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«XIX e siècle» ALPHONSE DAUDET LES FEMMES D’ARTISTES PRÉFACE DE MARTINE REID ACTES SUD

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«XIXe siècle»

ALPHONSE DAUDETLES FEMMES D’ARTISTESPRÉFACE DE MARTINE REID

LES FEMMES D’ARTISTES

Elle avait toujours rêvé cela, être la femme d’unpoète !… Mais l’implacable destinée, au lieu del’existence romanesque et fiévreuse qu’elle ambi-tionnait, lui arrangea un petit bonheur bien tran-quille, en la mariant à un riche rentier d’Auteuil,aimable et doux, un peu trop âgé pour elle, et quin’avait qu’une passion – tout à fait inoffensive etreposante –, l’horticulture. Le brave homme passaitson temps, le sécateur à la main, à soigner, élaguerune magnifique collection de rosiers, à chauffer laserre, arroser les corbeilles ; et, ma foi ! vousconviendrez bien que pour un pauvre petit cœuraffamé d’idéal il n’y avait pas là une pâture suffi-sante.

(Extrait)

DIFFUSION :Belgique / Luxembourg : LABORQuébec : LEMÉAC ISBN 2-7609-1863-7Suisse : SERVIDISFrance et autres pays : UD (F7 4756)Dép. lég. : décembre 1997 (France)ISBN 2-7427-1450-2

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ACTES SUD

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300LES FEMMES D’ARTISTES

Elle avait toujours rêvé cela, être la femme d’un poète !… Mais l’implacable destinée, au lieu de l’existence romanesque et fiévreuse qu’elle ambi-tionnait, lui arrangea un petit bonheur bien tran-

quille, en la mariant à un riche rentier d’Auteuil, aimable et doux, un peu trop âgé pour elle, et qui n’avait qu’une passion – tout à fait inoffensive et reposante –, l’horticulture. Le brave homme passait son temps, le sécateur à la main, à soigner, élaguer une magnifique collection de rosiers, à chauffer la serre, arroser les corbeilles ; et, ma foi ! vous conviendrez bien que pour un pauvre petit cœur affamé d’idéal il n’y avait pas là une pâture suffi-sante.

les femmes d’artistes

l’artiste doit-il se marier ? a cette question simple, posée dansle prologue, alphonse daudet répond par la négative et leprouve en douze nouvelles peu connues, d’abord parues enrevue en 1873.

Poètes, hommes de théâtre, musiciens, sculpteurs, peintres,obscurs ou célèbres, riches ou fauchés sont appelés à témoigner.les comportements du monde artistique de la fin du siècle sontpassés au crible dans une écriture incisive et drôle qui placerésolument daudet du côté de Zola et de maupassant. la chargeest féroce, le constat sans réplique.

Le lecteur trouvera en fin d’ouvrage (Dossier, p. 139) des éléments surl’auteur et le texte.

Collection dirigée par Sabine Wespieser et Hubert Nyssen

© aCtes sUd, 1997pour la présente édition

isBN 2-7427-1450-2

illustration de couverture :Henri fantin-latour, Un atelier aux Batignolles (détail), 1870

musée d’Orsay, Paris

978-2-330-08269-7

alPHONse daUdet

les femmesd’artistes

Préface et dossierde martine reid

ACTES SUD

XiXe sièCle

série conçue et dirigée par martine reid

PréfaCe

Comment voulez-vous que de pareils livresn’émotionnent pas le public ? Ils sont vivants.Ouvrez-les et vous les sentirez qui palpitentdans vos mains. C’est le monde réel…

ZOla,à propos de daudet,

dans Le Roman expérimental, 1880.

les premières lignes de La Chèvre de monsieur Seguin

sont dans toutes les têtes, et parfois ces mots très simplesde La Dernière Classe : “Vive la france !” Ceux quen’ont pas émus les tribulations du Petit Chose ont savourépêle-mêle, souvent illustrées, les aventures du sous-préfetau champs, du curé de Cucugnan, de la mule du papeou de tartarin, sympathique antihéros originaire detarascon. dans l’imaginaire littéraire de la nation, l’œuvred’alphonse daudet a bien sa place, et non des moindres :place chaleureuse et provençale, ferrailleuse un peu etvolontiers moralisatrice, agréablement désuète aussi pourappartenir le plus généralement aux souvenirs d’enfance.

Pourtant, on le sait, grâce notamment aux travaux deroger ripoll, alphonse daudet n’est pas seulement cet

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auteur régionaliste, cet écrivain pour enfants, dont,après la famille, l’école républicaine a travaillé àimmortaliser le nom à grand renfort de lectures silen-cieuses, dictées et exercices de mémorisation. desAmoureuses, recueil de poèmes au goût du jour datantde 1858, au Trésor d’Arlatan publié en 1897 et qui faitdu midi un portrait singulièrement plus sombre etangoissé que celui des Lettres de mon moulin, s’éla-bore dans l’effort et la persévérance, dans la souffranceaussi (comme vient le rappeler, dans une publicationposthume de 1931, La Doulou), une œuvre généreuse,multiforme, somme toute difficilement classable.

au départ, l’homme a quelque talent, beaucoup depatience, une évidente détermination, qualités quiéchoueront en partage à daniel eyssette, son doubleromanesque. Quand, en novembre 1857, le jeunealphonse daudet arrive à Paris, “grande ville féroce”(on se rappellera le chapitre Xii du Petit Chose), sonchoix est fait. loin de l’école et de tout ce qui la rap-pelle, il veut être écrivain et faire tout ce qu’il faut pourle devenir quand on a peu d’amis, guère de ressources :c’est ainsi qu’il sera, entre autres, attaché au cabinet dupuissant duc de morny, chroniqueur au Figaro du nonmoins puissant Villemessant.

déjà le second empire a atteint son rythme de croi-sière, mélange de conservatisme brutal, d’ultralibéra-lisme et de “corruption décontractée*’’. C’est le temps

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* Jean-marie rouart, Morny, un voluptueux au pouvoir, Gal-limard, 1995, p. 15.

des expositions universelles, c’est aussi celui d’unecensure active et de procès faits à la littérature (lesGoncourt, flaubert, Baudelaire sont traduits en jus-tice). dans ce domaine, le romantisme, ses états d’âme,batailles et manifestes, semblent avoir définitivementcédé la place à une question en apparence plus urgente,celle du vrai. Champfleury le prouve dans une série deromans dont daudet se souviendra* : désormais la litté-rature observe, calque, reproduit. de leur côté, Baude -laire et flaubert l’affirment avec force : l’écrivain doitêtre “un œil”**.

dans ce mouvement esthétique qui, parti d’un Bal-zac récupéré (considéré comme “l’ancêtre”***), vaconduire au naturalisme, dans cette singulière manièrede ne plus voir que le réel et de peser les mots pour ledire au plus juste, au plus près, daudet trouve ce qu’ilcherche. il embrasse la cause réaliste avec application,sans chercher autre chose que l’efficacité apparented’une méthode. réaliste, il ne cessera plus de l’être– c’est d’ailleurs au nom de ce principe bientôt trans-formé en “mouvement” qu’il égratigne, avec d’autres,le Parnasse (son lyrisme froid, ses poses grecques)

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* il y fait allusion dans la nouvelle du présent volume intituléeLa Transtévérine.** flaubert l’écrit à plusieurs reprises dans sa correspon-dance, tant à louise Colet qu’à mlle leroyer de Chantepie(façon pour lui de limiter sa participation à la conditionhumaine à la stricte neutralité de 1’observation). Baudelairede son côté l’affirme dès le Salon de 1846.*** sur l’appropriation de Balzac, et stendhal, par le courantréaliste, voir P. martino, Le Roman réaliste sous le SecondEmpire, slatkine reprints, 1972 [1913], chap. iii, p. 53 sq.

dans Le Parnassiculet contemporain, brochure sati-rique. de son temps, il épouse avec une égale ardeurles enthousiasmes et les inquiétudes. ami de mistral etdes félibres dès les années 1860, il s’attache à la causede la renaissance du midi et y contribue sans douteexemplairement, même s’il n’écrit pas en provençal.Patriote convaincu, il prend l’affrontement franco-prussien comme sujet de nouvelles (ce sont les Contes

du lundi), mais aussi de réflexions : dans les Lettres à

un absent, il raconte l’occupation et dénonce les hor-reurs de la guerre.

sa carrière d’écrivain est marquée de quelques succèsretentissants (Fromont jeune et Risler aîné lui vaut leprix de Jouy attribué par l’académie en 1875), maisaussi de rencontres utiles conduisant à des amitiéssolides. dans la littérature comme institution, réseaud’amis, de connaissances et de relations qui font unauteur, daudet fait lentement mais sûrement son che-min. sa notoriété ne cesse de grandir durant les années1880. il peut voir défiler dans son salon, diligemmentmené par son épouse, Julia allard, l’intelligentsia del’époque : mallarmé et le jeune Proust, l’éditeurarmand Charpentier, edmond de Goncourt, Zola,Heredia, anatole france, loti, leconte de lisle, mir-beau, edouard dujardin et beaucoup d’autres, dontl’explorateur stanley, rodin ou Georges Clemenceau.Quand il meurt à cinquante-sept ans, alphonse daudetest incontestablement cet auteur à l’existence confor-table, à la notoriété assurée que, sorti amer et vindicatifdu collège d’alès, il avait violemment souhaité devenir.

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la dédicace de Jack l’affirme : “Ce livre de pitié, decolère et d’ironie est dédié à Gustave flaubert, monami et mon maître.” le coup de chapeau de 1876 aumaître flaubert et les termes utilisés pour qualifier leroman valent d’être mentionnés. en trois mots, l’écri-vain révèle sa poétique et nuance le projet réaliste. levrai, certes, mais non sans état d’âme ; l’observationsans doute, mais non sans le sentiment, pathos dontdaudet se refuse à faire l’économie. ecrire, c’estprendre parti de quelque manière, et le montrer. C’estdéjà ce qu’affirmait Le Petit Chose, à savoir que l’onpeut peindre la vie, le quotidien dans son déroulementmaussade, mais non sans lui donner les couleurs del’âme : touché ou piqué, plein de pitié ou de colère pource qui l’entoure, daniel eyssette venait aussi crever labaudruche de quelques idéaux dépassés, de quelqueshypocrisies bien-pensantes. sur ce point, daudet pou-vait rêver de rejoindre flaubert, mais ce dernier, quitient depuis longtemps le pathos en horreur absolue (ettout livre où l’auteur n’arrive pas à dissimuler soigneu-sement son sentiment), ne cachera pas, à d’autres, lepeu d’estime dans lequel il tient l’auteur de Jack*.

C’est qu’au fond ce réalisme teinté de sentiment, quidit le monde en prenant chaudement parti, suit davantage

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* “Ne trouvez-vous pas que daudet sacrifie un peu à l’effet,à l’amusette, au chic ? il se tire d’affaire en esquivant le fonddes choses, vous sert des tartines et des descriptions toujoursprévues, est trop prolixe et complaisant pour le lecteur. ilspécule sur la sensibilité des femmes. (…) C’est tout ce que jelui reproche qui fait son succès.” Œuvres complètes, tome XV,Club de l’Honnête Homme, 1975, p. 446, à George sand,3 avril 1876.

la pente mouvementée du naturalisme que les sommetsarides de celui qui a fait de la littérature une manière devivre et de penser radicale, absolue. ses amis, daudetles trouve ailleurs. Zola surtout, méridional comme lui,le soutient et travaille à l’inscrire dans sa vision de la lit-térature. il l’écrit sans détour dans Les Romanciers natu-

ralistes : daudet a bien sa place dans un mouvement quiréunit des auteurs aussi différents que Huysmans ouCéard, Hennique ou maupassant, alexis ou lui-même. ily revient dans Du roman. Pour être romancier, écrit-il,deux qualités sont nécessaires : le sens du réel et uneexpression “personnelle”, c’est-à-dire – et l’affirmationsurprend chez le maître d’un roman qui se veut désor-mais expérimental (comme on le dit des sciences) – lamanifestation d’une qualité singulière de l’âme, d’unsentiment auquel l’écrivain se reconnaît. le roman doitse laisser impressionner par la réalité, et c’est daudetqui, à ce propos, sert à Zola d’exemple : “Un homme estlà, écrit-il, un homme dont on entend battre le cerveau etle cœur à chaque mot. On s’abandonne à lui, parce qu’ildevient le maître des émotions du lecteur, parce qu’il ala force de la réalité et la toute-puissance de l’expressionpersonnelle*.” C’est parce que daudet produit des livres“vivants” dans lesquels la réalité est perçue avec acuitépuis modelée par l’expression propre (et non neutrecomme le souhaite flaubert) qu’il appartient de pleindroit au naturalisme. lu par Zola, daudet est ainsi, onpeut assurément s’en étonner aujourd’hui, le parangond’une nouvelle manière d’être en littérature.

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* Du roman, repris dans Le Roman expérimental, Garnier-flammarion, 1971, p. 221.

Publié en 1874, le recueil de nouvelles Les Femmes

d’artistes pose une question énoncée dès l’ouverturesous le couvert d’une discussion entre amis : l’artistedoit-il se marier ? Oui, dit le poète. Non, dit le peintreson ami qui, bien que marié, regarde son bonheur“comme quelque chose d’anormal, d’exceptionnel”.Pourquoi non ? Pour deux raisons très simples, aussitôtformulées. la première, c’est qu’un artiste marié doitcraindre de “perdre son talent et de l’amoindrir” ; laseconde, c’est qu’à “cet être nerveux, exigeant, impres-sionnable, à cet homme-enfant qu’on appelle un artiste,il faut un type de femme spécial, presque introuvable,et le plus sûr est de ne pas le chercher...”. la premièreraison, on le voit, signale un danger : cette chose fugace,fragile, qu’est le talent risque de s’enliser bientôt dans latranquillité fade d’un ménage (rien de plus nocif à l’ins-piration que l’assurance du lit et de la table). la seconderessortit à une sorte d’éthique élémentaire : puisque l’ar-tiste n’est pas comme tout le monde (il en diffère parnature, c’est un nerveux), mieux vaut qu’il ne rêve pasde trouver l’âme sœur ; cette femme- là, celle qui serait àsa hauteur, n’existe vraisemblablement pas.

Ces propos pourraient faire sourire s’ils n’avaient(encore) largement occupé le discours littéraire de ladeuxième moitié du XiXe siècle. le génie, le talent,pense-t-on, ne peuvent se concevoir que sur le mode del’exceptionnel, du différent. aussi, ce qui peut présenterquelque intérêt pour le tout-venant (mariage et famille)est-il fortement déconseillé à l’artiste. dans ses Conseils

aux jeunes littérateurs datant de 1846, Baudelaire déjàmet en garde : pour les âmes “libres et fières”, deuxtypes de femmes sont seuls possibles, les filles (elles

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font leur métier) ou les femmes bêtes (elles veillent aupot-au-feu*). la putain et la concierge, la grisette et lafille de joie constituent ainsi les bornes, qu’on peut diffi-cilement appeler sentimentales, d’un univers par ailleursoccupé du seul grand projet qui vaille, l’œuvre.

la question semble essentiellement affaire d’énergie :la sexualité est une dépense contre laquelle la morale etle discours religieux ont toujours mis en garde – avantque le discours médical ne prenne le relais. attenduque l’homme ne peut, comme la machine, jouir d’uneénergie sans limite, l’artiste doit choisir, et ce choix n’aqu’une figure, celle du renoncement. l’œuvre commecréation, produit d’un travail et d’une conception, nepeut s’accommoder du mariage (et de la femme, créa-ture essentiellement possessive). le sentiment et soncortège d’émotions fortes engendrent la distraction, lasexualité épuise. l’artiste ne peut servir deux maître(sse)s.Ce lieu commun, avatar ultime, déplacé, laïcisé, d’uncatholicisme qui, longtemps, n’a fait que tolérer lemariage, se retrouve chez la plupart des artistes dutemps. flaubert et sand en dialogue épistolaire dans lesannées 1860 sont formels : “don Juan, écrit sand, nefaisait pas de poèmes, et Byron faisait, dit-on, très mall’amour**.” flaubert quant à lui se vante de vivre“sans femme (petit point assez délicat, mais considé-rable)***” et répète à sa correspondante que Vénus etapollon n’ont jamais pu s’accorder chez lui. discours

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* Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 484.** flaubert-sand, Correspondance, flammarion, 1981, p. 104,30 novembre 1866.*** Correspondance III, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, p. 22,vers le 15 mai 1859.

célibataire qui sera, à l’exception notable de Zola,largement adopté par les écrivains de la génération sui-vante* et que la littérature reprend à son compte,notamment dans trois romans connus.

dans L’Affaire Clemenceau (1866), alexandredumas fils raconte la fascination d’un sculpteur degrand talent pour une de ces femmes fatalementbelles qu’il épouse sans tarder, “acte absurde”. Cette“Galatée vénale**’’ lui fait successivement connaîtreles abîmes de la volupté et les affres de la jalousie : ilfinit par l’assassiner. même scénario, au dénouementprès, dans Manette Salomon (1867) d’edmond etJules de Goncourt où, avant de tomber follementamoureux de la belle manette et, ultime étape de sadéchéance, de l’épouser, le peintre Coriolis avaitpourtant pensé que “la sagesse et la raison étaient dene demander que des satisfactions sensuelles à lafemme, dans des liaisons sans attachement, à part dusérieux de la vie, des affections et des pensées profondes,

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* Voir sur ce point l’excellente étude de J. Borie, Le Céliba-taire français, éd. du sagittaire, 1973. daudet rappelle enouverture que delacroix, habitué de Champrosay où il avait,comme lui, une maison, passait pour le parangon de l’artistecélibataire. On sait que les deux épouses d’ingres, enrevanche, se trouvaient être d’exemplaires maîtresses demaison. Par la suite, le modèle célibataire semble avoir été,pour des raisons diverses, nettement moins systématiquedans le domaine des arts plastiques qu’en littérature.** slatkine, coll. “fleuron”, 1996, p. 221 et 328 respectivement.le médecin de famille conseille par ailleurs au sculpteur,compte tenu de ses activités, “le travail régulier, une nourriturelégère, la distraction et la femme de temps en temps, mais lafemme seulement à l’état hygiénique, sans l’amour” (p. 352).

pour garder, réserver, et donner tout le dévouementintime de sa tête, toute l’immatérialité de son cœur, lefond d’idéal de tout son être, à l’art, à l’art seul*’’.l’idée culmine sans doute dans L’Œuvre (1886) deZola. la rivalité entre une femme et la peinture, lachair et le travail de création, l’art et la vie, s’y affichede manière plus violente encore. Christine a beaufaire jurer à son mari que “la peinture est imbécile”,qu’il brûlera ses tableaux et ne travaillera plus,Claude lantier n’en finit pas moins par se pendre dansson atelier. la “souveraineté farouche**” de la peinture,la liberté radicale qu’exige le projet artistique ontgagné. l’art, dans sa version forte (la peinture, lasculpture, apparemment porteuses d’une demandeplus absolue que la littérature), entend demeurer sanspartage, sans rival.

si elles appartiennent au même champ thématique,les nouvelles de daudet sont pourtant sensiblementplus légères. Pas ici de fougueux élans lyriques, dedrames sans fond, d’apostrophes survoltées à l’art età la Peinture, divinités inclémentes de l’empyréeesthétique. le trait est plus sobre, la réalité dépeinteplus commune, l’ensemble somme toute plus vrai-semblable. le choix de la forme courte y est peut-êtrepour quelque chose, et de même les modèles auxquelsdaudet ne peut manquer de faire penser en dehors desromans de dumas et de Goncourt qui viennent d’être

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* folio, 1996, p. 227.** le livre de Poche, 1996, p 474.

signalés*. il n’empêche que la leçon demeure, l’artistemarié s’est bel et bien trompé. Voyez : parce qu’elle agardé l’âme et les propos d’une demoiselle de comp-toir, mme Heurtebise désespère son poète de mari, etde même, une belle italienne bientôt transformée enmatrone au ton dur, une jeune provinciale qui ne mani-feste aucun goût pour la bohème et la littérature, uneautre qui ne supporte pas que son mari fasse poser desfemmes nues dans son atelier, ou la femme adultèred’un sculpteur qui va entrer à l’académie. la liste estlongue de ces femmes (en autant de types, comme leveut la pratique réaliste) qui n’ont rien compris au talentd’un homme avec lequel elles ont pourtant le privilègede partager le quotidien, c’est-à-dire de voir en chaus-settes et en chemise. toutes, et à l’exception de la canta-trice victime de son talent (Un ménage de chanteurs),

ont d’ailleurs ceci en partage : elles rêvent, obstinément.derrière l’artiste victime, comme fatalement con -

damné à vivre avec une femme qui ne lui convientpas, c’est en réalité la machine matrimoniale que dau-det semble se plaire à pourfendre. rompu au détail“assassin” (visage, costume, intérieur et façons), sou-cieux de varier la manière de raconter (offrant au passagele catalogue formel du réalisme : lettre, correspondance,journal, récit à la première personne, etc.), l’écrivainsait poser un décor en quelques lignes, en quelques

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* On peut évoquer très vite Pierre Grassou et Une filled’Eve de Balzac, dont on sait que l’écrivain était un ferventlecteur, La Toison d’or de Gautier, Scènes de la vie de bohèmede murger, Chien-caillou et Les Aventures de Mlle Mariettede Champfleury.

mots un caractère, une situation. il sait aussi, d’un rien,suggérer le malaise, l’incompréhension, le doute etfaire sentir l’abîme qui soudain sépare des époux hébé-tés. aussi se pourrait-il bien qu’au-delà d’un lieu com-mun concernant le monde artistique, le vrai sujet durecueil, le vrai projet de daudet résident dans l’étude,assurément ironique même si elle ne dépasse pas tou-jours le cliché, d’une mécanique sociale qui s’enraye.disséquée avec art, l’âme humaine sur son versantmatrimonial fait surtout apparaître les méandres deconduites mesquines face auxquelles les douceurs dusentiment ne sont pas promises à résister longtemps.le réel est passé à l’acide, le trait devient caricature, legrotesque n’est jamais loin.

des Femmes d’artistes, maupassant se souviendraexplicitement dans Le Modèle*et fera du mariage unvrai petit théâtre de cruauté. Qu’il s’agisse de celuid’un peintre réduit-il la portée de la démonstration ?On peut penser que non, en frissonner, ou en rire.

martiNe reid

* Voir, infra, p. 131 et sq.