Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

663

Transcript of Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Page 1: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com
Page 2: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Eugène Sue

LES ENFANTS DEL’AMOUR

1850

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

Page 3: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

PROLOGUE

I

Vers les premiers jours du mois d’avril1816, par un beau jour de soleil printanier, leboulevard de Gand, à cette époque fort à lamode à Paris, était encombré de promeneurscirculant entre deux rangs de personnes as-sises ; çà et là, dans la foule, on remarquaitdes uniformes étrangers, l’armée alliée occu-pant encore la France.

Parmi les personnes assises au coin du bou-levard et de la rue Taitbout, à l’angle de laquelleest le café Tortoni, alors le rendez-vous habitueldes anciens volontaires royaux et d’un grandnombre d’officiers prussiens et autrichiens

Page 4: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

d’un grade élevé, se trouvaient, sur des chaisesvoisines l’une de l’autre, deux femmes accom-pagnées de leur mari ; elles ne se connaissaientpas ; l’une d’elles avait à ses côtés son fils,enfant de quatre ans d’une figure charmante.Cette jeune femme, blonde et remarquable-ment jolie, s’appelait madame Delmare ; elleétait coiffée, comme on disait alors, à l’an-glaise, et mise avec une extrême élégance.

M. Delmare, son mari, homme d’un âgemur, d’une épaisse et forte stature, portait desbesicles d’or ; ses traits, d’une douceur, d’unebonhomie candide, avaient une expression dequiétude et de félicité parfaites ; il venait deprendre sur ses genoux l’enfant dont nousavons parlé, le couvait des yeux, et paraissaiten adoration devant lui ; le petit garçon tenaitde chaque main un de ces drapeaux de papierblanc fleurdelisés que l’on vendait alors surles boulevards, tandis que, sur une chaise voi-sine, se voyaient plusieurs autres jouets ache-tés pour lui durant la promenade : ses

Les Enfants de l'amour 4/663

Page 5: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

moindres caprices étaient des ordres pour sonpère, M. Delmare.

Soudain ce dernier, se penchant vers safemme, lui dit à demi-voix d’un air enchanté :— Anna… Anna… as-tu entendu ?

— Quoi, mon ami ?

— Cette dame… qui est à côté de nous, àgauche…

— Cette dame en chapeau bleu ?… – repritmadame Delmare en s’avançant un peu pourregarder sa voisine ; – elle est jolie comme unange, quoique un peu pâle… je l’avais déjà re-marquée.

— Eh bien ! ma chère Anna, la dame auchapeau bleu est aussi spirituelle qu’elle est jo-lie…

— Comment le sais-tu, mon ami ?

— Elle vient de dire à son mari, en lui mon-trant notre petit Adalbert : « Mon Dieu !…

Les Enfants de l'amour 5/663

Page 6: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

voyez donc le délicieux enfant avec ses che-veux blonds… »

— Je conçois, mon ami, que tu trouves celatrès spirituel, – répondit en souriant madameDelmare ; – mais, sans aller aussi loin que toidans l’élan de ma reconnaissance, je diraiqu’en trouvant Adalbert charmant, la dame auchapeau bleu… fait preuve de très bon goût.

M. Delmare, pressant alors entre ses mainsla tête blonde de l’enfant, l’embrassa tendre-ment et lui dit tout bas : — As-tu entendu cettebelle dame assise à côté de nous ? elle tetrouve charmant.

— Mon ami, – reprit la jeune femme à sonmari avec un accent de doux reproche, – vrai-ment tu gâtes trop Adalbert.

— Le gâter ! – reprit M. Delmare. – Allonsdonc… jamais je ne le gâterai assez pour lebonheur qu’il me donne… bonheur encoredoublé par les angoisses que m’a causées sanaissance… pauvre amour !… Sais-tu, Anna,

Les Enfants de l'amour 6/663

Page 7: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

que sur cent enfants qui, comme lui, viennenttrop tôt dans ce monde, les chers petits impa-tients, il n’y en a pas dix qui survivent… tandisque lui, je te le demande, hein ? est-il fort ! est-il vermeil ! est-il beau !

Et M. Delmare, dans son enthousiasme pa-ternel, couvrant de nouveau son fils de ca-resses, ne remarquait pas la rougeur et l’em-barras momentanés de sa femme ; il repritdonc avec un accent de bonheur ineffable :— Que veux-tu que je te dise, Anna ! Eh bien !oui, je suis fou, idolâtre de mon fils, il faut enprendre ton parti… Et puis, – ajouta M. Del-mare en regardant sa femme avec une expres-sion si tendre, si douce, si aimante, qu’elle don-na du charme à sa physionomie jusqu’alors in-signifiante, – tu as un excellent moyen dem’empêcher de ne songer qu’à gâter ce cherenfant.

— Cela me paraît difficile, – répondit lajeune femme en souriant, – mais enfin… monami, voyons ce moyen.

Les Enfants de l'amour 7/663

Page 8: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

M. Delmare, se penchant à l’oreille de safemme, lui dit tout bas, avec un accent d’amourpassionné : — Donne-moi un autre petitange… et Adalbert ne sera plus le seul que jegâterai… je partagerai mon idolâtrie.

Madame Delmare baissa les yeux, rougitde nouveau et resta quelques moments silen-cieuse, pendant que son mari la regardait d’unair conquérant.

Tandis que cette petite scène d’intimitéconjugale se passait, la dame au chapeau bleu,après s’être extasiée sur la délicieuse figurede l’enfant de madame Delmare, était retom-bée dans une sorte de triste rêverie, dont nepouvaient la tirer les empressements marquésde M. de Bourgueil, son mari, jeune homme devingt-cinq ans environ, brun, grand, d’un exté-rieur distingué, d’une figure agréable, quoiqueses lèvres minces et pincées, son regard un peucouvert, donnassent parfois à son coup d’œilet à son sourire quelque chose de faux et decontraint.

Les Enfants de l'amour 8/663

Page 9: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Sa femme, nous l’avons dit, était d’unebeauté remarquable ; d’épais bandeaux de che-veux châtains encadraient son pâle et doux vi-sage d’une angélique pureté ; pensive et mé-lancolique, elle répondait avec distraction oupar monosyllabes à son mari ; après être restéeassez longtemps silencieuse, elle avait, on lesait, remarqué la jolie figure de l’enfant de ma-dame Delmare, et dit à M. de Bourgueil :— Quelle délicieuse figure d’enfant !

— En effet, il est charmant, et son père ledévore de caresses, – avait réponduM. de Bourgueil.

Et bientôt, ne pouvant étouffer un soupirpénible, et cherchant le regard de sa femme,il ajouta tout bas : — Il couvre un fils de ca-resses… Il est bien heureux, cet homme-là !

Mais madame de Bourgueil, retombée danssa rêverie, ne répondit ni au regard ni aux pa-roles de son mari ; celui-ci, dans son dépit, lui

Les Enfants de l'amour 9/663

Page 10: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

dit à mi-voix, en lui touchant légèrement lecoude : — Mais, Julie… je vous parle…

— Pardon, mon ami, – reprit la jeunefemme presque en sursaut, – que me disiez-vous ?

— En vérité, vous devenez d’une distrac-tion, d’une taciturnité inconcevables… Je vousai proposé cette promenade, croyant vous êtreagréable, et c’est à peine si je puis tirer deuxmots de vous.

— Il faut m’excuser, mon ami ; je suis, vousle savez, depuis quelque temps assez souf-frante ; pardonnez-moi donc de ne vous avoirpas répondu… Vous me disiez, je crois…

— Je vous disais… que ce monsieur, dontvous trouvez le petit garçon si joli, est un heu-reux père…

— Il doit l’être avec un pareil enfant.

— Et c’est un bonheur… que je ne seraiprobablement jamais appelé à connaître, moi !

Les Enfants de l'amour 10/663

Page 11: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

– reprit M. de Bourgueil avec amertume. – De-puis un an… je vous inspire… tant d’éloigne-ment !

— Monsieur, de grâce… – répondit ma-dame de Bourgueil à demi-voix et avec embar-ras, craignant que ses voisins n’entendissentcet entretien ; – de grâce… pas un mot deplus…

— Est-ce ma faute, à moi, – repritM. de Bourgueil à voix plus basse, mais avecun redoublement d’amertume, – est-ce mafaute si la vue d’un bonheur que j’envie, que jene connaîtrai jamais, peut-être… m’arrache ducœur une plainte involontaire ?

Madame de Bourgueil implorait de nouveauson mari du regard pour le supplier de mettreun terme à cette conversation, dont elle parais-sait péniblement affectée, lorsque l’enfant deM. Delmare, instruit par celui-ci que la dameau chapeau bleu le trouvait charmant, quittales genoux de son père après quelques mo-

Les Enfants de l'amour 11/663

Page 12: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ments de réflexion, et, s’approchant de ma-dame de Bourgueil, lui dit : — Madame… papam’a dit tout à l’heure que vous me trouviezcharmant… Cela m’a fait bien plaisir ; aussije veux vous donner un de mes drapeaux…Tenez, – ajouta l’enfant en offrant à la jeunefemme ses deux petits drapeaux, – choisissezle plus joli, madame…

M. Delmare avait suivi de l’œil et del’oreille la démarche de son fils ; aussi, se re-tournant vers sa femme d’un air à la fois ébahiet triomphant, il s’écria : — Anna… l’entends-tu ! à son âge ! à quatre ans ! ! trouver celade lui-même ! C’est… c’est inouï… c’est admi-rable !

— Madame, – dit madame Delmare en selevant aussitôt de sa chaise et s’approchant demadame de Bourgueil, qui, touchée de la gen-tillesse de l’enfant, l’avait pris sur ses genouxpour l’embrasser, – je vous demande mille par-dons de l’indiscrétion de mon fils.

Les Enfants de l'amour 12/663

Page 13: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je suis, au contraire, madame, très heu-reuse qu’il m’ait entendue, – répondit gracieu-sement madame de Bourgueil, – et, vous levoyez, je suis récompensée de m’être montréesi sincère… j’y gagne ce joli drapeau…

M. Delmare, retournant aussitôt sa chaisedu côté de madame de Bourgueil, lui dit avecune bonhomie pleine de franchise : — Ma foi !madame, je ne suis pas si modeste que mafemme, moi, et j’accepte avec joie, avec recon-naissance, tout ce que vous voudrez bien dired’aimable sur mon petit Adalbert.

Ce nom d’Adalbert n’est pas un de ces nomscommuns, si constamment prodigués qu’ils nefrappent pas lorsqu’on les entend prononcer ;aussi madame de Bourgueil ne put s’empêcherde tressaillir imperceptiblement à ce nomd’Adalbert ; une faible rougeur colora un ins-tant son pâle visage, et un sourire douloureuxeffleura ses lèvres ; cette émotion fugitive pas-sa inaperçue, et madame de Bourgueil reprit ens’adressant à M. Delmare, dont elle tenait tou-

Les Enfants de l'amour 13/663

Page 14: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

jours le fils sur ses genoux : — Vous avez rai-son, monsieur, de ne pas être modeste ; un siaimable enfant donne le droit d’être fier.

M. de Bourgueil, se mêlant alors à l’entre-tien, dit obligeamment à madame Delmare,dont la grâce, la distinction annonçaient unefemme de très bonne compagnie, et qui s’étaitassise sur une chaise vacante auprès de cellede madame de Bourgueil : — Madame, je mepermettrai de vous avouer que je suis très ja-loux du cadeau que ce joli enfant vient de faireà ma femme. J’ai pensé comme elle… je mériteautant qu’elle.

— Alors, monsieur, – reprit gravement lepetit Adalbert, ne perdant rien de ces pa-roles, – je vous donne mon autre drapeau.

Et, toujours assis sur les genoux de ma-dame de Bourgueil, l’enfant offrit son autrejouet au mari de la jeune femme. Celle-ci por-tait au corsage de sa robe une de ces petitesépingles napolitaines, en corail sculpté, repré-

Les Enfants de l'amour 14/663

Page 15: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sentant une main fermée l’index étendu, sortede préservatif contre le mauvais sort, disent lesItaliens. Adalbert, trouvant ce petit bijou deson goût, dit à madame de Bourgueil, en véri-table enfant gâté :

— Madame, je vous ai donné mon drapeau,vous me donnerez votre belle épingle, n’est-cepas ?

Et, sans attendre que sa demande fûtagréée, il enleva lestement l’épingle du corsagede la jeune femme.

M. Delmare, dans son engouement pater-nel, trouva le trait fort plaisant et se prit à rireaux éclats, tandis que sa femme, très visible-ment contrariée de l’indiscrétion de l’enfant,dit à madame de Bourgueil : — En vérité, ma-dame, je suis confuse de cette espièglerie, dontje vous demande mille pardons.

Et, s’adressant à son fils d’un air sévère, elleajouta : — Il faut rendre cette épingle à ma-

Les Enfants de l'amour 15/663

Page 16: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

dame, mon enfant ; ce que vous avez fait là estfort mal.

— Mais non, madame, – répondit en sou-riant madame de Bourgueil, touchée de l’em-barras de la jeune mère, – l’échange est fait…Je garde le drapeau.

— Ces épingles défendent, dit-on, contre lemauvais sort, – ajouta M. de Bourgueil ; – il fautau contraire que ce cher enfant la garde.

Madame Delmare et son mari, touchés dela parfaite bonne grâce de leurs voisins, vou-lurent néanmoins restituer l’épingle ; maisAdalbert serra le bijou dans sa main, criant detoutes ses forces que la jolie dame le lui avaitdonné et qu’il le garderait.

Ce débat commença d’attirer l’attention despersonnes assises sur les chaises voisines.M. Delmare dit à demi-voix à M. de Bourgueil :— Soyez assez bon, monsieur, pour me donnervotre adresse… afin que demain je puisse avoirl’honneur de vous reporter cette épingle, et

Les Enfants de l'amour 16/663

Page 17: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

de vous réitérer mes excuses et celles de mafemme.

— Non, non, monsieur, – reprit M. de Bour-gueil, – cette épingle n’a aucune valeur ; noussommes très heureux qu’elle plaise à ce char-mant enfant…

— En tout cas, monsieur, – reprit M. Del-mare, – permettez-moi d’insister pour avoirvotre adresse, afin que ma femme et moi nouspuissions du moins aller vous remercier.

M. de Bourgueil, cédant à ces instances,prit une carte dans sa poche, la remit à M. Del-mare en lui disant poliment : — Quoiqu’il n’yait en vérité, monsieur, nullement lieu à desremerciements de votre part pour si peu dechose, madame de Bourgueil et moi nous se-rons très heureux d’avoir l’honneur de vous re-cevoir.

M. Delmare venait de serrer la carte dansson gilet, lorsqu’il entendit sa femme dire à de-mi-voix à madame de Bourgueil, auprès de qui

Les Enfants de l'amour 17/663

Page 18: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

elle était assise : — Mon Dieu, madame, regar-dez donc la belle créature !

— Quelle figure caractérisée ! – réponditmadame de Bourgueil ; – elle doit être italienneou espagnole.

M. Delmare, entendant ces paroles, leva lesyeux, et vit debout, à peu de distance et en facede lui, une grande jeune femme misérablementvêtue. Elle portait sur son bras droit un enfantau maillot, enveloppé de haillons ; de sa maingauche elle tenait plusieurs petits bouquets deviolettes qu’elle offrait aux promeneurs.

Ainsi que l’avait fait observer madame deBourgueil, la bouquetière offrait le type achevéde la beauté méridionale : elle était grande,svelte, et, sous les plis disgracieux de sa mau-vaise robe de toile, on devinait une taille ac-complie ; son mouchoir rouge, noué en mar-motte, laissait apercevoir deux bandeaux decheveux d’un noir bleu comme le noir de seslongs sourcils ; ses traits, amaigris par la mi-

Les Enfants de l'amour 18/663

Page 19: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sère, mais d’une beauté rare, semblaient doréspar les rayons du soleil du Midi ; sa boucheavait une expression de fierté douloureuse ;son regard, tantôt fixe, tantôt distrait, donnaitune expression étrange à ses grands yeuxnoirs. Elle resta quelques instants immobiledevant les deux jeunes femmes, tenant son en-fant sur un bras ; puis elle leur offrit ses bou-quets de violettes sans prononcer une parole,comme si elle eût obéi à un mouvement machi-nal pendant que son esprit était ailleurs.

— Pauvre femme !… elle a l’air presqueégaré, – dit tout bas madame Delmare à ma-dame de Bourgueil.

— Le chagrin peut-être, – répondit celle-ci ; – elle paraît être dans une grande misère.

La bouquetière continuait d’offrir ses vio-lettes sans prononcer une parole. M. Delmareavança le bras, prit quatre bouquets, et,fouillant dans sa poche, dit à la marchande :— Combien ces quatre bouquets ?

Les Enfants de l'amour 19/663

Page 20: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Elle ne parut pas l’entendre et continua deregarder autour d’elle d’un air presque hagard.

— Eh ! la marchande, – reprit M. Delmared’une voix plus haute et lui touchant le bras, –je vous demande combien ces bouquets ?

— Qué voudrez, – répondit-elle avec un ac-cent italien très prononcé, en regardant à peineM. Delmare.

Celui-ci, n’ayant pas compris le qué voudrezde la bouquetière, dit à sa femme : — As-tu en-tendu, chère Anna ?

— Cette pauvre femme veut dire, sansdoute, que vous lui donniez ce que vous vou-drez, mon ami, – reprit madame Delmare ; –soyez généreux, la pauvre créature semblebien malheureuse…

— Tu sais, chère Anna, que tout ce que tudésires… est fait, – dit à demi-voix M. Delmareà sa femme.

Les Enfants de l'amour 20/663

Page 21: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et tirant de sa poche une pièce de cinqfrancs, il allait la donner à la bouquetière,lorsque se ravisant, et voyant son fils qui, de-bout et un peu en avant des deux jeunesfemmes, regardait avec la curiosité de son âgela marchande de bouquets, il appela l’enfant enlui disant : — Adalbert !

À ce nom, qui avait déjà paru frapper ma-dame de Bourgueil, la bouquetière sortit de sadistraction et regarda autour d’elle d’un air in-quiet.

L’enfant n’ayant pas tout de suite réponduà l’appel de son père, celui-ci reprit : — Tu nem’entends donc pas, Adalbert ?… Adalbert ?

La bouquetière, à ce nom répété coup surcoup, frémit de tout son corps ; ses traitsprirent une indéfinissable expression d’an-goisse et d’alarme, on eût dit que ce nom re-tentissait dans son cœur d’une manière déchi-rante ; aussi, fronçant ses noirs sourcils, elles’écria vivement, en regardant M. Delmare

Les Enfants de l'amour 21/663

Page 22: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

presque avec égarement : — Adalbert… Pour-quoi Adalbert ?…

— Mais, ma pauvre femme, – réponditM. Delmare fort surpris, – Adalbert… c’estmon fils, et je l’appelle pour lui remettre cettepièce de cinq francs afin qu’il vous la donne…

Puis, se penchant à l’oreille de M. de Bour-gueil, il ajouta : — Décidément, la malheu-reuse est à moitié folle.

— J’en ai grand’peur, – reprit M. de Bour-gueil avec un accent de commisération.

L’enfant s’étant enfin rendu à la voix de sonpère, celui-ci lui donna les cinq francs, qu’il al-la tout fier remettre à la bouquetière.

La pauvre créature reçut machinalementl’argent, et, silencieuse, contempla pendantquelques instants le petit Adalbert avec un re-gard étrange… presque jaloux.

Les Enfants de l'amour 22/663

Page 23: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

M. Delmare et M. de Bourgueil, se tenantalors debout derrière les chaises de leursfemmes, ne pouvaient remarquer leurs traits.

Toutes deux, simultanément frappées del’émotion pénible que le nom d’Adalbert pa-raissait causer à la bouquetière, avaient beau-coup rougi, baissé les yeux et détourné la tête,tâchant d’éviter mutuellement leurs regards,comme si chacune eût voulu cacher à l’autreson embarras ; toutes deux essayèrent pour-tant de jeter un coup d’œil furtif sur cette mar-chande de bouquets, si belle et si misérable,que le nom d’Adalbert semblait douloureuse-ment troubler…

À ce moment, trois voitures élégamment at-telées s’étant successivement arrêtées devantle perron du café Tortoni, il se fit dans la fouledes promeneurs dont le boulevard était en-combré une sorte de tumulte : on eût dit qu’ils’agissait d’un spectacle imprévu… extraordi-naire.

Les Enfants de l'amour 23/663

Page 24: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

II

Une sorte de tumulte mêlé de clameurs etd’éclats de rire, s’élevant parmi les promeneursdu boulevard de Gand, avait donc accueilli l’ar-rivée de trois voitures élégamment attelées ;elles venaient de s’arrêter à l’angle de la rueTaitbout et du boulevard, en face du café Tor-toni, non loin de l’endroit où madame Delmareet madame de Bourgueil se tenaient assises.

La foule devint bientôt si compacte autourdes deux jeunes femmes, qu’elles furent, ainsique leurs maris et la bouquetière elle-même,tellement enserrées de tous côtés, qu’elles setrouvèrent très heureuses d’être garanties parleurs chaises contre ce flot de curieux toujourscroissant.

Au milieu de ceux-ci était un homme jeuneencore, de grande taille, d’une figure à la foismélancolique et austère, à laquelle de longuesmoustaches et une impériale donnaient un ca-

Les Enfants de l'amour 24/663

Page 25: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ractère militaire ; un col noir, une longue re-dingote bleue, boutonnée jusqu’en haut, et or-née de la rosette d’officier de la Légion d’hon-neur, donnaient à cet homme tous les dehorsd’un officier à demi-solde, d’un brigand de laLoire, comme les royalistes disaient alors. Arri-vant de voyage, il avait à la main un petit por-temanteau de cavalerie en drap rouge, et pa-raissait contrarié d’être arrêté en chemin parce rassemblement inattendu.

Cependant, entendant les éclats de rire etles clameurs redoubler à la porte du café Tor-toni, le major MAURICE (c’était son nom) par-tagea bientôt la curiosité générale, et resta toutproche des deux jeunes femmes et de la bou-quetière ; celle-ci, ayant même été assez vio-lemment heurtée par la brusque pression dela foule, le major Maurice eut pitié de cettepauvre femme tenant dans ses bras son enfant,qu’elle tâchait de préserver, et lui dit avec bon-té :

Les Enfants de l'amour 25/663

Page 26: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Tenez-vous là !… devant moi… jusqu’àce que ce rassemblement soit dissipé ; vous neserez pas bousculée, et il n’arrivera rien à votreenfant…

La bouquetière remercia l’officier d’un re-gard reconnaissant ; un nouveau mouvementde la foule ayant eu lieu, le major Maurice seretourna et regarda si sévèrement les curieuximpatients de se glisser au premier rang, que labouquetière et son enfant ne furent pas expo-sés à d’autres chocs.

M. Delmare, à la prière de sa femme, montasur une chaise, ainsi que M. de Bourgueil, afinde voir au-dessus de la foule et d’apprendre en-fin la cause de ce singulier tumulte.

Soudain, M. Delmare partit d’un grandéclat de rire, et dit :

— Ah ! ah ! ah ! la bonne plaisanterie !

— C’est, en effet, très comique, – ajoutaM. de Bourgueil, en partageant l’hilarité de sonvoisin.

Les Enfants de l'amour 26/663

Page 27: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Faites-nous donc au moins part de ceque vous voyez, messieurs, – dit madame Del-mare.

— Deux jeunes gens, de très bonne mine,ma foi… et portant moustache, viennent dedescendre d’une de ces voitures, – réponditM. Delmare ; – ils sont poudrés et coiffés à l’oi-seau royal, ils ont des habits bourgeois avecdes épaulettes, des culottes courtes, des baschinés… des épées en travers, et des cocardesblanches grandes comme des assiettes…

— Véritable costume d’émigrés, de volti-geurs de Louis XIV, comme on dit, – repritM. de Bourgueil, en riant plus fort.

— Bon ! voici qui est mieux, – ajoutaM. Delmare redoublant d’hilarité, – un grand etgros homme qui a près de six pieds, et desmoustaches rousses longues d’une aune, des-cend de la seconde voiture, habillé comme lesautres en voltigeur de Louis XIV… seulement aulieu d’épée… Ah ! ah ! ah ! mon Dieu que c’est

Les Enfants de l'amour 27/663

Page 28: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

drôle ! il porte une broche de cuisine avec unedragonne…

— Ah ! ah ! voyez donc, – repritM. de Bourgueil, – il a une grand’croix deSaint-Louis en fer-blanc attachée par derrièreentre les deux boutons de la taille de son habit.

— C’est, ma foi, vrai ! – dit M. Delmare, –je viens de la voir, cette croix, au momentoù il faisait une pirouette en prenant des airsde marquis… Ah ! ah ! mon Dieu, quel drôlede gros homme !… Entendez-vous, mesdames,les éclats de rire, les applaudissements ?

— Mais que signifie cette mascarade ? – de-manda madame Delmare, aussi surprise quel’autre jeune femme.

— Le carnaval est terminé depuis long-temps, – ajouta madame de Bourgueil.

— Je comprends tout maintenant ! – s’écriaM. Delmare en se frappant le front. – Le caféTortoni est le rendez-vous habituel des anciens

Les Enfants de l'amour 28/663

Page 29: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

volontaires royaux, de beaucoup d’officiersétrangers…

— Et ces jeunes gens, – ajouta M. de Bour-gueil, – qu’il est facile de reconnaître à leursfigures militaires pour d’anciens officiers del’empire, auront, par dérision et par bravade,pris le costume d’émigré(1).

— Quelle folie ! – dit madame Delmare ensouriant.

— Malheureusement, cette folie pourraitamener une querelle, – reprit madame deBourgueil, – si le café Tortoni est, comme ledisent ces messieurs, le rendez-vous habitueldes anciens volontaires royaux.

— Vous avez raison, madame, – dit l’autrejeune femme ; – ces volontaires pourraientprendre très au sérieux la plaisanterie de cesofficiers de l’empire.

— Et la prendre d’autant plus au sérieux,ma chère Anna, – reprit M. Delmare, – que,parmi ces ex-volontaires royaux habitués de

Les Enfants de l'amour 29/663

Page 30: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Tortoni, il y a, dit-on, deux ou trois duellistestrès redoutés. Il se pourrait donc qu’après toutcette bouffonnerie se terminât par quelquemort, et, je l’avoue, ce serait moins gai que lecommencement.

— Ah ! – dit madame Delmare, – ce seraithorrible !

— Espérons, – reprit madame de Bour-gueil, – que les choses n’iront pas si loin.

— Oh ! oh ! – dit M. Delmare, toujours de-bout sur sa chaise, – voici la dernière voiture…Aux derniers les bons, sans doute.

— Diable ! cela va se gâter, – repritM. de Bourgueil. – Déjà plusieurs officiersétrangers et quelques habitués de Tortoni sontsortis sur le perron du café, sans doute pour re-cevoir peu courtoisement les prétendus volti-geurs.

— Mais ceux-ci paraissent attendre leursamis de la dernière voiture, – ajouta M. Del-mare. – Ah ! voilà le fameux Lostange… un an-

Les Enfants de l'amour 30/663

Page 31: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

cien volontaire royal ; il sort aussi du café.C’est un de ces fameux duellistes dont je par-lais tout à l’heure. On me l’a fait voir il y aquelques jours.

— Où cela ? où est-il ? – demandaM. de Bourgueil.

— Tenez, celui qui vient de descendre lapremière marche du perron là-bas, ce grandblond qui tient une badine. Voilà un gaillardque je n’aimerais pas, je l’avoue, regarder entreles deux yeux, – dit naïvement M. Delmare, –car je ne suis pas duelliste, moi, diantre ! s’enfaut !

— Ah ! vraiment, c’est là ce fameux Los-tange ! – reprit M. de Bourgueil ; – je leconnais de réputation… Triste réputation ! Ilest, dit-on, à son quinzième duel et à son neu-vième mort… Plus de moitié… c’est joli.

— Ah ! l’homme affreux ! – s’écria madameDelmare presque avec effroi.

Les Enfants de l'amour 31/663

Page 32: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Avoir neuf morts à se reprocher, c’esthorrible ! – reprit madame de Bourgueil.

Et s’adressant à madame Delmare avec in-quiétude : — Mais, madame, entre de tels ad-versaires, cette plaisanterie va peut-être avoirdes suites effrayantes !

— Je vous avoue, madame, que, malgrémoi, j’ai le cœur cruellement serré.

— Ah ! mon Dieu ! – s’écria tout à coupM. de Bourgueil avec une expression de vivesurprise et d’anxiété, – c’est lui ! c’est bienlui !… Il vient de descendre de la dernière voi-ture.

— De qui parlez-vous, mon ami ? – lui de-manda sa femme.

Mais M. de Bourgueil ne répondit pas et pa-rut de plus en plus alarmé. Il continua : — Levoici qui passe le premier des six jeunes genstravestis en voltigeurs… Il monte le perron…Il va se trouver face à face avec le terrible Los-tange !

Les Enfants de l'amour 32/663

Page 33: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Encore une fois, mon ami, – reprit ma-dame de Bourgueil, de qui parlez-vous donc ?

— M. de Bourgueil parle d’un grand jeunehomme à moustaches noires… charmante fi-gure, ma foi, malgré sa grotesque coiffure àl’oiseau royal, – répondit M. Delmare à ma-dame de Bourgueil. – Le voilà en haut du per-ron.

— Lostange le toise et l’arrête ! – s’écriaM. de Bourgueil avec effroi.

— Ils échangent vivement quelques pa-roles, – ajouta M. Delmare, – pendant que legros et grand homme à moustaches rousses,qui a une broche pour épée, continue ses pi-rouettes de marquis en regardant sous le nezun officier autrichien… Hum !… hum ! Décidé-ment, ça va se gâter et devenir du vilain !

— Ah ! – s’écria M. de Bourgueil avec un re-doublement d’anxiété, – il vient de briser endeux la badine que Lostange agitait imperti-nemment en lui parlant. Les voilà qui entrent

Les Enfants de l'amour 33/663

Page 34: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tous dans le café… Plus de doute, il va sebattre avec Lostange. Il est perdu… – ajoutaM. de Bourgueil en descendant de sa chaise, –il est mort…

— Mais, monsieur, – dit M. Delmare endescendant aussi de sa chaise, – quel est doncce jeune homme… à qui vous vous intéressezet pour qui vous craignez un si déplorablesort ?

— Un de mes bons amis, – répondit triste-ment M. de Bourgueil, – le colonel ROLAND…

— Comment, – dit vivement M. Delmare, –ce grand beau jeune homme que nous venonsde voir là… c’est ce fameux colonel Roland quia fait, dit-on, à Waterloo, des prodiges d’hé-roïsme à la tête de son régiment de hussards ?

— C’est lui-même, monsieur, – repritM. de Bourgueil avec une anxiété crois-sante ; – oui, c’est le colonel Roland… une desdernières et des plus jeunes gloires de l’em-pire… un des hommes les plus aimables, les

Les Enfants de l'amour 34/663

Page 35: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

plus spirituels que je connaisse, et ce soir,peut-être, il sera tué par Lostange ; car per-sonne, dit-on, n’est, à l’épée, de la force de cespadassin.

De même que, quelques moments aupara-vant, madame Delmare, madame de Bourgueilet la bouquetière avaient paru vivement im-pressionnées au nom d’Adalbert, le nom du co-lonel ROLAND, et surtout l’annonce du dangerqu’il allait courir, produisit encore des effets si-multanés et divers, non-seulement sur les troisjeunes femmes, mais encore sur le major Mau-rice. Il ne s’était pas éloigné de la bouquetière,qu’il continuait de protéger, et avait, ainsiqu’elle, entendu le récit de ce qui venait de sepasser sur le perron du café Tortoni.

Madame Delmare, au nom du colonel Ro-land, au mot de duel, avait pâli, rabaissé sonvoile sur son visage, afin de cacher son trouble,et serré contre elle son enfant avec un mouve-ment presque convulsif.

Les Enfants de l'amour 35/663

Page 36: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Madame de Bourgueil, dans un premierélan d’épouvante insensée, s’était brusquementà demi levée, comme si elle avait pu allerconjurer le péril dont était menacé le colonelRoland ; puis, ayant réfléchi, elle était retom-bée sur sa chaise, saisie d’un tremblement ner-veux si violent que ses dents se heurtaient lesunes contre les autres ; aussi, pour comprimerce spasme qui l’eût trahie, elle fut obligée demordre son mouchoir en baissant la tête sur sapoitrine.

La bouquetière, dès qu’elle eut compris quele colonel Roland courait un danger de mort,devint presque effrayante de douleur, de colèreet d’audace : ses grands yeux noirs étince-lèrent, et, s’adressant au major Maurice, quil’avait jusqu’alors protégée, elle lui dit en luitendant son enfant : — Vous êtes bon… Gar-dez-le… Je vais là.

Et, d’un mouvement de tête, elle montra lecafé Tortoni.

Les Enfants de l'amour 36/663

Page 37: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Le major Maurice, à cet instant, se disposaitlui-même à percer énergiquement la foule, carsa figure mâle et triste avait aussi pris uneexpression d’anxiété en entendant prononcerle nom du colonel Roland et raconter les dif-férentes péripéties de l’arrivée des prétendusvoltigeurs de Louis XIV au café Tortoni ; le ma-jor fut donc très surpris de la demande de labouquetière, qu’il crut folle, tant sa physiono-mie et son agitation étaient étranges ; aussi luidit-il en haussant les épaules : — Restez là…Je ne peux pas me charger de votre enfant.

Et il fit quelques pas en avant pour traver-ser la foule et aller au café Tortoni rejoindreses frères d’armes, s’éloignant ainsi de mes-dames Delmare et de Bourgueil, trop cruelle-ment absorbées pour remarquer ce qui venaitde se passer entre le major Maurice et la bou-quetière.

Mais celle-ci, marchant sur les pas de l’of-ficier, le rejoignit, et, se cramponnant à sonbras, lui dit d’une voix haletante et avec son

Les Enfants de l'amour 37/663

Page 38: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

accent italien : — On veut le tuer… Gardezmon enfant… Je défendrai… je défendrai…

Mais cette créature énergique et passion-née, ne pouvant résister à la violence de sesémotions, balbutia encore quelques paroles enitalien d’un air égaré ; puis, sa voix expirantsur ses lèvres, elle poussa un cri étouffé. Lemajor Maurice sentit son bras serré commedans un étau, se retourna vivement et assez àtemps pour soutenir la bouquetière, qui, per-dant connaissance, s’affaissait sur elle-même.

Le major Maurice était humain ; il avait dé-jà eu pitié de cette malheureuse femme : il nevoulut pas l’abandonner en une si triste occur-rence. La foule devenant un peu moins com-pacte, il réclama l’assistance de quelques per-sonnes apitoyées comme lui, et, avec leur aide,il chercha un endroit où l’on pourrait donnerles premiers secours à la pauvre bouquetière.

Les Enfants de l'amour 38/663

Page 39: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

III

Pendant que le major Maurice prenait ainsipitié de la bouquetière, la foule des curieux ras-semblés sur le boulevard, commençant à com-prendre que l’issue du travestissement des of-ficiers de l’empire pouvait avoir des suites tra-giques, attendait avec un redoublement de cu-riosité leur sortie du café Tortoni, où ils étaiententrés depuis quelques minutes.

Mesdames Delmare et de Bourgueil, domi-nant leur première angoisse, étaient parvenuesà cacher en partie leur trouble à leurs maris,très peu surpris, d’ailleurs, de voir des femmesalarmées à la pensée de duels meurtriers ; puisenfin, M. de Bourgueil, recevant journellementchez lui le colonel Roland, s’expliquait naturel-lement les inquiétudes de sa femme pour leurami commun. Aussi lui dit-il, afin de la ras-surer : — Je suis peut-être allé trop loin dansmes craintes pour notre ami, ma chère Julie.Ce Lostange est, dit-on, le plus redoutable des

Les Enfants de l'amour 39/663

Page 40: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

duellistes, mais le colonel Roland est l’intrépi-dité même, et, comme militaire, il doit savoirparfaitement tirer l’épée.

— Malheureusement, il n’en est pas tou-jours ainsi, – reprit M. Delmare. – J’ai entendudire que des militaires terribles sur le champ debataille ne savaient pas plus manier l’épée quemoi ; et ce n’est pas peu dire, vu mon peu degoût pour les armes blanches et même pour lesarmes à feu, – ajouta-t-il en riant avec bonho-mie.

— Il est vrai que je n’ai jamais songé à de-mander au colonel Roland s’il était bon tireur,– reprit M. de Bourgueil. – Espérons qu’il estaussi adroit que brave.

Et s’adressant à sa femme, qui, la tête tou-jours baissée, ne prononçait pas une parole ettremblait si fort que l’on voyait ses épaulestressaillir sous son châle : — Allons, ma chèreJulie, ne tremblez pas ainsi… vous êtes, en vé-rité, d’une faiblesse !… cela devient de l’enfan-

Les Enfants de l'amour 40/663

Page 41: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tillage… Nous faisons là de simples supposi-tions… Il est toujours assez temps de se cha-griner lorsqu’un malheur est arrivé.

— J’avoue ma faiblesse… mais un duel !– murmura la pauvre femme, en se faisant uneviolence inouïe pour articuler ces paroles : –un duel, quel que soit celui des adversaires quisuccombe, est toujours quelque chose de si dé-plorable !

— Et penser, – ajouta madame Delmared’une voix plus ferme, – et penser que des fa-milles aujourd’hui heureuses, demain serontpeut-être dans le deuil !

— Oh ! toi, ma pauvre Anna, – répondit af-fectueusement M. Delmare, – tu n’es pas plusbrave que madame, tu es même moins bravequ’elle ; car, enfin, tu ne connais le colonel Ro-land ni d’Ève ni d’Adam, et ta voix est trem-blante, ton visage altéré… Aussi regarde notreAdalbert, comme il est attristé de te voir in-quiète, ce pauvre cher enfant ! Au diable les

Les Enfants de l'amour 41/663

Page 42: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

duels et les duellistes ! Il faut, ma parole d’hon-neur, que des hommes soient fous, archifous,pour aller s’entre-tuer ainsi ! N’est-ce pas,monsieur de Bourgueil ?

— Sans doute, monsieur, l’abus du duel estdéplorable ; cependant il y a des occasions…où, ma foi…

— Serviteur de tout mon cœur à ces occa-sions-là ! – reprit naïvement M. Delmare, – jene connais pas d’occasion où il faille risquer dese faire tuer. C’est bien assez déjà d’être expo-sé à mourir de sa belle mort. Brrrr !… Ces idéesseules donnent le frisson.

— Décidément, – se dit M. de Bourgueil ensouriant, – ce digne homme n’est pas un crâne.

Soudain ces mots circulèrent dans la foule :— Les voilà !… les voilà !…

— Ils sortent avec des officiers étrangers etdes habitués de chez Tortoni.

Les Enfants de l'amour 42/663

Page 43: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

M. de Bourgueil et M. Delmare remon-tèrent sur leurs chaises pour voir ce qui allaitse passer.

Leurs deux femmes ne pouvaient plus endouter : le trouble, les angoisses, les alarmesqu’elles trahissaient, enfin cet instinct de ja-lousie toujours si sûr, tout leur disait qu’ellestremblaient pour le même homme… et que cethomme était le colonel Adalbert Roland.

Cependant, par une contradiction moinsétrange qu’elle ne le paraîtra peut-être, ce nefut ni de l’envie ni de la haine que ces deuxjeunes femmes ressentirent en ce momentl’une pour l’autre, mais une sorte de doulou-reux et mutuel intérêt, né du malheur commundont elles étaient menacées.

Aussi madame de Bourgueil, se penchant àl’oreille de madame Delmare, lui dit d’une voixpleine de larmes à peine contenues : — Ma-dame… je l’aime, mais je lui ai résisté… je

Les Enfants de l'amour 43/663

Page 44: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

vous le jure !… Vous tremblez comme moi…Vous aimez… aussi !

— Oui, je tremble pour lui… mais depuisquatre ans… je ne l’ai pas revu, – répondit ma-dame Delmare.

Et devinant que madame de Bourgueil hé-sitait à admettre cette longue séparation, elleajouta avec un accent d’irrésistible sincérité :— Croyez-moi… je dis la vérité…

Il faut renoncer à peindre la physionomiede madame de Bourgueil, le mélange de joie etde larmes qui la rendit si touchante lorsqu’elleapprit que l’homme qu’elle adorait, mais à quielle avait eu jusqu’alors le courage de résister,ne la trompait pas, ainsi qu’un instant elle l’enavait soupçonné. Elle serra donc à la dérobéela main de madame Delmare avec une expres-sion de reconnaissance ineffable, pour la re-mercier de la délivrer d’un doute affreux.

Les Enfants de l'amour 44/663

Page 45: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Tout ceci s’était passé rapidement et à l’in-su des deux maris, qui remontèrent sur leurschaises, regardant du côté du café Tortoni.

— Allons, – dit tristement M. Delmare enquittant son poste d’observateur, – il n’y a plusen douter : ils vont aller se battre ; le colonelRoland, ainsi que le grand et gros homme àmoustaches rousses qui a une broche pourépée, viennent de sortir du café avec ce terribleLostange et un officier autrichien ; tous quatresont entrés dans la même voiture, en faisantassaut de courtoisie lorsqu’il s’est agi de savoirqui monterait le premier. Bien obligé de la po-litesse ! il y a joliment de quoi faire ainsi dessalamalecks.

— Et ainsi des autres, – ajouta M. de Bour-gueil, – ils se sont appareillés… six contresix… avec des volontaires royaux et des offi-ciers étrangers. Ils vont sans doute sur l’heurese couper la gorge au bois de Vincennes ou aubois de Boulogne.

Les Enfants de l'amour 45/663

Page 46: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Peut-être que l’esclandre de cette ren-contre en plein midi aura été tel, – repritM. Delmare, – que la police va s’en mêler… etles empêchera de se battre ; ce serait, ma foi,bien heureux !

— Monsieur a raison, – dit madame deBourgueil ; – se rattachant à cet espoir ; il estimpossible qu’on laisse un pareil duel avoirlieu.

— En admettant cela, ma chère amie, – re-prit M. de Bourgueil, – ce ne serait qu’un re-tard ; le duel serait remis ; et, je l’avoue, dansl’inquiétude où je suis, je préférerais, pour mafemme et pour moi, être fixé le plus tôt pos-sible sur le sort de notre pauvre ami… le colo-nel Roland.

Après le départ des voitures qui emme-naient les combattants, la foule se dissipa peuà peu.

M. Delmare, offrant alors son bras à safemme, dit à M. et à madame de Bourgueil :

Les Enfants de l'amour 46/663

Page 47: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je suis maintenant presque gré à mon filsde son indiscrétion, puisqu’elle me procure leplaisir de vous revoir.

— J’espère, monsieur, que ces relations,amenées par le hasard, continueront entrenous, – reprit M. de Bourgueil, – et je suis cer-tain, en parlant ainsi, d’être l’interprète de mafemme.

Madame de Bourgueil, qui cachait toujourssa pâleur et son trouble sous son voile, offrit samain en tremblant à madame Delmare, et luidit avec un accent significatif : — Madame…quoique j’aie l’honneur d’être bien peu connuede vous, vous croirez, je l’espère, à mon vif etsincère désir de vous revoir.

— Je crois d’autant plus facilement à ce dé-sir, madame, que je le partage, vous pouvez enêtre assurée, – répondit madame Delmare.

Et les deux couples, se saluant, se sépa-rèrent.

Les Enfants de l'amour 47/663

Page 48: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

M. Delmare était sorti à pied ; mais il avaitdonné des ordres pour que sa voiture se trou-vât sur le boulevard, dans le cas où sa femmeet son fils eussent été fatigués.

— Comment allons-nous terminer notreaprès-dîner, ma bonne Anna ? – dit-il à safemme. – Puis, la regardant plus attentive-ment, il ajouta : — Mon Dieu ! mon Dieu ! tevoilà tout attristée par cette diable d’aven-ture !… Ce n’est pas un reproche que jet’adresse, au moins… il faudrait avoir un cœurde roche pour assister avec indifférence au dé-part de braves gens qui vont s’entr’égorger…entre autres ce colonel Roland, si jeune et déjàsi renommé à la guerre ; mais ce qu’il y a decertain, c’est que je suis aux regrets d’avoirsi mal choisi notre promenade aujourd’hui, etde t’avoir rendue pour ainsi dire témoin d’unescène qui t’a péniblement affectée… Notreseule compensation à ce désagrément estnotre rencontre avec ce monsieur et safemme ; ils sont très aimables ; la jeune dame

Les Enfants de l'amour 48/663

Page 49: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

est vraiment charmante, n’est-ce pas, ma chèreAnna ?

— Elle est en effet charmante, mon ami ;mais tu m’as demandé ce que je comptais fairecette après-dîner : je désire aller chez mamère…

— À merveille… je t’y rejoindrai.

— Comment ! mon ami, tu ne viens pasavec moi et Adalbert ?

— Impossible, – reprit M. Delmare en sou-riant ; – une affaire importante, très impor-tante…

— Laquelle ?

— Et les cerises, madame ? – dit M. Del-mare avec un sérieux comique ; – vous avezpourtant oublié les cerises !

— Que veux-tu dire ?

— Comment ! chère Anna, tu ne te rap-pelles pas qu’hier, en passant en voiture, avecAdalbert, devant la boutique du fruitier du roi,

Les Enfants de l'amour 49/663

Page 50: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

il s’est écrié : « – Oh ! voilà des cerises neuves !j’en veux ! » – « Des cerises neuves ! » il n’ya que lui pour trouver de si gentilles expres-sions !… Aussi en aura-t-il, des cerises neuves !oui, tu en auras, cher amour, et je vais t’en allerchercher.

— Oh ! alors, – reprit l’enfant d’un ton câlinet caressant, – petit père sera bien bon s’ilm’apporte de belles cerises. Merci, petit père.

— Tu l’entends, – dit M. Delmare à safemme. – Tiens, vois-tu, quand ce démon d’en-fant prend sa voix câline, et qu’il me dit petitpère, il fait de moi tout ce qu’il veut. Petit père !il me ferait marcher sur la tête avec ce mot-là. Ainsi, chère Anna, c’est convenu, va chezta mère, je ne tarderai pas à t’y rejoindre ; car,sans toi et cet enfant, je suis comme un vraicorps sans âme.

Ce disant, M. Delmare était arrivé avec safemme et son fils près de sa voiture, où il les fitmonter.

Les Enfants de l'amour 50/663

Page 51: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Le valet de pied, après avoir ouvert et fer-mé la portière, dit à M. Delmare en lui remet-tant une lettre : — Monsieur, on a apportécette lettre à la maison… Comme on a dit auconcierge qu’elle était très pressée et très im-portante, j’ai cru bien faire en l’apportant àmonsieur, puisque je venais le chercher avec lavoiture.

— Vous avez eu raison, – répondit M. Del-mare en prenant insoucieusement la lettre sansla regarder, occupé qu’il était de dire encoreadieu à sa femme et de répondre aux baisersque l’enfant lui envoyait gentiment par la por-tière au moment où les chevaux s’éloignaient.

— Hum… hum ! monsieur Adalbert, – ditM. Delmare en riant et s’adressant à son fils,tandis que sa femme, n’étant plus contrainte,se jetait au fond de la voiture en fondant enlarmes ; – hum, hum ! monsieur Adalbert, cesbaisers-là… me paraissent diantrement sentirles cerises neuves… comme vous le dites dansvotre gentil jargon.

Les Enfants de l'amour 51/663

Page 52: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

La voiture était partie depuis quelques mo-ments, que M. Delmare la suivait encore d’unregard joyeux et attendri.

— Ah !… – se dit-il en regagnant le boule-vard, tenant toujours à la main la lettre que l’onvenait de lui remettre, – je ne sais pourquoi jen’ai jamais peut-être mieux senti mon bonheurqu’aujourd’hui… Ma femme !… mon enfant !…Toute ma vie est là… C’est singulier… je mele demande encore… pourquoi n’ai-je donc ja-mais peut-être mieux senti qu’aujourd’huicombien je suis heureux ?… Eh parbleu ! jem’en doute !… Oui, c’est cela… L’homme estainsi fait, que, sans être égoïste ou méchant,le malheur d’autrui lui rend son bonheur pluscher, plus précieux encore… Ces officiers quivont se battre ont des mères, des sœurs…peut-être des femmes et des enfants qu’ils ché-rissent… qu’ils adorent comme j’adore mafemme et mon fils ; et pourtant, aujourd’hui,sans doute, la mort va les prendre pleins devie, d’amour et d’espérance. Pauvres gens !…

Les Enfants de l'amour 52/663

Page 53: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

c’est affreux !… Je ne m’étonne plus mainte-nant de l’émotion d’Anna… Songeant sansdoute, comme moi, à notre bonheur… elle fai-sait les réflexions qui me viennent mainte-nant… Voilà ce que c’est que d’être toujours enretard… c’est mon défaut ! – ajouta ce dignehomme en souriant. – Allons, chassons cestristes pensées… Dieu merci ! cette chère etbonne Anna peut être tranquille : si jamais jelui cause des douleurs par ma crânerie… il ferachaud !… Mais ne pensons plus à ces vilainesidées : courons vite acheter ces jolies cerisesneuves, afin de revenir plus tôt près de mesdeux trésors… Bon ! et cette lettre que j’ou-blie ! une lettre importante ! – ajouta-t-il enhaussant les épaules ; – ils sont bons là !comme s’il y avait d’autres lettres importantesque celles que pourrait m’écrire mon ange defemme. Il n’importe : lisons cette lettre pré-tendue importante… D’abord, l’écriture del’adresse m’est inconnue… Voyons… décache-tons-la.

Les Enfants de l'amour 53/663

Page 54: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

M. Delmare décacheta la lettre : elle encontenait une seconde, qu’il mit de côté pourlire la première.

Au bout de quelques instants de cette lec-ture, ses traits, ordinairement fortement colo-rés, devinrent livides… Il s’arrêta pétrifié.

Puis, passant la main sur ses yeux, commepour s’assurer qu’il n’était pas dupe d’une vi-sion, M. Delmare relut une seconde fois la pre-mière lettre, et jeta les yeux sur l’écriture de laseconde.

Alors il trébucha comme un homme ivre, etn’eut que le temps de se laisser tomber sur unedes chaises du boulevard.

Il ne voyait plus, il n’entendait plus, il étaithébété… inerte… anéanti.

Les Enfants de l'amour 54/663

Page 55: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

IV

Le colonel Roland, l’un des héros de notrerécit, occupait un élégant petit hôtel, entrecour et jardin, situé dans la rue de l’Arcade.

Ce quartier, en ce temps-là fort retiré, avaitété choisi à dessein par le colonel, car, grâceà une petite porte, son jardin donnant sur desterrains vagues et déserts, plus d’une Elvire, in-quiète et tremblante, pouvait entrer chez donJuan, ou en sortir, sans avoir à redouter les re-gards curieux des passants.

Dans l’après-dîner du jour où avaient eulieu les événements précédents, le valet dechambre, ou plutôt l’homme de confiance ducolonel Roland, se trouvait seul dans le salonde son maître, salon meublé avec autant deluxe que de recherche.

Ce serviteur, homme de trente ans environ,était Corse, et se nommait Pietri.

Les Enfants de l'amour 55/663

Page 56: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Il allait et venait dans le salon d’un air in-quiet ; sa physionomie, ordinairement em-preinte d’une impertinence railleuse, qui sen-tait son Frontin d’une lieue, était sombre, si-nistre, pleine d’angoisse.

— Ces épées, – disait-il en marchant avecagitation, – ces épées… c’est un duel !… Est-ilseulement témoin… ou se bat-il ?… Si, malgréson courage… son adresse… il allait… Non,non… Cette idée est horrible…

Les réflexions de Pietri furent interrompuespar l’entrée d’un domestique en livrée ; il por-tait un magnifique vase de porcelaine, oùs’épanouissait un beau camellia rouge enpleine floraison.

— Voilà encore un bouquet, monsieur Pie-tri, – dit le domestique ; – faut-il le mettre surla table, à côté des autres ?

Pietri, au lieu de répondre à cette question,dit au domestique : — À quelle heure, au juste,

Les Enfants de l'amour 56/663

Page 57: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Jacques est-il venu chercher les épées de lapart du colonel ?

— Deux heures sonnaient à l’office, mon-sieur Pietri…

— Et il est quatre heures et demie, – repritPietri en regardant la pendule ; et se remettantà marcher avec anxiété : – Que penser ? quecraindre ?…

— Je peux toujours déposer le vase sur latable, monsieur Pietri ?

— Oui.

Le domestique, assez surpris de la préoccu-pation du valet de chambre, plaça le vase dontil était chargé sur le marbre d’une table, où l’onvoyait déjà une grande corbeille de joncs fi-nement tressés remplie de violettes de Parme,un superbe bouquet supporté par un cornet deverre de Bohême, et, dans une petite caissed’ébène incrustée d’arabesques d’argent, un ro-sier si fleuri qu’il avait autant de roses que defeuilles.

Les Enfants de l'amour 57/663

Page 58: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— J’espère, monsieur Pietri, – dit le domes-tique, – que M. le colonel reçoit assez de beauxbouquets pour le jour de sa fête ! Voilà un saintfièrement fêté, et, j’en suis sûr, par de fière-ment jolies fêteuses !… Ah !… j’oubliais cettelettre qu’on vient d’apporter ! Faut-il la mettreavec les autres ?

— Oui, – répondit Pietri en continuant demarcher pendant que le domestique plaçait lalettre à côté de plusieurs autres billets ployésde façons différentes.

— Monsieur Pietri, – reprit le domestique, –comme vous avez l’air inquiet ! Est-ce que vouscroyez que c’est pour s’en servir que M. le co-lonel a envoyé chercher tantôt ses épées decombat ? Après cela, il était si drôlement dé-guisé… ce matin, que ça aurait pu faire rire, etM. le colonel n’est pas endurant. Alors…

Mais le domestique, ne recevant aucune ré-ponse de Pietri, quitta le salon, très étonné dusilence du valet de chambre.

Les Enfants de l'amour 58/663

Page 59: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Celui-ci, après s’être encore promené, parutse rappeler un souvenir, s’approcha vivementde la table où le domestique avait déposé unelettre récemment apportée, la prit, examinal’écriture de l’adresse, tressaillit, et, aprèsquelques instants de réflexion, sortit du salonemportant la lettre avec lui.

À peine avait-il disparu par une porte laté-rale que le domestique rentra vivement, tenantà la main deux épées de combat dans leursfourreaux, et s’écriait : — Monsieur Pietri !…monsieur Pietri !

Mais voyant que celui-ci avait disparu, ilajouta : — Où diable est-il ?… Sans doute ilaura remonté à sa chambre par l’escalier dé-robé… Qu’est-ce qu’il a donc aujourd’hui,M. Pietri ? il est d’une humeur de dogue, lui quiordinairement est très bon enfant, et n’abusepas de sa position d’homme de confiance ducolonel.

Les Enfants de l'amour 59/663

Page 60: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Puis, s’approchant des fleurs, dont il aspirale parfum, le domestique ajouta : — Dieu ! queça embaume !… est-il heureux, mon maître !…est-il adoré !… est-il fêté !… Décidément il n’ya que les colonels de hussards et les directeursde grandes dames, pour être choyés de lasorte… Quelles belles fleurs !… Et, bien sûr, cene seront pas les dernières ! Ah ! si toutes lesmaîtresses du colonel se mettent à lui envoyerdes bouquets, il pourra ouvrir un fameux mar-ché aux fleurs !

Pietri étant rentré en ce moment, le do-mestique lui dit en lui montrant les épées qu’iltenait : — Vous voyez bien, monsieur Pietri !vous aviez tort de vous inquiéter pour M. le co-lonel ; Jacques vient de rentrer avec la voitureet de rapporter les épées.

— Et le colonel ? – demanda Pietri avec uneangoisse inexprimable. – Comment n’est-il pasrevenu dans sa voiture ? Il est donc blessé ?…hors d’état d’être transporté ?… Mais répondsdonc !… répondras-tu ?…

Les Enfants de l'amour 60/663

Page 61: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Vous ne m’en donnez pas le temps… En-core une fois, rassurez-vous : M. le colonel seporte comme vous et moi.

— D’où le sais-tu ?

— Jacques l’a vu, il y a une heure… il lui aparlé…

En apprenant qu’il n’avait plus rien àcraindre pour la vie de son maître, la joie,l’émotion de Pietri, furent si vives qu’il ne putd’abord trouver une parole ; puis il reprit avecun profond sentiment d’allégement : — Ah ! dequel poids je suis soulagé !… Mais pourquoi lecolonel a-t-il renvoyé sa voiture ? Était-il doncseulement témoin de ce duel ?

— Je n’en sais rien, monsieur Pietri. Voilàseulement ce que Jacques vient de me racon-ter : M. le colonel, en sortant de chez Tortoni,est monté en voiture avec le gros commandantBrassard, déguisé comme lui, un officier autri-chien et un grand monsieur blond habillé enbourgeois. Le colonel a dit à Jacques d’ordon-

Les Enfants de l'amour 61/663

Page 62: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ner au cocher de s’arrêter en face de la Made-leine.

— Et alors Jacques est venu ici me deman-der les épées de combat ; je sais cela. Ensuite ?

— Ensuite, monsieur Pietri, lorsqueJacques a apporté les épées, la voiture est re-partie et s’est arrêtée au commencement del’allée des Veuves, aux Champs-Élysées. Là, lecolonel et les autres personnes sont descen-dues ; le grand monsieur blond a sonné à laporte d’une maison entourée d’un jardin ; lecolonel et les autres y sont entrés. Dix minutesaprès arrivaient encore deux voitures, et ceuxqui étaient dedans entraient aussi dans la mai-son de l’allée des Veuves. Au bout d’un grandquart d’heure, un homme, sortant de cette mai-son, est venu appeler le valet de pied du co-lonel Roland. Jacques est accouru ; on l’a faitpasser dans une chambre, où il a trouvé lecolonel. Celui-ci lui a dit en lui remettant lesépées : « M. de Saint-Marceau me reconduirachez moi, tu vas t’en aller avec la voiture. Em-

Les Enfants de l'amour 62/663

Page 63: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

porte ces épées, et tu remettras ce billet chezM. de Bourgueil, rue Royale. » – C’est ce queJacques a fait, monsieur Pietri. Seulement,comme c’est aujourd’hui la fête de M. le colo-nel, Jacques et le cocher, après avoir porté lalettre, se sont ensuite arrêtés au coin de la rueRoyale pour boire sur le siège une bouteille à lasanté de M. le colonel… C’est pour cela qu’ilsne sont pas revenus ici plus tôt.

— De sorte, – dit Pietri d’un air pensif, – desorte qu’il y a environ une heure que Jacquesa porté le billet du colonel chez M. de Bour-gueil ?

— Oui, monsieur Pietri, puisque la rueRoyale est à deux pas d’ici…

— Allons, grâce à Dieu, – dit Pietri avec unnouveau soupir d’allégement, – je m’étais alar-mé à tort… Ainsi, Jacques est bien certain quele colonel n’a pas même été légèrement bles-sé ?

Les Enfants de l'amour 63/663

Page 64: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oui, monsieur Pietri, Jacques en est biensûr… Mais j’entends sonner, je vais voir ce quec’est.

Lorsque le domestique fut sorti, Pietri re-plaça sur la table le billet qu’il avait un instantemporté dans sa chambre, et le mit au-dessousdes autres lettres avec un sourire étrange.

Le domestique revint bientôt et dit au valetde chambre, dont les traits reprirent dès lorsleur expression habituelle : — Monsieur Pietri,c’est un monsieur qui demande le colonel…J’ai répondu qu’il n’y était pas, mais ce mon-sieur désire attendre son retour. Il se nomme lemajor Maurice.

— Le meilleur ami de mon maître, – s’écriaPietri, – son camarade de régiment !… Vite,vite, priez-le d’entrer.

Et ce disant, Pietri se dirigea vers la portepour aller au-devant du major.

Les Enfants de l'amour 64/663

Page 65: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Celui-ci entra bientôt, l’air inquiet, troublé ;les premiers mots qu’il adressa à Pietri furent :— A-t-on des nouvelles du colonel ?

— Monsieur le major sait donc…

— Oui, je sais qu’il a dû se battre tantôt.

— Eh bien ! monsieur le major, tranquilli-sez-vous… mon maître n’a pas une égrati-gnure, et il ne peut tarder à rentrer…

— Ah ! tant mieux, tant mieux ! – dit le ma-jor Maurice avec expansion ; et il ajouta, ense parlant à lui-même : – Allons, ces singulierspressentiments étaient vains… et pourtant…

Après un moment de silence et de réflexion,il dit au valet de chambre : — Maintenant queme voici rassuré sur Adalbert, bonjour, monbrave Pietri.

Et Maurice lui tendit cordialement la main.

— Monsieur le major, – répondit Pietri,n’osant, par déférence, prendre la main quel’officier lui tendait, – je ne mérite pas…

Les Enfants de l'amour 65/663

Page 66: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Quoi ! vous ne méritez pas ? que mamain serre la vôtre ? Allons, Pietri… est-ce quej’oublierai jamais que, sans votre dévouement,sans votre courage, Adalbert, mon meilleurami, restait l’an passé sur le champ de bataillede Waterloo…

— Monsieur le major, je me suis conduit enfidèle serviteur, voilà tout.

— Voilà tout ? Et ces deux coups de lancereçus par vous en cherchant votre maître sur lechamp de bataille à travers ces monceaux decadavres, d’où vous l’avez tiré demi-mort, cri-blé de blessures et perdant son sang, pendantque de mon côté je ne valais guère mieux !…Allons, Pietri, votre main… cette brave etloyale main qui, en sauvant Adalbert, m’a ren-du un ami, un frère !

Cette fois Pietri ne se refusa pas à serrerdans la sienne la main que lui offrait le majorMaurice, et il lui dit : — Combien mon maîtreva être heureux et surpris de vous voir, mon-

Les Enfants de l'amour 66/663

Page 67: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sieur ! Il y a peu de jours encore, il s’étonnait ets’affligeait de ne pas recevoir de nouvelles devous… Le climat de l’Égypte est souvent, dit-on, si malsain !…

— Ce n’est pas une raison de santé qui m’afait quitter l’Égypte, mon brave Pietri… Maisparlons d’Adalbert… Comment va-t-il ? Sesdernières blessures ne se sont pas rouvertes ?

— Non, monsieur, la santé du colonel estparfaite ; il n’a jamais été plus gai, plus entrain ; aussi je vous assure qu’il ne perd pas sontemps… Et même vous voyez, monsieur le ma-jor, qu’il l’emploie assez bien, – ajouta Pietri enriant et montrant du geste les fleurs et les bou-quets étalés sur la table.

— En effet, voilà de charmantes fleurs ;mais je ne comprends pas…

— C’est aujourd’hui la fête du colonel, et ilparaîtrait, d’après ces bouquets, qu’il y a beau-coup de personnes dévotes à saint Adalbert…C’est un saint… très couru… très recherché.

Les Enfants de l'amour 67/663

Page 68: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ainsi, le colonel est toujours le même ? –reprit le major avec un sourire mélancolique :toujours homme à bonnes fortunes ?

— Ah ! monsieur le major, moi qui vois celade près, car mon maître a toute confiance enmoi, je me demande sans cesse comment il faitpour se reconnaître et ne pas s’embrouiller aumilieu de tant d’intrigues, pour ne pas se trom-per d’adresse ou dire un nom pour un autre…car il y a véritablement confusion… encombre-ment… Mais pas du tout, le colonel ne commetjamais d’erreur ; il dit que c’est tout simple, vuqu’à son régiment il ne se trompait jamais surle nom de ses hussards.

— Je vois qu’Adalbert n’a pas changé ; iln’est fidèle… qu’à l’inconstance.

— Que voulez-vous, monsieur le major !mon maître ne s’appartient pas, il n’est paségoïste… il est aussi prodigue de lui-même quede sa fortune, et comme le soleil, il luit pourtous les yeux… à condition qu’ils soient

Les Enfants de l'amour 68/663

Page 69: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

beaux ; car c’est une justice à lui rendre, monmaître n’est pas fier : pourvu qu’une femmesoit jolie, grande dame ou grisette, il s’accom-mode de tout.

Et un imperceptible tressaillement fronçales sourcils de Pietri, tandis que le major, de-venu pensif et triste, reprenait : – Oui, je saisqu’en effet Adalbert s’accommode de tout… etaujourd’hui même un hasard singulier…

Puis, après un moment de silence, il reprit :— Dites-moi, Pietri, parmi ces amours obscursdont le colonel s’accommode...

Mais s’interrompant, le major ajouta :— Après tout, Pie-tri… je ne veux ni com-mettre une indiscrétion ni vous engager à encommettre une… Je m’adresserai directementà Adalbert.

— Alors, monsieur le major, vous n’aurezpas longtemps à attendre… car une voiturevient d’entrer dans la cour : ce doit être monmaître.

Les Enfants de l'amour 69/663

Page 70: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

En effet, peu d’instants après, le colonel Ro-land, instruit par ses gens de la visite du majorMaurice, entra dans le salon, dont Pietri sor-tit discrètement, afin de laisser seuls les deuxfrères d’armes.

V

Le colonel Roland, lorsqu’il entra dans lesalon, était encore costumé en voltigeur deLouis XIV, poudré et coiffé à l’oiseau royal, por-tant un habit bourgeois à longues basques,avec des petites épaulettes d’or, un gilet blancà fleurs, un jabot, des manchettes, une culottebeurre frais et des bottes à revers laissant aper-cevoir des bas de soie chinés, tandis que la pe-tite épée qu’il portait en verrouil lui battait lesmollets.

Les Enfants de l'amour 70/663

Page 71: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Malgré ce grotesque accoutrement, le colo-nel Roland, grâce à sa charmante figure, à l’élé-gance de sa taille et de sa tournure, n’était rienmoins que ridicule. La poudre, donnant à sonregard brillant un nouvel éclat, contrastait àmerveille avec ses sourcils aussi noirs que sespetites moustaches retroussées.

À la vue du major, les traits du colonelprirent une expression touchante ; il courut àlui les bras ouverts en lui disant : — Mau-rice !… mon ami ! toi ici ?… quelle surprise !…quel bonheur !

— Bon et cher Adalbert ! – répondit le ma-jor, non moins ému que son frère d’armes, enle serrant entre ses bras. – Je te retrouve tou-jours fidèle à notre vieille amitié…

— En as-tu donc jamais douté ?

— Non… Aussi tu me vois plus heureuxqu’étonné de ton accueil.

— Et moi qui te croyais encore prèsd’Alexandrie !… car ta dernière lettre…

Les Enfants de l'amour 71/663

Page 72: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oui, lorsque je l’ai écrite, il me restaitquelque espoir ; mais de nouvelles difficultéssont survenues… puis l’inexpérience… lemanque de direction… Enfin, moi et mes ca-marades, nous avons dû renoncer à cette ten-tative de colonisation et revenir en France…

— Mon bon Maurice, il n’y a rien de plusstupide que de jeter au nez des gens : — Jevous l’avais bien dit… – mais…

— Tu as raison, tu avais à peu près prévu cequi est arrivé ; tu m’engageais à ne pas m’ex-patrier… Mais si tu savais ce que c’est pourmoi que de voir la France occupée par ces ar-mées que nous avons tant de fois battues !…Et puis ces Bourbons, ce drapeau blanc… tousces motifs me navrent… j’aime mieux fuir unspectacle qui me révolte.

— Et moi donc ! crois-tu que je sois insen-sible à la passagère humiliation de laFrance ?… Non, pardieu !… et aujourd’huimême…

Les Enfants de l'amour 72/663

Page 73: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Puis, s’interrompant pour rire aux éclats, lecolonel ajouta :

— Mais, j’y songe… je dois te paraîtrefou… qu’est-ce que tu dis de ma coiffure et demon uniforme, hein ? reconnais-tu là le colonelde l’ex-4e houzard… de ce fameux régimenttoujours si crânement ficelé… comme nous di-sions ?…

— Je savais cette folie.

— Comment !… qui t’avait dit…

— Tantôt, en descendant de diligence etpassant sur le boulevard de Gand…

— Tu étais là ?

— Parmi les curieux… mais je ne pouvaisrien voir… de ma place ; la foule était tropcompacte. C’est par hasard que j’ai entenduprononcer ton nom…

— Et tu n’es pas venu nous rejoindre ?

Les Enfants de l'amour 73/663

Page 74: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Pressentant que l’affaire allait tourner ausérieux, je voulais aller te retrouver…lorsque…

— Lorsque ?…

Les traits du major prirent une expressionpénible et il ajouta : — Je te dirai cela plustard… Mais ceux qui t’accompagnaient étaientsans doute de nos anciens camarades de l’ar-mée ?

— Pardieu !… tous des anciens : Raymond,l’ex-colonel du 2e lanciers ; les deux frères Mo-rin, du 8e dragons ; Saint-Marceau, ancien offi-cier d’ordonnance de l’empereur, et pour bou-quet… le gros Brossard.

— Brossard, des cuirassiers de la garde im-périale ?

— Lui-même. Il était impayable ! il avaitl’air d’un éléphant faisant le marquis. Il fallaitle voir pirouetter sur ses grosses jambes, enjetant, palsambleu ! son chapeau sous son

Les Enfants de l'amour 74/663

Page 75: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

bras !… sans compter que pour épée il avaitune broche…

— Et une croix de Saint-Louis au bas dudos. Un de mes voisins, monté sur une chaise,racontait votre entrée à Tortoni… Mais quellesingulière idée aviez-vous là !

— Figure-toi, Maurice, que Tortoni est lerendez-vous des plus exaltés des anciens vo-lontaires royaux, mousquetaires gris, noirs,rouges, et autres soldats d’antichambre, quin’ont jamais vu que le feu du salon des Tui-leries. Ces blancs-becs-là, renforcés de bonnombre d’officiers étrangers, déblatèrent jour-nellement contre nous, soldats de l’empire,nous traitant de bandits, de brigands de laLoire, et autres turlupinades royalistes. Alors,nous convenons de la plaisanterie que tu sais,afin d’aller prier ces pékins-là de nous répéterleurs impertinences entre les deux yeux.

— N’y avait-il pas à Tortoni un certain Los-tange, grand duelliste ?

Les Enfants de l'amour 75/663

Page 76: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Le bourreau des crânes était, dit-on, unmouton auprès de lui… Par bonheur, c’est luiqui me reçoit sur le perron du café. « – Le car-naval est fini, me dit-il ; les masques n’entrentpas ici. – Sans doute parce qu’ils font peur auxblancs-becs ? » – lui dis-je. Et comme en par-lant il gesticulait avec une badine, ce qui m’im-patientait, je fais deux morceaux de sa badine,et je les jette à ses pieds. « – Monsieur, s’écrie-t-il, vous m’insultez ! – C’est probable, mais en-trons dans le café, nous causerons. » Nous en-trons, aussitôt le gros Brossard, frappant surune table avec sa broche, crie de sa voix detaureau : « – Garçon ! un bol de punch, et desverres qui n’aient servi ni à un officier étrangerni à un royaliste… enfin, des verres propres… »

— Ce gros Brossard casse toujours lesvitres, – dit le major en souriant.

— Tu as raison, c’était trop brutal ; mais cebrave garçon ne se pique guère de finesse dansl’épigramme. Il n’importe : ce coup de boutoiravait porté. Les habitués royalistes et les of-

Les Enfants de l'amour 76/663

Page 77: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ficiers étrangers se consultent à voix basse,et au bout d’un instant six d’entre eux s’ap-prochent de notre table, deux volontairesroyaux, deux officiers prussiens, un Autrichienet le fameux Lostange, le loustic de la chambréeprobablement ; il vient à moi et me dit d’unton mielleux, en me toisant des pieds à la tête :« – Monsieur, je suis chargé de vous dire, dela part de ces messieurs, que vous et vos amis,buonapartistes sans doute, vous êtes habillésd’une façon aussi ridicule qu’insolente !— Comme vous voyez, lui dis-je : vrai costumed’émigré royaliste ; il ne me manque qu’un Co-saque pour cuirasse ; alors ce serait complet ;à savoir : ridicule, insolent et lâche, comme laconduite des gens qui n’ont osé rentrer dansleur pays que cachés dans les fourgons del’étranger. — Et qui, aussi féroces que lâches,ajouta Saint-Marceau, ont fait assassiner Ney,Brune, Labédoyère, et massacrer les bonapar-tistes dans le Midi ! »

— Bien répondu !…

Les Enfants de l'amour 77/663

Page 78: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est drôle ! le fameux Lostange n’a pasété de ton avis ; il est devenu pâle de rage. –« Vous m’avez déjà insulté personnellement encassant ma badine, – s’est-il écrié en s’adres-sant à moi ; – maintenant, brigands de buo-napartistes que vous êtes, vous insultez l’émi-gration, les royalistes, et de braves officiersétrangers ! Vous voilà six, nous sommes six :il faut du sang, beaucoup de sang, pour lavercette injure ! — Une vraie lessive, – réponditBrossard avec son gros rire et son esprit decaserne – Ah çà ! – ajouta-t-il, – où est-ce quenous allons aller nous chercher nos puces ?— Dans le jardin de ma maison, – reprit Los-tange ; – nous ne serons pas dérangés… Je de-meure allée des Veuves… Avis à ceux de vousqui sont mariés, messieurs. — Sacredieu ! – re-prend le gros Brossard en se grattant l’oreille, –si vous alliez nous tuer comme des poulets,ce serait vexant pour madame Don-Don, monépouse, qui est déjà veuve de deux chanoines.Enfin, c’est égal, je me risque ; seulement, jevous déclare une chose, c’est que tous tant que

Les Enfants de l'amour 78/663

Page 79: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

vous êtes, vous ne valez pas l’honneur d’uncoup d’épée, et que… je ne me bats qu’avec mabroche… »

— Il n’y a que ce garçon pour avoir desidées pareilles !…

— Tu crois qu’il plaisantait ? pas du tout !

— Comment ?

— Il n’y a pas eu moyen de le faire dé-mordre de cette belle idée, et il s’est battu…

— À la broche, peut-être ?…

— Oui… et très bien… il y a de cela deuxheures… dans le jardin de la maison de Los-tange, avec un grand diable d’officiers de hu-lans autrichiens qui, bien qu’il tirât à la modeallemande, n’était pardieu pas commode à ma-nier.

— Sérieusement… Brossard avec sabroche ?

— A tiré comme un dieu, en riant commeun bossu ; il disait à chaque passe : — Je vas

Les Enfants de l'amour 79/663

Page 80: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

l’embrocher… je l’embrocherai… et, en fin decompte, il a littéralement embroché l’Autri-chien en se fendant à fond, après un froissési violent… tu connais son bras d’Hercule…qu’on eût dit un coup de massue… Ensuite dequoi Brossard a dit, en essuyant sa broche : « –Allons, madame Don-Don, tu ne seras pas en-core veuve de ce coup-là, bobonne. »

— Quel original ! Ah çà, et toi ?

— Moi, j’avais affaire à Lostange, excellenttireur, ma foi ! prompt comme l’éclair, un jarretd’acier, une main de fer, mais trop emporté parla haine. Il était, parole d’honneur, très laid àvoir avec ses traits crispés et ses yeux horsde la tête. C’est une de ces bêtes féroces quine se battent pas pour le plaisir de se battre,mais pour faire du mal… pour tuer… Le sangleur monte au cerveau et les grise. Heureuse-ment, je l’ai dégrisé au moyen d’une bonne pe-tite quarte basse, et d’ici à deux mois il ne tue-ra personne.

Les Enfants de l'amour 80/663

Page 81: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Et nos camarades ?

— Saint-Marceau et Raymond ont été bles-sés tous deux : Saint-Marceau assez griève-ment ; je viens de le reconduire chez lui danssa voiture, qui m’a ensuite ramené ici. Mais lesdeux frères Morin, Brossard et moi, nous noussommes, tu le vois, gentiment tirés d’affaire…C’était, mon brave Maurice, une partie com-plète… Tu nous manquais.

— Adalbert, tu sais ce que je pense desduels…

— Oui, tu ne les aimes pas… Ce qui net’empêche pas, je l’ai vu, de te battre avec uneaisance, un brio…

— Quand il le faut… mais à regret.

— Pardieu ! c’est comme à la guerre. Carvoilà qui est fièrement original : tu es un desmeilleurs officiers que je connaisse, et tuabhorres la bataille… Tu es très éloquentlorsque tu parles contre la guerre, contre sesdésastres, le sang qu’elle coûte… Et pourtant,

Les Enfants de l'amour 81/663

Page 82: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

je ne sais personne pour enlever comme toiune charge à fond. Je t’ai vu à Leipzig, à Lut-zen, et dans la campagne de France, à Mont-mirail, à Ligny, à Waterloo. Ah ! mon pauvreMaurice, si tu n’avais pas été un loup, un sau-vage, un philosophe, un songe-creux, qui croitaux rêves, aux pressentiments et autres bouf-fonneries germaniques auxquelles tu as mordupendant nos campagnes d’Allemagne, tu auraisdû être nommé colonel deux ans avant moi, ettu n’étais que major à Waterloo. Tu vois que jene te ménage pas tes vérités.

— Tu connais aussi ma sincérité, mon cherAdalbert. Te rappelles-tu nos longues discus-sions au feu du bivac ?… car il est impossiblede voir de vieux amis professer des principesplus opposés presque en toutes choses.

— Qu’est-ce que cela prouve ? la solidité denotre amitié. Ah çà ! dis-moi, puisque tu as re-noncé à tes projets de colonie et de retraite enÉgypte… que vas-tu faire ?

Les Enfants de l'amour 82/663

Page 83: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je n’en sais rien encore… Quelques-unsde nos frères d’armes ont, dit-on, le projet d’al-ler au Texas…

— Maurice !… encore t’expatrier !…

— J’aime mieux l’exil que ce que je vois ici.

— Mais ce voyage n’est pas prochain ? Turesteras du moins quelque temps à Paris ?

— Le moins possible.

— Soit ! mais ce temps… il est entendu quetu le passeras chez moi…

— Je te remercie de ton offre, mon ami,mais…

— Il n’y a pas de mais… tu logeras ici.

— Non… vrai, je te générais.

— Pas du tout. Un petit pavillon composéde trois pièces dépend de cet hôtel ; il est in-occupé ; tu seras là tout seul, comme un loup ;puisque tes goûts ne sont pas changés, tu pour-ras philosopher et rêver à ton aise…

Les Enfants de l'amour 83/663

Page 84: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Encore une fois, mon ami, tu n’as paschoisi sans dessein cette demeure assez iso-lée ; tu es toujours un don Juan par excellence ;or, ma présence ici effaroucherait je ne saiscombien d’amours… si j’en juge par ces bou-quets charmants envoyés ici pour le jour de tafête, – ajouta Maurice en souriant et montrantles fleurs placées sur la table du salon ; – in-grat !… et tu ne leur as pas seulement encoreaccordé un regard, à ces fleurs… à ceslettres…

— Est-ce à toi de m’en blâmer ?… toi quime les fais oublier ? Va, Maurice, l’amourchange, passe, s’oublie ; l’amitié seule est éter-nelle…

— Alors, comme tu es bien certain de tou-jours retrouver mon amitié, ouvre donc, aumoins, ces pauvres lettres qui sont là… dansleur enveloppe, attendant impatiemment quetu les lises…

Les Enfants de l'amour 84/663

Page 85: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ah ! pardieu, je pourrais dire d’avancece qu’elles contiennent… – répondit le colonelRoland en prenant négligemment les lettres surla table, – de même que ma réponse est aussiconnue d’avance par mes correspondantes !

— Alors pourquoi s’écrire ?

— Pourquoi ? – dit le colonel en décache-tant et lisant les lettres, tout en parlant à sonami, – mais pour se donner des rendez-vous,morbleu ! Vois-tu, Maurice, on a beau entor-tiller ses phrases, toute correspondance amou-reuse se réduit à ceci :

— Madame, venez donc chez moi, je vous ensupplie.

— Ah ! monsieur, fi ! l’horreur ! Non, certes, jen’irai pas chez vous.

— Si, mon ange, vous viendrez, car je vousadore.

— Monsieur, si vous m’adorez, c’est différent,je viendrai.

Les Enfants de l'amour 85/663

Page 86: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Quant aux : je n’irai pas, vois-tu, Mau-rice, je les cite pour mémoire… car, dès qu’unefemme vous écrit, c’est qu’elle a envie de venirtôt ou tard, et…

Le colonel n’acheva pas, il venait deprendre sur la table la dernière lettre de toutes(celle que Pietri avait un instant emportée chezlui). Le colonel, à la vue de cette lettre, tres-saillit ; ses traits, jusqu’alors empreints d’unelégèreté insouciante ou moqueuse, prirent uneexpression de surprise et de joie qui devinrentde l’ivresse à mesure qu’il lut les quelqueslignes de ce billet ; alors il s’écria, en portantcette lettre à ses lèvres et la baisant passion-nément : — Ce soir… elle viendra… Ah ! je nel’espérais pas si tôt… Elle a tant lutté… tant ré-sisté !… Enfin… elle viendra…

Puis, se rappelant la singulière théorie qu’ilvenait d’exposer à son ami, le colonel Roland,oubliant son émotion passagère, partit d’ungrand éclat de rire, et s’adressant au major :— Avais-je tort, Maurice, de te dire qu’en

Les Enfants de l'amour 86/663

Page 87: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

amour tout se réduisait à cette question : « Ve-nir ou ne pas venir ? »

— Ah !… c’est indigne ! – s’écria le major,révolté de la réflexion de son ami. – Ce n’estplus de la légèreté, c’est du mépris, c’est de lacruauté.

Et, prenant son chapeau, il se dirigea rapi-dement vers la porte.

— Maurice ! – s’écria le colonel stupéfait encourant à lui, – qu’y a-t-il ? où vas-tu ? pour-quoi ce visage irrité ? De quel mépris, de quellecruauté parles-tu ?

Et, prenant son ami par la main, il lui ditavec une émotion sincère dont le major futtouché malgré lui : — Maurice, un départ sibrusque et sans explication, après notre sépa-ration, au moment où j’ai tant de bonheur à terevoir ! ! Que t’ai-je dit, que t’ai-je fait ? T’ai-jeinvolontairement blessé ? Pardonne-moi. Est-ce que deux amis comme nous se fâchent ja-mais ? est-ce que nous pouvons oublier le pas-

Les Enfants de l'amour 87/663

Page 88: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sé ? est-ce que tu ne te souviens pas de notreémotion à tous deux, lorsqu’après une rudejournée de bataille, nous que le danger faisaitrire, nous tombions, les yeux humides, dans lesbras l’un de l’autre, restant ainsi, quelques ins-tants cœur contre cœur, incapables de parler…dans notre joie de nous retrouver vivants ? Età Leipzig ? Courageux comme un lion pour medégager des cuirassiers autrichiens, n’as-tu pasveillé à mon chevet, dévoué, soigneux commeune mère ? Enfin, que te dirai-je ? Le matinmême de cette bataille, ta tendre et inquièteamitié n’avait-elle pas été jusqu’à s’effrayerd’un pressentiment inexplicable que le hasarda justifié ?… Et c’est après tant de preuves d’af-fection partagée que nous irions nous fâcherpour un mot !… Allons, Maurice, mon bonMaurice, ne l’avons-nous pas dit cent fois ?c’est quelque chose de sacré qu’une amitié desoldats !…

Il est impossible de rendre la touchante sin-cérité de l’accent du colonel Roland en s’adres-

Les Enfants de l'amour 88/663

Page 89: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sant ainsi à son ami, de peindre la douloureuseanxiété qui donnait à ses traits charmants uneexpression tellement irrésistible, que le majorMaurice se laissa ramener pour ainsi dire pasà pas, et s’écria en regardant son ami avecun mélange d’affection et de sévérité : — Telacte de sa vie doit soulever d’indignation touteâme généreuse, et pourtant il est bon… il a ducœur ; la voix de l’amitié vibre profondémenten lui ; hélas !… il n’a pas conscience du malqu’il fait, et pourtant ce mal est horrible !…

Et après un moment de silence, le major re-prit d’un ton presque solennel : — Adalbert, tuviens de rappeler mes tristes pressentimentsdu matin de la bataille de Leipzig… Eh bien !…c’est sous le coup de pressentiments presquesemblables que je suis tout à l’heure entré cheztoi…

— Que veux-tu dire ? – reprit le colonel,frappé de l’air grave de son ami ; – quels sontces pressentiments ?

Les Enfants de l'amour 89/663

Page 90: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Le major ne répondit pas. Un silence dequelques instants interrompit l’entretien desdeux amis.

VI

Le colonel Roland rompit le premier le si-lence. Tout heureux de voir son ami lui rester,il lui dit gaiement : — Voyons, Maurice, ne melaisse pas sous le coup d’un logogriphe. Dequels pressentiments veux-tu parler… illumi-né, rêveur, chercheur de pierre philosophale ?

— Tout à l’heure je m’expliquerai, – répon-dit le major d’un air soucieux et sévère ; –maintenant, tu ne me comprendrais pas !

— Soit ! j’attendrai tes prophéties, terribleCassandre que tu es ; mais peux-tu au moinsm’expliquer… À qui diable en avais-tu tout à

Les Enfants de l'amour 90/663

Page 91: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

l’heure en me disant : C’est du mépris, c’est de lacruauté, et en prenant ton chapeau là-dessus ?

— Tu ne m’as pas compris ?

— Non, d’honneur !…

Le major Maurice regarda son ami d’un œilde doute sévère ; puis, après réflexion, il re-prit : — Non, c’est vrai, tu ne dois pas m’avoircompris… Là, peut-être, est ton excuse.

— Tu vois donc bien, Maurice… on doitêtre indulgent pour les gens excusables.

Mais le major, se reprochant sans douted’avoir cédé trop facilement à son amitié,s’écria : — Non, non, pas de faiblesse !… Non,ceux-là ne sont pas excusables dont l’intelli-gence est saine, dont le cœur vibre encore àcertains sentiments généreux… non, ceux-làne sont pas excusables d’être méchants, devouer aux larmes, au mépris, aux tortures, depauvres créatures dont le seul tort est d’êtreconfiantes et dévouées jusqu’au sacrifice.

Les Enfants de l'amour 91/663

Page 92: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ah çà ! de qui veux-tu parler ?

— Non… la Providence pour ceux-là gardedes châtiments terribles !

— Bon ! – dit le colonel en riant, – si tu en-fourches ton dada favori… si tandis que je nepossède qu’un pauvre petit âne de Montmo-rency, tu te lances, toi, sur un grand scélérat decheval anglais, comment diable veux-tu que jete suive ? Allons, sérieusement, Maurice, lais-sons ces contes à ces braves illuminés d’Alle-magne qui t’ont rendu à moitié fou avec leursprévisions, leur seconde vue et autres extrava-gances, bonnes pour les vieilles femmes.

— C’est très plaisant, n’est-ce pas, Adalbert,un soldat qui parle de la Providence ?

— Plaisant, non ; il est triste, au contraire,de voir un esprit aussi distingué, aussi fermeque le tien donner dans de telles rêveries.

— Pardieu ! mon beau Lovelace, mon intré-pide don Juan, – dit le major avec un sourireamer, – tu choisis bien ton jour et ton heure

Les Enfants de l'amour 92/663

Page 93: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

pour railler… lorsque aujourd’hui même, envenant chez toi…

— Eh bien !… en venant chez moi ?

— Mais non, procédons par ordre : la mineest riche.

— Quelle mine ?

— Une mine d’indignités où tu puises àpleines mains.

— Ce bon Maurice !… toujours le même !…Allons, va, je t’écoute.

— Tout à l’heure, tu as porté un billet à teslèvres en t’écriant : « Elle viendra ! Après avoirtant lutté, tant résisté… elle viendra ! »

— Je l’espère bien ; je fais mieux que d’es-pérer, je suis certain qu’elle viendra : elle n’ajamais menti, celle-là !

— Une femme qui n’a jamais menti, Adal-bert ; une femme qui a longtemps résisté, long-temps lutté, est encore une honnête femmepourtant !

Les Enfants de l'amour 93/663

Page 94: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Elle ! ah ! Maurice… Tiens, tu as lu lesLiaisons dangereuses ?

— Oui, Valmont.

— Flatteur !

— Comme le bourreau flatte ceux qu’ilmarque à l’épaule.

— Tudieu ! mon brave Maurice, tu n’as rienperdu de ton âcreté : ça me rappelle nos beauxjours de Vienne. Mais, pour en revenir à macomparaison, puisque tu as lu les Liaisons dan-gereuses, tu le souviens de la présidente deTourvel ?

— Parfaitement.

— Eh bien, la femme dont je te parle estune autre madame de Tourvel. Même vertu,même fermeté de principes combattus par lesirrésistibles élans d’une âme tendre et passion-née… qui ressent pour la première fois le be-soin d’aimer. Joins à cela une beauté ravis-sante… des yeux d’un brun velouté longs

Les Enfants de l'amour 94/663

Page 95: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

comme ça… des dents de perle… une peau desatin… une main, une taille, un pied… oh ! unpied ! Que te dirai-je ? c’est en la voyant mon-ter en voiture que j’en suis devenu amoureuxfou. Enfin, Maurice, figure-toi un ange… unange à l’instant de sa chute, c’est-à-dire dans lasituation la plus adorable.

— La taille, les dents, le pied, la main, riende plus angélique, assurément, – reprit le ma-jor d’un air sardonique ; – ce garçon n’estqu’esprit, nuage et éther. Et cette femme, tuvas la perdre de sang-froid ?

— De sang-froid, quand tu as vu quelleivresse m’a causé la lecture de ce billet !

— Soit !… tu la perdras avec ivresse. Etaprès ?…

— Comment ! après ?

— Oui, quand elle sera perdue, comme tantd’autres ? déshonorée, abandonnée, oubliéepar toi, comme tant d’autres ?…

Les Enfants de l'amour 95/663

Page 96: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— D’abord, mon brave Maurice, commeelle est charmante et qu’on ne trouve pas tousles jours une aussi délicieuse maîtresse, je lagarderai le plus longtemps possible ; enfin, tantque nous nous conviendrons ; car, tu le sensbien, si l’on était forcé de rester ensemblequand on ne se plaît plus…

— Autant vaudrait le mariage !

— Pardieu ! et comme rien n’est éternel ici-bas, à un moment donné, nous nous quitteronsdans les meilleurs termes, car je suis galanthomme ; elle prendra un autre amant, moi uneautre maîtresse, et nous resterons les meilleursamis du monde. C’est la seule manière, vois-tu,de se créer pour ses vieux jours de véritablesamitiés de femmes. Et c’est étonnant combienj’en ai déjà, de ces amitiés-là !

— Et le mari boira sa honte sans mot dire,probablement ?

— Le mari ? allons donc, Maurice ! il ne sedoutera de rien ; il est jeune, beau garçon,

Les Enfants de l'amour 96/663

Page 97: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

point sot du tout, ma foi, et ceux-là sont lesderniers jaloux. Et puis, figure-toi que je l’ai en-sorcelé ; il m’adore, mon ami, il m’adore !… Ilne peut se passer de son cher colonel ; mieuxque cela, car, d’honneur ! ces maris sontuniques ! imagine-toi que sa femme, se voyantmalgré elle entraînée vers moi, avait pris legrand moyen des vertus aux abois : un beaumatin elle quitte Paris, et va se réfugier chezune parente à la campagne. Que fait le mari ?Il vient chercher son cher colonel, et le suppliede l’aider à faire entendre raison à sa femmeet de la ramener à Paris. Aussi tantôt, aprèsle duel, mon premier soin a été d’écrire à cedigne ami… pour le rassurer… et sa femmeaussi… Elle pouvait apprendre l’histoire par lebruit public… Pauvre ange !… elle serait mortede peur… Il se peut même que le rendez-vousimprévu de ce soir soit une conséquence de sajoie de savoir que je ne suis pas mort. Commeles femmes sont drôles… hein !

Les Enfants de l'amour 97/663

Page 98: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Très drôles, en effet ! Mais, dis-moi,Adalbert, il se peut que cet aveugle mari ait unjour les yeux ouverts. Après tout, cela est arri-vé, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, et pourtant je ne sais pas àquoi diable ça leur sert de savoir ces choses-là,aux maris ! C’est sans doute, comme tu dis, laProvidence qui s’amuse. Mais enfin, c’est vrai, ily a des maris qui ont l’avantage d’être parfaite-ment certains de leur affaire.

— Et si le mari dont nous parlons avait unede ces certitudes-là ?

— Ça va de soi-même. Comme c’est aprèstout un homme d’honneur, il me demanderaitréparation par les armes ; je me mettrais à sesordres, et… Mais en vérité, Maurice, tu me faisles plus singulières questions… C’est le pont-aux-ânes, que tout cela. Si ledit mari veut ven-ger son honneur outragé, comme ils appellentça, eh bien… nous nous battrons.

— Et il te tuera ou tu le tueras…

Les Enfants de l'amour 98/663

Page 99: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Dame ! c’est tout simple ; que veux-tuque j’y fasse ?

— Ainsi donc, si ta liaison avec sa femmese découvre, tu tueras cet homme ou il te tue-ra. Si ta liaison ne se découvre pas, tant qu’elledurera, le premier venu peut en être instruit ;car ça s’est encore vu, n’est-ce pas ?

— Il est, en effet, difficile que tôt ou tard lemonde ne devine pas… Mais où veux-tu en ve-nir ?

— À ceci : que le premier venu qui auraitdeviné ta liaison serait parfaitement en droit dete dire : « Colonel Roland, vous êtes un fourbe,un hypocrite, un menteur ! »

— Tu sens bien, mon brave Maurice, que cepremier venu-là recevrait : primo, la plus admi-rable paire de soufflets qui soit jamais tombéesur la face d’un insolent ; secundo, six à huitpouces de lame d’épée dans le ventre.

Les Enfants de l'amour 99/663

Page 100: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est probable : tu es très brave et trèsadroit ; cela n’empêcherait pas le premier venud’avoir dit vrai.

— En m’appelant fourbe, hypocrite et men-teur ?

— Oui.

— Maurice, le mot de l’énigme…

— Je te défie de tromper, et tu l’as dit, d’en-sorceler un mari, sans être fourbe, hypocrite etmenteur.

— Ah ! pardieu ! comme cela… à la bonneheure !

— À la bonne heure… est naïf.

— Tiens, Maurice… tu m’avais habitué àtes bizarreries ; à tes idées biscornues, sau-vages ; mais, Dieu me damne ! parce que tureviens d’Égypte ; on dirait que tu arrives del’autre monde… et je te trouve encore plus ori-ginal que lors de ton départ…

Les Enfants de l'amour 100/663

Page 101: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est tout simple… nous avons marchéchacun de notre côté… nous ne pouvons guèrenous rencontrer ; mais poursuivons… tu per-mets ?

— Je t’en prie ; c’est très amusant…

— Ce n’est rien encore.

— Tant mieux, morbleu ! tant mieux !

— Te voilà donc très allègrement résigné àte dire qu’en ta qualité d’homme à bonnes for-tunes, les trois quarts de ta vie se passent dansla fourberie, l’hypocrisie, le mensonge ?

— Un instant ! pourvu qu’il s’agisse detromper les maris.

— Certainement ! au moins ça en vaut lapeine. Il y a un tas de misérables qui usentde la fourberie, de l’hypocrisie et du mensongepour filouter quelques sous, faire quelquesmaigres dupes ; mais un séducteur ne joue paspour si peu ce rôle odieux et lâche… il luifaut faire incessamment placer l’épouvante et

Les Enfants de l'amour 101/663

Page 102: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

les remords sur la femme qu’il a perdue, ledéshonneur sur une famille !… : Attends donc,Adalbert, ne ris pas si fort, le plus comique estpour la fin…

— Allons, Maurice, tu te vantes !

— Mais non… tu vas voir…

— Voyons donc !

— Tu trouverais impertinent, n’est-ce pas,qu’on te reprochât de voler au jeu ?

Le colonel partit d’un éclat de rire homé-rique, et reprit : – Mais oui, je trouverais celapassablement impertinent.

— Eh bien ! à ma connaissance, une foisdans ta vie… et ce n’est pas la seule probable-ment, tu as volé…

— Bravo, Maurice ! – s’écria le colonel enredoublant d’hilarité ; – tu avais raison, diable !le plus comique était pour la fin !…

— Et ce n’est pas encore la vraie fin.

Les Enfants de l'amour 102/663

Page 103: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Diable ! mon bon Maurice, cela m’in-trigue… Je suis curieux de savoir ce que tupourras trouver de plus bouffon que… moi, vo-leur, car c’est bien ça, hein ?

— Je dis que, par ton fait, la fortune d’autruia été volée… Est-ce clair ?

— Très clair… Mais le bon de la chose estde savoir quand et comment j’ai été l’auteur dece vol.

— C’est très facile.

— Je t’écoute.

— Il y a environ cinq ans… à notre retourd’Espagne, nous tenions garnison à Lyon…

— Est-ce là que j’ai volé ?…

— Là tu as séduit une jeune personne detrès bonne famille…

— À Lyon ?… Attends donc, à Lyon il y acinq ans ? – répondit le colonel en cherchant àse remémorer la chose. – Ah ! oui, très bien, j’ysuis… une blonde adorable. Je n’ai jamais vu

Les Enfants de l'amour 103/663

Page 104: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

de plus belles épaules… Pauvre Anna !… Elles’appelait Anna… Je t’ai raconté cela dans letemps… Mais cette liaison était contre mes ha-bitudes ; car, par principe, je préfère…

— Tu dis : Par principe ?

— Certainement.

— Continue.

— Eh bien, par principe, je préfère unefemme mariée ; c’est moins compromettant.

— Il est vrai, car après que tu as eu séduitcette jeune personne, un mariage est bientôtdevenu nécessaire.

— C’est alors que notre régiment est partipour l’Allemagne…

— Après ton départ, placée entre la crainted’un déshonneur éclatant et un mariage quis’offrait pour elle à Paris, où sa mère l’avaitconduite, mariage qui pouvait cacher la hontede cette jeune fille, elle n’a pas hésité…

Les Enfants de l'amour 104/663

Page 105: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Et elle a joliment bien fait ! car il paraîtqu’elle a trouvé un trésor, un brave homme demari… qui a cent mille livres de rentes.

— Oui, un niais, un Georges Dandin, n’est-cepas ? qui, plein d’une foi aveugle dans la vertude sa femme, ne s’est douté de rien. Un imbé-cile qui garde dans sa maison un enfant étran-ger, un enfant à toi, qu’il a la sottise de croireà lui, de chérir comme le sien !… ton enfantenfin, qui, s’il a des frères, les volera en parta-geant avec eux de grands biens auxquels il n’aaucun droit !… ton enfant, qui, si son père sup-posé n’a pas d’autre héritier, volera la famille decet homme en héritant de lui.

— Ah ! pardieu ! à ce compte-là, tu as rai-son… je suis un fameux voleur ! – reprit le co-lonel Roland en éclatant de rire ; – je suis unvrai Cartouche, un Mandrin cosmopolite, carj’ai volé en Europe partout où s’est promenénotre drapeau ; j’ai volé à Madrid, à Vienne, àNaples, à Berlin, et si je jouissais du fruit detous mes larcins, je serais cinq ou six fois mil-

Les Enfants de l'amour 105/663

Page 106: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

lionnaire ; car, le diable m’emporte ! je ne suispas de mon temps, j’aurais dû naître du tempsd’Abraham… Et c’est toi, Maurice, toi un philo-sophe, qui oserais me reprocher d’avoir eu desidées pratiques sur la famille universelle ?

— C’est très gai, très spirituel, ce que tudis là !… rien ne prête en effet davantage àla plaisanterie que ces naissances adultères je-tées dans la famille, amenant presque toujoursla spoliation des fortunes, la honte et les re-mords des mères, le déshonneur des époux, letourment des enfants ! Et puis, tu ne pensespas à quelque chose de plus bouffon encore.

— Voyons ça, Maurice, car, d’honneur, tues impitoyable !

— Réfléchis donc, écervelé, que cette fa-mille adultère ainsi créée au sein de la famillelégale, a ses alliances, ses liens, ses parentés,adultères aussi, mais toutes entourées de mys-tères et d’incertitudes.

Les Enfants de l'amour 106/663

Page 107: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est pardieu vrai. Un incroyable tohu-bohu.

— N’est-ce pas, c’est très amusant ? Car en-fin, dans ce tohu-bohu, comme tu dis si plai-samment, les uns sont frères sans le savoir,ceux-ci passent à côté de leur sœur et ne s’endoutent pas.

— Le fait est que le diable ne se reconnaî-trait pas dans un pareil chassé-croisé ; je n’avaispas songé à cela. Ce que c’est que les philo-sophes pourtant ! comme ils vont au fond deschoses !

— Rien de plus bouffon, te dis-je, Adalbert ;car enfin est-ce que cela ne peut pas amenerentre ces gens, inconnus les uns aux autres,toutes sortes d’incestes, de fratricides, etmême, qui sait ! eh ! eh ! çà et là quelques par-ricides les plus divertissants du monde !

— Oh ! si tu veux tourner la comédie au tra-gique… à l’impossible…

Les Enfants de l'amour 107/663

Page 108: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Pas si impossible !… Eh ! mon Dieu !tiens… je te disais que je te réservais pour lafin le plus comique…

— Il est pourtant difficile d’aller plus loinque tu n’as été, mon bon Maurice.

— Peut-être… Écoute-moi. Ce matin, sur leboulevard de Gand, pendant que vous faisiezvotre expédition à Tortoni, une pauvre jeunefemme, marchande de bouquets, ayant un en-fant dans les bras, s’est trouvée mal à côté demoi. J’en ai eu pitié…

— En vrai chevalier français ; je te recon-nais là.

— En vrai chevalier français, si tu y tiens ;j’ai aidé à transporter cette malheureuse dansune boutique ; puis, lorsqu’elle a eu repris sessens, j’ai, pour plusieurs raisons trop longues àt’expliquer, j’ai insisté pour la reconduire chezelle… c’est-à-dire dans un misérable galetas,digne d’ailleurs de la pauvre créature en

Les Enfants de l'amour 108/663

Page 109: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

haillons qui l’habitait… et qui (je te dis cela enpassant) avait été une de tes maîtresses…

— Cette femme ?

— Oui.

— Cette femme en haillons ! habitant ungaletas ! a été ma maîtresse ?

— Oui, oui, elle est presque folle de misèreet de chagrin, car, sans sa petite fille, elle se se-rait tuée vingt fois, m’a-t-elle dit.

— Comment, alors, ne s’est-elle pas adres-sée à moi ? Et cette fois, Maurice, je parle sé-rieusement ; quelquefois, je ne suis pas très dé-licat sur le choix de mes amours, c’est vrai ;mais tu sais si je tiens à l’argent. Aussi, je suis,je t’assure, très surpris, très contrarié de ce quetu m’apprends là… Mais es-tu bien certain ?

— Elle se nomme Paula.

— Paula ! – s’écria le colonel Roland, – lacompatriote de Pietri ? Ah ! la pauvre fille !

Les Enfants de l'amour 109/663

Page 110: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et le colonel resta un moment silencieux etpensif.

VII

La surprise presque pénible que le colonelRoland avait éprouvée en entendant son amilui parler de Paula, compatriote de Pietri, cessapeu à peu, et il dit au major :

— Maurice, je ne conçois rien à ce que tum’apprends… Paula, depuis un an, est retour-née en Corse, à son pays.

— Oui, mais elle l’a quitté après avoir misau monde son enfant. Ne pouvant supporterles reproches de sa famille… elle a enduré là…m’a-t-elle dit, des tortures de honte et d’igno-minie qui te feraient… rire.

— Maurice… Maurice… tu es injuste !

Les Enfants de l'amour 110/663

Page 111: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Il en est résulté, qu’aux trois quarts folle,elle s’est remise en route, avec sa petite fille, tafille… entends-tu ?… ta fille… pour revenir ici,mendiant et chantant sur la route… Une foisà Paris, son idée fixe, à travers le peu de rai-son qui lui reste, a été de gagner, en vendantdes bouquets, assez d’argent pour s’acheter unebelle robe, sans laquelle elle n’oserait se pré-senter à toi ; car elle ne semble vivre que parton souvenir. Tandis que dans son galetas elleme parlait de toi avec incohérence en berçantson enfant… tu vas bien rire… je regardaiscette pauvre petite créature… ta fille… « Ain-si élevée dans les larmes et dans la misère,me disais-je, quel avenir que le sien ! que de-viendra-t-elle ?… Si elle est belle… séduite etmisérablement abandonnée comme sa mère…elle tombera dans le vice… dans l’infamie !… »Oui, c’est de ta fille que je disais cela… Tu neris plus, Adalbert ?… Et pourtant, tu le vois, j’aigardé le plus comique pour la fin.

Les Enfants de l'amour 111/663

Page 112: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je ne ris pas, Maurice, parce qu’il n’ya là ni de quoi rire ni de quoi pleurer. J’aiséduit Paula, je l’avoue ; elle était admirable-ment belle, et, je dois le dire, d’une rare délica-tesse ; car, quoique pauvre et de basse condi-tion, elle n’avait rien voulu accepter de moi. Unjour, sans me faire connaître la cause de sondépart, elle a disparu, me faisant seulement sa-voir qu’elle retournait en Corse… C’était peude temps avant le retour de l’empereur. Lescent jours sont venus… puis la guerre… puisWaterloo… et voici la première nouvelle quej’ai de cette pauvre fille… Maintenant, Mau-rice… je n’ai pas besoin de te dire qu’étant surla trace de Paula, puisque tu sais où elle de-meure, j’assurerai son sort… et celui de son en-fant… Je compte assez sur ton amitié pour tedemander de te charger…

— De cette aumône ?

— De cette dette, Maurice, de cette dettesacrée…

Les Enfants de l'amour 112/663

Page 113: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Pourquoi ne vas-tu pas la payer toi-même ?

— Je préfère ne pas revoir cette pauvrefille… Tout est fini entre nous. Il serait cruel àmoi de la chagriner.

— Quel bon cœur tu as pourtant !

— Meilleur que tu ne le crois, – reprit lecolonel ; et tirant deux billets de la poche deson gilet, il ajouta : – Je t’en supplie, Maurice,sois mon intermédiaire auprès de Paula ; fais-lui entendre raison ; voici deux mille francspour les premiers besoins. Demain, je verraimon notaire pour assurer à Paula cent louis oumille écus de rente viagère, réversible sur safille… Enfin, lorsque celle-ci sera en âge d’êtremariée, je ferai convenablement pourvoir à sonétablissement… Tu vois, Maurice, que, sansêtre un rigoriste, un philosophe…

— Tu abandonnes ton enfant, et tu payes lahonte de sa mère avec de l’argent dont tu n’aspas besoin… c’est héroïque !…

Les Enfants de l'amour 113/663

Page 114: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je ne prétends pas faire de l’héroïsme,mais tout simplement me conduire en honnêtehomme.

— Ah !

— Oui, Maurice, en honnête homme, et jedéfie les gens les plus rigoristes de ne pas ap-prouver ma conduite…

— Tu crois ?

— Mais, mordieu ! que veux-tu donc que jefasse de plus ? que j’épouse cette fille, peut-être ?

— Moi, supposer une monstruosité pa-reille ! Allons donc ! Tu as pris cette jeune fillepure ; tu rends hommage à sa délicatesse ; tul’as séduite, et elle t’adorait ; elle est devenuepresque folle d’amour, de chagrin, de honte etde misère ; tu es très riche, tu lui donnes del’argent pour elle et pour ton enfant, te voilàparfaitement en règle envers toi-même et cesestimables rigoristes dont tu parles. Aussimaintenant tu savoureras dans le calme d’une

Les Enfants de l'amour 114/663

Page 115: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

conscience satisfaite les délices de ton rendez-vous de ce soir…

— Pourquoi non ?

— Certainement. Fais ce que dois, n’est-cepas, advienne que pourra ! L’homme est si heu-reux lorsqu’il n’a rien à se reprocher !

— Tiens, mon pauvre Maurice, ce n’est pasd’aujourd’hui que je te le dis, mais, avec toutton esprit, tu as un grand tort : c’est de prendrele monde à l’envers, de te choquer de ce quine choque personne. En ce moment, tu te faisun monstre d’une chose toute simple ; car en-fin, qui est-ce qui n’a pas eu plus ou moins defemmes mariées et de jeunes filles pour maî-tresses ? Qu’y a-t-il de si exorbitant à ce qu’ungalant homme ait çà et là quelques enfants na-turels ?

— Dis-moi, Adalbert… il y a huit ou neufans, je crois, tu as vu mourir ta vertueuse et ex-cellente mère, entourée de l’amour, de la véné-ration de sa famille, et si légitimement regret-

Les Enfants de l'amour 115/663

Page 116: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tée par ton père qu’il lui a survécu de peu detemps.

— C’est vrai… Où veux-tu en venir ?

— Si, au lieu de voir ta mère mourir calme,sereine, environnée des respects de tous, tul’avais vue mourir bourrelée de honte et de re-mords adultères, maudite par ton père, mé-prisée par les siens, trouverais-tu plaisants lesséductions et les adultères ? Tu ne répondsrien ?…

— Maurice !…

— Écoute encore… Tu te souviens qu’unefois… une seule fois… aux premiers jours denotre amitié, ta m’as demandé quelques détailssur ma famille ?

— En effet, Maurice, mais comme tu m’asrépondu d’un air chagrin qu’une fois pourtoutes tu me suppliais de ne jamais plus mettrela conversation sur ce sujet… je m’en suis tou-jours discrètement abstenu.

Les Enfants de l'amour 116/663

Page 117: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Adalbert… ma mère a été séduite etabandonnée comme Paula…

— Maurice… que dis-tu ?…

— Je l’ai vue lentement mourir de douleur,de honte… comme mourra sans doute Paula…J’ai, dans mon enfance et dans ma premièrejeunesse, dévoré les humiliations cruelles donton poursuit presque toujours ceux que l’on ap-pelle… des bâtards… J’avais quinze ans quandj’ai perdu ma mère… Le jour qui a précédésa mort, elle m’a dit sa faute, son abandon,ses remords, ses souffrances. Par cet aveu ter-rible pour une mère, elle voulait expier ce quej’avais souffert à cause d’elle. De ses tourmentselle est morte, en me demandant pardon… Jelui ai fermé les yeux et me suis engagé dansle régiment où tu m’as connu officier… Aprèsm’être battu en enfant, j’ai réfléchi en homme,et j’ai maudit la guerre, tout en la faisant. Maisje n’avais pas d’autre carrière, mon régimentétait devenu pour moi ma famille, et quand

Les Enfants de l'amour 117/663

Page 118: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

je t’y ai connu, Adalbert, j’ai trouvé en toi unfrère…

— Ah ! Maurice… Maintenant je com-prends…

— Tu comprends peut-être que ces séduc-tions, ces succès brillants, ces bonnes fortunes,qui font ta joie, ta gloire, ne m’inspirent, à moi,qu’amertume et tristesse, parce que je sais leslarmes, les tortures, les désastres que laissentpresque toujours après eux ces enivrements fu-gitifs !

— Mon ami… je te le jure… si cette confi-dence… tu me l’avais faite plus tôt… jamaisje ne t’aurais involontairement blessé par malégèreté, ainsi que j’ai dû le faire souvent ente racontant mes folies. Maurice… Maurice…mon ami… tu n’en doutes pas ?… dis-le. Loinde moi la pensée de te reprocher le silence quetu avais jusqu’ici gardé avec moi sur le secretde ta naissance. Je vois au contraire dans cetaveu une nouvelle preuve de ton amitié. Je re-

Les Enfants de l'amour 118/663

Page 119: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

grette qu’il ait été si tardif, parce que, l’igno-rant, j’ai dû, je te le répète, bien des fois te bles-ser.

— Ce secret, je l’aurais gardé sans les cir-constances d’aujourd’hui… sans la rencontrede cette malheureuse femme… sans un inex-primable pressentiment…

— Que veux-tu dire ?…

— Tu te le rappelles… car tout à l’heure tum’en as parlé, la veille de la bataille de Leipzig,où tu as failli périr…

— Oui, ton inquiète amitié avait eud’étranges pressentiments… C’est inexpli-cable, mais cela est… je ne peux nier l’évi-dence… Le matin, avant de monter à cheval,je t’ai trouvé sombre… « – Qu’as-tu Maurice ?t’ai-je dit. — La journée te sera fatale, m’as-turépondu avec anxiété… » Je t’ai plaisanté surla prévision… comme tout à l’heure ; et troisheures après, grièvement blessé, sans toi j’étaisachevé par les Autrichiens.

Les Enfants de l'amour 119/663

Page 120: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Eh bien, Adalbert… tantôt, chez cettemalheureuse femme séduite par toi… je mesuis dit : — « Non, non, la Providence n’est pasun vain mot ; non, ces séductions, cesdésordres… ces crimes… oui, ces crimes…commis avec une effrayante légèreté, ne sau-raient être impunis ! Par quelle voie, quand, àquelle heure, seront-ils expiés ? Je ne sais… »Mais, je te le jure, Adalbert… un inexplicablepressentiment m’a brisé le cœur…

— Bon Maurice !… Tu craignais sans doutepour moi l’issue du duel de ce matin… Tu au-ras pris cela pour un pressentiment.

— Certes, ce duel m’inquiétait… Mais jeconnaissais ton adresse, ton courage… Non,non, ce n’est pas cela que je redoutais pourtoi… car ce danger n’existe plus, et mes pres-sentiments sont les mêmes.

— Mais alors que crains-tu ?

Le major resta un moment silencieux et ré-pit : — Je ne sais… cela est bizarre… Je suis

Les Enfants de l'amour 120/663

Page 121: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

venu ici sous l’impression de ce pressenti-ment… ta méchante insouciance envers tesmaîtresses, le cynisme de tes principes, m’ontrévolté… Malgré moi, j’ai été amer, sardo-nique… au lieu de m’adresser à ton cœur… Caril y a en lui, malgré tes excès, des cordes gé-néreuses… Je l’ai vu tout à l’heure… lorsque jet’ai parlé de ta digne et noble mère… Mon ami,parmi les femmes que tu as si cruellement per-dues… il en était de pures… d’estimées commeta mère. Et pourtant, sans remords, tu as dé-truit chez elles ce qui fait ton orgueil filial…As-tu jamais songé à ce que tu aurais ressentisi un homme avait eu le droit de mépriser tamère ? Entends-tu : de mépriser ta mère !… Etce n’est pas tout, mes tristes jours, passés sansjeunesse, ne te disent-ils pas ce que c’est quele sort de ces enfants de l’amour, dont tu parlessi plaisamment ! Et encore, moi, je suis unhomme ; soldat à quinze ans, la vie militairem’a sauvé de bien des fautes, du vice, du crimepeut-être, orphelin abandonné que j’étais !…Mais l’enfant de Paula… ta fille ?… sais-tu quel

Les Enfants de l'amour 121/663

Page 122: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sera son sort ? Te crois-tu quitte envers elle,envers sa mère pour avoir assuré leur pain ?Ami… réponds-moi : Paula serait ta sœur… quedirais-tu ?

La voix du major Maurice avait un accent sipénétrant que le colonel Roland se sentit ému.

Soudain la pendule du salon sonna sixheures.

C’était à sept heures que madame de Bour-gueil devait venir chez le colonel.

La pensée de son rendez-vous avec cettefemme charmante effaça bientôt l’émotioncausée chez le colonel par les paroles de sonami.

— Maurice, – dit vivement le colonel Ro-land, – voilà six heures !… Elle doit venir àsept !

Et comme il vit un amer et triste sourire ef-fleurer les lèvres du major, il reprit gaiement :— Allons, Maurice, que diable !… si don Juan

Les Enfants de l'amour 122/663

Page 123: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

que tu me supposes, tu ne crains pas que la sta-tue du commandeur vienne ce soir me deman-der à souper…

— C’est juste… – reprit Maurice avec uneironie glaciale en prenant son chapeau et sepréparant à sortir ; – j’étais un niais. Que ve-nais-je te parler de pressentiments, de penséesmeilleures, de renoncement à tes désordres !Est-ce qu’un tel revirement est possible ! Turoules à l’abîme, et je te crie : « De grâce, ar-rête-toi ! » Tu as raison ; avec ma philosophie,je suis un sot ! Bonsoir.

— Maurice, un dernier mot, et sérieux ce-lui-là ! Ne crois pas que tes paroles aient étévaines ; non, ton appel au souvenir de ma mèrem’a ému malgré moi, m’a fait réfléchir ; mais,tu l’as dit, un revirement complet dans la vied’un homme ne s’accomplit pas en un jour ; unpéché de jeunesse de plus ou de moins n’em-pêche pas une conversion ; toi seul peux la ten-ter ; pour cela il me faut te voir souvent. Pro-mets-moi donc de demeurer ici ; je vais te faire

Les Enfants de l'amour 123/663

Page 124: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

préparer le pavillon que je te destine ; il se-ra prêt à te recevoir lorsque tu vas revenir dechez Paula, car tu me promets de la voir tout àl’heure ? Ce soir, n’est-ce pas ? nous souperonsensemble, et qui sait, mon bon Maurice, peut-être t’étonnerai-je fort par mes vertueuses ré-solutions.

Après un moment de réflexion, le major re-prit : – Je vais chez Paula, puis je reviendraidans le pavillon que tu me destines.

— À la bonne heure, Maurice, voilà par-ler !…

— Je reviendrai ici… parce que j’ai peur.

— Peur ?

— Pour toi.

— Ce soir ?

— Ce soir.

— Maurice, tu es fou !

Les Enfants de l'amour 124/663

Page 125: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Le matin de la bataille de Leipzig, étais-je fou ?

L’accent du major était empreint d’une telleconviction, ses traits trahissaient une anxiétési sincère, que le colonel tressaillit et laissa sonami quitter le salon sans lui adresser une pa-role.

Mais le caractère indomptable du colonelRoland reprenant bientôt le dessus, il s’écria :— Je suis, pardieu ! stupide de me laisserprendre aux airs prophétiques de cet originalde Maurice. Eh ! c’est justement parce qu’unefois un jeu du hasard a justifié des pressenti-ments inexplicables qu’il ne les justifiera pasune seconde, – ajouta-t-il en allant à la son-nette.

Pietri entra dans le salon, son maître lui dit :— Pietri, ma toilette à l’instant.

— Oui, colonel.

— Envoie les gens à l’office, et porte closepour tout le monde.

Les Enfants de l'amour 125/663

Page 126: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oui, colonel.

— Tu comprends ? pour tout le monde.

— Oui, colonel, je fermerai comme d’habi-tude la porte de l’antichambre, et je m’y tien-drai seul au dedans.

— C’est cela.

— Monsieur le colonel ne dînera donc pas ?

— Non, mais je souperai, morbleu ! et roya-lement ; dis cela à l’office. Deux couverts, desfleurs, des cristaux ; mais surtout du solide : lesmeilleurs vins de ma cave.

— Pardon, colonel… vous avez dit deuxcouverts ? – demanda Pietri avec une inflexionparticulière, que son maître comprit, car il re-prit en riant :

— Non, Pietri, non, pour cette fois deuxcouverts… masculins. Les gens serviront àtable ; c’est le major Maurice qui soupe avecmoi. Donne à l’instant des ordres pour que l’onfasse du feu dans le pavillon de la cour, et

Les Enfants de l'amour 126/663

Page 127: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

qu’on prépare tout pour y recevoir le major : ill’habitera.

— Oui, colonel.

— Ah ! diable ! j’y pense, – reprit le colonelen indiquant du geste les fleurs rangées sur latable. – Ôte-moi ces fleurs, et mets-les provi-soirement dans ta chambre.

— Il faut tout ôter, colonel ?

— Non, laisse cette grande corbeille de vio-lettes de Parme… Pauvre cher ange, – ajouta-t-il à part, – c’est son bouquet de fête, il faut bienqu’elle en jouisse.

Puis il reprit tout haut : – La clef de la petiteporte du jardin, où est-elle ?

— La voici, colonel, – dit Pietri en allant laprendre sur un meuble.

Et il la remit à son maître en lui disant avecun sourire discret : – Monsieur le colonel a l’airbien heureux ce soir…

Les Enfants de l'amour 127/663

Page 128: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Heureux !… Ah ! Pietri, dis donc dansl’ivresse ! Tiens, tu vois bien cette pendule :elle marque six heures et quart ?

— Oui, colonel.

— Eh bien, je donnerais une année de mavie pour entendre sonner à l’instant septheures.

— Si, en pareille occasion, monsieur le co-lonel avait fait souvent de ces marchés-là, – re-prit gaiement Pietri, – il y a longtemps qu’il se-rait mort.

— C’est diablement vrai, ce que tu dis là,mon pauvre Pietri. Allons, vite à ma toilette ! tureviendras ôter ces fleurs, sauf la corbeille deviolettes de Parme ; et recommande le souper.

— Oui, colonel.

Et tous deux sortirent du salon.

* * *

Les Enfants de l'amour 128/663

Page 129: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

À sept heures moins un quart, la nuit venue,le colonel Roland allait se placer, l’oreille auguet, derrière la petite porte de son jardin, qui,nous l’avons dit, donnait sur des terrains dé-serts environnant l’église de la Madeleine,alors en construction.

À sept heures et quelques minutes, le colo-nel entendit au loin le roulement d’une voiture.

Il entre-bâilla la porte de son jardin.

La voiture s’arrêta.

Quelques instants après, la porte du jardinse referma sur madame de Bourgueil, si pâle,si émue, si tremblante, que le colonel Rolandfut obligé de la soutenir dans ses bras, tandisqu’elle lui disait d’une voix éteinte : — Si voussaviez… tantôt… combien j’ai tremblé pourvous ! ! !

Les Enfants de l'amour 129/663

Page 130: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

VIII

Une heure s’était passée depuis l’arrivée demadame de Bourgueil chez le colonel Roland.

La jeune femme est assise dans le salon : onvoit sur son pâle et beau visage la trace récentede ses larmes ; ses grands yeux, brillant d’unéclat presque fiévreux, sont attachés sur ceuxdu colonel Roland avec un mélange d’amouret d’anxiété inexprimable ; elle tient dans sesmains les mains d’Adalbert, agenouillé à sespieds.

— Julie ; qu’avez-vous, ange aimé ? – luidit-il d’une voix vibrante et passionnée. –Pourquoi ce silence, cette inquiétude dans vosyeux ? Regrettez-vous d’avoir cru à la sincéritéde mon amour ? Julie… ce silence m’in-quiète… Encore des larmes !… toujours deslarmes !… De grâce, qu’avez-vous ?… Julie,par pitié, réponds-moi.

Les Enfants de l'amour 130/663

Page 131: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Madame de Bourgueil resta muette, serraconvulsivement les mains du colonel Rolandentre les siennes, et continua de le regarderfixement à travers ses larmes, qui coulaientlentement sur ses joues.

— Tu pleures… – reprit le colonel d’un tonde tendre reproche ; – tu pleures… et tu mevois si heureux !

— Vrai ?… – dit madame de Bourgueild’une voix touchante en regardant le colonelRoland avec une expression d’ineffable mélan-colie ; – vrai ?… bien heureux ?…

— Julie !… mon ange !

— Et… vous m’aimez autant ?…

— Je suis à vous, je vous appartiens ; mavie est désormais la vôtre… je vivrai parvous… pour vous… Ah ! Julie… tu es… tu se-ras mon seul, mon dernier amour !

L’accent, l’émotion du colonel Roland, pa-rurent si sincères à madame de Bourgueil, que,

Les Enfants de l'amour 131/663

Page 132: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

dans un élan de confiance ineffable, elle portavivement à ses lèvres les deux mains de sonamant et les baisa en murmurant : — Oh ! mer-ci… Adalbert… merci ! je vous crois… j’ai tantbesoin de vous croire !

— As-tu donc un instant douté de moi ?

— Non… non… pardonnez-moi ! je suisfolle… Mais si vous saviez aussi tout ce quise passe dans la tête d’une pauvre femme…lorsqu’elle n’a plus d’autre refuge que le cœurde celui à qui elle a tout sacrifié, honneur,considération, famille ! Que voulez-vous !… àce moment où elle rompt à jamais avec le pas-sé… l’effroi la saisit malgré elle. – Puis, re-gardant Adalbert avec une nouvelle angoisse,elle ajouta en frémissant : – Car enfin, si vousm’abandonniez, que deviendrais-je ?

— Moi ! vous abandonner, Julie !… Ah ! cedoute est cruel !

— Non, non, ce n’est pas un doute… Douterde vous à cette heure, ce serait la mort ! Non,

Les Enfants de l'amour 132/663

Page 133: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ce n’est pas un doute… c’est plutôt la généro-sité… la grandeur de votre dévouement pourmoi, mon Adalbert, qui me confond et m’ac-cable… Tenez, je puis à peine y croire.

— Que parlez-vous de ma générosité !…C’est vous, ange adoré, qui êtes généreuse !C’est vous qui me comblez d’une ivresse jus-qu’alors inconnue. Dites, Julie, que sont lespreuves de mon amour, auprès de celles quevous me donnez ?

— Adalbert, n’est-ce donc rien que de vousconsacrer à moi… à moi seule ?

— C’est assurer le bonheur de ma vie, voilàtout.

— Renoncer à ce monde où vous avez tantde succès ?

— Que m’importe ce monde ? je n’y voyaisque toi.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! – dit madame deBourgueil en joignant les mains et levant les

Les Enfants de l'amour 133/663

Page 134: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

yeux au ciel avec une expression de ravisse-ment indicible, – tant d’amour ! tantd’amour !… Ah ! c’est la seule excuse de mafaute !

— Julie, votre cœur pouvait-il vous trom-per ?

— Ainsi, mon Adalbert, – reprit la jeunefemme dans une sorte d’extase, – nous ne nousquitterons plus… À chaque heure du jour je se-rai là… près de toi… vivant de ta vie de tousles instants. Oh ! tu verras… tu verras ! je seraisi tendre, si dévouée !… le bonheur me donne-ra tant de force… tant de séduction… que tune regretteras rien de ce que tu me sacrifies.Oui, je le sens, je te chérirai tant, que tu metrouveras plus belle que les plus belles, plus ai-mante que les plus aimantes ! Je veux, vois-tu,que nos jours, à jamais confondus, soient pourtoi comme un songe enivrant. Je veux, au fondde la retraite que nous choisirons, te faire ou-blier tout dans notre amour…

Les Enfants de l'amour 134/663

Page 135: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Julie… ma Julie… tu m’aimes doncbien ?

— Toi !… il me le demande, maintenant !

— Pauvre ange adoré… quel beau rêve !…

— Oh ! oui… tu verras !

— Hélas ! pourquoi nous faut-il détournerles yeux d’une ravissante illusion pour envi-sager la réalité !… Mais heureusement elle estriche encore de bonheur et d’avenir.

— Quelle réalité ?

— Pauvre chère âme… et ta réputation ?est-ce qu’elle ne m’est pas aussi précieuse, plusprécieuse encore qu’à toi ? est-ce que ce n’estpas à moi de la sauvegarder… à force de ré-serve, de discrétion… de prudence ?

— Que dit-il ? – s’écria madame de Bour-gueil stupéfaite. – Ma réputation ?

— Ah ! ne craignez rien, Julie : ce trésor leplus sacré d’une femme est confié à un homme

Les Enfants de l'amour 135/663

Page 136: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

d’honneur… Mais qu’avez-vous ? cette pâ-leur…

— Ma réputation ! et je suis ici, chezvous ?…

— Douteriez-vous de ma discrétion ?

— Votre discrétion ! et mon mari ?

— Julie, je vous en conjure, rassurez-vous ;ne tremblez pas ainsi ; il est impossible queBourgueil ait le moindre soupçon. Fiez-vous àmoi ; je redoublerai pour lui de prévenances,d’amitié ; vous serez pour lui aussi gentille quepossible, et tout ira pour le mieux.

La jeune femme regardait le colonel Rolandavec une stupeur et une épouvante crois-santes.

— Aucun soupçon ! – dit-elle d’une voix al-térée ; – mon mari n’aura aucun soupçon… etce soir ?

— Ce soir ?

Les Enfants de l'amour 136/663

Page 137: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Quand il ne me verra pas rentrer chezlui…

— Julie, que dites-vous ?… rester ici ? maisc’est impossible !… mais c’est une folie ! maisc’est vous perdre !… Julie, vous n’y songezpas… revenez à vous…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit la jeunefemme avec une angoisse inexprimable,comme si elle ne pouvait croire à ce qu’elle en-tendait, – c’est à en perdre la raison !… il meparle maintenant de retourner chez mon ma-ri !…

— Sans doute… je…

— Rentrer chez moi… et pour quoi faire ?

— Pour quoi faire ? mais, encore une fois,pour que Bourgueil ne se doute de rien,puisque, par un heureux hasard, il dînait au-jourd’hui hors de chez lui, et que…

Les Enfants de l'amour 137/663

Page 138: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Mon Dieu ! il a cru qu’après avoir été samaîtresse, j’oserais revenir chez mon mari ! –s’écria la jeune femme atterrée.

S’adressant alors au colonel avec une ex-pression déchirante :

— Vous me croyez donc la plus vile, la plushypocrite, la plus indigne des femmes ?

— Julie… encore une fois, vous ne songezpas aux conséquences de ce coup de tête ! –s’écria le colonel Roland.

Et il ajouta tout bas : — Diable ! comme elley va ! C’est trop, beaucoup trop d’amour… uninstant !

Il était, en effet, effrayé de la résolution demadame de Bourgueil, car, dans cette liaisoncomme dans toutes celles qu’il avait eues, cethomme ne voyait rien de sérieux, n’entendaitpas le moins du monde mettre en pratique lefameux dicton de : Une chaumière et son cœur.

Les Enfants de l'amour 138/663

Page 139: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Moi, – continua la jeune femme, – moi,à présent, affronter le regard de mon mari !…Vous ne savez donc pas que de ma vie je n’ai pumentir ? vous ne savez donc pas que vingt foisj’ai été au moment d’avouer à M. de Bourgueilque je vous aimais, et que l’espoir de résisterà ce fatal amour a seul retenu mes aveux ? Et,à cette heure, j’irais lâchement vivre avec unhomme que je n’aime pas et que j’ai déshono-ré !… le trompant chaque jour, pour vous voirchaque jour ! Mais je préférerais la mort à unepareille honte !

— Julie… mon ange… reviens de ton éga-rement… C’est vouloir te perdre à jamais…

— Me perdre à jamais que d’aller vivre avecvous dans quelque retraite ignorée ?

— Mais, encore une fois, c’est impossible.

— Impossible !… Et ces promesses… cesserments, que là… tout à l’heure encore, à mespieds…

Les Enfants de l'amour 139/663

Page 140: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je parlais de t’aimer, de t’adorer sanscesse… mais en sauvant ta réputation, car jesuis homme d’honneur.

— Tenez, Adalbert, vous me rendrez folle,– répondit la jeune femme presque avec éga-rement, en pressant son front entre ses deuxmains.

Et après un moment de pénible silence ellereprit : — Eh bien ! oui, vous m’avez prise pourune de ces femmes qui se donnent à leur amantet continuent de vivre avec leur mari. Cette in-jure, je ne croyais pas la mériter… non… je nele croyais pas, – ajouta la jeune femme avec unsanglot déchirant. – Mais, enfin, puisque vousn’avez pu deviner que je n’étais pas de cesfemmes-là… je vous l’apprends, moi : je vousdis que je ne veux pas retourner chez mon ma-ri ; je vous dis que je n’ai plus que vous aumonde. Ne me parlez donc plus de ma répu-tation, de mon honneur, de ma famille : à toutcela j’ai renoncé en mettant le pied chez vous ;tout cela est perdu pour moi !

Les Enfants de l'amour 140/663

Page 141: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Non, Julie… non, tout cela ne sera pasperdu pour vous… car j’aurai, s’il le faut, laprudence qui vous manque ; je puiserai dans laforce même de mon amour le courage de ré-sister à un entrainement qu’il ne me serait quetrop doux de partager.

— Mon Dieu ! il m’épouvante !… Adal-bert… écoutez-moi !…

— Oh ! si je ne consultais que mon goût,que mon cœur… si j’étais un de ces égoïstesendurcis qui ne songent qu’à satisfaire leur dé-sir du moment et leur vanité… je vous dirais :Oui, partons !… Allons cacher notre heureuxamour au fond de quelque solitude ignorée.

— Je t’en conjure à mains jointes, Adalbert,écoute-moi seulement, écoute-moi !…

— Mais je ne suis pas de ces gens-là, Ju-lie !… je comprends les devoirs que l’amourd’une femme comme vous impose à un galanthomme… Peut-être aujourd’hui vous blesserai-je, pauvre ange aimé… mais demain, revenue

Les Enfants de l'amour 141/663

Page 142: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

de votre exaltation passagère, vous ressentirezpour moi une reconnaissance éternelle.

— Adalbert, par pitié !

— Écoutez-moi, Julie… Il me faut vous ai-mer aussi profondément que je vous aime, ilme faut un grand courage, un grand dévoue-ment pour vous parler ainsi. Non ! vous neplongerez pas votre famille dans la douleur parun scandale irréparable…

— Et si je le veux, moi !

— Et si je ne le veux pas, moi ! chère etmalheureuse folle que vous êtes… Et si, décidéà vous sauver malgré vous, je vous dis : Ouvous retournerez chez votre mari, et notreamour sera aussi heureux que caché, ou bien…

— Ou bien ?… – répéta la jeune femmeavec une mortelle angoisse, – ou bien ?…

— Ou bien, dussé-je mourir de désespoir,j’aurai la force de rompre aujourd’hui même

Les Enfants de l'amour 142/663

Page 143: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

une liaison qui devait être le bonheur de mavie…

— Adalbert ! – s’écria la jeune femme avecégarement en se jetant aux pieds du colonelRoland, – tu ne feras pas cela !… non, tu ne bri-seras pas ainsi une malheureuse créature qui tedemande à genoux de te dévouer sa vie, sa vieentière. Voyons, enfin, sois juste : quel est montort ? de ne pas vouloir être hypocrite et in-fâme… Tu ne peux pourtant pas me reprochercela ? est-ce que tu ne me connais pas ? MonDieu ! mon Dieu ! Mais comprends donc quemaintenant, à la vue de mon mari, je mourraisde remords et de honte !

— Vous vous figurez cela, Julie : c’est uneexagération…

— Mais vous n’avez donc ni cœur ni âme !

— Julie…

— Non, non, pardon, j’ai eu tort… Je nesais plus ce que je dis… Je t’en supplie, ne tefâche pas… tu es si bon !… Laisse-moi ache-

Les Enfants de l'amour 143/663

Page 144: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ver… Où en étais-je ?… Ah ! tu dis que tu neveux pas me perdre, n’est-ce pas ? Tu vas voirsi j’ai raison… Seulement, écoute-moi sans tefâcher… je ne te demande que cela… Ce n’estpas beaucoup, n’est-ce pas ?… Tu dis que tune veux pas me perdre… Mais, songes-y donc,c’est si tu m’abandonnais que je serais per-due… Car alors, que veux-tu que je fasse, queje devienne, moi ?… Tu me dis : Je t’ordonnede retourner avec ton mari… Adalbert… soisjuste, as-tu le droit de m’ordonner cela ?– ajouta la jeune femme avec des sanglotsétouffés. – Tu as le droit de me dire : Aime-moi pour la vie… sois dévouée, résignée, sou-mise… sois mon esclave, sois mon chien…Oh ! oui, tu as le droit de me dire cela… ettu verras avec quel bonheur je t’obéirai… Maisme forcer à l’hypocrisie, à la lâcheté ?… Pourcela, non, jamais, jamais !… J’ai ma volontéaussi, moi, entendez-vous ! et je ne vous écou-terai pas, je vous résisterai, je…

Les Enfants de l'amour 144/663

Page 145: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Mais elle ne put achever ; les sanglots lasuffoquaient.

Elle cacha dans son mouchoir sa figure bai-gnée de larmes.

— Julie, – reprit le colonel Roland aussi im-patienté qu’irrité de cette insistance, – voilàbientôt neuf heures, il serait imprudent de pro-longer plus longtemps votre séjour chez moi.

— Adalbert… grâce ! grâce !

— Julie, vous me faites un horrible cha-grin… Mais je vous le répète, malgré vous jevous sauverai. Ou vous allez retourner chezvotre mari, ou tout est désormais rompu entrenous. Je vous en donne ma parole. Julie, maparole d’honneur !… et jamais je n’y ai man-qué !

— Eh bien, non ! non ! – s’écria madame deBourgueil avec désespoir, en mordant sonmouchoir au milieu de ses pleurs convulsifs. –Non, je ne m’en irai pas d’ici… vous ferez de

Les Enfants de l'amour 145/663

Page 146: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

moi ce que vous voudrez… vous me chasse-rez… vous me tuerez… je ne m’en irai pas !…

Soudain on entendit au dehors du salon ungrand bruit.

Des coups violents, précipités, retentis-saient à une des portes extérieures de l’appar-tement.

— Qu’est-ce que cela ? – s’écria le colonelRoland en tressaillant et écoutant avec anxié-té. – On dirait que l’on veut briser la porte del’antichambre !

IX

Madame de Bourgueil, au bruit retentissantdes coups que l’on frappait au dehors, commepour entrer de force dans l’appartement, ma-dame de Bourgueil s’était levée brusquementdans un premier mouvement d’épouvante.

Les Enfants de l'amour 146/663

Page 147: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Le colonel Roland prit vivement sur un ca-napé le châle et le chapeau de la jeune femme,puis, courant à elle et la saisissant par la main,il lui dit : — Julie… ne craignez rien… venez…Cette porte ouvre sur un couloir… Vous mon-terez un petit escalier, vous vous trouverezdans la chambre de Pietri ; de là il vous serafacile de gagner le jardin. Vite… vite !… lescoups redoublent, la porte cède ! Sauvez-vous !je réponds du reste.

Madame de Bourgueil, frappée de terreur,avait d’abord suivi machinalement le colonel ettraversé avec lui le salon d’un pas précipité ;mais au moment où il ouvrait la porte de l’es-calier dérobé, elle s’arrêta et dit avec un sou-rire effrayant :

— Pourquoi fuir ?…

— Comment !

— Je reste.

— Malheureuse folle ! mais c’est votre maripeut-être !

Les Enfants de l'amour 147/663

Page 148: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Tant mieux.

— Julie… je vous en supplie…

Le colonel Roland ne put achever.

Pietri, pâle, effaré, parut tout à coup dansle salon en s’écriant : — Colonel !… un com-missaire de police ! des soldats !… Ils ont com-mandé d’ouvrir au nom de la loi… J’ai refusé…ils sont entrés de force dans l’antichambre…alors j’ai fermé la porte du second salon. Maiselle ne résistera pas longtemps… Tenez… te-nez… entendez-vous ?… ils la brisent !

— Et que veulent ces gens ?

— Le jardin est aussi cerné !

— Mais que veulent-ils ?

— J’ai écouté à travers la porte, j’ai entendunommer M. de Bourgueil.

À ces mots, la jeune femme, dont lesjambes vacillaient, fit quelques pas et se laissatomber dans un fauteuil, sans être remarquéedu colonel, tout occupé de ce que lui apprenait

Les Enfants de l'amour 148/663

Page 149: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

son valet de chambre. Aussi s’écria-t-il en frap-pant du pied avec dépit : — Plus de doute ! unflagrant délit !

Et, croyant la jeune femme toujours près delui ; il se retourna en disant : — Vous le voyezbien… essayons du moins de…

Mais, s’apercevant alors que madame deBourgueil était assise à l’autre bout du salon,pâle comme une morte, immobile comme unestatue, il courut à elle et lui dit : — Je vous ensupplie, gagnez la chambre de Pietri, c’est laseule chance de vous sauver…

— Colonel, – cria Pietri, – la porte cède, lesvoilà, ils arrivent !…

— Julie ! – s’écria le colonel, – il en esttemps encore, sauvez-vous !

— Non, – reprit madame de Bourgueil avecun calme effrayant ; – nous verrons si, après untel éclat, vous oserez m’abandonner.

Les Enfants de l'amour 149/663

Page 150: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

À ce moment, des pas tumultueux reten-tirent.

La porte s’ouvrit.

Sur le seuil apparut le commissaire de po-lice ; derrière lui étaient M. de Bourgueil etM. Delmare, que nous avons laissé sur le bou-levard anéanti sous le coup d’une révélationaussi soudaine que terrible.

M. de Bourgueil, ayant vu sa femme assiseet immobile, dit au commissaire en la dési-gnant du geste : — Voici ma femme, monsieur.

— Madame, – reprit le commissaire ens’avançant d’un pas, – vous êtes… ?

— Je suis madame de Bourgueil, – reprit-elle d’une voix mourante.

Et elle ne bougea pas.

— Après un pareil aveu, monsieur, – ditM. de Bourgueil au commissaire, – vous pou-vez, je crois, dresser votre procès-verbal, etnous laisser, moi et monsieur qui nous a servi

Les Enfants de l'amour 150/663

Page 151: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

de témoin, – ajouta-t-il en montrant M. Del-mare ; – j’ai à causer avec M. le colonel Ro-land.

— Je vous laisse, monsieur, – répondit lemagistrat.

Et il sortit.

Le colonel Roland, les traits contractés parune colère contenue, sentant l’inutilité de touteviolence, s’était approché du fauteuil de ma-dame de Bourgueil pour la protéger au besoin,et il attendit l’issue de cette scène, les brascroisés sur sa poitrine, le front hautain, le re-gard intrépide, le sourire sardonique.

Au moment où le commissaire quittait lesalon, le colonel avait dit tout bas à Pietri :— Le major est-il rentré ?

— Non colonel.

— Dès qu’il sera rentré, qu’on le prie de ve-nir ici ; tu le feras attendre dans ma chambre àcoucher.

Les Enfants de l'amour 151/663

Page 152: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oui colonel.

— Maurice ! ce prophète de malheur vaêtre bien fier d’avoir peut-être deviné juste,avec ses pressentiments, – se dit le colonelavec un sourire amer.

Pietri étant sorti sur les pas du commis-saire, madame de Bourgueil, son mari, Del-mare et le colonel Roland, restèrent seuls.

Il y eut d’abord parmi ces quatre person-nages un moment de silence solennel.

M. de Bourgueil était parfaitement calme ;son regard, ordinairement faux et incertain,s’arrêtait sur le colonel avec une complaisancesinistre.

M. Delmare essuyait à chaque instant sonfront baigné d’une sueur froide ; cette physio-nomie, ordinairement d’une bonhomie can-dide, était devenue effrayante.

Quelques heures avaient suffi pour lui im-primer le cachet terrible de la haine et du

Les Enfants de l'amour 152/663

Page 153: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

désespoir ; ses yeux, rougis par les larmes,semblaient renfoncés dans leur orbite etbrillaient d’un farouche éclat sous leurs be-sicles d’or ; cette grosse figure livide, boule-versée, avec ces cheveux roidis et collés auxtempes, avait quelque chose d’étrange, de re-doutable, qui frappa le colonel Roland malgréson intrépidité dédaigneuse et hautaine. Quoi-qu’il eût séduit et rendu mère avant son ma-riage la jeune personne qu’avait épouséeM. Delmare, il n’avait de sa vie vu cet homme,le croyant seulement un témoin amené parM. de Bourgueil pour constater l’adultère de safemme. Aussi le colonel s’étonnait-il de ce quece témoin parût prendre si violemment à cœurle déshonneur de son ami.

M. Delmare, laissant, si cela se peut dire,M. de Bourgueil, sa femme et le colonel sur lepremier plan, s’assit dans l’ombre auprès d’uneconsole ; là, le menton sur sa main, gardant unsombre silence, il ne quitta plus des yeux le co-lonel Roland.

Les Enfants de l'amour 153/663

Page 154: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Si l’on devenait toujours fou de douleur, dehonte et d’épouvante, madame de Bourgueileût perdu la raison, car elle pressentait uneexplication terrible entre son mari et le colo-nel. Elle aurait voulu, elle aurait pu fuir, afinde n’être pas témoin de ce qui allait se passer,qu’elle en eût été incapable ; elle se sentaitinerte, brisée, hors d’état de faire un mouve-ment ; toute force physique l’avait abandon-née ; elle ne pouvait plus, dans son immobilitéforcée, que voir et entendre.

— Monsieur, – dit au colonel RolandM. de Bourgueil, la présence de ma femmeici… est, je crois, assez significative. Je nepense pas que vous osiez nier l’évidence…

— Pas un mot de plus, monsieur, – dit le co-lonel Roland avec une impatience hautaine ; –je serai à vos ordres quand vous voudrez.

— Pas un mot de plus… est très joli, – repritM. de Bourgueil avec un sourire sardonique etglacé. – M. le colonel Roland vient chez moi,

Les Enfants de l'amour 154/663

Page 155: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

et, sous le manteau d’une feinte et hypocriteamitié, il me trompe lâchement…

— Monsieur ! – s’écria le colonel, pourprede colère à cette insulte, – prenez garde…

— M. le colonel Roland me trahit, metrompe lâchement, disais-je, – repritM. de Bourgueil avec un flegme impertur-bable, – il séduit ma femme, et lorsque je mepermets une humble observation à ce sujet, ilme coupe la parole et me dit : « Pas un mot deplus !… » C’est fort curieux.

— Monsieur, – reprit le colonel en se conte-nant à peine, – vous abusez de votre position.

— C’est bien le moins, – reprit M. de Bour-gueil, – qu’elle me donne cette petite douceur-là.

— Trêve de sarcasme, monsieur ; vous sa-vez bien qu’après l’outrage que je vous ai fait,je suis obligé d’endurer vos insolences. Cepen-dant tout a un terme… Aussi, croyez-moi, bri-sons là… Dites-moi votre heure, vos armes…

Les Enfants de l'amour 155/663

Page 156: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

et je vous accorderai la réparation que je vousdois.

— Il est charmant, ce cher colonel ! – repritM. de Bourgueil en éclatant de rire ; – il appellecela une réparation… Il est plus fort à l’épéeque le fameux Lostange, duelliste forcené qu’ila blessé ce matin… il a souvent, devant moi,mis à quarante pas une balle de pistolet aumilieu d’une carte à jouer ; de sorte qu’aprèsm’avoir pris ma femme, il me tuerait comme unchien !… Allons donc ! vous sentez bien, moncher colonel, que je ne veux point du tout…mais du tout, du tout, de ces réparations-là.

— Que voulez-vous donc alors, monsieur ?– s’écria le colonel exaspéré, – est-ce un procèsen adultère ? Eh ! morbleu ! faites-le ; vousavez des témoins ; mais je vous dis, moi, quec’est une infâme lâcheté de rendre madame té-moin d’un pareil débat. Vous ne voyez doncpas qu’elle se meurt ! – continua le colonel ense rapprochant avec compassion de madamede Bourgueil, qui semblait défaillir.

Les Enfants de l'amour 156/663

Page 157: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Monsieur le colonel est bien bon, – repritle mari. – Je sais qu’il a toujours porté le plustendre intérêt à ma femme ; mais qu’il se ras-sure : l’on ne meurt pas comme cela, Dieu mer-ci ! Les femmes ont la vie dure.

— Misérable ! – s’écria le colonel.

— Oh ! oh ! misérable est encore plus jolique pas un mot de plus et l’offre de ce que cecher colonel appelle une réparation, – réponditM. de Bourgueil en haussant les épaules.

Et il dit à sa femme, toujours pâle, immobilecomme un spectre : — Qu’en pensez-vous,chère amie ? n’est-il pas ravissant, ce chermonsieur ?

— Oh ! – murmura le colonel, – et se voir làcloué, obligé de dévorer ces insultes !

— Vous me faites l’honneur de me dire,monsieur, – poursuivit M. de Bourgueil : – « In-tentez-moi un procès en adultère. » Non pas,non pas, diable ! cela amènerait ma séparationd’avec ma femme, et j’y tiens, à ma femme,

Les Enfants de l'amour 157/663

Page 158: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

et beaucoup plus que vous n’y avez probable-ment tenu, à cette chère amie… Oh ! oh ! je nel’abandonne pas comme cela, moi !

Et il se retourna en jetant sur sa femme unregard diabolique.

À ce regard, à ces paroles, la jeune femmetressaillit d’épouvante et de stupeur.

Elle croyait avoir atteint les dernières li-mites du malheur possible, en reconnaissant lepeu d’amour du colonel Roland pour elle ; maisjamais cette affreuse idée ne lui était venue àl’esprit : « Le secret de sa faute découvert, re-tourner vivre auprès de son mari. »

La détermination de M. de Bourgueil parutau colonel lui-même si mystérieusement me-naçante pour la malheureuse femme qu’il avaitperdue, que, cédant à un sentiment de géné-rosité tardive, il dit à madame de Bourgueil :— Rassurez-vous, madame, vous croirez à mesparoles dans ce moment solennel. Je vous jurede vous consacrer désormais ma vie tout en-

Les Enfants de l'amour 158/663

Page 159: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tière. Après un tel éclat, il vous est impossiblede retourner vivre auprès de cet homme, dontla froide méchanceté m’épouvante pour vous.Je ne vous abandonnerai pas ; désormais vousêtes sous ma protection, et malheur, oh ! oui,malheur à celui qui maintenant oserait vousfaire verser une larme !

À cette résolution, que les circonstancesimposaient pour ainsi dire au colonel Roland,la jeune femme sourit avec une dédaigneuseamertume, tandis que son mari reprenait : –C’est touchant au possible ! Ces pauvresamants ! ils s’en iraient comme cela, devantmoi, bras dessus, bras dessous, vivre maritale-ment dans quelque champêtre asile… C’est dé-cidément de plus en plus joli ! Ce cher colonelcroit que les lois sont faites pour les autruches,probablement.

— Et ce commissaire ? – s’écria le colonelexaspéré, – pourquoi l’avoir conduit ici, si vousne vouliez pas un éclat, une séparation ?

Les Enfants de l'amour 159/663

Page 160: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Entre amis, on n’a pas de secret, – repritM. de Bourgueil ; – je vais donc, mon cher co-lonel, vous expliquer le pourquoi du commis-saire. Il ne me plaît pas de vous dire commentaujourd’hui j’ai découvert l’indignité de ma-dame ; mais ensuite de cette découverte, j’aifeint un dîner en ville, j’ai guetté cette ver-tueuse amie, je l’ai suivie, et de loin je l’aivue entrer chez vous. Vouloir y entrer aprèselle, pour la convaincre de son infamie, impos-sible !… la petite porte de votre jardin était dé-jà refermée, et en me présentant du côté dela rue vos gens ne m’auraient pas ouvert. J’aidonc pris tout bonnement le parti d’aller trou-ver le commissaire, de lui conter mon cas, meréservant, selon mon droit, de donner suite ounon au procès en adultère, bien certain qu’ac-compagné d’un magistrat j’entrerais ici, de gréou de force, et que, devant témoins, jeconvaincrais madame qu’elle n’est qu’une mi-sérable !

Les Enfants de l'amour 160/663

Page 161: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

À cette insulte, le colonel s’élança furieux,menaçant, vers M. de Bourgueil, qui lui dit enhaussant les épaules : — Des violences ! desvoies de fait ! Et puis après ? vous savez bienque je ne me battrai pas avec vous. Diable ! jetiens trop à vivre pour cette chaste amie, et àlui consacrer tous mes instants.

Le colonel se mordit les lèvres jusqu’ausang, atterré par le calme de M. de Bourgueil.

Celui-ci reprit : — Deux mots encore… etj’offre mon bras à madame… afin de laisser laplace… à monsieur.

Et il montra du geste M. Delmare, toujoursmuet et immobile dans l’ombre, qui appuyaitalors son front brûlant sur le marbre de laconsole près de laquelle il était assis.

— Monsieur, qui est mon ami, – poursuivitM. de Bourgueil, – aura une petite requête àadresser à M. le colonel Roland.

Celui-ci avait oublié la présence de M. Del-mare ; il tourna machinalement les yeux vers

Les Enfants de l'amour 161/663

Page 162: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

lui, fut de nouveau frappé de la physionomiesinistre de cet inconnu, et se demanda quellerequête il pouvait avoir à lui adresser.

Madame de Bourgueil, convaincue que sonmari voulait la reprendre afin d’exercerquelque mystérieuse vengeance, et compre-nant que, la loi, la force, étant pour lui, elle nepouvait lui échapper, s’était dit, confiante dansson désespoir : – Grâce à Dieu, je ne résiste-rai pas aux terribles émotions d’aujourd’hui ; jeme sens frappée au cœur ; que m’importe desuivre mon mari !

M. de Bourgueil poursuivit en se retournantvers sa femme :

— Écoutez bien, pudique amie, ce que jevais dire à votre amant, ce fier-à-bras, cet in-trépide, ce héros !

Et, s’adressant au colonel : — Monsieur,vous êtes un débauché sans foi ni cœur, mé-prisant toutes les femmes, à commencer parcette chère amie, et à son endroit vous n’avez

Les Enfants de l'amour 162/663

Page 163: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

pas tort ; vous êtes cuirassé par l’égoïsme etla satiété : vous vous moquez des épouses sé-duites et des maris trompés ; vous êtes inac-cessible aux remords. Eh bien ! pourtant, jevous dis, moi, que vous vous rappellerez sou-vent, et malgré vous, et avec honte, et avecrage, la scène de ce soir, où je vous aurai im-punément outragé, vous, si féroce sur le pointd’honneur. Je vous défie surtout, si impi-toyable que vous soyez, de ne pas ressentir detemps à autre une sorte d’effroi en vous disant :— À l’heure qu’il est, M. de Bourgueil ne quittepas sa femme. – Cela n’a l’air de rien, n’est-cepas ? M. de Bourgueil ne quitte pas sa femme ? Etpourtant, je le vois, à ce moment même, çavous fait peur, et à cette irréprochable amieaussi ! Sur ce, monsieur, j’ai l’honneur de voussaluer avec infiniment de considération.

Et, s’approchant de M. Delmare, il lui dità demi-voix : — C’est toujours convenu : dansune heure, ici, n’est-ce pas ?

Les Enfants de l'amour 163/663

Page 164: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

M. Delmare leva la tête, fit un signe affir-matif, et appuya de nouveau son front sur lemarbre de la console.

M. de Bourgueil, retournant alors auprès desa femme, lui dit d’une voix doucereuse :— Venez-vous, chère amie ?

— Je vous suis, monsieur, – répondit ma-dame de Bourgueil en se levant par un effortpresque surhumain.

Se retournant alors vers le colonel Roland,elle lui dit avec l’accent d’un douloureux etécrasant mépris : – Avant peu, je serai mortede chagrin, monsieur ; mais je mourrai dumoins éclairée sur l’impitoyable dureté devotre cœur. J’étais coupable, bien coupable ; jevoulais ne pas aggraver ma faute par une lâchehypocrisie ; vous avez reculé devant la sincé-rité de mon affection, vous avez renié les de-voirs qu’elle eût imposés à un homme d’hon-neur. Après m’avoir perdue, vous m’avez me-nacée de m’abandonner si je refusais de re-

Les Enfants de l'amour 164/663

Page 165: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tourner chez l’homme que j’avais outragé unefois, afin de continuer à l’outrager encore. Al-lez, monsieur, je serais libre à cette heure devous consacrer ma vie, que vous ne me rever-riez jamais, car je vous méprise !…

— Vous voyez, monsieur, – repritM. de Bourgueil en s’adressant au colonel,cette estimable amie… vous méprise aussi ; jene lui ai pas fait dire… c’est parti tout seul !

— Votre bras, monsieur, dit madame deBourgueil à son mari ; – je ne sais s’il me reste-ra la force de sortir d’ici.

— Oh ! que oui, tendre amie, vous aurezcette force-là, – répondit M. de Bourgueil avecson froid et méchant sourire. – Je vous l’aidit, les femmes ont la vie dure, Dieu merci !et d’ailleurs, voyez-vous, – ajouta-t-il tout basavec un ricanement affreux, en conduisant safemme vers la porte qu’il ouvrit, – et d’ailleurs,voyez-vous, adorable amie, je vous entoureraides soins les plus délicats… car je veux absolu-

Les Enfants de l'amour 165/663

Page 166: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ment que vous viviez, moi… oui, il faut vivre…et peut-être… qui sait ?… vivre… pour…

Et M. de Bourgueil finit sa phrase à l’oreillede sa femme. Elle poussa un tel cri d’épou-vante que le colonel courut vers la porte, quivenait de se refermer sur M. et madame deBourgueil ; mais M. Delmare, croyant que lecolonel voulait fuir, se leva soudain et lui barrale passage en lui disant d’une voix sourde :— Et moi !

Le colonel Roland, entendant du dehors lachute d’un corps sur le plancher, suivi d’unéclat de rire de M. de Bourgueil, voulut passeroutre malgré M. Delmare ; mais celui-ci, dehaute et vigoureuse stature, et de qui la rage etla haine décuplaient les forces, saisit le colonelRoland au collet, malgré tous ses efforts, l’em-pêcha de faire un pas, et reprit d’une voix écla-tante : — Et moi donc… et moi ! ! !

Les Enfants de l'amour 166/663

Page 167: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

X

Le colonel Roland avait voulu en vain luttercontre M. Delmare, afin de courir au secoursde madame de Bourgueil, tombée évanouiedans la pièce voisine, dont la porte venait dese fermer. Blême de fureur, et ne pouvant sedégager des poignets de fer de son adversaire,qui le serraient comme dans un étau, il appelaPietri à plusieurs reprises.

Le valet de chambre entra bientôt. Voyantle colonel colleté par M. Delmare, il s’écria ens’élançant sur lui, comme s’il eût été révoltéde ce spectacle : — Misérable ! attaquer monmaître !…

— Pietri, ne touche pas cet homme, – ditle colonel d’une voix étranglée par la rage ; –seul, j’en aurai raison… il m’appartient… Mais

Page 168: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

cette dame… cette dame qui était ici tout àl’heure… qu’est-elle devenue ?

— Je viens d’aider M. de Bourgueil à latransporter évanouie dans une voiture qui l’at-tendait, colonel.

— C’est bien. Laisse-nous.

Et d’un violent et dernier effort, le colonelparvint à se dégager des mains de M. Delmare.

Celui-ci, voyant d’ailleurs que son adver-saire ne cherchait plus à fuir, ne prolongea pasla lutte.

Pietri sortit ; son maître s’écria, en atta-chant sur M. Delmare un regard étincelant :— Oh ! je me vengerai de cette insulte ! Oserporter la main sur moi ! Mais vous ne savezdonc pas que je vous tuerai pour cela ! Toutvotre sang ne suffira pas à laver cet outrage !Oh ! vous payerez pour ce lâche Bourgueil, quevous avez accompagné ici pour votre malheur.Misère de Dieu ! je ne suis pas féroce ; mais,

Les Enfants de l'amour 168/663

Page 169: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

après tout ce qui s’est passé ce soir, je me sensau cœur une haine de tigre !

— Tant mieux, – répondit M. Delmare.

Et il remit une lettre au colonel en lui di-sant : — Vous connaissez cette écriture ; lisez.

Le colonel Roland prit brusquement lalettre.

À peine eut-il jeté les yeux qu’il se dit à de-mi-voix : — Une lettre d’Anna Clermont !

Et il ajouta tout en la parcourant : — Cettelettre est de l’an dernier. Anna m’écrivait àmon retour de Waterloo. Inquiète des suites demes blessures, elle me suppliait de lui donnerde mes nouvelles ; me parlait de son enfant, enfaisant allusion au temps de notre amour ; maisje n’ai jamais reçu cette lettre ; comment cethomme l’a-t-il à son pouvoir ?

Et, se retournant vers M. Delmare, il lui ditavec emportement : — Où avez-vous pris cettelettre ? qui êtes-vous ? Saurai-je enfin le nom

Les Enfants de l'amour 169/663

Page 170: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

du seul homme qui ait jamais porté la main surmoi, et dont j’aurai la vie s’il n’a la mienne !

M. Delmare s’avança lentement, se plaçadevant le colonel et lui dit : — Je suis le marid’Anna Clermont.

— Vous ? – s’écria le colonel Roland avecun accent de joie farouche ; – vous ? il seraitvrai ?

— Oui, moi, Jean Delmare ; c’est mon nom.

— C’est vous ?… Oh ! voilà déjà un à-compte sur ma vengeance ! C’est donc vousle mari d’Anna ? – reprit le colonel en toisantM. Delmare d’un regard insultant. – Eh bien !mon pauvre homme, vous pouvez vous vanterd’avoir épousé une bien jolie femme. Et sonfils ? il est gentil, n’est-ce pas ?

À cette parole atroce, qui mordait au plusvif de la saignante blessure d’un homme jus-qu’alors idéalement heureux de son adorationaveugle pour son enfant et pour sa femme,M. Delmare ne s’emporta pas, il n’en eut pas

Les Enfants de l'amour 170/663

Page 171: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

la force ; un fer brûlant et aigu lui eût traverséle cœur qu’il n’eût pas éprouvé une douleurplus horrible ; il murmura seulement en ca-chant dans ses deux mains son visage livide etbouleversé : — Oh ! mon Dieu… mon Dieu !

Et il pleura…

Il pleura comme un enfant.

Les larmes silencieuses de ce malheureux,dont les traits avaient été jusqu’alors em-preints d’une expression tellement sinistre quele colonel Roland en avait été saisi, causèrentà ce dernier une impression étrange ; d’abordil se demanda si un homme, assez faible pourpleurer ainsi devant celui qui venait de lui jeterà la face la plus sanglante insulte, aurait le cou-rage de se battre ; et cependant, se souvenantque M. Delmare n’avait pas craint de porter lamain sur lui avec une rare énergie, ces pleurs, àce moment, lui semblèrent plus effrayants quedes transports de fureur. Aussi, malgré son in-trépidité naturelle, le colonel sentit son cœur

Les Enfants de l'amour 171/663

Page 172: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

se serrer ; il éprouvait non pas précisémentde la crainte, mais un sentiment de vague etsombre angoisse. Rougissant bientôt de cetteinexplicable appréhension, et d’ailleurs humi-lié, exaspéré par les froids et insolents sar-casmes de M. de Bourgueil, par les adieuxécrasants de sa femme, enfin par l’outrage qu’ilvenait de recevoir de M. Delmare, le colonelRoland, fatalement poussé aux dernières ex-trémités, voulant hâter le dénoûment de cettecrise, eut la barbarie de dire à cet infortunéqui sanglotait en silence : — Il paraît que nousavons la larme facile.

— C’est vrai, – répondit machinalementM. Delmare d’une voix navrante, comme s’ileût oublié quel était son interlocuteur.

Et, essuyant de sa main les larmes dont sonvisage était baigné, il reprit : — Il y a tant d’an-nées que je n’ai pleuré !

Tirant alors sa montre, M. Delmare regardal’heure et dit d’un air affairé : — Déjà neuf

Les Enfants de l'amour 172/663

Page 173: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

heures passées ! Je n’ai plus que trois quartsd’heure. M. de Bourgueil doit être ici avec lescouteaux à dix heures.

À ces mots, le colonel tressaillit de surpriseet dit à M. Delmare : — Que parlez-vous decouteaux ?

— Oui, – répondit Delmare d’un air tou-jours affairé, – deux couteaux de boucher…bien aiguisés. M. de Bourgueil est allé les ache-ter… Mais maintenant il ne s’agit pas de cela…il ne s’agit pas de cela… Je voudrais…

— Pardon, monsieur… Pourrais-je savoir ceque vous voulez faire de ces… couteaux queM. de Bourgueil doit rapporter ici ?

— Mon Dieu, c’est pour nous battre, – re-prit M. Delmare avec une légère impatience. –Mais ce sera plus tard, maintenant je vou-drais…

— Moi ? – s’écria le colonel, – moi, mebattre au couteau !

Les Enfants de l'amour 173/663

Page 174: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Mais oui, mais oui ! Seulement, en atten-dant le retour de M. de Bourgueil, je voulaisvous demander de…

— Ah çà, monsieur, – s’écria le colonel, in-terrompant encore M. Delmare, – vous mo-quez-vous du monde ?

— Moi ? – reprit M. Delmare en secouantmélancoliquement la tête. – Oh ! je n’ai pas lecœur à la plaisanterie, allez !

Il y avait quelque chose de si véritablementeffrayant dans ce mélange de naïveté, de ré-solution et de larmes, que le colonel frissonnaet s’écria : — Je vous dis, monsieur, qu’un telduel est impossible !… Entendez-vous ?… im-possible !

M. Delmare, soulevant un peu ses besiclesd’or, comme pour mieux envisager le colonelRoland, reprit, en le regardant fixement :— Impossible ?… ce combat ?… Ah ! parexemple !…

Les Enfants de l'amour 174/663

Page 175: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et, rabaissant ses besicles, il étancha lasueur froide dont son front s’inondait de nou-veau.

— Allons donc, monsieur ! – dit le colonelen haussant les épaules, s’entr’égorger commedes assassins ! Est-ce que vous êtes fou ?

— Tiens, – dit M. Delmare en soulevant denouveau ses lunettes pour regarder le colonelRoland, – il a peur !…

— Non, monsieur… non, je n’ai pas peur,– reprit le colonel avec un sourire amer et mé-prisant. – Je conçois qu’étranger sans doute aumaniement des armes, vous vouliez égaliserles chances entre nous : c’est de toute équité ;il y a pour cela un moyen parfaitement simpleet commode : nos témoins mettront sous unmouchoir deux pistolets ; un seul sera chargé ;nous en prendrons au hasard chacun un, etnous tirerons à brûle-bourre. Voilà, monsieur,ce qui se fait, ce qui est convenable… Celavous va-t-il ?

Les Enfants de l'amour 175/663

Page 176: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ça ne me va pas du tout, parce que,voyez-vous, avec mon couteau, une fois quenous nous tiendrons là, bien corps à corps, j’es-père pouvoir vous fouiller jusqu’au cœur, jus-qu’au fin fond du cœur ! Ah ! mais dame, oui !je n’ai plus que cette espérance-là au monde,moi ! je ne veux point y renoncer. C’est doncdes couteaux qu’il nous faut absolument. Mais,encore une fois, il ne s’agit pas encore de cela ;le temps passe… – Et il tira sa montre. – Neufheures vingt minutes… et j’ai à écrire longue-ment…

Cet acharnement, d’une férocité pour ainsidire naïve, frappa tellement le colonel qu’il neput trouver une parole. Ce n’était pas qu’il crai-gnit la mort ; mais, à la pensée d’un pareilentr’égorgement, cet homme, d’une folle bra-voure, frissonnait malgré lui.

M. Delmare reprit : — Je ne veux pas ren-trer chez moi. Vous allez, je vous prie, me don-ner ce qu’il faut pour écrire ici quelques lettres.Pardon d’en user ainsi sans façon. À dix

Les Enfants de l'amour 176/663

Page 177: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

heures, M. de Bourgueil reviendra avec lescouteaux. Il y a ici près, derrière la Madeleine,des terrains déserts ; la nuit est noire ; maistous deux, nous n’avons pas besoin d’y voirclair pour nous poignarder l’un l’autre, n’est-cepas ?

— Monsieur, – s’écria le colonel Roland, –je vous répète que ce duel…

— Mon Dien ! mon Dieu ! encore des si, desmais, – reprit M. Delmare en soulevant de nou-veau ses besicles pour attacher sur le colonelses yeux ardents, rougis par les larmes, – déci-dément, vous voulez avoir une chance de m’as-sassiner, sans être seulement blessé ; c’est trèslâche, ça, pour un héros de Waterloo ; c’est trèslâche… très lâche !…

Le colonel ne répondit rien, pâlit, réfléchitun moment, et dit à M. Delmare : — Soit ! j’ac-cepte cet ignoble combat.

— La belle grâce ! – répondit M. Delmareen haussant les épaules.

Les Enfants de l'amour 177/663

Page 178: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Le colonel sonna.

Pietri parut, et le colonel lui dit : — Le ma-jor est-il rentré ?

— Il rentre à l’instant même ; il attend M. lecolonel dans sa chambre à coucher.

Montrant alors du geste M. Delmare, le co-lonel ajouta : — Pietri, donnez à monsieur cequ’il lui faut pour écrire.

— Merci bien, – répondit M. Delmare deson air affairé, – merci bien. Je suis fâché de lapeine…

Le colonel Roland sortit, suivi de Pietri.

Resté seul, M. Delmare se promena de longen large, les mains derrière le dos, jusqu’au re-tour du valet de chambre, qui bientôt rapportace qui était nécessaire pour écrire.

Il plaça le tout sur une table, et dit à M. Del-mare : — Voici, monsieur, du papier, desplumes et de l’encre.

Les Enfants de l'amour 178/663

Page 179: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Bien obligé, mon bon ami, – réponditM. Delmare en allant s’asseoir à la table.

Les traits de Pietri avaient repris l’expres-sion sinistre dont ils étaient empreints lorsque,quelques heures auparavant, seul et inquiet, ilattendait le retour de son maître, dont il sem-blait tant redouter la mort. Il regardait attenti-vement M. Delmare, qui, le front appuyé sur samain, réfléchissait sans doute à ce qu’il allaitécrire.

Pietri, après quelques moments de silence,s’approcha lentement de M. Delmare et ap-puya une de ses mains sur le dossier de sonfauteuil.

M. Delmare, sortant alors de sa rêverie, ditau valet de chambre : – Mon bon ami, j’ai àécrire, je désire être seul.

— Il vaut mieux, monsieur, que noussoyons deux.

— Comment, deux ?

Les Enfants de l'amour 179/663

Page 180: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Pour bien peser ce que vous allez écrire.

— Mais, mon bon ami, ce que j’ai à écrirene vous regarde point.

— Au contraire.

— Je ne comprends pas.

— Sans moi, vous ne seriez pas ici.

— Que dites-vous ?

— Sans moi, M. de Bourgueil ne serait pasvenu non plus ce soir.

— Que signifie cela ? qui êtes-vous donc ?

— Moi ? oh ! rien, moins que rien, unpauvre diable, le valet de chambre deconfiance de M. le colonel Roland.

— Et en quoi êtes-vous mêlé à ce qui s’estpassé ici ce soir ?

— Tantôt vous avez reçu une lettre, sur lesdeux heures ?

— Oui, – répondit M. Delmare, avec undouloureux effort, – oui !

Les Enfants de l'amour 180/663

Page 181: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Cette lettre vous donnait certains détailset contenait un billet autrefois écrit par votrefemme ?

— Vous savez…

— Je sais nécessairement ; puisque c’estmoi qui vous les ai envoyées, ces lettres.

M. Delmare se renversa dans son fauteuil,et regardant Pietri avec stupeur, s’écria : — Etces lettres, pourquoi me les avez-vous en-voyées ?

— Pour me venger.

— De qui ?

— De mon maître.

— Du colonel ?

— Oui, – répondit Pietri avec un geste mys-térieux. – Vous voyez, monsieur, que nous de-vons nous entendre. Mais de la prudence !

Et Pietri alla sur la pointe du pied, entr’ou-vrit la porte du salon et regarda au dehors, afin

Les Enfants de l'amour 181/663

Page 182: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

de s’assurer qu’il pouvait parler en toute sécu-rité. Il revint alors auprès de M. Delmare, en-core sous le coup de cette révélation inatten-due.

XI

Pietri, après s’être assuré que dans la piècevoisine il n’y avait personne qui pût l’entendre,revint donc auprès de M. Delmare.

Celui-ci lui dit : — Ces lettres… – et il passala main à son front ; – ces lettres… c’est vousqui me les avez envoyées ?… Je n’en revienspas encore !

— Vous étiez aveugle ; il entrait dans mesplans de vous éclairer.

— C’est fait, – reprit M. Delmare en frémis-sant – J’aurais préféré peut-être rester aveugletoute ma vie ; mais enfin j’y vois clair… Et

Les Enfants de l'amour 182/663

Page 183: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

en quoi cela sert-il votre haine contre votremaître ?

— Je me suis informé de vous, de votrecaractère ; j’ai su votre adoration passionnéepour votre femme, pour votre enfant ; j’ai pré-vu que la perte de tant de bonheur vous ren-drait implacable.

— C’est la vérité. Ce matin, j’étais inoffensifet poltron ; ce soir… je suis altéré de sang !

Et après un moment de sombre silence :— Et cette lettre, mon bon ami, comment doncvous l’êtes-vous procurée ?

— Lorsqu’on l’a apportée ici, il y a plusieursmois, au lieu de la remettre à mon maître, jel’ai gardée. J’avais reconnu l’écriture, car lacorrespondance du colonel passe toujours parmes mains ; or, cette fois, n’ayant pas reçu lalettre, il ne pouvait se douter de sa soustrac-tion, et je comptais me servir de ce billet à monjour, à mon heure.

Les Enfants de l'amour 183/663

Page 184: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Mais cette lettre est de l’an passé ; pour-quoi avoir autant tardé à vous en servir ?

— Pour éloigner tout soupçon de la part demon maître… Une vengeance trop rapprochéede l’outrage aurait pu me trahir.

— C’est juste, mon bon ami.

— J’ai préféré attendre.

— Et pourquoi avez-vous tant de hainecontre le colonel ?

À cette question les traits de Pietri blê-mirent, prirent une expression de férocité sau-vage, et un instant il resta muet.

— Comme je suis devenu méchant ! – repritM. Delmare d’un air pensif, en regardant Pie-tri. – Cela me fait pourtant plaisir de voir quel-qu’un paraître souffrir autant que moi. Et lacause de votre haine contre votre maître, pou-vez-vous me la dire ?

— Vous aimiez votre femme, n’est-ce pas,monsieur ?

Les Enfants de l'amour 184/663

Page 185: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je vous ai dit, mon bon ami, que ce ma-tin j’étais poltron… dans une heure je me batsau couteau avec délices !

— Eh bien ! moi, j’aimais aussi passionné-ment que vous ; j’aimais une jeune fille de monpays, ma parente.

— Je vois cela d’ici… Alors nous devonsnous entendre.

— Elle était venue en France avec sa mère,afin de réclamer l’arriéré d’une petite pensionlaissée à son père ; j’étais leur seul parent àParis. Je les guidai dans leurs démarches. Lamère, d’une faible santé, tomba malade etmourut ; sa fille restait seule à Paris. Elle étaitbelle, bien belle !… pure comme un ange. Nousnous sommes aimés ; l’époque de notre ma-riage fixée, j’en ai prévenu mon maître ; il m’aapprouvé, m’engageant même avec bonté à luiprésenter ma fiancée.

— Je comprends.

Les Enfants de l'amour 185/663

Page 186: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Pour mon malheur, pour celui de Pau-la…, elle s’appelait Paula… je l’ai présentée aucolonel.

— Et pourtant, vous deviez le connaître,mon bon ami. C’était imprudent, bien impru-dent !

— C’est vrai, mais je lui étais si dévoué ! etpuis, il avait tant d’autres maîtresses ! Enfin,j’ai eu tort… d’autant plus tort que j’ai acceptéavec reconnaissance l’offre que mon maîtrem’a faite de laisser venir Paula, en attendantl’époque de notre mariage, s’établir ici auprèsde la femme de charge de la maison, pour tra-vailler avec elle à la lingerie. C’était plusconvenable, a-t-il ajouté ; cette jeune fille neresterait pas seule.

— Mais ne pouviez-vous pas veiller sur elledans cette maison ?

— Attendez. Mon maître possède une terreen Bourgogne. Un jour, sous prétexte d’unemission de confiance, – il s’agissait de régu-

Les Enfants de l'amour 186/663

Page 187: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

lariser des comptes, – il m’envoie dans cetteterre. J’y reste un mois. À mon retour, Paulaavait disparu. Mon maître l’avait séduite. Puis,bourrelée de remords, et n’osant pas me revoir,la malheureuse était retournée en Corse, notrepays, où elle doit être encore.

— Allons, décidément, nous nous enten-drons. Vous devez bien haïr cet homme : vousêtes déjà presque un véritable ami pour moi.

— Vous m’honorez beaucoup, monsieur.

— Oh ! nous n’en sommes pas à faire desfaçons. Et puis, vous devez m’être bien supé-rieur dans la haine. Moi, voyez-vous, jusqu’icije n’avais jamais haï personne : j’étais si heu-reux, si heureux ! C’est seulement pour vousdire qu’en fait de haine, de vengeance, je suisun pauvre écolier ; je n’ai que bon vouloir. Maisà votre retour, le colonel a dû être embarrasséavec vous ? car enfin, il avait séduit votre fian-cée.

Les Enfants de l'amour 187/663

Page 188: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Lui, embarrassé de si peu ? allons donc !Il m’a donné une gratification pour monvoyage et m’a plaisanté sur la fidélité de Paula.

— Il me semble, moi, que je l’aurais assas-siné… empoisonné avec de l’arsenic, que sais-je ? Comme je deviens féroce, pourtant ! Maisvous, mon bon ami, qu’avez-vous fait ?

— Moi, en vrai Frontin, en vrai valet de co-médie, j’ai lutté de cynisme avec mon maître,et j’ai beaucoup ri de l’aventure.

— Vous avez beaucoup ri ?… vous êtes unhomme bien effrayant !… C’est mon bon angequi me fait vous rencontrer !

— Je ne me suis pas contenté de rire : j’ai,à Waterloo, au risque de ma vie, retiré monmaître demi-mort de dessous un monceau decadavres. Sa confiance aveugle en moi a en-core augmenté ; j’ai pu alors agir en toute sécu-rité et amener ce qui se passe aujourd’hui. Jeveux qu’il meure… mais je veux au moins êtrepour quelque chose dans cette mort !…

Les Enfants de l'amour 188/663

Page 189: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est bien le moins, mon bon ami, c’estbien le moins…

— J’ai donc attendu longtemps ma ven-geance afin de ne pas éveiller les soupçons demon maître… C’était aujourd’hui le jour de safête, le moment m’a paru bon.

— C’est une recherche très scélérate, maiselle vous est permise, mon bon ami.

— Je n’avais d’abord songé qu’à vous ; unecirconstance imprévue m’a fait vous adjoindreM. de Bourgueil ; une lettre anonyme, écritepar moi tantôt, lui demandant le secret surcette révélation, lui a indiqué la marche àsuivre pour pénétrer sûrement ici et y sur-prendre sa femme… Mais en vous voyant ar-river avec M. de Bourgueil, jugez de ma… dema… surprise…

— De votre joie, alliez-vous dire ? ne vousgênez donc pas, mon bon ami ; je me mets sibien à votre place !… Je ne connaissais pasM. de Bourgueil ; ce matin, sur le boulevard de

Les Enfants de l'amour 189/663

Page 190: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Gand, le hasard m’a fait rencontrer ce mon-sieur, et, après quelques politesses, nous avonséchangé nos cartes. Tantôt, quand j’ai reçu lalettre… j’ai été retrouver ma femme chez samère.

Et à ce souvenir, M. Delmare frissonna detout son corps, s’interrompit un instant etpoursuivit : — Toutes deux… la digne mèrecomme la digne fille… ont avoué, tout avoué !Alors, vous concevez, n’est-ce pas ? j’ai voulusavoir l’adresse du colonel ; je me suis rappeléque ce matin M. de Bourgueil m’avait dit leconnaître. J’ai couru chez M. de Bourgueil : ilvenait de recevoir votre lettre anonyme ;c’était comme un fait exprès ! Il m’a proposé del’accompagner ici. J’ai accepté à la conditionqu’il me servirait de témoin…

— Pour votre duel aux couteaux.

— Vous saviez cela ? Ah ! mais oui… jevous l’ai dit.

Les Enfants de l'amour 190/663

Page 191: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Et d’ailleurs, j’en étais instruit : là, der-rière cette porte, j’ai entendu votre entretienavec mon maître… Maintenant, de deuxchoses l’une : ou vous le tuerez…

— Ou il me tuera…

— À moins que vous ne soyez blessés gra-vement tous deux.

— Alors nous recommencerons plus tard ;car, voyez-vous, mon bon ami, j’y suis décidé :il faudra que cela finisse par ma mort ou par lasienne.

— Vous êtes homme à cela, je m’en doutais.Donc, si vous le tuez, vous serez vengé, moiaussi… Mais s’il vous tue…

— Je sais bien… Dame ! c’est la chance.

— Il ne faut pas qu’il y ait de chance.

— Comment ?

— Voyez-vous, monsieur, l’appétit vient enmangeant. Lorsque tout à l’heure je vous aivu là, disposé à écrire, je me suis dit : Mais si

Les Enfants de l'amour 191/663

Page 192: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

M. Delmare allait être tué, il ne serait pas ven-gé, ni moi ; j’ai bien d’autres cordes à mon arc,mais lui…

— C’est vrai, mon bon ami… Une fois mort,plus rien. Ma vengeance m’échappe.

— Au contraire… Mort, votre vengeancedoit vous survivre.

— Oh ! ce serait admirable ! mais c’est im-possible.

— Si ! c’est possible.

— Et par quel moyen ?

— Un moyen bien simple… Cet enfant…

— Quel enfant ?

— Celui de votre femme et de…

— Bien… bien !… – reprit M. Delmare enfrissonnant de nouveau. – Vous disiez, monbon ami, qu’au moyen de… cet enfant…

— Grâce à lui, si vous êtes tué, notre instru-ment de vengeance est tout trouvé.

Les Enfants de l'amour 192/663

Page 193: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Cet enfant ? – reprit M. Delmare d’un airpensif. Et comment cet enfant pourrait-il… ser-vir notre vengeance ?… Attendez donc, monbon ami… attendez donc !… il me semblepourtant… que j’entrevois très vaguement…quelque chose. D’abord toute ma fortune esten portefeuille ; comptant sous peu faire unvoyage d’agrément avec ma femme, j’ai déposétoutes mes valeurs, tous mes titres, chez unami sûr… un de mes parents ; je vais lui écrireque si je suis tué… je lui fais don de toutema fortune ; cette femme et son enfant seront,du jour au lendemain, presque dans la misère :c’est déjà quelque chose, hein ?

— Il est impossible d’agir plus à contre-sens.

— Je laisserais mes biens à cette femme, àcet enfant !

— Voulez-vous une vengeance large, com-plète, terrible ?

— Oh oui !

Les Enfants de l'amour 193/663

Page 194: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Eh bien ! tenez, écrivez sous ma dictée.

— Un testament ?…

— Rien de plus usé que les testaments.

— Quoi donc alors ?

— Écrivez toujours… ou bien… non, mieuxque cela : je vais écrire la minute des dispo-sitions que je vous engage à prendre ; si vousles acceptez, vous les transcrirez et les signe-rez. Comme il me sera nécessaire d’en garderun double pour ma gouverne, je conserverai laminute que vous aurez copiée.

— C’est extraordinaire combien vous medonnez confiance et espoir, mon bon ami ! Si jene vous avais pas rencontré, je n’avais qu’unechance de me venger ; peut-être maintenantma vengeance sera-t-elle assurée.

Et il regardait Pietri, qui, debout au coinde la table, s’était courbé et écrivit assez lon-guement, après quoi il soumit cette minute àM. Delmare.

Les Enfants de l'amour 194/663

Page 195: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Celui-ci lut, tressaillit, et après quelquesinstants de réflexion, regardant Pietri avec unesatisfaction sinistre : — En vérité, vous êtes lediable en personne…

— Adoptez-vous mon idée ?

— Si je l’adopte !… oh ! oui !

Et M. Delmare se mit à transcrire rapide-ment ce que Pietri venait de minuter ; celui-ci,prenant une autre feuille de papier, la remplitégalement et la soumit à M. Delmare en lui di-sant : — Et ceci, qu’en pensez-vous ?

M. Delmare lut ce que Pietri lui présentaitet s’écria : — Mon bon ami, je n’en reviens pas.Tout cela est affreux ! affreux ! Maintenant, dumoins, quoi qu’il arrive, ma vengeance estsûre. Ah ! mon brave ami, ce n’est pas un com-pliment que je vous fais, vous êtes le génie dumal !…

— Vous êtes bien bon… – répondit Pietriavec une modestie sardonique. – Maintenantcachetez, et chargez M. de Bourgueil, en cas

Les Enfants de l'amour 195/663

Page 196: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

d’accident, de remettre ces papiers à votrefemme. Mais, – ajouta-t-il en prêtant l’oreille, –une voiture entre dans la cour : c’est sansdoute votre témoin.

— Avec les couteaux ! Ah ! enfin… – ditM. Delmare en se frottant les mains, – les voilàdonc, ces couteaux !

— Mon maître, enfermé depuis une heureavec le major Maurice, ne peut se douter demon entretien avec vous, monsieur, – dit Pie-tri ; – cependant je sors, pour plus de pru-dence, par ce couloir, – ajouta-t-il en indiquantla porte dérobée qui conduisait à sa chambre.

Au moment de disparaître, il dit à M. Del-mare : — Au moins… maintenant… vous pour-rez mourir tranquille !

— Si je ne vous revois plus, mon bon ami,– répliqua M. Delmare, – je vous remercie… detout mon cœur.

— Il n’y a pas de quoi… – répondit le Corse.

Les Enfants de l'amour 196/663

Page 197: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et il disparut.

XII

Au moment où la voiture de M. de Bour-gueil entrait dans la cour de l’hôtel du colonelRoland, celui-ci, renfermé dans sa chambreavec le major Maurice, était assis devant un se-crétaire et écrivait.

Le major contemplait son ami avec un dou-loureux accablement.

Le colonel Roland, ayant cacheté plusieurslettres, dit au major en lui remettant l’uned’elles : — Si tu parviens à retrouver les tracesde Paula, voici ce qui assurera du moins sonsort et celui de son enfant.

— Je crains qu’il ne soit trop tard ; car, jete le répète, mon ami, lorsque ce soir je suisretourné dans son galetas, elle l’avait quitté

Les Enfants de l'amour 197/663

Page 198: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

depuis deux heures, avec une sorte d’égare-ment, m’a-t-on dit, emportant son enfant avecelle, un petit paquet contenant le peu de lingequ’elle possédait… Du reste, je te promets defaire demain les plus actives recherches.

— J’y compte, mon bon Maurice… Quant àces autres lettres… tu les feras remettre à leursadresses.

— Je te le promets.

Et lui montrant un grand coffret, le colonelajouta : — Toutes celles qui sont renferméesdans ce coffret seront brûlées par toi… En voi-ci la clef.

— Tout sera brûlé.

— Que mon souvenir soit aussi léger à mesmaîtresses que le seront les cendres de tantde billets d’amour ! – reprit en souriant le co-lonel. – Allons, Maurice, – ajouta-t-il en se le-vant, – j’ai entendu le bruit d’une voiture ; c’estsans doute celle de M. de Bourgueil ; j’ai mespressentiments comme tu as eu les tiens…

Les Enfants de l'amour 198/663

Page 199: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Vraiment, c’est étrange ! le jour de la bataillede Leipzig et aujourd’hui, tu as pressenti juste.Sais-tu, Maurice, que parfois le hasard joue laProvidence à faire peur, si l’on avait l’espritfaible ?… car enfin, je suis certain d’être tuédans cette ignoble boucherie.

— Tu ne peux être certain de cela… Je mesuis opposé de toutes mes forces à ce duel ; tule veux… que faire ?

— D’abord, j’ai promis à cet enragé d’ac-cepter ce combat ; je ne puis revenir sur ma pa-role. Et puis il ne veut pas se battre autrement ;on croirait que j’ai peur.

— Tout le monde sait que tu es la bravouremême.

— Il n’importe ! il m’a grossièrement outra-gé, il me faut une réparation ; j’aime mieuxcelle-là que rien.

— Tu lui as rendu outrage pour outrage :vous êtes quittes. S’il te tue, c’est affreux pourmoi ; si tu le tues, c’est affreux pour toi. Le sou-

Les Enfants de l'amour 199/663

Page 200: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

venir de cet homme massacré à coups de cou-teau te poursuivra partout… Aie donc le cou-rage de refuser ce duel : ce sera une expiation.

— Allons, Maurice, ce conseil que tu medonnes… l’écouterais-tu à ma place ?

— Je ne te le donnerais pas sans cela.

— Tu ne te battrais pas ?

— Non.

— Tu le dis, je te crois, mais je n’ai pas cettephilosophie.

— Malheureusement.

— Ma foi ! oui, malheureusement, car jesuis sûr d’être tué comme un chien. Commentdiable veux-tu que je me serve d’un couteaude boucher, moi ? Est-ce que je connais ça ?Maintenant ma colère est passée, je ne pourraijamais de sang-froid poignarder ce malheureuxhomme ; il va se jeter sur moi comme un fu-rieux, et le cœur me manquera pour riposter.

Les Enfants de l'amour 200/663

Page 201: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Tiens, Maurice, il faut qu’il ait eu l’enfer dansl’âme pour imaginer un pareil duel !

— Je crois aussi qu’il a l’enfer dansl’âme !…

— Au fait, à sa place je ferais comme lui…pis peut-être… Pauvre homme ! c’est vrai, cedoit être affreux pour lui. Mais qu’as-tu, Mau-rice ? Toi, des larmes dans les yeux ? – ajoutale colonel Roland en serrant affectueusementles mains de son ami entre les siennes. – Est-ce que vingt fois nous n’avons pas bravé lamort ensemble ? est-ce qu’en Espagne je n’au-rais pas pu être poignardé par un moine ? Etjustement, – ajouta le colonel en riant, – cepauvre gros homme en a l’encolure, d’unmoine, ainsi que la rancune diabolique. Allons,mordieu ! Maurice, déride-toi donc !…

— Tout cela est horrible…, horrible et fa-tal !… J’ai le cœur brisé. Mourir ainsi… peut-être ! à trente ans à peine !… lorsque tu auraispu, doué comme tu l’es…

Les Enfants de l'amour 201/663

Page 202: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Puis le major, s’interrompant et passant lamain sur ses yeux humides, reprit : — Je te ledis, c’est horrible !

— Bah ! j’ai bien vécu, bien joui de la vie,bien aimé, bien fait la guerre… oh ! de bellesguerres !… Aussi, foi de soldat ! si ce n’est toi,Maurice, je ne regrette rien au monde… Ce-pendant, si !… je regrette vraiment de laissercette pauvre madame de Bourgueil au pouvoirde son misérable mari. C’est un digne et va-leureux cœur que celui de cette femme-là… Jene croyais pas, d’honneur, qu’elle aurait prisl’amour si fort au sérieux. Et puis du diable sije m’estimais digne d’un pareil dévouement…tu le vois, la fatuité ne m’aveugle pas… Pauvrefemme !… Que veut en faire ce lâche et cruelBourgueil ? Au moins, chez l’autre, l’hommeaux petits couteaux, il y a une énergie sau-vage ; mais ce Bourgueil, méchant et glacécomme un reptile, il me fait trembler pour safemme !… Vrai, Maurice, pour moi, c’est un re-

Les Enfants de l'amour 202/663

Page 203: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

mords, le seul peut-être… Mais que puis-je àcette heure ?… Rien.

— Non, rien, – reprit le major avec une pro-fonde amertume ; – non, tu ne peux rien ; demême qu’en ce moment suprême peut-être, jesouffre pour toi et je ne trouve rien à te dire. Àquoi bon mes paroles ? le mal est irréparable.Je n’ai pas besoin de raffermir ton courage, ettu crois au hasard… au néant !

— Au sommeil éternel, si tu veux, Maurice.Eh bien ! mordieu ! je vais me coucher sousterre et dormir toujours.

— Aussi, malgré la douleur de mon âme, jedis : Pour toi que puis-je ? Rien… rien !

— Comment, rien ! Et n’est-ce donc rienque de t’entendre me dire, au moment où jevais me coucher pour jamais : Bonsoir, monvieux camarade !

Le colonel, ayant entendu frapper à laporte, dit :

Les Enfants de l'amour 203/663

Page 204: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Entrez.

Pietri parut.

— Colonel, dit-il, M. de Bourgueil vientd’arriver. Après avoir causé avec l’autre mon-sieur, ils ont quitté le salon et vous attendentdans l’antichambre. Ils disent… qu’ils sontprêts.

— C’est étonnant comme ce misérableBourgueil est curieux de me voir tué par unautre que lui ! – dit le colonel en souriant ; – ilest le Bertrand ; l’homme aux petits couteauxest le Raton. Allons, Maurice !

— Que parlez-vous d’être tué, colonel ? –s’écria Pietri avec angoisse.

— Je vais me battre, mon pauvre Pietri.

— Ah ! mon Dieu ! encore vous battre ! –s’écria le Corse en joignant les mains d’un airalarmé.

— Je sais, mon brave Pietri, combien tum’as toujours été fidèle et dévoué ; je n’ai ja-

Les Enfants de l'amour 204/663

Page 205: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

mais oublié qu’à Waterloo tu m’as sauvé la vie.Aussi, dans le cas où ce soir je serais tué, j’aidit au major mes intentions : ton avenir seralargement assuré. C’est bien le moins que jereconnaisse dignement tes longs et excellentsservices.

— Eh ! colonel, qu’est-ce que cela me fait àmoi, l’avenir ! – s’écria Pietri avec une brusque-rie pleine d’apparente anxiété. – C’est le pré-sent qui m’effraye !… Ah ! si je pouvais donnerma vie pour la vôtre !…

— Je te crois, Pietri, je te crois, car tu asfait tes preuves… Allons, au revoir, ou adieu !Mais, dis-moi, où est la clef de la petite portedu jardin ? Il vaudra mieux sortir par là. Nousnous trouverons tout de suite sur le terrain.

— Colonel, – reprit Pietri, – vous aurez sansdoute ce soir laissé la clef en dedans, à la ser-rure.

— Tu as raison.

Les Enfants de l'amour 205/663

Page 206: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et le colonel ajouta en souriant : — Je nem’attendais par dieu pas, en ouvrant cetteporte, il y a trois ou quatre heures, à unefemme charmante, devoir sortir par le mêmechemin pour une si étrange promenade !…

— Colonel, – dit Pietri, paraissant en proieà une vive émotion, et en s’inclinant devantson maître, – je vous en supplie, permettez-moi, selon la coutume de mon pays, de vousbaiser la main.

— Tu plaisantes, mon brave Pietri ! ce se-rait trop me traiter en jolie femme ; donne-moita main, et je la serrerai de bon cœur !

Pietri reçut cette faveur de son maître avecles dehors d’une reconnaissance mêlée delarmes.

Le colonel, faisant alors signe à Maurice,passa le premier pour aller rejoindre son ad-versaire.

Les Enfants de l'amour 206/663

Page 207: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Pietri arrêtant le major, lui dit à demi-voix :— Monsieur le major, et un chirurgien ? Per-sonne n’y a songé, peut-être ?

— Il est vrai… à moins que M. de Bourgueilen ait amené un.

— Non, monsieur le major ; il est venu seul.

— Eh bien, Pietri, allez vite chercher un chi-rurgien… Vous le ferez attendre ici… Dès qu’ilsera arrivé, venez en tout cas attendre, avecune lanterne, à la petite porte du jardin ; nousserons près de là… Si j’ai besoin de vous, jevous appellerai.

— J’y serai, monsieur le major ; je courschercher un chirurgien ; il y en a un qui de-meure tout près d’ici. Ah ! c’est à en perdre latête de chagrin !… Mon pauvre maître !…

Et Pietri s’éloigna rapidement, tandis que lemajor rejoignait le colonel Roland.

Avant d’entrer dans l’antichambre où les at-tendaient MM. Delmare et de Bourgueil, le co-

Les Enfants de l'amour 207/663

Page 208: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

lonel dit au major : — Maurice, demande doncune dernière fois au témoin de cet enragé s’iltient toujours à ce genre de combat révoltant ;ce n’est pas la peur qui me tient, mais vrai-ment, ces couteaux de boucher… c’est hideux !

— Une dernière fois, veux-tu suivre monconseil ?… refuser ce duel ?

— S’il en accepte un autre, oui ; sinon, non ;j’ai promis, je tiendrai.

— Mon ami, je t’en conjure.

— Impossible, mon bon Maurice.

— Alors la démarche que je vais tenter serainutile ; mais enfin je vais la tenter. Attends-moi là.

Au bout de quelques instants, le major re-vint.

— Eh bien, Maurice ?

— Il persiste ; il ne veut entendre à rien ; eten cas de refus de ta part, il menace grossière-ment.

Les Enfants de l'amour 208/663

Page 209: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Allons, viens !

— J’ai vu les couteaux, ils sont de force etde longueur égales.

— Pouah ! – fit le colonel avec une expres-sion de répugnance indicible, – ne me parlepas de cela ! Posséder de si charmants pistoletsde Manton, des épées de combat damasqui-nées d’or, et en être réduit à… Enfin !

— Il est convenu avec M. de Bourgueil qu’iln’y a plus lieu maintenant à échanger un motentre nous quatre. Nous passerons tous deuxles premiers pour indiquer la route dans le jar-din ; ils nous suivront.

En effet, le colonel Roland et le major Mau-rice, se tenant par le bras, descendirent les de-grés du perron de l’hôtel, précédant M. Del-mare et M. de Bourgueil dans une allée tour-nante qui conduisait à la petite porte.

La nuit était très sombre ; c’est à peine sil’on pouvait voir à trois pas devant soi.

Les Enfants de l'amour 209/663

Page 210: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

En sortant du jardin, les quatre person-nages, toujours silencieux, se trouvèrent aumilieu de grands terrains déserts.

On voyait seulement au loin, bien loin, lapâle lueur d’un réverbère, noyée dans la brumedu soir.

— Nous serons aussi bien là qu’ailleurs,– dit dans l’ombre la voix palpitante de M. Del-mare ; – vite… habit bas… habit bas !

— Ici, soit ! – reprit le colonel Roland.

Et il jeta à ses pieds son habit et son gilet.

M. de Bourgueil, s’approchant presque à tâ-tons du major Maurice, lui dit courtoisement :— Voici les deux couteaux, monsieur ; choisis-sez et prenez garde de vous couper, quoique jevous les offre du côté des manches ; mais il faitsi noir que l’on n’y voit point du tout.

— Il est entendu, monsieur, que lorsque lesdeux adversaires seront armés, ils se tiendrontà trois pas l’un de l’autre, – dit le major en pre-

Les Enfants de l'amour 210/663

Page 211: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

nant un des couteaux ; – ils attendront le si-gnal : trois coups dans la main.

— Parfaitement, monsieur, – repritM. de Bourgueil avec une allégresse conte-nue, – et au troisième coup, ils partiront.

Ce disant, il se rapprocha de M. Delmare.

— Tiens, Adalbert, – dit à demi-voix le ma-jor à son ami en lui mettant le couteau dans lamain et la lui serrant une dernière fois d’uneétreinte amicale à laquelle le colonel répondit ;puis, à tâtons, celui-ci tâcha, en promenant sesdoigts sur la lame du couteau, d’en percevoir laforme.

C’était un de ces couteaux de boucher, àmanche de bois, long de huit à dix pouces, à lalame épaisse, large à sa naissance, légèrementrecourbée, se terminant en pointe très effilée,mais très tranchante dans toute sa longueur.

Le colonel frémit malgré lui au contact decette arme d’écorcheur.

Les Enfants de l'amour 211/663

Page 212: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Monsieur, – dit la voix de M. de Bour-gueil en s’adressant au major, – l’on peut, jecrois, maintenant donner le signal. Ces mes-sieurs sont prêts, sans doute ?

— J’attends, – reprit la voix brève deM. Delmare.

— Je suis prêt, – ajouta la voix du colonel.

Alors le major Maurice frappa trois foisdans sa main.

Le dernier de ces trois bruits eut à peine re-tenti au milieu du profond silence de la nuit,que les deux témoins entendirent un piétine-ment sourd et violent, des élans de respirationentrecoupée, haletante, mais pas une parole nefut prononcée par les deux adversaires.

L’on ne voyait rien à travers les ténèbres,qu’une masse noire et confuse s’agitant avecfurie.

La lutte dura quinze ou vingt secondes auplus.

Les Enfants de l'amour 212/663

Page 213: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Soudain l’un des combattants poussa un gé-missement étrange qui tenait du râle et du sif-flement.

La masse noire vacilla, s’affaissa ; les deuxcorps tombèrent lourdement sur le sol, et s’agi-tèrent encore un instant par soubresautsconvulsifs.

— Quel qu’en soit le résultat, je déclare cethorrible combat terminé ! – s’écria le major ; –aidez-moi à les séparer, monsieur, s’il en esttemps encore.

— Pardon… M. Delmare veut se battre àmort, – répondit M. de Bourgueil impassible. –S’il n’est que blessé, il veut recommencer…

— Eh ! monsieur ! qui vous dit qu’il n’estpas mort !… – s’écria le major en se précipitantà genoux dans une angoisse terrible, car il luisemblait que les deux combattants ne bou-geaient plus, ne respiraient plus.

— Adalbert… – dit tout bas le major d’unevoix altérée, en cherchant à tâtons parmi ces

Les Enfants de l'amour 213/663

Page 214: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

deux corps qui semblaient liés par une convul-sive et dernière étreinte, – Adalbert… m’en-tends-tu ?…

— Mon cher monsieur Delmare, – disaitpresque en même temps M. de Bourgueil, – ehbien !… où en sommes-nous ?…

Aucune voix ne répondit.

Le major retira vivement sa main, qu’il pro-mena au hasard, et murmura : — Ah !… que desang ! ! !…

Soudain il vit briller la lueur d’une lanterneà la petite porte du jardin. Supposant que Pietriattendait là le résultat du combat, il s’écria :— Pietri… est-ce vous ?

— Oui, monsieur le major.

— Accourez vite avec votre lumière.

Pietri accourut.

— Et le chirurgien ? – lui dit le major.

Les Enfants de l'amour 214/663

Page 215: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je l’ai ramené, il est à l’hôtel, – repritPietri en projetant d’une main tremblante la lu-mière de sa lanterne sur le lieu du combat.

Ce fut un spectacle effrayant, hideux, que lavue de ces deux corps entourés de ténèbres, etseulement éclairés çà et là par la clarté de lalanterne.

M. Delmare était étendu sur le dos ; on nepouvait savoir le nombre de ses blessures : sachemise et sa poitrine étaient aussi rouges ques’il fût sorti d’un bain de sang.

L’on voyait seulement qu’il avait la gorge àdemi coupée par une entaille béante.

Il était mort de cette dernière blessure, enpoussant ce gémissement qui tenait du râle etdu sifflement. Entre les doigts crispés de samain gauche, il tenait encore un lambeau dela chemise de son adversaire, et dans sa maindroite, convulsivement serrée et déjà glacée, iltenait encore son couteau.

Les Enfants de l'amour 215/663

Page 216: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Le colonel Roland, lorsque Pietri apporta lalanterne, avait la face contre terre. Le majoret Pietri le soulevèrent ; il respirait encore. Sapoitrine et ses bras étaient pour ainsi dire ha-chés. Un peu au-dessous du sein gauche, onvoyait une profonde blessure qui semblait de-voir être mortelle.

M. Delmare avait tenu sa promesse… ilavait tâché de fouiller au cœur.

* * *

M. de Bourgueil et le major, aidés du chi-rurgien et des gens de la maison que Pietri étaitallé chercher, transportèrent à l’hôtel le mortet le mourant, car le colonel Roland fut mou-rant et dans un état désespéré pendant plu-sieurs jours.

Mais, grâce à la vigueur de son tempéra-ment, à la science du chirurgien et aux soins

Les Enfants de l'amour 216/663

Page 217: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

fraternels du major Maurice, le colonel Rolandéchappa à une mort presque certaine.

Deux mois après ce terrible duel, il se trou-vait en pleine convalescence et partait pourl’Italie avec le major Maurice.

Le fidèle Pietri suivait son maître.

Les Enfants de l'amour 217/663

Page 218: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

PREMIÈRE PARTIE

XIII

Vingt-deux ans environ se sont écoulés de-puis les événements que nous avons racontés.

Une femme de quarante ans au plus, d’unetaille à la fois élégante et frêle, d’une figurepleine de distinction, de charme et de douceur,quoique sa légère pâleur annonce une santédélicate, est occupée à écrire dans un petit sa-lon meublé avec une rare magnificence.

Après avoir écrit et cacheté sa lettre, lafemme dont nous parlons sonna.

Un valet de chambre entra.

Page 219: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Elle lui dit : — M. Pietri est-il chez lui ?

— Oui, madame la comtesse ; M. l’inten-dant est rentré il y a peu de temps.

— Priez-le de descendre et de venir me par-ler.

Peu de temps après la sortie du valet dechambre, Pietri parut. Ses cheveux étaient de-venus tout blancs ; il les portait assez longs ; ilsdonnaient à ses traits un caractère vénérable.

— Mon cher Pietri, – lui dit la comtesseavec l’accent de la plus affectueuse bonté, – jeviens m’adresser encore à votre obligeance.

— Je suis toujours aux ordres de madame.

— Oh ! je sais cela, – reprit-elle en sou-riant. – Vous avez eu le secret de partagervotre dévouement entre le général, ma fille etmoi, et cependant de le conserver entier pourchacun de nous, ce généreux dévouement ;c’est un prodige, mais vous nous avez depuis si

Les Enfants de l'amour 219/663

Page 220: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

longtemps habitués aux prodiges de zèle et defidélité, que je ne m’étonne plus.

— Madame la comtesse me comble au-delàde mon faible mérite. Puis-je savoir quels sontses ordres ?

— Je vous prierai d’aller à Saint-Lazare.

— À Saint-Lazare !

— Oui, à la prison où sont détenues lesfemmes.

— Ah ! très bien : encore quelque nouveaubienfait de madame.

— Un bienfait ?… ce serait mieux que cela,Pietri : ce serait une cruelle sévérité de la jus-tice à réparer, si je parvenais, comme je l’es-père, à obtenir la grâce de ma protégée, qui,par le plus heureux hasard, a réclamé mon ap-pui, suivant en cela un conseil anonyme beau-coup trop flatteur pour moi.

— L’on sait en effet que madame la com-tesse, en sa qualité de dame patronnesse de

Les Enfants de l'amour 220/663

Page 221: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

l’œuvre des prisons pour les femmes détenues,jouit d’un grand crédit, et que sa protection esttoute puissante.

— Je ferai du moins tous mes efforts en fa-veur de cette pauvre jeune femme. Son actionest sans doute coupable… mais enfin, inno-cente et pure, elle a été séduite, puis indigne-ment abandonnée ; alors, égarée par le déses-poir, elle a voulu tuer son séducteur, qu’ellen’a heureusement que grièvement blessé… Lesjuges, touchés de sa jeunesse, de ses excellentsantécédents et de son repentir, ne l’ontcondamnée qu’à deux ans de prison.

— Il me semble, à moi, que le séducteur n’aeu là que ce qu’il méritait…

— Hélas ! oui, si l’on fait la part de la honteet de la douleur d’une jeune fille ainsi délais-sée… D’ailleurs, la conduite de ma protégée aété si exemplaire depuis son entrée dans la pri-son, elle montre tant de douceur, tant de rési-

Les Enfants de l'amour 221/663

Page 222: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

gnation, qu’elle a intéressé tout le monde à sonsort…

— Alors madame la comtesse, sa grâce, de-mandée par vous, sera nécessairement accor-dée.

— Je l’espère ; je compte beaucoup sur unmémoire en sa faveur que devait me donneraujourd’hui une des inspectrices de Saint-La-zare ; mais je ne puis aller à la prison ; je vousprie donc, mon cher Pietri, de vous y rendre àma place, de remettre cette lettre et ces cinqlouis à cette dame inspectrice, nommée ma-dame David ; vous demanderez à lui parler àelle-même… et, afin de lui épargner la peinede m’écrire, je l’engage, dans ma lettre, à vousconfier le mémoire à vous en qui j’ai touteconfiance ; et s’il y avait quelque chose de nou-veau, au sujet de ma protégée, de vous en fairepart…

Les Enfants de l'amour 222/663

Page 223: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Madame la comtesse peut être certaineque je m’acquitterai exactement de la commis-sion.

— J’en ai encore une autre à vous donner,mon cher Pietri, et comme tout est souventcontraste dans la vie, – ajouta la comtesse ensouriant, – je vous prie, en sortant de Saint La-zare, d’aller à l’administration de l’Opéra.

— Est-ce que madame la comtesse n’estpas satisfaite de sa nouvelle loge ?

— J’en suis au contraire fort satisfaite ;mais si les désirs du général se réalisent,comme cela est probable, nous ne garderonspas cette loge à l’Opéra. Elle est payéed’avance pour six mois ; je désirerais savoir sil’administration voudrait la reprendre, même àperte.

— Je ne le crois pas, madame la comtesse :les administrations se résignent rarement àrendre l’argent qu’elles ont reçu ; mais il y a, jecrois, moyen de placer la loge.

Les Enfants de l'amour 223/663

Page 224: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Comment cela ?

— Madame la comtesse se rappelle le jouroù elle a désiré assister à une représentationextraordinaire aux Italiens ?

— Oui, et vous nous avez même procuréune excellente loge.

— L’on m’avait indiqué une espèce d’esta-minet du voisinage où j’ai trouvé des hommesqui, à défaut d’autre métier, font celui de cour-tiers de loges pour l’Opéra français et l’Opéraitalien. Ah ! madame la comtesse, qu’il y ad’étranges existences à Paris ! Quoi qu’il ensoit, la clientèle de ces industriels est asseznombreuse. Peut-être, par leur entremise, sera-t-il possible de placer la loge presque sansperte, ce qui est très important, madame lacomtesse, très important !… perdre sur les dé-penses de luxe, c’est perdre doublement.

— Ah ! je reconnais là, mon cher Pietri, cesprincipes de sévère économie qui font de vousle modèle des intendants.

Les Enfants de l'amour 224/663

Page 225: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Il est si facile de remplir honnêtementses devoirs !

— Très facile, assurément, pour un cœur telque le vôtre, mon cher Pietri. Ah ! j’oubliais en-core… mais je ne sais si vous aurez le temps.

— Le temps ne me manque jamais, ma-dame la comtesse : il faut seulement le savoirbien employer.

— Je vous demanderais donc encore d’allerchez le docteur Merlin, à l’heure de sa consul-tation, afin de pouvoir lui parler.

— Mon Dieu, madame la comtesse, – ditPietri avec anxiété, – est-ce que votre santé…

— Rassurez-vous : ma santé, sans être trèsrobuste, est aussi bonne qu’elle peut l’être.Quant à celle du général, il n’en est heureuse-ment pas question. Mais ma fille…

— Cependant, jamais mademoiselle Hélènen’a paru mieux portante.

Les Enfants de l'amour 225/663

Page 226: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est justement pour cela : et, afin quece mieux continue, je désire consulter le doc-teur Merlin, dans la probabilité d’un voyage ;savoir pour ma fille quel régime suivre pendantce voyage, les précautions à prendre. Elle est sidélicate !

— En effet, madame la comtesse, lesconseils de M. le docteur peuvent être en cecas fort nécessaires.

— Oui, mais pour qu’il les donne et qu’ilvoie ma fille, il nous faut une sorte de petite in-trigue.

— Comment, madame ?

— Ne savez-vous dans quelle anxiété laseule présence d’un médecin jette le général ?Sa tendresse pour moi et pour ma fille nes’alarme-t-elle pas d’un rien ? Ne s’exagère-t-ilpas, de la manière la plus douloureuse pour lui,l’apparence d’une indisposition, lorsqu’il s’agitd’Hélène ou de moi ?

Les Enfants de l'amour 226/663

Page 227: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Il est vrai, madame la comtesse, M. legénéral tremble pour vous et mademoiselleHélène comme il tremblerait pour sa vie s’ilétait le plus grand poltron du monde.

— Il faut donc, pour épargner au générall’ombre même d’une de ces inquiétudes, quevous priiez de ma part notre cher docteur devouloir bien imaginer un prétexte pour venirnous voir demain matin, et surtout un prétexteplausible. La sollicitude du général n’est pas fa-cile à abuser.

— Mais il y a, ce me semble, madame, unprétexte excellent.

— Lequel ?

— Si, comme vous l’espérez, madame lacomtesse, la nomination de M. le général estsignée aujourd’hui, elle sera insérée dans lesjournaux du soir, et M. le docteur…

— À merveille ! Il viendra féliciter le géné-ral sur sa nomination. Vous êtes, comme tou-jours, excellent conseil, mon cher Pietri.

Les Enfants de l'amour 227/663

Page 228: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Mon secret est dans mon désir d’épar-gner le moindre souci à un maître que j’ai lebonheur de servir depuis tant d’années ; je fe-rai donc part à M. le docteur Merlin de ce quemadame la comtesse attend de lui. Mais ma-dame n’a-t-elle pas encore d’autres ordres ?

— Une dernière commission, assez déli-cate ; voilà pourquoi je préfère vous en char-ger. Malheureusement, – ajouta la comtesse ensouriant, – il vous faudra déroger.

— Déroger, madame !

— Certainement. Un intendant qui porteune carte de visite déroge, ce me semble.

— Un serviteur déroge, madame la com-tesse, lorsqu’il n’obéit pas aveuglément à tousles ordres de ses maîtres.

— Pietri, vous êtes un bon et excellenthomme ; je vous l’ai dit cent fois, je suis obligéede vous le répéter encore ; ce n’est pas mafaute. Voici donc pourquoi je vous prie de por-ter cette carte de visite. Parmi les dames pa-

Les Enfants de l'amour 228/663

Page 229: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tronnesses de notre œuvre des prisons, il enest une qui nous a été adjointe récemment ;elle n’a assisté qu’à deux ou trois séances, maiscela m’a suffi pour l’apprécier. Il est impossiblede rencontrer une femme à la fois plus aimableet plus modeste, d’un meilleur esprit et, j’ensuis sûre, d’un cœur plus parfait. Puis, il y aen elle quelque chose de mélancolique et decontenu qui m’a singulièrement touchée. Lehasard m’avait placée auprès d’elle à notre pre-mière réunion de l’œuvre. Nous devons êtreà peu près du même âge, et je me suis toutde suite sentie en confiance avec elle. Cettesympathie n’a fait que s’accroître à nos autresséances. Avant-hier, selon la coutume entredames patronnesses d’une même œuvre, elleest venue pendant mon absence mettre sacarte chez moi ; mais elle l’a mise en personne ;cela indiquait de sa part le désir de me voir ;j’en étais enchantée ; je me faisais un plaisir denouer quelques relations avec elle, surtout de-puis que je savais qu’elle avait aussi une fillequ’elle adorait ; mais le général, à qui j’ai par-

Les Enfants de l'amour 229/663

Page 230: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

lé de cette aimable rencontre, m’a fait obser-ver avec beaucoup de raison qu’au moment dequitter sans doute Paris, je ne faisais que mecréer des regrets en cultivant cette nouvelleamitié. Il me faut donc rendre en personne àmadame de Bourgueil (c’est le nom de cettedame) la visite qu’elle m’a faite en personne ;et cependant je désirerais ne la pas rencontrerchez elle. Cette visite engagerait nécessaire-ment entre nous des relations qu’il me faudraitbientôt rompre. Il s’agirait donc, mon cher Pie-tri, avant de déposer ma carte, de demanderd’abord si madame de Bourgueil est chez elle.

— Très bien, madame la comtesse ; dans lecas où cette dame serait chez elle, je ne laisse-rais pas la carte de visite ; si au contraire elleest absente, je laisserais la carte… cornée, pourdonner à penser que madame la comtesse estvenue en personne.

— C’est cela même. Aussi je répugne àmettre un de nos gens dans cette petite confi-dence ; il pourrait en augurer que je ne veux

Les Enfants de l'amour 230/663

Page 231: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

pas rencontrer madame de Bourgueil chez elle,et, si absurdes qu’ils soient, les propos d’an-tichambre ont leurs inconvénients… surtoutlorsqu’il s’agit d’une personne pour qui je res-sens autant de sympathie que d’estime.

— Madame peut compter sur ma discré-tion. Et quelle est l’adresse de madame deBourgueil ?

— Voici sa carte… rue Royale, numéro 6.

— Ah ! c’est dans le quartier que M. le gé-néral habitait au commencement de la Restau-ration.

— Oui, – reprit la Comtesse en souriant, –dans ce temps où, n’étant alors que colonel endemi-solde, le général, ainsi que plusieurs deses amis de l’armée de l’empire, a fait cetteplaisanterie de se déguiser en voltigeur deLouis XIV… pour aller au café Tortoni. Derniè-rement encore, quelqu’un me parlait de cettefolie.

Les Enfants de l'amour 231/663

Page 232: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— À laquelle on ne croirait guère, madamela comtesse, en voyant maintenant si graveet si posé M. le lieutenant général comte Ro-land, pair de France, et nommé sans doute au-jourd’hui ambassadeur de France à Naples.

— Certes, il y a une bien grande différenceentre le jeune et impétueux colonel, livré àtous les entraînements de son âge, et l’hommemûr, réfléchi, plein de tendresse et de dévoue-ment, qui depuis tant d’années ne vit que poursa femme et sa fille ! Vous le savez mieux quepersonne, mon cher Pietri… vous en qui lajuste confiance du général est absolue… vousqui avez toujours vécu dans notre foyer.

— Ah ! madame la comtesse, – reprit Pietrid’un accent pénétré, – ma respectueuse affec-tion pour mon maître est bien récompensée…je le vois si heureux, et il rend si heureux toutce qui l’entoure !…

— Oui, il en doit être ainsi pour des âmescomme la vôtre : assister au bonheur du maître

Les Enfants de l'amour 232/663

Page 233: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

à qui l’on a courageusement sauvé la vie, etque l’on n’a pas quitté depuis trente ans, c’estune bien douce récompense.

— Puisse-t-elle durer, madame la com-tesse, bien au-delà du jour où le pauvre vieuxPietri quittera ce monde !

— Allons, Pietri, je ne veux pas que vousayez de ces idées-là…

— C’est qu’elles sont un peu de mon âge,madame ; mais pardon, je me résume afin dene rien oublier : d’abord cette lettre et cet ar-gent à Saint-Lazare, où je demanderai madameDavid pour les renseignements relatifs à la pro-tégée de madame.

— Ensuite à l’Opéra pour cette loge.

— Oui, madame ; puis chez M. le docteurMerlin.

— Et enfin la carte de visite chez madamede Bourgueil, dans le cas seulement où cettedame serait sortie.

Les Enfants de l'amour 233/663

Page 234: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Madame n’a pas d’autres ordres à medonner ?

— Eh ! bon Dieu, n’est-ce pas assez, monpauvre Pietri ! Il faut que je sache votre zèlepour vous accabler ainsi.

Pietri s’inclina. Il allait quitter le salon,lorsque mademoiselle Hélène Roland y entra.

XIV

Que l’on s’imagine l’idéal d’une sylphide, etl’on aura le portrait de mademoiselle Roland.

L’on ne pouvait rêver rien de plus délicat,de plus charmant, de plus aérien que cette en-fant de dix-sept ans. À la rare perfection destraits de son père, à qui elle ressemblait beau-coup, elle joignait la grâce, la distinction ex-quise de sa mère. Sa taille frêle et mince, assezélevée pour une femme, était accomplie, et, si

Les Enfants de l'amour 234/663

Page 235: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

cela peut se dire, de la plus chaste élégance,tant l’admiration qu’inspirait cette créaturepresque éthérée avait un caractère immatériel.Sa céleste et pudique beauté était de celles quel’on admire, non pas avec les yeux et avec lessens, mais avec l’âme. À son aspect, les appré-ciateurs les plus absolus de la beauté physiques’étonnaient de devenir rêveurs, presque atten-dris ; pour la première fois de leur vie, ils admi-raient innocemment une femme, car l’impres-sion que laissait cette jeune fille ne semblaitpas être de ce monde. Les moins poétiques sela figuraient apparaissant comme une de cesvisions des mythologies du Nord, blanche etsouriante, d’un air mélancolique et doux, à de-mi éclairée par quelque pâle rayon de la lune,et au moindre souffle s’évanouissant dans lesairs.

Chose peu commune, et qui donnait à Hé-lène un charme indéfinissable, elle ne se dou-tait pas le moins du monde de ses dehors desylphide, et n’en tirait ni prétention ni vanité ;

Les Enfants de l'amour 235/663

Page 236: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

elle ne se croyait pas du tout créée pour mar-cher dédaigneusement sur les nuages. Rien aucontraire de plus ingénu, de plus aimant quecette adorable créature : enjouée sans excèsde gaieté, spirituelle sans l’ombre de mal-veillance, parfois doucement mélancolique,mais jamais triste ; car jusqu’alors, saufquelques inquiétudes données par la délica-tesse de sa constitution, sa vie n’avait étéqu’un long jour de bonheur. Hélène était, en unmot, ce que l’on appelle une excellente personne.

Lorsqu’elle entra dans le salon où se trou-vaient sa mère et Pietri, elle sourit à celui-ci avec cette affectueuse familiarité que l’onconserve envers un vieux et fidèle serviteur quivous a vu naître et bercé dans ses bras.

— Bonjour, Pietri, – lui dit-elle. – Tu m’asencore gâtée ce matin. Cela ne m’étonne pasou ne m’étonne plus, depuis tantôt dix-sept ansque cela dure.

— J’ignore ce que mademoiselle veut dire.

Les Enfants de l'amour 236/663

Page 237: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Et ma jardinière toute fraîchement re-nouvelée ?…

— Mademoiselle, c’était le jour de la gar-nir ; le fleuriste est venu.

— Oui, mais ces fleurs, arrangées avec ungoût parfait ?… il n’y a que toi pour cela… j’aibien reconnu ta main.

— Il est vrai, mademoiselle ; j’avaisquelques moments de loisir, et je me suis amu-sé à garnir cette jardinière.

— Vous voyez, mon cher Pietri, – lui dit lacomtesse en souriant, – l’affection que l’on apour vous tient de famille ; le père, la mère, lafille, chacun dit son mot de grâce au bon vieuxPietri, qui s’ingénie à plaire à chacun.

L’intendant s’inclina de nouveau d’un air re-connaissant, et au moment de quitter le salonil dit à la jeune fille : — Mademoiselle n’a pasd’ordres à me donner ? Je vais sortir.

Les Enfants de l'amour 237/663

Page 238: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ma chère enfant, – reprit la comtesse enriant, – il y aurait de la barbarie à accepterl’offre de ce pauvre Pietri ; je l’ai déjà surchargéde commissions.

— Oh ! maman, j’aurais tant voulu avoirpour ce soir les deux derniers morceaux deSchubert ! C’est une surprise que je ménage àmon père et à M. Charles.

— Oh ! dès qu’il s’agit d’une surprise qu’Hé-lène veut faire à son père et à M. Charles, – re-prit en souriant la comtesse, – vous aurez biende la peine à éviter cette corvée, mon pauvrePietri.

— Ces morceaux de musique se trouvent-ils chez le marchand de mademoiselle ? – de-manda l’intendant.

— Oui, mon bon Pietri, – répondit Hélène.

— Je demanderai donc les deux derniersmorceaux de Schubert ; c’est bien cela, made-moiselle ?

Les Enfants de l'amour 238/663

Page 239: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Tiens, – dit la jeune fille au vieillard, – tues ce qu’il y a de plus obligeant au monde ;je ne sache pas que de ta vie tu m’aies refuséquelque chose, et cependant t’ai-je assez de-mandé !

— Moi, je vous conseille, mon cher Pietri,de fuir au plus vite, – reprit la comtesse, – sivous ne voulez pas qu’Hélène se montre fidèleà son habitude de beaucoup vous demander.

— Oh ! pour cette fois, non, maman, c’esttout, je t’assure.

— Mademoiselle aura sa musique ce soir, –répondit Pietri.

Et, après avoir respectueusement salué, ilquitta le salon, laissant la comtesse seule avecsa fille.

— Excellent homme ! – dit Hélène à la com-tesse, après avoir suivi Pietri du regard jusqu’àce qu’il eût quitté le salon ; – comme il me rendfière de mon père !

Les Enfants de l'amour 239/663

Page 240: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Chère enfant… je crois deviner ta pen-sée.

— Ne faut-il pas être soi-même le meilleur,le plus noble des hommes pour inspirer des dé-vouements pareils, dis, maman ? Et si le bonPietri était le seul qui eût cette idolâtrie pourmon père ! Mais non : n’y a-t-il pas encore monparrain Maurice !

— Il est vrai, le major Maurice, ancien com-pagnon d’armes de ton père, est un de ces amisrares que l’on ne rencontre qu’une fois dans savie, et je dis comme toi, il faut être digne de cesaffections pour les inspirer.

— Avoue, maman, que si l’orgueil est unpéché, nous sommes deux bien grandes pé-cheresses ! Est-il au monde une femme plusorgueilleuse de son mari, une fille plus or-gueilleuse de son père, que nous ne lesommes ?

— C’est un saint orgueil que celui-là, monenfant.

Les Enfants de l'amour 240/663

Page 241: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Aussi, maman, quel bonheur est le nôtre,lorsque, par exemple, accompagnant mon pèreà la cour, nous entendons murmurer autour denous avec déférence, par les personnes les plusconsidérables : « – C’est le général Roland ! »– Oh ! mon Dieu ! quand on a prononcé cestrois mots : le général Roland ! tout le mondecomprend. C’est comme si l’on disait : « C’estl’honneur, la bravoure, la générosité en per-sonne. » Alors, maman, quels délicieux sou-rires nous échangeons ! comme je me redressefièrement à ton bras, pendant que tu t’appuiessur celui de mon père !… Comme j’ai l’air dedire à tout le monde : « Je suis la fille du géné-ral Roland ! »

— De lui nous pouvons, nous devons êtrefières, chère enfant ; ce n’est pas à la faveur,mais à ses anciens services, à son mérite, àla noblesse de son caractère, qu’il doit le hautgrade qu’il occupe, et la position plus haute en-core qui peut-être aujourd’hui est la sienne.

Les Enfants de l'amour 241/663

Page 242: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Peut-être, dis-tu, maman ? – reprit Hé-lène en souriant. – Je ne mets pas, moi, lachose en doute. Oh ! mais pas du tout !

— Et d’où te vient cette certitude ?

— Mon Dieu, c’est tout simple. Le roi abeaucoup trop d’amour-propre pour ne pasnommer mon père ambassadeur.

— Vraiment ! – dit la comtesse en souriantà son tour ; – et en quoi l’amour-propre du roiest-il engagé à cette nomination ?

— En quoi, maman ? Mais en tout. Un am-bassadeur représente son pays et son souve-rain, n’est-ce pas ?

— Oui, mon enfant.

— Eh bien ! où veux-tu que le roi trouvequelqu’un qui puisse plus dignement que monpère représenter la France ? Et si par lui l’onjuge d’elle, comme elle sera honorée, aimée !Quelle noble idée l’on se fera de notre pays envoyant, en appréciant mon père !… Il n’en se-

Les Enfants de l'amour 242/663

Page 243: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ra pas de lui comme de ce pauvre petit repré-sentant de cette grande, grande cour du Nord,que tu sais, – ajouta la jeune fille en souriant ; –car, s’il fallait toujours se figurer leurs majes-tés européennes d’après ceux qui les repré-sentent, avoue qu’elles auraient parfois de sin-gulières et très peu imposantes physionomies,ces pauvres majestés !

— C’est vrai, – répondit en riant la com-tesse. Heureusement, ton père ne donnera ja-mais lieu à un mécompte de ce genre. Du reste,mon enfant, en se chargeant de cette ambas-sade, ton père s’est d’abord préoccupé de toi etde moi. Notre voyage d’Italie avait été, il y adeux ans, si favorable à notre santé, que le gé-néral a surtout vu dans cette mission l’occasionde nous établir pour quelque temps à Naplesde la manière la plus agréable. Que veux-tu ! ila, comme nous, ses défauts, et si tu dis avectant d’orgueil : C’est mon père, il dit, lui, nonmoins orgueilleusement : C’est ma fille. Et il saitcomment sont reçues et considérées en pays

Les Enfants de l'amour 243/663

Page 244: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

étranger la femme et la fille d’un ambassadeurde France.

— Pauvre père ! ne nous a-t-il pas dit :« L’ambassade de Naples m’est à peu près of-ferte ; si ce voyage vous convient à toutesdeux, j’accepte ; sinon, je refuse. »

— Oui, en cela, comme toujours, il a penséà nous.

— Aussi, maman, ne dirait-on pas que sonadorable tendresse pour nous à toujours portébonheur à ce père bien-aimé ? tout lui réussit ;il a un ami, c’est mon parrain Maurice ; un ser-viteur, c’est Pietri ; une femme, c’est toi ; unefille…

— Eh bien ! chère enfant, pourquoin’achèves-tu pas ?

— Au fait, maman, – reprit Hélène avec unegrâce charmante ; – nous parlons des bonheursde mon père : n’en est-ce pas un grand pour luique de rendre sa fille aussi heureuse qu’on peutl’être, et de se voir idolâtré par elle ?

Les Enfants de l'amour 244/663

Page 245: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Et puis enfin, – ajouta la comtesse en re-gardant sa fille avec un sourire significatif, – lebonheur de ton père ne s’arrête pas là.

— Que veux-tu dire, maman ?

— L’an dernier, au moment de partir pourson inspection de cavalerie, il change d’aide decamp, et celui qu’il prend se trouve être jus-tement un jeune homme charmant, doué desmeilleures qualités, maître d’une belle fortune,ce qui ne gâte rien… et si ouvert, si noble,que ton père, qui pendant son inspection nousavait laissées à Paris, me dit à son retour :« Si notre chère Hélène voulait se marier… jecrois avoir trouvé pour elle un trésor… c’estM. Charles Belcourt, mon nouvel aide decamp. »

La jeune fille, rougissant un peu, avaitécouté sa mère avec une expression de félicitéprofonde et contenue. Elle reprit en souriant :– Et il a fallu que le trésor fût de bien bon aloi,n’est-ce pas, maman ? car il a été éprouvé par

Les Enfants de l'amour 245/663

Page 246: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

mon parrain Maurice, et il est très difficile… enfait de trésors… mon parrain.

— Tu le sais, Hélène, la haute raison du ma-jor, sa pénétration, donnent à ses jugementsune grande autorité aux yeux de ton père ; aus-si, dans sa sollicitude pour toi, ne voulant pass’en rapporter à sa seule impression, et avantde te parler de nos projets, le général, sous leprétexte de recueillir quelques souvenirs his-toriques sur les campagnes d’Allemagne, a en-voyé son nouvel aide de camp passer quelquesjours avec le major dans sa retraite de Ville-d’Avray…

— Et si mon attachement pour mon parrainavait pu augmenter, je l’en aurais aimé centfois davantage d’avoir si bien jugé M. Charles.Seulement, il y a mis le temps, M. le major,– ajouta Hélène avec une moue charmante ; –huit grands jours… du matin au soir en tête-à-tête ! Enfin, il a renvoyé M. Charles à monpère et à toi, avec une petite lettre portant sansdoute : Vu et approuvé pour trésor.

Les Enfants de l'amour 246/663

Page 247: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Folle que tu es !

— Que veux-tu ? je ris… Je suis si heu-reuse !

— Chère, chère enfant !

— Et ce qui double encore le prix de cebonheur, vois-tu, maman, c’est qu’il vient toutentier de toi et de mon père. Ce mariage quim’enchante, c’est encore vous qui en avez eula pensée ; cet amour que je ressens, c’est en-core vous qui l’avez fait éclore, et me l’avez ré-vélé à moi-même ; vous entendre chaque jour,toi et mon père, parler de M. Charles avec tantd’estime et d’affection, cela eût suffi pour merendre, je crois, folle de lui… m’eût-il étéd’abord indifférent… mais loin de là… jamaisje ne t’ai rien caché ; tu as su l’impression qu’ilm’avait causée… c’est toi qui m’as appris que,sans m’en douter… je l’aimais… je l’aimaispassionnément, m’as-tu dit. Cela m’a d’abordbien étonnée… moi aimer passionnémentM. Charles sans vous en avoir prévenus toi et

Les Enfants de l'amour 247/663

Page 248: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

mon père… et puis… je me suis aperçue que tuavais raison… oui… je l’aimais… je l’aime pas-sionnément ; car, maintenant, il se joint tou-jours à vous dans ma pensée… c’est toujoursvous et lui… lui et vous… et pour vousconfondre ainsi… tous trois dans mon cœur,comme vous devez l’être dans ma vie, juge,maman, si je l’aime, et si tu as eu raison dedire : passionnément !

— Ô mon enfant, mon Hélène chérie ! – ditla comtesse avec une émotion d’une inexpri-mable douceur, – Dieu a béni notre foyer… Cemariage assure à jamais ton avenir ; et cet ave-nir sera aussi beau que l’a été le mien… Moiaussi, j’ai aimé… passionnément aimé… Cetamour, partagé par ton père, a fait le bonheurde ma vie… Il en sera ainsi de toi, je le crois, jele sens… Va, mon enfant, le cœur d’une mèrene se trompe jamais.

Un valet de chambre ayant à ce momentouvert la porte du salon, annonça : — Mon-sieur Belcourt !

Les Enfants de l'amour 248/663

Page 249: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XV

M. Charles Belcourt, lieutenant de cavale-rie, sorti le n° 1 de l’école de Saint-Cyr, parordre de mérite, était un jeune et charmantgarçon, d’une tournure pleine d’élégance ; sonattrayante physionomie réunissait la bonté,l’intelligence et la franchise ; ses cheveuxblonds, ses yeux bleus doux et riants, la déli-catesse de ses traits, et surtout son extrême af-fectuosité, qui n’excluait pas chez lui une rarebravoure et une grande fermeté de caractère,l’avaient fait surnommer à l’école militaire : laDouceur.

Ce surnom tout bénin n’avait pas empêchéCharles Belcourt de faire brillamment sa pre-mière campagne en Afrique, et d’y gagner lacroix au prix de deux glorieuses blessures ; ins-truit, lettré, excellent musicien, dessinant àmerveille, il avait dû à son goût pour les artsun salutaire éloignement des grossiers plaisirsdes garnisons, et de conserver dans toute sa

Les Enfants de l'amour 249/663

Page 250: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

pureté cette fraîcheur de l’âme, cette sensibili-té exquise, qui rendent si durable, si profond,un premier amour, surtout lorsque ce premieramour a pour objet une jeune fille aussi ado-rable que mademoiselle Hélène Roland.

Ces projets de mariage arrêtés par le géné-ral et par sa femme (on saura plus tard que Pie-tri n’y avait pas été non plus étranger), il futconvenu que Charles Belcourt quitterait l’étatmilitaire, car une fois mariée, Hélène, impres-sionnable comme elle l’était, serait cent foismorte d’angoisses à la seule pensée de savoirson mari exposé aux hasards des champs debataille.

Le général Roland lui-même, afin d’épar-gner de mortelles alarmes à sa femme et àsa fille, qu’il idolâtrait, s’était résigné à n’ac-cepter dans l’année que des fonctions d’ins-pecteur de cavalerie, après avoir fait commecolonel deux campagnes d’Afrique, où il avaitconquis avec grand éclat son grade de maré-chal de camp, environ deux ans après la ré-

Les Enfants de l'amour 250/663

Page 251: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

volution de juillet. (Il s’était toujours refusé àprendre du service sous la restauration.) Aprèsquatre ans de grade de maréchal de camp, ilavait été nommé lieutenant général, puis pairde France, et quelques mois plus tard, on luioffrait l’ambassade de Naples.

Le brillant et fougueux colonel de l’empireétait donc devenu un des hommes les plus ho-norables et les plus éminents de son temps.

Lorsque M. Charles Belcourt était entrédans le salon où se trouvaient la comtesse Ro-land et sa fille, celle-ci avait naïvement rougide plaisir à la vue de son fiancé ; mais en le-vant les yeux sur lui, elle fut si frappée de l’ex-pression de tristesse que révélait cette figureouverte et loyale, que, s’adressant à sa mèreavant que M. Belcourt eût prononcé un mot,elle s’écria avec anxiété : — Mon Dieu, ma-man, vois donc comme M. Charles a l’air cha-grin !

Les Enfants de l'amour 251/663

Page 252: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

La comtesse Roland, regardant plus attenti-vement le jeune homme, fit la même remarqueque sa fille, tandis que M. Belcourt disait :— Je ne m’excuserai pas, madame, de n’avoirpu cacher l’expression d’une vive contrariété ;cette contrariété, vous la comprendrez, ma-dame, ainsi que mademoiselle Hélène, lorsquevous en connaîtrez la cause…

— Hélène, mon enfant ! – dit la comtesse àsa fille d’un ton de tendre reproche, – qu’as-tu à trembler ainsi ? M. Charles nous a parléd’une contrariété ; il n’y a pas là de quoi s’alar-mer.

— Il s’agit d’une contrariété, rien de plus,mademoiselle Hélène… – dit vivement le jeunehomme ; – de grâce, rassurez-vous ; sinon…pour la première fois de ma vie, je regretteraisde n’avoir pas su dissimuler ce que j’éprouvais.

— Pardon, maman, – reprit Hélène d’unevoix touchante en essayant de sourire ; – par-don, monsieur Charles… je ne suis pas raison-

Les Enfants de l'amour 252/663

Page 253: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

nable, c’est vrai… mais ce premier mouvementde crainte a été involontaire.

— Je vais, mademoiselle Hélène, expliqueren deux mots à madame votre mère la causede ma contrariété, vous reconnaîtrez alorsvous-même qu’il ne s’agit, grâce à Dieu, de riende grave.

Charles allait parler, lorsque le général Ro-land entra dans le salon ; il revenait des Tuile-ries, et portait l’uniforme de lieutenant généralet le grand cordon rouge en sautoir.

Les traits de l’ancien colonel de l’empires’étaient empreints d’une douce gravité ; sescheveux gris, un peu éclaircis sur les tempes,découvraient en partie son noble front ; sesmoustaches, encore noires comme ses sour-cils, donnaient toujours à sa figure un carac-tère martial ; sa taille s’était conservée aussisvelte, aussi élégante que dans sa jeunesse.

À son arrivée dans le salon, le général jetasur un sopha son chapeau et son épée ; puis,

Les Enfants de l'amour 253/663

Page 254: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

le visage épanoui, radieux, il s’avança vers safemme et sa fille, en disant paternellement aujeune officier : — Bonjour, Charles !

Mais, de même qu’Hélène, rendue plusclairvoyante par l’instinct de l’amour, avait lusur les traits de son fiancé une vive contrariété,l’instinct paternel du général Roland découvritaussitôt une cruelle anxiété sur les traits desa fille, lorsqu’elle se leva pour lui donner sonfront à baiser.

Alors cet homme d’une bravoure héroïque,devenant presque aussi tremblant qu’Hélènel’avait été auparavant, lui prit vivement lesmains, la contempla pendant une seconde avecautant de surprise que d’angoisse, puis s’écria :— Hélène… tu as quelque chose… Est-ce unchagrin ? souffres-tu ?

Puis, tenant toujours les mains de sa filleentre les siennes, et se tournant tour à tourvers sa femme et le jeune homme, il ajoutad’un air presque suppliant : — Amélie !

Les Enfants de l'amour 254/663

Page 255: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Charles ! que s’est-il passé ?… qu’y a-t-il ? ré-pondez… mon Dieu ! répondez-moi donc ! Ah !c’est une faiblesse absurde, mais j’ai peur !

— En vérité, mon ami, – reprit affectueuse-ment la comtesse, – vous me forcez de dire quele père n’est pas plus raisonnable que sa fille.Je vais être obligée de vous gronder, commetout à l’heure j’ai grondé notre chère Hélène.

— Gronder Hélène ! – dit le général à safemme, – et pourquoi, amie ?

— Parce qu’il y a un instant, elle s’est alar-mée à tort de quelques paroles de M. Charles.Ces alarmes, il allait les calmer lorsque vousêtes entré, mon ami.

— Je suis le seul coupable, mon général,– se hâta de dire le jeune homme, prévenantainsi une question du père d’Hélène, qui s’étaitvivement retourné vers lui. – Ce matin, j’ai ap-pris par une lettre de Bordeaux que ma pré-sence est indispensable pour la légalisationd’un acte que votre notaire, mon général, pen-

Les Enfants de l'amour 255/663

Page 256: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sait obtenir par procuration, afin de ne pasretarder la signature de notre contrat de ma-riage ; ce voyage ne doit durer que bien peude jours, il est vrai ; cependant j’en ai ressentiune vive contrariété. Il est toujours si péniblede quitter, même pour peu de temps, le lieu oùnous laissons toutes nos affections ! Mademoi-selle Hélène, sans connaître la cause de monchagrin, trop lisible sur mes traits, s’est alar-mée. J’allais la rassurer lorsque vous êtes en-tré, mon général.

En apprenant que son fiancé allait s’éloi-gner d’elle pour quelques jours, Hélène, tout ense reprochant sa déraison, sa faiblesse, ne putretenir ses larmes, qu’elle tâcha, mais en vain,de dérober à la vue de son père et de sa mère.

— Des larmes ! – s’écria le général Rolandpresque éperdu de douleur, – des larmes !…mais c’est la première fois que je te vois pleu-rer, mon enfant bien-aimée !… Je t’en supplie,ne te chagrine pas… ta santé est si délicate…songes-y donc… si tu allais tomber malade…

Les Enfants de l'amour 256/663

Page 257: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Non, je ne sais pas ce que je dis… tu ne peuxpas tomber malade, c’est impossible… maisenfin ces larmes, cette pauvre figure navrée…tout cela me bouleverse et rompt mes idées !

Puis le général Roland, portant ses mains àses yeux humides, s’écria : — Mon Dieu ! quefaire pour la consoler ! ces larmes me rendentfou !

Et s’adressant au jeune homme : — Com-ment, aussi, Charles, connaissant l’excessivesensibilité d’Hélène, n’avez-vous pas su dissi-muler votre contrariété ?

— Hélas ! mon général, il m’aurait toujoursfallu prévenir, tôt ou tard, mademoiselle Hé-lène de mon départ.

— C’est vrai, mon ami, – reprit le général, –et cependant il est douloureux pour moi devoir ma fille s’affecter ainsi !

— Ma chère Hélène, – reprit tendrement lacomtesse, – réfléchis donc un peu : quelquesjours d’absence, c’est si vite passé !

Les Enfants de l'amour 257/663

Page 258: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Tu as raison, maman, – dit la jeune filleen essuyant ses pleurs ; – j’ai tort de m’affligerainsi de cette absence, mais…

— Que parles-tu de tort ? pauvre chère en-fant, – s’écria le général ; – est-ce qu’on a ja-mais tort quand on souffre ? tous les raisonne-ments du monde ne prouvent rien contre deslarmes. Eh !… mais, que je suis fou ! – s’écria lecomte en se frappant le front, – calme-toi, ras-sure-toi ! en vérité, je ne sais pas vraiment oùj’avais la tête ! le départ de Charles te désole ?sèche tes larmes, mon Hélène, Charles ne par-tira pas.

— Mais, mon général, – reprit le jeune offi-cier, – cet acte…

— Eh ! mon Dieu, mon ami, on s’en passera,de cet acte ! Je sais ce dont il s’agit… ce sontde ces exigences, de ces scrupules de notaire,que je sacrifierai dix millions de fois à unelarme de ma fille.

Les Enfants de l'amour 258/663

Page 259: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Quoi ! mon père… il serait vrai ? – ditHélène, dont le charmant visage s’illuminasoudain de joie et d’espérance, – M. Charles nepartira pas ?

— Non ! non ! cent fois non ! – dit le gé-néral, radieux de voir la tristesse disparaîtrecomme par enchantement du front de la jeunefille, et la couvant des yeux avec idolâtrie ; –non, Charles ne partira pas… non, mon en-fant ; la signature du contrat aura toujours lieujeudi, le jour de ma fête, ainsi qu’il était conve-nu… Eh bien ! ce père, est-on contente delui ?… l’embrasse-t-on, au moins ? il le mérite ;il est si heureux de sécher les larmes de son en-fant !

Hélène, dans un élan de bonheur indicible,se jeta au cou du général, qui la serra dans sesbras avec amour, avec passion, en disant d’unevoix profondément émue : — Après le bonheurde te voir heureuse, le plus grand bonheur pourmoi sera toujours de t’épargner un chagrin.

Les Enfants de l'amour 259/663

Page 260: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ah ! mon général, – reprit Charles Bel-court, – croyez-le, ces larmes, dont j’ai été in-volontairement cause, seront les seules… oh !les seules que versera jamais mademoiselleHélène…

— Si je n’avais pas été certain de cela,Charles, est-ce que je vous aurais donné monenfant ? – dit le comte.

— Madame, – reprit le jeune homme ens’adressant à la comtesse, – j’ose vous l’avouer,maintenant qu’elles sont séchées, les larmesde mademoiselle Hélène, à l’annonce de cettecourte absence…

— Mon Hélène, entends-tu ce méchant gar-çon ! – dit le général en souriant et interrom-pant le jeune homme avec un accent d’amicalreproche. – Il va peut-être avoir l’atrocité dedire que tes larmes ont flatté son amour !

— Non, mon général, mais elles l’ont ho-noré, consacré, – reprit Charles Belcourt d’unevoix touchante et pour ainsi dire vibrante de

Les Enfants de l'amour 260/663

Page 261: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

passion contenue. – Ah ! je le sens, des larmessi précieuses prouvent à celui qui les fait coulerque sa présence est chère. Aussi regrette-t-il den’avoir que son adoration éternelle, que sa vieentière à offrir comme garants de sa reconnais-sance et de la sainteté de ses serments.

— Oh ! à présent, que je suis contented’avoir pleuré ! – dit naïvement Hélène en en-tendant ces paroles de son fiancé.

— Si tu es contente d’avoir pleuré, je n’aiplus rien à dire, – reprit le comte avec son inef-fable bonté ; – mais, je t’en supplie, mon Hé-lène, ne prends pas cette habitude… c’est bonune fois, en passant, pour savoir ce que c’estque les larmes ; maintenant tu le sais… l’ex-périence est, vois-tu, suffisante… oh ! plus quesuffisante pour nous tous… Ainsi donc, il estentendu, mon cher Charles, que l’on se passerade l’acte en question ; vous me ferez le plaisird’en prévenir mon notaire aujourd’hui, afin quecela ne retarde en rien la rédaction du contrat,dont la signature reste toujours fixée à jeudi.

Les Enfants de l'amour 261/663

Page 262: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Maintenant, mes enfants, autre chose… – Ets’adressant à sa femme : — Ma bonne Amélie,l’affaire de l’ambassade est conclue, ma nomi-nation paraîtra dans les journaux de ce soir.

— Vois-tu, maman ? – dit Hélène à sa mèred’un air triomphant, – j’étais bien certaine,moi, qu’il n’en pouvait être autrement… monjuste orgueil ne m’a pas trompée.

— Qu’entend-elle par là, cette chère en-fant ? – demanda le général à la comtesse.

Celle-ci répondit : — Je te dirai cela, monami : c’est une folie d’Hélène.

— Une folie ? tant mieux ! – reprit le gé-néral. – Oh !… des folies ! tant qu’elle voudra,n’est-ce pas, Charles ? mais jamais de larmes…parce que des larmes… ne pensons plus à ce-la ; elles sont séchées, Dieu merci ! Revenonsdonc à mes projets ; quand je me permets dedire mes projets, – ajouta-t-il en souriant à safemme et à sa fille, – il est sous-entendu : saufvotre approbation, madame la comtesse… sauf

Les Enfants de l'amour 262/663

Page 263: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

votre approbation, mademoiselle Hélène.Quant à vous, mon cher Charles, vous n’aveznécessairement pas plus de volonté que moi,vous devez être un tyran… de mon espèce…

— Je n’ai pas d’autre pensée, mon général,– dit gaiement le jeune homme, – votreexemple est trop bon à suivre pour que je nel’imite pas.

— Nous disons donc : le contrat signé jeudi,jour de ma fête ! – reprit le général ; – et jamaiselle n’aura été plus glorieusement fêtée… Nousprofiterons de cette réunion pour donner unegrande soirée d’adieux… À minuit la signa-ture ; dimanche matin le mariage à notre cha-pelle de la chambre des pairs. Aussitôt après,nous montons tous quatre dans notre berlinede voyage, et en route pour l’Italie ! Est-ce en-tendu ? Y a-t-il quelque objection, madame lacomtesse, mademoiselle Hélène ?

Les Enfants de l'amour 263/663

Page 264: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Pas la moindre objection, mon ami, – ditla comtesse ; – tout ceci me semble arrangé àmerveille… Qu’en penses-tu, Hélène ?

La jeune fille, pour toute réponse, embrassade nouveau son père, autant pour lui exprimersa joie que pour lui cacher sa rougeur.

— Vous voyez, mon cher Charles, que la ty-rannie a du bon, – dit le général en souriant.

Et embrassant sa fille, il ajouta : — Voilàce que c’est que d’imposer despotiquement sesvolontés… d’être, comme on dit, le maître ab-solu dans son ménage.

Un valet de chambre, ouvrant de nouveaula porte du salon, annonça : — Monsieur lemajor Maurice !

Les Enfants de l'amour 264/663

Page 265: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XVI

Le major Maurice portait aussi sur sa figureles traces de l’âge. Ses cheveux et ses mous-taches avaient presque blanchi ; ses traitsétaient, comme autrefois, empreints d’une mé-lancolie douce et grave.

À la vue du major, Hélène, toute joyeuse,s’écria : — Quel bonheur ! voilà mon parrain.

Et elle l’embrassa avec une tendresse filiale,tandis que la comtesse disait affectueusementau major : — Quelle bonne fortune pour nousde vous voir aujourd’hui, monsieur Maurice !Nous ne comptions pas sur ce plaisir ; vousquittez si rarement votre solitude de Ville-d’Avray, ou plutôt vous ne la quittez que pournous… deux fois par semaine.

— Quelques affaires imprévues m’ont ap-pelé à Paris, madame… j’ai profité de cetteoccasion pour avoir l’honneur de vous voir,

Les Enfants de l'amour 265/663

Page 266: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

embrasser ma chère filleule et serrer la maind’Adalbert.

Et ce disant, le major tendit la main à sonami, qui la serra cordialement, tandis queCharles Belcourt s’inclinait avec déférence de-vant le major.

— Nous sommes dans un jour de bonheur,– dit Hélène ; – pour le compléter, mon parrainnous manquait ; il arrive juste à point. Il n’enfait jamais d’autres ; c’est son caractère.

— Puis-je savoir, ma chère filleule, – repritle major en souriant, – quel est ce bonheur queje viens compléter, comme vous dites ?

— D’abord, mon bon parrain, mon père estnommé à l’ambassade de Naples.

— Cela ne me surprend guère ; mais enfin,– ajouta le major en souriant et s’inclinant de-vant le général Roland, – salut à monsieurl’ambassadeur !

Les Enfants de l'amour 266/663

Page 267: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ensuite, – reprit la jeune fille en rougis-sant, – il a été arrêté que notre contrat se si-gnait jeudi, jour de la fête de mon père.

— Oh ! oh ! chère filleule, je comprendsmaintenant que le jour où l’on fixe la signatured’un contrat est le plus beau des jours ; et jepartage votre contentement, chère Hélène, –ajouta le major en se tournant du côté deCharles Belcourt, – car votre famille et vous nepouviez faire un meilleur choix.

— Je suis doublement heureux de votrebienveillance, monsieur le major, – répondit lejeune homme d’un ton pénétré ; ce sera, j’osel’espérer, une nouvelle garantie aux yeux demademoiselle Hélène et de sa famille, qui a envous, monsieur le major, une confiance si mé-ritée.

— Enfin, mon bon parrain, – reprit Hélène,notre mariage est fixé à dimanche ; nous par-tons aussitôt après la messe pour l’Italie, etvous êtes du voyage.

Les Enfants de l'amour 267/663

Page 268: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Hélène ! – s’écria le comte, – viensm’embrasser dix fois, cent fois pour cettebonne idée.

— Hélène n’est que l’interprète de ce quenous désirons tous, monsieur Maurice, – repritla comtesse, non moins enchantée que son ma-ri de la possibilité d’avoir le major pour compa-gnon de voyage. – C’est entendu, n’est-ce pas ?Vous venez avec nous en Italie ?

— Je voudrais bien voir qu’il osât refuserquelque chose à sa filleule ! – reprit le géné-ral. – Victoire, mes amis ! Il ne répond rien…C’est bon signe ; il réfléchit… il accepte.

— Oh ! merci, merci, mon parrain ! – s’écriala jeune fille en prenant les deux mains du ma-jor Maurice. – Moi, je lis dans vos yeux quevous consentez.

En effet, le major, pendant qu’Hélène luiprenait les mains, la contemplait en silenceavec une expression d’intérêt indéfinissable ;un moment même, une expression de vague

Les Enfants de l'amour 268/663

Page 269: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tristesse assombrit ses traits, mais ce nuagepassa vite sur le front du major, et il dit à safilleule : — Ce que vous pouvez lire sûrementdans mes yeux, chère Hélène, c’est que je vousaime aussi tendrement que si vous étiez mafille…

— Et c’est justement pour cela, mon par-rain, que vous viendrez avec nous ; on ne re-fuse rien à celle qu’on aime comme sa fille.

— Eh bien ! oui, je vous le promets, – repritle major, – je vous accompagnerai, si…

— J’en étais sûre ! – s’écria la jeune fille eninterrompant le major et frappant dans sesmains. – Maman, mon père, monsieurCharles… vous l’entendez, mon parrain vien-dra ?

— Ma pauvre enfant, – reprit le major, –vous ne m’avez pas laissé achever ; je vousdisais : — Oui, je vous promets d’être duvoyage… si… car il y avait un malheureux sique vous n’avez pas entendu.

Les Enfants de l'amour 269/663

Page 270: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Hélène, – dit gaiement le général Ro-land, – pas de conditions… Exige… sois impi-toyable… il cédera.

— Sérieusement, mon enfant, – reprit lemajor, – je vous promets d’être du voyage,dans le cas où les affaires importantes quim’amènent aujourd’hui à Paris seraient termi-nées cette semaine ; sinon, il me faudra renon-cer au plaisir de vous accompagner.

— Je vous crois, mon parrain, – reprit lajeune fille avec un soupir de regret ; – vousparlez sérieusement, je ne me permettrai pasd’insister. J’attendrai donc ; seulement, je vousen préviens, je désirerai, j’espérerai de toutesmes forces…

— Je connais mon vieux Maurice, – repritle général, qui depuis quelques instants regar-dait son ami avec une sorte d’inquiétude. – S’ilpeut être des nôtres, il viendra… sinon, il seraaussi privé que nous ; mais j’y songe, mon cherCharles, ajouta-t-il en s’adressant au jeune

Les Enfants de l'amour 270/663

Page 271: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

homme, – et ce notaire ? il faut le voir au-jourd’hui, et le plus tôt possible, pour lui direque nous nous passerons de cet acte.

— J’y vais à l’instant, mon général.

— Mon ami, – dit la comtesse en se le-vant, – je vous laisse avec M. Maurice ; notredépart étant arrêté, j’ai d’assez nombreusesemplettes à faire ; je vais sortir en voiture avecHélène…

Et tendant cordialement sa main au major :— À tantôt, n’est-ce pas, monsieur Maurice ?vous dînez avec nous ?

— Je ne pourrai avoir ce plaisir, madame…je ne serai probablement libre que fort tard…

— Enfin, si vous êtes libre, je vous en prie,ne nous oubliez pas, monsieur Maurice.

— Adieu, mon parrain, – dit Hélène au ma-jor en lui tendant son front, – ou plutôt à re-voir… à tantôt… je l’espère…

Les Enfants de l'amour 271/663

Page 272: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Adieu, chère Hélène, – répondit le majoren suivant d’un regard mélancolique la jeunefille, qui sortit avec sa mère et son fiancé.

À peine le comte fut-il seul avec son amique, revenant vivement sur lui, il lui dit :— Maurice… je n’ai voulu te faire aucune ques-tion devant ma femme et ma fille, de peurde les inquiéter sur toi ; mais ces affaires im-prévues qui t’amènent à Paris sont doncgraves ?… Tu as l’air préoccupé… Puis toi…des affaires ?… quelles affaires ?… Tu jouis deta solde de retraite, tu ne vis qu’avec tes livres,tu ne quittes ta maisonnette de Ville-d’Avrayque deux fois par semaine, pour venir dîneravec nous… Quelles affaires importantespeux-tu avoir ? Ne puis-je t’être bon à quelquechose pour les mener à bonne fin ?

— Malheureusement non.

— Qui sait ? j’ai du crédit, mes amis en ont ;voyons, Maurice, ces affaires ! quelles sont-elles ?

Les Enfants de l'amour 272/663

Page 273: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Adalbert… je ne puis te le dire.

— Toi… des secrets pour moi ! – s’écria legénéral avec surprise et chagrin, – toi… ah ! tune m’avais pas habitué à tant de réserve.

— Mon ami, ne m’accuse pas, il est des se-crets qui ne sont pas les nôtres.

— Il ne s’agit donc pas de toi ?

— Si… Mais pas seulement de moi.

— Mais, en ce qui t’intéresse personnelle-ment, mon bon Maurice, je pourrais peut-êtrete servir ?

— Mon ami, n’insiste pas ; toute confidencem’est interdite.

— Ah ! c’est jouer de malheur ! – dit le gé-néral Roland d’un air peiné ; – toujours te de-voir, et jamais ne pouvoir m’acquitter !

— Adalbert, tu te calomnies. La reconnais-sance ne te pèserait pas si tu me devais de lareconnaissance… et tu ne m’en dois pas.

Les Enfants de l'amour 273/663

Page 274: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Et n’est-ce donc pas à toi, à ton influenceincessante que j’ai dû, il y a vingt ans passés,ce que je pourrais appeler ma conversion ?N’est-ce pas toi qui, par tes conseils, m’as faitrenoncer aux folies de ma jeunesse… pourvivre de cette vie de famille… où depuis tantd’années je trouve des joies célestes !

— Mon ami… sans les tristes événementsqui ont amené ta conversion… ma voix eût étéimpuissante.

— Mais cette voix austère, inexorablecomme celle de l’amitié, m’a pour ainsi diretraduit les enseignements, la moralité de cesévénements.

— Ce pénible passé est déjà loin de nous,– dit le major avec une expression decontrainte et d’hésitation ; – à quoi bon en par-ler ?

— Maurice, je te le jure, ce passé est pourmoi un sujet de réflexions salutaires ; sais-tu ceque j’éprouve lorsque je me dis : Ce bonheur

Les Enfants de l'amour 274/663

Page 275: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

domestique dont je jouis avec une délicieusesécurité auprès d’une femme adorée, que defois, dans ma jeunesse, je l’ai indignementtroublé chez autrui ! Quelle terrible punition…si à mon tour j’avais été trompé par mafemme !

— Oui, tu dois remercier la Providence det’avoir épargné une pareille épreuve !

— Et je la bénis, Maurice, cette Providencequ’autrefois je raillais, je la bénis à mainsjointes lorsque voyant ma fille… ma fille, cetange de candeur et de beauté ! ma fille !… lavie de ma vie, car il n’y a pas, vois-tu, un bat-tement de son cœur qui n’ait de l’écho dansle mien… Aussi, lorsque, la voyant si pure, siheureuse entre sa mère et moi, je me dis : Dansma jeunesse, et sans remords peut-être, j’au-rais flétri cette fleur d’innocence !… Quelle ter-rible punition, si à mon tour j’avais vu mon en-fant déshonorée ! oh ! alors, Maurice, en son-geant à cela… que j’aurais pu être frappé… jus-tement frappé dans ma femme, dans ma fille,

Les Enfants de l'amour 275/663

Page 276: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

mon sang bouillonne, j’ai comme un vertiged’épouvante et de remords, je comprends, jesens tout le mal que j’ai fait autrefois… Cespères, ces maris trompés, que je raillais jadisavec une barbarie cynique, j’ai conscience desdouleurs atroces qu’ils ont dû souffrir… carmaintenant, moi aussi je suis époux, je suispère !… Et ne crois pas, mon ami, que ce sé-vère retour sur moi-même soit stérile, qu’il seborne à d’impuissants regrets. Non, non, et sije n’ai pu malheureusement réparer les mauxque j’ai causés, j’ai du moins, tu le sais, toi !…j’ai depuis vingt ans voué toutes les forces demon âme, toute la puissance de mon cœur, aurigoureux accomplissement de mes devoirs, aubonheur d’Amélie et de ma fille : marié jeuneencore, j’ai su, malgré mainte occasion de latrahir, respecter la fidélité du lien conjugal ;une seule fois, je te l’ai avoué à toi, pour qui jen’ai pas de secrets, une seule fois, quoique mû-ri par l’âge, j’ai cependant failli manquer à marésolution d’honnête homme…

Les Enfants de l'amour 276/663

Page 277: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oui, il y a deux ans. Cette baronne deMontglas, vertu plus que douteuse, – dit le ma-jor, qui écoutait son ami avec un intérêt mêléd’anxiété, qu’il s’efforça de dissimuler ; – uneaventurière…

— Heureusement ma raison s’est réveillée àtes austères paroles ; le double lien qui m’at-tache à ma femme et à ma fille est resté pur.Depuis vingt ans, enfin, sauf les inquiétudesque m’a données parfois la frêle santé de cesdeux anges de ma vie, eux et moi nous avonsjoui d’une félicité ineffable, et cela, Maurice, jele répète, grâce aux conseils, aux encourage-ments de ton amitié, à son tutélaire appui dansmes moments d’hésitation ou de faiblesse ; ettu ne veux pas que je disse avec regret : tedevoir toujours, ne m’acquitter jamais ? tu neveux pas que, te voyant aujourd’hui préoccu-pé, soucieux, il me soit pénible de rester là, im-puissant, inutile, lorsque tu souffres ? L’affec-tion est pénétrante, Maurice… J’en suis sûr, tuas un chagrin et tu ne me le dis pas.

Les Enfants de l'amour 277/663

Page 278: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Adalbert, – reprit le major ému, – queparles-tu de reconnaissance, de t’acquitter en-vers moi ? Eh ! n’ai-je pas été payé mille foisau-delà de ce que je mérite, en assistantchaque jour à cette transformation de ton ca-ractère, de tes goûts ? transformation qui mesemblerait à moi-même impossible, si, ou-bliant les transitions qui l’ont graduellementamenée, je comparais ton langage, tes senti-ments, à ce qu’ils étaient il y a vingt ans…

— Maurice, tu ne me réponds pas ; il nes’agit pas de moi, mais de toi. Tu as un chagrin,et je l’ignore.

— Lorsque je compare, – continua Mauricesans paraître avoir entendu l’interruption deson ami et suivant l’inspiration d’une penséesecrète, – lorsque je compare ta tendresse pas-sionnée pour ta femme et pour ta fille, à lacruelle insouciance avec laquelle tu traitais tesmaîtresses ; – quand je songe enfin à ton indif-férence pour ces malheureux enfants de l’amour

Les Enfants de l'amour 278/663

Page 279: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

qui cependant étaient tes enfants comme tafille !

Et il attacha un regard pénétrant, inquietsur le général, craignant que celui-ci, au lieude continuer l’entretien sur le terrain que lui,Maurice, choisissait à dessein, ne se laissât pasdétourner de son désir de connaître la cause dela préoccupation du major.

XVII

Le général Roland, frappé de la singulièrecontradiction de sentiments à laquelle le majorMaurice venait à dessein de faire allusion, ou-blia un instant les sollicitudes de son amitié etreprit d’un air pensif :

— Bien des fois je me suis demandé lacause de ce contraste dont, autant que toi, monami, je suis étonné. Cela est étrange ! j’ai eu

Les Enfants de l'amour 279/663

Page 280: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

des maîtresses encore plus séduisantes et plusdésirables que ma femme. Plus d’une d’elles,irréprochable jusqu’au moment de sa faute,m’a sacrifié son honneur, son repos, et pouraucune d’elles je n’ai ressenti cette tendressemêlée de vénération et de sécurité que j’ai tou-jours eue pour la mère de ma fille. Je mecroyais le cœur flétri, usé par tant de liaisonsde plaisir, et j’ai retrouvé, pour aimer Amélie,des trésors inconnus d’affection, de dévoue-ment et de sensibilité. Que te dirai-je, enfin,Maurice ? le sort de ces enfants dont tu parlesm’inspirait sans doute de la compassion ; jesentais de mon devoir d’assurer l’existence deceux qui pouvaient craindre la misère ; maiscomparer cette compassion presque obligée àmon idolâtrie pour Hélène ?… Tiens, Maurice,je te l’ai dit cent fois en pleurant comme un en-fant lors des alarmes exagérées, absurdes, fo-lies, je l’avoue, dont j’ai été parfois possédé àla moindre indisposition de ma fille ; je te l’aidit, Maurice, si je la perdais, je ne lui survivrais

Les Enfants de l'amour 280/663

Page 281: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

pas, non plus qu’à sa mère. Ma vie est là, vois-tu, elle est là tout entière !

— Heureusement, il est à espérer que cesenfants n’auront jamais eu besoin de ton appui,– reprit le major en affectant une sorte d’indif-férence bien éloignée de sa pensée. – Tu n’aseu aucune nouvelle de la fille de Paula, dispa-rue avec sa mère il y a plus de vingt ans ?

— Non, aucune, tu le sais. – Pourquoi cettequestion ?

— Ce n’est pas une question, – se hâta dedire le major, dans la crainte de trahir le fondde sa pensée ; – c’est un fait que je constate.Il en est de même de madame Delmare, partiepour la province peu de jours ensuite de ceduel… dont tu as si longtemps conservé unfuneste souvenir. Elle est morte trois ans, jecrois, après cette époque, laissant sans douteson fils… ton fils… héritier de biens considé-rables. Tu n’as jamais entendu parler de lui ; sa

Les Enfants de l'amour 281/663

Page 282: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

position de fortune te doit du moins rassurersur son sort.

— Si j’avais pu retrouver ses traces, j’auraisassuré son avenir, le suppliant de renoncer àdes biens qui ne lui appartenaient pas.

— Cette pensée était louable ; tu n’as pul’exécuter, dans l’ignorance où tu es resté jus-qu’à aujourd’hui, – et le major appuya sur cemot, – au sujet de l’existence de ce fils.

— Oui, à mon grand regret, – reprit le géné-ral d’un air pensif. – Mais puisque nous parlonsde ce passé, Maurice, s’il faut te le dire, monseul remords pour ainsi dire vivant, car lorsqueje la rencontre, elle me rappelle douloureuse-ment un de mes égarements d’autrefois, c’estmadame de Bourgueil.

— Je le comprends ; celle-là est double-ment à plaindre, – reprit le major. – La fatalitéa voulu que les suites de sa faute d’un jour…

— N’achève pas, Maurice. J’ai le cœur na-vré quand je pense à la malheureuse fille de

Les Enfants de l'amour 282/663

Page 283: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

madame de Bourgueil. Son mari doit l’abhor-rer, cette pauvre enfant, conçue dans leslarmes et le désespoir. Cependant, il y a là unmystère qui me confond. Plusieurs fois j’ai vucette jeune personne dans le monde ; elle estbelle comme était sa mère ; elle semble riante,heureuse… Comment Bourgueil, si froidementméchant, et sachant la naissance illégitime desa fille, ne s’est-il pas vengé sur elle, d’autantplus que…

Mais s’interrompant, le général reprit :— T’ai-je dit que ces jours-ci madame de Bour-gueil était venue rendre visite à ma femme ?

— Elle !… – s’écria le major en tâchant dedissimuler l’inquiétude que lui causait cette ré-vélation. – Madame de Bourgueil chez tafemme ! Et sous quel prétexte ?

— Depuis peu de temps elle fait partie del’œuvre des prisons, dont elle est patronnesseainsi qu’Amélie. Celle-ci, trouvant madame deBourgueil d’un esprit solide et distingué, d’une

Les Enfants de l'amour 283/663

Page 284: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

rare bonté de cœur et d’une mélancolie pro-fonde, a ressenti pour elle une extrême sympa-thie, et m’a fait part de son désir de se lier avecelle.

— Mon ami, – reprit le major vivementfrappé de cette circonstance, – ce rapproche-ment de madame de Bourgueil et de ta femmeme semble étrange. Sans doute ta femmeignore le passé, puisque M. de Bourgueil, m’as-tu dit, n’a fait aucun éclat, et que bien desannées se sont écoulées depuis cette funesteaventure…

— Comme à toi, Maurice, ce rapproche-ment entre Amélie et madame de Bourgueilm’a paru fâcheux. J’ai heureusement trouvé unprétexte plausible pour détourner ma femmede cette nouvelle liaison. « Notre départ estprochain, lui ai-je dit ; tu te prépares des re-grets en nouant des relations qui doivent êtrebientôt rompues. »

Les Enfants de l'amour 284/663

Page 285: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Il n’est pas moins inexplicable pour moique madame de Bourgueil, dont le caractèreest si honorable, n’ait pas plutôt évité que re-cherché l’occasion de se rapprocher de tafemme.

— Peut-être madame de Bourgueil aura-t-elle été forcée d’obéir aux volontés de son ma-ri. Quel est le but de celui-ci ? Je l’ignore, maisil doit avoir quelque arrière-pensée, car depuisnotre retour d’Italie, j’ai remarqué la présencede Bour-gueil, de sa femme et de sa fille, dansplusieurs salons où nous allons habituelle-ment, et où je ne l’avais jusqu’alors jamais ren-contré… C’est ainsi que j’ai plusieurs fois vu safille.

— Et madame de Bourgueil… quelle étaitson attitude dans le monde ?

— Elle souffrait visiblement de se trouveravec sa fille en face de ma femme et d’Hélène.

— Et M. de Bourgueil ?

Les Enfants de l'amour 285/663

Page 286: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Toujours le même… sardonique et froid ;il n’avait pas l’air de me connaître, semblaitrempli d’égards, d’affection pour sa femme etpour sa fille… Mais cet homme est si faux, sivindicatif… que la vie de sa femme doit êtreune longue torture.

— C’est à craindre. Quant à son arrière-pensée, en forçant peut-être sa femme à se rap-procher de la tienne afin de les faire ainsi serencontrer, son but me semble évident : c’estde mettre souvent madame de Bourgueil face àface avec toi, et ainsi de réveiller sans cesse enelle de poignants remords.

— Tu es plus clairvoyant que moi ; cettevengeance seule doit être atroce.

— Dieu merci, ton départ est prochain, ettu ne serviras plus ainsi malgré toi les ressenti-ments de M. de Bourgueil.

— Allons, mon ami, ne sois pas ainsi sou-cieux, – reprit affectueusement le major. Ce quiarrive est une des tristes conséquences du pas-

Les Enfants de l'amour 286/663

Page 287: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sé ; ce passé, tu l’as expié autant qu’il était entoi, tu peux du moins te dire que par ta ten-dresse, par la droiture de ta vie depuis ton ma-riage, deux créatures de Dieu, ta femme et tafille, n’ont connu que joie et bonheur en cemonde ; cela doit adoucir les regrets que tecausent deux maux irréparables ; mais pardon,mon ami, j’oublie l’heure, et elle me presse…

— Maurice, – dit vivement le général Ro-land, tiré de ses préoccupations par l’annoncedu départ du major, – c’est mal, ce que tu asfait ; tu as su, en me parlant de moi, éloignerl’entretien de ce qui t’intéressait ; me quitteras-tu donc sans me confier le secret de tes inquié-tudes ?

— Si tu savais ce qu’il m’en coûte de te ca-cher quelque chose ! – dit le major en parais-sant céder malgré lui à l’amicale obsession ducomte Roland ; – voyons, demain ou après…je pourrai peut-être te faire cette confidence ;mais pas avant. Maintenant, écoute-moi. Je neretournerai pas à Ville-d’Avray ce soir. Mon

Les Enfants de l'amour 287/663

Page 288: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

séjour à Paris peut se prolonger. As-tu unechambre à me donner ?

— Allons, tu nous restes ; c’est du moinsune compensation. Tu occuperas l’apparte-ment où logeait mon premier aide de camp.

— Et surtout ne t’inquiète pas de moi si jene rentrais que fort tard, ou si même je ne ren-trais pas cette nuit.

— Maurice !… et tu veux que je ne sois pasalarmé !

— Écoute, mon ami ; j’avais deux partis àprendre : venir à Paris et m’occuper à ton insude ce qui m’amène ici, ou faire ce que j’ai fait,te demander à loger chez toi, et me bornerà une demi-confidence. Ce dernier parti avaitl’inconvénient de t’inquiéter. Je l’avais prévu ;mais aussi excuse mon égoïsme : j’étais ainsiprès de toi ; et je te le répète, si aujourd’hui uneréserve absolue m’est imposée, demain je puisavoir recours à ta vieille amitié. Es-tu content ?

Les Enfants de l'amour 288/663

Page 289: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Il faut se contenter comme l’on peut.Ainsi tu ne me laisses qu’une espérance ?

— Adalbert, tu es insatiable, – dit le majoren souriant.

— Allons, adieu et à revoir.

Et le major quitta le général Roland en sedisant :

— Grâce à Dieu, j’ai réussi à lui cacher mescraintes, à savoir de lui ce que je voulais sa-voir, à l’inquiéter sur moi au lieu de l’inquiétersur lui, et à demeurer dans cette maison sousun prétexte plausible.

……

Pendant que les scènes précédentes se pas-saient, Pietri s’était occupé des diverses com-missions que lui avait données la comtesse.

Nous le suivrons donc à Saint-Lazare,

À l’Estaminet de la Grosse-Pipe ;

Et chez madame de Bourgueil.

Les Enfants de l'amour 289/663

Page 290: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XVIII

Pietri, en arrivant à la prison de Saint-La-zare, demanda madame David, l’une des ins-pectrices.

On le fit entrer dans le parloir.

Peu de moments après, madame David pa-rut.

Le Corse lui remit les cinq louis destinés àla prisonnière protégée de la comtesse Roland,ainsi que la lettre de celle-ci.

L’inspectrice, après avoir lu ce billet, dit àl’intendant avec une affabilité extrême :

— D’après la lettre de madame la comtesse,je puis, monsieur, vous parler en touteconfiance de notre pauvre Louise Beaulieu ;elle est véritablement digne de compassion ;aussi ai-je bon espoir que, la protection de ma-dame la comtesse aidant, nous obtiendrons

Les Enfants de l'amour 290/663

Page 291: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sous peu de jours grâce pleine et entière pournotre prisonnière.

— D’après ce que madame la comtesse m’afait l’honneur de m’apprendre, – reprit Pietri, –cette pauvre infortunée a été victime d’un mo-ment d’égarement bien concevable après l’in-digne séduction dont elle a été victime.

— Sans doute elle a commis un acte trèscoupable ; mais si vous saviez, monsieur, com-bien son repentir est sincère ! Et puis, son ca-ractère est si doux, sa conduite si exemplaire,qu’il n’y a qu’une voix en sa faveur. Je vousprierai donc, monsieur, de dire à madame lacomtesse que, depuis que j’ai eu le plaisir de lavoir, sa protégée a encore, s’il est possible, ga-gné dans mon estime. Répétez bien ces mots àmadame la comtesse : dans mon estime, si sin-gulier que paraisse un tel sentiment, lorsqu’ils’agit d’une femme condamnée à une peine in-famante pour tentative de meurtre. Du reste, jeme suis occupée du mémoire à l’appui de la de-mande en grâce que madame la comtesse dé-

Les Enfants de l'amour 291/663

Page 292: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sire ; il est prêt, je n’ai plus qu’à le relire, et, sivous voulez m’attendre ici un quart d’heure, jevous le remettrai.

— Je suis, madame, à vos ordres. Me per-mettez-vous seulement une demande, indis-crète sans doute, impossible à réaliser peut-être ?

— Parlez, monsieur, et soyez certaind’avance de mon désir d’être agréable àl’homme de confiance de madame la comtesseRoland. Elle me parle de vous dans sa lettre ende tels termes, monsieur, que si ce que vousavez à me demander est faisable, c’est accordé.

— Madame, je suis un vieux, et j’ose le dire,un fidèle serviteur de la famille. Depuis bientôttrente ans, je n’ai pas quitté le général, j’ai vunaître sa fille, je suis dévoué à mes maîtresâme et corps ; je n’ai pas d’autre mérite. Quantà l’objet de ma demande, le voici : depuis biendes années, je suis le seul confident des bonnes

Les Enfants de l'amour 292/663

Page 293: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

œuvres de madame la comtesse, et Dieu sait sile nombre en est grand !…

— Oh ! je vous crois, monsieur : la charitéde madame la comtesse doit être inépuisable.

— J’ai donc connu toutes les personnes quemadame la comtesse a secourues ; c’est pourmoi un bonheur indicible que de les entendreexprimer leur vive reconnaissance pour ma vé-nérable et excellente maîtresse. Elle appellecela mes profits, et elle a raison, – ajouta leCorse avec un sourire de bonhomie tou-chante ; – car rien ne m’est doux comme d’en-tendre bénir celle que je respecte le plus aumonde. Or, jusqu’à présent je n’ai pas encorevu la nouvelle protégée de madame la com-tesse, et je…

— Et vous voudriez avoir aussi vos profitssur cette bonne œuvre, n’est-ce pas, mon-sieur ? – dit l’inspectrice en souriant. – Rien deplus naturel ; ce désir part d’un trop généreuxsentiment pour que je ne m’y rende pas.

Les Enfants de l'amour 293/663

Page 294: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ah ! madame, que de bonté !

— Pendant que je vais relire le mémoireque vous devez remettre de ma part à madamela comtesse, je ferai mander ici notre prison-nière… vous causerez avec elle, et je vous as-sure que cette fois vous serez enchanté de vosprofits, car jamais la reconnaissance d’une obli-gée pour sa bienfaitrice ne s’est exprimée entermes d’une plus touchante sincérité. Atten-dez donc un instant, monsieur. Louise Beaulieuva venir.

L’inspectrice sortit, et peu d’instants aprèsson départ, la prisonnière entra dans le parloiroù se trouvait Pietri.

Cette jeune femme paraissait avoir devingt-deux à vingt-quatre ans. Sa taille élé-gante et élevée était accomplie ; sa beautérare, et surtout remarquable par la douceur an-gélique et presque virginale de sa physiono-mie. Les brunes vierges de Murillo ne montrentpas de traits plus purs sous leurs bandeaux

Les Enfants de l'amour 294/663

Page 295: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

de cheveux noirs, et n’ont pas sur leurs lèvresvermeilles un sourire plus céleste. Aussi, envoyant cette séduisante créature au maintienrempli de modestie, de distinction et de grâce,à la voix suave et pénétrante, l’on se deman-dait comment elle avait pu concevoir seule-ment la pensée d’un crime, même atténué parles circonstances dans lesquelles il s’était com-mis.

Louise Beaulieu aborda Pietri avec un mé-lange d’embarras et de confusion, comme si, àl’aspect d’un étranger, la prisonnière sentait re-doubler sa honte.

Le Corse attacha sur la jeune femme un re-gard profond et curieux. Un sourire rapide etsardonique passa sur ses lèvres pâles, puis sestraits reprirent leur expression de bonhomie,rendue plus vénérable encore par ses longscheveux blancs.

— Ma pauvre enfant, – dit-il d’un air pa-terne à Louise, qui gardait timidement le si-

Les Enfants de l'amour 295/663

Page 296: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

lence, – madame l’inspectrice a dû vous ap-prendre que je venais ici de la part de madamela comtesse Roland.

— Oui, monsieur, – répondit la prisonnièreen se hasardant à peine à lever sur l’intendantson regard angélique.

— Allons, mon enfant, – reprit affectueuse-ment le Corse, – ne tremblez pas ainsi ; je se-rais chagrin de vous intimider… mettez-vous,de grâce, en confiance avec moi… Madame lacomtesse m’a dit l’intérêt qu’elle vous portait ;madame l’inspectrice justifie cet intérêt par lebien qu’elle pense de vous.

— Excusez-moi, monsieur, – répondit lajeune femme avec un sourire navrant, la pre-mière fois que je me trouve avec un étranger,je crains toujours qu’il ne voie en moi que laprisonnière… la criminelle…

— Rassurez-vous… madame la comtessem’a tout dit… je sais que vous êtes plus àplaindre qu’à blâmer…

Les Enfants de l'amour 296/663

Page 297: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ah ! du moins, au milieu de l’abaisse-ment où je suis tombée, il me reste une vertu…la reconnaissance. Tenez, monsieur… je n’aijamais connu le bonheur d’avoir une mère…mais si j’en juge d’après ce que je ressens pourmadame la comtesse, je dirais que je sais main-tenant ce que c’est que d’adorer, que de véné-rer une mère… si une infortunée comme moipouvait se permettre de donner ce nom à sabienfaitrice.

— Pourquoi pas, puisque vous avez pourelle les sentiments d’une fille ? Mais, dites-moi,pauvre enfant, vous avez dû beaucoup souf-frir… orpheline bien jeune probablement ?

— Jamais, monsieur, je n’ai connu ni monpère ni ma mère… Elle… – ajouta Louise enportant les mains à ses yeux humides delarmes, – elle… elle est morte de fatigue, demisère… de chagrin sans doute, dans un petitvillage qu’elle traversait, me portant, m’a-t-ondit, sur son dos. De braves paysans m’ont re-cueillie par charité… Quand j’ai été un peu

Les Enfants de l'amour 297/663

Page 298: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

plus grande, de bonnes sœurs, établies dans unpetit bourg voisin du village, m’ont fait venirauprès d’elles, m’ont donné le peu d’instruc-tion que je possède, m’ont appris la couture etm’ont surtout élevée dans des principes reli-gieux dont, pour mon malheur, je ne me suispas toujours assez souvenue.

— Et en sortant de chez ces bonnes sœurs,qu’êtes-vous devenue ?

— Une charitable dame, maîtresse d’unchâteau touchant au bourg, avait avec lessœurs de fréquentes relations pour des œuvresde bienfaisance, car elle était aussi compatis-sante que madame la comtesse.

— Allez, pauvre enfant, croyez-moi, lesbonnes gens sont moins rares qu’on ne lepense.

— Plus que personne je dois le savoir, mon-sieur ; j’ai eu le bonheur de rencontrer dans matriste vie la dame dont je vous parle et madamela comtesse ; mais celle-ci m’inspire une grati-

Les Enfants de l'amour 298/663

Page 299: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tude plus grande encore… N’est-ce pas à unepauvre femme perdue, criminelle, qu’elle a dai-gné tendre la main avec une pitié presque ma-ternelle ?

— Rien ne prouve mieux la délicatesse devotre cœur que cette distinction dans votre re-connaissance… Et cette dame dont nous par-lons, qu’a-t-elle fait pour vous ?

— Elle avait une fille de dix-sept ans ;c’était à peu près mon âge ; elle me proposad’être sa femme de chambre… me disant avecbonté que je serais presque traitée comme l’en-fant de la maison.

— Ainsi, vous avez accepté d’entrer en ser-vitude ?

— Hélas ! monsieur, élevée par charité,sans ressources, sans famille, je n’avais pas ledroit d’écouter mes susceptibilités.

— Oh ! ce n’est pas un reproche que je vousadresse ; il n’est pas d’humble condition quel’on ne puisse honorer. Je dis avec une sorte de

Les Enfants de l'amour 299/663

Page 300: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

fierté que depuis trente ans je suis au servicede madame la comtesse ou de son mari. Vousvoici donc placée chez cette dame commefemme de chambre de sa fille ?

— Oui, monsieur, et heureuse autant que jepouvais l’être. J’assistais même aux leçons quel’institutrice de ma jeune maîtresse lui don-nait ; j’ai acquis ainsi quelques connaissancesau-dessus de ma position. Je suis restée danscette maison jusqu’à l’époque où cette demoi-selle s’est mariée.

— Pourquoi vous interrompre et soupirer sitristement, mon enfant ?

— Hélas ! monsieur, de cette époque datenttous mes malheurs.

— Vraiment ! et comment cela ?

— Après son mariage, ma jeune maîtresseest partie pour un long voyage avec son mari ;je l’ai accompagnée. Si elle avait toutes lesqualités du cœur et de l’esprit, quelques donsextérieurs lui manquaient ; dons fragiles et

Les Enfants de l'amour 300/663

Page 301: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

souvent funestes à ceux qui par hasard les pos-sèdent !

— Vous dites cela, mon enfant, comme sivous faisiez allusion à vous-même ; et certes,sous le rapport de la beauté, peu de personnessont mieux douées que vous !… Oh ! que votremodestie ne s’alarme pas ; ce n’est point làun compliment ; l’on n’en fait guère, lorsque,comme moi, l’on a des cheveux blancs.

— Que vous dirai-je, monsieur ? j’eus lemalheur d’être trouvée belle par le mari de majeune maîtresse…

— Mon Dieu ! que m’apprenez-vous là !Honnête et attachée à votre maîtresse, commevous deviez l’être, quelle cruelle situation pourvous !

— Si cruelle, monsieur, qu’au bout de troismois, révoltée des honteuses obsessions dontj’étais l’objet, et surtout désespérée de voir siindignement tromper ma maîtresse, qui, dansson aveuglement, adorait son mari, je la priai

Les Enfants de l'amour 301/663

Page 302: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

de me laisser revenir en France. Très surprisede ce désir, elle m’en demanda instamment lemotif, car elle daignait m’être fort attachée.

— Malheureusement, vous ne pouviezl’éclairer : c’eût été lui porter un coup affreux !

— Je n’en aurais jamais eu le courage, mon-sieur. Aux pressantes questions de ma maî-tresse, je répondais avec embarras ; je n’ai ja-mais su mentir.

— Il ne faut que causer avec vous dix mi-nutes pour s’en convaincre, pauvre chère en-fant ! – dit le Corse en dissimulant de nouveauun sourire sardonique. – Je crains bien quevotre maîtresse, se méprenant sur la cause ducongé que vous sollicitiez…

— Hélas ! monsieur, je fus accusée de laplus noire ingratitude, car ma maîtressem’avait plusieurs fois suppliée de rester auprèsd’elle. Alors, le bien que l’on m’avait fait, letouchant intérêt dont j’avais été si longtempsl’objet, tout me fut durement reproché. Je fus

Les Enfants de l'amour 302/663

Page 303: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

pour ainsi dire chassée par ma maîtresse…moi, moi qui me sacrifiais à sa tranquillité !

— C’était horrible, chère enfant !

— Je ne pouvais blâmer ma maîtresse :ignorant la cause de mon départ, elle devait mecroire un monstre d’ingratitude.

— Et ensuite qu’êtes-vous devenue ?

— Le peu d’argent que j’avais économisém’a servi à payer mon voyage et à vivre à Pa-ris, pendant les premiers temps de mon arri-vée, en attendant une place ou quelques tra-vaux d’aiguille et de tapisserie. Me placer…c’était presque impossible ; ma maîtresse, ir-ritée, m’avait refusé un certificat. Je pus heu-reusement trouver un peu d’ouvrage ; je vivaisdonc de mon travail, lorsque l’heure de maperte arriva.

Et Louise tressaillit de tout son corps à cesouvenir.

Les Enfants de l'amour 303/663

Page 304: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oui, – dit le Corse d’une voix pénétrée, –madame la comtesse m’a dit cela. Séduite, puisindignement abandonnée !… Alors, la tête éga-rée, perdue, vous avez voulu tuer votre séduc-teur et…

— Ah ! monsieur, pitié ! – s’écria Louise enjoignant les mains et tournant vers Pietri saphysionomie navrée, suppliante. – Ne me rap-pelez pas mon déshonneur, mon crime ! Mesremords ne me les rappellent que trop sou-vent !

— Ah ! maintenant que je sais votre vie,– dit Pietri d’un ton de commisération pro-fonde, – maintenant que je vous ai entendueraconter vos malheurs avec cet accent de tou-chante commisération qui va droit au cœur, jecomprends le profond intérêt que vous portentmadame la comtesse et toutes les personnesqui vous entourent, pauvre chère enfant !

— Hélas ! monsieur, la reconnaissance dubien qu’on daigne me faire, ma sincérité dans

Les Enfants de l'amour 304/663

Page 305: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

l’aveu de mes fautes, mes remords de les avoircommises, voilà mes seuls titres à ces bontésdont je voudrais être plus digne.

En disant ces mots de sa voix douce et insi-nuante, Louise Beaulieu porta de nouveau sesmains à ses yeux remplis de larmes.

Mais le Corse, saisissant presque brutale-ment les mains de la prisonnière, les lui rabais-sa, afin de pouvoir la regarder bien en face ;puis il lui dit à voix basse, en souriant d’un airde dédain et de méchanceté :

— Ne feins donc pas de pleurnicher ainsi,effrontée menteuse ! hypocrite damnée !… jete connais, beau masque !… Morbleu ! tu n’asperdu aucune de tes qualités infernales !… j’aivoulu m’en assurer… Bravo ! ma fille !… Toutautre que moi eût été ta dupe.

Les Enfants de l'amour 305/663

Page 306: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XIX

La prisonnière, en entendant Pietri l’accu-ser si brusquement de mensonge et d’hypocri-sie infâme, parut d’abord frappée de stupeur,comme si elle n’eût rien compris aux parolesdu Corse. Puis à la stupeur succéda une ex-pression de douleur navrante, puis enfin l’indi-gnation que cause une accusation outrageante.Aussi, redressant fièrement la tête, la jeunefemme s’écria avec amertume : — Je suis tom-bée bien bas, mais jamais je ne me suis souilléed’un mensonge, jamais je ne suis descenduejusqu’à l’hypocrisie. Entendez-vous, mon-sieur !

— Très bien !… Bravo ! – reprit Pietri avecson sourire sardonique. – Comme elle est belleainsi ! comme elle a l’air vraiment indignée !comme son accent est sincère !… Et la panto-mime donc ! c’est sublime ! Mais, mauvais dé-mon, tu aurais fait fortune au théâtre, et deplus d’une manière ! Comment une fille d’es-

Les Enfants de l'amour 306/663

Page 307: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

prit comme toi n’a-t-elle pas débuté dans lacomédie, voire même dans le drame ? La fa-meuse madame Dorval ne t’aurait pas été à lacheville !

— Ah ! vous pouvez m’insulter impuné-ment, monsieur, – reprit Louise dont les yeuxse remplirent de larmes, tandis que sa voix, na-guère vibrante de courroux, redevenait d’unedouceur angélique ; – je suis femme… je suisprisonnière… et condamnée pour un si grandcrime que toute accusation contre moi est pos-sible… J’ai l’habitude du malheur, monsieur…je saurai souffrir sans me plaindre.

Et ses larmes coulèrent sur ses joues em-pourprées par l’émotion.

— Des larmes ? – dit le Corse en joignantles mains avec une admiration ironique, – devraies larmes coulant des yeux ?… de la vraierougeur sur la joue ?… On me l’avait dit, je n’yvoulais pas croire ; elle pâlit, elle rougit, elles’indigne, elle s’apaise avec une perfection in-

Les Enfants de l'amour 307/663

Page 308: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

imitable… Je me rends à l’évidence, je m’in-cline devant ce talent de premier ordre.

— Monsieur, – s’écria la prisonnière, en selevant calme, digne, presque majestueuse, – jesuis condamnée à la prison, non pas à vos in-sultes.

Et elle se dirigea vers la porte du parloir.

Le Corse la regarda s’éloigner de quelquespas, puis, accompagnant ses paroles d’un gesteimpérieux, il lui dit : — Reste là, Louisa Mar-chetti !…

À ce nom, la prisonnière surprise perdit saprésence d’esprit habituelle et resta pétrifiée ;elle pâlit affreusement ; ses traits, jusqu’alorsd’une expression céleste, se transfigurèrent ;l’ange devenait démon ; la rage, la haine,contractèrent ces traits, naguère si purs et sidoux ; ses grands yeux noirs étincelèrent d’unfeu sombre ; son premier mouvement, presquemachinal, fut de jeter rapidement un fauve re-gard autour d’elle et sur elle-même, comme si

Les Enfants de l'amour 308/663

Page 309: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

elle eût cherché une arme quelconque ; puis,la réflexion succédant à ce moment d’empor-tement qui l’avait trahie, sa figure redevint im-passible comme un masque de marbre, et,après une légère hésitation, elle s’avança denouveau vers la porte sans regarder Pietri.

— Si tu bouges, – lui dit le Corse, – je révèlequi tu es… Reviens ici et écoute-moi.

La prisonnière s’arrêta, réfléchit, se retour-na et revint lentement vers Pietri, en attachantsur lui son noir regard, qui eût épouvanté toutautre que cet homme.

Après l’avoir assez longtemps envisagécomme pour s’assurer qu’elle ne le connaissaitpas, elle lui dit d’une voix brève et dure :— Qui êtes-vous ?

— Il ne s’agit pas de moi, mais de toi… Tut’appelles Louisa Marchetti !

— C’est faux !

Les Enfants de l'amour 309/663

Page 310: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ce que tu m’as raconté de ta vie passée,ainsi qu’à tant d’autres bonnes âmes, est unehistoire comme tu sais les inventer… Ta mère,Paula Marchetti, est morte à Paris ; tu avaisalors cinq ans. Une mauvaise femme, voisinede ta mère, te voyant orpheline, t’a élevée, nonpar compassion, mais pour te vendre un jour ;car tu promettais d’être ce que tu es, bellecomme un ange.

— Vous rêvez ! ! !

— À quatorze ans, l’on t’avait déjà vendueet perdue.

— Ces honnêtes marchés ne sont pas rares,à Paris, – répondit la prisonnière avec unefroide amertume ; – vous me confondez avecune autre.

— À quinze ans, tu as été envoyée dans unemaison de correction ; là, déjà pervertie jus-qu’à la moelle des os, tu as commencé à te li-vrer à ton grand art de comédienne. Une excel-lente femme, touchée de ta jeunesse, et séduite

Les Enfants de l'amour 310/663

Page 311: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

par ton hypocrisie diabolique, a demandé dese charger de toi pour t’arracher à l’abime duvice ; elle t’a comblée, t’a donné de l’instruc-tion. Tu as une volonté de fer, tu es très intel-ligente, tu as profité vite ; au bout de trois ansde séjour chez ta bienfaitrice, tu n’étais plusreconnaissable (au dehors s’entend). Bien desjeunes personnes de bonne famille ne te va-laient pas pour l’instruction, le charme et ladistinction des manières.

Louisa Marchetti (rendons-lui son véritablenom), malgré son calme apparent et son frontaussi impénétrable que l’airain, dévorait Pietridu regard, à la fois stupéfaite et épouvantée devoir sa vie ainsi dévoilée par cet inconnu.

Il poursuivit.

— Ta protectrice avait un fils au collège,plus jeune que toi d’une année ; il avait dix-sept ans ; tu en avais dix-huit. Le temps desvacances arrivé, il les passe chez sa mère, de-vient amoureux de toi, prend cinq ou six mille

Les Enfants de l'amour 311/663

Page 312: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

francs dans le secrétaire maternel, et une bellenuit vous partez tous deux.

— Mensonge !

— La police vous rattrape bientôt, et tu n’escondamnée qu’à un an de prison, comme com-plice un peu involontaire du vol fait par le fils àsa mère.

— Continuez, si cela vous plaît !

— À ta sortie de prison, je te perds de vuependant quelque temps ; mais je te retrouvebaronne, oui, pardieu ! baronne de Montglas !menant grand train, citée comme l’une desfemmes les plus élégantes de Paris ; le tout,grâce aux prodigalités d’un riche Américain.Tu avais alors pour conseiller intime un certainSaint-Lambert, chevalier d’industrie quelquepeu filou, au demeurant le plus beau fils dumonde. Il t’enseignait la manière de plumer àvif ton Américain ; tu profitas des leçons, etcet imbécile d’outre-mer quitta la France com-plètement ruiné par toi. Malheureusement les

Les Enfants de l'amour 312/663

Page 313: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Américains ne renaissent pas de leurs cendrescomme le phénix. À ton opulence passée com-mença à succéder la gêne. Ce fut alors, rap-pelle-toi bien ceci, ce fut alors qu’un ami ano-nyme te donna charitablement avis d’une ex-cellente occasion qui s’offrait à toi pour rem-placer ton Plutus. Il s’agissait de prendre ha-bilement dans tes filets un général d’un âgemûr, fort riche, et autrefois fort libertin ; onte conseillait, pour entamer la connaissance,d’écrire au général une charmante petite lettre(comme tu les sais écrire), afin de le prier d’ho-norer d’une visite la fille d’un de ses anciensfrères d’armes. Tu avais tout à gagner et rienà risquer que ta vertu. Aussi, à tout hasard,tu suis l’avis anonyme ; la lettre est écrite, legénéral donne dans le piège, vient te voir ette trouve adorable. Malheureusement, – ajoutale Corse avec un soupir de sinistre regret, –malgré ta beauté, tes séductions, tes coquette-ries, le général, au moment de succomber à latentation, fit le Scipion et resta pur comme lablanche hermine.

Les Enfants de l'amour 313/663

Page 314: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Est-ce bientôt fini ?

— Tout à l’heure. Les derniers débris de tonopulence américaine disparus, tu partis avecton conseiller intime, Saint-Lambert, pour Bor-deaux. Là, vous ouvrez une sorte de tripot debonne compagnie ; les dupes accourent chez labaronne de Montglas et chez son gentilhommeM. de Saint-Lambert ; la pipée commence etdevient merveilleusement productive ; mais,hélas ! quelques joueurs malotrus, furieuxd’avoir perdu beaucoup d’argent, parlent d’es-croquerie, de cartes biseautées, tant et si bienqu’un beau soir la police fait une descente chezmadame la baronne, et elle est coffrée, tandisque son complice trouve moyen de s’échapper.

— J’ai de la patience, n’est-ce pas ?

— Baronne, tu as toutes les vertus théolo-gales, sans compter les autres. Te voilà doncen prison une troisième fois ; mais ta beauté,ton adresse, ton hypocrisie, ton charme per-fide, sont pour toi un puissant talisman. Je ne

Les Enfants de l'amour 314/663

Page 315: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sais par quel moyen diabolique tu parviens àséduire, à affoler l’une des surveillantes de laprison de Bordeaux, de même que tu as fas-ciné l’inspectrice qui était ici tout à l’heure.Cette surveillante prépare, favorise ton éva-sion, et madame la baronne, fuyant de Bor-deaux, arrive à Paris sous le nom de LouiseBeaulieu. Alors changement complet de per-sonnage : tu teins tes cheveux blonds en noir,tu loues une petite chambre, et tu y vis engrisette. Bientôt tu t’amouraches d’un jeunecommis. C’était cette fois, de ta part, une vé-ritable passion probablement, car au bout decinq ou six mois de liaison, le commis ayantrompu avec toi pour se marier, tu l’attendsun soir à sa porte et tu le frappes de deuxcoups de couteau. Arrêtée en flagrant délit demeurtre et confrontée aussitôt avec ta victime,tu as l’audace de t’écrier : « J’étais innocente etpure ; cet homme m’a séduite et abandonnée ;je me suis vengée. » Le pauvre diable, quoiqueà moitié mort, ne te contredit pas, flatté sansdoute de passer pour le premier et unique sé-

Les Enfants de l'amour 315/663

Page 316: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ducteur d’une aussi belle fille que toi ; et, pre-nant sans doute en pitié ta position, il confirmeton mensonge et te donne pour un miracle devertu avant ta chute. Il n’en faut pas plus pourcommencer à égarer la justice ; ta finesse, taprésence d’esprit, ton hypocrisie, achèvent labesogne, et l’on est à cent lieues de penser quela blonde Louisa Marchetti, la fausse baronne deMontglas, échappée de prison, et la brune gri-sette Louise Beaulieu sont une même personne.Arrive le jour de ton jugement ; la dépositionbienveillante de ton séducteur, la justice qu’ilrend à ton désintéressement, à ta fidélité, àton dévouement pour lui, disposent tes jugesà merveille ; tu parais, tu parles, tu pleures, tuémeus, tu charmes, tu passionnes, tu tournestoutes les têtes ; les bons jurés sanglotent, leprocureur du roi a la larme à l’œil, l’on t’ac-corde des circonstances atténuantes ; tu n’escondamnée qu’au minimum de la peine, et unefois ici, tu deviens l’idole et l’exemple de la pri-son.

Les Enfants de l'amour 316/663

Page 317: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Est-ce tout ?

— Un moment encore. Il y a trois semaines,tu reçois un billet anonyme où l’on te dit :« Une personne, qui vous sait plus malheu-reuse que coupable, vous engage à demanderla protection de madame la comtesse Roland,patronnesse de l’œuvre des prisons ; elle seratouchée de votre repentir, et pourra peut-êtres’intéresser à vous. » – L’inspectrice, qui littoutes les lettres des prisonniers, t’engage àprofiter de l’avis ; tu en profites, te disant sansdoute à part toi : « J’ai tenté, il est vrai, de sé-duire autrefois le mari de la comtesse, le gé-néral Roland, mais sous le nom de baronne deMontglas ; la femme du général ne peut doncsoupçonner que Louise Beaulieu a le moindrerapport avec la baronne, de qui, d’ailleurs, ellen’a jamais sans doute entendu parler. » L’on terecommande à ma maîtresse ; elle cause avectoi : bientôt tu l’as fascinée comme les autres,et aujourd’hui elle va demander ta grâce, cer-taine de l’obtenir. Te voilà donc graciée, à

Les Enfants de l'amour 317/663

Page 318: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

moins que je ne dise simplement : « LouiseBeaulieu n’est autre que Louisa Marchetti, lafausse baronne de Montglas, échappée des pri-sons de Bordeaux. »

— Est-ce tout, cette fois ?

— À peu près.

— À votre tour : écoutez-moi bien, – repritla jeune femme en jetant au Corse un regardd’audacieux défi. – Quand même je seraisLouisa Marchetti, vous ne me perdriez pas.

— Pourquoi ?

— Si vous aviez voulu me perdre, ce seraitdéjà fait.

— Peut-être.

— En venant ici, vous pensiez que j’étaiscelle que vous preniez pour Louisa Marchetti.

— Ah ! tu n’avoues pas encore ?

— Je n’ai rien à avouer.

— C’est très fort.

Les Enfants de l'amour 318/663

Page 319: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Vous n’avez rien dit à l’inspectrice, vousvoulez donc mettre un prix à votre silence.

— Ce que c’est que d’avoir affaire à une filled’esprit !… Eh bien ! oui, je mets un prix à monsilence, c’est-à-dire à ta grâce… Obéis à mesordres, je presse la comtesse d’agir : dans deuxou trois jours peut-être tu es libre… et avec taliberté je t’assure un sort digne d’envie.

La prisonnière réfléchit assez longtemps etreprit : — Si j’étais Louisa…

— Ah ! toujours ?

— Si j’étais Louisa, quelles seraient vosconditions ?

— Elles sont de deux sortes.

— De deux sortes ?

— L’une, à accomplir à l’heure même ; lesautres, plus tard.

Louisa Marchetti réfléchit de nouveau et ditfroidement : Et si, moi, je vous en imposais,des conditions ?

Les Enfants de l'amour 319/663

Page 320: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Baronne, je t’admire !

— Si, lorsque l’inspectrice va venir, je luidisais : « Madame, vous m’avez prévenue toutà l’heure qu’un homme vénérable, qui jouit detoute la confiance de madame la comtesse Ro-land, ma protectrice, désirait causer avec moi.Cet homme est indigne de la confiance de samaîtresse. »

— Ensuite, baronne ?

« — Il a sans doute quelque ténébreux etcoupable intérêt à lui cacher que je suis LouisaMarchetti, car il sait que je m’appelle ainsi, et,au lieu de révéler ce secret à sa maîtresse, ilveut la tromper, car il me propose de se tairemoyennant condition. Pénétrée de reconnais-sance pour les bontés de madame la comtesse,je préfère y renoncer, me perdre moi-mêmepar l’aveu que je fais, plutôt que de ne pas dé-masquer un misérable, un misérable d’autantplus dangereux pour ma bienfaitrice qu’elle aen lui une confiance aveugle. »

Les Enfants de l'amour 320/663

Page 321: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Eh ! eh ! baronne, ce n’est pas mal. Je re-connais ta manière ; tu pourrais tirer encoreparti de ton aveu en paraissant te sacrifier pourla comtesse, et l’intéresser ainsi à toi, quoi qu’ilarrive… Oh ! tu es une femme de ressources ;ce n’est pas d’aujourd’hui que je le sais. Seule-ment cette belle petite rouerie pêche par labase.

— Pourquoi ?

— D’abord, tu te perds.

— Mais je vous perds aussi.

— Non, car je nie ce que tu dis.

— Si ; car moi je l’affirme.

— Toi ! une reprise de justice ! toi ! la faussebaronne de Montglas !… on ne te croira pas…

— Erreur ! l’on me croira d’autant mieuxque personne n’admettra que pour le plaisir dementir je me livre moi-même comme LouisaMarchetti, au moment d’obtenir ma grâce sousle nom de Louise Beaulieu.

Les Enfants de l'amour 321/663

Page 322: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Le Corse se mordit les lèvres de rage.

À ce moment, l’inspectrice entra.

La physionomie des deux personnageschangea comme par enchantement ; celle deLouisa redevint candide et triste, celle de Pietripleine de bonhomie.

— Monsieur, – lui dit l’inspectrice en lui re-mettant un pli sous enveloppe, – voici le mé-moire à l’appui de la demande en grâce denotre pauvre prisonnière. Veuillez dire à ma-dame la comtesse que M. le directeur, ainsiqu’elle le verra d’ailleurs, a chaleureusementapostillé ce mémoire, et qu’il se joint à moipour supplier madame la comtesse d’user sansretard de tout son crédit en faveur de notreprotégée.

— Soyez assurée, madame, – répondit Pie-tri, – que madame la comtesse a pris trop àcœur cette affaire pour ne pas la mener àbonne fin…

Les Enfants de l'amour 322/663

Page 323: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ah ! madame, – dit à l’inspectrice Louisad’une voix émue et en levant sur elle son re-gard angélique, – l’on n’emporte jamais de pri-son que des souvenirs de honte et d’amer-tume… et moi, grâce à vous et aux personnesqui, ainsi que monsieur, daignent porter tantd’intérêt à ma triste position, je n’emporteraid’ici que des souvenirs de vénération et de re-connaissance.

— Vous l’entendez, monsieur, – reprit l’ins-pectrice ; – vous avez causé avec elle… trou-vez-vous quelque exagération dans tout le bienque je vous ai dit de notre prisonnière ? Puis,souriant, elle ajouta : — Vos profits ont dû êtrebeaux, j’espère ?

— Hélas ! madame, je suis si cupide, si in-satiable, que j’oserai vous demander encorequelques minutes de profit… Cette chère en-fant me racontait sa jeunesse, ses malheurs,et je ne puis vous dire avec quelle émotion jel’écoutais.

Les Enfants de l'amour 323/663

Page 324: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oh ! qu’à cela ne tienne, monsieur… Pro-fitez, profitez à votre aise, – reprit obligeam-ment l’inspectrice. Causez avec Louise tantqu’il vous plaira ; elle aura ses profits à sontour, car l’entretien des personnes honorablesest toujours précieux. Lorsque vous voudrezsortir, monsieur, vous vous adresserez au gar-dien qui se trouve dans la pièce d’entrée, et quiattend Louise pour la reconduire dans sa cel-lule.

L’inspectrice sortit.

Le Corse et Louisa restèrent de nouveauseuls.

XX

Pietri, resté seul avec Louisa Marchetti, luidit : — Ta menace de me perdre en te perdantavait un côté spécieux ; il m’a d’abord inquiété.

Les Enfants de l'amour 324/663

Page 325: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Tu le vois… je suis franc… Mais, toute ré-flexion faite, je n’ai rien à craindre de toi.

— Ah ! vous croyez ?

— Oui, baronne. Sais-tu pourquoi je ne ré-vèle ni à l’inspectrice, ni à mon excellente maî-tresse, que tu es Louisa Marchetti ?

— Pour quelque détestable motif. J’ai del’expérience… Et rien qu’à votre air… je necrois pas avoir rencontré un homme plus dan-gereux que vous. Je ne sais pourquoi j’auraisde la joie à vous perdre en me perdant… Vousle voyez, moi aussi je suis franche.

— C’est touchant, baronne, mais peuconcluant, tu vas le voir.

— Voyons.

— Tu avertis, je suppose, l’inspectrice quej’ai caché à ma maîtresse que tu étais LouisaMarchetti.

— Oui ; comment vous tirer de là ?

— En disant vrai, comme toujours.

Les Enfants de l'amour 325/663

Page 326: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— En disant vrai ?

— Tu vas le comprendre, baronne. Révélerà ma maîtresse qui tu es, lui prouver qu’elle aété dupe de son adorable bonté et de ton in-fernale hypocrisie… ça aurait été lui porter uncoup trop cruel. C’est peut-être une faiblessede ma part, – ajouta Pietri en reprenant son ac-cent de feinte bonhomie, – mais je n’ai pas eule courage de causer une si pénible déception àma digne maîtresse : telle est la vérité, telle jela dirais si tu étais assez folle pour te dénoncertoi-même… en croyant me perdre…

Louisa Marchetti se mordit les lèvres à sontour et reprit : — C’est adroit !

— Eh ! mon Dieu non ! – reprit le Corse enredoublant de bonhomie ; – ce n’est pas adroit,c’est tout simplement sincère. Va, crois-moi,pauvre enfant, le parti de la sincérité est tou-jours le meilleur à prendre.

— De sorte que vous ne me menacez plus ?

— Moi ! grand Dieu !

Les Enfants de l'amour 326/663

Page 327: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Vous ne mettez plus de conditions àvotre silence ?

— Si fait, si fait… chère bonne créature !Il ne s’agit pas seulement de vous gracier, ilfaut encore s’occuper de votre avenir, l’assurer,ne pas vous exposer à retomber dans d’autreségarements, angélique personne ! Or, je vousl’avoue, malgré ma vive répugnance à désillu-sionner ma vénérable maîtresse sur votrecompte, j’aurais, voyez-vous, ce courage, si,méconnaissant vos propres intérêts, vous vousrefusiez à accomplir certaines conditions queje dois, hélas ! vous imposer dans le seul but devous préserver de nouveaux malheurs.

Louisa Marchetti, pendant que le Corse par-lait ainsi, attachait sur lui un regard pénétrant ;elle lui dit après quelques instants de silence :— Assurément vous êtes un scélérat ! Dieu medamne ! je crois valoir encore mieux que vous !

— Ah ! baronne… ce n’est pas modeste ceque vous dites là.

Les Enfants de l'amour 327/663

Page 328: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Mais quel est donc ce démon ? – ajoutaLouisa, comme en se parlant à elle-même. –D’où vient-il ? comment sait-il le secret detoute ma vie ?… que veut-il de moi ?

— L’heure des confidences n’est pas encorevenue, baronne… Mais, réponds-moi. Tamère ?…

— Ma mère ! – dit vivement la prisonnièreen tressaillant.

— T’en souviens-tu, de ta mère ? – repritPietri. – Elle a bien souffert, n’est-ce pas ?

Une expression indéfinissable se peignitsoudain sur les traits de Louisa ; étrange mé-lange de douleur, de haine et d’attendrisse-ment ! Cette femme, endurcie par le vice, rom-pue au mensonge et à l’hypocrisie, était cettefois en proie à une émotion profonde. Elle nepleura pas ; mais ses noirs sourcils se fron-cèrent, ses lèvres furent pendant un instantagitées d’un tremblement convulsif, et sa poi-

Les Enfants de l'amour 328/663

Page 329: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

trine de marbre se souleva péniblement, op-pressée par un poids douloureux.

— Tu ne réponds pas ? – reprit le Corse ; etil ajouta avec un rire sinistre : – Ah ! ah ! ah ! tamère !… elle a dû mourir ivre de fureur, si ellea bu toutes les larmes de honte et de désespoirqu’elle a versées !

À cet horrible sarcasme, Louisa devint li-vide ; ses yeux déjà si grands s’agrandirent en-core, de sorte qu’un cercle blanc se dessinaitautour de ses noires prunelles ; ses dents seserrèrent si convulsivement que l’on vit saillirles muscles de ses mâchoires ; son silence, saphysionomie redoutable, le regard fixe, terriblequ’elle jeta sur Pietri, en faisant lentementdeux pas vers lui, furent si effrayants, que cethomme au cœur de bronze recula machinale-ment, mais pas assez vite pour que la violenteet robuste créature, bondissant soudain sur luicomme une panthère, ne le saisit à la gorge.Quoique belles et blanches, les deux mains dela prisonnière étreignirent si énergiquement le

Les Enfants de l'amour 329/663

Page 330: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

cou de Pietri qu’il ne put prononcer un mot nipousser un cri… Il suffoquait.

— Misérable lâche ! – murmura LouisaMarchetti, – oseras-tu encore te railler de mamère et de ses souffrances ?

Le Corse, affaibli par l’âge et hors d’état delutter avec la prisonnière, dont la colère dou-blait les forces, tâcha de répondre à la questionqui lui était posée en faisant un signe de têtenégatif, car il avait le cou pris et serré commedans un étau.

— Prends garde, – dit Louisa en le repous-sant loin d’elle avec un sombre dédain, – jet’étrangle ou je te brise la tête à coups dechaise si tu oses encore prononcer le nom dema mère !

Et pendant que Pietri, à demi suffoqué, re-prenait en trébuchant son équilibre et rajustaitsa cravate, Louisa se laissa tomber avec acca-blement sur une chaise, cacha sa figure entreses mains, et quelques larmes… de vraies

Les Enfants de l'amour 330/663

Page 331: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

larmes cette fois, mouillèrent ses yeux enflam-més de courroux.

Le Corse, revenu de son premier étourdis-sement, causé par la brusque attaque de la pri-sonnière, ne parut pas irrité ; loin de là : unesorte de satisfaction sinistre se lut sur son vi-sage, et, se rapprochant de la jeune femme,il lui dit, toujours impassible et sardonique :— Louisa… tu as failli m’étrangler… Je te saisgré, non de l’acte, mais du motif… Mes paroleste semblent étranges… Bientôt peut-être tu lescomprendras.

La prisonnière, absorbée dans de sombrespensées, ne répondit rien. Voulant apaiserLouisa, non par compassion (il était un de cesmonomanes de haine et de vengeance aussi in-sensibles aux larmes que le serait un roc), maispour la réussite de ses projets, le Corse lui dit :— Allons, ma fille, ne me crois pas si diableque j’en ai l’air… Je plaisantais. Au fond, je n’aivoulu insulter ni aux souffrances de ta mèreni aux tiennes… car, avant d’arriver où tu en

Les Enfants de l'amour 331/663

Page 332: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

es, à une condamnation pour meurtre, tu as dûbeaucoup souffrir… Tu n’étais sans doute pasnée mauvaise… mais que veux-tu ? la misère,le vice où l’on t’a jetée presque enfant, plustard la vie de prison et de bohème à laquellesont vouées tes pareilles… tout cela, ma fille,n’est pas absolument fait pour vous donner deshabitudes de rosière et des prétentions au prixde vertu.

Louisa Marchetti avait gardé le silence, te-nant toujours sa figure entre ses deux mains.Aux dernières paroles de Pietri, elle releva latête ; ses traits n’exprimaient plus ni douleur nicolère ; elle avait un instant senti se réveilleren elle ce sentiment presque toujours vivace,même au fond des âmes les plus criminelles,– l’amour filial. – L’indignation causée chezcette jeune femme par les sarcasmes de Pietris’apaisa après avoir éclaté avec furie. Aussi,pendant le reste de l’entretien, ses traits re-prirent le caractère d’effrayant endurcissement

Les Enfants de l'amour 332/663

Page 333: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

qui leur était habituel lorsqu’elle déposait sonmasque d’hypocrisie.

Louisa, partant alors d’un éclat de rire sar-donique, dit au Corse : — Tu veux, n’est-cepas, me faire jouer encore une scène d’ange dé-chu ? m’entendre larmoyer comme quoi : sansla fatalité qui s’est appesantie sur moi depuisma naissance, – ajouta-t-elle avec ironie etd’un ton mélodramatique, – je serais à cetteheure sœur du pot ou le modèle des mères defamille !… Allons donc, vieux damné ! tu riraistrop !…

— Non, baronne, non ; si la farce était bienjouée, j’applaudirais.

— Soit ; mais, moi, j’ai mes caprices commeles grandes comédiennes : aujourd’hui, je n’aipas envie de jouer ce rôle-là. Résumons-nous :vous êtes mon maître en scélératesse ; folle jeserais de lutter contre vous ; mon secret est àvous : pour que vous ne le trahissiez pas, quefaut-il faire ? Ordonnez, j’obéirai.

Les Enfants de l'amour 333/663

Page 334: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— À la bonne heure ! voilà parler, ma fille ;écoute donc mes conditions.

— Quelles sont-elles ?

— Tu dois avoir… un extrait de naissance ?

— Oui.

— Où est-il ?

— En sûreté avec d’autres papiers.

— Je comprends… saisi sur toi, cet acteprouverait ton identité.

— Évidemment.

— Eh bien ! cet acte de naissance, il me lefaut…

— Qu’en voulez-vous faire ?

— Tu es trop curieuse, baronne… il me fautcet acte sans explication ni condition.

— Cet acte se trouve chez mon ancien as-socié de Bordeaux.

Les Enfants de l'amour 334/663

Page 335: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ah ! oui, Saint-Lambert… ton ancienamant.

— Saint-Lambert ? il n’a jamais été monamant.

— Lucrèce, va !

— Pourquoi mentirais-je ?

— Au fait… c’est vrai… Cependant, ceconseiller intime ?

Louisa haussa les épaules et reprit : — Unassocié ou un conseiller, s’il est amoureux,conseille mal ; il devient jaloux, tracassier, et,comme l’amour ne dure pas, le dépit, souventla haine, lui succèdent ; alors, tôt ou tard, lesplus graves intérêts se trouvent compromis.

— Tu es une femme de tête. Ainsi, vrai-ment, le Lambert, te voyant si belle, a acceptécette association platonique ?

— Saint-Lambert est un homme d’esprit etd’affaires : il m’a comprise.

Les Enfants de l'amour 335/663

Page 336: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Cela me donne une haute opinion de cegarçon. Et où le trouverai-je ?

— Vous connaissez la rue de Marivaux ?

— Oui.

— Il y a dans cette rue un estaminet.

— Celui de la Grosse-Pipe.

— Vous y allez donc ?

— Une fois je m’y suis rendu pour acheterune loge des Italiens à des revendeurs debillets.

— C’est cela même ; alors vous aurez vuSaint-Lambert.

— Comment ! il serait un des négociants encoupons de loge ?

— Il est leur syndic.

— Tu mens, baronne ; le syndic de ces in-dustriels est un certain Morisset, dit Alcide,professeur de bâton, de boxe française etautres exercices ; j’ai eu par hasard ces détails

Les Enfants de l'amour 336/663

Page 337: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

à l’estaminet de la Grosse-Pipe, pendant que cesmessieurs les négociants étaient allés chercherle coupon de loge chez un confrère.

— Morisset dit Alcide ou Saint-Lambert,c’est tout un. Mais ses camarades l’ignorent,car ces gens sont honnêtes, et ils n’auraient pasvoulu pour syndic un homme tel que mon an-cien associé.

— Comment ! baronne, ce Saint-Lambertautrefois si brillant…

— Et moi donc !… n’ai-je pas été brillanteaussi ? La chance tourne, on tourne avec laroue de fortune, en tâchant seulement de n’êtrepas écrasée.

— Je m’incline, baronne, devant ta philo-sophie ; mais comment prouverais-je à Saint-Lambert que je suis autorisé par toi à deman-der ton acte de naissance ?

— Avez-vous un portefeuille, un crayon ?

Les Enfants de l'amour 337/663

Page 338: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Voici, – dit Pietri en tirant ces objets desa poche et en détachant un feuillet du carnet.

Louisa prit ce papier et dit, tout en écri-vant : — Deux mots de moi à Saint-Lambert. Ilconnaît mon écriture ; vous lui direz que vousm’avez vue, moi Louisa Marchetti ; il compren-dra à demi-mot. Cependant, – ajouta la pri-sonnière en s’interrompant d’écrire, – cepen-dant…

— À quoi réfléchis-tu ?

— Je ne m’abuse pas : mon sort est entrevos mains ; il tient d’abord à la remise de cetacte de naissance.

— Première condition indispensable.

— Je songe qu’il pourrait arriver que Saint-Lambert, par excès de prudence ou pard’autres motifs que je sais, vous refusât cetacte.

— Alors, notre trêve est rompue, je te dé-nonce.

Les Enfants de l'amour 338/663

Page 339: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Écoutez-moi donc ! je veux vous donner,en cas de refus de Saint-Lambert, le moyen delui forcer la main… Après tout, qu’il s’arrange !Ma liberté avant tout.

— Parbleu !… et ce moyen ?

— C’est de vous dire son véritable nom.

— Comment ! son nom ? mais je le sais,c’est Saint-Lambert.

— Saint-Lambert n’est pas plus son nomque celui de Louise Beaulieu et de baronne deMontglas ne sont les miens.

— Ah ! il ne s’appelle ni Saint-Lambert niMorisset ! Il a donc comme toi, ma fille, un in-térêt, judiciaire sans doute, à cacher son vrainom ? Quelle similitude, quelle sympathiedans vos destinées ! Pauvres enfants ! vousétiez nés l’un pour l’autre. Et quel est son vrainom, cette fois ?

— Il s’appelle Delmare.

Les Enfants de l'amour 339/663

Page 340: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

À cette révélation, Pietri bondit, si cela sepeut dire, sur lui-même ; il pâlit, rougit tour àtour ; une sorte de vertige s’empara de lui ; illeva au ciel ses mains tremblantes, sans pro-noncer une parole ; la sueur coulait de sonfront ; ses traits enfin révélaient une joie telle-ment profonde, inattendue et féroce, que Loui-sa, stupéfaite de ce silence et de cette étrangeémotion, s’écria : — Qu’avez-vous donc ?qu’avez-vous donc ?

— Ah ! – reprit le Corse en proie à une sortede délire et attachant ses yeux ardents sur laprisonnière, – ah ! cela serait trop beau !…Non, c’est impossible, il ne s’appelle pas Del-mare… tu me flattes !

— Moi, je vous flatte ?

Puis, passant ses deux mains sur son front,comme s’il eût été frappé d’une idée subite, leCorse s’écria d’un ton interrogatif presque sup-pliant : — Louisa ! avoue que cet homme a ététon amant ?

Les Enfants de l'amour 340/663

Page 341: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je vous ai dit que non.

— Louisa, je t’en conjure, dis la vérité : cethomme a été ton amant ?

— Non, non, cent fois non !

— Tu mens ! – s’écria le Corse, effrayant etsaisissant violemment la prisonnière par lebras, – tu mens, malheureuse !

— Vous êtes fou !

— Si tu ne m’avoues pas cela, je te dé-nonce !

— Comme vous voudrez. En ce cas, je vousdirai oui. Qu’est-ce que cela me fait à moi ?

— Mais cela me fait, à moi ! Mais je don-nerais pour cela, vois-tu, là, presque tous lesjours qui me restent à vivre !… Louisa, je t’ensupplie à mains jointes, dis-moi la vérité ; nonpas une vérité de complaisance, arrachée parla peur, mais la vérité vraie ; Louisa, – et il joi-gnit les mains avec force, – la vérité ! la vérité !

Les Enfants de l'amour 341/663

Page 342: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je vous l’ai dite. Saint-Lambert n’a ja-mais été mon amant.

— Tu dis cela… mais…

— Voulez-vous que je mente ? je mentirai…

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! – murmurale Corse d’une voix désespérée, tandis que sesyeux se remplirent de larmes brûlantes. – Ni legénéral ni lui, ni le père ni le frère… lorsquetout semblait devoir…

Et, s’interrompant, il ajouta avec une se-crète et involontaire épouvante : — Il fautdonc qu’il y ait un Dieu qui n’ait pas voulu ce-la !

Puis ce monstre, assailli d’une autre appré-hension, ajouta en frémissant : — Mais ce nomde Delmare est un nom que portent beaucoupde personnes… Si ce n’était pas mon Delmareà moi ! ! !… Si je perdais l’instrument qu’un ha-sard vengeur vient de mettre entre mes mains,et dont je pourrais encore tirer un si grand par-ti !

Les Enfants de l'amour 342/663

Page 343: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et, s’adressant à Louisa d’une voix sacca-dée : — Son âge ?

— À qui ?

— À ce Delmare ?

— Vingt-sept à vingt-huit ans.

— Quant à l’âge, ce serait cela, – dit leCorse en réfléchissant. – Et sa famille ?

— Tout ce que j’en sais, c’est qu’il a été or-phelin de bonne heure.

— Ce doit être lui pourtant ! Mais son père,comment est-il mort ?

— Je n’en sais rien. Jamais Saint-Lambertne m’a parlé que très vaguement de sa famille.

— Louisa, je te quitte, – reprit le Corse enproie à une indicible anxiété. – Ton intérêt merépond de ta discrétion. Les autres conditionsque je mets à ta grâce, tu les sauras. Demainje reviendrai ici, et si mon désir ne me trompepas, ces conditions, tu les accepteras avecjoie… avec joie, entends-tu, Louisa !… oui,

Les Enfants de l'amour 343/663

Page 344: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

avec une joie féroce, car il s’agira de venger tamère !…

Ces derniers mots, le Corse les jeta pourainsi dire à Louisa, en quittant précipitammentle parloir pour se rendre à l’estaminet de la ruede Marivaux.

Les Enfants de l'amour 344/663

Page 345: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

DEUXIÈME PARTIE

XXI

L’estaminet de la Grosse-Pipe, situé vers lemilieu de la rue de Marivaux, avait au dehorsune physionomie assez douteuse ; les car-reaux, intérieurement enduits de blanc d’Es-pagne, empêchaient les regards curieux de pé-nétrer dans l’intérieur de l’établissement ; uneénorme pipe en plâtre, située au-dessus de laporte, servait d’enseigne.

À peu près à l’heure à laquelle Pietri sortaitde la prison de Saint-Lazare, un conciliabuleanimé se tenait dans un cabinet au fond del’estaminet, cabinet spécialement réservé aux

Page 346: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

courtiers de billets de spectacle et de couponsde loge, dont nous avons parlé.

Un bol de vin chaud venait d’être placé, fu-mant encore, sur une petite table par un desgarçons ; les huit ou dix hommes réunis dansle cabinet s’attablèrent autour de ce bol.

L’un d’entre eux semblait jouir d’une sorted’influence sur ses compagnons ; c’était unhomme de quarante ans environ, d’une figureintelligente et résolue ; il se nommait Duraton.

— Il est bien entendu, – dit-il au garçon, –que si Morisset vient et qu’il nous demande,vous lui direz que nul de nous n’est encore ar-rivé.

— Oui, monsieur Duraton, – répondit legarçon.

Et il sortit.

Duraton servit aux assistants une tournée devin chaud, et aussitôt après le départ du gar-çon, l’entretien suivant commença :

Les Enfants de l'amour 346/663

Page 347: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

DURATON, d’une voix solennelle. Mes bonsvieux ! je vais vous dire pourquoi je vous aiconvoqués ce matin, et aussi pourquoi j’ai re-commandé au garçon, dans le cas où Morissetviendrait à l’estaminet pendant que nous allonscauser, de dire à notre syndic qu’aucun de nousn’était encore arrivé.

UN DES BUVEURS DE VIN CHAUD. À labonne heure ! Mais si Morisset s’aperçoit qu’onlui a monté une couleur, il se vexera, et commeil n’est pas caressant du tout quand il est vexé,je crains…

DURATON. De quoi ! de quoi ! Que crains-tu ? Est-ce que par hasard Morisset serait notredespote, notre pacha, parce que nous l’avonschoisi pour notre syndic ? S’il se vexe, eh bien !il se dévexera, voilà tout !

PLUSIEURS BUVEURS. Tiens, c’est vrai, par-bleu ! Faut-il pas prendre des mitaines !

AUTRE BUVEUR. D’autant plus que depuisquelque temps Morisset prend des airs d’empe-

Les Enfants de l'amour 347/663

Page 348: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

reur de toutes les Russies, qui sont très drôles,parole d’honneur !

AUTRE BUVEUR. Et j’ai remarqué qu’ilprend surtout ces airs-là quand on lui demandedes comptes.

DURATON. C’est justement de cela, mesbons vieux, que je veux vous entretenir, etd’autres choses encore. Vous savez pourquoivous avez choisi Morisset pour syndic. Il nousavait été présenté par Jolibois, qui nous répon-dait de lui. Nous l’avons vu à l’œuvre ; il a unbagou d’enfer, il est très bel homme, il a de su-perbes manières, et quand il faut aller chez leslocataires des loges d’Opéra ou des Italiens quidésirent céder leurs coupons, faut être juste,Morisset représente très bien ; il les entortilleet fait crânement nos affaires… C’est une jus-tice à lui rendre.

UN BUVEUR. Morisset est aussi très fortpour aller dans les beaux hôtels garnis pro-poser des stalles d’Opéra aux mylords ou aux

Les Enfants de l'amour 348/663

Page 349: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

riches jobards de province pour des représen-tations soi-disant extraordinaires… Quelleshistoires atroces il leur fait avaler !…

AUTRE BUVEUR. Vous rappelez-vous cegros Anglais à qui Morisset a fait payer unestalle d’Opéra quarante francs, sous le prétexteque Fanny Ellsler en avait parié cent mille avecl’ambassadeur du Grand-Turc qu’à cette repré-sentation-là elle danserait sans maillot ?

AUTRE BUVEUR. Et ce beau fils de provinceà qui Morisset a vendu une stalle des Italienscinquante francs, en lui disant que cette stalleétait au bas de la loge d’une duchesse très pas-sionnée qui s’enflammait comme l’amadou, etque mon jobard pouvait être sûr de donnerdans l’œil à la duchesse en prenant cette stalleet en ayant soin de se faire friser à la Buridan,de porter une cravate jonquille et beaucoupd’eau de lavande dans son mouchoir ?

AUTRE BUVEUR. Et qui est-ce que mon jo-bard de provincial a vu entrer à la place de

Les Enfants de l'amour 349/663

Page 350: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

cette gaillarde de duchesse ? Ce vieux Persan,qui ressemble à un citron ridé, coiffé d’un bon-net de peau de mouton noir.

DURATON. Mes vieux, je vous le répète, jerends un pieux hommage au bagou de Moris-set ; tout ça, c’est du commerce ; c’est commeles marchands de bric-à-brac, qui vous ven-draient, si vous y teniez, la culotte du roi Da-gobert, ou qui vous passent de vieilles croûtespour de superbes Raphaël. Tant pis pour lessimples ! Nous ne forçons pas de prendre noscoupons de loge. Seulement nous parons notremarchandise le mieux possible ; il n’y a pas demal à cela.

PLUSIEURS VOIX. Parbleu ! nous faisonscomme tant d’autres, donc !

DURATON. Nous sommes dans notre droit ;mais pour nous, mes pauvres vieux, commepour tous les braves garçons, un filou est un fi-lou, un voleur est un voleur, n’est-ce pas ?

Les Enfants de l'amour 350/663

Page 351: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

PLUSIEURS BUVEURS. C’est connu ! nous nemangeons pas de ce pain-là, nous autres !…

DURATON. Jamais ! C’est pour cela que sile syndic que nous avons choisi était, parexemple, une franche canaille, d’aucuns pour-raient juger de nous par lui, et dire : « S’il a étéélu syndic, c’est qu’il est le plus canaille de labande. » Est-ce vrai ?

UN BUVEUR. Ah çà ! est-ce que c’est pourMorisset que tu dis cela, Duraton ?

DURATON. Mes pauvres vieux, je crainsbien que oui…

UN BUVEUR. Ah bah !

AUTRE BUVEUR. Comment ! tu crois queMorisset est un filou, un voleur ?

AUTRE BUVEUR. Sans le taxer aussi haut,je dois dire que l’autre soir je lui ai demandécompte de la recette du jour, ce à quoi il m’arépondu par ces chiffres peu satisfaisants :

Les Enfants de l'amour 351/663

Page 352: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

« – Quand tu voudras, mon petit, je suis tonhomme, à l’épée, au bâton ou au chausson. »

AUTRE BUVEUR. De fait est que, parce queMorisset prétend qu’il est professeur de savateà l’École polytechnique, et qu’il a été reçu pré-vôt d’armes par le bourreau des crânes, il vousprovoque pour un rien. Mais qu’est-ce que tusais donc sur lui, Duraton ?

DURATON. D’abord, mes vieux, il paraîtraitqu’il ne s’appelle pas Morisset…

PLUSIEURS BUVEURS. Tiens, tiens, tiens,vraiment ! pourquoi donc cache-t-il son nom,alors ?

DURATON. Voilà ! Or, vous m’avouerezqu’un particulier qui est obligé de cacher sonvrai nom ne doit pas sortir d’une vie d’une trèsgrande propreté ni d’une entière blancheur.

UN BUVEUR. C’est vrai. Et quel est donc lenom de Morisset ?

Les Enfants de l'amour 352/663

Page 353: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

DURATON. On m’a affirmé qu’il s’appelaitM. de Saint-Lambert.

UN BUVEUR. Fichtre !… un noble !

AUTRE BUVEUR. Ça expliquerait ses bellesmanières. Mais comment as-tu découvert lepot aux roses, Duraton ?

DURATON. Vous savez qu’il y a trois jours,lorsqu’on a joué ici la dernière queue d’hon-neur, Justin, le sous-chef de claque de l’Opéra,nous a amené un de ses amis de Bordeaux.

UN BUVEUR. Ah ! oui, un Bordelais, un noi-reau, qui gas-sécônne.

DURATON. C’est ça même. Or, Morisset, depremière force au billard, a gagné cette queued’honneur, qu’il a même manqué de casser surla boule d’un respectable vieillard faisant par-tie de la galerie, parce qu’il avait dit son avissur un carambolage douteux. Pendant la par-tie, je voyais le Bordelais regarder, dévisagerMorisset, tant et si bien que je dis à Justin :« Engage ton ami à ne pas ainsi dévisager

Les Enfants de l'amour 353/663

Page 354: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

notre syndic : il n’est pas endurant ; ça pourraitcauser du bruit. » Ce matin, Justin vint mevoir et me dit : « Je viens te rendre service,à toi et aux amis. Sais-tu pourquoi ce Borde-lais, que j’ai amené ici avant-hier soir, regar-dait toujours votre syndic ? — Non. — C’estqu’il croyait le reconnaître, et il l’a en effet re-connu pour un certain M. Saint-Lambert, qu’ila vu à Bordeaux, où il tenait un biribi de lahaute société, avec une baronne de hasard,belle comme un ange, et coquine finie. Or, ilsont tant filouté et volé au jeu, qu’un soir la po-lice a fait une descente dans le biribi ; la ba-ronne a été pincée, mais le Saint-Lambert a pufiler. »

PLUSIEURS BUVEURS. Notre syndic estalors tout bonnement un escroc ?

DURATON, Minute, mes pauvres vieux ! s’iln’était que cela… ce serait déjà très gentil,n’est-ce pas ? mais je crains qu’il ne soit mieuxgradé encore.

Les Enfants de l'amour 354/663

Page 355: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

UN BUVEUR. C’est donc un vrai voleur ?Merci du syndic !

DURATON. Le Bordelais a dit à Justin quelorsque Saint-Lambert avait échappé à la po-lice de Bordeaux, il était recherché pour uncrime de faux, commis il y avait plusieurs an-nées, sous un autre nom que celui de Saint-Lambert.

UN BUVEUR. Ah çà ! ce brigand-là a doncautant de noms que le calendrier !

AUTRE BUVEUR. Un voleur, un faussaire !notre syndic !… Un repris de justice !… Mais ilfaut le dégommer, et plus vite que ça !

AUTRE VOIX. Ce serait nous déshonorerque de le garder parmi nous.

DURATON. C’est pour cela, mes bons vieux,que je vous ai donné rendez-vous ce matin.D’abord, ce n’est déjà pas d’aujourd’hui quenous nous sommes aperçus que Saint-Lambert,dit Morisset, nous carottait.

Les Enfants de l'amour 355/663

Page 356: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

UN BUVEUR. Parbleu ! depuis quelquetemps, il nous renvoie toujours aux calendesgrecques quand on lui demande de mettre,comme nous, son gain à la masse, pour la par-tager ensuite entre tous, selon nos conven-tions.

PLUSIEURS BUVEURS. C’est un brigand !C’est jugé. Il faut lui défendre de remettre lespieds à l’estaminet.

DURATON. Minute, mes bons vieux ! il nefaut pourtant pas condamner les gens sans lesentendre. Le Bordelais affirme que Morisset estune franche canaille ; ce garçon n’a aucun in-térêt à mentir, c’est vrai, mais enfin il peut setromper.

UNE VOIX. À la rigueur, ça peut être.

DURATON. Voilà donc quel serait mon avis,mes bons vieux : Morisset va venir, comme àl’ordinaire, prendre son absinthe, et faire sapartie de billard, avant dîner ; faisons-le ap-peler ici, demandons-lui d’abord nos comptes

Les Enfants de l'amour 356/663

Page 357: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sans tergiverser, et puis, nous lui dirons : « Mo-risset, on nous a raconté telle et telle chose detoi ; si ces choses sont vraies, tu vas nous fairel’amitié de laisser là ton syndicat et de ne plusremettre les pieds dans notre estaminet ; nouste le défendons. Si, au contraire, ce qu’on te re-proche est faux… »

UN BUVEUR. Parbleu !… il dira que c’estfaux…

DURATON. Minute, mes bons vieux, mi-nute ! Vous sentez bien que nous serionssimples comme des jobards qui achètent desplaces de vingt-septième tabouret dans le couloirdes troisièmes pour une représentation à béné-fice, si nous nous contentions de la parole deMorisset. Oh ! oh ! pas si actionnaire ! j’ai prévule coup de temps.

UN BUVEUR. Et comment feras-tu ? Car en-fin si Morisset nie la chose…

DURATON. S’il nie la chose, je lui dirai :« Morisset, tu prétends, n’est-ce pas, que tu

Les Enfants de l'amour 357/663

Page 358: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

n’as rien sur la conscience, que tu t’es toujoursappelé Morisset ? eh bien ! moi, je vais te don-ner un moyen bien simple de nous convaincreet de faire taire les mauvaises langues… »

À ce moment, le garçon qui a servi le bol devin chaud entre précipitamment et l’air effaré.

DURATON, au garçon. Eh bien ! Armand,qu’est-ce qu’il y a ?

LE GARÇON. Messieurs… ah ! messieurs !…c’est M. Morisset !… Il vient d’entrer dans l’es-taminet !… Ah ! messieurs !

DURATON. Achevez donc ! vous avez l’airtout ahuri !

LE GARÇON. C’est que M. Morisset…

DURATON. Eh bien ! M. Morisset ?

LE GARÇON. D’abord il a l’air très lancé…vous savez ? il a son chapeau en arrière, et ilfait le grand moulinet avec sa canne.

UN BUVEUR. Oh ! alors, s’il fait le grandmoulinet… ça y est, Morisset est paf !

Les Enfants de l'amour 358/663

Page 359: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

LE GARÇON. Si paf qu’en moulinant il a qua-si enlevé la planche d’un journal qu’un vieuxmonsieur à cheveux blancs lisait à une table,là, tout près, derrière la porte vitrée du cabinetoù vous êtes. Mon bourgeois ayant prié trèshonnêtement M. Morisset de faire attention,M. Morisset l’a envoyé à tous les diables ; car,en outre qu’il est paf, il a l’air de jouir d’une hu-meur de dogue pour le quart d’heure.

DURATON. Après ? Est-ce que vous avezpeur qu’il vous mange, et nous aussi ?

LE GARÇON. Non, messieurs, mais…

Le garçon ne put achever, car l’on entenditau dehors du cabinet le bruit d’une altercationassez violente, et, presque au même instant,une voix enrouée qui disait : — Je veux voir,moi, s’il est vrai que les amis ne sont pas là.

Et la porte s’étant brusquement ouverte,Delmare, dit Saint-Lambert, dit Morisset, entradans le cabinet où ses camarades se trouvaientalors réunis.

Les Enfants de l'amour 359/663

Page 360: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XXII

Adalbert Delmare (rendons-lui son véri-table nom) avait alors environ vingt-sept ans,car vingt-deux ans s’étaient passés depuis quele délicieux enfant à figure rose et à cheveuxblonds avait un jour, sur le boulevard de Gand,attiré par la gentillesse de son babil l’attentionde madame de Bourgueil et de son mari.

Vingt-deux ans s’étaient passés, et l’inno-cent enfant, élevé dans le luxe, choyé, gâté,idolâtré par sa mère et par M. Delmare, étaitdevenu, après des traverses sans nombre, syn-dic des marchands de billets de spectacle, etallait sans doute, en raison de ses déplorablesantécédents, être expulsé de cette société com-merciale.

Les traits de Delmare, qui offraient une res-semblance remarquable avec ceux du généralRoland, étaient beaux, mais déjà flétris par lesexcès. Le vice, la débauche, les avaient mar-

Les Enfants de l'amour 360/663

Page 361: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

qués de leur empreinte ineffaçable. Vêtu avecune sorte d’élégance, grand et svelte, robusteet intrépide, son attitude provocante disait as-sez qu’il avait conscience de sa force et de sonadresse dans les exercices du corps, où il ex-cellait. Souvent à bout de ressources, il avaitprofité de sa supériorité de gladiateur pour ga-gner quelque argent. Tout dans cet homme of-frait le type affligeant de cette lente et succes-sive dégradation morale et physique qui altèrel’âme comme le corps. Ses yeux rougis, sesjoues plombées, et surtout sa bouche aux coinsabaissés et à la lèvre inférieure un peu tom-bante, donnaient à ses traits, primitivementbeaux et distingués, une expression basse etcynique. Sa voix, autrefois douce et mâle, étaitdevenue rauque et enrouée par l’abus des li-queurs fortes.

Lorsque Delmare entra dans le cabinet oùse trouvaient réunis ses associés, il avait sonchapeau sur la tête, une main dans la pochede son vaste pantalon plissé, et de son autre

Les Enfants de l'amour 361/663

Page 362: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

main il traînait sur ses talons une lourde canneplombée.

Le garçon de l’estaminet et son patron, peusoucieux d’assister à la scène qui allait se pas-ser entre les habitués et leur syndic, se reti-rèrent et fermèrent la porte, de peur que lebruit probable d’une discussion orageuse n’ar-rivât aux oreilles des autres consommateurs del’établissement.

Delmare était trop fin, trop pénétrant, pourne pas remarquer, malgré son état de demi-ivresse, que sa présence inattendue embarras-sait et intimidait ses associés. Leurs figures ré-vélaient une malveillance contenue. Duratonseul, calme, résolu, semblait très décidé à nepas se laisser imposer par les habitudes auto-cratiques du syndic ; aussi une sorte d’accordtacite et unanime parmi les associés laissa laquestion se poser entre Delmare et Duraton.

Après un moment de silence, Delmare,voyant sur la table le bol de vin chaud non

Les Enfants de l'amour 362/663

Page 363: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

complètement épuisé, déposa son cigare, seservit lui-même un verre de ce breuvage, et lebut lentement au milieu du glacial et profondsilence de ses associés. Après quoi, faisant cla-quer sa langue contre son palais, il reprit soncigare, dont il aspira plusieurs fois vivement lafumée afin de le raviver.

— Il paraît, – lui dit Duraton, – que tutrouves notre vin bon ?

— Pas mauvais !… mais ce que je trouvemauvais, et très mauvais, – reprit Delmare enpromenant sur la réunion un regard mena-çant, – ç’est qu’on ait l’air de se cacher de moi,c’est qu’on me fasse dire par le garçon qu’il n’ya personne ici, lorsque vous y êtes tous.

— Comme la volonté de tous est supérieureà la volonté d’un seul, – dit froidement Dura-ton, – il nous a plu de nous réunir sans toi…

— Ah bah ! – reprit Delmare en éclatant derire. – Il paraît que nous donnons dans la ré-

Les Enfants de l'amour 363/663

Page 364: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

forme électorale, et que nous ne respectonsplus l’autorité ?…

— Si l’autorité ne nous va plus, – dit Dura-ton, – pourquoi pas la démolir ?

— Une insurrection… contre votre syndic ?reprit Delmare en redoublant d’hilarité ; c’estdrôle !

— Drôle ? – dit Duraton ; – peut-être.

— Ah ça ! – reprit Delmare avec un dédai-gneux ricanement, en faudra donc que j’ap-pelle à moi ma garde municipale ?

— Comprends pas, fit Duraton.

— Comprends-tu ? – fit Delmare en mettantsa grosse canne sur la table.

Un frémissement d’indignation courut par-mi les associés ; les plus timides même étaientprêts à se rebeller contre cette insolente me-nace ; mais Duraton, les calmant du regard etdu geste, continua : — Tu sens bien, mon bon-homme, que nous ne sommes pas des cadets à

Les Enfants de l'amour 364/663

Page 365: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

se laisser mener au bâton ; nous t’avons choisipour syndic, mais nous pouvons te dégommerquand ça nous plaira.

— Vraiment ?… Eh bien, essayez !

— Ainsi, tu resterais notre syndic malgrénous ?

— Pardieu !

— Tu es fou !

— Écoutez-moi, – dit Delmare d’une voixlente et les sourcils froncés, – je déclare ici quecelui que vous auriez le malheur de nommersyndic à ma place, et qui aurait le front d’ac-cepter, aurait affaire à moi !… et rudement !…et crânement ! Avis aux amateurs, s’il y en a, etje ne le crois pas.

— Très bien, mon bonhomme, tu nous faisfiger la moelle des os, rien qu’en nous regar-dant ; tu nous mangeras tout crus, à la croque-au-sel, c’est entendu, – reprit Duraton. – Maisd’abord veux-tu, une dernière fois, oui ou non,

Les Enfants de l'amour 365/663

Page 366: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

nous rendre nos comptes ? Tu dois avoir encaisse, sans parler de tes bénéfices à toi, dontnous ne voyons pas un sou depuis un mois,tu dois avoir six cent soixante-dix francs. Oùsont-ils ?

— Curieux, va !…

— Il ne s’agit pas de plaisanter. Où est notreargent ?

— J’ai employé les fonds à l’achat d’un im-meuble pour la société, – répondit Delmare enraillant ; – une occasion magnifique, une mai-son dans la rue de la Paix, qui rapporte cin-quante mille francs de rente.

— Mon bonhomme, tu ne nous entortilleraspas avec ton bagou. Notre argent, oui ou non ?

— Duraton, prends garde ! – dit Delmared’une voix sourde et irritée. – Il y a longtempsque tu me fatigues ! Si tu n’es pas un lâche,nous allons sortir et nous amuser, où et commetu voudras : épée, pistolet, canne ou savate.

Les Enfants de l'amour 366/663

Page 367: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est là, mon bonhomme, une manièrecomme une autre de régler ses comptes. Mer-ci ! Une dernière fois, notre argent ?

— Duraton, – s’écria Delmare d’une voiximpérieuse et irritée, – assez, mille tonnerres,assez !

— Tu as raison, c’est assez… c’est tropmême de t’avoir si longtemps gardé pour syn-dic !… Je vous le demande à vous tous, mespauvres vieux ?

— À bas Morisset ! nous ne voulons plus detoi pour syndic ! – Tu nous as floués !

Tels furent les cris qui accueillirent les pa-roles de Duraton. Mais Delmare, se levant,pâle, dédaigneux, courroucé, frappa violem-ment sur la table avec sa canne et s’écria d’unevoix tonnante : — Silence !… tas de stupidesbraillards ! Comment ! un homme comme moidescend jusqu’à vous, vous fait prospérer, vousrend d’immenses services, et voilà sa récom-pense !…

Les Enfants de l'amour 367/663

Page 368: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Mais, Morisset, – dit une voix, – il faut…

— Silence ! – cria-t-il d’une voix plus forteencore. – Silence !… et répondez ! Avant dem’avoir pour syndic, osiez-vous seulementvous présenter dans les riches maisons ? osiez-vous seulement dépasser l’antichambre ! Non !aussi étiez-vous rançonnés par les intendantsou autres gens chargés de la cession des loges.Moi, au contraire, grâce à mon savoir-vivre,j’arrivais jusqu’au salon, je traitais directementavec le locataire. Alors, qu’est-ce que je fai-sais ? Mettant son amour-propre en jeu, le flat-tant, l’entortillant, lui donnant honte de liarder,lui grand seigneur, ou elle grande dame, pourune misérable différence de quinze à vingtfrancs pour une loge, j’obtenais des rabais decinquante pour cent sur une location, que nousrevendions avec un bénéfice de cent pour centet plus. Répondez, butors ! est-ce vrai ? Et cen’est pas tout ! Est-ce que dans votre hébéte-ment naturel, vous êtes capables, à la seuleinspection de la mine d’une pratique, d’imagi-

Les Enfants de l'amour 368/663

Page 369: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ner l’histoire qu’il faut lui couler pour l’ame-ner à payer une stalle ou une loge des prix stu-pides ? Est-ce que vous êtes assez solides, tasde poltrons, pour aller, comme moi, signifierà cet ancien contrôleur, que s’il avait le mal-heur de nous faire concurrence, je le mettraistous les quinze jours au lit pour trois mois ? Etquand il y a un de ces faux lions qui prennent àcrédit une loge pour une lorette, et qui se fonttirer la crinière pour payer, est-ce que ce n’estpas encore moi, toujours moi, qui me chargede le faire financer, ce lion de bricole, en luimontrant que j’ai des crocs plus longs que lessiens ? Mais vous, que feriez-vous, mille ton-nerres ! Et c’est après tout ce que j’ai fait pourvous que vous voudriez me dégommer ! etpourquoi ? pour vingt-cinq ou trente louis !lorsque je vous ai fait gagner, depuis deux sai-sons, cinq ou six mille francs ! Tenez, tas deniais que vous êtes, si je n’avais pas pitié devous, je vous prendrais au mot, et je vous di-rais : « Arrangez-vous comme vous pourrez ! »

Les Enfants de l'amour 369/663

Page 370: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Mais, prenez garde ! c’est ce qui vous arriverasi vous avez encore le malheur de souffler !

L’éloquence de l’orateur ne fit aucune im-pression sur Duraton. Il reprit froidement :— Tout ça, mon bonhomme, c’est des mots,et pas des comptes ; dans les premiers tempsde ton syndicat, c’est vrai, nous avons gagné,grâce à toi, plus qu’auparavant ; mais, depuiscet hiver, tu gardes les gros morceaux et tunous donnes les miettes.

— Je vous donne ce qui vous revient !

— C’est ton idée, mais pas la nôtre ; nousne voulons donc plus de toi pour syndic ;d’abord parce que tu nous as carottés, etpuis…

— Et puis ?

— Et puis, parce qu’il court de mauvaisbruits sur ton compte.

— Quels bruits ?

Les Enfants de l'amour 370/663

Page 371: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— On dit d’abord que tu ne t’appelles pasMorisset.

— Vraiment ! et c’est tout ?

— On dit encore que tu t’appelles de Saint-Lambert.

— Joli nom, pardieu ! – reprit Delmare avecune audace imperturbable. – Saint-Lambert, çavous a un parfum d’aristocratie qui sent sonseigneur d’une lieue ! j’aurais pu choisir plusmal ? Après ? que dit-on encore ?

— On dit encore que tu as tenu un biribi àBordeaux, avec une baronne de rencontre, etque, dans ce biribi, les joueurs étaient volés, cequi fait que la police s’en est mêlée.

— De façon que je serais un escroc, un fi-lou, mons Duraton ?

— Mieux que cela, mons Morisset… oumons de Saint-Lambert, mieux que cela !

— Mieux que cela, – dit Delmare, qui, mal-gré son assurance apparente, commençait à

Les Enfants de l'amour 371/663

Page 372: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

s’inquiéter ; – mieux que filou !… mieux qu’es-croc !

— Oui, – reprit Duraton, – car on ditqu’avant de t’échapper de Bordeaux, lorsque tabaronne a été pincée, – tu avais eu des raisonsavec la justice pour un faux commis sous unautre nom que celui de Saint-Lambert.

— Est-ce tout, Duraton ?

— Oui.

— Et qu’est-ce qui a dit cela ?

— Quelqu’un.

— Son nom ?

— C’est notre secret.

— Une dénonciation anonyme ! – dit Del-mare en haussant les épaules et sentant faiblirson audace. – Et vous croyez à cela, imbécilesque vous êtes ! vous ne voyez pas que c’estquelque concurrent jaloux de la prospérité denotre société, dont je suis l’âme, qui veut vous

Les Enfants de l'amour 372/663

Page 373: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

pousser à vous séparer de moi, pour vous en-foncer !

— La prospérité dont tu parles et que nouste devons, reprit Duraton, – nous en avons detrop ; elle nous coûte assez cher ; aussi nous tedégommons de ton syndicat, ç’est convenu…Il n’y a pas à revenir là-dessus. Et d’un !

— Bon ! – dit Delmare en raillant et conte-nant à peine sa colère.

— Maintenant, comme tu peux être, il fautte rendre cette justice, un utile associé, pourvuqu’on te surveille de près, nous consentirons àte garder dans la société.

— Ah bah ! vous me feriez cet honneur ? –vrai, mes honorables seigneurs ?

— Oui, mais à une condition.

— Des conditions ?… c’est charmant !

— Il faut d’abord nous prouver que les mau-vais bruits qui courent sur toi sont faux.

Les Enfants de l'amour 373/663

Page 374: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ma parole d’honneur, ces drôles font lesdélicats ! s’écria Delmare avec un éclat de riresardonique qui cachait ses craintes et sa rage ;ce sont de vraies rosières !

— Mon bonhomme, nous ne nous donnonspas absolument pour des rosières, non ; seule-ment nous ne voulons ni voleurs ni escrocspour syndics ou pour associés.

— Et cet escroc, ce voleur, c’est moi ?

— Il ne tient qu’à toi, mon bonhomme, deprouver le contraire et de rester dans notre so-ciété… Il y a un moyen bien simple.

— Et ce moyen ?

— Nous allons aller chez le commissaire depolice du quartier, le père Chabert, bonhommedu reste ; nous lui dirons : « Monsieur Chabert,on nous a dit des choses sur l’un de nos asso-ciés ; cet associé dément ces choses. Le voicilui-même ; s’il est, comme on dit, un repris dejustice, son signalement et son dossier sont àla police ; il vient donc à vous, en brave gar-

Les Enfants de l'amour 374/663

Page 375: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

çon, vous prier, monsieur Chabert, de prendredes informations sur lui, afin de nous rassureret de nous convaincre que nous n’aurons pasun voleur pour associé. » Or, si tu n’as riensur la conscience, mon bonhomme, nous al-lons aller à l’instant chez le père Chabert ; situ refuses, c’est que les mauvais bruits sontvrais ; alors nous te chassons de notre société ;oui, nous te chassons ! Tu as beau caresser tacanne d’un air méchant : il n’y a pas à fairele casseur, le bourreau des crânes ; car vois-tu, mon bonhomme, si tu avais le malheur devouloir toucher l’un de nous, le bureau du pèreChabert n’est pas loin… Le corps de garde nonplus… Songes-y bien !

À cette menace, Delmare se mordit leslèvres de rage muette et resta silencieux.

Duraton reprit : — Ah ! ah ! le père Chabertet le corps de garde… ça paraît te donner sur lacrête ?… mais rassure-toi, notre métier à nousn’est pas d’être mouchards ; file d’ici sans tam-bour ni trompette ; nous ne dirons rien ; mais

Les Enfants de l'amour 375/663

Page 376: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

si tu veux faire le méchant, gare le père Cha-bert !…

La proposition de Duraton avait fait pâlirDelmare ; mais dissimulant son anxiété, il re-prit audacieusement avec un sourire de dé-dain : — Je ne m’abaisserai pas, drôles quevous êtes, à me justifier devant vous, et à de-mander un certificat à la police pour avoirl’honneur de faire plus longtemps partie devotre estimable société ; vous me regretterezquand vous m’aurez perdu ; il sera trop tard !

— Tu parles là, mon bonhomme, commeNapoléon à Sainte-Hélène, – reprit Duraton enhaussant les épaules et levant la séance ; – or,puisque tu te donnes des genres à la Napoléon,tu dois savoir qu’il a dit qu’on devait laver sonlinge sale en famille ; aussi, nous venons defaire une fière lessive !

Delmare, obligé de subir ces sarcasmes dela part d’hommes si longtemps dominés et in-timidés par lui, allait peut-être se laisser aller

Les Enfants de l'amour 376/663

Page 377: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

à d’imprudents emportements, lorsque la portedu cabinet s’ouvrit et Pietri entra, en disant :— Monsieur Morisset, s’il vous plaît, mes-sieurs ? l’on m’a assuré qu’il était ici.

— Voilà M. Morisset, – dit Duraton à Pietrien lui indiquant Delmare du geste. – Si vousavez à causer avec lui, mon brave homme,nous vous laissons la place libre.

Puis, pendant que ses camarades quittaientsuccessivement le cabinet, Duraton s’approchade Delmare et lui dit tout bas : — À dater dedemain, nous te défendons de mettre les piedsà l’estaminet de la Grosse-Pipe.

Et Duraton sortit, laissant Delmare tête àtête avec Pietri.

Les Enfants de l'amour 377/663

Page 378: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XXIII

Delmare n’avait de sa vie vu Pietri ; il leregardait avec un mélange de défiance et demauvaise humeur causée par la scène précé-dente. Le Corse lui dit, en appuyant sur cenom de Morisset : — Monsieur Morisset, je dé-sire avoir l’honneur de vous entretenir dechoses fort particulières et fort importantes.

— D’abord, qui êtes-vous, monsieur ? quevoulez-vous ?

— Si vous le permettez, monsieur Morisset,au lieu de causer très haut et près de cetteporte vitrée, nous parlerons bas et nous nousretirerons près de la croisée.

— Pourquoi ces précautions, monsieur ?

— Je vais vous le dire, monsieur Morisset…je vais vous le dire ; mais, pardon, vous ne mereconnaissez pas ?

— Je ne vous ai jamais vu…

Les Enfants de l'amour 378/663

Page 379: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Si ; mais vous ne m’aurez pas remarqué ;car tout à l’heure la planche du journal queje lisais me cachait la figure, lorsque, faisantun superbe moulinet avec votre canne, vousavez…

— Ah ! c’était vous qui étiez dans l’estami-net, là, près de la porte ?

— Et si près de la porte, monsieur Morisset,que je n’ai pas perdu un mot, un seul mot de lapetite discussion commerciale et amicale quevous avez eue tout à l’heure avec messieursvos associés.

— Vous ? – murmura, Delmare en reculantd’un pas. Qu’est-ce à dire !

— Ç’est à dire, monsieur Morisset, qu’ainsique j’avais l’honneur de vous le faire observertout à l’heure, il vaut mieux parler bas et nousrapprocher de cette fenêtre, que de parler hautet de rester près de cette diable de porte vitrée,fort indiscrète, comme vous voyez.

Les Enfants de l'amour 379/663

Page 380: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Ce disant, Pietri se dirigea vers la croisée,suivi de Delmare, qui, regardant cet inconnuavec une alarme croissante, lui dit brusque-ment, mais en modérant le ton habituellementélevé de sa voix : — Et que veniez-vous fairedans cet estaminet, monsieur ?

— La question est singulière, monsieur Mo-risset ! Cependant j’y répondrai. Je vous atten-dais ici, sachant vous rencontrer en ce lieu.

— Finissons. Que me voulez-vous ?

— Vous parler confidentiellement de la partd’une belle dame.

— Est-ce une plaisanterie ?

— Pas le moins du monde, monsieur Moris-set. J’ai dit une belle dame. Or, vous convien-drez, comme moi, que madame la baronne deMontglas est remarquablement belle… hein ?

— Comment ! – reprit Delmare en jetant unregard profond et pénétrant sur la Corse, –vous venez de la part de…

Les Enfants de l'amour 380/663

Page 381: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— De la part de madame la baronne, qui,pour être sans doute au centre de ses relationsde société, a pris un pied-à-terre à Saint-La-zare, d’où je sors ; témoin ce billet écrit aucrayon par une main divine, que vous avez,je l’espère, plus d’une fois baisée avec amour,quoique la chaste baronne fasse la prude et as-sure que rien n’a été plus platonique que votremutuel attachement à tous deux.

Delmare, occupé à lire le billet de Louisa,n’entendit pas le sarcasme de Pietri ou ne vou-lut pas y répondre, et reprit : — J’ai eu, en ef-fet, entre les mains plusieurs papiers apparte-nant à Louisa, et entre autres son extrait denaissance. Elle me prie de vous le remettre. Iln’y a qu’une petite difficulté, ç’est que je nevous le remettrai pas.

— Oh ! oh !

— Oh ! oh ! tant qu’il vous plaira. D’abord,je ne sais pas qui vous êtes ; je sais encoremoins ce que vous voulez faire de l’extrait de

Les Enfants de l'amour 381/663

Page 382: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

naissance de Louisa… Et, d’ailleurs, je sauraistout cela, que je ne vous confierais pas cetacte.

— Ah ! ah !

— Cela vous étonne et vous chiffonne, c’estpossible ; mais pour moi, cet acte est une ga-rantie, et je le garde.

— Une garantie de quoi, monsieur Moris-set ?

— Peu vous importe.

— Jeune homme, jeune homme, vous m’af-fligez ! Quoi ! de la défiance, du mystère, pourun ami intime de la baronne ?… Ah ! c’est mal,monsieur Morisset, très mal ! Eh bien ! moi,pour me venger en galant homme, qui rendun bon procédé pour un mauvais, je m’en vaisvous donner l’exemple de la confiance.

— Je n’ai que faire de votre confiance ! – ré-pondit Delmare en examinant son interlocu-teur avec un redoublement d’inquiétude, causé

Les Enfants de l'amour 382/663

Page 383: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

par l’accent sardonique du Corse ; – vous de-vez être de ces gens dont la confiance cache unpiège ou une trahison.

— Allons donc, monsieur Morisset ! vousêtes un garçon d’esprit et de tête ; la baronnene vous eût pas, sans cela, choisi pourconseiller intime. Froide épithète qui, j’en suiscertain, dissimulait un tendre attachement.Voyons, avouez-moi que l’amour…

— Je n’ai rien à vous avouer. Allez audiable !

— J’en étais sûr. La baronne a trahi pourvous… cet infortuné baron ! ! !

— Louisa n’a jamais été ma maîtresse ; sivous la connaissez, elle a dû vous le dire ;mais, encore une fois, finissons ! il ne s’agit pasde parler ici d’amourettes ; vous me demandezl’acte de naissance de Louisa, vous ne l’aurezpas ; et là-dessus, bonsoir, les amis !

— Un moment donc, un moment, monsieurMorisset ! Vous oubliez que moi, à l’encontre

Les Enfants de l'amour 383/663

Page 384: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

de votre défiance, j’ai une foule de choses àvous confier.

— Merci, cela ne me tente pas.

— Voyons, monsieur Morisset, faut-il qu’àl’exemple de messieurs vos associés, je vousmenace du père Chabert, le commissaire depolice ? Je vous ai dit que rien n’était plus per-fide que ces portes de vitres. J’ai tout entendu.

— Qu’est-ce que ça me fait à moi, que vousayez entendu ? Je vous répondrai ce que j’aidéjà répondu à ces drôles : Je n’ai rien à redou-ter de la police.

— Même sous le nom de Saint-Lambert,que ces honnêtes et scrupuleux industriels ontaffirmé être le vôtre… je me trompe, un desvôtres. Allons, méchant garçon, je vais, ainsique je vous l’ai promis, m’épancher avec vous,et vous dire ce que vos estimables collègues nesavaient point ; je vais vous dire, en un mot,votre nom, votre véritable nom : vous vousnommez Delmare. Oui, Adalbert Delmare.

Les Enfants de l'amour 384/663

Page 385: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Vous avez perdu votre mère à l’âge de six àsept ans ; quand elle est morte, elle était veuvedepuis deux ans de M. Jean Delmare. Ah ! voi-là maintenant que vous me regardez avec stu-peur, avec effroi ! Eh ! eh ! vous n’avez pas tort,car il y a en effet pour vous de quoi trembler,si vous vouliez lutter contre ma volonté. Soyezau contraire docile, et vous n’aurez point àvous en repentir.

Delmare garda longtemps le silence ; sestraits exprimèrent tour à tour la surprise, la co-lère, la terreur ; enfin, il dit au Corse, en sou-riant d’un air cynique et sombre : — Tenez,vous m’avez l’air d’un vrai scélérat…

— C’est étonnant ! Il faut que cette péné-tration tienne de famille : la baronne a fait lamême remarque.

Delmare resta un instant plongé dans un si-nistre silence, en proie à une lutte intérieure,puis il dit comme quelqu’un qui prend un partidésespéré : — Au fait… je n’ai plus rien à mé-

Les Enfants de l'amour 385/663

Page 386: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

nager !… Vous venez à point ; hier ou demain,j’aurais nié ou je nierais peut-être qui je suis ;aujourd’hui, je l’avoue, je n’ai plus le sou ; jene sais où donner de la tête, et, à l’heure qu’ilest, peut-être, ces misérables me dénoncent àla police, parce qu’ils me redoutent. Je ne saispas ce que vous voulez de moi, mais ce n’estpas sans raison que vous venez me trouver ; jepeux gagner quelque chose à être sincère avecvous… C’est un coup de dés… je le joue… J’enai, pardieu ! joué bien d’autres !… Eh bien ! oui,j’ai été poursuivi, sous le nom de Saint-Lam-bert, pour filouterie au jeu ; oui, je m’appelleAdalbert Delmare ; oui, j’ai été condamné sousce nom, par contumace, à cinq ans de galères !

— Que dit-il ! – s’écria le Corse en joignantles mains, tandis que sa physionomie expri-mait une joie féroce ; – des galères !… il y au-rait des galères !… oh ! ce serait trop beau !…trop beau !

Delmare regardait le Corse avec stupeur.Un moment il le crut fou.

Les Enfants de l'amour 386/663

Page 387: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je vous en conjure, – reprit Pietri d’unevoix haletante, – répétez-moi cela… car je nepuis en croire mes oreilles ; vous dites queavez été condamné ?…

— À cinq ans de galères, – reprit Del-mare, – pour faux qualifié… Êtes-vous content,mon maître ?

— Si je suis content !… Ô mon Dieu ! il medemande si je suis content !… Il me croit doncbien ingrat ! – s’écria le Corse d’une voix entre-coupée.

Puis, fouillant dans sa poche, il en tira unportefeuille, y prit un billet de mille francs, etle montrant à Delmare de plus en plus ébahi, ilreprit : — Vous me demandez, mon noble ami,si je suis content que vous ayez été aux ga-lères ! Voilà ma réponse.

Et il tendit son billet de mille francs.

— Je ne suis pas riche, – ajouta-t-il, – je nepossède que quelques petites économies, etpourtant voici un bel et bon billet de mille

Les Enfants de l'amour 387/663

Page 388: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

francs que je vous prie d’accepter, comme unefaible preuve de la joie, de l’ivresse où meplonge ce que vous venez de m’apprendre ausujet de ces cinq ans de galères !

Et regardant Delmare d’un œil de doute, enramenant à lui la main qui tendait le billet ou-vert, il reprit : — Cependant, si vous vous van-tiez, si vous abusiez de la crédulité d’un pauvrevieillard, si ces cinq ans de galères étaient unefable… Mais, dame ! on a vu parfois des fan-farons de crime… Mais non, non, je m’en fieà ce je ne sais quoi de votre physionomie quime dit que vous ne vous vantez pas, mon digneami. Je me fie à votre parole. Oui, jurez-moique vous avez été condamné à cinq ans de ga-lères, sous le nom d’Adalbert Delmare ; et non-seulement ces mille francs sont à vous, maisils ne seront, voyez-vous, que l’aurore du jourdoré qui doit se lever bientôt pour vous… Par-don de cette poésie… mais vous concevez : lajoie, l’ivresse, cela rend presque fou… et quidit poète, dit fou.

Les Enfants de l'amour 388/663

Page 389: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Malédiction ! – reprit Delmare, qui, secroyant tête à tête avec un insensé, tremblaitd’avoir compromis ses funestes secrets ; –mais il est fou à lier, ce misérable !… Et j’aiparlé !

— Vous croyez peut-être que ce billet estfaux ? – dit Pietri.

Et courant à la porte vitrée, il l’ouvrit, ap-pela le garçon, et lui dit d’aller changer pourde l’or le billet qu’il lui remit. Revenant alorsauprès de Delmare, qui croyait rêver, il conti-nua : — Quand vous allez, tout à l’heure, em-pocher cinquante beaux et bons louis, reve-nant de chez le changeur, y croirez-vous ?

— Eh ! mille tonnerres ! je pourrai croire àl’or quand je l’aurai empoché ; mais je ne croi-rai pas pour cela à votre bon sens.

— Mon bon sens… Ah ! mon digne ami,je n’ai jamais eu la raison plus nette ni plusferme, je vous le jure, et vous le prouverai.Ce qui vous semble maintenant étrange, inouï,

Les Enfants de l'amour 389/663

Page 390: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

s’éclaircira plus tard à vos yeux. Alors vouscomprendrez que si j’étais riche, je payeraisbien autrement votre condamnation à cinq ansde galères sous le nom d’Adalbert Delmare !condamnation dont je pourrai d’ailleurs m’as-surer au greffe de la cour d’assises ; non queje doute de votre parole, mon noble ami, Dieum’en garde ! mais enfin, c’est une petite satis-faction que je veux me donner. Et puis, j’ai be-soin de la date précise de ce beau jour, de cetineffable jour !

Delmare hésitait encore à croire son inter-locuteur dans son bon sens, lorsque le garçonrentra, tenant un rouleau d’or qu’il remit auCorse, puis il sortit.

— La preuve que je vous crois et que vousdevez avoir toute confiance en moi, – dit Pietrien vidant le contenu du rouleau dans sa main,et faisant miroiter cette poignée de pièces d’oraux yeux de Delmare, qui étincelaient de cu-pide convoitise, – la preuve que je ne suis pas

Les Enfants de l'amour 390/663

Page 391: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

un ennemi, mais un ami, c’est que ces millefrancs sont à vous ; tenez, prenez-les.

Et les pièces d’or passèrent de la main duCorse dans celle de Delmare. Celui-ci, malgréson ébahissement, glissa prestement les cin-quante louis dans les deux poches de son gilet,et resta quelques moments silencieux, cher-chant le mot d’une énigme qui lui parutd’abord incompréhensible ; mais, soudain, sefrappant le front, comme s’il eût pénétré cemystère, il s’écria : — J’y suis ! je devine !

— Que devinez-vous, mon digne ami ? – luidit Pietri ; – j’espère que maintenant nous n’au-rons plus de secrets l’un pour l’autre ?

— Non, pardieu ! vous n’êtes pas fou, vieuxscélérat, tant s’en faut !

— Voyons… expliquez-vous…

— Louisa vous aura parlé de moi commed’un homme bon à tout, prêt à tout, et qui desa vie n’a connu la peur. Vous avez quelquemauvais coup à faire ; je vous semble un ins-

Les Enfants de l'amour 391/663

Page 392: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

trument commode ; je vous ai avoué que j’étaisplus criminel que vous ne le pensiez. De làvotre joie en apprenant mes cinq ans de ga-lères… Plus l’instrument est endurci, meilleursans doute il est à vos yeux… Vous me tenezpar mon secret ; je suis maintenant à vouscorps et âme, n’est-ce pas ? Eh bien ! ça me va !car dans ma diable de position, je n’ai plus lechoix des expédients.

— Vivent les garçons d’esprit ! Vous seriezdigne d’être le frère de la baronne ! – s’écriaPietri en tendant la main à Delmare. – Touchezlà, c’est marché fait ; vous n’aurez pas à vousen repentir.

— Quels sont vos ordres, papa Satan ?

— Ce soir, trouvez-vous place Louis XV, aupied de l’obélisque, à neuf heures ; vous saureztout ; car trois heures vont bientôt sonner,– ajouta Pietri en tirant sa montre, – et j’ai unecourse très importante à faire… Ainsi, mon

Les Enfants de l'amour 392/663

Page 393: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

noble ami, ce soir, à neuf heures, au pied del’obélisque.

— C’est entendu.

— Et comme il faut tout prévoir, en cas depluie, je vous trouverai sous les arcades, aucoin de la rue des Champs-Élysées.

— Très bien.

— D’ici là, je vais songer, mon noble ami,au moyen de vous mettre à l’abri des limiers depolice, dans le cas où vos honorables collèguesauraient jasé. Vous m’êtes, voyez-vous, tropprécieux pour que je m’expose à vous perdre.Vous n’avez pas d’idée comme je vais vous soi-gner, vous dorloter, vous mijoter…

— Ah çà, un moment ! – reprit Delmare,après un moment de réflexion ; – avant dem’engager plus loin, je dois vous prévenird’une chose, père Satan…

— Qu’est-ce ?

Les Enfants de l'amour 393/663

Page 394: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— J’ai pipé au jeu, j’ai fait des dupes, j’aicommis un faux, et encore… dans une circons-tance…

— De quelle circonstance voulez-vous par-ler ?

— Peu vous importe ! ce qu’il faut, n’est-ce pas ? – ajouta Delmare avec un rire amer, –c’est que j’aie été condamné aux galères ; j’aieu cet avantage-là ; en un mot, pipeur au jeuet faussaire, voilà ma mesure ; réglez-vous là-dessus ; ma délicatesse vous laisse assez demarge, comme vous voyez… Mais au delà, necomptez pas sur moi.

— Hum, hum !… des conditions, mon nobleami !

— Tenez… père Satan, avec vos vénérablescheveux blancs, vos lèvres pincées et votresourire diabolique, vous m’avez assez l’air d’unempoisonneur in partibus, vous sentez énormé-ment l’arsenic… Or, s’il s’agissait de quelquemeurtre, dont vous auriez le profit et moi…

Les Enfants de l'amour 394/663

Page 395: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

l’honneur… je vous déclare que ce genre d’opé-ration ne me va pas.

— Peuh ! – fit le Corse en attachant un re-gard pénétrant sur Delmare, – peuh ! Au pointoù vous en êtes, mon pauvre ami, votre fuiteassurée… vingt mille francs en or, je sup-pose… dont dix payés d’avance… hein ? C’estgentil, pourtant !

Delmare fronça les sourcils, jeta un coupd’œil d’horreur et de colère sur Pietri, puis,se contenant, il reprit avec une froide amer-tume : — Père Satan, je n’ai pas le droit, vousle concevez, de me dire offensé de votre offre ;la susceptibilité d’un forçat contumace vous fe-rait beaucoup rire ; vous auriez raison ; seule-ment, tablez bien vos projets sur ceci : mon in-térêt vous répond de mon exactitude au ren-dez-vous de ce soir, je pourrais quitter Parisdans une heure avec les mille francs que vousm’avez donnés, mais dès ce soir vous mettriezsans doute la police à mes trousses, si ellen’y est déjà, et je lui échapperais difficilement,

Les Enfants de l'amour 395/663

Page 396: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

mon véritable nom une fois découvert. Je pré-fère donc tenir la promesse que je vous aifaite ; c’est ma seule chance, évidemment ;vous avez besoin de moi : je servirai de monmieux vos projets ; mais s’ils vont jusqu’aumeurtre, père Satan, je vous le répète, je nesuis pas votre homme.

— Et si, moi, je vous dénonçais sur l’heure,trop cher et trop scrupuleux ami ?

— Faites… Aussi bien, que ce soit un peuplus tôt, un peu plus tard !… Et puis, voyez-vous, – ajouta Delmare d’un air de sombreabattement qui frappa le Corse, – je commenceà être si las, si las… que Dieu me damne si jen’ai pas envie de profiter de l’occasion pour…

Delmare n’acheva pas et baissa la tête d’unair pensif et sombre.

— Achevez donc ! lui dit le Corse, qui l’exa-minait attentivement. – Pourquoi cette réti-cence ?

— Je m’entends…

Les Enfants de l'amour 396/663

Page 397: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Moi, qui ne jouis pas de ce privilège,mon noble ami, je ne comprends pas qu’à votreâge, à vingt-sept ans au plus, vous soyez déjàlas ! Et puis… las de quoi ?

— Vous ne savez donc pas, père Satan, – re-prit Delmare avec un sourire sardonique, –vous ne savez donc pas que dans la vie que jemène, c’est comme dans la vie militaire, où lesannées de campagne comptent double ?…

— Et vous êtes entré jeune en campagne,mon intéressant ami ?

— À quinze ans, ce qui fait qu’à mon âge j’aibien près de trente ans de services.

— Et d’honorables services, n’est-ce pas ?

— Père Satan, vous êtes très gai !

— Eh ! eh ! eh !… quand l’occasion se pré-sente… mais rassurez-vous : cette propositionde meurtre était une épreuve.

— Ah ! c’était une épreuve ?

Les Enfants de l'amour 397/663

Page 398: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Pas autre chose. Aussi allez-vous metrouver bien singulier ; mais, d’honneur, je nesais si je dois être content ou fâché de n’avoirpas trouvé en vous toute la scélératesse dont jem’étais plu à vous orner. Un mot, surtout, quevous venez de prononcer tout à l’heure, m’abeaucoup frappé.

— Quel mot ?

— Quand vous avez dit : Je suis si las, si las,l’accent de votre voix, l’expression de votre vi-sage, révélaient tant de dégoût pour votre vieprésente et passée, qu’il m’a semblé (je ne dispoint ceci pour vous insulter, mon noble ami),qu’il m’a semblé voir percer là… comme unepetite pointe de remords.

— Père Satan, vous devenez de plus en plusbouffon…

— Allons, ne rougissez pas de cette velléitéde repentir ; j’ai de bons vieux yeux, allez !Aussi, je ne sais si je dois être satisfait oufâché… qu’il y ait peut-être encore en vous

Les Enfants de l'amour 398/663

Page 399: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

quelque vague et lointaine notion du bien et dumal… Somme toute, – ajouta le Corse en ré-fléchissant, – je crois que, pour mon projet, ilvaut mieux que vous ne soyez pas complète-ment endurci… C’est vous répéter, mon inté-ressant ami, que cette proposition de meurtren’était qu’une épreuve…

— Eh bien, père Satan… j’ai donné en pleindans le panneau, car je ne sais pourquoi vousme faites de plus en plus l’effet d’un empoison-neur…

— Il y a un peu de vrai là dedans ; seule-ment… moi, je laisse le poison aux imbéciles.

— Vraiment ! vous empoisonnez les genssans poison ?

— Oh ! mon Dieu ! mon digne ami, tel quevous me voyez, je serais capable d’empoison-ner toute une famille sans un atome de matièrevénéneuse ou nuisible ; je dirai plus, sans unatome de matière quelconque, et seulementpar le fait de ma volonté. Mais, – ajouta le

Les Enfants de l'amour 399/663

Page 400: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Corse en tirant sa montre, – je bavarde, je ba-varde, et le temps passe. Ainsi donc, à ce soir.

— À ce soir.

— À neuf heures, place Louis XV, à l’obé-lisque ou sous les arcades, mon noble ami.

— J’y serai.

— Vous apporterez l’acte de naissance deLouisa ?

— Oui.

— Au revoir, mon noble ami.

— Au revoir, père Satan.

Et Pietri, quittant l’estaminet de la Grosse-Pipe, se dirigea vers la demeure de madame deBourgueil.

Les Enfants de l'amour 400/663

Page 401: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XXIV

Madame de Bourgueil, ainsi que l’avait ditle général Roland au major Maurice, portait surson visage mélancolique et souffrant les tracesd’une douleur contenue, mais profonde ; sa pâ-leur, ses cheveux entièrement blanchis avantl’âge, le sourire navrant qui parfois errait surses lèvres, donnaient à ses traits ce charmedoux et triste, auquel la comtesse Rolandn’avait pu résister.

À peu près à l’heure où Pietri sortait del’estaminet de la Grosse-Pipe pour se rendrechez madame de Bourgueil, celle-ci, travaillantà un ouvrage de tapisserie, était dans son salonavec sa fille, Adeline de Bourgueil (fille adulté-rine du colonel Roland).

Adeline était charmante ; elle ressemblaitbeaucoup à sa mère ; sa physionomie rianteet ouverte annonçait un caractère plein decharme et d’aménité ; sa vie n’avait été jus-

Les Enfants de l'amour 401/663

Page 402: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

qu’alors qu’un long jour de bonheur. Jamais,grâce à l’effrayante dissimulation deM. de Bourgueil, la jeune fille ne s’était doutéequ’il existait entre sa mère et lui un de ces ter-ribles secrets pouvant torturer l’existence en-tière d’une femme, et qui torturait celle de ma-dame de Bourgueil ; martyre atroce et depresque tous les instants, que la malheureusemère subissait le front impassible, le sourireaux lèvres, en présence de sa fille, de crainted’éveiller en elle le moindre soupçon.

Adeline, trouvant dans l’homme qu’ellecroyait être son père les dehors de la plus vivetendresse pour elle, le voyant rempli de soinset d’égards envers madame de Bourgueil, qu’iltraitait en apparence avec une affectueuse dé-férence, Adeline s’était jusqu’alors épanouie,heureuse et confiante, entre ces deux époux,qui semblaient vivre dans le plus doux accord.

— Mon enfant, – dit madame de Bourgueilà sa fille, tout en continuant de travailler à sa

Les Enfants de l'amour 402/663

Page 403: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tapisserie, – veux-tu sonner, je te prie ? Je dé-sirerais savoir si ton père est rentré.

— Lui, rentré ? Est-ce que ce bon père neserait pas déjà venu nous embrasser ? – répon-dit Adeline en souriant.

Et elle sonna.

Un domestique parut ; madame de Bour-gueil lui dit : — Monsieur de Bourgueil est-ilchez lui ?

— Non, madame, monsieur n’est pas rentré.

— C’est bien, – dit madame de Bourgueil.

Puis, au moment où le domestique s’éloi-gnait, elle le rappela et lui dit comme par ré-flexion, quoiqu’elle n’eût appelé ce serviteurque pour lui donner l’ordre suivant, auquel ellene voulait paraître attacher aucune impor-tance : — Julien, s’il venait par hasard quelquevisite pour moi, vous feriez dire que je n’y suispas.

— Oui, madame.

Les Enfants de l'amour 403/663

Page 404: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et le domestique sortit.

— Oh ! maman, – dit Adeline à sa mèred’un ton de doux reproche, en venant s’asseoirsur une petite chaise basse, en face de madamede Bourgueil, – je suis aux regrets de ce que tudonnes un pareil ordre !

— Pourquoi cela ?

— S’il te vient des visites, on va les ren-voyer…

— Eh bien ?

— Et si parmi ces personnes se trouvait ma-dame la comtesse Roland ?

— Madame la comtesse Roland, – réponditmadame de Bourgueil avec embarras et bais-sant les yeux devant le regard pur et ingénu desa fille, – pourquoi veux-tu qu’elle vienne mevoir ?

— Mais, maman, pour te rendre aujourd’huila visite que tu lui as faite l’autre jour.

Les Enfants de l'amour 404/663

Page 405: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Dans ce cas-là, mon enfant, la comtesselaissera sa carte.

— Cependant, maman, puisque tu es cheztoi, tu veux donc éviter de recevoir cettedame ? Quel dommage ! elle a l’air si gracieux,si bienveillant !… On dit dans le monde, oùnous la rencontrons souvent, que c’est unefemme des plus distinguées. Tiens ! petite ma-man, si tu avais de la répugnance à la voir, celame contrarierait beaucoup… oh ! mais beau-coup !

— Vraiment ?… et pour quelle raison ?

— C’est que j’ai certain projet… mais il mefaudrait y renoncer, si madame la comtesseRoland t’inspirait de l’éloignement.

— Elle ne m’en inspire aucun, je t’assure,chère enfant.

— Et pourtant elle peut venir aujourd’hui,et elle trouvera ta porte fermée.

Les Enfants de l'amour 405/663

Page 406: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est qu’aujourd’hui, – répondit madamede Bourgueil, souffrant cruellement (douleurpresque journalière pour elle) d’être obligée dementir à sa fille, – c’est qu’aujourd’hui je ne mesens pas bien.

— Mère chérie, tu souffres ? – s’écria lajeune fille, dont la charmante figure exprima laplus vive anxiété.

Puis, s’agenouillant presque devant samère, et prenant ses mains entre les siennes,elle ajouta : — Tu souffres et tu ne me disrien !… Laisse-moi donc te regarder…

Et Adeline, avec une grâce charmante,écarta de ses deux mains les boucles blanchesqui encadraient le front de sa mère, la contem-pla un instant avec une tendre sollicitude, etreprit tristement : — C’est vrai, pauvre ma-man, tu parais souffrir ; et moi qui ne m’étaispas aperçue… Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’as-tudonc ?

Les Enfants de l'amour 406/663

Page 407: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Hélas ! oui, madame de Bourgueil souffraiten ce moment, non d’un malaise physique, carelle ne se portait ni mieux ni plus mal qu’à l’or-dinaire, mais elle souffrait cruellement d’avoir,par un mensonge, éveillé les inquiétudes de safille. Aussi madame Bourgueil, honteuse de cemensonge, et voulant cacher l’humiliante rou-geur qui un instant colora son pâle et douxvisage, embrassa longuement sa fille, en luidisant : — Chère enfant, rassure-toi, ce n’estrien… J’éprouve seulement un léger malaise…c’est nerveux… cela se passera.

— Tu veux me rassurer, – reprit Adelined’un œil de triste doute, en attachant sur samère ses grands yeux alarmés ; – je le voisbien !…

— Si je souffre, pauvre enfant, c’est de l’in-quiétude où je te vois… et non d’autre chose.Je ne ressens, je te le répète, qu’un peu de ma-laise… Mais cela suffit pour me rendre toutevisite importune en ce moment.

Les Enfants de l'amour 407/663

Page 408: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Bien vrai ! c’est seulement un peu de ma-laise ?

— Pas autre chose.

— Enfin, bien vrai ! bien vrai ! n’est-ce pas,mère chérie ? – reprit Adeline avec une insis-tance ingénue. – Tu le sais, pour moi, ta paroleest parole d’Évangile… et si tu m’assures quece n’est qu’un peu de malaise… je le croirai…

— Alors, crois-moi…

— Je te crois, – reprit Adeline en se jetantau cou de sa mère ; – mais tu m’as fait bienpeur !…

— Et tu me pardonnes, – reprit madame deBourgueil en tâchant de sourire, – tu me par-donnes de t’avoir ainsi alarmée ?

— J’ai fort envie, petite maman, de mettreune condition à mon pardon…

— Soit, j’y souscris d’avance, – reprit ma-dame de Bourgueil, étouffant un soupir d’allé-gement, heureuse d’être sortie de ce dédale de

Les Enfants de l'amour 408/663

Page 409: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

réticences, de dissimulation et de mensonge,où elle venait d’être, comme tant d’autres foisd’ailleurs, forcément entraînée ; – voyons, monAdeline… cette condition, quelle est-elle ?

— D’abord, chère maman, pour que je te ladise, cette condition, il faut deux choses.

— Oh ! mais cela se complique beaucoup,– reprit madame de Bourgueil en souriant. – Etces deux choses, quelles sont-elles ?

— La première… c’est que tu m’assuresbien positivement que tu n’as aucun éloigne-ment pour madame la comtesse Roland ?

— Encore cette torture !… encore ! – se ditla malheureuse femme, ramenée par sa fille àce cruel sujet auquel elle croyait avoir échap-pé.

Et elle reprit tout haut avec un calme ap-parent : — Pourquoi insister là-dessus ? Pourquelle raison veux-tu que madame Rolandm’inspire de l’éloignement ?

Les Enfants de l'amour 409/663

Page 410: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— D’abord, un instant j’avais cru que tu nevoulais pas la recevoir ; et puis, que sais-je ?tous les jours, dans le monde, on dit le plusgrand bien d’une personne, et souvent ce bienest exagéré, souvent même il est trompeur ; tusais mon aveugle confiance en toi. Aussi, je lerépète, je voudrais savoir si tu partages la sym-pathie que dans notre société on témoigne gé-néralement à madame la comtesse Roland.

— Certainement, mon enfant, car dans nosrelations pour l’œuvre des prisons, j’ai souventapprécié la rare bonté de son cœur et la sa-gesse de son esprit.

— Très bien, – dit gaiement Adeline, – mevoilà fixée sur la première des deux choses, ettu ne peux t’imaginer, chère maman, quel plai-sir tu me fais en me parlant ainsi ! Je passe à laseconde.

— Et, – demanda madame de Bourgueilavec une appréhension involontaire, – et cetteseconde ?

Les Enfants de l'amour 410/663

Page 411: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oh ! la seconde, – reprit toujours gaie-ment Adeline, la seconde, c’est très délicat !

— Comment cela ?

— Pense donc… une jeune personne parlerd’un monsieur !

— Que veux-tu dire ?

— Il est vrai que ce qui rend cela moinsinconvenant, – ajouta la jeune fille en riant, –c’est que ce monsieur a les cheveux tout gris,et qu’il est d’un âge très respectable… de l’âgede mon père, probablement.

— Adeline, je ne te comprends pas du tout.

— Voyons, petite maman, tu m’as dit toutle bien que tu penses de la comtesse Roland :maintenant, dis-moi ce que tu penses du géné-ral Roland.

À cette question, un fer aigu aurait traverséle cœur de madame de Bourgueil qu’elle n’eûtpas éprouvé une douleur plus cruelle ; pourtantelle eut la force de se contenir et de répondre

Les Enfants de l'amour 411/663

Page 412: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

d’une voix à peine altérée : — Mais… je penseque le général Roland… est un homme parfai-tement honorable.

— Voilà tout ! – dit Adeline en faisant unedélicieuse petite moue de reproche. – Commetu es avare de louanges, toi !

— Que dire de plus, mon enfant, si ce n’estqu’un homme est parfaitement honorable ?

À ce moment la porte du salon s’ouvrit etM. de Bourgueil entra.

Adeline, à sa vue, frappa gaiement dans sesmains et courut à lui, en ajoutant : — Je suisbien certaine, moi, que mon père m’en diraplus long que toi sur le général.

Et, s’approchant de M. de Bourgueil, Ade-line lui tendit son beau front à baiser en di-sant : — Bonjour, père !…

M. de Bourgueil baisa le front de la jeunefille, et comme elle ne pouvait le voir, il jetasur madame de Bourgueil un regard d’une mé-

Les Enfants de l'amour 412/663

Page 413: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

chanceté sardonique en disant : — Bonjour,ma fille !…

Et, selon sa coutume, il accentua de tellesorte sur ces mots : ma fille, que madame deBourgueil sentit son cœur se briser.

— Encore !… – ajouta le bourreau en pre-nant entre ses deux mains la tête d’Adeline etla baisant de nouveau sur le front.

Puis, souriant d’un air diabolique en jetantles yeux sur sa femme, il ajouta : — C’est sidoux, si bon, d’embrasser… son enfant !…

À ce nouveau et cruel sarcasme, la malheu-reuse mère frémit d’effroi, en songeant à la na-ture de l’entretien qu’elle avait avec sa fille aumoment de l’arrivée de M. de Bourgueil ; en-tretien que la jeune fille allait sans doute re-prendre, en parlant du général Roland.

Les Enfants de l'amour 413/663

Page 414: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XXV

M. de Bourgueil, dont les cheveux avaientgrisonné, était du reste fort peu changé parl’âge. Un œil exercé aurait pu lire sur ses traitsla même expression d’ironie glaciale, de mé-chanceté doucereuse, voilée sous des dehorsd’hypocrite aménité.

Aussi s’avança-t-il vers sa femme avec em-pressement. D’un regard pénétrant, il avait re-marqué sur la figure de madame de Bourgueilun trouble et une douleur inaccoutumés, pré-sageant quelque scène cruelle. Son visage ex-prima la plus douce satisfaction, et il dit encontemplant avec amour Adeline et sa mère :— C’est pourtant singulier, cela.

— Quoi donc, bon père ? reprit la jeunefille, trompée par cette bonhomie simulée ; –que trouves-tu de singulier ?

— Que vous dirai-je ? Il ne m’arrive jamaisde vous quitter que pour quelques heures, – re-

Les Enfants de l'amour 414/663

Page 415: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

prit-il, – et il me semble que c’est toujours avecun nouveau bonheur que je vous retrouvetoutes les deux.

— Maman, tu l’entends ! – dit Adeline, – etil dit vrai. Vois donc comme il a l’air heureux !regarde-le donc, ce bon père !

— Nous ne pouvons nous étonner d’un sen-timent que nous partageons, ma chère enfant,– répondit madame de Bourgueil, de l’accent leplus affectueux qu’elle put simuler.

Et cette femme franche, loyale par nature,avait l’hypocrisie, la fausseté en horreur !

Et il ne se passait pas de jour, pas d’heure,où, en présence de sa fille, cette femme ne fûtforcée de paraître remplie d’affection pour cethomme impitoyable !

— Béni soit donc le foyer domestique quinous donne des joies si douces et si pures !– reprit M. de Bourgueil en s’asseyant auprèsd’Adeline et de sa mère.

Les Enfants de l'amour 415/663

Page 416: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et il ajouta en souriant : — Je crains seule-ment qu’aujourd’hui la solitude de notre foyerne soit troublée par quelques visites, car, machère amie, – dit-il à sa femme, – j’ai un pardonà vous demander.

— Lequel, je vous prie ?

— Je me suis permis de changer les ordresque vous avez donnés.

— Quels ordres ?

— Vous aviez fait fermer votre porte : j’aidit, au contraire, que, s’il se présentait quelquevisite, vous la recevriez.

— J’avais fait fermer ma porte, – reprit ma-dame de Bourgueil, – parce que, sans être souf-frante, j’éprouve un peu de malaise.

— Vraiment ? pauvre amie !… – ditM. de Bourgueil d’un air plein de sollicitude. –Mais cela n’a, j’espère, aucune gravité…

Les Enfants de l'amour 416/663

Page 417: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oh ! non, Dieu merci ! – reprit Adeline. –Tout à l’heure maman m’a rassurée, complète-ment rassurée…

— Ah ! tant mieux ! – reprit M. de Bour-gueil, – j’étais déjà tout inquiet !… Alors, je neregrette presque plus d’avoir fait rouvrir votreporte, et cela, – poursuivit-il en jetant à safemme un regard dont elle comprit la significa-tion, – et cela, parce que j’ai songé qu’il seraittrès possible que la comtesse Roland vint vousrendre en personne la visite que vous lui avezfaite en personne.

— Avoue, maman, – dit Adeline avec unejoyeuse surprise, – avoue que je me serais en-tendue avec mon père qu’il ne parlerait pas au-trement !

— Comment donc cela ? – demandaM. de Bourgueil, très intéressé.

— Figure-toi que, lorsque maman a fait direqu’elle ne recevrait absolument personne, je luiai parlé exactement comme toi.

Les Enfants de l'amour 417/663

Page 418: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Au sujet de la comtesse Roland ?

— Mon Dieu ! oui.

— Vraiment ! Eh bien, que l’on ose direaprès cela qu’il n’y a pas entre le père et lesenfants mille affinités de nature, mille pointsde caractère, dans les moindres circonstances !– dit M. de Bourgueil à sa femme. – Ce n’estpas toi, tendre amie, qui serais d’un aviscontraire !…

— Non, certainement, – reprit la malheu-reuse mère en tâchant de sourire à ce cruel sar-casme ; mais son sourire était navrant.

— Voyons, mon Adeline, – dit M. de Bour-gueil à la jeune fille, – pourquoi faisais-tu à tamère la même observation que moi, au sujet dela comtesse Roland ?

— J’expliquais cela à maman lorsque tu esentré.

— Eh bien ! est-ce que je te gêne ?

Les Enfants de l'amour 418/663

Page 419: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Au contraire ! il faut aussi que tu sachesmon projet, bon père.

— Oh ! quand tu me dis ces mots-là, de tavoix si douce : bon père ! tu fais de moi tout ceque tu veux… Mais, chut ! – ajouta M. de Bour-gueil en souriant, et montrant sa femme d’uncoup d’œil, – il ne faut pas que je parle à hautde ma faiblesse paternelle… ta mère me gron-derait, car c’est, vois-tu, madame la raison enpersonne.

— Vous me vantez, mon ami, – réponditmadame de Bourgueil.

— Te vanter, tendre amie ! – s’écria-t-ilavec un accent d’affection et de déférence ad-mirablement joué, – te vanter, toi, la fidèlecompagne de ma vie ! toi, le modèle de toutesles vertus domestiques ! toi, à qui, depuis notremariage, je n’ai dû en ce monde que bonheuret joie ! toi, enfin, qui m’as donné ce trésor degrâce, de candeur et de bonté, qui s’appelleAdeline, cette fille bien-aimée dont je suis si

Les Enfants de l'amour 419/663

Page 420: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

fier d’être le père !… Te vanter, toi, l’exempledes mères et des épouses !… Ah ! ne t’enprends qu’à tes vertus, si la vérité ressemble àune flatterie !

Non, il est impossible de donner une idéede l’art infernal avec lequel cet homme sutfeindre l’émotion à la fois la plus ineffable et laplus profonde, en prononçant ces mots qui re-mirent à vif les mille blessures du cœur de safemme ; blessures toujours saignantes, car il sepassait peu de jours sans que M. de Bourgueilne l’accablât de ces louanges impitoyables enprésence de sa fille ; et la pauvre enfant, en en-tendant parler ainsi M. de Bourgueil, ne trou-vait pas, dans sa tendresse ingénue, d’expres-sions assez touchantes, assez reconnaissantes,pour bénir celui-là qui semblait si dignementapprécier cette mère qu’elle chérissait.

Aussi Adeline s’écria-t-elle, en prenantd’une main la main de sa mère et de l’autrecelle de M. de Bourgueil : — Oh ! si vous sa-viez avec quel bonheur je vous entends ainsi

Les Enfants de l'amour 420/663

Page 421: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tous deux me convaincre que ce n’est pas del’amour, du respect, mais de l’idolâtrie que jedois avoir pour vous deux, toi, mère, à causede ces adorables vertus dont parle mon père,à lui, à cause du touchant hommage qu’il leurrend chaque jour !

— L’entends-tu, notre enfant, l’entends-tu ?– reprit M. de Bourgueil en redoublant de ten-dresse et d’expansion. – Dis, femme bien-ai-mée, jamais vie irréprochable et sainte a-t-ellemérité une plus céleste récompense que celleque tu reçois aujourd’hui par la bouche inno-cente de cet ange, notre fille chérie ? Mais tune réponds rien ! tu te troubles, tu détournesla tête, tu pleures… Oh ! pleure, pleure, tendreamie ! ces larmes-là sont douces à qui lesverse, douces à qui les fait couler ! Viens, mafille, viens, qu’un même embrassement nousunisse tous trois !

Et M. de Bourgueil, se jetant à genoux, ainsiqu’Adeline, devant sa femme toujours assise etpleurant des larmes d’une affreuse amertume

Les Enfants de l'amour 421/663

Page 422: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

qu’elle ne pouvait plus contenir, l’enlaça deses bras, tandis que la jeune fille cherchait deses lèvres les joues humides et glacées de samère. L’infortunée frémit d’horreur en sentantl’étreinte de M. de Bourgueil ; pour y échapper,elle serra convulsivement Adeline contre sonsein, en la couvrant de pleurs et de baisers,seul moyen de dissimuler et d’épancher à lafois ses douleurs.

Pendant ce long embrassement,M. de Bourgueil se releva, jeta un regard af-freux sur sa femme et sur Adeline ainsi enla-cées, et dit comme accablé sous le poids d’uneémotion trop vive : — C’est bon, la sensibilité ;mais cela brise !

Et pendant qu’Adeline échangeait encorequelques caresses avec sa mère, heureuse,dans son atroce souffrance, d’avoir pu dumoins en cacher la cause à sa fille, il repritavec une indicible bonhomie : – Voilà com-ment de pareils attendrissements vous fontperdre le fil de toutes vos idées !… Heureuse-

Les Enfants de l'amour 422/663

Page 423: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ment, moi, j’ai bonne mémoire, lorsqu’il s’agitde mon Adeline ! Ainsi, tout à l’heure, elle medisait : – « Père, au moment où tu es entré, jecausais avec maman de la comtesse Roland, etil faut aussi que tu saches mon projet. » Quelest le sens de ces paroles, mon enfant ?

— Il est vrai, bon père, que tu n’oubliesrien, – reprit la jeune fille en se relevant d’au-près de sa mère. – En deux mots, voici ce dontil s’agissait : j’avais à faire une demande à ma-man, et à toi, bien entendu, puisque toi etelle…

— Nous ne faisons qu’un seul et mêmecœur, – dit Mr. de Bourgueil. – Continue.

— Mais, avant de vous adresser à tous deuxcette demande, je désirais être certaine dedeux choses, ai-je dit à maman.

— Adeline, – reprit madame de Bourgueil àdemi brisée par ce qu’elle venait de souffrir, –si tu le veux, nous reprendrons plus tard cetentretien.

Les Enfants de l'amour 423/663

Page 424: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oh ! petite maman, mon père se trouvelà si à propos !

— Vois-tu, chère enfant, – dit M. de Bour-gueil en souriant, – ta mère est jalouse : elletient à t’accorder à elle seule ta demande.

— Je crois, bon père, que c’est un peu vrai,ce que tu dis là, – reprit gaiement Adeline, – etje vais te venger.

— C’est cela ! – dit M. de Bourgueil en sefrottant les mains ; – vengeons-nous !… Tu di-sais donc qu’avant d’adresser à ta mère cer-taine demande, tu voulais être certaine dedeux choses ?

— Oui, mon père : la première était quemaman et toi vous partagiez la vive sympathieque madame la comtesse Roland inspire à cha-cun dans le monde où nous la rencontrons sou-vent. À cela maman m’a déjà répondu qu’ellefaisait le plus grand cas de madame la com-tesse Roland.

Les Enfants de l'amour 424/663

Page 425: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Il n’en pouvait être autrement : la com-tesse est une de ces femmes qui, comme tamère, inspirent par leurs vertus autant d’attraitque de respect. Maintenant, que désirais-tu sa-voir encore ?

— Quand tu es entré, je venais justementde demander à maman ce qu’elle pensait dugénéral Roland.

Un éclair de joie infernale illumina le regardde M. de Bourgueil ; mais il se contint et dit àsa femme de l’air le plus naturel du monde :— Eh bien ! chère amie, qu’as-tu répondu àAdeline ?… Que penses-tu, en effet, du généralRoland ?

— Maman m’a dit…

— Oh ! oh ! mademoiselle Adeline, – repritgaiement M. de Bourgueil en interrompant lajeune fille, – il faut laisser votre chère petitemaman répondre.

Madame de Bourgueil, avec ce courage hé-roïque qu’une mère seule peut trouver en pa-

Les Enfants de l'amour 425/663

Page 426: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

reille circonstance, répondit d’une voixpresque tranquille : — J’ai dit à Adeline que jecroyais M. le général Roland un homme parfai-tement honorable.

— Et moi, – reprit la jeune fille avec la can-dide étourderie de son âge, – J’ai répondu àmaman : « Comment ! voilà tout ce que tutrouves à dire de M. le général Roland ! »

Il y avait dans ces naïves paroles d’Adelinequelque chose de si fatal, elles servaient sicruellement la vengeance de M. de Bourgueil,qu’il resta lui-même un instant silencieux, stu-péfait, de cet effrayant à-propos.

Les forces de madame de Bourgueil étaientà bout.

La suite de l’entretien paraissait devoir êtrepour elle plus accablante encore ; elle fit unmouvement pour se lever et quitter le salon ;son mari la prévint et lui dit vivement : — Al-lons, voilà que tu vas t’en aller au moment… le

Les Enfants de l'amour 426/663

Page 427: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

plus intéressant de notre entretien… puisqueAdeline va nous faire sa demande !

— Mon ami… je…

— Madame de Bourgueil, – reprit-il gaie-ment en interrompant sa femme, et feignant unmécontentement comique, – si vous nous quit-tez déjà… je vais vous faire les gros yeux… Voussavez ce que cela veut dire. – Et s’adressant àsa fille, il ajouta en riant : – tu vas voir qu’ellene nous quittera pas, ta bonne mère !

En effet, la malheureuse femme retombaanéantie dans son fauteuil. Elle savait quellemenace cachaient les paroles en apparence in-signifiantes de son mari. Comme toujours ellese résigna. M. de Bourgueil ajouta : — J’auraisbien voulu voir… chère amie !… T’en aller aumoment où ma fille trouve que tu n’appréciespas suffisamment le brave général Roland !…

Et un sourire affreux accompagna ces pa-roles, tandis qu’Adeline ne voyait rien que defort naturel dans l’insistance de M. de Bour-

Les Enfants de l'amour 427/663

Page 428: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

gueil auprès de sa femme pour qu’elle conti-nuât d’assister à l’entretien déjà commencé.

— Et maintenant, – reprit M. de Bour-gueil, – dis-nous, chère enfant, pourquoi tutrouves que ta bonne mère n’apprécie pas suf-fisamment le général.

— Dame !… c’est bien naturel, – reprit naï-vement la jeune fille, – moi qui suis presqueenthousiaste du général Roland !

— Vraiment !… – dit M. de Bourgueil encherchant avidement le regard de sa femme, –vraiment, mon Adeline, tu es presque enthou-siaste du général Roland ?

La jeune fille fit par deux fois avec unegrâce charmante un petit signe de tête affirma-tif.

— Voyons, mademoiselle l’enthousiaste,– reprit en souriant M. de Bourgueil, – d’oùvous vient cette admiration… s’il vous plaît ?

Les Enfants de l'amour 428/663

Page 429: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Mais de tout ce que j’entends raconterdu général Roland dans le monde où nous lerencontrons. Dès qu’il entre dans un salon, onse dit tout bas : « C’est le général Roland, undes derniers héros de l’empire. Vous savez ? cegénéral qui a fait dernièrement de si brillantescampagnes en Afrique. Loyal et chevaleresquecomme Bayard, c’est un lion sur le champ debataille. » Et l’on ajoute bien d’autres chosesencore au sujet de sa gloire et de son hé-roïsme ! Mais moi, qui ne suis pas une héroïne,j’avoue que ces louanges guerrières metouchent beaucoup moins que ce qu’on dit deson cœur.

— Voyons, que dit-on du cœur du généralRoland ? – reprit M. de Bourgueil en souriantavec une bonhomie paternelle.

Puis, s’adressant à sa femme : — Avoue,tendre amie, que rien n’est plus charmant quela candeur de cette enfant !

Les Enfants de l'amour 429/663

Page 430: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— On dit, mon bon père, – reprit Adeline, –que le général Roland, ce lion sur le champde bataille, est un ange de tendresse pour safemme et pour sa fille ; que ce héros, qui a tantde fois bravé la mort en se jouant, tremble etpleure comme un enfant à la moindre inquié-tude qu’il ressent sur leur santé ; enfin, bonpère, à entendre vanter le cœur du généralRoland, on croirait reconnaître ta délicieusebonté pour maman et pour moi, jointes à unillustre renom d’héroïsme et de gloire.

— De sorte, – dit lentement M. de Bour-gueil avec un sourire impossible à rendre, –de sorte que mademoiselle l’enthousiaste se-rait, j’en suis sûr, plus fière d’avoir pour pèrel’illustre, l’héroïque général Roland, que l’obs-cur M. de Bourgueil ? Cette chère petite in-grate voudrait bien être mademoiselle Roland…Qu’en dis-tu, tendre amie ?

Malgré sa dissimulation profonde, le sou-rire de cet homme et sa physionomie trahirenten ce moment quelque chose de tellement si-

Les Enfants de l'amour 430/663

Page 431: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

nistre, que sa fille se méprit sur l’expressionde ses traits, vint à lui, lui prit les deux mains,et attachant sur lui ses grands yeux où rou-laient deux larmes subitement venues, elle luidit d’une voix touchante : — Mon père, ton vi-sage s’est attristé, et pourtant ce n’est pas sé-rieusement que tu parles… Non, ce n’est passérieusement que tu m’accuses, moi, de ne pasme trouver heureuse et fière d’être ta fille ;non, tu ne peux me punir de ma franchise parun si pénible soupçon !

Puis, portant son mouchoir à ses yeux, ets’adressant à sa mère, elle lui dit entre unelarme et un sourire : — Tiens, mère chérie,gronde-le ! il le mérite, s’il ose douter de matendresse pour lui !…

— Allons, je me soumets, tendre amie, – re-prit M. de Bourgueil avec une résignation hy-pocrite en s’adressant à sa femme : – gronde-moi, gronde-moi fort, pour avoir appelé cetteenfant mademoiselle Roland.

Les Enfants de l'amour 431/663

Page 432: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

C’en était trop pour la malheureuse mère.Jamais, malgré ses tortures de chaque jour,elle n’avait subi une si terrible épreuve. Elleallait, par l’explosion de sa douleur et de sahonte, éveiller les soupçons de sa fille et com-promettre ainsi le fruit de tant d’années decontrainte et de martyre, lorsqu’un incident fu-tile en apparence, interrompant ce redoutableentretien et distrayant l’attention d’Adeline etde M. de Bourgueil, permit à sa pauvre femmede reprendre son sang-froid.

Un domestique était entré et avait dit àM. de Bourgueil :

— Il y a dans le salon quelqu’un qui désireparler à monsieur.

— Qui est-ce ?

— Un monsieur âgé… à cheveux blancs. Jene l’ai jamais vu ici, – reprit le domestique.

— Priez ce monsieur d’attendre, – ditM. de Bourgueil au domestique, qui sortit.

Les Enfants de l'amour 432/663

Page 433: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XXVI

M. de Bourgueil tenait trop à sa vengeancepour la compromettre en exposant sa femme àse trahir, puis cet entretien sur le général Ro-land, entretien dans lequel une innocente etnaïve enfant poignardait sa mère à chaque pa-role, promettait tant de féroces jouissances àcet homme, qu’il voulut les ménager, les sa-vourer et distiller ainsi goutte à goutte le fieldouloureux et corrosif dont son cœur étaitgonflé. Car, ainsi qu’on le verra plus tard, sabarbarie était sinon excusée, du moins expli-quée par les horribles souffrances qu’il endu-rait lui-même.

Après le départ du domestique, M. de Bour-gueil, s’adressant à Adeline et à sa mère d’unton affectueux et pénétré, leur dit : — Pouvez-vous, toutes deux, méconnaître assez ma ten-dresse ? Je dirai plus… parce que je me sensle droit de le dire, pouvez-vous oublier assezle culte que je vous ai voué pour me croire ca-

Les Enfants de l'amour 433/663

Page 434: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

pable de dire sérieusement que ma fille, mabien-aimée fille, dédaigne mon affection, etqu’elle voudrait avoir pour père le général Ro-land ? Voyons, sage et tendre amie, c’est à tonbon sens, à ton bon cœur que je m’adresse,– ajouta-t-il en regardant sa femme ; – ne m’ai-deras-tu pas à convaincre cette pauvre enfantque je plaisantais en ayant l’air de douterd’elle ? Cette plaisanterie, je la croyais inno-cente, je me trompais ; elle était triste, elleétait mauvaise, elle était coupable, puisqu’uninstant elle vous a affectées, mes pauvresamies ; aussi je me repens, je me rends à dis-crétion, je demande pardon ; voyons, est-cequ’on ne lui accordera pas son pardon, à cepauvre père… qui a le cœur tout gros du cha-grin qu’il a causé ?

À ces derniers mots, qu’il prononça d’unevoix touchante, en tendant ses bras à Adeline,celle-ci courut à son père, l’embrassa avec ef-fusion, et lui dit : — Oui, oui, bon père, je te

Les Enfants de l'amour 434/663

Page 435: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

pardonne… Car si tu avais un instant douté demoi, tu aurais dû bien souffrir.

— Et toi, amie, – dit M. de Bourgueil entendant la main à sa femme, – tu me pardonnesaussi, j’espère ?

— Oui, sans doute, – répondit madame deBourgueil avec effort ; – mais, à l’avenir, plusde ces tristes plaisanteries, n’est-ce pas ? Ellessont trop pénibles pour Adeline et pour moi.

— Je te le promets ; et maintenant, monAdeline, je vais mériter tout à fait ma grâce au-près de toi, en te disant sérieusement, très sé-rieusement cette fois, que je partage ton ad-miration pour le général Roland : je n’ai pas,non plus que ta bonne mère, l’honneur de leconnaître personnellement ; mais quelques-uns de nos amis communs, en qui nous avonstoute confiance, l’ont vu intimement ; seloneux, on ne peut rencontrer un cœur plus loyal,un caractère plus généreux, un esprit plus éle-vé que celui du général Roland. Tu me deman-

Les Enfants de l'amour 435/663

Page 436: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

dais, chère enfant, ce que moi et ta mère nouspensions de la comtesse et de son mari. Tu lesais maintenant. Et tenez, puisque nous par-lons du général, il faut que je vous raconte untrait qui lui fait le plus grand honneur.

— Alors, maintenant, bon père, je peux tedire l’objet de ma demande, et…

— Mais paix donc, petite bavarde ! – ditgaiement M. de Bourgueil avec un accent deconfiance et d’abandon, – vous devez vousimaginer, d’après ses restes, comme on dit, que,dans sa jeunesse, le général Roland a dû êtreremarquablement beau, n’est-ce pas ?

— Le fait est, bon père, – reprit Adeline, –qu’on ne peut voir une figure à la fois plusnoble et plus vénérable : la dernière fois quenous l’avons rencontré… je…

— Eh bien ! dit M. de Bourgueil, – pourquoit’interrompre, chère enfant ?

— Si j’achève, – reprit Adeline en s’adres-sant gaiement à sa mère, – ce méchant père va

Les Enfants de l'amour 436/663

Page 437: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

dire encore que je voudrais être mademoiselleRoland.

— À la bonne heure, – répondit en souriantM. de Bourgueil, – tu ne pouvais mieux meprouver que tu me pardonnais ma méchanteplaisanterie. Continue, chère enfant.

— Je te disais que la dernière fois que nousayons rencontré le général Roland, c’était chezmadame de Verpuis. J’entendais dire qu’il allaitêtre nommé ambassadeur à Naples, et je pen-sais, en regardant sa belle et vénérable figure,qu’on ne pouvait désirer un ambassadeur d’unextérieur plus accompli.

— Et en cela, – dit M. de Bourgueil, – tu fai-sais preuve d’un excellent goût.

— Mais tu vas voir, bon père ; moi, je regar-dais le général sans croire être remarquée delui ; eh bien ! pas du tout…

— Comment donc ?

Les Enfants de l'amour 437/663

Page 438: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ne voilà-t-il pas que ses yeux ren-contrent les miens !… Juge si je suis honteuse !

— Je le crois, – dit en souriant M. de Bour-gueil, – et voici mademoiselle l’enthousiastequi n’ose plus les relever, ses beaux yeux !

— De quelques instants du moins, etlorsque je m’y hasarde… sais-tu ce qui arrive ?

— Non ; quoi donc ?

— Je retrouve les yeux du général toujoursattachés sur les miens, mais avec un regard sidoux, si bon, que…

— Que ?…

— Tu vas te moquer de moi, bon père, maisje me suis sentie presque émue… et en véri-té… je te demande un peu pourquoi ?

— Il faut demander ceci à ta mère… chèreenfant, elle te le dira peut-être, et encore… jene sais… car elle ne paraît pas partager notreadmiration au sujet des avantages extérieursdu général.

Les Enfants de l'amour 438/663

Page 439: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Vraiment, chère maman ?

— Mon enfant, – reprit madame de Bour-gueil, qui, le visage penché sur sa tapisserie,avait dévoré ses larmes en entendant sa filleparler du regard attendri que le général Rolandavait attaché sur elle, – mon enfant, je l’avoue,j’ai été moins frappée que toi et ton père de cequ’il peut y avoir de remarquable dans l’exté-rieur de M. le général Roland…

— Oh ! moi, cela ne m’étonne pas du tout,– reprit affectueusement M. de Bourgueil ; –quoique tu aies une grande fille de vingt et unans, pauvre amie, tu es encore timide commeune pensionnaire, et je suis bien certain qu’eneffet tu n’auras pas plus remarqué le généralRoland… que tout autre. Mais, pour en revenirà mon histoire, mes amies, car il faut en finir,figurez-vous… et cela ne vous étonnera pasle moins du monde, figurez-vous que, dans sajeunesse, le général était beau comme le jour,séduisant au possible ; enfin, il faisait tourner

Les Enfants de l'amour 439/663

Page 440: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

toutes les têtes, tant il y a qu’une femme… jus-qu’alors irréprochable…

— Mon ami, – dit madame de Bourgueilfrissonnant d’épouvante, – ne craignez-vouspas…

— Quoi, amie ?

— Qu’un tel récit… devant Adeline…

— Eh bien !… achève donc, amie… Qu’untel récit devant Adeline ?…

— Ne soit peut-être…

— Ne soit peut-être ?…

— Pas tout à fait convenable ? – réponditmadame de Bourgueil, qui se sentait mourir.

— Pauvre amie ! – reprit son bourreau d’unton d’affectueuse déférence, – je comprendsqu’une vie pure et sainte comme la tienne tedonne le droit d’être rigoriste jusqu’au scru-pule ; mais, permets-moi de te le dire, notreAdeline a vingt et un ans, et depuis deux hiverselle nous accompagne dans le monde. Or, mal-

Les Enfants de l'amour 440/663

Page 441: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

gré la réserve avec laquelle on s’y exprime tou-jours devant les jeunes personnes, elle n’estpas sans savoir que s’il est des femmes dignescomme toi, tendre amie, de l’estime, de la vé-nération de tous, il est de misérables créaturesassez perdues, assez infâmes pour trahir leursdevoirs. Eh ! mon Dieu ! tiens, il y a deux moisà peine, notre Adeline n’a pu s’empêcher d’en-tendre avec quel mépris, quelle indignation onparlait de cette odieuse madame de Bermont,qui, pour suivre son séducteur, avait abandon-né son mari et sa fille… N’est-ce pas, chère en-fant, tu te rappelles le scandale que cette aven-ture a fait dans le monde ?

— Oui, mon père, – répondit la jeune filleavec un accent de dédain ; – heureusement,cette femme s’est rendu justice…

— Comment cela ? Explique-toi, – ditM. de Bourgueil.

Et, s’adressant à sa femme : — Comprends-tu ce que notre Adeline veut dire… amie ?

Les Enfants de l'amour 441/663

Page 442: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Non… – balbutia madame de Bour-gueil, – non, je ne comprends pas bien…

— Je veux dire, mère chérie, – reprit lajeune fille, que cette malheureuse femme s’estrendu justice en abandonnant sa fille, qu’ellen’était plus digne de garder auprès d’elle, et quiun jour aurait eu honte d’une pareille mère…

— L’entends-tu, amie ? l’entends-tu, notreenfant ? – dit M. de Bourgueil avec un accentde fierté. – Ah ! je reconnais là le fruit desexemples et de l’éducation que tu lui as don-nés ! N’es-tu pas charmée, comme moi, de savertueuse indignation contre ces infâmes créa-tures qui foulent aux pieds les plus saints de-voirs ?

— Cette indignation est légitime, – réponditmadame de Bourgueil. – Sans doute, la femmedont nous parlons a été coupable… bien cou-pable… elle expiera sans doute sa faute dansde cruelles tortures… elle est abandonnée, mé-prisée de tous. Elle est haïe par sa fille… le

Les Enfants de l'amour 442/663

Page 443: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

dernier, le plus affreux coup qui puisse frapperune mère… tant de douleurs attendriront peut-être des cœurs impitoyables ; et qui sait si unjour son enfant n’aura pas pitié d’elle, la voyantsi malheureuse…

— Il me semble à moi, – reprit M. de Bour-gueil, – qu’une si odieuse créature ne mériteaucune compassion, – et s’adressant à la jeunefille : – et toi, Adeline, qu’en penses-tu ?

— Comment veux-tu, bon père, que j’aieune idée là-dessus, moi, habituée à chérir, àhonorer la plus tendre des mères !… Il mesemble seulement qu’une femme qui auraitconservé un peu de cœur devrait mourir dehonte plutôt que d’affronter le mépris ou la pi-tié de sa fille…

— Bien, bien, chère enfant, – ditM. de Bourgueil ; – j’aime cette noble réponse ;elle est digne de toi et de ta mère.

En disant ces mots, M. de Bourgueil jeta lesyeux sur sa femme ; mais, en tourmenteur ha-

Les Enfants de l'amour 443/663

Page 444: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

bile et expert, il s’aperçut au léger tressaille-ment des lèvres décolorées de sa victime,qu’elle ne pouvait endurer plus longtemps latorture sans se trahir ; aussi, renonçant pourle moment au récit dont il l’avait menacée,il dit en paraissant se rappeler un souvenir :— Lorsque je suis avec vous deux, j’oublietout. Quelqu’un m’attend depuis assez long-temps déjà dans le salon, il faut que je vousquitte ; je vous garde mon récit pour tantôt ;seulement, chère enfant, maintenant que tusais dans quelle estime ta mère et moi nous te-nons le général Roland et sa femme, dis-nousce que tu voulais nous demander.

— Eh bien, bon père… deux ou trois foisdans le monde, cet hiver, je me suis trouvéepar hasard placée à côté de la fille du généralRoland ; il est impossible d’être plus char-mante, plus aimable que cette jeune personne.Nous avons causé ensemble, et cela m’a suffipour avoir le plus grand désir de la connaîtredavantage ; car il y a en elle je ne sais quoi qui

Les Enfants de l'amour 444/663

Page 445: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

charme et qui attire. Naturellement, je ne vou-lais pas vous parler de mon vif désir de me lieravec mademoiselle Roland avant de savoir ceque vous pensiez de ses parents ; mais puisquevous en pensez tant de bien, et que d’ailleursmaman se trouve en relations avec madame lacomtesse Roland pour leur œuvre des prisons,je serais heureuse, oh ! bien heureuse, d’avoirpour amie mademoiselle Roland. Cela ne seraitpas, il me semble, impossible, si ma chère ma-man voulait demander à la comtesse la permis-sion de me présenter à sa fille ; n’est-ce pas,bon père ? Aussi n’avais-je pu m’empêcher deregretter que maman eût fait aujourd’hui fer-mer sa porte ; la visite de la comtesse seraitune si bonne occasion d’arriver peut-être à ceque je désire !

— Ne penses-tu pas comme moi, chèreamie, – dit M. de Bourgueil à sa femme, – querien n’est plus facile que d’amener ce rappro-chement entre ces deux enfants ? liaison dontje serais, du reste, enchanté, car notre Adeline

Les Enfants de l'amour 445/663

Page 446: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ne pourrait mieux placer son amitié… Maisqu’as-tu, – ajouta M. de Bourgueil en voyantl’altération des traits de sa femme, dont lesforces étaient à bout, – est-ce que ton malaiseaugmente ?

— Beaucoup, – répondit madame de Bour-gueil en se levant avec peine ; – je ne me senspas très bien, je vais rentrer chez moi avecAdeline pendant que vous recevrez ici la per-sonne qui vous attend…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! maman, – repritla jeune fille avec une nouvelle inquiétude enexaminant le visage de sa mère, car celle-ci,jusqu’alors, et pendant presque tout le tempsde ce martyre, avait autant que possible tenusa tête baissée sur sa tapisserie, – moi qui nesongeais qu’à causer… qu’à parler de ce quim’intéresse… toi tu souffrais… et sans le dire,encore !…

— Tiens, amie, – reprit M. de Bourgueil, jen’ai pas le courage de te quitter, je vais faire

Les Enfants de l'amour 446/663

Page 447: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

dire à cette personne qui m’attend que je nesuis pas visible.

— Non, non, de grâce ! recevez cette per-sonne, dit madame de Bourgueil, espérant êtreenfin pour quelques moments délivrée de laprésence de son bourreau. – Adeline va m’ac-compagner… je vais faire avec elle quelquestours de jardin, peut-être le grand air me fera-t-il du bien…

— Adeline, je n’ai pas besoin de te recom-mander de bien veiller sur ta mère, – ditM. de Bourgueil ; – fais-la se bien envelopperde châles, de crainte du froid.

— Oh ! père, sois tranquille, – répondit lajeune fille, – je ne quitterai pas maman d’uneseconde.

Pendant que madame de Bourgueil quittaitle salon appuyée sur le bras de sa fille,M. de Bourgueil sonna et dit au domestique defaire entrer la personne qui attendait dans lapièce voisine.

Les Enfants de l'amour 447/663

Page 448: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Bientôt le domestique introduisit Pietri.

Il resta seul avec M. de Bourgueil.

XXVII

M. de Bourgueil, se trouvant seul avec Pie-tri, lui dit en le regardant avec assez d’éton-nement : — À qui, monsieur, ai-je l’honneur deparler ?

— Monsieur, vous ne me reconnaissezpas ?

— Mais, monsieur, – répondit M. de Bour-gueil en examinant le Corse avec plus d’atten-tion, – je crois ne vous avoir jamais vu.

— Pardon, il y a environ vingt-deux ans,– reprit Pietri en souriant ; – cherchez bien.

Les Enfants de l'amour 448/663

Page 449: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Vingt-deux ans ! cela date de loin ; vouscomprendrez, monsieur, que mes souvenirsme fassent défaut.

— Cependant, monsieur, la circonstancedans laquelle j’ai eu l’honneur de vous rencon-trer doit avoir laissé quelques traces dans votremémoire.

— Quelle circonstance ?

— Le duel de M. Delmare et du colonel Ro-land.

— Que dites-vous ?

— Je vous ai aidé, monsieur, à relever cepauvre M. Delmare.

— Cela n’est pas possible, monsieur !Quatre personnes seulement assistaient à ceduel : M. Delmare, moi et le témoin du colonelRoland.

— Vous oubliez, monsieur, qu’un serviteurdu colonel est venu avec une lumière à la findu combat : ce serviteur, c’était moi.

Les Enfants de l'amour 449/663

Page 450: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Vous ?

— J’étais alors valet de chambre du colonelRoland ; aujourd’hui, j’ai l’honneur d’être l’in-tendant de M. le général Roland.

— Ah ! vous êtes l’intendant du général Ro-land ! – reprit M. de Bourgueil assez surpris decette rencontre ; et que désirez-vous ?

— Vous offrir mes petits services, mon-sieur, si vous daignez les agréer encore.

— Les agréer encore ? M’en avez-vousdonc déjà rendu ?

— Un très grand… oui, monsieur, un trèsgrand service.

— Et lequel, s’il vous plaît ?

— Je vous ai empêché d’être plus long-temps dupe d’un faux et indigne ami.

— Expliquez-vous clairement, – dit vive-ment M. de Bourgueil de plus en plus surpris.

Les Enfants de l'amour 450/663

Page 451: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est moi, monsieur, qui ai eu l’honneurde vous écrire autrefois la lettre anonymegrâce à laquelle vous avez surpris madamevotre femme chez mon maître.

À cette révélation, M. de Bourgueil reculad’un pas, frappé de stupeur ; puis, après unmoment de silence, il s’écria : — C’était vous !vous ! ! !

Pietri s’inclina en signe d’assentiment.

— Mais, – reprit M. de Bourgueil en atta-chant un regard pénétrant sur le Corse, – maisc’était trahir votre maître !

Pietri s’inclina de nouveau.

— Et comment alors êtes-vous resté silongtemps à son service ? – reprit M. de Bour-gueil ; – comment êtes-vous encore dans samaison ?

— Parce que mon œuvre de vengeancen’est pas encore accomplie, monsieur.

Les Enfants de l'amour 451/663

Page 452: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Quoi ! vous auriez à vous venger du gé-néral Roland, – s’écria M. de Bourgueil,croyant à peine ce qu’il entendait, – vous aus-si ?

— Moi aussi, monsieur, et sachant qu’en cesens nous avons des intérêts à peu près com-muns, – excusez cette liberté, – je viens, ainsique j’ai eu l’honneur de vous le dire, monsieur,vous offrir mes petits services, car le tempspresse.

— Et qui me dit, – reprit M. de Bourgueild’un air défiant, en tâchant de lire la vérité surla figure impassible du Corse, – qui me dit quevous n’êtes pas un émissaire du général Ro-land ? qui me prouve la sincérité de vos offresde service ?

— Permettez-moi, monsieur, d’entrer dansquelques détails, et vous reconnaîtrez maloyauté.

— Voyons.

Les Enfants de l'amour 452/663

Page 453: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Vous me permettez de parler sans dé-tours ?

— Je vous le demande.

— Monsieur, un mari qui garde sa femme etqui se tait après la découverte que vous avezfaite, et qui ensuite élève auprès de lui une fillequi n’est pas sienne, ce mari est le plus géné-reux… ou le plus implacable des hommes. Jene vous ferai pas l’injure de vous croire géné-reux, monsieur, c’est-à-dire faible et indifférentà l’outrage ; je vous ferai d’autant moins cetteinjure, que j’ai deviné votre pensée lorsque j’aisu vos heureux efforts pour mettre souvent,dans le monde, madame de Bourgueil et safille en présence du général Roland, commedes remords vivants. Certes, l’idée était bonne,mais, permettez-moi de vous le dire, incom-plète. C’était une torture pour madame votrefemme, soit ! mais ces rencontres, quoique as-sez pénibles pour mon maître, étaient bientôtoubliées par lui au milieu de la céleste félicitédont il jouit auprès de sa femme et de sa fille ; il

Les Enfants de l'amour 453/663

Page 454: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

en est adoré, il les adore. En un mot, monsieur,vous ne sauriez vous imaginer combien le gé-néral est heureux. Tout lui a réussi, tout lui estvenu à point, bonheur domestique, richesse,considération, honneurs ; enfin, pour comblerla mesure, il marie jeudi sa fille à un phénix, etde ce phénix elle est folle, de sorte que ce ma-riage, charmant comme un mariage d’amour,est sage comme un mariage de raison. Vous levoyez, monsieur, si mon maître est le plus for-tuné des époux, il est aussi le plus fortuné despères… Mais, ajouta le Corse en remarquantl’expression des traits de M. de Bourgueil, – jem’aperçois, monsieur, que ce que je vous ra-conte… de l’ineffable bonheur du général…vous fait… un mal affreux.

— Peut-être, – répondit M. de Bourgueil,presque effrayé de l’impassible cruauté duCorse, et ne sachant encore s’il devait s’ap-plaudir de rencontrer un pareil auxiliaire, – etlorsque vous évoquez à mes yeux la peintureenchanteresse du bonheur domestique du gé-

Les Enfants de l'amour 454/663

Page 455: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

néral Roland, c’est sans doute, homme chari-table, afin de soulever tout ce que je peux avoirde haine et de rage dans le cœur ?

— Naturellement, monsieur ; oui, je désireranimer tous vos ressentiments, et vous prou-ver que votre vengeance serait incomplète,boiteuse, pauvre, tant que vous vous bornerezà supplicier madame votre femme.

— Ah ! vous croyez que… je…

— Je crois que vous la torturez d’autantplus, monsieur, que vous l’avez aimée davan-tage.

M. de Bourgueil fut frappé de la pénétrationdu Corse, qui reprit : — Je devine à merveillece que vous devez faire souffrir à madamevotre femme, surtout en présence de sa fille.Aussi cette affection apparente pour cette en-fant du colonel Roland a-t-elle été un coup demaître. Vous devez trouver là un ressort ex-cellent : il doit donner presque à chaque ins-

Les Enfants de l'amour 455/663

Page 456: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tant mille moyens nouveaux à votre ven-geance.

— Vous me paraissez très expert en ven-geance.

— Dame ! c’est ma spécialité depuis tantôtvingt-cinq ans, monsieur ; vous concevez,n’est-ce pas, que lorsqu’on s’est adonné corpset âme à une idée depuis un temps pareil, onl’a creusée, étudiée sous toutes ses formes ;aussi avais-je l’honneur de vous dire qu’il fal-lait compléter votre vengeance et conclure…conclure le plus tôt possible ; car vous ignorezsans doute (et c’est, entre autres choses, le dé-sir de vous éclairer à ce sujet qui m’amèneici), vous ignorez, dis-je, que le général part di-manche pour son ambassade de Naples.

— Il est donc nommé à ce poste si envié ?

— D’aujourd’hui même. Il le désirait, est-ceque cela pouvait lui manquer ? Il a toujours étési heureux ! Jeune, il a vécu comme don Juan ;vieux, il est entouré des plus douces affections

Les Enfants de l'amour 456/663

Page 457: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

de la famille et comblé d’honneurs ; c’est troprare, n’est-ce pas, monsieur, une pareille conti-nuité de félicité ?

— Allons ! j’étais fou de douter de la sincé-rité de vos offres, – reprit M. de Bourgueil deplus en plus frappé du caractère de Pietri ; –vous me ferez un bon et franc auxiliaire ;comptez sur moi comme je compte sur vous.

— J’étais certain, monsieur, de méritervotre confiance. Résumons : la signature ducontrat de mariage de la fille de mon maîtrea lieu jeudi, puis dimanche… toute la famillepart pour Naples ; vous le voyez, monsieur, ilfaut se hâter… il le faut, malheureusement.

— Malheureusement ?

— Hélas ! oui, monsieur… et ici, je confessemon égoïsme, je parle pour moi… j’aurais déjà,voyez-vous, pu porter de terribles mais par-tielles atteintes au bonheur de mon maître… etj’ai toujours reculé… toujours reculé.

— Et pourquoi ces retards ?

Les Enfants de l'amour 457/663

Page 458: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Eh ! mon Dieu ! monsieur, d’abord parceque l’homme n’est jamais satisfait : il a le bien,il veut le mieux ; je temporisais afin de polir,de caresser mon œuvre avec amour, voulantarriver à quelque chose de bien… de complè-tement bien… à quelque chose enfin de large,de terrible, qui pût jouer à s’y méprendre unépouvantable châtiment providentiel… Je n’aipas, d’ailleurs, à me reprocher mon délai, j’aifait une précieuse acquisition… Mais enfin, enadmettant que cette œuvre, mon unique soucidepuis tant d’années, arrive à être telle que jel’ai si souvent rêvée durant mes longues in-somnies… oui, au jour choisi par moi, la foudreéclate et tombe à ma voix sur l’objet de mahaine immortelle… C’est très bien, maisaprès ? Oui, monsieur, après ? que deviendrai-je ? quel but aura désormais ma vie ? plus au-cun. Je vous demande un peu ce que vous vou-lez que je fasse en ce monde, lorsque j’aurai eudit à mon maître brisé, anéanti au milieu desruines de son bonheur écroulé : C’est moi, Pie-tri, qui vous ai frappé ainsi par représailles du mal

Les Enfants de l'amour 458/663

Page 459: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

que vous m’avez fait autrefois ! Hélas ! monsieur,une fois que le pauvre vieux serviteur aura euainsi savouré en une seconde le fruit de vingt-cinq ans de patients efforts, il n’aura plus qu’àquitter ce monde… hélas !

Et Pietri soupira d’un air dolent et mélanco-lique.

M. de Bourgueil était impitoyable, mais ceCorse l’épouvantait, et il le regardait en si-lence.

— Mais, pardon, monsieur, – reprit Pietri, –pardon de me laisser aller à philosopher ain-si… C’est que, voyez-vous, entre collègues…permettez-moi cette petite familiarité… l’ons’abandonne à ses réflexions à cœur ouvert. Jesuis donc venu ici, d’abord pour vous prévenirque le général partait dimanche.

— C’est bientôt, – dit M. de Bourgueil en ré-fléchissant.

— J’ai voulu aussi vous apprendre que mamaîtresse, à son grand regret, mais cédant au

Les Enfants de l'amour 459/663

Page 460: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

désir du général, doit éviter toute occasion dese rencontrer avec madame de Bourgueil ; ain-si la comtesse devant rendre une visite en per-sonne à madame votre femme, et craignant dela rencontrer chez elle, m’a chargé de remettresa carte en conséquence. Or, vous concevez,monsieur, que par cela même que le généralredoute par instinct ce rapprochement…

— Plus je dois tenir à ce que ce rappro-chement s’effectue ; telle avait toujours été mapensée. Je ne désespérais pas d’y arriver, etalors ma vengeance n’eût plus été boiteuse…car du même coup je frappais ma femme, cethomme et sa fille, que j’abhorre !… Malheureu-sement le prompt départ du général ruine àpeu près mes espérances.

— Je suis précisément venu ici, monsieur,pour vous aider à parer ce coup inattendu…Veuillez m’écouter. Le général donne jeudi unegrande soirée d’adieux ; le contrat de mariagede sa fille se signe ce soir-là.

Les Enfants de l'amour 460/663

Page 461: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Bien… mais je ne vois pas…

— Permettez… Madame de Bourgueil, sansêtre liée avec la comtesse, s’est trouvée sou-vent en relations avec elle… pour l’œuvre desprisons…

— Oui, et c’est en voyant dans les journauxle nom de la comtesse Roland parmi les damesde cette œuvre, que j’ai forcé ma femme à faireles démarches en suite desquelles elle a été ad-mise comme patronnesse… C’était le premierpas du rapprochement que je méditais.

— Le moyen était bon, et il nous servira,voici comment : madame de Bourgueil et lacomtesse sont patronnesses d’une mêmeœuvre, elles ont échangé des visites en per-sonne ; madame votre femme trouvera doncfort naturel de recevoir cette invitation.

Et Pietri tira de sa poche une lettre qu’il re-mit à M. de Bourgueil.

— Quelle est cette invitation ?

Les Enfants de l'amour 461/663

Page 462: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je suis toujours chargé par ma maîtressede remplir ses lettres d’invitation imprimées,en y écrivant le nom des personnes qu’elleconvie à ses dîners ou à ses fêtes ; cette invita-tion est ainsi conçue :

Madame la comtesse et monsieur le comte Ro-land prient monsieur et madame de Bourgueil,ainsi que mademoiselle de Bourgueil, de leur fairel’honneur de venir passer la soirée chez eux, jeudiprochain.

Une fois que, grâce à cette invitation, vousaurez pu très naturellement (aux yeux de ma-dame de Bourgueil et de sa fille) les conduiretoutes deux au sein de la famille du généralRoland, réunie à l’élite de la société de Paris,pour signer le contrat de mariage de la fillede M. l’ambassadeur de France à Naples… unefois là, je laisse à votre fertile… imagination…

M. de Bourgueil interrompit Pietri, ets’écria dans un farouche ravissement : — En-fin, je touche au but ! »

Les Enfants de l'amour 462/663

Page 463: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je l’espère, – dit froidement Pietri.

» Un dernier mot, monsieur… Je crois trèsimportant pour vos projets… et aussi pour lesmiens, que vous arriviez ponctuellement à lasoirée du général Roland, à une heure conve-nue entre nous ; mais cette heure, je ne puisencore vous la fixer : elle est subordonnée àune décision que je ne peux guère prendreavant jeudi matin.

— Alors écrivez-moi, jeudi matin, à quelleheure de la soirée nous devrons arriver chez legénéral.

— Jeudi matin, monsieur, vous aurez unmot de moi.

L’entretien de M. de Bourgueil et du Corsefut interrompu par Adeline, qui entra vivementen disant : — Bon père, maman se trouvemieux.

Puis, voyant que M. de Bourgueil était en-core en compagnie, elle resta près de la porte.

Les Enfants de l'amour 463/663

Page 464: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

À l’aspect d’Adeline, M. de Bourgueil et Pie-tri échangèrent un coup d’œil significatif.

— Ainsi, mon cher monsieur, – ditM. de Bourgueil, – j’attendrai votre lettre.

— Oui, monsieur, – répondit le Corse ens’inclinant pour prendre congé. – Si je puisavoir l’honneur de vous écrire plus tôt que jene l’espère, je vous écrirai.

Et Pietri, après s’être incliné de nouveau etprofondément devant Adeline lorsqu’il passaprès d’elle, quitta le salon.

— Quel est donc ce monsieur, bon père ?– demanda la jeune fille après le départ de Pie-tri. – Il a une figure bien vénérable.

— Tu trouves ?

— Oui, mon père.

— Tu as raison, et ton instinct ne t’a pastrompée… C’est un très digne homme… Mais,dis-moi, où est ta bonne mère ?

Les Enfants de l'amour 464/663

Page 465: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Elle vient de rentrer dans sa chambre ;elle se trouve mieux, le grand air lui a fait dubien. Elle m’a dit : « Va voir si ton père est seul,car j’aurais à causer avec lui d’une pensée quim’est venue pendant notre entretien de tan-tôt. »

— Cela se trouve à merveille, car j’ai juste-ment à parler à ta mère. Va donc la prévenirque je l’attends.

— Il paraît que c’est le jour des grands mys-tères, – dit en riant la jeune fille. – Je te laisse ;je vais avertir maman : je ne reviendrai quelorsque vous me ferez demander.

Et Adeline sortit.

Quelques moments après, madame deBourgueil entra.

Les deux époux se trouvèrent seuls.

Les Enfants de l'amour 465/663

Page 466: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XXVIII

Lorsque madame de Bourgueil se trouvaseule avec son mari, la cruelle contrainte quelui imposait toujours la présence de sa fille dis-parut ; son regard, d’une dignité triste, n’évi-tait plus celui de M. de Bourgueil ; lui, de soncôté, n’ayant plus besoin de feindre une hypo-crite tendresse, laissait lire sur sa physionomiela haine, la froide méchanceté qui l’animait,et aussi les ressentiments d’une douleur incu-rable ; car, ainsi que nous l’avons dit, si l’in-concevable férocité de cet homme pouvait êtresinon excusée, du moins expliquée, c’était parl’acuité de ce qu’il souffrait aussi, lui !

Madame de Bourgueil dit à son mari d’unevoix ferme : — Monsieur, après l’horriblescène de tantôt, une explication est devenueindispensable.

— Une explication ?… Pour m’expliquerquoi, madame ?

Les Enfants de l'amour 466/663

Page 467: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Monsieur, je trouve que mon supplice,mon expiation, si vous voulez, a assez duré.

— Pardon, je ne trouve pas cela.

— Je m’en aperçois, monsieur. Votre infer-nale méchanceté est féconde ; ce que j’ai endu-ré aujourd’hui dépasse tout ce que j’avais souf-fert jusqu’ici.

— Madame, il faut du progrès en toutechose.

— Cela signifie, sans doute, que vous meménagez des tortures plus grandes encore ?

— Je l’espère.

— Vous vous vantez…

— Non, madame…

— Écoutez bien ceci, monsieur : lorsque, ily a plus de vingt ans, vous avez eu la preuvede ma faute, je vous ai conjuré de demandernotre séparation, vous m’avez refusée ; la loi,le droit, la force, étaient pour vous ; la posses-

Les Enfants de l'amour 467/663

Page 468: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sion de votre victime vous a été assurée, ga-rantie…

— Dieu merci !…

— Je suis devenue mère, j’ai pressenti toutce que cette maternité me préparait d’an-goisses et d’alarmes ; je vous savais capable detout ; ma vie était consacrée désormais à dé-fendre mon enfant contre vous…

— Ne dirait-on pas que je voulais le dé-vorer, votre enfant ? quel bel ogre je suis !…votre fille m’adore…

— Oh ! je le sais, monsieur, vous dédaignezles vengeances brutales, et surtout promptes :un coup de poignard ne m’aurait tuée qu’unefois, et mon supplice dure depuis vingt ans.Lorsque vous m’avez déclaré que vous vouliezme garder près de vous et ne pas me séparerde mon enfant, j’ai deviné que ce que j’auraisà souffrir pendant la première adolescence dema fille ne serait rien auprès de ce qui m’était

Les Enfants de l'amour 468/663

Page 469: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

réservé par vous lorsqu’elle aurait l’âge de rai-son.

— Je ne crois pas avoir trompé vos prévi-sions ?

— Non, monsieur, et même la seule attentede ce nouveau martyre, je l’avoue, le plus cruelde tous et sur lequel vous preniez soin d’appe-ler sans cesse et d’avance ma pensée… cetteattente était horrible… Enfin, l’heure est venueoù vous avez pu me dire : « Votre fille a main-tenant l’âge de raison, vous vous chérisseztoutes deux… Je l’entretiens dans sa tendresseet sa vénération pour vous, en lui donnant l’hy-pocrite exemple… Votre fille est votre seuleconsolation, votre unique affection en cemonde… »

— Je puis vous aider à rappeler vos souve-nirs, – reprit M. de Bourgueil en interrompantsa femme. – « Si jamais, madame, vous avezl’audace (ai-je ajouté) de vous opposer à uneseule de mes volontés, je vous démasque aux

Les Enfants de l'amour 469/663

Page 470: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

yeux de votre fille… et au lieu du respect, del’idolâtrie que vous lui inspirez, elle n’a pluspour vous que mépris et aversion ; je renieavec éclat ma paternité, ainsi que j’en aiconservé le droit ; j’affiche votre honte et l’op-probre de la naissance de votre fille ; je vouslivre toutes deux aux dégoûts du monde, et jechasse de ma maison la mère adultère et la filleadultérine… » Oui, voilà ce que je vous ai ditalors, madame… Vous me savez homme à te-nir ma promesse ; pourquoi revenir là-dessus ?

— Vous connaissiez, monsieur, ma folletendresse pour ma fille, ma seule consolationen ce monde… vous l’avez dit… Vous saviezla fierté de mon caractère, et que je sacrifieraistout à la honte d’avoir à rougir devant mon en-fant, et à la crainte de lui porter un coup af-freux… mortel peut-être… vous m’avez domi-née par vos menaces ; alors a commencé pourmoi un supplice de tous les jours, de tous lesinstants : ce n’était pas assez pour vous qued’amener sans cesse cette innocente enfant à

Les Enfants de l'amour 470/663

Page 471: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

louer mes vertus, à me glorifier comme le mo-dèle des mères et des épouses… vous m’aveztraînée dans un monde où je devais souventrencontrer le général Roland, sa femme et safille ; vous avez fait plus, vous m’avez forcéede faire partie d’une œuvre à laquelle appar-tenait la comtesse Roland : vous comptiez ain-si préparer presque fatalement je ne sais quelrapprochement dont le but m’échappe, maisqui ne peut être qu’horrible pour ma fille etpour moi ! Enfin, ce matin, profitant, avec unart infernal, de quelques paroles d’Adeline ausujet de la comtesse Roland et de son mari,vous avez rendu ma fille… votre complice ;oui, grâce à vous, cette pauvre enfant, dans sanaïveté, m’a torturée… sous vos yeux… elle,mon Dieu ! – ajouta madame de Bourgueild’une voix altérée par les sanglots, – elle… quin’a vécu… qui ne vit que pour m’aimer…

— Tout cela est vrai, madame, – réponditM. de Bourgueil avec un calme effrayant. – Oùvoulez-vous en venir ?

Les Enfants de l'amour 471/663

Page 472: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Monsieur, je suis résolue à ne plus subirdésormais un pareil supplice.

— Ne dites pas de ces puérilités-là, je vousprie.

— Monsieur…

— Voyons, madame de Bourgueil, parlonsraison. Croyez-vous que c’est au moment oùma vengeance commence à se dessiner queje vais y renoncer ? Tenez, quoique vous voussoyez conduite envers moi dans votre jeunessecomme une fieffée coquine, j’ai toujours rendujustice au bon sens de votre âge mûr. Vousavez été, il est vrai, une femme adultère, unede ces infâmes qui, au su ou à l’insu de leursmaris, élèvent dans la sainteté du foyer domes-tique le fruit de leur débauche…

— Ces outrages, monsieur, dit la malheu-reuse femme en mordant son mouchoir pourétouffer ses sanglots, ces outrages, je les aimérités, je les subis depuis bien des années

Les Enfants de l'amour 472/663

Page 473: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sans me plaindre ; je ne me plaindrai pas au-jourd’hui.

— En effet, vous commencez, je le crains, àvous blaser là-dessus ; nous trouverons moyende remédier à cette satiété. J’avais donc l’hon-neur de vous dire, madame, que vous aviez étéune femme sans mœurs et digne du derniermépris ; mais enfin, dans mon impartialité, jedois reconnaître que vous êtes une femme debon sens. Or, je vous le répète, et je vous le de-mande à vous-même, n’est-ce pas puéril de ve-nir me dire : « Je suis résolue à ne plus souffrirceci ou cela ? »

— Telle est pourtant ma résolution, mon-sieur.

— Madame de Bourgueil, vous me faites pi-tié !

— La pitié… Oh ! c’est un sentiment que jene vous ai jamais inspiré, monsieur ! que je nevous inspirerai jamais !

— Jamais.

Les Enfants de l'amour 473/663

Page 474: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est pour cela que je veux mettre fin àmon martyre.

— Eh ! mon Dieu, sans doute, vous le vou-lez ; on veut toujours. Mais pouvoir, madame,mais pouvoir ?

— Je le pourrai.

— Comment ?

— Vous m’avez dominée jusqu’ici en memenaçant de dévoiler ma honte à ma fille. Ehbien, je vous dis que si vous me poussez àbout, je ferai moi-même, oui, moi-même,quoique cette pensée me glace d’épouvante, jeferai moi-même ce terrible aveu à ma fille.

— Bon ! Et puis ?

— Cet aveu lui prouvera ce que j’ai dû souf-frir jusqu’ici ; monsieur. Elle m’aime ; elle mepardonnera. Elle me plaindra peut-être… Jeconnais son cœur.

— Très bien ! Et puis ?

Les Enfants de l'amour 474/663

Page 475: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Alors du moins, monsieur, je ne seraiplus forcée de cacher l’horreur que vous m’ins-pirez ; alors j’échapperai à cette vie de men-songes, de réticences et d’alarmes toujours re-naissantes, à laquelle vous m’avez condamnée,et qui me tue à petit feu.

— De mieux en mieux ! Et puis ?…

Et comme madame de Bourgueil regardaitson mari, il reprit : — Oui, je vous le répète,et puis après, qu’arrivera-t-il ? oui, qu’arrivera-t-il ? lorsque vous aurez fait à votre fille cetaveu qui, malgré tout l’artifice de sentimentali-té maternelle dont vous pourrez l’entourer, serésumera par ceci : « Mon enfant aimée, j’ai étéla maîtresse du général Roland et surprise ausortir de ses bras par M. de Bourgueil ; tu lecrois ton père, chère innocente… erreur, tonvrai père est le général Roland, mon ancienamant ; aussi, chaste fille, m’est-il insuppor-table de t’entendre glorifier sans cesse mesvertus de mère de famille : ça finit par devenirune insipide plaisanterie ; oui, chère et virgi-

Les Enfants de l'amour 475/663

Page 476: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

nale fille, comme tant d’autres j’ai eu unamant ; de cet amant, un enfant, et cet enfantc’est toi, fille adorée ; maintenant, tu ne seraspas assez dénaturée pour me mépriser à causede cet enfantillage, et retourner contre moi cesprincipes de moralité que je t’ai donnés parpure hypocrisie ; car ces principes, je les ai ou-trageusement foulés aux pieds. Tu sais mainte-nant que j’ai été une misérable dans mon jeunetemps ; n’en parlons plus, vivons en bonnesamies, et surtout honore-moi, respecte-moi,glorifie-moi comme par le passé. » Soit, voustiendrez à votre fille ce langage ou son équi-valent. Mais ensuite, madame de Bourgueil ?Oui, ensuite ? de deux choses l’une ; ou votreenfant n’éprouvera plus pour vous que dégoûtet horreur ; ou vous lui ferez pitié et elle vouscontinuera sa tendresse.

— Sûre de sa tendresse, monsieur, je necrains plus rien, je m’ensevelis avec elle dansquelque retraite et…

Les Enfants de l'amour 476/663

Page 477: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ah ! ah ! ah ! – reprit M. de Bourgueilavec un éclat de rire sardonique. – Il paraît quec’est chez vous une idée fixe… Déjà, dans letemps, vous m’aviez parlé de cette imaginationde retraite au sujet du colonel Roland, qui, parparenthèse, se moquait de vous et ne donnaitpas, lui, dans ces idylles romanesques : Unechaumière et mon amant ! disiez-vous alors. Unechaumière et ma fille ! dites-vous aujourd’hui…C’est à merveille ! Mais, fidèle et chasteépouse, permettez, il me semble que je suistoujours un peu trop oublié dans vos projets…Vous croyez ingénument que lorsque vous au-rez spontanément avoué votre déshonneur àvotre fille, vous m’échapperez pour cela ? Al-lons donc, pas le moins du monde !

— Que dit-il ? – s’écria madame de Bour-gueil avec épouvante ; – ô mon Dieu, que vais-je entendre !

— Oh ! sans doute, il viendra un momentfatal où je révélerai votre honte… et je recu-lerai peut-être ce beau jour jusqu’après le ma-

Les Enfants de l'amour 477/663

Page 478: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

riage de votre fille, mariage auquel je songe :nous en parlerons ; peut-être même attendrai-je qu’elle soit mère à son tour : vous voyez quevous avez encore bien des phases peu réjouis-santes à traverser.

— Non, – murmura madame de Bourgueilpresque avec égarement, – non, c’est impos-sible !

— Sans doute il viendra, dis-je, un moment,– reprit son bourreau, – un jour suprême, fatal,où je vous chasserai, vous et votre fille, decette maison où vous avez apporté l’opprobre ;mais, permettez, je reste seul juge, maître del’opportunité de ce moment ; or, si d’ici là vousvoulez faire votre honnête confession à votrefille, libre à vous ; seulement, je vous le répète,nous ne nous séparerons pas pour cela, aucontraire : ce chaste aveu, sera un nouveaulien pour notre cher petit trio ; oui, chaque jour,vous m’entendrez dire devant vous à mademoi-selle Roland, ainsi que je m’amusais à l’appe-ler tantôt et ainsi qu’elle s’appelait elle-même

Les Enfants de l'amour 478/663

Page 479: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

en se jouant : – « Eh bien, ma chère, votre ver-tueuse mère, ce modèle des épouses que voici,s’est donc prostituée au colonel Roland, dontvous êtes la fille ! »

— Oh ! assez ! assez !… – s’écria l’infortu-née en se tordant les mains de désespoir. –Oh ! la mort ! plutôt la mort que de pareils ou-trages devant ma fille !

— Bah ! la mort !… Je vous l’ai dit il y avingt ans, et vous m’avez donné raison, lesfemmes ont la vie dure… et puis… mourez,soit, votre fille me reste…

— Mais c’est horrible ! – s’écria madame deBourgueil, égarée par la terreur. – Mais je suisdonc condamnée à ne jamais sortir de ce cercled’épouvante et de tortures ! Mais c’est quelquechose d’infernal que cet homme ! N’ai-je doncpas assez souffert, mon Dieu ! pour désarmerce monstre !

— Ce monstre ! vos souffrances, vos tor-tures ! mais vous êtes stupide, à la fin ! – s’écria

Les Enfants de l'amour 479/663

Page 480: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

M. de Bourgueil, sortant enfin de son calmesardonique, et mis hors de lui par les reprochesde sa femme. – Vos souffrances ! et moi donc ?Savez-vous ce que j’ai souffert… depuis plus devingt ans ! Misérable femme ! elle ne voit pasque ma vengeance est une lame à deux tran-chants ! Oh ! réjouissez-vous, tendre épouse,chaque coup que je vous porte me fait à moiune blessure plus cruelle peut-être encore quela vôtre. Ah ! vous croyez, vous, que tout estroses… dans le fiel et dans la haine ! Ah ! vousignorez ce que me coûte l’assouvissement dema vengeance !… Eh bien, je vais vous le dire,moi, madame… et nous verrons après si vousaurez l’audace, entendez-vous, l’audace… devous étonner de vos tortures passées… et devouloir échapper à celles qui vous attendent !

Les traits de M. de Bourgueil n’exprimaientplus cette haine implacable, cette férocitéfroide, qui le rendaient si terrible, mais un mé-lange de désespoir, de rage, et surtout de dou-

Les Enfants de l'amour 480/663

Page 481: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

leur atroce… que madame de Bourgueil n’avaitjamais soupçonnée chez son mari.

XXIX

M. de Bourgueil, s’approchant de sa femmeles bras croisés sur sa poitrine, les traits bou-leversés par une émotion dont il n’était pasmaître, lui dit d’une voix, non plus acerbe etsardonique, mais palpitante de douleur :Voyons, madame, vous avez évoqué le passé ;parlons-en. Vous m’avez reproché vos tor-tures ; parlons des miennes. Vous êtes, dites-vous, la victime ; parlons du bourreau… dumonstre ! Il y a bientôt vingt-cinq ans, je vousai épousée, madame ; vous étiez sans fortune,j’étais riche. Nos familles se connaissaient. De-puis longtemps je vous ai aimée ! oh ! passion-nément aimée ! Mais avant de demander votremain à votre père, je vous ai dit : « Le plus

Les Enfants de l'amour 481/663

Page 482: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

grand bonheur de ma vie serait de m’unir àvous. Exposer mon désir à votre père seraitvous attirer de sa part des obsessions péniblespour vous, et auxquelles cependant vous pour-riez céder, ainsi que tant de jeunes filles. Jene veux pas cela ; je ne veux vous devoir qu’àvous-même. Vous me connaissez presque de-puis l’enfance ; si vous voulez m’étudier davan-tage, nos relations de famille nous permettentde nous voir souvent. J’attendrai… et si un jourvous prenez assez de confiance en moi pourme charger de votre avenir, vous me le direz.Seulement alors je m’ouvrirai à votre père surmes projets. » Telle a été ma conduite enversvous. Est-ce vrai ?

— Oui, monsieur, – répondit madame deBourgueil, de plus en plus surprise du change-ment de son mari et de l’expression de douleurqu’elle lisait sur son visage.

— Au bout d’une année d’épreuve, – reprit-il, – vous aviez sans doute suffisamment appré-cié mon caractère, mes habitudes, mes goûts ;

Les Enfants de l'amour 482/663

Page 483: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

car vous m’avez dit : « Parlez à mon père ; j’aifoi en vous ; ce mariage comblera tous mes dé-sirs. » Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Nous nous sommes mariés, j’étais ivrede bonheur et d’amour… Ce bonheur, cetamour, les partagiez-vous alors ?

— Oui, monsieur.

— Pendant les deux premières années denotre mariage, vous m’avez rendu le plus heu-reux des hommes… vous sembliez non moinsheureuse… Avez-vous eu, pendant ces deuxannées, quelques reproches à m’adresser ?

— Aucun, monsieur, aucun.

— Ai-je, en quoi que ce soit, blessé votredélicatesse, votre cœur, votre affection ?

— Non.

— N’ai-je pas fait tout ce qui dépendait demoi pour continuer de mériter votre estime et

Les Enfants de l'amour 483/663

Page 484: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

votre amour ? Avez-vous pu un seul instantdouter de ma tendresse ?

— À cette époque, je n’en ai jamais douté,monsieur.

— À cette époque, madame, j’avais un ami,un ami d’enfance, brave entre les plus braves ;bien jeune encore, son nom était déjà l’une desgloires de la France. J’aimais cet ami commeun frère ; j’étais naïvement fier de lui. Je vousen avais souvent parlé. Au retour de l’une deses campagnes, je vous l’ai présenté, vous de-mandant pour lui votre amitié.

— Monsieur, épargnez-moi, – murmuramadame de Bourgueil, – ce langage me tue…Ah ! je préfère vos outrages !

— Je reçois cet ami dans notre intimité dechaque jour. Bientôt, Dieu m’en est témoin,sans que j’aie rien fait pour cela, à votre pre-mière tendresse pour moi succède lacontrainte, puis la froideur… l’éloignement,l’aversion… enfin, nos appartements sont sé-

Les Enfants de l'amour 484/663

Page 485: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

parés... Dites, madame, cet éloignement, cetteaversion, en quoi l’avais-je méritée ? Étais-jemoins dévoué, moins aimant que par le passé ?

— Non… non, monsieur… Mais, degrâce…

— Dites, madame, m’avez-vous vu assez defois à vos pieds, désespéré, pleurant ! je pleu-rais alors ! vous demandant, à mains jointes, lacause de cet éloignement qui me navrait ! Unseul mot amer ou blessant est-il alors sorti demes lèvres ? N’est-ce pas par la douceur, parla résignation, par la soumission la plus abso-lue à vos moindres désirs, que je m’efforçais devaincre votre cruelle froideur, dont je me tuaisen vain à pénétrer la cause ? Me suis-je jamaisplaint ? Tout au plus, dans ma douleur pro-fonde, je me permettais timidement d’en appe-ler du présent à ce passé… que vous m’aviezfait si beau, si heureux… Est-ce vrai, madame,est-ce vrai ?

— Ayez pitié de moi !…

Les Enfants de l'amour 485/663

Page 486: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Et votre fille… aura-t-elle pitié de vous…lorsqu’au jour de l’expiation dernière… je vousdirai devant elle ce que je vous dis là ? lors-qu’elle saura quelle avait été la conduite del’homme que vous avez déshonoré ?…

— Non, – reprit madame de Bourgueilanéantie, – non, je le sens… je n’aurai pasmême de pitié à attendre de ma fille… Oh ! jesuis bien malheureuse !

— Écoutez encore le bourreau, madame !Écoutez encore le monstre !… Enfin, la causede votre aversion, je la sais !… Je vous sur-prends chez le colonel Roland… À ce moment,voyez-vous, j’aurais eu l’énergie de demanderau colonel Roland réparation par les armes queje ne l’aurais pas fait. Non, sa mort eût été in-certaine, et j’étais sûr de vous avoir en vie. Jevous ai donc gardée. Alors… alors pour moiaussi, madame, a commencé une existenceépouvantable, car je vous aimais, moi… jevous aimais toujours !

Les Enfants de l'amour 486/663

Page 487: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et M. de Bourgueil accentua ces mots d’unton si déchirant que sa femme tressaillit ; puiselle ajouta d’un air de doute amer : — Vousm’aimiez !… monsieur, vous m’aimiez, et vousjouissiez de mes douleurs, de mes larmes…

— Oh ! madame, le temps était passé devous prouver mon amour par une folle ten-dresse ; je vous le prouvais selon que je le res-sentais, moi ! par la haine ! oui, par la haine !…C’est étrange, n’est-ce pas ? mais cela est. Jevous abhorrais, et je ne pouvais me résoudre àme séparer de vous… non… comme autrefoisje ne pouvais me passer de votre présence ;mais c’était pour me dire : « Cette femme est lamienne ; j’ai toujours été pour elle tendre, gé-néreux, dévoué ; je l’adorais, et elle s’est don-née à un fat sans âme et sans cœur, qu’elle-même a méprisé à l’heure de sa honte !… »Comme autrefois j’admirais votre beauté, maisje disais : « Ces charmes dont j’étais idolâtreont été souillés par l’adultère !… » Et alors,voyez-vous, madame, j’éprouvais des souf-

Les Enfants de l'amour 487/663

Page 488: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

frances si aiguës, si atroces, que je ne peux leurcomparer que celles que je vous faisais endu-rer !

— Hélas ! monsieur, que ne consentiez-vous à une séparation que tant de fois je vousai demandée à genoux ! Ces atroces souf-frances, vous nous les eussiez épargnées à tousdeux.

— Une séparation ! et qu’est-ce que je se-rais devenu, moi, seul à seul avec cette hainedésespérée qui doit empoisonner ma vie en-tière ! Une séparation ? mais vous ne savezdonc pas qu’après la céleste jouissance decombler de bonheur la femme que l’on estimeet qu’on adore, il ne reste plus, quand on la mé-prise et qu’on la hait, que l’infernale jouissancede la faire souffrir à petit feu !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! – s’écria madamede Bourgueil, – oser avouer tant de férocité !

Les Enfants de l'amour 488/663

Page 489: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— De la férocité ! – s’écria M. de Bourgueilavec un accent indéfinissable. – Allez, ma-dame, vous n’avez jamais aimé…

Et pour la première fois depuis tant d’an-nées, madame de Bourgueil vit les yeux de sonmari remplis de larmes ; cet attendrissement,cette sorte de naïveté dans la haine, fut le der-nier coup pour cette malheureuse femme ! ellecomprit dès lors qu’elle n’avait désormais à at-tendre ni merci ni pitié de cet homme.

Il reprit en essuyant ses larmes : — Vousêtes devenue mère… Je l’avoue… à cette pen-sée d’avoir la preuve vivante de votre déshon-neur et du mien… à cette pensée d’avoir chezmoi l’enfant abhorré de cet homme abhorré,moi qui avais tant de fois rêvé près de vous lesineffables joies de la paternité, je vous l’avoue,madame, j’ai hésité… Le cœur a failli me man-quer, j’ai été sur le point de vous chasser, etpuis je me suis dit : « Mais cet enfant c’estla chair et le sang de cet homme et de cettefemme ! mais la loi me le donne, cet enfant !

Les Enfants de l'amour 489/663

Page 490: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

mais la loi lui assure mon nom, ma fortune !Eh bien ! je le garde, cet enfant… je serai pèrecomme je suis époux ! »

— Oh ! c’est horrible ! horrible ! s’écria ma-dame de Bourgueil, épouvantée de l’accent deson mari lorsqu’il avait prononcé ces mots :— Je serai père comme je suis époux.

Il continua avec des larmes dans la voix :— De sorte que votre fille a grandi sous mesyeux, sur mes genoux. Presque chaque jour,en recevant ses caresses, je me disais : « Quelheureux et bon père j’aurais été ! Idolâtre de lamère, comme j’aurais idolâtré l’enfant ! Quelstrésors de divine tendresse à épandre sur cespetites créatures, toujours riantes à la vie quis’ouvre devant elles ! Puis, à mesure qu’ellesgrandissent, que de soins, que de sollicitude,que de sacrifices, s’il le faut, pour les guiderjusqu’à ce que vous puissiez les suivre d’un œiltranquille et ravi dans la vie que votre amourleur a tracée ! Heureux, oh ! heureux d’un bon-heur céleste lorsque votre enfant vous dit ces

Les Enfants de l'amour 490/663

Page 491: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

mots qui font tressaillir toutes les fibres denotre être : Père, tu es bon ; père, je t’aime ! »

Ces derniers mots furent encore prononcéspar M. de Bourgueil avec des sanglots d’uneamertume inexprimable.

Après un silence de quelques instants, quesa femme n’osa pas interrompre, il reprit :— Oui, madame, voilà ce que je pense chaquejour à la vue de votre fille ! ! ! Maintenant,dites, vous qui m’appelez monstre… vous quim’appelez bourreau… dites ! vous croyez-vousseule à souffrir, lorsque baisant en souriantle front de votre fille, qui me fait horreur, jedis en vous regardant : — Qu’il est doux d’em-brasser son enfant ! Êtes-vous seule à souffrirlorsque, comme tantôt, j’appelle votre fille ma-demoiselle Roland ! Êtes-vous seule à souffrirlorsque dans le monde je vous mets face àface avec cet homme, vous et votre fille !…Êtes-vous seule à souffrir de cette vie de men-songe, de contrainte et d’angoisse ?… Main-tenant, dites, misérable insensée ! comprenez-

Les Enfants de l'amour 491/663

Page 492: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

vous enfin que ce qui laissera toujours ma ven-geance inassouvie… béante… c’est que je nepeux vous frapper sans me blesser moi-même… et que je ne peux vivre sans vous frap-per… Comprenez-vous enfin que vous et votrefille vous êtes mes bourreaux, comme je suisle vôtre ; et que ce lien épouvantable doit du-rer entre nous jusqu’à votre mort ou jusqu’à lamienne !

Les traits de M. de Bourgueil furent si ef-frayants lorsqu’il prononça ces derniers mots,en s’avançant pâle, terrible vers sa femme,qu’elle jeta un cri étouffé en cachant son visageentre ses mains.

À ce moment, on entendit frapper à laporte.

— Qui est là ? – dit M. de Bourgueil, en tâ-chant de calmer son émotion.

— C’est moi ! – répondit au dehors la voixfraîche et gaie d’Adeline ; – est-ce que vous en

Les Enfants de l'amour 492/663

Page 493: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

avez encore pour bien longtemps… tous lesdeux, avec vos grands mystères ?

— Monsieur, – dit madame de Bourgueiltout bas et avec effroi, – je vous en conjure…dans un tel moment…, je me trahirais… nelaissez pas entrer ma fille…

— Contenez-vous… calmez-vous… il lefaut, – dit M. de Bourgueil d’une voix basse etimpérieuse ; – j’ai à parler à l’instant à votrefille, devant vous… Mais souvenez-vous d’unechose, c’est que si vous osiez contrarier la vo-lonté que vous allez m’entendre exprimer… jene dis rien de plus, vous m’entendez.

Puis, pendant que madame de Bourgueil es-suyait ses larmes à la hâte, son mari reprit àhaute voix, s’adressant à Adeline, toujours res-tée derrière la porte du salon : — Tu es bienimpatiente, ma petite Adeline !

— Je ne serais pas venue te déranger, ni toini maman ; mais c’est que la couturière est là ;elle vient m’essayer une robe de bal, et je vou-

Les Enfants de l'amour 493/663

Page 494: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

drais que ce fût en présence de maman, afinqu’elle me dise si elle trouve la façon de la robeà son goût.

— Oh ! s’il s’agit d’une affaire si importante,– répondit M. de Bourgueil, ayant repris sonmasque habituel et allant au-devant de la jeunefille, – tu peux entrer, d’autant plus que cetterobe de bal vient fort à propos.

Et avant que la jeune fille eût pu s’appro-cher de sa mère, qui détournait le visage,n’ayant pu encore dominer son émotion,M. de Bourgueil remit à Adeline l’invitationque Pietri avait apportée.

— Lis cela, mon enfant.

— Qu’est-ce que cette lettre ?

— Lis toujours.

— Oui, mon père.

— Et tout haut.

— Oui, mon père.

Les Enfants de l'amour 494/663

Page 495: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et Adeline lut ceci :

« Madame la comtesse et M. le comte Ro-land ont l’honneur d’inviter M. et madame deBourgueil, ainsi que mademoiselle de Bour-gueil, à venir passer la soirée chez eux, jeudiprochain. »

Madame de Bourgueil frémit ; Adeline sau-ta au cou de son père, puis de sa mère, en di-sant dans sa joie : — Quel bonheur… quel bon-heur ! maintenant je suis sûre de faire connais-sance avec mademoiselle Roland !

— Avais-je raison de te dire, mon enfant,que cette robe de bal arrivait très à point ? – ditM. de Bourgueil en souriant ; – oh ! je veux quece jour-là mon Adeline soit belle… maisbelle… à rendre tous les autres pères jaloux…de moi… et envieux de ma fille…

— Mais, mon père, – reprit Adeline en réflé-chissant, – cette invitation…

— Est toute simple, mon enfant, ta mère estpatronnesse de la même œuvre que la com-

Les Enfants de l'amour 495/663

Page 496: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tesse ; elle l’invite chez elle, ainsi que toi, avecune parfaite bonne grâce.

— Mon Dieu ! mon bon père, – dit Adeline,au comble de la joie, – vois donc comme toutm’arrive à point aujourd’hui ! Je formais un dé-sir, le voilà réalisé !

— Mon enfant, – reprit madame de Bour-gueil en faisant un effort surhumain, – si tu leveux, nous allons essayer ta robe… de bal.

Et elle quitta le salon avec sa fille.

* * *

Deux heures plus tard, madame de Bour-gueil, après de longues réflexions, écrivait cebillet au général Roland :

« Monsieur,

Les Enfants de l'amour 496/663

Page 497: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

« La démarche désespérée que je suiscontrainte de faire auprès de vous vous prou-vera toute la gravité de ma demande.

« Veuillez m’accorder une heure d’entre-tien. Des convenances que vous apprécierezrendent cet entretien aussi impossible chezmoi que chez vous.

« Où et quand pourrai-je vous voir ?… Fassele ciel que ce soit bientôt ! Un mot de réponsesans signature, pour plus de prudence.

» J. DE BOURGUEIL. »

Les Enfants de l'amour 497/663

Page 498: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XXX

Le major Maurice occupait une petite mai-son isolée près de la porte du bois de Ville-d’Avray.

Le lendemain du jour où Pietri avait donnérendez-vous pour le soir à Adalbert, sous lesarcades de la rue de Rivoli, en cas de pluie (etil avait plu à torrents toute la soirée), le lende-main de ce jour, disons-nous, le major Mauriceétait revenu dans sa modeste retraite de Ville-d’Avray.

Midi sonnait. Le major, pâle, les traits fa-tigués, inquiets, se promenait dans une pièceassez vaste, dont les murailles disparaissaientsous des rayons chargés de livres ; deuxportes, situées à droite et à gauche, commu-niquaient, d’un côté, à une petite entrée ; del’autre, à sa chambre à coucher.

Page 499: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Au bout de quelques instants, une vieilleservante, seule domestique du major, entra, etlui dit en lui remettant un papier :

— Monsieur, c’est de la part d’un jeunehomme qui demande à vous parler.

— C’est lui ! – dit le major, après avoir jetéles yeux sur quelques mots écrits sur le papier.

Puis, s’adressant à la vieille servante :— Priez ce jeune homme d’entrer, madame Ju-lienne, et si par hasard quelqu’un venait me de-mander, répondez que je n’y suis pas.

— Et ce serait en effet un hasard, monsieur,– répondit la servante en s’en allant ; – car, ex-cepté le commandant Brassard, le général Ro-land ou M. de Belcourt, son jeune aide decamp, âme qui vive ne sonne à notre porte.

Madame Julienne sortit et rentra peu après,pour introduire chez son maître Adalbert Del-mare, qu’elle laissa seul avec le major Maurice.

Les Enfants de l'amour 499/663

Page 500: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Celui-ci alla vivement au-devant du jeunehomme, et, sans lui dire un mot, examina sestraits avec une sorte de curiosité mêlée d’an-goisse ; cette muette contemplation semblasans doute singulière à Delmare, car, rompantle premier le silence, il dit assez brusquementau major : — Quand vous m’aurez suffisam-ment regardé, monsieur, vous m’avertirez.

Mais Maurice, sans répondre, se dit à part :— Oui… les yeux… le front… la bouche, et,sauf les cheveux qui sont blonds, la ressem-blance est frappante.

— Serait-ce mon portrait que vous voulezfaire, monsieur ? – reprit Delmare d’un tonrailleur ; – il fallait me dire cela hier soir…

— Hier soir, monsieur, – reprit le major deplus en plus préoccupé, – je n’avais pu exami-ner suffisamment vos traits… ce que je fais cematin.

— Il y paraît… Mais est-ce pour cet examenassez bizarre que vous m’avez donné rendez-

Les Enfants de l'amour 500/663

Page 501: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

vous ici, à moi qui ne vous connais pas plusque vous ne me connaissez ?

Maurice, de plus en plus absorbé, ne ré-pondit rien. Alors Delmare lui dit avec unebrusque impatience : — Monsieur, permettez-moi de vous rappeler ceci : hier soir, à neufheures, moi et l’un de mes amis nous avionscherché un refuge sous les arcades de la ruede Rivoli ; nous avons assez longtemps causéen nous promenant. Vers les dix heures, nousnous sommes séparés ; il s’en est allé d’un cô-té, moi d’un autre. La pluie avait cessé. Je tra-versais la place Vendôme, lorsqu’un hommeenveloppé d’un manteau, et dont je ne pouvaisguère distinguer les traits, me dit…

— Voici ce que je vous ai dit, monsieur,– reprit le major : – « Nous sommes inconnusl’un à l’autre ; et j’ai pourtant à vous parler deschoses les plus graves. »

— Ce à quoi je vous ai répondu que je goû-tais peu la conversation avec des inconnus…

Les Enfants de l'amour 501/663

Page 502: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

c’est mon caractère… je n’aime pas à me lierlégèrement.

— Vous m’avez paru, en effet, fort désireuxde vous débarrasser de moi ; alors j’ai employéle seul moyen qui me parût alors devoir vousinspirer quelque confiance… je vous ai dit :— « Je me nomme le major Maurice, frèred’armes et ami intime du général Roland, surqui j’ai beaucoup d’influence… »

— Oui, vous avez, en effet, fort insisté survotre influence à l’endroit du général Roland.– Et cette assurance de ma part n’a pas vaincuvotre défiance ?

— Non… c’est vrai.

— Ne pouvant vous arracher une seule pa-role, je vous ai quitté en vous laissant ma carteet vous disant : « Souvent la nuit porte conseil ;la vieille amitié qui me lie au général peut vousêtre utile. Demain je vous attendrai toute lajournée, à moins que vous ne me donniez votreadresse, et en ce cas, demain, je serai chez

Les Enfants de l'amour 502/663

Page 503: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

vous à l’heure que vous m’indiquerez. » – Vousm’avez refusé votre adresse.

— C’est encore vrai, et pour suppléer à monrefus, mon brave monsieur, vous m’avez suivi.Je vous voyais du coin de l’œil, et après vousavoir longtemps promené, je vous ai échappédans le passage Colbert. Mais, vous le voyez,la nuit m’a porté conseil, j’ai réfléchi… me voi-ci… que me voulez-vous ?

— Vous avez réfléchi… à quoi ?

— À ce que vous m’avez dit.

— Au sujet de mon influence sur le généralRoland ?

— Probablement.

— Et vos réflexions, quelles sont-elles ?

— Ceci, monsieur, frise l’indiscrétion.

— Enfin, vous n’êtes venu ici que parce quevous me saviez l’ami intime du général ?

— Il se pourrait.

Les Enfants de l'amour 503/663

Page 504: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Il existe donc quelques rapports directsou indirects entre vous et le général ?

— Tenez, monsieur, nous finassons trop ;vous m’avez donné rendez-vous ici dans unbut quelconque… je viens apparemment aussidans un but quelconque. Articulez nettementce que vous désirez de moi… je vous répon-drai.

— Avant d’articuler nettement ce que jeveux, il faudrait que je fusse fixé sur un point.

— Eh bien ! fixez-vous, pardieu ! Fixez-vous, qui vous en empêche ?

— Monsieur… je suis vieux, je connais leshommes, les physionomies m’ont rarementtrompé.

— Et la mienne…

— Me laisse dans le doute.

— Sur quoi ?

— Sur ce que vous valez.

Les Enfants de l'amour 504/663

Page 505: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Comme homme, comme moralité peut-être ?

— Oui, comme homme, comme moralité.

— Monsieur le major, ce doute est peu flat-teur, et si c’est pour me faire de pareilles confi-dences que vous m’avez engagé à venir ici…

— Vous pouvez à l’instant éclaircir mesdoutes, et à l’instant je vous parlerai en toutesincérité. Or, vous avez tout à y gagner,croyez-moi.

— Que dois-je faire pour cela ?

— Me répéter mot pour mot l’entretien quevous avez eu hier soir avec votre ami sous lesarcades de la rue de Rivoli.

— Monsieur le major… c’est une plaisante-rie ?

— Cet entretien n’est donc pas avouable ?

— Ai-je besoin de faire observer à unhomme de votre expérience, monsieur, qu’ilest des secrets les plus honorables du monde ?

Les Enfants de l'amour 505/663

Page 506: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est juste, – reprit le major, et après unmoment de réflexion, il reprit : — Voyons, sup-posons (et c’est la vérité que je vous dis sousforme de supposition, mais rien ne vous obligeà me croire), supposons… que vous me sachiezl’ami le plus intime du général Roland, ayanttoute sa confiance, et possédant sur lui l’in-fluence que donne une amitié éprouvée depuistrente ans… une amitié, – ajouta le major enregardant attentivement Delmare, en appuyantsur les paroles suivantes, – une amitié souventsévère, et qui plus d’une fois a eu le bonheurd’amener mon ancien frère d’armes à recon-naître… et à généreusement réparer quelquesfautes de sa jeunesse… oui… si vous étiez per-suadé que telle est mon influence sur le généralRoland, me confieriez-vous ce que vous appe-lez votre secret, cet entretien que vous avez euhier soir, rue de Rivoli ?

— Vous me rappelez, monsieur, – repritDelmare avec un accent de défiance crois-sante, – qu’hier soir, en causant avec mon ami,

Les Enfants de l'amour 506/663

Page 507: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

il nous a semblé plusieurs fois être suivis ; nousnous sommes retournés, mais nous n’avons vupersonne… Il est vrai que l’épaisseur des ar-cades offre presque à chaque pas un abri com-mode pour la retraite des indiscrets qui suiventles gens pas à pas pour surprendre leur entre-tien.

— Si je savais ce que je veux savoir, je nevous interrogerais pas… D’ailleurs, tenez, cesréticences, ces équivoques me répugnent ; jevois que j’ai affaire à un habile adversaire, je leregrette.

— Voilà qui est naïf, monsieur le major.

— Peut-être… mais enfin je vous dirai sim-plement ceci, et pesez bien mes paroles : Jecrains que vous ne soyez sur le point de vouloircommettre une action… mauvaise et dange-reuse.

— Monsieur…

— Laissez-moi achever ; je maintiens quecette action serait mauvaise, dangereuse pour

Les Enfants de l'amour 507/663

Page 508: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

vous, par ses résultats, quels qu’ils soient… Pe-sez encore bien ces paroles : ou cette actioninconsidérée vous est inspirée par un ressen-timent douloureux, légitime, honorable… etdans ce cas je me porte garant de vous fairedonner toute satisfaction, mais par des moyensdignes d’un homme de cœur comme vous pou-vez l’être… ou votre projet n’a d’autre butqu’une spéculation infâme… et alors…

— Et alors ?

— Et alors, comme il n’y a aucun ménage-ment à garder envers un homme capable d’uneinfamie, tout moyen est bon contre lui.

— Votre conclusion, monsieur le major,– dit Delmare avec un sourire sardonique, – mesemble un peu trop élastique.

— C’est possible ; mais, je vous le répète,si vous voulez agir en homme de cœur, avecconvenance et mesure, ouvrez-vous à moi, sui-vez mes conseils, et, je vous le jure, vos es-pérances seront peut-être dépassées ; croyez-

Les Enfants de l'amour 508/663

Page 509: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

moi, – ajouta le major d’une voix pénétrante, –croyez-moi, l’on est toujours entendu lorsqu’onfait dignement appel à des sentiments géné-reux et éclairés.

Ces paroles parurent vivement impression-ner Delmare ; il réfléchit profondément, puistressaillant comme si un souvenir soudain luivenait à l’esprit, il se dit à part : — Il est troptard… l’autre me tient maintenant dans sesgriffes ; mais comment le major sait-il ?… Iln’importe, j’ai eu raison de venir ici… J’ap-prends qu’on est prévenu… donc il faut agirpromptement et chaudement.

— Eh bien ? – reprit le major qui avait at-tentivement observé Delmare tandis qu’il ré-fléchissait, – êtes-vous décidé ?

— Oui, monsieur, – reprit brusquementl’audacieux personnage, – je suis décidé à fairemes affaires moi-même !

Les Enfants de l'amour 509/663

Page 510: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Et moi, je suis décidé à empêcher une in-famie. Et, mordieu ! monsieur, j’ai eu raison degens plus déterminés que vous !

— Serais-je tombé dans un piège ? – s’écriaDelmare ; – suis-je ici dans un guet-apens ?…

Soudain la vieille servante entra tout effa-rée en disant au major : — Monsieur… c’est legénéral Roland ; il désire vous parler à l’ins-tant…

L’arrivée du général parut au major si inop-portune, si étrange en ce moment, qu’il restasaisi de stupeur, et fut aussi frappé d’un mou-vement involontaire échappé à Delmare. Lemajor courut ouvrir la porte qui communiquaità sa chambre à coucher, et dit à Delmare avecun accent d’autorité irrésistible : — Entrez là…monsieur… à l’instant…

— C’est curieux, – répondit le jeune hommeavec un éclat de rire sardonique, – un ordre àmoi ?

— Oui… un ordre… à vous…

Les Enfants de l'amour 510/663

Page 511: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Delmare jeta un coup d’œil rapide autourde lui, se frappa le front et dit en s’inclinant :— Enchanté, monsieur, de vous obéir.

Et il obéit en effet. Le major, ayant referméà clef la porte de la chambre, alla au-devant dugénéral, qui partit aussitôt en s’écriant d’un airtroublé : — Je t’ai attendu cette nuit, croyantque tu rentrerais chez moi ; j’avais un service àte demander…

— Parle… parle…

— Avant toute chose, prie madame Ju-lienne de faire entrer ici une dame qui d’un mo-ment à l’autre, peut venir te demander.

— Me demander… moi ?

— Oui, mon ami, – reprit le comte Roland,en essuyant la sueur qui baignait son front, etil marcha çà et là d’un air agité, tandis quele major, allant appeler sa servante, lui disait :— S’il vient une dame me demander, priez-lad’attendre dans le salon.

Les Enfants de l'amour 511/663

Page 512: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Puis il revint auprès de son ami.

— Maintenant, Maurice, écoute-moi, – re-prit le général ; – hier soir, j’ai reçu ce billet demadame de Bourgueil… lis.

Le major, de plus en plus surpris, lut lebillet écrit la veille par madame de Bourgueil,afin de demander une entrevue au généralpour un motif de la plus grave importance,rendez-vous qui, par convenance, ne pouvaitavoir lieu ni chez elle ni chez son ancienamant.

— Il faut, en effet, qu’il s’agisse de quelquechose de fort grave, – répondit le major en ren-dant la lettre à son ami ; – madame de Bour-gueil ne se déterminerait pas sans cela à unepareille démarche. Que soupçonnes-tu ?

— Rien…, je m’y perds… Impossible de larefuser… Malheureuse femme !… Quant aulieu du rendez-vous qu’elle me demandait, jene savais que résoudre, car depuis mon ma-riage je n’ai plus de maison où donner des ren-

Les Enfants de l'amour 512/663

Page 513: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

dez-vous ; j’ai pensé à ta retraite isolée auxportes de Paris, certain d’avance que tu ne merefuserais pas ce service ; j’ai pour toute ré-ponse, et selon la recommandation qui m’étaitfaite, écrit ton adresse en ajoutant : de midi àquatre heures, supposant que madame de Bour-gueil serait plus libre de s’absenter à cesheures-là. Toute la nuit, je t’ai attendu pour teprévenir. Vers les quatre heures du matin, jeme suis couché, donnant ordre à Pietri de mefaire éveiller si tu rentrais. Ce matin, à neufheures, tu n’avais pas paru à l’hôtel ; j’ai réso-lu de venir prévenir madame Julienne, dans lecas où tu ne serais pas non plus rentré chez toi,que j’attendais quelqu’un ici… J’allais partir,lorsque le secrétaire du ministre des affairesétrangères est venu pour me communiquer desdépêches très urgentes relatives à mon ambas-sade ; impossible de ne pas le recevoir. Libreenfin, je suis accouru ici… dans une mortelleinquiétude… craignant d’être devancé par ma-dame de Bourgueil, qui n’aurait pas trouvé laservante prévenue… mais…

Les Enfants de l'amour 513/663

Page 514: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

L’entretien fut interrompu par l’entrée demadame Julienne, qui dit au major : — Mon-sieur, la dame que vous attendez est là…

— Mon ami, je te laisse, – dit le major en sedirigeant vers sa chambre à coucher où il avaitenfermé Delmare, – et surtout ne t’en va passans me parler.

— Pour mille raisons, il faut que je te re-voie, – dit le général.

— Et moi aussi, – reprit le major.

Puis, s’adressant à madame Julienne :— Tant que cette dame sera ici, vous ne lais-serez entrer personne, vous entendez ? Abso-lument personne…

— Oui, monsieur, soyez tranquille.

— Maintenant, vous pouvez introduirecette dame…

— Maurice, – dit le général avec amer-tume, – à vingt ans de distance, voilà le secondrendez-vous qu’elle me donne… Ah ! c’est sou-

Les Enfants de l'amour 514/663

Page 515: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

vent quelque chose de terrible que ces retoursdu passé…

Le major serra la main de son ami et entradans sa chambre à coucher.

Un instant après, la vieille servante intro-duisit madame de Bourgueil, qui resta seuleavec le général Roland.

XXXI

Il y avait en effet plus de vingt ans que ma-dame de Bourgueil, alors dans tout l’éclat desa jeunesse et de sa beauté, cédant à un cou-pable entrainement, était venue chez le colonelRoland, après être restée si longtemps pure…et avait connu le remords… presque à l’heuremême de sa faute.

Il y avait aussi plus de vingt ans que, jeune,beau, brillant, livré à tous les enivrements de

Les Enfants de l'amour 515/663

Page 516: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

l’âge et des sens, ne comptant plus le nombrede ses succès, insouciant des larmes qu’il fai-sait verser, ne cherchant que le plaisir dans lesliaisons qu’il rendait éphémères, ne compre-nant pas les passions sincères, profondes, in-altérables, qui font souvent pardonner à unefemme l’oubli de ses devoirs, le colonel Rolandavait révélé la sécheresse de son cœur et lalégèreté de son caractère à madame de Bour-gueil, révélation terrible, première punition decette infortunée, qui devait expier une fauted’un jour par une vie de tortures.

Tous deux, après tant d’années, se retrou-vaient là, blanchis par l’âge : elle, brisée parune longue et cruelle expiation ; lui, régénérépar l’accomplissement des doux et saints de-voirs de la famille.

En dehors même des funestes circons-tances qui amenaient le rapprochement de cesdeux personnes, il avait en lui quelque chosede si fatalement providentiel, que tous deux,

Les Enfants de l'amour 516/663

Page 517: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

troublés, abattus, baissant les yeux, gardèrent,pendant quelques instants, un morne silence.

Le général Roland le rompit le premier, etdit à madame de Bourgueil d’une voix émue :— Ah !… madame… je ne croyais pas, aprèstant d’années…

— De grâce, monsieur, – dit vivement ma-dame de Bourgueil en interrompant le géné-ral, – ne parlons pas du passé… mais du pré-sent… il est menaçant…

— Je le crains, madame… d’après la gravitéde votre démarche… Ai-je besoin de vous direque vous devez en tout et pour tout comptersur mon dévouement ?

— S’il ne s’agissait que de moi, monsieur, jene serais pas venue à vous ; je souffrirais en si-lence… j’en ai l’habitude.

— Il est donc vrai, les traces profondes dechagrin que je lis sur votre visage, lorsque parhasard je vous rencontre dans le monde, ont

Les Enfants de l'amour 517/663

Page 518: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

une cause que je crains depuis longtempsd’avoir devinée.

— Je vous l’ai dit, monsieur, il ne s’agit pasde moi, mais de ma fille.

Le général tressaillit. C’était aussi de sa fille,à lui, dont parlait madame de Bourgueil, et ils’écria : — Grand Dieu ! madame, qu’est-il arri-vé ?

— Mon mari a reçu, ainsi que ma fille etmoi, une invitation pour la fête que vous don-nez demain, monsieur.

— Que dites-vous !… Non, non… c’est im-possible !

— Je dis ce qui est, monsieur.

— Alors c’est une erreur inexplicable… àmoins que ce ne soit un piège… quelqueodieuse machination.

— C’est malheureusement probable, carM. de Bourgueil exige que moi et ma fille nousl’accompagnions à cette fête.

Les Enfants de l'amour 518/663

Page 519: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Et de cette exigence… quel en est lebut ?

— Je l’ignore, comme j’ai ignoré dans queldessein il m’a forcée de rechercher toutes lesoccasions de me rapprocher de madame lacomtesse Roland.

— Ainsi… c’était lui ?

— Oui, monsieur…

— Mais pour lui obéir ainsi aveuglément, ilfaut…

— Il faut être incessamment placée commeje le suis, monsieur, entre cette alternatived’obéir en tout à M. de Bourgueil ou de l’en-tendre dire à ma fille : « Vous voyez bien cettefemme… Votre mère… que vous vénérez…que vous adorez… eh bien ! c’est une infâme…vous n’êtes pas ma fille, vous êtes la fille de sonamant… »

— Oh ! malheureuse femme ! Je comprendstout maintenant ! Le misérable !

Les Enfants de l'amour 519/663

Page 520: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Vous n’avez pas, non plus que moi, mon-sieur, le droit d’accuser M. de Bourgueil ; nousavons désolé sa vie… car lui… il m’aimait sin-cèrement.

— Ah ! madame, ce reproche…

— Ce n’est pas un reproche, monsieur, il nem’est permis d’en adresser à personne… Voicima position : il me reste au monde une conso-lation, la tendresse de ma fille. Je suis à laveille peut-être de voir cette tendresse se chan-ger en mépris, en aversion… M. de Bourgueilveut conduire chez vous ma fille et moi, dansje ne sais quel but… mais cela m’épouvante. Jeviens, au nom de tout ce que j’ai souffert, vousdemander aide ou du moins conseil dans cetteextrémité ; car, je vous l’avoue, monsieur, j’aila tête perdue.

— Cette invitation, – reprit le général Ro-land avec une anxiété froissante, – commentse la sera-t-il procurée ? Qu’elle vienne de mafemme, par mille raisons c’est impossible…

Les Enfants de l'amour 520/663

Page 521: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Eh ! d’ailleurs, qu’importe ! S’il veut faire chezmoi un scandale horrible, invité ou non, au-jourd’hui ou demain, rien ne l’arrêtera ; luiécrire à ce sujet, ce serait provoquer, hâter unéclat. Que faire ? que résoudre ? vous engagerà résister…

— Il me couvre à l’instant de mépris, dehonte devant ma fille, – répondit madame deBourgueil avec des larmes dans la voix, – jeperds la seule consolation qui me reste aumonde.

— Mon Dieu ! pauvre femme… je le sais…je le sais… et cet éclat, face à face avec elleet votre mari, serait aussi horrible pour vousqu’un éclat public…

— Ce n’est pas tout… en résistant auxordres de mon mari, je perds à jamais l’affec-tion de ma fille, sans savoir même s’il veutréellement me conduire chez vous pour m’ydéshonorer à la face de tous.

— Quel serait alors son dessein ?

Les Enfants de l'amour 521/663

Page 522: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Celui qu’il poursuit depuis quelquetemps : me rapprocher davantage encore devous, de votre femme, de votre famille, afind’augmenter le supplice que me cause ce rap-prochement. Et puis enfin, je vous l’ai dit, il medomine par la peur que j’ai d’être avilie, perdueaux yeux de mon enfant. Ce dernier coup frap-pé, il ne peut plus rien sur moi, je lui échappe,il perd sa victime. Car vous ne savez pas quecet homme souffre autant par la jalousie, par lahaine, que moi par la honte et le remords ! Cequi me soutient, moi, c’est l’amour maternel ;ce qui le soutient, lui, ce qui lui donne le cou-rage de garder près de lui cette malheureuseenfant, qui n’est pas la sienne, et qu’il accueillepourtant avec une feinte tendresse. Ce qui luidonne ce courage, c’est l’assouvissement de lavengeance qu’il exerce chaque jour sur moi, enexaltant devant ma fille mes vertus de mère defamille, ma conduite irréprochable.

Les Enfants de l'amour 522/663

Page 523: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oh ! – s’écria le général Roland d’unevoix altérée par la douleur, – quelle vie je lui aifaite !

— D’autres fois, et hier encore, il parlait devous à ma fille.

— De moi ?

— Oui. M. de Bourgueil lui vantait votrecourage, votre gloire militaire, la noblesse devotre cœur.

— Devant vous ! devant vous !

— Oui ; et comme, dans mon trouble et mafrayeur, je restais muette, ma fille, ignorantqu’elle retournait le poignard dans ma bles-sure, me reprochait ingénument de ne pasjoindre mes louanges à celles que vous prodi-guait M. de Bourgueil.

— Non, – dit le général Roland en portantsa main à ses yeux, – non, c’est horrible… hor-rible !…

Les Enfants de l'amour 523/663

Page 524: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Que voulez-vous que je vous dise ! – re-prit l’infortunée, pouvant à peine contenir sessanglots, – c’est à ce point que ma fille, cetteinnocente enfant, si douce et si tendre, meporte les coups les plus cruels ; deux ou troisfois par hasard, elle s’est trouvée dans lemonde assise à côté de votre femme et desa fille, et elle a ressenti pour celle-ci tant desympathie, que sans cesse maintenant elle meparle d’elle, de vous… devant M. de Bourgueil.Tout cela vous épouvante pour moi, et pour-tant je ne voulais pas me plaindre ; je ne meplains pas. La douleur m’arrache malgré moices paroles du cœur… C’est qu’aussi j’ai tantsouffert depuis vingt ans ! ! sans oser… sanspouvoir le dire à personne, – ajouta madamede Bourgueil, ne pouvant retenir ses san-glots ; – j’ai en secret dévoré tant de larmes ! !

Les yeux du général Roland se mouillèrentaussi, et il s’écria d’une voix vibrante de dou-leur : — Ah ! ces larmes que je verse, commeles vôtres, elles sont vaines, je le sais…

Les Enfants de l'amour 524/663

Page 525: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Qu’elles vous prouvent seulement mon re-mords du mal que j’ai fait ; oh ! je vous le jure !souvent, bien souvent, au milieu de ces joiesde la famille, ma seule vie maintenant, j’ai éténavré en vous voyant pâle et triste au milieu dece monde où l’on vous traînait… Mais j’igno-rais vos tortures de chaque jour, dont la seulepensée me désespère pour vous, et pour cettemalheureuse enfant qui est ma fille, enfin…Si vous saviez combien de fois mes regardscontraints se sont arrêtés avec angoisse sur sadouce figure, comme mon cœur battait, avecquelle amertume je me disais : « Je ne serai ja-mais pour elle qu’un étranger… qu’un incon-nu ! »

— Et croyez-vous, – reprit madame deBourgueil sans pouvoir retenir ses larmes, –croyez-vous que quand, à la dérobée, je vousvoyais ainsi regarder votre enfant, je ne souf-frais pas, moi ?

— Je le sais, mes douleurs n’étaient, ne sontrien auprès des vôtres, que moi seul j’ai cau-

Les Enfants de l'amour 525/663

Page 526: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sées… Aussi, je vous en supplie, dites que vouscroyez à mon repentir, dites que vous me par-donnez.

— Oui, je vous pardonne, je vous ai tou-jours pardonné… Je suis certaine qu’il y avingt ans, si, malgré votre légèreté, vous aviezpu prévoir ce que je devais souffrir, vous n’au-riez pas abusé d’une faiblesse coupable, ouvous auriez accepté la vie de dévouement queje vous offrais. Tenez, puisque la fatalité nousréunit pour la dernière fois sans doute, jeveux… je dois vous dire que depuis votre ma-riage vous avez gagné mon estime… Je nevous parle pas de votre gloire à la guerre, del’éminente position que vous devez à vos mé-rites. Non, cette gloire, ces succès, metouchent peu… Mais ce dont j’ai été touchée,profondément touchée, c’est d’apprendre com-bien vous aimez votre femme, si digne d’êtreaimée… car j’ai été à même de l’apprécier…c’est d’apprendre combien vous aimez votrefille, si digne aussi de votre adoration pour elle.

Les Enfants de l'amour 526/663

Page 527: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Oui, en vous voyant révéler depuis tant d’an-nées de si nobles qualités de cœur, j’ai excu-sé les égarements de votre jeunesse, généreu-sement expiés ; parfois même je me reprochaismoins amèrement ma faute, me disant : « Dumoins je ne me suis pas abusée, dégradée, àce point d’aimer un homme sans cœur !… Cecœur… a faiblement battu pour moi, qui avaisà rougir d’un amour coupable ; mais il s’estmontré tendre, délicat, dévoué, pour la femmeirréprochable qui pouvait… bien heureusecelle-là ! !… qui pouvait avouer son amour de-vant les hommes et devant Dieu ! » Peut-êtrem’auriez-vous aimée comme elle, si le sortm’eût destinée à être votre femme…

— Oh ! je ne pourrai jamais vous exprimerle bonheur que j’éprouve à vous entendre par-ler ainsi de ma fille et de ma femme ! Vous par-lez de ma gloire ! Ma vraie gloire, c’est d’avoirregagné votre estime. Au moins, lorsque, danssa candeur, votre enfant… notre enfant… pro-noncera le nom d’un père qu’elle ne doit jamais

Les Enfants de l'amour 527/663

Page 528: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

connaître… ce nom… vous ne le maudirezpas !

L’émotion du général et de madame deBourgueil était à son comble ; soudain celle-cipassa ses mains sur son front, comme si ellese fût éveillée d’un songe, tressaillit et s’écria :— Mais nous sommes insensés ! À quoi bonces vaines paroles, ces vaines larmes ? demain,peut-être… votre fille, votre femme, que vouschérissez, seront, comme vous, comme moi,victimes d’un affreux scandale !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! il n’est que tropvrai ! Que faire ?

— Et l’heure presse… Je ne puis rester troplongtemps absente de chez moi, n’étant passortie dans ma voiture.

— Ah ! comme vous, j’ai la tête perdue… Àquoi nous résoudre ?

Après un moment de réflexion, le généraldit à madame de Bourgueil : — Nous sommesici chez mon meilleur, mon plus ancien ami.

Les Enfants de l'amour 528/663

Page 529: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oui… le major Maurice.

— Il y a vingt ans, il était, ainsi queM. de Bourgueil, témoin de cet horrible duelavec M. Delmare ; il sait donc tout ce qui vousconcerne, vous et moi ; il est là. Permettez-moi de l’appeler ; il est homme de sang-froid,de conseil sûr et de résolution. Ne se trouvantpas comme nous en proie à mille émotions di-verses ; peut-être son avis nous éclairera-t-il.

— Soit, M. Maurice est homme d’honneur ;Appelez-le ! Pour l’amour du ciel ; ne m’aban-donnez pas !

Le général Roland courut aussitôt à lachambre à coucher du major, où celui-ci avaitdû retrouver Adalbert Delmare, et frappa ens’écriant : — Maurice ! Maurice !

Au premier appel, le major sortit pâle et vi-siblement agité.

— Mon ami, – lui dit le général, – madamede Bourgueil et moi perdons la tête ; je ne saisquel malheur nous menace, M. de Bourgueil a

Les Enfants de l'amour 529/663

Page 530: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

reçu ou s’est procuré, je ne sais comment, uneinvitation pour la fête de demain ; il veut forcermadame, et il le peut… à l’accompagner, elleet sa fille, à cette fête… Dans quel but ? nousl’ignorons… mais il peut vouloir provoquerchez moi, devant tout Paris, un terrible scan-dale… Tu en prévois les suites… Maintenant,que faire ?

— Vous ignorez, madame, – dit le majorpensif, – par quel moyen M. de Bourgueil s’estprocuré cette invitation ?

— Oui, monsieur.

— Et tu es bien sûr, toi, que ta femme,ayant eu quelques relations dans le mondeavec madame de Bourgueil, ne l’aura pas invi-tée ?

— J’en suis certain ; pour mille raisons, mafemme me l’aurait dit.

— Qui est chargé chez toi de remplir etd’envoyer les invitations ?…

Les Enfants de l'amour 530/663

Page 531: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est Pietri.

— Lui ! – s’écria le major en tressaillant ;encore… lui !

— Que veux-tu dire ?

— Je crois maintenant deviner commentM. de Bourgueil a reçu une invitation.

Et après avoir assez longtemps réfléchipendant que le général Roland et madame deBourgueil le regardaient avec une anxieuse at-tente, le major reprit : — De deux chosesl’une : ou M. de Bourgueil veut faire un terribleéclat chez toi, ou il veut seulement y conduiremadame et sa fille pour les mettre en ta pré-sence par une de ces recherches de méchance-té qui lui sont familières.

— Il ne peut avoir que l’un de ces deuxbuts : Madame de Bourgueil et moi en sommesconvaincus.

— Il faut donc, pour parer à tout événe-ment, que M. de Bourgueil n’assiste pas à la

Les Enfants de l'amour 531/663

Page 532: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

fête de demain ; il y a un moyen pour cela, jecrois : je l’emploierai.

— Oh ! Maurice… tu serais notre sauveur !

— Ah ! monsieur… pour moi… pour mafille… Je vous aurai une reconnaissance éter-nelle !

— Malheureusement, madame, je ne puisencore répondre de rien ; il se peut que je réus-sisse ; j’emploierai du moins tous mes efforts àcela.

Tout à coup la servante du major frappaà la porte en s’écriant : — Monsieur !… mon-sieur !…

— Qu’est-ce ? – dit le major en se rappro-chant de la porte, – je vous avais formellementdéfendu de recevoir personne.

— C’est vrai, monsieur, – reprit la servantetoujours en dehors, – mais il s’agit d’une chosequi ne souffre aucun retard… Un homme est

Les Enfants de l'amour 532/663

Page 533: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

là… il m’a conjurée, au nom de votre amitiépour le général Roland, de venir vous avertir.

— Quel est cet homme ? – dit vivement lemajor, – son nom ?

— M. Pietri, – dit la voix de la servante ; – ilest l’homme de confiance de M. le général.

— Pietri !… – s’écria le général, – ah ! il fauten effet qu’il s’agisse d’une chose grave… ce fi-dèle serviteur ne viendrait pas sans cela.

— Pietri ici !… – dit à part le major ; – est-ce le comble de l’adresse ou de l’audace… oume serais-je trompé sur lui ! !

— Monsieur, – dit madame de Bourgueilavec anxiété au général, – l’heure me presse…et si j’étais vue de cet homme…

— Ne craignez rien à ce sujet, madame,– reprit le major ; – pendant que vous allez sor-tir par l’antichambre, je resterai avec Pietridans une pièce voisine, d’où il ne pourra vousvoir.

Les Enfants de l'amour 533/663

Page 534: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et il dit à la servante à travers la porte :— Faites entrer cette personne dans la salle àmanger, j’y vais à l’instant.

Puis, s’adressant à madame de Bourgueil :— Madame, il faut partir.

— Ah ! monsieur, mon sort, celui de ma filleest entre vos mains !

— Comptez sur mon dévouement, ma-dame ; ce qu’il est humainement possible defaire… je le ferai !

— Adieu… – dit le général à madame deBourgueil d’une voix étouffée, – adieu !

Et il tendit la main à madame de Bourgueil,qui la prit, et la serra en lui répondant avecune émotion non moins profonde : — Adieu…et pour toujours adieu…

Tous deux sortirent précédés du majorMaurice, qui alla dans la salle à manger retrou-ver Pietri, pendant que madame de Bourgueil,remontant en voiture, regagnait Paris.

Les Enfants de l'amour 534/663

Page 535: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XXXII

Madame de Bourgueil ayant quitté la mai-son du major Maurice, celui-ci rentra dans soncabinet avec le général Roland et Pietri, dontles traits étaient empreints de leur bonhomiehabituelle.

Le général, s’adressant avec inquiétude àson vieux serviteur, lui dit : — Pietri, qu’y a-t-il ?

— Ah ! général, je ne m’attendais pas àvous rencontrer ici ; mais M. le major n’étantpas rentré à l’hôtel cette nuit, j’ai espéré letrouver chez lui, afin de le prévenir d’un mal-heur qui vous menace…

— Un malheur ! – s’écria le général ; – quelmalheur ?

— Je n’avais pas voulu vous inquiéter avantd’avoir vu M. le major ; telle est la cause demon silence de ce matin envers vous, mon chermaître ; mais le temps presse : il vaut mieux, je

Les Enfants de l'amour 535/663

Page 536: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

crois, tout vous révéler ; vous aviserez ensuiteavec M. le major.

— Pietri, – s’écria le général Roland, –s’agit-il de madame de Bourgueil ?

— De madame de Bourgueil ? – reprit leCorse d’un air surpris. – Non, monsieur ; pas lemoins du monde.

— Ah ! Maurice, – dit le général avec anxié-té, – de quoi suis-je donc encore menacé ?… lajournée est fatale.

— Parlez vite, Pietri, – dit le major en atta-chant sur le Corse un regard de plus en plusobservateur et pénétrant. – De quoi s’agit-il ?

— Le voici, monsieur le major… Hier, enrentrant à l’hôtel après avoir accompli diversescommissions pour madame la comtesse, jetrouve une lettre chez le concierge… Danscette lettre, on me dit : « On sait votre attache-ment pour le général Roland, votre maître ; sivous voulez lui rendre un grand service, trou-vez-vous ce soir, rue de Rivoli, sous les ar-

Les Enfants de l'amour 536/663

Page 537: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

cades, devant le ministère des finances, à neufheures du soir. »

— Et cette lettre, – dit le général, – de quiétait-elle signée ?

— De personne, général.

— Une lettre anonyme ?

— Oui, général… Aussi, sachant le peu deconfiance que méritent de telles lettres, j’ai hé-sité à accepter ce rendez-vous. Cependant ils’agissait de vous, mon cher maître, et à touthasard je suis allé rue de Rivoli. J’ai vu bientôtvenir à moi un grand garçon de vingt-cinq àtrente ans ; il m’a dit en m’abordant : « – Vousvous nommez Pietri, vous êtes homme deconfiance du général Roland ? — Oui, mon-sieur. — Marchons et causons, a-t-il repris. »Et alors, général, il m’apprend qu’il est fils demadame Delmare… et de vous, mon chermaître.

— Maurice ! – s’écria le comte en regardantle major avec stupeur, – l’entends-tu ?

Les Enfants de l'amour 537/663

Page 538: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Laisse-le achever, – reprit froidement lemajor ; et s’adressant à Pietri, qu’il poursuivitd’un regard opiniâtre : — Continuez.

— Ce jeune homme ajouta qu’il avait dé-couvert récemment le secret de sa naissance ;qu’il en a des preuves irrécusables, des lettresde vous à sa mère, en assez grand nombre ;qu’il a toujours vécu dans la détresse, se rési-gnant à son sort ; mais qu’ayant cependant ap-pris que le général Roland était son véritablepère, et la seule cause des chagrins et de lamort de sa mère, il voulait aller le trouver. Ilme déclarait ses intentions, ajouta-t-il, afin quevous en fussiez prévenu, général, disant que saconduite à venir dépendrait de l’accueil plus oumoins paternel que vous lui ferez, mon chermaître.

— Que prétend-il donc ? – s’écria le comteavec une anxiété croissante ; – que pense-t-ilfaire de ces lettres de moi qu’il a entre lesmains ? Que veut-il ? Est-ce de l’argent ? est-ceun scandale ?

Les Enfants de l'amour 538/663

Page 539: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Vous comprenez, général, que ma pre-mière réponse a été celle-ci : « Vous vous ditesfils de M. le général Roland et de madame Del-mare ? je ne sais d’abord, monsieur, si votre af-firmation a seulement l’ombre de la vraisem-blance ; mais enfin, cela serait-il vrai, il fau-drait le prouver ; et cette preuve faite, ce dontje doute complètement, vous n’auriez quoi quece fût à exiger de M. le comte Roland. »

— Tu as eu tort ! – s’écria le général ; – c’estrisquer de l’irriter, tandis que je suis, aucontraire, décidé à assurer le sort de ce mal-heureux ; c’est mon devoir.

— Permettez, mon cher maître, vousm’avez interrompu ; je lui ai dit : « Vous n’avezquoi que ce soit à exiger du général ; mais si lefait que vous alléguez était vrai, si vous étiezréellement digne d’intérêt, je ne doute pas queM. le général ne vous vint en aide. »

— Et qu’a-t-il répondu ?

Les Enfants de l'amour 539/663

Page 540: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Qu’il ne voulait pas d’aumône, et qued’ailleurs il était résolu à aller vous trouverchez vous et à juger par lui-même de vos sen-timents à son égard.

— Lui ! venir chez moi ! exposer ma femmeou ma fille à le rencontrer ! Non, jamais ! à au-cun prix ! Jamais !

— J’ai tout de suite compris, mon chermaître, le danger de cette menace, d’autantplus que ce garçon m’a paru d’un naturelviolent… et résolu ; aussi je l’ai sermonné, tâ-chant de lui faire entendre raison. Malheureu-sement, tout a été vain ; nous avons ainsi passéprès d’une heure à discuter, en nous prome-nant sous les arcades de la rue de Rivoli ;voyant enfin que je n’en pouvais rien tirer, jel’ai quitté.

— Et où demeure-t-il ?

— Il s’est absolument refusé à me donnerson adresse, ajoutant que, si on le poussait àbout, on ne l’aurait que trop tôt, son adresse !

Les Enfants de l'amour 540/663

Page 541: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Ah ! Maurice, – s’écria douloureusementle comte, – tu le vois, la fatalité m’accable !

Le major avait écouté Pietri avec une at-tention profonde, luttant tour à tour contre lesoupçon et la confiance ; il lui dit, en faisantsigne au général d’écouter encore : — Poursui-vez.

— Ma première pensée, monsieur le major,fut de vous tout confier, de crainte d’inquiéterinutilement le général ; car, après tout, ce pré-tendu Delmare, peut bien n’être qu’un aven-turier. Malheureusement, monsieur le major,vous n’êtes pas rentré de la nuit à l’hôtel. Cematin j’ai encore été sur le point de m’ouvrir àmon cher maître. Les mêmes scrupules m’ontretenu ; mais, le voyant sortir, j’ai profité deson absence pour accourir ici, espérant peut-être vous trouver, monsieur le major, et suivrevos bons conseils.

Ce récit, fait avec autant de bonhomie quede simplicité, avait un tel caractère de vérité,

Les Enfants de l'amour 541/663

Page 542: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

que Maurice se sentait de plus en plus indécisdans son opinion à l’endroit du Corse. Cepen-dant, au moment où le général allait s’adresserà Pietri, il dit soudain à celui-ci, en l’examinantavec une profonde attention : — C’est vous,Pietri, qui êtes chargé d’envoyer les invitationspour les fêtes que donne la comtesse ?

— Oui, monsieur le major, – répondit leCorse impassible.

— C’est vous qui ajoutez le nom des invitésaux lettres imprimées ?

— Oui, monsieur le major.

— Ainsi, les invitations, pour la fête de de-main ont été écrites et envoyées par vous ?

— Oui, monsieur le major. – Et le Corse fei-gnait une surprise naïve à chacune des ques-tions de Maurice. – Depuis je ne sais combiend’années, c’est moi qui suis chargé des lettresd’invitation ; je les rédige d’après les indica-tions de madame la comtesse. Il en a toujoursété ainsi, monsieur le major… toujours.

Les Enfants de l'amour 542/663

Page 543: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Alors, – dit vivement le général, – com-ment se fait-il que madame de Bourgueil, quin’était pas sur la liste, ait reçu une invitationpour demain ?

— Madame de Bourgueil ? – dit Pietri del’air du monde le plus naturel ; – c’est impos-sible.

— Cela est cependant, – reprit le major.

— Je puis affirmer à mon cher maître quele fait est faux ; je n’ai envoyé aucune invita-tion à madame de Bourgueil ; d’abord par uneraison bien simple, c’est que cette dame n’estpas portée sur la liste ; puis, – ajouta le Corseavec émotion, – parce que je sais pour quellesgraves raisons madame de Bourgueil ne peutpas venir à une fête chez mon cher maître. Etjustement encore, hier matin, madame la com-tesse m’avait chargé d’une mission assez dé-licate, en ce sens que je devais m’informer simadame de Bourgueil était ou non sortie, etdans ce dernier cas seulement remettre la carte

Les Enfants de l'amour 543/663

Page 544: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

de madame la comtesse, qui désirait rendre enpersonne sa visite à madame de Bourgueil sansla rencontrer chez elle. Je cite ce détail bieninsignifiant à mon cher maître, afin de lui dé-montrer que pour mille raisons je ne pouvaiscommettre l’étourderie de porter madame deBourgueil sur la liste d’invitation.

— Comment se fait-il pourtant, – reprit lemajor, – que M. de Bourgueil ait remis lui-même cette invitation à sa femme ?

— Ah ! c’est M. de Bourgueil qui lui-mêmea remis cette invitation à sa femme ? – dit Pie-tri en réfléchissant. Puis, tressaillant commes’il eût été frappé d’une idée subite : — Ah !monsieur le major, je crois tout deviner main-tenant.

— Quoi ? – reprit le général, – que devines-tu ?

— Mon bon et cher maître, – répondit leCorse avec un accent pénétré, – vous avez as-sez de confiance dans la fidélité de votre vieux

Les Enfants de l'amour 544/663

Page 545: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Pietri pour lui dire parfois vos secrètes pen-sées. C’est ainsi que, par vous, j’ai su votrecontrariété de rencontrer souvent madame deBourgueil dans les salons où vous alliez avecvotre famille, supposant, non sans raison, jecrois, que cette malheureuse dame cédait enceci à la méchante obsession de son mari.

— Sans doute… j’ai dit cela… Que veux-tuen conclure ?

— Eh ! mon Dieu ! une chose bien simple,mon cher maître… Pourquoi M. de Bourgueil,dans je ne sais quel but, n’aurait-il pas toutbonnement fait lithographier ou imprimer unelettre d’invitation en votre nom, général, eten celui de madame la comtesse ? lettre dontM. de Bourgueil aurait rempli ou fait remplirles noms… car si j’en étais réduit à me discul-per, aux yeux de mon maître, de l’étourderieque l’on me reproche, il serait facile de s’as-surer si les noms de M. et madame de Bour-gueil sont écrits de ma main… et je vous jure,par ma respectueuse affection pour vous, mon

Les Enfants de l'amour 545/663

Page 546: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

cher maître… je vous jure… – Et portant lamain à ses yeux, il ajouta d’une voix trem-blante et mêlée de larmes : — Non… je n’au-rais jamais cru être soupçonné d’une étourde-rie pareille à mon âge.

— Allons, mon vieux Pietri, – dit le généralavec bonté, – ne vas-tu pas te chagriner pourune misère !

— C’est qu’aussi, mon cher maître, – ajoutale Corse en essuyant ses yeux, – je ne suis pasun étourneau, moi ; je ne suis qu’un pauvrehomme sans éducation ; mais je comprends laportée des choses.

— Mais est-ce que je t’accuse ? Un fait sin-gulier se produit : nous t’en parlons ; tu t’ex-pliques, nous te croyons ; et mieux que cela,avec ton simple bon sens tu trouves ce que lemajor et moi nous ne pouvions pas trouver ;car évidemment, n’est-ce pas, Maurice, Pietrinous donne la seule solution vraisemblable, ausujet de cette invitation ?

Les Enfants de l'amour 546/663

Page 547: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est probable, – répondit le major, deplus en plus ébranlé dans sa défiance contrele Corse ; car les raisons de celui-ci semblaientsi plausibles, il s’exprimait avec tant de bon-homie et une telle apparence de sincérité, queMaurice sentit ses doutes se dissiper presqueentièrement. Cependant il dit au Corse : — Pie-tri, laissez-nous, je vous prie.

Le Corse s’inclina, et se dirigea vers la porteavec une imperturbable assurance ; seulement,au moment de sortir, il dit :

— Mon cher maître, dois-je attendre vosordres, ou repartir seul pour Paris ?

— Non, attends, j’aurai peut-être besoin detoi.

Dès que le Corse fut sorti, Maurice dit à sonami : — Adalbert, j’ai à te faire une confidencetrès délicate.

— Que veux-tu dire ?

Les Enfants de l'amour 547/663

Page 548: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Pour des raisons inutiles à t’expliquer ence moment, je me suis vaguement défié de Pie-tri.

Le général recula de deux pas, comme s’ilne pouvait croire à ce qu’il entendait ; puis ilreprit : — En vérité, Maurice, il me faut te prierde répéter ce que tu viens de dire.

— Je te répète que je me suis vaguementméfié de Pietri.

— De Pietri ?

— Oui.

— De ce bon vieux serviteur, qui me sertdepuis trente ans ! Allons, mon ami, tu n’ysonges pas !

— Je ne parle jamais légèrement.

— Te défier de Pietri, toi ! toi ! vivant dansnotre intimité ; toi qui as eu cent fois despreuves de l’admirable dévouement de cet ex-cellent homme, non-seulement pour moi, mais

Les Enfants de l'amour 548/663

Page 549: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

pour ma famille ! Allons, mon pauvre Maurice,tu es fou !

— Puissé-je me tromper !… Je t’avoueraid’ailleurs qu’en ce moment j’en suis presque àme reprocher cette défiance.

— Tu peux, tu dois te la reprocher tout àfait. Douter du dévouement de Pietri pour moiet les miens ! Ah ! Maurice !… Maurice !…

— C’est vrai, on ne fait pas le mal pourle mal ; cette trahison, si elle existait, devraitavoir une cause ; jusqu’ici je n’ai pu la péné-trer. Quoi qu’il en soit, à tort ou à raison, je medéfiais de Pietri. Hier soir, sur les huit heureset demie, je rentrais chez toi ; j’ai vu Pietrisortir… Cédant à je ne sais quel instinct dedéfiance et de curiosité, je l’ai suivi de loin,cachant bien ma figure dans mon manteau ;il s’est dirigé vers la rue de Rivoli. Un jeunehomme l’a rejoint…

— Ce Delmare, sans doute ?

Les Enfants de l'amour 549/663

Page 550: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oui. Tous deux marchaient devant moi.Je les suivais, ton nom a été prononcé, celuide madame Delmare aussi. Enfin, ces mots ontfrappé mon oreille : Après tout, c’est mon père…et il faudra bien… Je n’ai pas entendu le restede la phrase, car je marchais par précaution as-sez loin, m’abritant çà et là lorsque Pietri et cejeune homme revenaient sur leurs pas, afin den’être pas remarqué.

— Mais, mon ami, tu confirmes le fait quePietri est venu spontanément nous apprendre.D’où naîtrait ta défiance ?

— Laisse-moi achever. Ayant ainsi surprisquelques lambeaux de phrases, suffisants pouraccroître mon inquiétude, je les ai vus, Pietriet Delmare, se séparer. J’ai suivi le dernier, tonfils, car il n’y a pas à en douter, c’est ton fils.

— D’où sais-tu ?

— Sa ressemblance avec toi est frappante.

— Mais la nuit, comment as-tu pu remar-quer…

Les Enfants de l'amour 550/663

Page 551: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je l’ai revu ce matin.

— Où cela ?

— Ici.

— Ici ?

— Il était chez moi lorsque tu es entré.

— Il te connaît donc ? Comment se trou-vait-il là ?

— Hier soir, je l’ai suivi et abordé sans luiapprendre que j’avais surpris une partie de sonentretien avec Pietri ; je lui ai dit que j’étais tonintime ami et que je pouvais lui être utile ; j’aitrouvé en lui un homme impénétrable, refusantde me répondre ; il se défiait naturellement demoi. À tout hasard, je lui ai laissé ma carte,espérant que peut-être l’intérêt, la curiosité, laréflexion, l’amèneraient ici. Je ne m’étais pastrompé.

— Et que t’a-t-il dit ? que veut-il ?… Au mo-ral, quel homme est-ce ?

Les Enfants de l'amour 551/663

Page 552: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je l’ignore encore. Dans le doute, je n’aivoulu m’ouvrir à lui qu’à demi, lui faisant ce-pendant comprendre que, s’il cédait à un sen-timent de tendresse filiale irréfléchie peut-être,mais honorable, il pouvait, en se montrantplein de réserve, mériter ton intérêt, mais que,s’il espérait spéculer sur le scandale, toutmoyen me serait bon pour empêcher cette in-dignité.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Il s’est d’abord tenu dans une entière ré-serve, l’œil sec, jouant au fin avec moi… Ce-pendant, un moment il m’a paru s’émouvoir àmes paroles… puis il est redevenu audacieux,ironique, et à ce moment tu m’as fait deman-der.

— Et alors, où est-il allé ?

— Je l’ai presque contraint d’entrer danscette chambre, dont j’ai fermé la porte ; puis,lorsque j’ai su ton rendez-vous avec madamede Bourgueil, je suis rentré là, comptant em-

Les Enfants de l'amour 552/663

Page 553: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

mener Delmare dans une pièce voisine de machambre à coucher pour continuer mon entre-tien avec lui. Je voulais qu’il ne fût pas à mêmed’entendre ta conversation avec madame deBourgueil.

— Eh bien ?

— Eh bien ! j’avais oublié que ma chambre,étant au rez-de-chaussée, donnait sur le jardin,et quand je suis rentré…

— Il avait disparu ?

— Malheureusement.

— Ah ! Maurice, cette sécheresse de cœur,cette fuite… mauvais symptômes !

— Je le crois.

— En tout cas, tu le vois, Pietri ne m’avaitpas trompé à ce sujet… Et dans quel but, monDieu ! me tromper ? Ah ! Maurice, s’il fallaitjoindre aux inquiétudes dont je suis bourrelé ladouleur de douter de ce vieux serviteur, tiens,ce serait trop ! Douter de lui, qui m’a toujours

Les Enfants de l'amour 553/663

Page 554: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

si fidèlement servi ! de lui à qui je dois, pourainsi dire, le bonheur de ma fille !…

— Comment ! – reprit le major avec unétonnement profond, – le bonheur de ta fille, tule dois à Pietri ?

— Oui.

— Explique-toi.

— Pietri m’avait prié de garder le secret,continua le général ; mais à toi, je peux toutdire… Et je veux d’ailleurs te donner une nou-velle preuve de l’excellent cœur de ce dignehomme.

— Je t’écoute, dit le major Maurice.

— Lorsque j’ai remplacé mon aide de camp,Pietri m’a dit : « – Mon cher maître, je ne vousai jamais rien demandé de ma vie ? — Non,malheureusement. — Vous cherchez un aidede camp ; permettez-moi de vous en recom-mander un, et surtout de ne jamais m’interro-ger sur le motif de l’intérêt que je porte à ce

Les Enfants de l'amour 554/663

Page 555: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

brave jeune homme, dont je suis inconnu. Ildoit toujours ignorer ma démarche. Du reste,mon cher maître, a ajouté Pietri, prenez tousles renseignements possibles sur mon protégé,orphelin de père et de mère. Vous verrez qu’ilmérite vos bontés. » Or, mon cher Maurice, leprotégé de Pietri, c’était…

— Charles Belcourt ?

— Oui, ce jeune homme si bon, si loyal, sidistingué, que tu as voulu toi-même éprouver,étudier, lorsque je t’ai fait part de mes pro-jets sur lui, projets que tu as complètement ap-prouvés.

— Certes, tu ne pouvais, je crois, mieuxchoisir ; mais ce mystérieux intérêt que portePietri à Charles Belcourt… c’est étrange !

— Il y a quelque généreuse action là-des-sous, je suppose ; mais avoue du moins quePietri a la main heureuse dans ses recomman-dations.

Les Enfants de l'amour 555/663

Page 556: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Mais ce mystère ne te paraît pas singu-lier ?

— Mystère tant que tu voudras, il n’en estpas moins vrai que la seule faveur que cet ex-cellent homme m’ait demandée de sa vie a eupour résultat le bonheur de ma fille. Et je medéfierais de ce vieux serviteur ! Non, non ! Jen’ai pas besoin de me créer des inquiétudeschimériques ; la réalité est assez menaçante !

Le major Maurice était devenu de plus enplus pensif depuis la révélation du général ausujet de l’intérêt que Pietri portait à Belcourt ;une inexplicable défiance, que rien ne motivaitcependant, serrait le cœur du major. Il repritdonc : — Tu as raison, mon ami, tout ceci estmenaçant… Je ne veux rien empirer… loin delà ! j’espère déjouer les odieux projets deM. de Bourgueil, quels qu’ils soient. Quant àton fils, il sera, je le crois et je le crains à la fois,facile de se débarrasser momentanément de luiavec de l’argent.

Les Enfants de l'amour 556/663

Page 557: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Alors, qu’aurai-je à redouter ?

— Aujourd’hui sera sauvegardé, soit ! Maisdemain… mais l’avenir ?… Si ta fille n’était pasce qu’elle est, une sensitive qui se briseraitau moindre opprobre jeté sur ta vie, sur toi,qu’elle a jusqu’ici autant adoré que vénéré,voyant dans son père l’idéal de ce qui est déli-cat, généreux, grand et respecté de tous…

— Maurice, n’achève pas ! Telle est la can-deur de cette âme angélique ; telle est sonignorance du mal et des mauvaises passionsauxquelles moi et tant d’autres avons succom-bé, que la moindre déception à mon égard se-rait pour elle un coup affreux.

— Je le crois… oui, un coup affreux, hor-rible ! Eh bien ! dans cette prévision, dans cettecrainte, veux-tu suivre mon conseil ?

— En peux-tu douter !

— Ce conseil va te paraître insensé…

— Enfin… parle…

Les Enfants de l'amour 557/663

Page 558: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Envoie dans deux heures au roi ta démis-sion d’ambassadeur…

— Maurice… y songes-tu ?

— Fais en même temps, à la hâte, tes pré-paratifs de départ, et envoie chercher des che-vaux de poste.

— Parles-tu sérieusement ?

— Avant la fin du jour, monte en voiture,avec ta femme, ta fille, Charles Belcourt.

— Maurice…

— Voyage incognito, et va marier ces en-fants en Allemagne, en Italie, où tu voudras…mais quitte Paris sans bruit, ce soir, et laissepasser l’orage, qui, je le prévois, je le pressens,sera terrible…

— En vérité, ce que tu me proposes là,Maurice, est inouï, insensé !

— Nous y voilà.

Les Enfants de l'amour 558/663

Page 559: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Eh ! puis-je autrement qualifier un pareilconseil ? Quoi ! moi… fuir Paris comme un fou,sans avoir une raison à donner à ma femme,à ma fille… Moi ? m’exposer aux plus in-croyables interprétations par cette démissionsoudaine de mon poste d’ambassadeur, suivied’une disparition inexplicable ? Faire cette in-jure au roi qui me comble de ses bontés ? auxprinces ses fils, que doivent assister demain àla fête que je donne ? Me couvrir de ridiculeaux yeux de tous ? de honte aux yeux de mafemme et de ma fille ? Rougir devant elles,puisqu’il me faudrait leur mentir pour expli-quer, si cela était possible, une conduite in-concevable ? Me résigner à une pareille extré-mité ? pourquoi ? parce que ce Delmare, fruitd’un moment d’égarement, prétend spéculersans doute sur le scandale de sa naissance ?parce que cet odieux Bourgueil a l’impudencede vouloir venir chez moi sans y être invité !Mordieu ! Maurice, c’est par trop de faiblesseaussi ! Suis-je donc le seul, le premier, qui aitsur les bras des enfants naturels voulant gueu-

Les Enfants de l'amour 559/663

Page 560: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ser quelques billets de mille francs, et des ma-ris crevant d’une vieille jalousie rentrée ?…Car, en vérité, je suis trop stupide aussi dem’inquiéter de si peu ! Est-ce que je ne suis pasle maître de recevoir chez moi qui je veux ?Est-ce que je n’ai pas le droit de faire jeter cebâtard à la porte ?… Comment ! j’aurais peurde pareils misérables ! Comment ! à mon âge !dans ma position ! après vingt ans passés àréparer honorablement les fautes de ma jeu-nesse ! Estimé des gens de bien, méritant cetteestime… je peux le dire… et je le dis le fronthaut ! je serais obligé de me sauver comme unbanqueroutier, de cacher un nom que j’ai ren-du, sinon illustre, du moins respecté ?… Parla mort-Dieu ! Maurice, toi qui parles si sou-vent de Providence, elle aurait de singuliers ca-prices !…

— Et cette Providence ne s’est jamais mani-festée à mes yeux plus redoutable et plus justequ’en ce moment ! – s’écria le major avec unaccent d’autorité irrésistible. – Ah ! tu parles

Les Enfants de l'amour 560/663

Page 561: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

des faveurs du roi ! de l’amitié des princes quidoivent assister à tes fêtes ! de l’estime desgens de bien ! de l’éclat de ton nom ! Est-ceque cela fait que tu n’aies pas séduit la femmede M. Delmare avant son mariage ! et tué àcoups de couteau cet homme jusqu’alors inof-fensif et heureux ? Est-ce que cela fait que tun’aies pas déshonoré M. de Bourgueil ? Est-ceque cela fait que tu puisses l’empêcher de direen plein salon, si ce n’est dans le tien, dans unautre, et cela devant ta femme, devant ta fille :« Vous êtes un infâme, vous avez porté l’adul-tère et le deuil dans ma maison, vous que jetraitais en ami ! » – Ah ! pardieu ! ça leur estbien égal à eux, que le roi et les princes te dis-tinguent ! que tu sois ambassadeur et mainte-nant estimé des gens de bien ! Ah ! tu crois quevingt années d’expiation… (et quelle terribleexpiation ? un bonheur domestique de tous lesinstants…) suffisent à désarmer cette Provi-dence dont tu te raillais ? Tu crois que souventelle n’ajourne pas ses coups pour les rendreplus sûrs ? Ah ! tu t’étonnes que les larmes que

Les Enfants de l'amour 561/663

Page 562: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tu as fait couler il y a vingt ans, que le sangque tu as versé, se lèvent aujourd’hui contretoi ? Ah ! tu te révoltes contre la Providence etce que tu appelles ses caprices ! Ah ! parce quetout te sourit aujourd’hui, parce que tu touchesà l’idéal de la félicité humaine, tu trouvesmonstrueux que ceux-là qui t’ont dû la honte,la douleur, la misère, le remords de leur vie,se dressant maintenant comme des spectresdu passé, te disent : À cette heure, comptons en-semble !

— Maurice… – reprit le général Rolandavec un pénible effort, – tu m’avais accoutumédepuis vingt ans à plus d’indulgence pour desfautes dont je croyais avoir mérité le pardon…

— Adalbert ! – dit le major d’une voix pro-fondément émue, – ce ne sont pas les hommesqui pardonnent, c’est Dieu !…

— Ah ! quelle serait donc cette justice deDieu, si elle retombait sur deux créatures inno-centes comme ma femme et ma fille !

Les Enfants de l'amour 562/663

Page 563: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Et madame Delmare ? et Paula ? et ma-dame de Bourgueil ? n’étaient-elles pas inno-centes de tout mal avant d’avoir été séduitespar toi ? Quel était leur crime ? Et pourtantleurs souffrances ont été horribles ! Adalbert…mon ami, mon vieil ami, – poursuivit le majoren prenant les mains du comte avec effusion, –si mon langage est rude, sévère, si je te metssous les yeux le sombre tableau du passé, c’estque le présent menace, c’est que je voudrais tevoir assez résolu pour fuir et mettre ainsi toiet les tiens à l’abri des dangers que l’instinctde mon amitié prévoit… Et tu le sais, rarementmes pressentiments m’ont trompé…

— Maurice, – reprit le général Roland d’unevoix grave, – si un terrible châtiment providen-tiel doit me frapper, je ne lui échapperai pas,non… pas plus que l’on n’échappe à la foudrepar la fuite ; ce châtiment m’atteindra partout,en tout lieu, à toute heure. Si, au contraire, lebien que j’ai tâché de faire depuis vingt ans

Les Enfants de l'amour 563/663

Page 564: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

a été une expiation suffisante, je n’ai rien àcraindre…

— Mais ce tranquille fatalisme est insensédevant des dangers aussi précis que ceux donttu es menacé ! – s’écria le major. – Tu as exa-géré la portée de mes paroles. Je ne suis pas,moi, dans les secrets de la Providence ; je tedis seulement ceci : Il y a vingt ans que tu asfait le mal ; les conséquences de ce mal appa-raissent aujourd’hui et se tournent contre toi.Est-ce destinée, châtiment providentiel, justicedivine, hasard ? Peu importe ! cela est, ce périlexiste ; je te donne, selon moi, le meilleurmoyen de le conjurer. Tu préfères l’inertie, tute dis : « Si je suis frappé, je le serai ; si je nedois pas l’être, je ne le serai pas. » Soit ! tu ne leseras pas, je l’espère, mais fais donc au moinsce qu’il faut pour cela ; c’est toujours le vieuxproverbe : Aide-toi, le Ciel t’aidera !

— Maurice, – dit le général à son ami d’unevoix pénétrée, – ne discutons pas davantage ;

Les Enfants de l'amour 564/663

Page 565: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ta tendre amitié pour moi s’exagère le péril. Jesuis résolu de le braver, fort de ma conscience.

— Mon ami, crois-moi ; rarement, je te lerépète, mes pressentiments m’ont trompé.

— Bon et brave cœur, – reprit le général at-tendri, – tu es comme l’homme de la fable. Ilarrive chez son ami : « Qu’avez-vous ? — J’airêvé que vous étiez menacé d’un malheur. »

— Adalbert, – reprit le major d’un airpresque solennel, – la comparaison est plusjuste que tu ne le crois…

— Quoi ! tes inquiétudes naîtraient d’unrêve ?

— Qu’elles naissent de là où d’ailleurs, mesangoisses, justifiées par les faits d’hier et d’au-jourd’hui, sont assez profondes pour que je tesupplie une dernière fois de quitter Paris dès cesoir, et d’aller pendant un certain temps vivreéloigné avec ceux que tu aimes.

Les Enfants de l'amour 565/663

Page 566: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Maurice ! – s’écria le comte avec unesorte de douloureuse impatience, – je t’ai dit :non… c’est non.

— Mon ami, – reprit doucement le major, –cette réponse me prouve qu’il serait fou à moide songer maintenant à lutter contre ton opi-niâtre fermeté… Que le destin s’accomplisse !tu l’auras voulu. Retournons à Paris… Je vaisd’abord m’occuper de M. de Bourgueil. Quantà ton fils Delmare…, attendons-le, puisquenous ignorons et sa demeure et ses préten-tions ; je ne te quitterai pas ces jours-ci ; tupeux avoir besoin de moi.

— Et les vaines terreurs de ton amitié éva-nouies comme le songe qui les a causées peut-être, – dit le général en serrant les mains dumajor, – nous partons tous ensemble pour monambassade de Naples… Tu l’as promis à mafille.

— Partons d’abord pour Paris, – ajouta lemajor en soupirant.

Les Enfants de l'amour 566/663

Page 567: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et le comte et son ami, suivis de Pietri, serendirent de Ville-d’Avray à Paris.

XXXIII

Le lendemain du jour où se sont passé lesévénements précédents est arrivé.

L’on a fait de grands préparatifs, dans lemagnifique hôtel du général Roland, pour lafête qu’il doit donner le soir. Mandé par le roidans la matinée, pour recevoir de lui diversesinstructions diplomatiques, le général a aussivu les princes aux Tuileries, et ils lui ont réité-ré l’assurance qu’ils assisteraient à la fête.

Sept heures viennent de sonner ; déjà lesgendarmes à cheval stationnent aux portes etaux abords de l’hôtel, pour mettre l’ordre dansla file des voitures ; déjà les gens en grandelivrée, les maîtres d’hôtel et les valets de

Les Enfants de l'amour 567/663

Page 568: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

chambre en habits noirs commencent d’allu-mer les lustres des salons sous la direction dePietri.

Le Corse semble ravi, et a retrouvé sesjambes de vingt ans, dit-on dans la maison, envoyant l’activité qu’il déploie.

Les scènes suivantes vont se passer dansun splendide salon en rotonde, séparé par unelarge baie garnie de portières d’une longue ga-lerie blanc et or, éblouissante de cristaux, delumière, et parfumée par de véritables buis-sons de fleurs, que des milliers de glaces re-flètent à l’infini.

Pietri se promène tout en surveillant lesderniers préparatifs, et se dit en se frottant lesmains : – Tout va bien, tout va bien ; le ma-jor est complètement dépisté, grâce à ma dé-marche d’hier à Ville-d’Avray… Ah ! major dudiable, tu voulais ruser avec le vieux Pietri… tune sais donc pas qu’il voit la nuit, comme lesoiseaux de proie, et qu’avant-hier soir il t’avait

Les Enfants de l'amour 568/663

Page 569: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

reconnu et vu de loin le suivre jusque sous lesarcades de la rue de Rivoli. Aussi, te sachantaux aguets, il a dit et fait dire à peu près ce qu’ila voulu à ce coquin de Delmare, que j’ai ren-contré revenant de Ville-d’Avray, où il était al-lé, m’a-t-il avoué, tenté par cet infernal major.Oui, celui-ci m’eût peut-être enlevé mon pré-cieux Delmare, si je n’avais tenu ce drôle entremes griffes, qui sont longues… Mais, – ajou-ta le Corse en faisant quelques pas vers la ga-lerie, – je ne vois pas l’aide de camp… il doitpourtant venir aussi donner son coup d’œil auxpréparatifs de la fête, pendant que la comtesseet sa fille sont à leur toilette. Le moment estparfait pour entretenir Charles Belcourt ; je nepouvais lui parler plus tôt ; c’eût été impru-dent… Mais le voici…

En effet, le Corse vit arriver de loin, par lagalerie, Charles Belcourt en élégant costumede soirée, l’air radieux et ne marchant pas,comme on dit, sur la terre.

Les Enfants de l'amour 569/663

Page 570: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Le Corse fit semblant de ne pas apercevoirle jeune homme, qui vint droit à lui et lui dit :— Monsieur le surintendant des fêtes de l’hô-tel, je vous fais mon compliment.

— Ah ! c’est vous, monsieur Charles, – ré-pondit Pietri avec sa bonhomie habituelle ; –vraiment, vous êtes content des préparatifs ?Dame ! monsieur Charles, j’ai tâché de ne rienoublier. C’est un si beau jour pour mes chersmaîtres que celui-ci !… il faut tâcher de l’enca-drer de son mieux.

— Oh ! oui, c’est un beau jour, mon cherPietri. Tenez, je suis dans un tel ravissementque c’est pour moi comme un rêve.

— Dieu merci ! monsieur Charles, pour ma-demoiselle Hélène et pour vous, c’est mieuxqu’un rêve… Avouez qu’il y a des gens bienheureux en ce monde !

— C’est pour moi que vous dites cela, monbon Pietri ?

Les Enfants de l'amour 570/663

Page 571: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Eh ! eh ! cela se pourrait bien ; pourtant,il me semble, à moi, qu’il vous manquequelque chose.

— Quoi donc, Pietri ?

— Un père… une mère… pour être témoinsde votre bonheur, monsieur Charles, – dit leCorse d’une voix touchante ; – n’est-ce pas quec’est un peu vrai… hein ? ça vous manque.

— Oh ! vous avez raison, Pietri, – reprit Bel-court avec un sourire mélancolique ; – mais,hélas !… orphelin depuis mon enfance… je nedevais pas connaître ces joies si douces, queje regretterais davantage encore si je n’avaistrouvé une famille dans celle du général Ro-land.

— Du moins, monsieur Charles, votre ex-cellent et digne père, par une de ces idées quine peuvent naître que dans le cœur d’un pèrerempli de sollicitude et de tendresse, vous a…si cela se peut dire, du fond de son tombeau,guidé pas à pas dans la vie…

Les Enfants de l'amour 571/663

Page 572: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Charles Belcourt tressaillit, et regardant leCorse avec une profonde surprise, il lui dit :— Comment… savez-vous ?…

— Ces quatre lettres… écrites par lui, avantsa mort, et que votre tuteur… vous remettaitsuccessivement… à mesure que vous avanciezen âge… et où vous trouviez pour ainsi direvotre ligne de conduite tracée d’avance… de-puis votre entrée au collège… jusqu’à votre en-trée à l’École militaire… car il tenait essentiel-lement à ce que vous fussiez militaire… votrepauvre et excellent père… Il y avait mêmecette phrase, dans une lettre de lui, qui insistaitsur cette vocation : J’adjure mon fils… au nomde la sainte tendresse que j’ai pour lui, d’embras-ser l’état militaire… Est-ce vrai ?

Charles Belcourt, de plus en plus étonnéde voir le Corse si parfaitement instruit de cesparticularités de famille, l’avait écouté sansl’interrompre ; puis il s’écria : — Mais, encoreune fois, comment savez-vous…

Les Enfants de l'amour 572/663

Page 573: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oh ! oh ! le vieux Pietri sait bien deschoses encore… Et cette lettre où votre pèrevous recommande si instamment de vous li-vrer, dès votre première jeunesse, à l’escrime,au tir, recommandation très naturelled’ailleurs, puisque vous deviez embrasser l’étatmilitaire…

— Pietri, – reprit le jeune homme avec uneémotion profonde, – vous avez donc connumon père ? vous aviez donc sa confiance laplus intime ?

— Peut-être bien… car savez-vous, mon-sieur Charles, qui a engagé le général Roland,qui ne vous connaissait pas, à vous demanderpour aide de camp ? c’est le vieux Pietri.

— Vous !… c’est à vous que je devrais…

— Interrogez le général… dites-lui de mapart que je le délie de la promesse qu’il m’avaitfaite de me garder le secret… vous verrez cequ’il vous répondra…

Les Enfants de l'amour 573/663

Page 574: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Comment ! Pietri… vous êtes la pre-mière cause du bonheur de ma vie !… puisquec’est ici que j’ai connu mademoiselle Hélène.Vous avez eu l’intime confiance de mon père…et ce soir, pour la première fois, vous me faitescette révélation !… mais vous aviez donc peurde ma reconnaissance ?

— Je vous voyais heureux… cela me suffi-sait.

— Ah ! Pietri, combien le général et sa fa-mille ont raison de vous aimer ! Quel bonheurpour moi d’avoir maintenant tant de raisons departager cette affection !

— Oh ! monsieur Charles, ne vous croyezpas quitte ainsi envers le vieux Pietri… j’ai àmon tour quelque chose à vous demander.

— Tant mieux… parlez vite…

— Et j’attache d’autant plus d’importance àcette demande, que…

— C’est accordé d’avance, mon bon Pietri.

Les Enfants de l'amour 574/663

Page 575: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Laissez-moi donc achever, monsieurCharles ; j’attache, disais-je, d’autant plusd’importance à cette demande, qu’il s’agit demon maître.

— Du général ?

— Oui. Monsieur Charles, dites-moi, il vousreste une dernière lettre de votre père, dontvous n’avez pas pris connaissance ?

— C’est vrai ; il s’en faut encore de troismois pour que l’époque où je dois ouvrir cettelettre soit arrivée.

— D’après tout ce que je viens de vous dire,vous devez être convaincu que j’étais dans l’in-time confiance de votre père, et que dans monhumble sphère j’ai tâché de vous servir.

— Je vous dois tout, Pietri ; tout, je vousle répète : l’affection du général, la main de safille…

— Eh bien donc, écoutez ceci : il se peutqu’avant l’époque fixée pour ouvrir la dernière

Les Enfants de l'amour 575/663

Page 576: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

lettre de votre père, vous soyez à même derendre au général un très grand service.

— Et comment ?

— En devançant l’époque fixée pour la lec-ture de cette lettre.

— Ah ! Pietri… ce serait aller contre lesdernières volontés de mon père.

— Je le sais ; mais me croyez-vous capablede vous donner un pareil conseil, s’il ne s’agis-sait pas des intérêts les plus graves, et pour legénéral, et pour vous ?

— Pour moi ?

— Je veux parler de votre mariage avecmademoiselle Hélène.

— Grand Dieu ! que dites-vous ?… Oh ! degrâce, expliquez-vous !

— Il peut arriver dans cette maison au-jourd’hui, demain, je ne sais quand, un tel évé-nement qui, malgré ses menaçantes appa-rences, se dénouerait de la façon la plus heu-

Les Enfants de l'amour 576/663

Page 577: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

reuse du monde pour le général, sa famille etvous, grâce à l’ouverture anticipée de la lettrede votre père.

— Quoi ! Pietri, mon mariage avec made-moiselle Hélène pourrait être compromis, me-nacé !

— Oui, pendant un instant ; mais, je vous lerépète, l’ouverture de la lettre en question fe-rait aussitôt évanouir ce danger.

— Pietri, ces mystérieuses paroles m’in-quiètent malgré moi.

— C’est à tort, monsieur Charles. Pourquoiredouter le péril lorsqu’on a en main de quoi leconjurer sûrement ?

— Mais si ce péril menaçait, comment sau-rai-je le moment opportun d’ouvrir cettelettre ?

— Fiez-vous à moi, je vous avertirai.

— Et ce péril, quel est-il ?

Les Enfants de l'amour 577/663

Page 578: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Monsieur Charles, tout mystérieux quesoit le bonhomme Pietri, vous avouerez dumoins que ceux auxquels il est heureux de sedévouer n’ont pas à se plaindre.

— Je le sais mieux que personne, mon bonPietri, mais…

— Eh bien donc, ne vous étonnez pas, etsurtout ne vous alarmez pas de ce que j’ai en-core quelques petits secrets. Ayez confiance enmoi, vous ne le regretterez jamais. Quant à lalettre en question, vous l’avez ici ?

— Elle est en haut, dans mon secrétaire.

— Très bien ! mais j’aperçois madame lacomtesse avec mademoiselle Hélène. Pas unmot de tout ceci, je vous en conjure ; ni à cesdames, ni au général, ce serait les alarmer sansdoute à tort, car j’ai l’espoir que tout ira pourle mieux ; seulement, il faut tout prévoir ; il estdonc entendu, monsieur Charles, que je vousprie de garder le secret sur tout ce qui a rap-port à la lettre de votre père ; mais vous pou-

Les Enfants de l'amour 578/663

Page 579: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

vez demander à M. le comte si ce n’est pas moiqui l’ai engagé à vous choisir comme aide decamp.

— Votre parole ne me suffit-elle pas, Pie-tri ?

— Enfin, monsieur Charles, libre à vousd’interroger mon cher maître. Quant au reste,secret absolu, vous me le promettez ?

— N’est-ce pas mon devoir ? Irais-je, sansraison à moi connue, jeter le trouble, l’inquié-tude dans cette famille qui va bientôt être lamienne ?

— Je savais d’avance pouvoir compter survotre discrétion, monsieur Charles. Mais voicimadame la comtesse et mademoiselle Hélène,je vous laisse.

Et le Corse s’éloigna ; puis, tirant sa montre,il regarda l’heure, et se dit en sortant précipi-tamment par une des deux portes latérales dusalon pendant que la comtesse et sa fille en-

Les Enfants de l'amour 579/663

Page 580: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

traient par la baie de la galerie : — Déjà septheures et demie… Vite, vite…

La comtesse Roland et sa fille s’appro-chèrent de Charles Belcourt, que son entretienavec Pietri laissait dans une vague inquiétude ;il l’oublia bientôt à la vue d’Hélène, dont lablanche toilette de bal et de fiancée était ravis-sante.

— Monsieur Charles, – dit-elle au jeuneaide de camp en souriant, – trouvez-vous marobe jolie ?

— Charmante, mademoiselle… Cette garni-ture de lilas blancs, pareille à votre coiffure, estd’une fraîcheur et d’une élégance…

— C’est ma mère qui l’a choisie. Vous levoyez, monsieur Charles, elle s’entend à parerson idole, ainsi qu’elle m’appelle.

— Oui, – reprit en souriant la comtesse ; –mais ce que je ne saurais, moi toute seule, don-ner à mon idole, c’est le bonheur qui anime testraits, la joie qui brille dans tes grands yeux ;

Les Enfants de l'amour 580/663

Page 581: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

et cette parure-là, tu la dois un peu, je crois, àM. Charles.

— Monsieur Charles, – dit la jeune filleavec un sourire enchanteur, – faut-il avouerque c’est vrai ? — Ma réponse serait facile, ma-demoiselle, s’il m’était permis de juger de votrebonheur d’après celui que j’éprouve.

— Vous êtes donc bien heureux, mes en-fants ? – dit la comtesse en regardant les deuxjeunes gens avec un attendrissement inexpri-mable.

— Ah ! ma mère !

— Ah ! madame ! – répondirent-ils tousdeux en prenant chacun une des mains de lacomtesse, placée au milieu d’eux.

Celle-ci, s’adressant à M. de Belcourt, lui diten souriant : — Madame, c’est… bien cérémo-nieux, ce mot-là, monsieur Charles. Heureu-sement, après-demain vous pourrez me dire,comme Hélène : Ma mère, et moi vous dire :Charles. Aussi, patience, patience ! nous nous

Les Enfants de l'amour 581/663

Page 582: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

dédommagerons ; mais, en attendant, vous al-lez venir tous deux avec moi visiter la salle dubuffet, pour nous assurer que rien n’est oublié.

— Je suis à vos ordres, madame.

— Maman a raison, il faut que la fête soitirréprochable ; car, enfin, nous allons recevoirles fils du roi…

— Monsieur Charles, – dit en riant la com-tesse, – entendez-vous cette petite glorieuse ?

— Oh ! maman, c’est vrai… glorieuse, onne saurait plus glorieuse pour mon père. N’est-ce pas à son rare mérite, aux services qu’il arendus à notre pays, et surtout à son caractèresi aimé, si respecté, que mon père doit ces fa-veurs, je devrais dire cette justice ?

— Toujours la même, vous voyez, monsieurCharles, – reprit en souriant la comtesse, – elleest incorrigible ; je ne connais pas de fille plusfière, plus orgueilleuse de son père…

Les Enfants de l'amour 582/663

Page 583: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Et cet orgueil, tu ne le partages pas, toi,maman ?

— Monsieur Charles, sauvons-nous vite,– dit en riant la comtesse au jeune homme enprenant son bras, – il ne faut pas donner raisonà cette petite glorieuse.

Et tous trois disparurent par la galerie aumoment où le major Maurice entrait par unedes portes latérales du salon.

XXXIV

Le major Maurice, s’adressant à l’un desgens de l’hôtel qui traversait la galerie, lui dit :— Le général n’est pas encore descendu dechez lui ?

— Non, monsieur le major, je crois queM. le comte finit de s’habiller.

Les Enfants de l'amour 583/663

Page 584: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Et Pietri… savez-vous où il est ?

— Je l’ai tout à l’heure vu traverser le salond’attente, monsieur le major. Mais voici M. lecomte.

Le général Roland entrait, en effet, habillépour la soirée avec une sévère élégance, por-tant le grand cordon rouge sur sort gilet blanc,et la plaque de la Légion d’honneur enrichie dediamants au côté gauche de son habit noir ; ilétait pâle ; une vague inquiétude se lisait surses beaux traits. À la vue du major, il alla ra-pidement à sa rencontre et lui dit : — Eh bien !Maurice, rien de nouveau ?

— Rien ; et, d’ailleurs, Delmare n’étant ve-nu chez toi ni hier, ni aujourd’hui dans la jour-née, tu n’as plus maintenant à redouter sa pré-sence avant demain.

— En effet, cet homme n’irait pas choisirl’heure de cette fête pour avoir avec moi un pa-reil entretien.

Les Enfants de l'amour 584/663

Page 585: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— En tout cas, je te l’ai dit, Adalbert, mesprécautions sont prises…

— Merci, Maurice, c’est déjà un souci demoins… Quant à M. de Bourgueil, tu es biencertain…

— Je ne suis certain que d’une chose, delui avoir dit ceci hier, et je te le répète pour terassurer : « Vous vous êtes procuré, monsieur,une invitation pour la fête que donne le géné-ral Roland, espérant, dans un but nécessaire-ment odieux, conduire chez lui votre femme etvotre fille. Je vous déclare que, si vous per-sistez dans ce projet, je m’y opposerai par unmoyen qui vous paraîtra fort singulier, fort ri-dicule peut-être ; en un mot, vous ne trouve-rez ni plus ni moins qu’un planton de service àla porte du salon d’attente, que je ne quitteraipas d’un instant de la soirée, très résolu à vousbarrer le passage. Si vous avez compté surun éclat, il ne dépassera pas du moins l’an-tichambre. Libre à vous, monsieur, d’exposermadame de Bourgueil et sa fille à un scandale

Les Enfants de l'amour 585/663

Page 586: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

que je regretterai profondément pour elles ;mais ma résolution est prise. »

— Et, déconcerté par cette menace, il t’apromis de ne donner aucune suite à son des-sein ?

— Il me l’a promis, et m’a paru en effet fortdéconcerté ; car, à défaut d’un autre moyen,si brutal que soit celui que j’emploie, il est dumoins efficace.

— Maurice, mon bon Maurice, tu noussauves peut-être d’un éclat déplorable !

— Dieu le veuille ! Aussi, malgré la pro-messe de M. de Bourgueil, je me rends à monposte. Je ne me fie pas à cet homme.

— À peine s’il est huit heures ; personnen’arrivera si tôt.

— C’est probable ; mais j’aime mieux êtreprêt une heure d’avance. M. de Bourgueil n’estpas le seul dont tu puisses avoir à craindre lavisite.

Les Enfants de l'amour 586/663

Page 587: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Tu as raison. Ce Delmare… Mais il n’au-rait pas l’audace…

— Il faut tout prévoir… Je serai ce soir tongarde de la porte, et personne n’entrera dansces salons avant d’avoir passé mon inspection.

— Maurice !… toujours dévoué !… Mais tuas beau sourire, tu n’es pas plus rassuré quemoi. Faut-il te l’avouer ? à mesure que l’heurede cette fête approche, je me sens parfois auxregrets de n’avoir pas suivi ton conseil d’hier,quoiqu’il m’en eût coûté… Et pourtant, fuir,honteusement fuir devant des craintes chimé-riques peut-être !… D’un autre côté, quand jesonge au coup cruel qu’un scandale public por-terait à ma fille, ma perplexité est affreuse.

— Adalbert, il est trop tard pour changerd’avis ; ne va pas maintenant t’alarmer outremesure : grâce aux précautions que j’ai prises,nous n’avons rien à redouter pour ce soir. Al-lons, courage, ami !

Les Enfants de l'amour 587/663

Page 588: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Aie la bonté, mon ami, de dire à l’anti-chambre que l’on vienne me prévenir dès quele piqueur qui précède la voiture des princesentrera dans la cour, afin que j’aille les recevoirà la porte du vestibule ; ils viendront, m’ont-ilsdit, de bonne heure, car ils vont ensuite à l’am-bassade d’Autriche.

— Tu seras prévenu de l’arrivée du piqueurde tes princes. Je cours à mon poste. Encoreune fois, courage, ami… je réponds de tout.

Le major sortit et laissa le général Rolandseul dans le salon.

— Ah ! – se dit le comte en se promenantavec agitation, – jeune, j’ai assisté impassibleà de sanglantes batailles. En Afrique, j’ai com-mandé une armée dans des circonstances simeurtrières, que la moindre hésitation de mapart pouvait faire exterminer des milliers debraves soldats dont je répondais devant monpays. Mais, au moment de les mener au feu,je n’ai jamais éprouvé une angoisse pareille à

Les Enfants de l'amour 588/663

Page 589: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

celle que je ressens à cette heure. C’est un ser-rement de cœur inconcevable. Je ne sais quelleterreur sourde m’abat et m’énerve… C’est ab-surde… c’est fou !… Mais je n’ai pas la force delutter contre cet accablement…

Et en disant ces mots, le général Rolandtomba plutôt qu’il ne s’assit sur un fauteuil pla-cé près d’une table de jeu, où il s’accouda afind’appuyer son front dans sa main.

Alors une petite porte de dégagement, mas-quée dans la boiserie de la galerie, complète-ment déserte, s’entre-bâilla lentement, et lais-sa voir la tête de Pietri, qui avança le couavec précaution, de côté et d’autre, puis seretira, et, quelques instants après, introduisitAdalbert Delmare par cette porte, que le Corsetint presque constamment entr’ouverte, assis-tant ainsi de là à l’entrevue qu’il avait ménagéeentre le père et le fils.

Delmare était vêtu, selon son habitude,avec une sorte de recherche de mauvais goût :

Les Enfants de l'amour 589/663

Page 590: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

il portait une cravate de couleur tranchante,un ample pantalon écossais plissé par devant,un paletot blanchâtre, et un chapeau gris crâ-nement placé sur l’oreille. L’animation de sestraits, le feu de ses regards, ne prouvaient quetrop que ce malheureux, suivant le conseil dePietri, avait puisé une nouvelle audace dansune copieuse libation d’eau-de-vie. Sortant ducouloir de dégagement, il resta un momentébloui par l’éclat des lustres et des dorures dela galerie ; puis il s’approcha lentement du gé-néral Roland, toujours assis, le front appuyésur sa main. Cependant, au moment de passerle seuil du salon, il éprouva une sorte d’hési-tation ; mais, surmontant cette faiblesse, il en-fonça d’un coup de poing son chapeau encoreplus crânement sur sa tête, plongea ses deuxmains dans les vastes poches de son pantalon,et, l’épaisseur des tapis amortissant le bruit deses pas, il put s’avancer sans être entendu delui, presque à toucher le général Roland, tant lapréoccupation du comte était alors profonde.Aussi le général fit-il un bond de surprise sur

Les Enfants de l'amour 590/663

Page 591: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

son fauteuil, lorsqu’il entendit soudain à sesoreilles la voix rauque et enrouée de Delmare,lui disant d’un ton cynique et railleur : — Bon-soir, papa !

Le général pâlit, se leva brusquement, ets’écria presque effrayé : — D’où sort cethomme ?

Puis, toisant Delmare d’un air de hauteur etde menace, le général ajouta : — Que voulez-vous ? qui êtes-vous ?

— Qui je suis ? Votre fils, pardieu ! Amable-Justin-Adalbert DELMARE, pour vous idolâtrer,s’il en était capable.

— C’est lui ! – dit à part le comte anéanti. Etil ajouta avec douleur et dégoût : — Quel lan-gage ! quel aspect ! quelle grossière insolence !

Ces remarques redoublant sa crainte et sacolère, il s’écria :

— Qui vous a permis de vous présenter ici ?Par où êtes-vous entré ?

Les Enfants de l'amour 591/663

Page 592: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Par où ? mais par la porte, petit père !…tout bonnement par la porte !…

— Et Maurice ! Maurice !… il est en bas,pourtant ! il le connaît ; comment l’a-t-il laisséentrer ? – dit le général à part ; – et ma femmeet ma fille qui peuvent venir d’un moment àl’autre !…

Se dirigeant alors rapidement vers une desportes latérales du salon, il l’ouvrit et dit d’unton impérieux et courroucé : — Monsieur, sor-tez à l’instant de ce salon, et attendez mesordres dans cette chambre !…

— Comment ! nous envoyons déjà c’t en-fant faire dodo ? – dit le bandit ; – ah ! maisnon, mais non ! – Et il s’assit et se carra dansun fauteuil. – Causons d’abord, petit père…

— Malheureux ! – s’écria le général d’unton menaçant, – oses-tu bien !…

— Quoi ?… du scandale ?… du bruit ?…vous en voulez ? Ça me va, oh ! ça me va !…Voyons, appelez vos grands laquais pour jeter

Les Enfants de l'amour 592/663

Page 593: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

votre fils à la porte de votre hôtel !… Ça seradrôle ! mais gare à vos laquais !… je suis pro-fesseur de chausson à l’École polytechnique.

— Oh ! c’en est trop !

— Ma profession vous humilierait-elle, pe-tit père ? Dame !… j’avais encore une corde àmon arc, j’étais marchand de billets de spec-tacle, de contremarques… Vous me direz quec’est peu chouette pour le fils d’un ambassa-deur… mais chien perdu mange ce qu’iltrouve !

— Assez ! monsieur, assez ! – reprit le gé-néral avec autant de colère que de dégoût. –C’est de l’argent que vous voulez ? finissons,vous en aurez ; mais, mordieu ! entrez là, ou si-non !

— Sinon, quoi ?

— Insolent ! – s’écria le général hors de luien saisissant Delmare au collet. – J’emploieraila force s’il le faut, mais tu sortiras !

Les Enfants de l'amour 593/663

Page 594: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je vénère trop l’auteur de mes jours pourme permettre de lui passer la jambe, – réponditDelmare en s’allongeant dans son fauteuil. – Jeme contenterai d’opposer une résistance aus-si passive que respectueuse à mon petit père,et à moins qu’il n’ait la poigne de Mitouflet, ditl’hercule d’Arras, je le défie de m’emporter d’ici,dans ce fauteuil.

— Mais tu auras de l’or, te dis-je ! – s’écriale général à voix basse, en reconnaissant l’im-possibilité d’employer la force ; – entre làseulement, te dis-je ; je monte chez moi, je re-descends à l’instant, et je t’apporte dix millefrancs, misérable !

— C’est superbe ! Ce vieux satan de Pietrim’avait bien conseillé, – dit Delmare à part.

— N’est-ce pas assez ? – reprit le comte eninterprétant le silence de son fils comme un re-fus ; – je double la somme ! c’est tout ce quime reste ici. Dans quelques minutes je t’ap-porte vingt billets de banque. Te faut-il plus ?

Les Enfants de l'amour 594/663

Page 595: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Rends-toi demain chez le major Maurice ; tuconnais sa demeure… je te donnerai plus en-core ; j’ajouterai une pension. Mais quitte cesalon ; entre dans cette pièce ; restes-y cachéjusqu’à la fin de la fête ; je viendrai te fairesortir d’ici, et que l’enfer me délivre à jamaisde ton exécrable présence, infâme qui spéculessur la honte qu’un père ressent de t’avoir pourfils !

À ces mots, Delmare tressaillit, se releva,jeta son chapeau à ses pieds avec fureur. D’in-solente et railleuse sa physionomie devintsombre ; un amer et douloureux sourirecontracta ses lèvres, et il s’écria : — Je suistombé bien bas !… si bas, que j’étais venu pourexiger de l’argent de vous. Je ne sais ce quise passe en moi ; mais, tenez, gardez votre or,et au moins j’aurai le droit de vous dire quele plus infâme de nous deux, ce n’est peut-être pas moi, entendez-vous ? Non, ce n’est pasmoi ! L’infâme est celui qui accueille ainsi le filsd’une femme qu’il a séduite, et qui est morte de

Les Enfants de l'amour 595/663

Page 596: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

désespoir. L’infâme est celui qui, revoyant sonfils après vingt ans de misère et d’abandon, luidit : « Tiens ! prends de l’or, et délivre-moi deton exécrable présence ! »

— Monsieur, – dit le général Roland, sur-pris de ce soudain revirement de langage, – sivos premiers mots n’avaient pas été presquedes insultes…

— J’ai eu tort ; j’avais bu un verre d’eau-de-vie de trop, pour me donner de l’aplomb ; votredureté, votre écrasant dédain, me dégrisent ;j’aime mieux cela.

— Alors, monsieur, revenez à des senti-ments meilleurs. Entrez là, vous dis-je. Aprèsla fête j’irai vous trouver, nous causerons…Vous serez content de moi, si je le suis devous ; mais j’attends du monde d’un momentà l’autre ; ma femme, ma fille, peuvent entrerdans ce salon…

Les Enfants de l'amour 596/663

Page 597: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— C’est pour cela que je reste ; je ne don-nerais pas, voyez-vous, ma place ici, à cetteheure, pour vos vingt billets de mille francs.

— Monsieur, – reprit le comte presque sup-pliant et plus effrayé du calme de Delmare quede l’insolent cynisme qu’il avait d’abord mon-tré ; – monsieur, vous avez prononcé le nomde… votre mère. J’ai eu de grands torts enverselle, et pourtant c’est en son nom que je vousconjure…

— Et moi, c’est en son nom que je tirerai devous une vengeance éclatante, entendez-vous !moi qui ai vu sa lente agonie, moi qui l’ai vuemourir en embrassant mon frère, triste et pre-mier souvenir de mon enfance.

— Votre frère ! – s’écria le général, cédant àun vague et dernier espoir. – Vous ne pouvezpas être le fils de madame Delmare ; ellen’avait qu’un enfant !

— Huit mois après la mort de son mari,l’homme que vous avez tué, ma mère a mis

Les Enfants de l'amour 597/663

Page 598: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

au monde un fils, le fils de M. Delmare… Plusheureux que moi, ce frère n’a pas été voué àl’abandon, à la misère. Un parent de M. Del-mare l’a adopté, l’a élevé, lui a donné son nom.Ce frère, je ne l’ai pas revu, moi, orphelin àsept ans, renié par tous, élevé par charité, jetéensuite dans le monde, sans guide, sans appui ;livré au mal, tantôt par la faim, tantôt par deségarements de jeunesse que personne n’avaitintérêt à réprimer en moi ; vivant au jour lejour et par tous les moyens, honnêtes si le ha-sard le voulait, honteux si je ne trouvais mieux,car je n’avais pas le choix ; aujourd’hui, lancéen aventurier dans un certain monde par uncoup de dé, demain retombant dans la crapule,où je cherchais un pain fangeux que je ne trou-vais pas toujours…

— Oh ! mon Dieu ! – murmura le comte encachant sa figure dans ses mains, – le malheu-reux !

— Oh ! – reprit Delmare avec un sourireamer, – je ne veux pas faire ici le bon apôtre…

Les Enfants de l'amour 598/663

Page 599: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Dire que ma mauvaise conduite a été toujoursinvolontaire, non ! Peu à peu dégradé, avili,perdu par cette vie de bohémien ; sachant quepersonne n’avait à rougir de moi, je n’ai par-dieu pas joué au scrupuleux, pour l’honneur,comme on dit au billard. Entre une vie probe,misérable et dure, et une vie équivoque, fai-néante, où je pipais quelque argent, je choi-sissais l’argent et la bassesse ! C’est ignoble,n’est-ce pas ? Qui vous dit le contraire ? J’au-rais bien voulu vous voir, à ma place ! Aban-donné à quinze ans, tout seul et sans le sou,sur le pavé de Paris, qui sait si vous n’auriezpas fait pis que moi encore ? C’est facile, la ver-tu, quand rien ne vous manque ! et si j’avaisété élevé comme tant d’autres dans l’aisance etavec sollicitude, je n’aurais pas plus mal tour-né que tant d’autres. Mais tout ça vous étaitbien égal, à vous ! Tandis que le fils vivait,aujourd’hui en mendiant, demain en chevalierd’industrie, le père…

Les Enfants de l'amour 599/663

Page 600: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Votre père… – reprit le général d’unevoix profondément altérée, – votre père, pleu-rant des larmes de sang sur les malheurs qu’ilavait causés, tâchait de les expier par une viemeilleure ; votre père n’avait pas de jour sansse demander avec inquiétude ce que vous étiezdevenu ; car votre mère avait disparu avecvous, alors que j’étais presque mourant dessuites de cet horrible duel. Et si hier, au lieude ruser avec le major Maurice, mon meilleurami, et fuir de chez lui, vous l’eussiez écouté,il vous aurait dit mes remords en lui parlantde votre malheureuse mère, mes regrets et masollicitude en lui parlant de vous, de qui j’igno-rais le sort…

— Monsieur, – dit Delmare touché malgréson cynisme de l’émotion de son père, qui sepeignait si poignante sur sa noble et belle fi-gure, – si j’avais… pu croire que vous aviezpour moi… quelque affection…

Les Enfants de l'amour 600/663

Page 601: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Eh ! ne voyez-vous pas que je pleure,que j’oublie tout, que ma fille et ma femmepeuvent entrer ici d’un moment à l’autre…

Et le général Roland, malgré la vigueur deson caractère, ne pouvant résister à cette vio-lente secousse, tomba assis dans un fauteuil etcacha sa figure entre ses mains en s’écriant :— Ah ! je suis bien malheureux !

À ce moment, Pietri, qui, de temps à autreentre-bâillant la porte masquée dans la boise-rie de la galerie, avait attentivement suivi lesdifférentes péripéties de cette scène, avança denouveau la tête et observa.

Soudain on entendit du côté de la galerie lavoix de la comtesse, interrompue çà et là parles doux éclats de rire de sa fille.

À ce bruit, le général tressaillit, se releva,les traits empreints d’une angoisse inexpri-mable, puis, s’adressant à Delmare avec unmélange de douleur navrante et de dignité, illui dit : — Voici ma femme et ma fille ; vous

Les Enfants de l'amour 601/663

Page 602: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

pouvez me frapper dans ce que j’ai de plus cherau monde ; faites, ce sera ma punition…

— Vous m’avez parlé avec des larmes dansles yeux, monsieur, – reprit Delmare d’unevoix profondément émue, en se dirigeant rapi-dement vers la porte que le comte avait laisséeouverte ; – j’ai honte de ma conduite. Merci àvous de me donner l’occasion de la réparer.

— Ah ! tout est oublié ! – s’écria le généralpouvant à peine croire à ce revirement sou-dain. – Tu parles en fils, tu trouveras en moi unpère ! Entre là. Après la fête, j’irai te rejoindre.

— Monsieur, – dit Delmare, le regard hu-mide, au moment où la porte allait se refermersur lui, – pour la première et la dernière foispeut-être, votre main…

— La voilà, et de tout cœur, – reprit lecomte en la lui donnant. – Tout est oublié, tedis-je !

Et, fermant précipitamment la porte, il mitla clef dans sa poche au moment où sa femme

Les Enfants de l'amour 602/663

Page 603: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

et sa fille, arrivant par le fond de la galerie, en-traient en riant dans le salon. Pietri, de sa ca-chette, avait vu le comte enfermer Delmare.

— Bravo ! – dit le Corse, – le fils est sousclef. À la fille, maintenant !

Et la porte masquée de la galerie se refermasur lui.

— Ma femme ! ma fille ! il était temps, – ditle général en essuyant la sueur qui coulait deson front, et tâchant de cacher son émotion àla comtesse et à Hélène.

XXXV

Le général Roland, faisant pour sourire unviolent effort sur lui-même, alla au-devant desa femme et de sa fille, et dit à celle-ci : — Sau-rai-je, chère petite folle, la cause de cette gaie-té que l’on entend de si loin ?

Les Enfants de l'amour 603/663

Page 604: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— La faute en est à mon parrain Maurice,mon père, – répondit la rieuse, dont les jouesétaient encore colorées par son accès d’hilari-té.

— Vraiment ? – dit le comte ; – je necroyais pas mon pauvre Maurice si plaisant.

— Eh bien ! mon père, tu te trompais. Fi-gure-toi que nous étions allés, maman,M. Charles et moi… – Puis se retournant, elleajouta naïvement : — Tiens ! où est-il donc ?

— Sois tranquille, – reprit la comtesse ensouriant, – il se retrouvera.

— Je l’espère bien, maman. Enfin, monpère, pour en revenir à mon parrain, que tucrois si peu plaisant, nous étions allés donnerpartout un dernier coup d’œil aux préparatifsde la fête, jusque dans le salon d’attente ; là,nous trouvons mon parrain. Nous croyons leramener ici avec nous. Ah bien oui ! pas dutout ! il nous dit qu’il s’est mis là de planton, et

Les Enfants de l'amour 604/663

Page 605: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

cela d’un air si comique, si comique, que le fourire me prend.

— Et pourquoi Maurice était-il là de plan-ton, chère folle ?

— Tiens, mon père, je te le donne en cent,en mille ! tu ne le devinerais pas ; et c’est là cequ’il y a de plus comique…

— Voyons, je t’écoute.

— « Ma petite Hélène, – me dit mon parrainavec ce sang-froid que tu lui connais, – unvieux loup comme moi serait mal à l’aise dansvos salons, au milieu de toutes vos joliesfemmes ; et pourtant, j’aime beaucoup à voirde jolies femmes en toilette de bal : cela merappelle ma jeunesse ; or, pour les admirer, jesuis aux premières loges dans ce salon d’at-tente, et pas gêné du tout… Et puis je les voisôter leurs manteaux, donner un coup d’œil àla grande glace du milieu, rajuster une bouclede cheveux, faire enfin une foule de petitesmines coquettes ; et pour un philosophe c’est

Les Enfants de l'amour 605/663

Page 606: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

un spectacle très divertissant ; enfin, j’ai ainsila primeur de toutes ces élégances que vousne verrez, vous autres, qu’après moi ; je restedonc ici de planton. » Et il s’est mis droitcomme un soldat au port d’armes. Mais il nouscontait tout cela avec un sérieux si comique,que moi, maman et M. Charles, qui, par paren-thèse, me semble beaucoup tarder à revenir,nous ne pouvions nous empêcher de rire auxéclats.

— Bon Maurice, quelle présence d’esprit ! –dit à part le général.

Et il reprit tout haut en souriant : — Tonexcellent parrain est, comme toujours, un peuoriginal. Ainsi, depuis un quart d’heure, vousn’avez pas quitté le salon d’attente ?

— Non, mon père.

— Et vous y avez trouvé le major… seul ?

— Oui, mon père, et de planton.

Les Enfants de l'amour 606/663

Page 607: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Puis la jeune fille, riant de nouveau de toutson cœur, tâcha d’imiter la pose militaire dumajor.

— Et, chère folle, tandis que vous étiez là,vous n’avez vu entrer personne ?

— Non, mon père… puisqu’il n’y a per-sonne dans les salons ; il est encore de tropbonne heure.

— Je veux dire vous n’avez vu entrer au-cune personne étrangère à la maison ?

— Non, mon père.

— C’est étrange ! – dit le général à part. –Par où donc sera-t-il passé ?

Et il reprit tout haut, s’adressant à safemme : — Ainsi, ma chère amie, tu es satis-faite des apprêts de la fête ?

— Tout est à merveille, mon ami ; notrebon Pietri, chargé de l’arrangement des fleurs,s’est surpassé : il y en a partout des mon-tagnes… et disposées avec un goût parfait !

Les Enfants de l'amour 607/663

Page 608: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oh ! – reprit Hélène en riant, – le vieuxPietri est dans son élément, quand il s’agit defleurs… il les aime tant !…

À ce moment on entendit le roulementd’une voiture dans la cour de l’hôtel. Malgrélui, le général, pensant à M. de Bourgueil, tres-saillit.

— Déjà des voitures ? – dit la comtesse as-sez surprise ; – il est pourtant de bien bonneheure encore !…

— Ah !… je tremble !… – dit à part le géné-ral. – Heureusement, Maurice est en bas…

— Quelle est l’impatiente provinciale qui atant de hâte d’arriver à ta fête, chère maman,pour faire admirer une toilette peut-être d’ungoût douteux ? – dit Hélène en riant. Puis, re-doublant d’hilarité : — Ah ! mon pauvre par-rain Maurice… qui s’est mis de planton pouravoir les primeurs des élégances !… je crainsque cette fois il ne soit fort attrapé !…

Et la jeune folle de rire encore…

Les Enfants de l'amour 608/663

Page 609: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Allons, Hélène, sois donc raisonnable,– lui dit en souriant la comtesse, – et voyonsun peu quels sont ces empressés.

La femme du général et sa fille se diri-geaient vers la galerie, lorsque, par une desportes latérales du salon, entra Charles Bel-court, l’air assez inquiet, et se disant : — Pietrivient de m’engager à aller chercher chez moi ladernière lettre de mon père. « Le moment ap-proche, m’a-t-il dit… » Quelque malheur nousmenace donc ? Je suis d’une anxiété !…

— Ah ! voilà M. Charles, enfin ! – dit Hé-lène. – Il va peut-être nous apprendre quellessont les personnes qui nous viennent si tôt.

— En traversant le vestibule, mademoi-selle, je n’ai vu entrer dans le salon d’attentequ’une dame qui descendait de voiture : ellem’a paru charmante et très élégante.

— Je respire ! – dit à part le général ; – cen’est pas Bourgueil et sa femme !

Les Enfants de l'amour 609/663

Page 610: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Pour une élégante, – reprit en souriant lajeune fille, – elle arrive de bien bonne heure !…Voilà du moins mon parrain Maurice à mêmede commencer ses observations philoso-phiques.

— Madame la baronne de Montglas, – an-nonça de loin un valet de chambre, au fondde la longue galerie que Louisa Marchetti, ditebaronne de Montglas, et la veille encore pri-sonnière à Saint-Lazare sous le nom de LouiseBeaulieu, devait parcourir pour arriver au sa-lon où se tenait la comtesse.

— La baronne de Montglas ? – dit à part legénéral Roland en tressaillant ; – il me sembleque ce nom ne m’est pas étranger.

— Mais je ne connais pas de baronne deMontglas, – dit à son mari la comtesse fortsurprise, en se dirigeant néanmoins, accompa-gnée de sa fille, vers la galerie, pour y recevoirla prétendue baronne, sa protégée de Saint-La-zare, condamnée à la prison pour tentative de

Les Enfants de l'amour 610/663

Page 611: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

meurtre, et mise en liberté la veille même de cejour, grâce à l’hypocrisie de sa conduite et à lapuissante recommandation de la comtesse.

Louisa Marchetti, rendons-lui son véritablenom, arriva donc lentement du fond de la gale-rie ; sa toilette de bal, d’une extrême élégance,quoique fort simple, faisait ressortir encore sarare beauté ; ses joues brunes étaient animées,ses grands yeux noirs brillaient d’un sombreéclat ; son sourire contraint, sardonique, tra-hissait une résolution implacable ; car elle ve-nait venger sa mère, pour qui elle avait conser-vé une sorte de culte malgré les honteuxdésordres de sa vie.

La comtesse, suivie de sa fille, et ne pou-vant d’abord de loin suffisamment distinguerles traits de la jeune femme, s’était avancéevers elle, se demandant quelle pouvait êtrecette élégante baronne de Montglas. Mais lors-qu’elle ne fut plus qu’à quelques pas de Louisa,la comtesse s’arrêta pétrifiée. Ne pouvant encroire ses yeux, il lui semblait reconnaître son

Les Enfants de l'amour 611/663

Page 612: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

humble protégée de Saint-Lazare ; mais ce faitparut si impossible, qu’elle crut d’abord à uneressemblance extraordinaire, d’autant plus quele hideux costume des prisonnières, leur bé-guin gris, cachant les cheveux, avait jus-qu’alors donné à Louisa, aux yeux de la com-tesse, une physionomie, une apparence toutautre. En effet, elle n’était plus reconnaissablesous cette élégante robe de satin jaune paille,recouverte d’une tunique de tulle blanc, et coif-fée de ses magnifiques cheveux noirs, simple-ment ornés de gros nœuds de rubans de satinjaune paille comme sa robe, et frangés d’ar-gent.

La comtesse se persuada donc d’abordqu’un hasard inconcevable avait donné à saprotégée de Saint-Lazare une ressemblancefrappante avec cette baronne inconnue, dont ladémarche élégante et la gracieuse aisance, entraversant cette galerie, annonçaient d’ailleurs,comme on dit, une femme tout à fait dumonde.

Les Enfants de l'amour 612/663

Page 613: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Le général Roland avait suivi sa femme etsa fille, et il eut bientôt reconnu avec un sai-sissement inexprimable cette prétendue veuved’un de ses anciens compagnons d’armes,cette femme séduisante qui avait fait sur sonâge mûr une vive impression, à laquelle il avaitcependant résisté, aidé dans cette louable ré-solution par les sages conseils du major Mau-rice, confident de cette coupable velléité. Maisle major ne connaissait pas Louisa. Aussi,voyant passer devant lui, dans le salon d’at-tente, une jeune femme très élégante, il avaitdû la croire une des personnes invitées à lafête.

Louisa était trop adroite pour ne pas toutd’abord, et afin de faire tolérer sa présence,invoquer ses anciennes relations avec le gé-néral Roland ; elle le mettait de la sorte dansune position très embarrassante aux yeux desa femme et de sa fille, et s’assurait un allié.Aussi, après avoir fait à la comtesse une révé-

Les Enfants de l'amour 613/663

Page 614: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

rence pleine de grâce et de dignité, Louisa luidit en souriant :

— Je ne saurais, en vérité, madame la com-tesse, quelle excuse donner à mon étrange in-discrétion, si ce cher général, – et elle indiquale comte d’un regard familier, – si ce cher gé-néral ne devait vous être garant, madame lacomtesse, que bien que je n’aie pas eu l’hon-neur d’être invitée par vous, le nom de monmari, un des anciens frères d’armes du général,m’aurait peut-être permis d’espérer la faveurde vous être présentée. Maintenant, mon chergénéral, – ajouta-t-elle en faisant un pas versle comte, dont le trouble augmentait à chaqueinstant, – je me mets sous la sauvegarde denos bonnes et anciennes relations pour vousprier d’être mon défenseur auprès de madamela comtesse.

Celle-ci restait atterrée. Ce n’était passeulement les traits de sa protégée de Saint-Lazare qu’elle retrouvait dans la baronne deMontglas, ressemblance, après tout, rigoureu-

Les Enfants de l'amour 614/663

Page 615: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

sement possible, quoique extraordinaire :c’était encore sa voix, son accent. Sans cetteressemblance véritablement effrayante, lacomtesse n’aurait vu, dans la démarche si in-discrètement hardie de cette inconnue, qu’unmanque de savoir-vivre, et, quoique fortcontrariée, elle l’eût peut-être excusée ; maiscette ressemblance inconcevable avec LouiseBeaulieu, et son appel aux souvenirs du géné-ral à propos d’anciennes et amicales relations,qu’il ne démentait pas, tout jeta la comtessedans une cruelle perplexité.

Le général Roland prit un parti désespéré :éconduire la baronne de Montglas comme uneintrigante effrontée, c’était risquer de la pous-ser à des explications fâcheuses, en celaqu’elles pouvaient être mal interprétées, quoi-qu’il n’eût rien à se reprocher ; aussi, espérantque cette baronne équivoque ne serait peut-être pas remarquée dans la foule qui allaitbientôt envahir les salons, il dit à sa femmeavec un sourire contraint, car il mentait : — Je

Les Enfants de l'amour 615/663

Page 616: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

regrette, ma chère amie, que madame deMontglas ne se soit pas adressée à moi, pouravoir l’honneur de vous être présentée.M. de Montglas, son mari, a en effet servi avecmoi, et lors d’une demande de pension que ma-dame a faite, elle a bien voulu me demandermon appui, au nom de mes anciennes relationsavec M. de Montglas…

— Puis-je maintenant espérer, madame lacomtesse, – reprit Louisa de sa voix insinuanteet douce, – que vous daignerez excuser l’indis-crétion de ma démarche ?

La comtesse répondit par un demi-salutd’une hauteur glaciale. Pour la première foisde sa vie, elle doutait de la fidélité de sonmari, dont elle remarquait le trouble croissantdepuis l’arrivée de cette jeune femme d’unebeauté rare. Et d’ailleurs, plus elle écoutait lavoix de Louisa, plus elle examinait ses traits,plus elle inclinait positivement à reconnaîtreen elle sa protégée de Saint-Lazare. Mais lacomtesse pouvait-elle faire cette révélation de-

Les Enfants de l'amour 616/663

Page 617: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

vant sa fille au moment même où le généralvenait pour ainsi dire couvrir cette femme desa protection, au moment où les invités al-laient arriver ?… Quel éclat ! quel scandale !…Et pourtant, recevoir dans son salon et voirà côté de sa fille, une recluse de la veille,condamnée pour meurtre ; graciée, il est vrai,mais enfin, condamnée ? la comtesse en avaitle vertige !

Hélène, avec la candeur de son âge, nevoyait dans Louisa qu’une charmante jeunefemme très élégante, de manières parfaites,fort indiscrète sans doute ; mais le désir d’as-sister à une belle fête pouvait faire oublier tantde choses… Et puis enfin, et c’était tout pourHélène, son père ne protégeait-il pas la ba-ronne de Montglas ?

Charles Belcourt, quoique préoccupé desrecommandations de Pietri, mais plus clair-voyant que la jeune fille, remarquait l’embarrasdu général, l’air de plus en plus triste et glacialde la comtesse, l’attitude hardie de cette incon-

Les Enfants de l'amour 617/663

Page 618: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

nue malgré sa position plus qu’équivoque ; etil se demandait avec une anxiété croissante siles prévisions de Pietri, au sujet de fâcheux in-cidents, ne commençaient pas à s’accomplir, ets’il ne devait pas bientôt songer à ouvrir la der-nière lettre de son père, d’après l’avis du Corse.

Louisa Marchetti jugea d’un coup d’œil sûrque, pendant quelques instants, elle domine-rait la position ; aussi dit-elle à la comtesse,d’un ton pénétré : — Veuillez croire, madame,que ce n’est pas absolument pour avoir le plai-sir d’assister à une fête magnifique que je mesuis permis de me présenter chez vous sans yêtre invitée. J’obéis à un motif plus sérieux, jepourrais même dire à un devoir.

— Je ne vous comprends pas, madame,– répondit sèchement la comtesse. – J’ignorequel devoir peut vous appeler ici.

— Un devoir cher à tous les cœurs géné-reux, madame la comtesse : la reconnaissance,car vous avez été mon bon ange.

Les Enfants de l'amour 618/663

Page 619: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Madame ! – s’écria la comtesse, stupé-faite de cette audace qui ne lui pouvait pluslaisser le moindre doute sur l’identité deLouise Beaulieu, – songez-vous à ce que vousdites ?…

— J’y songe, madame la comtesse, et jesuis heureuse, je suis fière de pouvoir procla-mer bien haut… vos inépuisables bontés.

— Madame, – reprit la comtesse, pouvant àpeine se contraindre et en interrompant LouisaMarchetti, – si je ne me trompe, il me sembleque c’est, au contraire, très bas… que vous de-vriez parler de ce que je puis avoir fait pourvous.

— Oh ! sans doute madame, – réponditLouisa avec un aimable sourire, – votre modes-tie préférerait mon silence, mais ma vive grati-tude ne peut tenir secret le nom de ma bienfai-trice.

— Et je vous approuve de toutes mesforces, madame, – reprit Hélène avec une

Les Enfants de l'amour 619/663

Page 620: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

grâce charmante ; – toutes les personnes quema mère a eu le bonheur d’obliger devraientfaire comme vous, se révolter, parler bienhaut : l’on saurait tant d’actions généreuses etcachées !

— Mais, ma chère amie, – reprit le généralRoland au comble de la surprise, – tu m’avaisdit ne pas connaître madame.

— Allons, mon cher général, – reprit Louisaen souriant, – êtes-vous donc le seul à savoirque madame la comtesse ne reconnaît jamaisles personnes qu’elle a comblées de ses bon-tés…

— Mais, monsieur Charles, – dit tout basHélène à M. Bel-court, – elle est fort aimable,cette dame…

— Sans doute, mademoiselle, – répondit lejeune homme assez embarrassé, tandis queLouisa reprenait :

— Ce qui va vous surprendre bien davan-tage encore, mon cher général, c’est de savoir

Les Enfants de l'amour 620/663

Page 621: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

pour quelle raison je bénis ma bienfaitrice…Imaginez-vous qu’avant-hier encore j’étais pri-sonnière… à Saint-Lazare… Mon Dieu ! – ajou-ta-t-elle d’un petit air coquet, – j’étais prison-nière à Saint-Lazare… condamnée pour avoirdonné un coup de couteau à mon amant, et,grâce à la bienfaisante sollicitude de madamela comtesse, mon cher général, aujourd’hui jesuis libre… et, comme vous voyez… ma pre-mière visite est pour ma protectrice…

— Mon Dieu ! maman, – s’écria Hélènetoute tremblante, – cette dame est folle !

— Ma chère amie, – s’écria à son tour le gé-néral, – de grâce, que signifie…

— Cela signifie, – reprit la comtesse misehors d’elle-même, et s’adressant à Louisa avecun geste écrasant, – cela signifie que, puisquevous payez ma compassion par une telle ingra-titude, je vous ordonne de sortir à l’instant dechez moi, entendez-vous, Louise Beaulieu ?

Les Enfants de l'amour 621/663

Page 622: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Je ne m’appelle pas Louise Beaulieu, ma-dame, – reprit la jeune femme ; et, se redres-sant implacable, effrayante, elle tira de sapoche quelques papiers, qu’elle remit au géné-ral en ajoutant : — Voici la preuve que je menomme Louisa… et que je suis fille de PaulaMarchetti…

— Grand Dieu ! – s’écria le comte atterré,tandis que Louisa reprenait d’une voix pluséclatante, s’adressant à la comtesse :

— Que me parlez-vous de sortir, madame !je suis ici chez mon père, entendez-vous !…oui, chez le général Roland, mon père !

La comtesse se recula de deux pas en regar-dant son mari sans pouvoir trouver une parole,non plus que Charles Belcourt, aussi éperdu.

— Ma mère, que dit cette femme ? – mur-mura Hélène en blêmissant. – J’ai peur… oh !j’ai peur…

— Je dis, ma sœur, – reprit Louisa en sai-sissant la main de la jeune fille épouvantée, –

Les Enfants de l'amour 622/663

Page 623: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

je dis, ma sœur, que voilà mon père et le tien.Oui, cet homme que tu vois là, écrasé de honte,n’osant pas lever les yeux sur moi ! cet hommeinfâme a séduit, déshonoré et abandonné unepauvre fille ! Elle est morte de désespoir ; etmoi, son enfant, vendue à treize ans, j’en suisvenue jusqu’à l’escroquerie, jusqu’au vol ! oui,ma sœur ; et puis un jour, dans ma fureur ja-louse, j’ai donné des coups de couteau à mondernier amant.

À cette effrayante révélation, il se fit un si-lence de mort parmi ces cinq personnes ; si-lence qui fut troublé par la voix d’un des valetsde chambre annonçant successivement dufond de la galerie : — Leurs Excellences ma-dame l’ambassadrice et M. l’ambassadeurd’Angleterre !

— M. le duc et madame la duchesse deRenneville.

— Lord et lady Beresford !

— M. le ministre des affaires étrangères !

Les Enfants de l'amour 623/663

Page 624: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XXXVI

À l’annonce des invités à la fête, qui, selonl’habitude, commençaient d’affluer presquetous à la même heure, le général Roland sevit perdu. Cependant, la galerie étant longue,il devait se passer plusieurs minutes avant queles invités atteignissent l’entrée du salon où setrouvaient réunis Louisa, Hélène, Charles Bel-court, la comtesse Roland et son mari. Celui-citenta un dernier effort pour échapper à l’hor-rible scandale qu’il redoutait. S’adressant vi-vement à sa femme et lui montrant au loinles invités qui s’avançaient, il s’écria : — Pourl’amour de ta fille, aie du courage… Je resteprès d’elle, va recevoir… Et vous, Charles, cou-rez fermer les portières de la galerie…

La comtesse Roland, éperdue, obéitpresque machinalement aux ordres de son ma-ri, et alla plus morte que vive au-devant despersonnes qui s’avançaient, et qu’elle rejoignitvers le milieu de la galerie, au moment où

Les Enfants de l'amour 624/663

Page 625: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Charles Belcourt détachait les embrasses desportières, qui, se croisant en retombant, iso-lèrent ainsi le salon de la galerie.

Louisa, les traits empreints d’une haine im-placable, d’un triomphe farouche, se tenait im-mobile comme la statue de la vengeance. Àcôté d’elle, et la contemplant avec épouvante,Hélène, pâle, immobile aussi, les mains jointes,ne pouvait articuler une parole, mais ses dentss’entre-choquaient par un tremblement convul-sif ; le général Roland, presque fou de douleur,de honte et d’effroi, ne songea qu’à arracher safille à cette scène affreuse, et s’écria en allant àelle : — Charles… emmenez-la d’ici !

Mais Hélène, se jetant dans les bras de sonpère comme pour y trouver un refuge, murmu-ra presque égarée : — Mon père !… je rêve…n’est-ce pas ?… Ce qui se passe ici… cela n’estpas vrai ?… Cette femme… qui est là commeun fantôme… – Et elle désignait Louisa d’unemain tremblante. – Cette femme… qui a volé…qui a tué… cette femme… ce n’est pas ta

Les Enfants de l'amour 625/663

Page 626: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

fille ?… ce n’est pas ma sœur ?… Tu vas luidire qu’elle ment… n’est-ce pas ?…

— Tais-toi !… oh ! tais-toi !… – s’écria legénéral à voix basse, car il craignait d’être en-tendu de la galerie. – Viens !… viens… mal-heureuse enfant !…

Et montrant à Charles Belcourt, non moinséperdu, la porte qui faisait face à celle de l’en-droit où était renfermé Delmare : — Charles…ouvrez cette porte… Emmenez Hélène…

Mais l’infortunée, de plus en plus égarée,s’échappa des bras de son père, et, se rappro-chant de Louisa, qui savourait sa vengeanceavec une joie infernale, elle lui dit d’une voixentrecoupée de sanglots : — Vous mentez…Vous n’êtes pas ma sœur ! ! !

— Si, je suis ta sœur !… – reprit l’impla-cable créature. Oui, tu es la sœur d’une vo-leuse… qui a donné des coups de couteau àson amant ! oui, tu es ma sœur ! oui, ton pèreest aussi le mien !… Vois s’il ose me contre-

Les Enfants de l'amour 626/663

Page 627: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

dire !… Lui a tué ma mère par la douleur et lamisère !

— Je vous dis que vous mentez, car monpère serait un monstre !… – s’écria Hélène,dont les sanglots convulsifs éclatèrent. – Vousmentez ! Tout le monde vénère et bénit monpère… entendez-vous ?

— Oh ! c’est à en mourir ! – s’écria lecomte ; et, dans une résolution désespérée, ilsaisit sa fille entre ses bras et, l’enlevant mal-gré sa résistance et ses sanglots, il s’apprêtaità l’entraîner par l’issue que Charles Belcourtavait ouverte, lorsqu’à cette porte apparut lemajor Maurice, pâle, effrayé, s’écriant :

— Adalbert… les gens de justice… un com-missaire de police… le procureur du roi… Ilveut te parler… il doit être maintenant là, dansla galerie.

À ce nouveau coup, le général Roland faillitperdre la raison. Sa fille, incapable de lutterplus longtemps contre de si terribles émotions,

Les Enfants de l'amour 627/663

Page 628: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

s’était presque évanouie dans ses bras, et elletombait à terre sans son fiancé, qui la soutint,l’assit dans un fauteuil et ne la quitta plus.

Le comte était encore sous le coup de lastupeur où le plongeaient les paroles du majorMaurice, lorsque les portières du salon se re-levèrent et laissèrent voir la galerie remplied’une foule brillante, interdite, silencieuse, quevenait de traverser le procureur du roi, suivi ducommissaire de police. La comtesse Roland,chancelante et livide, les accompagnait, pen-dant que Charles Belcourt et le major s’em-pressaient auprès d’Hélène, qui, plus blancheque sa robe, la tête renversée en arrière, tres-saillait convulsivement ; quelques larmes brû-lantes s’échappaient de ses paupières demi-closes.

Louisa, interdite et effrayée à la vue desgens de loi, devina trop tard dans quel piègel’avait fait tomber Pietri, en paraissant servirla vengeance qu’elle voulait tirer du séducteurde sa mère. La jeune femme crut pouvoir fuir

Les Enfants de l'amour 628/663

Page 629: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

par la porte qui avait donné passage au major,mais un agent de police, embusqué là, parut, etdit à Louisa : — Pardon, madame, personne nepeut sortir d’ici en ce moment.

Louisa baissa la tête et serra les poings derage.

Le général Roland, faisant un violent et su-prême effort sur lui-même, s’était avancé au-devant du procureur du roi, en lui disant :— De quel droit, monsieur, s’introduit-on ainsichez moi, au milieu d’une fête que je donne àmes amis ?

Le magistrat répondit au milieu du profondsilence de la foule attentive : — Je suis désolé,monsieur le général, d’être obligé d’accompliren un pareil moment une pénible mission…mais la justice a des droits rigoureux auxquelstous doivent se soumettre. La police est depuislongtemps à la recherche de deux repris de jus-tice des plus dangereux, l’un ayant pris tour àtour les noms de Morisset, de Saint-Lambert, et

Les Enfants de l'amour 629/663

Page 630: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ayant été condamné par contumace à cinq ansde travaux forcés pour faux ; son véritable nomest Adalbert Delmare.

Les cheveux du général se dressèrent sur satête ; il resta muet, pétrifié, livide…

— L’autre contumace, – reprit le procureurdu roi, – a pris tour à tour les noms de d’Har-ville, de baronne de Montglas, et dernièrementde Louise Beaulieu, sous lequel elle a étécondamnée pour tentative de meurtre et gra-ciée hier… Mais elle a à rendre compte à lajustice de nombreuses escroqueries et de plu-sieurs vols qualifiés, commis sous son fauxnom de baronne de Montglas, car elle s’appelleLouisa Marchetti.

— Eh bien, monsieur, – reprit le comted’une voix étranglée et avec un sourire ef-frayant, car en ce moment sa raison l’abandon-nait, – eh bien ! qu’est-ce que cela me fait àmoi, vos repris de justice ?

Les Enfants de l'amour 630/663

Page 631: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Des renseignements que nous avons toutlieu de croire certains, monsieur le général,– reprit le procureur du roi, – nous autorisentà penser qu’à votre insu, Adalbert Delmare etLouisa Marchetti sont en ce moment cachésici… dans votre hôtel… La capture de ces deuxdangereux repris de justice a paru si impor-tante, qu’à notre grand regret, monsieur le gé-néral, nous venons faire ici des recherches, envertu du mandat qui nous est confié…

— Cela ne me regarde pas, moi, – réponditle général Roland, presque hébété par la ter-reur et avec son même sourire effrayant. – S’ily a des malfaiteurs chez moi… arrêtez-les…L’on ne m’arrêtera peut-être pas, moi, je sup-pose ?

Et il se mit à rire d’un rire convulsif.

— Ah ! le malheureux ! – s’écria le majorMaurice en courant à son ami, – sa raisons’égare, il n’y résistera pas…

Les Enfants de l'amour 631/663

Page 632: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Et s’adressant au général à voix basse en luiprenant la main : — Mon ami… du courage…reviens à toi…

Le comte ne parut pas entendre le major,et jeta autour de lui en ricanant des regards deplus en plus effarés.

La comtesse s’était rapprochée de sa fille,que Charles Belcourt ne quittait pas.

Hélène avait peu à peu repris ses sens ; sesgrands yeux s’ouvraient fixes, attentifs à toutce qui se passait. Deux ou trois fois sa mèrelui parla ; mais, sans lui répondre, la jeune fille,posant son doigt sur ses lèvres, fit signe à lacomtesse de garder le silence, et parut écouteravec une sombre curiosité ce qui se disait au-tour d’elle.

La foule des invités, pressés à l’entrée dusalon, avait fait entendre un sourd murmure desurprise en voyant l’étrange attitude du géné-ral en cette circonstance et en entendant sesréponses non moins étranges.

Les Enfants de l'amour 632/663

Page 633: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

À ce moment, la tête de Pietri parut à l’em-brasure de la porte gardée par l’agent de po-lice, auquel le Corse dit deux mots à l’oreille,en lui désignant d’abord du geste l’endroit oùétait enfermé Delmare, puis Louisa, qui, de-bout, le front indomptable, les lèvres contrac-tées par cet affreux sourire, oubliait son sortpour jouir d’une vengeance plus horrible centfois que celle qu’elle avait rêvée dans sa hainecontre le séducteur de sa mère.

— Monsieur le général, – reprit le magis-trat, – nous allons, si vous le permettez, com-mencer nos recherches.

— Vous n’irez pas loin, monsieur le procu-reur du roi, – dit l’agent de police en mettant sagrosse main sur la blanche épaule de Louisa : –voilà déjà Louisa Marchetti !

Alors il se fit une grande rumeur dans lasalle des invités, stupéfaite de voir cette re-prise de justice, cette voleuse, en élégante toi-lette de bal dans le salon du général Roland,

Les Enfants de l'amour 633/663

Page 634: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

tandis que le commissaire tira un signalementde sa poche, le lut en examinant attentivementLouisa, et dit : — C’est elle, c’est bien elle !…Agent, ne la quittez pas d’une seconde.

— Monsieur le procureur du roi, – repritl’homme de police, – il paraît qu’Adalbert Del-mare a été caché par M. le général dans cettechambre-là, en face, – et il désigna la porte, –et que M. le général a mis la clef dans sa poche.

Un nouveau et plus profond murmure desinvités se fit entendre, et en même temps lemajor Maurice, qui tâchait en vain de rappelerle général au sang-froid et à la raison, aperçutau premier rang de cette foule brillanteM. de Bourgueil, sardonique et menaçant,ayant à côté de lui sa femme, pâle, défaillante,et sa fille, inquiète et interdite, comme tous lesassistants.

— Serait-il vrai, monsieur le général, – re-prit le procureur d’un air de doute, – que vous

Les Enfants de l'amour 634/663

Page 635: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ayez enfermé le repris de justice Adalbert Del-mare dans cette chambre dont voici la porte ?

— C’est parfaitement vrai, mon cher mon-sieur, – répondit le général avec un éclat derire insensé. – Ah ! ah ! ah !… vous concevez,ce pauvre jeune homme… Ah ! ah ! ah ! c’estétonnant comme il doit m’intéresser, ce faus-saire… – Et fouillant dans sa poche, il ajouta :— Voici la clef, – et il la remit à l’homme de po-lice… – Voici la clef… ah ! ah ! ah ! vous allezpeut-être aussi m’arrêter comme complice !…

L’agent de police ouvrit la porte au milieud’un morne silence, entra précipitamment…puis, au bout d’une seconde, il poussa un cri, etressortit tout pâle en disant : — Ah ! monsieurle procureur du roi !… ah ! monsieur !

— Qu’y a-t-il ? – dit vivement le magistrat.

— Mort ! – répondit l’agent de police. –Adalbert Delmare s’est pendu avec sa cravateà l’espagnolette de la croisée.

Les Enfants de l'amour 635/663

Page 636: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

À ces mots, les deux magistrats entrèrentprécipitamment dans la chambre, pendant queplusieurs femmes, poussant des cris d’effroi,quittaient la galerie, suivies de leurs maris ;mais le plus grand nombre des invités, cédantà une curiosité invincible, firent irruption dansle salon, et parmi eux se trouvaientM. de Bourgueil, sa femme et sa fille.

La comtesse Roland se sentait mourir ; ellevoyait Hélène, toujours calme, attentive,muette, les traits décomposés, prêter une at-tention dévorante à ce qui se passait autourd’elle ; soudain elle entendit son père s’écrier,délirant : — Mort, mon fils ! mort !

— Son fils ! – murmura la foule avec épou-vante ; – ce repris de justice, c’est son fils !

— Hélène, n’écoute pas ! – s’écria la com-tesse, non moins égarée que son mari, en vou-lant presser la tête de sa fille contre son sein.

Les Enfants de l'amour 636/663

Page 637: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Mais, se dégageant doucement, Hélène fitde nouveau à sa mère le signe de garder le si-lence.

— Adalbert Delmare ! c’était mon frère… ilserait vrai ! – s’écria Louisa d’une voix reten-tissante. – Oh ! tu es vengée, ma mère ! – Ets’adressant au comte : — Eh bien ! général Ro-land… eh bien ! mon père… tu dois être fier detes deux enfants !

— Sa fille ! – murmura de nouveau la fouleavec un redoublement d’épouvante. – Cettevoleuse, c’est aussi sa fille !

— Suis-moi, malheureuse, – reprit l’agentde police en entraînant Louisa.

Au moment où le procureur du roi et lecommissaire de police sortaient de la chambremortuaire, l’un de ces magistrats tenait un pa-pier ; il dit au général : — Il n’est que trop vrai,monsieur le général, ce malheureux s’est sui-cidé. Il a laissé sur une table ce pli à votreadresse.

Les Enfants de l'amour 637/663

Page 638: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Voyons, – dit le comte, prenant le papiermalgré les efforts de Maurice, auquel il dit :— Tu as raison, la Providence, quand elle s’enmêle, va jusqu’au bout ; mais, par l’enfer ! moiaussi j’irai jusqu’au bout !

S’avançant vers la foule des invités, ef-frayant de désespoir, il leur dit : — Écoutez ceque m’écrit mon fils avant de se tuer… monfils le repris de justice… le frère de cette mal-heureuse… ma fille, qui a volé… qui a assas-siné… car ce sont bien mes enfants… véri-tables enfants de l’amour… La mère de l’unest morte de douleur et de honte… la mèrede l’autre est morte de désespoir et de mi-sère… leurs enfants abandonnés sont devenusdes criminels… C’est charmant, n’est-ce pas,les hommes à bonnes fortunes ! Depuis, vousle voyez, mes honorables amis, je n’en ai pasmoins glorieusement fait mon chemin dans lemonde. Le roi me comble, et ses fils viennentchez moi ce soir ; seulement, ils tardent trop, leplus beau de la fête sera passé… Mais j’oubliais

Les Enfants de l'amour 638/663

Page 639: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

cette lettre de mon fils le repris de justice… lesuicidé… cette lettre, vous l’attendez… écou-tez-la donc… Entre amis, pas de secrets.

Et le comte, au milieu d’un silence glacialet d’une impression impossible à rendre, lutd’une voix saccadée, convulsive, ces lignesd’Adalbert Delmare :

« Mon père, vous m’avez dit de bonnes pa-roles, vous m’avez pardonné, vous m’avez ten-du votre loyale et glorieuse main… Ce contactm’a donné du cœur. J’ai tout entendu : on mecherche. Du moins vous n’aurez plus à rougirde moi. Vivant, j’étais las de la vie, et encoreplus de la honte. Peut-être aurais-je fini autre-ment si je vous avais connu plus tôt. Adieu,mon père. »

À mesure que le général Roland avait lucette lettre, l’espèce de spasme convulsif etd’égarement auquel il était en proie avait cédéà l’émotion ; il acheva sa lecture d’une voix en-

Les Enfants de l'amour 639/663

Page 640: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

trecoupée de sanglots, et il murmura : — Oh !le malheureux enfant !

Puis, relevant les yeux, il vit à peu de dis-tance de lui M. et madame de Bourgueil, ainsique leur fille.

Alors le général Roland s’écria, avec l’ac-cent d’un homme désespéré qui s’attend àtout : — Monsieur de Bourgueil, vous aussi, ar-rivez donc, vous manquiez à la fête !

Madame de Bourgueil frémit, regarda safille et sentit ses forces l’abandonner ; maisquelle fût sa surprise d’entendre son mari s’in-cliner devant le général Roland, et lui répondred’une voix émue et pénétrée : — Croyez, mon-sieur, qu’ainsi que toutes les personnes qui ontla douleur d’assister à ces déplorables événe-ments, je suis navré du coup imprévu qui vousfrappe.

Et s’inclinant de nouveau et profondémentdevant la comtesse, il dit à madame de Bour-gueil : — Venez, madame.

Les Enfants de l'amour 640/663

Page 641: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Oh ! merci ! – lui dit-elle d’une voixétouffée ; – vous êtes généreux pour lui.

— Le cœur me manque, – repritM. de Bourgueil. – Je ne serai pas assez lâchepour frapper un homme ainsi accablé… Je nesuis que trop vengé. – Puis, s’adressant toutbas à sa femme, il lui dit avec sincérité : — Ju-lie, je vous pardonne.

— Et à ma fille, – murmura madame deBourgueil, – lui pardonnez-vous aussi ?

— Oui, – répondit-il très ému, – oui, je vousle jure… jamais elle ne saura ce triste secret…dès aujourd’hui je l’adopte pour ma fille… Maisvenez… venez…, cette maison est maudite.

Au moment où M. de Bourgueil, sa femmeet sa fille quittaient la galerie, un domestiqueaccourut du dehors en disant :

— Général… le piqueur qui précède la voi-ture de Leurs Altesses Royales vient d’entrerdans la cour.

Les Enfants de l'amour 641/663

Page 642: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Maurice fit un signe au domestique et sortitavec lui pour épargner une dernière humilia-tion au général, qui, brisé, anéanti, était tombéassis dans un fauteuil, la figure cachée entreses deux mains… Peu à peu la foule consternées’était écoulée silencieuse ; la brillante galerie,éblouissante de lumières et de fleurs, devintdéserte.

La comtesse, agenouillée devant le fauteuiloù était assise sa fille, tâchait de la ramenerà elle-même ; mais Hélène, les yeux fixes, leslèvres contractées par un sourire convulsif,semblait ne voir ni entendre sa mère… Seule-ment, de temps à autre, elle portait machina-lement son doigt à ses lèvres, disant à voixbasse, d’un air égaré : — Écoutez… écou-tez !… c’est ma sœur !… c’est mon frère !…

Charles de Belcourt, debout de l’autre côtédu fauteuil, ne prononçait pas une parole, maisles larmes ruisselaient sur ses joues.

Les Enfants de l'amour 642/663

Page 643: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Pietri, entrant alors sans bruit par une desportes latérales près de laquelle se tenait lejeune homme, lui dit à demi-voix :

— Tout paraît désespéré… ouvrez la lettrede votre pauvre père… tout sera réparé… lajoie succédera au chagrin, comme le beautemps après l’orage ; lisez vite.

Et avant que Charles Belcourt eût eu letemps de lui répondre, le Corse se retira ducôté de la galerie, où il resta à demi cachéderrière l’une des portières dépliées ; Charles,cédant à un dernier espoir, s’approcha d’uneconsole où brûlaient des bougies, tira de sapoche la dernière lettre de son père et la lut.

Le major Maurice rentrait alors ; il courutau général, dont l’anéantissement était tel,qu’accoudé sur la table, sa tête dans ses mains,il sanglotait n’osant lever les yeux sur safemme et sur sa fille.

— Mon ami, – lui dit le major d’une voixgrave, – Dieu a puni ; peut-être maintenant au-

Les Enfants de l'amour 643/663

Page 644: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ra-t-il pitié de tant de maux ; il te reste tafemme, ta fille, l’honnête homme que tu lui aschoisi pour époux ; ils savent maintenant teségarements d’autrefois, mais ils savent aussi,par le bonheur qu’ils te doivent, que ces égare-ments, tu les as expiés. Courage donc ! le cœurd’une épouse et d’une fille renferment des tré-sors de tendresse inépuisable ; ces cœurs gé-néreux seront ton refuge. Viens, ami, elles sontlà, elles t’attendent.

— Non, – murmura ce malheureux, écraséde honte et de douleur, et la figure toujours ca-chée, – non, je n’ose pas… je leur fais horreur !

— Madame, – dit le major en allant versla comtesse, – madame, vous entendez Adal-bert ? venez le rassurer… vous, Hélène, venezaussi.

— Mais vous ne voyez donc pas que sa rai-son s’égare ! – dit la comtesse en fondant enlarmes ; – elle ne me voit pas… elle ne m’en-tend pas !

Les Enfants de l'amour 644/663

Page 645: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Le major s’approcha de sa filleule, lui pritla main, et, se penchant vers elle, lui dit d’unevoix vibrante : — Hélène, votre père est bienmalheureux… votre père pleure… il vous at-tend… Vous ne l’aimez donc plus, votre père ?

À mesure que la voix du major parvint àses oreilles, la jeune fille tressaillit, redressa latête, parut revenir peu à peu à elle, et lorsquele major répéta une seconde fois :

— Hélène, vous ne l’aimez donc plus, votrepauvre père qui pleure ?… Il est si malheu-reux !…

La jeune fille se leva comme en sursaut, et,apercevant le général, courut se jeter à son couen disant :

— Mon père, oh ! ne doute pas, du moins !

La comtesse suivit sa fille ; toutes deux,s’agenouillant devant le général, l’enlacèrentde leurs bras, tandis que lui, sa tête grise tou-jours inclinée, n’osant encore lever les yeux,murmurait à travers ses sanglots : — Non, non,

Les Enfants de l'amour 645/663

Page 646: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

vous ne pourrez jamais me pardonner ! vousne pourrez plus m’aimer !

— Ne plus t’aimer ! – s’écria la comtesse, –quand nous te voyons si malheureux !

— Ne plus t’aimer ! – murmura Hélène, – etqui donc maintenant t’aimerait, si ce n’estnous ? – Et Hélène retourna machinalement latête comme pour chercher du regard son fian-cé, étonnée qu’il ne fût pas, comme toute la fa-mille, auprès du général.

Le jeune homme, suivant l’avis de Pietri,avait ouvert la dernière lettre de son père ;elle n’était pas longue… et pourtant il fut long-temps à la lire… Il semblait épeler chacun desmots en frémissant. Il venait de la relire en-core, au moment où Hélène le cherchait duregard… Alors elle le vit s’approcher lente-ment… trébuchant presque comme un hommeivre… puis, tenant cette lettre ouverte à lamain, la présenter au général Roland, en luidisant d’une voix entrecoupée par des inter-

Les Enfants de l'amour 646/663

Page 647: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

mittences convulsives : — Monsieur… vous…avez… tué… mon père… dans un duel… àcoups de couteau.

— Que dit-il ? – s’écria le major en se pré-cipitant vers le jeune homme, et saisissant lalettre qu’il tenait à la main.

Charles Belcourt ne la lui disputa pas, et ditd’une voix sourde :

— Ce malheureux qui s’est suicidé là,c’était… c’était… mon frère !

Le général, sa femme et sa fille regardaientCharles en silence et avec stupeur ; ils lecroyaient fou. Car, après avoir contemplé unmoment encore Hélène, il poussa un cri dedouleur déchirant et disparut par la galerie,fuyant éperdu comme un insensé, tandis que lemajor, après avoir lu la lettre, s’écriait :

— Lui… fils de M. Delmare ! C’est impos-sible.

Les Enfants de l'amour 647/663

Page 648: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

— Mon cher maître, ne craignez rien !– s’écria tout à coup Pietri, qui, sortant de der-rière la portière, semblait accourir par la ga-lerie. – Mademoiselle Hélène, rassurez-vous ;tout va s’expliquer. Assez de malheurs pour au-jourd’hui. M. Charles s’est trouvé mal… ça nesera rien ; on lui donne les premiers soins…Mais, au nom du Ciel, mes chers et bonsmaîtres, ne vous alarmez pas… je vais toutvous expliquer.

Si étranges qu’eussent été les événementsde la soirée, le général et le major lui-même, enproie à de nouvelles angoisses, ne songèrentpas en ce moment à accuser ou à soupçonnerPietri d’avoir été le secret moteur de ces évé-nements. Il accourait d’ailleurs, disait-il, afinde conjurer le dernier coup dont était menacéecette malheureuse famille. Il fut donc écoutéavec une avide anxiété.

— Mes chers maîtres, – dit-il de sa voixtremblante, – vous m’excuserez s’il y a quelquetrouble dans mon récit ; mais les affreux évé-

Les Enfants de l'amour 648/663

Page 649: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

nements de ce soir m’ont tant ému que je peuxà peine rassembler mes idées… enfin, m’y voi-ci. D’abord, mademoiselle Hélène, rassurez-vous, au sujet de votre mariage ; voici pour-quoi : une heure avant ce duel fatal dont moncher maître ne s’est que trop souvenu, M. Del-mare a écrit plusieurs lettres ; s’il était tué,elles devaient être remises à son fils AdalbertDelmare, à différentes époques de sa vie. Ceslettres furent placées sous enveloppe parM. Delmare avec cette adresse : Pour mon fils.

— Mais, – dit le major, – ces détails, com-ment les savez-vous ?

— Pardon, monsieur le major, je ne peuxtout dire à la fois… Ayez pitié de moi… mapauvre tête est si faible… si bouleversée parce qui arrive… que c’est à peine si je joinsdeux idées… Après les deux lettres dont jevous ai parlé, M. Delmare en écrivit une autreà un de ses parents, dépositaire des valeurs deportefeuille qui composaient la totalité de safortune. Excusez-moi d’entrer, monsieur, dans

Les Enfants de l'amour 649/663

Page 650: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ces petits détails, ils ont leur importance, vousallez le voir. M. Delmare instituait ce parentlégataire universel, à la condition d’adopterAdalbert Delmare, de lui donner son nom etd’en faire son héritier… M. Delmare succombadans le duel que vous savez… Mais peu detemps après la mort de son mari, madame Del-mare s’aperçoit qu’elle est mère… Or, c’est àcet enfant posthume, que par la délicatessede sa mère, d’accord en cela avec le légataireuniversel de son mari (suivez-moi avec atten-tion, je vous prie, de peur de confusion), c’està cet enfant posthume, dis-je, le véritable filsde M. Delmare, que furent plus tard remisesles lettres primitivement destinées à Adalbert.Vous me comprenez bien, je crois. Or, le seulbut de ces lettres était, dans la pensée deM. Delmare, de préparer de loin une terriblevengeance, à laquelle mon cher maître a heu-reusement échappé, de mettre le père et le filsl’épée à la main en face l’un de l’autre… Le sorten a heureusement décidé autrement, car (etc’est là surtout ce qui doit vous rassurer, mes

Les Enfants de l'amour 650/663

Page 651: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

chers maîtres) ce ne fut plus Adalbert qui dutvenger la mort de Delmare ; ce fut son enfantposthume, son vrai fils, qu’un certain M. Bel-court, légataire universel du défunt, adopta, etauquel il laissa son nom.

— Mais vous êtes fou ! – s’écria le major,commençant à pressentir une nouvelle trahi-son de Pietri, – ce que vous dites est faux.

— Pardon, monsieur le major, je veuxseulement bien établir ceci : que M. CharlesBelcourt, fiancé de mademoiselle Hélène, estle fils posthume de M. Delmare ; de sorte que,suivez bien mon raisonnement, s’il vous plaît…de sorte qu’en épousant la fille de mon chermaître, ce jeune homme se trouverait naturel-lement le gendre du meurtrier de son père.

Alors Pietri, profitant d’un moment de stu-peur causé par cette foudroyante révélation, ti-ra de sa poche deux pistolets dont il s’armapour protéger sa retraite, et commença de l’ef-fectuer à reculons.

Les Enfants de l'amour 651/663

Page 652: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Charles Belcourt parut alors au fond de lagalerie, pâle comme un spectre. À la vue dePietri qui, ses pistolets à la main, reculait enélevant de plus en plus la voix, le fiancé d’Hé-lène s’arrêta les deux bras croisés sur sa poi-trine et écouta.

— Ainsi, mon cher maître, – disait Pietri, –le dernier espoir qui vous restait pour votrefille vous est enlevé… tout ce qui est arrivé cesoir ici est arrivé par ma volonté… J’ai toutfait… j’ai tout préparé… Depuis vingt-cinq ansje couve ma vengeance, mon honoré maître ;j’ai attendu longtemps afin de vous frapperplus sûrement vous et les vôtres… car il y avingt-cinq ans vous avez séduit Paula Marchet-ti… et je l’aimais, moi ! Ta femme et ta fillemourront de chagrin, et tu leur survivras !

À ces terribles paroles, Hélène, qui s’étaitjusqu’alors tenue debout près de sa mère, tom-ba évanouie en poussant un cri déchirant ; sonpère, sa mère, le major Maurice, coururent àelle, tandis que Pietri, marchant toujours à re-

Les Enfants de l'amour 652/663

Page 653: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

culons, opérait sa retraite ; mais il n’avait pasaperçu à quelques pas derrière lui Charles Bel-court, toujours debout, immobile, les bras croi-sés sur sa poitrine ; aussi à peine eut-il dépasséle seuil de la galerie que le fiancé d’Hélène sejeta sur Pietri pour lui arracher ses armes ; lesrideaux retombèrent dans la lutte, et l’on en-tendit presque aussitôt deux coups de feu.

Charles Belcourt avait brûlé la cervelle àPietri et s’était tué ensuite.

Les Enfants de l'amour 653/663

Page 654: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

ÉPILOGUE

Quinze mois environ se sont passés depuisles événements précédents ; une lampe brûledans une des froides cellules de l’abbaye de laTrappe, et jette sa pâle clarté sur la couche oùest étendu un mort revêtu de la robe à capu-chon des frères trappistes.

Au chevet de ce mort, un homme portant lemême costume monastique est assis, son frontpenché sur sa main.

Cinq heures du matin sonnent au loin, àl’horloge de l’abbaye ; bientôt le glas funèbredes cloches se fait entendre.

Le trappiste tressaille, se lève et dit :— Cinq heures, la veillée de la mort est termi-née… on va venir le prendre et rendre ses dé-pouilles à la terre.

Page 655: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

S’agenouillant alors et prenant la mainfroide et roide du mort, le trappiste y déposaun pieux baiser et dit : — Adieu, ami ! j’ai as-sisté à ta longue agonie, car après la mort de tafille et de ta femme, ta vie n’a plus été qu’uneagonie… tu as espéré trouver quelque soula-gement à ton désespoir dans les austères pra-tiques du cloître. Je t’ai suivi, je t’ai vu mourir,j’ai clos ta paupière, ta main déjà glacée a serréla mienne, ta voix expirante m’a dit : « – Adieu,Maurice, tu as été fidèle jusqu’à la fin à notrevieille amitié de soldat. Adieu, frère. »

— Et à ce moment solennel, où nous allonsêtre séparés pour jamais, – reprit le major sanspouvoir retenir ses larmes, – moi, je te dis unedernière fois : Adieu… frère… adieu, Adalbert !le devoir suprême accompli… je retourneraidans ma pauvre demeure de Ville-d’Avray…bien triste désormais… car je vous ai perdus…toi, ta femme, ta fille… vous trois… qui me fai-siez oublier que je n’ai jamais eu de famille…

Les Enfants de l'amour 655/663

Page 656: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

On vient… encore adieu, ami… encore adieu,frère !…

* * *

Les derniers devoirs rendus au général Ro-land, le major Maurice, qui n’avait fait en en-trant à l’abbaye de la Trappe que des vœuxtemporaires, partit le jour même pour sonhumble et solitaire retraite de Ville-d’Avray,qu’il ne quitta plus, vivant avec ses livres et sessouvenirs.

FIN DES ENFANTS DE l’AMOUR

Les Enfants de l'amour 656/663

Page 657: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

Ebooks libres et gratuits – Bibliothèque numé-rique romande – Google Groupes

en avril 2021.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Maria Laura, Alain, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Sue, Eugène, Les Enfants de

Page 658: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

l’amour, Paris, Charlieu et Huillery, s.d.D’autres éditions ont pu être consultées en vuede l’établissement du présent texte. L’illustra-tion de première page, La Pierreuse. Dans lescoulisses, huile sur carton, a été peinte par Hen-ri de Toulouse-Lautrec en 1888 (Musée desBeaux-Arts de Tournai).

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieux

Les Enfants de l'amour 658/663

Page 659: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

mais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

— Autres sites de livres numériques :

Plusieurs sites partagent un catalogue com-mun qui répertorie un ensemble d’ebooks et endonne le lien d’accès. Vous pouvez consulterce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

Les Enfants de l'amour 659/663

Page 660: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

1 En 1815 on 1816, plusieurs jeunes officiersde l’empire, ont eu, en effet, cette idée, et sont al-lés, ainsi travestis, au café Tortoni.

Page 661: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

Table des matières

PROLOGUEIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXII

PREMIÈRE PARTIEXIIIXIVXVXVI

Page 662: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XVIIXVIIIXIXXX

DEUXIÈME PARTIEXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIXXXIIXXXIIIXXXIVXXXV

Les Enfants de l'amour 662/663

Page 663: Les Enfants de l'amour - Ebooks-bnr.com

XXXVIÉPILOGUECe livre numérique

Les Enfants de l'amour 663/663