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Les humanistes et les premiers doutes sur l'authenticité du Christos Paschôn 1 La controverse qui s'est développée au cours des siècles à propos de l'authenticité du poème dramatique sur la Passion du Christ attribué à Saint Grégoire de Nazianze a provoqué l'accumulation d'une considé- rable littérature critique, recensée par A. Tuilier 2 et F. Trisoglio 3 , qui risque de faire oublier l'origine même des doutes, c'est-à-dire les prises de position de certains humanistes qui ont engagé de façon décisive la contestation à l'égard d'une attribution appuyée par la tradition manus- crite unanime, comme l'a établi A. Tuilier4. C'est cette genèse de la posi- tion hypercritique à l'égard de l'oeuvre que le présent article voudrait cerner, en appuyant sur les travaux de A. Tuilier et F. Trisoglio, une lecture personnelle des textes des humanistes du XVIe et du début du XVIIe siècles. L'édition princeps du Christos Paschôn est de 1542, à Rome, donc bien postérieure à l'édition partielle des poèmes (1504), à celle des discours (1516) et des lettres (1528). A. TuilierS a établi que l'éditeur Bladus avait utilisé les manuscrits Vaticani gr. 2261 et 2275 (I), copie, avec d'importantes révisions, de J (Marcianus gr. 519), manuscrit appar- 1 Texte d'un exposé prononcé lors du colloque sur le Christos Paschôn organisé par J.-M. Mathieu, à Caen en juin 1989. Les seules publications, depuis 1989, concernant cette oeuvre discutée de Saint Grégoire sont de 1990 : il s'agit de la thèse de G. J. Swart, A historicaZ· criticaZ evaZuation of the play Christus Patiens, traditionally attributed to Gregory of Nazianzus, Diss. Univ. Pretoria, DA il 1991-1991, 3062A et d'un article du même auteur, cf. infra n. 3, p. 71. L'auteur conclut à l'authenticité de l'oeuvre en s'attachant uniquement et délibérément à un examen intrinsèque, laissant donc de côté la genèse de la position hypercritique. Il montre que l'oeuvre n'a aucune parenté avec la littérature byzantine, qu'elle porte en revanche la marque d'une connaissance profonde d'Euripide et du théâtre attique ainsi que de la rhétorique, qu'elle s'appuie sur l'Écriture mais en mettant en oeuvre un langage poétique original, un dernier et essentiel argument est celui du rapport entre cette oeuvre et Romanos le Mélode. Ce dernier point est aussi l'objet de l'article cité p.10. 2 Grégoire de Nazianze, La Passion du Christ, SC 149, Paris 1969, p.11-18, intr., l, "Le problème de l'authenticité", pour le premier siècle après la parution, p. 11, 12, 13. 3 "Il Christus Patiens: Rassegna delle attribuzioni", in Rivista di studi classici, XXII, 1974, p. 351 à 423, pour la période des humanistes p. 352-355. 40. C., p. 28 à 34. 5 Ibid., p. 111 à 116. 61

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Les humanistes et les premiers doutes sur l'authenticité du Christos Paschôn1

La controverse qui s'est développée au cours des siècles à propos de l'authenticité du poème dramatique sur la Passion du Christ attribué à Saint Grégoire de Nazianze a provoqué l'accumulation d'une considé­rable littérature critique, recensée par A. Tuilier2 et F. Trisoglio3, qui risque de faire oublier l'origine même des doutes, c'est-à-dire les prises de position de certains humanistes qui ont engagé de façon décisive la contestation à l'égard d'une attribution appuyée par la tradition manus­crite unanime, comme l'a établi A. Tuilier4. C'est cette genèse de la posi­tion hypercritique à l'égard de l'œuvre que le présent article voudrait cerner, en appuyant sur les travaux de A. Tuilier et F. Trisoglio, une lecture personnelle des textes des humanistes du XVIe et du début du XVIIe siècles.

L'édition princeps du Christos Paschôn est de 1542, à Rome, donc bien postérieure à l'édition partielle des poèmes (1504), à celle des discours (1516) et des lettres (1528). A. TuilierS a établi que l'éditeur Bladus avait utilisé les manuscrits Vaticani gr. 2261 et 2275 (I), copie, avec d'importantes révisions, de J (Marcianus gr. 519), manuscrit appar-

1 Texte d'un exposé prononcé lors du colloque sur le Christos Paschôn organisé par J.-M. Mathieu, à Caen en juin 1989. Les seules publications, depuis 1989, concernant cette œuvre discutée de Saint Grégoire sont de 1990 : il s'agit de la thèse de G. J. Swart, A historicaZ· criticaZ evaZuation of the play Christus Patiens, traditionally attributed to Gregory of Nazianzus, Diss. Univ. Pretoria, DA il 1991-1991, 3062A et d'un article du même auteur, cf. infra n. 3, p. 71. L'auteur conclut à l'authenticité de l'œuvre en s'attachant uniquement et délibérément à un examen intrinsèque, laissant donc de côté la genèse de la position hypercritique. Il montre que l'œuvre n'a aucune parenté avec la littérature byzantine, qu'elle porte en revanche la marque d'une connaissance profonde d'Euripide et du théâtre attique ainsi que de la rhétorique, qu'elle s'appuie sur l'Écriture mais en mettant en œuvre un langage poétique original, un dernier et essentiel argument est celui du rapport entre cette œuvre et Romanos le Mélode. Ce dernier point est aussi l'objet de l'article cité p.10. 2 Grégoire de Nazianze, La Passion du Christ, SC 149, Paris 1969, p.11-18, intr., l, "Le problème de l'authenticité", pour le premier siècle après la parution, p. 11, 12, 13. 3 "Il Christus Patiens: Rassegna delle attribuzioni", in Rivista di studi classici, XXII, 1974, p. 351 à 423, pour la période des humanistes p. 352-355. 40. C., p. 28 à 34. 5 Ibid., p. 111 à 116.

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tenant à la collection léguée à la République de Venise par le cardinal Bessarion, mais chose essentielle, manuscrit que Bessarion lui-même avait fait copier, vers 1440 selon A. Tuilier (p. 111).

L'œuvre ainsi révélée connut un grand succès, comme en témoignent de nouvelles éditions qui reprennent le texte de Bladus, en 1544, à Louvain, chez Rescius et à Paris, chez Wechelius1.

Cependant, dès l'année suivante, en 1545, la première note de trouble apparaît dans les Historiae poetarum tam graecorum quam latinorum, de Giraldi de Ferrare, publiées à Bâle.

On y trouve d'abord une présentation très "classique" du Nazianzène. Giraldi évoque (p. 628) l'éminente autorité de Grégoire le Théologien, l'abondance de son œuvre en prose, puis sa poésie, encore incomplè­tement publiée, 30 000 vers conservés, parmi lesquels "extat etiam tragoedia quam ad Euripidis imitationem fecit, de Christi Domini cruciatu et suppliciis".

Giraldi, qui définit l'œuvre comme "tragoedia", ne reprend pas à son compte le titre que lui ont donné ses premiers éditeurs. Visiblement il sait qu'il est postiche. De plus, il manifeste une certaine hésitation dans une parenthèse où il évoque l'existence, sur le.même sujet, d'une autre œuvre - d'ailleurs introuvable - d'un certain Etienne:

"quo argumento et Stephanum quemdam audio alteram scripsisse quae tamen ad manus me as etiam diligentissime perquisitae (sic) non pervenere (sic)".

Or, Giraldi laisse apparaître son scepticisme de façon beaucoup plus nette dans un autre passage du même traité, comme si la prudence l'obligeait à en disperser les indices. C'est la sagacité d'un illustre lecteur de l'exemplaire de la Bibliothèque Nationale, Paul Colomiès2 qui suggère ce rapprochement. Giraldi, après avoir étudié plusieurs poètes du nom d'Etienne, déclare vouloir en mentionner un autre :

"virum vitae sanctitate celebrem, inter Christianos eos qui Sabbaitae, hoc est Sabbae sectatores dicti sunt, qui et poeta fuit (. . .) et ipsius Tragoediam de Christi Domini nece quidam esse volunt".

Malgré la prudence de l'expression ("quidam volunt"), les doutes sont plus visibles: il n'est plus question d'une autre tragédie, c'est bien d'une seule et même œuvre qu'il s'agit, mentionnée cependant sous un titre encore légèrement différent. C'est bien ainsi que l'avait compris Paul

1 Fabricius, dans sa Bibliotheca graeca, Hamburgi, 1718, vol. VII, p. 538, ne mentionne pas l'édition de Louvain, mais la B. N. en possède un exemplaire. 2 Cet érudit protestant dont les œuvres ont été publiées de 1668 à 1696 à Leipzig, La Rochelle, Amsterdam, Paris, Hambourg et Londres a très abondamment annoté le livre de Giraldi qu'il semble avoir lu avec une attention particulière. Le passage auquel il renvoie se trouve p. 865.

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Colomiès1, dont les rapprochements font apparaître l'incertitude de Giraldi sur l'attribution traditionnelle de l'œuvre à Grégoire.

Cependant il est notable que Giraldi n'appuie son hypothèse sur aucune preuve. Or, Saint Etienne le Sabbaïte, le poète, semble un personnage bien obscur - en dehors de son appartenance à la Laure de Saint Sabas -, aussi bien dans la notice que Fabricius consacre aux divers Stephani2 que dans le chapitre de la Vie des Saints, publiée par les Bénédictins de Paris3, qui le concerne. Il convient peut-être d'ajouter que l'on peut relever dans le livre de Giraldi certaines erreurs ou confu­sions qui, ajoutées au flou de l'évocation du très obscur Stéphane, ne donnent pas l'impression d'une science sans défaut4•

D'ailleurs ce trouble de Giraldi reste tout à fait marginal, comme le montre la large diffusion que l'œuvre connaît les années suivantes, grâce à trois traductions latines parues de 1542 à 1550, œuvres d'humanistes des Pays-Bas, de Suisse et de Bourgogne. Fabricius (Bibl. Gr., p. 538 du vol. VIl) n'en mentionne que deux, celle de Claudius Roilletus Belnensis5,

traduction en vers dont il ne donne pas la date, l'autre en prose et datée de 1550, œuvre de Sebastianus Guldenbeckius Tigurinus6.

Or, il existe une troisième traduction, en vers, et qui a dû connaître un certain succès7. L'auteur de cette traduction inconnue de Fabricius et HarI (Bibl. Gr.), est Franciscus Fabricius Ruremundanus, un médecin de Roermund, dans le Limbourg actuel, passionné de pédagogie, comme le montrent la préface et la lettre de dédicace adressée à Johannes Pollardus, doyen du collège de la bienheureuse Vierge Marie à Aix-Ia­Chapelle. Fabricius souligne, en effet, l'intérêt pour la formation des jeunes gens d'une œuvre théâtrale chrétienne de cette qualité. Le livre a été édité à Anvers, le 25 octobre 1550, par Steelsius.

l''De Christi cruciatu extat una Tragoedia quae a quibusdam Apollinaris Laodiceni, ab aliis vero Stephani Sabbaita, hoc est Sabbae sectatoris, esse putatur" (note marginale manuscrite). 20. c., vol. IX, p.I44. 3 Paris, 1952, tome X, p. 930, 28 octobre. Selon les auteurs, ce saint, difficile à distinguer de plusieurs homonymes presque contemporains (extrême fin du VIlle siècle), ne semble pas avoir été honoré d'un culte chez les Byzantins avant le milieu du XIe siècle. De fait nous avons pu vérifier qu'il ne figure ni dans le Ménologe de l'empereur Basile, ni dans les Vies de saints de Siméon Métaphraste. 4 Ainsi p. 627 Grégoire de Nysse se transforme en "Gregorium Emissenum". 5 Cette traduction est reproduite par A. Caillau, Sancti Patris Gregorii Nazianzeni opera omnia, n, Parisiis, 1840, p.1205-1235, à côté d'une traduction en prose, œuvre des Bénédictins de Saint-Maur au XVIIe ou XVIIIe siècle, l'ensemble est reproduit dans le vol. XXXVIII de la Patrologie Grecque de Migne. Par ailleurs, la Bibliothèque Nationale conserve plusieurs recueils de poèmes originaux, en latin, de Claude Roillet. 6 Dans l'édition bilingue de Hervagius, Nazianzeni Opera, Basileae, 1550, (Fabricius, vol. VII, p. 510). 7 Il en existe en effet deux exemplaires à la B. N. et un à la bibliothèque municipale de Versailles, détentrice d'un riche fonds d'incunables hérité de la bibliothèque royale.

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Cette traduction, si précisément datée, nous fournit un terminus ante quem pour les deux autres: son auteur se justifie, par des raisons quelque peu alambiquées, d'être le troisième à proposer une traduction latine du drame chrétien:

"miraberis forte, lector candide, cur ego, post geminam hujus tragoediae interpretationem, meam serius in lucem proferam ... "

Il est d'ailleurs impossible de dire avec certitude quel texte grec l'auteur a utilisé. On serait tenté de croire qu'il a utilisé l'édition de Bladus reproduite six ans plus tôt à Louvain, d'autant qu'il donne à l'œuvre le titre forgé par les éditeurs, Christus Patiens. Cependant, on ne peut pas exclure tout à fait qu'il ait pu utiliser un manuscrit: il se plaint en effet du mauvais état du texte qu'il a eu entre les mains "unicum exemplar idque satis mendosum."

Les libertés que cette traduction prend avec le texte rendraient d'ailleurs impossible l'identification d'un original précis. L'auteur se justifie ingénuement de toutes les imperfections de son travail en rappe­lant qu'Erasme n'a pas voulu se risquer à traduire Saint Grégoire, en raison de la subtilité de son style et de ses idées :

"Qua ratione factum est ut idem Erasmus alioquin felicissimus in vertendis Graecis authoribus fateatur se a vertendo Gregorio semper deterritum, dictionis argutia, rerum sublimitate et allusionibus subobscuris. Quae si alibi uspiam, in hoc certe opere praecipue inveniuntur."

Cependant, l'importance majeure de l'œuvre justifie aux yeux de cet humaniste tous les efforts. Loin d'être eftleuré par le moindre doute, il salue avec émerveillement la découverte d'une œuvre restée enfouie si longtemps dans les ténèbres et qui surpasse toutes les autres évocations de la Passion :

"Quamvis enim multi pietate et eruditione excellentes viri vario idiomate mortem Christi et planctum Mariae descripserint, nemo tamen meo judicio, rem plane tragicam tragico more enarrans, ita evidenter repraesentat atque ante oculos ponit atque hic Nazianzenus."l

C'est seulement vingt ans après cette large diffusion assurée à l'œuvre par ses traductions latines qu'apparaît la première contestation sérieuse et argumentée de l'attribution à Saint Grégoire.

En effet l'humaniste Leunclavius, lorsqu'il publie une traduction latine des œuvres complètes de Saint Grégoire2 en 1571, s'abstient de traduire personnellement cette seule œuvre et reproduit la traduction de Roilletus. Cette abstention est d'autant plus regrettable que le travail

1 Epistola nuncupatoria, p. 3. 20perum Gregorii Nazianzeni tomi tres, Basileae.

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de Leunclavius est très estimé de HarP qui souligne le soin et la conscience de l'éditeur. Mais cette abstention est significative: le même HarI signale l'ingéniosité ("sollerter") de Leunclavius dans la discussion des spuria. Or, à la suite de la traduction du Christos Paschôn2,

Leunclavius expose, sous le titre "censura de hoc dramate", sa position critique à l'égard de la pièce et de son authenticité3.

Leunclavius après avoir qualifié la pièce de "tragoedia seu potius tragicomoedia" - formule qui devait être retenue - exprime ses doutes formels C'persuaderi equidem haud facile mihi patiar esse germanum ... ") appuyés sur trois arguments: stylistique (il manque à cette œuvre l'acumen et le ()'tpoyyoÀ.ov de Saint Grégoire), métrique (l'auteur ne respecte pas les règles du trimètre iambique, ce qui est contraire aux habitudes grégoriennes), enfin la bizarrerie de l'intitulé.

L'humaniste se déclare surpris par la présentation de l'auteur trouvée dans un manuscrit peu ancien ("mediocriter antiquo"), contenant ce seul poème. Grégoire, au lieu d'être désigné par tous ses titres, y est simplement qualifié de "eeoÀ.oyi~ èv8ta.npenTÎcra.v't'oç". Tout l'intitulé est jugé, non sans raison, récent par Leunclavius qui, ajoutant ce dernier argument aux autres, en déduit qu'il s'agit de l'œuvre "recentioris alicujus ingenii", cet auteur inconnu cherchant à tirer profit du prestige de Grégoire. L'hypothèse reste extrêmement floue puisqu'aucun nom n'est avancé.

Les doutes de Leunclavius sont certes à prendre en considération parce qu'ils émanent d'un humaniste exigeant et scrupuleux, d'un hellé­niste à la compétence indiscutée, enfin d'un bon connaisseur de Grégoire. Cependant, ces doutes tiennent pour une bonne part aux insuffisances des premiers éditeurs qui ont forgé un titre sans rapport avec les données complexes des manuscrits; pour une part aussi ils reposent sur des critères de goût, forcément subjectifs, et il vaut la peine de remar­quer que Leunclavius lui-même ne prétend nullement ériger son juge­ment en norme universelle: "dixi quod mihi videretur, salvis aliorum judiciis".

Il en va tout autrement lorsque, en 1588, le Cardinal Baronius prend position contre l'authenticité de l'œuvre. Pour la première fois ce n'est pas un érudit mais une autorité ecclésiastique de premier plan qui exprime de graves réserves sur l'œuvre, dans une histoire officielle de l'Eglise.

Baronius, disciple de Saint Philippe de Néri, fut engagé par lui, comme le rappelle l'historien anglais C. K. Pullapillyi, dans l'histoire de

1 Bibl. gr., vol. VII, p. 510. 2 O. c., p. 921. La traduction est donnée à partir de la page 870 du premier volume. 3 Le texte est résumé dans l'édition de Caillau, 1840, p. 1206 (P. G. 38, p. 133-134). Il est cité intégralement par F. Trisoglio, o. c., p. 353. 4 Caesar Baronius, London, 1975.

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l'Eglise pour réfuter les thèses des luthériens exposées dans les Centuries de Magdebourg, histoire par siècle de l'Eglise, des origines à l'an 1300, dont le maître d'œuvre fut Flavius Illyricus, publiée à Bâle de 1559 à 1574. La publication à Rome des Annales ecclesiastici, de 1578 à 1588 se situe donc dans la polémique de la contre-réforme.

C'est dans un chapitrel consacré à des recherches historiques sur les événements de la Passion que Baronius, d'une façon assez désinvolte, prend position contre l'authenticité du centon chrétien, et l'attribue à Apollinaire de Laodicée.

Baronius, évoquant la scène du coup de lance et de la sépulture du Christ, prête à Marie une douleur contenue et sereine, à l'expression paisible ("placida voce"), selon l'enseignement de Métaphraste, auquel il oppose, avec un certain mépris, les sentiments de Marie dans le Christos Paschôn:

"Scimus alios animi affectus in sanctissima Deipara expressos inveniri in tragoedia illa inscripta Christus Patiens, quae ab eruditis Apollinaris Laodiceni potius quam Gregorii Nazianzeni esse opus, merito existimatur".

Le reste du chapitre est consacré à un long développement sur la distinction que l'historien doit nécessairement établir entre les fruits de la méditation et de la contemplation pieuses, voire les révélations indi­viduelles que certains Pères ont pu recevoir, et l'histoire véritable, ce qui peut paraître surprenant au terme d'une longue paraphrase de Siméon Métaphraste, mais nous y reviendrons.

Que ce souci d'établir la vérité historique soit pourtant constant chez Baronius, c'est ce que montre C. K. Pullapilly2, qui rappelle sa volonté de recourir aux textes authentiques, de s'entourer de tous les savants possibles pour atteindre la vérité, à laquelle il attache un prix absolu. il cite cette belle formule de Baronius dans sa correspondance: "l'autorité d'une personne ne doit pas faire préjuger de la vérité" et donne pour exemple de l'intransigeant attachement de Baronius à la vérité son refus d'admettre l'historicité de la tradition espagnole de la translation à Compostelle des restes de Jacques le Majeur. Les cardinaux espagnols, par mesure de représailles, l'empêchèrent par la suite de devenir Pape.

Cependant ce noble souci de rejeter l'inauthentique se heurtait, dans le domaine grec en tout cas, à de sérieuses difficultés: Baronius ne savait pas le grec et dut recourir à l'aide de traducteurs, lacune aux conséquences graves puisqu'elle entraîna "un déséquilibre dans son traitement de l'Eglise d'Orient". Ce jugement de C. K. Pullapilly est global et jamais l'historien anglais n'envisage le problème très parti­culier qui nous intéresse ; mais nous avons peut-être ici une explication

1 "Ad annum Christi tricesimum quartum, Tiberii Imperatoris duodevicesimum", 132-133. 2 O. C., p. 164-166.

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de la légèreté qui apparaît dans le rejet de l'authenticité du Christos Paschôn.

Le jugement de Baronius sur l'œuvre qui nous intéresse n'a donc aucun caractère scientifique. Les "eruditi" auxquels il se réfère restent parfaitement mystérieux: alors que les hypothèses avancées jusque-là proposaient des auteurs plus tardifs, Baronius propose un hérétique contemporain de Grégoire.

Ce jugement en forme de condamnation, malgré la fragilité de ses fondements, pèse cependant, dans les décades suivantes, sur les catho­liques, officiels du moins. Baronius a dévalorisé l'œuvre en lui donnant un auteur notoirement hérétique. L'on voit alors le doute se répandre peu à peu, tandis que les protestants gardent une plus grande liberté de jugement.

Ainsi l'évolution du Cardinal Bellarmin, entre 1593 et 1613 semble typique, puisqu'il passe de la certitude, en ce qui concerne l'authenticité grégorienne de l'œuvre, au doute, très circonspect certes, mais en rapport direct avec l'objection essentielle de Baronius et portant sur la qualité de l'œuvre.

En 1593, dans un ouvrage de controverse théologique l , Bellarmin cite, à l'appui de la thèse suivant laquelle Dieu ne peut sauver l'homme malgré lui, Saint Grégoire "in carminibus de Christo Patiente", et traduit les vers 262-264 (qui concernent Judas). L'auteur du Christos Paschôn est considéré ici comme une autorité théologique de premier rang, puisque son témoignage suit ceux d'Athanase, Grégoire de Nysse, Basile.

Vingt ans plus tard, Bellarmin2 déclare ce poème inférieur au reste de l'œuvre de Grégoire:

"non videtur habere gravitatem solitam Nazianzeno, paesertim eum describitur ejulatus matris Christi quae prudentissima et constantissima erat".

Ce reproche, qui renvoie implicitement à Saint Ambroise3 , suggère aussi un doute, assez fort quoique non explicite, sur l'authenticité de l'œuvre et concerne le problème marial dans le poème.

Plus nette encore est l'évolution du jésuite A. Possevin, passant du doute à la certitude négative, entre 1593 et 1603.

En 1593, d'un simple point de vue de critique littéraire4, il évoque de façon dubitative d'abord l'auteur:

1 Disputationes de controversiis, Venetiis, 1593, tome ID, livre V "De gratia et libero arbitrio", chap. XXV "Testimonia Graecorum Patrum", p.840, 13ème témoignage: Saint Grégoire de Nazianze. 2 De scriptoribus ecclesiasticis, Lugduni, 1613, p. 73, "De sancto Gregorio Nazianzeno"; après l'énumération des œuvres suit une "observatio in opera Sancti Gregorii". 3De institutione virginum, ch. VII, p. 251. 4 Dans sa Bibliotheca selecta, parue à Rome, vol. II, chap. XVII, p. 289 et XXI, p. 300-301.

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"tragicus qui Christum Patientem inscripsit tragoediam suam quae hactenus praetulit nomen Gregorii Nazianzeni ... " puis l'œuvre: "sub nomine item Gregorii Nazianzeni fertur tragoedia sive tragicomedia ... "

Le même auteur, dix ans plus tard, est catégoriquel et évoque le poè­me en ces termes: (on peut d'ailleurs noter le vague du titre) "tragoedia Christi sub nomine Gregorii Nazianzeni quae tamen illius non est, excu­sa Romae 1542." Aucune justification n'est donnée à ce rejet sans appel.

A la même époque, un esprit indépendant comme Juste Lipse appa­raît partagé2, dans un traité consacré à un examen détaillé du supplice de la croix tel qu'il a été infligé au Christ.

A l'appui de la thèse suivant laquelle le Christ a été attaché à la Croix déjà dressée (et non cloué à la Croix posée sur le sol), Lipse3 cite l'un des passages les plus difficiles du centon chrétien (v. 660-665), dont il nomme l'auteur "Nazianzenus" , sans hésiter apparemment, en ren­dant hommage aux vers concernés qui sont dits "luculenti".

Par contre, immédiatement après la citation, les mêmes vers sont critiqués (peut-être d'un point de vue purement prosodique, mais ce n'est pas précisé): "quorum versuum haud sane optimorum ... " De surcroît, en marge un ajout imprimé exprime des doutes sur l'authenticité de l'œuvre: "nescio an ipsa Tragoedia germana sit Nazianzeni".

Plus loin cependant l'œuvre est encore citéé pour répondre à la question "in quibus partibus clavi et quo numero ?" Lipse déclare que les clous enfoncés dans les mains et les pieds du Christ étaient au nombre de trois, les deux pieds traversés par le même clou, selon Nonnos et le Nazianzène, dont il cite le v. 1488 avec le terme "CptcnV"ro 5, ajoutant que d'autres, comme Grégoire de Tours, suggèrent quatre clous. Sa prudente conclusion semble bien considérer le Christos Paschôn comme authentique, puisque son auteur est classé parmi les Patres : "nescio et in dissensu Patrum non est meum arbitrari."

1 Dans l'Apparatus sacer, Venise, 1603, l, p.579. Cette revue des différentes éditions des œuvres de Saint Grégoire ne mentionne même pas les traductions latines du Christos Paschôn, à la différence de ce qui est pratiqué pour les autres œuvres de Grégoire et pour les autres auteurs. 2 Dans le De Cruce, Antverpiae, 1594. 3 0. c., livre II, chap. VII. La traduction latine que Juste Lipse donne de ces vers mérite d'être citée car elle est éclairante: "ductum et subductum in altam crucem, ad ultimum ejus finem : reductum ita statutum : tum ad transversarium lignum manus fixas: denique et pedes ad stipitem defixum". 4 O. c., chap. IX. 5 Un commentateur moderne, D. Accorinti, qui ne mentionne pas Juste Lipse, confirme le texte 'tplcrr]Â.ro, selon lui préférable à ,PlcrUÂ.ro attesté par une partie des manuscrits et retenu dans les éditions Brambs et Tuilier, cf "Christus Patiens 1488", GIF, XL, 1988, 255-257.

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Les flottements de Juste Lipse sont troublants parce qu'ils se mani­festent à l'intérieur d'un seul et même traité, montrant bien que l'auteur n'a pas réussi de façon satisfaisante à prendre position sur la question de l'authenticité. Par contre, Heinsius, vingt ans plus tard, à l'instar du Cardinal Bellarmin, passe d'un jugement assez réservé, d'un point de vue littéraire, sur l'œuvre considérée comme authentique, à des doutes fondés sur un argument nouveau, entre les deux éditions d'ailleurs fort éloignées dans le temps, de son traité De tragoediae constitutionel.

Dans la première édition, en effet, l'inspiration de l'œuvre reçoit tous les éloges en raison de sa piété et, pour la première fois, l'accent est mis sur son caractère militant, lié à la lutte contre Julien l'Apostat. Les réserves sont purement littéraires, et, d'abord, métriques "temporum duorum syllabam ubique in promiscuo habet", licence adoptée ensuite par les Graeculi. Plus généralement, le poème est jugé inférieur aux discours contre Julien qui appartiennent au même contexte:

"Dicas tamen virum sine exemplo magnum in sermone prorsum tragicum, in tragoedia esse comicum."

On peut noter ici une aggravation du reproche implicite dans le terme de tragicomoedia appliqué à l'œuvre depuis Leunclavius et qui n'est certainement pas pris seulement au sens de "tragédie à dénouement heureux".

Dans la seconde édition, cependant, Heinsius insère un ajout, avant les critiques concernant la versification, pour signaler le caractère douteux de l'attribution de l'œuvre à Saint Grégoire, en raison du fait qu'elle n'est pas mentionnée nommément dans les 30 000 vers que la Suda attribue à Saint Grégoire :

"siquidem hoc ejus scriptum, cujus ne Suidas quidem, qui tres illi versuum myriadas asscribit, nominatim meminit".

C'est la première apparition de cette objection, toujours jugée rece­vable par les adversaires de l'authenticité, malgré sa fragilité: comment en effet la Suda aurait-elle pu mentionner par son titre une œuvre qui, de toute évidence, n'en avait pas?

A ces incertitudes, qui ne peuvent être détachées de la prise de posi­tion officielle de Rome formulée par Baronius, s'oppose la liberté d'esprit d'Isaac Casaubon, calviniste, publiant à Londres une réfutation fulmi­nante du même Baronius2, dans laquelle il exprime un doute raisonné et compréhensif à l'égard de l'authenticité du Christos Paschôn. C'est avec lui que s'achèvera cette étude, parce que Casaubon, ruinant, avec une

1 Lugduni Batavorum, 1611 et 1643. Les divergences qui apparaissent dans la présentation des positions de Heinsius entre A. Tuilier et F. Trisoglio proviennent de ce que l'un (A. Tuilier, o. c., p. 13, n. 4) se réfère à la première édition (p. 232-3), tandis que le second œ. Trisoglio, o. C., p. 355 et n. 14) s'appuie sur la seconde édition, p. 197-198. 2 De rebus sacris et ecclesiasticis, exercitationes sedecim ad cardinalis Baronii prolegomena in Annales, Londini, 1614.

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férocité qui n'a d'égale que sa sagacité, les positions de Baronius, semble remettre le débat entre les mains des seuls humanistes, nous ramenant ainsi aux perspectives de Leunc1avius.

Casaubon fait apparaître au grand jour les insuffisances de Baronius (chap. XCII "Baronius ab interprete deceptus", chap. XCIII "De duobus Longinis. Metaphrastae fabulae. ") Le thème constant des chapitres XCII à CXVIII est le crédit tout à fait injustifié accordé par le cardinal à Métaphraste que Casaubon qualifie de "magnus fabularum anilium consarcinator". A ces inventions de Métaphraste, particulièrement dépla­cées dans la bouche d'un orateur sacré!, Casaubon oppose le discer­nement et la discrétion manifestés par l'auteur du centon, alors même que, dans une création poétique, il pouvait user d'une plus grande liberté qu'un auteur de sermons:

"Blius inquam Tragoediae auctor, sive est Gregorius Nazianzenus, sive Apollinaris, non longius abit ab Evangelicae historiae simpli­citate quam fecit Metaphrastes in oratione illa"2.

C'est ainsi que, sans jamais se prononcer sur l'authenticité, Casaubon approuve le poète d'avoir évoqué le centurion en le laissant à son anonymat évangélique, d'avoir écarté toute emphase ridicule dans les paroles et les gestes de Marie au moment du coup de lance, d'avoir concilié avec finesse les données évangéliques, selon lesquelles Marie n'a pas été la première à voir le Christ ressuscité, et la sensibilité des fidèles qui auraient souhaité qu'il en fût ainsi. C'est pour cela, dit-il avec une fine intuition, que, dans le drame, Marie-Madeleine demande à Marie, comme une faveur, de voir la première le Christ ressuscité.

Casaubon manifeste certainement plus de compréhension en profon­deur de l'œuvre comme simple création poétique que tous les critiques précédents. Il est un point cependant sur lequel il manifeste plus de répugnance: les légendes sur l'enfance et la jeunesse de Marie élevée dans le Saint des Saints (v. 1347-1350), absolument contraires aux usages juifs3. Il s'agit là, dit-il, d'une invention personnelle du poète, incompatible avec la vérité. Les humanistes connaissaient cependant le Protévangile de Jacques, redécouvert par G. Postel et publié en latin en 1552, qui contient ces traditions, mais sa haute antiquité n'a été prouvée qu'à l'époque moderne4, d'où l'impossibilité pour Casaubon de situer, l'un par rapport à l'autre, les deux textes et de voir que le poète

1 O. C., chap. XCVI. 2 Ibid. Le texte de Métaphraste est l'Oratio de Sancta Maria (pour la fête du 15 août), P. G. 115, col. 552-553. Ce texte a pu être lu personnellement par Baronius puisqu'il est conservé dans une version latine à laquelle s'ajoutent quelques fragments grecs insérés dans une chaîne sur l'Evangile de Luc (voir note de l'édition Migne). 3 O. C., p. 110, 111 puis 119. 4 Voir A. Tuilier, o. C., p. 67 et 68.

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n'est pas l'inventeur de cette tradition légendaire mais qu'il l'a puisée dans ce très ancien apocryphe.

La controverse indirecte entre Baronius et Casaubon relative au Christos Paschôn a le très grand intérêt de mettre en évidence une certaine continuité d'inspiration dans les méditations de l'Eglise d'Orient sur la Passion, qui semble avoir sa source dans le drame chrétien. En effet, contrairement à ce que laisse entendre Baronius qui oppose les deux auteurs, Métaphraste paraît, avec l'emphase qui lui est propre, s'être inspiré de Saint Grégoire par l'intermédiaire de Saint Georges de Nicomédie. L'Oratio de Sancta Maria est à rapprocher d'un autre texte, beaucoup plus beau, du même Métaphraste, le Thrène de la Vzerge Marie!, qui a lui-même pour source un discours de Georges de Nicomédie Aoyoç &iç TO &lernjK&eraV oi napà rQ) mavpQ) TOV 'I1'Jerov 1j Mr/-r1'Jp aVTOv. 2

Un maillon essentiel de cette continuité manque d'ailleurs inévita­blement dans ces recherches des humanistes, le fameux KOV.<lKtOV du Vendredi Saint, de Romanos le Mélode, qui n'a été rapproché du drame chrétien qu'au XIXe siècle par le cardinal Pitra3.

Un point commun frappe dans toutes ces œuvres: la Passion com­mentée par la Mère douloureuse ; mais le point de vue de Casaubon est sain: ce qu'un poète tragique pouvait se permettre - et d'ailleurs s'est permis avec mesure et discrétion - n'est pas supportable dans des homélies sur la Passion où l'emphase va grandissant d'un auteur à l'autre.

Il était délicat de déterminer à quelle date arrêter cette étude, cepen­dant l'année 1614 nous a semblé constituer une charnière et, seule, la seconde édition de Heinsius - 1643 - a été mentionnée parmi les œuvres ultérieures.

En 1614 en effet, à côté des commentaires novateurs et témoignant d'une érudition personnelle de Casaubon, paraît un livre de pure compi­lation - au moins sur le problème qui nous intéresse -, premier d'une longue série: il s'agit de la Censura quorumdam scriptorum ... de Cocus, publiée à Londres. Dans le chapitre consacré au Christos Paschôn4

l'auteur se borne à reproduire les jugements de Bellarmin (non sans rapprocher malignement les positions successives et contradictoires de ce prélat), de Possevin, et enfin de Baronius. Leunclavius est totalement

IP. G. 114, col. 217. 2 P. G. 100, voir col. 1469, n. 35 qui signale que ce texte est la source essentielle de Métaphraste. 3 Cf. à ce sujet A Tuilier, o. c., p.39 à 47. La question des rapports entre le Christos Paschôn et Romanos a été reprise par G. J. Swart dans un article paru dans A Class, XXXIII, 1990, p. 53-64, "The Christus Patiens and Romanos the Melodist, sorne considerations on dependence and dating" avec une discussion très intéressante sur le Diatessaron de Tatien. 4 O. C., p. 118.

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ignoré - sans doute parce que le traité de Cocus est un ouvrage de controverse religieuse. Aucun examen personnel de la question n'appa­raît malgré la belle devise choisie par l'auteur: "omnibus credere et nulli credere est aeque vitiosum". La même tendance marque la publication par Fulke et Perkins des Opera theologica 1.

Cette étude rapide des positions des humanistes des premières géné­rations amène à un bilan modeste de la critique de l'authenticité fonDu­lée alors: les adversaires les plus catégoriques de l'authenticité grégo­rienne ne donnent aucun argument décisif - voire même trahissent leur totale incompétence dans le domaine grec, cas de Baronius. Les esprits les plus éclairés s'abstiennent de trancher: cas de Leunclavius et, à un degré plus marqué encore, de Casaubon. On peut dire que la question est posée, mais n'a reçu aucune réponse décisive. Tous les arguments ont cependant fait leur apparition (métrique, qualité littéraire, intitulé, peinture de Marie, silence de la Suda) mais aucun n'entraîne la conviction.

Michelle LACORE Université de Caen

1 Publiées à Genève de 1618 à 1624. Cf. vol. l, col. 236, pour le drame chrétien.

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