai été, il y a une dizaine d’an-nées, parrain d’un GAEC. Le conseiller agricole qui effectuait une étude prévisionnelle d’installation(EPI), a présenté le projet à des gens qui venaient de la région parisienne. Le gars, qui avait en pocheun CAP de paysagiste, avait les mêmes droits pour acquérir une ferme que celui qui avait obtenu surplace un BTA. Le conseiller, qui n’était pas issu du milieu agricole, avait enregistré avec soin le nombred’hectares et de vaches. Mais je lui ai fait remarquer qu’il avait oublié de prévoir dans ses relevés unecolonne observations pour noter les événements accidentels, tels que la baisse des cours, la mortalitédes veaux ou les méfaits de la sécheresse. "Vous avez de la chance", lui ai-je fait remarquer. "Votre reve-nu progresse régulièrement et de la même façon !" Je suis sûr que, sans l’avoir voulu, j’ai vexé ce conseilleragricole. Et pourtant c’est la réalité : il peut y avoir des pertes dont on s’aperçoit toujours trop tard !

B.D./D.P. — En dehors des deux dernières années, vous vous êtes toujours occupé de vaches laitièresdurant votre carrière. Si le chef de domaine vous avait demandé de vous occuper de vaches allaitantes,vous seriez-vous reconverti facilement dans cette autre activité ?

M.J. — Je m'y serais très bien mis. Il est plus facile d'aller des laitières aux allaitantes que l'inverse. Dans undomaine de l’INRA qui compte à la fois des vaches laitières et un troupeau allaitant, il est préférable,quand vous recrutez quelqu'un, de le faire passer d'abord par le troupeau laitier. À ses débuts àl'INRA, il sera content. Si vous l'affectez d'emblée aux vaches allaitantes pour le transférer par la suiteau vaches laitières, ce n'est pas un service que vous lui rendrez. La traite, c'est facile à abandonner,c'est plein de contraintes dont on est heureux de se défaire ! Quand on est dans le bain, cela va. Maissi, venant du troupeau allaitant, on n’a jamais connu le domaine de la traite, il n’est pas facile des’adapter à certaines contraintes spécifiques de ce dernier : horaires de traite à respecter de manièrestricte, conditions d’hygiène de la collecte du lait, etc.Il me semble toutefois que le fait d'être avec des animaux me suffisait. J'aurais travaillé aussi bien avecdes chevaux, sur des porcs à la rigueur. Mais, si on m'avait mis à la raterie, j'aurais démissionné d'of-fice. Je ne l'aurais pas supporté !

B.D./D.P. — Vous avez raconté votre entrée dansla vie active et vous nous avez fait revivre certainsépisodes de votre parcours professionnel. Quelbilan en avez-vous tiré ?

M.J. — Je suis satisfait du chemin que j'ai parcouru,même s'il s'est avéré dur. Un jour, je me souviens dedisputes que j'ai eues avec Garel quand on discutaitdes collègues et des avancements qu'ils méritaient. Je

Vue d’ensemble des bâtiments du domaine INRA deMarcenat.

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lui disais : "À l'armée, nos supérieurs prétendaient que quand on a des gens à diriger, il faut aussi lesdéfendre !". Il me répondait : "vous ne vous en sortirez jamais de vos vingt ans !".Je ne voulais pas dire que les chefs ne devaient pas se montrer sévères et exigeants, quand il le fallait.Mais je trouve que bien des fois certains n'ont pas fait preuve à l'égard de leurs agents de beaucoupde reconnaissance. La première chose qui compte pour les gens des petites catégories, c'est la recon-naissance des services qu'ils ont pu rendre ! Dans nos petits domaines, il me semble qu'il y a souventun respect mutuel entre les ouvriers. En revanche, j'ai l'impression que plus on monte dans la hié-rarchie, plus les gens se comportent comme des chiens-loups. C'est à qui parviendra à mordre le plusfort !Ainsi, quand les scientifiques venaient mettre en place leurs protocoles d'expérience, on n'avait pastoujours les moyens en hommes et en matériel de répondre à tous les besoins qu’ils exprimaient !Mais, pour certains, à partir du moment où leur protocole était retenu, peu leur importait la façondont ceux de leurs collègues pourraient être réalisés ! J'ai eu ce sentiment souvent. Mais peut-être mesuis-je trompé ?

B.D./D.P. — Vous êtes aujourd'hui à la retraite. Revenez-vous souvent dans le domaine dans lequel s'estdéroulée votre carrière à l'INRA ? Avez-vous gardé ou pris de nouvelles activités ?

M.J. — Je revois avec plaisir mes collègues quand je reviens au domaine INRA de Marcenat. J'avais préparéun peu ma retraite avant de la prendre effectivement. J'avais envie d'élever une dizaine d'animaux deboucherie, de belles génisses croisées Charolais x Salers. Je continue encore cette activité. Il y a vingt-cinq ans de cela, j'avais besoin de travailler, je n'avais personne pour m'aider ! Il fallait se faire mal unpetit peu ! On m'a proposé le poste de secrétaire de Groupama sur Marcenat. Connaissant tous lesagriculteurs du coin, j'ai pu développer la caisse locale et ne pas rompre les attaches que j'avais aveceux. Un beau jour, je me suis retrouvé "leur représentant d'assurances". Cela m'a donné l'occasion d'al-ler chez d'eux, d'en amener aussi sur le domaine. Il y a des fois où, pour nous critiquer, on me deman-dait sa taille et le nombre de gens qui y travaillaient. Et si à l’INRA, nous pratiquions, comme eux, surtel ou tel aspect de la production ? Mais la vocation de l'INRA n'est pas de travailler comme les éle-veurs et si l'on dispose aujourd'hui de connaissances sur les systèmes d'élevage, c'est bien à l'INRAqu'on les doit !J'ai rencontré un jour une assistante sociale à qui j'ai parlé aussi de mon parcours professionnel. Ellem'a demandé si j'avais eu l'occasion de rencontrer, dans le passé, certaines de ses collègues. Je lui airépondu que non. Quand j'étais jeune, les assistantes sociales n'existaient pas et il fallait se débrouillersoi-même. Personne ne venait, en effet, vous prendre par la main. J'ai débuté ma carrière dans un contexte marqué par une pénurie de lait et de viande (on a fait de lasuperovulation sur le domaine). Je l'ai finie à l'époque des quotas. En six ans, avec l'insémination arti-ficielle et les races spécialisées, le domaine est parvenu à augmenter sa production laitière annuelle de1 500 litres et le poids moyen de ses vaches de 100 kg. Sans le vouloir vraiment parce que RobertJarrige ne voulait pas que, dans notre région, les vaches produisent plus de 6 000 litres de lait par an,car au-delà il fallait acheter des concentrés pour arriver à les nourrir.

B.D./D.P. — Vous avez quelques terres pour nour-rir vos génisses ? Avez-vous suffisamment de res-sources fourragères à votre disposition ?

M.J. — Oui, j’ai 7 ha en location. J’achète desgénisses à 7 ou 8 mois dans les élevages voi-sins et je les garde pendant trois ans pour lesre v e n d re grasses. L’automne dern i e r, j’aiacheté à l’INRA des primipares qui étaientvides.

Chantier de fenaison au domaine INRA de Marcenat.

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J’ai assez de ressources fourragères, mais je dois acheter des concentrés, des céréales. Depuis la crisede 96, le Cantal s’était engagé à créer des génisses labellisées et j’avais adhéré à la Charte qui pros-crivait l’emploi de farines animales. Cette année, malgré la crise, j’ai bien vendu mes génisses avec lelabel "Cantal-viandes".

B.D./D.P. — Vous disposez donc d’une étable pour hiverner vos animaux ?

M.J. — Oui. Quand j’étais encore en activité, je soignais mes génisses avant de partir de la maison. L’été, celane me gênait pas parce que je demandais à un voisin de m’aider à ramasser mon foin. Cela me coû-tait plus en hiver. Je m’imposais de soigner mes bêtes, le matin, avant de partir au travail parce qu’àl’INRA, s’il y avait un pépin avec des animaux ou du matériel à l’étable, c’était à moi de rester dansla mesure où j’en avais la responsabilité. Par contre, avec les collègues, on arrivait assez bien à s’ar-ranger : si l’un avait besoin de conduire sa femme chez le docteur ou ses enfants chez le dentiste. Jelui donnais généralement mon accord et, après avoir cassé la croûte, le matin, je lui disais : "pars main-tenant, nous finirons ce que tu avais à faire !" La fois d’après, c’était au tour d’un autre de profiter de cesarrangements. Le responsable du domaine n’avait rien à y voir tant que le travail était fait !

B.D./D.P. — Cette pratique du petit troupeau annexe, gardé en plus de l’activité professionnelle, était-elle fréquente au domaine INRA de Marcenat ?

M.J. — Elle existait ailleurs. Le supplément de travail qu’elle occasionnait me reposait plutôt ! Il m’aidait, jecrois, à mieux accepter la contrainte expérimentale.

B.D./D.P. — Vous avez un tempérament plutôt optimiste. Quels sont les mauvais moments que vousavez vécus à l’INRA ?

M.J. — Trois fois dans ma carrière, il m’a fallu descendre, chez le directeur, des collègues qui avaient reçu unblâme. On appelait cela "passer au fauteuil tournant" ! Je vous assure que ce n’est pas de gaieté de cœurque je l’ai fait. Cela me gênait autant pour eux que pour moi. En tant que responsable d’équipe, il fal-lait accompagner, en effet, celui qui avait fait des bêtises (absentéisme injustifié ou état d’ébriété surles lieux du travail). Je me souviens de ce qui était arrivé au dern i e r. Garel lui avait envoyé une lettre lui demandant de venirtravailler le dimanche parce qu’il y avait eu un accidenté. Je m’occupais alors du Comité des fêtes. À 4h e u res du matin, mon collègue se trouvait encore au parquet. Il s’est exclamé : "le directeur veut-il plaisan-ter en envoyant des courriers de ce genre ? Il ne me verra pas au travail !" Je lui ai dit qu’il était adulte et en âgede pre n d re lui-même ses décisions. Je l’ai averti toutefois que dans une heure j’aurais changé de vêtementset que je ne serais plus le même homme. Ce dimanche-là, il n’est pas venu travailler. C’était la fête àM a rc e n a t ! Nous avons dû faire à deux ce qui avait été prévu pour tro i s ! Le soir, j’ai téléphoné à Garel àson domicile pour le prévenir de ce qui s’était passé. "Je vous l’envoie ou vous viendrez le chercher vous-m ê m e ?" "Je viendrai le cherc h e r !" Garel, qui avait autre chose à faire, n’a réglé le conflit que trois semainesplus tard. Il a dit au collègue qui était au travail : "je vous attends demain matin à mon bureau, avec Jawore k !"Je vous assure que n’est pas de gaieté de cœur que je m’y suis rendu !

B.D./D.P. — Avez-vous milité dans un syndicat ?

M.J. — Non, jamais. À un moment, je me suis un peu engagé. Je me suis fait un peu peur. Nous n’avions plusde directeur sur le domaine. C’était un technicien qui en avait pris la direction et des gens de l’exté-rieur nous avaient encouragés à entrer dans une organisation syndicale pour mieux nous défendre.Dans ma carrière, j’ai souffert de gens incompétents, mais jamais de ceux qui m’étaient supérieurs !

B.D./D.P. — Existait-il au domaine de Marcenat, à certains moments de l’année, des fêtes ou desréjouissances particulières qui venaient ponctuer la fin de certains travaux ?

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M.J. — Au début de ma carrière, des manifestations de ce genre étaient courantes, mais elles se sont perduesprogressivement. Il y avait notamment la fête de Noël qui réunissait tout le personnel. À l’occasiondes fêtes de fin d’année, il est arrivé que les gens qui, comme moi, logeaient sur place, fassent la fêtetrois soirs d’affilée. Cela ne nous empêchait pas d’assurer notre travail sur le domaine. J’ai vu desvachers partir, le matin, à 4 heures de la salle dans laquelle nous nous trouvons actuellement pourrecommencer leur travail à 4 heures 30.La fête des foins avait aussi un caractère très convivial. Quand l’équipe "extérieure" avait fini les foins,on allait dans un restaurant se "faire une bouffe bien arrosée", chacun payant sa part. Aujourd’hui, c’estplutôt un méchoui qui est organisé !

B.D./D.P. — Avez-vous été un membre actif de l’ADAS ?

M.J. — J’ai adhéré, mais n’ai pas été vraiment un participant. Mais je dois vous avouer quelque chose quipeut-être va vous surprendre. Du fait de ce que j’ai vécu dans ma jeunesse, je n’ai jamais aimé beau-coup les fêtes. Quand j’étais gamin, j’étais seul avec pas beaucoup d’argent dans la poche. Ceciexplique cela. J’aime beaucoup mes quatre petits-enfants, mais cela ne me viendrait pas à l’esprit deleur faire des cadeaux. L’un d’eux s’est cassé le bras hier. Je voulais le faire venir pour qu’il m’aide àfaner. Je l’aurais payé un peu ! Mais pour l’obliger surtout à travailler.Mes deux filles ont travaillé. À 18 ans, ma seconde, qui a aujourd’hui 34 ans et qui est infirmière anes-thésiste, a passé le bac avec mention et le concours d’entrée à l’école d’infirmière. Mais durant l’été,elle a fait des ménages à Marcenat pour se payer sa première voiture d’occasion. Mon autre fille avaitfait un BTS de secrétariat gestion d’entreprises. Après avoir travaillé un temps à Groupama, elle a pré-féré devenir institutrice dans le privé. Mes deux filles, qui sont sorties aujourd’hui d’affaire, m’ontdemandé un jour si j’étais content. Je leur ai répondu que je n’avais jamais dit le contraire. Ellesavaient réussi à leur tour. C’était bien, c’était normal !

Notes

(1) Le lait, fraîchement trait, était utilisé pour faire ce qu'on appelle dans le pays, de la brezade : on y brisait du pain de mie, extraitde grosses tourtes de pain blanc.

(2) De toutes façons, à vingt et un ans, j’aurais été naturalisé d’office !

(3) Il fallait, en effet, intervenir parfois sur la vache, lorsque le vêlage présentait des difficultés, mais ensuite le cycle de la reproduc-tion recommençait : on remettait un nouveau petit dans le ventre de la mère par le biais de l’insémination artificielle.

(4) Entre le 15 Avril et le 15 Septembre, nous faisions généralement une heure de sieste avant de repartir à la traite.

(5) Originaire du Maine-et-Loire, il avait recruté dans cette région tout son réseau de vachers. Tous étaient des super gars qui ont étérecrutés de bouche à oreille et qui ont fini comme chefs d’équipe dans divers domaines de l’INRA.

(6) le directeur auquel J.-P. Garel a succédé.

(7) J.-P. Garel m’a demandé si je savais qui était en mesure de me refuser ma cessation progressive d’activité. Je lui ai dit que c’étaitlui !

(8) D’où mon idée sur le fait que le lait est un cadeau de la vache, qui se mérite ! Les tarines sont faciles à tarir. Tout le monde peutle faire ! Mais parvenir à les traire n’est pas une mince affaire !

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Curriculum vitae sommaire

– 19/10/1964 : recrutement à l’INRA comme ouvrier agricole, indice 130– 1965 : accès à l’indice 140– 1969 : accès à l’indice 150– 1971 : accès à l’indice 160– 1 /1/1975 : Contractuel 3B– 29/12/1984 : Fonctionnaire TR3– 1/1/1992 : Fonctionnaire TR1– 1 /8/96 : TR, classe exceptionnelle– 1 /10 /1998 : départ à la retraite

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M.T. — Mes activités professionnelles et sociales ont toujours été intimement liées, se nourrissant les unes desautres. C’est ce que je vais exposer sommairement dans ce récit. Mais commençons par le début :Je suis né en 1923, à Goussainville, hier en Seine-et-Oise, aujourd’hui dans le Val-d’Oise. Ma famil-le, d’origine modeste, avait quitté l’Alsace après la guerre de 1870 pour garder la nationalité françai-se et s’était implantée en Ile-de-France, dans une petite région, la France, près de Roissy-en-France.Mon père, grand invalide de la guerre 1914-18, qui avait mal vécu la période de chômage des annéestrente, s’est lancé dans l’aviculture pour améliorer ses ressources. Nous nous sommes installés àMessac, au Sud de Rennes, en 1937. Ainsi a débuté mon intégration dans le monde agricole. J’aimené dans ce village une vie paisible. Seul le principe de la laïcité occasionnait quelques querelles.L’école étant distante de 6 km, la plupart des enfants s’y rendaient à pied. Que de bagarres en semai-ne sur la route du savoir, sauf le jeudi et le dimanche, jours de réconciliation ! Ainsi était rythmée mavie, avec bien entendu le football. La guerre nous a rejoints en 1939 avec son cortège de malheurs : elle a pris fin à la Libération par ladisparition de mon frère, mort au Maquis, au cours de la bataille de Saint-Marcel, près de Malestroit(Morbihan), en juin 1944. Ce combat important a été relaté dans le film "Les bataillons du ciel".

D.P./B.D. — Les épisodes douloureux que tu as connus durant cette période t’ont marqué fortement etont joué un rôle dans tes engagements ultérieurs. Peux-tu en rappeler quelques-uns ?

M.T. — Je revois très bien encore les défilés de réfugiés, les chemins de fer bondés, la pénibilité des transportset du ravitaillement. Peu de véhicules automobiles circulaient alors sur les routes. Hommes et den-rées agricoles circulaient grâce à la traction à cheval. Des bicyclettes surchargées sillonnaient lesroutes et les chemins…Il fallait accueillir, récupérer des logements vides, construire rapidement des bâtiments pour servirde dortoirs de premier secours. La vie était difficile, marquée par des tickets d’alimentation et de vête-ments, les cartes d’identité obligatoires, les bicyclettes dotées de plaques d’immatriculation. Les gen-darmes allemands (sur les routes, dans les gares et les trains) étaient omniprésents. L’occupation étaitlà avec son arsenal répressif : opposants emprisonnés, procès de Riom, premiers résistants fusillés(Châteaubriant durant l’été 1941), port obligatoire de l’étoile jaune pour les Juifs. Soufflait néanmoinsun vent d’espoir avec l’appel de Juin 1940, le blocage à partir de 1942 de l’armée allemande enAfrique du Nord et sur le front russe (Bir-Hakeim, Stalingrad).La faim, le froid résultant à la fois de la sévérité des hivers et du manque de combustible, les bom-bardements, les arrestations et les réquisitions, bref la perte des libertés, étaient durement ressentis àcette époque par la population. Les enfants des écoles étaient invités à chanter à tue tête : "Maréchal,nous voilà !"Tous ces aspects ont été déjà maintes fois évoqués et il n’y a pas lieu d’y revenir. Rappelons pourmémoire que les bâtiments du Centre de recherche de Versailles ont été touchés durement au coursde la guerre par les bombardements (le tabac faisait alors sur place l’objet d’une culture discrète et derecherches pour le rendre à peu près fumable).

D.P./B.D. — Qu’es-tu devenu personnellement durant toute cette période ?

M.T. — De 1937 à 1939, j’ai poursuivi ma scolarité à l’École régionale de Rennes. En 1941, j’ai trouvé du tra-vail dans une distillerie, puis dans une confiturerie : emplois précaires, salaires modestes ont marquémes débuts dans le monde du travail. Au début de l’année 1942, le directeur de l'École régionale

ARCHORALES-INRA – CASSETTE DAT N° 144-1, 144-2 ET 144-3Propos recueillis par D. Poupardin et B. Desbrosses

Trunkenboltz Mauice, Paris, le 17 Mars 1997 et le 22 Avril 2002

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d'agriculture m’a appris que la Recherche Agronomique était en quête de personnel pour leLaboratoire de recherche sur la pomme de terre, nouvellement créé à Châteaulin (Finistère). BernardTrouvelot, Directeur de la Station de Zoologie agricole, m’a alors recruté. Au début de l’année 1942,Pierre Grison m’a associé à son programme "Écologie du Doryphore". Eugène Cairaschi, qui s'intéres-sait à l'écologie des pucerons, vecteurs de maladies à virus, a fait appel à moi.Le vrai "Patron" du laboratoire était toutefois Jean Bustarret, un scientifique qui travaillait, à la stationd'amélioration des plantes de Versailles. Il s’intéressait fort à la pomme de terre : origine, création devariétés, recherche de résistances. C’est grâce à lui que j’ai fait partie de l’équipe qui a été à l’originede la célèbre variété BF 15.

D.P./B.D. — Quel était le travail qui t’avait été confié ? Comment était-il organisé ?

M.T. — Le travail variait beaucoup selon les saisons : de mars à décembre, avait lieu la mise en place desessais. Nous procédions aux semis pour rechercher de nouvelles variétés (le phénomène de disjonc-tion étant tel que c’était à partir de graines qu’elles étaient créées), à des repiquages et à des multi-plications successives, le tout ponctué de notations et d’appréciations. Nous passions les mois d’hi-ver à Versailles, à la station d'amélioration des plantes où la rigueur était de mise (1) . Avant la créa-tion du laboratoire de Châteaulin, terrains et locaux étaient louées à des agriculteurs .Je travaillais à Châteaulin (2) avec deux camarades de mon âge (19 ans), sortis de la même école quemoi, Jean Benoît et Henri Delacoux. Ganeau, notre patron, était un chercheur soupçonneux, peucommunicatif, que nous n’aimions guère. Affligé en permanence d'une sorte d'eczéma, de petitetaille, alors que nous étions tous des gaillards dépassant le 1,80 m, nous nous vengions un peu delui en l'encadrant, quand nous nous rendions à Châteaulin, attitude peu charitable. Chargé de m’an-noncer le décès de mon frère, il m’a fait part toutefois de sa sympathie.Les horaires qui nous étaient imposés étaient rigides et les conditions de travail avaient peu à voiravec celles qui existent aujourd’hui : nous travaillions 6 jours par semaine, de 8 heures du matin à18 heures, avec une coupure d'une heure et demie pour le déjeuner. Pour le repas, il ne fallait pass'attarder, le lieu de restauration se situant à trois kilomètres du laboratoire. Nous avions bien "héri-té" d'une camionnette, mais si le carburant ne manquait pas, aucun d’entre nous ne possédait de per-mis de conduire. Une bicyclette pour quatre avait été attribué au labo ! Nous souhaitions parfoisbénéficier d’un assouplissement des horaires pour pouvoir nous rendre chez le coiffeur, le samediaprès-midi. Mais la réponse était simple et toujours la même : "vous pouvez y aller le dimanche matin !"Il est vrai qu'à l'époque les salons de coiffure étaient ouverts ce jour-là !Une autre difficulté à laquelle nous nous heurtions venait de notre méconnaissance des méthodes sta-tistiques. Pourquoi nous fallait-il mesurer les tubercules sous trois dimensions, avec "un pied à coulis-se" pour définir les différences physiques entre les variétés ? Une caractérisation visuelle aurait donnéapparemment des résultats plus simples et de meilleure qualité. Soixante ans après, plus averti pour-tant des méthodes statistiques, certaines d’entre elles restent toujours pour moi des énigmes.À la fin de la première année, J. Benoît a été licencié. La mère de H. Delacoux, suite à un entretienavec J. Bustarret où elle avait dénoncé les conditions de travail auxquelles nous étions soumis, a réus-si à nous sauver la mise. Son fils a été autorisé à rester à Versailles. Quant à moi, il a été décidé queje serai affecté désormais à Châteaulin. À l’époque, la rémunération d’un aide technique (ou d’untechnicien si l’on emploie la terminologie actuelle), s’élevait à 1 500 Francs mensuel brut, soit 1 385F net. Ma "pension" (hébergement, alimentation) me coûtait au total 1 350 F. Je devais me procureren plus tabac, vêtements et chaussures. Que pouvait-il rester au gamin de 19 ans que j’étais pour"faire le garçon" ? Je nageais alors dans la modestie, à la limite de la pauvreté.Lors de la Libération, les rémunérations de la Fonction publique ont connu un coup de pouce, maisl’inflation est devenue plus forte.Marié en 1945, ma situation économique demeurait toutefois assez peu enviable. C’est la raison pourlaquelle j’ai décidé, en 1947, de quitter l'INRA qui venait d’être créé (3) et d’aller travailler à laFédération des producteurs de plants de pomme de terre qui offrait alors des salaires plus élevés.Mais l’importance de cette production agricole s’étant réduite, suite à une réorganisation des marchéset à une restructuration de la profession, j’ai pu, grâce à l’aide de mon ami H. Delacoux, réintégrer leCentre INRA de Versailles, en mars 1951.

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D.P./B.D. — Dans quel laboratoire as-tu alors été affecté ?

M.T. — Dans le laboratoire d’étude sur les herbicides que dirigeait Robert Longchamp (4). Ce laboratoire, quifaisait partie de la Station de physiologie végétale dirigée par Yves Coïc, avait été créé pour trouverdes moyens de lutte contre les mauvaises herbes et notamment des méthodes pour procéder audésherbage chimique des céréales. L’utilisation des herbicides chimiques était alors en plein essor etbeaucoup de praticiens étaient désireux de mieux connaître les sensibilités variétales qui existaientsur les blés, les avoines, les orges et les escourgeons.R. Longchamp était un homme remarquable que j'ai beaucoup apprécié, même si nous ne partagionspas toujours les mêmes idées et engagements : il était le patron des scouts de Versailles alors quej'étais un militant communiste et CGT depuis longtemps déjà. Mais nous nous respections mutuel-lement et nous avions plaisir à discuter ensemble.Longchamp travaillait avec Roger Gautheret, un scientifique très connu par ses travaux sur de la cul-ture des tissus et dont Georges Morel avait été un des élèves. Gautheret, professeur à la Sorbonne,étudiait les problèmes cellulaires posés par l'utilisation de certaines substances de croissance et lesdifférences de sensibilité entre les variétés.Les essais mis en place sur les céréales étaient dispersés sur tout le territoire pour tenir compte de ladiversité des sols et des climats. Ils avaient pour objet la détermination des stades de la végétationauxquels il convenait le mieux de traiter (tallage, montaison, épiaison). Nos campagnes d’essais nousont conduits ainsi de Camphin-en-Carembault dans le Nord à Castelnaudary (Lauragais), deFouesnant (Finistère) à Rethel (Ardennes) ou à Clermont-Ferrand. Du mois de mars au mois de juillet, nous passions souvent 4 ou 5 jours de la semaine, loin de notredomicile. Nous partions généralement à trois, Claude Lanusse, un technicien de l'ITCF, Longchampet moi. Disposant de peu de matériel au début, il fallait bien souvent avoir recours à la binette pourtracer des allées dans les essais, entre les divers traitements et variétés. Mais la confiance que nousavions les uns envers les autres, la liberté, dont nous jouissions, donnaient lieu à des anecdotes plai-santes qui concourraient à entretenir un très bon esprit d'équipe.Il a fallu s’équiper, à la longue, pour effectuer les transports, les traitements et les récoltes. Un parentnous a fabriqué un pulvérisateur fonctionnant à air comprimé, avec un manomètre monté sur unchâssis à deux roues. Très utile, nous l’avions baptisé "sauterelle" eu égard à sa facilité d’emploi et àsa suspension médiocre. Nous avons ressenti le besoin de compléter nos connaissances (5). Longchamp y pourvoyait, sansdoute, par ses explications. Mais les parcours et les visites que nous faisions sur le terrain, les coursque je suivais épisodiquement au CNAM contribuaient également beaucoup à notre formation.

D.P./B.D. — Quelles ont été les retombées des expérimentations auxquelles tu as participé ?

M.T. — Les résultats de nos expériences ont permis d'éviter les accidents résultant de l’emploi des herbicidesà des stades de la végétation inappropriés : en ce qui concernait les hormones de croissance (2-4-D,MCPA), nous devions éviter de traiter après le début de montaison de la céréale, sous peine d’êtreconfrontés à des déformations de la tige ou à des phénomènes de stérilisation. Nos expériences ontcontribué par ailleurs à une meilleure appréciation des risques qui pouvaient en résulter pour les cul-tures voisines. En Bretagne, région de polyculture et de vent, le lin s'avérait très sensible ; à l'époque,le produit pulvérisé, en suspension dans l'eau, s'utilisait à raison de 400 à 500 litres/ha. Aujourd'hui,par avion, une cinquantaine de litres suffisent, bonjour le vent !Le maïs est une plante dont nous nous sommes beaucoup occupés : Certains préconisaient de la trai-ter avant "la levée" et la germination des mauvaises herbes. Après avoir considéré les hormones agis-sant par absorption foliaire ou par contact, nous avons examiné les matières actives agissant parabsorption radiculaire. C'est le mode d'utilisation des nouvelles matières actives toujours en vogueaujourd'hui : urée substituée, triazines (simazine, atrazine). Matières peu solubles dans l'eau, ellesnécessitent toutefois une attention particulière en raison des risques de pollution des sols et de lanappe phréatique.Georges Morel s’est intéressé également à la culture du riz. Paul Dommergues, scientifique respon-sable du syndicat CGT à l’INRA, avait mis les pieds dans le plat en dénonçant le contrat qui avait été

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passé avec la Défense nationale durant la guerre d'Indochine pour étudier les effets destructeurs desherbicides sur la production des rizières. Son inquiétude n’était pas partagée par Morel et Longchamp,qui se souciaient seulement de savoir si les résultats de leurs essais seraient probants ou non.Les essais effectués sur le riz nous ont permis de découvrir, à cette époque, la Camargue et les régionsavoisinantes (Arles, les Alyscamps, les Baux, Saint-Rémy-de-Provence), les particularités de cetteplante avec sa filière économique bien structurée, sa bourgeoisie, ses ouvriers permanents ou occa-sionnels employés au moment des repiquages. Recrutés directement en Espagne franquiste, ceux-cifaisaient l’objet d’une surveillance permanente.

D.P./B.D. — R. Gautheret s’est-il intéressé à d'autres plantes que les céréales ?

M.T. — Il s'est intéressé également au désherbage des betteraves sucrières et à leur conservation en silo. Il afallu adapter notre planning de travail. Le laboratoire d'analyses des sucreries n'étant disponible pournous que le samedi, nous étions obligés d'effectuer l’arrachage des betteraves, le vendredi . Les mainscolorées (6) par le tannin, nous effectuions nos analyses le samedi et rentrions le dimanche.Heureusement, la bonne entente existant entre nous allégeait le poids de cette contrainte :R. Gautheret nous accompagnait souvent avec deux autres cadres sympathiques (7). Nous nous arrê-tions dans de bons hôtels parce que nos déplacements étaient pris en charge par le syndicat dessucriers, à la différence de ce qui se passait quand nous travaillions sur les céréales.Chaque année, les responsables de ce syndicat nous invitaient à assister à la réunion de travail qu’ilsorganisaient pour faire le point des travaux réalisés. Les personnes, qui prenaient des échantillons,les grattaient habituellement à la main avant de les couper. Mais le syndicat des sucriers s'était renducompte qu'en les faisant passer par des "parmentières", il pouvait obtenir une réduction sensible desfrais de main-d'oeuvre. Je me souviens que ces dirigeants n'hésitaient pas à faire croire aux ouvriersgardés à leur poste qu'ils étaient les meilleurs. Ainsi justifiaient-ils plus facilement les licenciementsqu’ils avaient en vue !

D.P./B.D. — Avec le développement du laboratoire de Longchamp, ton programme de travail s’est-ildiversifié ?

M.T. — À Versailles, nous avions déménagé du laboratoire de pathologie dans les nouveaux bâtiments quiabritent aujourd'hui les services généraux du Centre. Nous nous y retrouvions souvent les vendredissoir, avec une équipe de copains parmi lesquels se trouvaient des chercheurs comme Claude Martinet Henri Duranton. Un jour, M. Lacou, ingénieur d'une grande coopérative de Blois en visite auCNRA, m’a posé la question : "Vous intéressez-vous à l’utilisation des herbicides en culture légumière deplein champ ?" Ma réponse négative, complétée par l’intérêt que nous pouvions lui apporter, a été ledébut d’une longue et fructueuse période en Loir-et-Cher. De nombreux essais ont été mis en placedans le triangle Soings-en-Sologne, Contres et Cour-Cheverny. Les terrains mis à notre dispositionfacilitaient les expérimentations sur oignons, échalotes, petits pois et haricots. Un technicien de lacoopérative, Baron, a été particulièrement précieux.Gilbert Chesnau, ingénieur au CTIFL, disposait à Soings-en-Sologne d’un laboratoire programmé surla génétique de l’asperge. Il nous a suggéré d’entreprendre des travaux sur cette plante. Le problème ail nous a été soumis par le syndicat départemental de Haute-Garonne en son secteurde Beaumont-de-Lomagne. Lacou a proposé, par ailleurs, d’étudier l’utilisation des herbicides sur lescultures de lentilles. C’est ainsi que j’ai appris que le département le plus gros producteur de lentillesvertes était le Loir-et-Cher et non la Haute-Loire.Retour aux sources : Jean-Jacques Hervé, ingénieur à la Station de phytopharmacie de Versailles m’aassocié à son programme de recherche sur la pomme de terre. Il a fallu étudier plantes, herbicides etfaçons culturales dans des conditions très différentes de sol et de climat. Nos participations nom-breuses à des assemblées et à des publications diverses témoignent de ce travail.

D.P./B.D. — En 1964, tu as décidé de quitter Versailles où tu avais été affecté pour aller t’établir àDijon ? Quelles ont été les raisons de ton départ ?

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M.T. — J’ai suivi deux chercheurs amis, Paul Dommergues et Claude Martin qui avaient décidé de s’installerau Centre de Dijon pour mettre à profit des installations nouvelles. C’est ainsi qu’a été créé, sous ladirection de Gilbert Barralis, le laboratoire de malherbologie au domaine d’Époisses. P. Dommergueset C. Martin avaient donné beaucoup d’eux-mêmes pour aider les jeunes techniciens comme moi àacquérir une formation d’ingénieur ou à améliorer leur qualification. À partir de 1952, l'INRA com-mençait en effet, à recruter en nombre. Des jeunes, issus de l'école du Breuil et affectés au Centre deVersailles, avaient manifesté le désir de se perfectionner. Je m’étais joint à eux pour suivre le soir, auConservatoire national des Arts et Métiers, les cours d'agriculture du Professeur Pierre Chouard etceux de chimie organique ou de mathématiques. Mais, hélas, je ne pouvais y assister régulièrement,la mise en place des essais qui s’échelonnait du mois de mars à juillet m'éloignant souvent en semai-ne de la capitale.Une seconde raison s’ajoutait à celle-ci. Comme indiqué précédemment, je ne disposais pas àVersailles de terrain pour effectuer mes essais et j'avais eu l’assurance d'en trouver au domaine d'É-poisses. Demeurant sous le contrôle de Longchamp, j’ai pu y installer un système d’arrosage sur rail.Je recevais des visites d’industriels avec lesquels j’avais des contrats oraux et qui restaient très atta-chés à la discrétion des résultats.Ayant à Époisses des surfaces de terrains plus grandes, n’étant plus tributaire de l’Association des pro-ducteurs de blé et du Syndicat des sucriers, j'ai pu mettre en place les essais désirés. J’en ai installéd'autres au domaine d’Auxonne (près de Dijon) tout en participant à Toulouse à des travaux sur l'ail.Les résultats obtenus ont donné lieu à diverses publications. J’ai procédé à des suivis sur semencesafin d’étudier une éventuelle rémanence des produits, mais aucun effet n’a été enregistré. J’auraisaimé que des chercheurs s’intéressent à la partie comestible des plantes traitées.Diverses raisons, notamment familiales, m’ont conduit à demander mon retour en région parisienne.Je suis revenu à Versailles en automne 1967.

D.P./B.D. — Comment les choses se sont-elles passées avec les firmes phytosanitaires dont tu testaisou utilisais simplement les produits ?

M.T. — J’étais en relation avec Élie Ventura, responsable de l’homologation des produits phytopharmaceu-tiques. J’attachais peu d’importance à la marque commerciale des produits, me bornant à déterminerla matière active qu’ils contenaient et à rechercher la dose à employer. C’était une époque favorableau développement des produits industriels et je n’ai pas souvenirs de problèmes que j’aurais eus avecles firmes qui les produisaient, travaillant aussi bien avec Dupont de Nemours qu’avec ICI, Procidaou Rhône-Poulenc… Je leur faisais part, bien sûr, des résultats auxquels j’avais abouti et les firmespouvaient, si elles le souhaitaient, venir visiter les essais que nous effectuions avec leurs propres pro-duits, les résultats obtenus sur les autres parcelles restant évidemment pour elles anonymes.

D.P./B.D. — Tu es plus connu à l’INRA par tes initiales (TKB) que par ton nom aux consonances diffi-ciles à prononcer. S’il en est ainsi, c’est évidemment à cause de tes engagements dans la vie associativeet syndicale qui ont été à la fois précoces et fort nombreux. Peux-tu faire une pause dans le récit de tesactivités professionnelles et essayer de les passer en revue ?

M.T. — Comme je risque fort d’en oublier, je préfère vous renvoyer à l’article que mon camarade et ami Jean-Pierre Prunier a eu la gentillesse de consacrer à ma vie de militant, dans le bulletin du syndicat CGT(Mai 1968, n° 1, p. 17 à 21). Je ne m’attarderai guère sur mes activités mutualistes. En 1951, les mutuelles refusaient leurs servicesaux non-titulaires, nous avons décidé, en 1951, d’en créer une plus accueillante : Marc Odent(CFTC), R. Gatineau (FEN) et moi avons été chargés de la question par les trois syndicats dont nousdépendions. Nous avons obtenu victoire, avec l’accueil de la SMAR. Les agents de l’INRA n’ont pasmesuré sur le coup l’importance de ce succès : "je suis jeune et n’ai jamais été malade", déclaraient-ilssouvent, confondant à l’évidence assurance et solidarité. Cinquante ans ont marqué mon activité sociale à l’INRA et à l’extérieur.En 1953, j’ai été le premier agent non fonctionnaire, élu secrétaire national du syndicat CGT-INRA.Après la mutuelle, il a fallu s’attaquer aux problèmes de statut. Le personnel de l’INRA comprenait,

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au début des années cinquante, des scientifiques(titulaires fonctionnaires), des techniciens et admi-nistratifs (il s’agissait d’agents non titulaires (8),gérés dans le cadre de protocoles) et des ouvriers,répartis dans trois catégories différentes : les agentsde service assurant le ménage et l'entretien des ins-tallations dans les labos, les ouvriers dits "d'indus-trie" (9) relevant du régime de sécurité sociale géné-ral et de conventions collectives départementales ounationales, les ouvriers agricoles, assujettis pour leurpart au régime de sécurité sociale agricole. Cettediversité des statuts, très difficile à gérer, était à l’ori-

gine de beaucoup de conflits, de jalousies et de mécontentements. Dans ce témoignage, je m’en tiendrais aux actions engagées en vue de faire évoluer le statut de la der-nière catégorie d’agents. À l’époque, les ouvriers, rémunérés à l’heure (10), étaient assujettis aux assu-rances sociales agricoles sur la base d’un salaire forfaitaire. Ils n’avaient pas droit à une retraite com-plémentaire. La situation variait beaucoup d’un Centre à l’autre (11). Ce système conférait alors auxadministrateurs de Centre de très grands pouvoirs. Lors d’une réunion à Bordeaux, dans les années1953, ceux-ci s’étaient montrés hostiles à l’instauration d’une grille unique. À son retour, CharlesCrépin qui était administrateur du Centre de Versailles, avait dû s’expliquer. Devant son refus d’amé-liorer les rémunérations, les ouvriers dont beaucoup étaient syndiqués à la CGT s’étaient mis engrève (12). Je me souviens encore d’eux quittant leur travail avec dignité et détermination (13) etsortant avec leurs vélos à l’issue d’une assemblée générale. La mobilisation qui avait eu lieu, d’uneampleur sans précédent et inégalée (même au plus fort moment des événements de mai 1968), restepour moi un souvenir très fort, car une grève à l’INRA était alors quelque chose d’inimaginable.Les premières revendications, exprimées à Versailles, ont porté sur les salaires. Elles ont eu, plus tard,pour objet la création d’une grille nationale unique pour les ouvriers, comme celle qui existait pourles techniciens et administratifs. Celle qui a été obtenue a retenu quatre grandes catégories :manœuvre, ouvrier spécialisé, ouvrier qualifié et hautement qualifié (14). Nous avons obtenu pro-gressivement l’instauration d’un indice moyen 100 au départ, commun à tous les Centres et l’affilia-tion au régime général des assurances sociales et au régime de retraite complémentaire IGRANTE.Les luttes ont abouti, au début des années 70, à un cadre ouvrier homogène, concernant 3 000 per-sonnes et à une amélioration sensible de leurs conditions de travail.Ces acquis significatifs n’étaient cependant pas suffisants pour ces personnels ouvriers, qui bien quemensualisés, se trouvaient encore sous un régime un peu archaïque, n'étant considérés que commetechniciens de terrain ou d'installations. Il a donc fallu se battre à nouveau pour obtenir leur intégra-tion dans le cadre B du statut des personnels techniques. Cette seconde étape des luttes menées avecles organisations syndicales, a abouti au milieu des années 70 à l’intégration de tous les ouvriers dansle cadre contractuel. Beaucoup d'entre eux ont troqué à cette époque leur bleu de travail contre la blou-se blanche qui symbolisait leur attachement à un cadre plus prestigieux, mais aussi la liberté qu'ilsavaient acquise pour lutter contre l’arrogance des petits chefs auxquels ils étaient parfois soumis.Il a fallu se battre contre le scepticisme des agents qui émettaient constamment des doutes sur leurschances de gagner. Je leur disais que sans luttes, ils n’obtiendraient rien. Et c’est ainsi que petit à petit,après une phase d’essais sur 200 personnes, nous sommes parvenus à l’intégration de l’ensemble desouvriers dans le cadre technique.Les combats se sont déplacés sur d’autres fronts par la suite, marqués notamment au début desannées quatre-vingt par le rejet du projet de transformation de l’Institut en EPIC (ÉtablissementPublic à caractère Industriel et Commercial) et, en 1984, par la titularisation de tous les personnelsde la recherche publique.

D.P./B.D. — Les anciens cheminots qui étaient nombreux à Versailles, à la fin des années cinquante,ont-ils joué un rôle de fer de lance dans les luttes syndicales ?

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TKB, une carrière aux engagements multiples.

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M.T. — Les cheminots avaient le droit de partir à la retraite à 55 ans. Parmi les "roulants", on distinguait deuxgrandes catégories : les mécaniciens et les chauffeurs qui se trouvaient en tête des trains et qui, expo-sés à la chaleur, s’avéraient souvent des buveurs, les serre-freins, cantonnés à l’arrière, exerçant sur-tout un rôle de surveillance. L’INRA les recrutait parce qu’ils étaient à la recherche d’un salaire pourcompléter leur retraite. C’étaient d’excellents jardiniers, habitués à manier les outils agricoles dans lesjardins ouvriers que les compagnies ferroviaires leur concédaient le long des voies. Mais les journéesétaient longues. De temps en temps, nous étions obligés de "mettre un copain de côté" pour éviter desaccidents et le soustraire à des réprimandes trop fortes. Les anciens cheminots arrivaient à l’heure etne rechignaient jamais sur le travail à faire, mais motivés et ayant souvent une longue expérience syn-dicale, ils ne se laissaient pas non plus marcher sur les pieds.Je me souviens notamment de l’un d’eux qui, bien que n’ayant jamais fait de musique auparavant,s’était inscrit dans une fanfare. Le vendredi, il commençait déjà à parler de ses prochaines répétitionset le mardi suivant, il en parlait encore ! À l’évidence, c’était un homme enthousiaste qui, arrivé àl’âge de la retraite, avait bien pris le parti de ne pas se morfondre, ni de s’ennuyer.

D.P./B.D. — Pour coordonner et mener à bien toutes ces actions, il t’a fallu acquérir une solide forma-tion syndicale. Peux-tu parler de la façon dont tu as pu l’acquérir ?

M.T. — R. Longchamp, qui était un chic type, m’a laissé suivre, sans protester, des cours pendant un mois, àl’école centrale de la CGT. Ancien instituteur, il avait eu personnellement un parcours professionnelcompliqué et j’ai pu l’aider plus tard, à titre de remerciements, à débrouiller l’écheveau de ses pro-blèmes de retraite.

D.P./B.D. — Jean-Pierre Prunier a accepté de te succéder à la tête du secrétariat général de ton syndi-cat à l’INRA, quand tu as décidé de partir, en 1964, à Dijon. Mais, en 1953, c’est-à-dire onze ans aupa-ravant, tu es devenu l’un des secrétaires de la Fédération de fonctionnaires CGT et membre du Conseilsupérieur la Sécurité Sociale. Peux-tu rappeler comment les choses s’étaient passées ?

M.T. — Le Gouvernement avait organisé, en 1953, des élections pour la Sécurité Sociale. Je ne connaissaisd’elle alors que les cotisations et les feuilles de maladie qu’on envoyait pour le remboursement desfrais. Il se trouve qu’Henri Reynaud, un des secrétaires confédéraux, m’avait invité cette année-là àfaire un exposé devant un parterre d’une cinquantaine de personnes. Avais-je été ce jour-là particu-lièrement convaincant ? Toujours est-il que j’ai reçu quelques mois plus tard un avis de la CGT medésignant membre du Conseil supérieur de la Sécurité Sociale. Trois représentants de chacune desConfédérations syndicales siégeaient dans ce conseil supérieur, appelé à fixer les grandes options dela Sécurité sociale. Pierre Laroque en était alors le vice-président. C’est lui qui m’a remis plus tard laLégion d’honneur.Chacune des confédérations devait désigner un membre du Conseil d’administration de la Caissenationale de Sécurité sociale. La CGT m’a choisi, en dépit de mes faibles connaissances. Mais j’ai beau-coup travaillé et beaucoup appris, passionné par ce rôle. Dans ce milieu, j’ai eu la chance de côtoyerdes représentants très avertis de toutes tendances. Certains avaient participé à la création du régimegénéral de la Sécurité Sociale, le plus illustre d’entre eux étant Pierre Laroque, président de la Caisse.En 1966, salarié d’un Établissement public de recherche scientifique, la Caisse nationale de SécuritéSociale m’a désigné pour la représenter au sein du Conseil de l’Institut Pasteur. Je me souviens enco-re de Jean Bustarret tout surpris de me voir dans une réunion à laquelle il devait aussi assister.De 1953 à 1967, j’ai assuré la présidence de la Commission d’éducation sanitaire et sociale et été lereprésentant de la Caisse de Sécurité sociale au Comité national de Défense contre l’alcoolisme. J’aireprésenté également la Sécurité Sociale dans un centre de formation professionnelle pour les ancienstuberculeux (formations de secrétaires, de couturières et de laborantins), dans un Centre de réadap-tation de jeunes délinquants, qui disposait d’une ferme d’une centaine d’hectares, non loin deCompiègne. J’ai eu aussi, à cette époque, des responsabilités au plan international, étant membrenotamment du grand Conseil de l’AISS (l’Association internationale de la Sécurité Sociale). En 1967, s’est produit l’éclatement de la Sécurité sociale. J’ai expliqué à la CGT que si elle souhaitaitme garder administrateur, je préférais aller à "la vieillesse" plutôt qu’aux "allocations" ou à la Caisse

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nationale maladie. Ma demande ayant été acceptée, je suis devenu le responsable du groupe CGT àla Caisse nationale vieillesse jusqu’en 1983. Parallèlement, je me suis occupé des retraites complé-mentaires. Le régime général de Sécurité sociale, basé sur la répartition, ne prenait pas en charge la partie derémunération supérieure à un plafond. Employeurs et syndicats ont créé, en conséquence, un régi-me de retraite complémentaire "cadre", qui par la suite est devenu l’AGIRC. Pour ne pas être en reste,le Gouvernement a créé, en 1960, l’IPACTE (Institution de prévoyance des agents contractuels ettemporaires de l’État et des collectivités). Les employeurs du secteur privé ont, plus tard, créé desrégimes "non cadre", dont la fédération a constitué l’ARRCO.En 1960 (décret du 31/12/1959), le Gouvernement a institué l’IGRANTE (Institution générale deretraite des agents non titulaires de l’État) pour la partie de la rémunération inférieure au plafond deSécurité sociale. Aux élections des administrateurs IGRANTE qui ont suivi, j’ai conduit la liste CGT.Celle-ci a obtenu 40 % des voix. Élu, je suis resté Président de l’IGRANTE jusqu’en 1970. Cette année-là, en vertu du décret du 23/12/1970, le Gouvernement a créé l’IRCANTEC (Institution de re t r a i t ec o m p l é m e n t a i re des agents non titulaires de l’État et des collectivités publiques), à partir de la fusiond ’ I PACTE et d’IGRANTE. Pour une fois, sous l’impulsion des syndicats membres du Conseil d’admi-nistration IGRANTE, l’État a devancé le privé, le re g roupement ARRCO-AGIRC étant très récent.Depuis 1971, la Présidence est renouvelée tous les deux ans. J’ai été élu Président une dizaine de fois,y compris en 1999, date de mon départ à 75 ans. En janvier 2000, le Conseil d’administration m’anommé Président honoraire (à l’unanimité). L’IRCANTEC, à sa création, ne disposait pas d’un fondssocial. À mon initiative et avec l’aide du représentant "des Finances", il en a été créé un (décret du5/9/1973). À la même époque, la Caisse nationale de Sécurité sociale a désigné des représentants dans diversorganismes : je suis devenu son représentant auprès de la MGEN (Mutuelle Générale de l’ÉducationNationale). Cette mutuelle avait acheté, à la Verrière, un domaine de près de 200 ha. Les bâtimentsavaient été aménagés pour soigner des enseignants atteints de troubles psychiques. Un secteur "ani-mation" avait été institué : médecins et malades allaient y prendre leur repas ou s’y rendaient pourassister à des spectacles. La MGEN avait construit en plus, sur son domaine, plusieurs HLM pourloger son personnel. Mais avait-elle vu trop large ? Toujours est-il qu’il restait des logements libresdont une quinzaine que le personnel INRA a pu intégrer en location.Mes rapports avec la MGEN ont eu un autre avantage pour l’INRA : de retour de Dijon, il me fallaitdes terrains pour mettre en place des essais. Cathelin, le directeur du domaine de la MGEN, m’a sug-géré d’y installer l’INRA. Il se trouve qu’une fois retirée l’emprise des terrains sur lesquels devait êtreconstruit un nouveau centre hospitalier pour personnes âgées, il lui restait une cinquantaine d’hec-tares dont il ne savait que faire. Comme il souhaitait les garder en espaces verts, il a accepté d’autantmieux ma proposition de les laisser à la disposition de l’INRA que j’ai pu l’aider à régler un litige qu’ilavait avec un de ses anciens locataires. Avec Jean Rebischung, administrateur du Centre de Versailles,nous avons rencontré Jean Cornec, alors avocat de la MGEN, et nous avons pu nous installer à laVerrière. Suivant les conseils de Marc Ridet et de Jean-Claude Bousset, l’INRA a consenti à transfor-mer l’étable en laboratoire et est parvenu à récupérer une vingtaine d’hectares de terrain supplémen-taires. Trois parcelles équipées d’un système d’arrosage (il n’en existait pas d’équivalent alors àVersailles) ont été délimitées sur lesquelles nous avons pu étendre nos expériences sur les herbicidestout en continuant à utiliser le vaste réseau dont nous disposions à l’extérieur.Autre domaine dans lequel je suis intervenu : avec Denis Forestier, un ami qui avait été auparavantsecrétaire du SNI (Syndicat National des Instituteurs), j’ai obtenu que les agents de l’INRA puissentdevenir des adhérents à la MAIF.C’est ainsi que j’ai pu apporter à l’INRA, non seulement quelques terrains supplémentaires, mais sur-tout des avantages substantiels dont profitent encore ses divers personnels.

D.P./B.D. — Comment as-tu réussi à mener de front tes activités syndicales et professionnelles ?Comment as-tu trouvé le temps d’assumer encore bien d’autres responsabilités ?

M.T. — Quand j’étais secrétaire du syndicat CGT à Versailles, j’avais quelques difficultés à réaliser tout ce queje voulais faire, étant très pris à l’extérieur, du début du printemps au mois de Juillet. La période qui

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suivait les récoltes me laissait plus de temps pour mes activités syndicales. Au début, celles-ci sontrestées assez peu importantes. Mais, avec les luttes menées par le personnel ouvrier, elles ont pris,d’année en année, plus d’importance. J’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur des cadres enthousiastes comme Claude Martin, HenriDuranton (qui est devenu par la suite professeur à Strasbourg), Jack Martinet ou Dussardier à Jouy-en-Josas, mais aussi sur des ouvriers et des administratifs, militants engagés. Je m’excuse de ne pou-voir ici tous les citer (il n’en manquait pas alors !). Grâce à leur compétence et à leur dévouement,un travail d’équipe efficace a pu se mettre en place et se développer.Je dois avouer n’avoir jamais compté vraiment mon temps de travail. Je crois qu’à l’époque, nous nenous sentions nullement tenus par des horaires. Il nous arrivait souvent de faire deux journées dansl’une ! Mais l’INRA aussi était autre chose. Chercheurs et techniciens se tutoyaient, chahutaient oujouaient ensemble au volley. Tous allaient biner les champs ensemble quand il y avait une prépara-tion de terrain urgente à effectuer. Ces activités, non considérées indignes par les chercheurs, créaientévidemment une solidarité et un esprit d’équipe excellent.À mon retour de Dijon, il avait été question que je m’occupe de l’ADAS. Mais l’on m’a fait savoir qu’ily avait une autre candidate qui était plus qualifiée que moi pour ce poste. Cela m’a rendu plutôt ser-vice car le travail proposé était, à dire vrai, assez peu passionnant. Mais aux élections suivantes, en1969, j’ai été porté à la présidence, fonction que j’ai exercée jusqu’en 1982 (15), avec le souci de gar-der toujours un certain équilibre dans les forces représentées. J’ai toujours tenu, en effet, à ce que levice-président soit un représentant de la CFDT.C’est sur une idée émise par un technicien de Clermont-Theix que l’on a décidé, un beau jour, decréer les Adayades. Les premières ont eu lieu à Theix, en 1971. Nous avions été hébergés dans unCentre de vacances des Allocations familiales, situé à 1 000 m d’altitude, dans lequel tous les parti-cipants avaient eu très froid en raison du mauvais temps qui avait sévi. Les Adayades ont été organi-sées, les années suivantes, dans des régions au climat plus clément, au moment de l’Ascension en rai-son du "pont" dont les participants pouvaient profiter.L’ADAS s’est développée au fil des années. En 1978, pour les Adayades à Oléron, j’ai obtenu un cré-dit spécial permettant la venue en métropole des collègues de Guadeloupe qui étaient intéressés parles activités proposées.J’ai mis un terme à mes fonctions à l’ADAS, quand Jacques Poly m’a appelé à la Direction générale.J’étais hostile, en effet, au mélange des genres et je considérais qu’il ne fallait pas qu’un représentantde la DG soit en même temps le président de l’ADAS. J’assistais volontiers aux Adayades, transmet-tais les vœux du directeur général de l’INRA à cette occasion, mais il était clair dans mon esprit quemon rôle devait s’arrêter là.

D.P./B.D. — Tu t’es investi beaucoup dans la création et le fonctionnement de l’ADAS. Quelles sont lesorientations que tu as essayé d’impulser ? Les options retenues ont-elles suscité des divergences devue ? Quelles sont les plus grandes difficultés que tu as rencontrées ?

M.T. — Je me suis investi dans la création. Il a fallu regrouper les sections locales et leurs activités culturelles,sociales et sportives. Je me suis efforcé de promouvoir à la fois dynamisme, diversité, développementd’un esprit d’équipe à l’image de l’INRA. J’ai succédé en 1970 à Bernard-Louis Dumont de Jouy (1969-70). Le regroupement souhaité mettaiten cause d’anciennes dispositions juridiques qui avaient été prises pour des raisons de subvention(Jeunesse et Sport). Certaines sections avaient déjà déposé leur statut associatif. Cette situation a per-duré longtemps. Or l’ADAS est une association et non une fédération.Un groupe de travail CGT (Ridet, Ouhayoun, Prunier et moi-même) a établi de son côté un projet.Les "financiers" de l’INRA, Ridet et Bousset, avec qui j’entretenais de bons rapports, ont toujours étéacquis à la cause et très coopératifs. De son côté, Mlle D. Bienvenu, "commissaire aux Comptes", nousa apporté sa souriante et efficace participation.L’ADAS offrait des prestations dans les domaines sportifs, culturels, vacances et enfance. Elle offrait despossibilités d’aides financières (prêts, secours), mais dont le montant ne pouvait jamais être très impor-tant. Les divergences de vue n’ont jamais été très importantes au sein de l’ADAS, même si le ton avaittendance parfois à s’élever. Il faut rappeler que nous constituions d’abord une bande de copains.

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La seule déconvenue que j’ai connue avec l’ADAS a été quand il a fallu remplacer une comptable quiétait partie pour prendre son congé de maternité. J’avais suggéré de recruter une candidate issue d’uncentre de formation pour handicapés. Mais cette proposition s’est soldée par un échec. En cette situa-tion, j’ai eu confirmation de l’esprit d’équipe pour la remise en ordre. D. Bienvenu et MadeleineFrimbault s’y sont illustrées.Faut-il s'attarder sur quelques anecdotes ? Je me souviens de bagarres qui ont éclaté sur le terrain defoot entre une équipe de zootechniciens de Theix et une autre d’agronomes de Clermont. AvecGabriel Iperti, nous avions dû marcher dans la boue pour séparer les joueurs qui en étaient venusaux mains. Heureusement le repas excellent, qui avait été servi à la cantine de Theix, avait réussi àapaiser les esprits !Les Adayades ont confirmé et dépassé au fil des années le succès des précédentes. L’accroissement dunombre des demandes de participation (200 à Theix, la première année, plus de 1 000 aux qua-trièmes Adayades d’Oléron) a rendu nécessaire l’établissement de quotas. Congés et financements ontpermis toutefois la venue de nos collègues antillais !L’organisation de ces festivités implique un choix entre les disciplines sportives, mais aussi larecherche de lieux adéquats d’accueil, d’hébergement et de restauration et le respect de règles plusstrictes en matière de sécurité. Grâce à l’aide bénévole des sections locales, nous sommes arrivés fina-lement à faire de l’ADAS une association que nous envient bien d’autres administrations. Mais l’es-prit partisan a remplacé, me semble-t-il, l’esprit amical que j’ai connu à ses débuts lorsque les syndi-cats se trouvaient associés à part à peu près égale dans sa direction. Certains, dont la CGT, deman-dent aujourd’hui que la représentativité soit assurée aux élections par des listes syndicales. Il avait été envisagé de créer un terrain de camping à Époisses, sur la "route du midi", mais cette sug-gestion a été mise en sommeil, certains agents sur place ayant refusé énergiquement de participer auramassage des papiers gras laissés par les campeurs.Je n’aurais garde d’oublier la réalisation du Centre de vacances de l’ADAS Pech-rouge, à Gruissan, en1969. J’ai repris le flambeau d’un projet plus ancien. Le Centre de Narbonne a mis d’anciens bâti-ments à notre disposition (Bertin, Flanzy). Ce domaine géré à l’époque par le Centre de Toulouse(aujourd’hui celui de Montpellier) a fait l’objet de sérieuses difficultés en matière de décision. L’accordobtenu, j’ai fait déposer une demande d’aide financière à l’IRCANTEC. Ainsi a été couvert l’essentieldu financement avec un prêt à intérêt réduit. Mezureux, trésorier à l’époque, l’a valorisé en le plaçantsur un compte bloqué.

D.P./B.D. — Peux-tu reprendre le récit de ton parcours professionnel où nous l’avions laissé et expli-quer les responsabilités qui t’ont été confiées, à partir de 1982, par la Direction générale. Quelle étaitla mission dont tu avais été chargé ? En quoi consistait-elle ? Quels souvenirs en as-tu gardés ?

M.T. — La gauche était arrivée enfin au pouvoir. Un jour, J.-C. Bousset m’a fait savoir que J. Poly envisageaitde faire appel à moi pour m’occuper, à la Direction de l’INRA, des problèmes sociaux. Il n’était pastrès satisfait, en effet, de la façon dont ceux-ci étaient traités. Les problèmes qui se posaient étaientceux de la titularisation à venir des personnels ITA. J. Poly déplorait, par ailleurs, la dispersion desefforts dans certains domaines et le manque de doctrines. Fallait-il ou non privatiser les cantines del’INRA ? Personnellement, je n’avais pas d’idées très arrêtées sur la question, mais j’étais conscient dufait que, si l’INRA s’engageait dans la voie de la privatisation, il lui faudrait s’occuper des personnelsà recaser.J’ai eu en charge jusqu’en 1988, date de mon départ à la retraite, tous les problèmes d’hygiène et desécurité qui se posaient dans le travail. Je me suis efforcé de faire rayonner l’esprit Poly, ce qui n’étaitpas simple non plus. Chaque année (cela ne se fait plus maintenant), des réunions étaient organiséesdans les Centres, axées sur les problèmes sociaux : circulation des informations en ce domaine, pro-blèmes liés à la retraite. J’invitais à ces réunions des représentants de la Sécurité Sociale destinées àcréer des relations entre le personnel local de direction et les organismes compétents en cette matiè-re. J’ai fait venir aussi des cadres de l’IRCANTEC pour faire des conférences sur les retraites.

D.P./B.D. — Ton rattachement à la Direction générale t’a-t-elle mis en porte-à-faux avec tes engagementssyndicaux antérieurs ?

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M.T. — Je suis parti du principe que j’avais toujoursfait mon travail et que je continuerais à lef a i re, étant encore administrateur del’IGRANTE, de l’IRCANTEC et de laSécurité Sociale. En 82, une nouvelle pagede la vie politique était en vue : j’ai voulup rofiter des perspectives qu’elle offrait pouressayer d’apporter encore tout ce que jepouvais. Dans la lettre de mission que Polyavait signée, il avait été entendu que je nem’occuperais pas des problèmes de rému-nération. Je faisais partie de la petite équi-pe qui prenait tous les matins le café chezP o l y. Mais ayant souhaité m’en tenir audomaine étroit de compétences qui m’avaitété assigné, compte tenu de ce que j’avais pu faire dans le passé, je n’ai jamais eu le sentiment de"me vendre" .

D.P./B.D. — Par tes actions militantes, tu as contribué avec d’autres militants et organisations syndi-cales à améliorer les statuts et les conditions de travail des personnels de l’INRA, mais tu as assistédans le même temps à la lente désaffection syndicale qui s’est produite tant dans cet organisme quedans le reste de la société française ? Quelles sont, pour toi, les raisons de ce reflux à première vueassez paradoxal ?

M.T. — Quand j'ai quitté la direction du syndicat CGT, celui-ci représentait près de 1 200 salariés sur les6 000. Le nombre des syndiqués a depuis fortement diminué. Les victoires importantes remportéespar le syndicat (la titularisation notamment) ont-elles été considérées comme un point d’aboutisse-ment provisoirement indépassable ? La raréfaction des perspectives de promotion, liée à la crise, a-t-elle engendré chez les personnels une moindre combativité ? Je crois qu'il s’est produit des change-ments profonds de mentalité. Prenons l'exemple de l'ADAS qui, à l'époque, faisait l’objet de petitesbagarres entre la CFDT et nous. Pour désigner les trente administrateurs renouvelés par moitié tousles deux ans, il était facile de trouver autrefois des candidats. Aujourd'hui il faut "carrément" aller leschercher et lutter contre le peu d’enthousiasme des électeurs !Les agents ont pris l’habitude de considérer les services faisant du social comme des guichets auprèsdesquels il convient de "rouspéter", au lieu de se battre ; pour obtenir des avantages. Le problème del'ADAS vient du fait qu'elle est perçue davantage comme un dû que comme quelque chose à animer,avec la participation de tous. Née d’une volonté active, elle tend aujourd’hui à ne plus jouer qu’unrôle de guichet d’aide sociale !

D.P./B.D. — Beaucoup d’agents de l’INRA de nos générations disent avoir été marqués fortement parles événements d’Algérie. Le syndicat dans lequel tu as milité s’est-il trouvé, à ce sujet, en porte-à-fauxavec les positions confédérales ?

M.T. — Il y a eu des envois de pétitions, mais cela n’est jamais allé bien loin. Il faut reconnaître que notredémarche est restée à l’époque très corporatiste : nous étions INRA, avant d’être CGT ! A cetteépoque, nous avions de quoi nous alimenter et c’était de ce fait les problèmes de l’INRA qui prédo-minaient. Les camarades à la tête du syndicat se sentaient forts parce qu’ils avaient le sentiment d’êtresuivis (16). Mais soucieux de coller au plus près des revendications de ses adhérents, ils ont négligésouvent d’entreprendre un travail d’éducation plus important.Il y a eu, en effet, un équilibre toujours difficile à tenir entre des positions parfois très corporatisteset la volonté de nous associer à des combats plus larges. Dans le cas de la guerre d’Algérie, il n’y apas eu de désaccords manifestes avec la Confédération. Par contre, dans les années 1970, au moment

Image PostScriptTKB réflexion.eps

TKB, un homme d’action et de réflexion.

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des événements de Tchécoslovaquie, puis de Pologne, il y a eu des critiques émises par la base à l’en-contre de ses positions. À la fin des années cinquante, je me souviens avoir essayé d’établir des relations avec la CFTC quine souhaitait pas du tout s’engager sur les problèmes de l’Algérie. Le syndicat autonome de sensibi-lité FEN avait beau être plus proche de nos analyses, il était difficile sur des Centres non parisiens,de trouver beaucoup de militants prêts à s’engager spontanément sur des événement extérieurscomme la guerre d’Algérie. Nos propres adhérents nous ont reproché parfois de trop nous engagerpolitiquement à propos de l’Algérie ou de consacrer trop de temps et de ressources dans des opéra-tions comme le "bateau pour le Vietnam".

D.P./B.D. — Tu as assez peu parlé jusqu’ici de tes rapports avec les autres syndicats ?

M.T. — Il faut dire que pendant longtemps, ceux-ci ont été pratiquement inexistants. En 1946, il existait àl’INRA deux syndicats : la CFTC et la CGT. Après la scission du syndicat CGT, en 1949, est apparule syndicat autonome, rattaché un temps à la FEN avant de la quitter, puis disparaître. En 1964, laCFTC s’est "déchristianisée" : une partie de ses adhérents ont rejoint la CFDT, tandis qu’une autre semobilisait pour recréer un nouveau syndicat CFTC, en 1970. La CGT qui a existé sans discontinuité à l’INRA a été le syndicat dans lequel se sont retrouvés la plu-part des ouvriers. Elle était favorable, dans la mesure du possible, à des démarches intersyndicalesauprès de la Direction. Lors d’une réunion des chefs de service qui s’était tenue à Bordeaux en 1953,certains administrateurs de Centre avaient fait savoir qu’ils étaient hostiles à un protocole nationalpour le personnel ouvrier qui risquait de rehausser le coût de la main-d’oeuvre pour les chefs d’ex-ploitation voisins. Mais les grèves marquantes qui ont suivi et l’unité syndicale qui s’est manifestéeont obligé la Direction à revenir sur cette décision.

D.P./B.D. — Quelles ont été les positions du syndicat CGT vis-à-vis des contrats de recherche avec lesecteur privé ? Y a-t-il eu en ce domaine des changements de doctrine ?

M.T. — J’ai vécu la période faste où il n’y avait pas de contrats avec les firmes phytopharmaceutiques. Toutse passait de façon orale et sans problèmes majeurs, les industriels étant intéressés par tout ce quenous faisions. Nous ne leur donnions pas nos résultats pour qu’ils les publient. Nous nous en char-gions nous-mêmes, eux les utilisant après. S’ils s'accommodaient si bien de la liberté très grande quiétait alors la nôtre, c’est qu’ils en profitaient pleinement.

D.P./B.D. — Peux-tu rappeler les grandes étapes de ta carrière administrative ?

M.T. — Recruté comme technicien, je suis devenu technicien principal. Inscrit sur une liste d’aptitude endépit des réserves d’Yves Coïc (17), j’ai accédé au grade d’ingénieur en 1962 ou 1963, (c’est-à-direune quinzaine d’années plus tard, alors qu’il suffisait de dix ans d’ancienneté à un agent techniquepour pouvoir être présenté à l’examen d’ingénieur. Mais j’étais marqué syndicalement !). J’ai fini macarrière, en 1988, (au terme de 46 années d'activité professionnelle !) en Ingénieur de recherche, auplafond de la grille indiciaire.

D.P./B.D. — Quel bilan tires-tu finalement de ton parcours dans notre Institut ?

M.T. — Sorti d’un milieu modeste, j’ai vécu des événements exaltants : la guerre, la résistance, la reconstruc-tion. Grâce à l’INRA, j’ai pu rencontrer et découvrir des personnes remarquables, à tous les niveauxde la hiérarchie. J’ai déjà parlé des collègues et des amis avec lesquels j’ai milité, mais je m’entendaisbien aussi avec Raymond Février dont les idées politiques étaient assez proches des miennes. Unjour, je me souviens qu’il était arrivé en retard à une réunion, ce qui m’avait contrarié (je ne sais plustrop pourquoi !). À son arrivée dans la salle, je lui avais déclaré que je ne le considérais que commeun représentant du gouvernement. Il m’avait souri, reconnaissant qu’effectivement il était bien aussi

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un peu cela. C’était une époque où l’on pouvait se permettre pas mal de choses ! Au-delà des rap-ports hiérarchiques, subsistaient, en effet, toujours une complicité et une grande camaraderie. Il ne semble plus qu’il en soit encore ainsi aujourd’hui, les rapports étant devenus plus froids et plusdistants. Je plains un peu les jeunes qui n’ont plus beaucoup d’alternatives dans une existence où lesperspectives de carrière sont beaucoup plus limitées : un jeune technicien qui entre de nos jours àl’INRA ne peut plus guère espérer devenir ingénieur, compte tenu du faible nombre de postesouverts. Quand j’y suis entré, il n’y avait guère que 1 000 agents contre 8 000 à présent. J’ai le sen-timent d’avoir vécu l’âge d’or de l’Institut, la période où il offrait de larges perspectives de promotionà tous ceux qui s’impliquaient fortement dans leur travail.J’ai travaillé à l’INRA, dans une entreprise qui n’était pas une chaîne de montage, où chercheurs ettechniciens avaient à la fois l’envie et la possibilité de s’exprimer. Si les rapports hiérarchiques res-taient toujours très présents, l’amitié et la convivialité qui régnaient entre les personnes (18), laconscience que chacune avait de ses devoirs et de sa liberté contribuaient en même temps à les rendremoins pesants.La seule chose qui m’ait pesé dans mon action syndicale a été de rendre des services à des individuset de constater, quand il m’arrivait de les revoir, que certains détournaient la tête, m’identifiant tropsans doute à leurs malheurs.En résumé, j’ai mené une vie passionnante et mouvementée, m’investissant aussi bien dans les pro-blèmes sociaux que professionnels. Souvent honoré (19), ma fierté est de ne pas oublier et d’avoir étésolidairement présent.

Notes

(1) L'ambiance de travail différait à Versailles, beaucoup d'un endroit à l'autre. Quand nous étions en génétique, nous étions tenus tousles jours (samedi compris) de respecter des horaires très stricts. Chez Cairaschi, l’atmosphère était plus décontractée ! Le premier jour,celui-ci est arrivé à 10 h. Nous avons discuté ensemble et il m'a confié des élevages d'insectes à faire. Je lui avais dit que je jouais dansune équipe de foot en Bretagne et que je ne serai pas fâché de partir le samedi, à 12 h, pour la rejoindre. En génétique, un tel souhaitétait impensable ! Mais Caraischi a vite compris qu'en m'autorisant à partir plus tôt, le travail n'aurait nullement à en souffrir !

(2) En dehors de cette implantation, l’INRA n’existait pas en Bretagne. L’École nationale d’agriculture de Rennes ne faisait sur place quede l’enseignement. Elle était alors dirigée par Diehl, un ancien grand chef de la Résistance.

(3) C’est la loi n° 46-1086 du 18 mai 1946 qui portera création de l'INRA.

(4) Il prendra plus tard le nom pompeux de laboratoire de malherbologie !

(5) En dehors de quelques rudiments qui m’avaient été donnés au labo de Châteaulin, je n’avais reçu aucune formation depuis la finde mes études.

(6) C'était l'époque où des changements sont apparus dans les systèmes de récolte avec l'emploi d'arracheuses plus perfectionnées,équipées de cellules photoélectriques et rapidement remplacées par des appareils plus simples et plus efficaces.

(7) Il n’hésitait pas à faire du terrain, à la différence de certains petits chefs actuels, tentés parfois de se prendre trop au sérieux !

(8) Il existait toutefois une dizaine d’administratifs qui avaient le statut de fonctionnaire.

(9) Ils étaient nombreux à Versailles ou à Jouy-en-Josas où l’on avait besoin de beaucoup de mécaniciens.

(10) Le taux horaire variait avec le Centre où ils étaient affectés.

(11) Les ouvriers étaient recrutés à cette époque d’une façon un peu particulière : à Jouy-en-Josas, ils étaient souvent originaires deBretagne et étaient logés sur place. Il n’en était pas de même dans les Centres de province dans la mesure où les ouvriers agricoles quiy travaillaient étaient presque tous recrutés dans la région.

(12) Les grèves et les actions revendicatives avaient lieu surtout au moment des semis ou des traitements. Elles se sont poursuiviesjusque dans les années 1958, soutenues au Centre de Versailles par Federspiel, le patron des ouvriers, qui était bien conscient de lafaçon abusive dont ceux-ci étaient souvent traités et rémunérés.

(13) Responsables, les ouvriers ont toujours été attentifs à prendre soin du capital végétal qui leur avait été confié.

(14) Des chevauchements avaient été aménagés entre ces quatre catégories de telle façon qu’on puisse passer facilement de l’une àl’autre. C’est ce qui m’a permis, en tant que patron, de faire passer certains de mon équipe du 140, groupe 2 au 140, groupe 3. Lameilleure des astuces que j’ai trouvée a été de définir le niveau de recrutement avec CAP chez les ouvriers. Cela a servi plus tard à inté-grer plus facilement les ouvriers dans le cadre technique. Le CAP correspondait à la 5B, c’est-à-dire aux ouvriers qualifiés et non hau-tement qualifiés. Il a été possible d’effectuer des rapprochements d’une grille à l’autre, quand il a été question de contractualiser lesouvriers.

(15) Date à laquelle je suis entré dans l’équipe de Direction de l’INRA, à l’appel de J. Poly, directeur général

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(16) Le fait d’être capable d’entraîner tous les ouvriers du Centre de Versailles, puis de l’INRA conférait alors un grand pouvoir.

(17) Y. Coïc était un physiologiste, spécialiste des apports fractionnés d’engrais sur céréales. Sa mère était directrice d’école à Cosne,près de Lamballe. Coïc y retrouvait des amis d’enfance à qui il ne fallait pas trop en raconter. Il avait mis au point une technique où ilmodulait à la fois les apports d’azote et la densité des semis de blé. Un jour, je l’avais accompagné chez un de ses amis avec la camion-nette dont je disposais pour faire mes essais. J’étais chargé d’apporter les engrais, mais il a fallu chercher dans le champ le blé qu’ilavait semé à une densité trop faible. Pendant deux heures, Coïc et son ami se sont disputés, se reprochant mutuellement l’erreur quiavait été commise. Le soir, la mère s’est moquée de son fils qui s’est vengé sur nous quand il a fallu la semaine suivante qu’il signe nosfeuilles de notes. Il m’a reproché, en effet, d’avoir voulu allonger mes déplacements de Versailles à Cosne en passant par Fougères.Comme je lui avais montré sur une carte qu’il n’en était rien, il l’a mal pris. Il a fallu que j’aie recours à Paul Dommergues et à GastonDucet pour me défendre. L’un et l’autre étaient des excellents chercheurs, le premier, membre du P.C., ayant été un de ceux qui avaientlancé une expérimentation pour récuser les thèses de Lyssenko.

(18) Les rapports conviviaux qui existaient autrefois dans l’Institut venaient bien sûr de ses effectifs plus réduits, mais ils s’expliquaientaussi par le fait que ses cadres dirigeants avaient tous fait leurs débuts dans les champs et les installations expérimentales. Les façonsde faire de la recherche, les objectifs qu’elle poursuit, l’éloignent aujourd’hui beaucoup de la pratique, alors qu’il existait autrefois entreces deux domaines de nombreuses interférences. Des agents comme H. Duranton ou C. Martin avaient reçu au départ une formationagronomique ou horticole et se retrouvaient souvent sur le terrain. J’ai fait ramasser des "patates" à des chercheurs de leur style quiacceptaient de venir nous aider aux Closeaux à 7 h 30 du matin. Mais il est vrai qu’on n’hésitait pas à sortir, à 9 h, le saucisson et lecafé ! Aujourd’hui ceux qui oseraient faire pareil seraient considérés aussitôt comme des SDF ! J'observe le même phénomène dans lesorganismes qui offrent des prestations sociales. Il y a une sorte de déshumanisation qui s'opère. Les fêtes et les rites divers qui exis-taient autrefois dans les stations (ne fût-ce simplement que prendre une tasse de thé à 4 h) affectaient peu la productivité du travail etavaient le mérite de renforcer la cohésion et le sentiment de faire partie d'une communauté. Que dire des stratifications actuelles quel’on observe d’un étage à l’autre du siège social de l’INRA où les agents travaillent les uns à côté des autres sans jamais avoir le tempsde discuter ou de blaguer !

(19) Citons, entre autres distinctions honorifiques, la médaille de vermeil dans l’ordre de la Santé Publique, la médaille d’honneur dela Sécurité sociale, les nominations au grade de Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques et dans l’Ordre de la Légion d’hon-neur…

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Curriculum vitae sommaire

Déroulement de carrière :– 1942-1947 : Agent technique contractuel INRA– 1947-1950 : Technicien secteur privé (Fédération des producteurs de plants de pomme de

terre).– 1951–1961 : Agent technique principal INRA.– 1961-1988 : Ingénieur INRA.– 1988 : départ à la retraite à 65 ans, après 46 années de vie salariale.

Affectations :– 1942 : Châteaulin, laboratoire de recherche sur la pomme de terre (transféré ultérieurement à

Ploudaniel, 29).– 1951-1964 : Station de physiologie végétale de Versailles.– 1964-1967 : Station de Dijon (Époisses).– 1967 : Retour à Versailles.– 1969 : Création de la station expérimentale de la Verrière, sur des terrains de la MGEN.– 1982 : Paris, Chargé de mission auprès du Directeur général de l’INRA pour s’occuper de ques-

tions sociales.

Activités de recherche :– Châteaulin : recherche sur la pomme de terre (création de variétés, résistance aux maladies et

aux insectes nuisibles).– Versailles : utilisation des herbicides sur céréales, sur betteraves sucrières, puis sur légumes de

plein champ. – Essais extérieurs effectués dans diverses régions.

Activités sociales :– 1952 : secrétaire général adjoint, puis secrétaire général du syndicat CGT-INRA.– 1953 : secrétaire de la Fédération des personnels techniques et administratifs CGT.– 1953-1967 : représentant de la CGT au Conseil supérieur de la Sécurité sociale et au Conseil

d’administration de la Caisse nationale de Sécurité sociale, président de la Commission d’édu-cation sanitaire, vice-président du Comité français d’éducation sanitaire, administrateur duCentre national de transfusion sanguine, membre du Conseil de l’Institut Pasteur.

– 1950-1970 : administrateur de l’IPACTE, de l’IGRANTE, puis de l’IRCANTEC. Présidenthonoraire en 2000.

– après 1970 : représentant de la CGT au conseil d’administration de la Caisse vieillesse, admi-nistrateur de l’ADAS (président de 1969 à 1982, président honoraire en 2002).

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C.T. — Je suis né le 14 Juillet 1919, jour du défilé de la victoire sur les Champs-Élysées. Ma famille était peufortunée et vivait difficilement. Mes grands-parents venaient de Bordeaux et de Normandie. Ma mèreétait originaire du duché de Bade. J’ignore encore ce qui était bon ou moins bon dans cet héritagehétérogène !À la fin de mes études primaires, je me destinais à être instituteur. Je le suis devenu effectivement.Mais tout en commençant à exercer ce métier, j’ai suivi à la Faculté des sciences de Paris des cours,qui étaient organisés le jeudi pour permettre aux instituteurs de préparer le SPCN, examen de pro-pédeutique en sciences naturelles. Il fallait, je crois me souvenir, obtenir 15 de moyenne pour avoirune équivalence permettant de s’inscrire en licence. Cette condition ayant été remplie, j’ai poursuivimes études en passant deux certificats de licence. Il m'a fallu suspendre temporairement les études,ayant été mobilisé en Avril 1940 (1).J’ai été militaire, préparant les EOR d’artillerie à Valence, mais n’ai pas été fait prisonnier. Je me suisretrouvé, après la débâcle, près de Perpignan, dans un ancien camp de prisonniers espagnols. De là,j’ai été affecté au 20ème bataillon de Chasseurs Alpins à Digne, dans les Basses-Alpes (maintenantAlpes-de-Haute-Provence). Il y avait sur place une bibliothèque municipale assez modeste mais pos-sédant le gros traité de zoologie de Rémi Perrier. J’en ai fait ma pâture pour consolider mes connais-sances et ai donné quelques cours de biologie aux soldats du bataillon. Puis j’ai réussi à me faire muterà Marseille où j’ai pu m’inscrire en Faculté pour obtenir les deux certificats de licence qui me man-quaient. Militaire durant la journée, je suivais des cours à partir de 17 heures. En 1941, ayant unelicence en poche, j’ai pu entreprendre un diplôme d’études supérieures sur "la physiologie pigmentairedes poissons". Une fois mes obligations militaires journalières terminées, je me rendais à la station mari-time d’Endoume pour y travailler. Ce diplôme fut passé à Marseille, tutorisé scientifiquement ethumainement par Voldemar Vilter, encore vivant à plus de 100 ans. Le travail a donné lieu à ma pre-mière publication en 1942.Les Allemands ayant fini par occuper toute la zone dite libre, je suis revenu dans l’ancienne zone diteoccupée où était ma famille. J’avais trouvé un poste de préparateur au PCB, poste qui avait été créépour remplacer tous les enseignants qui avaient été mobilisés, déportés ou fait prisonniers. En 1944,auditeur libre à l’ENS, j’ai préparé l’agrégation de sciences naturelles. Je devais passer le concours enmai 1944, mais le débarquement, qui a eu lieu alors, a tout remis en cause. L’agrégation ayant été sup-primée, j’ai travaillé, pendant plusieurs mois, dans un laboratoire de contrôle des médicaments, àl’Institut Alfred Fournier, près de Denfert-Rochereau. Une de mes publications a même été faite, suiteà mes travaux dans ce labo. J’ai repris, fin 1944, la préparation à l’agrégation. Mais la poussée alle-mande dans les Ardennes a, une nouvelle fois, entraîné la suppression provisoire de ce concours. J’airenoncé du même coup à m’y préparer une troisième fois et suis entré au CNRS comme stagiaire, puisattaché de recherches.

D.P. — Dans quel laboratoire aviez-vous été recruté ?

C.T. — Il s’agissait du laboratoire d’Évolution des êtres organisés qui se trouvait boulevard Raspail. Quand j’aiquitté Marseille, Georges Petit, le directeur du laboratoire d’Endoume, m’a recommandé à Pierre-PaulGrassé, qui était un de ses amis et dirigeait ce laboratoire. Fin 1944, le Professeur Grassé m’a aidé àobtenir un poste au CNRS et m’a déclaré en substance : "J’aimerais que vous travailliez sur la parthéno-genèse chez les mammifères. Ce sujet a été abordé déjà par Gregory Pincus, dans les années 1935-39. Il seraitjudicieux de reprendre ce qu’il a fait et d’approfondir ce sujet peu connu et qui a l’air d’être fort intéressant".Mais en 1945-46, il n’y avait pas beaucoup d’animaux pour effectuer des expériences ! Pour m’en pro-curer, j’avais bien monté une petite lapinerie, boulevard Raspail, mais comme sa production était

ARCHORALES-INRA – CASSETTE DAT N°87Propos recueillis par D. Poupardin

Thibault Charles, Jouy-en-Josas, le 11 Avril 1996, Transcription revue en Mai 2002

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insuffisante ou partait à la casserole, je me suis adressé à la Bergerie nationale de Rambouillet, trou-vant près d’elle un support tant moral que matériel. Martial Laplaud, le directeur d’alors, était un agrod’une soixantaine d’années, tout à fait ouvert. Il s’efforçait de promouvoir en France l’inséminationartificielle bovine. Je suis entré à la Bergerie Nationale pour développer ma lapinerie, mais à sa deman-de en contrepartie, je me suis occupé en même temps de la reproduction du troupeau de moutonsmérinos et d’insémination artificielle. J’ai eu la chance d’y rencontrer de jeunes agros très enthou-siastes que tentait la recherche, Robert Ortavant, Louis Dauzier et Jean Rougeot.

D.P. — En aviez-vous fini alors avec les poissons ?

C.T. — Non, j’ai continué à travailler sur les poissons. Dans l’ancien 3ème cycle, les étudiants passaient deuxthèses, une thèse principale expérimentale et une thèse complémentaire qui était généralement unmémoire de synthèse sur un sujet différent de celui de la thèse. Personnellement, j’ai passé deux thèsesexpérimentales en 1949, l’une sur la parthénogenèse des mammifères et l’autre sur la vision des cou-leurs chez les poissons. J’ai travaillé parallèlement sur ces deux sujets. Quand je n’avais pas de lapins

Premier Congrès des jeunes zoologistes, Paris, 1948.Au premier rang, de gauche à droite : Fischberg (Zürich), Chauvin (Paris), Hafez (Le Caire), Professeur Grassé (Paris),Banerjee (Inde), Ellenby (Newcastle), Ebbinge Wubbeb (La Haye).Au deuxième rang : Barrucaud (Paris), Leclercq (Liège), Marlier (Bruxelles), Wirtz (Bâle), Gontcharoff (Paris), Sandreuter(Bâle), Herlant Meervis (Bruxelles), Bazire (Paris), Théodoridès (Paris), Possompès (Paris), Nigon (Paris), Coutin (Paris).Au troisième rang : d’Aguilar (Paris), Grison (Paris), Roehrich (Paris), Geiger (Bâle), Nasr (Le Caire), Dresden (Utrecht), Barlet(Liège), Tripathi (Inde), Jost (Paris), Soulairac (Paris), Stéfan (Paris).Au quatrième rang : Perrin (Paris), Moerzer Bruins (Utrecht), Luescher (Suisse), Thibault (Paris), Staiger (Bâle), Le Masne(Paris), Vachon (Paris), Deleurance (Paris).Au cinquième rang : Gscwind (Züriche), Reiff (Bâle), Humbel (Zürich), Jenni (Zürich), Grob ((Bâle), Gloor (Zürich), Nuesch(Bâle), Koch (Zürich).

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ou de rats, je me rabattais sur lescarpes qui étaient élevées dans desbassins situés dans le jardin dulaboratoire.J’ai été nommé Assistant de biolo-gie Boulevard Raspail, en 1946,puis chef de travaux en 1949 enpropédeutique (physique, chimie,biologie, le PCB) qui formait à labiologie les futurs médecins. En1950, on m’a proposé de devenirmaître de conférences, à Lyon. Mais je m’étais attaché à la reproduction animale, aux moutons et auxbovins et à former une petite équipe de recherche à Rambouillet avec les jeunes Agros que j’ai men-tionnés auxquels s’étaient joints Robert Denamur, Jack Martinet et Suzanne Wintemberger. Viendrontplus tard à Jouy nous rejoindre François du Mesnil du Buisson, puis Jean-Pierre Signoret, LiseMartinet et enfin Pierre Rombauts et son équipe, qui travaillaient sur les hormones stéroïdes. On sortait de la guerre et la recherche pouvait aider à produire davantage de lait, de viande et de laine,cela m’intéressait. Il fallait accroître la fertilité et les performances, notamment en enseignant et endéveloppant l’insémination artificielle à Rambouillet, puis dans les centres d’insémination artificiellequi s’ouvraient. Ce fut le début de nos recherches sur le contrôle de l’ovulation et de la superovula-tion. Le mérinos de Rambouillet étant considéré comme peu fertile, il paraissait intéressant d’accroîtresa fertilité. Les Russes avaient déjà effectué, dans les années 1930-1935, des travaux sur l’inductionde la superovulation en vue d’accroître le nombre des agneaux par mère. L’accroissement du nombredes agneaux paraissait également souhaitable pour la production de fourrure par croisement de bre-bis Lacaune ou Noir-de-Bains avec des béliers Astrakan. La superovulation permettait d’obtenir desF1 en nombre plus élevé. Ce fut le sujet de la thèse d’un jeune Afghan, Nacer Kéchawartz, guidé parJean Rougeot. Nous avons pris conscience assez vite que les conditions d’élevage maintenaient la fertilité des brebis àun niveau insuffisant, compte tenu du coût des installations, et condamnaient à terme le système d’éle-vage à sa pert e ; les femelles qui n’avaient des agneaux qu’au bout d’un an et demi, ne pouvaient guèreen avoir plus de trois ou quatre, si elles étaient destinées à être abattues à l’âge de cinq ans. C’est pour-quoi nous avons repris les re c h e rches sur l’ovulation et la superovulation. Nous avons cherché, parailleurs, à développer l’application des techniques de l’insémination artificielle à d’autres espèces queles bovins. En effet, si pour les bovins, le prix du veau justifiait le prix de l’insémination, il n’en étaitpas de même pour les brebis et leur agneau. L’insémination artificielle ne pouvait déboucher sur desrésultats économiques satisfaisants pour les éleveurs ovins qu’à la condition de disposer de plusieursfemelles en chaleur, le même jour. D’où l’idée de synchroniser les oestrus des femelles pour que, le jourde la venue de l’inséminateur, celui-ci puisse intervenir sur un nombre suffisant d’entre elles, de façonà ce que le coût de l’insémination soit réduit. Notre pre m i è re publication sur ce sujet, avec RobertO rtavant et Martial Laplaud, date de 1948 et parut au compte-rendu de l’Académie d’Agriculture .Telles sont les idées qui ont présidé à notre démarche. Comme j’avais envie de continuer sur ces pro-blèmes d’ovulation, de synchronisation, de comportements sexuels qui m’avaient motivé, je suis allévoir le directeur général de l’INRA, qui était à l’époque Raymond Braconnier, et je lui ai demandé sicela l’intéressait que j’essaie de monter dans son institut un laboratoire de physiologie animale. Il m’arépondu oui. À cette époque, on entrait à l’INRA, à la suite d’un concours ou d’un détachement. Ayantrenoncé au poste de maître de conférences qui m’avait été proposé à Lyon, j’ai obtenu en 1950 mondétachement de l'Éducation nationale et l’aval d’une Commission paritaire de l’INRA (qui réunissaitdes représentants de l’administration et des syndicats) que Pierre Grison avait été chargé de présider.Puis j'ai été nommé directeur de recherche en 1954.

Visite à Jouy-en-Josas, en 1965, de Zaïre Cha, roid’Afghanistan. De part et d’autre de C. Thibault,on reconnaît à sa gauche le roi d’Afghanistan (il setient la tête), à sa droite Jean Rougeot, patron dethèse d’un ingénieur agronome (NacerKechawartz).

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Ma carrière administrative a été marquée par les détachements multiples qui se sont succédé entre leCNRS et l’Éducation nationale, entre l’INRA et l’Éducation nationale et vice-versa. Elle a pris finquand j’ai quitté la présidence du CNRS en 1981 en optant pour l’Éducation nationale, comme pro-fesseur titulaire à l’Université de Paris VI. L’INRA cherchait en 1950 à créer un pôle s’occupant des productions animales. L’INRA décida d’ache-ter un domaine. Deux domaines étaient en vue, celui de Vilvert à Jouy-en-Josas et celui de la Minière.Il s’est trouvé que le premier s’est libéré plus tôt à la vente que le second. C’est la raison pour laquel-le les premiers labos et installations expérimentales se sont implantés à Jouy. Autrement, ils l’auraientété à la Minière (2). J’ai rencontré à cette époque Raymond Février, qui s’occupait de porcs à Bois-Corbon, René Péro quis’occupait d’oies dans les Landes. J’ai fait ensuite la connaissance de Germain Mocquot, qui s’occupaitde l’amélioration de la qualité des fromages à Surgères et à Poligny. Il s’est établi une solide amitiéentre nous quatre que sont venus partager André François et René-Guy Busnel, ce qui a permis d’or-ganiser le CNRZ (maintenant CRJ) avec vigueur et efficacité.

D.P. — Vous ne pouviez évidemment pas avoir la prétention de tout étudier dans un institut derecherches qui venait juste à peine d’éclore. Comment avez-vous déterminé le domaine de recherchesur lequel vous alliez faire porter plus particulièrement vos efforts ?

C.T. — Effectivement, il fallait choisir dans le champ très vaste de la physiologie (les systèmes nerveux, car-diaque, respiratoire, rénal, digestif, reproducteur) ceux qui seraient étudiés plus précisément parl’INRA, compte tenu de sa vocation. Comme j’étais hésitant, je suis allé voir les deux inspecteurs duMinistère de l’Agriculture que j’avais connus quand je me trouvais à Rambouillet, MM. Quittet etPortal, pour savoir ce qu’ils en pensaient. Quels étaient, de leur point de vue, les problèmes impor-tants auxquels il fallait s’attaquer en priorité pour améliorer la productivité de l’élevage. J’ai eu droità une réponse évasive : "Oh ! Ne vous inquiétez donc pas de cela ! Tout a déjà été fait aux USA ! Il suffit dereprendre ce qui a été fait là-bas !" Ce genre de réponse ne nous éclairant guère, nous avons décidé avecnotre groupe (constitué d’abord à Rambouillet qui comprenait agros, agris, vétérinaires, universi-taires), de nous faire nous-mêmes une idée en allant voir des éleveurs. Ce que nous avons fait à plu-sieurs reprises. C’est ainsi que nous avons organisé des voyages dans diverses régions françaises pourvoir de plus près les problèmes réels qui se posaient à eux. Nous avons visité des élevages ovins, por-tant notre attention plus tard sur des élevages bovins, puis porcins. De ces rencontres est née la doc-trine à laquelle nous nous sommes tenus. Le point crucial à étudier pour aider les éleveurs et leur per-mettre de continuer à exercer leurs activités nous est apparu être la fertilité insuffisante des animauxà l’intérieur des troupeaux. Dans la mesure où elle conditionnait tout le reste, la fertilité méritait d’êtreau centre de nos recherches.

D.P. — Existait-il des différences sensibles dans les réponses des régions ?

C.T. — Les problèmes différaient bien sûr entre les régions : il y avait des endroits où les races étaient peuprolifiques (moins d’un agneau par brebis et par an) et le coût de l’entretien apparaissait d’autant plusélevé. Mais il y avait des régions où les races étaient relativement prolifiques, comme dans les Préalpesdu Sud (je parle ici seulement des moutons) où il y avait souvent deux agnelages par an. On se ren-dait compte que des améliorations étaient envisageables, que les éleveurs pouvaient avoir deuxagneaux par agnelage, que des brebis pouvaient agneler deux fois par an.Par ailleurs, l’accès à des dossiers de centres d’insémination artificielle bovins nous montrait que desrésultats pouvaient être mauvais et décourager les éleveurs. Nous avons travaillé avec des centres enparticulier avec celui de Charmoy dans l’Yonne.Un autre aspect, qu’il nous est apparu important d’étudier, était ce qui avait trait à la production dulait. Nous étions au sortir de la guerre et il nous fallait essayer d’en finir avec la pénurie dont avaientsouffert dans les villes un grand nombre de personnes et améliorer les revenus des éleveurs. Nousavons, en conséquence, lancé aussi des recherches sur la lactation afin de mieux comprendre lesmécanismes physiologiques de la formation de la mamelle, de la montée laiteuse, de la traite et quellesétaient les interactions lactation-reproduction.

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Une autre question d’actualité à l’époque était la production d’une laine, homogène et constante, poursatisfaire les industriels avec qui J. Rougeot a travaillé et qu’il a aidés. On importait de la laine mêmesi en France paissaient des troupeaux de races lainières éprouvées, comme le Mérinos d’Arles ou leMérinos de Rambouillet. Grâce à lui, le contact a été constant avec les industriels lainiers. L’ouvrage sur les races ovines d’Edmond Quittet montrait la richesse génique résultant du très grandnombre de races ovines françaises. Ce qui nous a donné l’idée un peu sotte de vouloir garder à Jouydes petits troupeaux de quatre ou cinq races pour voir notamment comment elles se comportaient dupoint de vue de leur fertilité et de la durée de leur saison sexuelle. Les effectifs devenant vite insuffi-sants, nous avons limité nos ambitions aux Préalpes et aux Ile-de-France. Ces réflexions nous ont conduits à la structuration des recherches : des groupes continuent aujour-d’hui à travailler sur la reproduction, d’autres travaillent encore sur la cellule mammaire, mais lesrecherches sur la lactation ont été mises quelque peu en sommeil car si, avec l’instauration des quo-tas laitiers, la glande mammaire demeure encore un modèle expérimental, elle ne constitue plus l’ob-jet d’une recherche de productivité. Les recherches sur la laine ont été peu développées, en raison de la concurrence croissance très vivesur les textiles synthétiques, mais elles ont été réorientées par Jean Rougeot qui s’est intéressé à lachèvre angora dont le poil très spécial se vendait mieux que la laine très fine du mérinos, le vison poursa fourrure et le lapin angora qui était un revenu d’appoint de familles ouvrières. À ces trois directions de recherche, reproduction, lactation, toisons (puis fourrures), il nous est appa-ru nécessaire d’inclure la physiologie de la croissance. La croissance ne se limitait pas, pour nous, aurapport gras/ maigre ni à la forme des gigots. Elle renvoyait aux questions suivantes : comment se for-ment les muscles ? Quelle est la dynamique de la croissance, pourquoi un animal croît-il plus vitequ’un autre ? Quelle est la physiologie du muscle et du tissu adipeux ? Ces questions relatives à lacroissance ont été abordées quand s’est offerte la possibilité d’avoir un poste d’enseignant à l’ENSA deMontpellier. Louis Dauzier, l’un des piliers de notre équipe sur la reproduction, a accepté d’aller fon-der un groupe travaillant sur la croissance, groupe toujours fonctionnel.Dans ce schéma général, il est apparu toutefois assez vite que tout ce qui concernait la reproduction,l’allaitement ou la croissance se heurtait à des problèmes de comportement, que celui-ci soit social,hiérarchique, sexuel ou maternel. Aussi un groupe a-t-il été formé dans les années 1954 sur l’étudede ces comportements, celui de Jean-Pierre Signoret (3). J'ajouterai que nous avons étudié le facteur de l'environnement qui, chez beaucoup de mammifères,est déterminant dans le fonctionnement des testicules et des ovaires ainsi que dans l'apparition ducomportement sexuel, la durée du jour. Les études ont concerné les ovins, le campagnol et le vison.L'objectif pour les brebis étant essentiellement de rompre l'anestrus saisonnier. L'hormone, qui trans-met l'information "nuit" à l'organisme, est la mélatonine étudiée par Jean Pelletier et utilisée pourmodifier la période de reproduction chez la brebis et dans la pratique chez le bélier.Je ne saurais oublier que se sont formés à nos côtés deux neurophysiologistes, tutorisés scientifique-ment par Mme Albe-Fessard de l'Institut Marey, Michel Dussardier, travaillant sur la motricité gas-trique des ruminants, puis Philippe Richard, sur le réflexe d'éjection du lait chez les ruminants. Tousles deux sont devenus professeurs de physiologie, le premier à Marseille et le second à Strasbourg.C'est l'un des élèves de Michel Dussardier, Jean-Paul Rousseau, qui m'a remplacé comme Professeurde Physiologie de la Reproduction à l'Université de Paris VI, quand j'ai pris ma retraite.

D.P. — Pourriez-vous évoquer les conditions de travail que vous avez connues au début de votre car-rière ?

C.T. — À Jouy, nos débuts dans les vieux bâtiments, qui existaient alors (4), ont été assez difficiles. De 1950à 1954, il a fallu travailler dans des conditions précaires et peu confortables, mais l’enthousiasme detous a contribué beaucoup à les faire oublier. Plus préoccupant nous est apparu être le problème dela documentation : chaque fois que l’un de nous avait besoin d’un document, il devait se rendre àl’Institut Pasteur, à la bibliothèque du CNRS ou à celle du Muséum d’Histoire Naturelle. R. Févrierétait également conscient qu’il fallait doter le CNRZ d’un Centre de documentation et a poussé dansce sens. Je m’en suis occupé : il a fallu d’abord recruter des documentalistes capables d’assurer les tra-ductions. Je me souviens avoir cherché au début du côté de personnes originaires de l’Europe de l’Est

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parce que celles-ci me semblaient avoir des capacités linguistiques bien supérieures à celles desFrançais, des Italiens ou des Espagnols. J’ai recruté notamment Nathalie Zuzine, une Française d’ori-gine russe, Sophie Strazewska qui était d’origine polonaise et qui avait fait ses études agronomiques àGembloux, en Belgique, Ingeborg Lodde qui était allemande. Kirsten Rérat, qui était d’origine danoi-se, a rejoint cette équipe. En plus d’un service de documentation, nous avons monté une bibliothèque.Mais pour avoir une bibliothèque sérieuse, il fallait y mettre les moyens. C’est alors qu’avec les autresresponsables du Centre, nous avons décidé que les taxes d’apprentissage, glanées par les uns et lesautres, pouvaient contribuer au fonctionnement du service de documentation et à l’achat aussi biend’ouvrages que de revues. Grâce à quoi, dès les premières années, le service de documentation met-tait à notre disposition une centaine de revues.

D.P. — Avez-vous le sentiment d’avoir été très soutenu dans les années cinquante par la Direction géné-rale de l’INRA, qui devait être sollicitée de toutes parts ?

C.T. — Oui, nous avons pu compter sur l’aide constante des Directeurs, Raymond Braconnier puis HenriFerru, et avant tout, sur celle de Jean Bustarret, inspecteur général, qui s’est révélé toujours très com-préhensif à l’égard de nos projets et qui avait perçu la nécessité d’être présent à la fois sur les deuxfronts de la recherche : creuser les domaines mal connus et transmettre aux professionnels les acquisnouveaux scientifiques et techniques, toutes les fois que cela était possible. J’insiste sur le fait queH. Ferru est venu discuter de nos projets, notamment de l'installation du centre d'insémination capri-ne et porcine de Rouillé. Ce n’était pas un technocrate, mais un homme de terrain, qui comprenaitvite de quoi nous lui parlions. Il savait que nous ne refusions pas de mettre la main à la pâte en nousréfugiant sous le chapeau de la recherche fondamentale.Les travaux auxquels nous avons participé sur l’insémination artificielle pour les espèces non bovines(chèvre, mouton, porc) illustrent l’intérêt que nous avons toujours porté aux applications. La direc-tion générale a soutenu nos efforts en ce sens, en nous permettant notamment d’acquérir le Domainede Brouëssy, puis d'utiliser le centre d’essais en vol de Brétigny et avec les généticiens, le domaine deRouillé pour en faire le centre de sélection et d’insémination artificielle des porcs dont s’occupait DuMesnil du Buisson. Pendant des années, ce centre a plus ou moins vivoté, n’ayant qu’une influencetrès localisée. Curieusement, il a fallu attendre des années avant que l’insémination artificielle ne pren-ne la place prééminente qu’elle occupe aujourd’hui dans l’élevage porcin français. Les porcs ? Nous avons usé la bonne volonté des éleveurs de porcs, notamment dans l’Yonne, quandles taux de fécondation étaient très mauvais. Ce qui marchait bien au labo ne donnait que des résul-tats très médiocres en ferme ! Il a même fallu changer de région pour trouver de nouveaux "volon-

taires" pour parvenir à un taux de réussite satisfaisant !La réussite de l’insémination artificielle dépend de la qua-lité de la semence du verrat mais aussi de la truie et de soncomportement d’œstrus qui dépend lui d’un certain

Notre camion-laboratoire.

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Le laboratoire de physiologie animale en visite chez les éleveursde la Drôme.

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nombre de facteurs que Signoret a réussi à analyser. Il a expliqué notamment pourquoi une truie pre-nait le réflexe de posture d’accouplement. Elle le prenait en réponse au “ chant de cour ” du verrat età ses stimulations tactiles et olfactives. Signoret a montré que si on cherchait à se mettre à cheval surune truie, celle qui acceptait ce chevauchement était en œstrus. C’était simple et facile à mettre en évi-dence ! Les études sur le sperme et sur la truie ont permis de progresser et de mettre entre les mainsdes agriculteurs eux-mêmes les techniques de l’insémination artificielle. Le porc est la seule espèce oùl’insémination artificielle peut être pratiquée directement par les éleveurs.Nous avons utilisé la même démarche avec la chèvre dans deux régions, la Drôme et la région Val-de-Loire/Vendée. Nous sommes allés sur le terrain avec un camion-laboratoire, grâce auquel nous effec-tuions des démonstrations d’insémination. D’autres aspects des comportements intéressant l’élevage ont donné lieu et donnent encore lieu à desrecherches sur le comportement social et sur le comportement maternel. Elles ont été initiées parJ.P. Signoret et sont toujours poursuivies avec succès à Nouzilly par celles et ceux qui ont été ses col-laborateurs.

D.P. — Quels étaient les problèmes scientifiques auxquels vous cherchiez parallèlement à répondre ?

C.T. — Le premier problème qui se posait aux inséminateurs était la qualité du sperme. Le spermatozoïde demammifère est produit dans les testicules, au cours d’une période très longue qui varie, selon lesespèces, entre 40 et 70 jours. Le passage dans l’épididyme et le canal déférent peut durer un jour oudeux, dans le cas de l’homme ou de la souris, 14 ou 18 jours, chez le taureau ou le bélier. Que sepasse-t-il durant ces périodes ? En quoi consiste la maturation des spermatozoïdes ? Quelle est la fré-quence des collectes que l’on peut opérer pour que le sperme reste fécond ? Les centres d’insémina-tion artificielle butaient sur le manque de connaissances qu’ils avaient pour répondre à ces questions.Utilisant trop souvent leurs taureaux, ils avaient bien des spermatozoïdes mobiles, mais qui n’avaientpas encore acquis leur pouvoir fécondant. La durée du transit épididymaire est un élément importantdans l’acquisition de la fécondance du spermatozoïde.Nous avons donc monté des recherches pour analyser de plus près la spermatogenèse, mettant enœuvre les techniques cytologiques et physiologiques (l’action des hormones) dont on pouvait dispo-ser à l’époque. Ce fut le travail de Robert Ortavant, puis de son second, Michel Courot.Nous avons entamé également des recherches sur l’ovaire. Cette glande se différencie chez les mam-mifères durant la vie embryonnaire ; nous avons particulièrement étudié chez la brebis la formationdu stock définitif d’ovocytes. Comment se forme un follicule ? Pourquoi met–il chez la femme 85jours à se développer jusqu’à l’ovulation alors qu’il réclame 175 jours chez la brebis et 21 jours chezla ratte ? P. Mauléon et son groupe ont effectué les investigations nécessaires pour comprendre le fonc-tionnement et la façon d’utiliser au mieux ces données physiologiques. Pourquoi des espèces ne "pon-dent-elles" qu’un ovocyte par cycle et d’autres plus d’une dizaine ? Les phénomènes de dominance etde subordination à l’intérieur d’un ovaire et entre les deux ovaires, expliquent ces différences ; ils ontété étudiés par M. A. Driancourt et le sont encore par d’autres chercheurs à Nouzilly. Les études surl’ovaire et le testicule nécessitaientde disposer d’hormones aussip u res que possible et de com-prendre leur mode d’action. Cetterecherche a été initiée par YvesCombarnous et son groupe ; elle sepoursuit sous son autorité aveccomme objectif d’établir les rela-tions entre structure et fonction :de faibles différences de composi-

Colloque international de l’IFFS (InternationalFederation of Fertility Society), Tokyo, 1971.C. Thibault en discussion avec un des organisa-teurs, le Professeur Niwa.

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tion selon les espèces entre hormones gonadostimu-lantes peuvent conduire au phénomène fort curieuxd’hyperactivité. Notre attention s’est portée par la suite, aussi bienpour la cellule mammaire que pour l’adipocyte, lemyoblaste ou l’ovocyte, sur les perspectives d’étudeoffertes par la culture in vitro. Nous avons été lespremiers à réaliser la fécondation in vitro de l’ovocy-te de lapine en 1954 avec L. Dauzier et

S. Wintemberger-Torrès et sommes à l’origine des recherches sur la maturation de l’ovocyte de la lapi-ne, la vache, la truie, la brebis et la macaque. Nous avons découvert notamment que dans le follicu-le, qui est en croissance, l’ovocyte ne reprend pas sa maturation nucléaire, sa méiose, en raison d’uninhibiteur produit par le follicule, tandis que dès la décharge ovulante (libération massive d’hormonesgonadostimulantes) qui se produit au moment des chaleurs, les cellules inhibitrices agissent, en senscontraire et assurent la maturation complète de l’ovocyte. Nous avons travaillé également sur le déve-loppement in vitro des œufs fécondés et, notamment pour les bovins, en liaison avec l’Union natio-nale des coopératives d’élevage et d’insémination artificielle (UNCEIA). J’ai organisé, en 1981, "le Club fécondation" qui s’est réuni tous les deux mois pendant des années.Assistaient à ces rencontres informelles, un public de biologistes, de vétérinaires et de gynécologues,venus de la région parisienne, de Nouzilly évidemment, mais aussi de plus loin, de Liège par exemple.Les discussions portaient sur les nouveautés, les travaux des uns et des autres, mais aussi sur les tech-niques présentement applicables ou susceptibles d’être améliorées. L’amélioration et la mise au pointdéfinitive des techniques sont souvent des processus plus lents que leur découverte. Les efforts, trèspayants au début, voient leur efficacité décroître parce que l’on se heurte à la complexité insoupçon-née du vivant. Il faut donc s’encourager en groupe pour persévérer.Les recherches actuelles sur la transgenèse se sont appuyées sur tout ce qui a été fait dans le domai-ne de la culture in vitro. Elles n’ont été possibles qu’à partir du moment où l’on a pu produire in vitrodes œufs fécondables, les féconder et les cultiver pour pouvoir introduire des gènes, avant le transfertdans une femelle servant de nourrice utérine. Les perspectives offertes par le clonage n’ont pu, demême, être envisagées qu’à partir du moment où l’on a pu se procurer des ovocytes mûris in vitro engrande quantité, étant donnée la modicité des rendements de la transgenèse et surtout du clonage.Une vache produit un ovocyte tous les 21 jours. Les techniques de superovulation ne permettent d’enrécupérer qu’une dizaine. La maturation in vitro d’ovocytes récupérés dans des ovaires d’abattoirs per-met, au contraire, de produire, tous les jours, des centaines d’ovocytes et d’œufs fécondés. En ce qui concerne la glande mammaire, nous avons cessé de nous intéresser à la production du lait,encore que Jacques Labussière ait continué avec son équipe, à Jouy, puis à Rennes, à améliorer lestechniques de traite, notamment la qualité de la vidange de la mamelle qui conditionne sa capacité àresynthétiser du lait (il existe, en effet, un système autorégulateur qui réduit le fonctionnement de lamamelle quand elle n’a pas été préalablement vidée complètement). Par contre, les recherches sur lacellule mammaire se sont poursuivies sous la responsabilité de Michèle Ollivier, car c'est un modèlemagnifique de cellule sécrétrice.

D.P. — Vous avez fait un exposé synthétique de toutes les recherches qui ont été menées par le dépar-tement de physiologie animale. Mais avant d’aborder l’examen des travaux de recherche que vous avezinitiés et plus particulièrement conduits, peut-être pourriez-vous rappeler sommairement les postesque vous avez tour à tour occupés au cours de votre carrière ?

C.T. — Je me suis occupé, en premier lieu, de la station de physiologie animale, étant rentré définitivementà l’INRA en passant le concours de Directeur de recherches en 1954. J’ai été nommé à la tête du dépar-tement de physiologie, lors de sa création en 1964. Avec l’accord et l’aide de mes pairs, j’ai été "admi-

Congrès international de reproduction animale et d’insémina-tion artificielle, Cracovie, 1972. Le conférencier, à la gauchede C. Thibault, est le Professuer Bielansky de l’Université deCracovie.

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nistrateur" du CNRZ (maintenant le CRJ) pendant 4 ans (1954-58) (maintenant existe un Présidentnommé par la direction et non plus un administrateur proposé par ses pairs). De 1960 à 1964, j’ai été l’un des deux représentants de la Biologie au Comité consultatif de larecherche scientifique et technique (CCRST ou Comité des 12) qui était le conseiller du gouverne-ment en matière de recherche. J’ai réussi, à cette époque, à ce que le CCRST propose le rattachementdes recherches forestières, piscicoles et vétérinaires à l’INRA, sans y être encouragé vraiment par ladirection. (J. Bustarret n’y tenait pas particulièrement) (5). Par ailleurs, je me suis investi dans le pro-jet de création de l’INSERM, organisme nouveau qui était appelé à remplacer l’Institut national d’hy-giène (INH). C’est une époque enfin durant laquelle j’ai voyagé en Allemagne et en Angleterre et airecueilli des éléments de comparaison permettant de déterminer ce qu’on pouvait envisager de faireen France en matière de recherches biologiques. De 1961 à 1963, j’ai représenté la recherche biolo-gique au Conseil économique et social dans la section de l’agriculture.En 1967, je suis devenu à plein temps professeur de physiologie de la reproduction à l’Université deParis VI. Ce poste ayant été ouvert tout spécialement pour cet enseignement par Pierre Aigrain quej’avais connu au CCRST.

D.P. — Etes-vous resté encore à l’INRA à cette époque ?

C.T. — Oui, je suis resté chef de département jusqu’en 1972, date à laquelle Robert Ortavant m’a remplacé.J’avais gardé la direction du laboratoire de physiologie de Jouy, que j’ai laissée en 1976 à François duMesnil du Buisson, mais j’ai continué à travailler personnellement à la paillasse, à Jouy, jusqu’en 1988,avec seulement un bruit de fond pendant mon passage à la Présidence du CNRS, de 1978 à 1981.Pendant cette période, j’ai essayé de rester en contact avec la recherche de deux façons : a) en conti-nuant un enseignement (un peu réduit) à l’Université, cela grâce aux connaissances de Marie-ClaireLevasseur qui me procurait les articles et ouvrages qu’elle jugeait nécessaires ; b) en m’astreignant, parailleurs, à venir une demi-journée par semaine au labo pour savoir ce qui se faisait et "maniper" unpeu avec l’ingénieur, Micheline Gérard qui travaillait avec moi depuis fort longtemps. C’est ainsi queje n’ai jamais lâché vraiment la recherche active.

Visite en Chine de laboratoires et d’Instituts avec les ministres français (P. Aigrain) et chinois de la Recherche, 1978.

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Mon histoire au CNRS mérite, je crois, que je la raconte. Ma nomination avait été proposée par PierreAigrain, alors secrétaire d'État. Alice Saunié-Seïté, qui était la ministre, avait manifesté sa préférencepour François Jacob, mais comme celui-ci avait décliné cette offre, elle avait accepté la propositiond’Aigrain, bien que me trouvant "trop mou". Elle m’a alors proposé un poste de Directeur deRecherches au CNRS que j’ai refusé préférant conserver mon poste de professeur (détaché de l’INRA),qui me permettait de reprendre facilement ma liberté, en cas de désaccord. Puis, en 1981, nous avonseu Jean-Pierre Chevènement comme Ministre de la recherche.La différence entre Saunié-Seïté et Chevènement, c’est qu’on pouvait résister à la première qui étaituniversitaire, mais difficilement au second, formé à l’École nationale d’administration. Quand ce der-nier m’a dit qu’il voulait que Maurice Godelier prenne la Direction du département des Sciencessociales du CNRS, parce que Godelier était un marxiste, je lui ai dit que j’ignorais ce qu’était unmarxiste, sachant seulement ce qu’était un bon chercheur. Pour donner suite à sa demande, il fallaitque je connaisse d’abord le jugement que pouvait porter sur lui la communauté scientifique dont ilfaisait partie. Mais Chevènement, trouvant trop lente cette procédure, m’a déclaré qu’il entendait lenommer tout de suite : "Je vais vous faire une lettre que vous n’aurez qu’à lire à la prochaine réunion duconseil d’administration. Celui-ci n’aura qu’à se rallier à ma proposition !" Mais des personnalités scienti-fiques et industrielles éminentes siégeaient alors dans ce conseil d’administration (Boulin, Lagardère,Gattaz, Néel, Jouvet…). J’ai essayé d’expliquer au ministre que ce n’était pas ainsi qu’il devait procé-der et comme j’étais opposé à l’idée sous-jacente de J.-P. Chevènement et de l’équipe qui l’entourait,de faire du CNRS, organisme de recherche autonome, une direction de son Ministère, ce qui étaitcontraire à son statut, je lui ai présenté ma démission. Permettez-moi de rappeler un souvenir qui montre que l’on pouvait quand même arriver à "l’ensei-gner", mais que son cabinet avait plus de poids que le Président du CNRS. Quand il a été nomméministre de la recherche en 1981, j’allais à Périgueux voir mes enfants. Le soir, en arrivant à l’hôtel,m’attendait un message m’informant que le Ministre souhaitait me rencontrer le lendemain matin. J’aidonc repris le train de nuit pour revenir dans la capitale. Je lui ai résumé ce qu’était le CNRS et lui aifait connaître mes vues sur la recherche. J’ai pu constater ultérieurement, dans ses interventions, desmorceaux de ce que j’avais pu lui dire. Mais il a été vite prisonnier de son entourage et d’une rigueuridéologique, bien stimulée par le Congrès de Valence. Lors de sa visite au CNRS, peu de temps après sa nomination, j’ai fait un exposé en lui conseillant dene pas se lancer dans des actions prioritaires : "les chercheurs ne sont pas stupides. Si vous leur demandezde rentrer dans des actions prioritaires, ils vont se contenter de donner à leurs travaux le titre que vous vou-drez, pour empocher les crédits qui seront ouverts et ils continueront à faire ce qui leur paraîtra préférable !"Je n’avais pas dit cela que, quinze jours après, était publiée une longue liste d’actions prioritaires. Àl’évidence, son entourage, très politique mais peu au fait des réalités de la recherche et de la liberté,dont elle doit bénéficier (6), avait poussé dans ce sens. Le ministre, lui-même, devait aussi avoir envied’afficher son rôle et de marquer le changement.

Au CNRS, de gauche à droite sur la photo, se trouventJ. Ducuing, directeur général, C. Thibault, le ministre PierreAigrain et Jean-Luc de Gennes.

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Dîner avec le ministre chinois de la Recherche.

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D.P. — Comment expliquez-vous que les organismes de recherche soient souvent en porte-à-faux avecles préoccupations et le mode de fonctionnement de notre société. À une époque où la planificationétait considérée comme "une ardente obligation", jamais les scientifiques n’ont eu autant de liberté pourchoisir eux-mêmes leurs propres axes de recherche. Inversement, à une époque où se manifestent desaspirations de plus en plus libérales, jamais le travail scientifique n’a été aussi encadré et programmé.Que pensez-vous de cette évolution pour le moins paradoxale ?

C.T. — J’ai participé souvent aux Commissions du Plan. Le Plan exprimait alors des propositions émises parles Instituts de recherche. Il ne constituait aucunement une contrainte, mais "une ardente obligation".Quand on considère aujourd’hui le contrat INRA-État, on trouve surtout de la part du ministère del’agriculture et de la direction de l’INRA des objectifs, qui sont ceux du moment et pas ceux de l’ave-nir. Je m’insurge évidemment contre cette amputation. Les propositions du Plan étaient formulées parles services de recherche et par des représentants dont j’ai été. On parlait alors un langage scientifique.Le Contrat n’est plus aujourd’hui qu’un document de style administratif, sans grand intérêt pour lesscientifiques et sans ambition pour découvrir et libérer les talents. J’ai siégé pendant 27 ans dans lesCommissions du CNRS, soit de biologie, soit de physiologie et 4 ans au Directoire (proposé par lessyndicats ou nommé par la direction). Je ne les ai quittées que quand j’en suis devenu le Président. Jesais donc bien comment elles fonctionnaient. La liberté accordée à cet organisme était très grande. Cequ’on attendait du chercheur, c’était essentiellement qu’il fasse de la bonne recherche, sans être direc-tif sur le thème. Les RCP (Recherches Coopératives sur Programme) étaient proposées par les cher-cheurs eux-mêmes, elles recevaient ou non l’aval des commissions concernées. L’équivalent actuel(ATP et autres Actions incitatives) sont imposées par le haut.Parallèlement, j’ai participé pendant des années à de nombreux jurys de concours de l’INRA et j’aitoujours apprécié l’écoute dont bénéficiaient les candidats de la part des membres des jurys.

D.P. — Durant les premières années qui ont suivi sa création, l’INRA semble avoir eu la maîtrise entiè-re de ses orientations. Ses dirigeants, en s’entourant des avis des scientifiques les plus compétents,s’adjugeaient le droit de définir eux-mêmes les domaines dans lesquels il convenait de lancer ou depoursuivre des investigations. Ils étaient d’accord, par ailleurs, sur les critères de scientificité auxquelspouvait se reconnaître "une bonne recherche". Les choses ont changé beaucoup, semble-t-il, avec l’ins-tauration de la double tutelle administrative : tout se passe, en effet, comme si l’Institut, incertain surses finalités et ses raisons d’être, se croyait obligé, pour consolider et élargir les assises de sa proprelégitimité, d’introduire massivement, dans toutes ses structures d’orientation et d’évaluation, des per-sonnalités scientifiques extérieures, mais ne connaissant rien à l’agriculture et indifférentes quant à sonavenir. Que pensez-vous de cette évolution ?

C.T. — J’en pense beaucoup de mal ! Quand nous avons commencé à travailler à Jouy, nous avons eu la chan-ce de pouvoir recruter des jeunes assistants. On leur faisait passer un examen pratique sur animaux.Comment vous y prenez-vous pour déterminer l’âge d’un mouton ? Comment le manipulez-vous ?Quelles rations alimentaires devez-vous fournir aux femelles selon leur état ? Si vous aviez devantvous une femelle gestante, quels compléments lui donneriez-vous ? Tous les assistants qui ont étérecrutés connaissaient l’animal sur lequel ils allaient travailler, savaient le prendre et le toucher. Cetteexigence a depuis longtemps disparu. Les gens sont recrutés sur titres et travaux. L’INRA embauchedes gens parce qu’ils ont fait un doctorat sur un sujet quelconque, de préférence de pointe, c’est-à-dire à la mode. Peu importe s’ils ne connaissent rien aux animaux ! Ce sont ces abandons qui per-mettent aux gestionnaires responsables d’édicter les recherches qui sont à faire. Rares sont les scien-tifiques qui ont actuellement une vision des problèmes agricoles en entrant à l’INRA. Rien d’étonnantsi ceux qui se retrouvent à la tête des labos, ignorent souvent leur nature et ne focalisent pas leur équi-pe sur une finalité même lointaine d’application. Le bât blesse en raison de la primauté donnée de nosjours à la programmation par le haut sur celle suggérée par la base. Quand nous avons effectué nostournées sur le terrain, je défendais ensuite devant J. Bustarret les actions de recherche qu’il fallaitdévelopper, d’après nos visites et nos réflexions et il m’écoutait.J’appréciais l’INRA à l’époque où les candidats à des concours présentaient leurs travaux aux membresde jurys, choisis par la direction en fonction des candidats avec lesquels ils pouvaient discuter per-

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sonnellement. Aujourd’hui, on tient compte surtout de la liste des articles qu’ils ont réussi à faireparaître dans de "bonnes revues internationales". Mais ceci n’a plus rien à voir avec l’agriculture. Quandvous engagez des recherches sur les bovins, vous pouvez avoir dix ans de silence scientifique avantde déboucher sur des apports significatifs. Le système actuel est complètement faussé : vous avezobtenu un contrat, vous prenez des étudiants pour faire une thèse. Comme celle-ci doit être faitedésormais en trois ans maximum, les étudiants sont tenus de sortir de leur travail quelque chose, auterme de cette période. S’ils veulent avoir une chance d’entrer à l’INRA (ou dans un autre organisme),leur contribution doit se traduire par deux publications de "niveau international". Mais vous ne sortezpas nécessairement des publications de niveau international au bout de 3 ans et même de 10, quandvous travaillez sur des bovins ou même sur les porcs ou les moutons !Rien d’étonnant si les apprentis chercheurs préfèrent travailler sur des rats ou des souris. Je suis d’ac-cord avec vous, la mission de l’INRA se trouve de nos jours en porte-à-faux. J’ai eu l’occasion de diresouvent que ne devraient être recrutés que des gens qui ont envie de faire de la recherche agrono-mique, c’est-à-dire qui ne viennent pas là simplement pour occuper des postes parce que c’est unemploi, mais parce qu’ils sont intéressés par des questions agricoles. Même s’ils travaillent sur dessujets très pointus, ceux-ci doivent avoir toujours en vue des applications sur des espèces utiles. Lessouris transgéniques sont des modèles irremplaçables pour analyser l’effet de tel ou tel gène. Mais ilne faut pas prendre les problèmes à l’envers : on ne peut pas prétendre faire des études sérieuses enmatière de clonage, de lactation, de reproduction ou de transgenèse sur des mammifères d’élevage,sans des connaissances solides acquises patiemment sur la physiologie de ces animaux et sur l’inter-action avec l’environnement. On ne fait pas de la transgenèse pour faire de la transgenèse ! On en faitsur un animal domestique en vue de lui faire produire quelque chose de bon pour l’homme. Les tech-niques de la transgenèse marchent moins bien sur les animaux que sur les végétaux, sur les grosmammifères que sur les petits rongeurs. Quand a paru cette photo célèbre de la souris porteuse d’untransgène de l’hormone de croissance et qui était devenue grosse comme un rat, tout le monde s’estjeté sur cette découverte en se disant que cette technique allait permettre, ô miracle ! d’obtenir desveaux plus gros, des animaux à croissance plus rapide. Mais il a fallu déchanter. On s’est aperçu àcette occasion qu’il n’y avait pas beaucoup d’animaux transgéniques, que ceux qui l’étaient n’expri-maient pas tout le potentiel du gène, que même lorsque le gène s’exprimait normalement, il pouvaiten résulter des troubles dans la reproduction et pas du tout une amélioration de la croissance.Maintenant, le fil conducteur de la transgenèse pour nos mammifères a été de se dire qu’en mettantdes promoteurs de protéines du lait, on allait pouvoir produire à moindre coût et en quantité des pro-téines spécifiques, produit à haute valeur ajoutée. Louis-Marie Houdebine a montré que cette voieétait féconde, mais elle concerne un seul aspect de l’usage de la trangenèse chez nos mammifères. Lesautres objectifs de la transgenèse doivent se porter sur la résistance à quelques maladies ou sur desgènes de fertilité, voire de vieillissement. Ces objectifs ont des chances, au cours de la décennie, dedéboucher sur quelque chose d’utile pour l’élevage et aussi pour la clinique humaine. Le clonage qui permet d’accélérer la diffusion à l’identique des génomes exceptionnels d’animauxd’élevage est l’un des objectifs actuels du groupe de Jean-Paul Renard. Il devrait être un objectifmajeur de l’INRA, car capable non seulement d’améliorer plus efficacement nos races, mais de don-ner à nos éleveurs la possibilité de produire des animaux d'exportation hautement rentables.Malheureusement le poids de quelques mauvais tribuns, dont José Bové et quelques "Verts", compteplus que l’évidente nécessité de poursuivre cet objectif et conduit à cacher les bovins clonés commedes produits honteux et certainement toxiques, puisque le lait doit être jeté et les animaux déclarésinconsommables, alors qu'il s'agit de la réplique à l'identique de femelles issues de vaches à hauteproduction. L’INRA a oublié ses travaux sur les méristèmes !

D.P. — La physiologie animale, qui a pris historiquement le pas sur des parties des sciences naturellesconsidérées longtemps comme simplement descriptives, n’est-elle pas en butte, de nos jours, à laconcurrence de disciplines plus jeunes et plus attractives, comme la génétique, vers lesquelles on setourne comme si elles avaient réponse à tout ?

C.T. — La physiologie animale est menacée si elle se ferme sur elle-même et si les résultats qu’elle obtientn’ont pas une perspective d’application à la médecine et/ou à l’élevage. Les outils de la biologie molé-

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culaire, de la génétique moléculaire, les systèmes in vitro sont des moyens pour résoudre des pro-blèmes physiologiques qui attendent une solution. J’en ai un sur le cœur que ni nous ni d’autres n’ontpu encore résoudre : la mortalité embryonnaire. Considérons une vache fertile inséminée avec dusperme de bonne qualité. A chaque fois, plus de 90 % des ovocytes sont fécondés. Mais au maximum60 % aboutiront à la naissance d’un veau : on déplore donc 30 % de pertes embryonnaires. C’est cettequestion sur laquelle il convient aujourd’hui de se pencher. Les outils adéquats nous faisaient jusque-là défaut. Nous en disposons aujourd’hui grâce à la biologie cellulaire et moléculaire : nous com-mençons à savoir comment le trophoblaste qui enveloppe l’ébauche de l’embryon va reconnaître lamuqueuse utérine, comment celle-ci va réagir, autrement dit quel dialogue cellulaire et moléculaireva s’établir, quels sont les gènes qui sont allumés ou éteints dans l’utérus à ce moment. La biologiemoléculaire met aujourd’hui à notre disposition des outils nouveaux qu’il convient d’utiliser si l’onveut comprendre cette mortalité embryonnaire et la réduire. Quand vous avez constaté que certainsanimaux ont un pourcentage de gestation plus élevé que d’autres, il importe d’en rechercher les rai-sons. Peut-être parce qu’il existe des signaux qui sont bien synchronisés entre l’embryon et l’utérus ?Les relations immunologiques entre le conceptus et la mère sont également à prendre en compte. L’utilisation des systèmes in vitro pour la maturation de l’ovocyte, la fécondation et surtout le clona-ge et la transgenèse, font apparaître une situation inconnue : la mortalité embryonnaire tardive etmême jusqu’après la naissance. C’est un sujet passionnant que d’arriver à comprendre pourquoi unembryon, qui apparemment a bien débuté son développement, se "déprogramme" à partir d’un cer-tain temps. C’est un modèle extrême pour l’étude de la mortalité embryonnaire. Je crois que la phy-siologie conserve cette fonction essentielle qui est de prendre en compte l’animal tout entier, maisqu’elle ne peut rester descriptive et doit absolument faire siens les outils de la biologie moléculaire etcellulaire.L’agriculteur se moque bien de savoir à quel niveau de l’animal les choses se passent bien ou mal. Maispour lui venir en aide, le chercheur est obligé de démonter préalablement un pan de cette mécaniquedu vivant et d’essayer ensuite de la remonter en fonction de ce qu’il croit avoir compris. J’ai l’impression que l'évolution enthousiaste vers le moléculaire fait disparaître le sujet au profit del'outil. Cette évolution m’apparaît regrettable si elle doit se faire au détriment des disciplines clas-siques, la zoologie, la botanique, la physiologie. Un des rôles du Muséum est de trouver et de décri-re des modèles animaux nouveaux, tout en étant la "bibliothèque" de ceux déjà répertoriés. Cettefonction conduit tout naturellement à plusieurs questions : comment les organismes vivants arrivent-ils aux mêmes fins en utilisant des mécanismes différents ? Pourquoi utilisent-ils des mêmes famillesd’hormones ou de médiateurs pour exécuter des fonctions semblables ou au contraire différentes ? Ilest possible, en comparant les espèces entre elles, d’étudier comment telle molécule ou hormone, pré-sente depuis la nuit des temps, peut moyennant quelques changements limités de structure, piloterces fonctions dans des espèces animales aussi différentes qu'un ver et une souris, qu'une souris et unhomme. Dans ce domaine, nous pouvons apporter des éléments de réflexion nouveaux à partir desconnaissances que nous acquérons sur nos espèces domestiques et que l’INRA a seul la capacité d’ap-porter.Le CNRS a restreint ses ambitions. Le mot zoologie n’est plus identifié comme tel dans cet organisme; il fait vieillot. Celui de physiologie a perdu de sa force. C’est une dérive que l’INRA ne peut pas sepermettre, sous peine de perdre sa raison d’être et son originalité. Il faut garder, comme doit le fairel’INSERM pour l’homme, la vision de l’animal en entier et se souvenir de ce qu'agronomique signifie.

D.P. — Si j’ai bien compris, l’INRA aurait intérêt, selon vous, à s’appuyer davantage sur les demandesdes agriculteurs pour définir ses propres orientations. Mais ceux-ci ne sont-ils pas victimes parfois depréjugés ou d’idées fausses ?

C.T. — Le difficile est de repérer ce qui est vrai dans leurs observations. Il arrive qu’ils aient des idées fausses.Je peux vous citer l’exemple d’un éleveur normand qui avait décidé d’arrêter de faire de l’insémina-tion bovine. Lui ayant demandé ses cahiers, j’ai pu constater qu’il en avait tiré des conclusions erro-nées : il avait une meilleure fécondité avec l’insémination artificielle qu’avec son taureau. Mais bienqu’ayant les chiffres, il était persuadé du contraire.

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D.P. — Nous nous sommes un peu écar-tés de ce que vous aviez commencé àexposer. Nous reviendrons plus loin surces considérations. Mais pourriez-vouscontinuer à dérouler le fil de votre car-rière ?

C.T. — J’ai été membre du Comité consul-tatif de la recherche de 1960 à 1964, m’ef-forçant dans la mesure du possible de nepas prendre les dossiers INRA. A partir de1967, je suis devenu professeur à Jussieu,ayant connu l’année suivante, le climatagité de cette Faculté.

Quand j’ai quitté la présidence du CNRS en 1981, j’ai voulu finir ma carrière, comme professeur àl’Université. J’occupais un poste échelle lettre E à la Faculté, mais comme j’étais détaché de l’INRA àl’Éducation nationale, on m’a fait savoir que si je souhaitais rentrer définitivement à l’Université, il mefaudrait repartir à des échelons indiciaires inférieurs. Si j’ai néanmoins pris cette option, c’est bien sûrparce que j’aimais faire de l’enseignement et trouvais des satisfactions à former des étudiants ; maisaussi parce que n’ayant pas racheté mes années CNRS, je n’aurais pas mes 37, 5 ans de cotisation sije terminais ma carrière à l’INRA. L’âge de la retraite étant fixé à l’époque à 67, 5 ans dans l’Université,j’avais la possibilité de prolonger ma carrière au-delà de 65 ans. Ainsi, j’ai été repris à l’Université, en 1981, à l’échelon indiciaire que j’avais eu à l’INRA en 1964, avecune indemnité compensatrice, mais dont le montant fondait chaque année et n’était pas pris en comp-te dans le calcul de ma retraite. Mes collègues du Comité consultatif des Universités, qui étaient indi-gnés par le sort qui m’avait été réservé, ont eu la gentillesse de me gratifier des postes qui se libéraient,d’une façon privilégiée. En sorte que, grâce à eux, j’ai fini ma dernière année à l’Université (1988), àl’échelon qui avait été le mien jusqu’en 1981, tant que j’étais détaché de l’INRA ! Les politiques rap-pellent pourtant volontiers le caractère nécessaire de la mobilité.J’ai continué à travailler à la paillasse au Centre de Jouy, pendant deux années. Mais l’ingénieur quiétait le pilier de ma recherche est partie, à son tour, à la retraite. Il aurait fallu que je change de labo,m’initie à de nouvelles techniques. À 70 ans, je n’en ai pas eu le courage ! Je me suis dit qu’il fallaitque je fasse autre chose. Comme beaucoup de gens souhaitaient que je laisse en partant un ouvrageet non des cours polycopiés, j’ai décidé d’animer la rédaction d’un ouvrage sur la reproduction desmammifères et de l'homme. Publiée en 1991, l’édition française s’est très bien vendue dans la franco-phonie, mais l’édition anglaise qui a suivi, deux ans plus tard, a été ignorée dans les pays anglo-saxons. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je crois qu’il s’agit d’un boycott parce qu’il n’y avaitpas d’auteurs anglo-saxons responsables de chapitres. Puis, toujours avec Marie-Claire Levasseur,mais cette fois avec également la collaboration d’André Beaumont, nous avons publié un autre ouvra-

ge sur la reproduction des vertébrés. La comparaisondes différentes classes de Vertébrés est passionnante.A titre d’exemple, sur une espèce de grenouille, onpeut suivre la diff é renciation de chro m o s o m e ssexuels chez une espèce qui en est dépourvue ; àpartir d’un autosome apparaissent des chromosomesqui évoluent soit vers le type Oiseau (O ZW, P ZZ)soit vers le type Mammifère (O XX, P XY), ceci dansdes sites géographiques voisins.

Discussion avec le Président Giscard d’Estaing surla Recherche et le CNRS, Palais de l’Élysée, 1981.

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Même les chats s’intéressent à nos livres sur la reproduction !

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D.P. — Tout ce qui touche à la reproduction sou-lève dans notre société des problèmes d'ordreéthique ? Les possibilités de transferts d'em-bryons à d’autres espèces que les vaches ont dû,notamment, susciter bien des espoirs, descraintes et des fantasmes !

C.T. — Les chercheurs français, qui ont commencéà travailler sur les transferts d'embryons, commeSuzanne Torrès, puis Jacques Testart, les ont prati-qués à la physiologie animale du CNRZ. Jacques

Testart a fait sa thèse sur la maturation et la fécondation de l'ovocyte de veau avant de partir à l'hôpi-tal Béclère développer la fécondation in vitro (FIV) et le transfert d’embryons dans l’espèce humaine.Il en est de même de beaucoup de jeunes (mais ils ne le sont plus aujourd'hui !) qui ont préparé leur3ème cycle avec nous et sont partis dans les labos de FIV humaine. Les relations que notre groupe dephysiologie de la reproduction a instaurées avec les gynécologues et les andrologues ont été conti-nuelles et très fécondes, ce qui m’a valu d’être président de la Société française de fertilité composéeà 70 % de gynécologues, de 1986 à 1989. J’ai toujours considéré les questions éthiques de façon très pragmatique. Les lois françaises de bioé-thique de 1994, dont le député, maintenant ministre, Jean-François Mattéi a été le rapporteur, sontirréalistes dans la mesure où elles interdisent de travailler sur "l’embryon" (7) humain car il n'y a pasde progrès possible sans expérimentation. Il faut pouvoir faire des études sur l’œuf et l'embryonhumain au début de son développement et acquérir des connaissances meilleures sur ses besoins etsur les conséquences des manipulations in vitro. Un milieu de culture ne s'improvise pas, bien queles approches demeurent encore très empiriques. Il faut connaître comment les voies métaboliquesévoluent quand le génome du nouvel être commence à s’activer.Je viens d’évoquer le problème de la mortalité embryonnaire chez les bovins. Lorsque vous maturezles ovocytes in vitro, que vous les fécondez et les cultivez jusqu'au stade où ils peuvent être transfé-rés (8), les techniciens les plus adroits arrivent à obtenir, chez cette espèce, 50 % environ de gesta-tion (9). Mais chez l'homme, ce pourcentage ne dépasse guère 10 % par embryon transféré. Malgréune sélection cyto-morphologique des embryons avant transfert, la mortalité embryonnaire est prochede 90 % quand toutes les manipulations ont été effectuées in vitro. Ce problème n'est pas abordableexpérimentalement chez l’homme ; en conséquence, on doit expérimenter à minima, par analogieavec d’autres espèces animales sur lesquelles il est urgent d’engager des recherches sur des critèresmoléculaires et métaboliques depotentialité au développement desembryons à transférer. On s'estaperçu, par exemple, que l’em-bryon de souris est incapable, audébut de son développement,d'utiliser le glucose qui est toxiqueet qu'il transforme en glycogène àdéfaut d'avoir les enzymes néces-saires pour le faire entrer dans lesdeux voies métaboliques du glu-cose, comme l’a montré Yv e s

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Symposium d’Amboise sur les malformations congénitales desmammifères, mai 1970. De face, le Professeur Robert Debré.

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Symposium d’Amboise, 1970. Au premier rang,devant C. Thibault, on reconnaît le Professeur Wolfdu Collège de France et Richard Edwards deCambridge, pionnier de la fécondation in vitro chezl’homme.

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Ménézo qui prépara sa thèse à Jouy sur la composi-tion des liquides tubaire et utérin dans lesquels sedéveloppe l’œuf après la fécondation. Il convientdonc de rechercher l’apparition au début du déve-loppement des enzymes métaboliques, autrement ditle début de l’expression des gènes concernés. En conclusion, si l'on veut que l'espèce humainepuisse bénéficier à terme des avantages potentiels dela FIV et du transfert d'embryons, on n'échappe pasà la nécessité de faire des expérimentations sur l’œufet l’embryon humain, une fois tirés les enseigne-ments de toutes celles qui auront été faites sur

d’autres mammifères dont nos espèces domestiques. La loi de bioéthique dans le domaine biomédical, qui devait être révisée en 1999, ne l’est toujours pas.La position officielle reste figée sur des connaissances qui ont toujours été très rapidement dépassées; elle ne permet pas de prendre le risque de replacer un embryon humain sur lequel auraient été effec-tuées des manipulations ou des mesures, si celles-ci ne sont pas considérées comme totalement ano-dines (ce qui est impossible). Heureusement, la possibilité d’effectuer un DPI (diagnostic préimplan-tatoire effectué sur une ou deux cellules du jeune embryon) a été donnée à deux centres, mais cettetechnique continue à être combattue par certains. J’ai eu l’occasion de parler de cette loi avec Mattéi,qui m’a expliqué qu’il ne pouvait aller à l’encontre des 500 députés qui s’étaient déclarés hostiles àdes dispositions plus libérales. L’opinion n’était pas mûre. Du point de vue éthique, la question qui sepose à moi est de savoir s’il convient de continuer à replacer en aveugle trois embryons pour se don-ner la sécurité d’avoir 20 à 30 % de grossesse ou s’il ne vaut pas mieux faire des études permettant dedéfinir des critères métaboliques et d’expression des gènes de l’embryon, afin d’arriver à ne plus repla-cer qu’un seul bon embryon "vérifié" et éviter d’avoir des jumeaux ou des triplés. Le problème éthiquese pose en ces termes et ma réponse est la suivante : si vous ne faites pas d’expérimentation, vous sereztoujours en train de faire des pétitions d’une part sur la réduction du nombre d’embryons transféréspour éviter les jumeaux et les triplés et d’autre part, sur le refus de rechercher par l’expérimentationdes critères de choix aussi peu invasifs que possible avant le transfert. Qu’il y ait des critères sévères pour empêcher les abus médicaux ! C'est bien normal. Quand on voitce qui s’est passé pour l’ICSI. L'ICSI c'est l'insémination, non pas par fécondation normale in vitro,mais en injectant dans l'ovocyte un spermatozoïde ou même un spermatozoïde non achevé, une sper-matide. On a recours à cette technique lorsque les spermatozoïdes ne sont pas mobiles, n’ont pas uneforme normale, ne parviennent pas à franchir la membrane pellucide ou ont un pouvoir fécondantinsuffisant en raison d’un manque des protéines de reconnaissance spermatozoïde-ovocyte. Le pro-blème moral n’est pas de se dire : a-t-on le droit d’utiliser l’ICSI parce que cette méthode est contrai-re aux lois de la Nature, et si, comme l'affirment certains, on commet un "viol" de l'ovocyte. Le pro-blème est : je ne peux pas faire de l’ICSI, tant que je ne sais pas comment se transmettent à la des-cendance les anomalies géniques du père qui n’a pas une spermiogenèse correcte. C'est bien cela leproblème. Marquons une pause à partir de l’utilisation qui en a déjà été faite pour savoir si on trans-met l'hérédité défectueuse. Si on pratique cette technique sans cette connaissance, c'est répréhensibleparce que cela peut aggraver l’infertilité des générations suivantes alors que l’espèce humaine présen-te déjà beaucoup de signes de perte de fertilité préparant sa disparition à l’échelle de temps de l’évo-lution. La réponse d’un certain nombre de cliniciens est de dire qu’on appliquera aux descendants la mêmetechnique puisqu'on en dispose. Il ne faut pas faciliter une compétition malsaine entre des praticiensqui se disent : si je ne pratique pas l’ICSI, alors que mon collègue le fait, tous mes patients iront chezlui ! C’est là où réside le problème éthique (10). Ajoutons qu’il y a des publications scientifiques destinées à aguicher les médias et à soulever desdébats inutiles. Ce fut le cas, il y a quelques années, de celles qui ont paru sur les tentatives de par-thénogenèse humaine. Les referees acceptent la publication sans rien dire, alors qu’il n’existe pas dedéveloppement parthénogénétique possible chez les mammifères ! Si on tente d’obtenir des dévelop-

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Discussion sur l’éthique, UNESCO, 1994. C. Thibault avec leprofesseur Claude Sureau.

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pements parthénogénétiques chez la souris ou le lapin, c’est seulement pour comprendre les méca-nismes de l’activation de l’ovocyte et du début du développement. On ne peut le faire chez l’homme !On ne doit pas utiliser l’œuf humain comme un modèle expérimental. Il y aura toujours des risquesde dérive possibles que l’éthique doit avoir à cœur de combattre, à condition qu’il s’agisse de vraisproblèmes.

D.P. — J.-P. Signoret a conduit et développé à Jouy, puis à Tours, diverses recherches sur le comporte-ment animal. Henri Laborit en a réalisé d’autres en laboratoire. Ces recherches sur les attitudes et lescomportements n’ont-elles pas suggéré certaines similitudes avec ce qui pouvait se passer chez leshommes, considérés isolément ou en groupe, dans les sociétés qu’ils étaient conduits à former ? N’y a-t-il pas, là encore, des risques d’extrapolation dangereux dont les scientifiques doivent se prémunir ?

C.T. — Il y a, à mon sens, deux problèmes différents qui se posent. Le premier est celui de savoir dans quel-le mesure l’homme est un animal et dans quelle mesure ce que l’on observe chez l’animal peut lui êtretransposé. On ne peut pas refuser les résultats de l’expérimentation animale pour réfléchir aux com-portements humains. Les blocages auxquels les biologistes se heurtent viennent principalement durefus de reconnaître que les hommes sont des animaux, des mammifères. Il est difficile (le mot estfaible) de faire accepter aux psychologues et aux psychiatres que l’homme est aussi un animal.J.P. Signoret a siégé longtemps dans la Commission de psychologie du CNRS et il a eu toujours beau-coup de mal à faire admettre que ce qu’il expliquait pouvait intéresser les comportements humains.Les comportements de panique que l’on observe parfois dans des groupes humains, les mouvementsmigratoires dont ils sont l’objet sont des comportements animaux à l’état pur. Les comportementshumains ont néanmoins des particularités tenant à la culture. Les comportements sexuels sont à peuprès les mêmes dans toutes les espèces animales, grands singes compris, mais chez l’homme, ces com-portements sont à la fois plus diversifiés et moins automatiques, et font normalement appel à la ten-dresse et à l’esprit. Les odeurs jouent chez les animaux un rôle important dans les rapprochements sexuels. L’homme asans doute un système olfactif moins développé que le rat ou le chien et d’autres mammifères. Est-ilsensible aux odeurs émises par les congénères du sexe opposé ? Les expériences faites en ce domainesont loin d’être concluantes. On a découvert chez les macaques (qui sont de petits primates) qu’aucours de la période d’ovulation se produisait une modification des acides gras du vagin, due à des bac-téries dont le développement est contrôlé par l’estradiol et la progestérone, deux hormones sexuellesfemelles. La sécrétion de ces bactéries se traduit par des "odeurs" particulières, des phéromones. Enmettant les sécrétions vaginales d’une macaque en période préovulatoire sur une femelle qui ne l’étaitpas, on a constaté que les mâles se trouvaient attirés. On a crû devoir reprendre cette expérience enfaisant respirer à des hommes les odeurs vaginales de femmes à différents moments du cycle en enre-gistrant leurs réactions en termes de "c’est agréable !” ou "ça ne l’est pas !" Mais une telle manipulationn’a aucun sens car les choses ne se passent pas aussi simplement. Le système olfactif comporte, eneffet, deux sous-systèmes différents : le premier repose sur un paysage olfactif qui se projette sur lesbulbes olfactifs, puis sur les régions du cortex cérébral. Le second met en jeu une petite cavité dansle palais, l’organe voméronasal et non les fosses nasales. C’est à ce niveau qu’agissent les phéromones,hormones permettant la reconnaissance du jeune, le comportement sexuel mâle, l’agressivité à l’égardde l’étranger. A la différence du premier sous-système, il se projette sur les bulbes olfactifs accessoireset de là sur la base du cerveau, le système hypothalamique qui commande synthèse et sécrétion deshormones hypophysaires. La phéromone sexuelle est quelque chose que l’individu ne perçoit pas entant qu’odeur. La stimulation hypothalamique passe par une voie qui n’est pas consciente.Quand je songe à ces phéromones, il faut savoir que les recherches sur les neurones olfactifs et sur lesneurones et voies non olfactifs des comportements sont effectuées principalement par des neurophy-siologistes et des biologistes cellulaires et moléculaires, mais que la contribution des spécialistes ducomportement est discrète.Force est de constater, qu’il y a probablement 1/10ème des expériences qui sont novatrices, le resteétant répétitif, mais nécessaire ou mauvais, donc inutile. Si toutes les manips étaient excellentes, larecherche serait peu onéreuse ! Mais, avec les erreurs dont elles sont la cause et les engouementsqu’elles peuvent susciter, les mauvaises expériences sont toujours très coûteuses. Les risques d’erreur

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diminuent toutefois avec le nombre de personnes appelées à y réfléchir. Au sein d’un laboratoire, ilfaut que scientifiques et techniciens communiquent facilement entre eux et échangent des idées avantde monter une expérience. C’est une bonne assurance pour la qualité de la manip et la probabilitéd’une productivité scientifique de niveau élevé. Il devrait exister une éthique de la bonne expérience !

D.P. — Comment expliquez-vous ces tendances des chercheurs à se replier souvent sur eux-mêmes, àse tailler des domaines de recherche qu’ils n’hésitent pas à compisser abondamment pour en marquerles limites et bien signifier aux autres qu’ils doivent désormais s’en écarter ?

C.T. — La complexification et le perfectionnement des techniques en sont en partie responsables. Les tech-niques sont des pièges dans lesquels les chercheurs sont obligés de s’aventurer pour arriver à pro-gresser et, quand ça marche, on aime bien en profiter un peu. Toutes les découvertes ont été faitesparce qu’était disponible un progrès technique. Ce n’est pas le progrès technique qui est à l’originedes découvertes, mais il est la condition d’une autre vision des phénomènes et, par analogies et rap-prochements, permet de bâtir une hypothèse plausible et d’imaginer de nouvelles expériences pour lavérifier. Cette démarche implique une culture scientifique large, au moins d’un membre de l’équipe.Dominer un sujet permet de sortir de sa niche ! Ce qui pêche le plus dans les systèmes de recrute-ment et de direction actuels, c’est le manque d’exigence d’une culture scientifique et pour l’INRA enplus d’une culture économique ! On n’échappe pas au fait que l’éleveur a besoin d’une réponse globale. Que le patient a intérêt à voird’abord un généraliste qui, au vu des résultats d’analyses, l’adressera à un spécialiste. Comme le cher-cheur est toujours un spécialiste, il faut introduire dans le dispositif de recherche des généralistes degrande pointure capables d’associer fonctionnement global et biologie moléculaire, qui est un mer-veilleux outil ! Mais ces généralistes, il faut les trouver et les payer. Quand ces hommes existent dansun laboratoire, le risque de fermeture sur soi est moindre, mais il ne faut pas oublier que, pour gar-der sa place dans la recherche, il faut être compétitif, donc prendre de l’avance. C’est la réponse à votrequestion.

D.P. — Vous avez assisté et participé, durant votre carrière à beaucoup d’avancées de la physiologie ani-male. Quelles sont dans le développement de cette discipline les innovations techniques qui vous sontapparues les plus importantes ? La Physiologie est une science qui repose sur des expérimentations.Quelles réflexions vous suggèrent les évolutions auxquelles vous avez assisté dans les domaines de l'ex-périmentation, notamment le désir de supprimer la souffrance animale ?

C.T. — Les évolutions dans le domaine technique ont été continues, s’ajoutant les unes aux autres. Voici lesprincipales :

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Visite de C. Thibault, président du CNRS, au Laboratoire de microscopie à très haute résolution de Toulouse, 1980.L’identification des atomes est bien visible sur les posters.

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L’apparition des radio-isotopes qui, jouant lerôle de traceurs, ont permis de visualiser lefonctionnement cellulaire. La microscopie électronique, qui a modifiécomplètement la vision qu’on pouvait avoirdes cellules et des rapports morphologiquesentre elles, suggérant des échanges de "mes-sages". La microscopie électronique a com-mencé à apporter son concours à la fin desannées cinquante, mais il a fallu attendrequelques années pour qu’elle trouve sa plei-ne efficacité et constitue un outil indispensable pour l'interprétation des mécanismes cellulaires. Les méthodes de dosage des hormones protéiques et des stéroïdes. La découverte des hormones hypo-thalamiques et de nombreux neuromédiateurs.L’identification des récepteurs des hormones et des neuromédiateurs. C’est grâce aux biochimistes etaux pharmacologistes qui ont fabriqué et utilisé des antagonistes et des agonistes en très grandnombre, qu’ont été découvertes des familles de récepteurs (par exemple les récepteurs a1, a2, b1 etb2 des neuromédiateurs adrénergiques) que l’on n’avait pas identifiés avec les hormones naturelles.Les drogues, loin d’être seulement des substances médicamenteuses, sont aussi des outils pour décou-vrir.La structure des protéines qui a permis de construire des images en trois dimensions de la structurede certaines hormones et de leurs récepteurs permettant de comprendre comment ils se lient et lesconséquences de cette liaison sur la réponse de la cellule cible.Sont apparus tous les systèmes de culture en boites, en tubes, en périfusion. Ceux-ci ont contribué à montrer l’importance des associations cellulaires au sein d’un organe et à identifier les molécules quiles lient, notamment les CAMs (Cell Adhesion Molécules), qui permettent aux cellules de se reconnaître,de s’attacher les unes aux autres, voire de migrer pour former les organes de l’embryon et surtoutd’échanger des messages déterminants pour leur fonction (cross-talk). Si l’on prend l’exemple du sys-tème nerveux, on a pu observer en culture qu’il existait des facilitations et des répulsions pour le déve-loppement ou le blocage des ramifications des neurones et des axones par des molécules produitesdans différentes parties du cerveau. Les familles de molécules en cause ont été chimiquement identi-fiées. Elles agissent sur des récepteurs présents sur les neurones et les axones. In vivo, l’intrication dela circuiterie neuronale rend plus difficile cette recherche. Le testicule est aussi un bon exemple desinteractions entre cellules. Cette glande comporte des tubes séminifères, entourés d’une membrane,comprenant des cellules contractiles dans lesquels le sang ne pénètre pas. La face interne de cettemembrane, donc du tube séminifère est tapissée par une assise de cellules, dites de Sertoli, qui pilo-tent la formation des spermatozoïdes. Elles ont deux fonctions : la partie basale de la cellule par soncytosquelette reconnaît des molécules de la membrane et s’y fixe ; elle reçoit des messages des cellulescontractiles qui pilotent son activité sécrétoire, et elle sert de "niche" aux spermatogonies puis, quandcelles-ci se divisent et que commence la formation des spermatozoïdes, ce sont les parties médiane etapicale des cellules de Sertoli qui assurent la transformation en spermatozoïdes. Aucun spermatozoï-de ne peut se former sans l’aide métabolique et structurante des cellules de Sertoli.L’utilisation d’anticorps monoclonaux rendus fluorescents qui permettent la localisation intracellulai-re des protéines étudiées, par exemple celles du cytosquelette.Parmi les autres outils, la PCR (Polymérase chain reaction) permet par amplification d’analyser le géno-me d’une seule cellule. C’est la PCR qui permet le Diagnostic préimplantatoire (DPI) quand on soup-çonne une maladie génétique. Elle permet de n’utiliser que quelques cellules d’un embryon et de netransférer que les embryons qui n’en sont pas porteurs.Les sondes constituent la dernière contribution, principalement les puces à ADN, sorte de damier,dont chaque case permet en identifiant les ARNs présents dans une cellule, de connaître les gènes quisont actifs et ceux qui ne le sont pas. Telles sont brièvement résumées les grandes étapes qui ont mar-qué le développement des travaux en physiologie.

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Remise du grand Prix de la ville de Paris pour la biologie parJ. Chirac, maire de Paris, 1983.

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D’un point de vue conceptuel, la connaissance des homéobox permet de comprendre la biologie dudéveloppement. Ces gènes ont d’abord été étudiés chez la mouche du vinaigre, la drosophile. Enmanipulant des gènes homéotiques, on peut remplacer, par exemple chez la drosophile, les antennespar une paire de pattes ou obtenir la formation de deux thorax. La presse a fait état dernièrement dedeux siamois qu’on n’est pas arrivé à dissocier : chacun avait une tête, mais un bras et une jambe d’unseul côté. La même anomalie peut être obtenue chez le têtard de grenouille en introduisant dans songénome un gène anormal de développement. De la drosophile à l’homme en passant par les amphi-biens qui constituent un bon modèle d’étude, on voit des cascades de gènes qui vont s’activer pro-gressivement. À quelques nucléotides près, ce sont, en fait, les mêmes familles de gènes qui inter-viennent dans le développement de tous les animaux. La vision du développement est devenue aujourd’hui tout à fait passionnante. Elle nous ramène à laquestion de savoir pourquoi un embryon va vivre ou mourir. Il convient de connaître ces gènes dedéveloppement et le moment où ils doivent entrer en fonction. La difficulté vient du fait qu’ils agis-sent tous en cascade : il y en a un qui s’active, initie un autre promoteur qui réagira à son tour sur sesvoisins de proche en proche. Mais si des décalages surviennent, le système va être exposé à descafouillages.

D.P. — Périodiquement, dans les hautes sphères de l'INRA, on s'interroge sur l'avenir des domainesexpérimentaux et des animaleries : faut-il en réduire le nombre ? diminuer les effectifs des agents quiy travaillent, les ouvrir à d'autres utilisateurs (autres départements de l'INRA, Instituts techniques pro-fessionnels). Comment le chercheur et ancien responsable du département de Physiologie animale, quevous êtes, appréhende-t-il ces questions ?

C.T. — Pour achever de répondre à la question précédente sur les méthodes expérimentales utilisées en phy-siologie, le changement qui me semble le plus marquant a consisté à réduire beaucoup le nombred’animaux utilisés pour une expérience. Ceci tient à la possibilité d’effectuer in vivo des enregistre-ments très précis grâce à l’imagerie médicale, à de microcapteurs placés dans l’animal et à des prélè-vements sanguins en continu par des cathéters implantés dans des positions clés, comme le systèmevasculaire de l’hypophyse qui permet de suivre, pendant 24 heures ou plus, les niveaux et les rythmesde sécrétion de ses hormones (modification de la pulsatilité de la sécrétion des hormones gonadosti-mulantes et ses conséquences, par exemple (11)).Cette approche "individuelle" de la physiologie réduit le nombre d’animaux expérimentaux et peutmême supprimer les animaux "témoins", l’animal expérimenté se servant de témoin à lui-même. Elletient obligatoirement compte de la "qualité de vie" de l’animal, faute de quoi l’expérience est faussée.Il faudra continuer à utiliser des animaux, car toutes les recherches ne peuvent se faire sur des cel-lules en culture, étant donnée la complexité des messages que reçoit in vivo une cellule pour son fonc-tionnement.Les règles éthiques, qui doivent aussi s’appliquer à l’animal vis-à-vis des souffrances que l’on peut êtreconduit à lui imposer, ne consistent pas à s’attendrir sur la taille des cages, mais à donner aux cher-cheurs une formation obligatoire sur le traitement de la souffrance. On a commencé à s’en occupersérieusement chez l’homme et notamment chez le bébé : il est temps que le chercheur applique ce quiest déjà acquis chez l’homme.Les envies à répétition des directions concernant l’utilité des installations expérimentales sont moti-vées par un désir de récupérer de l’argent et des personnes. C’est une dangereuse absurdité et je necomprends même pas qu’on puisse y songer.D a n g e reuse, car elle pousse vers la souris et le rat, ce qui n’est pas notre mission, qui concerne essen-tiellement les animaux d’élevage. Il faut que vous sachiez que j’ai toujours dû freiner dans le départ e-ment cette dérive vers la facilité du petit animal. On ne peut pas transférer des résultats trouvés chezun petit rongeur à un gros ruminant. Je voudrais citer une anecdote : quand Michel Dussardier a éténommé Professeur de Physiologie à Marseille, il a demandé, pour continuer ses re c h e rches sur la motri-cité gastrique des ruminants, à disposer d’une animalerie pour mettre des moutons. La solution tro u-vée a été de placer l’animalerie tout en haut du bâtiment et donc de faire passer les moutons, la paille,le foin, etc. par un ascenseur. Qu’un doyen d’Université ne comprenne pas bien l’intérêt de disposerd’animaux, on peut l’accepter, mais que la Direction de l’INRA en arrive à se poser la même question…

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Absurde, car elle montre la méconnaissancede ce qu’est l’expérimentation animale. Jeparle en connaissance de cause, car j’ai aussiutilisé, en période de grands besoins, desanimaux venant d’être achetés. Je peux vousassurer que le résultat est mauvais, entraîne un gaspillage d’animaux et décourage même l’expéri-mentateur. Il est nécessaire de pouvoir disposer d’animaux dont l’âge et les autres caractéristiquesphysiologiques sont connues, qui ont l’habitude de leurs animaliers, ce qui évite le stress. Il ne vien-drait pas à l’idée d’une direction d’un organisme de recherche de recommander l’achat de produitschimiques de laboratoire dans une droguerie ou un marchand de couleur, mais chez un fabricant spé-cialisé (Merck, Rhône-Poulenc, etc.) capable d’en garantir la qualité. C’est exactement le rôle des ins-tallations expérimentales, qui est de donner aux chercheurs des animaux physiologiquement et mêmegénétiquement garantis. De plus, ce sont ces installations qui permettent de tester des résultats ensemi vraie grandeur avant de les prolonger chez les éleveurs.Que l’on puisse envisager des suppressions ou même des regroupements avec les risques d’abattagetotal pour certaines pathologies, me laisse sans voix ! Je dirai même que la direction d’un Institut derecherche agronomique doit pousser ses chercheurs zootechniciens à utiliser des animaux d’élevageet donc à favoriser de nouvelles installations expérimentales plutôt que d’en fermer.

D.P. — Les rapports des physiologistes avec les généticiens ont-ils été affectés par l’arrivée de ces outilsnouveaux dont vous avez parlé ?

C.T. — Nos rapports avec les généticiens ont toujours été difficiles à établir, ceux-ci ayant privilégié longtempsune génétique des populations en vue de proposer des systèmes de sélection et ayant toujours du malà intégrer les connaissances physiologiques (il en est souvent de même pour les biologistes cellulaireset moléculaires !). C’est par exemple, nos approches de la fécondité. La sélection d’un côté, l’exploi-tation des possibilités physiologiques, non apparentes, de l’animal de l’autre. Cette exploitation trou-ve un bel exemple d’application par la technique de l’ovum pick up. On arrive aujourd’hui à préleverdes ovocytes (qu’on sait maintenant faire mûrir in vitro) tout au long du cycle oestrien de la vache etmême en début de gestation. Se développent, en effet, sur l’ovaire des poussées de follicules dont uneseule aboutira à une ovulation. Il suffit de récupérer les ovocytes au fur et à mesure des poussées, deles cultiver et de les féconder afin de produire des embryons. Cette technique permet de multiplierpar 3 à 5 le nombre d’embryons transférables. Récemment, la coopération généticiens-physiologistes INRA a abouti à identifier le gène de fertilitédes brebis de race Boorula.

D.P. — Y a-t-il eu des domaines de la physiologie qui avaient suscité au départ de vives espérances,mais qui se sont révélés à la longue assez décevants ?

C.T. — Certaines recherches n’ont pas abouti pour des raisons économiques : c’est le cas notamment de toutescelles qui ont été faites sur la laine, celle-ci ayant disparu progressivement du marché français. Lesrecherches sur la lactation se sont également éteintes, parce que la production laitière s’est révélée suf-fisante pour subvenir aux besoins des consommateurs, et n’appelait guère de gains de productivité.La sélection ayant été très efficace, elles ont permis toutefois de mieux appréhender les mécanismes

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Veaux nés au Centre d’insémination artificielle de Frais-Marais-Lez-Douai. Après culture, des œufs de vache fécondésont été cultivés pendant 5 jours sur tapis cellulaire, au labo-ratoire de C. Thibault, au Centre de Jouy-en-Josas. Lesembryons obtenus ont été transportés au Centre d’insémina-tion et transférés dans des génisses. 80 % des embryonstransférés ont donné des veaux, 1989. Au centre de la photo,on reconnaît Brigitte le Guienne (UNCEIA). À droite,Micheline gérard (INRA, Jouy).

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de différenciation et de fonctionnement cellulaire. La cellule sécrétrice mammaire est un modèleremarquable : elle se différencie, sécrète puis régresse. En cas de nouvelle gestation, les cellulessouches fabriquent de nouvelles alvéoles et des cellules contractiles qui les entourent. Comment s’ef-fectue l’excrétion des protéines synthétisées et des lipides ; comment transitent les matériaux prélevésdans le sang et retrouvés dans le lait ? (des demandes formulées concernant la production d’un laitsans matière grasse relèvent d’une absence totale de connaissances sur la complexité du fonctionne-ment de la glande mammaire).La muqueuse de l’endomètre utérin est aussi un des rares tissus susceptibles d’une différenciation ori-ginale à partir de l'implantation de l'embryon. Nos recherches n'ont pas été suffisantes pour contri-buer à la compréhension de la mortalité embryonnaire, vue du côté maternel.Les recherches sur la croissance et le tissu adipeux sont difficiles à mener : il n’est pas aisé de com-prendre pourquoi un animal va avoir plus de cellules musculaires qu’un autre, pourquoi une race vadonner la primauté à des muscles de tel type plutôt qu’à un autre. Quelle est l’importance de la crois-sance osseuse dans la forme du gigot, par exemple ? L’exploitation du gène de la myostatine, quientraîne chez les bovins le phénotype "culard" caractérisé par des muscles postérieurs plus dévelop-pés et une réduction du tissu adipeux, est freinée par les difficultés de parturition. Les recherches surla parturition n’ont pas été menées avec assez d’énergie et assez de moyens par la physiologie pourapporter une réponse.Ce sont les recherches sur la reproduction qui ont conduit aux résultats les plus importants que j’aidéjà mentionnés, mais on doit déplorer que certains problèmes, comme l’implantation et la parturi-tion, ne soient pas considérés aujourd’hui avec l’intérêt qu’il faudrait. Les responsables de l’INRA,dans le contrat de Plan, devraient attirer l’attention sur le fait que les pertes sont importantes. C’estun gâchis d’autant plus grave quand il concerne des espèces à gestation longue et ne portant qu’unseul fœtus !Y a-t-il eu des aspects décevants dans ma carrière de chercheur ? Assez peu, me semble-t-il ! En plusde la physiologie, j’ai initié le démarrage du laboratoire sur les groupes sanguins chez les bovins.C’était le moyen, en effet, d’identifier les animaux et de déterminer leur compatibilité. Nous avonsconçu et mis en service avec Niza, vétérinaire du CEA, le bâtiment, appelé alors "l’étable atomique"pour l’utilisation des marqueurs radioactifs sur gros animaux. L’étude des sols et des matériaux décon-taminables a été le prérequis très difficile de cette construction.J’ai été à l’origine du laboratoire de recherches sur les poissons et j’ai recruté ses premiers chercheurs.J’avais fait un stage un certain temps dans un grand laboratoire maritime américain (Woodshole) pourme rendre compte de ce qui se faisait dans le domaine de la physiologie des poissons avant d’y enga-ger l’INRA. Ce petit groupe s’est multiplié et rapidement diversifié en unités autonomes (nutrition,physiologie, génétique).Enfin, avec une aide au départ de la CNAM, j’ai mis en place une colonie de macaques, avec l’aide deD.C. Dang, formé à l’élevage des primates au laboratoire d’anatomie de la Faculté de médecine desSaint-Pères. Cette colonie m’a servi à l’étude de la maturation in vitro de l’ovocyte du macaque cra-bier. Les recherches sur la spermatogenèse ont abouti à une thèse passée en 1972 par Dang.Si j’ai eu beaucoup de satisfactions durant ma carrière en initiant la formation de plusieurs groupes

de recherches, je suis triste de voir l’orientation quiest donnée de nos jours au financement par contratpour des objectifs imposés… et changeants ! Unorganisme, constitué de fonctionnaires, donc déjàpayés, devrait travailler sur des sujets novateurs,comportant des risques, et non pas sur des ques-tions suggérées par les lobbies scientifiques dumoment ou par des mots qui font tilt dans la tête desdécideurs.

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Colloque de Kalamazoo sur la reproduction, organisé par laCompagnie pharmaceutique Upjohn, 1965. À gauche de laphoto, le professeur Karl Hartman, endocrinologue et prima-tologue. Tout à droite, Irvin Rothschild, spécialiste du corpsjaune chez les mammifères.

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D.P. — La "crise de la vache folle", qui a fait rage ces dernières années, fait-elle peser des doutes sur lesméthodes et les orientations actuelles de la recherche agronomique ?

C.T. — Je connais mal la question de l’ESB (encéphalopathie spongiforme bovine), même si nous avons ras-semblé une documentation sur les prions. Je crois que cette crise résulte au départ d’une faute pro-fessionnelle, mais imprévisible, sur la préparation des farines animales alimentaires. Les Anglais ontannoncé qu’ils ont eu 150 000 vaches folles, qu’ils ont dû abattre. Les éleveurs anglais ont payé unetrop lente réaction de leur gouvernement. Leurs services vétérinaires auraient dû appliquer les mêmesnormes qu’en France en cas d’épidémies !L’INRA n’est pas du tout en cause ; ses recherches ont porté et portent encore sur la tremblante dumouton, connue depuis des siècles, de même nature que l’ESB et non transmissible à l’homme. Dès1990, il a été préconisé d’abattre tout le troupeau si une seule vache était atteinte ; c’était justifié dansla mesure où circulaient encore des farines contaminées, mais continuer d’appliquer cette mesure estdénué de fondement. Ce qui n’est jamais dit, c’est que cette maladie apparaît spontanément à peu prèsà la même fréquence que la maladie de Kreutzfeld-Jacob chez l’homme, soit un cas par million et qu’iln’y a pas de contamination à l’intérieur d’un troupeau. Le passage de la BSE à l’homme n’a porté quesur 4 cas au maximum en France et ne mérite pas l’application abusive du principe de précaution etle gaspillage phénoménal d’argent qu’il entraîne. J'en ai honte en pensant aux milliers d'hommes quimeurent de faim. La recherche doit s’efforcer de mettre au point des tests fiables et simples.Ce n’est quand même pas de la faute des chercheurs si des gouvernements ne prennent pas leurs res-ponsabilités en temps utiles ou s’ils entretiennent des craintes sans commune mesure avec la réalité !

D.P. — Vous est-il arrivé à certains moments de quitter votre habit de chercheur pour endosser celuide l’expert ?

C.T. — Je n’ai jamais quitté l’habit du chercheur ! Je crois que quand on est vraiment chercheur, on le restetoute sa vie. Le malheur est que beaucoup de chercheurs, qui ont gravi les échelons de la hiérarchieet qui occupent aujourd’hui des postes de responsabilité, n’aiment plus la recherche. Quand vous êteschercheur (ce que j’ai été et reste !), vous sentez que vous avez une fonction sociale à remplir. Si j’ac-cepte de prendre une responsabilité, par exemple être membre d’un Conseil consultatif de rechercheou d’expertise de dossiers de recherche, je sais que ces fonctions ne doivent avoir qu’une durée limi-tée. J’ai ménagé, en conséquence, mon avenir pour qu’au terme de chaque fonction d’intérêt général,je puisse revenir complètement à la recherche. Mais la plupart des gens courent après les fonctions de"responsabilité", s’accrochent à elles quand elles leur ont été données et n’ont plus envie de revenir àla recherche. Désireux de pouvoir être des décideurs, leur motivation est d’accéder à l’orbite supé-rieure alors que la recherche, service public et social, s’il en est, ne les intéresse plus. Mais ces aspira-tions, quand elle se généralisent, sont éminemment toxiques pour la recherche. Je n’ai pas caché ànotre ami Bernard Chevassus, quand il a accepté de diriger l’INRA, qu’il faisait une erreur et allaitgâcher des qualités de chercheur que je trouvais exceptionnelles. Mais il est plus difficile de résisteraux "gratouilles" et aux satisfactions du pouvoir que de peiner sur des expériences qui ne marchentque de temps en temps !

D.P. — Il me semble que vos observations et réflexions personnelles ont toujours été nourries du fruitde vos lectures dans des domaines très variés. Un peu comme si vous aviez tenu à connecter et mettreen rapport des connaissances acquises et conservées en des lieux souvent très différents de la mémoi-re ! Cette considération m’amène à vous interroger sur l’importance à accorder à la mémoire dans uninstitut de recherche. Faut-il prendre soin d’elle et veiller à sa sauvegarde et à son enrichissement ?Faut-il au contraire s’en désintéresser au motif qu’elle peut être un obstacle à l’innovation et à la créa-tivité ? L’INRA est-il en passe aujourd’hui d’être atteint par l’amnésie ? Qu’en pensez-vous ?

C.T. — Les références dans les différents domaines scientifiques sont devenues si nombreuses et si redon-dantes que l’on peut, à juste titre, s’interroger. Je dois faire prochainement un exposé sur la féconda-tion chez diverses espèces animales. J’envisage de dire d’emblée dans mon introduction qu’il existe

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plus de 2 000 références sur la fécondation des seuls mammifères. Quand j’ai commencé à travaillersur la parthénogenèse, leur nombre n’atteignait pas la centaine ! Un jeune, qui entre aujourd’hui àl’INRA, se heurte à la difficulté non d’avoir accès à toute cette connaissance mais à la posséder. Celle-ci ne s’acquiert pas tout seul, mais dans un labo, dans un groupe et par un effort continu. Bénéficierdes outils informatiques qui donnent un accès facile à toute la bibliographie ne dispense pas demémoriser, c’est-à-dire d’introduire les données nouvelles dans ce que l’on sait. Parmi ces 2 000 références que je mentionne, un grand nombre sont redondantes et inutiles, à causedu système universel de financement qui oblige les scientifiques à publier toujours plus d’articles,même si ceux-ci n’apportent guère d’éléments nouveaux. La multiplication des techniques entraîne,par ailleurs, un élargissement et un approfondissement des investigations. Les jeunes ont du mal, enconséquence, à avoir une vision large des choses et à ne pas s’enfermer dans des sujets d’étude com-plètement liés à des techniques. Un organisme de recherche peut remédier à ces difficultés en choi-sissant judicieusement ses futures locomotives, les "gens du bout de la table", qui conversant avecd’autres sont capables d’assimiler, d’intervenir à bon escient, de redistribuer les cartes au besoin. Unedirection ayant des ambitions scientifiques condamnerait à terme l’organisme, si elle se contentait dechoisir ses cadres sans prendre en compte leur culture et leur imagination.Reconnaissons que le choix n’est pas aisé : si une direction nomme un bon chercheur à la tête d’unlabo, celui-ci risque d’être un mauvais gestionnaire. Aussi, pour se prémunir d’un tel danger, unedirection peut-elle être tentée de lui adjoindre un administrateur. Ce système comporte toutefois desinconvénients, le pouvoir ayant tendance très vite à passer à celui qui tient les cordons de la bourse.Celui qui administre est, en effet, celui qui est autorisé à déclarer en dernière instance : "l’appareil quetu m’avais réclamé, je te le paie ou je ne te le paie pas !" Il faut souvent se rallier à une solution de com-promis, trouver des gens compétents en matière scientifique et qui ne font pas trop mal le travailadministratif, mais surtout ne pas faire l’inverse. Je suis effaré quand j’apprends qu’un chef de dépar-tement se plaint de n’avoir plus assez de temps pour lire toutes les thèses et les articles sortant de sondépartement. Qu’a-t-il donc de mieux à faire dans sa vie professionnelle et pourquoi l’administrationle paralyse-t-elle à ce point ?Le système actuel des présidents de Centre m’apparaît aussi très toxique. La plupart d’entre eux ontété des chercheurs, mais ils ont un rôle de préfet : ils sont nommés par le pouvoir central. Le systè-me antérieur des administrateurs était meilleur car il reposait sur des chercheurs qui étaient en faitdes doyens cooptés et proposés par la communauté dont ils faisaient partie. J’ai été le premier admi-nistrateur de Jouy. Quand j’ai déclaré à J. Bustarret que j’avais fait mes quatre ans et que cela suffisait,il a essayé de me faire revenir sur ma décision en me disant qu’il s’était habitué à moi. Je lui ai dit quec’était une fonction qui devait tourner pour ne pas se transformer en un "métier". J’ai réussi à leconvaincre de l’intérêt d’un mandat de quatre ans, système qui a prévalu même au Centre deVersailles, jusqu’à ce que J. Poly le remette en cause pour remplacer les administrateurs par desPrésidents nommés par la direction et faisant office de préfets.

D.P. — Aux vertus du despotisme éclairé, vous semblez préférer en matière de recherche celles de ladémocratie ?

C.T. — Oui, démocratie mais avec des locomotives ! Car je pense qu’un pilote, dont les compétences scien-tifiques sont reconnues par ses pairs, peut arriver à convaincre en présentant les arguments qui mili-tent en faveur de son point de vue, en discutant avec eux, en les invitant à lire des écrits qu’ils neconnaissent pas. Je crois beaucoup aux interactions qui se produisent spontanément dans les labos ouentre les labos. Certaines commissions spécialisées qui ont été montées par J. Poly, comme celle de la biochimie oude la microbiologie étaient à l’époque nécessaires. Tout le monde faisait, en effet, de la biochimie etde la microbiologie un peu partout, mais rares étaient ceux qui utilisaient des méthodes correctes.Hubert Clauser, à la tête de la commission de biochimie, a fait du bon travail en initiant des gens àdes techniques et en les engageant à suivre des stages. Mais il y a eu une dérive des commissions spécialisées vers un système CNRS mal compris. Le CNRSdispose, en effet, de Commissions permanentes qui sont mises en place pour quatre ans. Durant cettepériode, les dossiers passent entre les mains des mêmes personnes. Les Commissions sont soumises

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à des renouvellements par élections et nominations, mais il demeure un "noyau" capable de suivre aufil des ans les chercheurs relevant de leur commission. À l’INRA, il n’y a pas à la fois renouvellement et continuité ; les dossiers ne sont pas suivis par lesmêmes personnes. L’INRA devrait s’appuyer sur des Commissions, composées bien sûr de chercheurscompétents, mais aussi de personnes qui pensent aux problèmes agricoles. La neurophysiologie sen-sorielle est l’exemple d’une discipline dont le but des recherches fondamentales est de donner une lec-ture physiologique des comportements ! Mais comme c’est une approche difficile, il ne faut pas chan-ger de cap tous les six mois.Je ne veux pas être le vieux rabat-joie qui grommelle dans son coin en disant : de mon temps, c’étaitbien et maintenant, tout est moche. Ce n’est pas vrai. Il y a encore des recherches et des chercheursremarquables à l’INRA. Ma contestation porte essentiellement sur la gestion humaine et scientifiquede la recherche.

D.P. — Il me semble qu’il y a une vingtaine d’années encore, il y avait des discussions à l’intérieur desdépartements qui permettaient périodiquement de faire le point, d’établir de nouvelles priorités. Est-ce parce que les départements dont les effectifs ont grossi entre-temps, sont devenus plus difficiles àdiriger ? Le fait est que les discussions n’ont plus lieu que dans des Conseils scientifiques ou de ges-tion, réduits souvent à un rôle de Chambres d’enregistrement !

C.T. — Les Directions d’une façon générale semblent avoir du mal à comprendre la nécessité de laisser desespaces de liberté suffisants aux chercheurs, par exemple, quand ceux-ci, dans des labos différents,s’attaquent aux mêmes problèmes. Il faut sans doute éviter les doubles emplois manifestementinutiles, mais il faut bien se dire que jamais deux groupes de recherche ne s’attaquent à un sujet de lamême manière. Cela peut être très fécond d’entreprendre son exploration sous différents angles, àcondition de maîtriser le jeu, c’est-à-dire d’être capable de provoquer les rencontres, de faire une syn-thèse des différents points de vue et d’enrichir les connaissances. C’est le rôle du chef de département.Effectivement, la taille devient un obstacle. Mais ce rôle ne peut-être tenu que si les chefs de départe-ments ne sont pas écrasés par la paperasse. Ce devrait être l’ambition des directions qui, hélas, lesconsidèrent en priorité comme des courroies de transmission administratives. Je crois à la nécessitéde laisser aux équipes une grande indépendance dans leur processus d’approche technique et intel-lectuelle des problèmes. Pour avoir connu le système CNRS où il n’existe pas de relais entre les 1300laboratoires et les directions, le système INRA tel que je l’ai vécu avec ses départements m’a toujoursparu préférable. Un organisme public de recherches finalisées n’est pas analogue aux laboratoires desgrandes firmes qui ont des contraintes de rentabilité immédiate et sont amenés à fermer brutalementune recherche au profit d’une nouvelle.

D.P. — La diminution des crédits publics accordés à la recherche expliquent peut-être ce recours accruà des financements extérieurs ?

C.T. — Ce n’est pas la diminution des ressources publiques qui est en cause, mais le fait d’augmenter la pro-portion des fonds donnés sur contrat par rapport au budget de base car la majorité des contrats sontsur fonds d’État. Ce système encourage le règne de professionnels du contrat devant lesquels les cher-cheurs doivent faire allégeance pour obtenir de l’argent !Comme je l’ai dit précédemment, l’INRA ne doit recruter que des chercheurs qui signent un engage-ment moral pour que leurs recherches servent au progrès de l’agriculture. Cette considération n’estpas l’esprit dominant des appels d’offre. Ainsi, en plus des tâches administratives excessives, le direc-teur d’unité participe à la course épuisante aux contrats au détriment de sa réflexion scientifique. Sices aspects sont pris en compte, l’INRA a des chances de pouvoir continuer à progresser. Sinon…Je peux, bien sûr, me tromper, ayant vécu sans doute une période plus facile que celle que connais-sent aujourd’hui nos collègues : les problèmes à résoudre étaient gros, faciles à repérer. Il suffisait deles prendre à bras le corps pour trouver des réponses efficaces permettant d’améliorer sensiblementles choses : quelle fréquence des collectes prévoir chez le taureau en fonction de sa spermatogenèseet de la durée du transit épididymaire ? C’était un problème important qui se posait à l’époque.Aujourd’hui la question est de savoir quelles sont les protéines qui dans l’épididyme modifient la

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membrane des spermatozoïdes pour assurer leur fécondance ? On est descendu à une échelle plusfine, mais l’objectif visé reste le même : améliorer la fertilité et donc réduire les coûts de production.

D.P. — Compte tenu de votre expérience dans le monde de la recherche, quels conseils ou quellesrecommandations donneriez-vous à un jeune, qui envisage aujourd’hui de faire carrière à l’INRA ?

C.T. — Je ne sais pas trop comment répondre à cette question. Un jeune, qui sera recruté, va être conduit àtravailler au sein d’une équipe. C’est elle qui va le prendre en charge et le piloter. Tout ce que je peuxdire à un jeune, c’est de lire, de s’intéresser à autre chose que son sujet d’étude présent. Mais c’est unfait : les jeunes ne lisent plus ! Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de bibliothèque ! Mais l’informatiques’étant développée, chacun fait désormais sa bibliographie sur ordinateur. La bibliothèque n’est plusun lieu de rencontre, l’écran est devenu un isoloir. Je prétends que c’est complètement différent deregarder les revues sur un écran ou d’aller les consulter en bibliothèque ! Celles-ci ont, en effet, unecouleur, une forme, une odeur ! Si j’étais le patron, je commencerais par prendre le jeune par la main,je l’emmènerais à la bibliothèque pour lui indiquer les ouvrages qu’il devrait lire et compte tenu deson projet, les principales revues à consulter. C'est quand même plus vivant que de faire la même ini-tiation sur un écran d'ordinateur ! On m’a rendu ce service, quand j’étais plus jeune. On m’a indiquéles articles et les ouvrages dont il fallait que je m’imprègne. J’ai rendu visite, par ailleurs, aux grandsmaîtres de l’époque pour me faire moi-même mon opinion. Quand l’un me tenait des propos tropgénéraux, j’allais en voir un autre, avançant ainsi de proche en proche. La recherche finalisée, dansmon cas vers l’agriculture, m’a toujours encouragé à une réflexion personnelle en vue de comprendreles problèmes et comment les aborder.Si j’avais une autre chose à ajouter, je dirais au jeune de ne pas avoir peur des techniques. Il en bave-ra sans doute pour en acquérir la maîtrise, mais une fois celle-ci acquise, il s’apercevra vite que cen’était pas plus difficile qu’autre chose dans la mesure où l’équipe le soutient. C’est la crainte de nepas arriver à dominer les nouvelles techniques qui m’a empêché, en 1988, de retourner à la paillasse.Cela valait-il la peine pour moi à près de 70 ans, et pour les autres, que je me plonge pendant deuxans dans un monde nouveau où j’avais tout à découvrir ? En aurais-je vraiment le courage, comptetenu des années que j’avais encore à vivre ? Je me souviens que c’est à peu près en ces termes que jeme suis posé la question.Je continue aujourd’hui à lire et à écrire et à discuter si on me le demande. Le laboratoire et le dépar-tement me laissent le faire en paix, dans la sérénité et l’amitié. Je m’enthousiasme pour les avancéestechniques ou conceptuelles ! Mais c’est difficile de suivre, de ne pas être hors course. J’ai édité, pen-dant 7 ans, un petit bulletin pour la Société française de fertilité que j’avais intitulé "faits nouveaux,idées nouvelles". Je n’essayais pas de faire des analyses systématiques d’articles, mais d’y publier desarticles que je considérais comme originaux en expliquant en quoi ils l’étaient. Cela m’a permis derépondre avec précision si je le peux, mais toujours avec enthousiasme quand des plus jeunes vien-nent me questionner.

D.P. — C’est un fait : la littérature scientifique, même la plus novatrice au moment de sa parution, atendance à se périmer très vite. Son caractèrepérissable est-il, pour vous, quelque peu décou-rageant ?

C.T. — Pris par le temps, les scientifiques ont ten-dance de nos jours à ne lire que les articles les plusrécents dans les domaines où le progrès techniqueest très rapide. C’est le cas de la biologie moléculai-re. Je suis surpris dans le bâtiment des biotechnolo-gies de la petitesse des bureaux, mais Houdebine m’a

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Colloque de la SFEF (Société française pour l’étude de la fer-tilité) présidé par Jean Bernard, 1986 (?).

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expliqué qu’au-delà de cinq ans, les articles scientifiques n’ont plus d’intérêt et n’ont plus besoin d’êtreconservés. Je crois que c’est vrai pour les techniques, pas forcément pour les idées. Quand on relit desouvrages ou des papiers anciens, on retrouve sur le placenta, la glande mammaire, les glandes géni-tales ou le cerveau des travaux de base très intéressants qui n’ont pas vieilli. Le placenta a été décritsous toutes ses formes et ses aspects dont la présence de cellules binuclées ou polynuclées. Le pro-blème actuel est de savoir pourquoi des cellules fusionnent et continuent à vivre polynuclées, alorsque les autres cellules de l’embryon et de l’utérus n’ont pas cette caractéristique. Quel avantage phy-siologique présentent-elles ? Ce problème peut être abordé maintenant par les techniques de biologiecellulaire et moléculaire, mais tout ce qui a été bien décrit reste encore valable et peut susciter de nou-velles idées. Certaines publications anciennes sont incontournables. Les ignorer est un manque àgagner.Quand j’enseignais, j’évitais de prendre les informations dans les articles de synthèse. L’inconvénient,c’est que vous êtes contraint de suivre le fil conducteur de celui qui l’a rédigée. Je construisais mescours à partir de ce que je lisais. Mais il faut souvent fouiller dans la littérature plus ancienne pour serendre compte de ce qui a réellement bougé. C’était assez prenant, même si je pouvais compter surMarie-Claire Levasseur qui m’aidait beaucoup en triant la documentation au fur et à mesure de saparution. Je travaillais le week-end pour préparer les cours qui avaient lieu le lundi toute la journéeafin d’être libre à Jouy, le reste de la semaine. Je voudrais signaler une défaillance du système de publication qui est un piège pour les débutants.Loin de moi l’idée de contester le jugement des pairs, même s’il n’exclut nullement les vilenies et lescopinages. Mais la rédaction des articles est ritualisée : un titre aguichant, une bibliographie pourmontrer qu’on est au courant et que les travaux qui ont été effectués antérieurement ont laissé despans d’ombre qui constituent justement ce qu’on a à étudier. Viennent ensuite après les résultats unediscussion qui montre que ce que l’on a trouvé est à la fois bien, nouveau, original et que ce quimanque encore, on est en passe de le faire. Cette promotion rituelle de ses œuvres a quelque chosed’agaçant et ne correspond pas exactement à la réalité. Il faut donc fouiller dans les articles et com-parer pour ne pas prendre les titres ou les conclusions pour de l’argent comptant.Le jeune qui aborde un nouveau sujet doit connaître l’histoire du thème. Mais il faut lui apprendre àne pas se laisser abuser par ce rituel. Je lisais un article sur le finastéride, drogue utilisée pour maîtri-ser l’adénome prostatique. Il s’agit d’une molécule qui empêche la testostérone de se transformer endihydrotestostérone qui est l’androgène actif sur la prostate. La question posée dans l’article était desavoir si cette molécule avait des conséquences sur l’ostéoporose. J’ai regardé de près le protocole del’étude et constaté qu’on ne pouvait rien en tirer. Les patients recevaient du finastéride depuis 3 à 18mois. C’était beaucoup trop court pour apprécier un effet sur l’os, tissu dont le renouvellement estparticulièrement lent. Tous les traitements de l’ostéoporose montrent que les effets ne sont appré-ciables qu’après au moins deux ans On retrouve là encore les effets pervers du financement parcontrat, qui oblige à publier souvent sous peine d’être privé de crédits et pour les jeunes de postes !

D.P. — L’exemple de ce qui se passe dans la sphère agricole devrait pourtant faire réfléchir nos diri-geants ! Au lieu d’inciter les scientifiques à publier toujours plus, les commissions devraient les encou-

rager à veiller davantage à la qualité, quitte aubesoin à ce qu’ils produisent moins !

C.T. — Il ne faut publier que ce dont on est absolu-ment sûr ; les indications statistiques sont une sécu-rité, non une certitude. J’ai vu des résultats "signifi-catifs" qui s’inversaient en réalisant une secondesérie d’expériences quelque temps plus tard. Pasteurne disait-il pas déjà à ses disciples : "Faites-vous lesavocats du diable ! Quand vous croyez avoir trouvé

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Colloque d’Annecy, en 1972 (?), organisé par CharlesMérieux que l’on reconnaît entre Jacques Poly et CharlesThibault.

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quelque chose, dites–vous que vous ne l’avez pas trouvé ! Refaites vos expériences jusqu’à ce que vous ayez laconfirmation absolue que ce que vous avez trouvé est vrai. C’est à vous qu’il revient de contester vos propresrésultats !" C’est évident que si ces préceptes étaient suivis, il y aurait beaucoup moins de publicationsAmené à lire ce qui avait été écrit sur l’ostéoporose, car j’en souffre, j’ai été choqué de voir que l’ac-tion des substances testées sur les deux types de cellules, les ostéoblastes et les ostéoclastes, qui inter-viennent dans la construction et la destruction normales des os, avaient été étudiées sur la résistancedes os du crâne de l’embryon de poulet ou du tibia du rat, alors que ces animaux ne sont pas du touten situation d’ostéoporose ! Je ne parle pas du fluor dont on a découvert tous les effets nocifs, alorsque cette substance était, il y a encore une décennie, portée aux nues !Je voudrais spécialement souligner les dangers du financement de la recherche clinique. La dépen-dance dans laquelle se trouvent des médecins (particulièrement les spécialistes) à l’égard des firmesest considérable. Lorsqu’on arrive au stade 4 dans l’expérimentation d’un médicament, les firmess’adressent aux praticiens (en principe, sont confrontés deux médicaments ou un médicament et unplacebo). Ceux-ci sont le plus souvent contraints d’appliquer des protocoles dans lesquels ils neconnaissent pas les autres labos qui y participent, ni les résultats auxquels ils ont abouti. Ils acceptentcette façon de procéder, car elle leur procure un supplément de salaire et peut leur fournir gratuite-ment certains médicaments pour des gens qui ne peuvent pas payer. Pour obtenir des résultats qui lesintéressent, les firmes pharmaceutiques n’hésitent pas à accroître encore ces avantages en offrant col-loques et voyages dans des contrées touristiques. Si les praticiens acceptaient de s’affranchir de cetteprison dorée, la littérature clinique serait plus fiable car la capacité et la culture professionnelles denombreux cliniciens ne sont pas en cause, bien au contraire.

D.P. — Pourriez-vous tenter de replacer les travaux, que vous avez initiés ou que vous avez personnel-lement conduits, dans l’histoire de la physiologie animale ?

C.T. — Au XIXème siècle, des médecins remarquables, présents dans les Universités et au Collège de France(Claude Bernard, Paul Bert, Dastre…) ont marqué par leurs travaux (principalement sur le chien) etpar leur pensée, la physiologie générale. Mais la fonction de reproduction était parfois mentionnée,souvent oubliée. Les écoles vétérinaires en France n’ont pas su maintenir une recherche physiologiquesur les mammifères d’élevage, ni sur leur reproduction en particulier. Il faut également rappeler legrand désintérêt général pour la recherche en France, durant l’entre-deux-guerres, qui affecta égale-ment la recherche médicale. Aux gros mammifères d’élevage, se sont tout naturellement substitués dans les universités, pour lesétudes sur la reproduction, les petits rongeurs, la souris, le rat et le cobaye. L’école belge de VanBeneden sur la fécondation et la segmentation, les Français Regaud sur la spermatogenèse du rat,Ancel et Bouin sur l’ovaire et le corps jaune de cet animal et surtout les Américains Long et Evans surle cycle oestrien de la ratte et son déterminisme, firent valoir les avantages de ces rongeurs pour larecherche : facilité de l’élevage, stabilité des lignées, possibilité de suivre aisément le cycle oestrien,âge précoce à la puberté, taille des portées, ont contribué à se détourner des gros mammifères. Seule la recherche anglaise persévéra glorieusement dans l’étude des mammifères d’élevage : Heape fit

le premier transfert embry o n n a i re en 1899 etMarshall publia, en 1910, un ouvrage phare sur la"Physiology of reproduction". Cet ouvrage a été rééditédeux fois en 1922 et en 1952 après la mort deMarshall (1949), sous l’autorité de Parkes, du MRC(Medical Research Council) qui fut le promoteur desrecherches sur la congélation du sperme et la congé-lation et décongélation… des lapins in toto ! Dès 1922, une structure de recherche sur la repro-

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Jumelage du laboratoire INRA de physiologie animale deJouy-en-Josas avec celui de l’Agricultural Research Council,de Cambridge. À droite de C. Thibault se trouve le ProfesseurMann du laboratoire de l’ARC à Cambridge.

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duction s’établit à Cambridge dans le cadre de l’ARC (Agricultural research Council) au sein de laquel-le travailla John Hammond, figure de proue de la reproduction des mammifères d’élevage. C’estauprès de lui et au contact des groupes anglais que nous avons compris l’intérêt des recherches surces mammifères et conçu la manière de les développer.L’intérêt pour les gros mammifères est revenu en France après la guerre, quand il s’est agi de redon-ner à l’élevage un élan nouveau pour satisfaire aux besoins d’une population croissante et que lesmoyens donnés à la recherche devenaient significatifs. C’est l’INRA qui a repris le flambeau, et nonles écoles vétérinaires, en créant le CNRZ et en nous permettant de développer les recherches dePhysiologie que j’ai exposées précédemment.Pendant des années, nous nous sommes jumelés avec deux laboratoires anglais, celui de Folley àReading sur la lactation, celui de Cambridge dirigé par Thaddeus Mann qui était très comparable aunôtre, sur la reproduction. Tout un labo allait chez l'autre tous les deux ans à tour de rôle. On sedébrouillait entre nous pour loger les uns chez les autres. Il en était de même pour l’équipe de RobertDenamur qui s'occupait, comme celle de Folley, de l’endocrinologie de la lactation et de l’éjection dulait. Nous passions trois jours ensemble, chacun racontait ce qu'il faisait, exposait les difficultés qu'ilrencontrait. Ces rencontres ont été très fructueuses des deux côtés. Elles ont contribué beaucoup àorienter les recherches sur les mammifères d’élevage et à penser aux applications agronomiques, maisaussi médicales. J’ai partagé, avec Polge, du laboratoire de Thaddeus Mann, le prix Wolff d’agriculture qui nous a étéremis à la Knesset en 1988.Les mammifères domestiques, notamment les ovins et les porcs, sont, depuis des années, fréquem-ment utilisés par des chercheurs médicaux dans le cadre du bâtiment désigné comme "l’étable ato -mique" (maintenant appelée Radiobiologie et étude du génome). La colonie de macaques est toujoursutilisée par des collègues médecins, notamment pour l’étude de la parturition.

D.P. — La déprise agricole a favorisé, dans plusieurs pays, la création de parcs naturels, l'extension deleur superficie. La faune sauvage fait partie des éléments que la société s'attache aujourd'hui à proté-ger, voire à enrichir. L'intérêt accru qu'elle suscite chez les amoureux de la nature de tous poils ouvre-t-il, selon vous, des perspectives nouvelles aux recherches en physiologie animale ?

C.T. — Concernant les animaux à protéger, c'est une question qui m'inspire les plus grandes réserves.D’abord, je trouve anormal que nous soyons obligés d'accorder aux éleveurs des indemnités pour lesdédommager du préjudice que leur impose l'arrivée ou l'introduction de carnivores (comme les loupsou les lynx) dans des parcs naturels au voisinage ou incluant des espaces de pâturage. Nous étionsdébarrassés de tous ces prédateurs nuisibles et nous payons pour favoriser leur retour ou les yremettre. C’est stupide et scandaleux pour le contribuable qui paye les dégâts et pour les éleveurs quivoient disparaître brebis et agneaux.

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Conférence de presse organisée par Jacques Poly à l’occasion de l’attribution du prix Wolff à C. Thibault, 1988.

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En ce qui concerne les recherches visant à préserver les espèces dites en danger, deux aspects sont àdistinguer : ou celles-ci sont en danger à cause de l’homme et il faut y porter remède au plus vite, ouelles sont en danger de disparition parce que c’est la règle de l’évolution. Dans ce cas, elles doiventdonc être l’objet de recherches permettant de savoir comment procède l’évolution, ce qui renvoie àdes questions très fondamentales. Les espèces en voie de disparition ne souffrent apparemment quede perte de fertilité due à des déficiences de la spermiogenèse et également d’anomalies chez la femel-le : dysfonctionnement de l’ovaire et de la gestation. Les anomalies de la spermatogenèse frappent lesCarnivores Félidés : le sperme du chat comporte 30 % de spermatozoïdes anormaux. Mais certainschats sont complètement oligoasthénospermiques et inféconds. Chez des félidés sauvages, comme leguépard ou le léopard, le sperme a une fertilité très faible en raison du taux très élevé d'anomalies deses composants (de l'ordre de 90 %). Avec de tels taux, la survie de ces espèces est évidemment for-tement compromise. Pallier leur infertilité par des techniques éprouvées chez l’homme (la féconda-tion in vitro, l'ICSI, la production d'embryon in vitro) est une bonne chose dans la mesure où l’ob-jectif est de comprendre quels gènes sont affectés et comment procède l’évolution mais, si c’est seule-ment pour satisfaire une réaction écologique sommaire et sentimentale, il faut laisser faire la nature.Rappelons que l'homme normal est dans la situation du chat, 70 % de ses spermatozoïdes sont nor-maux, 30 % étant anormaux. Quand la proportion d'anormaux augmente (par exemple jusqu'à 60 %),la fécondance du sperme humain se trouve fortement diminuée. C’est donc finalement aussi pourl’homme que l’étude de la dégradation de la spermatogenèse des Félidés est importante et constitueun modèle incontournable, d’autant plus que la fertilité féminine est à l’échelle de temps de l’évolu-tion, fortement menacée : puberté tardive, ménopause réduisant la période fertile de la vie, mortalitéembryonnaire très élevée.En ce qui concerne la Physiologie animale à l’INRA, nos seules études d’espèces sauvages ont concer-né celles présentant un intérêt économique : le campagnol à cause de ses pullulations qui détruisentdes récoltes (les travaux de Lise Martinet), le vison à cause de sa fourrure (ceux de Jean Rougeot).

D.P. — Les données de la physiologie se trouvent-elles modifiées par l’état sauvage ou domestique desanimaux ? Les chats sauvages et les chats domestiques sont-ils affectés par les mêmes anomalies auniveau de la spermiogenèse ?

C.T. — Non, je ne crois pas que ce soit la domestication qui génère des défaillances dans la spermatogenèse.Je ne sais rien sur le chat sauvage, mais les félidés sauvages étudiés présentant les mêmes anomaliesque le chat domestique, on peut penser qu’il en est de même pour le chat sauvage.En ce qui concerne l’homme, il est de fait que depuis 1930 où l’on a commencé à estimer les quali-tés apparentes du sperme humain, sa qualité tend à baisser. Le pourcentage de spermatozoïdes immo-biles ou anormaux tend, en effet, à s’élever. Cette évolution est-elle liée à une modification de l’envi-ronnement ? Résulte-t-elle seulement de l’échauffement des testicules du fait de mettre des slips ?Environnement ou pratiques vestimentaires peuvent certainement jouer en accélérant un processusnaturel, mais il ne faut pas oublier que l’échelle de temps de l’évolution est la dizaine ou la centainede milliers d’années.Ceux qui attribuent la disparition des espèces, survenue au cours des temps géologiques, à des infec-tions bactériologiques ou virologiques, ne peuvent expliquer une disparition totale occasionnée parune épidémie. La peste a fait, on le sait, de très grands ravages dans le passé. Mais elle a toujours épar-gné au moins 10 % des populations, qui acquéraient une résistance. Il n’y a aucune raison pour quedans le monde animal, les choses ne se soient pas passées ainsi. L’hypothèse des catastrophes météorologiques pour expliquer la disparition des espèces a également étéinvoquée. Il apparaît qu’effectivement il y a eu plusieurs bouleversements dans le climat de la planète,accompagnés de réduction drastique des faunes et de changements de la flore, mais jamais la dispari-tion des espèces animales n’a dépassé 90 %. En ce qui concerne les dinosaures, leur nombre a aug-menté pendant une longue période, mais il a atteint son maximum environ 35 millions d’années avantleur disparition à la jonction Crétacé-Te rt i a i re où effectivement un événement planétaire s’est pro d u i tqui a contribué à leur disparition, alors que pendant ce temps les petits mammifères se développaient.Je pense que la disparition des espèces au cours de l’évolution s’est faite par la perte de la fertilité, lesévénements extérieurs n’intervenant que pour accélérer ou ralentir le processus évolutif.

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D.P. — R. Février a laissé entendre dans son témoignage que les chercheurs de Jouy et de Versailles,concurrents au niveau des crédits, se sont regardés longtemps en chiens de faïence. Y a-t-il eu néan-moins des contacts et des collaborations entre les spécialistes de la physiologie animale et ceux de laphysiologie végétale ?

C.T. — Il est certain que notre enthousiasme et notre envie d’aller vite ne correspondaient pas exactementavec ce que nous percevions dans les laboratoires de Versailles mais je n’ai pas conservé une impres-sion de conflit. Ceci étant, j’ai été seulement en rapport avec la Physiologie végétale et son directeurYves Coïc. La culture sans sol, à laquelle il s’intéressait, préfigurait ce que nous avons fait en déve-loppant les systèmes de culture in vitro. Il s’agissait de démarches logiques dans les deux sens. Lessystèmes in vitro ont toujours été mis au point dans le but de pouvoir décortiquer les relations entrecellules ou entre cellules et milieu. Ils ne constituent toutefois qu’une étape dans la démarche, obli-geant évidemment à retourner plus tard à l’organe et à l’individu entier, ce qui est plus facile chez lesplantes à cause d’une plasticité qu’ont perdue les animaux pluricellulaires.

D.P. — Beaucoup de vos collègues physiologistes sont partis à Tours, dans les années soixante-quatre.Est-ce que ce sont d’autres fonctions qui vous ont retenu, à cette époque, en région parisienne ?

C.T. — La décentralisation sur Tours s’est faite de façon organisée. La station de physiologie n’avait plus à Jouyde place suffisante pour s’y développer. Elle disposait sur place d’un troupeau de moutons. Quant auxbovins, ils se trouvaient à Bressonvilliers. La station avait besoin de plus de place pour pouvoir déve-lopper ses re c h e rches et aborder l’étude d’autres espèces. La décentralisation a été volontaire, mais ellen’a pas été totale. Il y avait des gens, comme moi, qui souhaitaient, pour des raisons familiales ou pro-fessionnelles, rester en région parisienne. Mais ceux, dont les familles acceptaient de part i r, y ont étéencouragés. La décentralisation a été une réussite, en ce sens que le laboratoire de Robert Ortavant estp a rti, dans sa quasi-totalité, avec ses secrétaires et ses animaliers. J’ai continué à diriger, à Jouy, ceux quin’étaient pas désireux de s’établir à Tours et un équilibre dans les re c h e rches a été trouvé sans conflit.

D.P. — Cette séparation a-t-elle été pour vous déchirante ?

C.T. — Non, pas du tout. La décentralisation était nécessaire. C’est une opération qui a été très bien organi-sée, quant au choix du site et à l’installation. Elle a été traitée comme on traite une expédition. Parexemple, nous avions pris un certain nombre d’abonnements à des revues qui ont été transférées àTours en même temps que les personnes.Quelques années auparavant, Louis Dauzier avait accepté une charge de professeur à l’ENSA deMontpellier et nous l’avons aidé à former un groupe de recherche sur la croissance qu’il avait accep-té de créer.Jacques Labussière, nommé professeur à l’ENSA de Rennes, est parti un peu plus tard, continuant às’occuper des problèmes de traite. Il a été suivi à Rennes par le groupe qui travaillait sur la physiolo-gie de la reproduction des poissons. Je me souviens avoir prospecté divers endroits pour que ce grou-pe puisse s’installer, dont des piscicultures abandonnées dans le midi de la France, près deMontpellier. Je me suis opposé fermement à mon ami R. Février qui tenait à l’envoyer à Biarritz.L’absence de toute structure de recherche biologique (Université, CNRS) alentour me paraissait réd-hibitoire. Finalement n’est venue à Biarritz que l’équipe qui s’occupait de la nutrition des poissons.Celle qui s’occupait de la génétique est restée à Jouy. Celle qui travaillait sur les aspects physiologiquesest partie à Rennes. Elle a trouvé elle-même son point de chute et cette équipe, dynamique et trèscompétente, se trouve aujourd’hui bien installée dans des locaux de l’Université. La responsabilitéscientifique des recherches biologiques de l’IFREMER de Brest (12), qui se contentait en un tempsd’envoyer aux USA ou au Japon quelques capitaines de corvette pour rapporter des techniques d’éle-vage piscicole et les transférer en France, lui a été depuis partiellement confiée.

D.P. — Vous avez joué un rôle important dans le développement des recherches physiologiques sur lareproduction animale (13). Je ne sais si vous estimez, comme moi que l’INRA serait avisé de veiller au

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moins autant à transmettre qu’à communiquer (14). Mais j’aimerais savoir s’il existe des archives delaboratoire qui présentent de l’intérêt pour l’histoire de votre discipline et qui, à ce titre, mériteraientd’être conservées ?

C.T. — Ma réponse est claire sur ce point : ou bien les résultats des expériences, qui ont été réalisées, ontdéjà été publiés et sont disponibles à tous ou bien ils perdent tout intérêt. Ceci étant, quand j’ai quit-té le département, les chercheurs ont décidé de m’offrir sous forme de 25 volumes reliés, toutes lespublications jusqu’à mon départ du département en 1972. Je les consulte encore souvent et elles res-teront à la disposition de tous. Jean Cranney a retrouvé une partie des textes que j’avais rédigés pour les Ministres de la recherche etdivers comités et m’en a donné une copie. Mais je n’aime pas garder ! Quand j’ai quitté la présiden-ce du CNRS, j’ai pratiquement tout détruit de mes documents personnels ! Je crois que le passé estle passé et que l’expérience des uns ne sert jamais aux autres, que les plus jeunes doivent faire leurexpérience. Les bons scientifiques, quand ils étaient en activité, ont essayé de se défoncer et de don-ner le meilleur d’eux-mêmes. Leurs successeurs trieront plus tard dans ce qu’ils ont laissé les quelqueséléments qui leur paraissent encore utiles.

D.P. — Sans doute, mais on sait bien que les publications ne font état que des expériences qui ont bienmarché. Or, il peut y avoir un intérêt pour tous nos successeurs à ce que soit gardée une trace des voiesqui se sont révélées être des impasses, ne fût ce que pour éviter de s’y fourvoyer à nouveau ?

C.T. — Cela renvoie aux problèmes éthiques ou déontologiques dont nous avons antérieurement parlé.Quand on travaille sur l’homme, je souhaite que soient publiés les résultats négatifs aussi bien queles positifs. Sur d’autres mammifères, c’est moins évident car l’évolution des connaissances est rapi-de et déjà les résultats positifs ne sont cités que pendant quelques années. Qu’en serait-il des résul-tats négatifs ?L’histoire des sciences est quelque chose qui s’analyse à l’échelle d’un siècle. Elle permet de dégagerles grands courants de pensée, les fils conducteurs, les modes et les erreurs. Mais les détails sont viteoubliés.

D.P. — J’avais cru comprendre qu’un professeur comme P. P. Grassé avait joué un rôle important dansvotre orientation et votre goût pour la recherche !

C.T. — Il a joué un rôle déterminant dans la méthodologie qu’il m’a enseignée. Il m’a montré comment jedevais m’y prendre pour travailler seul. Il m’a donné le choix entre trois sujets de recherche. J’ai déci-dé de travailler sur la parthénogenèse des Mammifères. Il m’a prêté la bibliographie qu’il avait réuniesur cette question et m’a dit de me débrouiller. C’est tout ! J’ai continué à travailler aussi sur les pois-sons. Je n’avais jamais présenté publiquement des résultats jusque-là. Grassé m’a encouragé à publierce que j’avais découvert sur la rétine des poissons. Il m’a dit un jour : "je vous emmène présenter votrepapier à la Société de biologie !" Il ne m’a pas dit : "je signe avec vous !" Il m’a appris ce que c’était quede ne pas signer systématiquement parce qu’on est le patron. Il m’a indiqué après la réunion les pointsqui lui paraissaient bien et ceux qu’il conviendrait d’approfondir.J’allais voir Grassé, tous les deux mois, pour lui présenter mes résultats et discuter avec lui. S’il lui arr i-vait, à cette occasion, de me donner quelques conseils, il me laissait libre toutefois de les suivre ou non.C’est vraiment lui qui m’a appris à me débrouiller tout seul. Ma thèse n’était pas très volumineuse parc eque ce n’était pas très facile de travailler sur le lapin. Je la lui ai donnée quand j’ai eu fini de la rédiger.Il m’a donné rendez-vous, le dimanche matin suivant, pour en discuter. Pendant plusieurs dimanches,je suis venu voir Grassé qui avait le génie de la phrase et de l’expression et qui a corrigé avec moi montexte. Il m’a appris à être un chercheur libre, à imaginer et à écrire. À son exemple, je n’ai rien publiéavec quelqu’un du labo pour un travail auquel je n’avais pas participé physiquement, la part i c i p a t i o nallant plus loin, pour moi, que la simple correction ou conception. Je reviens un peu à ce que j’ai dit au début de cet entre t i e n : je crois à la nécessité de garder le cap, dene pas dériver de la re c h e rche à l’administration. Quand vous êtes englué dans les tâches administra-

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tives et que vous n’avez plus qu’un rôle de bailleur de fonds, vous exigez de publier avec des gens dev o t re labo pour que votre nom figure sur des papiers scientifiques ! Si vous vous imposez la règle déon-tologique de ne publier que les travaux que vous avez réalisés avec d’autres, vous êtes conduit à re s t e rsur vos gardes et à résister aux sollicitations de la hiérarchie administrative. Je me souviens d’une fille, qui avait apporté un article à son directeur de laboratoire pour qu’il le liseet lui fasse part de ses re m a rques. C’était un professeur américain de passage à Jouy. Ayant lu son papieravec intérêt, il lui a fait savoir que, si elle souhaitait des critiques plus fournies de sa part, elle devraitaccepter qu’il figure comme coauteur. Je pense que les directeurs de labo doivent manifester plus de générosité. La relecture des écrits desmembres de leur laboratoire fait partie de leur travail et ils sont payés en conséquence. Si on accep-te les honneurs de la fonction, il faut en accepter aussi les charges et ne pas se faire payer deux fois !J’ai fait passer, dans ma carrière, près de 400 thèses de troisième cycle et d’État. Je les ai vraimenttoutes lues et corrigées. Cela me prenait beaucoup de temps ! Je dois être une exception parce que jeme suis aperçu souvent que bien des membres de jurys assistent à la soutenance des thèses, sans lesavoir lues ou ne les ayant lues qu’en diagonale. À partir du moment où j’acceptais de faire partie d’unjury de thèse, je considérais comme un devoir de signaler au candidat les points où j’étais d’accord etceux qui appelaient, à mon avis, des corrections, des investigations complémentaires ou davantagede rigueur dans l’exposé. Quand vous me demandez ce que Grassé m’a vraiment apporté, c’est je croisd’abord cette honnêteté et cette conscience professionnelle. Je me souviens qu’il m’avait demandé delui écrire deux papiers pour son grand traité de zoologie, l’un sur la fécondation, l’autre sur la sper-matogenèse. Je m’étais acquitté de cette tâche. Il avait demandé, par ailleurs, au Professeur Courrier,secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, d’écrire le chapitre sur l’ovogenèse. Quand celui-cilui a remis sa contribution, Grassé me l’a fait lire et m’a demandé ce que j’en pensais. Je lui ai dit quel’article qu’il avait reçu n’était pas publiable en l’état dans la mesure où il comportait trop de chosesdépassées. Je lui ai proposé de reprendre le cours que je faisais sur l’ovogenèse, la folliculogenèse etl’ovulation et de lui apporter à la fin du mois un chapitre sous un autre titre, mais complétant l’ar-ticle de Courier. Ce fut fait et cela montre que les rapports avec Grassé étaient simples et efficaces. C’est par lui que je me suis présenté à l’INRA. Il siégeait au Conseil scientifique de l’INRA, avec ÉmileTerroine, Clément Bressou et Maurice Lemoigne. Il m’a emmené, un beau jour, à l’INRA, en taxi, pourme présenter devant ce conseil. Il me poussait à entrer à l’INRA, mais me laissait libre. Ce qui ne l’em-pêchait pas de me juger en même temps.

D.P. — Avez-vous observé à l’INRA une évolution des critères de scientificité, au cours de votre car-rière ?

C.T. — Je ne suis pas sûr d’être bien placé pour apprécier les choses, ayant partiellement abandonné l’INRAà plusieurs reprises. Avec Terroine, Bressou et Lemoigne, au sein de ce comité permanent, j’ai parti-cipé à l’avancement des objectifs de recherche et des hommes et à de très nombreux jurys deconcours. De même, j’ai été rapporteur de centaines de dossiers de postulants chercheurs ou de pro-motions pendant les 27 ans de commissionsau CNRS. Pendant cette longue période, lescritères de technicité et de capacité n’ontpas vraiment évolué. Quand j’ai quitté lafonction de président du CNRS en 1981, jeme suis dit que j’en avais assez fait pour lacause publique et pris la décision de ne plusm’occuper du tout d’administration, decomités, de Jurys de concours, etc.J’ai donc totalement oublié volontaire m e n t

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Discussion entre le Professeur Pierre Douzou, Président duConseil scientifique de l’INRA, le Professeur René Ozon, Chefdu Département de physiologie animale, Pierre Mauléon etCharles Thibault, 1991.

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depuis 20 ans le fonctionnement des Commissions et les modes de jugement des responsables. Parc o n t re, je vois par la base l’évolution des méthodes d’évaluation actuellement à l’INRA. Elles me parais-sent beaucoup moins bonnes que celles que j’ai connues. Dans les années 50-80, la direction de l’INRApuisait dans un corps stable de membres pour composer les jurys, en fonction des disciplines et faisaitappel, pour les besoins de la cause, à quelques spécialistes et ceci pour les quatre niveaux : assistant,c h a rgé, maître et directeur de re c h e rche. Les épreuves auxquelles étaient soumis les postulants assistantsétaient à la fois pratiques et intellectuelles comme je vous l’ai indiqué. La comparaison CNRS – INRAdans le choix des chercheurs et des responsables me paraissait aller plutôt en faveur de l’INRA. Les choixétaient plus personnalisés, plus humains. Le système de jugement actuel des équipes et des chercheurs me paraît maintenant inadapté pour unorganisme de recherche finalisée. Quand un jeune se présentait au concours d’assistant, on pouvaitjuger de sa motivation ; se dégageait, à l’issue des épreuves, une opinion sur la valeur du candidat,mais aussi sur le choix du sujet de travail et son avenir. Il en était de même lors du concours pour lesgrades de chargé et de maître de recherche. Quand il s’agissait du concours de maître de rechercheou de Directeur, il était demandé aux candidats de soumettre à l’appréciation des jurys, non pas uneliste de publications, mais celles qu’ils considéraient comme faisant partie des dix meilleures. Il enrésultait une vision cohérente et continue de la carrière scientifique des chercheurs qui s’est perdueavec la réduction du nombre de concours avec jury et avec la mise en place de toutes lesCommissions d’évaluation. Je vois le temps passé par les labos pour préparer des évaluations répéti-tives. Telle est la vision que j’en ai aujourd’hui d’en bas. Les évaluations individuelles ou par équipes, faites entre-temps au sein de Commissions spécialisées,dont le jugement scientifique est certainement très valable et peut-être meilleur que ce qui existaitavant, n’assurent pas un suivi des chercheurs sur de longues périodes, ni le maintien d’une finalitéagronomique.

D.P. — Nous avons parlé surtout jusqu’ici des personnels scientifiques. Mais je crois que vous êtesintervenu au CNRS pour améliorer les conditions de travail des ingénieurs et le sort qui leur étaitréservé ?

C.T. — J’estimais (et j’estime toujours) qu’il n’existait pas de différences fondamentales entre les ingénieursde recherche et les chercheurs, justifiant des statuts différents. Si ce n’est que, dans un cas, il était plusfacile d’avoir des postes que dans l’autre. Un ingénieur, qui travaille dans un labo, participe à larecherche et la vit au même titre qu’un chercheur (15). Quand il m’arrivait d’aller voir des labos dephysique qui comportaient dix fois plus d’ingénieurs que de chercheurs (dont la signature apparais-sait souvent ensemble au bas des publications), je ne voyais pas bien pourquoi, pour "chasser des par-ticules", il fallait qu’ils aient des statuts différents. Je me suis battu contre la différenciation de leur statut, mais j’ai été contré par Saunié-Seïté, puis defait, par le cabinet de J.P. Chevènement car le nouveau statut que nous avions proposé était dans lecollimateur des cent et quelques propositions de Mitterand. Je n’ai jamais compris pourquoi !Au CNRS, les assistants votaient dans les Commissions, mais pas les ingénieurs. J’avais obtenu deSaunié-Seïté que ces derniers puissent bénéficier du droit de vote. Mais elle s’est rétractée et la lettrequ’elle m’avait signée a disparu, un beau jour, de mon bureau !

D.P. — Vous avez tenu jusqu’à un âge avancé à travailler dans votre laboratoire. Comment expliquez-vous cette passion que vous avez éprouvée pour votre métier, au point de ne jamais l’avoir quitté ?Pourriez-vous expliquer finalement ce qui vous a plu le plus dans votre métier de chercheur ?

C.T. — Si je suis resté aussi longtemps en activité, c’est parce que je trouve encore du plaisir à travailler dansce cadre magnifique de Jouy (16). Si je n’avais pas aimé, je n’y serais pas resté. Aussi curieux que celapuisse paraître, ce que j’ai aimé dans la recherche, c’est la stimulation de l’imagination par l’échec.Quand vous entreprenez une manip, celle-ci est toujours susceptible d’échouer. C’est un stimulantextraordinaire pour en imaginer une autre. Quand leurs résultats ne sont pas ceux auxquels vousvous attendiez, vous êtes tenu de réfléchir, d’en supposer les raisons, de rebâtir autre chose. C’est cela

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qui est vraiment enthousiasmant ! Échouer plus que réussir, c’est quelque chose dont il faut savoirprofiter ! L’échec est toujours relatif ; les résultats, auxquels on ne s’attendait pas, peuvent aussiconduire à des découvertes. Il existe des chercheurs qui, devant des résultats qui les déroutent, préfèrent passer rapidement àautre chose. Je crois qu’il est nécessaire d’avoir une certaine continuité, y compris dans l’échec. Il fautse résoudre à refaire sa manip, mais sans perdre de vue son fil conducteur : c’est bien ce point que jeveux éclaircir !Vous avez bien sûr de grandes joies quand vous avez découvert quelque chose. Mais cela n’a pas dûm’arriver plus de quatre fois dans ma vie !

D.P. — Un certain nombre de nos collègues quittent aujourd’hui l’INRA avec un sentiment de soula-gement. Comment expliquez-vous qu’ils éprouvent ce sentiment à la fin de leur carrière ?

C.T. — Les exemples ne manquent pas. Michel Courot est parti avant la date limite de retraite, parce qu’il enavait assez. On lui avait imposé trois changements d’orientation dans les dernières années de sa car-rière. Il travaillait sur la spermatogenèse. On a considéré que ce sujet n’était pas important et on luia demandé du jour au lendemain de faire de la transgenèse. Les gens de Nouzilly, qui n’avaient jamaismanipulé un œuf ni fait de fécondation in vitro, ont dû se reconvertir dans cette voie. On a déclaréque la transgenèse du porc devait se faire à Nouzilly, alors que Claude Delouis avait commencé déjàà en faire à Jouy. Claude Delouis a été invité à faire la transgenèse du mouton s’il le voulait, mais sur-tout plus celle du porc. Françoise Xavier du CNRS, qui est venue s’installer à Jouy, a été priée de nepas faire de mouton, espèce dont devait s’occuper Jacques Martal, mais de jeter son dévolu sur lachèvre ; de même pour Nicole Crozet. La maturation de l’ovocyte de brebis ou de vache, c’était àTours et non à Jouy que cela devait se faire ! La neurophysiologie sensorielle devait abandonner lesétudes sur l’érection et les voies génitales mâles, puis sur le gavage pour travailler sur le goût. Cettedistribution autoritaire des rôles, l’imposition de frontières et les changements de cap sont absurdes !Ils ont seulement des effets décourageants !

D.P. — Vous avez exercé tour à tour ou simultanément tous les métiers de la recherche. Vous avez tra-vaillé à la paillasse de votre laboratoire pendant de longues années. Vous avez exercé des responsabi-lités administratives diverses dans notre Institut, siégé dans une multitude d’instances et Comitésscientifiques, participé à la création de nombreux labos. Après avoir assumé la Présidence du CNRS,vous êtes devenu Professeur de Faculté. D’aucuns pourraient penser, en vous voyant toujours aussiactif, que c’est beaucoup pour un seul homme ! Quel bilan tirez-vous finalement de cette carrière silongue et si remplie ?

C.T. — La recherche est le plus beau des métiers à condition de pouvoir l’exercer en toute liberté. C’est lachance que j’ai eue. Je proposais à Bustarret des programmes de recherche et en général, il était d’ac-cord. Plus tard, j’ai pu enrichir ce programme et le développer dans diverses directions que j’ai citées.Ces programmes n’étaient pas destinés à fournir une réponse conjoncturelle à des Ministres menacésd’être interrogés au Parlement. C’était pour préparer des dossiers utiles à l’agriculture du XXIèmesiècle ! Or la constitution de ces dossiers expérimentaux, dont se serviront ultérieurement les poli-tiques, est compliquée et demande du temps. C’est pourquoi il convient de s’y attacher, même si onest en butte parfois à des incompréhensions (17).J’ai eu beaucoup de plaisir aussi à enseigner. Quand on arrive à un certain moment de sa vie de cher-cheur, on a des choses à dire, qui sont originales et que quelqu’un qui n’a pas été chercheur ne peutpas expliquer. En faisant de l’enseignement, j’ai renoué finalement avec mon métier de chef de tra-vaux. Quand Grassé est parti une année au Gabon continuer ses recherches sur les termites, il m’ademandé d’effectuer un cours à sa place et je l’ai fait avec plaisir. Je continue à penser qu’un Institutcomme l’INRA devrait avoir plus de gens qui enseignent vraiment (et pas seulement dans le cadre deséminaires de DEA), c’est-à-dire qui soient capables d’accueillir 24 heures sur 24 des étudiants éprou-vant le besoin de discuter ou de poser des questions (18). Un chercheur a un message original à fairepasser, à la différence d’une personne qui se borne à faire des cours à partir de bouquins !

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Je crois enfin qu’un chercheur doit avoir l’esprit libre et n’éprouver aucune inquiétude quant à saposition sociale ! La recherche suffit en soi, car c’est un beau métier ! Je suis heureux pour ma part,d’avoir pu contribuer à construire celle à laquelle j’ai pu participer. C’était probablement plus facilequ’aujourd’hui où les jeunes émargent souvent à l’INRA, faute d’avoir pu trouver de postes ailleurs.Quand je songe qu’ils risquent de devoir suivre un jour des stages de formation administrative au lieude stages de recyclage sur les questions agricoles !

Notes

(1) Je n’ai pas été mobilisé en 1939, comme je l’avais demandé, et j’ai continué à exercer mon métier d’instituteur et à préparer desjeunes au brevet élémentaire.

(2) Le domaine de la Minière a été acheté plus tard. Il a été affecté en partie à des recherches sur les plantes et les insectes. Mais il aservi aussi à accueillir un grand nombre d’animaux.

(3) Signoret avait remplacé Ortavant et Dauzier à la Bergerie de Rambouillet et avait été chargé de s’occuper de certains aspects tech-niques de l’insémination artificielle. La Physiologie de la Reproduction a honteusement "pompé" systématiquement tous ceux quiavaient suivi cette filière, avec l’accord, je pense, des Directeurs de la Bergerie Nationale, M. Laplaud, puis R. Laurens.

(4) La première moitié du grand laboratoire n’est entrée en service qu’en 1954.

(5) J’ai eu moins de succès avec le Génie Rural, en particulier en raison de différences de salaires trop importantes, dues aux primesque recevaient les Ingénieurs de ce Corps.

(6) Je pense à un professeur de l’École supérieure de chimie, fort sympathique, mais dont l’équipe de recherche n’avait pas été renou-velée par la Commission compétente du CNRS !

(7) Le mot embryon est un mot passe-partout. En réalité, l’embryon humain ne se forme qu’après l’implantation.

(8) Les embryons doivent être transférés assez tard chez les bovins (avant 4 à 5 jours, ils sont souvent rejetés), alors que chez leshumains, le délai d'installation dans l’utérus peut avoir lieu à 48 heures.

(9) C'est-à-dire de gestations effectives par rapport au nombre d'embryons transférés.

(10) C. Thibault, Éthique et reproduction humaine. Plaidoyer pour une attitude raisonnable, INRA.

(11) C’est tout le mérite du travail accompli par Alain Locatelli à la Station de physiologie de la reproduction et des comportements,à Nouzilly.

(12) L’IFREMER avait toutefois de très bons spécialistes dans l’étude des fonds marins et des grandes profondeurs.

(13) Rappelons notamment parmi les ouvrages écrits par C. Thibault ou auxquels il a participé :- Bases et limites physiologiques du contrôle des naissances (avec Marie-Claire Levasseur), 1967, 110 p., Drouin, Paris.- La fonction ovarienne chez les mammifères naissances (avec Marie-Claire Levasseur), 1979, 102 p., Masson, Paris.- De la puberté à la sénescence (avec Marie-Claire Levasseur), 1980, 120 p. Masson, Paris.- Reproduction chez les mammifères et chez l’homme (avec Marie-Claire Levasseur), 1ère édition, 1991, 2ème édition 2001, 927 p.,Ellipses, Paris. Édition anglaise "Reproduction in mammals and man" (avec Marie-Claire Levasseur et R.H.F. Hunter), 1993, 800 p.,Ellipses, Paris.- La reproduction chez les Vertébrés (avec Marie-Claire Levasseur et A. Beaumont), 1998, 220 p., Masson, Paris.- Survie et conservation biologique J. A. Thomas ed, 1963, Masson, Paris. La conservation des gamètes, 199-235.- Traité de zoologie, vol XVI, les Mammifères, P. P. Grassé éd, 1969, Masson, Paris. La spermatogenèse chez les mammifères, 717-798.Formation et maturation des gamètes , 799-853. La fécondation chez les mammifères, 913-963.- Fertilization. C B Metz and A. Monroy eds, 1969, Academic Press, New-york, London. In vitro fertilization of the mammmalian egg,405-435.- Gynécologie et reproduction, A. Netter and C. Thibault eds, 1972, Flammarion, Paris. La reproduction, 1-20.

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(14) En d’autres termes, s’occuper autant du transport de l’information dans le temps (en particulier, de sa mise à la disposition desgénérations futures) que de son transport dans l’espace, avec toutes les facilités nouvelles offertes de nos jours par la technologie.

(15) Je ne parle évidemment pas ici de celles et de ceux qui effectuent les dosages, les milieux de culture ou le secrétariat, fonctionsindispensables à la vie des labos, mais indépendantes de la conception des expériences.

(16) J. Poly n’a pas souhaité préparer sa succession. Cela lui faisait un mal terrible de partir ! Je le lui ai dit maintes fois : "Désigne unsuccesseur, laisse-le se débrouiller, et va donc prendre de l’air !" Mais, ayant tout donné à l’INRA (la loi de l’élevage a été centrée sur le rôleque l’INRA était appelé à jouer), il tenait toujours à rester présent, à avoir un bureau à proximité. Il n’a pu se départir, comme moi,de ses responsabilités, mais ma philosophie est de continuer à lire et écrire, à discuter avec d’autres.

(17) J’ai longtemps travaillé sur les paramètres qui intervenaient dans la maturation de l’œuf. Mais même Michel Courot, qui est unbon ami, avait du mal à comprendre, quand il était adjoint au chef de mon département, l’intérêt que je pouvais trouver à la matura-tion des ovocytes in vitro. J’avais du mal à faire accepter ma perspective qui était alors de prélever des ovocytes dans un cycle de vache,sans provoquer sur lui de perturbations, et de les faire mûrir pour obtenir davantage d’embryons. Cela devait permettre, quand il yavait trop d’excédents laitiers, de faire des jumeaux en transplantant un second embryon dans une vache déjà fécondée.

(18) J’ai observé des comportements très différents parmi mes étudiants : ceux qui me restent attachés après leur thèse, qui continuentà m’être très fidèles et ceux qui ont eu besoin de moi pendant la préparation de la leur, qui sont venus me voir deux fois par semai-ne avant la soutenance, mais que je n’ai plus jamais revus après.

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Curriculum vitae sommaire

Fonctions de recherche et d'enseignement :– Attaché de recherche CNRS : 1944-1946– Assistant de Biologie, Université de Paris : 1946-1948– Chef de travaux, PCB, Université de Paris : 1949– Maître de recherche INRA : 1950-1954– Directeur de recherche INRA : 1954-1964– Directeur central de Recherche INRA : 1964– Chef du Département de physiologie animale : 1964-1972– Professeur de physiologie de la reproduction, Université de Paris VI : 1967-1988

Fonctions d'administration de la recherche :– Administrateur du Centre de Recherches de Jouy-en-Josas : 1954-1958– Membre et vice-président du Comité Consultatif de la Recherche Scientifique et Technique

auprès du Premier Ministre : 1960-1964– Représentant de la Biologie au Conseil économique et social (agriculture) : 1961-1963– Membre des Commissions de Biologie animale, puis de physiologie du CNRS : 1950-1979– Membre du Directoire du CNRS– Président de la Commission des Bourses de Thèses pour la Biologie, DGRST : 1976-1979– Président du CNRS : 1979-1981– Président de la Société française pour l’étude de la fertilité : 1986-1989

Prix scientifiques :– Prix de l’Académie des sciences

Prix Foulon (Zoologie) : 1950Prix Serres (agriculture) : 1955Prix Foulon (Économie rurale) : 1962

– Prix de la Société française de Gynécologie (Prix Annie et Jean d’Alsace) : 1972– Marshall Medal, Cambridge : 1980– Prix de Biologie de la Ville de Paris : 1983– Prix de l’Association pour l’Étude de l’Endocrinologie et de la Fertilité : 1987– Prix Wolff, Tel-Aviv : 1988– Prix de l’International Society for Embryo Transfer, San-Diego : 1989– Membre d’honneur de l'ESHRE (European Society of Human Reproduction) : 1991

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S.W. — Je suis née pendant la guerre, en 1941, de parents juifs et résistants, qui avaient déjà trois enfants ;autant dire que mon arrivée n’a pas facilité leur existence ! Ceci explique peut-être aussi ce sentimentd'être toujours un peu en trop et d'avoir constamment à justifier de ma présence. À la Libération, jesuis devenue une petite fille de la bourgeoisie parisienne. Mon père, qui exerçait la profession de ban-quier, s'occupait du financement de l'habitat et notamment du logement social. Mon enfance s’est pas-sée dans un univers familial où défilaient capitaines d'industrie et grands commis de l'État. J'écoutaisdes conversations sur tous les problèmes importants touchant à l’économie et au redressement de laFrance. J'ai ainsi appris beaucoup plus que ce que les professeurs ont essayé de m'enseigner au lycéeVictor Duruy ! Je n'ai jamais supporté les méthodes d'apprentissage reposant sur l'ensilage de connais-sances, et moins encore une relation "maître-élève" dans laquelle l'élève absorbe, sans possibilité d'ana-lyser et de questionner un savoir pré-construit. Après le bac, s’est posée la question de ce que j’allais bien pouvoir faire. Une propédeutique, bien sûr,sauf que c'était l'agriculture qui m'attirait alors "viscéralement". Dans l'univers bourgeois et citadin quiétait le mien, cette conviction semblait relever plus du caprice que de l'évidence !

B.D./D.P. — Qui t'avait mis alors cette idée en tête ? Avais-tu eu l'occasion de faire connaissance avecle monde agricole ?

S.W. — Un frère de ma mère s'était installé, à la Libération, dans la région d'Agen pour y cultiver de la vigneet des pêches. C'est dans cette ferme qu'enfant, j'ai découvert la liberté de mouvement, le droit de cou-rir sans donner la main, le regard des bœufs et leur patience infinie (se balancer entre deux bœufsattelés, une queue dans chaque main, c'était tout de même autre chose que les balançoires du Champde Mars ! Et puis plus tard, les heures passées avec mon oncle sur son tracteur, l'espoir de récolte, leciselage des raisins. Je pourrais continuer cette liste à l'infini ! Devenue jeune adulte, je ne pouvais confondre rêve d'enfance, et réalisation professionnelle ! Alorsj'ai décidé de faire un stage long dans une exploitation agricole. Sauf que lorsqu'on est fille et qui plusest fille de banquier et parisienne, trouver un stage agricole n'est pas chose simple ! J'ai eu alors lachance d'apprendre l'existence d'une école d'agriculture mixte, comportant des stages obligatoires :l'ITPA. Je ne pensais pas du tout, à l'époque, entrer dans cette école : je voulais juste obtenir une listed'adresses de fermes acceptant des jeunes filles en stage. J’ai donc rencontré le directeur, MonsieurBrel, qui a répondu à ma demande, m’a donné diverses adresses, mais aussi m’a présenté l'ITPA et sonprojet pédagogique : cela a été une rencontre humaine bouleversante, parce que cet homme était unhomme de qualité et parce que tout à coup le futur prenait une forme nouvelle pour moi. Au lieu d'unsourire convenu et quelque peu ironique, j’ai rencontré là une écoute, dont je ne savais pas mêmequ'elle pût exister et ai découvert une réalité bien concrète, à savoir que le métier d'agriculteur pou-vait s'apprendre. Si mon stage s’avérait concluant, je pourrais m'y préparer à l'ITPA. Cette rencontrea constitué un grand tournant dans ma vie.Mon choix s’est porté sur une exploitation de polyculture-élevage, à Luzarches, en Ile-de-France.J'étais une martienne lorsque je suis arrivée. J’y suis restée cinq mois : je faisais partie de la famillelorsque j’en suis repartie. J'ai appris à traire les vaches (à la fin, j'en tirais 6 quand les autres en tiraient 8, mais les courbaturesdans les doigts et les avant-bras ont duré longtemps !), à conduire un tracteur, puis à labourer, à réglerun semoir... Je travaillais de 5 heures du matin à 8 heures du soir ; je cumulais les activités des femmesorientées surtout sur les vaches et la laiterie avec celles des hommes portant davantage sur le travailde la terre : j'avais mal partout, mais je me sentais parfaitement dans mon élément. Je retrouvais, en

ARCHORALES-INRA – CASSETTES DAT N° 214-1, 214-2, 214-3, 214-4 ET 214-5Propos recueillis par B. Desbrosses et D. Poupardin

Weil Sabine, Paris, les 13, 20 et 28 Janvier 2000

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effet, des bonheurs d'enfance, mais légitimés dans une activitéd'adulte choisie et "construisante". J'ai énormément appris aussi auplan humain ; je crois bien que c'est dans cette ferme que j'ai com-pris notamment que le statut social des êtres ne préjugeait en riende leurs qualités intrinsèques, que la confiance se créait à travers desactes et non par des démonstrations affectives et que rien n'étaitjamais acquis, en cette matière. Forte de ma certitude de vouloir devenir agricultrice en dépit desobstacles que je savais devoir rencontrer, je suis entrée à l'ITPA ensection technique. Les cours avaient lieu à Paris, rue des Écoles.

B.D./D.P. — Les jeunes gens qui suivaient les cours de cetteécole se destinaient-ils tous à devenir agriculteurs ?

S.W. — Oui et non. Ma promotion comportait aussi bien des filsd'agriculteurs en quête de diplôme que divers représentants du

monde rural, les filles d'un notaire et d'un gendarme, des enfants d'artisans. Il y avait seulement 3filles parmi les 70 élèves que comportaient les deux promotions, ce qui me changeait beaucoup demon lycée de filles !J'ai été très heureuse dans cette école (sauf pendant les cours de soudure !). Nous étions avant l'heu-re "acteurs de notre formation", considérés comme des sujets et non comme des animaux de gavage.Les professeurs étaient des enseignants de l'Agro, pour la plupart. Certains d'entre eux, issus dumonde rural, enseignaient dans cette école moins par goût de l'argent, que par conviction de la néces-sité de doter l'agriculture de jeunes cadres dynamiques, capables de réfléchir sur son avenir et sesorientations. Et cette conviction, nous la ressentions fortement. Michel Gervais, Claude Servolin etJoseph Le Bihan nous ont enseigné l'économie rurale.

B.D./D.P. — Les deux premiers avaient-ils déjà entrepris la rédaction de leur ouvrage "Une France sanspaysans" ?

S.W. — La conception, mais pas encore la rédaction. Leurs exposés m'intéressaient car ils répondaient en par-tie aux questions que je me posais. Mais si M. Gervais et C. Servolin avaient le désir de faire partagerleurs analyses à leur auditoire, J. Le Bihan avait surtout celui de repérer les bons sujets qu'il pourraitultérieurement embaucher. À l'issue de la deuxième année de l'ITPA, les élèves étaient tenus de faireun stage pendant une année. J'ai accepté la proposition que m'a faite alors J. Le Bihan : "Puisque tuveux vraiment devenir une agricultrice (d'emblée, il tutoyait tout le monde, peut-être pour déstabiliserses interlocuteurs, mais aussi pour établir une relation de confiance avec eux ; peut-être aussi parceque dans la langue bretonne, il n’existe pas de différence entre le tu et le vous ; je l’ai, par contre, tou-jours vouvoyé, comme si j’avais voulu garder avec lui une certaine distance), je vais te trouver une fermedans un endroit où tu pourras voir en même temps bien d'autres choses intéressantes !".L'exploitation dont il s'agissait se trouvait à Saint-Nicolas-du-Pelem, au cœur même de la Bretagne,dans le département dit aujourd'hui des Côtes-d'Armor. Elle était dirigée par un homme fabuleux,Auguste Lecointe, qui travaillait avec son frère. Maire de son village, conseiller général, sénateur com-muniste, A. Lecointe était en même temps président de la coopérative régionale la Pélemoise ; il étaitactif dans ce qui est devenu plus tard UNICOPA, la grande "coopérative de gauche" de la Bretagne-Nord, en opposition à celle de Landernau, la "coopérative de droite". Il s'était forgé l'esprit dans lesréseaux de résistance communistes qu'il avait contribué à mettre en place en Bretagne.Je n'avais toutefois pas de sujet de stage. Le Bihan n'avait pas eu le temps de m’en donner un ! Commeje m’en étais inquiétée, il m'a rassurée et m’a engagé à suivre Auguste Lecointe, partout où il se ren-drait. C’est ainsi que je n'ai pas travaillé à la ferme et que j'ai pu assister aux côtés de ce dirigeant agri-cole à toutes sortes de réunions.

Sabine Weil.

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J’ai découvert ainsi, sur le tas, ce qu’était un conseil général, comment fonctionnait une mairie, unecoopérative agricole, dans une région isolée à l'économie encore très peu développée.(J'ai découvertaussi combien on pouvait avoir froid dans les salles de cinéma non chauffées servant de salles deréunion, en Novembre, en Bretagne !).N'ayant toujours pas de sujet de stage et supportant mal de rester passive j’ai proposé à AugusteLecointe de faire une étude sur l'habitat rural de la commune, l'idée étant de proposer des mesures demodernisation permettant d'enrayer l'exode rural : il n'a pas ricané ni dit non plus en quoi j'étaisquelque peu idéaliste ! il a opiné en souriant, me conseillant d'aller voir le secrétaire de mairie. C’estainsi que je me suis retrouvée à la ronéo pour tirer mon questionnaire... Et à apprendre qu'il ne suf-fisait pas de rédiger un questionnaire, si bien conçu soit-il, pour obtenir l'information désirée. C'estaussi dans cette circonstance que je me suis posé les premières questions sur les conditions de fonc-tionnement d'une démocratie et plus précisément sur les facteurs qui permettent l'élaboration d'unepensée autonome et son expression.En Février, je n'avais toujours pas de sujet de stage. Heureusement, Pierre Coulomb m'a sortie de cemauvais pas en me proposant de réaliser une étude comparative des modalités privées et coopérativesd'intégration de la production porcine et en m’indiquant quelques pistes méthodologiques.

B.D./D.P. — Peux-tu rappeler comment tu t’y es prise pour mener à bien cette étude qui t’avait étéconfiée ? Quelles en ont été les grandes conclusions ?

S.W. — Acteurs et enjeux ! Avec Auguste Lecointe, j'ai dressé la liste des personnes à rencontrer et des infor-mations à recueillir, j’ai utilisé le téléphone et ma 2 CV personnelle et expérimenté sur le tas des tech-niques d'entretien ! J'ai rencontré beaucoup de "personnages", enrichi et diversifié en chemin monquestionnement. Construisant ma réflexion et mon autonomie de pensée, j’ai appris la différence quipouvait exister entre discrétion et roublardise (même si aujourd'hui encore, j'ai du mal avec la rou-blardise !). Quant aux résultats de l'étude, je me souviens de deux points forts qui avaient été déga-gés : quelle que soit l'organisation, le risque était toujours supporté par le producteur, malgré une cer-taine mutualisation dans la coopération ; la différence principale était plus idéologique qu'écono-mique. C'est cette idéologie qui conduira ultérieurement à mieux protéger les producteurs dans lescontrats qui les liaient aux fournisseurs d'aliment et aux abattoirs. Le pouvoir de décision (celui deproduire plus ou moins ou de ne plus rien produire du tout) quittera progressivement le Paysan, pourêtre récupéré par ce que l'on commençait tout juste à désigner sous le nom de "pôle intégrateur".À mon retour à Paris, au mois de Juin 1963, j’ai soutenu le mémoire qui permettait d’obtenir le diplô-me de l’ITPA. Mon étude a été intégralement reprise dans une publication pour un contrat avec laCommunauté Économique Européenne, sous la signature de Le Bihan, mais avec mention de mon tra-vail, ce qui, à l’époque, m’a procuré quand même une grande fierté !J. Le Bihan m’a sollicitée à nouveau pour venir travailler avec lui, ce que j'ai accepté sans hésiter, ayantpris goût à faire travailler ma tête.

B.D./D.P. — Peux-tu évoquer le pouvoir de séduction qu’exerçait sur tout son entourage ce personnagefacilement hâbleur, mais aux talents de meneur d’homme et d’animateur incontestables ?

S.W. — Le Bihan m’a expliqué qu’il faisait des recherches passionnantes et qu’il avait impérieusement besoinde moi : un tel argument était irrésistible pour quelqu'un qui avait tellement besoin de se sentir utile !Le pouvoir de Le Bihan venait de sa conviction de la nécessité d'accompagner une évolution rapide etincontournable du monde agricole. C'était aussi sa capacité à dire aux gens avec qui il voulait travailler(pour des raisons diverses...) qu'ils étaient indispensables, irremplaçables !J'ai accepté de devenir "petite main" dans divers travaux qu’il conduisait, ignorant leurs tenants etaboutissants, mais sachant très bien ce qu’il attendait de moi. Mon travail était parcellaire : il consis-tait à mettre en forme des données recueillies ailleurs, à les traiter statistiquement et à les interpréter.Mon cadre de travail était précaire et changeait tout le temps : j’ai été envoyée au bureau des élèves àl’Agro, puis chez moi, puis dans une petite maison au milieu d'un chantier de démolition. Je n'étaispas payée ; et malgré tout cela, émerveillée de la confiance qui m'était accordée ! Et je n'étais pas laseule !

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Nous n’avons guère protesté contre ces conditions de travail aberrantes parce que Le Bihan nousexpliquait que le travail attendu était à la fois urgent et de la plus haute importance. Toute revendi-cation de notre part aurait été jugée incongrue, et n'aurait pas collé avec le sentiment de contribuer àune évolution vitale du monde agricole...

B.D./D.P. — Avais-tu déjà entendu parler de l’INRA à cette époque ?

S.W. — Oui et non. J’avais appris par Michel Gervais et Claude Servolin, que j’avais déjà rencontré, queJ. Le Bihan était Chargé de recherches. Je connaissais l’existence de l'INRA et savais que tous trois fai-saient partie de son tout nouveau département d'Économie et Sociologie Rurale (ESR). Mais en dépitdes mises en garde des deux autres, j’ai fait le choix de travailler avec Le Bihan, ce que je n’ai jamaisregretté : je me suis construite dans la conviction et l'enthousiasme, et même si beaucoup d'optionsde Le Bihan ont été contestées et m’apparaissent aujourd’hui contestables, je le referais encore si leschoses étaient à refaire ! Mon seul regret dans les périodes difficiles de ma vie a été de ne pas avoir eule courage d'aller travailler la terre plutôt que d'opter pour l'agriculture en bureau !

B.D./D.P. — Ton frère a-t-il continué à travailler longtemps avec Gervais et Servolin ?

S.W. — Le temps de l'écriture de leur ouvrage "Une France sans Paysans" et de la fin de son mandat au SCEES.Puis, comme moi-même, il a gardé avec eux, des relations d'amitié.C'est à partir des années 1964-1965 que Le Bihan a commencé à construire une équipe. À cetteépoque, il a obtenu de l'INRA quelques postes et des locaux à l'ENSIAA de Massy. J'en ai profité, ayantété recrutée en main-d'oeuvre occasionnelle en Août 1965, puis en contractuelle de la FonctionPublique catégorie 2B en Mars 1967.En 1965, notre équipe ne comprenait que 4 ou 5 personnes (Michel Hy, Catherine de Silguy, MichelCourvoisier...). Nous ont rejoints assez vite par la suite François Porin, puis d'autres Agros, des HEC,un Centralien, un Polytechnicien, quelques ITPA (dont Maïté Errecart) ; en 1968, l’effectif de notreéquipe a dépassé 80, ne comportant qu’une dizaine d’agents INRA, le tout regroupé en une associa-tion de recherche, hébergée dans trois appartements pris en location à Massy et inconnue officielle-ment de la direction de l'INRA. Nous conduisions des études sur toutes les questions économiques préoccupant les industriels de lasphère agroalimentaire (pourvoyeurs de fonds via des contrats). François Porin qui a une bonnemémoire pourrait sans doute évoquer mieux que moi les divers travaux auxquels nous avons partici-pé. Ce qui me reste de cette période, c'est un vécu très intense de ce que l'on commence tout juste àdécouvrir à l'INRA : la gestion des compétences. Toutes les propositions ou initiatives qui venaient denotre part étaient examinées et éventuellement retenues pour leur pertinence et non pas seulement enraison de la formation initiale ou du statut de celui qui les avait formulées.

B.D./D.P. — Le Bihan jouait-il un rôle important dans la définition des stages des étudiants qu’il espé-rait embaucher ou s’en remettait-il à d’autres ?

S.W. — S’il n’était pas parvenu ou n’avait pas jugé bon de me donner un sujet de stage lorsqu'il m'avaitenvoyée en Bretagne, il s’est montré beaucoup plus directif par la suite. Il recrutait lui-même ses stagiaires parmi ses étudiants (à HEC, en particulier), leur expliquait préci-sément ce sur quoi ils devaient travailler ; puis il déléguait réellement, c'est-à-dire qu'il faisait totale-ment confiance et laissait une grande autonomie, entre deux moments de bilan au cours desquels laremise dans l'axe et le rappel des objectifs pouvaient être vigoureux !Quand il recrutait un diplômé, c’était toujours en fonction d’une stratégie précise, pas toujours expli-cite ; cela peut apparaître curieux a posteriori, mais il y avait, je crois, chez Le Bihan, un mélange d'in-tuition, d'intelligence formelle et de perversité fonctionnant simultanément, mais dont la pondérationa varié au cours du temps.

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B . D . / D . P. — Le projet que tu avais en tête à l’époque avait-il une dimension à la fois sociale et économique ?

S.W. — À l’époque oui. Le Bihan était convaincu que le dynamisme et l’état de santé d’une filière étaient d’au-tant meilleurs que le pouvoir économique des acteurs s'y trouvait également réparti. Si cette condi-tion n’était pas remplie, la filière risquait l'explosion. La préoccupation sociale dans cette approche,c'était la formation et l'information des acteurs, et notamment de ceux qui étaient les moins bienarmés.Après 1968, la structure étant devenue très grosse, Le Bihan s'est trouvé confronté à de nombreux pro-blèmes pratiques de budget et de locaux... Par ailleurs, au sein des équipes, diverses questions ontémergé autour des objectifs devenus moins clairs, autour des salaires très disparates..., autour del’image très négative que nous avions chez nos collègues du département ; nous restions toniques,mais peut-être un peu plus conscients de ce qui se passait.

B.D./D.P. — En 1968, il y a eu des débats animés dans les locaux de la station centrale d’ESR, à la ruede Lasteyrie. Les discussions très idéologiques portaient notamment sur la division sociale du travail,l’exploitation inique des techniciens et des personnels administratifs dans les laboratoires. Te souviens-tu avoir assisté aussi à des débats de ce genre au laboratoire de Massy ?

S.W. — Non, parce que si nous étions exploités, nous l'étions tous ! Et par le seul "chercheur" du labo ! maiscomme je l'ai déjà dit, nous n'étions pas dans une hiérarchie de statut ; si hiérarchie il y avait, c'étaitune hiérarchie de compétences. Nous avions par contre des débats animés sur l'autogestion, sur ceque pourrait être une convention collective pour l'association qui employait la plupart d'entre nous...Ce dont je me souviens très bien aussi, c’était l’atmosphère très lourde qui s’abattait quand desmembres de l‘équipe de Le Bihan venaient à rencontrer certains de leurs collègues de la rue deLasteyrie. Les uns et les autres se regardaient alors quasiment en ennemis ! Les gens de Massy avaientle sentiment de ne jamais pouvoir être pris vraiment au sérieux, de sentir le soufre. Ceux de la rue deLasteyrie étaient accusés inversement de péché d'orgueil et sentaient un peu la menace.

B.D./D.P. — D.R. Bergmann, le chef du département ESR était-il dupe ou complice de ce qui se faisaitalors à Massy ?

S.W. — Je pense qu’il avait de sérieux doutes, mais il laissait faire, quelque peu fasciné aussi par la person-nalité de J. Le Bihan. Tant que le labo de Massy produisait régulièrement et sans faire de vagues, il luiapparaissait inutile d’intervenir, préférant déléguer. Mais il ne devait sûrement pas se douter desmodalités de financement de l'ensemble, et notamment des compléments de salaire versés aux agentsINRA pour pallier les différences de rémunération entre ingénieurs (Je le dis d’autant plus librementqu’en ce qui me concerne, j'avais choisi une compensation en temps et non pas en argent). Cela dit,il envoyait périodiquement à Le Bihan des mises en demeure auxquelles ce dernier ne répondait pas.D'où ses visites à l'improviste à l'ENSIAA, dont nous étions toujours prévenus et qui nous faisaientbeaucoup rire !

B.D./D.P. — Certains chercheurs de Massy avaient-ils réussi néanmoins à avoir des relations de travailsuivies avec des collègues de la rue de Lasteyrie ?

S.W. — Je n'en ai pas le souvenir. Encore une fois nous étions plutôt incognito à l'INRA et c'est moi, seuletechnicienne parmi des ingénieurs qui devais y connaître le plus de monde.

B.D./D.P. — Pierre Coulomb n’était-il pas pourtant une sorte d’électron libre qui, par goût ou par amu-sement, papillonnait entre ces deux têtes de file ?

S.W. — Mes collègues connaissaient son existence, mais il n'est jamais venu à Massy. Lui-même connaissaitbien la situation, mais il n'est jamais intervenu. Quant à "Gervais-Servolin" dits Dupont et Dupond,

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ils étaient, je crois, à la fois horrifiés par les options de Le Bihan et impressionnés en même temps parson intelligence. Mais cela dit, je ne saurais dire si, à l'époque, les ingénieurs de Massy avaient entenduparler d'eux.

B.D./D.P. — Peux-tu évoquer les études qui ont été effectuées au laboratoire de Massy ? Étaient-ellesoriginales par rapport à toutes celles qui étaient réalisées ailleurs ? Ont-elles eu un impact réel sur l’éco-nomie du secteur des IAA ?

S.W. — Je ne suis pas sûre d’avoir le recul suffisant pour répondre bien à ces questions. Mais il me sembleque les études réalisées ont apporté beaucoup à la compréhension des mécanismes de l’intégration etde la dynamique qu’ils ont engendrée dans le secteur des IAA. Par ailleurs, l'approche "filière" qui esttoujours pertinente a été, je crois bien, une importation originale de Le Bihan. C’est à Massy où ontété élaborés ses principaux concepts ; l'étude du poids réciproque et du pouvoir des différents acteurs(fournisseurs d'intrants, producteurs, transformateurs, distributeurs, consommateurs, législateur...)sur la filière sera poursuivie à Rungis. Cette approche a contribué néanmoins à enrichir l'analyse sys-témique, même si celle-ci reste encore balbutiante aujourd'hui.

B.D./D.P. — Comment le laboratoire de Massy s’est-il installé à Rungis ? Qu’est-ce qui a motivé sonchangement de localisation ? Quelles en ont été les conséquences ?

S.W. — Le mode de fonctionnement du labo, avec ses trois appartements autour des locaux de l’ENSIAA,n'était vraiment pas adapté. La communication était difficile, et l'incognito de plus en plus difficile àsupporter. La location des appartements n'était pas très orthodoxe, parce que nous n'avions pas debail professionnel.Le Bihan cherchait à regrouper son monde. Il a découvert un jour, une opportunité intéressante àRungis. Un bail emphytéotique était proposé sur le marché-gare, portant sur 1 000 m2 de bureaux.Avantage supplémentaire non négligeable : il n’y avait pas de capitaux à apporter. Une fois encore, leschoses ont pu se faire, sans que l’INRA ne se manifeste ! Des équipes ont été créées par thèmes (déterminants de la consommation alimentaire ..), par filières(viande, charcuterie-salaison, fruits et légumes, etc.). Le souvenir que j’ai gardé est que tout le mondetravaillait beaucoup à cette époque.

B.D./D.P. — Lorsque le laboratoire de Le Bihan se trouvait à Massy, tu as été mise apparemment àtoutes les sauces, travaillant un peu sur tout à la fois. Ton arrivée plus tardive à Rungis s’est-elle tra-duite par une spécialisation plus nette de tes activités ?

S.W. — J’avais commencé à travailler sur des problèmes d’intégration, m’intéressant notamment avec F Porinà ce qui se passait dans la production porcine. Changeant un peu d’activité, j’ai été amenée à travaillerpar la suite sur des problèmes de primes, dans la production laitière.

B.D./D.P. — Mais aussi sur les primes aux bâtiments d'élevage?

S.W. — Oui. Le Bihan avait eu l’intuition que ces primes étaient en partie détournées de leur objet. CommeF. Porin et moi étions débrouillards, nous étions arrivés à entrer dans des lieux où existait l’informa-tion et où Le Bihan n’avait pas accès (mais nous ne le savions pas !). Nous avions réussi à nous pro-curer et à exploiter les données, en nous abritant sous l’étiquette de l’INRA "qui a besoin de connaîtrepour pouvoir comprendre et expliquer". François Porin avait remarqué que les subventions aux bâti-ments d’élevage avaient été à l’origine de certaines formes d’industrialisation et Le Bihan avait suggé-ré de regarder la "carte politique" de l'attribution de ces primes... En effet, on pouvait constater unesuperposition très nette de ces deux cartes ! Ce que Le Bihan, qui ne manquait pas de courage, n’apas manqué d’exploiter dans diverses interventions publiques !J'ai travaillé plus tard sur d’autres dossiers, mais je me suis toujours sentie à ma place, dans une posi-

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tion de second ; du moins tant que les premiers avaient mon estime, appréciaient mon travail... et mele faisaient savoir ! Si le laboratoire est resté longtemps tonique, l'enthousiasme et le dynamisme ont fini à la longue pardiminuer. Le Bihan se heurtait à des difficultés imprévues pour gérer l’ensemble : peu à peu, rivalitéset conflits ont émergé entre équipes et chefs de projet (on les appelait déjà comme cela alors !) essen-tiellement à propos des modalités de répartition des crédits entre les équipes. En effet, dans la cour-se aux contrats, toutes n’étaient pas également efficaces, outre le fait que certains thèmes se prêtaientmieux que d'autres à la passation de contrats.J’ai acquis la conviction que je pouvais faire mieux que ce que je faisais, dans l’univers professionnelqui était le mien. Ayant toujours eu horreur des conflits, j’ai tenté de recréer l’esprit de solidarité quiprévalait à nos débuts (rien moins !). Parmi nos sources de financement se trouvaient les conférences,exposés, cours et formations diverses que les chercheurs et ingénieurs donnaient à l‘Agro, à l’ITPA,aux agriculteurs et aux cadres de l’agro-industrie... C’était pour les conférenciers un moyen de faireconnaître à l’extérieur les résultats de nos travaux, de développer de nouveaux partenariats, de resterfidèles à l’idée première qui nous avait guidés : "tenter d’éclairer en vue de faire progresser".Les conférenciers percevaient une rémunération à titre personnel, mais ils mobilisaient dans leursexposés des connaissances élaborées par leur équipe et, le cas échéant, par l’ensemble du collectif. Jeme suis dit qu’il était possible de récupérer une partie des rémunérations allouées à chacun et deconstituer un pot commun pour financer l’édition de nouveaux polycopiés et l’achat de livres et derevues par notre service de documentation. Présentant ce projet, j’ai insisté sur son intérêt pour réduire à l’intérieur du groupe les rivalités qui s’yfaisaient jour. Le fait de faire toujours appel aux mêmes pour faire des conférences n’introduisait-il pasdes inégalités dans les rémunérations et dans la notoriété ? Pendant un temps, ce système "coopératif" a bien fonctionné. Il y avait même une certaine fierté à enparler !

B.D./D.P. — Les rémunérations perçues par les conférenciers constituaient-elles pour eux une partimportante de leurs revenus ?

S.W. — Les conférences constituaient une activité annexe, un sous-produit. Les rémunérations verséesn’étaient pas considérables.Pourquoi le système un peu utopique que j’ai proposé n’a-t-il pas fonctionné plus longtemps ? Je nepense pas que ce soit une question de revenus pour certains. Il me semble plutôt que les formulescoopératives s’imposent assez facilement, mais qu’elles ne résistent pas, dans le temps, aux pressionsde l’individualisme et de l’ambition. Je crois aussi que Le Bihan m'a laissé faire et n'y croyait pas vrai-ment. Et moi, je ne pesais pas assez lourd !Au-delà de ce semi-échec, et malgré un investissement de plus en plus grand dans les questions deformation, j'ai commencé à éprouver une certaine lassitude : la période précédente avait été une phasede construction dans laquelle j'avais pris une part active. Avec le développement d'une professionna-lisation certaine, l'émergence d'un discours mathématico-économique, j'ai pris conscience que jen'avais pas les compétences et les connaissances suffisantes pour continuer à évoluer, que ce n'étaitpas une question d'énergie ou d'imagination, mais bien d'équipement intellectuel ; un décalage secreusait entre mes capacités d'analyse et les besoins d'une meilleure conceptualisation, entre monsavoir-faire et le nécessaire recours à des techniques que je ne possédais pas.Par exemple, j’ai trouvé curieux, dans les années 1980, qu'aucune étude n'ait été conduite jusque-làsur le développement des produits surgelés : j'en ai parlé à François Nicolas, qui m'a engagé vivementà explorer ce champ. Je me suis aperçue, au bout de quelques mois, qu'il y avait un travail passion-nant à faire, mais que pour aller au-delà des études classiques de corrélation, entre la consommationde produits surgelés et l'équipement en congélateurs, par exemple, il convenait de comprendre pour-quoi les industries commençaient à investir ce secteur. Mais il me fallait me rendre à l’évidence : laboîte à outils personnelle dont je disposais s’avérait insuffisante !Si je voulais continuer à progresser, il fallait que je retourne (ou que j'aille) sur les bancs de la Faculté.

B.D./D.P. — Peux-tu revenir un peu sur les raisons qui ont conduit à la fermeture du labo de Le Bihan ?

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S.W. — L’INRA, j’en suis convaincue, était au courant de l’existence de l'Association. Tant que ses activités nedérangeaient pas ceux qui le dirigeaient, ceux-ci n’ont pas jugé bon d’intervenir. Ce n’est que lorsqueles agissements de Le Bihan se sont révélés contraires à l’image de l’INRA que J. Poly voulait donnerde son fonctionnement et de ses orientations que celui-ci a décidé d’y mettre un terme. Si les chosesont mis du temps à se faire, c’est probablement parce que Le Bihan était un fin stratège et était en pos-session de dossiers dont J. Poly ne souhaitait pas trop qu’il en soit fait état. Mais à partir du momentoù des erreurs et des dérapages manifestes sont apparus au grand jour, l’équilibre s’est trouvé rompu.

B.D./D.P. — Peux-tu expliquer comment la machine que Le Bihan avait mise en place s'est déréglée,conduisant à la fermeture du labo ?

S.W. — Petit à petit, obligé de trouver de plus en plus de contrats pour faire face aux échéances, Le Bihan s'estembarqué dans une spirale, imposant à ses troupes des contraintes portant davantage sur les aspectsfinanciers que sur les orientations scientifiques. La tolérance de l'INRA s'est rétrécie ; Le Bihan acumulé les erreurs, en commettant imprudences et irrégularités. Les difficultés de gestion interne quise sont faites jour, ont affecté le climat du labo et miné la confiance du personnel envers son direc-teur. Jusqu'au début des années 70, Le Bihan semble avoir été mû par des idéaux et des comptes àrégler avec son histoire personnelle. Mais après cette date, sa gestion déjà peu orthodoxe a complète-ment dérapé.Bizarrement, les souvenirs que je garde de cette époque se sont estompés et sont devenus très flous.C’est un peu comme si un rideau s’était soudainement abattu sur les événements qui sont survenusalors ! J’attribue cela au fait que mes filles, nées en 1968 et 1969 m’ont accaparée beaucoup, et quetout ce que je pouvais leur apporter me paraissait alors beaucoup plus intéressant et gratifiant !Ce dont je me souviens, c’est que Le Bihan a été sommé de s’expliquer sur l’existence et le fonction-nement de notre association. Quelqu’un à la Direction générale a dû s’apercevoir, en effet, qu’il y avaitun risque pour l’INRA à être gestionnaire de fait des locaux de Rungis. Cet élément a précipité, jecrois, la disparition de l’association. La découverte de cette situation irrégulière a eu lieu, à l’arrivée de J. Poly. Le Bihan a-t-il commis àcette époque une erreur supplémentaire qui a déclenché la fureur de la Direction générale ? Je ne m’ensouviens plus. Mais ce que je sais, c’est que, si l’association a pu rester temporairement en activité, LeBihan a été prié du jour au lendemain de ne plus franchir le seuil des locaux de l’INRA et de ne plusjamais faire référence à l’extérieur à son appartenance à l'INRA. Cette mise à l’index ne l’a pas empê-ché de percevoir la totalité de son salaire jusqu'à son départ à la retraite.Jean-Claude Tirel, qui était directeur de la station de Grignon, a été envoyé à Rungis, dans ce contex-te difficile, pour y remettre de l’ordre. Il a demandé à François Nicolas de l’aider dans sa tâche deredressement financier, comptable et juridique. Il fallait bien continuer, en effet, à payer les agentsnon-INRA, honorer les contrats, en chercher éventuellement d’autres. F. Nicolas avec un petit équi-page, s’est occupé de remettre le labo sur les rails, J.C. Tirel s’ingéniant davantage à faire rentrer leschoses dans les procédures instituées.

B.D./D.P. — Comment as-tu vécu cette période agitée ?

S.W. — Comme une période de deuil. Cela a moins été pour moi le deuil du père que pour beaucoup demes collègues, qui avaient trouvé leur compte dans le mode paternaliste de direction du labo. Unesituation semblable se reproduira, me semble-t-il, au départ de Jacques Poly qui, comme Le Bihan,était un meneur d’hommes exceptionnel.

B.D./D.P. — Quel bilan tires-tu finalement de cette phase de ta carrière ?

S.W. — J’ai vécu toute la période de création et de développement du laboratoire de Le Bihan et je dois recon-naître, au moment de partir à la retraite, qu’elle a constitué le temps fort de ma vie professionnelle,en termes d’acquisition de connaissances, de bonheur de travailler, de qualité d’échanges de toutenature avec les collègues. Je n’ai pas retrouvé plus tard cette envie que nous avions de nous dépasser

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et de donner le meilleur de nous-mêmes. J’ai été amenée, dans la suite de ma carrière, à rencontrerbeaucoup de chefs d’unité et de chefs de département et à parler de management avec eux. Mais jen’ai jamais rencontré la capacité d’encadrement et d'entraînement, qu’avait Le Bihan, ni le plaisir qu’ily trouvait. Si l’INRA avait 150 chefs d’unité ayant la même force de conviction et d’entraînement, ilest probable que l'Institut serait tout autre ! Ce que j’ai connu au cours de cette période a sûrementjoué un rôle dans les réticences que j’ai toujours eues à l’égard de certaines contraintes administra-tives et de la primauté donnée par notre Institut au statut de ses agents sur les compétences indivi-duelles et collectives qu’ils pouvaient manifester.

B.D./D.P. — Dans les années 80, tu as éprouvé le besoin de prendre l’air et de changer d’activité. Qu’es-tu devenue à cette époque ?

S.W. — Quand j'ai commencé à travailler, il suffisait d’avoir de l'intuition, une ouverture d'esprit, un peu debon sens et quelques outils statistiques pour produire des résultats intéressants. Un maintien à niveauen statistique m'aurait permis, sans doute, de poursuivre encore un certain temps mes activités. Mais15 ans après mon entrée à l’INRA, et en l'absence de formation permanente, je me suis trouvée deplus en plus insatisfaite et en décalage avec ce que j’avais envie de faire. Comme je l’ai dit précédem-ment, il fallait pour continuer à progresser que j’aille sur les bancs de l’université. Mais, à tant qu’àfaire de changer, pourquoi ne pas acquérir une formation pour se préparer à affronter un tout autreunivers ?J'ai envisagé alors plusieurs directions : l’urbanisme, la sociologie, la psychologie du travail. J’ai hési-té à suivre à Sciences Po un séminaire sur les déterminants sociaux et culturels des comportements.J'ai pas mal pataugé et me suis demandé ce que j’avais fait jusqu’alors dans ma vie professionnelle, quim’ait fait vraiment plaisir. Est revenu en moi le souvenir de quelques moments forts : le bonheur defaire des cours, en Bretagne, dans des Centres de Gestion, plus tard, ceux que j’ai pu faire à desfemmes d’agriculteurs. Dans les deux cas, je m’étais retrouvée "personne ressource" pour des êtresdéterminés à mieux maîtriser leur destin professionnel, je m’étais sentie compétente. Le public auquelje m’étais adressé m’avait renvoyé une image de moi très valorisante. Plus j’y repensais, plus je medisais qu’au-delà des satisfactions personnelles que cela pouvait me procurer, former des adultes,c’était participer au développement de la démocratie, c’était donner les moyens de développer uneautonomie de pensée et d’action. Pourquoi ne pas devenir formatrice d'adultes ? Mais qui pouvais-jeprétendre former et sur quoi ?Miraculeusement, je suis tombée sur une annonce du CNAM proposant un "cycle de formation de for-mateurs "! J’ai pris rendez-vous avec le responsable du cycle, Gérard Malglaive ; je ne comprenais àpeu près rien de ce qu'il me disait, sauf que cela respirait l'intelligence. Comme j’avais le profil requispour m'inscrire, je suis allée voir Sylvain Drevet, qui s’occupait des questions de formation à l’INRA.M’ayant écoutée attentivement, il m’a engagée à suivre cette formation et m’a proposé d’en prendre encharge la dépense, si j’acceptais de travailler par la suite au service de la formation à l’INRA. Il y a desmoments dans la vie ou l’histoire accélère brutalement !J’ai découvert sur les bancs de cet organisme un nouveau métier, celui de responsable de formation ;il avait peu à voir avec celui de "formateur" ! puisqu'il s'agissait de concevoir et d'organiser des for-mations, c’est-à-dire d’analyser des enjeux, des compétences, de les traduire en besoins de formationet de mettre en place l’ingénierie adéquate. Ce travail me convenait.

B.D./D.P. — Quel était alors ton statut au laboratoire de Rungis ?

S.W. — François Nicolas, alors directeur du Labo, m’avait fortement encouragée à reprendre des études, et ilm’a accordé, avec beaucoup de tact d’ailleurs, le temps disponible dont j’avais besoin. J’étais alors aulaboratoire de Rungis, pour partie en formation, et pour partie dans l’équipe de Pierre Combris. Maisje travaillais également déjà avec Sylvain Drevet.Jean Cranney est arrivé à cette époque à la tête du Département ESR ; il s’est vite aperçu que j’y étaisassez peu active et m’a demandé de devenir rapporteur du Conseil de gestion de ce Département. Ilavait remarqué mes interventions judicieuses, m'a-t-il dit, aux Assises de la Recherche : "Tu as exacte-ment le profil qu’il me faut !". J'ai exercé cette fonction pendant deux ans, et j'ai beaucoup appris en

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matière d'analyse stratégique. Il me semble avoir joué un rôle non négligeable dans la réconciliationqui s’est opérée alors entre les laboratoires de Rungis et du passage Tenaille : j'avais gagné la confian-ce de Cranney et suis arrivée, je crois, à le convaincre que NON, les personnels de Rungis n'étaientpas dangereux, que OUI, il fallait savoir les écouter plus attentivement, que NON, Pierre Combris nelui voulait pas de mal, etc... Le regroupement final des deux labos à Ivry a fait le reste. Je savais que Paul Vialle, qui était alors directeur adjoint de l’INRA, chargé des questions administra-tives, s'intéressait à la formation. Je lui ai fait part de mes observations; il m'a demandé une note detype description de la situation-propositions.. J’ai relu cette note 10 ans après : je n'en aurais pas chan-gé une virgule... Il a alors décidé de mettre en place un groupe de réflexion pour faire le point surl’état de la formation à l’INRA et envisager des mesures nouvelles en vue de la développer. C’est ainsiqu’a été lancée, avec quelques ténors, une vaste consultation qui a débouché, en 1983, sur la créationde la Mission Formation. Paul Vialle a confié cette mission à Pierre Chassin et m’a demandé de l’yrejoindre. C’est ainsi que je suis devenue personne ressource, non pas directement pour des personnesen formation, mais pour participer à la conception et servir une politique de formation pour l’Institut.

B.D./D.P. — La Mission formation était-elle appelée à avoir un caractère permanent ?

S.W. — La mission elle-même je ne pense pas, mais une activité formation organisée, pilotée, orientée, cer-tainement. La formation existait depuis toujours à l’INRA, à l’initiative de services et de laboratoires.Elle ne constituait pas un droit pour les agents et était considérée comme une "bonne action" (la lec-ture des notes de service des années 1960 est éloquente à cet égard !). Une nouvelle loi instaurant undroit à la formation permanente pour tous les salariés, assortie d’une définition des obligations desemployeurs a été promulguée en 1971 ; les décrets d’application pour la fonction publique sont sor-tis quelques années plus tard. L’INRA a alors mis en place une petite structure animée par SylvainDrevet à qui l’on doit les premières réflexions sur ce que pourrait être une politique formation àl’INRA, les premières analyses de besoins dignes de ce nom, le premier plan de formation à l’infor-matique… Cet homme a fait un travail considérable, mais l’Institut n’était pas prêt : il y avait une résis-tance très forte de toute la hiérarchie scientifique, comme si Recherche et Formation Permanenteétaient antinomiques.

B.D./D.P. — Quelle a été l’influence de J. Poly dans le domaine de la formation ?

S.W. — Jacques Poly ne voulait entendre parler que de formation "prrrrrofessionnelle" et plutôt pour les petitescatégories. Il était dans l’optique formation-paix sociale. Il a tout de même placé la mission sous sonautorité (et l’a gardée à cette place jusqu’à ce qu’elle soit transformée en service, quatre ans plus tard),ce qui pourrait indiquer un souci d’influence, ou de contrôle ; mais il n’était pas porteur.

B.D./D.P. — Pour quelles raisons J. Poly ne souhaitait-il s’intéresser qu’à la formation professionnelledes "petites catégories" ?

S.W. — Probablement parce qu’il pensait que les autres n’en avaient pas besoin ! Je pense aussi qu’il n’étaitpas d’accord avec ce qui pour nous était une évidence : la qualité des résultats de la recherche estdirectement liée à une bonne compréhension par chacun (c’est-à-dire par tous) du sens de ce qu’il faitet du rôle qu’il joue dans son équipe. Et puis les organisations syndicales considéraient que le budgetde la formation ne devait pas être détourné pour les scientifiques. Pour Poly, il était inutile de lescontrarier sur ce terrain-là.Il nous appartenait donc de démontrer, par notre action, que la formation pouvait être un investisse-ment pour chacun et pour l’Institut. Il y avait tout de même un enjeu très fort : on sentait déjà bienque les techniques évoluaient de plus en plus vite, et qu’au-delà des techniques, l’attitude intellec-tuelle, requise par la complexification de l’activité, allait changer : Pierre Chassin ne déclarait-il pasalors : "on n’a plus besoin de singes savants" ?

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B.D./D.P. — Peux-tu parler plus longuement de l’activité de cette Mission dont tu as fait partie ?

S.W. — Pierre Chassin jouissait d’une reconnaissance liée à son intelligence et à son statut ; j’avais acquis auCNAM et au cours de plusieurs études sur les Centres INRA, les compétences requises. La collabora-tion n’a malheureusement pas été possible avec Sylvain Drevet pour des raisons de légitimité et de dif-ficultés relationnelles. Et moi qui devais beaucoup à cet homme et qui le savais le plus compétentd’entre nous, je n’ai rien pu faire.Nous nous sommes installés dans un premier bureau à La Minière. Françoise Valois-Sizarret nous y arejoint presque tout de suite, et nous avons embauché Josette Baisse qui nous a apporté immédiate-ment une aide déterminante dans les nombreux problèmes que nous n’avons pas manqué de ren-contrer.Pascaline Garnot, puis Yvette Nicollon, nous ont rejoints assez vite, et pendant ces quatre années demission, j’ai retrouvé l’esprit pionnier de mes débuts à l’INRA. J’avais changé de statut, parce quej’étais devenue l’intello du groupe ! Nous travaillions dans l’enthousiasme propre à l’innovation et àune certaine liberté d’action. Et finalement ce sont nos convictions qui ont déterminé notre activité,même si, bien entendu, nous soumettions à la Commission Nationale Formation nos projets. LaDirection Générale n’avait pas de politique formation, nous n’arrivions pas à susciter de commandesdes services, mais cette situation était la même dans les autres organismes de recherche. Cette expé-rience a été passionnante mais en même temps très difficile à vivre : il nous fallait rester dans notrerôle de service d’appui, en étant de fait les initiateurs des actions conduites ! Cela réclamait de notrepart beaucoup de doigté, de modestie… et de patience.Cette question de savoir comment se construit ou devrait se construire la définition d’une politiquereste complètement d’actualité. Après avoir durablement et explicitement protesté contre le mutismede ma direction, je pense aujourd’hui qu’une orientation est d’autant plus pertinente qu’elle est co-construite par les acteurs concernés. En d’autres termes, la définition d’une politique est de la res-ponsabilité d’une direction, mais la qualité de cette définition est liée aux capacités de ceux qui la met-tront en œuvre. Il leur appartient, en effet, d’en éclairer la finalité et d’expliquer ses modalités deconstruction. Mais cela implique de leur part courage et perspicacité.

B.D./D.P. — Quelles étaient les idées qui prévalaient à cette époque en matière de formation ?

S.W. — Chez IBM, si 5 personnes demandaient une même formation, elle était organisée, quel qu’en soit lethème. Il n’y avait pas à proprement parler de politique de formation, si ce n’est une volonté de per-mettre aux salariés un épanouissement personnel, une volonté aussi de les "fidéliser".Dans de très nombreuses PME, les budgets destinés à la formation étaient versés à un Fond d’ActionFormation, sorte de mutuelle qui répondait aux demandes ponctuelles de ces entreprises.À l’INRA, les choses étaient plus compliquées, parce qu’il y avait d’un côté un petit groupe d’agents(la mission et la majorité des correspondants formation de centre) très actifs et presque militants, etde l’autre une institution plutôt attentiste.Cela dit, nous avons beaucoup avancé pendant ces 4 années : nous avons consolidé et formé le réseaudes correspondants et secrétaires-formation de Centre (j’ai quand même été formatrice !), créé un outilde recueil des données, préparé l’Institution au passage vers le nouveau statut (formation des ges-tionnaires de personnel, préparation des candidats au recrutement par concours, participation à laconception des dossiers de concours, formation des Présidents de jurys, etc.), mis en place les pre-mières formations pour les scientifiques (communication et valorisation des résultats de la recherche),développé la Formation Longue des Formateurs à l’Informatique, FLFI, qui impliquait les chefs dedépartement, et surtout (je dis surtout parce que c’est ce qui m’a le plus passionnée) démarré, avecYvette Nicollon, le dispositif des formations qualifiantes destiné aux agents des catégories B et C. Leprincipe était que des agents puissent obtenir un diplôme national en faisant la preuve devant un juryde leur maîtrise des savoir-faire requis pour le diplôme visé et décrits par l’Éducation Nationale ou leMinistère de l’Agriculture. Les diplômes étant découpés en unités capitalisables, les postulantsn’avaient à se former que pour l’acquisition des savoirs manquants. C’est ainsi que nous avonsconstruit, avec les GRETA et les CFPPA, des contenus de formation à partir de l’activité profession-nelle des agents et non plus à partir de programmes tout faits. Cela a représenté un énorme travail

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d’analyse des métiers, de définition des compétences, de négociations avec les formateurs pour qu’ilsfassent l’effort de reconstruire leurs contenus de formation à partir de l’activité professionnelle desagents et de changer de posture : de maître, il leur fallait devenir "maïeuticien". Ce travail a abouti àla création de deux nouveaux diplômes correspondant mieux aux métiers de la recherche : le brevetde technicien de laboratoire et celui de technicien en recherche-développement, créés à notre initia-tive par les Ministères concernés. Ce dispositif a démarré sur le Centre d’Avignon, à l’initiative d’Yvette Nicollon. J’ai été chargée d’étu-dier sa généralisation aux autres centres. L’ambition était si grande que nous n’avons pu éviter un cer-tain nombre d’erreurs… En particulier le pilotage, nécessairement national de ce dispositif, et pastoujours suffisamment transparent, est à l’origine de réactions de défense et de critiques du pôlenational de la part des Centres. Cette critique a pris aujourd’hui des formes différentes, mais ilconvient de ne pas perdre de vue le contexte dans lequel elle a pris naissance.Cela dit, nous avons beaucoup appris sur l’analyse des compétences, des métiers, sur les mécanismesdifférents par lesquels les gens apprennent, sur les stratégies à respecter pour que la formation ne soitpas source de désillusion (j’ai appris à faire, mais je ne peux pas appliquer dans mon service).L’Observatoire des métiers, les fiches descriptives d’activité qui constituent le Référentiel Métiers del’INRA viennent du service formation, grâce à ce dispositif.

B.D./D.P. — L’INRA a-t-il joué dans le domaine de la formation un rôle pionnier ? Que se passait-il dansd’autres organismes de recherche, comme le CNRS ? Certains d’entre eux se contentaient-ils de suivrece qui se faisait ailleurs ? Quelle était l’attitude des autorités de tutelle à cet égard ?

S.W. — Les autorités de tutelle étaient totalement absentes. J’ai même représenté l’INRA à une réunion ini-tiée par le Ministère de la recherche dont l’objectif était de démontrer que les EPST consacraient beau-coup plus à la formation que l’obligation légale ; nous étions donc sollicités d’estimer le coût des for-mations non budgétées, inhérentes à l’activité de recherche ! Le CNRS a investi, avant l’INRA, le champ de la formation ; mais s’il a été le premier à s’y aventurer,il n’a pas eu le rôle d’entraînement qu’il aurait pu avoir, n’ayant jamais voulu partager avec d’autressa réflexion et son savoir-faire.En revanche, l’INRA a eu un rôle pionnier et a servi d’instance ressource pour les autres EPST, à par-tir des années 86-88. Nous nous sommes, en effet, donné les moyens de construire des objectifs deformation à partir de l’analyse des compétences requises par l’activité professionnelle : cela sembleévident aujourd’hui, mais je peux vous dire qu’à l’époque, tout le monde achetait des formations stan-dard ! et lorsque nous avons demandé à nos prestataires de nous faire des propositions de contenuset de méthodes élaborés à partir de nos cahiers de charges, ils ont ouvert des yeux ronds ! Le progrèsqui a suivi plus tardivement a été de construire ces cahiers des charges avec nos commanditaires.

B.D./D.P. — Comment a-t-il été mis fin à la Mission formation ?

S.W. — En 1987, Pierre Chassin a décidé de revenir à la recherche. Il s’est fait remplacer par DominiquePauthex qui venait du Ministère de l’Agriculture. Les quatre années qui ont suivi marquent la miseen place d’un service proprement dit : création de postes sur les Centres et au national, profession-nalisation, voire qualification, des responsables formation, puis, corollaire inéluctable : rattachementau Service du personnel…. Cela paraît provocateur de le dire ainsi, mais cela traduit bien l’état d’es-prit qui prévalait : nous étions (et sommes toujours d’ailleurs) un service d’accompagnement, soit.Mais ayant élaboré (et fait valider bien sûr) la politique que nous mettions en œuvre, il nous semblaitaberrant de toucher à notre rattachement à la Direction Générale : nous servions l’administration ETla science. Le fossé existant entre ces deux univers entraînait que nous ne soyons pas identifiés comme un ser-vice administratif ! Nous n’avions pas tort d’ailleurs, parce qu’il nous a fallu 10 ans pour démontreraux scientifiques que nous pouvions leur être utiles.Par ailleurs, Pauthex a renforcé les activités du bureau national ; il a favorisé l’émergence de chefs deprojet, responsables à la fois d’une équipe et d’un budget. Cette évolution a produit des baronnies et

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des luttes internes ainsi qu’une grande rétention des informations. Lorsqu’il est parti, en 1991, sonservice était devenu un système clanique ; nous avions plus de moyens, mais beaucoup moins decohésion.

B.D./D.P. — Peux-tu nous donner quelques exemples de ces projets. Ont-ils changé de nature au coursdu temps ?

S.W. — Qu’il s’agisse d’informatique, de langues, de formations qualifiantes, de management, d’écoles-cher-cheurs, de formations de formateurs interne, le souci dominant était de répondre avec pertinence auxbesoins identifiés, avec un suivi dans le temps, en touchant le plus grand nombre dans la populationconcernée. Chacun de ces dispositifs avait sa spécificité, ses objectifs propres, mais la plupart desméthodologies employées auraient pu être partagées ; je pense à l’analyse des situations, au choix desméthodes pédagogiques, à l’évaluation etc. Et je suis convaincue que l‘identité d‘un service formationrelève plus de ses choix méthodologiques que de l‘intitulé de ses projets. J’ai beaucoup défendu cetteposition dans le service, mais je n’ai pas été entendue.Après le départ de Pauthex, Christine d’Argouges qui était à la tête de la Direction des ressourceshumaines (DRH) a assuré un long intérim. Pascaline Garnot, Josette Baisse et moi-même avons faittourner le service, Christine d’Argouges nous ayant délégué la gestion des tâches quotidiennes. Noussommes arrivées à rétablir une certaine sérénité et un minimum de respect dans les relationshumaines au sein du service.Puis Josianne Tessier est arrivée. Nous avions appris qu’elle avait été nommée, mais nous ne l’avionspas rencontrée avant sa prise de fonction… et les premiers contacts ont étés assez frais ! Et puis toutle monde s’est mis au travail, le souci dominant étant de se donner les moyens de rendre des comptesplus clairs et plus complets.Le budget et l’activité formation ont alors considérablement augmenté. Un processus de participationdes instances et de la hiérarchie à la réflexion a été enclenché ; les modalités d’élaboration, puis desuivi et enfin d’évaluation du premier Protocole d’Accord Formation ont été mis en place. Mais, dansle même temps, le mode de management de J. Teissier a entraîné la marginalisation, voire la déstabi-lisation complète du pôle national. J’ai cherché à quitter l’INRA, à cette époque, supportant mal ladéfiance et le déni dont j’étais l’objet. On m’a proposé deux postes, dont un auprès de Marion Guillouqui dirigeait alors la DGAL et qui m’avait appréciée lors de son premier passage à l’INRA. Mais j’aivraiment eu l’impression qu’on me surévaluait, et je n’ai pas osé faire le saut ! Et puis l’INRA m’avaitbrisé les ailes. C’est comme cela que j’ai pris conscience de l’image très positive qu’avait le service dansles ministères et autres EPST, et de la haute idée que se faisaient de moi mes collègues responsablesformation de ces organismes !Josianne Teissier est partie ; il s’en est suivi un nouvel intérim et la nomination de PhilippeCampredon ; un petit mois d’espoir, désillusion assez rapide, et départ de Campredon après diversdrames humains.C’est à cette époque que j’ai pris vraiment conscience du gâchis que peut provoquer une bureaucra-tie arc-boutée sur des positions de pouvoir, aveugle et sourde à l’endroit des compétences du petitpeuple. Si le service n’a pas sombré à cette époque, c’est grâce à Jean Claude Lavergne qui, seul d’entrenous, a pu continuer à travailler avec Jacques Bernard. Quant à moi, j’ai survécu parce que je ne travaillais plus qu‘à mi-temps, que j’ai la chance d’avoir denombreuses sources de bonheur à l’extérieur de l’INRA et que mes petits enfants ont occupé l’essen-tiel de mon énergie ! Malgré les claques nombreuses reçues, il faut croire qu’il me restait encore unpetit ressort, entretenu par la reconnaissance personnelle et professionnelle que j’ai trouvée auprès dugroupe Sciences en Questions, auprès de directeurs d’unité ayant apprécié d’être passés par Marly-le-Roi (dispositif que j’ai conçu et organisé seule pendant 4 ans), de chefs de département avec qui j’avaiscollaboré, de nombreux collègues dans et hors le service formation.Puis l’équipe Guy Rosner, Danièle Godard est arrivée. L’un avait été recruté par J. Bernard, l’autre parP. Vialle. Ils ne se connaissaient pas, et l’une est devenue l’adjointe de l’autre. Les débuts furent donc,pour tout le monde, sur la pointe des pieds.J’avais beau avoir décidé que je n’existais plus qu’en pointillé pour l’INRA, j’ai répondu assez vite etavec plaisir aux sollicitations de chacun. Il faut croire que le petit ressort interne marchait encore ! Je

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dois dire que ces deux personnes, chacune à sa façon, ont œuvré à me remettre en selle ! Redevenuepersonne ressource, j’ai repris confiance en moi, et peut-être même leur suis-je un peu utile ? En toutcas, je leur suis extrêmement reconnaissante de me permettre de partir à la retraite avec un goût deréussite et d’utilité.

B.D./D.P. — L’institution a quand même une responsabilité dans ces situations et ne peut se disculperà aussi bon compte. Comment faire pour les rendre moins dramatiques ?

S.W. — Témoigner ! Un témoignage, non pris au sérieux dans un premier temps, peut en déclencher d’autreset libérer la parole sur les processus qui conduisent à des mises au placard. En l’état actuel, seuls lestémoignages pourront pousser à la mise en œuvre de conditions de travail plus respectueuses desindividus et de leurs compétences. J’ai connu ces états de grâce à mon entrée à l’INRA et pendant lespremières années du service formation. Je ne suis malheureusement pas la seule à qui il est arrivé dese trouver marginalisée, non pour incompétence ou pour comportement difficile, mais pour des rai-sons diverses propres à l’Institution et non à la personne, et je ne suis pas la dernière. Certesl’Institution est responsable et pourrait limiter le nombre et le caractère pénible de ces situations. Maiscela réclamerait un changement radical de culture et pas seulement dans l’INRA.Le carriérisme, qui s’est développé beaucoup ces dernières années, est peu compatible, me semble-t-il avec une gestion des ressources humaines ! "Si tu me déranges, je te supprime !” est un avertissementqui s’accorde mal avec une conception du service public, conception que quelques-uns s’obstinentencore à défendre, même dans les petites catégories…Il convient de rester vigilants pour ne pas tomber dans cette spirale infernale : regard hostile del’Institution, impossibilité de modifier ce regard, perte de confiance en soi, agressivité à l’égard del’Institution (ou pas), mise à l’écart, repli dans l’amertume et l’auto-destruction. La nomination de P. Campredon a, sans doute, été liée à un échange de bons services "politiques". Maiselle a entraîné de part et d’autre une casse psychologique grave. La médecine du travail serait aviséede se pencher, avec plus d’attention, sur les conditions de travail qui sont psychologiquement patho-gènes pour les agents.Ce que je trouve formidable quand même, c’est que pendant une période vraiment longue de caren-ce d’encadrement, de difficultés considérables pour tous les responsables formation, y compris pourles responsables de Centre qui avaient une liaison fonctionnelle forte avec le pôle national, l’activitéformation a perduré honorablement.

B.D./D.P. — Tu nous a parlé de la création du service formation, et des tribulations nombreuses qu’ilavait connues. Peut-être pourrions-nous parler maintenant de tes conceptions en matière de formation.Quels sont les succès dont elle a pu se prévaloir dans notre institut ?

S.W. — J’ai expliqué précédemment les raisons qui m’ont poussée vers les métiers de la formation. C’était unevolonté, peu modeste et assez illusoire, je dois le reconnaître aujourd’hui, de participer au dévelop-pement de la démocratie. C’était la conviction que tout le monde peut être acteur de sa propre his-toire et conscient de son rôle professionnel. Cela reste juste, pour moi. Sauf que j’avais sous estimél’incidence des autres facteurs, du type la liberté s’arrête là où commence celle d’autrui, le fait qu’unmaillon ne peut pas bouger tout seul, et le temps qu’il faut pour bouger dans sa manière de raison-ner. Entre autres choses !Cela dit, former, c’est donner les moyens d’acquérir, de développer, ou d’entretenir des compétences,et en même temps, sur un registre différent mais simultané, c’est donner les moyens de dominer latechnique, de comprendre son rôle, de pouvoir exercer un libre arbitre sur son activité. S’occuper deformation, c’est aussi accompagner, permettre, pour une part, l’évolution d’une entreprise, d’un col-lectif. Et pour cela, il faut maîtriser un métier, celui de responsable formation, métier qui allie en per-manence ingénierie et analyse stratégique, dans le domaine humain.

B.D./D.P. — Spécialisés, les organismes de recherche cultivent forcément un certain goût pour l’élitis-me. Y avait-il pour toi une contradiction entre cet élitisme et tes aspirations à plus de démocratie ?

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S.W. — Il est heureux qu’il y ait des forces vives qui tirent l’attelage. Mais l'attelage ne peut avancer correcte-ment et durablement que si chacun de ses constituants est bien adapté à sa fonction ; il n'y a pascontradiction pour moi entre hiérarchie de compétence et démocratie. Mais il est nécessaire que lesleaders respectent et valorisent les compétences complémentaires aux leurs et qu'ils aient conscienceque cette complémentarité est incontournable, vitale. À la limite d’ailleurs, le terme de hiérarchie estinadapté.

B.D./D.P. — N’y a-t-il pas un danger que la formation permanente soit récupérée de fait pour renforcerdavantage encore dans notre institut la notion d'élitisme ? Ce combat a-t-il évolué au cours dutemps et mis aux prises les mêmes protagonistes ?

S.W. — J’ai passé une quinzaine d’années dans ce service et n’ai jamais senti de tentative de main mise sur laformation ; je l'ai d'ailleurs regretté, d’une certaine manière : si la formation avait été un enjeu, nuldoute qu’elle en aurait été dynamisée ! J’ai connu au moins quatre Directions Générales, deuxDirections des ressources humaines, de nombreuses compositions de CNFP (Commission Nationalede Formation), je n’ai jamais ressenti de volonté de récupération, sauf au moment où nous avons étérattachés au service du personnel, alors que nous étions légitimement rattachés à la DirectionGénérale (DG). Mais cela même est très signifiant ! La DG ne nous a pas retenus ! Jusqu’à l’arrivée dePaul Vialle, nous étions plutôt dans un contexte où l’on demandait surtout à la formation de ne pasfaire de vagues plutôt que dans un contexte où la formation ayant été reconnue très utile, il s’agissaitde mettre la main dessus pour mieux la contrôler et la diriger.

B.D./D.P. — Penses-tu que les choses en ce domaine peuvent changer ?

S.W. — Oui, probablement, mais je ne suis pas sûre que ce soit un risque ! Le service formation est très enca-dré : les commissions locales et la commission nationale valident les plans de formation, les budgetset les bilans d’activité sont soumis à ces mêmes commissions. Toute formation est censée apporter unchangement, positif si possible ! La question est que ce changement intéresse le maximum de gensdans l’institution et pas seulement un groupe ou un autre. C’est aux différents acteurs de la rechercheà être vigilants sur ce point. Bien sûr, il faudra négocier, mais les négociations porteront sur quelquechose de réel : axer la formation sur les besoins de l’institution et sur l’épanouissement des agents enfaisant partie ? Contradictoire ! s’exclameront les représentants de la CGT. Pas toujours ! rétorquerontceux de la CFDT.Je suis de celles qui pensent qu’on ne peut pas s’épanouir dans la vie professionnelle, si on ne la domi-ne pas. Et c’est en général parce qu’on devient plus compétent dans son domaine et que l’on prendconfiance en soi, qu’on peut y parvenir. Mais si on n’est pas en phase avec l’évolution du collectif danslequel on travaille, c’est-à-dire, généralement, avec les intérêts de l’institution, cela ne peut pas durerlongtemps ! Pour moi, il n’y a pas contradiction entre les intérêts individuels des agents au travail etceux plus globaux de l’institution. C’est une question d’intelligence, de réflexion, éventuellement denégociation sur certains points limites. En réalité, le souci des agents de l’INRA (et notamment de tousles techniciens) est d’arriver à leur lieu de travail pour faire quelque chose qui les intéresse, danslequel ils se sentent qualifiés et reconnus par les autres. Aussi sont-ils majoritairement demandeurs deformations qui leur permettent de mieux comprendre le sens de ce qu’ils font, le pourquoi des choses.Quand se produisent des évolutions technologiques, ils sont à l’affût de formations leur permettantparfois d’élever le niveau de leurs compétences et de rester dans la course. Un travail qui les intéres-se, je ne vois pas comment cela ne pourrait pas intéresser l’institution qui les emploie ! C’est la raisonpour laquelle je suis convaincue que c’est un faux débat que d’opposer les intérêts de l’institution àceux des agents. Je pense que le rôle de la formation est d’apporter à chacun, quel que soit son grade, des moments derespiration pour redonner du sens à l’action, aux activités professionnelles. Encore une fois, une for-mation conçue dans ce but n’est pas antinomique avec des apprentissages ou des mises à niveau plustechniques.Cela dit, les intérêts de l’Institution peuvent être contradictoires avec les convictions de certains indi-vidus ! Par exemple, des personnes travaillant à l’INRA peuvent ne pas être d’accord avec l’organisa-

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tion d’une recherche par projet ou d’une recherche publique censée répondre à la demande sociale,la demande en question étant prise dans son expression d’urgence, et donc éventuellement assez éloi-gnée de l’intérêt public.Le service formation ne peut qu’alerter, même si cela est mal vu ! C’est un service d’accompagnementde la politique de l’Institut, mais qui ne peut intervenir dans le règlement de ces désaccords !

B.D./D.P. — Il semble que les besoins de formation aient évolué progressivement avec le temps. Dansune première phase, la formation semble avoir été conçue surtout dans une optique bouche-trou : elleavait pour objet de combler les lacunes ou les insuffisances des enseignements dispensés à l’école,notamment dans la connaissance des langues ou de l’informatique. La formation a changé toutefois parla suite. Les scientifiques de l’INRA se sont aperçus, en effet, qu’il ne leur suffisait pas de rester au fondde leurs labos ou dans leurs installations expérimentales, mais qu’ils devaient s’efforcer de développerparallèlement les relations avec les professionnels de l’agriculture ou de l’industrie pour mieux tenircompte de leurs besoins. Les activités de formation ont visé du même coup, à faciliter davantage leurinsertion dans ces milieux afin de permettre une meilleure diffusion des résultats de la recherche. N’as-tu pas le sentiment que les activités de formation sont entrées aujourd’hui dans un troisièmephase, l’accent étant mis davantage sur des questions d’organisation du travail et de management : com-ment organiser un collectif de travail ? comment faire pour que chacun y trouve mieux sa place ?Comment instaurer un dialogue plus fécond entre les diverses disciplines représentées ?

S.W. — Je ne décrirais pas les choses tout à fait de cette façon. Je suis d’accord avec toi sur les trois orienta-tions que tu distingues, mais elles coexistent ; la dernière préoccupe le service formation depuis long-temps, si ce n'est depuis toujours ; le séminaire d'Angers (séminaire du service, ouvert cette année-làà des directeurs d'unité, des chercheurs, des spécialistes des questions d'organisation du travail) s'esttenu, il y a presque 10 ans, les premières formations "chef de projet" de même, les formations "Marly"pour les directeurs d'unité ont commencé en 1993, et nous avons tenté des formations "management"déjà avant 1990 ; mais l'Institut n'était pas mûr.Quant au rôle de la formation dans l’évolution de l’organisation du travail, c’est une question centra-le et difficile. Centrale parce qu’il s’agit de travailler sur les compétences, difficile parce qu’il s’agit deprovoquer un changement de culture, de représentation de l’autre.Pour moi, l’ensemble constitué par les conditions et l’organisation du travail détermine l’expressiondes compétences; c’est dire l’importance des actions de formation sur ces éléments. Et en mêmetemps, ces éléments se heurtent encore aujourd’hui à une culture élitiste qui surévalue les capacitésdes chercheurs et sous-estime le potentiel des moins diplômés et donc, d’une certaine manière s’op-pose à l’expression et à la reconnaissance des compétences de chacun, quelle que soit l’organisationchoisie.Par ailleurs, le service formation est en première ligne sur cette question de l’organisation du travail,parce qu’il est aujourd’hui le meilleur, voir souvent le seul interlocuteur pour les directeurs d’unité.Est-ce bien normal ?

B.D./D.P. — Dans le protocole formation signé par la Direction et deux organisations syndicales, l’ac-cent a été mis sur la dimension collective de la formation permanente. Qu’en est-il vraiment ? A-t-onvu émerger des projets collectifs au sein des unités ou des départements scientifiques ?

S.W. — La notion de besoin collectif est une notion en construction qui tend à dériver vers la notion d’inté-rêt collectif. Force est de constater qu’il y a de plus en plus d’agents qui vont voir les responsables for-mation auprès desquels ils ont une écoute. Mais l’analyse des raisons qui les conduisent à demanderune formation révèle bien autre chose que des besoins techniques à satisfaire. Beaucoup de gens seplaignent, en effet, de l’atmosphère oppressante de leur univers de travail, manifestent leur désir dele quitter pendant un temps (une formation offrant temporairement une porte de sortie) ou de façondéfinitive (désir de changer de travail ou d’équipe, grâce à l’acquisition de compétences nouvelles). Laréponse se trouve plus souvent dans la modification des conditions de travail de l’équipe que dansune formation individuelle. Quand tel est le cas, les responsables formation recherchent un dialogueavec le chef de service, qui de plus en plus souvent donne suite. Ils proposent alors une première

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intervention, généralement conduite par un cabinet extérieur, dont l’objectif est de poser un diagnos-tic et des recommandations (le coût n’est pas imputé au budget formation). Le chef de service décidealors de reconsidérer, ou non, son mode de management et ou l‘organisation du travail de l‘équipe. Sides formations sont nécessaires pour accompagner cette réorganisation, elles sont organisées. Il s’agitbien, dans ce cas, de formation collective même si elle passe par des modalités individuelles. Dans le protocole, qui a été signé il y a deux ans, l’accent a été mis sur les projets de service (aide parla formation à l’expression d’un projet de service ou à sa réorganisation). Le service formation a pro-bablement un rôle d’incitateur; il est surtout facilitateur, puis accompagnateur, le chef de service com-manditaire restant maître d’œuvre.Par ailleurs la formation est de plus en plus sollicitée pour accompagner des projets de collectifs. Parexemple, un chef de département veut former l’ensemble des secrétaires d’unité, des chercheurs, oudes documentalistes. Il s’adresse à un responsable formation, généralement du pôle national, dont lepremier travail est de faire préciser les objectifs poursuivis. S’il y a, en effet, une réponse formationpertinente, la ou les formations sont organisées.D’autres approches existent parallèlement : la responsable formation du Centre de Tours analyse queles animaliers de ce Centre souffrent d’un manque de reconnaissance professionnelle, qui nuit à laqualité de leur travail. Elle se met en relation avec ses collègues d’autres Centres qui confirment ceconstat. Elle conçoit alors un dispositif spécifique, ouvert à tous les animaliers. Succès.On pourrait citer de plus en plus d’exemples de ce type.

B.D./D.P. — J’aimerais mieux comprendre les liens qui existent entre les évaluations et la formation.Ces dernières années, les évaluations se sont multipliées : les scientifiques sont évalués à titre indivi-duel, il en est de même des unités de recherche dont ils font partie. Il est question d’évaluer bientôt lesdépartements et d’étendre les évaluations individuelles aux ingénieurs. Le service formation a-t-ilconnaissance de ces évaluations et s’en sert-il pour réorienter le travail d’individus ou de groupes degens ?

S.W. — Le service formation ne reçoit aucune information ayant trait aux évaluations individuelles. Il n’estpas destinataire des documents émanant des CSS. Il n’est pas non plus destinataire des évaluationsd’unités. Les responsables formation sont des interlocuteurs du commanditaire de l’évaluation. Celui-ci doit savoir que nous sommes habilités et capables d’identifier que la formation peut, ou non,accompagner les changements que l’évaluation suggère et, dans l‘affirmative, trouver les bonnesréponses formation. Nous pouvons également être saisis par des agents à qui l’évaluation recomman-de d’améliorer ou d’acquérir des compétences.Nous ne sommes pas "décideurs" d’orientations ou de réorientation, du moins dans l’exercice de notremétier. Nous devons comprendre le contexte scientifique et politique dans lequel nous opérons, lesenjeux des différents acteurs, pour construire des réponses pertinentes. C’est comme dans un groupe interdisciplinaire : chacun doit comprendre et intégrer la spécialité del’autre, mais la qualité du travail collectif n’existe que si chacun reste spécialiste de sa propre discipli-ne.

B.D./D.P. — Avez-vous été saisi à ce jour de demandes ?

S.W. — À ma connaissance, point encore. Cela dit les sollicitations de plus en plus nombreuses de chefs dedépartement et de directeurs d’unité s’inscrivent peut-être dans cette logique d’évaluation.

B.D./D.P. — Les comptes-rendus d'activité peuvent-ils servir à initier des actions de formation ?

S.W. — Le service formation est destinataire de ces comptes rendus. Mais l’information donnée est très inéga-le. Pour l’essentiel, on trouve des intitulés de formation, et non des besoins de compétences à acqué-rir. Il faut donc de toutes façons voir les agents, et les chefs de service, pour comprendre les enjeux.Sinon on ne peut qu’apporter des réponses mécaniques qui ont toutes chances de ne pas répondreaux attentes.

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B.D./D.P. — Comment les organisations syndicales perçoivent-elles les problèmes de formation ? Onsait que les trois organisations syndicales étaient hostiles au départ au financement des actions de for-mation pour les chercheurs. Deux d'entre elles ont été conduites plus tard à signer le protocole d'ac-cord formation permanente avec la Direction générale. Peux-tu rappeler sommairement comment leschoses ont évolué en ce domaine ?

S.W. — L'évolution n'est pas facile à retracer car de nombreux paramètres sont intervenus, se combinant etinterférant souvent les uns sur les autres.La question des bénéficiaires de la formation est indissociable de la conception qu'on s'en est fait.Pendant longtemps, c'est la conception "paix sociale" qui a prévalu en matière de formation : conçuecomme un moyen d'éviter de faire des vagues, celle-ci ne s'adressait pas prioritairement aux scienti-fiques. Ceux-ci ne pouvaient prétendre à aucun droit en ce domaine, leurs activités étant réputées for-matrices par nature. Mais on s'est aperçu à la longue que les chercheurs qui portaient sur les actionsde formation un regard négatif, constituaient un frein au développement de la formation des autrescatégories. Force a été par ailleurs de constater que beaucoup d'entre eux ne savaient pas conduiredes projets scientifiques ou animer des équipes. Rares enfin étaient ceux qui étaient à l'aise en infor-matique ou dans le maniement de la langue anglaise, ou dans la communication, ou... C'est ainsi queles organisations syndicales ont découvert que l'exclusion des scientifiques du champ de la formationn'était peut-être pas l'option la plus judicieuse. Aujourd’hui la CGT considère que la formation au management doit relever d’un budget de Directiongénérale, puisqu’il s’agirait d’actions manipulatrices. Et pourtant les capacités d’organisation du tra-vail, de mise en place de conditions de travail épanouissantes, qui intéressent directement les agents,sont bien des capacités de management.

B.D./D.P. — Les syndicats ont-ils été porteurs d'une réflexion originale sur la formation permanente ?Ont-ils constitué une force de proposition en ce domaine ?

S.W. — Je vais être d'autant plus dure que je suis moi-même syndiquée à la CFDT. Le service formation, mêmes'il était rattaché à une direction administrative, était au départ un allié objectif des organisations syn-dicales. Comme il était censé travailler dans l'intérêt des petites catégories, on disait à l'époque ques'il lui avait fallu une tutelle, mieux aurait valu qu'elle fût syndicale plutôt qu'administrative ! Durant la période qui s'est échelonnée entre 1982 et aujourd'hui, il y a eu des moments où les orga-nisations syndicales ont joué un rôle important dans le développement de la réflexion sur la forma-tion, notamment durant les périodes précédant la rédaction des protocoles. Mais ces moments ont étéloin d'être constants. En ce qui concerne la CFDT, il manque cruellement une réflexion de fond surl'utilité de la formation dans un institut de recherche, sur les moyens et l'organisation à lui donner. LaCGT, me semble-t-il, dispose d'une réflexion cohérente, mais qui n'a pas évolué depuis longtemps :la formation est un salaire différé qui appartient aux agents. C'est un appui professionnel pour lesindividus. La CFDT essaie d'actualiser la réflexion : grâce à elle, les formations personnelles ont inclus,dans le second protocole, une formation à des activités citoyennes (par exemple, le fonctionnementd'une association). Du point de vue de la CFDT, cette avancée s'inscrit dans une politique de réduc-tion du temps de travail. La relative pauvreté de la réflexion de fond des organisations syndicales sur les impulsions nouvellesqu’il conviendrait de donner à la formation permanente pour qu’elle réponde mieux aux besoinsd’évolution exprimés (ou non) par les agents et par l’Institut, doit être replacée dans le contexte decrise du militantisme auquel sont confrontés les syndicats. L'effritement des effectifs et l’appauvrisse-ment corrélatif du potentiel militant génèrent bien des lacunes et dysfonctionnements. J’ai pu leconstater moi-même à la CFDT : nombreux sont les facteurs qui affectent la capacité du syndicat àjouer pleinement son rôle de force de proposition, notamment dans la définition d’une politique deformation pour l’INRA : fonctionnement au coup par coup, préparation de certaines réunions au der-nier moment faute de temps disponible, difficultés à faire remonter au niveau national des élémentsémergeant des débats au sein des commissions locales, etc. Ce gâchis ne permet pas de valoriser lesidées intéressantes dont sont porteurs certains militants.

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B.D./D.P. — Lors des réunions à Angers où ont été débattues des questions ayant trait à la formation,J. Salette avait suggéré d'appeler la DRH, "la Direction des richesses humaines". Cette idée te semble-t-elle à reprendre avec ce qu'elle comporte de changements ?

S.W. — Je pense que si notre Direction générale consentait à franchir ce pas, il lui faudrait remplacer beau-coup de gens et notamment au niveau le plus élevé. L'INRA disposait primitivement d'un service dupersonnel dont le travail se limitait à gérer des matricules. Il le faisait bien. Ce service a changé unbeau jour d'appellation (parce que c'était à la mode) et est devenu Direction des ressources humaines.Le personnel est resté le même. Le chef du service du personnel est resté en place pendant deux outrois ans. Dix ans après, les choses n'ont pas changé : la DRH est restée un service du personnel avecdeux ou trois gadgets de GRH, comme l'entretien d'activités qui, mieux utilisé, pourrait effectivementêtre un outil utile. Il y a eu changement dans les concours internes et externes de recrutement, avecvolonté que les jurys ne fassent plus leurs choix sur une appréciation globale, mais à partir de critèresdifférenciés qui tiennent compte à la fois des compétences techniques et humaines des candidats. Maisl'évolution est restée très timorée, en tout cas insuffisante pour justifier le changement d'appellationen DRH. Si le service actuel devait s'occuper vraiment de la gestion des richesses humaines, il lui fau-drait s'intéresser aux qualités intrinsèques, personnelles des individus et à leur mode d'articulation quifont la richesse de l'Institut. Cela impliquerait de changer les axes de la politique, les modalités d'or-ganisation du travail, et par voie de conséquence les contenus de la formation, la priorité étant don-née davantage à l'expression, à sa mise en commun, au développement de la communication interne(non pas axée sur une circulation plus grande d'information, mais sur la fourniture raisonnée d'in-formations dont les agents ont besoin pour mieux comprendre les raisons pour lesquelles ils font cequ'ils font et comment ils pourraient éventuellement le faire autrement).

B.D./D.P. — Comment es-tu arrivée à concilier dans ta démarche l’idéalisme qui t’animait avec un trèsgrand pragmatisme ?

S.W. — Je n’ai pas pu perdre mon idéalisme, sinon je me serais perdue tout court, et mon pragmatisme estnourri par un besoin viscéral de me sentir utile. Alors comment pouvais-je faire autrement ?

B.D./D.P. — Peux-tu retracer sommairement le déroulement de ta carrière à l’INRA ?

S.W. — Je suis entrée en 1963 au laboratoire de J. Le Bihan où j’ai travaillé pendant un an, sans rémunéra-tion. En 1965, je suis devenue ouvrier du régime général (ORG). En 1966, j’ai été recrutée en 2 B.Occupant un poste correspondant à mon niveau de diplôme, je ne me suis pas posée de questions surma situation administrative. Ce n’est qu’en 1978, lorsque j’ai siégé en CAP, à Jouy-en-Josas à titre dedéléguée syndicale, que j’ai réalisé qu’il existait des avancements accélérés d’échelon, des changementsde catégorie au titre des fonctions exercées… Mais cela ne m’avait pas concernée ! En 1983, Paul Vialle m’a demandé de travailler à la mission formation. En 1984, est arrivé le nouveaustatut. J’ai appris l’année suivante que j’allais être reclassée en TR (j’étais jusque-là 2B). Mais je me suisdit que je ne faisais plus depuis longtemps un travail de TR, établissant pour la première fois un lienentre le travail, le statut et la paie. Furieuse, je me suis décidé à écrire directement à P. Vialle. Quinzejours après, celui-ci m’a fait savoir qu’il regrettait beaucoup, que c’était trop tard, qu’il me faudrait pas-ser les concours, ce qui ne me poserait bien sur aucun problème. Cela m’a mise dans un grand étatde rage !J’ai été titularisée en TR, en 1985. J’ai passé le premier concours d’AI, puis le premier concours d’IE.J’ai plafonné au dernier échelon de la deuxième classe de ce corps pendant sept ans et aux dernièresCAPN, bien que non retenue par l’Administration, j’ai été proposée par les organisations syndicalesen changement de grade en IE dans la mesure où je crevais à peu près tous les plafonds. Obligé detrancher, P. Vialle a arbitré en ma faveur, ce qui m’a fait quand même plaisir ! Que dire d’un tel déroulement de carrière ? Je maintiens qu’il faut faire d’abord quelque chose quivous passionne, mais qu’il ne faut pas se désintéresser pour autant de la façon dont son travail estreconnu. Aujourd’hui, un agent qui reste trop modeste est assuré d’être maltraité. On n’a plus le

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choix : si on ne plante pas son couteau sur la table, on reste en dessous ! C’est pour cela que je suisbien contente de m’en aller !

B.D./D.P. — Tu vas partir prochainement à la retraite. As-tu élaboré des projets pour cette phase nou-velle de ta vie ?

S.W. — Je suis restée assez silencieuse sur les cinq ans de ma vie professionnelle (1993-1998) au cours des-quels j’ai vécu dans le déni et le conflit permanent. J’en ai beaucoup souffert et le deuil a été très dif-ficile. Ces difficultés ont fait que je me suis mise en CPA (cessation progressive d’activités). J’ai donceu le temps de réfléchir ! Je garderai beaucoup de temps pour me régaler avec mes petits-enfants et yajouterai une activité associative dans une petite ville de province, près de la mer, à Paimpol parexemple !

B.D./D.P. — J’ai souvenir que tu m’avais parlé un jour d’un endroit merveilleux que tu connaissais danscette région et qui était cher à ton cœur !

S.W. — La Bretagne a été mon pays d’adoption depuis l’âge de 7 ans. L’Arcouest d’abord, Bréhat ensuite, puisles rives du Trieux, tout cela autour de Paimpol. C‘est le plus beau pays du monde, j‘aime les Bretons,j‘aime tirer des bords entre les cailloux, j‘aime aussi partir plus loin à la voile, changer radicalementle rapport au temps et vivre en équipage dans des conditions ou personne ne peut tricher. Je voudraisy avoir une demeure qui soit un havre pour tous les gens que j’aime, et puis aussi un bateau !

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Curriculum vitae sommaire

Déroulement de carrière :– Juillet 1965 : recrutée à l’INRA en qualité de main-d’oeuvre occasionnelle.– Mars 1967 : passage en catégorie 2B (statut des contractuels de l’INRA).– Janvier 1984 : titularisation dans le corps des techniciens de la recherche (TR).– 1986 : Accès au corps des Assistants-ingénieurs (concours interne).– 1987 : Accès au corps des ingénieurs d’études (concours interne).– 1996 : Mise en cessation progressive d’activité.– Septembre 2001 : Départ à la retraite.

Fonctions exercées à l’INRA :– 1965-1982 : technicienne au laboratoire des recherches sur l’économie des industries agro-ali-

mentaires, successivement à Massy et à Rungis.– 1983-2001 : Chargée de mission au service de la formation permanente de l’INRA.– Responsabilités diverses : Déléguée du personnel aux Commissions Administratives Paritaires

pour les techniciens et ingénieurs (1978-2001), Rapporteur du Conseil de gestion duDépartement "Économie et Sociologie rurales" (1983-1984).

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J.C. — Je n'ai pas d'attaches particulières avec le monde rural : mon père était employé de banque, ma mèreétait institutrice. Un de mes grands-pères était officier, l'autre, instituteur de campagne. Mes grand-mères ne travaillaient pas, ma femme non plus. J'ai une sœur, qui est à la retraite maintenant, mais quia été aussi institutrice. J'ai par ailleurs six enfants, quatorze petits-enfants, deux arrière-petits-enfantsqui ne sont pas encore en âge de travailler !

D.P. /J.L.D.— En quelle année êtes-vous né ? Quelles études avez-vous faites ? Quelles sont les raisonsqui vous ont amené à entrer à l’INRA ?

J.C. — Je suis né le 17 mars 1922, à Paris. J'ai fait mes études primaires à l'école communale, à Paris, mesétudes secondaires au lycée Buffon, de la 6ème à Math-élem et à la philo. J'avais l’idée d'entrer dansl'armée. Ce qui peut paraître aujourd’hui une idée un peu bizarre. Quand j'avais 20 ans, je voulaisentrer, en effet, à Saint-Cyr, mais la guerre est arrivée et avec la débâcle de 1940, il n'en a plus été ques-tion. J'ai décidé alors de préparer une licence : j'ai passé le certificat de Math géné, à la Catho d'Angers,puis j'ai préparé à la Sorbonne les certificats de chimie générale et de botanique. Il se trouve qu'en1942, je manipulais en botanique avec un pharmacien qui avait été embauché comme préparateur àl'École des Hautes Études, au laboratoire de physiologie et de la nutrition, dirigé à cette époque-là parMme Randoin. Ce laboratoire se trouvait dans la rue de l'Estrapade, à Paris, juste derrière le Panthéon.Au moment de passer le certificat, qui allait me donner la licence, Paul Fournier, ce collègue avec quije manipulais, m'a signalé que dans le laboratoire de Mme Randoin allait être créé prochainement unposte d'agent technique, et m'a suggéré de poser ma candidature. J'avais besoin alors de travailler. Unecarrière de recherche pouvait m'intéresser. J'avais abandonné, en effet, l'idée de faire l'armée et j'hési-tais, à cette époque, entre la recherche et l'enseignement. Saisissant l'occasion, je suis allé voirMme Randoin qui m’a recruté comme agent technique du CNRS. J’étais nettement sous-classé, maisj’avais l’espoir de poser ma candidature, un jour, à un poste de chercheur. En fait, les choses ne se sontpas passées, comme je l’avais imaginé. Quand l'INRA a été créé, en 1946, le professeur J. Keilling, quiétait inspecteur général de l'INRA, à l’époque et qui s'intéressait beaucoup aux problèmes de la nutri-tion humaine, a dit à Mme Randoin qu'il souhaitait développer ce secteur à l'INRA, étant donné sonimportance pour l'agriculture française. Comme il lui avait demandé si elle avait des candidats éven-tuels à présenter, elle a mis mon nom en avant et c'est comme ça que je suis entré à l'INRA. C’est doncun peu le hasard qui m'a orienté, dans un premier temps, vers la nutrition humaine (je n'y avais jamaispensé, avant la suggestion de Paul Fournier), puis vers l'INRA. L’intérêt n’est venu qu’après !

D.P. /J.L.D.— Ainsi, c'est grâce à J. Keilling que vous êtes entré à l'INRA ?

J.C. — C'est lui qui m'a dit que je pouvais envisager de faire une carrière de chercheur et qui m'a incité à meprésenter au premier concours d'assistant qui avait été ouvert. Je m'y suis présenté, mais sans succès,cette année-là, car rien n'avait été alors prévu pour ma discipline. L'INRA était quelque chose d'extrê-mement réduit, axé surtout sur les recherches dans le domaine végétal. Comme on ne savait pas tropquoi faire de moi, on m’avait demandé de passer le concours avec des zootechniciens. Je m’y étais pré-paré en lisant rapidement un certain nombre d’ouvrages d'agronomie et de zootechnie, mais ils cor-respondaient mal à ma formation et, quand je me suis trouvé, à l’épreuve pratique, devant une sériede tourteaux à reconnaître, une ration de vache laitière à établir, j’ai été assez désemparé. Sur le coup,j'ai été tenté de donner ma démission en me disant qu’une carrière à l'INRA n’était vraiment pas faitepour moi. Mais J. Keilling m'a dit : "Ne vous inquiétez pas, ce premier concours n’était qu’un galop d'essai,

ARCHORALES-INRA – CASSETTES DAT N°50-1 ET 50-2Propos recueillis par D. Poupardin et J.-L. Dufour

C auseret Jean , Dijon, le 24 Janvier 1996

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les prochains seront organisés très différemment !”. Ce concours avait eu lieu au milieu de l’année 1947,un an après la création de l’INRA.

D.P. /J.L.D.— Au moment où vous aviez été recruté, dans quelle station aviez-vous été affecté ?

J.C. — Sur place, dans le laboratoire de Mme Randoin qui s'appelait alors “laboratoire de physiologie de la nutri-tion”. Mais ce laboratoire faisait partie d’un complexe plus important. Il se trouvait installé dans leslocaux de l'Institut Scientifique d'Hygiène Alimentaire, qui était un Institut privé, mais il y avait, à côté,un laboratoire du CNRS et de l'École des Hautes Études, un laboratoire de l'ancien Institut desrecherches agronomiques, antérieur à la guerre et rattaché à l'INRA en 1946, et puis différents servicesdépendant notamment de la Direction de l'enseignement technique. C'est dans ce laboratoire, qui avaitété rattaché à l'INRA, à sa création, que j'ai été affecté, comme agent technique, en attendant de pas-ser un concours de chercheur. En 1947, j'avais échoué, mais J. Keilling m'a fait remarquer que je pou-vais très bien, l'année suivante, me présenter directement au concours de chargé de recherches : sijamais j’échouais, j’avais toujours la possibilité de me présenter au concours d'assistant ! J'ai donc pré-senté le concours de chargé, mais cette fois j'ai bien été reçu. Tout s'est trouvé rétabli pour moi : j'étaischargé en janvier 48, ayant retrouvé au concours des gens comme R. Février, A. François et un certainnombre d'autres de ma génération !

D.P. /J.L.D.— Ainsi, c’est moins une motivation profonde qui vous a incité à entrer à l'INRA que lesséquelles de la guerre et les difficultés de trouver un emploi ailleurs ?

J.C. — Oui, absolument ! Ce qui m'intéressait, c'était une carrière de recherche dans le domaine biologiqueou biochimique, mais pas forcément à l'INRA qui n'existait pas avant 1946. J’ignorais tout alors de lanutrition. Il faut dire qu'à ce moment-là, il n'y avait aucun enseignement supérieur en ce domaine. Cen'est venu que bien longtemps après ! Tous les gens de ma génération qui ont fait leur carrière dans ledomaine de la nutrition humaine ont été nécessairement des autodidactes qui ont appris sur le tas l’es-sentiel de leur discipline.

D.P. /J.L.D.— Combien de temps êtes-vous resté dans le laboratoire de Madame Randoin ?

J.C. — J'ai fait pratiquement toute ma carrière dans le même laboratoire, mais celui-ci a changé plusieurs foisde nom et de localisation. Au départ, c’était le “laboratoire de Physiologie de la Nutrition”. Il s’est appe-lé, à partir des années 1955 ou 56, “laboratoire d'Étude sur la Nutrition”. Madame Randoin a pris saretraite, en 1957. L’année même, j'ai passé avec succès le concours de maître de recherche et l’ai rem-placée au poste de directeur. Je me trouvais à la tête d’un laboratoire minuscule puisque j'étais seul,avec deux ou trois techniciens et secrétaires. Il m’arrivait toutefois de travailler au sein de l'InstitutScientifique d'Hygiène Alimentaire, avec des personnes appartenant à d'autres organismes. Ce n’estqu’après le décès de Mme Randoin, en 1960, que le laboratoire de l'INRA s’est vraiment individuali-sé. Comme j'avais alors dix-huit ans de recherche derrière moi et quatorze années d’INRA, il a été déci-dé de couper le cordon ombilical qui rattachait le laboratoire de l'INRA à l'Institut Scientifiqued'Hygiène Alimentaire. Mon laboratoire, avec tous les gens qui y travaillaient (notamment deux cher-cheurs), s’est trouvé transféré à Jouy-en-Josas, au CNRZ où l’environnement scientifique était bienmeilleur que celui de la rue de l'Estrapade, bien qu’il n’y eût guère de gens ayant la même probléma-tique que la nôtre. Nous sommes restés à Jouy-en-Josas jusqu'en 1967. A cette époque, le laboratoirea été décentralisé, en effet, à Dijon, en changeant une nouvelle fois d’appellation : il est devenu la “sta-tion de recherche sur la Qualité des Aliments de l'Homme”. J'y suis resté jusqu'à ma retraite. C’est pour-quoi je considère que j’ai fait toujours partie de la même équipe, même si les noms et les localisationsont quelquefois changé.

D.P. /J.L.D.— Quels sont les chercheurs qui vous ont suivi à Jouy-en-Josas ?

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J.C. — Il y a eu d'une part Denise Hugot. Elle avait d'abord relevé de l'Institut Professionnel de l'AlimentationAnimale, tout en travaillant avec moi dans le cadre du laboratoire INRA. Elle a été recrutée ensuite àl'INRA, comme ingénieur. Il y a eu aussi Michel Lhuissier qui est devenu, par la suite, assistant puischargé de recherche à l'INRA. Ils sont venus tous deux, avec moi, quand le laboratoire est parti à Jouy.

D.P. /J.L.D.— Quels ont été les premiers travaux de recherche auxquels vous vous êtes attelé ?Comment votre problématique s’est-elle, par la suite, élargie et diversifiée ?

J.C. — En 1942, j'étais entré rue de l'Estrapade comme agent technique du CNRS, non pas pour faire de larecherche mais essentiellement pour faire des études bibliographiques. Mme Randoin, qui a été unede ceux qui ont fondé la nutrition au sens moderne du mot, entendait, à cette époque, rectifier, com-pléter et rééditer les tables de composition des aliments qu'elle avait publiées la première fois en 1937,en fonction d’éléments d’information nouveaux. J’étais chargé notamment, avec l'accord du CNRS, derevoir la bibliographie sur tous les travaux nouveaux qui avaient trait à la composition des aliments ennutriments, leurs facteurs de variation, etc. Mes deux premières années ont donc été consacrées essen-tiellement à ce travail qui m’a permis d’apprendre beaucoup de choses et m’a fait entrevoir des voiesde recherche nouvelles sur l’incidence des traitements agricoles ou industriels sur les caractéristiquesnutritionnelles des aliments. Comme j'étais toujours au CNRS, j'ai demandé, au bout de deux ans, àMme Randoin si je ne pourrais pas faire également un peu de recherche, en plus de mes investigationsbibliographiques. Comme elle y avait consenti, me laissant carte blanche, j'ai choisi d'emblée d’orien-ter mes travaux dans une direction qui est restée au centre de mes préoccupations durant toute la suitede ma carrière : l’étude des interactions entre diverses catégories de nutriments. J'avais constaté, eneffet, en effectuant de la bibliographie, que la plupart des travaux concernant la valeur des aliments,qu’il s’agisse de protéines, de lipides, de minéraux ou de vitamines, ne prenaient en compte que legroupe de nutriments concerné, sans trop se soucier de l’ensemble dont il faisait partie. Je me disaisque la façon dont tel ou tel de leurs éléments était utilisé par l'organisme, pouvait dépendre beaucoupdu contexte nutritionnel dans lequel il s’inscrivait. Comme j'avais travaillé sur la valeur des alimentscomme source de calcium, je m'étais intéressé beaucoup à la disponibilité biologique de ce minéral.J'avais constaté notamment, au cours de mes recherches bibliographiques, qu'il y avait un problèmeen ce qui concernait les interactions possibles entre magnésium et calcium. Il y avait, en effet, desauteurs qui, étudiant ce problème le plus souvent sur des animaux mais aussi parfois sur l'homme,prétendaient que le magnésium favorisait la fixation du calcium dans l'os. Mais d'autres étaient parve-nus à la conclusion radicalement inverse : le magnésium étant, pour eux, un facteur qui s'opposait àl'ossification. Un troisième groupe d'auteurs estimaient enfin que le magnésium intervenait peu dansl'utilisation du calcium. Ayant fait l'hypothèse que tous ces auteurs avaient travaillé correctement et que c'étaient les facteursdifférents de contexte nutritionnel qui étaient à l’origine de leurs divergences de vue, je me suis lancédans l’analyse aussi approfondie que possible de la bibliographie anglo-saxonne qui était assez peuabondante, à l'époque. J'ai examiné notamment les conditions dans lesquelles chacun avait travaillé etj'ai eu l'impression que, dans l'ensemble, les gens qui avaient conclu au fait que le magnésium favori-sait la fixation du calcium dans l'os avaient utilisé surtout des régimes plutôt pauvres en calcium, alorsque ceux qui faisaient du magnésium un facteur anti-fixateur du calcium avaient travaillé, au contrai-re, avec des régimes spécialement riches en calcium. Quant à ceux qui n’avaient rien remarqué, ilsavaient travaillé avec des régimes intermédiaires C'est de cette constatation que je suis parti. J'ai étu-dié, sur des rats, les effets de régimes plus ou moins riches en calcium, auxquels étaient ajoutés dessuppléments de magnésium et j'ai constaté qu'avec un régime pauvre en calcium, le magnésium favo-risait la fixation de cette substance dans l'os, alors qu’avec un régime riche en calcium, le magnésiumavait plutôt un rôle anti-fixateur. Ce travail a fait l’objet de ma première publication en 1945. Par lasuite, j'ai poursuivi mes investigations sur l’étude des interactions entre le magnésium et le calcium.Ce travail a constitué un des points de départ de la thèse que j'ai soutenue, en 1953, sur le problèmede l'utilisation du calcium en fonction de l'apport alimentaire. J'avais constaté, en effet, dans ma biblio-graphie, des divergences importantes entre les auteurs, selon les sources de calcium qu’ils avaient uti-lisées (celui venant du lait, de certains produits dérivés, ou bien de substances comme le carbonate decalcium, le lactate, le citrate). Il y en avait qui trouvaient que le calcium de tous les aliments était rete-

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nu et employé par l'organisme, dans les mêmes proportions. Il y en avait d'autres qui établissaient, aucontraire, des hiérarchies, même s’ils n’étaient pas tous d’accord sur elles. C’est ce qui m’a conduit àfaire l'hypothèse qu'il devait y avoir quelque part un facteur qui expliquait ces divergences : songeantà l'influence de l'apport même de calcium, j'ai pu vérifier, par la suite, que le degré d'utilisation du cal-cium par l'organisme variait beaucoup, en fonction de la richesse du régime alimentaire.

D.P. /J.L.D.— Pour quelles raisons vous étiez-vous intéressé à la fixation des sels minéraux, en fonctionde leur combinaison dans le régime alimentaire ? Était-ce les problèmes du rachitisme (et plus généra-lement ceux de la malnutrition) qui se posaient après la guerre, qui vous étaient apparus préoccu-pants ?

J.C. — La question du calcium m'avait intéressé parce qu'elle avait déjà donné lieu à un nombre de travauxassez importants. J'avais à me mettre sous la dent 15 ou 20 travaux d'auteurs différents sur divers ani-maux et sur l'homme. Je pouvais, à partir d’eux, me faire plus facilement une opinion. Il y a eu, parailleurs un autre facteur qui est intervenu, à l’époque : Mme Randoin avait des interlocuteurs profes-sionnels qui s'intéressaient à la possibilité d’utiliser dans l'alimentation animale des calcaires dolomi-tiques, riches en magnésium. Les travaux entrepris étaient censés les éclairer en ce domaine. Une foisaccroché au problème du calcium, je suis resté dans cette voie, étudiant l'utilisation du calcium parl'organisme, en fonction des apports de vitamine D et de l'âge des animaux. C'est ce qui a constitué lecorps de ma thèse, par la suite. Mais je me suis intéressé aussi aux problèmes d'interaction qui seposaient dans le domaine vitaminique. Mme Randoin était un chercheur qui avait joué un rôle consi-dérable dans les années 1915 à 1925, dans l'identification et l'étude d'un certain nombre de vitamines,notamment celles faisant partie du groupe B. Elle était, du reste, souvent appelée, dans les milieux inté-ressés, "la muse des vitamines” ! Suivant ses traces, je me suis intéressé aux mêmes vitamines du grou-pe B, étudiant notamment les interactions qui existaient entre la vitamine PP, et les autres vitamines dugroupe B. Ceci un peu après mes premiers travaux sur le calcium. Ces travaux ont inauguré une autreétape de ma carrière. Il y a eu une rupture dans mes préoccupations, parce que, quand je suis devenuchercheur à l’INRA, j’ai pris conscience que le laboratoire ne pourrait se développer qu'à la conditiond'apporter des résultats concrets montrant que l'INRA devait s'intéresser aux problèmes de nutritionet d'alimentation humaine. Cet axe de recherche avait du mal, en effet, à s’imposer, à l’époque.J. Keilling, qui faisait valoir la nécessité de développer, à l’INRA, un échelon de recherche en nutritionhumaine, dans l'intérêt même de l'agriculture française et des industries dérivées, demeurait, en effet,très isolé. Ayant quitté l’INRA pour devenir professeur de technologie agricole à l'Agro, il a été rem-placé à son poste d'inspecteur général par J. Bustarret. La direction de l'INRA estimait alors qu'il seraitplus sage de laisser à d'autres organismes, comme le CNRS ou l'INH (l'Institut National d'Hygiène quidonnera naissance plus tard à l'INSERM), le soin de travailler sur les problèmes de la nutrition humai-ne. L’INRA devait se borner, à son avis, à garder des contacts avec les nutritionnistes du CNRS qui tra-vaillaient à Bellevue, sous la direction de Jacquot ou avec ceux de l'INH qui travaillaient sous la direc-tion de Bugnard, puis de Trémolières, mais sans avoir vraiment un rôle moteur en ce domaine.

D.P. /J.L.D.— Le domaine de compétences des nutritionnistes de l’INRA se limitait-il alors aux seulsproblèmes d'alimentation animale ?

J.C. — Pendant longtemps pour l'INRA, la nutrition s'est limitée à peu de choses près à la nutrition animale.Quand on parlait de nutrition, c'était toujours aux cochons, aux volailles qu’on se référait. Il n'étaitpresque jamais question de l'homme ! Il y avait un laboratoire de Recherche sur la Conservation desAliments, mais il ne s'agissait que des aliments des animaux, à la différence de mon laboratoire quis'est appelé laboratoire de recherche sur les qualités des aliments de l'Homme. Quand il était questiond'aliments des animaux, ce n'était pas la peine de le préciser, tellement cela allait de soi, mais quandil s'est agi d'aliments de l'homme, il a fallu le spécifier pour éviter toute confusion. Et d'ailleurs, plu-sieurs personnes à la direction de l'INRA m'avaient expliqué alors que l'orientation de recherche nutri-tion humaine ne pourrait jamais être qu'un petit complément des recherches sur la nutrition animale,étant bien entendu que des organismes autres que l'INRA étaient plus qualifiés que lui pour entre-prendre des recherches fondamentales ou appliquées ayant trait à l'espèce humaine.

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D.P. /J.L.D.— Était-ce le désir de la direction de l'INRA de ne pas marcher sur les plates-bandes desautres organismes de recherche ?

J.C. — Oui, mais il y avait aussi le désir de répondre à d'autres besoins ! La création de postes pour la nutri-tion humaine ne répondait pas, pour beaucoup, à une priorité. Il est piquant de constater que le CNRSa abandonné aujourd'hui la plus grande partie de ses recherches sur la nutrition humaine : le centrede Bellevue qui a été un des grands centres français de la nutrition humaine a éclaté. À l'INSERM, il ya encore des chercheurs dispersés qui s'en occupent, mais il n'y a plus vraiment de discipline recon-nue, et c'est l'INRA qui, dans son secteur de recherche agro-alimentaire, a récupéré la majeure partiedes recherches concernant la nutrition humaine. En moins de 50 ans, la situation s'est complètementinversée, en ce qui concerne les engagements des divers organismes de recherche sur les problèmes dela nutrition de l’homme. Personnellement, j'étais passionné par les aspects de la nutrition humaine, et j'estimais que l'INRAavait une carte importante à jouer en ce domaine. Il m'apparaissait inconcevable, en effet, qu'un orga-nisme de recherches dont les travaux posaient des problèmes de nutrition, via les traitements des sols,l'emploi des engrais et des pesticides, l’alimentation des animaux et surtout l’évolution de la techno-logie alimentaire, ne s'y intéresse guère qu'au travers d'autres organismes. La bataille, qu'il a fallu livrerpendant de longues années, m'a conduit à abandonner les sujets de recherche que j'avais retenus audépart et à rechercher sur place de nouveaux alliés. On considérait, en effet, que l'intérêt que je por-tais aux interactions entre le magnésium et le calcium, aux besoins en calcium de l'organisme au coursde sa croissance, aux interactions entre vitamines était trop particulier ou trop théorique. C'est pour-quoi, sans renoncer totalement à des travaux en ce domaine, je me suis mis à étudier, avec des per-sonnes de mon labo, des questions considérées comme plus en rapport avec des préoccupations agro-nomiques. Ayant pris mon bâton de pèlerin, je suis allé discuter avec un certain nombre de chercheurset directeurs des différentes stations centrales qui me paraissaient pouvoir s'intéresser aux diversaspects de la nutrition. J'ai perçu un écho favorable du côté de Germain Mocquot et de Michel Flanzy.Le premier qui était alors directeur de la station centrale de recherche laitière, comprenait notammentl'intérêt qu'il pouvait y avoir à se pencher davantage sur les conditions de la production de lait, les trai-tements appliqués en laiterie et en fromagerie ou dans d'autres domaines, pour mieux étudier la valeurnutritive des produits. Une collaboration s'est instituée, par la suite, entre cette station centrale derecherche laitière et le groupe que nous formions. J'ai renoué, à cette époque, avec certains problèmesd'interaction qui avaient retenu précédemment mon attention. J'ai travaillé, par exemple, sur l'utilisa-tion du calcium du yaourt. Il y avait, en effet, des médecins qui prétendaient qu'il ne fallait pas tropdonner de yaourts aux enfants, parce que c'était un aliment acide qui risquait fort d'entraver l'utilisa-tion du calcium et de bloquer, par voie de conséquence, la croissance de l'organisme. Nous avonsmontré qu'au contraire, l'utilisation de calcium du yaourt était souvent très bénéfique pour lui. Nousavons travaillé également, dans les années 1955, sur l'incidence des traitements thermiques sur lavaleur vitaminique : pasteurisation, stérilisation du lait (le traitement UHT venait alors de faire sonapparition). Nous nous sommes intéressés, par ailleurs, au problème des emballages : il y avait, à cetteépoque, l'emballage en verre blanc. Fallait-il préconiser le passage du verre blanc au verre coloré ouvalait-il mieux encourager le développement de l'emballage-carton doublé d'un film de polyéthylène ?Nos travaux ont contribué, avec d'autres, à montrer que pour pouvoir conserver du lait même sim-plement pasteurisé, pendant un certain nombre de jours, sans le mettre pour autant dans l'obscurité,mieux valait employer des emballages opaques. Nous avons également travaillé sur la valeur nutritived'un certain nombre de fromages, sur la valeur comparée des beurres blancs par rapport à ceux quiétaient colorés. Toutes ces études nous ont permis d'entrer en contact avec beaucoup d'industriels, audébut des années cinquante.

D.P. /J.L.D.— Étiez-vous arrivé déjà à Jouy-en-Josas, à cette époque ?

J.C. — Non, pas encore ! Nous ne sommes arrivés à Jouy-en-Josas qu'en 1961, un an après le décès deMme Randoin. J'avais été recruté à l'INRA, en 1948, mais je n'avais pas attendu 13 ans que les alouettesnous tombent toutes rôties dans la bouche ! J'avais rencontré G. Mocquot avant même sa venue à Jouy-en-Josas, et j'ai entretenu d'excellentes relations avec lui et toute son équipe.

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J'ai bénéficié également du soutien de Michel Flanzy, qui était alors directeur de la station centrale detechnologie des produits végétaux, à Narbonne. Cette station s'intéressait à la technologie des produitsvégétaux, en fait essentiellement les boissons et plus particulièrement le vin. J'ai collaboré, à cetteépoque, avec d'autres chercheurs. Michel Flanzy développait alors l'idée que l'action du vin sur l'or-ganisme allait bien au-delà de celle d'une dilution d'alcool éthylique. Nous avons travaillé ensemblesur différents types de vins dont on connaissait l'origine et qui ne contenaient pas d'additifs, (il y a, eneffet, toujours le problème de savoir si l'action d'un aliment vient de lui seul ou des produits qu'on ya ajoutés) et les avons comparés avec l'action d'eaux de vie obtenues à partir des mêmes vins, dans desconditions contrôlées, ou de dilutions d'alcool pur, au même titre que le vin de comparaison. Les tech-niques dont on disposait, à cette époque, n'étaient, sans doute, pas très élaborées (études de la crois-sance des animaux, état de santé, études histologiques des tissus), mais elles ont permis de montrer,malgré tout, qu'il y avait effectivement des différences importantes, souvent plus en faveur du vin quepar rapport aux eaux de vie et plus encore aux dilutions d'alcool neutre. Michel Flanzy était trèscontent évidemment de ce que nous avions trouvé, mais j'ai pu constater, à cette occasion, les risquesqu'encourait le chercheur à affirmer certaines choses incontestables sur le plan scientifique mais pré-sentant des interférences avec d’autres types de problèmes. Je me suis fait accuser, en effet, par lesmilieux qui luttaient contre l'alcoolisme de vouloir favoriser la consommation de vin, en minimisantles dangers qu'il pouvait présenter par rapport à ceux de l'alcool.

D.P. /J.L.D.— Pasteur n'avait-il pas affirmé déjà que le vin était "la plus saine et la plus hygiénique desboissons" ?

J.C. — J'ai eu sur le coup des accrochages assez vifs avec certains chercheurs, comme le professeurJ. Trémolières qui dirigeait la principale équipe de recherche sur la nutrition humaine à l'INSERM.C'était un médecin qui s'intéressait autant aux aspects de la nutrition relevant des sciences humainesqu'à ceux relevant du secteur biomédical. Il a été l’un des trois ou quatre chercheurs qui ont fait la loipendant un certain nombre d'années sur ce qu'il fallait penser dans le domaine de la nutrition. Quandon avait besoin, dans les années 1965-75, d'un avis autorisé sur les problèmes de nutrition, c'était sou-vent vers lui que les médias se tournaient.

D.P. /J.L.D.— Ne donnait-il pas des cours au CNAM et n'affirmait-il pas que "quand on prenait ses repasen famille, on ingérait en même temps des symboles" ?

J.C. — Effectivement ! J'avais fait sa connaissance, à propos de l'alcool et du vin et notre première rencontres'est plutôt mal passée. Il avait l'air de penser que j'étais en train, soit naïvement, soit en m'étant faitavoir, d'encourager la consommation de vin et d'alcool, estimant qu'un des dangers majeurs au plande la nutrition résidait dans les consommations trop fortes d'alcool, ce sur quoi j'étais bien d'accordavec lui. Après une franche explication, le malentendu entre nous a pu heureusement être dissipé !Nous sommes devenus amis, pour le rester jusqu’à sa mort.J'ai eu également des accrochages avec G. Péquignot, qui était un autre chercheur de l'INSERM et quia été longtemps un des principaux responsables des enquêtes alimentaires, en France. Il s'intéressaitaussi aux problèmes de l'alcool et avait été choqué par une publication que j'avais rédigée avec MichelFlanzy. Après explication, il est devenu, comme Trémolières, un excellent ami, par la suite. J'ai abandonné personnellement toutes ces recherches, mais elles se sont poursuivies dans mon ancienlabo et ailleurs. Celles qui ont trait aux polyphénols du raisin qui passent dans le vin et qui modifientl'action de l'alcool, expliquent pour une part les observations que nous avions pu faire précédemment,à ce sujet.

D.P. /J.L.D.— Votre installation à Jouy a-t-elle eu des conséquences sur l'orientation de vos travaux derecherche ?

J.C. — Les changements d'orientation qui se sont produits ne sont pas liés forcément à des changements d'im-plantation. Il se trouve que c'est au moment où nous avons quitté Paris pour aller au CNRZ de Jouy

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que nous avons été rattachés pour la première fois à un département scientifique (le département denutrition dont la direction a été confiée à André François). Mon labo était resté jusque-là hors d'undépartement. On ne savait pas trop quoi en faire ! Il n'y avait pas de département prêt à accueillir unlaboratoire de nutrition humaine où l’on travaillait à la fois sur des produits animaux (comme les pro-duits laitiers) et sur des produits végétaux (comme les boissons alcooliques) ! C'est à mon avis au moins autant le rattachement à un département, qui a contribué à l’évolution denos orientations, que le fait d'être à Jouy, où évidemment, il y avait plus de possibilités de développerdes contacts avec d'autres chercheurs.

D.P. /J.L.D.— Quelles étaient les autres stations qui faisaient partie de votre département ?

J.C. — Il s'agissait d'un tout petit département qui comprenait la station dont A. François était le directeur àJouy et notre laboratoire. C'est à partir des années 60 que l'existence d'une recherche vraiment signi-fiante en nutrition humaine a été admise vraiment à l'INRA. La création d'un département a eu pourconséquence de nous permettre d'effectuer des recrutements. Quand nous sommes partis à Jouy, il n'yavait que deux chercheurs avec moi, plus un ou deux techniciens. À partir de 1963, le laboratoire abénéficié d'un contexte plus favorable et a commencé à se développer.

D.P. /J.L.D.— Quels sont les nouveaux chercheurs que vous avez pu alors recruter ?

J.C. — Il n'y a pas eu d'apport de chercheurs venus d'autres laboratoires, mais des recrutements de jeunes, envagues successives. Presque tous les ans pratiquement, il nous arrivait un nouveau chercheur, qu'on leveuille ou qu'on ne le demande pas ! Nous sommes passés brutalement d'un mini laboratoire sansgrands moyens humains (2 à 3 chercheurs) à une structure importante : de 1963 à 1968, ont été ainsirecrutés B. Potteau et G. Rocquelin, ingénieurs agri, puis R. Rozen, médecin, et enfin M. Suschetet,ingénieur I.A.A. et J. Leclerc, ingénieur chimiste sur poste d’ingénieur. Sur le coup, j'ai trouvé que lerythme de croissance était trop rapide, mais je l'ai d'autant moins regretté que les recrutements se sont,par la suite, taris. Le laboratoire a bénéficié incontestablement de cette époque favorable au dévelop-pement de la recherche. Quand il a été décentralisé à Dijon en 1967, il devait y avoir 8 ou 9 cher-cheurs, soit une vingtaine de personnes au total, au lieu de 2 ou 3, sept ans plus tôt. Le développe-ment s’est beaucoup ralenti par la suite.

D.P. /J.L.D.— Dans quels bâtiments vous êtes-vous installés lorsque vous êtes arrivés à Dijon, en 1967 ?Dans quelles conditions s'est opéré votre transfert ?

J.C. — Quand nous avons quitté Paris pour aller à Jouy-en-Josas, il y avait l'idée de nous mettre dans uncentre INRA pour développer nos relations avec des gens qui avaient des préoccupations voisines,même s'ils travaillaient surtout sur les productions animales. Quand nous sommes partis de Jouy-en-Josas pour aller à Dijon, cela s'est fait dans des conditions tout à fait différentes. Les deux grandscentres de la région parisienne Versailles et Jouy étaient trop exigus et il fallait envoyer un certainnombre de chercheurs en province. Mais il faut bien avouer qu'à cette époque, il y a eu une espèce decourse de lenteur pour savoir qui partirait et où. Tout le monde était d'accord pour que les autreséquipes partent pour libérer de la place, mais bon nombre des équipes avançait toutes sortes de rai-sons pour rester le plus longtemps possible sur place. Les chercheurs qui s'occupaient de porcs ou depoulets hésitaient entre plusieurs points de chute possibles. Il était clair que pour nous, les problèmesde nutrition humaine se posaient dans toute la France et que les rats sur lesquels nous travaillionsprincipalement se trouvaient partout. C'est pourquoi nous avons été désignés en premier pour quitterle centre de Jouy, afin de faire de la place aux autres. Nous avons été conduits à choisir entre Nanteset Dijon, la solution de Clermont-Ferrand ayant été assez vite abandonnée. C'est le site de Dijon qui arecueilli finalement le plus de suffrages. Ce choix plaisait à E. Pisani, Ministre de l’Agriculture et nesuscitait de notre part aucune objection, même si le développement des industries agro-alimentairesen Bourgogne laissait quelque peu à désirer. La plupart des chercheurs, même ceux qui renâclaient unpeu au départ, sont donc partis, laissant à Jouy un tout petit nombre de techniciens qui sont restés en

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région parisienne ou ont été transférés ailleurs. Pour nous encourager à partir, la direction de l'INRAnous avait fait miroiter la possibilité de nous installer rapidement dans un vaste bâtiment, avec uneanimalerie importante (que nous serions désormais seuls à utiliser !) et des moyens de travail sanscommune mesure avec ceux dont nous avions pu jusque-là disposer. Mais, quand nous sommes arri-vés, en 1967, à Dijon, on nous a installés provisoirement dans le soubassement du bâtiment B1, dansune surface qui en définitive n'était guère supérieure à celle qu'on avait connue à Jouy. On nous aconstruit toutefois assez vite une animalerie, probablement l'animalerie la plus performante de toutesles stations de recherche de nutrition en France. Mais comme chaque année, il y avait toujours debonnes raisons de retarder les travaux, ce n'est qu'en décembre 73 que nous avons pu emménager réel-lement dans nos murs. Tout est rentré dans l'ordre, à cette date. Au bout de six ans, nous avons euenfin les moyens de travailler correctement !

D.P. /J.L.D.— De quelle manière avez-vous été impliqué dans la conception de votre laboratoire et del’animalerie ?

J.C. — Quand nous étions encore à Jouy, on nous avait soumis des plans grandioses, avec des galeries de com-munication entre les différents bâtiments. Mais celles-ci n'ont jamais été construites. Les plans des bâti-ments ont été également modifiés. Nous n'avions pas grande expérience de ce qui nous était nécessai-re à cette époque-là, sauf pour l'animalerie. Nous avions précisé nettement ce que nous désirions, pourqu'elle soit fonctionnelle et avions fait entériner nos vues par l'architecte. Une fois arrivé à Dijon, nousavons pu lui faire admettre, par ailleurs, la nécessité d'apporter, dans le bâtiment B2, certaines amé-liorations, par rapport au bâtiment B1. La réalisation des travaux a été retardée toutefois longtemps parl'insuffisance des crédits et j'ai dû menacer de donner ma démission avant d’obtenir enfin satisfaction.

D.P. /J.L.D.— Le transfert de votre laboratoire à Dijon a-t-il correspondu à une évolution de vos sujetsde recherche ?

J.C. — Les jeunes chercheurs qui avaient été recrutés avaient reçu des formations différentes : il y avait desagronomes, mais aussi un médecin recommandé par Trémolières qui avait été reçu, en 1968, auconcours de chargé de recherches. De nouvelles orientations ont été fixées à partir de là, tenant comp-te des compétences et des goûts de chacun, mais aussi des grands problèmes de nutrition qui seposaient alors en France. En accord avec le chef de département, André François, il a été décidé dedévelopper fortement les recherches sur les lipides, mises en route à Jouy quelques années auparavant.On avait pris conscience, dans les années soixante, de la nécessité d'approvisionner l'hexagone enhuiles métropolitaines pour ne plus dépendre trop fortement des productions étrangères, tropicalesnotamment. Le Ministère de l'Agriculture admettait l'idée qu'il fallait développer des oléagineux métro-politains. Mais lesquels fallait-il produire ? - Il y avait, bien sûr, le soja, mais beaucoup de personnes étaient hostiles à cette solution en mettanten avant le fait qu'en France, les conditions climatiques et pédologiques étaient inaptes pour permettreaux producteurs de concurrencer, même de loin, les Américains. - Il y avait le tournesol, mais peu de gens y croyaient vraiment à cette époque. - Il y avait également le colza. Le Ministère de l'Agriculture avait parié sur cette production en consi-dérant qu'on arriverait à en cultiver dans beaucoup de régions françaises, avec des rendements satis-faisants.

D.P. /J.L.D.— Le terme de pari que vous avez utilisé venait-il de la grande méconnaissance que l'onavait, à l'époque, de ces cultures ?

J.C. — Oui, les avis, à leur propos, étaient fort divergents. Je me souviens que presque tout le monde était hos-tile au soja, hormis quelques chercheurs qui estimaient possible de créer des variétés adaptées aux condi-tions françaises et d'obtenir dans certaines régions, comme le Sud-Ouest, une production importante. Je ne me souviens pas avoir eu beaucoup de discussions, sur le tournesol, avec des collègues agro-nomes. Son utilisation était encore peu développée en France qui en importait moins que de l'arachi-

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de. Les recherches, qui ont montré que l'huile de tournesol avait un effet favorable du point de vue dela prévention des maladies cardio-vasculaires, n'en étaient alors qu'à leur début. Ce n'est que par lasuite que les huiliers et les margariniers ont misé sur le tournesol, le Ministère de l'Agriculture préfé-rant parier plutôt sur le colza. Nous avions fait, à la demande d'A. François, une étude bibliographiquesur l'huile de colza et nous étions efforcés de savoir ce qu'on pouvait en penser sur le plan nutrition-nel et diététique. Cette mise au point avait été réalisée par un jeune chercheur, Bruno Potteau, quivenait d'entrer au labo à ce moment-là. Elle faisait état de certaines réticences quant à une utilisationsystématique et large de l'huile de colza dans l'alimentation humaine, du fait de la présence dans cettehuile d'un acide gras mono-insaturé à chaîne très longue, l'acide érucique. Des études sur animauxavaient montré, en effet, que des régimes riches en huile de colza pouvaient entraîner des ralentisse-ments de la croissance, des problèmes au niveau de la reproduction. Un auteur finlandais avait enoutre mis en évidence des lésions du myocarde résultant de régimes riches en tournesol. Mais per-sonne à l’époque n'y avait prêté beaucoup attention. Comme j'avais appris que les Canadiens venaientde mettre au point une nouvelle variété de colza, appelée le canbra (Canadian brassica), dont l'huileétait exempte d'acide érucique, j'ai pensé qu'il était opportun d'effectuer sur elle des recherches. À cetteépoque, l'huile de canbra n'était pas encore commercialisée. J'ai proposé qu'un autre jeune chercheur,Gérard Rocquelin, qui avait passé déjà deux ans aux États-Unis comme élève de Kummerow et dePerkins (deux biochimistes très spécialisés dans le domaine de la biochimie des lipides) entreprennede comparer les effets de l'huile de colza classique, telle qu'elle était produite en France à cette époque-là, avec sa teneur élevée en acide érucique, et l'huile de canbra. Nous nous sommes heurtés à des dif-ficultés pour obtenir de l'huile de canbra, mais les Canadiens ont accepté finalement de nous en céder,pensant qu'un tel envoi serait, à terme, bénéfique pour eux. Je n'imaginais pas, à cette époque-là, que nous nous engagions dans une affaire qui allait prendre uneproportion considérable et qui allait durer une douzaine d'années au total. Rocquelin, en coopérationavec le Dr Cluzan, un médecin histologiste qui ne faisait pas partie de l'INRA et avec lequel nousavions précédemment travaillé, a montré que des régimes riches en huile de colza française (doncriches en acide érucique) provoquaient une lipidose cardiaque importante, dans un premier temps(accumulation de lipides dans le muscle cardiaque), puis des lésions du cœur lui-même (lésions demyocardite). Ces lésions existaient également avec l'huile de canbra, mais elles étaient beaucoup moinsfréquentes et marquées. Elles étaient inexistantes, en revanche, avec l'huile témoin qui avait été choi-sie, l'huile d'arachide qui était la plus consommée, à l'époque, en France. Ces résultats n'ont pas été bien accueillis, notamment par le Ministère de l'Agriculture. Ils allaient, eneffet, à l'encontre de la politique de développement de l'huile de colza qu'il se proposait de lancer. Maisils ont été récusés également par divers organismes professionnels de producteurs d'oléagineux qui fai-saient aussi le pari du colza à ce moment-là. Nous avons souligné qu'il fallait absolument accélérer lesrecherches en ce domaine pour en avoir le cœur net. Nous avons expliqué qu'il fallait comprendrel'origine des lésions du myocarde constatées, savoir si c'était vraiment l'acide érucique qui en était lacause, s'interroger sur l'utilité de sélectionner des variétés nouvelles analogues aux variétés cana-diennes et adaptées aux sols et aux climats français, qui ne contiendraient plus d'acide érucique.Fallait-il aller plus loin et conclure que les huiles de style canbra restaient suspectes, entraînant desrisques des lésions du myocarde ? Rocquelin a continué à travailler, avec le Dr Cluzan, pendant 4 ou 5 ans, jusqu'en 1970, et a confir-mé et complété les résultats qu'il avait obtenus sur le rat. Des recherches, faites dans d'autres labos,ont montré que des régimes riches en huile de colza entraînaient bien, sur d'autres espèces animales,des lésions du myocarde. Il se trouve qu'en 1970, un journal médical, "La tribune médicale" a deman-dé à interviewer Rocquelin, le Dr Cluzan et moi sur ce problème de l'huile de colza qui intéressait fortles médecins, l'origine de nombreux cas de myocardites, dans des pays comme la France, n'ayantjamais été vraiment bien expliquée (1). Nous avons accepté de donner notre point de vue, mais à par-tir de là, tout a explosé. On nous a reproché d'avoir pris position trop rapidement, alors qu'il y avait cinq ans que lesrecherches avaient débuté et que nos résultats avaient été confirmés par des équipes étrangères. Laquestion de l'huile de colza a quitté le domaine proprement scientifique pour devenir, dans les années1969-70 et jusqu'en 1975, un problème inextricable au niveau économique, politique et de la com-munication. La direction de l'INRA s'en est mêlée, ainsi que le Ministère de l'Agriculture. B. Pons, quiétait à cette époque secrétaire d'État à l'Agriculture, est venu à Dijon, accompagné par J. Poly, direc-

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teur général de l'INRA. Nous avons dû expliquer nos travaux devant tout un groupe de chercheurs etde chefs de service. Il nous a fallu discuter dans des conditions extrêmement difficiles, parce qu'à par-tir du moment où la question est passée dans le domaine public, nous avons été assaillis de demandesd'interviews de journaux quotidiens, de magazines para-médicaux, féminins, diététiques. Il nous a étédemandé de participer à des émissions télévisées, concernant la santé. Nous avons accepté de répondreaux questions qui nous étaient posées le plus honnêtement possible, mais nous avons été pris à partiepar un certain nombre de producteurs qui nous accusaient de vouloir ruiner l'agriculture française, dumoins son secteur oléagineux. Nous avons été attaqués également, mais plus modérément, par certainsutilisateurs (les margariniers, les huiliers avaient plus de moyens de s'en sortir que les producteursd'oléagineux, ayant la possibilité de faire varier leurs produits). Nous avons dû résister enfin aux pres-sions des Cabinets ministériels. Il nous a fallu même nous défendre dans notre propre Institut contredes accusations fallacieuses et malintentionnées, ce qui nous a fait perdre beaucoup de temps etd'énergie inutilement. Certains chercheurs, reconnaissaient que nos travaux avaient été sérieusementmenés, mais ils laissaient entendre que nous avions travaillé avec des régimes qui n'étaient pas suffi-samment riches en ceci ou en cela (en choline, notamment, qui intervient au niveau du métabolismedes lipides). D’autres nous ont soupçonné d'avoir écarté l'hypothèse de myocardites d'origine virale,en ne nous étant pas suffisamment assurés de l'état de santé de nos animaux. D’autres ont contestéenfin la portée de nos résultats en disant que les régimes que nous avions considérés étaient trop richesen lipides, et que leur emploi ne correspondait qu’à des cas d'école : à les entendre, nous avions obte-nu une curiosité valable pour le rat, quand on lui donnait un régime à 15 % de lipides, mais il étaitexclu que les conclusions que nous en tirions s'appliquent à l'homme. Il y a même eu un article dans"Science et Vie" qui se demandait si les chercheurs de Dijon n'étaient pas tombés à la solde desAméricains ! Les accusations et les soupçons qui ont été dirigés contre nous ont créé vraiment, à cetteépoque, un climat qui a été dur à supporter.À l'époque, j'ai eu nettement l'impression qu'un certain nombre de nos interlocuteurs, qu'ils soientagriculteurs ou industriels, étaient choqués que les résultats qui leur causaient du tort viennent d'uneéquipe dont le ministère de tutelle était le Ministère de l'Agriculture. Ils les auraient admis davantages’ils avaient été publiés par une équipe du CNRS ou de l'INSERM. Il y avait, dans leur esprit, quelquechose qui était un peu de l’ordre de la trahison. De leur point de vue, il n’était pas dans la mission deschercheurs relevant du Ministère de l'Agriculture de poser des problèmes qui pouvaient être gravespour l'agriculture française. J’ai fait remarquer, à cette époque, qu'il n'y avait pas deux manières de fairede la recherche, mais une seule, destinée à accroître le volume des connaissances et à faire savoir cequ’elles nous permettaient de dire, quel que soit le ministère de tutelle. J’ai fait remarquer qu’à partirdu moment où nous avions reçu la mission d'étudier les effets sur la santé humaine de certains ali-ments, compte tenu de la façon dont ils avaient été fabriqués, ce qui nous était demandé était de tra-vailler le plus honnêtement possible, puis de publier tous nos résultats, sans se dire : “les bons résultatsce sont ceux qui permettent de valoriser des produits, les mauvais résultats, ce sont ceux qui remettent en causeleur utilisation.”Beaucoup de nos interlocuteurs raisonnaient comme si nous étions des employés du Ministère del'Agriculture, au même titre que quelqu'un employé par une entreprise. Il était entendu, dans leuresprit, qu’un employé ne devait pas mettre en cause le produit de son entreprise. Cela faisait partie desrègles normales du jeu, de la loyauté attendue de lui ! Mais il se trouve que nous étions des chercheursdu secteur public, payés non par le Ministère de l'Agriculture, mais par l'État sur des fonds venant descontribuables pour faire de la recherche, si possible bonne, et pour publier nos résultats ensuite, quelsqu'ils soient !

D.P. /J.L.D.— Quel soutien avez-vous reçu, à l’époque, de votre département scientifique et de la direc-tion générale de l'INRA ?

J.C. — J'en ai gardé un souvenir très mitigé ! Je me suis accroché vivement avec J. Poly à cette époque. J'aireçu, par ailleurs des coups de fil du Cabinet du Ministre, pour me mettre en garde contre les risquesque j'encourais personnellement ou que je faisais courir à mon labo, à l'INRA, à la recherche !Je dois signaler toutefois que, dans cette controverse sur l'huile de colza et plus tard dans celle qu'asuscitée le chauffage des corps gras, nous avons reçu le soutien de nombreux chercheurs de l'INRA,

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de l'INSERM et du CNRS, ainsi que des organisations de consommateurs, même si elles n'ont jamaisété très développées en France. Nous avons reçu notamment celui, très efficace, du LaboratoireCoopératif, qui était dirigé, à l'époque par François Custot.

D.P. /J.L.D.— Les pressions extérieures qui se sont exercées sur vous ont donc été très fortes ?

J.C. — Je pense que la direction générale de l'INRA et le département étaient surtout très embêtés parce quel'affaire n'avait pas été prévue ! Les personnes qui connaissaient l'équipe, notamment le groupe deRocquelin, savaient que les travaux que nous avions effectués n’étaient pas contestables. Il faut rappe-ler qu'en 1970, avait été lancée par la DGRST une action thématique concertée entre l'INRA,l'INSERM, le CNRS et les milieux professionnels. Des fonds considérables avaient été débloqués à cetteoccasion et une collaboration de 12 ou 15 laboratoires avait été mise en place pour essayer d'y voirplus clair sur cette question. Elle avait montré qu'effectivement les huiles de colza riches en acide éru-cique provoquaient des lésions du myocarde chez un grand nombre d'espèces (pas chez toutes cepen-dant). Il n'était pas possible d'en conclure quoi que ce soit d’absolument sûr pour l'homme, mais il mesemblait qu'en bonne logique, il fallait s'en remettre au principe de précaution, la doctrine étant entoxicologie alimentaire que, quand des effets défavorables d'un régime étaient constatés sur une espè-ce animale, alors qu'on ne les avait pas observés sur l'homme, la règle de prudence devait nécessaire-ment s'imposer, contrairement à la doctrine selon laquelle tant que la nocivité d'une substance ou d’unproduit pour l'homme n'avait pas été prouvée, on pouvait continuer à l'utiliser comme si de rienn'avait été ! On a pensé faire, à un moment donné, des études épidémiologiques, dans certaines régions de Franceoù l’on consommait plus d'huile de colza qu'ailleurs, ou dans d'autres régions du monde où des huilesdu même type (des huiles de brassica riches également en acide érucique) se trouvaient à la base del'alimentation. Mais elles auraient coûté un prix tel que pratiquement cette idée a été abandonnée. Ila été envisagé de faire également des enquêtes auprès de personnes qui consommaient ou ne consom-maient pas de façon habituelle et depuis longtemps de l'huile de colza, mais celles qui ont été réali-sées n'ont guère apporté d'éléments d'information nouveaux. La question a perdu de son acuité dans les années 1975, parce que la production française d'oléagi-neux s'est beaucoup accrue et diversifiée. La culture du tournesol s'est beaucoup développée enFrance, la production de graines de tournesol étant devenue énorme aujourd'hui par rapport à cequ'elle était, il y a quelques dizaines d’années. L'huile de tournesol, les margarines à base de tourne-sol, sont devenues, de nos jours, des produits courants, peut-être trop d'ailleurs parce que le "tout tour-nesol" sur le plan nutritionnel ne correspond pas forcément non plus à l'option la plus judicieuse. Maisc'est un fait que l'huile de tournesol est entrée dans le cadre d'une alimentation plus diversifiée, où ellen'est plus la seule huile de référence. On peut considérer aujourd'hui que le problème est à peu prèsrésolu de ce point de vue-là. Les choses ont fini par se calmer, mais cela a été long !

D.P. /J.L.D.— Les méfiances envers l’huile de colza sont-elles encore, de nos jours, justifiées ?

J.C. — On trouve de l'huile de colza dans le commerce, que le consommateur est libre d'utiliser. C'est un pointmarginal par rapport à nos préoccupations scientifiques, mais qu'il nous est apparu important néan-moins de ne pas perdre de vue. Il nous a semblé, en effet, que le consommateur devait être averti deshuiles qui étaient mises en vente, parce qu'à l'époque, dans les années 70, on pouvait vendre légale-ment des huiles appelées "huiles de table", sans signaler ce qu'il y avait dedans. Nous n'avons pas étépour rien dans le décret qui est sorti, en 1973, sur l'étiquetage des huiles et qui impose aux huiles dedire leur nom. On peut trouver, de nos jours, de l'huile de colza, à des prix modiques, dans le com-merce, mais on connaît aujourd’hui sa provenance, alors qu'auparavant les consommateurs ne pou-vaient pas le savoir.

D.P. /J.L.D.— Était-ce les couches populaires les plus démunies qui consommaient alors le plus l'huilede colza ?

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J.C. — Probablement, mais il faudrait refaire des études de consommation pour savoir dans quelles propor-tions cette huile est encore utilisée par les différentes catégories de consommateurs. La productionfrançaise de colza, pauvre en acide érucique, a augmenté. Nous en exportons...

D.P. /J.L.D.— Était-il vraiment impossible d'apporter la preuve du caractère nocif de l'huile de colzadans l'alimentation humaine ?

J.C. — C'était envisageable, mais je répète que, dans les années 70-72, des projets d'étude épidémiologiqueavaient été élaborés en France et à l'étranger (en Inde notamment) où il était question de comparerdes groupes de population ingérant de fortes quantités d'huile de colza ou d'huile de brassica avecd'autres groupes de populations n'en consommant pas. Mais ces projets d'étude avaient été estimés àun coût rédhibitoire !

D.P. /J.L.D.— De quelle manière a évolué la production d'huiles ? S'est-on orienté vers des variétés decolza où l'acide érucique était absent ?

J.C. — La question est effectivement importante. Il y a eu des recherches qui ont été faites par l'INRA sur lapossibilité d'obtenir des huiles de colza, sans acide érucique. Elles ont été effectuées par Morice, géné-ticien à Rennes. Son travail a abouti à la création d’huiles de colza françaises ne contenant pratique-ment plus d'acide érucique. Le problème qui subsiste, c'est de savoir si elles peuvent avoir encore,comme nos recherches le donnaient à penser, un effet défavorable sur le muscle cardiaque, beaucoupmoins marqué toutefois que celui des huiles riches en acide érucique. C'est quand même un progrèsconsidérable qui a été réalisé. Un autre a été de diversifier la nature des huiles produites (2), Aprèsune phase où tout était basé sur l'huile d'arachide en France, on s'est orienté, en effet, sur l'huile decolza, puis sur une multitude d’autres huiles. C'est la raison pour laquelle le problème de l’huile decolza a perdu beaucoup de son actualité.

D.P. /J.L.D.— Est-ce que les forces vives de votre laboratoire ont toutes été mobilisées sur le problèmedes huiles de colza et les aspects nocifs de l'acide érucique ? Est-ce qu'il y a eu d'autres gens, recrutésaprès votre arrivée à Dijon, qui ont exploré dans le même temps, d'autres domaine de recherche ?

J.C. — Il n'était évidemment pas question de transformer le laboratoire en centre de recherche sur l'huile decolza. Gérard Rocquelin, qui avait été recruté pour aborder ce sujet, a poursuivi et étendu sesrecherches, en liaison avec d’autres chercheurs de la Faculté de Médecine de Dijon, sur le problèmedes lipides alimentaires et du myocarde. C'était un problème bien plus vaste. Autant les recherchesavaient été nombreuses sur les rapports entre l'alimentation lipidique et le fonctionnement du foie,autant il y avait eu peu de travaux sur les rapports entre l'alimentation lipidique et le fonctionnementdu myocarde. Tant qu'il est resté à Dijon, Gérard Rocquelin a travaillé sur cette question, en collabo-ration avec d'autres chercheurs. Parallèlement, d'autres domaines de recherche ont été explorés dansles années 1965-70 : l'étude notamment des effets des graisses chauffées sur l'organisme. À cetteépoque, nous avons été confrontés à un problème moins aigu qu'avec les huiles de colza, mais quinous a aussi beaucoup préoccupés. Les huiles peuvent s'utiliser, en effet dans l'alimentation sous deuxformes différentes : à l'état cru, pour assaisonner de la salade, en friture dite “plate” pour la cuissondes viandes, par exemple (qui implique un chauffage très bref) ou en friture “profonde”, pour confec-tionner des frites ou des produits de ce genre. Les températures peuvent atteindre, dans ce cas, plusde 200 ° (bien qu’on puisse faire d’excellentes frites à 175-180 °). Mais cela pose problème quand onréutilise plusieurs fois de suite les mêmes bains de friture, que ce soit dans un ménage ou un restau-rant. On sait, en effet, que des traitements thermiques sévères peuvent modifier la forme de certainsacides gras et provoquer des problèmes de polymérisation, de cyclisation, ou de polymérisation et decyclisation. Aussi la question se pose-t-elle de savoir si ces acides gras modifiés sont utilisés de lamême manière que les acides gras originels, et s'ils n'ont pas d'inconvénients pour l'organisme. Cesujet a été développé au labo, parallèlement au thème de l'huile de colza, par Bruno Potteau, mais quia quitté le labo par la suite. André Grandgirard, qui est devenu directeur de la station aujourd'hui, a

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pris sa suite, développant beaucoup la recherche au plan le plus fondamental, ne s'en tenant pas à laseule connaissance des effets sur l'organisme. Là encore, nous nous sommes heurtés à une levée de boucliers : une recherche sur animaux avait mon-tré, en effet, que des corps gras chauffés longtemps à des températures élevées, pouvaient avoir deseffets défavorables sur l'organisme. Cette constatation a donné lieu à une controverse similaire à cellesuscitée par l'huile de colza, mais plus feutrée : il y avait des professionnels qui étaient offusqués qu'onmette en cause les graisses chauffées, qu'on puisse dire que certaines huiles supportaient mieux lechauffage que d'autres (bien qu’il ait été prouvé que les huiles très désaturées supportaient moins bienle chauffage et que leurs acides gras se dégradaient plus vite et plus facilement). La controverse n'a pasatteint toutefois, je le répète, l'ampleur de celle qui avait eu lieu sur l'huile de colza !

D.P. /J.L.D.— Était-ce parce que les opposants étaient, cette fois, plus dispersés et moins bien armés ?

J.C. — Si on dit que les huiles peu insaturées résistent mieux aux températures élevées que les autres, les pro-ducteurs d'arachide et d'olive sont bien contents. En revanche, les producteurs d'huile qui ont undegré d'insaturation élevé ne cachent pas leur mécontentement, surtout s'il y a de l'acide linoléniquedans leurs huiles. Or, cet acide linolénique tri-insaturé se trouvait mis en cause par nos recherches. Ilexiste en quantité notable dans l'huile de lin et en moins grande quantité dans l'huile de colza. Commeil y a très peu de ménagères qui ont une huile différente pour la salade et une huile pour la friture,l’emploi de l'huile d'arachide qui pouvait servir à tous les usages se trouvait conforté par nosrecherches. Cela gênait un peu les producteurs d’huile métropolitaine. Le décret qui est sorti en 1973sur l'étiquetage des huiles a obligé, non seulement les producteurs à dire le nom des huiles, mais a éta-bli entre elles une distinction entre les huiles de table et toutes les autres : les huiles qui contenaientmoins de 2 % d'acide linolénique ont été considérées comme pouvant servir à la friture et l'assaison-nement et ont seules été autorisées à porter sur leur étiquette : "huile pour friture et assaisonnement". Ledécret qui s'appuyait sur la norme de 2 % a été contesté et, comme on savait que nous étions pour unepart dans sa promulgation, nous avons été souvent pris à partie.

D.P. /J.L.D.— Les deux exemples que vous venez de donner montrent bien les dangers qu'un chercheurencourt lorsqu'il sort de son laboratoire et s'implique dans les polémiques qui mettent aux prises sescontemporains. Estimez-vous que pour être fidèle vraiment à sa mission, ses travaux doivent toujoursavoir un caractère dérangeant ?

J.C. — Ce n’est évidemment pas obligatoire. Mais cela peut se pro d u i re, sans qu’il l’ait cherché ! C'est un pointque nous avons fait re m a rquer à la direction de l'INRA et au Ministère de l'Agriculture. S'ils voulaientque les travaux menés par une équipe de re c h e rche travaillant sur les problèmes de nutrition humainedeviennent crédibles tant auprès des consommateurs qu'auprès des producteurs et des utilisateursindustriels, il fallait qu'on la prenne au sérieux et qu'on ne discrédite pas ses travaux, sous prétexte qu'ilspouvaient avoir, pour certains, un caractère gênant. À partir du moment où certains estimaient que nousétions dans notre rôle en apportant des résultats favorables à la valorisation ou à la promotion de telsou tels produits de l'agriculture (ce qui est effectivement arrivé bien des fois), mais que lorsque nousémettions des doutes ou des critiques, au vu de résultats contraires, nous “trahissions notre famille et notrev o c a t i o n”, nos travaux risquaient, en effet, de perd re à terme toute crédibilité à l’extérieur. Il fallait enfinir avec le corporatisme scientifique, générateur d’incompréhensions ! C'est une chose que j'ai faitre m a rquer quand on nous a dit, par exemple : "vous n'auriez pas dû vous précipiter pour publier, vous auriezdû attendre !" Les producteurs qui nous étaient hostiles nous ont suggéré : "Au lieu de publier vos résul-tats, vous auriez dû venir nous voir, nous expliquer ce qui se passait et nous aurions vu alors comment dissiperce qui ne pouvait être entre nous qu'un malentendu !". Ce qu'ils nous proposaient carrément, c'était la réten-tion de nos résultats. Si notre équipe avait cédé, aurait-elle pu garder sa crédibilité, notamment auprèsdes organisations de consommateurs ? Ce qui n'a pas été le cas de tous les chercheurs en nutrition !

D.P. /J.L.D.— Au moment où vous avez entrepris vos recherches, étiez-vous conscients des intérêtspuissants que vous risquiez de froisser ?

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J.C. — Assez peu ! Cela a été une découverte de voir que des attaques puissent prendre des dimensionspareilles ! Cet épisode a été très stressant pour un certain nombre de chercheurs de notre groupe.J'étais un peu plus vieux, donc un peu plus blindé, mais pour les jeunes chercheurs, cette période aété très dure à vivre. Mais enfin dans l'ensemble tout le monde a bien tenu et personne n'a vraimentcraqué !

D.P. /J.L.D.— Le refus d'effectuer des recherches à caractère confidentiel a engendré pour vous des pro-blèmes sérieux et difficiles. Avez-vous connu des périodes de répit entre les escarmouches ou les hos-tilités auxquelles vous avez dû faire face se sont-elles poursuivies longtemps, sans discontinuités ?

J.C. — Le travail de recherche a débuté en 1965, engendrant des conflits à partir de 1970. La période la plusviolente s'est échelonnée entre 1970 et 1972. Les hostilités ont duré encore quelques années, se tas-sant par la suite, pour les raisons que je viens d'évoquer : diversification de la production, à partir devariétés de colza, sans acide érucique, adaptées aux conditions de production françaises, développe-ment de la culture du tournesol.

D.P. /J.L.D.— Les difficultés inattendues auxquelles vous vous êtes heurtés ont-elles eu des répercus-sions sur la carrière des jeunes chercheurs et des techniciens de votre équipe ?

J.C. — Sur leur carrière et leurs avancements, je crois pouvoir répondre que non. Il y a eu des accrochages,pénibles souvent, durables parfois, mais le pire a été évité. Je crois que la direction de l'INRA a joué lejeu sur ce point précis et jamais la carrière des chercheurs, qui se sont trouvés engagés dans ce domai-ne-là, n'a eu à en souffrir, du moins directement. Je n'ai rien à reprocher à la direction de l'INRA de cepoint de vue là.

D.P. /J.L.D.— Pourriez-vous nous parler des autres thèmes qui ont retenu l'attention de votre labora-toire ?

J.C. — Je reviens à notre arrivée à Dijon. Elle a coïncidé avec le démarrage d'un secteur important derecherche sur les lipides (il a pris une telle importance aujourd'hui qu'il représente la moitié des acti-vités de la station), mais elle a correspondu aussi au démarrage de tout un ensemble de recherches entoxicologie alimentaire. Pourquoi avoir entrepris des recherches en ce domaine ? J'avais constaté pen-dant toute la première partie de ma carrière que les questions qui étaient posées par les consomma-teurs, les producteurs ou les transformateurs sur les rapports qui existaient entre l'alimentation et lasanté, étaient formulées presque toujours de la même façon : est-ce que ce produit est bon ou nonpour la santé ? Elles relevaient, bien sûr, de considérations nutritionnelles (nature des nutriments dansl'aliment ? modes d'utilisation ?) mais aussi de considérations toxicologiques (n'y a-t-il pas dans l'ali-ment des substances naturelles ou des substances introduites fortuitement ou volontairement commedes contaminants, des polluants, des additifs qui auraient des effets nocifs sur l'organisme ?). À l'évi-dence, il y avait, pour moi, un lien organique entre les problèmes de nutrition stricto sensu et les pro-blèmes de toxicologie alimentaire. À partir de cette constatation, il m'a semblé qu'une équipe commela nôtre, qui a été longtemps la seule à l'INRA à se soucier des rapports qui existaient entre alimenta-tion et santé (ce n'est plus le cas aujourd'hui) devait développer des recherches en toxicologie alimen-taire, en liaison avec les problèmes de nutrition stricto sensu. Mais c'est seulement à partir de 1970que grâce à de nouveaux recrutements (notamment celui de Marc Suschetet qui est devenu aujour-d'hui directeur d'une des deux unités de recherche de la station) des recherches en toxicologie ali-mentaire ont pu vraiment voir le jour.Personnellement, j'avais travaillé un peu dans les années 1964-65-66 sur la toxicologie des sulfites,pour une part en liaison avec les problèmes du vin. À partir de 1970, ont pu être développées desrecherches de toxicologie alimentaire autour de certains additifs, notamment les sulfites, les nitrates etles nitrites. Il y a eu, par ailleurs, d'autres recherches faites sur des résidus de pesticides. La moitié desactivités de la station est tournée aujourd'hui dans cette direction et un certain nombre de gens,comme Marc Suschetet et moi dans une mesure limitée (je continue à avoir une activité malgré ma

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retraite), travaillent en liaison avec la Direction Générale de la Santé et le Conseil Supérieur d'HygiènePublique de France, sur la question des additifs alimentaires. Il faut dire qu'en France, la toxicologiealimentaire est une discipline récente qui n'a commencé vraiment à se développer qu'à partir desannées 1960. Presque tous les toxicologues spécialisés dans les problèmes de l'alimentation ont été àl'origine des nutritionnistes. Les deux disciplines sont cousines sinon sœurs, et bien souvent, quandon étudie les effets d'un aliment sur l'organisme, on se trouve confronté à des problèmes qui sont à lafois d'ordre nutritionnel et toxicologique. Je suis donc très content que l'unité de recherche de MarcSuschetet s'appelle maintenant Unité de toxicologie nutritionnelle et qu’elle soit dotée de moyenshumains et matériels assez importants.

D.P. /J.L.D.— Les thèmes de recherche sur lesquels il travaille sont-ils aussi explosifs que ceux quevous avez étudiés ?

J.C. — L'étude des effets des nitrites et des nitrates sur l’organisme, en particulier sur les fonctions de repro-duction, n’a pas présenté un caractère aussi explosif. Personnellement, outre ma participation auxrecherches sur ce point, j'ai organisé deux colloques sur les nitrates et les nitrites à Dijon, un en 1976et un autre en 1980 qui ont réuni un grand nombre de spécialistes : - des agronomes préoccupés par les problèmes de fertilisation azotée, de nitrates dans les eaux et lessols, de modifications de circulation des nitrates dans les milieux naturels.- des industriels, comme les charcutiers ou les salaisonniers qui utilisent des nitrites (ou des nitrates,précurseurs de ceux-ci).- des nutritionnistes et des toxicologues.- les représentants d’organisations de consommateurs et d’Administrations diverses. Entre les participants, il y a eu souvent des discussions fort vives, chacun d'eux ayant parfois tendan-ce à reporter sur son voisin la responsabilité de certains niveaux élevés d’ingestion des nitrates et desnitrites que l'on retrouve partout, dans l'eau, les légumes, ou qui sont mis comme additif dans les pro-duits de charcuterie. Les discussions et la confrontation des données ont abouti à modifier la régle-mentation sur les produits de charcuterie et salaisonneries. Mais il n'y a pas eu du tout d'explosioncomparable à ce qui s'était passé pour l'huile de colza. Du fait de nos recherches en toxicologie alimentaire, nous avons été amenés, à participer à toutessortes d'activités peu valorisées dans la carrière des chercheurs. Par exemple, M. Suschetet et moiavons consacré beaucoup de temps à l'examen des dossiers d’industriels qui demandaient à utiliser telou tel additif dans l'alimentation, à l'élaboration de la réglementation européenne (3) et aux travauxdu Conseil Supérieur d'Hygiène.Quand est sortie la loi sur la recherche, en 1983 ou 1984, j'avais espéré que ce travail d’accompagne-ment (ou de valorisation des études scientifiques, comme on voudra) serait vraiment reconnu enfincomme faisant partie des tâches pouvant être demandées à un chercheur du secteur public. Mais il afallu déchanter ! Il en résulte toutes sortes de conséquences fâcheuses, pour notre pays. Si les orga-nismes internationaux, comme la FAO ou les instances de Bruxelles, trouvent plus facilement à l'étran-ger qu'en France des experts dans les domaines de la nutrition et de la toxicologie, c'est parce que leschercheurs français sont enclins à se détourner des activités, qui se trouvent en amont ou en aval deleur travail de recherche et qui ne sont pas reconnues vraiment par leurs Instituts pour leur carrière(encore que, sur ce point, l’INRA ait un comportement plus satisfaisant que le CNRS ou l’INSERM).

D.P. /J.L.D.— Depuis quelques années, l'INRA s'est intéressé davantage aux problèmes de l'alimenta-tion en participant aux activités du CNERNA et en créant le département NASA. Quels sont les rap-ports que votre laboratoire a entretenus avec les autres stations de l'INRA qui étaient intéressés parcette thématique ? Comment avez-vous perçu, par ailleurs, la création du nouveau département NASA ?

J.C. — L’INRA n'est pas passé directement du département de nutrition au département NASA. Il y a eu, eneffet, un stade intermédiaire, le département des sciences de la consommation qui a été dirigé succes-sivement par Jacques Flanzy, puis par Gérard Pascal. Autant je suis d'accord avec les orientationsactuelles du département NASA, autant j’étais réservé sur celles du département des sciences de laconsommation qui mélangeait des gens qui s'occupaient de technologie alimentaire “à l’état pur” avec

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des gens qui s'occupaient de santé publique. À une époque, il avait été question que l'ensemble desproblèmes de consommation qui intéressaient les organisations de consommateurs puissent être abor-dés dans ce cadre-là. J'avais alors réagi, ne comprenant pas les raisons scientifiques et méthodologiquesqui pouvaient justifier un tel regroupement. Mais les relations que nous avions avec les autres labos del’INRA concernés étaient bonnes, à défaut d’être fort nombreuses.Beaucoup de choses se sont passées depuis que je suis parti à la retraite. En 1980 encore, il n'y avaitguère, en dehors du nôtre, que le laboratoire de Gérard Pascal, à Jouy-en-Josas, qui était vraimentorienté sur les problèmes de la nutrition humaine.

D.P. /J.L.D.— Le département NASA coordonne-t-il mieux, à votre avis, les activités dans le secteur dela consommation alimentaire ?

J.C. — Il coordonne des choses qui méritent de l'être : la nutrition, l'alimentation et la sécurité alimentaire,puisqu'on préfère maintenant parler plus de sécurité alimentaire que de toxicologie alimentaire. Lesindustriels, par exemple, acceptent plus facilement qu'on s'occupe de problèmes de sécurité que deproblèmes de toxicologie qui risquent trop de mettre leurs produits sous le projecteur. Quelle que soitsa dénomination, un département comme celui qui est baptisé NASA est une bonne chose.Personnellement, j’ai longtemps réclamé à l'INRA, sa création, en ayant assez que nous soyons mélan-gés trop étroitement d’abord avec les zootechniciens, puis avec les technologues, les uns et les autresbien plus nombreux que nous ! Les problèmes de nutrition et de sécurité alimentaire ont aujourd’huiune importance reconnue et l'INRA est devenu le principal organisme français faisant des recherchesen ce domaine.

D.P. /J.L.D.— Pour quelles raisons le CNRS et l'INSERM ont-ils délaissé progressivement ce domained’études ?

J.C. — À dire vrai, je n'ai jamais très bien compris pourquoi. Il y a eu certainement des problèmes de rivali-té entre les équipes mais aussi des problèmes de financement. La mort de R. Jacquot, qui était le direc-teur du Centre de recherche sur la Nutrition à Bellevue, y a été aussi pour beaucoup, même si des genscomme Jean Girard ont essayé de reprendre le flambeau. Les recherches se sont orientées vers desrecherches de base, relevant souvent plus de la biologie moléculaire que des problèmes concrets denutrition et d'alimentation qui étaient étudiés par R. Jacquot, J. Trémolières ou nous. Mais c’est un faitque le CNRS a laissé disparaître son centre de Bellevue, ses chercheurs se reclassant çà et là pour pou-voir poursuivre leurs travaux. Il en a été de même à l'INSERM où l'ancien laboratoire de Trémolières,repris un temps par Daniel Lemonnier, a finalement été dissous. Henri Dupin, qui avait pris la suc-cession de J. Trémolières comme professeur au CNAM, s’est accroché aussi de toutes ses forces poursoutenir la recherche nutritionnelle conduite dans le secteur public. L'INRA est resté dès lors seul en lice en tant qu’organisme fortement structuré dans le domaine de laNutrition, de l’Alimentation et de la Sécurité alimentaire, mais dans les Universités et à l’INSERMmême, il y a une multitude d'équipes installées à Toulouse, à Lille, à Lyon, à Marseille qui, au moinspartiellement, s'intéressent aux divers aspects de la nutrition. C’est pourquoi, contrairement à ce quise passe aux USA, les recherches sur la nutrition humaine se trouvent, en France, si éclatées.

D.P. /J.L.D.— Quelle a été l’importance du rôle joué par les associations de consommateurs dans laprise de conscience de l’utilité d’entreprendre de telles recherches ?

J.C. — Le consumérisme a toujours été moins développé en France qu’aux États-Unis, en Angleterre ou enSuisse. Il n'y a jamais eu, parmi les organisations de consommateurs, qu'une qui avait vraiment unéchelon de recherche. C’est le Laboratoire Coopératif, qui a été dirigé successivement par FrançoisCustot et par Marc Chambolle. Rattaché au Mouvement coopératif, il a disparu, faute d'argent, àl'époque où H. Emmanuelli était secrétaire d'État au Budget et Chargé de la Consommation. Aumoment où ce laboratoire a été supprimé, nous avons été de ceux qui ont réagi très vivement et adres-sé des pétitions au Ministère de tutelle des organismes de consommateurs, au Ministère de la Santé,

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au Ministère de la Recherche pour faire connaître notre désapprobation. Il faut dire que le LaboratoireCoopératif d'Analyses et de Recherches a été, pendant une vingtaine d’années, en quelque sorte, uneconscience du mouvement des consommateurs. Beaucoup d’organisations se tournaient vers lui poursavoir ce qu'il fallait penser de tel ou tel problème, utiliser son bulletin et ses communiqués de pres-se. Cela dit, le mouvement consumériste, en général, a toujours été l’un des principaux soutiens d’unerecherche française en nutrition, indépendante de tout intérêt particulier, et dotée de moyens adé-quats.

D.P. /J.L.D.— Comment vos relations avec les industriels ont-elles à la longue évolué ?

J.C. — À certaines époques, elles ont été assez tendues. Les chercheurs en nutrition étaient considérés sou-vent, en effet, comme des empêcheurs de danser en rond. Les milieux industriels admettaient qu’ilspouvaient aider, dans certains cas, à faire valoir telle ou telle de leurs productions, mais ils redoutaientqu'ils ne sortent des résultats embarrassants pour elles. Est-ce l’effet de la concentration des firmes quis’est produite ? Les mentalités ont heureusement beaucoup évolué : les groupes industriels et agricolesse sont rendu compte, en effet, qu'il fallait une recherche signifiante en nutrition humaine et qu'ilsavaient besoin d'interlocuteurs du côté des consommateurs. Un peu comme certains patrons clair-voyants qui se rendent compte de l’utilité d’avoir des interlocuteurs du côté des syndicats, quand leclimat social tend à se dégrader. La faiblesse du consumérisme inquiète aujourd’hui un certain nombrede producteurs qui redoutent les réactions inopinées des consommateurs, faute d’avoir fait des effortspour mieux connaître leurs attentes et leurs aspirations. Mieux vaut, pour certains, avoir en face d'euxdes partenaires au courant des problèmes et capables d'en discuter, même âprement, plutôt que de res-ter dans l’ignorance, au risque de se heurter, plus tard, de la part des consommateurs, à des réactionsdifficilement “compréhensibles”. Le monde industriel a évolué et comprend mieux aujourd'hui que debonnes recherches dans le domaine de la nutrition lui sont nécessaires, même si elles leur causent par-fois certaines contrariétés. Les chercheurs devenant des interlocuteurs, parmi d'autres, dont il ne peutplus se passer !

D.P. /J.L.D.— En vous intéressant à l’incidence de la qualité des huiles sur la santé humaine, avez-vousété saisi de doutes en vous disant que vos recherches n’avaient d’intérêt que pour les groupes sociauxles plus riches et concernaient peu les pays du Tiers Monde, confrontés à des problèmes plus urgentset d’une autre nature ? Est-ce que cette question vous a préoccupé, vous et vos collègues ? Vous a-t-elleconduit à infléchir dans un autre sens vos travaux ?

J.C. — J'admets fort bien cette critique. C'est vrai que les recherches, faites en France sur les problèmes denutrition, intéressent surtout les riches. Si on envisage le problème de la nutrition à l'échelle mondia-le, il est évident que les risques qui peuvent résulter de l'ingestion de fortes doses d'acide érucique oud'un emploi trop large de certains additifs alimentaires sont beaucoup moins graves que les problèmesde sous-alimentation et de malnutrition qui se posent dans certains pays. Mais ce n'est pas une raisonpour ne pas étudier les problèmes qui se posent dans les pays industrialisés. Si nous n'avons guèreabordé, dans notre groupe, les problèmes de nutrition des pays en voie de développement, c'est essen-tiellement parce qu'on ne nous en a pas donné mission. L'INRA participe toutefois aujourd'hui à destravaux sur l'alimentation des pays en voie de développement. Un chercheur de notre équipe dont j’aiplusieurs fois cité le nom, Gérard Rocquelin est maintenant détaché, en effet, à l'ORSTOM, où il tra-vaille sur des problèmes intéressants l'alimentation dans des pays africains et asiatiques. Mais il s'agitd'autres types de problèmes !

D.P. /J.L.D.— Est-ce que l'expérience que vous avez accumulée tout au long de votre carrière peut per-mettre d'étudier plus facilement sous d'autres latitudes, les problèmes de consommation de certainsproduits vivriers, comme le manioc ? Est-ce que les méthodologies que vous avez mises au point et uti-lisées en France pourraient être transposées aisément dans des pays moins développés que le nôtre ?Ou faudrait-il en inventer de nouvelles ?

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J.C. — Un chercheur, spécialisé sur les problèmes de nutrition dans les pays riches, peut rapidement s'adap-ter à l'étude des problèmes de nutrition qui se posent ailleurs, que ce soit pour étudier les caractéris-tiques de composition et d'utilisation de certains aliments, pour étudier les besoins nutritionnels decertaines populations et de leurs facteurs de variations ou pour apporter sa contribution à la mise aupoint de nouveaux produits ou de nouveaux traitements adaptés aux ressources locales. Les tech-niques et méthodes d'analyse sont semblables et pourraient servir dans bien d'autres pays.

D.P. /J.L.D.— Les changements survenus dans les techniques et le matériel ont-ils joué un grand rôledans l'évolution de votre thématique de recherche ? Quelles ont été les ruptures les plus importantesen ces domaines ?

J.C. — L'évolution des techniques, des méthodes, du matériel, pendant les quarante années que j'ai passées àl'INRA, a été considérable. Si je racontais comment on faisait certaines analyses dans les années 50, onaurait peut-être du mal à me croire ! Je me souviens avoir dosé des vitamines, dont on étudiait la fluo-rescence dans des tubes à essai, en les mettant sous des lampes à ultraviolets, avec une gamme d'éta-lons pour déterminer, à l'œil, si tel ou tel tube à essai était à situer entre telle ou telle concentration.Ces dosages étaient réalisés à plusieurs pour prendre l'opinion moyenne. Il n'existait pas de photo-mètres à l'époque. Quand nous avons pu en disposer d’un, dans les années cinquante, nous avonstrouvé ça magnifique ! Quand j'ai fait ma thèse, en 1953, les dosages de calcium se faisaient dans desconditions qui feraient rire aujourd'hui ! J'étais heureux, quand j'avais pu mener à bien l'analyse d'unedouzaine d'extraits de tissus ou de fragments d'os en un jour et demi. Maintenant ces analyses s'effec-tuent à une vitesse considérable et la part humaine dans ces analyses est devenue très faible. Il y a euun changement complet qui est allé de pair avec une sophistication de plus en plus grande du maté-riel. Mais ce que je dis là est d’une grande banalité : il en est de même, dans tous les domaines de lascience.

D.P. /J.L.D.— Quels sont les matériels dont l'arrivée dans votre laboratoire ont introduit le plus, dechangements dans la façon de travailler, ouvert des perpectives qu'on ne pouvait guère avant envisa-ger ?

J.C. — J'ai l'impression que le monde n'a pas cessé de changer de ce point de vue-là. Il est apparu, sans cesse,des techniques nouvelles. Il y a des cas où le progrès des techniques et du matériel a permis de conti-nuer des recherches mais de les faire dans de bien meilleures conditions : Un dosage de calcium ou devitamine B1 ou B2, ce n'est plus rien du tout aujourd'hui, à côté de ce que c'était, il y a 40 ou 50 ans.Mais il y a d'autres recherches qu'on n'a pu faire qu'à partir du moment où l’on a pu disposer des ins-tallations nécessaires. Il est évident que, si on n'avait pas eu de chromatographe en phase gazeuse, onn'aurait pas pu se lancer dans des recherches sur les lipides. Le démarrage des recherches sur l'huilede colza et sur les corps gras chauffés n'a été possible que parce que les matériels indispensables nousont été accordés. C'était tout ou rien. Peut-on parler vraiment de révolution ? Je n'en sais rien. Tout aévolué. Un autre domaine où les choses ont beaucoup évolué, c'est dans la place de la statistique dansnos recherches. Il fut un temps où l’on n'utilisait la statistique que comme instrument d'analyse derésultats. Quand on avait des moyennes établies sur un certain nombre de valeurs individuelles, onfaisait un t de Student et l’on se limitait à cela ! La statistique a pris, de nos jours, une place beaucoupplus considérable dans les recherches du laboratoire, y compris dans la conception des protocolesexpérimentaux applicables, par exemple, à des groupes d’animaux. Cela a été une évolution trèsimportante !

D.P. /J.L.D.— N'est-elle pas liée au fait que la statistique qui servait autrefois à choisir entre plusieurshypothèses dans le cadre de lois de probabilité, sert aujourd'hui, avec les facilités plus grandes à obte-nir des données, "à visualiser" les rapports qui existent entre elles, sans avoir à recourir à des a prioritrès stricts mais jamais vérifiés dans la pratique ? Mais ce changement dans le rôle assigné à la statis-tique n'est-il pas le symptôme de modalités différentes dans la façon même de faire de la recherche ?

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J.C. — C’est exact. Notamment quand les recherches portent sur des animaux entiers et sont de longue durée(plusieurs mois chez le rat, voire la durée entière de sa vie, soit deux ans ou plus). Il importe alors quele chercheur mette de son côté un maximum de chances de tirer de son travail des résultats intéres-sants et sûrs.

D.P. /J.L.D.— La spécificité des recherches dans les domaines de la nutrition et de la toxicologie inter-dit-elle des investigations au niveau des organes ou des tissus ?

J.C. — Ce que je veux dire, c'est que l'animal entier reste la référence indispensable pour les recherches ences domaines. Il faut partir de lui et y revenir pour élucider la signification des résultats obtenus. Jen'ai jamais dit qu'il ne fallait pas travailler sur des tissus, des extraits ou des cellules. D'autres labora-toires que le nôtre ont effectué des recherches sur le métabolisme de l'acide érucique, pour savoir com-ment des mitochondries cardiaques l'oxydaient. Ce travail sur les mitochondries, nécessaire pour com-pléter et approfondir certains résultats obtenus sur l'animal entier, se justifiait parfaitement. De même,en toxicologie alimentaire, il y a place pour des études concernant les effets possibles de telle ou tellemolécule sur des extraits ou des cellules de foie, de rein, de cœur. Mais ces apports ne peuvent pasremplacer des études de toxicologie et de nutrition sur des animaux entiers. Il y a des scientifiques quiessaient d'opposer aujourd'hui à la toxicologie de papa, axée sur l'étude des animaux entiers, une toxi-cologie moderne se voulant plus économe et plus rapide, avec des tests permettant de voir si telle outelle molécule agit ou non sur un tissu ou un organe.Il y a place, bien sûr, pour cette toxicologie-là, mais à condition de ne l'utiliser, que pour éclairer lesrésultats obtenus sur des animaux entiers. Travailler sur une cellule de foie pour voir comment elle secomporte en présence de telle ou telle molécule, ce n'est pas la même chose que de savoir ce que çadonne au niveau du foie d'animaux qui par ailleurs ont un tube digestif et possèdent d'autres organes.Autrement dit, s'il y a place pour ce type d'approche dans les études de toxicologie et de nutrition, ily a nécessité de revenir périodiquement à l'animal entier, un peu comme le médecin est obligé de reve-nir à son malade et pas uniquement de raisonner au niveau d'un seul organe.

D.P. /J.L.D.— Cette nécessité de travailler à des échelles différentes avec le souci d'intégrer les résul-tats obtenus au niveau de l'animal entier tend-elle aujourd'hui à être mieux admise ?

J.C. — Il y a 10 ans ou 15 ans, les industries alimentaires poussaient les chercheurs en toxicologie alimen-taire à utiliser des méthodes plus sophistiquées pour avoir des réponses rapides aux problèmes qui lespréoccupaient. Je crois qu'aujourd'hui les esprits ont évolué et que tout le monde a compris qu'on nepouvait pas se passer de recherches sur animaux entiers. Mais le seul fait qu’elles soient parfois trèslongues et généralement coûteuses risque toujours d’en faire oublier l’importance.

D.P. /J.L.D.— Avez-vous eu l'occasion de travailler avec des organismes qui réalisent des enquêtesauprès de panels de consommateurs ? Ou leurs préoccupations sont-elles trop éloignées des vôtres ?Avez-vous été confrontés à ses problèmes éthiques au cours de vos travaux sur la nutrition humaine ?

J.C. — L'analyse des effets des aliments sur la santé humaine et celle des goûts et des préférences des consom-mateurs sont des domaines d'étude très différents. Dans certains cas, le consommateur peut préférerun aliment ayant des qualités organoleptiques reconnues à un aliment qui est un bon pour sa santé.Certains souhaitent qu'on ne s'éloigne pas trop des conditions naturelles de production des alimentsou des conditions anciennes et vantent les qualités des aliments de terroir par rapport aux alimentsindustriels d'aujourd'hui. Je ne veux pas me laisser enfermer dans un esprit de système. J'estime qu'ily a une place à garder, voire à reconquérir, pour les aliments d'origine artisanale et les produits de ter-roirs. Le goût qui se manifeste à leur égard s'explique et se justifie, en partie, par les excès de la fabri-cation industrielle des aliments qui livre trop souvent au consommateur des produits si normalisésqu'ils en deviennent insipides. Mais encore une fois, les aliment naturels ou de terroir, ne sont pasautomatiquement ceux qui sont les meilleurs pour la santé. Des produits artisanaux de charcuterie, desjambons artisanaux, bien meilleurs au goût que des jambons industriels, sont souvent plus riches en

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nitrites. Il arrive toutefois que certains produits traditionnels soient meilleurs pour la santé. Il arriveaussi qu’on ne puisse pas encore se prononcer. Un chercheur du laboratoire a fait des recherches com-parées, avec l'accord de l'INRA, sur des légumes provenant de techniques d'agriculture biologique etd ' a g r i c u l t u re conventionnelle. Elles n'ont pas été suffisamment poussées pour être vraimentconcluantes dans la mesure où les paramètres considérés variaient trop, d'une année sur l'autre, enfonction des conditions climatiques. Le verdict pouvait être, une année, en faveur des produits del'agriculture biologique en raison de leur teneur en vitamines ou en minéraux, mais l'année suivanteen faveur d'une agriculture plus conventionnelle.

D.P. /J.L.D.— Pourquoi l'INRA est-il resté longtemps si méfiant à l'égard des tenants de l'agriculturebiologique ?

J.C. — Pendant longtemps, un chercheur qui se serait permis de parler d'agriculture biologique aurait étéregardé de travers à l'INRA. Il y a eu toutefois un moment où l’on a compris que puisqu’une deman-de se portait sur des produits agricoles, fabriqués avec moins d'intrants, il était préférable de considé-rer le problème, dans ses dimensions économiques et nutritionnelles plutôt que de laisser courir oude jeter l'anathème sur ceux qui souhaitaient l'étudier. Je crois que c'est admis désormais par la direc-tion de l'INRA, ce qui est un progrès.

D.P. /J.L.D.— Comment la vie dans un laboratoire, dans un institut de recherche peut-elle se concilieravec plus de démocratie ? Fort de votre expérience de directeur de laboratoire et d'ancien syndicaliste,quel est votre sentiment à ce sujet ?

J.C. — Il est difficile de répondre à cette question ! Sauf erreur de ma part, notre laboratoire a été le premierdans le Centre de Dijon à mettre en place un conseil de station avant qu’il ne soit rendu obligatoirepar la Direction. Il se réunissait plusieurs fois par an, avec un ordre du jour annoncé à l'avance et desreprésentants élus pour toutes les catégories de personnel, selon un mode de scrutin dont on avait dis-cuté. Cela m'inquiétait un peu au départ, mais cela a assez bien marché : 2 ou 3 chercheurs étaientélus par tout le monde, y compris les techniciens, les animaliers, les secrétaires. Il en était de mêmedes représentants des techniciens. Il y avait présentation ou non de candidatures, mais le mode descrutin a varié au cours du temps.Étaient abordés, au cours de ces réunions, tous les problèmes organisationnels. Il avait bien été préci-sé, au départ, que personne, et notamment pas le chef de service, c'est-à-dire moi en l'occurrence, nemettrait de limites à la nature des questions posées. Il ne devait pas y avoir de problèmes tabous ! Onpouvait donc parler, dans ces réunions, des problèmes d'organisation du travail, des relations entre lesdiverses catégories de personnel, etc. Même chose pour les problèmes financiers : chaque année, pen-dant de nombreuses années, on a réparti les crédits de fonctionnement par groupes de recherche. Il yen avait quatre, au départ, avec des effectifs différents, mais leur nombre a varié par la suite.

D.P. /J.L.D.— N’y avait-il pas des équipes, qui ayant obtenu des contrats, se trouvaient riches par rap-port aux autres ? Y avait-il un système de péréquation institué entre elles qui permettait aux plus dému-nies de continuer à travailler ? Quelles tensions en résultait-il au sein du laboratoire ?

J.C. — J'ai un peu peur de dire des bêtises, parce que le système a beaucoup évolué au cours du temps. Maisce que je peux dire, c’est qu’il y a toujours eu un système de péréquation au sein du laboratoire. Jamaispersonne n'a accepté (ni moi, ni l'ensemble des gens concernés) qu'il y ait une équipe qui soit richis-sime parce qu'elle avait obtenu un contrat et une autre équipe à côté qui crève parce qu'elle ne pou-vait plus fonctionner avec la seule dotation accordée par l’Institut. Il y a eu toujours un consensus pourne pas accepter ça ! À un moment, on avait quantifié la part des crédits de contrats qui allait à l'équi-pe concernée et celle qui était répartie, mais je ne sais plus exactement comment. Je ne dis pas qu'il yait toujours eu un accord unanime entre les membres du labo, mais cette question a toujours été dis-cutée et jamais il n'y a eu d'équipes trop riches par rapport aux équipes trop pauvres ! La répartitiontenait compte des besoins. Il est évident que si une équipe développait une recherche et avait besoin

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de plus de matériel pour mener à bien les opérations prévues dans son contrat, il fallait bien qu'elleen bénéficie. Il n'était pas question de tout diviser par le nombre de chercheurs, mais il y a eu toujoursune certaine péréquation qui était réalisée. Le conseil de station était le lieu où étaient présentées etdiscutées les demandes de crédits de matériel. On établissait entre elles des priorités, en fonction desdemandes présentées à la direction. Ce système a-t-il engendré des difficultés ? Oui, car il n’empêchait pas une certaine démagogie. Parexemple, je me rappelle d’une fois où l’on avait beaucoup parlé des problèmes de sécurité au labo.C'était dans le vent à cette époque, dans le Centre, et tout le monde était tombé d'accord pour que surnos crédits normaux de fonctionnement, on mette une part appréciable sur la sécurité. On avaitdécouvert, par exemple, bien qu'on ait eu un bâtiment récent, que l'installation électrique était criti-quable et pouvait faire courir des risques. Il y a eu une discussion assez difficile cette année-là, parceque certains auraient bien été prêts à mettre une forte part des crédits sur la sécurité, au risque de neplus laisser assez pour effectuer des recherches. J’ai dû m’y opposer en disant qu’il fallait essayer d'éta-ler les travaux de réfection électrique sur 2 ou 3 ans, en réglant en priorité les problèmes les plusurgents. Certains avaient protesté, estimant que je ne tenais pas assez compte des impératifs de la sécu-rité. Il y a eu aussi des accrochages quand on a parlé d'horaires de travail, au moment où il était questionde mettre en place des horaires diversifiés. J'avoue que, par moments, j'ai été excédé par des revendi-cations un peu démagogiques qui pouvaient être justifiées, mais qui, sur le plan pratique, n'étaient pasréalisables. Le conseil de station n’était toutefois pas l’instance où l’on discutait des programmes de recherche dulaboratoire. Ceux-ci étaient discutés entre les chercheurs. Certains étaient bien un peu caractériels ets’enfermaient dans leurs labos, se croyant mal compris. Mais la plupart discutaient volontiers entreeux, dans un climat assez convivial, je crois. Je sais qu’après m’être colleté avec la direction ou avecdes collègues dans des conseils de département ou dans des jurys de concours, j’ai toujours eu l’im-pression, en retournant au labo, de me retrouver dans “une oasis” de paix, même s'il y restait des pro-blèmes sérieux à résoudre !Quand je suis entré à l’INRA, je souhaitais contribuer au progrès des connaissances, essayer deconquérir des parts de vérité. Je pensais que cet intérêt était partagé par l'ensemble de la communau-té scientifique et que celle-ci était constituée de gens pour qui les problèmes de carrière, d'argent, deconsidération ou de prestige ne comptaient guère ! J'ai bien été obligé de me rendre compte que la pro-portion de gens qui étaient attachés au pouvoir, au prestige ou qui attachaient plus d'importance àleurs problèmes personnels qu'à ceux de leurs voisins, était à peu près la même chez les chercheursque partout ailleurs. J’ai la naïveté de penser que ce n'était pas quand même tout à fait comme ça dansmon labo. Je l'ai dit tout à l'heure, j'ai parlé “d'oasis”, en dépit de tous les accrochages qui s’y sont pro-duits. J’y ai rencontré des gens ayant parfois mauvais caractère, faisant état de problèmes mineurs ouqui avaient parfois “des bleus” à l'âme. Malgré cela, j'ai toujours eu l'impression d’avoir eu la chanceextraordinaire d'être l'animateur d'une équipe où dans l'ensemble les gens s'entendaient bien entre euxet avaient plaisir à faire ce qu’ils faisaient ! Le seul regret que j’ai, c’est d’avoir dû renoncer assez tôt àpoursuivre des recherches personnelles pour ne plus guère faire que de la recherche par personneinterposée (discussion des résultats obtenus par d’autres, organisation de réunions, etc.), ayant étécontraint, en dépit de larges délégations à d’autres, de m’occuper des lourdes tâches de gestion, de for-mation et d’animation d’un laboratoire dont les effectifs et les attributions s’étaient accrus trop rapide-ment et de consacrer beaucoup de temps à des actions extérieures !

D.P. /J.L.D.— Au moment où vous étiez à Jouy, l'improvisation était apparemment souvent la règle.Chercheurs et techniciens travaillaient dans un climat de très grande liberté, étant condamnés àprendre sans cesse des initiatives, au risque de se fourvoyer parfois. Les divers métiers de la recherchesont aujourd’hui mieux organisés, codifiés, “programmés”, mais sont victimes apparemment de cer-taines pesanteurs. Que pensez-vous de leur évolution ?

J.C. — Quand j'ai pris ma retraite, je me suis dit que j’allais refaire la longue liste des rapports qui m'ont étédemandés, depuis 20 ans, par la direction de l'INRA ou par d'autres organismes, sur les programmesde ma station, nos projets, le degré de vétusté du matériel, le degré d’utilisation de ses installations.

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J’ai l'impression que tous ces rapports qui m’ont demandé toujours plus de temps, à mesure que lesannées passaient, n’ont servi à la direction de l'INRA que dans la proportion de 5 à 10 %, le reste étantmis directement dans des tiroirs. Si j'ai un autre regret à formuler sur ma carrière de recherche, c’estbien d'avoir consacré trop de temps à de la paperasserie inutile ! Chaque fois qu'il y a eu un change-ment de directeur général, de directeur scientifique, de chef de département, il y a eu des papiers nou-veaux à faire, des questionnaires auxquels il fallait répondre qui devaient aider à définir une nouvellepolitique plus performante ! Mais, quand j'en parle avec mes successeurs, j'ai l'impression que la situa-tion, de ce point de vue, n'a fait qu'empirer. Je pense qu’il est utile de chercher à organiser les choses,mais qu’il est nécessaire de se battre pour lutter contre les tendances actuelles au bureaucratisme !

D.P. /J.L.D.— Avez-vous été tenu de vous mettre en chasse des contrats ?

J.C. — J'ai beaucoup réagi dans les années 70, contre cette évolution. À partir de cette date, la part des cré-dits sur programmes a, en effet, augmenté sensiblement par rapport aux crédits institutionnels. J'ai étéde ceux qui ont mis en garde la Direction de l’INRA contre les dangers d’une telle évolution. S’il estbon que les utilisateurs aient leur mot à dire dans les programmes de recherche, il n’est pas normalqu’ils soient parfois les seuls à en décider, ne prenant en charge qu’une partie modique de leur coût.(L’INRA gardant à sa charge le paiement des agents et l’amortissement du matériel et des installations).Le risque étant, par ailleurs, qu’un pilotage par l’aval conduise à une recherche zigzagante complète-ment immaîtrisée et détermine, sur cette base, la réputation des diverses équipes. Faute de dotationsbudgétaires suffisantes, certaines d’entre elles peuvent être tentées, en effet, d’orienter leurs travaux derecherche dans les seuls secteurs où elles ont l’espoir de décrocher des contrats, quitte à les délaisser,au bout de quelques années, au profit d’autres, lorsque les crédits viendront à se raréfier.Depuis plusieurs années déjà, toutes les équipes de recherche sont condamnées à se lancer dans lachasse aux contrats, ce qui leur réclame beaucoup de temps et d'efforts, aux dépens de leurs activitéscréatives.

D.P. /J.L.D.— En dehors de votre travail de recherche, avez-vous eu l’occasion de faire beaucoup d’en-seignement ?

J.C. — Oui, dès les pre m i è res années de ma carr i è re, j'ai participé à la mise au point, à la demande de Soupaultqui était directeur de l’Enseignement au Ministère de l'Agriculture, du programme de re c h e rche pourla formation de diététiciens, en France. Ensuite j'ai été chargé de cours à la pre m i è re École de diété-tique. J'ai été chargé de cours, par la suite, à l'École Nationale Supérieure d'Enseignement Te c h n i q u e ,à Cachan. Cela m’a aidé à pre n d re conscience de certains problèmes. J’avais à y assurer une soixantai-ne d’heures de cours sur les aspects nutritionnels des diff é rentes filières alimentaires. Lorsque je suisa rrivé à Dijon, j'ai été chargé de cours à la Fac des Sciences pour le DEA de nutrition, à l’ENSBANA.J'ai toujours eu une activité d'enseignement. Cela me plaisait et m’apparaissait fort utile pour lare c h e rche. Une autre activité, qui m'a aussi beaucoup plu, a été l’exploitation des résultats scientifiqueset la rédaction des comptes-rendus et des mises au point. Je ne peux pas dire pourquoi mais j'aime ça !Il y a des gens qui en ont horre u r. J’ai connu des chercheurs à qui il fallait “botter les fesses” pourqu'ayant fait un travail intéressant, ils ne le laissent pas dormir dans leur tiroir par flemme ou pardégoût de le rédiger. J'ai toujours eu beaucoup de mal à compre n d re cela parce que c’est une activitéqui m’a toujours beaucoup plu ! Cela dit, que cela plaise ou non, un travail scientifique valable quin’est pas publié est un travail perdu et je pense que la responsabilité de l’animateur d’une équipe dere c h e rches est engagée à veiller à ce que les membres de cette équipe ne négligent pas le dernier stadede leur activité : celui de la rédaction de leurs résultats. Pendant de nombreuses années, mes collègueset moi avons rédigé des comptes-rendus d'expériences très approfondis où nous essayions de tirer part ide tous les résultats obtenus et de les discuter. Quand nous disposions de certains supports, notam-ment des Annales de la Nutrition et de l'Alimentation, nous rédigions couramment des publications de20 pages qui n'étaient pas du bavardage du tout ! Peut-être n'étaient-elles jamais lues par personne !Mais elles nous donnaient l’occasion de mettre sur le papier toutes les idées qui nous passaient par latête sur les résultats obtenus et les prolongements qui pouvaient être envisagés. Mais maintenant on nepeut plus publier que des travaux courts, les revues n'acceptant plus que quelques pages, rédigées en

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anglais ! C’est à mes yeux un peu dommage, car j'ai toujours très vivement réagi quand je trouvaisdans les publications (qu’elles viennent de mon labo ou des autres) des protocoles expérimentaux pasassez détaillés. Il y a beaucoup de choses que je n'ai pu faire, aux débuts de ma carrière, que parceque j'ai lu des publications où les auteurs décrivaient minutieusement les détails de leurs protocoles,alors que ces détails ne figurent plus aujourd’hui dans les revues. Paradoxalement, l'expérience dontils fournissent les résultats n'est plus reproductible bien souvent, l'auteur n'ayant pas eu la place d’endire suffisamment. Cela dit, je suis conscient que le temps dont disposent les gens pour lire est de plusen plus réduit et que des publications longues, si elles peuvent donner des satisfactions à des auteurscomme moi, encourraient le risque de n’être jamais lues.

D.P. /J.L.D.— Quel sentiment avez-vous éprouvé quand vous êtes parti à la retraite ? Quelles sontaujourd’hui vos activités ?

J.C. — Je suis parti à la retraite en 1984. J'ai été déchargé de la responsabilité du labo, l'année précédente.J'ai anticipé un peu mon départ à la retraite par rapport à l'âge auquel j'aurais pu la prendre, mais ladirection a accepté de me nommer chargé de mission, pendant trois ans, pour assurer les liaisons del'INRA avec un certain nombre d'organismes comme le CNERNA ou le CSHPF (le Conseil Supérieurd'Hygiène Publique de France). Je continue à avoir des activités quand même, notamment dans lecadre du Conseil Supérieur d'Hygiène, (dont je ne fais plus partie, parce qu'il y a une limite d'âge quej'ai dépassée), mais je continue à travailler dans le cadre du groupe de travail des additifs alimentaires,ayant passé ces dernières années beaucoup de temps sur les problèmes d'harmonisation des régle-mentations européennes.J’ai vécu mon départ à la retraite, avec un sentiment de libération ! À partir du moment où j'ai étédéchargé de la responsabilité du labo, j’ai trouvé la vie magnifique. J'ai continué à travailler, à mi-temps au labo et à participer aux travaux du GRAIN (Groupe de Réflexion, d'Action et d'Informationsur la Nutrition Humaine), qui a été créé au début des années 80 par des chercheurs de l'INRA, del'INSERM, du CNRS, des universitaires et des groupements de consommateurs et qui a fonctionné jus-qu'en 1990. Les chercheurs étaient, les uns du secteur biomédical, les autres du secteur des scienceshumaines. Le groupe était désireux de voir se mettre en place, en France, une véritable politique del'alimentation, comportant divers volets : recherche, production, éducation, enseignement, formation,information et communication. J’en ai été, pendant six ans, le Secrétaire Général. Aujourd’hui, leGroupe a disparu, faute surtout de gens disposant d’assez de temps pour l’animer. Je le regrette, maisje n’en suis pas amer. Quand dans 5, 10 ou 20 ans, on s’avisera de nouveau que la “politique alimen-taire” française manque de souffle, on ira peut-être puiser dans les documents du GRAIN (en parti-culier, dans les 24 bulletins qu’il a publiés de 1984 à 1991) un certain nombre d’idées encore appli-cables...

Notes

(1) La genèse des myocardites est tout à fait différente de celle des maladies des vaisseaux, bien qu'au décès d'un malade, elles aientété alors rangées indifféremment dans les hôpitaux, dans la rubrique très générale des maladies cardio-vasculaires.

(2) En remplacement, on consomme davantage d'huile de tournesol, de l'huile d'arachide et d'autres huiles fabriquée à partir du maïsou des pépins de raisin.

(3) il n'y a plus guère, en ce qui concerne les additifs, de réglementation spécifiquement française, mais une réglementation euro-péenne qui s’impose à tous les pays concernés.

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Curriculum vitae sommaire

– 1946 : Agent technique à l’INRA– 1948 : Chargé de recherche à l’INRA– 1957 : Maître de recherches à l’INRA– 1962 : Directeur adjoint de recherches à l’INRA– 1965 : Directeur de recherches à l’INRA– De 1958 à 1983 : Directeur de la station de Recherches sur la qualité des Aliments de l’Homme

à l’INRA (à Paris, Jouy-en-Josas, puis Dijon).

Principales activités de recherches :120 publications sur divers thèmes : métabolisme phospho-calcique, métabolisme vitaminique,valeur nutritionnelle des aliments (produits laitiers, produits céréaliers, huiles végétales, fruits etlégumes, boissons), incidence des traitements technologiques sur cette valeur.

Autres responsabilités :– De 1972 à 1979 : membre de la Commission “Contamination des chaînes biologiques”.– De 1975 à 1980 : membre du Comité technique de l’Inventaire national de la Qualité alimen-

taire.– De 1974 à 1980 : membre du Comité scientifique de la Fondation française pour la Nutrition.– De 1975 à 1980 : président de la Commission scientifique spécialisée “Qualité des Aliments de

l‘Homme” de l’INRA.

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J.S. — Je suis né en Novembre 1936 dans un village des Hautes-Pyrénées, berceau de ma famille maternelle.La première formation que j’ai reçue a été marquée par les hommes de ce terroir. Mes ascendances sontpaysannes, mais le dernier homme de ma famille qui ait gagné sa vie avec la terre et des moutons estmon arrière-grand-père paternel qui est mort de chagrin en 1914, à la déclaration de la guerre. Le ber-ceau de ma famille paternelle est situé à quelques kilomètres seulement de celui de ma famille mater-nelle, tout cela entre 850 et 950 mètres d’altitude. Ce terroir m’a marqué de deux manières, car au-delà du monde paysan, mon ascendance a également comporté, des deux côtés, de nombreux institu-teurs et institutrices, ces "marchands de participes" de la troisième République. Nous avions donc dou-blement le respect du travail : par l’institution de l’enseignement et par celle de la paysannerie.Quelque chose d’original : du fait de la guerre et des occupations de mon père qui était aussi dans lafonction publique (1), j’ai été rapatrié chez mes grands-parents. Toute mon enfance primaire s’est ainsipassée dans une civilisation rurale proche de celle du siècle dernier. Je crois que c’est là la source dema vocation ; la guerre avait maintenu une vie en semi-autarcie : il y avait encore à la maison des tor-chons en chanvre qui avaient été tissés sur place au début du siècle. J’ai vu tous les gens autour de moitravailler de leurs mains, me communiquant, du même coup, le respect de la terre et celui du travail.Je n’ai quitté la montagne paysanne que pour entrer en sixième, la guerre finie.

D.P. /B.D.— Dans quelle localité as-tu poursuivi tes études secondaires ?

J.S. — Au lycée à Pau. Ce qui m’a conduit naturellement au lycée Henri IV.

D.P. /B.D.— Tu as donc passé quelques années en classes préparatoires. Quelles raisons t’ont poussé àcette époque à opter pour ce cursus ?

J.S. — C’est une histoire amusante, vue avec du recul. Au second Empire, mon arrière grand-père avait obte-nu des Eaux et Forêts quelques plants de mélèze, plante alors exotique pour les Pyrénées, et il avaitreçu ces plants à condition de s’engager à "réserver à la Marine" les arbres qui en résulteraient, lors-qu’ils auraient atteint la taille d’être exploités. Si je rappelle cette anecdote, c’est pour expliquer quema famille avait une grande révérence pour le corps forestier. Il était donc entendu que puisque j’ai-mais la Nature, je devais "faire" les Eaux et Forêts.De mon côté, comme je m’intéressais à l’observation de l’agriculture, notamment en relation avec lesétages de végétation montagnarde (cultures, forêt, pâturages et parcours), j’ai eu envie de progresserdans une voie qui corresponde aux questions que je me posais.

D.P. /B.D.— Dans les classes préparatoires, il existait encore un enseignement de géographie. Je mesouviens de celui de M. Labaste et de ses explications pour reconnaître sur des cartes les versantsadrets et ubacs des vallées montagnardes.

J.S. — Je dois aux géographes, je pense, une partie des questionnements qui ont déterminé mes choix par lasuite. Je me souviens qu’on nous parlait aussi en classe de première de sols acides et de sols basiqueset comme je ne voyais pas bien ce que cela représentait, j’ai souhaité comprendre plus tard. Je suisentré en classe préparatoire en me disant que toutes ces questions que je me posais pouvaient me tenirlieu de vocation.

ARCHORALES-INRA – CASSETTES DAT N°215-1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10Propos recueillis par D. Poupardin et B. Desbrosses

Salette Jean , Paris, les 17 et 24 Février, les 9 et 15 Mars 2000, le 11 Octobre 2001

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D.P. /B.D.— En quelle année es-tu entré à l’Agro ? Quels souvenirs as-tu gardés de cette école et de l’en-seignement que tu y as reçu ? Offrait-elle une bonne préparation au métier de chercheur ?

J.S. — Au terme de trois années de classes préparatoires où j’ai appris, avec plaisir, à travailler, résumer, syn-thétiser, je suis entré à l’Agro. C’était en 1957. À cette époque, toutes les formations pouvaient êtrebonnes pour les futurs chercheurs. Peut-être la réponse à la question "qu’est-ce que le métier de cher-cheur ?" est d’analyser ce qu’il observe, de se poser des questions et de savoir "ce qui l’intéresse". Je suistoujours ahuri de voir les instituts de recherche recruter des jeunes qui ne savent pas ce qu’ils veulent.J’avais eu la naïveté de penser que l’enseignement de l’Agro répondrait aux questions que je me posais.À l’évidence, il n’y a pas répondu : il aurait fallu plus de cours de sciences du sol, plus de cours sur ladynamique de végétation, l’écologie agricole. De telles questions sont, pour moi, restées longtempssans réponse. Je crois bien que si je me suis aventuré dans la recherche, c’est pour trouver, par moi-même, des réponses à toutes les questions que je me posais. D’ailleurs, mes initiatives ultérieures surl’étude des terroirs correspondent à certains de mes questionnements de cette époque.

D.P. /B.D.— L'impact des interventions humaines sur la Nature entrait-il déjà dans le cadre de tes pré-occupations ?

J.S. — Tout à fait. C’est la raison du reste pour laquelle, à mon arrivée à l’INRA, je n’ai pas supporté la vie àVersailles où l’on séparait tout. J’avais semé moi-même des pommes de terre, quand j’étais enfant. Cettecivilisation rurale qui m’avait nourri des deux côtés (matériel et spirituel), m’avait inculqué le respectdu travail qu’il fallait faire comme il faut. À tel point que j’ai cru longtemps que "comme il faut" s’écri-vait en un seul mot, phonétiquement ! Quand je lançais une pomme de terre dans les trous ouvertspar une houe qui marchait droit, j’avais bien conscience que la manière d’agir comptait beaucoup.Cinquante ans plus tard, je comprends qu’il s’agissait d’un sentiment profond et que cela a beaucouporienté, parfois à mon insu, ma manière d’agir.Pourquoi ne suis-je pas entré en fin de compte dans les Eaux et Forêts à la sortie de l’Agro ? C’est parceque les textes administratifs m’avaient appris que pour "faire" les Eaux et Forêts, il fallait être "bon pourle service armé". Or, ayant eu autour de 20 ans, une crise cardiaque pour avoir fait trop de montagne,la vie militaire m’était interdite. Je n’en ai pas eu trop de chagrin, m’étant aperçu que les camaradesdes Eaux et Forêts vivaient souvent dans des cités administratives peu propices à la contemplation. Je suis resté avec l’idée d’étudier les sols en rapport avec ce à quoi ils peuvent servir, les travaux et lesrécoltes variés auxquelles ils peuvent donner lieu, et l’idée qu’il faut sans doute considérer différem-ment des sols différents !

D.P. /B.D.— As-tu eu à l’Agro des professeurs qui t’ont particulièrement marqué ?

J.S. — Les professeurs qui m’ont vraiment marqué sont les professeurs de classe préparatoire : Debey, Reyt,Balland, Gribensky. C’étaient des gens qui connaissaient bien leur métier !Ceux que j’ai eus à l’Agro ont raconté beaucoup de choses, mais souvent dans un langage que je n’aipas trouvé clair et, surtout, dans un certain désord re. L’ a g ronomie n’était pas enseignée en tant que telle,ce dont R. Blais, le directeur de l’Agro, se flattait (S. Hénin arrivera à la chaire d’agronomie deux ansplus tard). Il existait toutefois un cours d’agriculture, dite spéciale, professé par C. Riedel, et qui se résu-mait à un ensemble de descriptions : le semis, la levée, etc. Les techniques présentées étaient plus consi-dérées en elles-mêmes que comme les éléments d’un système cohérent où elles auraient leurs raisonsd ’ ê t re. Toutefois Riedel aimait, visiblement, son métier. En fait, je me suis ennuyé beaucoup à l’Agro .

D.P. /B.D.— René Dumont n’était-il pas un enseignant qui sortait du lot ?

J.S. — C’était un enseignant dont les cours étaient généralement bien appréciés, mais pas par moi. Au risquede passer pour un iconoclaste, je dirais que je le considérais comme un affreux démagogue ; et je trou-vais inconvenant qu’il vende ses livres au bas de l’amphi.

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D.P. /B.D.— Au-delà du personnage qui pouvait avoir des traits agaçants, n’y avait-il pas néanmoinsdans son enseignement des idées fortes qui pouvaient retenir la réflexion ?

J.S. — Je ne me souviens que d’une série d’anecdotes dans laquelle il jouait toujours le beau rôle. Peut-êtren’étais-je pas alors assez adulte pour en comprendre la signification profonde, mais il me semble queson cours comportait plus de détails que de squelette, d’ossature pouvant servir à accrocher un rai-sonnement. "Le monde manque de protéines !" et "les paysans sont méprisés !" Je connaissais ces véritésdepuis déjà longtemps, surtout la seconde !

D.P. /B.D.— La diversité de l’agriculture n’était-elle pas toutefois un point sur lequel il revenait sou-vent ?

J.S. — Je crois que ce n’était pas un cours d’agriculture comparée qu’il professait, puisqu’il n’expliquait jamaisce qu’il s’agissait de comparer ni en quoi les choses étaient comparables ni les critères de comparai-son. Avec le recul, j’aurais tendance à lui reprocher rétrospectivement un défaut flagrant de méthodeet de rigueur. Je serais tenté de penser que son cours se réduisait à un ramassis d’anecdotes, glanéesau cours de voyages, et sur lesquelles il plaquait de grandes idées générales. Pour pallier le manque deprotéines, les Marocains étaient invités à mettre du lait dans leur thé ! Je trouvais grotesque de verserdu lait dans du thé vert ! Enfin, une dernière réticence concernant René Dumont : il parlait volontiers de "gouvernement mon-dial", comme s’il en espérait la venue, et dont naturellement il aurait été le conseiller préféré. Quandon voit ce qu’est devenu le mondialisme aujourd’hui, je suis fier d’avoir été, à l’époque, rétif à cettepensée !Je voudrais revenir sur le terme de diversité qui vient d’être utilisé. La diversité est une donnée ; c’estun état des lieux. Rendre compte d’une diversité, c’est réaliser une monographie décrivant des chosesdifférentes. Mais ce qui doit intéresser l’agronome, ce sont les causes de cette diversité, ses consé-quences et implications. Ce qui me révolte, c’est la confusion qui s’est instaurée entre les termes dediversité et de variabilité. La diversité est donnée : c’est un fatras, un ramassis ! Alors que la variabili-té doit correspondre à une explication : ainsi, un enfant est moins grand à 12 ans qu’à 15 parce qu’ilest en cours de croissance ; il n’y a pas une diversité dans la taille, mais une variabilité de celle-ci : c’estelle qui permet d’appréhender le phénomène de la croissance ; la diversité n’est que dans la tailleacquise définitivement, après la croissance, et dans la vitesse ou la régularité de cette dernière.

D.P. /B.D.— Peux-tu parler de ce que tu as fait en troisième année ? Mais avant d’aborder ce point, peux-tu raconter ce qui s’est passé à l’Amphi-situ, à la fin de la seconde année ?

J.S. — Je m’étais déterminé, dès la première année, pour faire de la recherche. La terreur, que m’inspiraientles cités administratives, me poussait à voir du pays, plaisir auquel avaient goûté déjà plusieursmembres de ma famille, depuis deux générations. L’ORSTOM me tentait certes, mais qu’allait devenircet organisme de recherche avec les débuts de la décolonisation ? La prudence paysanne m’a conduità envisager plutôt une carrière à l’INRA, avec l’idée de pouvoir partir plus tard au loin si l’envie m’envenait. M. Bustarret, qui chaque année embauchait de jeunes scientifiques, avait organisé à l’Agro uneréunion au cours de laquelle il avait expliqué à la dizaine de candidats putatifs qui y étaient venus, lacondition à laquelle il subordonnerait leur recrutement au moment de l’Amphi-situ : les élèves del’Agro devaient avoir 15 de moyenne en fin de 2ème année pour pouvoir être recrutés comme agentcontractuel scientifique. Ceux qui avaient une moyenne inférieure seraient placés, s’ils maintenaientleur choix, sur une liste d’attente. Or, à la fin de ma deuxième année, j’étais loin du 15 fatidique, ayantété retardé dans mon assiduité par ma crise cardiaque, et peu porté à travailler des cours qui ne m’in-téressaient guère. Heureusement, grâce aux TP de chimie et à de la chance dans quelques autresmatières, j’ai pu décrocher un 15,01 de moyenne avant l’Amphi-situ, et être ainsi payé par l’INRA, dèsle mois d’octobre 1959. J’ai eu la chance d’être payé en anciens francs durant les trois premiers moisde ma carrière : 66 200 francs par mois ! C’est le seul moment de ma carrière où je me suis senti riche !

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D.P. /B.D.— Un des attraits de la recherche résidait alors pour les élèves de l’Agro dans le fait d’êtrepayés dès la troisième année !

J.S. — Oui, c’était aussi pour moi la satisfaction d’être traité comme dans toutes les autres spécialisations pourfuturs fonctionnaires recrutés à l’Agro ; j’avais aussi le désir d’être autonome. Les conditions offertesaux candidats désireux de faire carrière dans la recherche sont aujourd’hui, à mon sens, autrementrebutantes que celles que j'ai connues ! Le chemin tout tracé qui nous était indiqué nous laissait croi-re en plus que nous avions un peu de valeur, dans la mesure où nous étions rémunérés !

D.P. /B.D.— Comment s’est passée ta troisième année à l’Agro ? Mais peux-tu rappeler d’abord dansquelle matière tu avais été recruté par l’INRA, comme ACS ?

J.S. — J’avais été recruté en "pédologie". Cette matière avait des aspects séduisants : on pouvait être dehors ets’amuser à faire des trous dans les sols. Elle ne m’aurait guère convenu toutefois dans la mesure où jeme suis aperçu que j’éprouvais toujours une certaine paresse à creuser des trous. L’INRA n’avait jamaisbeaucoup aimé le terme de pédologie qui semblait alors réservé aux pays sous-développés.La question s’est posée de savoir quelle section il était préférable que je suive en troisième année. Il setrouve que j’aimais bien la chimie (2) et n’avais pas peur de passer ma troisième année dans le labo dePéricard, pourtant réputé comme un bagne. On m’a envoyé toutefois une quinzaine de jours "me for-mer" préalablement à la chaire de géologie, avant de décider de m’envoyer faire de la chimie.

D.P. /B.D.— Les grands noms de la pédologie se trouvaient alors en dehors de l’INRA. Il y avait PhilippeDuchaufour qui professait à l'École forestière de Nancy. Il y avait aussi Georges Aubert qui faisait par-tie de l’ORSTOM. L’INRA était représenté par Raymond Chaminade, qui dispensait à l’Agro une ving-taine d’heures de cours de science du sol par an. Ces maîtres prestigieux correspondaient-ils à desécoles de pensée différentes ou avaient-ils au fond la même façon d’enseigner la pédologie ?

J.S. — Il y avait, de fait, trois écoles, qui correspondaient en quelque sorte aux trois branches principales dela pensée d’Albert Demolon. Jusqu’à ce que nos collègues se mettent à écrire des livres et arrivent à lirel’anglais, les ouvrages de Demolon sur la dynamique du sol étaient les seuls pratiqués en France.Demolon avait développé trois axes sur lesquels il avait mis des élèves : la pédogenèse, qui était l’étu-de de la formation des sols et de leur répartition, a été le domaine d’étude qu’il a confié à G. Aubert (3).Tous les aspects relatifs à la physique du sol ont été confiés à S. Hénin. Ceux qui avaient trait à la chi-mie des sols ont été laissés à Chaminade (4) et à G. Barbier. Chacun a développé sa thématique parti-culière. S. Hénin s’est intéressé à la physique des sols, puis en a approfondi les mécanismes explica-tifs. Sa démarche m’aurait encore plus séduit si elle avait moins exclusivement concerné la physiqueet surtout si elle s’était combinée avec une démarche d’agriculture comparée : comment un peuple-ment végétal se comporte-t-il en fonction des conditions du sol en des sites différents ? C’était en faitla question que je me posais déjà pendant mes études... Mes envies de connaître se situaient, en réa-lité, dans un souci de mieux comprendre ce qui se passait à l’échelle d’une culture.

D.P. /B.D.— As-tu eu des contacts suivis avec G. Aubert, bien qu’il fît partie d’une autre institution quela tienne ?

J.S. — Je me souviens très bien que j’étais allé le voir, à la fin de ma 2ème année ; il m’avait reçu dans une demeu-re "h i s t o r i q u e" : le bureau d’Auguste Chevalier au Muséum d’histoire naturelle. Il m’avait dit que si je vou-lais venir à l’ORSTOM, j’y serais le bienvenu, et que, si je souhaitais rester à l’INRA, j’y ferais sans nuldoute des choses intéressantes, mais "a u t res que du N-P-K", comme cela se faisait à l’excès et de manièret rop traditionnelle à l’INRA. Il arrive parfois qu’une conversation avec une personnalité éminente qui aune vision haute de ce qu’elle fait, et sans qu’elle se rende compte elle-même en quoi elle a pu vous êtreutile, débouche sur des intuitions et des encouragements à poursuivre vos pro p res réflexions. Le fait del’avoir rencontré, et d’avoir reçu cette re m a rque, m’a bien servi par la suite, n’ayant jamais eu de patro n .

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J’ai beaucoup souffert de l’enseignement de chimie subi en troisième année, qui n’était axé que sur l’ap-prentissage de techniques. Comme je m’ennuyais à l’Agro, j’avais entrepris parallèlement des étudesuniversitaires : j’ai passé six ou sept des anciens certificats dans les domaines les plus variés : physique,chimie, minéralogie, etc. Mais les cours que je suivais étaient aussi ennuyeux qu’à l’Agro : aussi monassiduité se limitait-elle aux TP qui étaient obligatoires. Le fait de sécher les cours m’a posé problèmeune fois : le jour de l’examen étant arrivé, je me suis présenté aux épreuves orales ; il y avait dans lasalle deux examinateurs que je n’avais jamais vus, et qui s’appelaient Wyart et Curien (5). Je devaisêtre interrogé par Wyart, mais lequel des deux était-il ? J’ignorais évidemment vers lequel des deux, jedevais me diriger. J’ai heureusement pu attendre que le candidat précédent sorte pour lui demanderlequel des deux était ce Wyart qui devait m’interroger.

D.P. /B.D.— Étais-tu un botaniste averti ?

J.S. — J’aimais bien cette discipline, mais personne ne m’en avait vraiment averti. Mon grand-père paternel,ancien instituteur, connaissait bien les plantes de notre région et j’ai appris à ses côtés à reconnaître lesplus courantes. Le reste, il a fallu que je l’apprenne tout seul. Ayant reçu à l’occasion de mon éméritatune magnifique flore des Pyrénées, je complète aujourd'hui avec plaisir mes connaissances en cedomaine.Nous n’avions pas vraiment de cours de botanique à l’Agro. E. Monchot, dit Monchotus papotans, sebornait à déverser sur nous les grands flots de son érudition, tumultueux et sans ancrages. Plus sageet avisé était René Delpech, un honnête homme, intéressant, mais affecté d’un grave défaut, celui d’êtretrop modeste. Mes travaux sur l’herbe m’ont donné ultérieurement la chance de mieux le connaître etde fortement sympathiser avec lui. Durant les séances de TP, il était un des rares à essayer de nous faireparler intelligemment ! Peut-être se disait-il, en imaginant nos potentialités bien cachées, qu’elles fini-raient bien un jour par se révéler !

D.P. /B.D.— Dans quelle station as-tu été affecté, à ta sortie de l’Agro ?

J.S. — Je me souviens bien d’avoir débarqué, un beau matin de Juin 1960, avec mon camarade Jean Mamy,dans le laboratoire de Chaminade, à la station centrale d’agronomie de Versailles, qui était dirigée, àl’époque par Pierre Boischot. Les stations centrales (6) avaient alors vocation à servir de pépinières for-mant à la recherche les nouvelles recrues : elles témoignent bien du caractère très "centralisé" del’Institut ; en effet, quand l’INRA a été créé en 1946, il a rassemblé toutes les structures de recherchequi existaient jusque-là (I.R.A.). Il a fallu qu’il "bétonne" une doctrine et des modes d’intervention biencontrôlés au niveau national.

D.P. /J.L.D.— Comment s’est effectué votre accueil ?

J.S. — Chaminade était un homme occupé qui n’avait guère pensé à ce qu’il allait nous faire faire. Il travaillaitdans les sous-sols du bâtiment, dans un univers assez peu réjouissant. Il avait sorti du dessous de sapaillasse une bassine d’aluminium remplie de terre tamisée, je la vois encore ! Il nous a expliqué qu’ils’agissait de sol de limon provenant de la plaine de Versailles. Il avait publié, en 1936, un article surla rétrogradation du potassium dans lequel il avait précisé comment les ions potassium rentraient àl’intérieur des espaces inter-feuillets de l’argile. Il nous a dit : "vous avez appris à doser le cuivre chezPéricard, à vous de dire si le cuivre rétrograde ! Réfléchissez à la façon de vous y prendre, nous en reparleronsplus tard !" Je crois qu’on a eu droit à recevoir une blouse, propre. Nous nous sommes tous deux regar-dés et nous nous sommes dit qu’il serait sans doute préférable de prendre de l’argile purifiée pour pou-voir aborder l’étude sur une matière moins complexe. Nous nous sommes souvenus que l’ion cuivreétait assez gros et avons pensé qu’il était peut-être hydraté. Les feuillets d’argile étaient très serrés, sansnul doute. Le potassium y rentrait certes, mais il n’était pas dit que ce fut le cas aussi du cuivre dedimensions beaucoup plus importantes ! Nous avons poursuivi nos réflexions en allant nous baignerdans le grand canal ! Il faisait chaud et cette entrée dans le bain fut, grâce à cette initiative, un momentfort agréable.

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D.P. /B.D.— Quels étaient les gens qui faisaient partie de la même station que toi ?

J.S. — Je ne l’ai jamais su vraiment ! Ma génération était composée de gens plutôt timides ! Je n’ai jamais eula hardiesse de saisir les gens par la manche pour leur demander qui ils étaient. Je n’ai jamais été pré-senté à quiconque ! Je le regrette aujourd’hui car il y avait sur le Centre des personnalités remar-quables. Le premier jour, Chaminade a tenu quand même à nous présenter à Boischot, le directeur dela station : "Mamy et Salette, des espoirs de la recherche agronomique" ! Rageurs, nous nous sommes ditqu’il avait dû penser "désespoirs", en un seul mot !La cantine à Versailles respirait aussi une très grande tristesse. Moi qui suis un sauvage d’altitude, jeme suis dit que je ne pourrais pas passer toute ma vie dans un tel Centre. Deux jours après, noussommes allés voir Boischot et lui avons déclaré que nous voulions faire tout autre chose que ce qu’ilnous avait demandé. Il nous a mis alors chez Chaussidon qui était, lui, un des vrais espoirs de larecherche agronomique (7) et dont l’esprit était particulièrement ouvert. Je me souviens qu’après 18heures, nous restions à bavarder et à parler de science. Je ne sais pas s’il a voulu vraiment me l’ap-prendre, mais je lui suis reconnaissant de m’avoir fait découvrir la valeur de l’esprit critique, que j’aifacilement cultivé par la suite.Après ma rencontre avec Georges Aubert, j’avais demandé à faire le stage de pédologie des élèves del’ORSTOM. J’avais fait également à l’Université un troisième cycle de "géodynamique externe". Nousavons ainsi passé un mois dans la forêt d'Écouves, près d’Alençon, découvrant avec mes camaradesque si la cartographie était une matière bien absorbante, le camembert pouvait y avoir un excellentgoût. Cela avait valu quand même le voyage !Si je n’ai pas, comme Marius, "mesuré la profondeur des mers", j’ai eu l’occasion de participer, durant lapériode estivale, dans le cadre de travaux de géodynamique externe, à des mesures de la profondeurdu lac Léman. J’ai trouvé moins plaisant d’effectuer des travaux de granulométrie sur des limons duRhône. L’insatisfaction que je ressentais à cette époque venait largement du fait qu’on ne nous offraitalors aucun cadre de pensée. Quand je suis revenu en octobre, chez Chaussidon, je m’y suis retrouvébien seul, J. Mamy étant parti faire son service militaire. Heureusement, pour me sortir de l’ennui,j’avais mes certificats de licence à terminer !

D.P. /B.D.— Combien de temps es-tu resté finalement dans le labo de Chaussidon ?

J.S. — J’y suis resté d’Octobre 1960 à Juin 1961. C’était pour moi, faire bien trop de physico-chimie et je souf-frais qu’il ne me soit jamais demandé de prendre des initiatives. Un jour du printemps, le "pèreBoischot" nous a raconté que Bustarret lui avait demandé de trouver quelqu’un pour partir aux Antilles.J’ai fait savoir qu’un tel poste était susceptible de m’intéresser. C’était une parole que j’avais lancée unpeu en l’air ; un peu surpris, Boischot m’a demandé s’il s’agissait bien d’une offre sérieuse. Je lui airépondu que je m’ennuyais ferme à Versailles et que je ne souhaitais pas y rester.

D.P. /B.D.— Quels étaient les projets de Bustarret aux Antilles ? Quels domaines de recherche souhai-tait-il confier alors à un agronome ?

J.S. — J’ai su plus tard qu’il re c h e rchait quelqu’un déjà depuis quelques années. M. Bustarret avait créé, enB retagne quelque chose comme un Centre technique de la pomme de terre (8). De la même manière, lessucriers des Antilles avaient demandé à l’INRA d’intervenir "pour le pro g r è s". Il avait été entendu queChaminade ferait une mission par an pour mettre en place et suivre des essais d’engrais aux Antilles. LesC e n t res techniques de la canne et du sucre que M. Bustarret y avait fait créer, demandaient des re n f o r-cements. Hubert Bannerot avait été contacté, mais n’avait pas donné suite à ce pro j e t (9). Il en avait étéde même de Marcel Robelin, qui entamait à Clerm o n t - F e rrand des re c h e rches sur l’évapotranspiration etn’avait pas accepté de part i r. M. Bustarret, qui avait dû se re n d re compte que je n’avais pas encore d’at-taches, était à l’évidence pressé de conclure. Ces choses se passaient trois semaines avant le concours d’as-sistant. J. Chaussidon, qui n’avait pas encore compris que je ne m’intéressais pas à la vie versaillaise etque j’avais envie de voir du pays, était fort inquiet à mon sujet. Un départ aux Antilles, loin de la com-munauté scientifique, ne pouvait, dans son esprit, que signifier un enterrement de pre m i è re classe !

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En a-t-il été vraiment question à mon concours d’assistant ? Je l’ignore. Ce qui m’importait alors étaitd’avoir été reçu ! Après mon concours d’Assistant, en Juin 1961, j’ai été envoyé à la Stationd’Agronomie d’Avignon "pour voir comment on travaillait dans une station de province". Boischot avaitsuggéré, avant que je ne parte, que je reçoive une formation complémentaire. Mais comme on n’avaitpas la moindre idée de ce dont je pourrais avoir besoin sur place, j’ai suggéré que j’y verrais sans douteplus clair en ce domaine si j’allais faire aux Antilles un séjour préalable de quelques semaines. Ce voya-ge, qui a eu lieu en septembre 1962, a été aussi curieux que profitable. Avant de partir, j’ai été revoir Chaminade qui m’a parlé des essais anciens N, P, K qu’il avait mis enplace. Il suggérait que je commence, avant toute autre chose, par les dépouiller ! Perspective exaltan-te…J’avais demandé de revenir de ma mission exploratoire en passant par Porto-Rico où existait un Centreagronomique réputé. J’ai fait, à l’époque, sur ma cassette personnelle, l’avance des frais de voyage,l’INRA ne sachant même pas la somme forfaitaire à laquelle j’aurais droit pour me dédommager.Heureusement, il me restait encore quelques économies faites en troisième année !

D.P. /B.D.— Raymond Février n’était-il pas l’inspecteur général de la recherche agronomique, qui avaiten charge tout ce qui se passait sous les tropiques ?

J.S. — Parfaitement ! du moins il allait le devenir incessamment. M’apercevant avec mon étiquette Antilles,alors qu’il passait en Avignon, début 62, il m’avait couvert de sa bienveillance et envoyé un rapport demission aux Antilles qu’il avait rédigé peu de temps auparavant. À mon retour, j’ai rendu compte demon voyage et proposé à M. Bustarret que ce n’était pas sur la canne à sucre qu’il fallait entreprendredes recherches et qu’il fallait aider plutôt l'île à diversifier son économie, la canne étant considéréecomme trop chère à produire de manière compétitive. Je lui ai fait part de mon désir de m’investirnotamment sur les productions fourragères, en faisant naturellement référence au rapport Février-Rebischung (10). Chose impensable de nos jours, mon projet a été accepté sans aucun problème !

D.P. /B.D.— L’intérêt que l’INRA portait aux Antilles venait-il, à l’époque gaulliste, de l’idée de faire deces îles une sorte de vitrine agronomique pour tous les pays de l’Amérique du Sud et des Caraïbes ?

J.S. — Il y avait aussi, très évidente, l’idée d’aider au développement local. Ce qui n’a pas marché par rapportà cette idée de vitrine, c’est qu’il n’ait pas été compris que, dans les Amériques intertropicales, lesmilieux insulaires et les milieux continentaux n’avaient rien à voir les uns avec les autres. Le milieuinsulaire demandait à être intensifié alors que le milieu continental souffrait plutôt d’une surabondan-ce de terres et d’une faible population. Ils ne pouvaient relever, en conséquence, de la même problé-matique agronomique.

D.P. /B.D.— L’économie des Antilles françaises a été marquée fortement par l’histoire coloniale. Lacanne à sucre et la banane étaient les cultures qui y dominaient. Peux-tu rappeler brièvement les carac-téristiques essentielles de la production sucrière qui existait en Guadeloupe et en Martinique ?

J.S. — Je ne suis pas sûr d’y parvenir vraiment. Quand je suis arrivé sur place, c’était moins de 20 ans aprèsla départementalisation. Le pouvoir politique se posait la question de savoir ce qu’il convenait de fairepour l’avenir de ces anciennes colonies. Il souhaitait en être fier. À l’époque, cela voulait dire y injec-ter des crédits, mais selon des modalités technocratiques. Avec le recul, cette façon de faire paraît assezabsurde, mais elle n’était guère différente de celle qui avait prévalu longtemps dans l’hexagone et quid’ailleurs n’est pas révolue. C’est ainsi que le pouvoir politique avait créé l’INRA au sortir de la guer-re pour définir une doctrine d’action et l’imposer au monde rural, considéré comme étant dans lebesoin.Pourquoi des études sur l’herbe ? Parce qu’il y avait des animaux. De tout temps, l’économie sucrièrea reposé sur l’utilisation d’animaux de trait, capables d’amener la canne à sucre du champ au moulin.Dans la mesure où ce troupeau bovin existait, il n’était pas déraisonnable, pour le rendre plus perfor-mant, de songer à améliorer les animaux et à mieux les nourrir. C’était là que se situait, à mon avis,

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mon créneau d’intervention. Ceci correspondait à la teneur du rapport de R. Février, cité ci-dessus : jesouhaitais contribuer à la création de ressources fourragères accrues. Étant susceptible d’être rempla-cé à court terme par des tracteurs, le troupeau de trait devenait plus simplement un élément clé pourdes productions animales futures.L'économie sucrière était loin d'être sans défaut, mais elle avait une logique interne très élaborée ( 1 1 ) :coupée à la main, la canne fournissait, en effet, des revenus saisonniers à une main d’œuvre salariée quiavait été définitivement libérée de l'esclavage par la 2ème République ! Le haut des tiges, pauvre ens u c re, mais riche en azote, était réservé à la nourr i t u re des animaux de trait. Le reste des feuilles étaitt o rtillé par des femmes appelées "a m a rre u s e s" qui les utilisaient comme liens pour attacher les bottes decanne. Celle-ci n'était pas payée au poids, mais à la longueur cumulée. L'amarreuse confectionnait desbottes avec des morceaux de longueur connue. Regroupées ensemble, ces bottes étaient alors charg é e ssur les charre t t e s (12). Ce système était essentiellement organisé pour donner un travail au plus grandn o m b re. Mais le pouvoir technocratique n'a pas considéré le plein emploi, même s'il était plutôt misé-rable, mais seulement le prix de revient. Ses effets ont ainsi été très destructeurs. L'ambition de s'ajus-ter immédiatement aux coûts mondiaux a eu des effets grotesques et irr é m é d i a b l e s !

D.P. /B.D.— Comment ta proposition de travailler sur les ressources fourragères a-t-elle été accueillieà l'INRA ?

J.S. — Ma proposition s'était appuyée sur le rapport de mission de R. Février ; sans cela, elle aurait peut-êtreété repoussée. Mais cela n'a pas été le cas. Pour me former, j'ai demandé à effectuer des stages. C'estainsi que j'ai fait la connaissance, à Rouen, de Louis Hédin, un homme tout à fait charmant et, àVersailles, de Jean Rebischung, qui avait accompagné R. Février en Jamaïque. J’ai rencontré aussi deschercheurs du Centre de Lusignan, qui n'en était qu'à ses débuts. Comme, malgré mes ignorances,j'avais compris que les engrais azotés jouaient un rôle éminent, j'ai demandé à aller à Antibes dans lebut de rencontrer G. Drouineau dont je connaissais les travaux sur l’azote. Mais celui-ci allait êtrenommé inspecteur général et je n'ai pu avoir des contacts détaillés qu'avec ses héritiers. C'est finale-ment, en mai 1963, que je suis arrivé en Guadeloupe, avec ma mutation administrative.Grâce à L. Hédin et J. Rebischung, j'ai pu entendre parler de la révolution fourragère et la voir vivre.Chez Chaussidon, on bavardait et on apprenait à développer son esprit critique ; chez Hédin, lesconversations étaient plus détendues. Je me souviens que je le trouvais très vieux, et je réalise qu’iln'avait alors que soixante ans ! Les conversations que nous avions avaient lieu près d'une cheminéesans feu, autour d'une tasse de café. J'ai appris avec lui mes premiers éléments de la philosophie del'herbe, ce qui restait toutefois très général !

D.P. /B.D.— Le moment est venu d’évoquer tes années passées en Guadeloupe, ta première visite danscette île en 1962, qui a préparé un séjour de durée plus importante, de 1963 à 1972. Nous aimerionsque tu nous parles de l’agriculture qui existait dans cette région tropicale et plus particulièrement desproblèmes qui se posaient pour intensifier la production fourragère. Mais avant d’en arriver là, peux-tu nous parler du Centre de recherches que tu as découvert en arrivant en Guadeloupe ? Quels col-lègues as-tu trouvé sur place, à ton arrivée ?

J.S. — Le Centre INRA ne comportait alors que deux chercheurs. Son administrateur était Henri Stehlé, unancien ingénieur des services agricoles des colonies, féru de botanique et qui avait été recasé là, lorsde la création de l’INRA. Il se trouvait à la tête du domaine Duclos qui avait été acheté par l’INRA (13)quelques années auparavant. Le deuxième était Jacques Bonfils, un chargé de recherche relevant de lazoologie de Versailles ; il faisait de la faunistique.

D.P. /B.D.— Henri Stehlé et Jacques Bonfils étaient-ils en poste à la Guadeloupe déjà depuis long-temps ?

J.S. — Le premier était arrivé en Martinique vers 1934. Directeur d'un collège agricole, il avait été affecté àl'INRA à la création de cet organisme, comme indiqué plus haut. Il s'était formé à la botanique, ayant

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été dans son jeune temps le disciple d'unabbé qui fut un botaniste éminent. Je l'avaistrouvé un peu envahissant. Peut-être à causedes envies de liberté que m'ont données mesorigines montagnardes. De l'air, de l'air ! Iloccupait le rez-de-chaussée et je partageais lepremier étage avec J. Bonfils, homme sage etserein qui faisait de la prospection en jeep etépinglait à son retour les insectes nouveauxqu'il avait découverts. Nous n'étions nulle-ment concurrents et étions plutôt complices dans l'organisation de notre résistance commune.Premier problème auquel je me suis heurté : aucun candidat ne s'est présenté pour occuper le poste2B qui m'avait été donné. À mon voyage précédent en Martinique, on m'avait présenté Madame OdetteSobesky, une chimiste que j'avais trouvée très bien et qui était employée par le Centre technique de lacanne et du sucre. Son recrutement par l'INRA serait une occasion de montrer que cet organisme tra-vaillait également pour les deux îles et pour la canne à sucre. Mais je ne me suis pas rendu compte queje me dépouillais d'une force de travail que j'aurais pu mobiliser davantage pour faire avancer mespropres travaux (14). Pour travailler sur le terrain, j'avais d’abord besoin de parcelles d'expérimentation. Juste avant d'arri-ver, par correspondance, j'avais fait planter une parcelle de pangola. Stehlé avait introduit, comme cefut fait dans toutes les îles, par les divers services agricoles, le fameux pangola, Digitaria decumbens,originaire d'Afrique du Sud. Par rapport à "la savane", cette plante avait l'avantage de produire troisfois plus. Mais, soumise à d'autres traitements, comme la fertilisation, elle pouvait permettre de pro-duire huit à dix fois plus ! C’est ce qui constituait mon projet. J’avais ensuite besoin d’un bon adjointapte à travailler sur le terrain. Arrivé avec un poste 6B, j’ai eu la chance de pouvoir recruter tout desuite sur place mon premier proche collaborateur efficace : N. Jean-Bart. J’ai pu le débaucher (non sansdifficultés diplomatiques) des équipes d’ouvriers agricoles du Centre dès l’été 1963.

D.P. /B.D.— Tu as décidé en Guadeloupe de t'intéresser à la production d'herbe. Peux-tu passer enrevue les questions que tu as été conduit à te poser ?

J.S. — Il importait, en effet, d'étudier la productivité des prairies pérennes de pangola (elles résultaient deboutures et non de semis) qui avaient été mises en place sur des sols préparés à cette fin et de voirdans quelle mesure elles permettaient de répondre à des besoins. J’ai été servi dans ce travail, moinspar des collègues de l’INRA (la thématique élevage bovin est arrivée trois ou quatre ans après moi) quepar le fait qu’une filiale de la Compagnie sucrière de Beauport possédait, dans le Nord de la GrandeTerre, un élevage bovin laitier qui avait été conçu pour être rentable. J’avais sympathisé tout de suiteavec Guy Pocthier, l’ingénieur qui s’en occupait et qui était en quelque sorte le premier destinataire demes travaux. Je me suis aperçu très vite que la Guadeloupe, avec sa diversité climatique, était un lieutrès valorisant pour des recherches sur la productivité d’une espèce puisqu’il existait des troupeaux entoutes zones, depuis 1 000 mm de pluviométrie, en bord de mer, à l’Est, jusqu’à 3 ou 4 m de pluvio-métrie vers 300 m d’altitude. Il y avait, en ce domaine, un gradient dont l’intérêt ne pouvait échapperà un débutant ! J’ai donc commencé à pratiquer, ce que j’ai fait beaucoup par la suite, des essais mul-tilocaux. On a pu vérifier que l’herbe poussait mieux là où il pleuvait, ce qui n’était quand même pasune découverte ! Mais ce truisme n’en était pas un s’il débouchait sur de nouvelles questions. Lesessais, réalisés à plusieurs niveaux de nutrition minérale, m’ont conduit à me poser la bonne questionde savoir jusqu’où il était judicieux de pousser la fertilisation. La moindre courbe de réponse donnedes éléments à cette interrogation, mais il faut aussi faire intervenir la durée. Quel équilibre maintenirentre les éléments classiques de la fertilisation ? Ma première idée a été d'analyser ce qui passait du sol à la plante ; il m’est très vite devenu évidentqu’il existait une interaction forte entre les disponibilités en eau et en azote, premier facteur de crois-sance. Je me suis penché également sur la variabilité saisonnière du potentiel de croissance. Même s’il

Cyclone INÈS à la Guadeloupe, octobre 1966 ; hangar etserre de l’Agronomie (photo Bulletin de l’INRA).

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n’y a pas de pluie, il peut y avoir, en effet, une croissance, grâce à l’eau accumulée dans le sol. D’oùl’idée de réserves en eau valorisable, mais aussi de réserves en azote dans le sol. C’est ainsi que la portea été ouverte à un de mes questionnements ultérieurs : le devenir dans le sol de l’azote apporté. Est-ilutilisé en totalité pour une repousse ? Se reporte-t-il avec des arriérés ?En ce qui concerne l’effet saisonnalité et l’équilibre de la fertilisation, j’ai eu la chance de constater, aubout d’un an, que la végétation des parcelles, qui avaient reçu les plus grandes quantités d’azote, pre-nait une coloration vert-de-gris. J’ai pu vérifier que la croissance de l’herbe n’y était pas plus forte quedans les parcelles recevant moins d’azote. Le plafond de la courbe réponse semblait s’être déplacé versdes quantités d’azote plus faibles : grâce à mes analyses du végétal, j’ai facilement diagnostiqué l’ap-parition d’une carence en potassium. J’ai travaillé du même coup sur les interactions azote-potasse etmis en évidence le fait que les sols des Antilles avaient des réserves potassiques très faibles. Quand j’aieu l’occasion de me rendre, en 1968, en Côte-d’Ivoire, j’ai fait la connaissance d’une équipe nouvellede jeunes agronomes travaillant dans le but d’introduire des espèces prairiales comme espèces amé-liorantes dans les rotations culturales. En me rendant dans leurs parcelles, j’ai retrouvé le même vert-de-gris que j’avais observé et qui était le signe des carences des sols en potasse, hypothèse facilementvérifiée, comme quoi ma visite s’est avérée tout à la fois dérangeante et utile.

D.P. /B.D.— Comment ces recherches ont-elles été reçues ? Ont-elles rencontré un écho favorableauprès des éleveurs ?

J.S. — Guy Pocthier, qui s’occupait d’un élevage d’une centaine de vaches laitières, mettait de l’engrais tripleétabli pour canne à sucre. Il mettait à l’évidence trop de phosphore, mais cette pratique était plus faci-le à mettre en œuvre qu’en effectuant des apports différenciés. Comme il procédait à des irrigations,j’ai pu mieux analyser l’efficience de l’eau. J’ai constaté alors qu’en saison sèche, celle-ci était moinsforte que celle de l’eau des pluies, à la saison où elles tombaient. Va savoir pourquoi ! J’ai été amené àfaire l’hypothèse de jours courts qui d’ailleurs reste encore à vérifier complètement. Tout semblait sepasser comme si, en jours courts, la capacité de croissance se trouvait plus faible. Il faut prendre encompte le fait qu’en cette saison le raccourcissement des jours s’accompagne aussi d’un refroidissementdes températures. J’avais rêvé de multilocal dans des latitudes plus basses et je n’ai pas eu le temps enGuyane d’expérimenter suffisamment longtemps pour être en mesure de répondre à cette question :comment se combinent un effet températures plus basses et un effet photopériode ?

D.P. /B.D.— À qui appartenaient les terrains sur lesquels tu effectuais tes essais ? Comment procédais-tu pour entrer en contact avec leurs propriétaires et leur expliquer, quand il s’agissait de particuliers,ce que tu te proposais de faire ?

J.S. — J’avais mon précieux Jean-Bart qui était mon homme à tout faire et qui avait avec tous un contact par-fait. Mais les essais chez les exploitants butaient sur leur manque de fidélité. Au bout de six mois, ilsvoyaient ce qu’on voulait leur montrer. Estimant en savoir assez, ils déclaraient qu’ils n’étaient plusintéressés.Mais je dois dire que j’ai rencontré les mêmes ennuis avec les parcelles des zootechniciens de l’INRAet sans que mes protestations soient toujours suivies de la plus élémentaire compréhension (les chèvresde l’INRA ont brouté plusieurs de mes espoirs !).Dans les fermes-relais des services agricoles, nous arrivions, par contre, à nous faire sur place de par-faites relations de connivence constructive (15) !

D.P. /B.D.— Comment étaient choisis les éleveurs chez lesquels vous mettiez en place des essais ?Étaient-ils plus ouverts au progrès que les autres ? En attendaient-ils quelque chose ?

J.S. — Je n’en suis pas sûr ! Je crois qu’ils avaient surtout envie de nous faire plaisir. Ils devaient se dire quemême si cela ne leur faisait pas de bien, cela ne leur faisait pas de mal. Mais beaucoup d’essais se sontrévélés incomplètement utilisables, par manque de fidélité dans la durée. Dans les années 1968 et 1969, des essais plus ambitieux ont pu être correctement réalisés par Yvon

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Dumas, un jeune Agro, assistant INRA quej’ai reçu au titre du service militaire. Cela aété un bonheur pour moi, de travailler aveccet adjoint compétent, qui a pris en chargeun réseau complet d’essais (dont certains enMartinique) pour approfondir l’ensemble deces questions. Il aurait pu soutenir une thèseà partir de ses travaux, il était modeste ets’est contenté de passer son concours dec h a rgé de re c h e rches. Nous avons ainsidéveloppé ce que j’ai appelé à l’époque "uneécologie de la productivité". Elle était liée à lapluviométrie, avec deux facteurs complé-mentaires : l’excès d’eau dans des sols troppourvus et son insuffisance dans les sols defaible profondeur, et rendait compte de ladurée de pousse disponible dans l’année enprenant en compte les différences dans ladurée de la saison sèche.

D.P. /B.D.— Comment étaient organisées les structures de développement en Guadeloupe ? Étaient-elles semblables à celles qui existaient dans la métropole ?

J.S. — À l’époque, il n’existait une Chambre d’agriculture que de manière théorique et il n’y avait pas de Créditagricole. La SATEC (Société d’assistance technique et de crédit) gérait un peu tout cela avec desmodèles préexistants. Mon grand regret, avec le recul, est qu’on n’ait pas pu imaginer à l’époque uneéconomie sucrière qui se serait spécialisée sur le sucre roux, tel qu’il sortait des productions tradition-nelles et qui aurait été vendu plus cher que le sucre blanc, en raison de son goût ou de son originali-té. Les producteurs auraient très bien pu admettre cette idée, à la différence des éminents technocratesqui n’avaient en tête que le dogme simpliste des prix mondiaux et la modernisation corrélative desstructures (16). J’ai entendu dire que la Martinique revient un peu aujourd’hui à cette conception, maison n’y produit plus de sucre ; la canne ne sert plus qu’à faire du rhum, denrée fort appréciée des tou-ristes ; mais j’ai pu observer moi-même, en Colombie ou au Nicaragua, des unités de production desucre brut fonctionnant avec quatre ou cinq ouvriers et utilisant les ressources d’un bassin d’approvi-sionnement très exigu. On y coule le sucre dans des moules en bois ou en terre cuite, et il possède cegoût subtil de bagasse humide qu’on retrouve aussi dans les vieux rhums. Un tel sucre a tout pourdevenir un produit de luxe.

D.P. /B.D.— L’arrivée en Guadeloupe de chercheurs zootechniciens a-t-elle ouvert des perspectives nou-velles à tes recherches en agronomie ?

J.S. — Je dois dire hélas que non. Nous avons beau à l’INRA être tous copains, "mon labo est mon labo, et madiscipline, ma discipline" ! En 1967, la zootechnie bovine est arrivée avec Michel Chenost, tout droit issudu Centre de Theix. Mon collègue Lucien Degras était arrivé en 1964 pour l’amélioration des plantes.J’ai eu du mal à collaborer avec l’un et l’autre, dans la mesure où ils ne partageaient pas mon enthou-siasme pour les approches pluridisciplinaires. L’intérêt que je portais aux autres disciplines était perçucomme un empiétement sur leurs prérogatives. Quand la zootechnie est arrivée en Guadeloupe, elle amanifesté peu de curiosité pour les autres recherches qui s’y faisaient. Est-ce une impression d’agro-nome ? Ses représentants m’ont paru manquer singulièrement de curiosité. Un des dogmes que leszootechniciens avaient importé avec eux était qu’il fallait produire du lait pour mieux nourrir les

Groupe de la Caribbean Food Crops Society, réunion à Saint-Domingue, août 1970. De gauche à droite : J. Logo-Lopez (Porto-Rico), J. Salette,F. Gabriel (Martinique).

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enfants. Excédé un jour par l’étalage de bons senti-ments auxquels cette idée donnait lieu, j’avais rétor-qué qu’en Guadeloupe les femmes préféraient faireleur lait elles-mêmes. La physiologie humaine aexpliqué par ailleurs qu’une lactation plus longueétait aussi un moyen d’espacer les naissances.Un autre dogme auquel ils étaient attachés était"l’animal bien fini". À les entendre, les bovins à vian-de devaient tous être charnus et assez gras. Lesbovins laitiers devaient atteindre une productionindividuelle suffisante pour ne pas faire rigoler lescollègues d’Europe venant en mission.

D.P. /B.D.— Quels programmes les zootechniciens se sont-ils efforcés, à cette époque, de mettre enplace ?

J.S. — Ils se sont mis au travail pour mesurer la valeur alimentaire du pangola. Ils trouvaient que cette herbeétait peu nutritive, ce qui est exact. Pourtant au Congrès international des herbages qui s’était tenu en 1960, G.O. Mott, qui travaillait enFloride, avait expliqué qu’il y avait deux façons de gérer le chargement en animaux des pâturages. Cesidées restant fondamentales, je suis obligé de les rappeler : - soit chercher à rehausser les performances individuelles des animaux (dogme qui était celui de noscollègues zootechniciens venus de Theix).- soit tenter de maximiser la quantité de produit à l’hectare, en négligeant la performance individuel-le (de plus, les animaux amaigris en mauvaise saison, peuvent très vite reprendre du poids) (17) eten augmentant le chargement.La première option impliquait peu d’animaux, nourris avec une alimentation complémentaire de trèshaut niveau nutritif. La seconde, l’utilisation d’un plus grand nombre d’animaux à l’hectare (d’autantplus valable en matière de production de viande). J’ai toujours regretté qu’on n’ait pas commencé parréfléchir à cela, réflexion utile qu’a amorcée plus tard Michel Vivier, qui est arrivé en juin 1972, à peuprès le lendemain de mon départ définitif.Je voulais m’intéresser au recyclage des minéraux par les déjections, mais je n’ai jamais pu disposerd’animaux pâturant mes parcelles et me permettant d’effectuer des mesures. C’est un travail auquel jeme suis attelé plus tard (après 1985), avec mon ami Michel Journet, dans le cadre d’une ATP, que nousavons animée ensemble. Nous ne sommes jamais parvenus toutefois à créer une philosophie conjoin-te pour des recherches communes sur l’interaction prairie x troupeau. Le climat intellectuel del’époque, ses pesanteurs diverses en sont sans doute responsables. De vrais rapprochements n’ont pus’effectuer positivement qu’entre jeunes chercheurs de l’élevage et de l’agronomie, à la fin des années80, sur le domaine du Pin. Mais ils ont été arrêtés délibérément par les hiérarques de l’époque après1998… Quel dommage !

D.P. /B.D.— Existait-il des incompréhensions entre les scientifiques qui venaient tous de métropole etles personnels techniques et administratifs qui étaient originaires pour la plupart des Antilles ?

J.S. — Il se posait des problèmes particuliers, surtout si on se refusait à les voir sur le fond. J'ai eu la chanced'y réfléchir avant et donc de résoudre les difficultés avant qu'elles ne surgissent. Jusqu'à la fin, j'ai étéentouré de gens avec lesquels je m'entendais très bien. Mais j'ai eu des collègues qui ont été confron-tés à des problèmes plus durs (calomnies, procès d'intention, dialectique pesante) qu’ils étaient malarmés pour affronter.Concernant les rapports sociaux en général, dès avant mon arrivée, on m'avait mis en garde contreune relative susceptibilité des Antillais. J'ai été invité à occuper ma place, pas plus et pas moins. Ainsi,

Le bâtiment construit en Guadeloupe, en 1970, pourl’Agronomie et la Zootechnie.

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tutoyer tout le monde (18) ne pou-vait, à l’époque, être perçu quecomme une familiarité déplacée etinconvenante, un manque blessantde considération, voire un signe demépris. Je me suis conformé à cesconseils et je m'en suis trouvé bien,constatant que quand on est à tu età toi, la moindre discussion peutêtre faussée très rapidement sousce soleil-là.

D.P. /B.D.— Il nous faut revenir à présent en métropole où tu as poursuivi tes travaux sur la prairie etengagé des recherches dans d’autres domaines. Mais avant de les exposer, peux-tu évoquer les raisonsde ton retour et les conditions dans lesquelles il s’est réalisé ?

J.S. — Mon départ (fin juin 1972) a été quelque chose de bien programmé : j'avais réussi à caractériser cer-tains problèmes et en étais arrivé à l’idée que je n'arriverais jamais à les étudier complètement, si je res-tais en Guadeloupe. Il me semblait que j'avais emmagasiné un certain nombre d'idées et d'hypothèsesqu'il convenait de poursuivre ailleurs. Je sentais aussi, confusément, que cette période où nous noussentions plutôt protégés par R. Février, allait toucher à sa fin (19). Le départ de M. Bustarret était envue, laissant planer des craintes sur la façon dont il serait remplacé. J'ai eu l'intuition qu'il valait mieuxêtre un peu en avance sur son temps plutôt que d'attendre d'avoir à en souffrir. C'est la raison pourlaquelle je suis parti dans une sérénité parfaite.Après le départ de Boischot en 1965, S. Hénin était devenu chef du département d'agronomie. Iln'avait jamais voulu venir en Guadeloupe, île dont il ne se souciait guère, mais il m'avait offert unemission en Côte-d'Ivoire, dans la mesure où il y supervisait les agronomes de l’ORSTOM, ce dont j'aidéjà eu l'occasion de parler précédemment. J'ai eu avec lui des échanges administrativement courtois.Quand je rentrais en congé, je passais un après-midi à bavarder avec lui, sans souci des rapports hié-rarchiques.Quand je lui ai parlé de mon retour, il m'a signalé qu'il avait un trou à boucher à Colmar et qu’il comp-tait sur moi pour y diriger la station d'agronomie. Je lui ai déclaré que je n'avais nullement la préten-tion de diriger une station, mais il m'a répondu que ce serait cela ou rien. J’en étais très inquiet.Il se trouve que j'étais passé régulièrement à Lusignan voir mon collègue Mansat. La question qui s’yposait alors était la suivante : valait-il mieux sur les prairies épandre l'azote au printemps ou à l'au-tomne ? Il a souhaité me montrer des résultats. Y était mesuré avec application, dans de nombreusesparcelles, le poids des matières sèches récoltées. Je lui ai demandé ce que les plantes avaient absorbécomme azote. Il a reconnu que c'était une question qu’ils ne s'étaient pas posée, ce qui lui a fait pen-ser que mon implication dans ces problèmes pourrait être utile.Je devais partir en Juin 1972. Mais, en Janvier 1972, M. Bustarret a été remplacé par J.M. Soupault,avec J. Poly comme directeur scientifique. Peu de temps après, celui-ci s’est rendu à Lusignan. Mansatlui a fait part de ses problèmes, lui a signalé qu’il avait bien besoin d’un agronome et qu’il regrettaitvivement que le seul qui fût justement disponible allait être affecté à Colmar. Il se trouve, parallèle-ment, qu’Edgard Pisani, qui avait été entre-temps parachuté en Maine-et-Loire, avait manifesté sonsouhait que l’INRA s’intéresse davantage à son département. Il avait insisté auprès de G. Drouineaupour que l’INRA s’y développe. Celui-ci a fait ce qu’il savait fort bien faire : mettre en place une sta-tion de phytobactériologie, puis une station d’agronomie ; l’amorce d’un nouveau Centre pour l’INRA.À ce stade plusieurs évènements se sont produits, qui m’ont fait nommer à Angers. Au début de 1972,Jacques Concaret, qui se trouvait à Auxerre, dans une station qui allait fermer, devait être nommé à

Inauguration des bâtiments d’Agronomie et deZootechnie, Guadeloupe, 1971.De gauche à droite : L. Legras, B. Pons, ministre,J. Salette, C.M. Messiaen, R. Pavot, M. Chenost.

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Angers. Par chance pour moi, le mari de Suzanne Mériaux, qui était DDA à Dijon, a été nommé ingé-nieur-général au même moment. Suzanne Mériaux, qui était directeur de la station d’agronomie deDijon, a demandé évidemment à suivre son mari muté dans le Sud-Est. Il a donc fallu la remplacer, àDijon ; J. Concaret, qui était disponible, a été immédiatement désigné, libérant du même coup le postequ’il aurait occupé à Angers. Le nom de Salette a été avancé pour le pourvoir. Sans doute, n’y avait-ilpas beaucoup d’herbages aux alentours et l’avenir du Centre d’Angers semblait résider davantage dansl’horticulture que dans la culture des prairies ! Mais "ce n’était pas grave et Salette saurait bien s’en accom-moder" ! Pour donner satisfaction à Mansat, Salette n’aurait qu’à créer une antenne expérimentale àLusignan !Voici comment j’ai été nommé à Angers avec mission de faire une antenne d’agronomie de l’herbe àLusignan. Ce que j’ai fait. Et de développer de l’horticulture à Angers, ce que j’ai fait également (AndréDartigues et Francis Lemaire ont été les premiers acteurs de ce thème important).

D.P. /B.D.— De retour à Angers, en 1972, tu te retrouves dans un contexte nouveau. Comment t’es-tuadapté à cette situation ?

J.S. — Quand je suis arrivé, en 1972, dans l’Ouest de la France, je me suis senti à l’aise, me disant que je pou-vais y transposer une partie des idées que j’avais pu développer aux Antilles. Il s’agissait, en effet, desmêmes lois biologiques, mais dont les coefficients devaient simplement être modifiés. J’avoue qu’àl’époque, j'ai eu du mal à faire accepter cette façon de voir les choses dans le département d’agrono-mie. Pour les gens de l’hexagone, la référence tropicale usuelle était celle des anciennes colonies afri-caines, un autre monde, très différent des Antilles. Les hommes revenant de tels pays étaient souventperçus par les " intellectuels" de la métropole comme un peu sous-développés eux-mêmes.

D.P. /B.D.— Peux-tu parler de la révolution fourragère et de ce qu’en pensaient les responsables del’INRA au début des années soixante-dix ? Suscitait-elle des divergences de vue entre les généticiens etles agronomes ?

J.S. — Il n’y avait pas à l’INRA d’agronomes spécialement étiquetés étude des prairies semées. Il n’existait, en1970, qu'une "pincée" d’agronomes, à Clermont-Ferrand, qui réfléchissaient à l’amélioration de la ges-tion de l’herbe dans des systèmes, déjà bien établis, des zones de montagne, ce qui est très particulier.Il s’agissait de Louis Gachon secondé par François-Xavier de Montard, un jeune chercheur qui avaitcommencé sa carrière en Côte-d’Ivoire. Si l’on en revient à la révolution fourragère, il faut rappeler que celle-ci fut d’abord une manifestationd’anglomanie. Mais, en 1970, pour répondre à ta question, les feux de la révolution fourragère étaientbien éteints ! Il faut retenir de cette dernière surtout le fait de la grande "envie de progrès agricole" quia suivi la fin de la guerre.

D.P. /B.D.— En plus des chercheurs d’amélioration des plantes, quels étaient les zootechniciens quiétaient concernés par l’aménagement des surfaces en herbe lié à la révolution fourragère ?

J.S. — Il s’agissait avant tout de Robert Jarrige, qui avait dans les trente cinq ans au début des années 60 etqui avait la charge écrasante de développer de nouvelles méthodes d’élevage ; il était donc naturel pourles zootechniciens de s’occuper de prairie pour pouvoir suivre tout ce qui se passait dans la chaîne ali-mentaire des ruminants. Je me souviens avoir dit un jour, dans les années soixante-dix-sept, à ClaudeBéranger, qui n’était pas encore chef de département d’élevage, qu’il serait judicieux de réunir, sous lamême tutelle, prairie et élevage (en donnant des garanties aux chercheurs de l’herbe qu’ils ne devien-draient pas à terme les techniciens de la zootechnie), afin que puissent se manifester des convergencescommunes dans les directions de recherche.

D.P. /B.D.— Pourquoi le rattachement des prairies au département de l’élevage ne s’est-il pas fait ?

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J.S. — Si cela avait dû se faire, ce ne pouvait être possible qu’au début de l’INRA. Loin de moi l’idée de repro-cher à des gens, si jeunes à l’époque, de ne pas avoir pris d’initiatives en ce sens. Mais il faut dire queces histoires de prairie, curieusement, n’ont jamais intéressé beaucoup nos grands dirigeants, même siles prairies représentaient en étendue au moins la moitié de la SAU. De toutes façons, les départementsde recherches animales ont développé leurs propres recherches sur l’herbe, entraînant pendant long-temps la coexistence de deux secteurs parallèles, c’est-à-dire sans contacts l’un avec l’autre.

D.P. /B.D.— Qu’en était-il dans tout cela de la prairie permanente ?

J.S. — En caricaturant : "Elle était bonne pour les régions sous-développées ou les milieux marginaux !" On peutmême aller plus loin : elle était l’objet d’un "interdit" de la part des "fondateurs" de la révolution four-ragère !

D.P. /B.D.— Y avait-il dans le monde agricole des personnes ou des groupes qui ont repris à leur comp-te ces idées de révolution fourragère ?

J.S. — Les phares étaient donc logiquement braqués sur la prairie semée ; curieusement, ses promoteursn’étaient pas les marchands d’outils à retourner la terre, mais les producteurs de semences. Il suffit dese plonger dans la revue "Fourrages" de cette époque pour le constater !Quand je suis arrivé à Lusignan, à mon retour de Guadeloupe, et même si cela n’était pas encore par-faitement maîtrisé, tout le monde avait recours à l’azote en quantité importante. L’azote étant alors peucoûteux, les éleveurs n’hésitaient pas à en employer beaucoup pour accroître la production d’herbe.Ce n’est qu’après la crise de l’énergie que les légumineuses que l’on avait jusque-là gentiment oubliées,sont revenues au combat. Des chercheurs avaient été chargés, dès la fin des années cinquante, de sélec-tionner le trèfle blanc, mais les premiers critères de sélection étaient la productivité et la résistance auxmaladies. S’ils avaient eu des animaux pâturant, ils eussent plus vite compris la nécessité de sélec-tionner le trèfle blanc sur sa longévité, sa résistance au piétinement ou, selon qu’il devait être associéà des graminées courtes ou à des graminées hautes, ses aptitudes à allonger plus ou moins le pétiolede ses feuilles. Hélas, au moment où les chercheurs (Lenoble notamment) commençaient à avoir unetrès bonne connaissance du matériel végétal, la décision a été prise à l’INRA, à la fin des années soixan-te, d’arrêter ce programme de recherches et de s’intéresser davantage aux autres espèces fourragères.

D.P. /B.D.— Les agronomes ne reprochaient-ils pas aux améliorateurs des plantes d’avoir sur les chosesune pensée hégémonique ?

J.S. — Pas réellement, d’ailleurs comment parler "des agronomes" avec un nombre si faible ; plutôt une pen-sée différente et très autonome ; les chercheurs de l’amélioration des plantes étaient certes conscientsdes différences qui pouvaient exister entre les diverses parties du domaine prairial. Mais ils limitaientleur étude aux seules différences existant entre les espèces ou les variétés sélectionnées. Ma convictionétait très différente : la manière dont croît une plante représente déjà des modalités telles que les dif-férences qui sont engendrées par ces modalités sont plus fortes que celles qu’on peut obtenir entredeux variétés soumises rigoureusement aux mêmes conditions. Ces débats m’ont beaucoup instruit etpermis d’inventer cette formule que j’invite à méditer : "ne confondons pas l’amélioration des plantes avecl’amélioration de la culture correspondante !" Si j’avais disposé de cette formule dix ans plus tôt, j’auraispeut-être été mieux compris ou plus rapidement. Pour l’agronome, il fallait "réussir l’examen" en affirmant : "Je m’intéresse à la production et à la gestion dela surface en herbe et cette préoccupation est de nature scientifique !". La plupart des agronomes avaientégalement du mal à comprendre cela, étant sinon des céréaliers, du moins des "annual crops people".Dure réalité, et qui m’a fait souffrir ! C’est sur des peuplements monospécifiques qu’a été échafaudée la problématique de base que j’ai éla-borée : physiologie de la repousse, comportement vis-à-vis des facteurs principaux comme l’azote oul’eau, comportement intersaisonnier, évolution au cours de la repousse. On savait que la teneur enazote était fonction de l’âge des tissus. Mais l’âge, qui était une notion assez floue, j’ai pu le remplacer

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fort opportunément par le concept de degré de croissance, c’est-à-dire par la quantité de matière sècheélaborée depuis la coupe antérieure. Jusqu’alors, on étudiait des cinétiques de phénomènes, sousforme de fonction y = f(t). On a entrepris désormais de les étudier sous forme de fonctions y = f (MS),c’est-à-dire en fonction de la croissance elle-même, considérée comme le phénomène de base, il en estrésulté de vrais progrès conceptuels. Curieusement, j’ai eu moins de mal à faire accepter cela auxAnglais qu’à mes collègues proches. Il est à noter une fois de plus que le vocabulaire est porteur deconcepts. Comme nous n’avions pas pour cela de terme précis en français, nous n’avions pas d’accèsfacile au concept.

D.P. /B.D.— Après l’évocation de tes travaux sur la prairie temporaire, on pourrait passer à ceux quiont été effectués sur la prairie permanente.

J.S. — Dès mon arrivée à Angers, je me suis rendu à Lusignan puisque j’avais reçu comme mission d’y créerune antenne herbe. Deux ans après, j’ai eu la chance que me soit affecté un ingénieur INRA nouvelle-ment recruté : Gilles Lemaire est devenu, en effet, mon premier collaborateur talentueux de cetteépoque. Je m’en suis trouvé heureux : à la différence de moi, qui ai besoin de méditer et de jouir demes méditations, il travaillait très vite ; aussi lui ai-je proposé de préparer une thèse et de se présen-ter dans la foulée au concours de maître de recherches. C’est ce qu’il a réussi. Mais, dès son arrivée, jeme suis senti du même coup un peu plus à l’aise, avec un peu de temps disponible, et j’ai fait remar-quer que je ne comprenais pas qu’on ne travaille pas, à Lusignan, la prairie permanente (ou plutôt,depuis Lusignan). Je précise que, pour moi, la prairie pérenne qu’elle soit naturelle et plurispécifique (dite prairie per-manente) ou semée et monospécifique, relève de la même problématique agronomique. J’ai donc toutnaturellement cherché à la mieux connaître : il se trouvait que les Centres de Jouy (puis de Theix) etla station de Lusignan avaient les deux domaines voisins et concurrents au Pin-aux-Haras. Je suis alléles voir, en 1973. René Laissus, le chef du domaine d’amélioration des plantes, était un homme quej’estimais fort et pour lequel j’ai éprouvé une grande amitié. J’y ai été accueilli d’une façon parfaite. Deplus, comme en Guadeloupe, j’étais heureux de pouvoir effectuer des comparaisons sur des milieuxdifférents (Lusignan, le Pin), sans avoir à recourir pour autant à des phytotrons ! Grâce à R. Laissus, qui avait alors plus de 15 ans d’expérience sur place, et beaucoup de convictionssur les atouts de la prairie permanente, nous avons pu entreprendre des essais intéressants sur prairiesnaturelles. À l’époque, plusieurs questions nous préoccupaient : la réponse à l’azote liée au phénomè-ne de repousse ; le lien entre les apports d’azote, la matière sèche élaborée et les courbes de croissan-ce ; les flux d’absorption de l’azote face aux flux d’élaboration de la matière sèche ; la relation linéaireexistant entre l’élaboration de la matière sèche et la somme des températures. Nous avons transposécette thématique à la prairie naturelle et avons constaté que la prairie naturelle obéissait aux mêmeslois. Je parlais déjà, aux Antilles, de "lois de comportement". Aujourd’hui, on donne le nom de modèleaux équations qui les traduisent. Je déplore que le terme utilisé soit moins français. Modèle n’estqu’une traduction partielle de l’anglais.Je reviens sur le fait que la prairie permanente se comporte de la même façon qu’une prairie semée.Cela veut dire qu’un ensemble d’espèces tend à se comporter globalement comme une seule espèce.Autrement dit, quand on analyse le comportement global de cet ensemble d’espèces, on analyse unindividu moyen. C’est un peu comme cela que procède un démographe. Si on dessine, par exemple,la courbe de repousse au printemps en fonction du temps, la courbe de croissance est, pour la prairiepermanente, la courbe enveloppe des courbes de croissance de chacun de ses constituants. Les espècesles plus précoces se manifestent les premières, les plus tardives les dernières. Mais il n’en existe pasmoins une courbe enveloppe. Ce qui me paraît intéressant, c’est que même sans connaître la botaniqueou la composition floristique de l’ensemble considéré, on peut quand même étudier cette végétationau plan global. À partir du moment où un foin est la récolte du tout, où un pâturage bien géré fait toutconsommer, on est en droit de faire ce raccourci. Bien entendu, il ne s’agit pas d’en rester là et je pour-rais raconter les déconvenues que j’ai connues par rapport aux ambitions que je pouvais nourrir surl’avenir des recherches relatives à la dynamique de végétation. Ce qui m’apparaît important sur le plande l’histoire des idées, c’est de montrer que cette approche globale permet d’étudier "un individu équi-valent" comparable à un individu moyen.

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D.P. /B.D.— Concernant ton initiative d’études sur les prairies permanentes, s’agissait-il de la mani-festation d’un esprit peu conformiste ? Pourquoi cette orientation de recherche n’avait-elle pas eujusque-là les faveurs des responsables scientifiques de notre Institut ?

J.S. — J’ai retrouvé une lettre que Robert Jarrige m’avait envoyée en 1985. Il me faisait part de ses réactionsà la suite de mon rapport général sur l’agronomie de la prairie. "Dans les années cinquante”, écrivait-il,"l’INRA n’avait pas de département de phytotechnie ayant une vue d’ensemble sur la prairie. L’améliorationdes plantes sélectionnait des espèces : objectif tout à fait normal. L’anglomanie qui régnait alors ajoutait unostracisme à l’égard de la prairie naturelle".J’ai été heureux que Jarrige, qui avait bien connu ces années cinquante, vienne conforter les points devue que je pouvais avoir, vingt ans plus tard. Attardons-nous, en premier lieu, sur le terme de phyto-technie qu’il avait utilisé. Dans l’enseignement agronomique classique, il était considéré toujourscomme le pendant de la zootechnie, offrant une vue d’ensemble sur le monde végétal : ce n’était pasun terme recouvrant des possibilités d’évolution scientifique.

D.P. /B.D.— À la différence des cultures monospécifiques, la prairie permanente n’appartient-elle pasd’abord au monde du complexe et du difficilement maîtrisable ?

J.S. — Certainement, du moins dans une première analyse. Encore qu’elle soit aussi, à mon avis, un milieu"tamponné" en cela qu'elle réagit pas brusquement aux diverses incitations reçues de l’extérieur. Il estaussi dans la logique de l’agronome de vouloir maîtriser et prévoir ; les prairies permanentes étantcontraires à l’ordre simple auquel il est attaché, il a eu tendance à vouloir leur remplacement. Il a falluattendre longtemps avant que des agronomes puissent se lancer dans la mise au point de nouvellesméthodes pour mieux comprendre le fonctionnement complexe de telles prairies.

D.P. /B.D.— Ce contre quoi tu t’es si souvent insurgé, n’était-il pas au fond l’esprit de système ?

J.S. — En effet, si on peut admettre qu’un système est un assemblage de facteurs et de données reliées etréagissant les uns sur les autres. Mais j’observe que le sens du mot, en tant que construction théo-rique peut connaître un emploi péjoratif ; voici la définition de l’esprit de système donnée pard ’ A l e m b e rt, en 1782 : "tendance à faire prévaloir l’intégration à un système sur la juste appréciation dur é e l". Les agronomes en bottes, qui mettent la main sur le cul des vaches tout en examinant les prai-ries, font effectivement la preuve d’une plus juste appréciation du réel ! Il faut se méfier de l’espritde système. La condamnation de la prairie permanente dans la révolution fourr a g è re relève de lamême suff i s a n c e .

D.P. /B.D.— La liste de tes travaux témoigne d'une activité débordante. On retrouve des traces de tonpassage à Lusignan, Quimper, Le Pin, Caen, dans les pays de la Loire et dans les Vosges. Nous avonsévoqué la ligne directrice de tes travaux sur la prairie. As-tu atteint les objectifs que tu t'étais donnés ?Peux-tu parler aussi des déconvenues que tu as pu éventuellement connaître ?

J.S. — Je commencerai par répondre par la fin de ta question : je crois que j’ai connu plus de déconvenuesque de satisfactions (20) ! mais nous aurons l’occasion d’y revenir.Activité débordante ? Je ne suis pas sûr d’être bien d’accord avec ce terme. Je ne crois pas avoir débor-dé comme une rivière sortant de son lit. J’ai l’impression plutôt d’être resté toujours avec rigueur surles quelques axes que je m’étais fixés. Si les lieux de mon passage ont été également variés, c’est parsouci d’explorer la variabilité multilocale des choses, ce qui à mon sens est une des raisons fonda-mentales de l’activité des agronomes.La ligne directrice de mes travaux sur la prairie s’est dessinée au fur et à mesure de leur progression.Je l’ai explicitée sous une forme à peu près cohérente dans un rapport que j’ai rédigé en 1985 et quej’ai intitulé : "Réflexions sur l’agronomie de la prairie : une problématique renouvelée ; un enjeu pluridisci-plinaire".

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Mon thème principal a été l’économie de l’azote. J’ai repris avec joie un aphorisme d’Albert Demolonqui, au début des années trente, déclarait : " l’azote est le pivot de la fumure". Dans l’agronomie de l’her-be, l’azote est, en effet, le facteur essentiel et le plus facile à mettre en œuvre. C’est ce qui explique monintérêt pour l’économie de l’azote, d’autant plus que les sources de cet élément sont plurielles. Je pré-tends avoir innové conceptuellement en ayant parlé à l’époque de nutrition azotée, alors qu’on ne par-lait antérieurement que de fertilisation azotée. La différence, loin d’être mineure, est fondamentale : lanutrition azotée est l’étude du facteur azote sur le comportement de la plante et du peuplement. Ellepeut provenir de quatre origines principales : la fertilisation, la minéralisation du sol, le retour desdéjections animales ou l’azote fourni par les légumineuses. La fertilisation n’est simplement qu’unemodalité d’application de l’azote minéral. Cette différence conceptuelle paraît à première vue assez évi-dente, mais il a fallu du temps pour que chacun la découvre à son tour.Le thème suivant a consisté à resituer les études de la prairie dans un cadre systémique. Il est intéres-sant de faire à cet égard la remarque suivante : les botanistes étudient des écosystèmes ; et dans cettevision fixiste de la nature, l’animal ou l’homme apparaissent comme des facteurs perturbants. C’estaussi une des grandes erreurs des écologistes : "la nature est là et l’homme ne fait que la déranger" ! J’aitoujours voulu parler d’agrosystème, c’est-à-dire de systèmes dans lesquels l’action de l’homme (et del’animal conduit par l’homme) a un effet au moins aussi important que les caractères du milieu natu-rel. J’ai mis une dizaine d’années avant de progresser. Le terme d’agrosystème correspond aux activi-tés d’agriculture et d’élevage ; en comparaison, celui d’écosystème est abusivement restrictif, mais celuid’agrosystème peut paraître trop volontairement technique ! J’ai donc proposé le terme d’agro-écosys-tème, qui couple les deux notions et n’exclut pas les interventions possibles de l’agronome ou de l’éle-veur pour exploiter intelligemment les ressources du milieu ; de plus cette acception permet d’insistersur la nécessité de respecter les lois d’action des facteurs naturels auxquels s’ajoutent les facteurs d’in-tervention (21). C’est aussi une base pour promouvoir le concept d’agriculture durable.

D.P. /B.D.— Pour mener à bien tes travaux sur l'évolution de la végétation des prairies soumises àdivers types de fertilisation, tirer des enseignements de leur comparaison, prendre en compte les effetsà long terme (dans un de tes articles, tu vas même jusqu’à parler de la "mémoire" des prairies), tu aseu recours aux domaines expérimentaux de l'INRA, mais aussi à des réseaux d'essais extérieurs. Était-ce faute de ne pouvoir faire autrement ? Par souci d'en tirer des enseignements plus représentatifs ? Pardésir de te rapprocher davantage des utilisateurs ? Mais n'y avait-il pas le risque en contrepartie dedevenir en partie l'otage de partenaires extérieurs ?

J.S. — Je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir été l’otage de partenaires extérieurs. Mais peut-être ne m’en suis-je pas rendu compte ? Pourtant, après avoir un peu lu à propos de Lénine, j’ai toujours eu réellementla méfiance de ne pas être "l’imbécile utile" travaillant sans le savoir pour quelque pouvoir mal identi-fié, et servant une cause à laquelle il n’adhère en fait pas du tout.Je me suis adressé à des partenaires extérieurs par souci de tirer des expérimentations auxquelles jeprocédais des enseignements plus représentatifs. J’étais préoccupé, en effet, par ces notions de varia-bilité et de diversité. Il s’agissait pour moi de mettre en entrée la diversité des situations et de voir com-ment la variabilité des réponses pouvait être en partie due à des situations différentes. C’est la raisonpour laquelle je n’ai eu de cesse de rechercher des sites expérimentaux variés et représentatifs. J’avaisprocédé de même en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane (il s’agit bien d’agronomie comparée).J’ai toujours été frustré par l’incapacité que nous avions, à l’INRA, à mener à bien des essais de longuedurée. J’ai eu un lieu privilégié au Pin, grâce à l’amitié que j’entretenais avec R. Laissus et aux passionset questionnements que nous partagions. Mais le départ de R. Laissus à la retraite, en 1985, m’a renduassez solitaire. Ce n’est qu’alors que je me suis aperçu que les domaines, à l’INRA, avaient des "pro-priétaires". Je me suis retrouvé, en effet, face à ses successeurs dans la position du fermier venant qué-mander un renouvellement de son bail auprès des héritiers des propriétaires précédents.L’évocation de ces travaux me rappelle des idées que je n’ai pas eu le temps d’approfondir vraiment,mais dont j’espère avoir montré l’intérêt à mes héritiers. Notamment, la notion de milieu tamponné :la prairie permanente constitue un milieu tamponné, en ceci qu’elle est capable de résister à des chan-gements brutaux. Cette qualité peut certes rendre nerveux celui qui ne pense qu’à la modifier, mais laprise en compte de cette unicité de comportement peut s’avérer très précieuse. J’ai retrouvé cette

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notion de milieu tamponné dans les terroirs viticoles à haut potentiel et les prairies un peu anciennesoù la différence interannuelle est la plus faible. Voilà comment j’exprimerais le côté bénéfique de cettenotion de "milieu tamponné" : une uniformité plus grande de comportement au cours des années, mal-gré la variabilité climatique.

D.P. /B.D.— La prairie serait-elle, sans le savoir, une école d’humilité ?

J.S. — Cela me paraît très certain, mais je n’ai jamais travaillé sur des cultures annuelles, alors que c’était lecas, à l’époque, pour la plupart de mes collègues. C’est sans doute ce qui fait mon originalité d’agro-nome et ce qui m’a parfois valu beaucoup d’incompréhension à l’intérieur de notre Institut.

D.P. /B.D.— Avec ton implication au Pin, as-tu continué néanmoins à travailler à Lusignan ?

J.S. — À Lusignan, j’avais cherché, dans le souci de bien comprendre les phénomènes de repousse, à entre-prendre un travail pluridisciplinaire. Les bioclimatologistes ont été intéressés : les liens qui s’étaientcréés avec Ghislain Gosse m’ont conduit à intervenir pour avancer. Le directeur scientifique, qui avaiten charge la bioclimatologie, était alors Suzanne Mériaux, qui a bien accueilli mes propositions et mesdemandes et qui n’a pas hésité à affecter à Lusignan deux bioclimatologistes, en 1986. Gilles Lemaireavait soutenu sa thèse, un an auparavant. Les conditions se trouvaient réunies pour créer une unitéautonome, spécialisée dans l’étude de la morphogenèse et l’analyse fine des problèmes qu’on avaitcommencé à examiner ensemble. Je n’ai plus eu de raisons du même coup d’être aussi présent : j’avaisfabriqué mon propre dépassement dans un secteur où j’avais essayé d’innover. L’équipe de GillesLemaire a poursuivi sur sa lancée et a réussi à évoluer avec les généticiens : ceux-ci s’interrogentaujourd’hui pour savoir si, ayant semé tel lot de graines, ils se retrouvent bien devant le même géno-me, dix ans plus tard.

D.P. /B.D.— Je crois savoir que tu as eu l’occasion de travailler aussi avec la station agronomique deQuimper.

J.S. — Le Pin se prêtait bien à l’étude de la prairie permanente en raison des particularités de son milieu. J’aiété invité à travailler à Quimper en 1984. Jean Marrou, qui était alors directeur scientifique, avait bienvu que cette station se trouvait un peu délaissée par son département de tutelle. Il se trouvait que celui-ci avait chargé Jean-Claude Simon d’étudier les systèmes fourragers à base de ray-grass d’Italie ; j’avaismis le feu aux poudres en déclarant que le meilleur moyen d’étudier le ray-grass d’Italie était encorede semer du ray-grass anglais. Cette remarque avait déplu, sans qu’on m’ait demandé d’expliquerpourquoi j’avais dit cela : j’avais bien vu que l’hyperintensification n’allait plus être possible avec l'élé-vation du prix des engrais. Le ray-grass anglais y poussait bien. R. Jarrige avait rappelé, par ailleurs,que sa valeur nutritive et alimentaire était très supérieure à celle des autres graminées. Telles avaientété les raisons de ma boutade. Mais mes supérieurs hiérarchiques n’avaient pas voulu comprendre etl’avaient mise au compte de mes envies d’agacer. En 1984, J. Marrou m’a toutefois demandé, après dis-cussions, d’encadrer un travail de J.C. Simon sur le trèfle blanc. Amusant ! L’INRA avait abandonné lasélection de cette plante, une quinzaine d’années plus tôt. Mais les agronomes de Clermont-Ferrandn’avaient jamais renoncé à approfondir leurs connaissances sur le trèfle blanc, dans le cadre de leurstravaux sur les prairies de montagne. Quant à J.C. Simon, un programme trèfle blanc lui a été confiéet il s’en est fort bien tiré.

D.P. /B.D.— Peux-tu aborder tes rapports avec des partenaires extérieurs qui t’ont aidé à mettre enplace des essais ? Quels étaient ces partenaires qui te faisaient confiance ?

J.S. — Les facilités que j’ai trouvées à l’INRA ou dans le secteur privé n’ont jamais été régies de façon institu-tionnelle, mais ont toujours relevé de relations personnelles cordiales et amicales. Si l’on avait dû s’entenir aux seuls rapports institutionnels, il n’y aurait jamais eu que des déclarations d’intention ou de

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bonne volonté ou, ce qui m’est arrivé parfois, des expérimentations entreprises sur des laps de tempstrop courts. Les agronomes modernes pensent qu’avec de bons modèles, on peut remplacer les expérimentationsmulti-sites. Personnellement, je pense qu’ils sont partiellement dans l’erreur. Mais peut-être ne s’agit-il là que de jugements de sexagénaire ! Les autres partenaires avec lesquels j’ai travaillé ont souvent été des Chambres d’agriculture, lorsqu’ily avait coïncidence entre les études que nous nous proposions de faire et celles qui correspondaient àleurs besoins du moment. Ma participation aux groupes de l’AFPF (Association française pour la pro-duction fourragère) m’a aussi beaucoup aidé. Mais la fidélité de ces partenaires ne m’était toutefoisjamais acquise pour du long terme. J’ai compris tardivement, en effet, que les Chambres d’agricultureétaient obligées de rendre compte, dans des délais très courts, de tout ce qu’elles faisaient. Les expéri-mentations ne pouvaient guère dans ces conditions avoir un caractère pérenne. J’ai eu aussi d’excel-lentes collaborations avec la société des Potasses d’Alsace, la société des scories Thomas, plusieurslycées agricoles.J’ai quand même le grand regret de ne pas avoir réussi à mettre en place des essais de longue durée,surtout sur des domaines de l’INRA !

D.P. /B.D.— Tu insistes sur le fait que la recherche n'est jamais une activité désincarnée, mais qu'ellemet en jeu des rapports humains dépassant de loin les seules considérations scientifiques.

J.S. — Les bons rapports avec les autres qu'elle implique sont la condition sine qua non du travail en groupe.C'est grâce à eux que des gens peuvent accepter d'examiner, sans parti pris, les idées différentes quetu leur proposes, au lieu de chercher tout de suite à les combattre. Encore faut-il que leurs question-nements soient concomitants des tiens. Il y a toujours une part de chance. Il faudrait aussi distinguerentre travail de groupe (avec l’extérieur) et travail d’équipe. Il n’y a pas de travail d’équipe sans chefd’équipe.

D.P. /B.D.— Tu as été conduit à réinterpréter, avec Lydie Huché, des données agronomiques anciennesqu'elle avait pu récupérer. Est-ce un phénomène exceptionnel ?

J.S. — Je reste assez mitigé sur ce point. Il faut conserver les données anciennes si elles proviennent d'un tra-vail qui a été bien fait, avec des données très clairement enregistrées. Mais c'est loin d'être toujours lecas ; de plus, il y a souvent des défauts de méthode. Le plan d'expérience n'est pas toujours conformeaux exigences des buts poursuivis. Aujourd'hui, toutes les données sont bien enregistrées et on peut les ressortir quand on le souhaite.On peut les interroger et les soumettre à des questionnements nouveaux. Mais, aujourd’hui commehier, il reste criminel d’accueillir un stagiaire dans le seul but de lui faire traiter seul de vieilles don-nées… bien que ceci se pratique encore !

D.P. /B.D.— Quelles sont les retombées de tes travaux auprès des agriculteurs ? Comment ont-ils étérepris et utilisés ?

J.S. — J'ai du mal à répondre à cette question parce que je l'ignore en grande partie. Je ne suis pas sûr desavoir exactement ce qui en a été fait. Distinguons entre les utilisateurs : tout d’abord, il y a eu des uti-lisateurs INRA. Autrefois, quelqu'un qui voulait avoir accès aux résultats d'une recherche lisait lespublications qui en étaient sorties ; aujourd'hui aussi, mais autrefois il venait te voir et t'en parler.Aujourd'hui, il ne vient plus. Je laisse à d'autres le soin d'en rechercher les raisons. Cela fait plus dequinze ans que personne n'est venu me voir, alors que je sais qu'il existe des gens qui travaillent avecardeur sur des questions que j'ai initiées. Pourquoi ne viennent-ils pas discuter avec moi de leurs hypo-thèses et de leurs résultats ? Une demi-journée de discussions leur économiserait peut-être des erreursd'interprétation. D'ailleurs, quand je vois mes travaux cités dans des bibliographies, cela m'irrite sou-vent car je vois que beaucoup de mes lecteurs n'en ont pas toujours compris l'essentiel. Et pourtantj'ai la prétention d'écrire à peu près clairement, même en anglais. Pourquoi cette incompréhension ?

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parce que ce sont des gens pressés. La bibliographie informatisée ne donne pas à ses lecteurs des idéessur l'esprit dans lequel le travail a été réalisé. Passons aux autres utilisateurs situés en aval à qui l'on donne des choses tellement éparpillées ! Je ren-contre parfois des gens qui me disent : "Je vous avais écouté dans une conférence, en telle année, et vosconseils et explications m'ont beaucoup servi". Je suis bien sûr content quand j'entends cela. Tu as appriscomme moi que les paroles volent et que les écrits restent, eh bien, ce n'est pas toujours vrai ! Qui lirace que je raconte aujourd'hui, dans cette livraison d'ARCHORALES ? Pourtant il y a des gens qui pour-raient profiter ou, au moins, s'agacer utilement de ce que j'ai raconté. Les écrits restent, mais à condition d'être lus. Les paroles volent, mais il arrive qu'elles soient répétées.On me rappelle parfois quelques paroles fortes que j'ai prononcées lors de réunions, et qui ont frappéles auditoires... peut-être plus utiles que des publications !

D.P. /B.D.— Elles t'ont valu en tout cas des hommages répétés à ton humour décapant.

J.S. — Mon humour, comme tu dis, m’a été utile pour mieux transmettre des messages (22), mais aussipour résister à l’adversité. Il faut se poser le problème du transfert des connaissances qui est trèscompliqué dans la mesure où celui-ci emprunte souvent des cheminements imprévisibles et nonl i n é a i res. Les transferts les meilleurs que j'ai réalisés résultent d'expérimentations faites avecd ' a u t res. J'ai provoqué des réunions, j'ai accepté de faire des conférences ici ou là, je me suis faitplaisir en parlant. Cela m'a ainsi donné l'occasion de mettre en forme mes idées et de bénéficier descritiques de mes auditeurs. Un autre transfert intéressant, c’est quand des choses que j'avais faites ont été reprises dans diversenseignements. Mais on ne le découvre souvent que de façon fortuite. Autrefois, les enseignants fai-saient le tour des stations INRA pour se tenir au courant, mais il semble bien que cette pratique se soitperdue. Apparemment, les enseignants sont encore plus sur-occupés que les chercheurs. C’est ungrand dommage pour l’efficacité durable de tout le dispositif, en particulier pour tout ce que pourraitapporter une construction synthétique, ce que les enseignants sont bien placés pour réaliser.

D.P. /B.D.— Dans le cadre de tes recherches, as-tu été conduit à faire de l’enseignement ?

J.S. — Oui, mais peu, et toujours avec plaisir : quand on expose des résultats de recherche à des étudiants,ils comprennent instantanément. Quand on raconte la même chose à des quadragénaires, on se retrou-ve comme devant des feuilles de choux ou des plumages de canard : ça glisse sans pénétrer, sauf s'ilssont venus pour s'informer sur un point particulier.

D.P. /B.D.— Dans un article de 1990, intitulé "Remarques et réflexions sur les attitudes et le comporte-ment des éleveurs en matière de fertilisation", tu rappelles qu'une innovation, pour être adoptée, doit êtreà la fois désirée par les éleveurs (ou s'inscrire dans leurs projets) et compatible avec les contraintes aux-quels ils sont soumis. Peux-tu illustrer ton propos par quelques exemples ?

J.S. — Dix ans après, je reste encore d'accord avec ce que j'ai pu écrire. Cette réponse complète celle que jet'ai faite précédemment : comme tu l'as vu, l'article auquel tu fais allusion a été largement cosigné et aété motivé par le désir de mon équipe de faire la synthèse des travaux effectués avec des partenairesdu monde des engrais et du développement, sans qu'on puisse toujours en suivre la traçabilité, idéepar idée. Cela montre une fois de plus que les transferts se font par partenariat, par amitié, par parta-ge de questions mises en commun.Passons aux exemples sans masquer les difficultés rencontrées : j'ai déjà eu l'occasion de dire que nousavions entrepris un travail important sur la précocité de repousse de l'herbe, en fin d'hiver. DenisPayen, de la Météorologie nationale, y a participé en élaborant des modèles de prévision. Mais si onintroduit les animaux trop tôt dans les prairies pour la raison qu'on y a provoqué une disponibilitéplus précoce de l'herbe, le sol gorgé d'eau n'est pas assez portant. Est-ce un échec ? sur le plan scien-tifique non, mais du point de vue des applications oui. Mais, dans les pays de montagne non ennei-gés, le fait qu’il n’y ait pas d’excès d’eau sur les terrains en pente et la hantise des hivers trop longs font

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partie des conditions dont doivent tenir compte les systèmes d’élevage qui peuvent plus facilement,dans certaines conditions, valoriser par le pâturage une herbe précoce dès la fin de l’hiver.Autre point avec l’azote : on augmente la vitesse de repousse. Mais que faire quand on a produit tropd’herbe ? Passe encore pour ceux qui font de l’ensilage. Mais pour ceux qui en restent au foin, c’est ledrame, car le foin ne sèche pas bien quand l’herbe est trop abondante. Le seul moyen est de donnercet outil de travail aux personnes qui manquent d’herbe ou qui ne peuvent agrandir leurs surfaces.Après l’azote et la précocité au printemps, l’exemple du concentré. Ce produit est facile à diffuser, sur-tout lorsque la vulgarisation est faite par les marchands de concentré. Preuve a contrario : lorsqu’il ya eu les quotas laitiers, les éleveurs se sont dits qu’ils allaient pouvoir diminuer l’utilisation du concen-tré pour réduire la production. Ils ont diminué un peu le concentré, mais les vaches ont continué àproduire à peu près autant. Question : s’agissait-il d’une consommation de luxe ?Comme l’a écrit intelligemment un de mes anciens collègues de Rothamsted (Jenkinson), "periodical-ly, things need to be rediscovered" : de temps en temps il faut apprendre à redécouvrir les choses. Cecipour dire que l’on n’embrasse jamais tout d’un seul coup d’œil ou d’une seule brassée : on en laissetoujours aux autres et c’est ce qu’on laisse qui devient, un beau jour, important à connaître et à appro-fondir. L’ennuyeux avec la bibliographie informatisée, c’est que beaucoup de choses à redécouvrirgisent dans des publications datant d’une époque antérieure à sa mise en place. Qui arrivera encore,dans ces conditions, à les retrouver ? Il convient de ne jamais être avare de mots-clés.

D.P. /B.D.— Prenant le relais des astronomes et des astrophysiciens, les généticiens et les physiolo-gistes n’hésitent pas à faire rêver leurs contemporains en leur faisant entrevoir les possibilités nou-velles qu’offre la science en leur domaine. C’est un moyen pour eux d’intéresser l’opinion publique àleurs travaux et d’obtenir de la société les moyens de travail qu’ils jugent nécessaires à leur réalisation.Il semble que les agronomes soient plus circonspects. Est-ce par prudence ou modestie de leur part oupar souci de ne pas entretenir des mirages ou des illusions inutiles ? Est-ce parce qu’ils ont été conduitsà être moins confiants dans les ressources de leur art ou parce que "cultiver son jardin", c’est d’abordavoir les pieds sur terre ?

J.S. — Tout dépend du point de vue où l’on se place. Si on gagne sa vie en vendant du rêve au public ou auconsommateur-citoyen, ceci peut se révéler financièrement fort utile. Mais cela m’apparaît assez peudécent. Les agronomes, d’ailleurs, n’abusent-ils pas des craintes contemporaines sur l’environnement ?Quant aux astronomes, ce ne sont pas eux qui font rêver, mais la contemplation des astres ! Le mondeheureusement a eu des possibilités de rêver avant qu’il n’y ait des astronomes ! L’astronome serait plu-tôt aujourd’hui un empêcheur de rêver en rond, puisqu’il réduit tout à des calculs ! Parmi toutes les choses intéressantes qu’a pu dire Guy Paillotin, il y en a une qui m’a toujours beau-coup séduit : "le monde de la recherche est fasciné par l’infiniment petit (l’atome) et l’infiniment grand (l’as-tronomie)". À l’évidence, l’infiniment petit est aussi représenté pour nous par la biologie moléculaire.Mais cette façon d’être fasciné m’a toujours inquiété : un agronome étudie justement ce qui n’est niinfiniment grand, ni infiniment petit, mais ce qui fait partie du domaine courant de l’homme. On peutcraindre que si l’homme évacue si facilement aujourd’hui ses fantasmes vers l’infiniment grand et l’in-finiment petit, c’est peut-être parce nous avons moins le courage de nous pencher sur les objets à notreportée, à notre propre échelle et qui dans le domaine de la recherche sont peut-être plus difficiles. Làréside peut-être le drame de l’agronomie qui se veut être une science finalisée et non fondamentale, àl’échelle de ce que l’homme peut comprendre, faire et décider, pour lui-même et ses activités produc-trices.

D.P. /B.D.— Tu as parlé des recherches qui t’ont mobilisé à Lusignan, le Pin et Quimper. Peux-tu évo-quer les travaux que tu as conduits à Caen et les difficultés diverses qu’il t’a fallu y surmonter ?

J.S. — Quand j’ai parlé des recherches effectuées dans les localités que tu as citées, il s’agit bien de travauxauxquels j’ai participé avec des collègues ici ou là. Cela va sans dire, mais il vaut mieux le dire !J’ai raconté précédemment comment j’avais contribué à ce que se construise quelque chose à Lusignan,associant agronomes et bioclimatologistes. J’avais une autre frustration par rapport aux questions queje me posais, celle de faire intervenir les représentants de la physiologie végétale, notamment dans leur

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maîtrise des processus biochimiques qui entrent en jeu dans la croissance des plantes. La question quime semblait focaliser toutes ces actions était l’étude physiologique et biochimique du phénomène dela repousse. Mais, autant les bioclimatologistes avaient fini par se laisser convaincre de l’intérêt de cegenre de démarche (d'où leur arrivée à Lusignan en 1986), autant les collègues du département dephysiologie de l’INRA déclaraient ne pas avoir de forces à lancer dans cette aventure. C’est la manièrela plus aimable de dire qu’ils n’avaient aucune envie de s’y intéresser. J’avais des liens avec l’Universitéde Caen, grâce à mon collègue Vivier, qui y avait fait sa thèse à la fin des années soixante et j’avais choi-si Caen pour que Gilles Lemaire y soutienne la sienne en 1985. Il y avait dans cette ville des physio-logistes dont la vocation écrite était de travailler sur les plantes des milieux salins. Par chance pournous, dans les années 1985, leur tutelle universitaire leur a fait savoir que leur laboratoire ne pourraitplus continuer à se consacrer à l’étude de ce type de plantes. Comme nous nous connaissions bien, ilsm’en ont fait part et je leur ai suggéré de formuler une contre-proposition en déclarant leur intérêtpour étudier, avec l’INRA, le phénomène de repousse des espèces prairiales. Peut-être la perspectived’une collaboration avec l’INRA pouvait-elle avoir un effet mondain propre à arranger les choses ?C’est ce qui s’est fait. Avec le Délégué régional INRA de Normandie qui était alors Michel Vivier, nousavons obtenu le soutien de François Solignac-Lecomte, le directeur de la Chambre d’agriculture etavons été reçus à haut niveau à la Région Basse-Normandie. J’ai déclaré alors que j’étais prêt à démé-nager à Caen une partie de mon laboratoire d’Angers. Cette offre de collaboration a été acceptée, l'É-tablissement régional prenant en charge l’équipement du laboratoire et l’achat de nouveaux appareils,notamment des spectromètres de masse pour l’azote 15. C’est de cette façon qu’ont pu débuter lesétudes de physiologie dont j’avais ressenti le manque depuis plus de quinze ans.

D.P. /B.D.— Quelle était la finalité des études entreprises par ces physiologistes, en relation avec lesagronomes ?

J.S. — L’agronome décrit des phénomènes, les quantifie et peut les modéliser, mais il peut ignorer ce qui sepasse en détail au sein des organes de la plante. Nous avions bien vu en quoi le métabolisme de l’azo-te était complexe, mais nous n’avions pas les moyens conceptuels et matériels d’entreprendre l’étudedétaillée des mécanismes correspondants. C’était un autre métier pour lequel il fallait, à l’évidence, desphysiologistes. Que se passait-il dans l’intimité de la plante au cours de sa repousse ? Quelles explica-tions et quelles réponses les physiologistes pouvaient-ils fournir au questionnement des agronomes :rapidité de la repousse, azote absorbé requis par la croissance. Gilles Lemaire avait bien vu, pour sathèse, que les surfaces des feuilles étaient augmentées par l'effet de l'azote, ce qui était un signe d’ac-croissement de l’activité photosynthétique, mais que se passait-il dans les métabolismes ? Je soupçon-nais des réserves azotées mobilisées au cours de la repousse. Quelles différences existaient à ce niveauentre les graminées et les légumineuses ? Un grand nombre de questions restaient à approfondir.Ce qu’on peut mettre à mon crédit, c’est d'avoir pu formuler des questions de manière à intéresser lesphysiologistes.

D.P. /B.D.— Inversement, ces physiologistes ont-ils posé aux agronomes des questions nouvelles ?

J.S. — Non, en tout cas pas au début, car ils manquaient, je pense, de curiosité à notre égard et la cultureagronomique aussi leur faisait défaut. Une problématique prairie constituait pour eux une révolutionculturelle. Ils s’y sont mis pourtant. Je me suis toutefois trompé lourdement en pensant qu’en deux ansnous aurions bien précisé le programme de recherches que nous avions prévu. Au bout de 15 ans,nous commençons seulement à y voir plus clair. Alain Ourry est le premier thésard qui a travaillé avecnous, grâce à une bourse de la région (23). Il a bien montré que la plante, dans les cinq ou six pre-miers jours après la défoliation, fabriquait de nouveaux tissus en puisant sur ses réserves azotées. Sesrésultats ont été enrichis par des manips avec de l’azote marqué. Il s’est agi d’un travail à la fois effica-ce et joli ! La thèse suivante a porté sur les produits carbonés.Je tenais beaucoup à la dualité des deux démarches, l’une à l’échelle de la plante, de l’organe et de lafonction, l’autre à celle de la plante dans la parcelle. Mettant en jeu des outils complémentaires, cesdeux démarches m’apparaissaient pouvoir être réciproquement enrichissantes.

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D.P. /B.D.— Quel bilan tires-tu finale-ment de cette expérience pluridiscipli-naire ? S’est-elle heurtée à des difficultésdu fait que les échelles d’analyse diffé-raient entre les disciplines ?

J.S. — Ces difficultés faisaient partie du charme des contacts. Prévues, il était possible de faire avec. Mais les diff i c u l-tés essentielles sont venues de l’INRA. En bonne conscience, j’avais le sentiment d’avoir agi au mieux de sesintérêts. N’avais-je pas réussi à mobiliser dans l’Université quatre ou cinq personnes pour travailler sur unethématique INRA ? Ce qui m’a beaucoup choqué, c’est de voir que plusieurs des dirigeants de l’INRA accep-taient mal que je prenne des initiatives qui étaient pourtant dans la continuation de ce que j’avais annoncé.J’ai dû plaider que la Région Basse-Normandie nous donnait de gros moyens. Heureusement, les re s p o n s a b l e schangent souvent dans notre institut, ce qui permet aux choses de s’arranger à l’usure. Grâce à J.C. Ti rel, re s-ponsable des politiques régionales (je l’avais appelé amicalement responsable des "polémiques régionales"), cep rojet de Caen a été inscrit au CIAT (Comité interministériel d’aménagement du terr i t o i re). L’INRA qui s’étaitengagé dans ce cadre à affecter cinq personnes à Caen s’est donc trouvé dans l’obligation de le faire . . .

D.P. /B.D.— Comment les choses ont-elles finalement évolué ?

J.S. — Les choses se sont d’abord envenimées parce que le jeune Alain Ourry a été reçu un jour à un concoursde chargé de re c h e rche en agronomie. Nous étions d’accord avec Jean Boucaud, le patron du labo deCaen, sur le fait que ce candidat était un sujet d’avenir et il avait été entendu qu’on se débrouillerait pourlui trouver un poste de maître de conférences. Comme il ne souhaitait pas mettre tous ses œufs dans lemême panier, Alain Ourry qui avait entendu parler, au début de 1990, de l’ouvert u re à la station d’agro-nomie d’Angers d’un concours pour un poste de chargé de re c h e rches, sur un profil "plantes médicinales" ,avait posé sa candidature. Bizarrement, alors que j’étais directeur de cette station, je n’avais pas été misau courant de cette ouvert u re de poste. Quoiqu’il en soit, A. Ourry s’est présenté à ce concours et y a étéreçu. Le lendemain de son succès, il est venu me voir pour me demander ce qu’il devait faire. Je lui airépondu que travailler ici sur les plantes médicinales était idiot et que d’autres lieux me semblaient éven-tuellement mieux indiqués pour cela. Je lui ai dit que je m’étonnais que les chefs de l’INRA, dans leursagesse constante, veuillent mettre sur ce sujet essentiel un seul jeune homme, alors qu’ils n’avaient decesse de proclamer par ailleurs qu’on ne pouvait rien espérer de sérieux d’un engagement numérique-ment inférieur à une certaine taille critique. Ourry est donc re t o u rné à Caen avec mon soutien.Que s’est-il passé ensuite ? De gros problèmes, mais disons que je les ai oubliés ! Toujours est-il queles reproches de franc-tireur qui m’ont été adressés ont duré presque jusqu’à ma retraite ; mais aujour-d'hui un grand nombre de gens s’accordent à reconnaître que la création de ce laboratoire de Caen aété une réussite ! Il est devenu une U.M.R. reconnue dont A. Ourry est aujourd’hui le directeur !

D.P. /B.D.— Je n’imaginais pas que des travaux sur l’agronomie de la prairie eussent réclamé autant depersévérance et d’énergie !

J.S. — Cette création du laboratoire de Caen, je l’avais volontairement calculée et même longuement préméditée.Je n’avais plus rien à faire à Lusignan dont les équipes, devenues autonomes, continuaient à s’occuper dethématiques importantes. L’INRA voulait supprimer la station de Quimper. Jean-Claude Simon, qui avaittravaillé sur le trèfle blanc, se re c o n v e rtissait sur le cycle de l’azote avec le lessivage, l’intervention de l’ani-mal et de ses déjections. Je lui avais demandé les raisons pour lesquelles il ne souhaitait pas aller à Caen.Il m’avait répondu que c’était son plus cher désir. J’ai donc pu le mettre dans la seringue avec les autre s .

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Lors de la conférence de presse, Michel Vivier,délégué régional de l’INRA, Jean Salette, présidentdu Centre INRA d’Angers, Guy Paillotin, RenéGarrec et le Recteur Lostis, chargé de missionpour la recherche au conseil régional.Photo parue dans Ouest-france, en 1993Image PostScript

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J’ai fait ce que j’ai pu pour arriver à résoudre les problèmes que j’avais posés et dont l’intérêt était lar-gement admis. Les seules contestations qui s’étaient exprimées portaient sur les moyens, les prioritéset les sites. J’ai toujours considéré que je devais fabriquer et former mes successeurs, ayant vu tant defois l’INRA attendre que les gens soient partis depuis un an pour se poser la question de leur rempla-cement. Ayant été nommé Président de Centre en 1985, considérant que j’avais à ce titre à y jouer unrôle scientifique, il était évident pour moi, en dépit de l’affection que je pouvais éprouver pour mespropres sujets de recherche, qu’il n’était pas viable à long terme de laisser une thématique prairie dansun Centre dont la vocation était avant tout horticole. Cette thématique n’avait atterri à Angers que paraccident, que parce qu’on avait dû m’y affecter et que c’était mon profil par ailleurs. J’estimais depuislongtemps de mon devoir le plus élémentaire d’organiser l’avenir de cette thématique ailleurs qu’àAngers. Pendant un temps, j’ai envisagé de me déplacer moi-même à Caen tellement j’étais convaincude la pertinence de cette implantation. Mais quand j’ai pu envisager la chose, j’ai dû me rendre comp-te que je n’avais plus devant moi une durée suffisante !En 1984, j’avais essayé avec le chef de département de l’époque que l’agronomie fasse une OPA sur ledomaine que R. Laissus allait quitter en partant à la retraite. Je n’ai pas été assez convaincant ou je l’aiété trop, et il y a eu des inquiétudes sur ce que l’agronomie allait bien pouvoir faire d’un tel domaine.Plus tard, mon ami Mamy, qui était un physico-chimiste pur et n’avait jamais mis les pieds dans uneparcelle agricole, s’était persuadé qu’on ne pouvait rien faire de bon sans de grands ensembles (ce àquoi toute ma carrière apporte un démenti), il voulait que toutes les forces de son secteur soientregroupées dans quatre Centres : Montpellier, Avignon, Bordeaux et Rennes. J’ai eu beau avec l’aide duPrésident du Centre de Rennes rappeler que Caen faisait partie du Centre de Rennes, cela n’a pas étésuffisant pour nous faire agréer…

D.P. /B.D.— Tu avais donc deux collaboratrices proches ; s’agissait-il d’agrelles ou de jeunes femmessorties des Universités ?

J.S. — Lydie Huché, dont on a déjà parlé, a bénéficié d'un enseignement universitaire et m’a beaucoup secon-dé dans le thème diagnostic de la nutrition minérale. Marie-Laure a suivi les cours de l'École dePurpan, puis un DEA. Grâce à ses qualités, elle a réussi à faire des tas de choses, malgré ma directionparfois un peu lâche et m'a pardonné, j'espère, de ne pas m'être occupé d'elle avec une constance enrapport avec les besoins. Elle a montré une capacité d'autonomie dont elle saura profiter, je l'espère,durant tout le reste de sa carrière. Marie-Laure Decau m'a beaucoup aidé à faire vivre un contrat européen qui portait sur les thèmes sui-vants : azote, déprise, prairies et environnement. Ce contrat, dont j'ai été le coordinateur, nous a inon-dés d'argent. Il nous importait peu, à cette époque, de ne recevoir que peu de crédits du départementd'agronomie. Tout ce que j'ai pu faire d'original à l'INRA l'a toujours été, par chance, avec d'autresmoyens (mes programmes avec G. Lemaire, au début des années 80, ont également été conduits grâceà un petit contrat européen).Ce contrat a largement contribué à la thèse de Marie-Laure sur azote, prairie, pâturage, nitrates. Pardes études en parcelles pâturées (24), Marie-Laure a pu démontrer a) que l'eau de lessivage était d'au-tant plus riche en nitrate qu'il y avait eu moins de pluie en hiver, b) que ce qui faisait surtout le lessi-vage n'était pas l'apport d'azote, mais les pissats de l'animal au pâturage, c) que son importance dépen-dait enfin du régime hydrique des sols. C'était, en conséquence, une erreur de vouloir gérer la pro-blématique de la pollution nitrique par la seule entrée azote. Il fallait la gérer à la fois par la conjonc-tion chargement et saisonnalité du pâturage, types de sol et enfin volume d'eau drainée qui dépend dela pluviométrie de l'année. Cela a fait un peu désordre dans le compte-rendu du contrat européenpuisque "Bruxelles", avec ses critères technocratiques, aurait aimé pouvoir disposer d'une unique for-mule, applicable dans toute l'Europe. Je me suis efforcé de faire en sorte que notre rédaction soit trèsrigoureuse à cet égard.

D.P. /B.D.— Progressons dans l'étude de ton cheminement : le troisième volet de tes recherches a portésur le concept de terroir. Je voudrais que tu expliques comment tu en es venu à cette notion, l'intérêttu as trouvé en elle et la façon dont elle a débouché sur une problématique nouvelle associant les ter-roirs et les produits.

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J.S. — Ma réponse risque d’être un peu longue : à l’âge de vingt ans, j’avais déjà envie de comprendre ce quemes grands-pères me faisaient boire. Un jour, une petite sœur de ma grand-mère a interpellé monpère : "tu sais, je peux avoir du vin de Barsac, mais il n’a pas le droit de s’appeler de ce nom parce que lavigne dont il est issu se trouve de l’autre côté de la route. Il s’agit bien pourtant du même vin, tout de même !"Comme cette question avait été posée à l’époque où j’allais entrer à l’Agro, elle est restée dans ma têteet j’espérais naïvement trouver à l’école des éléments de réponse. Je n’en ai pas trouvé, si ce n’est unpréalable général dans le cours d’agronomie générale de C.E. Riedel. Celui-ci avait été recruté dansl’enseignement après une longue carrière dans les services agricoles. Il nous racontait les problèmesauxquels il avait été confronté dans les services agricoles en Gironde, en 1935 (à la création del’INAO), à une époque où se posait la question des délimitations. Il nous déclarait avec sa voix un peuhachée : "mon patron a reconnu que l’on ne disposait alors de la moindre théorie. Il m’a dit : il nous faut unethéorie, vous êtes agronome ; bâtissez-la !". Étant seul, il n’avait pas pu en élaborer une, mais j’ai retrou-vé plus tard un petit ouvrage monographique qu’il avait écrit sur les sols et les vins du Bordelais. Lesdifférences, qu’il notait entre les sols, se répercutaient à l’évidence dans les vins, du moins dans leurétiquetage, mais il n’avait travaillé qu’à une échelle trop générale. L’heure n’était pas encore à une théo-risation complète.J’ai refermé ces spéculations dans un tiroir de ma cervelle jusqu’au jour où, peu après mon arrivée àAngers, G. Drouineau me demande comment j’entrevois mon programme de recherches à Angers. Ilreconnaît que la station d’agronomie est appelée à se consacrer principalement à l’étude de questionshorticoles. Il confirme son accord sur le fait qu’elle doive participer aussi à des travaux sur la prairie,par son antenne de Lusignan. Mais, ajoute-t-il, il serait judicieux qu’elle retienne un troisième domai-ne de travail qui serait exploré en collaboration avec l’une ou l’autre des stations du Centre d’Angerset il me demande des propositions.J’avais un peu peur de me lancer dans l’étude des vins et des terroirs et, comme la station d’arboricul-ture d’Angers que dirigeait alors Jacques Huet, était assez musclée, je suis d’abord allé voir ces col-lègues et leur ai proposé d’examiner avec eux s’il existait des liaisons entre la qualité des pommes, lestypes de sol sur lesquels elles avaient poussé, la conduite de l’irrigation et de la fertilisation. Je n’ai pasperçu chez mes interlocuteurs l’enthousiasme que j’attendais. La question que je leur avais posée étaitpeut-être en avance de 20 ans. Je me suis donc tourné vers nos collègues de viticulture et d’œnologiequi ont accepté de se lancer dans l’aventure qui est devenue le programme terroirs-vins.En 1973, j’ai retrouvé mon ami Jacques Dupuis, professeur de pédologie à Poitiers ; il souhaitait caserses élèves pour faire leur thèse. C’est par son truchement que j’ai fait la connaissance de René Morlat :je lui ai proposé d’examiner la diversité des sols du vignoble angevin, ce qui a été son sujet de thèsede IIIème cycle. Ce travail de pédologie a été à l’origine du programme terroir, grâce à l’enthousiasmemontré par R. Morlat, dès le début où nous réfléchissions à la manière de faire correspondre diffé-rences entre sols et différences entre vins.

D.P. /B.D.— L’unité de recherches à laquelle tu t’étais adressé faisait-elle partie du même départementque ta propre station ? M. Drouineau a-t-il soutenu ton projet ?

J.S. — Il s’agissait de deux petites antennes, l’une d’œnologie qui était plutôt une "station-service", l’autre unrelais de la station de viticulture de Colmar pour étudier les cépages dans le domaine du collège agri-cole de Montreuil-Bellay. Le laboratoire d’œnologie était dirigé par André Puissant, celui de viticultu-re par Michel Remoué. Malheureusement, ces ingénieurs sont morts tous deux en activité. Il a fallu, bien sûr, que je modère un peu le rythme de mes ambitions et que je médite une probléma-tique très cohérente. La thèse de troisième cycle de Morlat a contribué effectivement à mettre en évi-dence plusieurs types de sol et montré que les viticulteurs considéraient que les vins qui en étaientissus avaient bien des caractères différents. Grâce au soutien de G. Drouineau, j’ai pu élaborer un pro-gramme de recherches plus conséquent. Je me souviens qu’il m’avait regardé avec son air fin et son œilvif en me demandant comment j’envisageais de justifier la réalisation d’un tel programme, à Angers.Je lui avais répondu que les viticulteurs de cette région étaient peu organisés et ne pouvaient prétendrerégenter la recherche ni exercer de pression politique sur l’INRA. L’Anjou était, à l’évidence à cetteépoque, un ensemble de choses très diverses. Ce programme, annoncé en Bourgogne ou dans la régionde Bordeaux, n’aurait pas manqué, à l’inverse, de nous attirer les interrogations de l’establishment, qui

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aurait voulu, soit contrôler toutes les recherches prévues, soit empêcher leur réalisation, de peurqu’elles ne révèlent des choses dérangeantes, tenues volontairement à l’abri des regards indiscrets. Lapetite flamme bleue qui brillait souvent dans les yeux de G. Drouineau s’est allumée à l’écoute de mesexplications : "je crois que vous n’avez pas tort", m’a-t-il déclaré ; et il a approuvé et cette ambition etcette localisation.

D.P. /B.D.— Comment les collègues des stations INRA de viticulture ou d’œnologie de Bordeaux, deDijon ou de Montpellier ont-ils réagi à ton projet ?

J.S. — J’ai logiquement essayé de faire bénir ce travail en invitant des collègues de Bordeaux à siéger dans lejury de thèse de Morlat. Il y avait à l’Université de cette ville un collègue que j’appréciais beaucoup,Gérard Seguin, qui avait soutenu antérieurement sa thèse sur des questions assez semblables, mais ense les étant posées de façon un peu inverse : les grands crus du Bordelais étant ce qu’ils sont, qu’est-ce qui pouvait justifier leur positionnement hiérarchique au plan du milieu naturel ? Il avait montréque les terrains portant des grands crus étaient notamment ceux dans lesquels l’alimentation hydriquede la vigne était la plus régulière. C’était un angle de vue physique qui avait prévalu. Mon question-nement était différent : il s’agissait, en effet, de détailler les unités naturelles, d’examiner les vins quien résultaient et de caractériser en quoi ils étaient différents. Seguin avait été bienveillant et très constructif au jury de la première thèse de Morlat. En faisait par-tie également notre collègue de l’agronomie de Bordeaux, Jacques Delas, qui, à l’époque, s’occupaitsurtout d’appliquer à la vigne la théorie générale de la fertilisation : d’après les analyses de sol, ilessayait de déterminer les éléments qui risquaient de faire défaut, et le temps que cet état allait pou-voir durer. Ses collègues et lui se sont posé la question de savoir ce que ces gens d’Angers allaient bienpouvoir faire de nouveau. Finalement, les problèmes sont plus venus de l’INRA que des profession-nels. L’amélioration des plantes a toujours organisé des groupes de travail selon les espèces qu’ils amélio-rent. En 1976, le groupe vigne s’est réuni, à Montreuil-Bellay : nous avons été invités à raconter ce quenous faisions. Pierre Huglin, le directeur de la station de viticulture de Colmar, observait à notre égardune neutralité bienveillante : "en Alsace, les appellations sont définies par les cépages. Mais si cela vousamuse de vous intéresser aux terroirs, ne vous privez pas !". Le directeur scientifique, qui s’occupait de l’œ-nologie, était alors Guy Fauconneau : un homme intelligent, péremptoire, et aux avis catégoriques. En1978, il est venu à Angers ; j’étais alors administrateur du Centre. Il était venu avec l’intention de fer-mer le laboratoire d’œnologie. Je le vois encore assis devant moi, la bouche entrouverte de jouissanceet planifiant déjà : les vendanges d’Anjou seraient envoyées par avion pour être analysées àMontpellier, le progrès résidant dans un surcroît de centralisation. Rendant hommage à ses "qualités deconcentrationnaire", je l’ai supplié de laisser sur place un labo d’œnologie, les agronomes en ayantbesoin pour leurs analyses, ne fût-ce que comme prestataire de services. Cette remarque a dû l’ébran-ler et il a renoncé à la fermeture du laboratoire d’œnologie pour aider l’agronomie ; nos relations sontdevenues cordiales. Je dois évoquer aussi les coups de bâton du département d’agronomie, les moins acceptables ! En1977, le Conseil scientifique de ce département est venu inspecter notre station. Le premier jour, touts’était bien passé : l’exposé de Morlat avait suscité de l’intérêt. Les logiciens avaient fait remarquer tou-tefois qu’il faudrait aller jusqu’au vin ; je leur ai indiqué que ce serait pour une deuxième phase.J’ignore ce qui avait pu se passer ensuite dans les couloirs, mais le lendemain, tous ces messieurs gravesont déclaré que l’étude de la vigne ne pouvait se faire à Angers, qu’il fallait une fois encore savoirregrouper nos forces (25) et que je n’avais qu’à centrer les miennes et celles de Morlat sur l’étude dela prairie. J’ai écouté ces remarques d’un œil impavide et ai déclaré que cela demandait réflexion.Morlat était consterné évidemment, après le départ des membres du Conseil scientifique. Je lui ai ditque je m’étais engagé à réfléchir : "vous pensez bien que l’INRA ne pourra pas interrompre du jour au len-demain un programme de recherches qui a été déjà engagé. Il faut finir ce qui a été entrepris, après quoi nousverrons ce qu’il conviendra de faire !".Le même Conseil du département d’agronomie s’est réuni, l’année suivante, à Quimper. Il a décidé,cette année-là, que Morlat devrait se reconvertir en arboriculture. Je ne faisais pas partie de ce Conseil,mais j’ai trouvé scandaleux que celui-ci statue sur le devenir d’un chercheur de la station dont on

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m’avait confié la direction sans prendre la peine deme demander mon avis. Comme à la suite de tellesréunions, des comptes-rendus étaient rédigés, je n’aiappris que par le compte-rendu ultérieur ce que leConseil scientifique avait "décidé". Je me suis dit inpetto "quels c…" ! Comme j’étais administrateur duCentre, j’ai pu facilement obtenir un rendez-vouschez André Cauderon, qui avait succédé àG. Drouineau, et Jacques Poly, directeur général-adjoint de l’INRA. C’était l’époque où R. Février étaitle directeur général. A. Cauderon m’a écouté. Je luiai expliqué que Morlat faisait jusque-là des étudessols-vigne ; une première fois, le Conseil scientifiquedu département a exigé de lui qu’il se tourne vers laprairie : rechangeant d’idées l’année suivante, il ademandé qu’il se reconvertisse dans l’arboriculture ;j’ai donc proposé d’attendre que le Conseil changeencore une fois d’idée et finisse par demander queMorlat fasse des études sols-vigne. J. Poly, à qui j’aiensuite expliqué ma position, m’a égalementapprouvé et appuyé.

L’ennui est que, quand les grands chefs vous disent que vous avez raison, les moyens chefs n’appré-cient guère. J’ai eu droit, de ce fait, à un peu d’ostracisme, mais, comme je le dis parfois : "ramer àcontre-courant, cela muscle !".

D.P. /B.D.— Tu as donc éprouvé le besoin, au cours de ces recherches, d’approfondir cette notion deterroir qui était demeurée jusque-là très vague.

J.S. — Quand des interlocuteurs me déclarent qu’il s’agit là d’une notion ambiguë, je bondis sur ce qualifica-tif et leur rétorque que c’est leur perception qui est ambiguë ou que ce sont leurs idées qui ne sont pasclaires. Par contre, la notion de terroir est complexe, j’en conviens volontiers, mais elle n’est pas ambi-guë. La problématique scientifique correspondante se déduit du concept de potentialités. Elle conduità une reconnaissance de la diversité. Si je me reporte aux dictionnaires, je constate que les potentialités sont définies comme "des aptitudesà". Elles constituent donc le plafond des possibilités d’usage d’un milieu. On peut les atteindre ou lesexprimer différemment selon les conditions ou les facteurs qui vont lui être appliqués. De plus, lanotion "d’aptitude à" n’est pas seulement quantitative : il convient d’y insister.

D.P. /B.D.— Sans doute, mais la façon dont la société exploite concrètement un espace, la façon dontl’agriculteur décide de le mettre en valeur et l’utiliser dépendent en dernière instance des projets quiont été conçus pour lui et à la réalisation desquels il participe.

J.S. — Le Club des "Cent quintaux de blé" réunissait tous les agriculteurs qui s’efforçaient d’exprimer toute lapotentialité de production de leur terrain. Mais on peut choisir, et notamment pour des raisons de sécu-rité, de ne pro d u i re que x % du potentiel. J’ai été émerveillé en abordant l’étude des terroirs viticoles,d ’ é l a b o rer cette trouvaille de logique du vocabulaire : "un terroir viticole est un lieu où la potentialité qua-litative du vin est plus forte qu’ailleurs". Formule qui, triturée dans tous les sens, a largement contribué àma créativité en cette matière. Je ne l’ai re t rouvée nulle part ailleurs ; mais, sous forme implicite, elle està la base de la doctrine des AOC qui, dans la définition d’une appellation, distingue bien un terroir desconditions de production qui s’y réalisent. Les conditions de production sont liées aux moyensemployés pour que les potentialités s’expriment ou se réalisent au mieux ; elles sont un choix.

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Dessin effectué par J. Poly pendant la réunion du Conseil dedépartement d’Agronomie à Angers, en janvier 1977.

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D.P. /B.D.— Tu interviens maintenant à l’INAO en raison de tes acquis terroirs ; comment se sont ins-tituées ces relations ?

J.S. — Dès les années 1973, en réfléchissant aux programmes de recherche que l’on pourrait entreprendre,j’ai pensé que le premier destinataire naturel et incontournable de travaux sur terroir-vin devait êtrel’INAO. Dans les années soixante-dix, on a eu la chance de voir arriver à Tours Guy Simonneau qui venait deChampagne. Comme tout chef de Centre de l’INAO, il était tenu de faire des délimitations d’AOC oudes révisions, d’enlever ici et de rajouter là. Notre collègue Pierre Dutil, directeur de la station d’agro-nomie de Châlons-sur-Marne, avec lequel il avait longuement travaillé, lui avait conseillé vivement devenir me voir.J’ai été engagé à cette époque par l’INAO comme expert en délimitation en Touraine, ceci est un excel-lent moyen de voir comment les problèmes se posent concrètement sur le terrain. Morlat, de son côté,est devenu expert délimitation en Anjou. Le travail élémentaire d’expert s’apparentait beaucoup à cetteépoque à de la médecine militaire de conseil de révision. Les conscrits défilent à poil devant toi ; tules tâtes ou ne les tâtes pas, mais tu dois être en mesure de déclarer s’ils sont "aptes" ou "inaptes".L’expert en délimitation agit de même. Avec les trois ou quatre collègues avec lesquels il travaille sousl’égide des responsables locaux INAO, il doit se prononcer au vu des parcelles et dire si elles sont aptesou inaptes à produire l’appellation contrôlée considérée. Interviennent dans ce diagnostic un mélangecomplexe d’expérience, de flair, de subjectivité et d’objectivité. L’exercice de cette pratique est indis-cutablement très formateur et on peut y progresser valablement.Mais il était important que l’exposé des enjeux de ce programme arrive aux échelons de la directionde l’INAO. À la fin des années quatre-vingt, J. Poly m’a fait rencontrer son ami Jean Pinchon, prési-dent alors de cet organisme, qui a très bien compris ce que nous faisions.La suite s’est développée après la loi qu’a fait voter Henri Nallet, en 1990, qui a attribué à l’INAO laresponsabilité et la gestion de tous les produits autres que les vins et pouvant avoir une appellationd’origine ou en ayant déjà une, comme le Roquefort. C’est Alain Berger qui a été nommé à la tête del’INAO, en 1991, pour mettre en œuvre cette loi qu’il avait préparée, alors qu’il était au Cabinet duMinistre (26). Il est venu visiter, un jour, le Centre INAO d’Angers et nous lui avons présenté le tra-vail de l’INRA. Il a tout de suite compris que nos résultats et nos réflexions théoriques pourraient êtrefort utiles, face aux technostructures européennes, qui risquaient fort de se montrer très exigeantesquant aux justifications scientifiques de la notion de délimitation.Tel a été le départ des nouvelles relations qui se sont créées entre l’INRA et l’INAO et que j’appelais demes vœux déjà depuis longtemps. Il me restait à relancer le mouvement avec Pinchon. Le hasard avoulu qu’au début de l’année 1992, il soit venu inaugurer le salon des vins de Loire à Angers. En tantque président du Centre INRA, j’assistais à cette cérémonie. Il s’est trouvé que nous avons déjeuné côteà côte. Comme je m’en félicitais auprès de lui, il a sorti son agenda et a retenu une date où il viendraità Angers début Avril. Guy Paillotin était, d’autre part, revenu à l’INRA, en tant que Président : j’ai orga-nisé une rencontre pour qu’il fasse la connaissance de Pinchon. Il en est sorti une convention généra-le de travail INRA-INAO (27) et je ne suis pas mécontent d’avoir contribué par mes actions à la fairenaître. Rappelons que le Comité national vigne et vin de l’INAO avait statutairement, dans ses repré-sentants autres que professionnels, le Directeur de l’INRA ou son représentant. C’était la fin d’un man-dat de ce Conseil, où l’INRA était représenté par un de nos collègues de l’amélioration des plantes, qui,par nature, parlait principalement de cépages. Pinchon, qui avait vu ce que nous faisions à Angers, aexprimé le désir que l’INRA change son représentant au Comité national de l’INAO pour avoir avecles terroirs un nouveau point de vue. C’est à la suite de cela que j’ai été désigné pour représenter l’INRAau Comité national de l’INAO, pendant 6 ans accomplis, de 1992 à 1998. J’ai ensuite été reconduitdans ce comité à titre personnel.Ayant constaté que les besoins en théorisation allaient en grandissant, je me suis mis à retravailler ence domaine en faisant le va-et-vient entre les programmes d’Angers et les besoins de l’INAO qui m’ap-paraissaient désormais avec beaucoup plus de clarté.

D.P. /B.D.— Ta démarche générale est-elle proche de celle du SAD (département systèmes agraires etdéveloppement) ?

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J.S. — Je ne me suis jamais senti très éloigné de nos collègues du SAD, depuis que leur département existe.Ce qui m’apparaissait le plus riche, dans leur démarche (au-delà de la simple notion de système),c'était leur désir de prendre en compte, comme phénomène agronomique demandant étude, les déci-sions et les pratiques des opérateurs. S'ils n'avaient pas eu cette ambition, leur démarche n’aurait étéque celle de disciplines d'amont plus ou moins cohérentes et croisées entre elles. C’était là une vraiedémarche d’agriculture comparée !

D.P. /B.D.— Quand tu as commencé à t'intéresser à la notion de terroir, le moins qu'on puisse dire c'estque celle-ci n'était guère à la mode. Parler de terroir ne pouvait venir alors que d'un esprit ringard, tour-né vers le passé. Il semble que les choses aient aujourd'hui changé. La publicité et le commerce sonttentés, en effet, pour valoriser les vins, de mettre l'accent sur certains facteurs "naturels" (le sol, le cli-mat), ou de les associer à certains facteurs humains (les savoirs et l'expérience du viticulteur et de l'œ-nologue), en s'appuyant notamment sur l’image prestigieuse de "châteaux". Qu'en penses-tu ?

J.S. — Il y a confusion entre la notion de produit d’origine et celle de produit de marque ! (le château est unéquivalent d’une marque). J'ai eu la chance dans les années 1973-75 d'avoir la possibilité de m'inté-resser aux terroirs, non pas parce que le sujet était à la mode, mais parce qu'il correspondait à un ques-tionnement scientifique qui me préoccupait depuis plusieurs années. Comme je l'ai dit, l'occasion m'aété donnée de transformer ce questionnement en programme de recherches. Ceci a permis d'anticiperune demande qui s'est plus tard exprimée très largement. C'est une grande chance pour une équipede recherche quand ce sur quoi elle travaille fait qu’elle pourra répondre à une question qui ne se pose-ra qu’ultérieurement. Nous avons eu à Angers la chance de pouvoir réfléchir aux problèmes des ter-roirs avant qu'ils ne se posent vraiment.

D.P. /B.D.— La notion de terroir est-elle susceptible d'intéresser d'autres productions que celle du vin ?Quels sont les obstacles qui limitent la création d’AOC ?

J.S. — J'ai montré que la méthodologie d'approche sur le lien entre un terroir et un produit (le fait que deuxterroirs élémentaires différents conduisent à des produits différents) pouvait être la même, appliquéeaux fromages, mais aussi à bien d’autres produits. C’est par exemple le cas de la banane, qui est culti-vée en Guadeloupe, entre le niveau de la mer et 300 m d'altitude. Sa production concerne des terroirsdifférents du point de vue des sols et des climats ; la banane d'altitude qui n’est récoltable qu’au termed'un cycle beaucoup plus long qu'au bord de la mer, a une saveur bien supérieure, de l'avis même desnatifs de cette île. Prenons un autre exemple ayant trait à la qualité du bois ; j'aime à travailler le bois ; si je veux faireune charpente en sapin qui soit durable ou des volets capables de résister au mauvais temps de l'Ouest,je demande à mon marchand de bois, dans les Pyrénées, de me prévenir quand il va procéder à desexploitations dans certains secteurs. Lui-même sait mieux que moi combien j'ai raison de m'inquiéterde l'origine des arbres qu’il va scier. Si je n'y prends garde, j'encours le risque de me voir livrer desplanches de sapin ayant poussé sur des terrains humides exposés au nord et dont le bois, très tendre,est rayable à l'ongle. Là encore s'exprime un effet terroir : les conditions de milieu vont engendrer unfonctionnement particulier de l'arbre tel que la dureté et la densité des bois en seront différentes, sau-tant aux yeux du menuisier le plus inculte. On pourrait faire la même remarque pour les pommes deterre. Les paysans de mon pays d'origine ne sont pas plus malins que les autres, mais ils savent bienque les pommes de terre qu'ils produisent sont meilleures au goût et se conservent mieux lorsqu'ellessont cultivées dans certaines parcelles que dans d'autres. Je préfère moi-même payer plus cher lespetits pois provenant de certains jardins plutôt que de tels autres. Il n'y a donc pas que le vin qui soitconcerné, mais ces phénomènes généraux sont mal connus. C'est la différence qui existe entre produitsde terroir et AOC : l'AOC suppose l'existence d'une tradition et d'une ancienneté dans la notoriété. Ily a, d’autre part, une multitude de denrées agricoles qui ne transitent pas sur les marchés et qui sontdéjà bien différenciées avant même d'être produites. Le problème explicatif de base relève d’étudesd’écophysiologie comparée.

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D.P. /B.D.— Expression par la société des différences qui peuvent exister entre les terroirs, les AOCsont donc régies à la fois par des considérations relevant de la géographie physique et de la géographiehumaine ?

J.S. — Ces produits sont, plus précisément, au carrefour d'une histoire et d'une géographie. J'ai une défini-tion qui illustre bien ce que j'ai dit plus haut : une appellation d'origine, c'est une unité d'action dansune unité de lieu ! Les esprits cultivés qui m'interrogent, nourris de littérature classique, ne vont pasmanquer de s'exclamer : Qu'en est-il de l'unité de temps ? L'unité de temps, c'est précisément que celas'est produit dans l'histoire, dans la durée d’une tradition ! N’oublions pas non plus toutes les consé-quences dans le domaine juridique.

D.P. /B.D.— La dimension humaine à laquelle tu fais allusion suppose l'existence d'un consensus socialsur les valeurs à accorder à certains terroirs ou certains produits !

J.S. — L'histoire met l'accent sur les divergences et les convergences d'intérêt qui peuvent naître entre lesgroupes humains. Aujourd'hui, une AOC est la dénomination et la propriété collective d'un syndicat.Pour l'histoire, il faudrait pouvoir mettre la main sur des documents (sans documents, l'histoire risquede n'être que la répétition des préjugés de celui qui a écrit le premier sur la question !). J'aime à pen-ser que les communautés d'hommes qui nous ont précédés et qui ont fait se révéler ces capacités àcréer de l'originalité, avaient, comme nous, envie de progresser. Ces hommes avaient des facultés d'ob-servation extraordinaires.D’autre part, l'appellation, je l'ai dit, est un bien collectif. Si son exploitation devient une activitémonopolistique, accaparée par certains, elle perd évidemment une partie de son sens et de sa raisond'être. Les attributs généraux d'une propriété sont le droit d'user et d'abuser, mais l’exercice de cesdroits se heurte à des limites : on ne devait pas autoriser les individus à abuser de choses qui appar-tiennent à la collectivité. La discipline collective constitue une limite à la liberté individuelle !

D.P. /B.D.— Pourquoi les différences d’origine sont-elles importantes pour certains produits comme levin, les fromages, le bois alors qu'elles sont mineures ou en tout cas peu évidentes pour des denréescomme la viande, le lait ou le blé ?

J.S. — Plusieurs hypothèses sont envisageables. On peut penser que les responsables qui ont en charge lesprogrammes de recherche sur la viande n’aiment pas la viande, du moins dans le cadre d’une "culturegastronomique". Quand on discute avec certains d’entre eux, ils expliquent que la manière de cuire estsi importante qu’elle biaise tous les résultats possibles. Ce n’est pas faux, mais on peut établir un cahierdes charges sur la manière de cuire et, de plus, il y a des répétitions dans le temps et des reconnais-sances "culturelles". Je peux quand même conter une petite expérience que j’ai sur la viande de terroir. Je suis intervenucomme expert INAO pour la délimitation de la zone d’une AOC en voie d’accession, qui est celle dumouton de Barèges-Gavarnie. Ce qui fait la délimitation en cette matière résulte de la géographie his-torique. Les communautés paysannes de cette région, un peu isolées des montagnes voisines et de leurpiémont, mirent en œuvre un système d’élevage, qui est absolument dicté par les contraintes dumilieu : les moutons sont conduits de Mai à Octobre, dans de vastes espaces communs ("la montagne",appelée ailleurs "estives"). L’hiver, ils sont redescendus dans la vallée, restant le plus possible dehorsautour des habitations, pour permettre à l’homme qui les surveille de pouvoir résider chez lui. À lami-saison, ils sont envoyés sur les propriétés d’altitude intermédiaire pour pâturer des prairies defauche. Les prairies de fauche servent à fournir du foin pour nourrir le bétail à l’étable, à la mauvaisesaison. Les étables sont construites strictement pour produire du fumier (ce que ne permet pas le seulpâturage), grâce à quoi la végétation de ces prairies de fauche est différente et nutritivement supérieu-re à celle des autres parties de l’espace montagnard.Ce qu’on oublie trop souvent, c’est qu’un animal appelé à "jambonner" pour parcourir la montagne enpâturant doit avoir les muscles d'un coureur de marathon lent. Et il a forcément d'autres muscles qu’unanimal qui se contente de passer d’un pied sur l’autre dans un espace chichement mesuré. Comment

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ne pas imaginer que l’exercice musculaire, joint à une alimentation fournie par la nature même, neconduise à une viande originale ?La viande de mouton qui a passé deux étés dans la montagne ne peut être comparée à la viande d’unanimal nourri en suivant les meilleures recommandations des zootechniciens de l'INRA, dont on saitl'attirance pour les façons de produire les plus économiques et les mieux rationalisées. Dans ces condi-tions, l’AOC est un pari pour l’originalité et contre le rationalisme absolu de la production moderne.N’oublions pas que les pratiques d’élevage aussi font partie du terroir !

D.P. /B.D.— Les différences de qualité, dont tu as parlé précédemment, peuvent-elles être perçues enco-re par le consommateur moyen, à une époque où, matraqué par la publicité, il est encouragé à bannirtous les comportements déviants et à donner systématiquement la préférence aux denrées produites àmoindre coût ?

J.S. — Les AOC peuvent aider utilement certains produits à renaître. Il convient d’instruire le consommateurpour le mettre en état de les apprécier ; il faut contribuer à recréer et promouvoir une culture de ladifférence ! Les consommateurs locaux n’ont jamais perdu ni la connaissance, ni la pratique de l’ori-ginalité de tels produits. Il s’agit d’un patrimoine culturel complexe !

D.P. /B.D.— Cette ambition d’instruire le consommateur ne se réduit-elle, le plus souvent, à une miseen condition ?

J.S. — J’ai parlé plutôt de "mise en situation". Un message honnête et didactique doit permettre au consom-mateur d’apprécier, c’est-à-dire de distinguer des différences. Évidemment, si tu cuis ta côteletted’AOC sur un feu de bois de démolition arrosé de mazout, sur un gril à jambes trop courtes, tu risquesde ne plus percevoir l’originalité noble du produit ! La meilleure braise pour une telle viande est four-nie par du bois de vieux pommier, ou bien par du noisetier.

D.P. /B.D.— Je souhaiterais revenir un peu sur les problèmes d’information du consommateur.Comment celui-ci peut-il faire la différence entre un produit haute gamme (comme le Saint-Nectaire fer-mier) et un produit plus banal (comme le Saint-Nectaire industriel) ? S’agit-il seulement, pour toi, d’unproblème de goût et d’éducation ?

J.S. — Il est fondamental de rappeler qu’une différence n’existe que dans la mesure où quelqu’un est capablede la percevoir. Cette remarque renvoie évidemment à la formation du consommateur. Pourquoi leconsommateur parisien préfère-t-il se baigner, au mois d’Août, au bord de la mer plutôt que dans unepiscine ? Les différences, aisément perceptibles dans ce cas, ne sautent pas toujours aussi bien auxyeux ! J’ai découvert un maître à penser dont je n’ai pas lu encore tous les écrits : il s’agit de PierrePoupon qui fut viticulteur, dégustateur et négociant en vins de Bourgogne. Appelé à goûter bien sou-vent des vins, il a eu cette phrase admirable : "Rien ne peut vraiment s’apprécier sans le secours d’une cul-ture". Les hommes des montagnes auvergnates ont inventé le Saint-Nectaire ; c’est leur culture qui doitleur permettre de l’apprécier et de sentir les différences qui existent entre un Saint-Nectaire et un autre,quelles qu’en soient les causes ; il s’agit aussi de retrouver des sensations que l’on a aimé rencontrer :il faut de la mémoire, un respect du souvenir et des retrouvailles.Si depuis le baptême d’Henri IV, tous les enfants mâles de Pau et de sa région, reçoivent sur leurslèvres, le jour de leur baptême, quelques gouttes de Jurançon, c’est que cette culture les conduira ipsofacto à en apprécier les saveurs. Ce rite n’est que le prélude à une initiation plus poussée ; c’est un faitde société. De même, le petit garçon qui frotte ses genoux sur le parquet de la maison d’Auvergne prèsde laquelle se fait le fromage fermier, garde dans ses narines, et ce, jusque dans son grand âge, l’odeuret les parfums de la croûte de Saint-Nectaire : culturellement, il a été façonné pour percevoir des dif-férences et les apprécier. Si l’on veut que le Jurançon et le Saint-Nectaire soient appréciés en dehorsde leur région d’héritage culturel, il faut instruire le consommateur ex nihilo, ou bien rechercher danssa généalogie les raisons culturelles qu’il peut avoir d’apprécier ces sortes de produits. On participed’une culture par héritage, mais aussi par apprentissage. En ce qui me concerne, j’apprends actuelle-

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ment la culture du cidre ! Je pré-tends que si on veut que desconsommateurs soient en mesured'apprécier, il faut leur apprendre àfaire des différences. La mise en situation d'appréciers'oppose à la publicité qui n'estqu'une mise en conditions d’ache-t e r. Cette dern i è re n'est qu'uneexploitation de la paresse naturellede l'homme, ne visant qu'à le dis-penser de réfléchir. Tel signal n'a d'autre but que de t'amener à acheter. Quoi de plus méprisant pourl'humanité ! (nous touchons à la métaphysique !).Certains de vos collègues du département ESR parlent dans leurs publications "des signes de qualité" !Tout se passe comme si les consommateurs n'avaient plus qu'à voir le signe pour s'exclamer d'unemême voix : "Y a bon Banania !" Ils n'ont qu'à apprendre à lire une étiquette et à en faire la critique !Les signes de qualité seraient-ils ce petit chiffon rouge qu'on agite devant la grenouille pour la fairemordre à l’hameçon ?Les écoles du goût sont peut-être aujourd'hui les signes avant-coureurs d'une évolution positive. Sil'homme a une destinée pensante, il faut bien l'inciter à réfléchir ! Il arrive parfois qu'on soit ému etimpressionné de voir des hommes, parmi les plus modestes, ceux auxquels on accorderait mondaine-ment le moins d'attention, vous donner sans le vouloir d’éminentes leçons de savoir vivre pour appré-cier les bonnes choses. Faudra-t-il arriver à inverser la formule de Descartes pour promouvoir un nou-veau "Je suis, donc je dois penser !" ?

D.P. /B.D.— Les consommateurs, qui sont invités à percevoir des différences, ne doivent-ils pas s'in-terroger aussi sur ce qui les provoque ?

J.S. — "- Pourquoi pleurez-vous, belle enfant ?""- Je n'ai pas vu mon ami ce matin,Voilà la cause, voilà la cause,Je n'ai pas vu mon ami, ce matin, Voilà la cause de mon chagrin !"Cette chanson, vieille d’un siècle à peu près, montre qu’apparemment les jeunes filles savent très bienrelier les émois de leur vie sensible à des causalités précises. Cette démarche peut être transposée !

D.P. /B.D.— La multiplication et l'imbrication des "signes de qualité" (AOC, labels, marques, IGP) nerisquent-elles pas de se heurter à terme à l'incompréhension des consommateurs, qui ont souvent déjàbien du mal à s'y reconnaître ?

J.S. — Il n'y a pas de doute que les consommateurs sont aujourd'hui assez perdus ; mais à qui profite la mul-tiplicité de ces signes de qualité ? Nos prédécesseurs immédiats à l’INRA ont œuvré pour que les produits issus de l'agriculture soientles moins chers possible. Mais il y a aujourd'hui une inversion, un reflux de cette orientation. C'est cequ'on pourrait appeler "le syndrome de la golden sans saveur" ! La situation est pour le moins confuse.Peut-on contribuer à l'éclaircir ? Y a-t-il, dans les filières, des acteurs qui ont intérêt à entretenir laconfusion ? Y a-t-il des liens entre cette confusion et l'ambiguïté dont on parlait précédemment à pro-pos des terroirs ? Les produits AOC, c'est l'histoire qui a fait leur notoriété. Chacun d'eux défile avec son étiquette. Maisles études de nos collègues ont bien montré qu'une proportion énorme de personnes enquêtées à leur

Caen. Réunion programmes de recherches spéci-fiques aux AOC cidricoles (J. Salette, déléguérégional de l’INRA et membre du Comité nationalde l’INAO).

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sujet ne savent même pas ce que ces initiales veulent dire. D'où mes plaidoyers vigoureux en faveurd'une meilleure formation du consommateur. On revient à des notions d'éthique sur la manière d'ap-p re n d re. L'exigence intellectuelle minimale est d'appeler les choses par leur nom ! Les producteurs, quiprétendent être protégés grâce à des étiquettes, ont besoin de clarifier eux-mêmes leur pro p re démarc h e .

D.P. /B.D.— N'est-ce pas une invitation que tu lances plus largement à tous les individus d'être des"acheteurs de différences" ?

J.S. — En quelque sorte oui, mais je ne suis pas donneur de leçons à ce point. Ne serait-il pas possible queles individus enrichissent leur quotidien en achetant des différences ? Leurs épouses, s'ils les aiment,ne sont pas interchangeables : elles ont reçu de leur part une étiquette de préférence. Pour les fro-mages, en revanche, les amateurs peuvent en consommer plusieurs, sans trop de risques d'infidélité.Moi qui prétends être un homme libre en raison de mes origines montagnardes, j'ai toujours la hanti-se que nous ne devenions tous, à la longue, de pauvres ilotes, terme emprunté à la civilisation spar-tiate, un ilote étant "une personne asservie, réduite au dernier degré de l'ignorance". Est-ce que le projetidéal du publicitaire n'est pas justement de faire de nous des ilotes ? Telle est bien une des obsessionsque je cherche à faire partager.

D.P. /B.D.— As-tu eu des échanges avec tes collègues sur les questions de qualité ?

J.S. — Je ne suis pas sûr que les choses aient toujours été simples dans l’histoire de la notion de qualité.Je dois d’abord commencer par remercier nos collègues économistes du SAD, François Casabianca etEgizio Valceschini, qui, ayant lancé en 1993 une action de recherche très bien organisée sur "les signesde qualité", m’ont invité à venir m’exprimer sur les relations terroir-produit. J’ai découvert à cette occa-sion que d’autres disciplines s’interrogeaient : c’est ainsi que j’ai fait mienne la notion de recevabilitéqui vient de François Casabianca. Cette notion d’agrément est fondamentale pour les vins.F. Casabianca l’a beaucoup approfondie à propos d’autres produits susceptibles d’avoir une accessionà des étiquettes qui les différencient. J’ai été séduit par cette notion d’un agrément exprimé par "la rece-vabilité", qui implique le passage d’un examen au terme duquel le produit considéré est "collé" ou "reçu": refusé ou agréé. Ce qui m’est apparu abusivement a-vertueux chez les économistes, c’est qu’il faut absolument qu’ils serattachent à une école de pensée. Faute de quoi, ils ne s’accordent même pas le droit d’exister horsd’un préalable ainsi défini. J’aurais aimé que certains d’entre eux se contentent de faire de vulgairesmonographies. Il aurait été possible ensuite d’ausculter et de confronter les idées qu’elles auraientmises en évidence et d’en tirer beaucoup de choses positives. Plaidons pour l’intérêt des monographiesbien faites.

D.P. /B.D.— Oui, mais ceux qui s’y sont risqués, l’ont fait souvent à leurs dépens !

J.S. — C’est vrai, mais ceci ne me guérit aucunement de ma peine. La notion de qualité ? J’aurais aimé qu’unetable ronde fût organisée pour que les participants se mettent d’accord sur le fait que la qualité est unechose vague et qu’il y en a autant que de définitions. C’est ainsi que la qualité est définie par la CEEpar "ce qui répond à l’attente d’un consommateur". Cela semble navrant ! J’ai moi-même ergoté un peusur ce terme, mais j’aurais souhaité qu’on en débatte et qu’on ne s’enferme pas dans des dogmes imma-tures. Si tu acceptes que la qualité ne soit que ce que demande le peuple, tu vas finir par justifier quedes fonds publics servent à fabriquer des tomates bleues ou des petits pois cubiques ! Il existe enanglais un terme merveilleux pour exprimer ce que j'en pense : "It's irrelevant !"Je fulmine contre les abus qui sont faits souvent de cette notion de demande sociale : quand on me ditque, si le consommateur veut des tomates bleues, il faut bien se résoudre à lui en faire, je réponds queces propos ne méritent pas d’être pris en considération.

D.P. /B.D.— Poussons le bouchon un peu plus loin (en matière de vin, ce ne saurait être "irrelevant") :a-t-on vraiment besoin de développer aujourd’hui des recherches si les progrès réalisés en matière de

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vinification permettent de corriger les défauts tenant à la mauvaise aptitude des terroirs ? La confian-ce absolue mise dans les procédés de fabrication des vins est-elle ce que tu condamnes, lorsque tuparles d’acharnement technologique ?

J.S. — Je ne condamne pas tant la confiance mise dans des outils de travail que la dispense de réflexion quitrop souvent l’accompagne. Je ne puis supporter qu’on s’interdise ou qu’on se dispense de réfléchir.Tu as utilisé une expression qui me fait hurler (mais peut-être est-ce seulement une provocation de tapart ?). Il est impropre de parler de procédé de fabrication, quand on évoque le vin. Le vin n’est passeulement un mélange d’eau, d’acide et de colorants. C’est le produit de l’élaboration obtenue à partird’une vendange que l’on s’est échiné à avoir de la meilleure qualité possible : on "élabore" un vin, on"fabrique" des bicyclettes !Venons-en aux progrès en matière de vinification : d’où viennent les progrès ? Des marchands de pro-grès. Supposons que je fabrique une nouvelle machine à vendanger. Je dirai forcément qu’elle repré-sente un progrès, parce que l’ayant fabriquée, je veux la croire bonne et j’ai besoin de la vendre.Supposons que je mette au point un système qui extraie davantage de couleur pour un vin un peupâle, je le commercialiserai en déclarant qu’il constitue un progrès. La démarche peut être, en fait,assez vicieuse dans la mesure où je suis conduit à vendre surtout ce progrès à des viticulteurs qui tra-vaillent moins bien. Considérons un procédé X imaginé pour corriger des défauts. Il s’adresse à des gens qui ont mal tra-vaillé, car de deux choses l’une, ou l’on est dans un terroir qui a des capacités à faire atteindre un hautniveau qualitatif, ou l’on n’y est pas. Si l’on y est, il n’est pas indispensable d’avoir recours à des arti-fices. Si l’on n’y est pas, mieux vaut ne pas persévérer. Je souhaiterais que l’on puisse davantage oppo-ser la notion d’artifices à celle de progrès ; on rejoint ainsi la notion d’authenticité des produits.Je prétends qu’une partie des nouvelles techniques qui sont proposées comme progrès ne sont riend’autre que des artifices mis au point pour pallier des défauts ou faute d’avoir su ou voulu bien tra-vailler. Le premier de ces auteurs ayant été M. Chaptal : "votre vin est un peu triste et risque de ne pas biense conserver ? Vos aïeux n’hésitaient pas à y verser du miel. Mais mettez-y du sucre dont le prix est devenuplus abordable. La teneur en alcool en sera augmentée et chacun s’en trouvera bien". Tel a été le premiergrand inventeur d’artifices en vinification. La chaptalisation a été acceptée, après avoir été seulementtolérée. Ce palliatif des défauts est allé trop loin, car il a été présenté comme une assurance, ou plutôt une cor-rection "par avance" : "ne nous soucions pas qu’il y ait des défauts ou non ! Corrigeons-les d’avance pour nousprémunir contre toutes les éventualités fâcheuses qui pourraient advenir !" C’est ainsi que progressivementle code des bonnes pratiques devient une usurpation des pratiques traditionnelles qui permettraientd’exprimer au mieux le génie du vin dans tel ou tel milieu. Voilà ce qui m’a conduit à parler d’achar-nement technologique. Si le vin manque de sucre, j’en rajoute. S’il n’est pas assez acide, il suffit de l’aci-difier ! S’il est trop acide, désacidifions : artifices, artifices !

D.P. /B.D.— Le mauvais viticulteur est tenté bien souvent de mélanger sa vendange à celle de ses voi-sins pour que les procédés de vinification qui lui seront appliquées masquent sa moindre qualité. N’est-ce pas le drame de bien des groupements ou des coopératives ?

J.S. — On se heurte à un intérêt croisé avec une certaine paresse ou plutôt le souci d’une assurance "tousrisques". Une démarche comme celle que je propose avec l’éco-œnologie (28) ne peut fonctionner quesi les opérateurs qui y adhèrent refusent d’être dispensés de réflexion. Pourquoi le vin le mieux élaboré ? Parce qu’il a alors une typicité accomplie, qualificatif identique àcelui qu’on appliquait autrefois à une jeune fille prête à marier, sachant coudre, faire la soupe, le caféet le confit d’oie et, si possible, laver proprement une aquarelle : "la jeune fille accomplie". Une typicitéest accomplie quand elle est la plus représentative de la capacité d’excellence du produit correspon-dant.

D.P. /B.D.— Pourrais-tu revenir sur la notion de typicité ; cet "élément de la qualité" s’applique-t-il àd’autres biens et services que les produits agricoles alimentaires ? Peux-tu illustrer ton propos parquelques exemples ?

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J.S. — Sans doute, mais je voudrais redonner la définition : On appelle typicité le caractère de ce qui esttypique, de la même manière qu’on appelle sphéricité le caractère de ce qui est sphérique. Typique dequoi ? Il convient donc de définir des types. Quand j’explique ce qu’est la typicité, je projette desimages de ma collection de cartes postales représentant des tableaux. Quand je présente des images deBretonnes, il m’arrive de m’exclamer : "voilà une bretonne typique !" Pourquoi ? parce qu’en la regardant,elle peut être identifiée comme appartenant à un type, à une catégorie précise. Quand je montre destableaux de Paul Gauguin, qui après son séjour à Pont-Aven est parti dans les îles peindre des tahi-tiennes, ses modèles correspondent à un type différent, qui n’est pas le même, à un idéotype différent.J’ai en tête d’autres tableaux de Bretonnes, natives de Douarnenez : loin de porter sur le front une mâleassurance, elles manifestent une grande timidité, contemplant la mer avec un sens de l’infini dans leursyeux. Une Bretonne, peinte par Gauguin ou par un autre, garde toujours, dans l’image qui en est don-née, son caractère typique de bretonne. La représentation varie selon les styles : le style Gauguin dif-fère de celui de Carl Moser.Transportons-nous dans le Pacifique : quels que soient leur posture ou leur accoutrement, lesTahitiennes ont toutes cette mouvance alanguie, principale caractéristique de leur type. Ce qui estpédagogique pour notre propos dans la peinture de Gauguin, c’est qu’on peut voir une Tahitienne etune Bretonne de types différents, mais représentées dans le même style. Le style et le type ne relèventpas, en effet, de la même démarche.

D.P. /B.D.— Le problème est que les types dont tu parles n’ont pas forcément un caractère immuable.Je pense à Victor Ségalen, qui ayant constaté que le type de femme mélanésienne, cher à Gauguin,s’était affadi, est parti en Chine à la recherche de types qu’il considérait comme plus authentiques.

J.S. — Chacun a le droit (et même le devoir) d’avoir ses préférences. De même que dans l’AOC Bourgueil, ilexiste divers types entre lesquels on peut choisir : Bourgueil provenant de sols calcaires ou bien desables et graviers.

D.P. /B.D.— Ce que je veux dire, c’est que le type ne peut jamais être défini dans l’absolu. J’ai l’im-pression, en effet qu’il est toujours relatif à un observateur ou à un dégustateur particulier.

J.S. — Non, en tout cas, pas tout à fait ! Il existe plusieurs types à l’intérieur d’une même catégorie. Mais jecrois utile de se reporter à un texte que j’ai écrit à ce propos : "lorsque l’on s’intéresse à la typicité, il fautdéterminer ce qui est typique, c’est-à-dire ce qui correspond à un type prédéfini. On définit le type comme lemodèle, la référence, la forme idéale qui réunit au plus haut degré les propriétés, les traits, les caractères essen-tiels d’une classe d’êtres ou de choses de même nature, de même catégorie : ce sont ses caractères distinctifs”.Je continue mon explication pour réfuter ton objection. Prenons les Tahitiennes : je n’en ai jamais vude bien près, mais nous pouvons admettre, toi et moi, qu’il en existe de plusieurs types. Je ne sais passi, comme pour les Bretonnes, il en existe des blondes et des brunes, admettons qu’il en existe un typelourd et un type plus gracile. Paul Gauguin a peint surtout le type lourd. Peut-être Victor Ségalen pré-férait-il le type gracile ? Ces deux types se distinguent par des caractères distinctifs.Il y a des caractères communs et d’autres qui permettent d’affirmer que l’ensemble considéré ne consti-tue pas une seule classe et peut être subdivisé. C’est ainsi que le chameau et le dromadaire appartien-nent à des espèces voisines, dont l’utilisation présente des analogies, mais qui se distinguent l’un del’autre par le nombre de leurs bosses (de même le rhinocéros d’Afrique est monocornu, le rhinocérosd’Asie est bi-cornu).Revenons aux vins de Bourgueil évoqués ci-dessus : l’un est plus corsé, plus charnu, plus long peut-être en bouche, l’autre est plus fin, plus subtil, plus floral. Voici deux types de Bourgueil bien distincts !Chacun ayant son idéotype pour servir de référence.Les deux types ont des points communs entre eux, mais aussi des caractères distinctifs qui font qu’ona décidé d’en faire deux populations, pour reprendre le langage des statisticiens (donc une courbe endos de chameau).Si les Tahitiennes étaient des produits de l’activité industrielle, on ne pourrait pas parler à leur proposde type, car elles seraient toutes identiques entre elles : il n’y a pas de typicité des objets industriels ;il n’y a qu’une spécificité correspondant à un cahier des charges et repérable par une densité, un volu-

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me, une couleur, une résistance au choc, à la courbure ou à la température… Le type, au contraire, estinhérent à quelque chose qui varie autour d’une référence et c’est cette variation qui fait la richesse dece qui est vivant : il y a un "écart-type" pour caractériser cette latitude de variation (au-delà duquel onest refusé à l’examen d’agrément, car il n’y a plus alors la "recevabilité" correspondante).

D.P. /B.D.— Il me semble que je perçois mieux une des différences qui existent entre ton approched’agronome et celle des sciences sociales. Les sciences sociales s’intéressent aux individus, aux pra-tiques, aux systèmes de représentation, aux symboles qui président à l’élaboration des signes de qua-lité. Elles reconnaissent une influence du milieu, mais elles assignent aux facteurs sociaux et au poidsde l’histoire une influence prépondérante. Pour décrire et expliquer la hiérarchie qui s’est instituéeentre les "hauts lieux" et la campagne ordinaire, elles s’interrogent, par exemple, sur la façon dont lesdivers territoires ont été mis en scène et exaltés par les peintres, les poètes ou les écrivains.

J.S. — Mon travail d’agronome, concerne tout ce qui peut expliquer les variabilités dans un processus de pro-duction. Je ne suis pas sûr que les points de vue soient si éloignés que cela. Qui définit l’idéotype duBourgueil ? C’est, par exemple, la médaille de bronze ou la médaille d’argent. Je ne parle pas de lamédaille d’or qui peut être attribuée à quelque échantillon qui se distingue par un style à part, quipourrait presque le faire sortir du type par le haut.

D.P. /B.D.— Qu’est-ce qu’alors "le style" dans un vin ? Est-ce un résultat de la vinification ?

J.S. — Par exemple. L’emploi du mot style me permet de citer Buffon qui a écrit : "le style, c’est l’homme !" Lestyle est ce qui est attribuable au résultat de l’action de l’individu-homme : il personnalise. Les genscompétents savent, par la dégustation, reconnaître le vin des divers viticulteurs. Ils reconnaissent leurstyle, avant de reconnaître le type de vin ou même l’appellation. De même, un amateur de peinture nes’exclamera pas en découvrant un tableau : "Tiens, une belle Tahitienne !" mais "Quel magnifique Gauguin!". Gauguin a peint, je crois, après un premier séjour à Tahiti, des Bretonnes dans des paysages bre-tons, mais ce qui est extraordinaire, c’est que celles-ci ont quelque peu acquis le type tahitien. Voilà àmon sens ce qui confirme a contrario qu’il existe bien une notion de type qu’on peut transgresser. C’estcomme si mon Bourgueil ressemblait à un Bordeaux ! (ce qui d’ailleurs arrive parfois).Si j’ai beaucoup travaillé sur la typicité, c’est parce que cette notion faisait l’objet de confusionsénormes, qui finissaient par engendrer des ambiguïtés dangereuses. Typicité et spécificité étaient sou-vent considérés comme synonymes, alors que l’une est d’ordre qualitatif et l’autre d’ordre quantitatif,le second terme (spécificité) ayant des connotations normatives, et le premier (typicité) une acceptionplus subjective. Il me semble avoir rappelé dans un article que la spécificité est entrée dans le dic-tionnaire, dans les années 1830, alors que la typicité est un terme qui n’est apparu dans le petit Robertqu’à partir de 1993, soit près d’un siècle et demi plus tard (29).

D.P. /B.D.— As-tu eu l’occasion d’observer dans des terroirs comment les personnes s’y prenaient pourdéfendre ou remettre en cause l’idée de typicité ?

J.S. — Les exemples abondent, mais il reste beaucoup à faire, et c’est fondamental, pour mieux préciser latypicité de chaque produit. Je m’en tiendrai à l’exemple des Coteaux du Layon. Ces vins ont réponduà leur spécificité aussi bien dans les années soixante-dix que dans les années quatre-vingt-dix. Mais siles premiers étaient épouvantablement tristes, les seconds sont devenus tout à fait merveilleux.Comment des différences si grandes sont-elles possibles ? Il faut se souvenir que les années soixante-dix étaient des années creuses (commercialement) pendant lesquelles les viticulteurs n’avaient plusconfiance dans leurs produits. Ne respectant plus les conditions nécessaires à une bonne vinification,ils avaient recours à des artifices divers pour tenter de remédier aux défauts dans l’idée de s’assurerune qualité minimum. Vingt ans après, le changement de génération, l’évolution de la demande versdes vins plus moelleux ou liquoreux, une série de très bonnes années ayant abouti à des vendangesexceptionnelles, ont permis de retrouver les façons de produire des vins de haut niveau qualitatif.S’est-on référé à un idéo-type Layon, décrit dans la littérature du début du siècle ou gardé précieuse-

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ment dans les mémoires familiales ou dans de vieilles bouteilles ? Je le crois : toujours est-il qu’on aassisté à une renaissance des pratiques et des façons de faire, la typicité devenant ou redevenant la réfé-rence autour de laquelle s’organisaient toutes les discussions.

D.P. /B.D.— Comment garde-t-on une trace de la typicité ?

J.S. — Dans les caves et dans les mémoires. Par chance, les vins dont je viens de parler se gardent bien undemi-siècle en cave. On les garde aussi dans le souvenir, la tradition orale, parfois dans des écrits quirestent. Ceci relève de la culture locale. Il s’agit bien essentiellement de données subjectives… Ceci aaussi une dimension patrimoniale.

D.P. /B.D.— Que veux-tu dire quand tu déclares que la typicité se transmet à partir d’une expériencemémorisée ?

J.S. — C’est la connaissance de la typicité qui requiert de la mémoire ou plutôt "le savoir reconnaître" : onreconnaît parce que l’on a déjà rencontré… Pour vérifier qu’un vin est bien un Bourgueil typique, tudois faire appel à ta mémoire gustative et t’assurer que le vin que tu as en bouche et avec lequel tu dia-logues est bien comparable au vin que tu as antérieurement dégusté et dont tu as gardé le souvenir.Rappelons toutefois qu’on ne peut pas reconnaître quelque chose qu’on n’a pas déjà rencontré. D’oùl’intérêt d’entretenir une aptitude à percevoir des différences. En littérature, les pastiches sont desdémonstrations d’une bonne analyse de la typicité de l’auteur pastiché.

D.P. /B.D.— Pourquoi les notions d’origine et de provenance te sont-elles apparues si importantes à dis-tinguer ?

J.S. — Parce que ces deux notions, même si elles se réfèrent à un même champ géographique, ne sont pas dutout synonymes. Je vais m’appuyer pour expliquer mon propos sur un exemple de la vie courante : tuviens me voir à Angers en prenant le train. Je viens t’attendre à la gare. Le haut-parleur, avec sa voieséraphique, annonce soudain : "le train n° 8809, en provenance de Paris et à destination de Nantes va entreren gare !" La SNCF, pour une fois, s’exprime en bon français en parlant de provenance. D’où viens-tu ?Tu viens de Paris. Ce TGV qui vient de Paris n’est évidemment pas un train parisien. Si Paris était sonorigine, celle-ci serait inscrite dans les caractères particuliers de ce train. Certains de ses traits feraientqu’un observateur au courant pourrait dire aussitôt en le voyant : "tiens, voilà un train parisien !"La provenance n’est seulement qu’un transfert, sans changement du caractère. C’est la raison pour laquel-le elle intéresse autant tous ceux qui s’occupent de nos jours de "t r a ç a b i l i t é". J'ai trouvé dans un vieux dic-t i o n n a i re du XVIIIème siècle des définitions qui me ravissent : l'origine est définie comme "le commence-ment de l'être". Cela rejoint le sens donné souvent au mot source : d'où sors-tu ? Quel est ton père ? Ils’agit des processus de causalité qui marquent le caractère de l'objet considéré. Tous les élèves des classesp r i m a i res ont appris que la Loire prend sa source au Mont Gerbier-de-Jonc. C'est là son origine qui luidonne les caractères d'un fleuve part i c u l i e r. Ce caractère d'origine est modifié par tous les affluents quiviennent s'y jeter et qui lui confèrent des caractères autres qui se superposent : la Loire à Nantes a perd ule caractère montagnard qu'elle tenait de ses origines, alors que le Rhône conserve le sien longtemps aprèssa traversée des Alpes. Il arrive ainsi que l'être ne soit pas assez fort pour rester conforme à ses origines. Les appellations sont nées, en matière de vin, comme outil de protection de l’authenticité et commeaide à la répression des fraudes. Il y a plus de quatre-vingts ans, quand on parlait vin de Bordeaux,Bordeaux était simplement considéré comme la provenance ; c'était un vin vendu par un négociant deBordeaux. La notion d'origine est différente : elle renvoie à des vins dont les raisins ont été produitsdans les terroirs et sous les climats du Bordelais, qui leur donnent un caractère propre. À la différen-ce de la provenance, l'origine implique une relation de causalité.

D.P. /B.D.— Tu as exercé dans notre Institut diverses fonctions (directeur d'unité, président de Centre).Nous aimerions connaître le regard que tu portes rétrospectivement sur elles. Commençons par la fonc-

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tion de chef d'unité : Tu as créé une première unité d’Agronomie en Guadeloupe. Tu en as créé uneautre, par la suite, à Angers. À quelles difficultés t’es-tu heurté pour les faire fonctionner ?

J.S. — J'aimerais débuter par des considérations plus générales sur la notion même de directeur d’unité. Celle-ci a évolué au cours du temps : si le dictionnaire nous apprend que le rôle du directeur est bien dediriger, force est de constater que cela n’est plus toujours le cas : bien avant que ne se crée l’INRA, lesnombreuses unités de recherche qui existaient en province étaient dirigées par des directeurs et ratta-chées aux Conseils généraux des départements et/ou à l'IRA ; en décidant de les incorporer dans unétablissement public en 1946, le législateur a sans doute souhaité les insérer dans un processus de"nationalisation", ce qui les a assujetties à un pouvoir central, scientifique, administratif et financier. J’enveux pour preuve le nom même de "directeurs centraux de recherche", qui avait été donné à cette époqueaux responsables nationaux de chaque discipline. Cette dénomination témoigne bien de la volonté decentraliser qui avait cours alors et qui a conféré par la suite à l’INRA cette habitude exagérée et ce goûtimmodéré pour ce mélange systématiquement centralisateur de colbertisme et de jacobinisme. Je suis arrivé à l’INRA à une époque où le directeur d’unité dirigeait vraiment. Peut-être est-ce parceque je n’éprouvais pas en moi de vocation particulière à être dirigé d’une manière contraire à mes apti-tudes, toujours est-il que j’ai accepté très vite que le hasard des carrières me propose de devenir moi-même directeur : à 26 ans ; j’ai élaboré un programme pour la station d’agronomie des Antilles quej'allais créer ; ce programme a été accepté (en 1962) ; le directeur d’unité disposait alors d’un grandpouvoir de proposition. Je crains qu’il n’en soit plus toujours ainsi. Peu à peu, beaucoup de chefs dedépartement se sont mis en tête de diriger directement les stations, réduisant les directeurs qu’ilsavaient nommés à leur tête à un rôle de gérant ou de syndic. Me souvenant des propos de S. Hénin àmon arrivée à Angers (30), il m’est arrivé de rappeler à un chef de département, que ce n’était pas luiqui dirigeait la station, mais moi.

D.P. /B.D.— As-tu eu de plus en plus de mal au fil des années à préserver ton indépendance contre lesidées centralisatrices et hégémoniques de tes chefs de département ?

J.S. — Je suis désolé de répondre affirmativement à cette question. J’en ai effectivement de plus en plus souf-fert. Ce qui est amusant, c’est que s'étaient mis en place, après 1968, les conseils de département. Ceuxqui ont réclamé la mise en place de conseils de département, en 1968, l’ont fait avec le souci de créerun contre-pouvoir. Ce que j’ai connu en agronomie n’a pas été un contre-pouvoir, mais la dilution dela responsabilité des chefs de département dans l’anonymat du conseil. Je m’explique : si je venais meplaindre, j’avais droit à des consolations : "mais mon pauvre Salette, s’il n’en avait tenu qu’à moi ! Ce n’estpas moi, mais le Conseil qui en a décidé autrement". Voilà comment l’émergence d’un conseil anonymepeut contribuer à détruire les rapports sociaux !.

D.P. /B.D.— Comment pourrais-tu caractériser ton unité à Angers ?

J.S. — Elle était de taille très modeste et avait la particularité d’être pluri-programmes : je suis arrivé àLusignan à la suite d'un beau compromis ; je devais y créer et faire fonctionner une unité-relais, ce quej’ai fait. Je devais promouvoir à Angers l’horticulture ornementale, ce que j’ai fait également. CommeG. Drouineau m’avait soutenu dans cette perspective, je me suis engagé sur tout ce qui tournait autourde la notion de terroir.

D.P. /B.D.— Le manque de crédits a peut-être joué aussi un rôle ?

J.S. — Oui, mais jamais déterminant car nous avons toujours su trouver des crédits localement. C’est une demes fiertés d’avoir pu obtenir des crédits à la fois pour du béton et pour des programmes. À l’époque,après 1980, les régions commençaient, en effet, à vouloir financer les recherches et ce, de façon trèsdéconcentrée. Marion Guillou, qui s’occupait alors de la Recherche tant à la Région qu’à la DRAF-Pays-de-la-Loire, est venue écouter nos sollicitations. Comme elle avait très bien compris ce que nous vou-lions faire, nous avons été parmi les premiers à bénéficier de crédits octroyés par cette Région. Ce que

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pouvait accorder un chef de département, après une succession d’arbitrages, ne constituait guère quele dixième de cette somme et ne valait plus la peine de se battre pour l’obtenir. Les chefs de départe-ment conservaient toutefois un certain pouvoir dans la mesure où les chefs d’unité avaient l’obligationde présenter à leur signature toutes les demandes de crédits contractualisés. Je ne les ai jamais vus tou-tefois refuser de signer une convention de recherche, même si, jaloux de leurs attributions, ils mena-çaient parfois de le faire. Ils avaient le pouvoir d’étrangler les chefs d’unité par leur refus de leuroctroyer des postes budgétaires, mais ne sont jamais allés jusqu’à interdire à leurs unités la jouissancede ressources que leur habileté politique, la notoriété de leurs travaux et leur connaissance du contex-te local leur avaient permis de dénicher.

D.P. /B.D.— Si les chefs de département ont le quasi-monopole des attributions de postes, ils ont aussile pouvoir de légitimer ou de discréditer les diverses thématiques, considérant les unes comme "por-teuses d’avenir", d'autres comme ringardes et devant être abandonnées au plus vite.

J.S. — D’un côté, cela fait partie de la grandeur et la responsabilité de leurs fonctions. S’ils les exercent avecintelligence, c’est bien. Si c’est la pusillanimité, l’arbitraire ou la complaisance qui prévalent, c’estregrettable ! Il faut bien que des choix soient faits pour sortir du "tout prioritaire". Je ne conteste pasdes choix qui sont inhérents à la fonction. Mais par contre, il faut en même temps un débat d'idées.C'est cette absence de débat - avant arbitrage - qui a été très néfaste à la créativité. Mais, à mon avis,il faut surtout maintenir une certaine proportion de liberté d'action pour ceux qui ont une capacitéd'initiative et une imagination cohérente et constructive.

D.P. /B.D.— A-t-il été question, à un moment de ta carrière, que tu deviennes chef de département ?Est-ce un honneur que tu aurais souhaité exercer, si on te l’avait proposé ?

J.S. — Je ne sais pas si j’aurais répondu la même chose, il y a dix ou douze ans. Avec le recul, je pense quec’est quelque chose dont j’aurais eu envie, ne serait-ce que pour pouvoir faire ce qui m’était antérieu-rement refusé. Si j’en reviens à l’historique, je crois utile de rappeler que les directeurs centraux étaientrecrutés, il y a quarante ans, par concours. Ce mode de désignation a disparu dans les années 1963-64. S’il avait été maintenu, je me serais sans doute présenté volontiers à un tel concours. Je n’ai pas posé ma candidature parce qu’il fallait être d’abord sollicité. Cela m’aurait obligé à "faire lescouloirs", activité qui m’attire peu et pour laquelle je n’ai aucune disposition particulière. Autre raison : jamais aucun directeur scientifique de cette période n’aurait pu supporter mes façons devoir ! La fonction de chef de département a évolué, semble-t-il, depuis le moment où j’aurais pu la bri-guer. Ce que j’aurais certainement fait, c’est une petite révolution culturelle quant à son contenu : maisles responsables qui auraient pu imaginer me confier cette fonction, ont dû très vite y renoncer, si tantest qu’ils y aient pensé.Si toutefois j'avais été nommé à ce poste, j’aurais réuni, je crois, tous les directeurs d’unité du dépar-tement, en leur réclamant un devoir d’initiative. C’était un moyen à mon sens de s’acheminer vers unediversité de pensée au lieu de continuer à renforcer la dévotion envers une pensée unique qui est àterme la ruine de la créativité. Il me semble que j’aurais eu à cœur de réunir également les Présidents de Centre en leur faisant partde mon ambition de faire en sorte que la pluridisciplinarité devienne dans les Centres une convergenceconstruite et une aventure vécue. Je les aurais encouragés à exercer un pouvoir d’animation et à mefaire savoir si le concours d’agronomes pouvait s’avérer utile au succès de certains objectifs pluridisci-plinaires. Je n’aurais pas hésité à accorder mon appui à des projets de ce type, ne serait-ce qu’à titreexpérimental, pour envisager les problèmes d’une autre façon.C’est cette façon de faire que je me serais efforcé de privilégier, celle-ci étant finalement la plus confor-me à mes goûts, à mes convictions et à mes préjugés. À mon sens, le rôle d’un chef de départementest de mettre l’accent davantage sur les méthodes que sur les orientations scientifiques ; il doit aussi,et c’est bien oublié, veiller à maintenir le moral des troupes !Dans l’allocution que Guy Paillotin a prononcée lors de mon éméritat, il m’a fait grand plaisir en recon-naissant que les thèmes de recherche que j’avais choisis l’avaient été pour "répondre à des questions quise posaient". Alors qu’une partie de l’INRA des dernières décennies pose comme un dogme absolu que

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les orientations de recherche ne trouvent leur fondement que dans le développement logique de cha-cune de ses diverses disciplines scientifiques. Je pense tout le contraire. La Recherche agronomiquedoit avoir l’ambition de traduire en des termes scientifiques les questions qui se posent en aval, quit-te à choisir parmi ces questions ! Il s’agit, en effet, de recherche finalisée !

D.P. /B.D.— Tu opposes les gens pour lesquels l’origine des questions à étudier est extérieure à laRecherche à ceux qui considèrent que celle-ci doit se limiter au seul progrès de la connaissance ? Maiscomment se fait-il que les seconds l’aient emporté si facilement sur les premiers ?

J.S. — Les phénomènes de mode intellectuelle ont possiblement joué un grand rôle. Je crains que l'attitudede développer des programmes sans référence à leur côté finalisé ne débouche que sur un totalitaris-me absolu. J’en vois des indices dans le fait qu’il existe aujourd’hui des gens très malheureux à l’INRA,ce qui est contraire à l’idée même du travail qui est attendu d’eux. Le travail de recherche, s’il est pre-nant et doit être conduit avec beaucoup de rigueur, doit être aussi, pour chacun, épanouissant. J’estimeque le malaise qui gagne devrait interpeller les responsables. Ce que l’INRA pourrait faire de mieux,ce serait d’engendrer une réflexion interne forte sur les destinataires finaux de nos recherches (unetypologie reste à faire dans ce domaine).

D.P. /B.D.— Pourquoi des résistances aussi fortes à aborder ce genre de questions ?

J.S. — C’est que plusieurs de nos responsables agissent comme s’ils étaient néophobes, peut-être aussi à caused’un péché d’orgueil ! Les connaissances progressent certes dans tous les domaines, mais plus per-sonne n’est capable d’en donner une bonne vue synthétique et critique. Au lieu que la science soit miseau service des hommes, l'inverse est un gros risque. C’est insupportable !R é p o n d re aux questions qui se posent ? Poussé trop loin, ce principe peut aussi conduire à la ru i n ede la Recherche ! L’ h i s t o i re récente de la Recherche agronomique en Irlande illustre bien, à mesyeux, ce danger. Après la seconde guerre mondiale et grâce au Plan Marshall, sont apparus sur lascène de jeunes scientifiques aux talents prometteurs. Formés aux USA, ils ont été re g roupés dansun Institut dont j’ai pu admire r, aux débuts des années soixante-dix, toutes les qualités. Les travauxqui y étaient entrepris étaient re m a rquables. Mais ils étaient aussi exemplaires par leur souci de ser-vir l’agriculture du pays. Cette politique de la re c h e rche agronomique a dégénéré toutefois, au fildes années, en raison de la baisse des crédits et des pouvoirs accrus accordés dans l'orientation desp rogrammes aux "représentants des farm e r s". Il n’y a plus eu alors que des réponses succinctes don-nées à des questions qui exigeaient des réponses rapides. La re c h e rche agronomique s’est réduite àla mise en place d’essais expérimentaux où il n’était plus question de poser en d’autres termes lesquestions soulevées par la base, mais d’obtenir dans des délais très courts des résultats sommaire set peu innovants.

D.P. /B.D.— Si l’on considère la terminologie employée à l’INRA pour désigner les collectifs de travailexistant dans la Recherche, force est bien de constater son caractère confus et versatile. Les notionsd’équipe, de laboratoire, de station, d’unité ont varié beaucoup, semble-t-il, au cours du temps. Quet’inspirent ces imprécisions et ces fluctuations qui ont eu cours et dont on peut suivre les traces sémio-logiques dans le jargon scientifico-administratif de notre Institut ?

J.S. — Certains, déjà à la fin des années 80, trouvaient que le terme de station faisait ringard. Un compterendu du Conseil de département de pathologie végétale des années 1990 s’était montré pourtant hos-tile à sa suppression. Des esprits peu cultivés ricanaient en faisant allusion aux stations-service. Maisils ne savaient pas qu’en donnant cette appellation aux collectifs de travail qu’ils se proposaient de for-mer, les premiers dirigeants de la Recherche agronomique avaient probablement aussi le désir de ser-vir. Une station, dans leur esprit, pouvait être composée de plusieurs laboratoires travaillant surdiverses questions avec une direction unique, une unité d’action…En ce qui concerne les unités, je suis "coupable" d’en avoir créé une : l’unité de recherche sur la vigneet le vin. Cette appellation avait été choisie précisément pour faire travailler de façon unitaire sur des

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thèmes conjoints, des chercheurs qui relevaient de trois départements différents. C’est grâce àChristiane Mercier qu’a pu être actée la création de cette unité. Unité a un grand charme pour les lexicographes. C’est aussi que ce terme s’agrège en UR : le techno-crate simplifie encore en se bornant à attribuer à chaque chose un sigle et un numéro d’ordre. La lec-ture du dernier annuaire de l’INRA est à cet égard une source de ravissement douloureux ! Enfin, le terme de responsable d’unité semble peut-être plus approprié que celui de directeur, car unresponsable doit avoir les moyens d’exercer sa responsabilité. La meilleure image que j’ai trouvée estcelle d’un chef d’orchestre : mais elle suppose de connaître la musique. L’INRA serait avisé de recruterà la tête de ses unités des chefs d’orchestre qui sachent jouer d’un ou de plusieurs instruments. Mais,de nos jours, l’institution se trouve dans la position d’un organisateur de concerts qui demande à d’ex-cellents violonistes d’être chefs d’orchestre et leur reproche ensuite de ne plus avoir le temps de jouerde leur instrument. Ces reproches souvent injustes reviennent comme une litanie dans tous lesconcours de DR2 ou de DR1 et sont l’indice de certains dysfonctionnements du système. Un directeur de station, si sa station est lourde, ne peut plus poursuivre ses propres recherches que defaçon clandestine, par une sorte de braconnage. Selon les circonstances, il sera accusé de n’avoir attra-pé aucun lièvre ou de les avoir tous pris au collet. C’est la raison pour laquelle des tas de gens valeu-reux à l’INRA n’ont pas eu droit aux avancements qu’ils méritaient, se dévouant pour les autres sansavoir le mauvais caractère qui leur eut permis de protester et de se défendre.

D.P. /B.D.— Les Présidents de Centre sont confrontés à des demandes multiples émanant des politiqueset des professionnels. Pour arriver à y répondre, ils doivent convaincre les chefs de département d’af-fecter aux recherches correspondantes des moyens et des personnels. Comment as-tu fait pour conci-lier les besoins à long terme de la recherche (qui sont défendus théoriquement par les structures ver-ticales que sont les départements de recherche) avec les demandes plus immédiates des utilisateurspotentiels ? Les divergences de vue en cette matière se superposent-elles avec celles qui opposent lestenants des recherches fondamentales à ceux des recherches finalisées ?

J.S. — Il s'agit plutôt d'une perception en termes scientifiques d'une demande plus générale... Je peux essayerde vous faire part de ce que j’ai vu et vécu. J’ai été, en des temps plus anciens, administrateur deCentre. Quand je suis devenu Président de Centre, je n’y ai vu qu’un changement d’appellation, cor-respondant toutefois à autre chose qu’une nécessité administrative. Apparemment, seul un adminis-trateur de Centre était autorisé autrefois à signer les factures, à la place du Directeur de l’INRA.Lorsqu’un administrateur de Centre était nommé, la nouvelle était publiée au Journal Officiel. Je nesuis pas sûr qu’il en soit encore ainsi aujourd’hui pour les Présidents de Centre.En tant qu’administrateur de Centre, je me croyais déjà investi des relations publiques. C’est ainsiqu’avec l’aide efficace de B.R. Lévy, je me suis occupé de mieux faire connaître l’INRA. Mais à cetteépoque, les grands professionnels allaient directement rue de Grenelle et n’avaient guère l’idée de serendre dans les Centres. Organisme hautement centralisé dès sa création, l’INRA existait et travaillaitdans les campagnes, mais s’abstenait d’y parler "institutionnellement". Les Présidents de Centre, qui ont succédé aux administrateurs, ont acquis à la fin des années quatre-vingt, le droit et le devoir de rayonner localement. J’en avais déjà ressenti maintes fois le besoin etmesuré les contraintes. Un changement s’est opéré, à cette époque, dans les mentalités : je l’ai perçucomme une délégation pour faire, sinon de la propagande, du moins de l'information. Mais pour enfaire, il était nécessaire de s’appuyer sur les unités de recherche dans les Centres : ceci n'a pas été com-pris très rapidement (ni par leurs directeurs, ni par les chefs de département).Faire mieux connaître l’INRA à l’extérieur ? C’était, depuis la fin des années 60, la mission dévolue àB.R. Lévy. Il en avait la compétence, mais aussi la passion. Il a fait beaucoup et bien avant que ce nesoit perçu par tous comme une nécessité institutionnelle. Il y avait néanmoins dans l’INRA une arriè-re-pensée intéressée et qui revint ensuite à dire localement : "votre argent m’intéresse !" Le titre dePrésident de Centre a été préféré à celui de délégué régional qui était plus rétrécissant. Il est essentielde lire à ce propos l’instruction INRA n° 85-36, qui comme toute instruction a une valeur plus fortequ’une note de service. Je l’ai souvent relue car c’est elle qui définit ce qu’est un Président de Centre.Les chefs de département ont fait comme s’ils ne l’avaient jamais lue, dans la mesure où elle allait àl’encontre de leurs habitudes corporatistes. Nous avons pu obtenir toutefois, avec certains collègues,

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que se tienne, dix ans après leur mise en place, une réunion officielle entre Présidents de Centre etChefs de Département. On ne saurait trop méditer sur la signification de ce décalage dans le temps.J’ai essayé de montrer au pouvoir régional qu’il pouvait favoriser la Recherche de deux façons diffé-rentes : en lui octroyant des crédits, ce qui lui donnait le droit d’exercer en contrepartie un contrôleintelligent sur l’usage qui pouvait en être fait (31), mais aussi en attirant l’attention de l’institution, auplan national, sur tel ou tel problème à étudier.

D.P. /B.D.— Les chefs de département n’ont-ils pas toujours contesté aux présidents de Centre leuraptitude à animer des débats scientifiques, notamment pluridisciplinaires ?

J.S. — Il aurait été intéressant qu’ils formulent vraiment leurs critiques, mais leur attitude à l’égard desPrésidents de Centre a toujours été très ambiguë. Cela s’explique par l’histoire même de notre maison.Je me souviens de mon chef de département, alors que, jeune assistant, je m’apprêtais, au début desannées soixante, à partir aux Antilles : avait-il voulu être particulièrement gentil avec moi qui allais lequitter ? il m’avait confié : "un administrateur de Centre ? Je ne sais vraiment pas à quoi ça sert !". J’ai enten-du souvent dans ma jeunesse (et plus tard) des chefs de département déclarer : "Je suis payé pour faireprogresser les connaissances dans ma propre discipline. Le reste ne me concerne pas !" La pluridisciplinaritén’a été tolérée à l’INRA que quand elle était en mesure de se traduire par des rentrées d’argent ! Etpourtant M. Bustarret l'avait vivement souhaitée naguère ! (32) Ayant eu à gérer moi-même des ATP ou des contrats européens, j’ai ressenti souvent avec douleur monimpuissance à faire réfléchir ensemble des gens avant de lancer une opération. J’ai toujours considéré,en effet, que la pluridisciplinarité était d’abord une convergence construite, qu’elle impliquait desobjectifs partagés. Une telle démarche semblait contraire à "la pureté de la race" d’une discipline scien-tifique qui se veut surtout digne de son autonomie ! Je reste convaincu que notre avenir doit être plu-ridisciplinaire. C’est essentiellement une question d’organisation complice des idées et des structures.

D.P. /B.D.— As-tu eu l’occasion de voir des expériences de pluridisciplinarité réussies où la prise encompte du tout a apporté plus que l’examen des parties séparées ?

J.S. — Au CIRAD, oui, à l’INRA, non ! À l’INRA, je n’ai vu que des travaux plus ou moins pluridisciplinaires,plus ou moins ratés du fait de l’absence d’approche convergente préalable ! À la première réunion del’ATP dont j’ai été un des coanimateurs, j’ai vu que c’était foutu et que nous ne ferions que juxtaposerdes actions parallèles !

D.P. /B.D.— Ne cite-t-on pas pourtant les travaux sur le Beaufort comme exemple de travaux pluridis-ciplinaires réussis ?

J.S. — Oui, mais il s’agit d’un épiphénomène lié à la nature même du SAD. Le SAD est loin d’être représen-tatif de tout l’INRA ! Il y a eu certes des personnalités scientifiques éminentes qui ont été impliquées,mais aussi des professionnels, des ingénieurs du monde technique du Beaufort. Les responsables duSAD, que ce soit Claude Béranger ou Bertrand Vissac, ont été pris de passion pour cette aventure. Leschercheurs de leur département, confortés par l’enthousiasme qu’elle suscitait auprès de ses chefs, ontimmédiatement suivi. Les scientifiques des autres départements n’ont pu s’y engager, à l’inverse, qu'in-dividuellement de façon plus ou moins discrète.

D.P. /B.D.— Revenons à tes fonctions de Président de Centre. Il t’a fallu harmoniser, concilier lesattentes des diverses catégories de personnel qui s’y trouvaient rassemblées. Compte-tenu de ton expé-rience, considères-tu que les Présidents de Centre qui travaillent sur place et ont les moyens de suivretout ce qui s'y passe, ont un rôle spécial à jouer dans la gestion des ressources humaines de l’Institut ?

J.S. — Il y a eu de nombreuses personnes pour lesquelles je me sentais facilement le devoir de mieux valori-ser le travail qu’elles fournissaient. Dans un Institut de recherches comme l’INRA où l’esprit doit pri-

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mer sur la discipline, il est toujours préférable deconvaincre que d’imposer des choses. Convaincre,c’est arriver à mettre au service d’objectifs partagésles gens avec lesquels on doit travailler. Je dois cetteconception aux Antillais de base que j’ai connus audébut de ma carrière : ils m’ont fait comprendre lanécessité de respecter la personne humaine et la dif-ficulté d’imposer des choses nouvelles sans les avoirsuffisamment expliquées : il ne faut rien imposer, ilfaut convaincre ! On peut arriver à faire partager desobjectifs, des ambitions... Il est regrettable que cer-tains responsables fassent la confusion entre dirigerdes programmes et "commander" des chercheurs. Lelapsus que j’ai fait en parlant un jour de la "Directiondes Richesses Humaines", je me suis permis de le refai-

re plus tard, mais cette fois de façon délibérée ! Je crois qu’une conception nouvelle du rôle de la DRHet de ses attributions pourrait naître heureusement d'un tel changement d’appellation : les individussont notre richesse ; comment les valoriser intelligemment ?

D.P. /B.D.— Est-ce un effet de l’âge ? Il nous semble voir aujourd’hui à l’INRA, davantage de gens désa-busés ou, en tout cas mal dans leur peau, qu’il y a une dizaine d’années. Ressens-tu comme nous cetteinsatisfaction qui paraît affecter tous les métiers de la recherche et si oui, comment l’expliques-tu ?

J.S. — Je serais si heureux d’être seul à penser cela ! Mais ne pleurons pas sur une telle évolution et tentonsplutôt d’en comprendre les raisons. Il me semble qu’une première explication vient beaucoup de lafaçon dont "la pensée" est organisée, de façon souvent univoque ou totalitaire. Cela veut dire qu’aucunpoids n’est accordé aux voies autres que la seule pensée dominante. La contrainte l’emporte de plusen plus sur l’envie de convaincre. Or, c’est le devoir, je crois, des gens à qui l’on confie des responsa-bilités que d’essayer de gérer les choses dans la perspective de l’épanouissement des personnes qui leursont confiées. Cela rejoint mes idées sur la notion de potentiel de production. Le potentiel est unecapacité à s’exprimer. Pour l’atteindre, il faut remplir certaines conditions. Transposons cette notion àl’échelle de l’humain : analysons les capacités d’une personne à être, à produire des résultats. Commentatteindre ce potentiel, chacun ayant des registres et des styles qui lui sont propres dans l’exercice d’unepensée ou d’une action ? Cette diversité, qui fait notre richesse, est évidemment à l’opposé du modè-le de la pensée unique. On pourrait interroger chaque chercheur : de quoi êtes-vous capable ? Que souhaitez-vous faire ? Ilresterait bien sûr à vérifier que le souhait corresponde aux capacités de celui qui l’exprime ! Mais l’en-tretien annuel, qui pourrait servir à apprécier les capacités des gens, a été fonctionnarisé : celui qui lefait et celui qui le subit en étant tous deux les victimes. On a souhaité organiser ce qui aurait dû s’ex-primer le plus naturellement entre individus (ce que l’on considérait naguère, comme relevant dupaternalisme). Mais fonctionnariser la relation humaine, c’est prendre le risque de lui ôter son essen-ce philosophique et métaphysique profonde !

D.P. /B.D.— La vie de notre Institut est rythmée par des concours. L’organisation de ceux-ci mobilisedes énergies considérables et fait perdre beaucoup de temps aussi bien aux membres des jurys qu’auxcandidats. Peut-on, à ton avis, concevoir d’autres façons d’évaluer qui soient moins stressantes pour lesindividus et qui aient moins d’effets nocifs sur les équipes ?

J.S. — Ne parlons ici que des concours organisés pour assurer la promotion des agents sur l’échelle indiciaire etnon des concours de re c rutement. Je suis de ceux qui ont longtemps pensé que de tels concours sont lamoins mauvaise façon de faire pour re c o n n a î t re et récompenser les mérites personnels des agents à éva-

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J. Salette à l’époque de sa nomination comme Président duCentre d’Angers.

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l u e r. Une raison de principe à cela : il m’apparaît, en effet, que les autres modalités d’avancement laissentfinalement moins de chances à l’expression, par les candidats eux-mêmes, de leurs capacités et de leursmérites. Autre explication : les concours que j'ai passés ne m'ont pas fait part i c u l i è rement souff r i r, leconcours d'Assistant se réduisait quasiment à l'époque à un examen. On ne savait d'ailleurs pas trop quoinous demander : les questions étaient assez banales. Les candidats étaient invités à montrer qu'ils avaientune pensée dans un domaine proche de l'agriculture. En des termes plus actuels : montrer qu'ils étaientcapables de s'intéresser aux phénomènes physico-chimiques et biologiques accompagnant la pro d u c t i o nagricole, ses facteurs de variation, etc. J'ai passé les épreuves de cet examen sans pro b l è m e s .

D.P. /B.D.— Le concours de chargé de recherches était-il plus difficile? Quelles épreuves étaient impo-sées aux candidats ?

J.S. — Il y avait un écrit ! Je dois être un des co-responsables de sa suppression, à la suite du concours de1978. Le jury était présidé par Roger Bouchet, éminent bioclimatologiste. Les candidats étaient invi-tés à lire devant le jury les copies pseudo-philosophiques qu'ils avaient rédigées quelques heures plustôt. Cette épreuve était excellente dans la mesure où elle montrait si le candidat savait lire. Je ne suispas sûr que les CR2 actuels sauraient lire une copie, exercice utile pourtant dans l'exercice de la paro-le ! Après un tour de table, les membres de jurys distribuaient leurs notes. Il se trouve que, cette fois,un des candidats a obtenu des notes échelonnées de 4 à 18. D’où la suppression d’une épreuve qui nepouvait pas donner lieu à des notes plus homogènes pour un même candidat.Ceci ne met pas du tout en cause la qualité des candidats, ni le fait qu'il y ait un écrit, mais la capaci-té des membres des jurys à savoir évaluer ce genre d'épreuves. Quand j'ai passé ce concours en 1964,j'ai dû plancher sur un sujet d’écrit assez banal (33). Les sujets étaient choisis, en effet, pour que per-sonne ne reste sec. Mais au lieu de chercher à exprimer à cette occasion leur originalité possible, lescandidats s'escrimaient tant bien que mal à réciter des tranches de cours qu'ils n'avaient jamais eues :le résultat était désastreusement conventionnel !

D.P. /B.D.— Peux-tu revenir sur tes concours de maître et de directeur de recherche et sur la façon dontils se sont passés ?

J.S. — Les candidats envoyaient un mémoire écrit destiné à être examiné par un jury. J'ai eu la chance d'êtrereçu du premier coup au concours de maître de recherches. Pour celui de directeur de recherches, j'aidû m'y prendre en trois fois. Il s’était aussi produit, dans les concours CR (chargé de recherches), unedéviation perverse, un recours au bachotage, qui introduisait un bruit de fond dans l'expression ducandidat : les membres des jurys ne savent plus, en effet, s'ils ont droit à une prestation authentiqued'un candidat ou aux souvenirs plus ou moins bien restitués qu'il a gardés de son bachotage.

D.P. /B.D.— Le bachotage devait être une pratique efficace si l'on en juge par la réussite de tous ceuxqui croyaient bon de la mettre en œuvre ! Elle a renforcé en tout cas la distinction implicite qui exis-tait entre les "bons" et les "mauvais" chefs d'unité, les premiers s'autoproclamant tels au vu des hautesperformances réalisées par leurs poulains.

J.S. — J'ai contre cela une violence à briser le micro ! et je fulmine ! Il y a, en effet, perversion du système. Jene dis pas que les candidats doivent se présenter pieds nus, en chemise et la corde au cou, mais à lamanière d'un individu adulte et responsable faisant état de ce qu'il fait, le plus intelligemment pos-sible. À partir du moment où il y a bachotage, se déclenche une compétition entre ceux qui sauront lemieux le pratiquer. On ne travaille plus à la réussite au concours, mais à la réussite d'un exercice decontournement de la réalité de ce concours ! Honte aux responsables d'un tel état de choses (com-mencé déjà en 1960, pour les concours de CR, dans certaines disciplines, mais pas dans toutes) ! Ilsauraient mieux fait d'apprendre à leurs poulains comment parler debout, face à un auditoire assis, etcomment s'exprimer clairement en hiérarchisant leurs idées. Ce serait un service appréciable rendu àla corporation tout entière ! Quand il m'a fallu plancher, comme Président de Centre, devant les res-ponsables régionaux, il n'y avait pas de bachotage préalable !

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D.P. /B.D.— À partir du concours de maître de recherche (aujourd'hui DR2), les promotions sont déci-dées simplement sur dossier, les candidats malheureux étant rarement renseignés sur les raisons véri-tables de leurs échecs.

J.S. — Durant l'année 1966 notamment, le concours de DR1 a examiné des candidats présents physiquement :il y a eu une épreuve orale. Cela pourrait être repris ; ce n'est pas une panacée. Mais comment trou-ver des évaluateurs qualifiés ? Après mon premier échec au concours de DR1, j’ai demandé à un demes copains qui avait fait partie du jury, de me signaler ce qui pouvait être mauvais dans mon mémoi-re. Il m’a répondu clairement et brièvement : "Autrefois, il convenait de faire un mémoire de directeur destation, c’est-à-dire du commandant du navire qui tient la barre dans la tempête. Mais aujourd’hui, ce n’estplus cela ! Il faut que tu t’en tiennes strictement à tes seuls travaux scientifiques !" J’ai regretté une telle évo-lution, d’autant plus que mon mémoire analysait mes fonctions de direction, mais je dois reconnaîtrequ’ayant suivi le conseil, j’en ai été récompensé. Cela rejoint un peu ce que je disais sur le directeurde station qui est appelé à jouer un rôle de chef d’orchestre et à qui on demande de montrer qu’il jouesurtout parfaitement du violon !Je dis que le système des concours est le moins mauvais pour assurer la promotion des cadres scienti-fiques, mais qu’il est en partie perv e rti. Je voudrais déplorer à ce sujet l’abandon de toute notion d’éthiquep a rmi les membres des jurys. Ayant siégé souvent parmi eux, j’ai pu constater qu’il y en avait beaucoupqui ne songeaient qu’à démolir des gens. Il y en avait d’autres qui n’étaient invités que pour en faire mous-ser d’autres. Quand l’éthique a disparu, que reste-t-il à faire pour changer le cours des choses !

D.P. /B.D.— Comment remédier à cela ?

J.S. — Peut-être en repensant complètement la composition des jurys. Je crois que ce qui a beaucoup nui àl’INRA, c’est ce complexe d’infériorité qui nous a fait solliciter toujours plus d’étrangers à la maison,sans leur expliquer au préalable dans quel esprit ils devaient travailler. Une partie de la perversion queje déplore est venue du monde universitaire où chacun se complaît depuis toujours à démolir les can-didats de son voisin. Peut-être nos responsables, si empressés à solliciter les personnalités extérieures,ne se sont pas rendu compte que nos valeurs éthiques n’avaient rien à envier aux leurs.

D.P. /B.D.— Le ou les rapporteurs des travaux d’un candidat jouent un rôle considérable dans l'appré-ciation qui sera portée sur eux. Comme les chefs de département ont toute latitude de choisir une per-sonnalité hostile ou favorable au candidat, ils sont en mesure d'influer beaucoup sur les jugements leconcernant.

J.S. — Si les chefs de département ont une politique bien réfléchie et pensent que celle-ci sera servie par unepromotion, on peut l’admettre comme étant logique ! Mais il faut reprocher à l’institution de mettreses chefs de département en position d’abuser de leur pouvoir d’une façon aussi excessive. Ils exagè-rent leurs interventions pour faire comme les autres, mais la responsabilité en incombe aussi au niveausupérieur, même si celui-ci est enclin à répondre : "nous n’avons jamais voulu cela !". On peut penserque, notamment pour l’accès à DR1, les chefs de département ne devraient plus faire partie des jurys.

D.P. /B.D.— La morosité que l’on décèle dans certaines catégories ne vient-elle pas du fait qu’elles ontle sentiment de n’avoir plus grand degré de liberté ?

J.S. — Disons plutôt le sentiment d’être à la merci de caprices, même si ce mot est réservé au monde deschèvres. C’est la raison pour laquelle j'ai recours au terme de système : le respect des lois du systèmefinit par l’emporter sur la prise en compte des faits réels.

D.P. /B.D.— Les évaluations effectuées à l'INRA par les CSS (Commissions scientifiques spécialisées)ont-elles une utilité si elles sont sans incidence sur le déroulement des carrières ? Que penses-tu de lafaçon dont elles se font ?

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J.S. — Je poserais autrement la première question : Quel est l’intérêt des CSS si le système fait qu’elles n’ontaucune importance ? La question renvoie en réalité aux usages qui en sont faits. J’ai siégé dans deuxCSS, l’une pendant quatre ans (34), l’autre pendant huit ans (35).C’est une expérience très intéressante, pourvu qu’on ait l’esprit curieux ! Les membres des CSS ontsous les yeux, sous la forme la plus concentrée possible, une photographie de ce qui se passe dans lesdisciplines qui les concernent. Il serait utile qu’y siègent des professeurs compétents, habiles à rédigerdes synthèses. Un professeur d’agronomie qui lirait les dossiers et les publications envoyés à la CSS ytrouverait, sans nul doute, le moyen d’améliorer très sensiblement son cours et aussi, par sa docu-mentation, de le faire bénéficier des derniers acquis de la science. Si les chefs de département étaient moins enclins à penser qu’ils peuvent faire tout, tout seuls, ilsseraient les premiers à réclamer aux rapporteurs des CSS qu’ils veuillent bien leur faire connaître leuropinion sur certains travaux et sur la possibilité de promouvoir tel ou tel chercheur. Mais cela impli-querait qu’ils trouvent le temps de boire ensemble une tasse de thé ou de café et qu'ils aient le désird’élargir leurs horizons. L’ i n t é ressé, qui rédige son rapport bisannuel, doit trouver intérêt à se pencher périodiquement surce qu’il a fait, mais beaucoup s’obstinent à lui faire cro i re que la rédaction d’un dossier d’évaluationest une perte de temps dans quelque chose qui s’apparente à une course de vitesse. Peut-êtreconviendrait-il d’appre n d re à réfléchir davantage et de savoir comment passer du temps utile à nerien faire. Je critique l'évaluation trop exclusivement basée sur les publications (surtout en anglais) et sur leurnombre ! C’est nuisible à l’intérêt de la profession de chercheur, mais aussi aux utilisateurs et à l’opi-nion de tous ceux qui participent au vote des budgets de recherche. Imaginons une commission par-lementaire appelée à réfléchir à l’utilité finale d’un organisme de recherches : elle ne pourrait se conten-ter d’apprendre que le nombre de ses publications s’est accru de 10 % depuis l’année dernière. Toutepersonne un peu informée sait bien qu’une même publication peut être fractionnée facilement en troisou quatre, sans que la science n'ait pour autant mieux progressé !

D.P. /B.D.— La "littérature grise", qui comprend notamment les mémoires de concours des scienti-fiques, les rapports qu’ils envoient aux Commissions scientifiques spécialisées (CSS) mériterait-elle, àton avis, d’être mieux conservée ?

J.S. — Les rapport des CSS et les dossiers de concours devraient être la base fondamentale de nos archives. Ils’agit essentiellement de documents pour l’histoire des idées : les hauts étages de l’INRA ont déclaréqu’ils étaient inutiles. Si la DG déclare qu’il est devenu inutile de les conserver, c’est peut-être parcequ’elle considère qu’ils n’ont plus d’utilité pour elle ; il se peut néanmoins qu’ils aient une utilité pourd’autres. Cela devrait pourtant être riche d’enseignements, des rapports dans lesquels des chercheursfont tous les deux ans un retour sur eux-mêmes et essaient de trouver une cohérence dans tout cequ’ils ont fait, au-delà de leur liste de publications.

D.P. /B.D.— De tout temps la carotte et le bâton ont été utilisés pour contenir les hommes et les enga-ger dans de droits chemins. Ces moyens ne risquent-ils pas de manquer à l’avenir aux responsables denotre Institut quand on considère la modicité des avantages de carrière qu’ils sont en mesure présen-tement d’offrir au personnel et les difficultés qu’ils rencontrent à imposer simplement le respect de cer-taines contraintes ?

J.S. — Le système a engendré une telle désespérance que bien des gens ont renoncé à se porter candidat à desavancements. Peut-être faudrait-il déplorer à ce propos le manque d’esprit de corps, très visible à l'in-térieur de l'INRA ! Quand on voit ailleurs les excès auxquels peut conduire le corporatisme, on est plu-tôt porté à s’en réjouir, mais on peut regretter aussi de ne voir jamais, sur des théâtres d’opérationsextérieures, des représentants de notre maison avoir des positions communes et agir de façon concer-tée. Cette absence d’esprit de corps est particulièrement sensible à l’intérieur même de certains dépar-tements. Comme si l’âpreté de la concurrence entre ses membres était parvenue à la longue à faire dis-paraître toute trace de solidarité. Je ne m’en suis aperçu qu’à partir des années quatre-vingt. Peut-êtren’étais-je pas auparavant en situation de le constater.

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À l’esprit d’émulation a succédé l’esprit de compétition. L’émulation a cela de bon qu’elle pousse cha-cun à essayer de faire mieux : c'est constructif, alors que l'esprit excessif de compétition est fonda-mentalement destructif dans ce domaine. De même, il importe de distinguer l’arrivisme de l’ambition.L’ambition est quelque chose de bon quand elle conduit un homme à vouloir exprimer ses meilleurespotentialités. L’arrivisme et le carriérisme sont plutôt l’attitude consistant à déclarer : poussez-vouspour me faire de la place !

D.P. /B.D.— L’INRA est tenté de recruter ses jeunes scientifiques au vu des compétences qu'ils ontmanifestées à l'occasion de leur thèse ou dans les travaux qui ont suivi. Mais ces compétences, souventtrès pointues, doivent tout au long d’une carrière être réactualisées, approfondies et adaptées à de nou-veaux domaines. Je connais certes la fière devise des habitants de la ville de Briançon qui ont toujoursproclamé que "le passé répondait de l’avenir". Mais l’INRA n’encourt-il pas le risque, en s’en tenant auxseules connaissances antérieures des candidats, d’aller à l’encontre d’un développement durable de sesactivités de recherche ?

J.S. — Je n’ajouterai rien à ton interrogation de peur de sombrer dans la déprime : l’institut recrute de nosjours des gens toujours plus pointus, qui ne savent rien dans les domaines d’étude connexes des leurs.On devrait s’indigner de ce que l’Institut recrute aujourd’hui des jeunes davantage en fonction de leurpassé que de leur avenir. Mais qui est capable d’évaluer quelqu’un sur son avenir, d’apprécier sespotentialités dans des jurys où les patrons de thèse se disputent souvent entre eux (sauf quand cer-tains d’entre eux n’ont pas été admis à y siéger) pour faire passer les poulains de leur écurie ? Il nes’agit pas là d’un dysfonctionnement accidentel, mais plutôt d’une perversion fondamentale du systè-me. Les concours actuels de recrutement ne s’appuient guère, je le crains, sur des critères comme lesens du discernement, la curiosité, la clarté d’esprit.

D.P. /B.D.— L’INRA s’est engagé comme d’autres organismes de recherche dans une course effrénée auxpublications. Mais incités à écrire toujours plus, les scientifiques n’ont plus assez de temps pour arri-ver à lire tous les articles et comptes-rendus qui paraissent dans leurs domaines. Que penses-tu de cettesituation où les scientifiques sont invités - comme autrefois les agriculteurs - à produire toujours pluspour le public restreint qu’ils constituent, sans chercher à élargir le cercle de leurs lecteurs par uneattention plus grande portée à leurs attentes ?

J.S. — Ta comparaison des productivismes scientifique et agricole est aussi pertinente que savoureuse !Autrefois, quand on tombait sur une publication qui vous intéressait, on allait voir celui qui l’avait écri-te et on prenait le temps de bavarder avec lui. Mais aujourd’hui certains lisent les publications de façonquasi clandestine et peuvent en arriver à ne jamais citer vraiment leurs sources. Autre commentaire surla façon de lire : Gaston Bachelard dans un ouvrage, intitulé "la poétique de l’espace", attire l’attentionsur les bienfaits de la lecture lente. Voilà une recommandation à diffuser largement, à une époque oùcertains s’évertuent à faire valoir les vertus des méthodes de lecture rapide, qui sont, à l’évidence,incompatibles avec l’utilisation intelligente d’une bibliographie approfondie. La promotion basée tropexclusivement sur la production de publications a des effets pervers. Publier davantage a été facilitépar les progrès de l’informatique qui a fait qu’on n’a plus eu besoin d’aller chercher une autre person-ne pour concevoir un tableau droit ou dessiner un graphique. Comme les publications peuvent seréduire à la sortie brute des résultats d’une manip conservés sur le cahier de laboratoire, il est possibledésormais d’en augmenter sensiblement le nombre. Tant pis si elles manquent parfois de recul ! Letemps n’est plus où les chargés de recherche soumettaient leurs projets de publication à leur directeur.Une telle pratique a été considérée comme une perte de temps et comme une forme de mandarinat.L’inflation des publications à laquelle on assiste aujourd’hui tient beaucoup de la fuite en avant. Est-elle d’essence keynésienne ? Je ne m’aventurerai pas sur ce point. Le résultat réfléchi de trois ans de manips, qui aurait fait l’objet autrefois d’une seule publication d’unevingtaine de pages, donne lieu aujourd’hui à cinq publications de six à huit pages, une en français,quatre en américain ou en anglais. Je crois qu’il serait opportun que les chefs cessent de ressasser ce paradigme selon lequel il fautaccroître toujours davantage le nombre des publications. Il faudrait plutôt pénaliser toutes les publi-

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cations qui ont été écrites sans qu’elles elles en vaillent la peine (elles détournent fâcheusement l’at-tention des lecteurs au détriment de publications plus intéressantes !). Il serait bon d'encourager lesauteurs à porter plus de soin à leurs écrits et leur rappeler que leurs efforts risquent bien de rester vainss’il n’y a personne en face d’eux qui ait appris à bien les lire. Il m’est arrivé parfois d’écrire des projets d'articles, mais dépourvus de bibliographie parce qu’il n’enexistait pas de proche du sujet. On me l’a reproché. J’en ai déduit qu’on n’était pas autorisé dans uninstitut de recherches à écrire quelque chose de neuf. Sans références bibliographiques, un article surun sujet nouveau, en effet, n’a pas droit de cité !Quand on est en âge et en position de recommander à un jeune chercheur un sujet qui vous paraîtintéressant, il déclare vouloir commencer par faire "la bibliographie". Je ne suis pas sûr que ce soit tou-jours la première bonne démarche à effectuer.

D.P. /B.D.— Les scientifiques, si soucieux de ne pas se laisser entraîner par des préjugés, sont tentés,en effet, de récuser d’emblée toutes les observations et explications qui sont fournies par leur entou-rage (agriculteurs, représentants du monde industriel) pour n’accorder foi qu’aux travaux de leurscongénères, répertoriés dans une bibliographie !

J.S. — Il me semble que le degré de confinement et de ségrégation des chercheurs dépend aussi des disci-plines : ainsi, dans le domaine des relations physiologiques plante-hôte et virus, l’examen quasi-quo-tidien de la bibliographie est sans doute primordial car les connaissances évoluent très rapidement. Enrevanche, en agronomie, il est préférable souvent de prendre ses bottes et de se rendre sur le terrainpour voir et écouter. Je crois qu’il faut regretter en cette matière une certaine perversion de style uni-versitaire : on a voulu purifier la recherche sans se rendre compte que nos scories constituaient para-doxalement notre richesse. C’est la même perversion qui a abouti à s'émouvoir régulièrement duconstat que le ratio techniciens/scientifiques était supérieur en France à celui d'autres pays européens.La Direction générale semble avoir, à certaines époques, fait sienne cette conclusion et ne pas avoircompris que, par exemple, les disciplines qui s’occupaient d’élevage n‘avaient pas forcément les mêmesbesoins en techniciens que la virologie où les porteurs de blouses blanches procèdent eux-mêmes à untravail technique. Les discussions concernant les domaines expérimentaux portent aujourd’hui sur les perspectives desubstitution offertes par la modélisation. Ce n'est pas une panacée ! Où ne nous conduira pas l’envied’être à la mode ?Le recours immédiat à la bibliographie conduit à abdiquer le droit d’avoir la capacité de penserquelque chose tout seul. Il ne faut pas être surpris si tous les travaux de recherche tendent du mêmecoup à se ressembler. Que les gens se jettent d’abord à l’eau et ne consultent qu'ensuite la bibliogra-phie : si d’ailleurs ces recherches ont déjà été faites, elles l’ont possiblement été d’une autre manière.

D.P. /B.D.— Tu as plaidé pour "un supplément de philosophie dans le travail de recherche". Le désir quetu exprimes a des chances d’être satisfait aujourd’hui si l’on en juge par l’empressement actuel des phi-losophes à répondre à toutes les demandes du Pouvoir politique. Mais ne risque-t-il pas de se voir enmême temps contrarié dans un institut qui reste obnubilé par des questions de productivité et de ren-tabilité et qui est peu porté curieusement à s’intéresser aux questions épistémologiques, alors mêmeque celles-ci retiennent de plus en plus l’attention dans les pays anglo-saxons ?

J.S. — Il ne faut pas confondre philosophie et philosophes. Les philosophes constituent un milieu fermé quis’auto-recrute et que je connais fort mal. Mais si la philosophie est bien la recherche d’une vérité etd’une sagesse, il me semble que c’est le devoir de chacun de s’y intéresser et de la pratiquer : la pre-mière exigence de la philosophie me paraît être la rigueur. Savoir de quoi l’on parle ! La philosophievise à organiser une pensée cohérente. C’est dans cette acception que je prétends observer un déficitnotable en philosophie dans notre Institut et ailleurs. Quand des gens ont du mal à exprimer leursidées dans une réunion, je suis tenté d’attribuer la confusion de leur pensée à un déficit épistémolo-gique (36), à un manque de rigueur ou de logique dans les questions qu’ils se posent à eux-mêmes,voire à une insuffisance de vocabulaire. Les jeunes scientifiques, qui publient, diffusent leurs résultatsbruts, mais qu’en est-il de la communication de leurs idées, de leur pensée ?

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D.P. /B.D.— Y a-t-il, à ton avis, de belles recherches, comme il existe de belles démonstrations demathématiques ou "de la belle ouvrage"? La recherche est-elle liée pour toi à un certain esthétisme ?

J.S. — Absolument ! L’esthétique a pour but la recherche de ce qui est beau, mais je ne crois pas qu’elle soittrès largement enseignée en France, même dans le cadre de la philosophie.L’élégance s’applique aux démonstrations mathématiques et rejoint les notions de concision et de den-sité dans l’expression de la pensée. Il existe aussi de belles recherches, ne fût-ce qu’au niveau du pro-cessus de leur réalisation. Je m’efforce d’écrire, pour ma part, des textes qui soient agréables à lire.Encore faut-il que celui entre les mains duquel ils tombent sache en goûter le sel en lecture lente. Mesécrits sur la typicité, résultat d’une conjonction entre la sémantique, la logique et l’esthétique, sontceux dont je suis le plus satisfait de ce point de vue. Mais il faut accepter de les lire avec lenteur si l’onveut arriver à en comprendre tout le sens. Il m’est arrivé même d’écrire des lettres au directeur géné-ral de l’INRA que j’ai recommencées pour les rendre plus jolies ! Mais à voir les réactions de ceux quim’ont entouré, je me demande parfois si l’esthétique, à défaut d'être un plaisir partagé, n'est pas en faitun simple plaisir solitaire !Quand je siégeais dans des jurys de concours, j’ai toujours été très sensible à l’esthétisme des travauxexaminés, en pensant qu’existait une corrélation forte entre les capacités d’innovation d’un candidat etses capacités à présenter ses résultats d’une manière élégante et avec une réelle finesse. Cette considé-ration mériterait de ne pas être oubliée lors de la sélection des jeunes recrues !Je suis de ceux qui pensent que, si l’esthétique est aussi mal perçue de nos jours, c’est parce que lesintellectuels contemporains sont iconoclastes et considèrent que la beauté a une valeur élitiste qu’ils’agit de combattre. Il est urgent de dépasser un tel débat, qui est totalement obsolète et qui, en outre,nuit à l'intérêt général.

D.P. /B.D.— Il semble que dans toutes les disciplines, les chercheurs soient de moins en moins nom-breux à se rendre sur le terrain. Cette distanciation de leurs liens avec les objets qu’ils étudient et avecles acteurs sociaux concernés va-t-elle, selon toi, à l’encontre de ce qui est "sage et vrai" ?

J.S. — Sans aucun doute, d’autant plus que cette distanciation ne vaut pas que pour les agronomes !Souvenons-nous de cette remarque des médecins généralistes qui professaient que "le terrain" était tout! Le terrain vu comme l’ensemble des conditions permettant à la maladie de se développer plus oumoins. Mais ne confondons pas une question à l’origine d’un travail de recherche avec la mise au pointde l'opération de recherche qui en résulte : il y a une gestation qui doit permettre une reformulationen termes d’opération de recherche. Quand il n’y a plus reformulation, la recherche se réduit à n’êtreplus que du service SVP. C'est quand on traîne ses bottes, ses yeux et ses oreilles sur le terrain que l'onpeut finir par élaborer un sujet de recherche qui a son origine dans cette fréquentation, mais qui doitrésulter aussi d’un travail de traduction, d’interprétation, de méditation.

D.P. /B.D.— Quelle place accordes-tu à la modélisation dans l’étude des questions agronomiques ?

J.S. — Une place parmi d'autres : ce n'est pas pour moi une panacée. J’assistais à une réunion dans les années90 où la nécessité de la modélisation était entonnée alors par un chœur de pleureuses progressistes. Jeleur ai fait remarquer qu’un auteur important avait été omis dans leur bibliographie : Sophie de Ségur,née Rostopchine, l’auteur illustre des "Petites filles modèles". Deux notions sont apparues alors, souvent dif-ficiles à distinguer : celle de modèle au sens d’exemple auquel on peut se référer et dont on doit serapprocher, et celle d’outil de travail particulier. La modélisation est utile quand elle est conçue commeun outil de travail permettant la formulation d’une loi générale complexe ; elle est en quelque sorteune méthode de traçabilité de la cohérence biologique des phénomènes qui se succèdent lors des iti-néraires éco-physiologiques que l’on étudie. En réalité, ce qui m’intéresse le plus dans les modèles, cesont les écarts au modèle : comment se fait-il que ce que j’observe ne corresponde pas aux résultatscalculés du modèle ? La réponse, qui consiste à déclarer : "le modèle est mauvais", est elle-même mau-vaise. La bonne interprétation est de dire qu’il existe une diversité plus grande du comportement dela chose étudiée dont on n'appréhende pas tous les facteurs. Faut-il engager en conséquence une autre

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recherche ? Pas nécessairement. Il faut mettre l’accent sur la diversité pour éviter que la modélisationne soit créatrice d’une vision totalitaire, réductrice du comportement du vivant. L’étude des écarts au modèle débouche sur l’énonciation de diagnostics. J’ai été amené à élaborer desmodèles de comportement d’un peuplement végétal, notamment en termes de teneurs en azote ou enminéraux. Quand un point ne figure pas sur la courbe prévue, on peut dire qu’il correspond à unesituation où l’on a dû mettre trop ou pas assez d’engrais ou, plus simplement, que les pluies, cetteannée-là, ont été si abondantes au printemps que le blé, en situation d'hypoxie, n’a pas pu absorbertout l’azote qui était présent dans le sol.

D.P. /B.D.— L’intérêt que l’INRA porte aujourd’hui à des préoccupations autres qu’agricoles (intérêtporté à la santé des consommateurs, aux risques alimentaires ou à la qualité de l’environnement, parexemple) est-il de nature, selon toi, à remettre en cause son originalité et son identité ?

J.S. — Les re c h e rches actuelles qui sont effectuées sur la santé ou sur l’environnement ont été re n d u e sn é c e s s a i res par les processus mêmes de transformation de l’agriculture. L’examen plus appro f o n d ides produits, de la façon dont ils sont fabriqués, élaborés, transformés ou de la manière dont ils sontperçus par les consommateurs, s’inscrit à mon sens dans la suite logique des travaux engagés pourétudier ces divers processus. Qu’on se mette à étudier le métabolisme des corps gras chez l’homme,p a rce que le porc est un excellent modèle dont les données peuvent être transposées et élargies àl’homme, me paraît également relever d’un droit de suite assez naturel. Mais que pour faire cela, onsoit obligé de supprimer l’étude de questions touchant davantage à l’agriculture me paraît plus pré-occupant !Mais, ce qui m’inquiète le plus, c’est que l’origine des questions auxquelles sont appelés à répondreles chercheurs vienne simplement de la logique du développement de leur discipline scientifiqueet non plus de problèmes concrets rencontrés sur le terrain (même si les problèmes d’enviro n n e-ment ou de sécurité alimentaire se posent bien sur le terrain). J’ai l’impression que certains appro-fondissements en matière physiologique sortent carrément du champ de l’INRA (voir à ce sujet cequ'avait écrit P. Douzou dans Le Monde, à son départ de l'INRA, sur l'analogie totale entre INRA etI N S E R M )

D.P. /B.D.— Si l'on considère les réactions des unités de recherche, qui réclament d'avoir toujours plusde crédits et de personnel, sans remettre en cause pour autant leurs objectifs et leurs façons de tra-vailler, il apparaît assez illusoire d’attendre d’un organisme de recherches qu’il entérine de lui-mêmeune politique qui conduirait à une réduction de ses effectifs et de ses moyens.

J.S. — Il serait sans doute bon d’engager une réflexion épistémologique sur l’être INRA. Quand les chercheursenvisagent de répondre à des questions qui sont posées, non par le développement du monde agrico-le mais par celui de leurs disciplines scientifiques, ils encourent le risque de se voir reprocher par lesbailleurs de fonds publics de ne se livrer qu’à des activités ludiques et de faire moins bien que lesInstituts techniques qui s’activent davantage au service du monde agricole. Il aurait fallu, depuis vingtans, se préparer à récuser ces critiques pour éviter plus tard d’avoir à en souffrir ! M. Bustarret soutenait, dans les années soixante, qu’aucun organisme ne pouvait prétendre détenir unmonopole de la recherche dans quelque direction que ce soit. Il en concluait que l’INRA ne devait pastout faire mais qu'il devait être bon dans tout ce qu’il faisait. Je souscris évidemment à une telle décla-ration, qui était fort sage. Le risque aujourd’hui est que l’INRA soit marginalisé vers le haut, les étagesnobles. Mais si ce n'est plus à certains agents de l’INRA à mettre des bottes, à remuer le fumier, à mettrela main dans le cul des vaches, ce travail reviendra exclusivement aux Instituts techniques auxquels,un jour ou l’autre, quelqu’un fera constater qu’ils n’ont plus besoin de nous. Il y a sans doute des trans-ferts de personnel à organiser intelligemment pour que se développe à terme une vraie vie inter-insti-tuts. Des mises à disposition pourraient permettre notamment à certaines personnes qui se sententmalheureuses à l’INRA, à tous les niveaux de la hiérarchie, de s’épanouir plus pleinement en trouvantun point de chute ailleurs. Quitte à revenir ensuite !

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D.P. /B.D.— Voici effectivement quelques pistes pour engager et poursuivre la réflexion ! Mais revenonsaux domaines expérimentaux dont nous avons déjà parlé. Comment vois-tu l’avenir de ces outils dontpériodiquement on entend dire à l’INRA qu’ils sont devenus trop coûteux et inutiles ?

J.S. — Ceux qui déclarent qu’ils ne sont plus aussi utiles que dans le passé, ont perdu de vue, en général, leurutilité. Les "propriétaires" actuels de tels outils doivent alors en être dépossédés, ceux-ci passant entreles mains d'autre structures mieux à même de les valoriser. Je suis ahuri de constater que les domainesde l'INRA sont devenus quasiment des propriétés de certains départements de recherche. Cela m'abeaucoup gêné dans ma vie scientifique, quand j'ai eu besoin de surfaces expérimentales. Cela rejointce que je disais précédemment sur la pluridisciplinarité. Quel outil meilleur que les domaines pourpromouvoir l'exercice de la pluridisciplinarité ? Curieusement, les chefs de département propriétairestiennent à conserver la jouissance des domaines qui leur ont été concédés, même lorsqu'ils se posenten propagandistes de la "vraie science pure". On peut donc s'interroger : soit un domaine comportantune vingtaine d'agents ; si je le ferme, je pourrai peu à peu transférer sur la science les postes dudomaine. Je crois que de telles pratiques sont graves : se débarrasser des domaines ou ne plus savoircomment en tirer parti risque de remettre sérieusement en cause l'originalité de l'INRA : bêler commedes moutons panurgiens et mettre la tête sous le couperet budgétaire en déclarant que nos ratios scien-tifiques/techniciens sont plus élevés qu'à l'INSERM est une conduite imbécile. L'INRA est-il devenu trop grand ? Comme je faisais part de mes doutes à un collègue, Président deCentre, j'ai vu que son regard s'assombrissait et j'ai eu droit à une remarque acerbe de sa part : "tu veuxdonc la régionalisation de l'INRA ?" J'ai répondu que si c'était un moyen d'en finir avec le colbertismejacobin, il y aurait peut-être quelques avantages ! Je ne serais pas attristé d'assister dans l'avenir, nonpas à un éclatement de l’INRA, mais à une transformation de type fédéral en type confédéral. Les chefsde département auraient dans ce dispositif un rôle éminent, devenant quelque chose comme des"Présidents des unités de recherche" de chaque discipline, et acteurs d'une action plus souple visant àorganiser des débats d'idées, déconnectés des attributions de crédits. Quant aux Présidents de Centre,ils sont, à mon avis, les meilleurs spécialistes de l'éthologie du chercheur, c'est-à-dire de l'étude ducomportement des chercheurs dans leur milieu de travail. Leurs connaissances en ce domaine pour-raient être utiles pour mener à bien certaines études prospectives. Il est vrai que les éthologistes sontconduits aujourd’hui à mesurer surtout des découragements, ou alors à feindre de les ignorer.

D.P. /B.D.— Enfin, pour terminer, voici deux questions que nous posons souvent à nos interlocuteurs.Tout d’abord, t’est-il arrivé d’être "mis au placard" ?

J.S. — Certes, certes ! Mais, de nos jours, la mise au placard a été très subtilement perfectionnée : ceux quipourraient t’aider de leurs cris de protestation ne se rendent plus bien compte de ta situation. De plus,ceux qui t’y ont mis savent bien jurer, la main sur le cœur, qu’en fait, tu t’y es volontairement mis toi-même. Donc, si tu es au placard, pas de cris, pas de protestations. Il ne faut pas en secouer les portes ;un seul moyen de t’en sortir : par le haut.

D . P. /B.D.— Tu es aujourd’hui à laretraite. Compte-tenu de ton expérien-ce, aurais-tu des conseils, des recom-mandations ou des mises en garde àdonner à des jeunes qui entreraient àl’INRA ?

J.S. — Je ne sais pas si ceux-ci auraientvraiment envie de m’écouter ! Mais, avant

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Angers, 1994 : inauguration de la Station natio-nale d’essais de semences. De gauche à droite :J. salette, président du Centre INRA, YvetteDattée (GNIS) et Joël Léchappé (SNES).

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de leur donner des conseils, j’aimerais bavarder avec eux et leur demander de m’expliquer ce qu’ilsfont. Je serais heureux notamment de tester à cette occasion leur clarté d’esprit et aussi mes capacitésà les comprendre. Je leur proposerais de développer leur esprit critique et leur sens du discernement(leur capacité à distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais).Je leur expliquerais que bien sûr, ils vont procéder à quelques manips, mais que celles-ci ne consti-tueront pas toute leur vie et que l’essentiel est dans ceci : "Soyez d'abord vous-même ! Soyez vous-mêmedans ce que vous avez de meilleur !" Je serais heureux si ces propos pouvaient les amener à réfléchir àce qu’ils sont, ce qu’ils veulent, ce qu’ils souhaitent devenir, bref à s’interroger sur "leurs potentialités".Je me souviens avoir déclaré un jour à des jeunes Agros qui suivaient les cours de spécialisation dechimie : "Faites ce que vous croyez bon de faire, mais à une seule condition : sachez bien ce que vous faites".J’ai eu droit à la réponse suivante : "C’est une bonne idée, mais savez-vous que c’est très difficile ce que vousnous demandez là ?" Voilà une bonne réponse d'étudiant capable de réflexion. C'est très encourageant

Notes

(1) Mon père a fait toute sa carrière dans l’Administration coloniale, en Afrique.

(2) J’aimais surtout "la chimie minérale", voyant en elle un outil utile pour aborder l’étude de la chimie des sols qui continuait à occu-per mon esprit !

(3) Ayant travaillé à l’IRA dans les années trente, il s’est investi dans l’étude des sols "coloniaux", donnant ainsi naissance à tous les tra-vaux pédologiques de l’ORSTOM.

(4) Ses cours à l’Agro, une vingtaine d’heures, portaient moins sur la science du sol que sur la chimie du sol. Je ne crois pas qu’il aitjamais prononcé le nom de plante, si ce n’est à propos des rendements, c’est-à-dire de leurs performances finales sous forme derécoltes, une fois leur cycle terminé.

(5) C’est le même qui est devenu plus tard Ministre de la Recherche.

(6) Leur directeur, dit "directeur central", a pris, par la suite, le nom de chef de département.

(7) Il est devenu, par la suite, le premier chef de département de la science du sol, après l’éclatement du secteur de l’agronomie, en1974. Il a disparu prématurément.

(8) Cette structure a conduit plus tard l’INRA à s’installer à Landerneau.

(9) Il a fait par la suite toute sa carrière à Versailles, s’illustrant particulièrement dans l’amélioration de l’endive et du haricot.

(10) Ils étaient allés notamment en Jamaïque, à un Congrès sur l’élevage, et avaient visité les Antilles et quelques éleveurs locaux enMartinique (1961).

(11) J'ai eu l'occasion de visiter le Queensland australien, en 1971. La coupe à la main continuait encore, étant considérée commeplus efficiente et moins génératrice de pertes ! Un coutelas spécial très ergonomique avait été mis au point, qui a été d’ailleursintroduit aux Antilles dans les années 1966 ou 67.

(12) J'ai vu des charrons travailler de la même façon que dans mon pays d'origine, mais faisant les moyeux en courbaril, bois qui al'avantage de ne pas se fendre ! Un équivalent tropical du bois d’ormeau !

(13) En 1946, année de création de l’INRA, les "vieilles colonies" sont devenues des "départements français d’Outre-mer" (les DOM).

(14) Mme Sobesky avait été recrutée en Martinique. Mais le remords a fait son chemin dans mon esprit discipliné. Je me suis dit qu’ilfaudrait la muter en Guadeloupe. Son mari était à la tête d’un bureau d’étude de béton armé pour les constructions en Martinique.Je suis allé le voir et lui ai expliqué qu’il y avait sans doute de moins en moins de travail en Martinique et de plus en plus enGuadeloupe. Je lui ai dit que j’aimerais travailler plus directement avec son épouse, qu’elle devait demander sa mutation et quelui-même devrait venir s’installer en Guadeloupe, pour élargir son entreprise aux deux îles. Ils ont accepté cette offre et sont venuss’établir d’autant mieux en Guadeloupe que R. Février, lors d’un de ses passages, ayant demandé à Mme Sobesky quel était songrade, avait découvert qu’elle était parfaitement promouvable au grade supérieur. Grâce à son arrivée, j’ai pu mettre mes résul-tats en ordre et publier. Elle a été une collaboratrice parfaite qui a toujours toute mon estime et ma reconnaissance.

(15) Je pense notamment à mes amis Courbois, Coustans, Stef…

(16) Dans les années soixante, la technocratie péremptoire affirmait que l’avenir du sucre mondial passerait exclusivement par la bet-terave… Il n’en a rien été !

(17) Il s’agit de ce que l’on appelle "la croissance compensatrice", sujet très important qui devrait faire l’objet de recherches spécifiquesen physiologie.

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(18) Le vouvoiement entre chercheurs était à cette époque une pratique générale et courante. Le tutoiement ne se pratiquait qu’entreproches.

(19) J. Bustarret avait toujours laissé à R. Février la plus grande marge de manœuvre aux Antilles. De plus, tous les visiteurs scienti-fiques reçus et représentant la hiérarchie de la maison étaient éminemment bienveillants dans leurs critiques constructives. Jepense en particulier à A. Cauderon qui est régulièrement venu discuter avec nous à partir de 1964 et que je rencontrais lors demes voyages en métropole.

(20) En fait, les satisfactions viennent souvent un peu ou beaucoup plus tard…

(21) De nombreuses équipes étudient aujourd’hui ces aspects. Une des raisons en a été la grande largeur de vue des animateurs dudépartement SAD.

(22) Voici un exemple d’une de mes formules porteuses d’un message et souvent citée par ses destinataires. C’était dans les années 90et je devais introduire les discussions à la suite d’une grande réunion organisée par l’Institut d'Élevage sur "prairie, élevage, envi-ronnement". Cette réunion était organisée dans des locaux du musée des Arts et Traditions Populaires : "Messieurs il faut féliciterles organisateurs de cette journée pour le choix si adapté d’un tel lieu pour cette réunion ; en effet, s’il est certain que l’élevage est un art,il est aussi une tradition…. Alors, veillons tous à ce qu’il ne devienne jamais impopulaire"…

(23) Au début, les interlocuteurs dans les régions décidaient seuls des affectations de leurs crédits. Mais l’administration a par la suiteintroduit ses pesanteurs et il faut deux ans pour organiser des cofinancements : quand un des partenaires est prêt, l’autre n’estplus d’accord et, entre-temps, le candidat thésard s’est évaporé.

(24) Ces parcelles étaient situées d’une part près d’Angers, grâce à l’aide de l’ITCF (ferme de la Jaillière), d’autre part au Pin au Haras(domaine de Borculo).

(25) La notion de taille critique à atteindre étant la tarte à la crème sempiternellement resservie exprimant le fait qu’on n’a pas le droitd’être intelligent si on est peu nombreux. Si on est douze, il est admis qu’on puisse être bête ! Le dogme de la taille critique estune forme de déviationnisme de la science sans doute pertinent pour la physique instrumentale, mais sans la valeur d'unpara-digme universel. Il existe des équipes lourdes et peu valeureuses qui doivent leur maintien à la force d’inertie que leur confèrentprécisément leurs larges effectifs.

(26) Voir aussi à ce sujet les entretiens avec Gilbert Jolivet, parus dans Archorales (vol. n° 7).

(27) Mes collègues de l’URVV n’avaient pas attendu des bénédictions nationales pour agir : avait également commencé une actionconjointe, qui s’est appelée groupe de travail terroir INRA-INAO où les questionnements et l’expérience en matière de délimita-tion des acteurs de l’INAO étaient confrontés à la théorisation terroir des agents de l’INRA. La convention générale INRA-INAOincluait aussi des travaux en économie et sur les produits laitiers, comme suite à la loi d’élargissement des compétences de l’INAO.

(28) L’éco-œnologie consiste à adapter un itinéraire de vinification particulier à chaque vendange selon sa composition et ses capaci-tés à produire le vin le plus réussi possible compte tenu du terroir, du millésime et des soucis d’excellence du vinificateur.

(29) Cf. Revue des œnologues, mon article sur la typicité, Octobre 1997.

(30) Peu après mon arrivée à Angers, S. Hénin est venu, à ma demande, examiner les perspectives de travail et de mise en place de lastation. À ma question "Que souhaitez-vous que je fasse à Angers ?", il m'a répondu assez vertement que j'en étais le directeur etqu'il m'appartenait d’élaborer et de proposer des programmes.

(31) Il est arrivé parfois que le terme d’intelligent ait été oublié dans ce type de contrat, les élus ayant parfois confié le pouvoir dedécision à des fonctionnaires territoriaux qui aimaient surtout dire non, pensant ainsi augmenter leur prestige (je n’ai vécu celaqu’en Basse-Normandie).

(32) cf. la communication de J. Bustarret à l’Académie d’Agriculture lors de la commémoration du 200ème anniversaire de cette ins-titution (C.R. Acad. Agric., 1961).

(33) Du genre : "Exposer ce qui, dans le progrès des techniques et des sciences, peut être un outil pour améliorer la conduite de vos propres opé-rations de recherche". L'avantage de tels sujets est que chacun peut exprimer quelque chose. À chaque candidat de montrer sa capa-cité de réflexion critique !

(34) Administration et animation de la recherche.

(35) Agronomie et sylviculture.

(36) L’épistémologie se définit comme l’étude critique des sciences, de leurs méthodes, de leurs objets et de leurs finalités.

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Curriculum vitae sommaire

Carrière à l’INRA– 1er octobre 1959 : Entrée à l’INRA comme agent contractuel scientifique– 1961 : Assistant de recherches– 1964 : Chargé de recherches– 1971 : Maître de recherches (dénomination actuelle : directeur de recherches de 2ème classe)– 1985 : Directeur de recherches de première classe– 1997 : Directeur de recherches de classe exceptionnelle– 31 Octobre 1997 : admis à faire valoir ses droits à la retraite-– 9 Décembre 1997 : nommé Directeur de recherches émérite

Responsabilités successives à l’INRA– Création et direction de la Station d’agronomie des Antilles (1963 – 1972)– Création et direction de la Station d’agronomie d’Angers (1972 – 1993)– Création d’une antenne agronomie de la prairie à Lusignan (1972, autonome en 1986)– Administrateur du Centre d’Angers (1976 - 1980)– Président du Centre d’Angers, à la création de cette fonction (1985 - 1997)– À partir de 1988, organisation d'une unité mixte associéeINRA à l'Université de Caen (phy-

siologie végétale), devenue aujourd'hui U. M. R.– Délégué régional de l’INRA en Basse-Normandie (1995 – 2000)

Activités et responsabilités hors INRA.– Président du Comité de rédaction de la revue Fourrages (1986 - 1998)– Membre du Comité national de l’INAO au titre de "personnalité qualifiée"– Président du Comité scientifique de l’interprofession des AOC cidricoles– Membre titulaire de l’Académie d’Agriculture de France

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A - B - CAIGRAIN Pierre – 55, 56ALBE-FESSARD Denise – 51ANCEL Paul – 74AUBERT Georges – 132, 134BACHELARD Gaston – 176BAISSE Josette – 95, 97BALLAND - 130BANNEROT Hubert – 134BARBIER Georges – 132BARON - 34BARRALIS Gilbert – 35BEAUMONT André – 60, 82BENOÎT Jean – 32BÉRANGER Claude – 142, 171BERGER Alain – 157BERGMANN Denis-René – 89BERNARD Claude – 74BERNARD Jacques – 97BERT Paul – 74BERTIN – 40BIENVENU Denise – 39, 40BLAIS Roger – 130BOISCHOT Pierre – 133 à 135, 141BONFILS Jacques – 136, 137BOUCAUD Jean –152BOUCHET Roger – 173BOUIN Pol – 74BOULIN - 56BOUSSET Jean-Claude – 38 à 40BOVÉ José - 58BRACONNIER Raymond – 49, 52BRELLE Fernand - 85BRESSOU Clément – 79BUGNARD Louis - 108BUSNEL René-Guy – 50BUSTARRET Jean – 32, 37, 52, 55, 57, 70, 81,108, 131, 134, 135, 141, 171, 179, 182CAIRASCHI Eugène – 32, 43CAMPREDON Philippe – 97, 98CASABIANCA François –162

CATHELIN –38CAUDERON André – 156, 182CHAMBOLLE Marc – 120CHAMINADE Raymond – 132 à 135CHAPTAL Jean-Antoine - 163CHASSIN Pierre – 94 à 96CHAUSSIDON Jean – 134, 136CHENOST Michel – 139CHESNAU Gilbert – 34CHEVALIER Auguste - 132CHEVASSUS-AU-LOUIS Bernard – 69CHEVÈNEMENT Jean-Pierre – 56, 80CHOUARD Pierre – 35CLAUSER Hubert – 70CLUZAN – 113COÏC Yves – 33, 42, 44, 77COMBARNOUS Yves – 53COMBRIS Pierre – 93, 94CONCARET Jacques – 141, 142CORNEC Jean – 38COULOMB Pierre – 87, 89COULON Jean-Baptiste – 20COURBOIS Jean-Michel - 181COURRIER Robert – 79COUROT Michel – 53, 81, 83COURVOISIER Michel – 88COUSTANS - 181CRANNEY Jean – 78, 93, 94CRÉPIN Charles – 36CROZET Nicole – 81CURIEN Hubert – 133CUSTOT François – 115, 120

D à GD’ALEMBERT Jean le Rond – 145DANG D.C. - 68D’ARGOUGES Christine – 97DARTIGUES André – 142DASTRE Albert – 74DAUZIER Louis – 48, 51, 54, 77, 82DEBEY Jean – 130

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Index des personnes(Les chiffres indiqués renvoient aux numéros des pages)

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DECAU Marie-Laure - 153DEGRAS Lucien – 139DELACOUX Henri – 32DELAS Jacques –155DELOUIS Claude – 81DELPECH René – 133

DEMOLON Albert – 132, 146DE MONTARD François-Xavier - 142DENAMUR Robert – 49, 75DESCARTES René - 161DE SILGUY Catherine – 88

DIEHL Robert – 43DOMMERGUES Paul – 33, 35, 44DOUZOU Pierre – 179DREVET Sylvain – 93 à 95DRIANCOURT Marc-Antoine – 53DR O U I N E A U Gustave – 136, 141, 154 à 156, 167

DUCET Gaston – 44DUCHAUFOUR Philippe – 132DUMAS Yvon - 139DU MESNIL DU BUISSON François – 49, 52, 55DUMONT Bernard-Louis – 39DUMONT René – 130, 131

DUPIN Henri – 120DUPUIS Jacques – 154DURANTON Henri – 34, 39, 44DUSSARDIER Michel – 39, 51, 66DUTIL Pierre - 157

EMMANUELLI Henri - 120ERRECART Maïté – 88EVANS – 74FAUCONNEAU Guy – 155FEDERSPIEL – 43FERRU HENRI – 52

FÉVRIER Raymond – 42, 50, 51, 77, 106, 135,136, 141, 156, 181, 182FLANZY Jacques – 119FLANZY Michel – 40, 109, 110FOLLEY – 75FORESTIER Denis – 38

FOURNIER PAUL – 105FRANÇOIS André – 50, 106, 111 à 113FRIMBAULT MADELEINE – 40GACHON Louis – 142GANEAU – 32

GAREL Jean-Paul – 13, 18, 20 à 24, 26, 28, 29GARNOT Pascaline – 95, 97GATINEAU R. – 35GATTAZ Yvon – 56GAUGUIN Paul – 164, 165GAUTHERET Roger – 33, 34GÉRARD Micheline – 55GERVAIS Michel – 86, 88, 89GIRARD Jean – 120GODARD Danièle – 97GODELIER Maurice – 56GOSSE Ghislain – 147GRANDGIRARD André – 116GRASSÉ Pierre-Paul – 47, 78, 79, 81, 82GRIBENSKY André – 130GRISON Pierre – 32, 49GUILLOU

H à LHAMMOND John – 75HEAPE Walter – 74HÉDIN Louis – 136HÉNIN Stéphane – 130, 132, 141, 167, 182HERVÉ Jean-Jacques - 34HOUDEBINE Louis-Marie – 58, 72HUCHÉ Lydie – 148, 153HUET Jacques – 154HUGLIN Pierre – 155HUGOT Denise – 107HUNTER R.H.F. – 82HY Michel – 88IPERTI Gabriel - 40JACOB François – 56JACQUOT Raymond – 108, 120JARRIGE Robert – 10, 27, 142, 145, 147JEAN-BART Norbert – 137, 138JENKINSON David – 150JOLIVET Gilbert – 182JOURNET Michel – 140JOUVET – 56KÉCHAWARTZ Nacer – 49KEILLING Jean – 105, 106, 108KUMMEROW Fred – 113LABASTE – 129LABORIT Henri – 63

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LABUSSIÈRE Jacques – 54, 77LACOU – 34LAGARDÈRE Jean-Luc – 56LAISSUS René – 144, 146, 153LANUSSE Claude – 33LAPLAUD Martial – 48, 49, 82LAROQUE Pierre – 37LAURENS Raymond – 82LAVERGNE Jean-Claude – 97LE BIHAN Joseph – 86, 87, 89 à 93, 103LECLERC Joël – 111LECOINTE Auguste – 86, 87LEMAIRE Francis – 142LEMAIRE Gilles – 144, 147, 151, 153LEMOIGNE Maurice – 79LEMONNIER Daniel – 120LE NEINDRE Pierre – 18LÉNINE – 146LENOBLE Michel – 143LEVASSEUR Marie-Claire – 55, 60, 73, 82LÉVY Bertrand-Roger – 170LHUISSIER Michel – 107LOCATELLI Alain – 82LODDE Ingeborg – 52LOGEAIS Eugène – 15LONG – 74LONGCHAMP Robert – 33 à 35, 37LYSSENKO – 44

M - N - OMALGLAIVE Gérard – 93MAMY Jean – 133, 153MANN Thaddeus – 75MANSAT Paul – 141, 142MARROU Jean – 147MARSHALL – 74MARTAL Jacques – 81MARTIN Claude – 34, 35, 39, 44MARTINET Jack – 39, 49MARTINET Lise – 49, 76MATTÉI Jean-François – 61, 62MAULÉON Pierre – 53MÉNÉZO Yves – 62MERCIER Christiane – 170MÉRIAUX Suzanne – 142, 147

METZ C.B. – 82MEZUREUX René – 40MITTERAND François – 80MOCQUOT Germain – 50, 109MONCHOT Eugène – 133MONROY A. – 82MOREL Georges – 33, 34MORICE Jacques – 116MORLAT René – 154 à 157MOSER Carl – 164MOTT G.0. – 140NALLET Henri – 157NÉEL – 56NETTER Albert – 82NICOLAS François – 91 à 93NICOLLON Yvette – 95, 96NIZA – 68ODENT Marc – 35OLLIVIER Michèle – 54ORTAVANT Robert – 48, 49, 53, 55, 77, 82OUHAYOUN Jacques – 39OURRY Alain – 151, 152

P - Q - R - SPAILLOTIN Guy – 150, 157, 168PARKES Alan – 74PASCAL Gérard – 119, 120PASTEUR Louis – 73, 110PAUTHEX Dominique – 96, 97PAYEN Denis – 149PÉQUIGNOT Georges – 110PÉRICARD Albert – 132, 133PELLETIER Jean – 51PERKINS E.G. – 113PÉRO René – 50PERRIER Rémi – 47PETIT Georges – 47PETIT Michel – 20PINCHON Jean – 157PINCUS Grégory – 47PISANI Edgard – 111, 141POCTHIER Guy – 137, 138POLGE Christopher – 75POLY JACQUES – 39 à 41, 43, 70, 83, 92, 94,113, 114, 141, 156, 157

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PONS Bernard – 113PORIN François – 88, 90PORTAL – 50POTTEAU Bruno – 111, 113, 116POUPON Pierre – 160PRADEL Philippe – 21PRUNIER Jean-Pierre – 35, 37, 39PUISSANT André – 154QUITTET Edmond – 50, 51RANDOIN Lucie – 105 à 109REBISCHUNG Jean – 38, 135, 136REGAUD Claudius – 74REMOUÉ Michel – 154RENARD Jean-Paul – 58RENAULT Pierre – 20RÉRAT Kirsten - 52REYNAUD Henri – 37REYT Jean – 130RICHARD Philippe – 51RIDET Marc – 38, 39RIEDEL Cyrille-Étienne – 130, 154ROBELIN Marcel – 134ROCQUELIN Gérard – 111, 113, 115, 116, 121ROMBAUTS Pierre – 49ROSNER Guy – 97ROUGEOT Jean – 48, 49, 51, 76ROUSSEAU Jean-Paul – 51ROZEN Raymond – 111SALETTE Jean – 103SAUNIER-SEÏTÉ Alice – 56, 80SÉGALEN Victor – 164SÉGUIN Gérard – 155SÉGUR (Sophie Rostopchine, comtesse de) –178

SERVOLIN Claude – 86, 88, 89SIGNORET Jean-Pierre – 49, 51, 53, 63, 82SIMON Jean-Claude – 147, 152

SIMONNEAU Guy – 157SOBESKY Odette – 137, 181SOLIGNAC-LECOMTE François - 151

SOUPAULT Jean-Michel – 126, 141STEF – 181STEHLÉ Henri – 136, 137

STRAZEWSKA Sophie – 52SUSCHETET Marc – 111, 118, 119

T à ZTARTIÈRE Hubert – 11 à 13TERROINE Émile-Florent – 79

TESSIER Josiane – 97TESTART Jacques – 61THOMAS J. A. – 82

TIREL Jean-Claude – 92, 152TRÉMOLIÈRES Jean – 108, 110, 112, 120

TROUVELOT Bernard – 32VALCESCHINI Egizio – 162VALOIS-SIZARRET Françoise – 95

VAN BENEDEN Édouard – 74VENTURA Élie – 35VIALLE Paul – 94, 97, 99, 103

VILTER Voldemar – 47VISSAC Bertrand – 171VIVIER Michel – 140, 151

WINTEMBERGER-TORRÈS Suzanne – 49, 54, 61WYART – 133XAVIER Françoise – 81

ZUZINE Nathalie – 52

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INRA

Centre INRA d’Angers – 141, 144, 153 à 155, 157, 158, 170, 171, 183

■ laboratoire d’œnologie – 154, 155■ laboratoire de viticulture – 154■ station d’agronomie – 141, 142, 151, 152, 154, 155, 167, 182, 183■ station d’arboriculture fruitière – 154■ station de phytobactériologie – 141

■ unité de recherche vigne et vin – 169, 170, 182

Centre INRA des Antilles – 134 à 144, 146, 167, 171, 182, 183

Centre INRA d'Avignon – 96, 135, 153

■ station d’agronomie – 135

Centre INRA de Bordeaux –153, 155

■ station d’agronomie – 155■ station d’hydrobiologie de Saint-Pée-sur Nivelle – 77

Centre INRA de Clermont-Ferrand/Theix – 15, 18, 20, 40, 111, 134, 139, 140, 144

■ station d’agronomie – 142, 147

Centre INRA de Colmar

■ station d’agronomie – 141■ station de viticulture – 154, 155

Centre INRA de Dijon – 34, 35, 37, 111 à 114, 118, 124, 155

■ laboratoire de malherbologie – 35, 45■ station d’agronomie d’Auxerre – 141■ station d’agronomie de Dijon – 142■ station de recherche sur la qualité des aliments de l’homme – 106, 108, 111, 112, 114,

116, 118, 124, 125, 128

■ station de technologie et d’analyses laitières de Poligny – 50

Centre INRA de Jouy-en-Josas (CNRZ) – 11, 15, 22, 43, 50 à 52, 54, 57, 60, 63, 70, 75, 77, 80,81, 84, 103,106, 107, 109 à 111, 120, 125, 144

189

Index des organismeslaboratoires, stations, centres

et départements de recherche de l’INRA citésAutres organismes publics ou professionnels cités

(Les chiffres indiqués renvoient aux numéros des pages)

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■ laboratoire de recherche sur les poissons – 68■ laboratoire des groupes sanguins – 68■ station centrale de recherche laitière – 109■ station de physiologie animale – 54, 55, 61, 62, 72, 80

Centre INRA de Montpellier –40, 153, 155

■ station centrale de technologie des produits végétaux (Narbonne) – 110

Centre INRA de Nantes – 111

Centre INRA de Paris

■ station d’économie et sociologie rurales – 89, 94

Centre INRA de Poitou-Charentes – 136, 141 à 145, 147, 150 à 152, 154, 167, 183

Centre INRA de Rennes – 54, 77, 153

■ l a b o r a t o i re de re c h e rche sur la pomme de terre à Châteaulin – 32, 43, 45■ station d’agronomie de Quimper – 145, 147, 150, 152

■ unité de physiologie des poissons – 77■ unité de physiologie et biochimie des espèces prairiales (Caen) – 150 à 153, 183

C e n t re INRA de Toulouse – 21, 40

Centre INRA de Tours (Nouzilly) – 21, 40

■ l a b o r a t o i re de physiologie de la re p roduction – 77, 82

Centre INRA de Versailles-Grignon (CNRA) – 31, 32, 34 à 36, 38, 43, 44, 111, 130, 134

■ l a b o r a t o i re de pathologie – 34■ l a b o r a t o i re d’études sur les herbicides – 33, 43■ l a b o r a t o i re de re c h e rches sur l’économie des IAA de Massy-Rungis – 89 à 94, 104■ station d’agronomie – 13, 133, 134■ station d’économie rurale de Grignon – 92

■ station de génétique et d’amélioration des plantes – 32, 43, 181■ station de physiologie végétale – 33, 45■ station de phytopharmacie – 34■ station de zoologie – 32, 136

Directions logistiques

■ direction des politiques régionales – 152■ direction des ressources humaines – 96, 97, 99, 103, 172■ service de la formation permanente – 93 à 104

Directions scientifiques

■ direction scientifique des industries agricoles et alimentaires – 155■ direction scientifique “milieu physique” - 147, 153

190

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Départements scientifiques

■ département d'agronomie – 140 à 143, 151 à 153, 155, 156, 167, 168, 171■ département de bioclimatologie – 147, 151

■ département d’économie et de sociologie rurales (ESR) – 88, 89, 93, 104, 161■ d é p a rtement “élevage” – 139, 140, 142■ département de génétique et d’amélioration des plantes – 142, 143, 155, 157

■ département de génétique animale – 67■ département de nutrition – 111, 115, 119■ département “nutrition, alimentation et sécurité alimentaire” (NASA) – 119, 120■ département de pathologie végétale – 169

■ département de physiologie animale – 54, 55, 66, 67, 72, 76, 77, 84■ département de physiologie végétale – 77, 150, 151■ département des recherches forestières – 55■ département des recherches vétérinaires – 55

■ département des sciences de la consommation – 119■ département de science du sol – 181■ département des systèmes agraires et du développement (SAD) – 157, 158, 162, 171, 182

Domaines expérimentaux

■ domaine expérimental de Bressonvilliers – 52, 77■ domaine expérimental de Brouessy – 52■ domaine expérimental d’Époisses – 35

■ domaine expérimental de la Minière – 50, 82, 95■ domaine expérimental de la Verrière – 38, 45■ domaine expérimental de Marcenat – 9 à 15, 17 à 21, 24, 27 à 29

■ domaine expérimental d’Orcival – 18■ domaine expérimental du Pin – 140, 144 à 147, 150, 182■ installation expérimentale de Rouillé – 52

AUTRES ORGANISMES

Écoles

■ conservatoire national des arts et métiers (CNAM) – 33, 35, 74, 95, 110, 120■ école nationale d’administration (ENA) – 56■ école nationale des Eaux et forêts (deviendra l’ENGREF) – 129, 130, 132■ école normale supérieure (ENS) – 47

■ école nationale supérieure d’agriculture (ENSA) de Montpellier – 51, 77■ école nationale supérieure d’agriculture (ENSA) de Rennes – 77■ école nationale supérieure de biologie appliquée à la nutrition et à l’alimentation

(ENSBANA) – 126

■ école nationale supérieure d’enseignement technique de Cachan – 126

191

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■ école nationale supérieure des industries agro-alimentaires de Massy (ENSIAA) – 88

■ école pratique des Hautes Études – 105, 106

■ institut National Agronomique (INA) Paris-Grignon ("l’Agro") – 48, 86, 87, 91, 108, 130 à

133, 139, 154, 181

■ institut des Hautes Études commerciales (HEC) – 88

■ institut des Sciences politiques – 93

■ institut technique des pratiques agricoles (ITPA) – 85 à 87, 91

Universités et autres établissements de recherche

■ centre national de coordination des études et recherches sur la nutrition et l’alimentation

(CNERNA) – 119, 127

■ centre national de la recherche scientifique (CNRS) – 47, 50, 51, 55 à 57, 59, 60, 63, 70,

71, 78 à 82, 84, 96, 105 à 109, 114, 115, 119, 120, 127

■ collège de France – 74

■ commissariat à l'énergie atomique (CEA) – 68

■ institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) – 77, 82

■ Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) – 55, 59, 108 à 110,

114, 115, 119, 120, 127, 179, 180

■ institut Pasteur – 37, 45, 51

■ muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – 51, 59, 132

■ office de la recherche scientifique et technique d’outre-mer (ORSTOM) – 121, 131, 132,

134, 141, 181

■ université de Bordeaux – 155

■ université de Caen – 151, 152

■ université de Dijon – 116, 126

■ université de Lyon – 49

■ université de Marseille – 47, 51, 66

■ université de Paris – 33, 47, 49 à 51, 55, 60, 68, 81, 84, 105

■ université de Poitiers – 154

■ université de Rennes – 77

■ université de Strasbourg – 51

Ministères et autres établissements publics

■ institut national des Appellations d'origine (INAO) – 154, 157, 159, 182, 183

■ ministère de l’agriculture – 50, 57, 95 à 97, 111 à 114, 117, 126, 157

● bergerie nationale de Rambouillet – 48 À 50, 82

● service d’application de la recherche à la vulgarisation (SARV) – 12

■ ministère de l’Éducation Nationale – 49, 50, 60, 95

■ ministère de la Défense Nationale – 34

■ ministère des Finances – 120

■ ministère de la Recherche et de la Technologie (MRT) – 56, 96, 121, 181

■ ministère de la Santé – 120

■ service de la Météorologie nationale – 149

192

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Instituts techniques et organismes professionnels

■ c e n t re technique interprofessionnel des Fruits et Légumes (CTIFL) – 34■ institut de l’élevage – 182■ institut technique des céréales et fourrages (ITCF) – 33, 182■ union nationale des coopératives d’élevage et d’insémination artificielle (UNCEIA) – 54

Autres organismes, institutions et mouvements

■ académie d’agriculture – 49, 182, 183■ académie des sciences – 79■ association pour le développement des activités sociales (ADAS) – 39 à 41, 45■ caisse nationale de Sécurité Sociale – 37, 38, 41, 45■ confédération française démocratique du travail (CFDT) – 39, 41, 42, 99, 102■ confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) – 35, 42■ confédération générale du travail (CGT) – 33, 35 à 42, 45, 99, 102■ conseil économique et social – 55, 84■ délégation générale à la Recherche scientifique et technique (DGRST) – 84, 115■ fédération de l’Éducation Nationale (FEN) – 35, 42■ syndicat national des instituteurs (SNI) – 38

193

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A – B – CAcide érucique – 113, 115, 116, 118, 121, 123

Additif alimentaire – 110, 118, 119, 121, 127

Agriculture biologique – 124

Agriculture comparée, agronomie comparée– 131, 132, 146, 158

Agriculture durable – 146

Animalerie – 66, 112

Animalier (voir également “ Vacher ”) – 11,19, 21 à 23, 26, 77, 101, 124

Anomalie génétique – 62, 65, 66

Appellation d’origine contrôlée (AOC) –155 à 161, 164, 166, 183

Azote (voir également “ Fertilisation, fertili-sation azotée ”) – 44, 132, 135 à 138, 141,143, 144, 146, 150 à 153, 179

Biologie moléculaire, biologie cellulaire –58, 59, 63, 64, 67, 72, 120, 150

Bureaucratie – 97, 126

Calcium (fixation, utilisation) – 107 à 109,128

Canne à sucre – 134, 135 à 139

Cépage – 154, 155, 157

Clonage – 54, 58, 59

Commission scientifique spécialisée (CSS)– 70, 71, 80, 101, 174, 175

Comportement animal – 18, 25, 51, 53, 63,71

Comportement d’oestrus, comportementsexuel – 49, 51, 52, 63

Concours de recrutement ou d’avancement– 20, 21, 26, 47, 49, 54, 57, 79, 80, 95, 103,105, 106, 112, 125, 134, 135, 139, 144, 152,168, 170, 172 à 176, 178

Conditions de travail – 18, 32, 36, 41, 51,80, 98, 100, 102

Consommation, consumérisme – 115, 117 à121, 123, 127, 150, 160 à 162, 179

Contrat (voir également “ Financement de larecherche ”) - 33, 35, 42, 58, 68, 71, 73, 87,88, 91, 92, 124 à 126, 153, 168, 171, 182

Coopérative, coopération – 11, 34, 86, 87,91, 163

Croissance des animaux – (physiologie dela) – 51, 58, 68, 77, 110, 140, 181

Culture (professionnelle, technique, scienti-fique, etc.) – 64, 70, 74, 98, 100, 151, 159 à161, 166

D – E – FDemande sociale (voir également“Utilisateur de la recherche”) – 59, 100,118, 158, 162, 170, 178

Démocratie – 70, 87, 93, 98, 99, 124

Déontologie (voir aussi “ Éthique ”) – 78, 79

Désherbage chimique (voir également“Herbicide” et “Mauvaise herbe”) – 33, 34

Développement – 135, 139, 149

Diagnostic préimplantatoire – 62, 65

Domaine, domaine expérimental – 10 à 15,17, 19, 21, 23, 24, 26 à 29, 50, 66, 82, 146,148, 177, 180

Écologie, écologiste – 76, 130, 139, 146

Écosystème – 146

Élitisme – 98 à 100, 178

Embryon (transfert de) – 61, 62, 65, 67, 74,82, 83

Encéphalopathie spongiforme bovine (ESB)– 69

Environnement – 58, 150, 153, 179

Épistémologie – 177, 179, 182

Essai, expérimentation, expérience, expéri-mental – 13, 15, 18, 19, 22, 24, 27, 28, 33 à35, 38, 44, 45, 47, 50, 51, 61 à 64, 66, 67,69, 73, 74, 78, 81, 83, 100, 122, 126, 127,134, 135, 137 à 139, 144, 146 à 149, 168,169, 175, 177, 180

Esthétisme – 178.

194

Index des mots-clés(Les chiffres indiqués renvoient aux numéros des pages)

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Éthique (voir également “Déontologie”) – 61à 64, 66, 78, 82, 123, 162, 174

Évaluation – 20, 57, 80, 97, 101, 172, 174 à176

Évolution, évolution des espèces – 76

Fécondation in vitro (FIV), culture in vitro,maturation in vitro, système in vitro – 54,59 , 61, 62, 67, 68, 76, 77, 81, 83

Fertilisation, fertilisation azotée (voir égale-ment “Azote”) - 119, 137, 138, 146, 149,154, 155

Fertilité – 49 à 51, 58, 62, 67, 72, 76, 84

Filière – 89, 90, 161

Financement de la recherche (voir également“Contrat”) – 68, 71, 73, 74, 182

Formation, formation permanente, forma-tion professionnelle – 11, 18, 21, 33, 35, 37,40, 43, 44, 86, 88, 89, 91, 93 à 103, 105,112, 125, 129, 130, 132, 135, 160, 162

Fromage, fromager – 11, 12, 14, 50, 109,158 à 160, 162

– G – H – IGénome – 58, 61, 65, 66, 75, 147

Gestion des ressources humaines (GRH),gestion humaine et scientifique de larecherche, gestion des compétences – 71,88, 98, 103, 171.

Herbe (croissance, repousse) (voir également“Prairie permanente, prairie temporaire”,“production fourragère, productivité desprairies”, “Révolution fourragère”) – 133,137, 138, 143, 144, 147, 149 à 151

Herbicide (voir également “Désherbage chi-mique” et “Mauvaise herbe”) – 33, 34, 38,45

Huile de colza (voir également “Lipide ali-mentaire”) – 113 à 117, 119, 122

Insémination artificielle – 27, 29, 48 à 50,52 à 54, 59, 62, 82

Intégration, pôle intégrateur – 87, 90

L – M – NLabel – 28, 161

Lipide alimentaire (voir également “Huile decolza”) – 112, 114, 116, 118, 122

Maladie cardio-vasculaire (voir également“Myocardite, lésion du myocarde”) – 113,127

Management – 18, 93, 97, 100 à 102

Mauvaise herbe (voir également “Désherbagechimique” et “Herbicide”) – 33

Milieu tamponné – 145 à 147

Modèle, modélisation – 51, 54, 58, 59, 63,66, 68, 76, 139, 144, 148, 149, 151, 172, 177à 179

Monde agricole, monde rural, monde pay-san (voir également “Profession, profession-nel, milieu professsionnel”) – 26, 31, 85 à88, 105, 129, 135, 143, 179

Mortalité embryonnaire – 59, 61, 68, 76

Myocardite, lésion du myocarde (voir égale-ment “Maladie cardio-vasculaire”) – 113 à116, 127

Nitrate, nitrite – 118, 119, 124, 153

Nutrition humaine, nutrition – 105 à 112,116 à 123.

O – P – QŒnologie (voir également “Vin, vinification,viticulture”) – 154, 155, 158, 163, 182

O rganisation du travail – 23, 100 à 103,1 2 4

Ouvrier, ouvrier agricole – 10 à 12, 20, 27,30, 36, 39, 42, 44, 137

Ovulation – 49, 53, 63, 67, 79

Pangola – 137, 140

Parthénogenèse – 47, 48, 62, 63, 70, 78

Pensée dominante, pensée unique – 143,168, 172

Phéromone – 63

Pluridisciplinaire, pluridisciplinarité – 139,145, 147, 152, 168, 171, 180

Potentialité – 133, 147, 156, 172, 176, 181

Pouvoir de décision, pouvoir économique –87, 89

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Prairie permanente, prairie temporaire (voirégalement “Herbe”, “Production fourragère,productivité des prairies”, “Révolution four-ragère”) – 143 à 147

Prédateur – 75.

Principe de précaution – 69, 115

Prion – 69

Production fourragère, productivité desprairies (voir également “Herbe”, “Prairiepermanente, prairie temporaire”,“Révolution fourragère”) – 135 à 137, 139,143

Productivisme scientifique – 176, 177

Productivité de l’élevage – 50, 51, 67

Productivité du travail – 44, 64, 177

Profession, professionnel, milieu profes-sionnel (voir également “Monde agricole,monde rural”) – 52, 66, 100, 108, 113, 115,117, 155, 170, 171, 177

Prolificité – 50

Qualité (voir également “Signes de qualité”)– 12, 50, 64, 101, 121, 123, 154, 158, 160,162, 163, 165, 179

R à ZRecherche appliquée, recherche finalisée –52, 57, 58, 67, 71, 72, 80, 108, 150, 169,170, 178, 179

Recherche fondamentale – 52, 71, 108, 117,120, 150, 170

Régime alimentaire – 107, 108, 113, 114

Révolution fourragère (voit également“Herbe”, “Prairie permanente, prairie tem-poraire”, “Production fourragère, producti-vité des prairies”) – 136 , 142, 143, 145

Sécurité alimentaire (voir également“Toxicologie alimentaire”) – 120, 179

Sélection, sélectionneur – 24, 52, 67, 113,

143, 145, 147

Signe de qualité (voir également “Qualité”) –161, 162, 165

Social (activité, problème, question, rap-port, etc.) – 35, 40, 41, 43, 45, 89, 121, 140,167

Souffrance animale, stress – 15, 64, 66, 67

Spermatogenèse – 53, 68, 71, 74, 76, 79, 81,82

Superovulation – 27, 49, 54

Synchronisation des œstrus – 49

Syndicat, syndical, syndicalisme – 28, 33,34 à 43, 45, 49, 57, 94, 100, 102, 103, 121,124, 159

Système (système d’élevage, système fourra-ger, etc.), systémique (analyse, cadre, etc.) –49, 90, 130, 136, 142, 145 à 147, 150, 158,159

Terroir – 123, 129, 130, 147, 153, à 163,165 à 167, 182.

Toxicologie alimentaire (voir également“Sécurité alimentaire”) – 115, 118 à 120,123

Traçabilité – 149, 166, 178

Transfert de connaissances – 149

Transgenèse – 54, 58, 59, 81

Tremblante du mouton – 69

Typicité – 163 à 166, 178

Utilisateur de la recherche (voir également“Demande sociale”) – 66, 117, 118, 126,146, 148, 149, 170, 175, 178

Vache folle – 69

Vacher (voir également “Animalier”) – 10,11, 13, 15 à 17, 20 à 25, 29

Vin, vinification, viticulture (voir également“Œnologie”) – 110, 118, 154 à 160, 162 à166, 182

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Directeur de la Publication :Corinne Plantard

Responsables de la Collection :Bernard Desbrosses et Denis Poupardin

Coordination :Pascale Inzerillo, INRA Dic, Paris

Couverture :

Tapisserie Enghien XVIe siècle, collection privée «Feuilles d’aristoloches à la fontaine» © CdA/Ph. J. Guillot/Edimedia

Réalisation :Joëlle Veltz, INRA Editions, Versailles

Impression :Graph 2000, Bd de l’expansion, 61203 Argentan