Les Histoires vraies : de la parodie à la création littéraire · 1 Les Histoires vraies : de la...

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1 Les Histoires vraies : de la parodie à la création littéraire Même si les Histoires vraies ont eu une postérité littéraire importante, à la fois chez Rabelais, Cyrano de Bergerac et Swift (Voyages de Gulliver), mais aussi au cinéma, avec le Voyage dans la Lune de Georges Méliès, force est de constater que, à bien des égards, elles constituent un texte embarrassant, tout d’abord parce qu’il est presque impossible à classer. Pourtant, fait assez rare pour être souligné, il semble mettre parfaitement d’accord son auteur et ses commentateurs ; en effet, dans les toutes premières lignes de son ouvrage, Lucien annonce la nature de celui-ci : I 2 tw`n iJstoroumevnwn e{kaston oujk ajkwmw/dhvtwı h/[niktai provı tinaı tw`n palaiw`n poihtw`n te kai; suggrafevwn kai; filosovfwn polla; teravstia kai; muqwvdh suggegrafovtwn Chacun des faits rapportés est une allusion non dépourvue d’humour à un ancien poète, écrivain ou philosophe qui a raconté bien des monstruosités et des affabulations (IG) En écho à cette déclaration, il y a une belle unanimité de la critique moderne pour caractériser ce texte par sa dimension parodique. Jacques Bompaire y voyait en effet « une parodie de la littérature romanesque 1 » ; pour Luciano Canfora 2 , il s’agit d’« une parodie mordante » du roman de l’époque impériale; Pierre Grimal, dans son édition des Romans grecs et latins, définit également l’ouvrage comme « une parodie des récits de voyage», qui « ne prétend qu’amuser 3 ». Plus récemment encore, il a pu être défini comme un pastiche 4 , « exotique » à l’occasion 5 . Il est vrai que les aspects parodiques sont nombreux, et on peut citer les plus significatifs : — la parodie de l’Odyssée : les HV sont en effet un voyage au cours duquel le narrateur et ses compagnons voient les lieux les plus divers et les créatures les plus extraordinaires ; Ulysse est une figure de proue du récit, cité dès le préambule ; — la parodie d’épopée type Iliade, qui revient à chaque fois que l’on a un récit de combat. Les noms des différents groupes de combattants sont un moyen de faire basculer la scène dans le registre héroïcomique : c’est le cas, par exemple, dans l’épisode de la guerre des 1 Cf. Lucien écrivain, imitation et création, Paris, 1958, p. 660. 2 Cf. Histoire de la littérature grecque à l’époque hellénistique, Rome, 1986 et Paris, 2004, p. 203. 3 Paris, 1958 ; voir introduction, p. XXIV. 4 Cf. M. FUSILLO, « Le miroir de la Lune », Poétique 73 (1988), p. 109-135 ; p. 111. 5 Cf. T. WHITMARSH, The Second Sophistic, Oxford, 2005, p. 64.

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    Les Histoires vraies : de la parodie la cration littraire

    Mme si les Histoires vraies ont eu une postrit littraire importante, la fois chez

    Rabelais, Cyrano de Bergerac et Swift (Voyages de Gulliver), mais aussi au cinma, avec le

    Voyage dans la Lune de Georges Mlis, force est de constater que, bien des gards, elles

    constituent un texte embarrassant, tout dabord parce quil est presque impossible classer.

    Pourtant, fait assez rare pour tre soulign, il semble mettre parfaitement daccord son auteur

    et ses commentateurs ; en effet, dans les toutes premires lignes de son ouvrage, Lucien

    annonce la nature de celui-ci :

    I 2 twn iJstoroumevnwn e{kaston oujk ajkwmw/dhvtw h/[niktai prov tina tw`n

    palaiwn poihtw`n te kai; suggrafevwn kai; filosovfwn polla; teravstia kai; muqwvdh

    suggegrafovtwn

    Chacun des faits rapports est une allusion non dpourvue dhumour un ancien

    pote, crivain ou philosophe qui a racont bien des monstruosits et des affabulations

    (IG)

    En cho cette dclaration, il y a une belle unanimit de la critique moderne pour

    caractriser ce texte par sa dimension parodique. Jacques Bompaire y voyait en effet une

    parodie de la littrature romanesque1 ; pour Luciano Canfora2, il sagit d une

    parodie mordante du roman de lpoque impriale; Pierre Grimal, dans son dition des

    Romans grecs et latins, dfinit galement louvrage comme une parodie des rcits de

    voyage, qui ne prtend quamuser3 . Plus rcemment encore, il a pu tre dfini comme un

    pastiche4, exotique loccasion5.

    Il est vrai que les aspects parodiques sont nombreux, et on peut citer les plus significatifs :

    la parodie de lOdysse : les HV sont en effet un voyage au cours duquel le narrateur et

    ses compagnons voient les lieux les plus divers et les cratures les plus extraordinaires ;

    Ulysse est une figure de proue du rcit, cit ds le prambule ;

    la parodie dpope type Iliade, qui revient chaque fois que lon a un rcit de combat.

    Les noms des diffrents groupes de combattants sont un moyen de faire basculer la scne

    dans le registre hrocomique : cest le cas, par exemple, dans lpisode de la guerre des 1 Cf. Lucien crivain, imitation et cration, Paris, 1958, p. 660. 2 Cf. Histoire de la littrature grecque lpoque hellnistique, Rome, 1986 et Paris, 2004, p. 203. 3 Paris, 1958 ; voir introduction, p. XXIV. 4 Cf. M. FUSILLO, Le miroir de la Lune , Potique 73 (1988), p. 109-135 ; p. 111. 5 Cf. T. WHITMARSH, The Second Sophistic, Oxford, 2005, p. 64.

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    Solaires contre les Lunaires (I 13 sq) : larme dEndymion runit, entre autres

    combattants fantaisistes, des Lgumes Volants/Saladoptres (oiJ Lacanovpteroi), des

    Lgions Ailles (oiJ Skorodomavcoi) et des Archers-aux-Puces (oiJ Yullotoxovtai) ; tous

    sont arms de casques de fve et de cottes de mailles de lupin. Autre exemple : le combat

    lintrieur de la baleine, o tous les combattants ont pour armes des artes de poissons (I

    36). Peut-tre sagit-il l de laspect qui mrite le plus le nom de parodie , car il rejoint

    le sens que ce mot avait dans lAntiquit : la parodie antique avait pour objet premier

    lpope homrique6.

    la parodie de texte historique : dans le trait de paix entre les Solaires et les Lunaires (I

    20), on impose aux vaincus de dmolir leur mur de rempart, de verser un tribut au

    vainqueur et de cesser toute activit visant limiter lautonomie des autres astres : on

    peut, naturellement, reconnatre l un pastiche des conditions de paix imposes

    Athnes la fin de la guerre du Ploponnse.

    la parodie de textes ethnographiques la manire dHrodote, notamment dans les

    passages o Lucien dcrit les murs des Lunaires, ou celles des Bienheureux, dans le livre II.

    Quil y a des lments parodiques dans les HV est indniable, mais quils suffisent

    dfinir notre texte de manire pertinente et exhaustive est plus douteux. En effet, une telle

    dfinition pose de nombreux problmes :

    parler strictement, le terme de parodie nest pas prononc par Lucien, qui

    dfinit son ouvrage comme faisant une srie dallusions, en employant le verbe

    aijnivssomai, form sur la mme racine que le substantif ai[nigma ; dire mots

    couverts, parler par nigmes .

    voir les HV comme une parodie, une bouffonnerie, et surtout, comme un texte

    indissociable de ses hypotextes revient ranger Lucien dans la catgorie des

    imitateurs, faire de lui une espce de parasite qui se nourrit de ce quont fait

    les autres sans jamais rien crer de nouveau lui-mme. Certes, on caractrise

    souvent Lucien comme un spcialiste de la satire, ce qui procde du mme tat

    desprit, mais cest incontestablement une vision des choses un peu troite.

    Dautre part, aborder les HV comme un enchanement de parodies revient en

    6 Selon F. W. HOUSEHOLDER, PARWIDIA, Classical Philology 39 (1944) p.1-9, la parodie antique nest pas atteste en-dehors dune rfrence Homre ; cest lpope homrique qui, selon toute vraisemblance, tait lobjet unique de la parodie , lorigine.

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    faire un patchwork, une srie dpisodes sans plan densemble, et fatalement

    dpourvu de tout projet de qq envergure.

    Je pense et je suis loin dtre la seule que les HV sont au contraire un texte

    important de la littrature (pas seulement antique) parce quil est le produit dune vraie

    rflexion littraire, centre sur la question de la vrit en littrature bien loin dtre, pour

    Lucien, une simple rcration dun moment.

    Si les HV ne sont pas quune simple parodie, de quoi les HV sont-elles donc le nom ?

    I. Une parodie double dun vritable projet littraire. Commenons par voir comment on pourrait caractriser les HV. quel genre littraire

    est-il possible de le rattacher ?

    1. Les HV, une parodie de roman ?

    On a pu tenir les HV pour un roman comme latteste le fait que la traduction de

    Pierre Grimal figure dans le volume des Romans grecs et latins de la Pliade.

    Une tradition critique trs ancienne tablit un lien entre le texte de Lucien et le roman

    grec : en effet, Photius (IXe s.) considre que louvrage dAntonius Diogne, Les merveilles

    dau-del de Thul, quil classe dans le genre dramatique (dramatikovn 109a), cest--dire

    romanesque7, aurait fourni la source et la racine (phgh; kai; rJivza 111b) des Histoires

    vraies, ainsi que des Mtamorphoses de Lucius, de Leucipp et Clitophon dAchille Tatius et

    des thiopiques dHliodore. Ce point de vue est admis par E. Rohde8 et, aprs lui, par un

    grand nombre drudits modernes. Situer le texte de Lucien dans le prolongement direct

    dautres auteurs est donc une habitude bien ancre, quil ne faut toutefois pas hsiter

    remettre en cause puisque, comme la bien montr J.R. Morgan9, elle procde de ce quil faut

    bien appeler une double erreur : erreur de chronologie tout dabord (Photius estime

    quAntonius Diogne a vcu peu prs lpoque dAlexandre le Grand, ce qui est

    impossible en fait, son ouvrage date du dbut du IIe s. de notre re), erreur logique ensuite

    (tous les crivains postrieurs Antonius Diogne se seraient forcment inspirs de lui).

    7 Cf. B.P. REARDON, Lucien et la fiction , Lucien de Samosate (A. Billault d.), Paris, 1994, p. 9-12 : pour dsigner le roman, sont utiliss les mots dramatikovn, dihvghma ou encore plavsma. 8 Cf. E. ROHDE, Der griechische Roman und seine Vorlufer, Leipzig, 1876, p. 286. 9 Cf. J.R. MORGAN, Lucians True Histories and the Wonders beyond Thule of Antonius Diogenes , Classical Quarterly 35 (1985), p. 475-496.

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    Quoi quil en soit, le texte en question est perdu, ce qui veut dire que les efforts quon

    pourrait faire pour tenter den rechercher les traces dans les HV sont vous rester vains.

    Cela dit, mme si le raisonnement de Photius est spcieux, il y a dincontestables

    rapprochements faire entre les HV et les romans grecs :

    Il y a tout dabord la place centrale tenue par le voyage, qui est une source presque

    inpuisable de rebondissements chez Lucien comme dans les romans grecs. Les voyages se

    font par mer, on essuie rgulirement des temptes qui font dvier le bateau de sa route

    initiale et donnent au hasard ou au bon vouloir de lauteur un rle essentiel. Comme

    dans les romans, aucun des lieux visits par le narrateur nest dlibrment choisi par lui,

    puisque la premire tempte survient au bout dun jour et une nuit de navigation seulement ; il

    est ballott au gr des vents, comme le sont aussi, traditionnellement, les hros des romans

    grecs.

    Dans les romans grecs, on a affaire un rcit centr sur un ou deux personnages

    principaux, un rcit auquel la description des lieux visits est subordonne, sauf exception10.

    De mme, les Histoires vraies sordonnent autour des aventures que vit le narrateur ; quand il

    y a description par exemple, celle des murs des habitants de la Lune (I 22-26) celle-ci

    vient aprs le rcit des aventures que le narrateur et ses compagnons y ont connues. Cette

    subordination de la description la narration relve plus du roman que du rcit de voyage ou

    du rcit gographique, genres dans lesquels le narrateur sefface et ne donne quincidemment

    les dtails de son voyage, lessentiel tant alors non la transition dun lieu un autre, mais les

    contres dcouvertes au terme du trajet. Reste que la description des contres trangres, dont

    laspect trange, exotique, est bien mis en relief, occupe une large place dans les deux types

    de textes, bien des passages ayant des accents hrodotens jy reviendrai plus tard.

    La diffrence la plus notable est labsence dhistoire damour, qui est au fondement des

    rcits romanesques. Contrairement ce qui se passe dans le roman, le voyage nest pas peru,

    au moins initialement, comme une contrainte, mais il est librement choisi. Si, dans le roman,

    il nest quun mal ncessaire, le narrateur des Histoires vraies, quant lui, affirme nettement

    (I 5) :

    La cause fondamentale (aijtiva kai; uJpovqesi) de mon dpart tait que javais un

    esprit curieux assoiff de nouveaut (hJ th dianoiva periergiva kai; pragmavtwn

    10 Sur le rle de lekphrasis et en particulier sur sa fonction dramatique dans les romans grecs, voir A. BILLAULT, La cration romanesque (op. cit.) p. 245-265.

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    kainw`n ejpiqumiva), ainsi que la volont de savoir (to; bouvlesqai maqein) comment se

    termine locan et quels taient les tres humains qui habitaient sur la rive oppose.

    Le narrateur donne donc son voyage une motivation de type scientifique, loin des

    histoires damour des romans grecs.

    Autre point commun avec le roman grec : lauteur des HV proteste de la vracit des

    faits quil rapporte, de faon rcurrente au cours de son rcit : les auteurs des romans grecs

    entretiennent galement parfois lillusion dun ancrage dans une poque et un lieu prcis

    (Chariton ouvre son rcit en situant laction Syracuse aprs la dfaite des Athniens), en tout

    cas, presque systmatiquement, dun rcit rapportant des faits ayant rellement eu lieu

    (Hliodore signe son ouvrage de son nom ; Achille Tatius dclare rapporter le rcit que lui a

    fait un jeune homme rencontr Sidon).

    Ceux qui dnient aux HV le statut de roman grec en font souvent une parodie de roman

    grec ce qui nest pas trs loin de revenir au mme ! Par exemple, on11 a pu voir, dans cette

    reprise du topos de la tempte, une forme de parodie, dans la mesure o celle qui ouvre le

    rcit a une dure, tout fait exceptionnelle, de 79 jours12 : nous y reviendrons.

    2. Un lment dun projet plus vaste : une donne dans la rflexion de Lucien sur

    le rapport entre la vrit et ses contraires (mensonge, fiction).

    Si les HV font cho dautres auteurs, elles entrent galement en rsonance avec

    dautres textes de Lucien lui-mme, celui-ci ayant pour habitude, comme on le sait, de

    reprendre un mme thme dans divers crits13. Cest le cas tout particulirement des HV, qui

    ont partie lie avec deux autres opuscules de Lucien : Comment il faut crire lhistoire et les

    Amateurs de mensonges.

    Comment il faut crire lhistoire (= Hist. co.)14; est un trait exposant les

    caractristiques que doit imprativement avoir un rcit historique digne de ce nom cest le

    11 A. GEORGIADOU, D. LARMOUR, Lucian and historiography : De Historia Conscribenda and Verae Historiae , ANRW 2.34.2, 1993, p.1448-1509 ; p. 1492. 12 Voir galement M. FUSILLO (art.cit.), qui relve diffrents lments pouvant constituer une satire des lments romanesques, notamment p. 112. 13 Cf. notamment G. ANDERSON, Lucian : theme and variations in the second sophistic, Mnemosyne (supp. 41), Leyde, 1976. 14 Cf. A. GEORGIADOU, D. LARMOUR, Lucian and historiography (art. cit.).

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    seul trait sur le sujet que lAntiquit nous ait laiss. Lucien commence par y dfinir les

    dfauts les plus communs dans les ouvrages vise historique. Dans les Histoires vraies

    comme dans ce trait, Lucien se dclare pouss aborder le sujet par une sorte de

    conformisme :

    HV I 4 : i{na mh; movno a[moiro w\ th ejn tw/ muqologei`n ejleuqeriva

    Hist. co. 3 : raconte une anecdote concernant Diogne : celui-ci, voyant tous les

    Corinthiens saffoler lannonce de larrive imminente des troupes de Philippe de

    Macdoine et se mettre faire toutes sortes de choses, se met rouler son tonneau ce qui

    tait bien inutile ; Lucien dcide de limiter et dajouter sa voix toutes celles qui se font

    entendre.

    Ces dfauts peuvent tre rsums ainsi : bien des auteurs confondent histoire et loge ;

    or, lloge peut amener dformer les faits, donc mentir, alors que lhistoire, elle, a une

    exigence absolue de vrit :

    Hist. co. 9 }En ga;r e[rgon iJstoriva kai; tevlo, to; crhvsimon, o{per ejk tou ajlhqou`

    movnou sunavgetai.

    Le seul objet de lhistoire et sa seule fin, cest dtre utile, chose qui ne peut tre

    obtenue que par la vrit.

    Contrairement la posie, qui jouit dune absolue libert, lhistoire doit viser avant tout

    lutile, et non lagrable. Les rcits fabuleux et les loges outranciers nont rien faire avec

    lhistoire ; un rcit historique charg dloges sera comme Hracls en Lydie, charg dun

    attirail qui nest pas fait pour lui (10 pavnu ajllokovton skeuh;n ejskeuasmevnon). On trouve

    dans cette comparaison lide quil faut respecter une certaine cohrence : les loges dans

    lhistoire sont aussi dplacs et incongrus que de voir un hros aussi viril quHracls porter

    des vtements typiquement fminins. Cette notion dadquation se retrouve dans les HV :

    lauteur a le souci (I 2) dapporter ses lecteurs un texte qualifi d ejmmelhv~, ie dans la note,

    de bon ton .

    On a pu montrer que le Comment il faut crire lhistoire expose des prceptes dont les

    Histoires vraies prennent exactement le contre-pied : Lucien ferait donc dans les HV tout ce

    quil interdit de faire lhistorien, au nom de la recherche de la vrit et se livrerait une

    transgression intentionnelle des principes noncs dans le trait sur lhistoire.

    Autre texte avec lequel il y a lieu de mettre les HV en rapport : les Amis du mensonge

    dans lequel, comme le titre le suggre, la question du rapport du mensonge et de la vrit tient

    une place singulire. Il est vrai que la qute de la vrit est un thme rcurrent dans luvre

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    de Lucien : on en voudra pour preuve la clbre dclaration quil fait dans le Pcheur o il

    prend le nom, fort parlant, de Parrhsiads, Lefranc o il se proclame ennemi du

    mensonge , misoyeudh;15, ce quil prouve galement dans les Affabulateurs (ou Amis du

    mensonge : Filoyeudei).

    Dans le prologue, deux personnages, Tychiads, alias Lucien, et un certain Philocls,

    sinterrogent sur ce qui pousse les gens mentir et distinguent trois cas de figure :

    la ncessit, lutilit : le mensonge nest pas condamnable dans ce cas, il peut mme

    tre objet dloge, sil permet de lemporter sur des ennemis (la notion dutile, to; crhvsimon,

    tait dj prsente dans Hist.co.). Exemple : Ulysse

    la passion du mensonge (e[rw pro; to; yeudo) : elle atteint des gens remarquables,

    dont le seul dfaut est daimer tromper les autres comme eux-mmes. Tychiads range dans

    cette catgorie les potes, dont les mensonges sont embellis par le mtre et lexpression

    potique. Exemples : Homre, Ctsias de Cnide, Hrodote, quon va retrouver soit

    nommment cits, soit prsents sous forme dallusion dans les HV. Cependant, les potes

    comme les cits qui mentent (les potes, en colportant des mythes, et les cits, en prtendant

    avoir pour origine tel hros de la mythologie) sont pardonnables (4 : oiJ me;n poihtaiv, w\

    Tuciavdh, kai; aiJ povlei de; suggnwvmh tugcavnoien a[n)

    Reste le cas qui va tre examin dans le texte, celui des gens qui mentent sans quon

    sache pourquoi, des hommes respectables, philosophes souvent, ou hommes de science (le

    mdecin Antigonos est atteint de cette manie lui aussi) dont lexemple-type est Eucrats,

    homme aux apparences on ne peut plus respectables (cf texte, 5). La suite du texte consiste

    en un rcit de quelques histoires parmi les plus cheveles quil lui ait t donn dentendre,

    et quil a entendues tout rcemment.

    Le nud du problme abord dans le Philopseudeis est donc le mensonge dit par des

    personnes qui sont, a priori, crdibles. (On retrouve l la critique que Lucien adresse de

    manire rcurrente aux philosophes de son poque, savoir, de ne pas mriter le nom

    quils revendiquent.)

    On retrouve dans les Affabulateurs certains procds destins rendre un rcit plus

    crdible et galement employs dans les Histoires vraies :

    *par exemple, lutilisation du personnage dabord incrduble puis convaincu (comme lest

    Clodmos, au paragraphe 13) pour tenter de vaincre les rticences de Tychiads,

    15 Cf. Le Pcheur 20 : Je dteste les charlatans, les fanfarons, les menteurs et les orgueilleux. (Misalazwvn eijmi kai; misogovh kai; misoyeudh; kai; misovtufo.)

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    littralement le premier venu , lhomme de la rue 16, alias Lucien. Les rcits en cause

    sont aussi incroyables ici que dans les HV : on trouve, par exemple, au 2 -24, des

    personnages dune taille invraisemblable, des chiens plus hauts que les lphants dInde qui

    rappellent les puces grosses comme douze lphants en I 13.

    *On constate, surtout, le recours incessant des affabulateurs au tmoignage visuel,

    pervertissant lusage que font, traditionnellement, les historiens de ce moyen de

    connaissance : dans le 13, Clodmos insiste bien sur le fait que ce quon a vu de ses yeux

    ne peut tre mis en doute (ei\don... ejpivsteusa) et, en somme, fait violence (vocabulaire de la

    guerre : ejnikhvqhn ejpi; polu; ajntiscwvn ; Tiv ga;r e[dei poiein aujto;n oJrw`nta). Le Lucien des

    Histoires vraies ne fait pas autre chose. En effet, Suzanne Sad a bien mis en vidence la

    parodie de textes ethnographiques, et, tout spcialement, du texte hrodoten, laquelle se

    livre Lucien17. Ses analyses montrent limportance de lusage du jai vu : en effet,

    lautopsie passe, chez les historiens et les gographes, pour une garantie de vracit18, dont

    Hrodote, certes, abuse parfois, mais qui est systmatiquement invoque dans les Histoires

    vraies pour attester les faits les plus tranges et les plus extraordinaires, les verbes de vision

    tant construits avec des complments dobjet tels que qauma (I 26) , kainav (II 42),

    paravdoxa (I 22 et 43), ajllovkoton (II 42) , paradoxovtaton (I 18 et 40). Ces jai vu

    emportent dautant plus facilement ladhsion du lecteur que le narrateur nhsite pas, en

    dautres occasions, afficher ses doutes et ses hsitations, quand il en a, allant parfois jusqu

    renoncer donner un renseignement au motif quil ne la pas vu de ses yeux, ou bien parce

    quil craint dtre tax de mensonge (I 25 et 40), ce que fait galement Hrodote.

    Lautopsie est tellement vide de son sens, force dtre utilise pour tayer des

    mensonges, que Tychiads montre, par le biais dune anecdote mettant en scne Dmocrite,

    que, dans certains cas, mieux vaut sabstenir de voir : les yeux ne sont pas un critre du vrai

    qui soit au-dessus de tout soupon (32). Enfin, les affabulateurs ont t empchs de

    rapporter la preuve matrielle de la vracit de leurs propos (33, 35), de mme que le

    narrateur des Histoires vraies a laiss lintrieur de la baleine les cadeaux faits par

    Endymion et qui constitueraient des preuves irrfutables de son sjour sur la Lune (I 27).

    16 Cf. S. DUBEL, Dialogue et autoportrait : les masques de Lucien , Lucien de Samosate, (A. Billault d.), Paris, 1994, p.19-26 ; p.20, n.6 17 Lucien ethnographe , Lucien de Samosate (A. Billault d.), Paris, 1994, p. 149-170. 18 Sur la question de lautopsie, voir F. HARTOG, Le miroir dHrodote, Paris, 1980, p. 271-317 et C. DARBO-PESCHANSKI, Le discours du particulier. Essai sur lenqute hrodotenne, Paris, 1987, p. 84-101.

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    Les trois opuscules sont galement lis entre eux par une image rcurrente, celle de la

    maladie et de la sant :

    * Comment il faut crire lhistoire commence par une anecdote racontant comment les

    Abdritains ont t atteints dun mal trange, celui de dbiter des vers de tragdie sans arrt ;

    la manie dcrire lhistoire est aborde comme une maladie dun type comparable celle dont

    souffraient les habitants dAbdre.

    *Philopseudeis : yeuvdesqai est associ oujde;n uJgiev (1) ; la fin, Tychiads est malade

    davoir entendu toutes ces fadaises, il a envie de vomir (39). Outre cela, on a la prsence

    dun mdecin qui, au dbut, ne semble pas partager le got des autres pour les histoires

    dormir debout : quand chacun y va de son remde de bonne femme, lui est en retrait (8) ;

    mais il se met, comme tous les autres (21), raconter une histoire de statue qui se promne

    toute seule, la nuit, ds quon a teint les lumires, et qui met tout sens dessus dessous dans la

    maison.

    *Les HV souvrent sur une comparaison entre les lecteurs, intellectuels, destinataires du

    texte, et les athltes et ceux qui prennent soin de leur corps.

    Dans les trois cas, Lucien est celui qui revt lhabit du mdecin : il se propose de lutter

    contre la maladie dcrire lhistoire, il juge malsain le got irrpressible quont les gens

    respectables pour les histoires dormir debout, et il prendra soin des intellectuels fatigus

    dans les HV.

    Le Comment il faut crire lhistoire et les Affabulateurs forment donc, avec les

    Histoires vraies, un triptyque consacr la question du mensonge dans diffrents types de

    rcits et dont chaque volet doit tre abord en relation avec les deux autres, si lon veut en

    donner une lecture pertinente. Le premier est un trait exposant les principes quil faut suivre

    quand on crit un rcit historique (il faut, en particulier, sabstenir de toute forme de

    mensonge) ; le deuxime dnonce un certain type de rcits mensongers, souvent empreints de

    superstition, des prtendus philosophes dont il est entour. Quant aux Histoires vraies, elles

    sont lexemple mme de ce quil ne faut pas faire, en donnant une illustration du pouvoir du

    yeudo ; mais, dune faon inattendue de la part dun auteur qui fait de la dnonciation du

    mensonge lemblme de son activit, Lucien ne cherche aucunement en dtourner ses

    lecteurs. Comment comprendre son projet ?

  • 10

    3. Projet littraire des HV : un texte de fiction

    Tentons de cerner les intentions de Lucien en examinant les propos liminaires quil tient

    dans les Histoires vraies ; en effet, les paragraphes 1 4 du livre I ont un statut particulier,

    mme si rien, pas plus dans les manuscrits que dans les ditions modernes, ne les isole ni les

    distingue du reste de louvrage. Ils sont un pralable au rcit, une adresse au lecteur, une

    prface qui donne le mode demploi du texte, comme on va le voir.

    Le paragraphe 1 dfinit la catgorie de lecteurs laquelle le texte est destin, cest--dire

    les gens de lettres (toi` peri; tou; lovgou ejspoudakovsin), considrs comme des athltes de

    lintellect (le texte souvre sur une comparaison avec les athltes), ainsi que lobjectif assign

    au texte : il sagit de leur proposer une dtente qui favorise la reprise ultrieure de leurs

    lectures srieuses (cf texte).

    Mais il ne faut pas sy tromper : Lucien nest pas en train de dire que son texte est mineur.

    En effet, leffort et la dtente sont indissociables : cf. paronomase l. 4 ajskhvsew / ajnevsew.

    y regarder mieux, on se rend compte quest suggre une supriorit de la dtente : cf. la

    parenthse l.4-5 mevro goun th ajskhvsew to; mevgiston aujth;n uJpolambavnousin Ils

    considrent que est la partie la plus importante de lexercice . Lucien donne

    donc demble entendre que son ouvrage est dune extrme importance. Lucien veut divertir

    son lecteur, mais ce nest pas un objectif moins noble que celui de faire un livre srieux.

    Puis vient le moment de dfinir prcisment lobjet littraire qui pourra intresser le public

    ainsi circonscrit sans pour autant le fatiguer ; tche dlicate, car les exigences formules sont

    contradictoires. Lobjet propos doit tre ejmmelhv (2), cest--dire adapt , dans la

    note , terme qui rsume toute la complexit de lentreprise. Pour la mener bien, il faudra

    quil prsente certaines caractristiques, prsentes dans un ordre prcis, reflet de leur

    importance respective aux yeux de lauteur. En effet, ces caractristiques sont passes en

    revue dans deux phrases structures par le balancement ouj / mh; movnon... ajlla; kaiv et on sait

    que, dans ce cas-l, sous le premier terme (ouj / mh; movnon) sont ranges les caractristiques

    considres comme les moins importantes, et sous le second (ajlla; kaiv), au contraire, celles

    qui sont tenues pour essentielles. Il conviendra dassocier au divertissement (th;n

    yucagwgivan, 2, aspect le moins important) plein de bon got (ejk tou ajsteivou kai;

    carivento), un objet de rflexion (et cest l le plus important) qui ne soit pas tranger lart

    (qewrivan oujk a[mouson), en renvoyant aux anciens potes, historiens et philosophes (twn

    palaiwn poihtw`n te kai; suggrafevwn kai; filosovfwn) qui ont racont bien des

    monstruosits et des affabulations (polla; teravstia kai; muqwvdh).

  • 11

    Autre aspect non essentiel, voqu dans le 3 : loriginalit. Cette chelle de valeurs est

    confirme par dautres crits de Lucien : en effet, il est clair que loriginalit du sujet (to;

    xevnon th uJpoqevsew) est, ses yeux, une qualit de second ordre : dans le Zeuxis, Lucien,

    regrettant que le caractre nouveau et original de son ouvrage soit, seul, objet des loges du

    public (to; xenivzon, 2), cite un mot du peintre Zeuxis qui, exaspr lui aussi par les louanges

    adresses loriginalit de lun de ses tableaux, affirmait que seule tait loue la boue du

    mtier (to;n phlo;n th tevcnh, 7) sans aucune considration pour le talent du peintre ou la

    russite de lexcution.

    De mme, le caractre plaisant du projet (to; cariven th proairevsew), les mensonges

    varis (yeuvsmata poikivla) mme rapports de manire apparatre convaincants et

    vraisemblables (piqanw` te kai; ejnalhvqw) ne sont pas ordinairement prns par Lucien ;

    bien au contraire, to; cariven, lagrment , le charme participe de ce qui est oppos la

    recherche de la vrit dans Comment il faut crire lhistoire (cf. to; terpnovn 9) et est prsent

    comme ce qui ne peut que dtourner lhistorien de ce qui doit tre son seul et unique but : la

    qute du vrai.

    Les Histoires vraies sannoncent donc comme un moment o tout ce qui est ordinairement

    rejet est permis ; de ce point de vue, elles constituent, proprement parler, un moment de

    relche ( ajnievnai I 1), de rcration, de dtente, durant lequel on va donner au lecteur ce qui

    lui plat, mais pas seulement.

    Lessentiel, en effet, est bien plutt dans le fait que chaque pisode (twn iJstoroumevnwn

    e{kaston) comporte une allusion qui ne manque pas dhumour certains anciens potes,

    historiens et philosophes que Lucien se dispense de nommer, sous prtexte quils seront

    identifis coup sr. En dautres termes, Lucien confirme son intention de destiner son texte

    des lecteurs cultivs, en mettant en place, demble, un jeu littraire rserv aux happy

    few .

    Nanmoins, Lucien contredit immdiatement les propos quil vient de tenir : malgr sa

    rsolution affiche de ne pas rvler les noms des auteurs auxquels il fera allusion, il cite trois

    noms, parmi lesquels, dailleurs, on ne trouve que deux auteurs (Ctsias et Iamboulos), le

    troisime tant un personnage (Ulysse), qui se fait narrateur son tour. On peut supposer que

    ces noms sont emblmatiques et non choisis au hasard. De Ctsias de Cnide, Lucien dit

    simplement quil a crit sur lInde des choses quil navait ni vues lui-mme ni entendues de

    la bouche dune personne qui dise vrai (a} mhvte aujto; ei\den mhvte a[llou ajlhqeuvonto

    h[kousen, I 3), cest--dire quil a drog la rgle de lautopsie.

  • 12

    Lvocation de Iamboulos est loccasion dintroduire une ide originale : le caractre

    mensonger du rcit quil a forg tait connu de tous, sans que le sujet trait ft dplaisant pour

    autant19 (gnwvrimon me;n a{pasi to; yeudo plasavmeno, oujk ajterph de; o{mw sunqei; th;n

    uJpovqesin). Lopposition mise en vidence par la parataxe nest pas entre mensonge

    (yeudo) et agrment (terpnovn). Il convient, en se laissant guider par lordre des mots grecs,

    de comprendre quici, lopposition porte plus prcisment sur gnwvrimon me;n oujk ajterph`

    dev : que le caractre mensonger dun propos soit dclar nempche pas de prendre du plaisir

    lentendre. Lucien slve ici contre lide reue selon laquelle le mensonge doit se faire

    passer pour la vrit afin de susciter lintrt et le plaisir du lecteur.

    Quant Ulysse, il est caractris par le fait que ses mensonges, si normes quils fussent,

    nont pas t perus par ses auditeurs, qualifis de nafs (ijdiwvta), cest--dire sans

    aucune ressemblance avec lauditoire choisi et averti de Lucien.

    En citant ces trois noms, Lucien donne une image en ngatif de son projet : il ne sera ni

    Ctsias car celui-ci ne prtend pas appliquer la mthode de lautopsie ni Ulysse, car il ne

    sadresse pas des gens prts tout admettre. Sur Iamboulos, en revanche, son jugement nest

    pas aussi clair, mais limpression densemble est que Lucien prend les menteurs pour cible ;

    mais, si le lecteur attendait une condamnation claire du mensonge, il est aussitt du, car,

    premirement, on ne trouve nulle condamnation de principe du mensonge : Je nai pas trop

    blm ces hommes de mentir (tou yeuvsasqai me;n ouj sfovdra tou; a[ndra ejmemyavmhn).

    Deuximement et surtout, loin de rejeter lide daffabuler, il annonce, au contraire, quil va,

    lui aussi, sadonner au mensonge : Kai; aujto; uJpo; kenodoxiva... (I 4)

    Encore une fois, il semble que Lucien volue en plein paradoxe, et mme, en pleine

    contradiction. En bien des occasions, comme nous lavons vu, Lucien se dclare ennemi du

    mensonge. Ici, un seul point le diffrencie des autres menteurs : laveu pralable de ses

    mensonges venir, qui semble insuffisant pour len absoudre. Comment interprter tout cela ?

    La dclaration de Lucien a, bien sr, en premier lieu, une dimension comique et parodique,

    dans la mesure o elle prend la forme dun pastiche de la clbre formule attribue

    Socrate20. La seule chose vraie que je dis, cest que je dis des mensonges fait cho au

    19 Traduction J. Bompaire revue. 20 A. LAIRD ( Fiction as a discourse of philosophy in Lucians Verae Historiae , The ancient novel and beyond (S. Panayotakis, M. Zimmerman et W. Keulen, ds), Leyde, 2003, p. 115-127) souligne la posture socratique que prend Lucien dans ce texte.

  • 13

    tout ce que je sais, cest que je ne sais rien21, formule que Lucien aime citer

    explicitement par ailleurs22.

    Ces paroles ont galement une dimension de provocation: en effet, Lucien met, en somme,

    le lecteur au dfi daller plus loin. Dire que rien nest vrai, nest-ce pas donner au lecteur des

    arguments pour interrompre dfinitivement sa lecture ? Sans doute, le risque existe, mais cest

    un risque modr, compte tenu du fait que ce texte sadresse un public de lettrs, qui ne sera

    peut-tre pas enclin une raction de rejet en sestimant victime dun jeu.

    Cependant, si lon dpasse limpression premire, une vidence apparat : la contradiction

    que lon croit dceler dans les propos de Lucien lgard des auteurs de mensonges tient

    en grande partie lambivalence du vocabulaire employ : yeudo, en particulier, est un

    terme qui ressortit un registre moral23. Le mot nest jamais employ dans les traits de

    rhtorique, sinon pour dsigner un faux tmoignage24 ; en dautres termes, jusque-l, il ne

    pouvait renvoyer une figure, un artifice rhtorique quil y aurait lieu de distinguer du

    mensonge proprement dit. Il convient notamment de faire la distinction entre lentreprise de

    Lucien et celle des orateurs crant des figures (lovgoi ejschmatismevnoi) cest--dire

    parlant par nigmes, mots couverts, pour viter dirriter ou dindisposer lauditoire, ou bien

    simplement pour faire preuve de virtuosit; on nest alors ni dans le cas dune parole invente

    de toutes pices, mais dun discours qui dit une chose pour quon en entende une autre25.

    Ainsi, il nexiste pas, en grec, cette poque, de terme qui soit exempt de rprobation

    morale pour dsigner le discours invent26. En dautres termes, la notion de fiction au sens o

    nous lentendons nexiste pas, seule celle de mensonge existe. Dans la prface de Lucien, le

    terme renvoie un discours forg de toutes pices pour le seul plaisir de lauditeur, mais sans

    21 Cf. PLATON, Apologie 21d. 22 Cf. Hermotimos 48. 23 Il existe un paralllisme remarquable entre la construction que Lucien utilise (ejpi; to; yeudo ejtrapovmhn) et celle employe par Lysias au moment o il parle des prtendues aspirations des Trente purifier Athnes de tous ses mauvais lments en engageant les citoyens sadonner la vertu et la justice (ejp ajreth;n kai; dikaiosuvnhn trapevsqai, Contre ratosthne 5). 24 Rhtorique Alexandre 1431b29, 1432a30. 25 Cf. F. AHL, The art of safe criticism in Greece and Rome , American Journal of Philology 105 (1984), p.174-208, qui montre que, dans le cas du discours figur ( figured speech , lovgo ejschmatismevno), lessentiel est non dans ce qui est dit, mais dans ce qui doit tre suppl par lauditeur. 26 Le mot plavsma et le verbe plavttw semblent avoir une connotation voisine de celle de yeudo dans tous les cas o ils ont voir avec une parole invente, mais seule une tude systmatique sur ce sujet permettrait den juger avec toute la prcision ncessaire.

  • 14

    prtendre se faire passer pour ni se substituer la vrit. Aussi y a-t-il tout lieu, notre avis,

    de le traduire par fiction 27.

    Lucien opre ainsi une conversion fondamentale pour la littrature : faire passer le yeudo

    dune catgorie morale une catgorie rhtorique et esthtique. Il sagit, pour ce faire, de

    dtacher la cration dun discours de toute volont dlibre de tromperie. Cest cette manire

    dagir au grand jour qui fait galement, aux yeux de Lucien, tout lintrt de louvrage de

    Iamboulos. Lucien suit cette voie qui mne distinguer la fiction de la tromperie en affirmant

    haut et fort quil crit des mensonges, cest--dire en rdigeant un avertissement au lecteur de

    ce qui lattend et en lui donnant le mode demploi de louvrage, pour bien montrer quil

    ne cherche aucunement linduire en erreur.

    Reste un problme pineux : faut-il identifier le je des paragraphes 1 4 avec le je

    du narrateur du rcit qui suit ? On serait tent de rpondre par la ngative ; certains

    commentateurs considrent que le rapport entre le Lucien de lavertissement au lecteur et le

    Lucien narrateur est du mme ordre que celui qui existe entre Homre et Ulysse28. Il faut

    cependant constater que Lucien, si prompt utiliser des masques29 , refuse ici de le faire.

    Au lieu de se dsigner par lun des pseudonymes quil utilise ordinairement (Lykinos,

    Parrhsiads, le Syrien) il porte ici le nom de Loukianov, nom quil demande de faire

    figurer sur la stle destine commmorer son passage dans lIle des Bienheureux (II 28).

    Lucien revendique donc la paternit de la totalit des propos, avertissement au lecteur et

    rcit ; ce faisant, cest donc bien lui quil met en scne, dans ce quon a pu considrer comme

    la toute premire autofiction, ou encore dautofabulation, de mise en scne de soi.30.

    Voil donc qui va bien au-del de la parodie : le texte de Lucien est la mise en pratique

    dun projet littraire vritablement neuf et dune certaine ampleur : il aborde des questions (le

    27 Sur la notion de fiction dans les Histoires vraies, voir M. BRIAND, Lucien et Homre dans les Histoires vraies : pratique et thorie de la fiction au temps de la Seconde Sophistique , Lalies 25 (2005), p.127-140. 28 Cf. A. GEORGIADOU, D. LARMOUR , Lucian and historiography (art. cit.), p. 1490. 29 Cf. S. DUBEL, Dialogue et autoportrait : les masques de Lucien , art. cit. 30 Cf. V. Colonna, Autofiction et autres mythomanies littraires, 2004. V.Colonna voit en Lucien linventeur de lautofiction fantastique, avec les HV, mais aussi de lautofiction biographique (retrace son parcours mais dans le registre allgorique et comique, dans la Double accusation) ainsi que de lautofiction spculaire (dans le Pcheur, il se met en scne pour expliquer et justifier un autre de ses crits, les Sectes lencan) ; Colonna montre ainsi que lautofiction peut exister sans aucune place faite la vie intrieure. Sur la question du ou des narrateurs dans lHistoire vraie, voir T. WHITMARSH, Lucian , Narrators, narratees and narratives in Ancient Greek Literature (I.J.F. de Jong, R. Nnlist et A. Bowie ds, Leyde, 2004), p. 465-476.

  • 15

    rapport la vrit) tudies dans dautres ouvrages aussi. Les HV ne sont pas un crit de

    circonstance, comme on pourrait le croire.

    II. Un rcit construit Dans un deuxime temps, je voudrais revenir sur lide communment admise si

    bien admise quelle ne fait mme pas lobjet dune discussion : les HV nauraient pas de

    structure densemble.

    1. Une architecture prcise

    Cest en effet une opinion assez couramment rpandue chez les commentateurs de

    Lucien, y compris dans les travaux les plus rcents31, que les Histoires vraies seraient une

    suite dpisodes sans rime ni raison. Et force est de constater que malgr les motivations

    scientifiques donnes au voyage (le narrateur en I 5 souligne sa soif de connaissance), le texte

    livr par Lucien ne se prsente pas comme une description ordonne, telle que peuvent en

    donner les gographes, par exemple. Ainsi, la Gographie de Strabon obit une hirarchie

    bien dfinie, allant du gnral au particulier, et laisse totalement de ct l'aspect vnementiel

    de la constitution de ce savoir : Strabon ne dcrit pas les choses dans lordre dans lequel il les

    a dcouvertes, mais dans lordre exig par son sujet, passant d'une description globale une

    description rgionale, ou inversement, en prenant soin de prserver dans la description

    l'ordre donn par la nature du pays dcrire (fulavttousin ejn th/ grafh// th;n aujth;n tavxin

    h{nper divdwsin hJ th cwvra fuvsi32).

    Au contraire il ne semble pas, de prime abord, que la composition des Histoires vraies

    rponde un agencement particulier, et la succession des pisodes est apparemment le fruit

    du hasard, ce qui est dautant plus facile admettre par le lecteur quil a affaire un rcit de

    voyage maritime, circonstance dans laquelle on est particulirement la merci des lments et

    de toutes sortes dalas. En outre, les voyageurs ont pris le dpart aux colonnes dHracls,

    cest--dire quils voluent hors du monde familier aux Grecs, dans un espace o on peut

    sattendre rencontrer des tres et des phnomnes tranges.

    En outre, si la tempte est un topos des rcits de voyage, de lOdysse aux romans

    grecs, elles jouent, dans les Histoires vraies, un rle qui va bien au-del de la reprise dun

    31 Mossman 2009, p. 54, parle de haphazard narrative structure ou encore de chaotic series of travel episodes that forms the Verae Historiaes structural disunity. 32 Strabon, Gographie, IV, 6, 1. Ed. G. Aujac, CUF, Belles Lettres, Paris, 1969.

  • 16

    simple clich littraire. En effet, leur disposition dans le texte font quelles structurent le rcit.

    En effet, lune ouvre le rcit (les voyageurs sont pris dans une tempte sitt partis, avant

    davoir vu quoi que ce soit ; ce nest quau terme de cette premire preuve quils font leur

    premire escale et quils commencent voir des choses et des tres inconnus) et une autre le

    clt (II 47 : une tempte dtruit le navire et met un terme, prtendument provisoire, au rcit).

    lintrieur de la narration, les temptes interviennent pour amnager commodment des

    transition entre deux pisodes nayant aucun lien entre eux et entre lesquels il aurait t plus

    que dlicat dimaginer une transition en douceur : ainsi, le tourbillon (tufwn sorte de variation

    sur le thme de la tempte, cette diffrence prs que ce phnomne se droule dans les airs

    et non sur la mer) mnage une transition commode entre la navigation sur locan et le sjour

    dans la Lune (I 11) transition commode car personne ne pourra douter de la vraisemblance

    de la chose : une tempte vous emporte par dfinition, l o vous nauriez jamais pens aller.

    La tempte dans les HV fait la fois le lien et la coupure entre deux pisodes nayant aucun

    point commun entre eux. En effet, la toute premire premire tempte permet de mnager, sur

    le plan narratif, une transition entre le monde connu do le narrateur est parti, et le monde

    inconnu dont il va commencer la description. Une autre tempte (II 37) marque une rupture

    entre lunivers imaginaire littraire et lunivers imaginaire non littraire, puisque les

    voyageurs partent de chez Circ, aprs avoir visit galement les Iles des Bienheureux et les

    Iles des Songes, pour se retrouver ensuite dans un monde o vivent des cratures tout droit

    sorties de limagination de lauteur (les Citrouillopirates et autres).

    Malgr leur importance dans la trame narrative, les temptes ne font pas lobjet dun

    traitement particulier ; ainsi, la tempte qui ouvre le rcit (I 6), malgr sa dure exceptionnelle

    (soixante-dix-neuf jours !), est expdie en une seule phrase (bien loin du long rcit de prs

    de cent cinquante vers dont la tempte du chant V de lOdysse, par exemple, fait lobjet).

    Lucien montre ainsi clairement le peu dintrt quil a pour ce type dpisode, dont le seul

    intrt est de lui permettre de structurer son rcit ; quant le raconter, alors que tant dautres

    lont fait avant lui, cest une tche quil ne juge pas digne de lui, quil considre

    manifestement comme un artifice certes commode, mais cul, dont il use tout en gardant ses

    distances par rapport lui.

    La disposition symtrique des deux principales temptes est un donc lment de la structure

    du rcit33. Cette structuration se manifeste galement dans

    33 G. Anderson (Anderson 1976a) a mis en vidence la symtrie de composition des deux livres, dans laquelle il voit cependant plus une tendance la paresse et un penchant pour la facilit quun souci

  • 17

    o lalternance existant entre rcits de navigation et rcits de sjour ; ces squences

    sont distribues de faon tout fait rgulire, puisquon a deux sjours donnant lieu

    des dveloppements importants dans chacun des deux livres (le sjour sur la Lune

    et celui dans la baleine au livre I ; l'pisode dans l'Ile des Bienheureux et celui dans

    l'Ile des Songes34 dans le livre II.)

    o lalternance entre bienveillance et hostilit de la part des populations avec lesquelles

    les voyageurs entrent en contact : bienveillance de la part dEndymion sur la Lune,

    de Rhadamante chez les Bienheureux et du vieillard chypriote de la baleine, mais

    hostilit de la part de presque tous les autres.

    Plus largement, on rencontre de nombreux phnomnes dcho entre les deux livres des

    Histoires vraies :

    Le dbut de chacun des deux livres concide avec un dpart : des colonnes

    dHracls au livre I, des entrailles de la baleine au livre II.

    On notera un parallle entre lpisode des Femmes-Vignes (I 6-9), sur lle o tout

    est de vin, et celui de lle de fromage (II 3), o tout est de lait . Dans le sjour dans

    lIle des Bienheureux comme dans le sjour sur la Lune, il y a une description du

    pays et de ses murs (particularits physiologiques et mode de vie des Lunaires ;

    description du banquet des Bienheureux), et une guerre se dclenche entre les

    habitants et des tiers (guerre entre Solaires et Lunaires ; guerre entre Bienheureux et

    Impies).

    La structure du rcit est cyclique, puisque le dernier pays visit est une reprise du

    tout premier : les Femmes-Vignes comme les Jambes dnesse sen prennent aux

    hommes et ne les laissent plus sen aller, les premires, en en faisant des vignes, les

    secondes, en les tuant aprs les avoir enivrs.

    On peut galement dceler des jeux de miroirs entre les diffrents pisodes dun

    mme livre. Cest ainsi qu lintrieur du livre I, dans les deux sjours principaux,

    sur la Lune et dans la baleine, se trouvent des lieux dont lexploration fait

    apparatre, au cur de linconnu, des lments parfaitement familiers, comme la

    prsence dEndymion sur la Lune, ou lexistence dun temple ddi Posidon dans

    le ventre de la baleine. dauteur de donner son texte une solide armature, parlant de Lucien comme an ingenuous but effortless writer . 34 Il est vrai que lpisode de lIle des Songes est relativement bref et occupe peu de place dans lensemble du rcit, mais sa puissance dvocation imaginaire et mythique en fait, me semble-t-il, un pisode aussi important, pour lconomie du rcit, que celui de lIle des Bienheureux.

  • 18

    Les deux parties du roman prsentent aussi des rapports dopposition et de

    complmentarit. En effet, des deux sjours raconts dans le livre I, lun se droule

    sur la Lune, donc dans les airs, et lautre la surface de la mer (dans la baleine) ;

    entre les deux, cest essentiellement un trajet vertical qui est accompli, et la mer est

    envisage comme point damerrissage, et assez peu comme espace parcourir. Le

    livre II, en revanche, est le rcit dun voyage qui se fait sur mer de bout en bout,

    avec des dplacements qui se droulent dans un espace horizontal, et qui semblent

    utiliser toutes les formes de navigation y compris les plus inattendues : le bateau

    fait voile successivement sur la mer dans son tat ordinaire, puis sur la mer gele (II

    2), puis sur une mer de lait (II 3), puis sur la cime des arbres (II 42) et enfin sur un

    pont deau qui lui permet de franchir la crevasse qui sest ouverte (II 43).

    Dautre part, lordre dans lequel les pisodes se succdent nest pas non plus choisi au

    hasard ; ils ne constituent pas autant dunits dont lordre serait interchangeable sans

    dommage pour la structure densemble, dans la mesure o on trouve diffrents types

    dallusions des pisodes antrieurs :

    Les personnages sont amens utiliser plusieurs reprises des objets ou des

    substances dont il a t question antrieurement : leau de lEtoile du Matin (I

    28) est utilise dans la baleine (I 32) ; la mauve donne par Rhadamante (II 28)

    lest son tour en II 46 , et la lettre dUlysse pour Calypso, confie aux bons

    soins du narrateur en II 29, rapparat en II 35.

    Plus largement, le rcit fait des allusions ponctuelles des faits antrieurs ou

    des objets vus antrieurement : on trouve ainsi en II 2 une mention du trophe

    lev par les pirates en I 42 ; les voyageurs voient galement ce moment-l

    les cadavres faits par le combat qui a eu lieu prcdemment (en I 42). En II 26,

    les voyageurs se retrouvent dans une partie de locan sur laquelle ils ont

    prcdemment navigu, qui est constitue de lait (II 3) ; en II 25, mention est

    faite des les visites en II 3 et 4, Phell et Tyroessa.

    Lenchanement et les diffrents rappels des faits montrent une cohrence sans

    faille : en II 1, il est dcid que Skintharos, fils du vieillard chypriote vivant

    dans la baleine, servirait de pilote aux voyageurs, ce qui est repris et rappel en

    II 41. de nombreuses reprises, le narrateur fait le rcit de ses aventures

    prcdentes un nouvel interlocuteur : son arrive sur la Lune (I 11), son

  • 19

    arrive dans la baleine, aprs avoir rencontr le vieillard chypriote et son fils (I

    33), dans lIle des Bienheureux (II 10). Louvrage se termine galement (II 47)

    sur une rcapitulation des principaux pisodes.

    Donc, mme si Lucien semble donner libre cours son imagination pour ce qui est du

    contenu des pisodes, on na pourtant pas affaire une composition extravagante,

    larchitecture inexistante ; les rcurrences thmatiques, les phnomnes dcho dun livre

    lautre montrent quil existe, au contraire, une structure trs labore, loin de l'aimable

    fantaisie quon a pu y voir35. En ralit, il y a un pilote non seulement dans le bateau, mais

    aussi aux commandes du rcit.

    III. Un rcit fantastique ? Ds lors que nous avons peu prs identifi lobjet littraire propos par Lucien et mis

    au jour sa structure, il convient de dire quelques mots de son contenu et de faire apparatre

    quelques procds rcurrents, qui sont comme la signature de Lucien sur les HV.

    Si lon observe les qualificatifs employs par les commentateurs pour caractriser notre

    texte, il semble que le terme de fantaisie vienne en tte des qualificatifs les plus priss ; on

    le trouve employ notamment par J. Bompaire. Il a nanmoins un inconvnient majeur : celui

    de ne pas renvoyer un notion littraire, mais de situer lauteur et louvrage hors de toute

    contrainte, en faisant de lobjet ainsi qualifi une sorte de monstre nadmettant aucun

    parallle, ne prsentant aucune ressemblance avec quoi que ce soit dautre, du fait quon

    aurait affaire au pur produit dune imagination dbride ; or, si Lucien a de limagination, elle

    est surtout peuple des mmes personnages que celle de tous ceux qui ont reu la mme

    ducation que lui une ducation grecque. Son imagination nest pas dbride, mais

    profondment hellnise.

    On a pu voir dans les HV larchtype du rcit de science-fiction36 et du roman

    fantastique. Lun des passages les plus clbres des HV est le sjour sur la Lune, dont sest

    inspir Cyrano de Bergerac, par exemple, et qui figurait dj dans le manuel de 3e de M. Ko.

    35 Cf. Croiset 1882, p. 371-372 ; Bompaire 1958, p. 658 sq. 36 Fredericks (1976), Swanson (1976), Anderson (1996), Georgiadou et Larmour (1998), Fusillo.

  • 20

    Je voudrais, dans un dernier temps, tudier comment nat latmosphre particulire qui baigne

    les HV et voir, donc, dans quelle mesure le terme de fantastique est acceptable.

    Pour ce faire, je partirai sur lanalyse devenue classique de Tzvetan Todorov,

    Introduction la littrature fantastique (Paris, Seuil, 1970). Dans le chapitre 2, Dfinition

    du fantastique , Todorov donne comme premire dfinition du fantastique l'hsitation

    prouve par un tre qui ne connat que les lois naturelles, face un vnement en apparence

    surnaturel. (p. 29). Il est vrai que le texte qui nous occupe ne prsente pas vraiment

    dambigut, dans la mesure o lauteur a bien prcis les choses dans lavertissement au

    lecteur ; nanmoins, un trait caractristique de sa dmarche consiste en une tentative

    rcurrente de jeter le trouble dans lesprit du lecteur, dans la mesure o il pervertit les

    lments qui sont, normalement, les plus susceptibles dattester la vracit dun fait. Ces

    lments, ce sont avant tout les chiffres et les mots.

    1. Des chiffres et des mots

    Comme la dmontr Antonio Scarcella, alors que les chiffres sont censs tre les

    garants dune exactitude de type scientifique, ils ne font au contraire que lloigner un peu

    plus de la ralit connue de tous, en donnant des chiffres dmesurs, comme, par exemple,

    lors du passage en revue des troupes des Solaires et des Lunaires (I 13-16), o les combattants

    se comptent par dizaines de milliers, en une parodie des exagrations que lon trouve chez

    certains historiens dnoncs par Lucien37 dont un trait gnrique fameux concerne les

    chiffres systmatiquement survalus du nombre de combattants En I 15, Lucien fait ainsi le

    total des troupes dEndymion et parvient au total ahurissant de 6 000 myriades, soit 60

    millions, de combattants.

    On la dit, lune des cibles favorites de Lucien dans les HV, autant quon puisse en

    juger, est Hrodote, que Lucien imite en dclarant, quand il dcrit les faits les plus

    invraisemblables, les avoir vus de ses yeux. Lucien tire argument du fait davoir pratiqu

    lautopsie pour sarroger une autorit incontestable dont lexemple le plus fameux se situe

    dans le livre II, avec linterview quHomre lui accorde et qui lui permet de donner une

    rponse dfinitive et autorise des questions dbattues depuis des lustres.

    37 Cf. Comment il faut crire lhistoire.

  • 21

    Il se rclame notamment de cette autorit pour donner des explications dordre

    tymologique. En effet, Lucien prsente comme de simples observations ce qui est en ralit

    une invention reposant sur un rapprochement tymologique38 de lordre du jeu de mots : en I

    23, il explique que les chauves sont apprcis sur la Lune, et les chevelus sur les comtes : ,

    . .

    Chez eux, on trouve beaux les hommes chauves et au crne dgarni ; et mme, ils

    dtestent les gens qui ont des cheveux. Au contraire, dans les comtes chevelues, on

    trouve beaux ceux qui en ont.

    Lucien ne donne pas dexplication de ces phnomnes, mais le rapprochement, au sein

    de la mme phrase, de () et de suffit suggrer cette explication au

    lecteur averti auquel le rcit est destin39. Lucien passe outre la frontire qui spare le produit

    de la fiction des phnomnes observables dans la ralit extradigtique ; il fait mine de

    rendre compte des seconds laide des premiers, cest--dire dtayer le rel par le fictif, en

    une inversion des rapports habituels entre les deux.

    De la mme manire, ses observations des murs des habitants de la Lune lui

    permettent de proposer une nouvelle tymologie (I 22) pour le mot , littralement

    le ventre de la jambe , qui dsigne le mollet.

    La dmarche de Lucien se caractrique par un refus de la mtonymie qui, en raison de la

    forme arrondie et du caractre charnu de l'un et de l'autre, assimile ordinairement le mollet au

    ventre. Pour lui, si les deux parties du corps ont des noms semblables, ce nest pas seulement

    cause de leur ressemblance extrieure, comme peut le croire le commun des hommes, mais

    parce quils remplissent la mme fonction : si est driv de , cest parce

    que les deux servent porter des enfants.

    Lucien sappuie sur le fait quil a vu en personne les habitants de la Lune pour se poser

    en autorit concernant tout ce qui sy passe, mais, en en ralit, lattitude scientifique est ici

    pervertie, parce que, au lieu de se rfrer une ralit pour en expliquer une autre, Lucien

    invente une fiction pour justifier une ralit. Il en vient mme proposer une explication qui

    pose plus de problmes quelle nen rsout, dans la mesure o, pour admettre ltymologie

    quil propose, il faut supposer lexistence dun monde autre et dune grande complexit pour

    rsoudre un problme qui nexiste pas : au lieu que le savoir simplifie le monde, il le

    complexifie. Lucien se donne une pseudo-autorit destine faire admettre l'inadmissible, 38 Cf. Matteuzzi (1975). 39 Cf. I 1 : : les hommes de lettres .

  • 22

    faire oublier le mensonge en feignant de restreindre le domaine de l'inconnu, alors quen

    ralit, tout est invent : linconnu, le problme quil pose comme la pertinence de la rponse

    propose.

    Lucien use de la mme faon du raisonnement tiologique ; ainsi, en I 17, lissue de la

    guerre entre Solaires et Lunaires : , ,

    , , ,

    ,

    .

    Beaucoup furent faits prisonniers, mais beaucoup furent tus aussi, et le sang coulait

    en abondance sur les nuages, au point quils en avaient la couleur et paraissaient rouges,

    comme chez nous au coucher du soleil ; aussi, je me demande si ce nest pas quelque chose

    dans ce got-l qui sest produit autrefois l-haut et qui a fait supposer Homre que Zeus

    avait rpandu une pluie de sang la mort de Sarpdon.

    L o Homre invoque laction dun dieu provoquant un phnomne surnaturel40, Lucien

    prend une pose en apparence rationaliste, en excluant lexplication qui fait intervenir les

    dieux. Le schma du mythe tiologique est perverti l encore car, au lieu que lon ait un

    phnomne naturel expliqu par une cause non naturelle, de type divin (par exemple

    lalternance des saisons en liaison avec le lieu de rsidence de Persphone, par exemple), nous

    sommes mis en prsence dun phnomne non naturel (une pluie de sang). La cause invoque

    par Lucien nest quen apparence plus acceptable que celle dHomre (qui, dailleurs, ne

    prtend nullement donner une explication rationnelle du phnomne, mais ne fait que le

    mentionner) car elle implique dadmettre lide que le ciel est habit et quil sy droule des

    combats semblables ceux qui se droulent sur terre. Il en va exactement de mme lorsque

    Lucien cherche expliquer la grle qui tombe sur terre par lexistence de vignes dans le ciel

    (dont les grappes sont semblables des grlons)41. Il tient pour acquis ce quil dit avoir vu et

    40 Iliade XVI 459-460: : rpand sur le sol des gouttes de sang, en hommage fils. 41 Cf. I 24 : , , , , . Ils ont des vignes qui produisent de leau; en effet, les grains qui forment ces grappes sont comme de la grle et, selon moi, cest lorsque le vent secoue les vignes et les fait tomber que la grle sabat chez nous et que les grains clatent.

  • 23

    en tire des consquences rputes logiques, mais de la sorte, en tenant, par exemple, la guerre

    entre les Solaires et les Lunaires comme un fait tabli susceptible de servir de justification

    un fait inexpliqu, il inverse les catgories de vraisemblable et non vraisemblable. Il dtourne

    lattention du lecteur des lments qui posent vritablement problme du point de vue du vrai

    et du vraisemblable ; ce qui est acceptable fait lobjet dune explication et ce qui ne lest pas

    est pass sous silence et sert dargument pour justifier lexistence de ce qui va de soi : cest

    ainsi que Lucien dtourne de sa fonction le logos et le subordonne au pseudos.

    Dans les Histoires vraies, les mots ont un statut particulier qui leur permet de transcender

    la frontire traditionnellement trace entre le monde rel et le monde fictif : en effet, bien loin

    dtre de simples outils de description ils sont dots du pouvoir dagir sur la ralit

    intradigtique. Ainsi, lle des Songes est , floue et peu visible (II

    32), elle recule quand on approche, en dautres termes, elle est de ltoffe dont sont faits les

    songes, insaisissable. Le mot rend concret lobjet ou le qualificatif quil dsigne, de sorte que

    tout ce qui est nomm dans le cadre de la fiction accde immdiatement une forme

    dexistence concrte.

    Les mots, et plus spcifiquement la parole potique, ont galement le pouvoir de rendre

    limpossible possible, de dpasser les limites propres au monde extradigtique42. Peu avant

    la fin du livre II (II 42), Lucien et ses compagnons voient leur progression stoppe par une

    mer darbres quils parviennent finalement franchir ; Lucien conclut :

    Cest ce moment prcis que me revint en mmoire le vers du pote Antimaque,

    qui dit quelque part : Et alors quils avanaient par une navigation forestire .

    Si Lucien a pu finalement naviguer sur les arbres, cest uniquement parce quun pote en

    avait ouvert la possibilit en crant une mtaphore qui, dans lunivers fictionnel des Histoires

    vraies, devient une ralit tangible. La solution quil a trouve apparat comme la ralisation

    dune image potique, la concrtisation dune mtaphore littraire. Ce procd de ralisation

    des images est rcurrent dans ce texte : ainsi, lorsque Lucien fait une description de l'Ile des

    Songes, en prcisant qu'Homre en avait dj fait une avant lui, mais qu'elle tait inexacte.

    Son le est caractrise par de nombreuses sources et rivires (II,32) :

    , , . 42 Voir aussi Char. 7.

  • 24

    Prs de l coule une rivire quon appelle la Somnambule et deux sources se

    trouvent proximit des portes ; elles ont pour nom, lune, Sommeil-de-Plomb, lautre,

    Tour-du-Cadran43.

    Pourquoi ce lien entre les songes et les sources ? Pour en saisir la raison dtre, il faut

    remonter l'expression homrique , verser le sommeil , qui reprsente le

    sommeil comme un liquide. Il n'y a donc pas lieu de voir systmatiquement dans les

    phnomnes dcrits par Lucien le pur produit dune imagination dbride : de fait, lcriture

    de Lucien suit un processus prcis qui nexclut pas une certaine logique et qui repose sur une

    abolition de la distinction entre sens propre et sens figur : tout est mis sur le mme plan et

    compris comme ayant un sens concret. On peut parler, linstar de M. Matteuzzi44, dun

    procd logique extrmement rigoureux et constamment respect, de concrtisation et de

    rationalisation satirique .

    Lucien systmatise cette approche. Il feint d'oublier le sens figur pour revenir la

    source du mot ou de l'expression lexicalise et faire ressurgir la ralit dans toute sa force et

    dans toute son tranget.

    Lucien ne se borne pas revivifier des expressions lexicalises, mais il sadonne

    galement la cration verbale : cest notamment le cas lorsquil dcrit les forces en prsence

    dans la guerre qui se prpare entre Solaires et Lunaires. Sa dmarche tmoigne du mme

    souci dabolir des frontires, entre genres littraires cette fois ; examinons comment il

    procde, partir dun exemple et des choix faits par les diffrents traducteurs.

    Tout dabord, quand on traduit Lucien, plusieurs options soffrent concernant les

    diffrents niveaux de langue possibles il convient de garder en mmoire que Lucien parodie

    des genres levs (histoire, mais surtout pope) et que la cration de noms propres a pour

    double but de renvoyer un genre lev et de mettre en vidence la distance qui en spare. Je

    prendrai un exemple, celui des Lacanovpteroi de la Lune (I 13 sq) : faut-il dire

    o Lachanoptres (Bompaire) : pas de traduction ; restitue uniquement le son, le cliquetis

    des syllabes ; conserve laspect original, bizarre, tranger des cratures en question.

    Manifestement conscient que le lecteur perd une bonne partie de la saveur du mot, il

    donne galement une traduction littrale entre parenthses ( qui ont des ailes de

    lgumes )

    43 Nous empruntons cette dernire expression P. Grimal (1958), p. 1377. 44 Matteuzzi (1975).

  • 25

    o Salades Ailes (Grimal) : traduit, fait limpasse sur les sons grecs, mais rend la

    bouffonnerie de la chose, et met ainsi en vidence le dcalage comique entre les

    prtentions dEndymion (conduire une guerre, punir les ennemis, se faire respecter :

    tous objectifs qui concordent avec la sphre pique) et la ralit de son arme (faite

    dun ramassis des cratures les plus invraisemblables, dont la force peut

    ventuellement rsider dans le nombre). Aspect hrocomique..

    o Lgumes-Plumes (Lachanoptres) : Guy Lacaze ne choisit pas et donne

    systmatiquement une double traduction, comme Bompaire finalement, mais en

    inversant la hirarchie traduction/transcription.

    On peut hsiter sur la traduction du premier terme, lacano-, qui dsigne toute sorte de

    lgume vert. Il faut distinguer, dans la description, la partie du corps qui tient lieu daile, et

    qui est faite de lacano-, et lextrmit de ces ailes, faites de qridakivnh, terme qui, l, dsigne

    plus spcifiquement une salade, trs exactement une laitue. La description semble distinguer

    la partie rattache au corps, qui a forme de lacano-, de lextrmit de cette partie, qui est

    semblable une qridakivnh. On peut se borner faire le distinguo salade/laitue.

    Dautre part, pour la seconde partie du mot, on peut tre tent de conserver la forme

    directement issue du grec, -ptre, dans la mesure o elle se trouve dans un certain nombre de

    mots franais, appartient au vocabulaire des sciences naturelles, et, de ce fait, a une allure

    vaguement scientifique, en tout cas un peu sophistique, qui concorde bien ici avec le ton

    gnral du texte : une pseudo-volont scientifique. Cela cre le mme effet que lorsquon cite

    des noms compliqus (mais souvent purement et simplement invents) tels que

    tyrannosaure ou autres cratures tout droit sorties de Jurassic Park ou de Star Wars !

    Quoi quil en soit, avant de prendre un parti pour la traduction, il convient dtre attentif

    au ton gnral : Lucien est un satiriste, il fait une parodie, certes, mais ce nest pas pour

    autant que sa langue est nglige ou relche. Il est trs tentant de recourir un lexique

    familier pour traduire Lucien trs tentant, mais peu fidle loriginal. Dans les Histoires

    vraies en particulier, Lucien imite des genres nobles ou srieux : lpope ; lhistoire,

    en particulier les Enqutes dHrodote. Lintention est plaisante, mais le ton est srieux : tel

    est le paradoxe auquel on a affaire.

    On le voit : pour crer le monde des HV, Lucien recourt des procds trs prcis, bien

    loin de faire tout et nimporte quoi, comme le terme de fantaisie pouvait amener le

    penser.

  • 26

    2. Une logique syllogistique

    Tentons prsent de synthtiser pour dfinir le type de logique qui est au fondement du

    texte. La logique est souvent invoque, et presque toujours malmene dans les HV. Ainsi,

    dans un pisode qui nous montre les voyageurs, prisonniers de la baleine, calculer l'heure qu'il

    est daprs le nombre de fois o la baleine ouvre la gueule, car, explique le narrateur, elle

    louvrait environ une fois par heure (I 40). Cet expdient en apparence si ingnieux comporte

    pourtant une contradiction fondamentale : comment pourrait-on savoir quelle frquence la

    baleine ouvre la gueule, puisque c'est prcisment de ce repre que l'on se sert pour calculer le

    temps qui s'coule ?

    Le modle de raisonnement sur lequel Lucien fonde tout son propos est, mon sens, celui

    du syllogisme spcieux du type Tout ce qui est rare est cher ; or, un cheval bon march est

    rare ; donc un cheval bon march est cher. .

    En effet, dun dtail apparemment arbitrairement invent, Lucien tire des consquences

    logiques, et qui, paradoxalement, contribuent construire un univers fantastique : ainsi,

    lorsque le narrateur et ses compagnons abordent sur lle o ils trouvent une inscription

    tmoignant du passage de Dionysos et dHracls (I 7). La mention dHracls justifie et

    reprend lappellation traditionnelle de colonnes dHracls donne, dans lAntiquit,

    comme on le sait, au dtroit de Gibraltar, point de dpart des voyageurs (I 5) ; cette

    dnomination ancre le passage dans le monde mental connu et admis de tous les Grecs de

    naissance ou de culture, dans la mesure o elle est conforme limage traditionnelle,

    vhicule par les rcits mythologiques, dHracls-hros ayant parcouru toute la terre habite,

    y compris ses confins.

    Le texte ne semploie pas justifier longuement la mention dHracls, car cela nest pas

    ncessaire ; en revanche, il motive de diverses faons la mention de Dionysos : pour

    commencer, en donnant une fausse information qui pastiche un fait mythologique connu (de

    mme que Dionysos avait conquis lInde, de mme, il se serait avanc aussi loin vers louest

    que la fait Hracls) ; ensuite, et pour tayer cette affirmation, en dcrivant une le o

    absolument tout est marqu de lempreinte du dieu : le fleuve qui y coule est un fleuve de vin

    contenant des poissons dont la consommation enivre car ils sont pleins de lie et quil

    convient de mler des poissons pchs dans leau pour en manger sans dommage : cest un

    dmarquage de ce que lon fait, en pays grec, avec le vin, que lon coupe avec de leau pour

    en temprer la force.

  • 27

    On a donc un monde la fois totalement imaginaire et logiquement labor, reposant sur

    toutes les consquences quon peut tirer du seul fait que Dionysos est pass en ces lieux. En

    effet, le lien entre Dionysos et le vin est vident ; le fait quil y ait l des femmes qui

    cherchent tout prix sunir aux visiteurs nest pas non plus une complte invention de la

    part de Lucien : on sait en effet le lien existant, dans limagerie populaire grecque, entre le vin

    et lamour, entre Dionysos et Aphrodite. On en voudra pour preuve deux proverbes45dont je

    donne une traduction libre :

    Oi[nou de; mh; parovnto oujk e[sti Kuvpri.

    L o il ny a pas de vin, il ny a pas damour (Apostolii Centuria XII 42f ; Euripide,

    Bacchantes 772)

    jAfrodivth kai; Diovnuso met ajllhvlwn eijsiv : parovson hJ miva duvnami th;n eJtevran kinei`.

    (Apostolii Centuria IV 58)

    Aphrodite et Dionysos vont ensemble, du fait que la puissance de lun veille celle de

    lautre.

    Lucien use dun procd qui relve du syllogisme spcieux dont le premier terme est faux

    et la conclusion plus fausse encore, mais dont, formellement, la logique est irrprochable. Il

    est faux quil existe une le ainsi ddie Dionysos ; mais si on admet quand mme quelle

    existe, on ne peut pas ne pas accepter ce que Lucien en dit. A partir dun dtail arbitrairement

    invent, Lucien tire des consquences logiques qui contribuent mettre en place un univers

    fantastique et dont labsurdit est hautement comique: le fleuve de vin prend sa source des

    vignes, donc il abrite des poissons qui ont eux-mme consomm du vin, et donc leur

    consommation enivrera car ils sont pleins de lie et quil convient de mler des poissons

    pchs dans leau pour en manger en toute sobrit (I 7), linstar de ce que lon le fait, en

    pays grec, avec le vin, que lon coupe avec de leau pour en temprer la force. Il existe ainsi

    une logique interne qui imprime chaque pisode une forte cohrence en mme temps

    quune totale absurdit qui vient se substituer au vraisemblable stricto sensu, et qui est

    totalement disjointe de la ralit extradigtique.

    3. Un monde fictif plus rel que le monde reli

    En fait, les Histoires vraies46dans leur ensemble prsentent une dilution de la limite

    sparant la ralit de la fiction ; de fait, cette inversion est un procd si constant quelle

    45 Cf Paroemiographi Graeci (ed. E. L. Leutsch, 1859) 46 Voir notamment Sad (1994) 108 : la ralit est un reflet de la fiction ; Briand (2005) 128 : Lucien et ses compagnons rvent de leur vie dautrefois.

  • 28

    aboutit mettre sur un pied dgalit le rel et le fictif : entre les deux, les frontires sont

    minemment permables47.

    En effet, Lucien nous montre des personnages de la mythologie que plus rien, part la

    rputation flatteuse dont ils jouissent, ne semble distinguer du commun des hommes. Cest

    ainsi quHlne fait lobjet dun nouvel enlvement pour lequel elle est totalement

    consentante (II 25 ), aucune conscience dun devoir envers son mari ne

    la retient ; en dautres termes, rien ne la distingue dune femme ordinaire. On voit aussi un

    Ulysse qui regrette Calypso et la vie quelle lui proposait de mener ses cts ( 35).

    Lucien dgonfle donc la baudruche mythologique et littraire48, en montrant quil nexiste

    aucune diffrence fondamentale entre les hros (et les hrones) et le commun des mortels,

    qui sont tous mis sur le mme plan dans la mesure o les hros ne valent pas mieux que le

    commun des mortels ; Lucien lui-mme est la fois

    un personnage rel (lauteur qui sexprime dans le prambule, celui qui est plus fiable

    quHomre lui-mme, comme le montre lpisode de la mort de Sarpdon), le critique qui

    donne les bonnes rponses sur les questions les plus controverses relatives Homre

    un personnage fictif, auquel une inscription est ddie (II 28),

    et mme, un personnage de la mythologie. Il est, en bien des occasions, un nouvel

    Ulysse, non seulement parce quil entreprend un voyage aux multiples pripties, mais surtout

    parce quil se trouve dans des situations en tous points semblables celles que connat Ulysse

    dans lOdysse. Par exemple, en II 27, il interroge Rhadamanthe sur son avenir et sur la route

    quil doit prendre comme Ulysse interroge Tirsias au chant XI de lOdysse.

    Ce faisant, Lucien ne se borne pas abolir les distances temporelles ou spatiales ou mme

    morales : les HV sont galement une immense mtalepse, au sein de laquelle les personnages,

    quel que soit leur degr de ralit (auteur, narrateur, personnage dun rcit, personnage

    dun rcit enchss, etc), cohabitent dans une seule et mme sphre. On assiste une

    confusion des diffrents niveaux narratifs : auteurs et personnages partagent le mme niveau

    ontologique. En dautres termes, le rcit et la ralit extrieure celui-ci sont confondus ; il

    ny a plus de distinction entre lunivers fictif et lunivers rel .

    Le monde dans lequel voluent Lucien et ses compagnons ne peut tre situ

    gographiquement : il est bien clair quon est en territoire inconnu puisque le navire a, ds son

    dpart, franchi les colonnes dHracls, autrement dit, sest aventur au-del du monde 47 Boulogne (1996) parle d hybridation . 48 Cf. Scarcella (1988).

  • 29

    frquent ordinairement par les marins grecs. Cependant, dans ce monde inconnu,

    linguistiquement, on reste en domaine hellnophone : tous les personnages, mme dans les

    lieux les plus inattendus, parlent tous un grec impeccable, mme dans la baleine, mme sur la

    Lune.

    En ralit, le monde dans lequel les personnages voluent est essentiellement la

    concrtisation de limaginaire grec ; mme si on est trs loin de lespace grec, rien ne peut

    sembler tout fait tranger un Grec ou un pepaideumenos comme lest Lucien lui-mme,

    dans la mesure o les personnages qui habitent les contres visites sont ceux crs ou mis en

    scne par les potes, historiens et philosophes grecs depuis que la posie grecque existe : il en

    va ainsi dEndymion (I 11 sq), rencontr sur la Lune, ou des Iles des Bienheureux et de ceux

    qui y rsident (II 5 sq). Mais lexemple le plus frappant est sans doute celui de la cit de

    Coucouville-les-Nues (I 29) : Lucien certifie, en effet, tre pass proximit de celle-ci

    quand il est redescendu de la Lune avec son bateau (I 29).

    De manire on ne peut plus paradoxale, cest un crit dont le caractre fictif est mis en

    avant qui doit attester la ralit dune cit qui est elle-mme issue de limagination dun autre

    pote. Et le plus fort de tout, cest que cela fonctionne ! Bien sr, nul ne croit srieusement

    que, sil va faire un tour entre Terre et Lune, il verra la cit en question ; mais le fait den

    parler accrot sa ralit, du moins dans lesprit des lecteurs. Son existence nest plus

    cantonne une pice dAristophane, mais laffirmation de Lucien entend dmontrer quelle

    vit en dehors de limagination du seul pote, quelle a acquis une autonomie et surtout, quelle

    a perdur dans le temps, dans un contexte o lintersubjectivit pouvait tenir lieu

    dobjectivit. Bien sr, le fait que lon ait affaire ici un public cultiv est primordial : il ny a

    que lui pour accepter de faire des ralits littraires des ralits tout court, de confondre

    lunivers intra-digtique et la ralit extra-digtique. Le paysage dans lequel voluent le

    narrateur et ses compagnons est constitu de tous les mots, de tous les mythes, de tous les

    personnages et lieux littraires qui forment le patrimoine commun tous les Grecs de

    naissance ou de culture et qui se sont concrtiss : cest, selon la formule de J. Bompaire, un

    rve de bibliothcaire, la faon des chartistes dAnatole France, qui voient, entre les pages

    de leurs in-folio, se lever de gracieuses silhouettes de lgende, puis gambader, puis entrer

    dans leur vie49 .

    49 Cf. J. Bompaire, Lucien crivain, imitation et cration, Paris, 1958, p. 672.

  • 30

    Conclusion Ainsi, outre linvention dune fiction qui dit son nom dentre de jeu, Lucien met en

    place un rcit qui se joue des conventions ordinaires et qui dnonce subtilement lattachement

    un faux semblant de vrai.. Si le rcit fonctionne ici, cest--dire, sil est acceptable, lisible

    jusquau bout par le public pralablement dfini, cest que, dune part, il existe une forte

    cohrence interne tant au niveau de la structure du rcit dans son ensemble que pour chaque

    pisode pris sparment et que, dautre part, la matire dont les pisodes sont faits est certes

    imaginaire, mais tellement connue quelle en a acquis un statut de quasi-ralit en

    loccurrence, de ralit mentale, car cette matire est faite de celle dont on fait la littrature.

    En mettant sur le mme plan discours et rcit, en mettant en vidence le caractre cul de

    certains procds destins construire une vraisemblance, les Histoires vraies refusent

    certaines formes dartifice littraire tout en en construisant dautres, dans un texte o

    labsurde revt les signes extrieurs de la logique, en un syllogisme gnralis.

    Reste, au-del de laspect provocateur du titre que, si les histoires que raconte Lucien

    sont vraies, si lon a affaire des ajlhqh dihghvmata, cest peut-tre aussi que, dans leur

    rapport aux autres uvres de fiction, dans la manire quelles ont de mettre rel et imaginaire

    sur le mme plan, ou plutt, comme le dit S. Sad, en faisant de la ralit un reflet de la

    fiction, et non plus linverse, en donnant, en somme, la fiction quelques-unes de ses

    premires lettres de noblesse, elles constituent, vritablement, un modle du genre.