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2 - août/septembre 2012 - Zamane e que l’on voit de la Guerre d’Algérie dans les films français qui lui sont plus ou moins contemporains, c’est le départ solitaire de l’appelé, son absence, son silence quand il revient. Dans Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy (1964), le jeune soldat prend le train, seul, un matin de pluie, puis son aimée « oublie jusqu’à son visage » et en épouse un autre. Dans Adieu Philippines de Jacques Rozier (1963), un soldat revient, mutique, puis un autre s’en va, et cette guerre invisible est comme un au-delà, après la solaire traversée de la Corse. Cette guerre, on ne peut ni la dire, ni la voir. L’invisibilité même d’une guerre pourtant française aux yeux des métropolitains crée un gouffre irréparable entre l’appelé et ceux qu’il laisse derrière lui. Alain Resnais, dans Muriel (1963), pose la question en termes plus visuels. Les souvenirs qui font obstacle aux relations normales de Bernard avec sa famille prennent la forme d’images Super-8 qui, littéralement, ne disent rien mais qui, métaphoriquement, figurent la torture et le viol de « Muriel » (le traumatisme de guerre de Bernard). Comme si rien d’autre qu’un bout de désert jaune et une baraque LES IMAGES REFOULÉES DE LA GUERRE D’ALGÉRIE LA GUERRE D’ALGéRIE EST RéPUTéE êTRE UNE GUERRE SANS NOM ET SANS IMAGE : UNE GUERRE INVISIBLE. POURTANT, IL EXISTE DES FILMS DONT LA PRODUCTION, LA FORME ET LA RéCEPTION PARTICIPENT DE L’HISTOIRE ET DE LA MéMOIRE AMBIGUëS DE CETTE GUERRE PAR MARIE PIERRE* J Ce film sur les événements d’octobre 1961 est resté invisible en France jusqu’en 2011.

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e que l’on voit de la Guerre d’Algérie dans les films français qui lui sont plus ou moins contemporains, c’est le départ solitaire de l’appelé, son absence, son silence quand il revient. Dans Les

Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy (1964), le jeune soldat prend le train, seul, un matin de pluie, puis son aimée « oublie jusqu’à son visage » et en épouse un autre. Dans Adieu Philippines de Jacques Rozier (1963), un soldat revient, mutique, puis un autre s’en va, et cette guerre invisible est comme un au-delà, après la solaire traversée de la Corse. Cette guerre, on ne peut ni la dire, ni la voir. L’invisibilité même d’une guerre pourtant française aux yeux des métropolitains crée un gouffre irréparable entre l’appelé et ceux qu’il laisse derrière lui. Alain Resnais, dans Muriel (1963), pose la question en termes plus visuels. Les souvenirs qui font obstacle aux relations normales de Bernard avec sa famille prennent la forme d’images Super-8 qui, littéralement, ne disent rien mais qui, métaphoriquement, figurent la torture et le viol de « Muriel » (le traumatisme de guerre de Bernard). Comme si rien d’autre qu’un bout de désert jaune et une baraque

Les images refouLées de La guerre d’aLgérieLa guerre d’aLgérie est réputée être une guerre sans nom et sans image : une guerre invisibLe. pourtant, iL existe des fiLms dont La production, La forme et La réception participent de L’histoire et de La mémoire ambiguës de cette guerre

par marie pierre*

J ce film sur les événements d’octobre 1961 est resté invisible en france jusqu’en 2011.

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blanche ne pouvait représenter la guerre et ses atrocités. Comme si la vérité de la guerre se situait au-delà de toute possibilité de représentation.

Des années de censureIl est vrai que, outre la torture, d’autres aspects de la Guerre d’Algérie posent de vrais problèmes de représentation au cinéaste de fiction. Le fait par exemple qu’il s’agisse non d’un conflit frontal mais d’une guerre de guérilla, d’attentats, dispersée, menée à la fois de l’intérieur et de l’extérieur (depuis la Tunisie et le Maroc), contribue à sa difficile visibilité. Mais cet aspect opaque de la Guerre d’Algérie, que l’on peut encore percevoir aujourd’hui en métropole, est aussi le résultat de

plusieurs années de censure, de tabou et de traumatisme superposés. C’est aussi parce qu’on n’avait pas le droit de la dire que les films français cités plus haut l’ont montrée de façon biaisée. Songeons que le film de Jacques Panijel sur les événements du 17 octobre 1961 (Octobre à Paris) est resté invisible en France jusqu’en 2011...

En réalité, cette impression d’invisibilité de la guerre est profondément franco-française. De très nombreux films fictionnels ou documentaires, tournés en France, en Italie et surtout en Algérie,

tant pendant qu’après la guerre, se sont confrontés aux questions de société, de représentation, d’histoire ou de mémoire que posait le récit cinématographique de cette guerre. Pour le cinquantenaire de l’indépendance algérienne (5 juillet), le Maghreb des Films nous a permis de redécouvrir ces films très souvent cités et trop peu diffusés.

Pendant la guerre, l’essentiel des films qui se tournent sont encore français. On l’a dit dans un précédent numéro (lire « Le film, une arme pour l’indépendance », Zamane n°21), à cette date l’Algérie ne s’est pas encore pleinement réappropriée son image. Quelques films (plutôt des reportages pour les « Actualités filmées » qui passent dans les cinémas) défendent encore le point de vue

officiel d’une colonisation et d’une guerre civilisatrices. C’est précisément contre cette vision que se poseront, pour marquer leur indépendance et la décolonisation de leur histoire, les nombreux films montés par René Vautier puis par l’« école » cinématographique algérienne qu’il a formée.

Dès 1965, Ahmed Rachedi dans l’Aube des Damnés démasque la visée propagandiste des « images de la colonisation » tournées par les équipes françaises en Afrique, et appelle au combat anti-impérialiste et à la révolution socialiste. Moins idéologue

et plus historien, René Vautier confronte l’archive à l’archive dans Déjà le sang de mai ensemençait novembre (1987) : documents à l’appui, il dénonce la vision erronée de l’Algérie que les Français colportent depuis 1830. Ce film, autant scientifique que lyrique, est sans doute une réaction à l’humoristique Combien je vous aime de Azzedine Meddour (1985), où celui-ci juxtapose sans rigueur et sans chronologie les images d’archives à la charge des Français, recourant souvent à la manipulation ou au faux doublage comique. La stigmatisation et l’humour

faciles sont ici une manière politique de réunir une nation en crise autour de valeurs essoufflées. Au contraire, le film de René Vautier est un appel au sérieux, à la recherche de la vérité historique, mais également au dialogue entre les deux rives de la Méditerranée.

En fait, René Vautier a commencé bien plus tôt à s’insurger contre le bilan du colonialisme (Afrique 50 en 1950 et Une nation, l’Algérie en 1954). Néanmoins, à la fin des années 1950, les préoccupations des cinéastes français anticolonialistes

la guerre D’algérie est Difficile à montrer maisson « invisibilité » est aussi le résultat Du tabou et Du traumatisme

J scène de La bataille d’Alger de

gilles pontecorvo (1966).

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se font plus immédiates et utilitaires. René Vautier tente de dépeindre à

chaud le fonctionnement et les aspects de la guerre (Algérie en flammes, 1957), tandis que Cécile De Cugis (Les Réfugiés, 1957), Pierre Clément (Sakiet Sidi Youssef, 1958) et Yann le Masson (J’ai huit ans, 1961) s’attachent à dénoncer les conséquences de la guerre sur certaines catégories de population. Les conditions de tournage et de montage sont militantes, et rien n’aurait sans doute vu le jour sans le soutien de la Tunisie et surtout des pays communistes (René Vautier monte à Berlin-Est), lesquels sont également les diffuseurs privilégiés de ces films. Ces conditions sont d’autant plus risquées que, outre les évidentes susceptibilités françaises, certains films heurtent vivement celles des dirigeants indépendantistes, en conflit constant : c’est ce qui vaut à René Vautier, après le tournage d’Algérie en flammes, de passer 25 mois dans une prison algérienne de Tunisie.

l’indépendance du cinéma algérienC’est aussi en 1957 que les Algériens s’emparent à leur tour de la caméra pour filmer « leur » guerre. Quelques combattants de l’ALN (Armée de libération nationale) constituent une équipe amateur, qui deviendra bientôt un « Service du Cinéma » : ils filment une attaque contre les mines de l’Ouenza (Est-intérieur), ou encore des acteurs de la lutte, comme les infirmières ou la « cellule cinématographique ». De son côté, le solitaire Djamel Chanderli suit les fellagas du Nord-constantinois. Si ces tournages ont une valeur d’archives, ils ont également une destination plus immédiate : sensibiliser à leur cause les nations extérieures et en particulier les Nations Unies. En 1961, le service cinéma du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) monte, à partir d’images de Vautier, Notre Algérie,

à l’intention de l’ONU. La même année, Djamel Chanderli et Mohamed Lakhdar-Hamina montent La voix du peuple, où ils entreprennent de retracer l’histoire à long terme du combat anticolonial (avant 1954). Dépassant l’immédiateté du combat, de la propagande ou de la dénonciation, ces cinéastes algériens, dès avant l’indépendance, jettent leurs premiers regards distanciés, historiens et interprétatifs sur leur propre histoire.

Cette tradition se concrétise après l’indépendance. Les regards documentaires

sur la guerre passée et sur la colonisation se multiplient et viennent se réapproprier, par le montage, le sens des images d’archives tournées par les Français. De plus, ils ajoutent souvent à l’exposé des faits la glorification lyrique de la révolution victorieuse. Citons par exemple le film de montage Un peuple en marche, de René Vautier et Ahmed Rachedi (1963). Parallèlement à cela, Marceline Loridan-Ivens et Jean-Pierre Sergent viennent en Algérie en 1962 pour observer cette indépendance et cette révolution : sans lyrisme, sans concession, mais sans pessimisme aucun, le film montre à la fois la joie de l’Algérie indépendante et les défis qui s’offrent à son socialisme naissant (l’Algérie a par exemple fait le choix difficile de la propriété agricole collective). Par ailleurs, c’est dès 1966 que Ahmed Lallem quitte le discours de glorification nationale pour poser des questions sociales à la révolution algérienne : dans Elles, il interroge des lycéennes pour savoir ce

qu’il en est de la libération effective et des aspirations de la jeune fille algérienne.

Au point de vue politique et historique des films documentaires, la fiction oppose très vite les expériences dramatiques des civils. Dès 1965, Mustapha Badie imagine pour la télévision une immense fresque historique, La nuit a peur du soleil, mettant aux prises quelques destins individuels à celui collectif de l’Algérie. Aussi mélodramatique qu’il puisse être, le film présente néanmoins l’intérêt de s’intéresser davantage au vécu (en particulier féminin) des années qui précèdent

et suivent la guerre, et surtout de dénoncer les arrangements de la « classe possédante » algérienne, autant avec l’administration coloniale qu’avec la nouvelle autorité indépendante. C’est encore un destin féminin – davantage maternel et héroïque que larmoyant – que Mohamed Lakhdar-Hamina nous dépeint en 1966 dans Le Vent des Aurès.

Ainsi, les films algériens qui filment la guerre proprement dite sont rares. Et les années 1970 viennent encore enrichir la problématique. Le cinéma de cette décennie procède en effet à un décentrement, un entremêlement, une complexification et une ouverture des points de vue sur la guerre : les Algériens sont conscients que c’est à la fois avec et contre l’étranger qu’ils ont écrit leur histoire, et ils en jouent assez habilement. Ainsi, René Vautier, s’il a combattu toute la guerre aux côtés

du FLN, la représente pour la première fois fictivement en adoptant le point de vue de soldats du contingent confrontés à distance au coup des généraux : entre film de guerre et film psychologique, entre huis-clos et film d’action, Avoir vingt ans dans les Aurès (1972) effleure toutes les complexités du conflit algérien. A l’inverse, dès 1966, Gilles Pontecorvo nous montre dans La Bataille d’Alger, avec un sens aigu de la didactique et de la dramaturgie, la motivation et la stratégie de chacun des acteurs de cette étrange guérilla urbaine.

après l’inDépenDance, les Documentaires sur la guerre se multiplient et les algériens se réapproprient leur histoire

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J rené vautier devant l’affiche du film Avoir

20 ans dans les Aurès.

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Résistants algériens et parachutistes français rivalisent d’ingéniosité, les uns pour combattre tout en contournant barrages et fouilles (les femmes revêtent alors habilement, selon la circonstance, haïk traditionnel ou tailleur européen), les autres pour s’emparer de la « tête » du réseau FLN d’Alger. En 1974, le réalisateur algérien Mohamed Lakhdar-Hamina organise dans Décembre la confrontation des scrupules d’un militant FLN et d’un officier français. C’est par le regard de cet officier français irréprochable que le cinéaste amène la lumière sur la banalisation horrible de la torture dans l’armée et dans toute l’opinion pied-noir. Ce rôle terrifiant de l’opinion dont les chuchotements malveillants emplissent appartements, cafés, usines et commissariats, on le retrouve dans Elise ou la vraie vie de Michel Drach (1970).

Somptueuse romance ouvrière (Arezki et Elise tombent amoureux en se croisant sur l’infernale chaîne de montage des 4L de chez Renault), le film dépeint aussi les tâtonnements mystérieux du FLN clandestin en France, le racisme ambiant, la misère des bidonvilles, l’insupportable atmosphère de terreur, les rafles quotidiennes, les disparitions inexpliquées... Mais rien n’y fait : pour leur malheur, Arezki et Elise aspirent à ce que la société considère comme leur autre absolu, et ce faisant nous apportent la preuve d’une possible compréhension entre les peuples.

les français face aux partis prisMais cette importante filmographie, tant algérienne que française, souffre d’un problème de diffusion, tout au moins en France. La guerre algérienne est donc restée largement sans image dans la conscience collective française, laquelle peine donc à se forger une mémoire de l’événement qui dépasse les tabous, les

traumatismes et les idées préconçues. La mémoire française de la Guerre d’Algérie est davantage une mémoire verbale, de papier, de mots, de ouï-dire : on connaît le « réseau Janson », les prises de position quotidiennes de Jean-Paul Sartre, La Question d’Henri Alleg, l’indignation que le bombardement de Sakiet ou la répression du 17 décembre entraîna... Forger une mémoire visuelle de cet événement est d’autant plus laborieux qu’il reste toujours difficile de se situer dans cette guerre : on admet volontiers « qui » avait raison et de quel bord sont les héros, mais il reste délicat de jeter la pierre à l’armée, au contingent, aux appelés, aux rappelés.

C’est d’ailleurs à ces derniers que Patrick Rotman et Bertrand Tavernier choisissent de donner la parole, dans La guerre sans nom (1992). Le titre même dit la difficulté de l’entreprise : faire parler les soldats d’une guerre qui n’en était pas une, dont on parle beaucoup, mais dont on sait peu. Les soldats, en particulier les officiers,

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J Elise ou la vraie vie de michel drach (1970).

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J Algérie tours/détours (2007) : rené vautier dans un vidéo-club à tadessa.

J scène de Décembre,

de mohamed Lakhdar-hamina (1974).

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ont souvent à cœur de « rectifier » ce qu’on en dit, ou du moins de

dire « leur part » de vérité. L’un nous expose l’étrange fraternité qui l’unissait à sa compagnie de harkis. Un autre nie toute pratique de la torture. Un troisième relativise grandement l’anticolonialisme du Parti communiste français, qui ne soutenait guère ses insoumis. Et tous disent leur terrible vécu de cette guerre : l’absence, les jours qui se ressemblent, le dégoût de faire ce en quoi l’on ne se reconnaît pas, la mère, la fiancée qui vous attendent au loin, la mort, les distinctions sociales et « raciales » qui perdurent jusque dans l’armée de la république, etc. Dans ce film, Patrick Rotman et Bertrand Tavernier entreprennent de nous faire comprendre et souvenir cette guerre : de voir ce que recelait de complexité, de cas de conscience, de bonnes raisons, de souffrances, de bravoure, de droiture, cette armée à qui l’on jette aujourd’hui la pierre en bloc.

Le parti pris de Jean Asselmeyer se

situe absolument à l’opposé. En 2007 et en 2012, dans Ils ont choisi l’Algérie et Ils ont rejoint le Front, il éclaire la face cachée de « l’autre bord » : les militants pro-algériens, non pas ceux que l’on connaît, les porteurs de valise, le réseau Janson, ceux qui s’engageaient depuis la métropole, mais au contraire des pieds noirs qui sont devenus des combattants algériens à part entière. Ils sont médecins, curés, ouvriers, communistes ou croyants fervents, et toujours Français d’Algérie depuis plusieurs générations... Et c’est au nom des valeurs françaises, catholiques, communistes ou républicaines qu’ils ont choisi pendant la guerre un autre camp que celui de « la France » : le camp des opprimés. Ils ont poussé jusqu’à son extrême leur engagement français et républicain de toujours. Ce faisant, ils ont choisi leur patrie, celle pour laquelle ils pourraient défendre ces valeurs. Ils ont choisi le pays qu’ils voulaient servir, le modèle social naissant dans lequel ils croyaient – celui qui avait besoin d’eux. Ces témoignages, époustouflants de simplicité, nous font entrevoir la vérité de l’héroïsme : l’héroïsme, c’est la capacité morale de se retourner contre sa supposée « race » au nom de « valeurs » ; c’est celle d’assumer l’accusation de trahison au nom de la libération des « opprimés ». Ces itinéraires poignants de sincérité sont autant une leçon pour la France que pour

les nations maghrébines. Ces militants sont des Algériens de cœur et non de « race ». Français de naissance, ils ont pourtant choisi la terre, la nationalité, les valeurs et le combat de l’Algérie.

une mémoire sélectiveCes militants sont peut-être d’ailleurs les premiers à pâtir de la sélective mémoire algérienne de la guerre d’indépendance. Les petits-enfants ne savent rien du mystérieux « mudjahidin Maillot » qui a donné son nom à la cité qu’ils habitent (il s’agit d’un soldat français, communiste algérien, pied noir, qui déroba à l’armée française le plein camion d’armes dont il avait la garde pour le remettre au FLN). De même, le commun des Algériens ne sait rien de ces Français qui ont choisi l’Algérie. Dans la rue, troublés, ils leur demandent : « Vous habitez en France ? ». Véhémente et fière, la militante de toujours répond : « Non ! Je n’ai même pas la double nationalité ! Je suis Algérienne ! ». Ainsi, la

mémoire algérienne elle aussi a connu son lot de tabous et d’oublis.

Dans Algérie tours/détours de Leïla Morouch et Oriane Brun-Moschetti, René Vautier entreprend de confronter la jeunesse algérienne au cinéma algérien de l’indépendance : désenchantée, la jeunesse constate que les espérances sociales (en particulier la libération de la femme) que portait la révolution algérienne n’ont pas été réalisées. Elle constate également qu’elle ne sait rien de ces idéaux révolutionnaires des premiers temps – que la guerre d’indépendance a pour elle aussi ses parts d’ombre. Et pourtant un jeune s’insurge : libérons-nous de cette mémoire ! les hommes politiques nous la ressassent, et trouvent ainsi des excuses pour ne rien faire ! au contraire, allons de l’avant, trouvons de nouvelles références, et surtout des solutions, pour aujourd’hui !

De nombreux films contemporains évoquent la meurtrissure et le désenchantement qu’ont apportés à la jeunesse de ce pays l’échec de la révolution, la guerre civile et le conservatisme croissant de la société et de l’Etat. Normal ! de MerzakAllouache (projeté le 21 juin dernier à Rabat dans le cadre de la « Nuit blanche du printemps arabe »), nous dresse par exemple le portrait d’une jeunesse, pourtant contestataire, que les tabous ligotent, qui reste chez elle, qui n’ose ni aimer, ni manifester, ni espérer. La mémoire d’un événement qui

ne fait plus référence ni espérance est une mémoire morte. Quant à Ahmed Lallem, dans Algériennes (1998), il revient voir, trente ans après, les lycéennes qu’il interrogeait en 1966 : ces femmes qui, au plan personnel, ont souvent accompli au mieux leur destin et réalisé leurs espérances (quitte à faire pour cela le choix de l’exil et de la rupture familiale) constatent, au plan national, le renoncement progressif et total de la société et de l’Etat à toutes les valeurs de 1962, c’est-à-dire à ce que devrait être l’héritage de la guerre, de l’Indépendance et de la révolution... w

* Marie Pierre est étudiante-chercheuse à l’Ecole normale supérieure de Paris-Ulm.

De nombreux films contemporains évoquent une jeunesse Déchirée par l’échec De la révolution puis la guerre civile

J Algériennes, 30 ans

après de ahmed Lallem (1998).