LES LUTTES DE LA GRÈCE · 2020. 3. 25. · Le champ de bataille de Marathon est digne dès...

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LES LUTTES DE LA GRÈCE L'INDÉPENDANCE Athènes est, ce matin, en fête. Des jeunes gens défilent en chan- tant. Ils sont bruns et beaux. Leurs regards sont décidés. Ces pléiades de Thébains et de Spartiates s'avancent en équipes et portent fièrement déployé le drapeau de leur patrie. Ils suivent l'antique parcours des Panathénées. Toute la circulation automo- bile de la capitale est bloquée dans les ruelles qui escaladent le Lycabette, d'immenses voitures américaines se laissent « étrangler » au beau milieu des farandoles. Quand, surviennent de l'antique agora, des bruits de fanfare dont les échos sont projetés vers nous par les rocs de l'Acropole : ce sont de charmantes délégations venues du Péloponèse et de l'Epire. Ces jeunes fdles en blouse blanche, défilent au pas cadencé derrière des étendards et précèdent des popes à l'allure inspirée qui scandent une liturgie de mélopée. Cette fête de l'Indépendance, qui se célèbre le 25 mars, attire tout le peuple sur la place de la Constitution. Sous des ombrages fameux, des centaines de gens devisent, le jour et la nuit, de politique, de romans et de négoce ; leurs chaises demeurent sur ce terre-plein hiver comme été. Le spectacle de la cathédrale a ensuite grande allure. Dans l'abside, d'un côté les diplomates, de l'autre le gouvernement, les chefs départis, les Corps constitués. Tout ce monde est en habit, la poitrine barrée de la grand'croix de Saint-Georges. Les popes portent sur la tête de véritables coupoles en vermeil. Avec leur barbe blanche et leurs ornements dorés et brillants; ils semblent descendre de l'Olympe. Quand la famille royale fait son entrée, les vivats retentissent sous les voûtes. Ces acclamations font songer à Saint-Denis, à

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  • LES LUTTES DE LA GRÈCE

    L'INDÉPENDANCE

    Athènes est, ce matin, en fête. Des jeunes gens défilent en chan-tant. Ils sont bruns et beaux. Leurs regards sont décidés. Ces pléiades de Thébains et de Spartiates s'avancent en équipes et portent fièrement déployé le drapeau de leur patrie. Ils suivent l'antique parcours des Panathénées. Toute la circulation automo-bile de la capitale est bloquée dans les ruelles qui escaladent le Lycabette, d'immenses voitures américaines se laissent « étrangler » au beau milieu des farandoles. Quand, surviennent de l'antique agora, des bruits de fanfare dont les échos sont projetés vers nous par les rocs de l'Acropole : ce sont de charmantes délégations venues du Péloponèse et de l'Epire. Ces jeunes fdles en blouse blanche, défilent au pas cadencé derrière des étendards et précèdent des popes à l'allure inspirée qui scandent une liturgie de mélopée. Cette fête de l'Indépendance, qui se célèbre le 25 mars, attire tout le peuple sur la place de la Constitution. Sous des ombrages fameux, des centaines de gens devisent, le jour et la nuit, de politique, de romans et de négoce ; leurs chaises demeurent sur ce terre-plein hiver comme été.

    Le spectacle de la cathédrale a ensuite grande allure. Dans l'abside, d'un côté les diplomates, de l'autre le gouvernement, les chefs départ is , les Corps constitués. Tout ce monde est en habit, la poitrine barrée de la grand'croix de Saint-Georges. Les popes portent sur la tête de véritables coupoles en vermeil. Avec leur barbe blanche et leurs ornements dorés et brillants; ils semblent descendre de l'Olympe.

    Quand la famille royale fait son entrée, les vivats retentissent sous les voûtes. Ces acclamations font songer à Saint-Denis, à

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    Reims, à l'ancienne France. Le haut clergé s'avance au-devani des majestés. Le roi Georges est impeccable, très droit, et porte son bâton de maréchal. Il pose ses lèvres sur une patène en or, puis il gagne le chœur en donnant le bras à la reine. L a souveraine s'in-cline devant le gouvernement, tandis que le roi salue de la tête.

    , Puis le couple se dirige vers le Corps diplomatique. Je verrai les plus gracieuses révérences. Lés deux majestés regagnent leurs fauteuils, suivies'du diadoque et des jeunes princesses. À la sortie, ce sont à nouveau des vivats sans fin.

    Nous assistons maintenant à la fête du soleil et du printemps, à celle de la jeunesse et de la beauté. Le roi descend les marches du palais afin de se recueillir devant le Soldat inconnu, puis i l remonte sur l'esplanade. Les ministres demeureront en bas, auprès du cénotaphe, tandis que les princes et les membres du Corps diplomatique sont rangés par ordre de préséance au haut de la terrasse.

    La revue a grande allure. Quel défilé ! L'infanterie, les chars, les cadets, les grandes écoles. Le roi, accompagné de ses deux grands écuyers en uniforme d'apparat, de couleur amarante, salue les commandants d'unités qu'il semble tous connaître personnelle-ment. La reine se lève au passage de chaque drapeau.

    Les troupes rejoignent leurs cantonnements, et je vais dans un lieu de poésie ignoré du grand public au pied du Parnèse. Tour, la Reine, la maison de campagne du premier roi Othon, est cachée dans une clairière embaumée par les menthes. Les souverains, au milieu du siècle dernier, venaient d'un temps de galop, dans ce château d'une architecture flamboyante et baroque, qui leur rappelait les burgs de Bavière. Louis . I e r , par contre, avait doté Munich d'une Pinacothèque, et j ' a i vu un Parthénon germanisé au delà de Ratisbonne, sur la grande voie du Danube.

    D'aquarelles en gravures, parmi les salons aux parquets déli-cats et les meubles d'allure médiévale, l'histoire de l'Indépendance se laisse ici feuilleter. Voici d'abord le cortège des notables de. l'Hellade, venus en Allemagne offrir une couronne au prince char-mant, puis l'arrivée du roi, à cheval, accueilli par la foule, devant le temple de Zeus Olympien. Othon est romantique au possible, le front haut, les cheveux bouclés, on songe à Lamartine. Auprès de la salle.de bal, dans une armoire vitrée, les costumes à la grecque. que portaient les souverains dans leurs voyages dans les provinces,

    http://salle.de

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    sont pieusement conservés par des mécènes épris d'art et de beauté.

    Othon et son épouse eurent, par la suite, quelques démêlés avec Nauplie, cité de patriotes, de notables et de rhéteurs. J'entends, aujourd'hui encore, des orateurs et dès poètes installés dans chaque estaminet, sur les quais et jusque sur le rivage. A la Théokotos, à San Spirito, dans les églises, je vois tantôt un tableau offert par Louis-Philippe, tantôt un monument élevé à la mémoire des phîlhellènes morts pour l'Indépendance, à Navarin et Missolonghi. Voici le texte gravé en hommage : « La Grèce, le Roi, les Compa-gnons d'armes reconnaissants ». Une ravissante jeune fille, dans ce décor d'échauguettes, d'arcs-boutants et de courtines, me montre l'endroit où Capo d'Istria fut assassiné par les Mavromi-chalis fanatisés par des années de révolte et d'exaltation, puis me désigne fièrement les ouvrages du Fort Palamède : Thémistocle, Miltiade, Achille, Epaminondas, Leonidas, et enfin me guide vers les passages secrets de la citadelle de l'Acronauplia. Suprême décor, digne de tant de héros. Le couchant est une vraie fête véni-tienne. La baie semble se muer en un bain d'or et d'ambre rose. Puis des violets,, des vert d'eau, des bleu de saphir, des émeraudes, des lilas s'animent et se fondent., Enfin le mauve reste sur les crêtes tandis que s'allume le lac et que les rocs semblent passés au fer rouge.

    Il faut, afin de revivre ces fastes de l'Indépendance, revoir Missolonghi, relire sur place l'Histoire du Siège, mettre ses pas dans ceux de Byron, puis aller à Zante, y retrouver la trace de l'ardent Solomos qui rédigeait son fameux Dithyrambe sur la liberté, évoqué par M . Merlier, le directeur de l'Institut français d'Athènes. « Sortie des ossements sacrés des Hellènes et forte de ton antique' énergie, je te salue, je te salue, ô Liberté. »

    Il convient encore d'aller à Céphalonie et à Leucade. C'est ici que fut recruté le Bataillon Septinsulaire, cher à Napoléon : habit de drap bleu, boutons blancs nantis de cors de chasse, buffleterie argenté. Corfou était alors, avant Athènes, une capitale, et enga-geait des combats libérateurs pour la langue et la poésie de la Grèce. Ses députés adressaient en effet à Bonaparte, dès le 1 e r

    Nivose, An V I , un vibrant appel à l'Europe, après lès luttes millé-naires contre l'Asie,

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    CONTRE L'ASIE

    Le champ de bataille de Marathon est digne dès conflits qui divisaient deux continents. Les monts, les ravins, les défilés ont l'allure de ceux du Grand Atlas. Je vais au sanctuaire d'Hercule, à l'entrée de la Vrana. Miltiade, venu de Kephissia, y fut choisi comme, commandant en chef par ses collègues, les stratèges. Des émissaires, comme aujourd'hui dans les Aurès, le tenaient au courant des dissensions et des décisions de ses adversaires. Appre-nant les ordres,donnés par les Perses, et voyant de son observa-toire les mouvements de la cavalerie, Miltiade renforçait aussitôt ses ailes, afin d'attirer les masses ennemies dans les gorges de la montagne.

    Les Athéniens, qui étaient à droite, et les Platéens à gauche mirent en déroute, d'après Hérodote, les infanteries de l'Asie, puis se rejoignirent dans une course de huit stades afin de bousculer les fuyards vers l'escadre embossée dans la baie. L a poursuite eut lieu jusqu'aux vaisseaux, et le frère d'Eschyle y perdit son' poignet en essayant de saisir une poupe.

    M . Roux, un savant de notre école d'Athènes, me précise les dates et le,s chiffres, tandis cfae M . Charpentier, notre ambassadeur, escalade le Soros où sont enterrés les hoplites. Puis ils décident de nous entraîner dans des passages mystérieux, vers d'autres champs de batailles. Nous abandonnons un modeste chemin de terre pour nous engager dans des labours et parmi des rocs. Nos voitures titubent dans ces sentiers de caravanes. Au bout d'une heure d'ascen-sion, nous nous arrêtons à quelque cent mètres du faîte.

    Le regard aperçoit alors un des plus beaux sites du monde, celui de Rhamnonte. Les croupes des montagnes s'inclinent comme pour s'abreuver dans la mer. Le sol est moucheté de digitales, d'asphodèles, de renoncules. Devant nous, de longues dalles de marbre — les soubassements des temples de Thémis et de Némé-sis — et tout autour, les blocs géants des murs de soutènement. J'ai vu au Musée national d'Athènes, la colossale statue de Thémis, celle de la prêtresse Aristonoe ét les hauts-reliefs de la statue de Némésis par Phidias, mais ici, les colonnes gisent à terre et leurs cannelures sont à peine terminées car les crédits, nous dit notre érudit ami, ont été rognés avant la fin des travaux. A nos pieds, entre deux monts, quelques falaises sont couvertes de buis-sons et de brousse et au delà le canal de l'Euripe est un bras de mer

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    teinté d'azur — le même que celui du ciel — dominé par l'Olympos et l'Ocha chargés de neige. Cette forteresse, qui commandait un passage et servait d'avant-garde à Athènes, est abandonnée depuis vingt siècles. Les pluies ont charrié, dans un ravin, des linteaux, des colonnes, des triglyphes. Nous sautons des uns aux autres, puis escaladons un plateau, celui de la citadelle. La porte est à peu près intacte. Un berger qui chantonne parmi ses chèvres noires, nous offre sa houlette, qui rappelle les crosses byzantines. Nous fure-tons parmi les buissons. Quelle joie d'apercevoir alors, épars et culbutés, les fauteuils de marbre du théâtre, tandis qu'un taureau de basalte aux trois quarts renversé, semble être la victime d'une corrida datant de deux mille années. Le marquis de Nointel, dut avoir, sous Louis X I V , les mêmes impressions quand i l décou-vrit d'antiques débris dans le fort dé l'Acropole.

    L'ambassadeur et le savant fouillent.alors cette côte guerrière. Des métopes, des inscriptions sont dispersées dans cette brousse sauvage et notre Ecole d'Athènes va les déchiffrer. Elles rejoin-dront, dans la délicieuse demeure du Lycabète, tout ce que M . Daux a rassemblé. Nos chercheurs ont en effet exhumé à Argos, une nécropole, un théâtre taillé dans le rocher, des demeures byzan-tines, dont les mosaïques personnifient les mois de l'année, extraites comme d'un tiroir sous des demeures habitées par des propriétaires à recaser. Les fouilles se poursuivent aussi à Gortys d'Arcadie, dans une station thermale, jadis aussi célèbre qu'Epidaure, à Thasos, parmi les monuments votifs, les lois de salut public, les règlements culturels, les arrêts destinés à faciliter le commerce des vins, enfin, à Mallia en Crète et à Philippes. Toutes ces recherches sont faites désormais dans un esprit très scientifique : autrefois, au temps des premières fouilles de Delphes, on cherchait surtout les statues, tandis qu'aujourd'hui, chaque niveau fait l'objet de relevés et d'arpentages. La stratigraphie est désormais à l'honneur.

    M . Roux me fait remarquer que les mélopées du berger aux chèvres noires sont les mêmes que celles que chantaient jadis les hoplites d'Athènes. Je ne me lasse pas maintenant de contempler, dans ce Rhamnonte guerrier, les marbres au sang clair. Une poudre d'or inonde les flancs nus des montagnes. Dans tout cela, l'aridité est rayonnante et merveilleuse, mais ces pierres, ces asphodèles, ces quelques cyprès parmi ces souvenirs égarés, suffisent à créer une féerie.

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    La.Grèce serait-elle une terre de luttes ? A u x i x e siècle, après des années d'occupation, elle s'est réveillée à Nauplie, à Zante, afin de reconquérir son indépendance, mais à Marathon et à Rham; nonte, elle1 préservait déjà l'Europe de la domination de l'Asie. Quels sont donc les secrets de ces combats ? Jadis, dans les musées de Paris, de Londres et de Rome, j'admirais la Diane de Gabies, décemment voilée, l'Aphrodite attribuée à Alcamène, accoudée et drapée, l'Apollon du Tibre, aux longs cheveux bouclés, la Vénus

    " genitrix, réplique de Callimaque, la songeuse Athena à la ciste, puis je relisais Renan : « La Grèce est le seul point du monde où le parfait existe. » Je m'accoutumais ainsi à une sorte de beauté idéalisée. E t maintenant, sur place, les frises, les frontons, les métopes m'évoquent des colères et des vengeances millénaires. Voici à Delphes, la dispute du Trépied d'Apollon. Héraklès veut consulter l'oracle sans faire les traditionnelles ablutions à la fon-taine de Kastalie ; aussi la Pythie indignée lui refuse-t-elle ses services. Dans son juste courroux, Héraklès veut alors enlever le trépied, mais Apollon le lui interdit, et Athena va tenter d'arbi-trer la dispute.

    Sur la frise de l'ouest du Trésor de Cnide, j'assiste, auprès du corps de Patrocle, à l'une des phases de la bataille de Troie. Aphro-dite est escortée par Apollon et Artémis, tandis qu'Athena ailée descend de son trône, suivie des guerriers de la Grèce. A u nord, Cybèle, sur son char, est traînée par des lions qui dévorent un tilan ;Athénaes t aux prises avec deux géants ; Eole lève un soufflet qui provoquera l'orage et chassera les envahisseurs. Toutes les pierres perpétuent ici le souvenir de triomphes remportés par des Grecs sur d'autres Grecs : Arcadiens contre Lacédémoniens ou bien Sparte contre Athènes et Thèbes contre Argos. A u delà du théâtre, en montant au stade par un sentier, dans un paysage très berbère, des aigles nous survolent et promènent leurs ombres sur le parcours des chasses d'Alexandre le Grand et enfin, sur les' Phâedriades.

    E n quittant Delphes, je voyage à bérd d'une nef qui assure le cabotage entre Itea et les ports du golfe de Corinthe. Des femmes et des forains vendent des fruits et des rafraîchissements, des dizaines d'enfants contemplent la cargaison de moutons, de bœufs et de mulets, cependant que des étudiants lisent et déclament « Prométhée enchaîné ». Les accents de cette jeunesse sont auda-cieux et vigoureux.

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    Puis je vais à Olympie. Je dépasse Clairmont, Château-Tournoi, Andreville, des absides de cathédrales, des nécropoles d'évêques latins, des châteaux des princes de Morée, et tout en songeant à Maurice Barrés et au « Voyage de Sparte », je croise une caravane précédée de jeunes gens. Ces jouvenceaux, me dit-on, accompagnent les dots destinées aux fiancées qu'ils se proposent de conquérir.

    Voici l'Altis. Devant les trophées de victoires, ex-voto de Carthage, de Byzance, de Cyrène, de Mégare, de Sycione, des peupliers en ligne se rangent comme à la parade, et l'Alphée chante sur son lit de galets. Devant le temple, voici le char sculpté par Cala-mis, les neuf héros de la Guerre de Troie tirant au sort l'honneur de combattre Hector. Sur le fronton, Œnomaos s'apprête à gagner la course grâce à la vitesse de ses chevaux. Comme un oracle lui avait jadis annoncé qu'il serait tué par un gendre, aussi avait-il décidé de ne jamais marier sa fille Hippodamie. Le jeune Pélops, chef des Achéens, décide cependant de gagner l'épreuve imposée aux prétendants et corrompt le cocher du roi. Pendant la course, une roue royale se rompt, les chevaux s'emportent dans un ravin, Pélops perce aussitôt Œnomaos de sa lance et conquiert à la fois la jolie princesse et un royaume. Sur l'autre fronton, des scènes de rapt, le combat des Lapithes et des Centaures, tandis que sur l'un des métopes Hercule tuera le lion de Némée.

    Il faut se dégager du silence actuel de la forêt d'Olympie et imaginer les rumeurs de la foule circulant sur la voie sacrée, les processions se déroulant parmi les trésors, les sept échos du temple annonçant les résultats des jeux, l'athlète victorieux escorté de sesamis venant rendre grâce dans les sanctuaires parmi les acclamations.

    L a Grèce est ainsi une terre de luttes. Tantôt l'Hellade se libère des géants et des titans, tantôt Athènes combat sous Périclès et Cimon pour surpasser la beauté, tantôt les confédérations résistent aux invasions des Perses. A Olympie, les athlètes de toutes les cités viennent rivaliser d'adresse et de courage pendant les trêves. A Delphes, chaque ville recherche les faveurs des dieux et veut les monopoliser à l'encontre de ses rivales. La délicieuse Mistra évoque une chevaleresque chanson de geste. A Missolonghi, ce pays mérite son indépendance. A chaque siècle, cette terre des dieux s'acharne, elle veut, avant toute chose, la liberté, celle pour laquelle on meurt, celle qu'on néglige une fois qu'on l'a obtenue. L'histoire de la Grèce est une longue lutte pour la liberté.

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    LES ILES E T LEURS RIVALITÉS;

    Les îles de la Grèce archaïque ont, elles aussi, pour être libres^ voulu s'emparer de l'empire des mers. A une heure et demie d'Athènes, je vais à Egine évoquer des siècles de luttes maritimes. Dans un trajet en car, j'admire une pittoresque humanité : pêcheurs aux vives réparties, popes aux cheveux noués et au chignon tressé par des épingles, nonnes qui portent deux ou trois paniers de provi-sions, pâtres et paysannes au regard ardent. Tout ce monde ŝ offre des bouquets d'anémones, et cette gent voyageuse emplit notre diligence de chevreaux, de ballots d'étoffes et de tapis.

    Egine est dominée par un ermitage qui s'est blotti dans le roc à l'abri des vents du large : l'antique Palaeokhora refuge des Grecs contre les corsaires des îles. Trois dizaines de cellules blanchies à la chaux surgissent comme des météores au-dessus de rocs arrondis et rappellent les Moros de Rio de Janeiro.

    Un chemin fleuri serpente parmi des couvents, des écoles en plein air, des églises. Dans le caprice de ces ravins enchevêtrés, i l semble qu'un artiste soit venu apporter ici la féerie des jardins de Perse. Sur le sommet, un temple a été élevé par les Egénètes en l'honneur de la déesse Aphaïa. D'ici toutes les merveilles de l'Hel-lade se laissent apercevoir : autant d'objectifs désignés à l'envi des marins d'Egine. Le cap Sounium et son promontoire apparaissent encadrés entre la quatrième et la cinquième colonne, tandis qu'entre la deuxième et la troisième, derrière le Pirée, l'Acropole semble s'adosser au Lycabette. Au sud, entre la sixième et la neuvième, le regard s'élève vers les lignes parallèles des monts d'Hydra et de Poros...

    Poros a le charme de Santa-Cruz à Séville. On cherche en vain une faute de goût. Entre chaque demeure, quelle émulation ! Les maisons et les jardins suspendus font le tour de rocs empour-prés. Après une courte escalade, on arrive à l'altana du logis que l'on vient de quitter. Chaque enclos avec son cyprès, son palmier, ses escaliers en décrochement, son chatoiement de fleurs est un monde de beauté. Des roses fleurissent sur les terrasses ; sur la plage, des platanes géants prodiguent leurs ombres, et une tour de guet à trois étages surveille les horizons comme aû temps des Cor-saires.

    Des barques d'un antique dessin vous proposent aussitôt quelque cabotage, elles frôlent un château fort aux tours intactes.

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    oublié là depuis le départ des ducs et comtes d'Occident chers à Maurice Barrés. Puis on arrive auprès d'un monastère :.un grand château blanchi à la chaux dont les engrangements surplombent une cour intérieure. Un officier britannique, mort des fièvres lors des guer-res de l'Indépendance, est enterré devant le dortoir qui donne sur la mer.

    En face, sur l'autre rivage, je vais dans un Jardin des Hespé-rides. L'auberge est un parvis où jaillit une fontaine. Dans une chapelle minuscule, les eaux servent à la fois aux usages vulgaires et aux soins religieux. Nous sommes dans une forêt d'orangers plantés bien dru. Quelle odeur chaude et capiteuse, comme un parfum d'encens : des cyprès puissants et noirs dominent un bois d'oliviers qui semble glisser vers la mer. Des ramiers et des geais s'envolent de ce paradis terrestre, mais au delà du chant des oiseaux, dans nos rêves, les processions des héros, ceux du château franc, les marins des îles, ont un véritable pouvoir d'incantation.

    En naviguant presque chaque année entre Paros et la Crète, je vis en compagnie des Cyclades. Elles semblent des billes sur l'eau. Parfois d'une chiquenaude, on croit pouvoir les bousculer jusqu'à l'Asie. Ou bien elles ont la teinte de figues ambrées, de pêches rosées, ou bien encore l'allure d'armures sorties de quelque bazar. Kéa, comme une lame, coupe et tranche les couleurs. Devant, la mer est d'argent, derrière, elle semble un tissu d'or. Tinos, perpendiculaire à Mykonos, à' la silhouette d'un chapeau. Puis on aperçoit Sériphos où Persée épousa Andromède après l'avoir délivrée du monstre marin, puis Siphnos qui a la délicatesse d'une croche. Certaines sont disposées comme des papillons, d'autres ont un dôme rond qui les isole dans un monde d'accroche-cœurs. Hermo'polis glisse avec pudeur sa tunique de lin jusque vers le port par un escalier d'argent et de nacre.

    Jadis, allant de Grèce au Liban, mon avion — c'était l'époque des hydroplanes — s'était envolé dans les eaux bleues du bassin de Phalère, et après une heure et demie de vol, se trouvant en difficulté, se mit à tracer dans le ciel des courbes élégantes et à se rapprocher de la grande et de la petite Delos. Nous nous posâmes dans le bassin même où jadis débarquaient, les pèlerins. Une frêle embarcation vint au devant de nous, et comme aux siècles d'avant notre ère, auprès du marin se trouvait une gracieuse jeune fille... C'était une élève de l'Ecole d'Athènes, surprise de cette visite

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    inattendue ; cette savante guide nous fit courir aussitôt vers l'allée des lions et le palmier replanté près du lac où Latone enfan-tait Apollon.

    Que ces îles sont vivantes! J'aperçois au travers de l'histoire leurs rivalités, leurs vœux et leurs folies. Elles nous racontent leurs drames et leurs mystères. Ici naquit la jalousie.

    Les combats de la Crête sont rappelés dans des fresques où le carmin provient des coquillages, le jaune du safran, le noir des seiches de poissons. Dans le ravin de Cnossos, en effet, les Cretois se livraient à leurs' jeux favoris, les courses de taureaux. Sur les vases, le rouge est le signe des toréadors, le blanc celui des écuyères. Les gagnants étaient libres de rejoindre leurs monts et leurs trou-peaux. Mais, comme les femmes qui avaient été blessées demeu-raient à Cnossos, on supposait, selon la légende, qu'elles avaient été dévorées par le Minotaure. De leurs vérandas, en ce pays de matriarcat, les dames de la cour assistaient à ces spectacles de l'adresse et de la beauté, elles portaient des crinolines à volants, des tabliers brodés, des corsages ouverts sur leurs seins nus, des bijoux qui étaient parfois deux abeilles reliées par une goutte de miel, des diadèmes d'or fin.

    Heraklion, à son tour, évoque les combats contre les Turcs. Je vois les hangars à haute voûte, destinés à abriter les galères du Pape et de l'Ordre de Malte, le bastion Saint-André, la Sablon-nière, Saint-Tite, l'Arsenal...

    Les luttes de la mer se livraient aussi à Corinthe, l'une des cités les plus commerçantes du monde. Entre Athènes et Rome, Mégare et Argos, sur cet étroit passage, les navires étaient tirés à bras sur dix kilomètres et reprenaient ensuite leur navigation sur la baie et sur le golfe. Les Romains avaient fait venir ici des milliers de Juifs pour creuser un canal. Aussi, Saint Paul devait-i l prendre la parole dans cette synagogue dont je vois la ruine. Je vénère le pilier auprès duquel s'adossait l'Evangéliste. Corinthe avait le goût du luxe et du plaisir, ses courtisanes demandaient à Vénus la victoire et la liberté. Ce matin, elle m'apparaît comme une bourgade cernée de vignobles. Au milieu de chaque enclos, devant les fermes, i l est une aire spacieuse qui sert de séchoir aux raisins capiteux, dont la teinte est brune et mauve. Après des lieues d'aridité, de rocs, de ravins, cette fécondité semble une victoire.

    LA BEVUE H- 13 6

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    L'AMOUR D E LA LIBERTÉ

    L a bataille de la vie et de la. mort, de l'été et de l'hiver, se gagne à Eleusis. Demeter, à la recherche de sa fille Proserpine enlevée par Pluton, reçut ici l'hospitalité du roi- Keleos. Je vais en

    x pèlerinage devant la caverne où disparut la fugitive qui réapparaît chaque année après son séjour aux enfers. C'est alors l'ivresse du printemps et sur les Propylées, jadis, des dames chantaient le miracle de la moisson et dansaient en l'honneur de Demeter, tandis que des mystes et des Epoptes initiés des premiers et deu-xièmes degrés, cheminaient sur la Voie Sacrée. Dans une première étape, les fidèles parcouraient les bois d'oliviers, chers à Platon. Il est bien difficile de le retrouver aujourd'hui, cet enclos de Colone, perdu dans un faubourg d'Athènes. Je ne puis que le deviner l'emplacement de ce « blanc Colone où, mieux qu'en aucun lieu du monde, modulent à voix limpide, des rossignols par milliers ».

    Puis les pèlerins s'égrenaient tout au long de la Côte de Daphné où se célébrait le culte d'Apollon. Je croise, ce matin, une invrai-semblable cohue de charrettes. Celles-ci sont peinturlurées comme devaient l'être, jadis, les temples. Leurs barreaux ressemblent à des enluminures à la byzantine. Quant aux cars, ils sont surchargés de personnages et de marchandises arrimées avec cocasserie. Grâce à cette carcasse fantaisiste, la mécanique conserve une allure de diligence.

    Les lauriers poussent en abondance, encore aujourd'hui, auprès des tombes fleuries des lys des ducs et des comtes francs. L'église a gardé la proportion d'un temple grec. Cette religion aimable et modeste, n'élève pas de grandes cathédrales mais se plie aux nuances de l'Attique. Dans une Grèce prodigue de monuments à ras de terre, on se réjouit de l'existence de ces charmantes demeures divines, telles que la petite Métropole d'Athènes, nommée aussi « l'église qui exauce vite ».

    Auprès des lacs sacrés, les souvenirs de l'histoire nous font escorte, tandis qu'une centaine de cargos modernes, groupés cinq par cinq, sont ici les témoins des spéculations et des efforts des puissants armateurs. A bâbord ei à tribord de toute cette armada, les eaux sont transparentes et lumineuses, on distingue aux grandes profondeurs, le moindre galet.

    Jusqu'à Mégare, on chemine de cercles de beauté en cercles de

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    beauté ; ils s'inscrivent d'abord sur l'eau, puis dans les montagnes. Ce sont aussi des cercles de perfection. L a terre et les îles s'épousent, se joignent, se rejoignent. On ne sait où finit l'une et où commencent les autres. Par une série de bulles, Salamine se joint à la terre et le teire se joint à Salamine. En venant de Corinthe à Athènes, on procède ainsi par degré : l'Acro-Corinthe, l'isthme, Egine pré-cédée de trois enfants d'îles posées sur l'eau, Hipsili, Dragonia, Lagos, enfin Salamine. Dans les lointains, les chaînes sont gris

    . cendrées, presque ardoise, la mer est bleu de roi et les berges argen-tées.

    * * *

    De tous'les chemins qui mènent à Athènes, le plus intact est peut-être celui de l'Hymette par Kaisariani, l'une des sources dédiées a la fécondité et évoquées par Ovide dans l 'Art d'aimer. Les monts du miel sont parfumés de lavande, de thym et de tére-binthe. Des chapelles aux toits arrondis semblent trop petites , pour le dieu qu'elles renferment. E t de là, le Parthénon se détache en profil d'ombre chinoise sur un fond d'or.

    Du Lycabette, de la terrasse d'un grand amateur d'art, je puis admirer la roche divine et les successives transformations de l'Acropole. Une brousse et des buissons servent encore aujourd'hui de cadre à ce paysage qui chante la prière, l'émotiqn et l'amour. Un savant auteur m'évoque les desseins de Solon, de Pisistrate, d'Aristide, de Clisthènes, me désigne l'emplacement du temple mycénien, du sanctuaire double d'Athéna et d'Erechtée, deT'Heca-tompedon et me rappelle la lutte de Périclès et de Cimon. Péri-clès avait foi dans la démocratie et croyait à la puissance éduca-trice de l'art. Il voulait affiner l'âme du peuple par la construction d'un temple. Cimon, conscient des dangers de la politique d'hégé-monie de Périclès, songeait d'abord, grâce aux revenus du Lau-rium, à édifier une puissante enceinte. Périclès menait en effet deux politiques contradictoires. Il entreprenait une coûteuse lutte à mort contre Sparte et,dépensait largement les deniers de l'Etat pour élever un chef d'œuvre. Tout a été dit et écrit avec talent au sujet de ces luttes inspirées par une passion de la liberté. Ces batailles, ces efforts, ces volontés opposés nous convient aujour-d'hui, à un suprême enchantement.

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    E N GRÈCE MODERNE

    Qui peut en effet résister à l'enchantement d'Athènes ? L a petite bourgade accrochée aux flancs de l'Acropole, celle dont je parcours chaque jour les vestiges dans un dédale de maisonnettes, de tavernes, d'espaliers, de terrasses, de chapelles blanchies à la chaux, ou parées de tuiles mordorées, est désormais dépassée par la grande capitale qui recouvre le Céphise, envahit la voie de Daphni, va jusqu'au delà de Kephissia sur le chemin de Mara-thon çt descend désormais au-delà du Pirée jusqu'à Phalère et Gliphadia. J'ai vu, au lendemain de la première guerre mondiale, arriver les premiers réfugiés de Smyrne et de Turquie, logés alors en hâte devant Salamine. Depuis la dernière guerre, i l semble que les Grecs de l'étranger viennent se fixer volontiers à l'ombre d'Athéna. On construit partout. Chaque ruelle devient un chantier. Le gouvernement se préoccupe de ces investissements, qu'il trouve trop importants et voudrait que les capitaux disponibles s'emploient désormais dans l'industrie, afin de pénétrer dans des circuits qualifiés et productifs.

    Pour se tailler une place dans la bataille économique du x x e siècle, la Grèce moderne crée des industries : produits chimiques, azote, énergie électrique, engrais phosphores, soude, raffineries, métallurgie, aluminium, armement. Un plan quinquennal s'élève à 103 milliards de drachmes, soit plus de 3 milliards de dollars. Le marché commun peut demain ouvrir de grandes perspectives à cette Grèce moderne, si elle parvient à écouler ses produits agricoles et si elle devient un marché pour les produits industriels européens.

    Convient-il alors de miser sur cette Grèce moderne plateforme économique dans la Méditerranée orientale, auprès des Balkans ? Les experts révèlent des symptômes favorables. Les dépôts ban-caires, par exemple, ont triplé depuis 1955. Les capitaux peuvent, soit s'investir directement, soit participer à l'aide technique et à la vente à crédit de biens d'équipement. Le programme d'inves-tissements s'élève donc à 700 millions de dollars par an, un tiers étant fourni par l'Etat, le surplus étant assuré soit par des concours extérieurs et par les transferts des Grecs de l'étranger) soit par l'épargne privée.

    L'Allemagne, quant à elle, poursuit une politique très audacieuse. E n novembre 1958, elle a conclu un accord financier et ouvert une série de bureaux d'engineering. Ces investissements sont

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    variés : don de 18 millions de D.M. au titre de l'assistance tech-nique, crédit de 200 millions de D.M., crédit de 100 millions de D.M. prélevé sur les fonds provenant de la contre-partie de l!aide américaine à l'Allemagne. L'Italie envoie des experte pour le plan quinquennal. La France, qui participe à la politique des grands barrages, notamment sur la Megdova, doit s'intéresser davantage, selon les desseins de M . de Charbonnierre, notre Ambassadeur, soit -au marketting soit à l'assistance technique. "

    Le tourisme a transformé les routes, jadis à peu près imprati-cables et les auberges de mon enfance. L'hôtel de Delphes, encastré dans la roche, celui de Mycène, face à Argos, celui de Nauplie, sont des modèles.

    Les incertitudes nées de l'affaire de Suez, la guerre des pétroles, furent des chances à saisir. Aussi les armateurs ont-ils développé la marine marchande avec talent. Il convient d'admirer ces nova-teurs qui ont assuré à leur pays des ressources interdites à leur sol trop pauvre.

    L'effort porte surtout sur l'élévation indispensable du niveau de vie. Le nombre des chômeurs et des sous-employéâ est d'environ 750.000 sur 4 millions de travailleurs. Or, le plan quinquennal prévoit chaque année de nouvelles possibilités de travail pour 384.000 personnes, en tenant compte de l'augmentation de la population. La moitié de la main d'œuvre est employée dans l'agriculture. Au cours de mes randonnées, j 'a i vu partout les campagnes au travail : production du coton dans les environs de Thèbes, du raisin près de Corinthe, de la tomate dans les plaines d'Argos où les charrettes semblent alors drapées dans de véritables manteaux de pourpre.

    L'agriculture ayant quelque peine à trouver des débouchés, le problème gréco-soviétique s'examine sous un angle économique. Certes, la Grèce n'oublie pas les douloureuses années d'après guerre qui ont laissé le souvenir d'une véritable horreur morale. Un récent procès a révélé l'existence d'écoles d'espionnage en Bulgarie et de financements étrangers qui sont des interventions dans la poli-tique intérieure. Mais-la question russe est désormais économique.

    ' Aux producteurs de tabac qui ne trouvent pas de marchés satis-faisants, le Kremlin fait périodiquement les offres les plus allé-chantes. M . Averof, ministre des Affaires étrangères, a répondu à la Chambre aux reproches qui lui étaient adressés par M . Iliou, porte-parole du parti extrémiste de l 'E .D.A. « de ne pas procéder

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    à des exportations vers les pays du bloc oriental pour des raisons politiques et d'imposer de ce fait des' privations au peuple hellé-nique ». Or, le pourcentage du commerce extérieur de la Grèce avec les pays du bloc oriental, est de 18 % et atteindra, selon les pré-visions, 20 % cette année. Il est supérieur à celui de la Turquie et de l'Autriche et bien entendu, des puissances occidentales : celui-ci y étant généralement de l'ordre de 5 % seulement. « Si vous voulez absorber plus de produits grecs, déclare M . Averof, s'adres-sant à ses puissants voisins du nord, payez le restant en échange libre. Vous êtes un pays tout puissant, qui a atteint la lune, vous avez tant de moyens alors que nous sommes qu'un petit pays avec une économie limitée, alors payez le restant en échange ». L a pression de Moscou va donc se préciser. Peut-être le gouverne-ment d'Athènes sera-t-il amené à dire un jour : « Nous n'admettons pas toutes les commandes, d'où qu'elles viennent ».

    De quelque côté que l'on se tourne, les problèmes qui se posent au Premier ministre, M . Caramanlis, sont donc de première impor-tance. La question du Proche Orient est étudiée avec bienveillance, en raison de la situation des Grecs d'Alexandrie. La Bulgarie est toujours une menace et les compensations et indemnités dues par Sofia, prêtent à des discussions fort difficiles, qui s'éternisent. L'affaire de Chypre a été longtemps douloureuse. Une entente avec la Turquie devrait permettre une coopération au Marché com-mun. Le rôle de TO.T.A.N. est toujours capital.

    L a Grèce moderne est ainsi fort séduisante. Sa jeunesse, tout en étudiant le passé, veut, semble-t-il, gagner la bataille maté-rielle du présent. Les écrivains et les étudiants, s'ils rédigent des journaux qui ont le sérieux du Monde et des Débats, s'ils s'enthousiasment pour leurs auteurs à succès, s'attachent cependant à nouveau à la connaissance de notre langue et de nos lettres. Certaines librairies d'Athènes sont de véritables cités des livres, selon les descriptions d'Anatole France. Le public, qui se rend au théâtre d'Epidaure, à celui de la Pnyx, à celui de l'Acropole,, aux scènes de la capitale, aux conférences du Parnasse, est l'un des plus sensibles du monde.

    * * *

    L a Grèce, son sol aride et sublime, ses monts déchiquetés, ses vallées, ses rades, ses baies rivales, fixent-ainsi une perma-nence. Ses beautés naturelles nous convient à des cultes merveilleux.

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    Le puissant Taygete forme Sparte et Athènes nous apporte l'ordre en élevant le Parthénon pendant ses combats avec l'Asie. Sur cette terre de magie, le philosophe et le poète, s'il le faut, deviennent des guerriers. Sophocle commande la flotte athénienne dans l'expé-dition contre Samos, tandis que devant lui, l'escadre ennemie est commandée par le poète Melissos. Peuple gai, a-t-on dit : certes l'Aurige qui vient de gagner une course affiche un sourire et les Koré sourient aux dieux en apportant leurs offrandes. Mais les guerres du Péloponnèse apprennent à la Grèce le malheur et ses rigueurs. Socrate révèle l'homme intérieur et Scopas modèle des figures tourmentées, telles que l'Hygie du musée d'Athènes. Ce pays subit ainsi sans cesse des invasions, s'assimile les gens du Nord, de l'Est ou du Sud, car sa puissance d'absorption est telle, qu'il peut toujours s'acheminer vers sa destinée. Dès les premières luttes, la pensée prend une grande ampleur et Knossos se bat pour être libre. A Mycène, les malheurs, les désespoirs, les fatalités nous émeuvent aux confins de l'histoire et de la légende. Dans cette perpétuelle émulation, la fureur d'un dieu, la légèreté d'une déesse, les éclats des géants sont voués à l'immortalité. A Lemmos, Aphro-dite trompe Vulcain avec Mars ; auprès du château d'Argos, dans une excavation, Danaé, captive de son père, est clandestine-ment fécondée par la pluie d'or dont Persée devait naître. Les fleuves eux-mêmes participent à ces luttes amoureuses. L'Alphée, en se jetant à la mer, court sur les hautes vagues au-delà du Pélo-ponèse afin de rejoindre, vers l'Italie, sa maîtresse Arethuse.. Mais tandis que commencent les grandes batailles contre l'Asie, nous assistons à des luttes épiques. L a Grèce, qui a reçu les Ioniens et les Doriens, a dégagé l'originalité de son art. Les premiers, de part et d'autre de la Mer Egée, étaient soumis aux influences venues de l'Orient, les seéonds, qui incarnaient les valeurs morales et avaient de rudes mains de Soldats, pétrirent avec vigueur l'art grec des belles époques. Le tempérament national se forge grâce aux mêlées olympiques. L'espérance des victoires luit dans les yeux des athlètes.

    Aujourd'hui, comme aux temps antiques, la Grèce est ainsi toujours une terre de luttes. La Grèce moderne s'ingénie à se tailler dans la Méditerranée orientale, auprès des plus puis-sants voisins, une place de choix. Selon les termes de M . Averof,

    , elle tient à aborder les problèmes des rapports de l'Ouest et de l'Est avec attention et prudence « pour ne pas procéder à une

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    détente capitulation mais à une détente coexistence ». Les liens du présent et du passé nous apparaissent plus nettement mainte-nant, grâce à l'intelligence des conservateurs etv des archéologues. Dans les nouvelles salles du musée de l'Acropole que je viens de visiter au cours de mon onzième voyage, je puis admirer les fron-tons des Temples qui précédèrent le Parthénon et apprécier ainsi les combats de jadis, dans celles du Musée national, je remarque que les premiers kouros sont des symboles de grâce, mais surtout de vigueur. Un savant ami me fait remarquer aussi que les koré piquées désormais sur leurs stèles sont les mères des héros de Marathon.

    Que d'apports au cours des siècles mais aussi quelle puissante force d'assimilation ! Hoplites, cavaliers aux jambes cordées de muscles des frontons et des métopes, ducs de Naxos et d'Athènes, barons tierciers de l'Eubée, furent tous des amants du courage.

    Fascinés par la liberté, tous ces fantômes nous font cortège. Ces audaces, ces ardeurs nous valent des poètes, des artistes, dès arma-teurs, des financiers, des hommes d'état à chaque époque. Sur ce sol, dieux, déesses, contemporains, finissent par imposer leur volonté, au destin afin de faire triompher la liberté.

    P I E R R E L Y A U T E Y .