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William Cobb

(Jules Lermina)

MYSTÈRE - VILLE

1905

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CHAPITRE PREMIER

J’ÉCRIS ces notes au jour le jour.

Depuis que je suis arrivé dans ce singulierpays, il me plaît de tenir un memento quotidien.

Ce manuscrit tombera-t-il jamais sous les yeuxde quelqu’un de mes anciens compagnons ? jel’ignore. C’est, en somme, pour mon usage person-nel que je le rédige, comme pour me convaincremoi-même de la réalité des faits extraordinairesque j’y mentionne.

Je connais l’incrédulité humaine : si quelqueEuropéen, quelque Parisien lisait ces lignes, iltaxerait de mensonges les observations, les réalitésqui s’y trouvent consignées ; et pourtant il n’est pas

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ici un seul mot qui ne soit l’expression de la purevérité.

Sans plus de préambule, j’entre en matière.

*** ***

Je suis Français et même Parisien.

Mes parents, braves bourgeois, ayant menél’existence étroite des gagne-petits dans unemodeste boutique de tailleur, m’ont laissé or-phelin vers ma vingtième année.

J’avais fait des études assez rudimentaires,sans tenir compte des avis qui m’étaient don-nés par ma mère, très férue de l’instruction desautres.

Chose qui paraît d’abord singulière, maisqui est en vérité plus fréquente qu’on ne lecroit, mon père, sédentaire par état, calme pardisposition, enveloppé de gâteries par mamère qui ne l’eût pas laissé s’aventurer hors de

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la banlieue de Paris, par crainte d’accident, nerêvait que voyages, expéditions lointaines, ex-plorations aux pays mystérieux.

Son unique vice – très combattu par mamère, toujours inquiète – consistait en l’achatde cartes, de volumes et de journaux devoyages. Livingstone l’avait enthousiasmé, ilavait rêvé de Binger, il frémissait au nom deNordenskjöld, et s’enfiévrait en songeant àNansen. Il avait loué une mansarde au 6e étagede la maison, sous prétexte d’y ranger desdraps et étoffes dites de nouveautés, pour ha-bits, redingotes ou vestons. Ce choix d’un pa-lier très élevé était machiavélique, l’obésité dema mère s’opposant à cette ascension. En réa-lité, c’était la bibliothèque, un capharnaüm detoutes les collections imaginables, récits au-thentiques ou légendaires.

L’encombrement était tel que, pour se teniren équilibre, il fallait poser un pied sur le pôleNord, l’autre sur le cap de Bonne-Espérance,tandis qu’on s’appuyait d’un poing sur la

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Mandchourie et de l’autre sur le National Parkdes États-Unis. On y piétinait le monde, on s’yasseyait sur l’univers.

Or, bien facilement mon brave père avaitfait de moi son disciple ; pendant des heuresentières, je m’allais blottir dans ce réduit quisemblait une synthèse de la terre, et, les ge-noux pliés, les reins cassés, je me plongeaisdans l’innombrable cohue des bouquins qu’onaurait pu qualifier de Manuels du vagabond.

Le plus bizarre, c’est que j’ignorais abso-lument la géographie : j’aurais pu réciter telchapitre des mœurs des Kirghizes ou des cou-tumes des Somalis. Mais il m’eût été impos-sible de dire où se trouvaient exactement cespays : pour moi, la terre était un grand sac oùpeuples et localités étaient jetés pêle-mêle, oùl’on glissait la main comme dans une bourse àloto, au petit bonheur, avec certitude d’en tirerdes merveilles. J’avais naturellement fini par laphase de la vocation maritime. J’avais mêmeeu l’audace, sous l’œil attendri de mon père, de

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parler devant ma mère d’un engagement pos-sible sur un navire de l’État. Ah ! oui, j’avais étébien reçu !…

Pauvres et chers parents ! Ils disparurentà deux mois l’un de l’autre, me laissant et lefonds assez bien achalandé, et un joli lot d’obli-gations de tout repos. Inutile de dire que jen’hésitai pas une minute à liquider le tout età le transformer en espèces monnayées, ayantcours et prêtes à rouler – comme moi-même –à travers le monde.

Et pendant cinq années je fis un métier –que nul n’eût accepté, même si on l’eût payétrès cher, mais qui me ravissait. C’était d’allersans cesse, sans arrêt, de ville en ville, de che-mins de fer en paquebot, de tram en car.

Je ne faisais pas le tour du monde : le motévoquerait une idée de cercle qui ne caractéri-serait nullement ma façon de procéder dont lafantaisie était inénarrable. J’étais un zizagueurimpénitent, allant du Nord au Sud, de l’Ouest à

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l’Est, selon mon caprice et ma curiosité, cher-chant toujours une émotion nouvelle, usant dela ligne brisée, sans aucun plan, avec des re-tours imprévus, des fugues illogiques, des ar-rêts non motivés.

Or, savez-vous quelle impression – trèsétrange – me donnaient ces voyages à cheminsrompus : en vérité, rien ne m’étonnait. Jamaisdans quelque pays que ce fût, je n’avais la sen-sation du nouveau, de l’inconnu. Gravures etphotographies m’avaient révélé les sites inté-ressants, et devant n’importe quel monument,quel panorama, un « Je connais ça ! » désen-chanté me montait aux lèvres.

Bien heureux quand il ne m’arrivait pas,comme devant les pyramides d’Égypte, de dé-clarer in petto que c’était bien mieux en photo-graphie !…

Au fond, tout se ressemble : qui a vu Paris,Venise, Constantinople et un douar quel-conque a tout vu. Partout, il retrouvera les

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mêmes impressions : que les baies soient deNaples, de Lisbonne ou de Buenos-Ayres,l’émotion ressentie est toujours identique. Lesquestions de degrés sont insignifiantes.

Le soleil n’est pas sans monotonie, qu’ilbrûle furieusement, comme aux tropiques, ouqu’il pâlisse, comme en pays scandinave.

Puis, surtout, cette considération m’a tou-jours frappé qu’en somme, pour qui sait raison-ner, la marche des choses obéit à des règlesqui, partout, sont les mêmes et produisent,avec plus ou moins d’avancement, des résul-tats analogues.

Ainsi de l’éclairage nocturne : la torche derésine, la chandelle de cire, la mèche à huile, lepétrole, le gaz, l’électricité forment les stadesd’un progrès dont on retrouve partout lesétapes. Dis-moi comment tu t’éclaires et je tedirai à quelle phase de la civilisation tu es arri-vé.

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J’ajouterai que le développement de l’illus-tration est mortel pour la sensation du cu-rieux : les anciens explorateurs tombant enprésence des ruines toltèques, des alignementsde Carnac, des minarets musulmans ou des pa-godes bouddhiques éprouvaient un réel saisis-sement. Le dernier peut-être qui l’ait ressentiest l’heureux mortel qu’une excursion à traversles forêts cambodgiennes jeta en présence desmonuments d’Angkor.

Mais aujourd’hui, il n’est pas un enfant dedix ans qui ne connaisse ces perspectives etces silhouettes. Alors ? C’est l’histoire du pay-san qui vient à Paris et qui reconnaît, dans cespalais dont nous sommes si fiers, les sujets descartes postales colportées par le chemineau.

Bref, pendant mes cinq années de folles ex-cursions, je puis affirmer que, pas une fois, jene pus échapper à l’impression du déjà vu.

Pourtant je cherchais, je cherchais tou-jours ; et en mai 1900, j’échouai en Chine, à

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Pékin, où je retrouvai l’inévitable pagode, lecoolie perpétuel, le palanquin légendaire, avec– ô horreur ! – les chemins de fer, le télégrapheet les industries banales du fer, de la fonteet de l’acier. Je sais bien que les domestiquesservent le chapeau sur la tête, que les Chinoisôtent leurs lunettes pour causer avec quel-qu’un, que les mieux élevés crachent sur lestapis, qu’une de leurs plus grandes politessesest de prendre du sel entre le pouce et l’indexet d’en saupoudrer votre mets, qu’ils jettentles os sous la table et terminent le repas pardes soulagements non moins singuliers quebruyants…

Tout cela ne constituait pas pour moi unede ces surprises qui paient toutes les fatigues.Aussi, après avoir traîné mes bottines de laporte de la Paix, Ngang-Tin-Men, à Tien-Men,la porte de l’Aurore et de la Soumission, Pin-Tse-Men, à Tong-che-Men, la porte del’Orient ; après avoir vagué de la pagode desLettrés à la montagne du Charbon, – Mée-

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Chaen, – je me sentis saisi pour la premièrefois d’un découragement profond.

Je m’ennuyais effroyablement et rien nepouvait dissiper cette lourdeur morale qui op-presse et déprime. En vain je restais pendantdes heures sur le pont de Marbre, regardantpasser la foule bigarrée et bruyante ; en vainje cherchais à m’intéresser à la pagode Bleue,avec les mille clochettes qui tintinnabulent auvent, au Nam-Tang et à sa cathédrale dont lestours semblent des bras de géant tendus versle ciel, ces monuments bizarres, ces mœursexotiques, cette civilisation si différente de lanôtre et pourtant au fond si analogue ne melaissaient d’autres sentiments que d’une lassi-tude cérébrale…

Où aller maintenant ? En Sibérie ? J’y re-trouverais sous la neige les pas des Occiden-taux. Au Japon ? Voici qu’il se civilisait ! AuCambodge, en Annam ? Pour y coudoyer desfonctionnaires et y voir le déballage des mar-chandises fabriquées au faubourg Saint-Denis

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ou à Birmingham, sinon à Berlin ou à Stutt-gart !…

Était-il donc vrai que, selon le mot des an-ciens, il n’y avait rien de nouveau sous le soleilet que la planète ne pouvait plus m’offrir unspectacle qui me réjouît ou même – car j’auraistout préféré à la monotonie – m’épouvantât !Mais, tout à coup, une pensée traversa moncerveau.

Que m’étonnais-je de trouver les grandscentres de population identiques à eux-mêmes,sauf de très menues différences de mœurs etde coutumes ? Le Chinois, quoi qu’il en eût eten dépit de sa résistance atavique, n’en est pasmoins soumis comme tous les hommes à cettepénétration irrésistible qui s’opère entre êtresdifférents ; il y a, comme dans les plantes, unesorte d’osmose qui se produit, à l’insu mêmede ceux qu’elle modifie.

Et je me dis que le Chinois paysan, culti-vateur, sauvage même, bref le Chinois nature

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devait être intéressant à étudier ; que, peut-être, au milieu de ces primitifs encore soumisà des règles qui remontent à cinquante siècles,je me trouverais en face de quelque manifesta-tion mentale inattendue, ou que tout au moinsje n’aurais point jusque-là vue classée et cata-loguée dans les livres.

Je dois ajouter qu’en mes pérégrinationsinfatigables j’avais du moins acquis une pré-cieuse faculté, quelque chose comme le dondes langues, et qu’au bout de quelques mois,en quelque pays que je me trouvasse, je pou-vais comprendre et m’expliquer avec une faci-lité qui m’émerveillait, moi-même.

C’était comme une intuition presque immé-diate, comme s’il existait en moi un ressouve-nir d’avoir naguère, dans une vie antérieure,parlé l’idiome qui aujourd’hui renaissait enquelque sorte dans des cellules cérébrales.

Bref, je quittai Pékin et résolus de me lancerà travers la Chine inconnue, vers l’Ouest, le

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plus loin possible de la mer et des communica-tions européennes. Mon plan était fort simple :je m’en irais tout simplement, en un costumemi-chinois, mi-mandchou qui n’attirât pas l’at-tention, ce qui ne serait pas malaisé d’ailleurs,tant le Chinois est indifférent à tout et j’iraism’installer quelque part, sur la frontière occi-dentale, au delà de la grande muraille, du côtéde Dun-Khou, sur le fleuve Houang-Ho. J’avaisengagé quelques serviteurs sur lesquels je pen-sais pouvoir compter absolument : j’avais faitbonne provision d’argent.

J’étais décidé, d’ailleurs, à vivre en soli-taire. Je n’avais pas encore goûté de l’isole-ment. Qui sait s’il ne me réservait pas des sur-prises ?…

Il m’en réserva, en effet, ainsi qu’on le verrapar la suite de ce récit.

Je fus favorisé de façon particulière.

Dun-Khou que j’atteignis après deux joursde chevauchée, est un gros village, assez

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propre par extraordinaire et qui, malheureuse-ment pour lui, est connu de ceux-là mêmes quin’ont jamais entendu son nom ; c’est le villagede paravent, avec des maisons à toits pointusornés de clochettes, les bâtis de bois rouge,son beau lac bleu et ses grands oiseaux quisemblent peints pour le plaisir des yeux par unornemaniste.

Je m’installai à l’extrémité même du bourg,au delà d’un petit pont, – que vous voyez enfermant les yeux, – et là, au milieu de mesœuvres, je me mis à travailler assidûment lesœuvres de Khong-Fou-Tseu, que nous avonsbaptisé Confucius pour notre commodité. C’estsingulier, mais je sentais s’éveiller en moi desambitions de sinologue. Je m’étais même tracéun programme intéressant. Je voulais, remon-tant dans l’histoire scientifique de la Chine,étudier l’état de son ancienne civilisation, merendre un compte exact des progrès qu’elleavait réalisés jadis, alors que, nous dit-on, elleavait inventé bien avant les Européens l’impri-

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merie, la boussole et la poudre à canon ; savoirla vérité sur ces légendes et finalement cher-cher à découvrir les causes vraies de l’arrêt su-bit de cette civilisation, trouver la pierre quiavait stoppé la mécanique…

Il y avait à Dun-Khou un vieux mandarinqui n’était rien moins qu’un imbécile et qui,malgré ma condition d’Européen, n’hésita pasà se lier avec moi : curieux, érudit, d’esprit as-sez large, Fo-Hi-Li, comme il s’appelait, devintmon inséparable, presque mon ami, et n’eûtété l’expression parfois singulière de ses yeuxbridés où, à tort sans doute, je surprenais unrayon d’ironie méchante, j’aurais béni le ha-sard qui, après si longue enquête, me faisaitrencontrer un homme digne de toutes sympa-thies.

Mais j’ai hâte d’arriver à la catastrophe donttout ce qui précède n’est qu’un préliminaire.

Je travaillais, je me promenais avec Fo-Hi-Li, j’essayais de causer de-ci de-là avec les la-

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boureurs, je caressais les petits enfants et mon-trais une prédilection toute particulière aux co-chons roses, pareils à des jouets, qui consti-tuent la richesse du pays.

Je ne dirai pas qu’on me sautât au cou etqu’on m’accablât de sourires : le chinois estfroid, et pour un Européen, il suffit de n’êtrepas honni pour apprécier la mansuétude desindigènes. Fo-Hi-Li, d’ailleurs, me patronnait,me protégeait, et après avoir si longtemps pé-régriné, je m’endormais paisiblement dans cenid de placidité, si doucement que j’en arrivaispresque à rêver une existence tout entière sedéroulant nonchalamment sur les bords duHouang-Ho.

Or, une nuit, c’était dans la deuxième se-maine de juin 1900, je fus réveillé en sursautpar une sensation singulière… Je rêvais quedes sauvages m’avaient fait prisonnier et merôtissaient devant un feu ardent. Mais il mesembla que mon rêve confinait de très près àla réalité, quand, en ouvrant les yeux, je me

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vis environné d’une lueur rouge de la plus fâ-cheuse apparence…

Le feu ! ma maison brûlait !… et en un ins-tant, – les facultés se décuplent en pareil mo-ment – je m’aperçus que les flammes m’envi-ronnaient de tous les côtés, comme si l’incen-die eût été allumé à la fois sur tous les pointsde ma maison.

L’édicule était de bois : c’est-à-dire qu’iln’offrait aucune résistance et qu’en quelquesminutes, je pouvais, je devais être calciné àl’instar d’un poulet qui serait tombé dans lefoyer d’une forge…

Inutile de détailler mes actes : ils se de-vinent ! Je saisis mes vêtements et m’habillaien toute hâte. Puis je bondis sur mes pieds,je hurlai au secours, et me jetai au hasard, àl’aveuglette, vers la première issue qui s’offrait– porte, fenêtre, je n’en sais rien.

Mais ce que je n’oublierai jamais, ce fut laclameur aiguë, stridente, horrible qui se dé-

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chaîna quand ma silhouette se détacha à tra-vers la flamme.

Était-ce de pitié, d’encouragement, d’espé-rance ?… Si le moindre doute avait pu subsis-ter en moi, il se fût bien vite évanoui – car lafoule était formée de tous les habitants du vil-lage, à la tête desquels je reconnus distincte-ment mon excellent ami Fo-Hi-Li qui, plus fortque les autres, brailla :

« Mort au Français ! Mort au diable étran-ger !… »

Je dois dire que, depuis quelque temps dé-jà, des bruits de révolte, de massacres d’Eu-ropéens étaient parvenus jusqu’à moi. On di-sait que des sociétés secrètes – les Boxers –devaient exterminer tous les blancs. Mais monparfait mandarin Fo-Hi-Li avait beaucoup avecmoi de cette imagination folle et ridicule. Letraître maintenant jetait le masque : j’étais,j’avais toujours été l’ennemi. On me le feraitbien voir.

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La situation était des plus critiques : si jem’obstinais à rester à l’intérieur de ma maison,je passais rapidement à l’état de charbon ; sije sortais, je tombais sous les épieux, les bâ-tons et les griffes de ces malandrins jaunes. Leslangues de flammes dardaient vers moi : en-core quelques secondes et je serais happé parle feu. Donc il n’était pas indiqué que je dusseme livrer à une longue méditation et juger froi-dement – froidement surtout ! – le pour et lecontre.

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Alors je me décidai brusquement à tenterl’impossible. Après tout, étant sûr de mourir sije n’agissais pas, il me restait une chance – surmille – de me sauver en agissant… et bondis-sant au milieu des flammes, je me ruai à tra-vers les Chinois…

Ne me demandez pas ce que je fis ni com-ment je le fis… la vérité, c’est que sans rien sa-voir, sans rien comprendre, n’ayant en la mé-moire que l’épouvantable vision d’une éton-nante mêlée d’armes brandies, de bras tordus,d’enlacements, de contorsions, le tout n’étantque cauchemar et folie… je me retrouvai unmatin – un soir – du diable si je le sais ! étendusur le ventre, les jambes figurant une croix deSaint-André, le nez dans le sable…

Cela, je le sais. Car j’eus tout d’abord l’inef-fable jouissance d’une résurrection ; maiscomme je cherchais à rassembler mes idées, àessayer de comprendre où j’étais et d’où je ve-nais, la nuit se fit de nouveau dans mon cer-veau ; la peur – l’effroyable peur – me secoua,

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me galvanisa, me dressa sur mes pieds et melança en avant… sans que ma volonté ni moninitiative intervinssent…

Et j’ai la sensation d’avoir couru, couru,pendant des heures, des heures, peut-être desjours entiers, sans qu’il me soit possible de merappeler rien que le rythme monotone et bru-tal de deux pieds qui, plus vite, toujours plusvite, frappent le sol… Je ne crois pas m’êtreun seul instant arrêté… mais je ne pourrais enfaire serment…

Bien certainement je n’ai rien bu ni mangé.J’étais à l’état d’un automate dont un ressorts’était déclenché et dont la mécanique allait,allait toujours…

Je courais, je trottais, je galopais furieuse-ment, comme un aliéné qui s’est échappé deson cabanon… jusqu’au moment où, dans matête, il y eut un choc, comme si j’avais reçu uncoup de bâton en plein crâne…

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Les rouages s’arrêtèrent, faiblirent, se bri-sèrent… Je tombai sur le sol, inerte, inanimé,rompu… mort.

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CHAPITRE II

ÉTAIS-je mort ?… Non, car les morts nesouffrent pas.

Et j’eus conscience de mon existence parles lancinantes douleurs qui poignaient tousmes membres… Oui, oui, je vivais, ayant laconviction que mes bras et mes jambes étaientrompus, que mes épaules étaient disloquées…et ma tête !… elle était si fort endolorie quej’hésitais à la remuer, tant je craignais que lesmorceaux de mon crâne ne se séparassent etne tombassent chacun de leur côté…

Encore des heures passèrent, avant que jereprisse possession de mes facultés. De tempsen temps, il s’opérait en mon cerveau une sorte

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de sursaut, comme si d’un élan je me ratta-chais à la vie ; puis la prostration, l’engourdis-sement…

Je passais, à vrai dire, par des alternativesde vie et de mort : peut-être un malade, dansune lutte d’agonie, éprouve-t-il ces bizarres in-termittences…

Combien de temps durèrent ces angoisses :il me serait impossible de le mesurer, si ap-proximativement que ce fût.

Enfin, l’accalmie se fit, décisive : je reprispossession de moi-même, de ma raison, demon intellect. Je compris que je pouvais pen-ser normalement, et seulement alors j’eus, trèsnette et très profonde, la notion d’une résur-rection.

Je ne songeai pas tout d’abord à me deman-der où j’étais, mais ma première curiosité, fortnaturelle, d’ailleurs, fut de vérifier dans quelétat se pouvait bien trouver ma pauvre car-casse.

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Un à un, je m’efforçai de remuer mesmembres : une jambe se prêta d’abord à unmouvement de flexion ; j’osais à peine essayerl’autre me disant que bien certainement l’unedes deux devait être brisée… je me hasardai…la seconde était intacte comme la première…et le bras droit ! et le bras gauche !

Cette exploration de mon propre corps étaitdes plus intéressantes.

Je portai mes mains à ma tête, m’attendantà ce que la boîte osseuse de mon crâne cédâtsous mes doigts… Point ! c’était solide !… etmon nez ! et mes yeux ! tout semblait intact…et à sa place !

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Soudain, j’eus un frisson. J’étais sur le dos,étendu sur une matière dure qui devait êtrede roc… Je me dis que c’étaient mes reins quiétaient brisés et que je serais incapable de metenir debout…

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Cette pensée me fut si douloureuse que toutd’abord je fus convaincu que j’avais fait la vé-rification nécessaire et que ma paralysie étaitd’ores et déjà tout à fait acquise… et j’eus unegrosse envie de pleurer…

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Mais non ! mais non ! je n’avais pas fait l’ef-fort probant !… Oh ! avec quel serrement decœur je posai mes deux mains à plat, sur le sol,pour constituer le point d’appui de mon relève-ment…

Je poussai un cri de joie : j’étais assis, oui,assis !...

Alors, d’un élan, je cambrai les reins – quine se dérobaient pas – et je fus debout !

Pour comprendre l’étonnante joie qui, sousla forme d’un ruisseau tiède, courut à traversmes veines et mes artères, il faudrait avoir pas-sé par là… ce que je ne souhaiterai pas,d’ailleurs, à mon plus mortel ennemi…

Il est vrai que la compensation étaiténorme : se sentir vivre, n’être ni estropié ni in-firme ! et cela quand depuis un temps qu’on nepeut mesurer on a été le jouet du hasard, dela folie, feuille morte emportée par l’ouragan etqui pouvait être réduite en poussière.

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Donc j’étais debout, certes très las, musclesdétendus, cerveau quasi vide, mais en sommeayant déjà cette certitude que le repos suffiraitpour réparer le mal…

Le repos… et la nourriture ! car ma pre-mière sensation vraie fut celle d’une faim in-tense.

Songez à ceci que lorsque je m’efforce decalculer le temps écoulé depuis ma fuite deDun-Khou, je ne puis, avec toute la modérationpossible ou en faisant appel à tout mon sang-froid, l’estimer à moins de trois ou quatrejours…

C’est-à-dire que, dans l’état d’insoucianceoù m’avaient jeté la surprise, la terreur, l’ins-tinct de conservation, j’avais accompli ce tourde force de courir peut-être pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures… ce qui pou-vait représenter 50 ou 60 lieues !

Cela semble impossible. Et pourtant !

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Il est bien entendu que, pour le moment, encette première phase de réveil, je ne me livraispas à ces calculs. Seulement le délabrement demon estomac, la souffrance aiguë de la faimme prouvaient la longueur de la crise.

Pendant le premier quart d’heure, je restaiimmobile, l’esprit tendu vers ce seul problème :manger !… Et c’était une telle obsession que jene songeais à rien d’autre, pas même à recher-cher les moyens de trouver quelque nourriture.

Ces déséquilibres mentaux sont in-croyables. Les secousses subies, la souffranceactuellement ressentie, tout cela produisait surmoi une sorte d’hypnotisation, de catalepsie.

Enfin, mon cerveau se réveilla, une lueurpassa dans ma tête ; j’ouvris les yeux, ou plutôtje les vérifiai, je les éclairai, en ce sens qu’ilsétaient tout à l’heure ouverts, mais qu’ils ne re-gardaient ni ne voyaient.

Et je poussai un cri d’étonnement, presqued’horreur.

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L’endroit où je me trouvais ne peut se dé-nommer que par ces mots : un couloir au fondd’un abîme.

Je compris tout de suite pourquoi mon sensvisuel avait été si lent à reprendre son acuité :dans l’étroit espace où j’étais enserré, entredeux murailles de granit qui s’élevaient à unehauteur prodigieuse, ne régnait qu’une lumièregrise, diffuse, à peine suffisante pour qu’il fûtpossible de discerner les objets.

Et levant la tête, par le mouvement ins-tinctif des bêtes et des fleurs à chercher la lu-mière, je vis – au-dessus de moi, mais à unehauteur telle que je ne pouvais même essayerde l’évaluer – une bande de ciel d’un bleu écla-tant presque blanc, tant devait être ardent lesoleil qui l’illuminait.

Je levai les bras vers cette lumière, vers lesoleil que je ne voyais pas.

C’était comme une promesse de vie, une es-pérance de salut.

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Mais cela était l’illusion : la réalité me res-saisit, terrible.

Comment m’étais-je engagé dans cettefaille de rocher, dans cette crevasse qui ne me-surait pas trois mètres de largeur…

Mon émotion était telle que je ne ressentaisplus la faim. Toute ma vitalité s’était concen-trée dans la notion du danger, dans le désir d’yéchapper.

D’abord quels pouvaient être ces rochers ?Je savais qu’à vingt lieues à la ronde – etd’ailleurs dans toute la Chine occidentale – lepays est absolument plat. La province d’Ordos,qu’il faut traverser pour venir de Pékin à Dun-Khou, n’est qu’une vaste plaine, et au delà dufleuve Houang-Ho commence la Mongolie, etpuis, c’est le désert de Gobi, avec ses étenduesde sable où les caravanes osent à peine s’aven-turer ; le désert qui, dit-on, est né d’un cata-clysme analogue à l’effondrement de l’Atlan-tide, et dont les approches sont défendues non

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seulement par l’âpreté sinistre de la solitude,mais aussi par des légendes que les Chinoiset les Mongols ne racontent qu’en baissant lavoix.

Je cherchais à rappeler mes souvenirs géo-graphiques, et le travail cérébral ne faisaitqu’augmenter mes perplexités.

Il était impossible que je fusse revenu versla Grande Muraille, dans la direction de Yu-Lo,car, à traverser les campagnes chinoises, j’au-rais infailliblement péri sous les coups des fa-natiques.

Mais, d’autre part, si j’avais pris la directionde Gobi… je n’y aurais pas atteint de mon-tagnes !

Mais à quoi bon ratiociner ? Ou il fallait merésigner à mourir de la mort lente et atrocede la faim, ou je devais rassembler toutes mesénergies en un effort décisif, agir et lutter…

Et soudain ma résolution se fit si ferme, sivigoureuse, que je ne sentis plus ni ma faim ni

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ma fatigue. Je voulais vivre, et cette volontéme réconfortait, s’affirmait par une vigueurnerveuse qui prenait l’apparence d’une forceréelle.

J’examinai le corridor dans lequel j’étais en-fermé par deux parois latérales. Songer à lesgravir eût été le comble de la folie, elles étaientà pic et faites d’une matière qui me parut vol-canique, basalte noir à parois lisses.

Je les touchai de mes mains, elles étaientglissantes, sans aspérités.

Restaient les deux issues du couloir : à rai-son du peu de lumière, il m’était impossible derien distinguer au delà de quelques mètres. Ilfallait donc me livrer à une exploration, com-mencée au hasard.

Pourtant, hasardant quelques pas, jem’aperçus que le sol, formé d’une masse noireidentique aux parois, était déclive, et instinc-tivement, sans doute parce que j’espérais in-consciemment sortir de cet abîme en m’éle-

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vant, je me mis en marche dans le sens de lamontée.

Je fis ainsi, à mon estimation, environ unkilomètre : la pente était d’ailleurs presque in-sensible, peut-être de deux ou trois centi-mètres par mètre, et comparant machinale-ment le progrès ascensionnel ainsi obtenu à lahauteur des rochers que j’estimais à 150 ou 160mètres au moins, je commençai à me dire quejamais je n’arriverais à un sommet, quand unévénement vint dissiper toute illusion, à sup-poser qu’il m’en restât quelqu’une.

Les deux parois subitement se rappro-chèrent, au point de me laisser d’abord à peinela place nécessaire pour passer de front : jeme mis de biais et hasardai encore quelquespas. J’éprouvai une sensation d’étouffement,d’écrasement ; j’eus même cette horrible pen-sée que si je m’engageais plus avant, il meserait impossible peut-être de revenir en ar-rière… je serais enserré, encastré dans les

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roches, et mourrais là, de la mort la plus lenteet la plus horrible !…

Mon sang se glaça : mais cette défaillancefut passagère.

Je parvins à reconquérir mon sang-froid et,tournant sur moi-même, je me remis enmarche dans le sens descendant de la pente.

En fait, c’était beaucoup plus logique.

Si je devais rencontrer du secours, c’était, àn’en pas douter, plus vraisemblablement dansla plaine que sur ces cimes inaccessibles où ja-mais peut-être un pied humain ne s’était posé.

Donc, ce fut l’esprit très libre et sans au-cune désespérance que je refis la route déjàfaite : seulement je me hâtais davantage, car ilme semblait constater que la bande de ciel quiétait au-dessus de ma tête devenait moins lu-mineuse.

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Peut-être la nuit venait-elle ? Et alors,qu’adviendrait-il de moi dans les ténèbres ? Jene voulais même pas y songer.

Maintenant je courais presque, ayant hâted’échapper à l’étreinte de ces parois verticalesdont j’avais peur, comme si tout à coup – LePuits et le Pendule d’Edgar Poe me revenait enmémoire – elles allaient se rapprocher pourm’écraser.

Dans la demi-obscurité qui m’environnait,des illusions d’optique me montraient quelque-fois un écartement subit des roches, ou bienune lueur, là-bas, tout au fond du couloir… En-core quelques pas, et ce serait la liberté, lavie…

Non, la route s’allongeait interminable-ment, tantôt montant, tantôt redescendantpresque à pic, jusqu’au moment – oh ! com-ment ne suis-je pas mort de désespoir et derage ? – où je me heurtai à une énorme pierre,fragment de montagne écroulée…

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Et qui barrait absolument la route…

Oui, j’étais bloqué ! plus d’issue !… Je meruai sur cette pierre dont le cube devait poserplusieurs milliers de kilos et, de mes mains, demes ongles, j’essayai de l’arracher de l’alvéolenoire qui la retenait…

Rien ! les plus puissantes machines n’au-raient pu l’ébranler…

Oh ! alors me ressaisit encore une fois cettefièvre de terreur qui déjà m’avait possédé !…Je me ruai sur la paroi comme s’il eût été pos-sible de l’escalader, ou comme si mes membrestout à coup eussent été munis de ventousesadhésives qui auraient pu s’attacher au basaltelisse.

Vingt fois je retombai, vingt fois encore jem’élançai…

Et alors, pris de désespoir, affolé, compre-nant que tout était fini, je me mis à courirencore, tâtant de mes mains le mur qui desdeux côtés m’emprisonnait… allant à tout ga-

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lop, pour, un instant après, marcher pas à pas,le cou tendu, l’œil investigateur.

Et la nuit venait, la nuit définitive qui seraitpour moi celle du tombeau… Épuisé, impuis-sant, je me tenais maintenant immobile,comme hébété, ayant dans le cerveau un bruis-sement inarrêté !… et la faim, la faim qui, denouveau, me tenaillait aux entrailles…

C’était l’enlisement dans l’ombre et dans lesilence !…

J’éprouvai dans tout mon être une douleurtelle – faite de désespoir, de la tension exaspé-rée de mes fibres – que, stupidement, n’étantplus maître de moi, je me mis à hurler de toutema force, appelant au secours, suppliantquelque être invisible et tout-puissant de venirà mon aide…

Soudain, j’entendis…

Un bruit singulier, comme de quelque chosequi glissait le long de la paroi basaltique : celaavait un écho de froissement, de bruissement

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mouillé… je sentais mes cheveux se dressersur ma tête…

Je m’étais adossé à la paroi, regardant detous mes yeux grands ouverts cette ombre oùje redoutais maintenant de voir… quoi ?

Ceci… une sorte de reptile, énorme, plusgros que mon corps, dont la peau était éclairéed’une phosphorescence… et qui descendait,suspendu sans doute par la queue à quelqueanfractuosité du roc…

Cette chose demi lumineuse, – comme sielle eût été douée d’une faculté intime de ra-diation – se balançait… Je voyais la tête, ceque je croyais être la tête. Cela n’avait pasd’yeux… mais une bouche, pareille à l’orificed’un tuyau de pompe… une espèce de gueulede pieuvre qui allait de-ci de-là, comme cher-chant une proie…

Dix fois, cela – cette monstruosité horribleet fantastique – passa devant moi, presque surmoi… Je m’aplatissais contre la pierre, exaspé-

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ré de ce qu’elle ne s’entr’ouvrit pas pour me li-vrer passage…

Et la gueule se posa sur moi… impressionformidable d’une invincible succion et, huméen quelque sorte par le monstre, je fus enlevédans l’air…

Depuis cette minute étonnante, des jours,des semaines se sont écoulés… et dans ma pla-cidité reconquise, dans le parfait bonheur où jesuis, je ne puis encore évoquer le souvenir decette ascension sans un mal-être général, poi-gnant, pareil à celui qui accompagne des épi-sodes de cauchemar.

Le formidable serpent – car pouvais-je dé-nommer autrement ce corps long et arrondi ? –me hissait, sans secousse, le long de la paroi,que mes membres, d’ailleurs, effleuraient àpeine.

Je n’éprouvais aucune douleur : mais l’an-goisse était atroce.

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La bête m’avait happé aux épaules, à labase du cou, et je montais dans la situationverticale, un peu comme ferait un chat qu’unemain robuste tient par la peau du cou.

Mais je ne résistais ni ne songeais à medébattre : tel un animal qu’on embarque surun navire, à l’aide de courroies qui lui passentsous le ventre, je me laissais pendre tout en-tier, bras et jambes inertes.

Soudain, il y eut autour de moi comme untourbillonnement d’air et de vent, et cela en-core me fut horriblement pénible. De l’atmo-sphère immobile où j’étais si longtemps resté,au fond de la crevasse, je me sentais transportédans un milieu actif, dans une atmosphèremouvante…

Il me sembla que je tournais sur moi-même,puisque je commençais à descendre.

Je ne tombais pas. J’étais toujours solide-ment tenu par la gueule ronde qui s’appliquaithermétiquement à ma chair.

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Mais j’étais à bout de forces… mon intellectne résistait plus…

La dernière impression que j’eus fut celle-ci :

Ayant ou croyant avoir touché terre, je visen face de moi, sous une lumière bizarre etdont la nature me fut incompréhensible, unemaison… une enseigne, et je lus ces mots :

« Hôpital Saint-Martin… »

Évidemment, j’étais frappé de folie… jem’évanouis.

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CHAPITRE III

DE la période qui suivit cet événement, onne s’étonnera pas qu’il ne me soit resté qu’unsouvenir peu précis.

Tout mon être avait été bouleversé par unesecousse si violente que mes fibres, mesmuscles, mes nerfs, les lobes de mon cerveau,les particules les plus infinitésimales de monorganisme étaient dans un état de déséquilibrecomplet.

Il me semblait qu’il se fit en moi un travailde désagrégation ; c’était comme si tous lescorpuscules composants de ma personneeussent été mobiles, et eussent couru les unsaprès les autres, se mêlant, se heurtant. Si l’eau

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qui bout éprouve une sensation, elle doit êtrepareille à celle-là.

En même temps, des visions rapides, sesuccédant avec une promptitude vertigineuse,défilaient devant mes yeux intérieurs. C’étaitcomme une exhibition de cinématographe, memontrant, à côté d’êtres et objets réels, descréations de rêve et de cauchemar.

Plus simplement, je dirai que j’étais en proieau délire de la fièvre, et ce délire était si in-tense que les suggestions prenaient un parfaitcaractère de réalité : je revoyais en une syn-thèse étonnante de composition toutes les ré-gions que j’avais déjà parcourues. Les tableauxse juxtaposaient, s’engrenaient. Les églises deMoscou s’élevaient sur la place de laConcorde ; je retrouvais Notre-Dame sur lesbords d’un fjord scandinave ; l’Acropole dansles jardins de Cintra, près Lisbonne ; le Broad-way de New-York s’allongeait à perte de vuedans le Sahara ; les bayadères des Djaggernatdansaient sur un iceberg de la mer de Behring,

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tandis que des gauchos de la Plata servaientles consommateurs au Criterion de Londres.

Bouleversement stupéfiant et d’une activitési formidable qu’elle imposait à mes facultésd’attention un travail douloureux.

À certain moment surtout, la sarabande,l’illusion prit une frénésie telle que ma têtefaillit se briser : aux tableaux géographiquesavaient succédé les graphiques industriels, etce n’étaient dans mon cerveau que machinestournoyantes, leviers pareils à des bras de che-valiers errants, bielles à mouvement perpétuel,pistons grandissants, tels des géants, pours’écraser comme des nains…

Le gaz fulgurait, le pétrole fumait, l’électri-cité crépitait. Mes nerfs s’étiraient comme desfils où courraient, à haute pression, des vibra-tions infatiguées…

Véritable supplice auprès duquel les plus in-génieuses tortures des plus subtils bourreauxeussent été des plaisirs.

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Soudain, il me sembla que dans tout monêtre passait un souffle doux comme une brisede printemps… et, chose curieuse, ce n’étaitpas une impression extérieure que j’éprouvais,mais bien une sensation pénétrante, intime, etcette sensation ne ressemblait à aucune decelles que je connaissais…

Comment pourrais-je la définir ?

Elle était à la fois lumineuse et musicale,comme un tamisage de couleur et de son quientrait en moi par tous mes pores, s’insinuaitdans les replis les plus secrets de mes organes.Oui, on eût dit une vaporisation d’atomes mé-lodiques, colorés, parfumés même, qui s’infil-traient en moi, et, en même temps, une séda-tion exquise.

Mon exaltation physique s’atténuait pro-gressivement, le tourbillon de mes sensationss’alentissait, les lancinements qui me poi-gnaient tout à l’heure se transformaient en ca-

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resses… Et j’ouvris les yeux… en même tempsque se réveillait ma pensée.

Autour de moi une atmosphère visible, d’unmauve très dilué, avec, tout au fond, desteintes dégradées, comme dans l’arc-en-ciel,allant au bleu céleste, au violet serein et pur…En même temps, un bruissement frappait monoreille, qui n’était ni d’instruments connus,harpes, violons ou hautbois, ni – non plus –de voix humaines, et qui pourtant participaitde toutes ces harmonies, quelque chose d’unesuavité inexprimable.

Puis encore une chose très exquise et trèsdifficile à exprimer, une flottaison de parfumqui m’enveloppait comme un impondérableduvet aromal, fluide de senteur volatilisée, oùje retrouvais à peine discernables les plus té-nues essences de la rose, du muguet, du ben-join – ou plutôt, non, de tout cela qui n’étaitpoint cela, mais une vapeur faite de toutes lesvapeurs, distillées, sublimées jusqu’à n’êtreplus qu’une ambiance odorante.

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Je me sentais bercé par cette triple sen-sation – couleur, musique, parfum – et c’étaitune pacification délicieuse, et je me rendaiscompte que ces actions ne s’exerçaient pas surmoi d’une façon monotone et, en quelquesorte, indifférente… Tantôt la mélodie s’accen-tuait, se rythmait, rendant à mes muscles unetonicité qui tendait à s’affirmer par l’effort ;tantôt la couleur plus vive saisissait mes yeux,réveillait plus intense ma faculté de vision pourensuite doucement, par la dégradation desnuances, la ramener à sa nature…

J’ai toujours été quelque peu sybarite ;j’avoue sans honte que jamais je ne me laissaipénétrer plus allègrement par la subtilité de lajouissance physique et en même temps de lalangueur morale.

Je n’agissais ni ne pensais : je dégustais marésurrection, ainsi que bien souvent je m’étaisattardé volontairement dans le demi-sommeilengourdi qui précède le réveil définitif.

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Mais, subitement, je m’aperçus que lerythme de la musique, toujours discrète etcomme entendue à travers un mur de ouate,se faisait plus actif, une pointe de rouge s’ajou-ta aux teintes délicates de mon atmosphère et,en même temps, je perçus très distinctement leparfum de la verveine.

Alors je me dressai sur mon séant et regar-dai autour de moi…

J’étais dans une haute chambre, dont lesparois étaient faites d’une substance transpa-rente qui n’était point du verre et que je nepouvais encore définir ; des colonnettes destuc, de marbre, je ne savais de quelles ma-tières encadraient et retenaient les pan-neaux… et c’était au travers de ces vitraux sin-guliers que se tamisait une lumière irisée.

Des cassolettes – de porphyre, d’onyx ouminéraux analogues – dégageaient des par-fums, tandis qu’un orchestre invisible mélodi-sait l’atmosphère.

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« Où suis-je ? » m’écriai-je.

Alors, au pied du meuble sur lequel je repo-sais, je vis un personnage très singulier ; pourtout dire d’un mot : un médecin de Molière,avec sa longue robe et son chapeau pointu,qui s’inclina devant moi et me dit : « Seigneurétranger, comment vous portez-vous ? »

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CHAPITRE IV

SI ce manuscrit – tout est possible – arrivejamais entre les mains de quelque Français, ilne sera pas sans avoir assisté à quelque re-présentation du Médecin malgré lui ou de toutautre chef-d’œuvre de notre grand auteur co-mique : donc il a devant les yeux le personnagelégendaire du médecin que je voyais à monchevet, en chair et en os… Non pas ridicule,d’ailleurs ; son visage était assez beau, trèsgrave, et son regard bienveillant.

Je lui rendis son salut et répondis :

« Monsieur le docteur, je sais que j’ai dûêtre fort malade, mais il me semble que présen-tement mon état s’est grandement amélioré...

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— J’en suis fort aise, » reprit l’inconnu.

Je prie le lecteur de se remémorer rapide-ment les faits précédents.

J’étais en Chine. Les Boxers brûlent mamaison et me veulent massacrer ; pris d’unepeur convulsive qui dégénère bientôt en crisenerveuse, je me lance au hasard, en une coursefolle, délirante, dont j’ignore et la durée et lespéripéties…

Je tombe exténué, épuisé, moribond.

Je me retrouve enterré dans un défilé noir,où je n’ai plus qu’à attendre la mort, et mesefforts impuissants ne réussissent qu’à rendremon désespoir plus atroce…

Quand enfin je vois apparaître un monstrehideux dont l’invraisemblable laideur centuplel’horreur d’une ingurgitation prochaine… jeme sens saisi, enlevé… je n’ai même pas laressource suprême de me défendre, je ne puishéroïquement faire le sacrifice d’une vie quine m’appartient plus… Je n’ai depuis de longs

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mois rien entendu que la langue chinoise ; jesais qu’autour de moi, à des centaines de lieuesà la ronde, il ne se trouve que des Orientaux,des Hindous, des Anglais ou des Russes…

Et voici que je me trouve en face d’un doc-teur qui me rappelle – dans sa gravité – Coque-lin Cadet, et me questionne en excellent fran-çais sur l’état de ma santé…

Reconnaissez que l’incident n’est pas banalet que ce fut à me demander si je n’étais pointfou et si tout cela n’était pas un jeu de mon cer-veau déséquilibré…

Je restais ébahi, les yeux grands ouverts,regardant ce costume qui, pour être d’uneforme qui ne m’était pas inconnue, me sem-blait fait d’une étoffe singulière, noire et lui-sante comme l’ardoise, et raide comme elle,tandis que le haut bonnet paraissait de métal,à grain rugueux jouant le feutre.

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« Monsieur, repris-je brusquement, veuillezme dire tout d’abord si je suis mort ou vi-vant… »

Le personnage eut un sourire très amène.

Il me fit un signe de la main, sans doutepour m’inviter à la patience. Puis il alla au fondde la pièce, ouvrit une petite armoire, en tiraun instrument qui ressemblait à s’y méprendreau vaporisateur d’une coquette, me le mit enmain et me dit :

« Exercez votre organe olfactif sur ce petitorifice. »

En même temps, il soutenait ma main à lahauteur de mon visage et me fourrait dans unenarine le bout d’un court tuyau :

Instinctivement – et n’ayant d’ailleurs au-cune raison de refus – je reniflai, et un jet ga-zeux monta au delà de la racine de mon nez,pénétrant jusqu’aux méninges, et je repris,après avoir écarté le tuyau.

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« Excusez-moi, monsieur. Mais je sais queje suis vivant. »

Son geste exprima sa satisfaction.

« Alors, monsieur le comte, reprit-il à sontour, vous êtes en état de m’entendre et devous expliquer…

— M’expliquer ! m’écriai-je. Mais n’est-cepas moi qui réclame des explications… mais,encore une fois, où suis-je ? Et pourquoi m’ap-pelez-vous monsieur le comte ?… »

J’ai toujours été d’esprit démocratique etcette appellation nobiliaire me blessait.

Il prit un air étonné :

« N’êtes-vous point gentilhomme ? me de-manda-t-il.

— Je ne sais même pas ce que vous voulezdire par ce mot… qui n’a plus cours dans lalangue que je parle…

— Et qui est pourtant bien la langue fran-çaise ?...

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— Apparemment, fis-je, un peu agacé.

— Or, de notre temps, ajouta-t-il, unhomme de votre apparence et de votre éduca-tion était nécessairement gentilhomme…

— De votre temps ! répliquai-je, de plus enplus étonné. Du diable si je sais ce que vousvoulez dire… De mon temps, c’est-à-dire au-jourd’hui, ces vaines dénominations – de gen-tilhomme, de comte, voire même de duc –n’ont plus de signification rationnelle et pré-cise… »

Il se tut un instant, réfléchissant profondé-ment ; puis :

« Pardonnez-moi mon indiscrétion etveuillez ne point prendre mes paroles en mau-vaise part… mais je voudrais bien savoir…

— Quoi ?

— Quel est le descendant de Louis XIV quirègne aujourd’hui sur la France ?…

— Le descendant de… ! »

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En vérité, n’eût été la politesse dont jecherche à ne jamais me départir, j’eusse poufféde rire au nez du personnage, tant il me parais-sait naïf.

« Je ne sais, lui dis-je d’un ton quelque peuacerbe, si, dans le pays où je suis tombé, – bienmalgré moi, je vous le jure, – il est d’usaged’accueillir les étrangers par des mystifica-tions. Cependant, pour faire preuve d’unecourtoisie, qui, peut-être, vous servirad’exemple, je répondrai à votre question : iln’y a plus en France de descendants directsde Louis XIV, et, qui plus est, nul ne règne au-jourd’hui sur mon pays... »

Mon docteur ouvrit de grands yeux à sontour :

« Nul ne règne !… Voulez-vous dire… par-donnez à une angoisse rétrospective et patrio-tique, que la France n’existe plus…

— Ho ! ho ! monsieur, ceci passe les bornesde la plaisanterie permise… La France (et j’ac-

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centuai le mot en me dressant légèrement surmes reins encore courbaturés), la Franceexiste, plus forte, plus grande et plus respectéeque jamais…

— Mais le roi ?…

— Il n’y a plus de roi…

— Hein ? vous dites ? n’est-ce pas vous,monsieur, qui, à votre tour, tentez de vousjouer de ma crédulité ?… Qui donc gouverne laFrance ?

— Personne… c’est-à-dire tout lemonde !… Monsieur, nous avons l’honneurd’être en république !… »

Le docteur recula comme s’il eût reçu uncoup en pleine poitrine.

« En république ! Mais la cour de Ver-sailles… de Saint-Germain…

— Il n’y a plus de cour ni à Versailles ni àSaint-Germain, qui sont des stations de cheminde fer.

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— Mais la Bastille ?

— Il n’y a plus de Bastille… sinon une garede chemin de fer, une tête de ligne d’omnibuset de tramways… »

Mon homme semblait estomaqué, fou-droyé.

Je lui portai le dernier coup :

« Puisqu’il vous plaît, ajoutai-je, de m’inter-roger comme à un examen scolaire, vous mepermettrez de questionner à mon tour et de ré-sumer toutes mes curiosités en deux formulesdes plus simples :

« Qui êtes-vous et où suis-je ? »

Alors, tout simplement, comme s’il s’agis-sait du détail le plus normal du monde, il merépondit :

« Je m’appelle Durand et vous êtes à Paris.

— À Paris ! » m’écriai-je en regardant au-tour de moi.

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Et ce que je vis augmenta ma stupeur.

La pièce dans laquelle je me trouvais etque j’avais à peine eu le temps d’examiner nepouvait se comparer qu’à une grande cage deverre ; mais les vitres étaient d’une nature quim’était inconnue, ou dont je ne me rappelais nila nature ni le nom, très transparente d’ailleurs,mais d’aspect plus blanc, d’apparence plus so-lide que le verre.

Les plaques étaient retenues par un treillissans doute métallique, peu brillant, et le touts’appuyait, comme je l’ai dit, sur des colon-nettes très fines et qui par leur légèreté sem-blaient à peine assez solides pour supporterleur fardeau.

Le meuble – le lit – sur lequel j’étais à demiétendu donnait sous le corps la sensation d’unetoile fortement tendue : mais comme j’y portaila main, je sentis que c’était beaucoup plusfroid et beaucoup plus lisse que notre linge.Cependant ce tissu, quel qu’il fût, était assez

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flexible pour épouser complètement la formedu corps.

Le cadre du lit était fait d’une matière noire,arrondie, brillante, mais qui cependant ne rap-pelait ni l’ébène ni le poirier noirci.

Cette couleur noire semblait d’ailleursadoptée pour le mobilier : car en cette mêmematière étaient faits quelques escabeaux, unetable, un dressoir, qui garnissaient la pièce.

Tout cela avait comme formes un caractèresingulier d’ancienneté. Il me semblait que jeme trouvais dans quelque musée d’antiquité,de choses préhistoriques, dont je ne pouvaisdiscerner l’origine.

Des idées multiples traversaient mon cer-veau : l’homme lui-même me paraissaitpresque fossile, son teint était mat, comme sila vie n’eût pas couru sous l’épiderme, et jeme rappelle la bizarre impression que j’avaisd’abord ressentie à la vue de son vêtement

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dont les plis, raides et durs, figuraient le man-teau des statues de cathédrale.

Tout cela me causait une émotion profonde,une sorte d’angoisse, et sans doute cette dis-position maladive apparut sur ma physiono-mie, car mon docteur, s’approchant vivementde moi, me dit :

« Vous souffrez encore !…

— Je ne sais… et pourtant oui, je suis trèstroublé…

— Attendez ! » dit le docteur.

Il alla vers le fond de la pièce où était ap-pendu un cadre rappelant jusqu’à un certainpoint le tableau des sonneries électriques dansun hôtel, il pressa un bouton et soudain la lu-mière se modifia : les vitres – je ne puis lesqualifier autrement – changèrent de teinte,s’irisèrent, s’opalisèrent et un rayonnement in-finiment doux s’en dégagea, qui m’enveloppa,me pénétra si agréablement que l’équilibre sefit en moi…

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Alors M. Durand, puisque tel était son nom,alla de nouveau au tableau et mit le doigt surun autre bouton.

Il se passa quelques minutes pendant les-quelles, vraiment, je me complus dans un bien-être qui me ravissait. Puis un des panneauxs’ouvrit et je vis un être qui me parut gigan-tesque, un oiseau à tête énorme de gypaète,qui, les ailes étendues, maintenait à la hauteurd’un palier extérieur une sorte de panier faitd’une matière grisâtre.

M. Durand me prit par la main et meconduisit jusqu’à cette ouverture. Il ouvrit lepanier, sur le côté, et m’y fit entrer. Il s’y intro-duisit après moi. L’oiseau restait presque im-mobile, étendant au-dessus de nos têtes sesailes immenses qu’agitait seulement un trèsdoux mouvement destiné sans doute à assurerson équilibre dans l’espace.

Je renonçais à raisonner, à discuter.

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M. Durand lança un mot que je ne comprispas, puis claqua de la langue. L’oiseau se mit àglisser dans l’air, nous emportant…

Je regardai : nous nous trouvions à unehauteur d’une centaine de mètres, du moins cefut mon calcul, basé sur mes anciennes ascen-sions à la tour Eiffel ! – à combien de centainesde lieues ! – Je me penchai sur le bord du pa-nier et je vis au-dessous de moi de grands bâ-timents, séparés les uns des autres, dans les-quels – et autour desquels – des hommes s’agi-taient : puis une tache sombre qui me parutune nappe d’eau.

Mais notre marche était si rapide que letemps me manquait pour un attentif examen :cependant je vis encore que l’espace où l’oi-seau évoluait était borné de tous les côtés pardes roches noires, s’élevant en certains pointsà des hauteurs prodigieuses et fermant com-plètement l’horizon.

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Cela me parut avoir environ la grandeur dela principauté de Monaco.

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Je fus arraché à ces rapides calculs par l’ar-rivée de l’oiseau qui venait de déposer le pa-

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Et M. Durand étant le premier sorti de lanacelle, nous primes pied sur le palier et arri-vâmes devant ladite porte.

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nier, la nacelle, sur un nouveau palier, formépar une large saillie du roc, et je vis devant moiune large porte sur laquelle étaient écrits cesmots, en capitales :

GRAND CHATELET

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CHAPITRE V

C’ÉTAIT à n’en pas douter une grotte im-mense, dont l’entrée mesurait six ou huitmètres de haut, ouvrant sur une large salle quiservait de vestibule.

Si peu précises que fussent mes connais-sances minéralogiques, il était évident pourmoi que la matière dans laquelle cette caverneétait creusée appartenait à la famille des ba-saltes, masses noires dont j’avais rencontréd’étonnants spécimens en mes voyages, au capFairhead en Irlande (la chaussée des Géants)ou encore à la grotte de Fingal à l’Ouest del’Écosse.

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La voûte du vestibule était soutenue par dehautes colonnes dont l’aspect était vraimentmonumental.

La lumière du jour éclairait à plein les mursdont la sombre coloration n’avait rien de si-nistre, car sur la surface des murailles des ara-besques prismatiques avaient été creusées quis’éclairaient de jeux de lumière originaux etd’un aspect agréable.

À l’apparition de M. Durand, un homme,qui était assis dans un fauteuil de pierrepresque blanche, s’était levé et était venu ànous avec les signes d’un évident respect.

Mon conducteur lui dit quelques mots àl’oreille et aussitôt il ouvrit une porte dans lefond du vestibule et disparut.

Le costume de ce gardien, huissier, servi-teur quelconque, à ce que je comprenais, était,comme celui du docteur, raide et d’apparencepresque métallique ; seulement, au lieu de luitomber à long plis le long du corps, il était ajus-

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té en forme de pourpoint, avec, à la taille, uneceinture couleur d’or.

Il portait en tête un chaperon de formemoyenâgeuse et ses jambes disparaissaientdans de hautes bottes.

Je préférais ne plus questionner monguide : je devinais que, chaque minute m’ap-portant une surprise nouvelle, je ne pouvaisque me perdre en interrogations de détail, as-sez sottes en soi, et que, pour obtenir quelquesclartés, il valait mieux pour moi grouper uncertain nombre de faits sur lesquels je pourraisplus utilement exercer les facultés de mon in-telligence.

D’ailleurs, depuis quelques instants, le doc-teur Durand semblait soucieux et j’avais re-marqué qu’à certains moments il jetait sur moides regards où perçait je ne sais quelle pitié.

La porte du fond se rouvrit.

Le gardien salua M. Durand et du geste l’in-vita à le suivre.

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« Veuillez m’attendre ici quelques instants,me dit-il. Je vous enverrai quérir avant qu’ilsoit longtemps. »

Puis, se reprenant :

« En mieux réfléchissant, dit-il, il est préfé-rable que vous m’attendiez à l’intérieur. Ber-nard, ajouta-t-il en s’adressant au gardien,conduisez monsieur dans la salle Denis Pa-pin… »

Et sans attendre ma réponse, il me quitta,tandis que M. Bernard, ouvrant une autre portelatérale, – ces portes semblaient faites defeuilles d’ardoise, – m’introduisit dans une pe-tite pièce, éclairée à l’électricité.

J’emploie ce mot d’électricité parce qu’il ré-pond exactement à l’impression première quis’imposa à moi, tant la lumière qui m’envelop-pait était blanche et nette.

De plus, les appareils ressemblant à s’y mé-prendre à des ampoules, sauf cependant quela lumière, au lieu d’être produite par un fi-

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lament intérieur, émanait – du moins, autantqu’une observation rapide me le suggérait – detoute la surface d’une petite sphère, – de verre,de métal, je n’en savais encore rien, – maisdont toutes les parties paraissaient animéesd’un mouvement incessant et si rapide qu’à lesfixer on était ébloui. Ces sphères étaient enve-loppées d’un treillis très fin, comme une den-telle ou une toile métallique d’argent.

En même temps, détail très curieux, il mesemblait entendre une sorte sifflement, trèssubtil, venant de loin, de très loin, et de plus,étouffé.

Mais je n’avais pas le loisir de m’arrêter à delongues observations, tant les objets qui m’en-touraient sollicitaient mon attention.

Sur un socle qui me parut en porphyre étaitposé un buste, assez mal exécuté, et qui ce-pendant avait une extraordinaire allure de vie :c’était un portrait de vieillard, à traits creux etcomme rabougris.

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Au bas, sur une plaque noire – d’anthraciteou de pyrite – un nom : Denis Papin.

Tout à l’heure, quand ce nom avait été pro-noncé par le docteur Durand, j’avais cru avoirmal entendu.

Maintenant, je ne pouvais plus douter :cette salle portait bien le nom du fameux in-venteur de la marmite autoclave, du premiermetteur en œuvre de la vapeur. Commentétait-il célébré, honoré dans cette partie dumonde, en ce lieu bizarre et mystérieux ?

Du reste, mes hésitations, s’il m’en restait,devaient être bien vite dissipées : car j’avaisdevant moi, sur une sorte d’étagère taillée dansle basalte, un modèle de la fameuse marmite…non pas en fonte, mais en pierre…

Elle était brisée, comme éclatée, et la sou-pape ne subsistait plus que par un débris àpeine reconnaissable.

Aussi je voyais, sur des papiers jaunis,comme calcinés par le temps, des dessins

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presque effacés, mais qui avaient été évidem-ment des croquis de machines…

Poursuivant mon examen, je découvris en-core d’autres dessins : ceux-là ne répondaientà aucune des notions que je pouvais posséder.C’étaient des séries d’instruments ayant formede trompettes, de porte-voix, ou encore deharpes, de violes, de rebecs ; et j’aurais cru vo-lontiers à une collection de modèles rassem-blés par quelque musicien amateur, si à ces ou-tils de bruit ne s’étaient trouvés liés, par des le-viers et des bielles, de grandes roues dentéesdont le mouvement était figuré par des flèchescourbes.

Quel rapport peut exister entre un appareilmusical et un engin à propager le mouve-ment ?...

Tant d’idées, tant d’hypothèses me traver-saient la cervelle que je ne pouvais en arrêteraucune, et finalement j’étais tombé en arrêt de-vant un dessin plus grand que les autres, et re-

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présentant une espèce de barque au-dessus delaquelle s’échappaient, d’un tuyau, des floconsde fumée, tandis que des rames plongeaientdans l’eau…

Je me souvins alors que le pauvre Papinavait tenté – il y avait plus de deux cents ans –des expériences de navigation par la vapeur,que son bateau d’essai avait été mis en piècespar la foule ignorante… et qu’il était mortdésespéré.

Au fait, où était-il mort ?… à quelle date ?je l’ignorais.

Comme je cherchais à rappeler mes sou-venirs, la porte s’ouvrit et le docteur Durand,avec une expression d’angoisse qui me frappa,m’appela d’un signe en me disant :

« Venez, monsieur, la Grand’Chambre,avant de statuer sur votre sort, consent à vousentendre… »

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Il avait prononcé ces mots d’un ton si triste,si lugubre même, que, sans savoir pourquoi, jeme pris à frissonner.

Cependant les soins que le docteur m’avaitprodigués, ma situation d’être malheureux etinoffensif, tout devait me convaincre que jen’avais rien à redouter. Je suivis le docteur :nous traversâmes un long couloir, éclairé, luiaussi, par les étranges ampoules, et finalementje me trouvai dans une vaste pièce où, autourd’une table en fer à cheval siégeaient cinqjuges, tandis qu’à une table séparée se tenaitdebout un autre magistrat.

Les cinq juges – comment, d’après leur ap-parence, ne leur aurais-je pas donné ce titre ? –étaient, par une singulière fantaisie de recons-titution historique, costumés à la mode dutemps de Louis XIV, drapés dans des robesrouges bordées d’hermine, tandis que leurstêtes étaient enfoncées dans d’énormes per-ruques… Et soudain, je me souvins avoir vuexactement les mêmes hommes, les mêmes

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costumes, dans une illustration en couleurs quireprésentait une scène de la Chambre ardente,sous le Grand Roi, lors du fameux procès de laVoisin et de la Filastre, les célèbres empoison-neuses, dont le lieutenant de police La Reyniefut l’accusateur et le juge instructeur.

Ici la lumière était moins vive, plus terne, etle sifflement que j’avais déjà perçu dans l’autrepièce, toujours très doux, était grave, commeattristé.

L’impression totale était pénible.

Cependant je savais n’avoir commis nicrime ni délit : je m’efforçai donc de résister àl’émotion qui me gagnait.

Le docteur Durand se tenait auprès de moi :et je l’entendis murmurer ce mot qui n’était paspour me rassurer :

« Courage, monsieur, courage !… »

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Quelles épreuves avais-je donc à traverser,qu’il fallait tant de vaillance pour les suppor-ter ?

J’ai dit que les cinq juges étaient vêtus derouge : le sixième qui était debout portait unerobe noire.

Malgré mon inquiétude qui se faisait trèsréelle, je remarquai encore que tous ces vê-tements étaient raides, et que l’étoffe dont ilsétaient faits m’était tout à fait inconnue.

Singulière préoccupation d’ailleurs et quime préparait mal à la scène plus qu’extraordi-naire qui allait se passer.

Le président – j’appelle ainsi celui qui se te-nait au milieu – leva les yeux sur moi, puiscommença à m’interroger :

« Vous jurez, de dire la vérité, toute la véri-té…

— Je le jure… seulement je voudraisd’abord…

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— Quels sont vos noms, prénoms, qualité,profession…

— Alcide Trémalet, rentier, sans professiondéterminée…

— Où êtes-vous né ?

— À Paris…

— Paris… en France ?… »

Je faillis rire : mais l’air grave me rappela ausérieux de la situation :

« En France, répliquai-je. Je ne sache pasqu’il y en eût un autre…

— La parole est à l’Accusateur, » reprit leprésident en se tournant vers le magistrat noir.

L’Accusateur ! voilà qui devenait un peufort !...

Je me tournai vers le Dr Durand pour en ap-peler dès maintenant à lui, comme témoin dema parfaite innocence.

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Il avait laissé tomber sa tête dans ses mainset son visage m’était caché.

« Messieurs de la Grand’Chambre, com-mença le personnage qu’on désignait souscette appellation terrible, – l’Accusateur, – il ya cent vingt ans que vos pères ont été appelésà prononcer un jugement dans un cas absolu-ment identique à celui qui aujourd’hui se posedevant vous…

« Il y a cent vingt ans, à la suite d’un ac-cident extraordinaire et sur la nature duquelnous n’avons jamais pu connaître exactementla vérité, un homme, un Français, tomba del’espace, du ciel, des nuées dans notre État.

« Il prétendit – nos archives en font foi –qu’il s’était élevé dans les airs, à l’aide d’unemachine gonflée d’air qui affirmait-il, sous l’im-pulsion du vent, avait été entraînée à traversles atmosphères ; que ladite machine avaitéclaté et que lui-même avait été projeté d’unehauteur prodigieuse vers la terre…

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« Je vous rappelle succinctement à quellecirconstance il avait dû son salut ; à cetteépoque, nos aïeux se livraient aux premièresexpériences du parason, et des treillis d’une fi-nesse et d’une résistance remarquables avaientété tendus au-dessus de notre ville, qui n’étaitencore, vous ne l’ignorez pas, qu’un simplebourg.

« Les mailles du parason avaient amorti lachute de cet inconnu.

« Il fut amené devant vous, après avoir reçules soins que nécessitait son état, et il fut inter-rogé.

« Nous possédons le procès-verbal de cettemémorable séance, dans laquelle ceux dontaujourd’hui vous occupez les sièges décidèrentque le salut de l’État, supérieur à toute autreconsidération, exigeait la mort de l’hommequ’un fâcheux hasard jetait parmi nous…

« Je dois vous rappeler les arguments quidictèrent cette décision.

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« À la suite des terribles événements quichassèrent nos ancêtres de leur patrie, alorsqu’ils durent fuir devant les pires persécutions,après la catastrophe cosmique qui les a enfer-més dans l’enceinte basaltique où nous vivonsencore aujourd’hui, il fallut presque un sièclepour que le groupe alors peu nombreux qu’ilsformaient, conquît – au prix de quels effortset de quels travaux – la tranquillité, le bien-être auxquels ils avaient droit et dont la pre-mière condition était l’isolement qu’ils avaientvaillamment accepté et qui était le gage de leursécurité présente et à venir.

« Nos pères avaient juré que jamais des re-lations ne s’établiraient entre eux et leshommes qui les avaient tant abreuvés d’amer-tume et de douleur.

« Ce qu’ils voulaient, ce qu’ils réclamaient,c’était l’oubli.

« Résignés à ignorer les hommes, ils préten-daient rester ignorés d’eux.

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« Et voici qu’un représentant de la race despersécuteurs venait tout à coup parmi eux : ilsurprenait, malgré lui, disait-il, – mais qui nousgarantissait sa sincérité ? – le secret de notreexistence !

« Qui nous prouvait qu’il n’était pas unémissaire envoyé par nos anciens proscrip-teurs ?

« Qui nous assurait que, si nous épargnionssa vie, il ne possédait pas lui-même quelquemoyen inconnu de s’évader de notre enceinteen reprenant, par exemple, le chemin des airs ?

« Alors il retournerait dans son pays parmiles hommes… il nous trahirait et nous dénon-cerait et nous qui avons renoncé à tout pourconserver notre indépendance, qui avonsconsenti tous les sacrifices pour nous créer uneexistence heureuse et à l’abri de tout péril,nous verrions les hommes cruels et ignorants,envahir notre abri, amener des machines deguerre pour ouvrir des brèches dans nos ro-

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chers, s’emparer de nos enfants, de nosfemmes… comme autrefois !…

« Non, nous nous devions à nous-mêmes,nous devions protéger notre peuple en éloi-gnant même la possibilité d’une semblable ca-tastrophe...

« Voilà, messieurs de la Grand’Chambre, ceque dit l’homme qui occupait mon siège à ceuxqui se tenaient sur les vôtres…

« Et vos pères, messieurs, n’hésitèrent pas.

« Ils se souvinrent de la belle maxime ro-maine : que le salut du peuple soit la premièreloi…

« Et l’inconnu – dont il est inutile de rap-peler ici le nom – fut condamné à la peine demort.

« Certes, l’exécution de cette sentence futpour notre République un véritable deuil, maisà peine si quelques protestations s’élevèrent.

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« Et ce fut – on s’en souvient encore aprèscent vingt années – la première applicationscientifique et décisive de la Phonothanatose,et jusqu’ici la seule… »

Ici le personnage noir agita ses bras au-des-sus de sa tête :

« Mais, dans cent ans peut-être, le magis-trat qui tiendra ma place devra, devant vossuccesseurs, rappeler un second exemple devotre justice…

« Il dira que, une deuxième fois, le salut dela République exigea de vous une sentence ter-rible, mais inévitable…

« Quelles que soient les explications quepeut donner cet homme, elles ne peuvent pré-valoir contre le fait : il s’est introduit dans notreÉtat sans notre consentement. Venait-il nousépier, nous espionner ? C’est un secret qui res-tera entre lui et sa conscience...

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« Mais ce qui est hors de tout doute, c’estque dès maintenant il est maître de notre

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sort… nous ne devons tenir compte ni des pro-testations de bonne loi dont il sera certaine-ment prodigue, ni des engagements qu’il nemanquera pas de prendre de ne point s’évaderd’ici et de ne jamais révéler notre existence…

« Je dis qu’il ne peut nous offrir aucune ga-rantie réelle, indubitable ; que son existenceest une menace toujours suspendue sur la cité

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guère. – et que nos poètes, en leur presciencede l’avenir, ont dénommée… Mystère-Ville !…

« Oui, nous habitons Mystère-Ville, et ilfaut qu’à jamais le mystère continue à nous en-velopper…

« Je conclus : cet homme est ou sera un en-nemi public.

« Je requiers contre lui la peine de la Pho-nothanatose. »

*** ***

J’avais écouté ce furieux réquisitoire, lesyeux grands ouverts, le visage hagard. Que si-gnifiait tout cela ? Qu’étaient ces allusions à unpassé que j’ignorais ; à des persécutions dont,bien certainement, je n’avais été ni l’auteur nile complice ?…

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que nous avons appelée Paris, – en souvenir dela vieille capitale d’où on nous a chassés na-

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trise !... Pourquoi requérir contre moi je ne saisquelle peine à nom baroque qui, sous ses syl-labes hypocrites, cachait la mort, peut-êtrehorrible et torturante…

Et j’éprouvai une telle secousse qu’en unélan de rage, je m’écriai :

« Vous êtes le dernier des imbéciles ou leplus féroce des bourreaux ! »

L’Accusateur ne bougea pas, comme si cetteapostrophe n’eût pas frappé son oreille.

Le président se pencha vers ses assesseurs,échangea quelques mots à voix basse, puis,s’adressant enfin à moi :

« Avez-vous, me dit-il, quelques observa-tions à présenter ?

— Quelques observations ! m’écriai-je. Bienplus que cela ! J’ai à déclarer que tous les rai-sonnements de cet homme sont monstrueux,plus qu’inhumains, indigne d’un être sensé !

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Coupable ? Moi ! De quel méfait ?… Pour-quoi ces soupçons d’espionnage et de traî-

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— Expliquez-vous avec calme », reprit leprésident.

En même temps, mon introducteur, le doc-teur Durand, me tirait par mes vêtements, évi-demment pour m’inviter charitablement à lamodération :

« Soit, dis-je. Je vais tâcher de refréner monindignation… mais n’est-il pas odieux que leseul fait d’être malheureux, d’être séparé de sapatrie et des siens, constitue à vos yeux uncrime digne du dernier châtiment ?... »

Et, m’élevant à la plus haute éloquence,– on me pardonnera ce léger mouvement devanité. – je fis ressortir toute l’inhumanité dece réquisitoire auquel manquait la base pre-mière, c’est-à-dire une criminalité réelle.

Je fis, en parfaite franchise, le récit de materrible aventure.

Je dis mon séjour dans la campagne chi-noise, la soudaineté de l’attaque dirigée contrema vie, la logique de ma fuite et en même

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temps l’inconscience où m’avait jeté une ter-reur bien naturelle.

Savais-je même dans quelle directionm’avait entraîné une course effrénée ? Étais-jemême responsable de mon état pathologique,provoqué par une cause tout indépendante dema volonté ?

Et puis, enfin !… j’étais arrivé, sans savoirni pourquoi ni comment, dans une sorte de dé-filé sans issue… j’insistai sur ce point, sans is-sue !…

Qu’on m’eût laissé livré à moi-même, et ilest certain que je n’eusse pas escaladé un rocparfaitement inaccessible…

Qui m’avait hissé au sommet de cette mu-raille immesurable ?…

Ce serpent, ce monstre qui m’avait hap-pé !… d’où venait-il, sinon de chez ceux qui,aujourd’hui, s’érigeaient en juges et préten-daient me punir – de quoi ? d’avoir été la vic-

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time d’un des animaux immondes qu’ils au-raient dû détruire…

À cette partie de mon raisonnement, dontla logique me donnait toute satisfaction, il mesembla voir passer un sourire sur les lèvres dutribunal.

J’en augurai quelque succès, et je continuaiavec plus de force :

« Donc, j’établis de la façon la plus péremp-toire que je ne suis pas venu ici de mon pleingré, et que ce sont ceux-là mêmes qui m’ontamené dans leur pays, par l’intermédiaire d’unmonstre hideux, ce sont ceux-là qui me re-prochent d’y être… Est-ce sensé. Est-ce équi-table ?

« Non, messieurs, continuai-je avec un élannouveau : non, vous ne frapperez pas un inno-cent… et d’ailleurs, que valent les odieux soup-çons en lesquels vous vous complaisez ?

« Que craigniez-vous de moi ? Que je voustrahisse.

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« Comment et pourquoi ?

« Comment ? Vous êtes entourés de mu-railles inaccessibles et toute évasion m’a déjàparu impossible…

« Mais pourquoi m’évaderais-je ? Est-ceque j’y songe ? Je suis curieux, il est vrai, ex-trêmement curieux, et, après avoir parcouru lemonde et n’y avoir rien trouvé que de banalet de ressassé, j’ai le bonheur d’arriver enfindans une région où tout me paraît nouveau,stupéfiant et inexplicable… et je songerais àretourner dans le monde des accoutumancesfatigantes que j’ai quitté de mon plein gré… Al-lons donc !… Vous me connaissez mal.

« Vous trahir ? Attirer sur vous l’attentiondu monde ? Pourquoi le ferais-je ? En admet-tant même que je pusse commettre une bas-sesse, à quoi me servirait-elle ? Quel bénéficeen retirerais-je ?…

« Et d’ailleurs, messieurs, il n’appartientqu’à vous de me lier à jamais par la reconnais-

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sance… enchaînez-moi par votre générosité etvos bienfaits, et je resterai jusqu’à la mort au-près de vous… dont je ne demande qu’à êtrele très humble et très dévoué serviteur. Signé :ALCIDE TRÉMALET. »

Et je prononçai ces derniers mots d’un tonassez léger, tant, en m’écoutant parler moi-même, je m’étais convaincu de la bonté de macause…

Alors, l’Accusateur se leva et dit :

« Ouï la cause et ouï l’accusé, je persiste enmes réquisitions auxquelles plaise au tribunalde faire droit… »

Sur l’injonction de cet homme, – qui évi-demment manquait à la fois de cœur et de rai-son, – le tribunal sembla délibérer et j’entendis,comme à travers un brouillard, comme dans uncauchemar, l’arrêt qui me condamnait…

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Poussant un cri désespéré, je m’affalai dansles bras du docteur Durand.

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À la Phonothanatose !…

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CHAPITRE VI

DANS Phonothanatose, il y a phonô, quiveut dire son, voix, musique, et thanatos, qui si-gnifie mort…

Ce dernier mot est parfaitement clair. Maisle premier me laissait songeur.

Quelle pouvait bien être entre les deux larelation exacte ?

J’avais été reconduit par mon docteur dansla salle Denis-Papin et, là, remis aux mains del’huissier qui nous avait reçus à notre arrivée.

Celui-là m’avait fait repasser par le vesti-bule, au moment où une voix criait :

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« Faites avancer le vautour de M. le pré-sident… »

Et j’avais vu mon horrible juge monter dansun panier à peu près semblable à celui quim’avait amené, et disparaître dans les airs, em-porté par un gypaète énorme ; puis un condorétait venu, portant une nacelle plus grande,une espèce d’omnibus, où les autres jugesavaient pris place…

Moi, je restais seul avec le gardien Bernardqui m’introduisait dans une sorte de cellulesombre et sinistre où, avant que je pusse l’in-terroger, il m’abandonnait en refermant der-rière lui avec fracas une porte très lourde et quime séparait du monde vivant.

J’étais à bout de forces et je mourais littéra-lement de faim.

Dans un accès de rage, je me ruai contrecette porte comme si j’avais pu l’ébranler,criant, hurlant, me répandant en injures contremes bourreaux.

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La porte se rouvrit, et le docteur Durand re-parut.

Le gardien l’accompagnait, porteur de di-vers flacons à grosse panse et munis d’un longet mince goulot, que fermait un robinet.

L’idée me traversa le cerveau que c’étaientlà des instruments de torture et que j’allais êtresoumis à d’intolérables supplices… eh oui !comme en infligeaient, en des temps anciens,les juges des Grand’Chambres aux malheureuxqu’ils voulaient contraindre, même innocents,à l’aveu de leurs crimes.

Bernard apporta une table et y disposa lesflacons bizarres.

Puis, sur un signe, il s’en alla, et encoreune fois je me trouvai seul avec le docteur. Ilavait tourné un bouton sur la muraille et uneampoule s’était allumée, avec un bruit si aiguque j’avais craint d’en avoir le tympan brisé.Mais bien vite il avait réglé sans doute l’échap-pement du gaz, – était-ce du gaz ? – et le son

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s’était apaisé jusqu’à ne plus être qu’à peineperceptible.

« Vous avez appelé ? me demanda-t-il.

— J’ai faim, lui dis-je.

— Je le supposais bien, répondit-il. Aussivous ai-je fait préparer rapidement un repasdes plus réconfortants… car, je ne puis vousle dissimuler, vous aurez besoin de toute votreénergie. »

J’ouvris la bouche pour protester encore,pour interroger.

« Ne songez pas à ce qui doit arriver, fitmaître Durand. Mangez d’abord…

— Manger quoi ? fis-je en désignant latable. Point n’ai l’habitude de me nourrir depierre ou de métal…

— Voici le menu, dit gravement maître Du-rand. Bœuf en daube avec carottes, salsifis aujus de veau, fromage de Pont-L’Évêque…

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— Hein !… quelle est cette plaisanterie… etoù sont les mets ! Croyez-vous qu’il suffise deleurs noms pour satisfaire mon estomac… ?

— Je n’ai pas eu le temps de vous consultersur le vin que vous préférez. Vous trouverez làun excellent Île-de-France…

— Assez ! m’écriai-je. Suis-je donc tombéau milieu de fous féroces… et avant de metuer, prétend-on me rendre fou moi-même !…

— Là ! là ! ne vous emportez pas, fit maîtreDurand. Je regrette bien que l’arrêt renducontre vous par la Grand’Chambre et qui doitêtre exécuté dans deux heures…

— Quoi ! vous avez dit ?...

— J’ai dit que la peine à laquelle vous avezété condamné par le tribunal suprême vous se-ra appliquée dans cent vingt minutes…

— Mais cet arrêt est infâme, monstrueux…j’en appelle à vous qui m’avez soigné – du

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diable si je sais comment ! – Me tuer sans quej’aie commis aucun crime !…

— C’est révoltant, en effet, dit du ton le pluscalme cet excellent maître Durand. Mais quevoulez-vous ? Toute discussion serait inutile…Vous mourrez... injustement. Vous n’en mour-rez pas moins.

— Et je ne puis même pas appeler de cettesentence inique ?

— Ce n’est pas dans nos usages… ou plutôt,sachez-le, votre cas particulier est le seul quirelève de la Grand’Chambre … ne jugez pas denotre justice par cet exemple… nous avons aucontraire les tribunaux les plus équitables...

— Que m’importe l’équité des autres… sil’injustice de celui-là me coûte la vie… »

Maître Durand me frappa sur l’épaule d’ungeste paterne :

« Voyons ! à quoi bon vous exciter ainsi.Vous n’avez pas à me convaincre… je vous sais

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parfaitement innocent et j’appliquerai à l’arrêtqui vous frappe toutes les épithètes de blâmequ’il vous plaira de choisir… N’empêche quevous mourrez dans deux heures… que vousavez faim… et que le mieux est de faire en macompagnie, et avec le plus de gaieté possible,votre dernier repas… »

Ne pas oublier que je n’avais toujours de-vant moi que des espèces de fioles, cornues oualambics dont la physionomie n’avait rien deculinaire.

Mon ahurissement me coupait la parole –aussi peut-être la certitude d’un dénouementtrop prochain. Maître Durand reprit :

« Laissez-moi faire, ayez confiance en moi.À propos, mangez-vous du pain ?...

— Certes, quand je suis dans un pays hu-main… »

Il s’approcha de la table, examina les fioleset les groupa en nombres inégaux.

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« Ah ! voici le pain, fit-il. Peut-être vous pa-raîtra-t-il un peu rassis. On en mange peu cheznous et la fabrique centrale n’en prépare quedeux fois la semaine… »

J’avais renoncé à protester. Je regardaistout cela comme choses de cauchemar.

Mais, avec le plus parfait sang-froid dumonde, maître Durand prit sur la table un petittuyau flexible, garni au bout d’une… commentdirai-je cela ? d’un fume-cigare, genre ambre,et, délibérément, me le plaça, entre leslèvres…

Puis il l’adapta à l’une des fioles et tournaun petit robinet : et une délicieuse bouchée debœuf aux carottes s’épanouit dans ma bouche,il ferma le robinet, me mit aux lèvres un autrebout d’ambre, et je reçus l’impression gustatived’un pain très bon… un peu trop cuit peut-être.

L’illusion – car ce ne pouvait être qu’uneillusion – était telle que d’elles-mêmes mes mâ-choires accomplissaient les mouvements de la

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mastication. En vérité, je mangeais, je déglu-tinais, j’avalais ; et, l’instinct me venant tout àcoup, je portais alternativement à ma bouchela canule à bœuf et la canule à pain (aprèstout, canule, m’a appris Littré, signifie petit ro-seau) et je dégustais lentement, trouvant excel-lente cette viande de choix accommodée auxlégumes.

« Un coup de vin ! » fit maître Durand. Jefis le geste – non indiqué – de chercher unverre, mais complaisamment mon amphitryonme désigna un autre petit roseau que j’aspirai,et une sensation de vin dilata mon palaiscontre lequel, en gratitude, ma langue claqua.

Inutile de dire, n’est-ce pas ? que rien de so-lide ni de liquide n’avait touché mes papilles :l’impression physique était d’une sorte de gaz,de fluide, qui donnait la perception exacted’une ingurgitation réelle.

« C’est étonnant ! m’écriai-je en reprenantpassionnément le roseau à vin.

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« Pas si vite, fit maître Durand en souriant.Ce petit Île-de-France, qu’on appelle aussi Ar-genteuil, et que le vieux roi Henri IV prisaitfort, est quelquefois un peu perfide…

Mais enfin, m’écriai-je, je vous en supplie,maître Durand, dites-moi si je dors ou si jeveille… – tout ce que je vois, tout ce que j’en-tends, tout ce qui m’entoure a pour moi des ap-parences falotes, fantomatique... c’est à la foisgrotesque et tragique. Ayez pitié de mon cer-veau… et pour si peu de temps qu’il ait encoreà exercer ses facultés, ne le soumettez, pas à cetravail épuisant de questionner l’incompréhen-sible… Qu’est-ce que tout cela ? Suis-je vrai-ment sur terre ou dans quelque planète sublu-naire ?…

— Je veux bien vous fournir quelques expli-cations, dit-il, car votre émoi n’a rien qui mesurprenne. Promettez-moi tout au moins d’êtrecalme et de dîner en paix, pendant que je vousédifierai sur ce que vous désirez connaître…

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— Je vous promets de ne pas même vousinterrompre …

— D’ailleurs, voici de quoi vous occuper…(Il attira à lui une nouvelle cornue à laquelle iladapta un tuyau dégustateur…) Ceci est du ha-chis de gibier, lièvre et faisan… dont nous medirez des nouvelles…

— Quoi ! vous avez ici, en plein désert deGobi, des lièvres et des faisans ?…

— Vous m’avez promis de me laisser par-ler… Contentez-vous de jouir pour la dernièrefois des joies gastronomiques... et écoutez-moi… »

Ces mots, – pour la dernière fois, – en merappelant à la réalité, me conseillèrent le si-lence.

Et j’attaquai le pâté – imaginaire – que j’ar-rosai consciencieusement du vin d’Argenteuil –inexistant…

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Maître Durand s’était accolé contre le muret me parla ainsi :

« Puisque vous êtes Français, vous connais-sez l’histoire de votre pays, et vous n’ignorezpas que le 18 octobre 1685…

— Révocation de l’édit de Nantes ! criai-je,obéissant à un réflexe mnémotechnique.

— En effet, c’est à cette date que le roiLouis XIV chassa de France, par une pénible etcruelle erreur, les plus dévoués et les plus ac-tifs de ses sujets… mais ne récriminons pas. Lefait devait être rappelé puisqu’il est le point dedépart de notre histoire…

« Les habitants du Nouveau Paris où vousêtes – de Mystère-Ville – sont les descendantsd’un groupe de proscrits français, et particuliè-rement parisiens, chassés par une ordonnancequi confirma et aggrava pour eux l’acte définitifdont nous parlons.

« Ayant été élevé en France, vous vous rap-pelez mieux que nos érudits les circonstances

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douloureuses de cet exode. Car, d’après les ter-ribles événements qui nous ont conduits dansle désert où nous sommes, vous comprendrezque nos ancêtres n’aient pas pris tout d’abordle soin de noter les faits passés. Si bien quenous ignorons à peu près tout de la catastrophedont nous fûmes les victimes. Tout ce que noussavons d’une façon positive, c’est que vers l’an1700 et quelques, un groupe important de nosaïeux se trouvait en Allemagne, à Cassel ou àMarbourg, et que là vivait au milieu d’eux unhomme de génie, persécuté, malheureux, rui-né, et qui s’appelait Denis Papin.

— Le véritable inventeur de la vapeur !l’homme dont la pensée a transformé lemonde !

— Je ne sais à quelle transformation dumonde vous faites allusion, reprit maître Du-rand. Les idées de Denis Papin sont toujoursrestées fort obscures pour nous, et le rôle quevous semblez attribuer à la vapeur ne nous estpas compréhensible.

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— Cependant j’ai vu dans la salle qui porteson nom l’esquisse du bateau à rames dont laconception est géniale.

— Vous avez promis de ne pas m’inter-rompre, reprit le docteur. Vous oubliez quel’heure passe et qu’approche le moment…

— De la Phonothanotose ! fis-je d’un tonironique. En effet, je vous remercie de m’avoirrappelé ce détail, continuez donc, je vous enprie. »

Le fait est que la réponse de maître Durandavait refroidi ma curiosité. Mais lui, sansprendre garde à mon impatience :

« J’ai nommé Denis Papin, continua-t-il. Ceque nous savons exactement de lui, c’est qu’ilavait en effet tenté de réaliser un problème in-téressant, la navigation par la force de l’eauchaude : proscrit comme nous et avec nous, ilavait construit un bateau, dont il avait fait l’es-sai sur un fleuve allemand et que des bateliersavaient mis en pièces.

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« Depuis cette époque, il avait vécu dans lamisère, désespéré, à demi fou. Ce fut alors qu’ilrencontra un groupe de Français qui, avantréuni toutes leurs ressources, rêvaient de quit-ter l’Europe inhospitalière et d’aller chercherfortune en quelque pays inexploré…

« Ceci se passait dans les premières annéesdu XVIIIe siècle.

« Il paraît que, associant les derniers débrisde leur ancienne fortune, nos pères fournirentà Denis Papin les moyens de tenter à nouveaula construction de son navire, que l’œuvre futréalisée en un port d’Europe, dont nous igno-rons d’ailleurs le nom et qui devait se trouveren Angleterre, et sur ce navire s’embarquèrentavec lui… combien de proscrits ? nous n’avonsjamais pu en savoir exactement le nombre.

Quelles furent les péripéties de cette navi-gation ? Sur quels flots le navire mystérieuxfut-il ballotté ? Nos archives sont muettes à cetégard.

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« Nous en sommes réduits à conserver surces faits qui remontent à près de deux siècles,des traditions auxquelles manque toute pré-cision : évidemment le navire de Denis Papindevint le jouet des vagues et de la tempête,contourna l’Afrique, alla à l’aventure dansl’océan Indien. Finalement il se brisa sur lescôtes de l’Inde orientale.

« Alors commença à travers des peuples fa-natiques un pèlerinage de douleur et de fa-tigues sans nom. Nos malheureux aïeux, quifuyaient la persécution, la retrouvèrent plus ar-

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dente et plus féroce encore parmi les hordeslunatiques des adorateurs de Siva… Des nomssont restés dans notre mémoire, avec des sur-sauts d’épouvante : le Pendjab, Lahore, Srina-gar, Kashmir, le col de Karakoroum… Là, ilsétaient parvenus à fonder une sorte de colonieet se voyaient à l’abri de tout nouveau péril.

« Il y eut alors un dernier massacre, unefuite éperdue à travers le désert, – évidemmententre le Turkestan et la Chine, – puis le cata-clysme final qui devait à jamais finir la destinéede nos pères.

« Quel fut ce bouleversement ? Les récitsincohérents qui nous sont parvenus, la tradi-tion orale qui s’est transmise de bouche enbouche nous ont permis de les attribuer à unesoudaine éruption volcanique…

« Nos pères et leurs compagnes – car c’étaitdepuis la côte indienne une véritable tribu quise perdait à travers le désert, un groupe defamilles dénuées de tout, marquées pour la

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mort – étaient ainsi parvenus dans des lieuxtout à fait inconnus où il n’y avait plus tracehumaine…

« Cette solitude même était une consola-tion, un soulagement ; car du moins les fugitifsn’entendaient plus retentir à leurs oreilles desclameurs de haine, n’étaient plus agités de tres-saillements d’épouvante ; c’était la marchevers la mort, mais sans lutte douloureusecontre des semblables, contre des êtres qui au-raient dû mériter le titre de frères et ne se ré-vélaient que bourreaux…

« Cependant, nul secours n’étant plus atten-du, les malheureux, dont toutes les provisionss’étaient épuisées, se résignaient à leur épou-vantable sort. Ils s’étaient groupés une der-nière fois pour échanger un suprême adieu,puis s’étaient couchés sur le sol, sachant quepeut-être la moitié d’entre eux ne se réveilleraitpas le lendemain…

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« Tout à coup, au milieu de la nuit, il y eutune effroyable convulsion. Le sol trembla, s’en-tr’ouvrit, vomissant des torrents de lave… Enmême temps, dans le ciel, des éclairs lividespréludaient au déchaînement de la foudre… Icinotre imagination peut se donner cours pourcréer, dans un tableau formidable, cette com-motion qui ébranlait la terre jusqu’en les ré-gions les plus profondes.

« Rien ne dut être plus sinistre que cettescène de désolation, dans laquelle se débat-taient des hommes à peine capables de ré-sistance et dont les privations avaient épuisél’énergie : et dans cette masse agonisante, il yavait des femmes et des enfants !

« Or, d’après ce que nous avons pu re-cueillir d’indications plus ou moins exactes surcette épouvantable convulsion de la nature, ilparaît évident qu’une sorte de volcan de laveavait fait soudainement éruption au milieu dudésert, et que, par un caprice des forcesaveugles de la matière, il s’était formé tout au-

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tour de l’endroit sur lequel avaient échoué nosaïeux une muraille basaltique, presque circu-laire, et qui les enfermait dans un espace com-plètement clos, barrière effrayante qui les sé-parait à jamais du genre humain.

« Combien avaient survécu à cette horriblecommotion ? il nous a été impossible d’établirà ce sujet une statistique quelconque : cesquelques groupes de survivants, relégués surun terrain fait de roches noires, ne formantqu’une seule masse dans laquelle il semblaitque nul outil ne pût mordre, durent éprouverde tels accès de désespoir que nous compre-nons aujourd’hui le serment de haine qui futalors proféré par les survivants contre leshommes qui les avaient réduits à cette ef-froyable extrémité. Dénués de toute ressource,sans provisions, sans instruments, ils étaientemmurés, sans espoir d’escalade ni d’évasion.Et cependant ils ne s’avouèrent pas vaincus.

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C’était une race forte et courageuse, repritM. Durand, dont nous nous honorons d’êtreles descendants, mais dont nous tenons aussinotre volonté d’isolement, notre résolution im-brisable de n’entrer plus jamais en relationsavec le reste du monde…

« Il y a près de deux siècles de cela : ilnous a fallu créer de toutes pièces une civilisa-tion nouvelle, inventer une mécanique, une in-dustrie, discerner dans les forces de la naturequelles étaient celles que nous pouvions utili-ser…

« Oh ! que furent lents nos progrès ! Dansnotre prison, aucune végétation sinon de misé-rables lichens, de rares fougères : pas d’eaux,pas de sources. Seul un lac de quelques toisess’était ouvert au milieu de ce terrain fait deschiste et d’ardoise, un gouffre sans fond, d’oùtoute vie animale était et semblait devoir êtreà jamais absente…

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« L’excès de notre malheur fut en mêmetemps notre salut : le ciel même, en semblantnotre ennemi, nous arracha à la mort, car c’estde l’espace que vinrent d’énormes oiseaux,vautours, condors, monstres de l’air, qui, ayantdeviné ces proies humaines, se ruèrent sur cesêtres épuisés pour les dévorer… Ce dut êtreune lutte atroce, pareille aux plus sinistres ba-tailles des temps barbares.

« Nos pères furent vainqueurs : non seule-ment ils tuèrent ces ennemis hideux, mais en-core ils s’emparèrent de quelques couples vi-vants… la chair des morts leur servit de nour-riture, et ils réduisirent les autres à l’état d’es-clavage… Vous avez vu vous-même que cesanimaux, apprivoisés, domptés, servent au-jourd’hui aux transports et que leur docilité n’apour égale que la précision et la douceur deleur service.

« J’ai cru devoir, conclut maître Durand,vous donner ces explications… Je regrette pro-fondément que l’arrêt prononcé contre vous

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m’empêche de vous mettre mieux au courantdes prodiges que nous avons réalisés…

« — Et je le regrette encore plus que vous !m’écriai-je. Car en tout ceci je ne vois rien quijustifie la cruauté dont ces hommes, nés de lamême race que moi et dans les veines de quicoule le même sang que le mien, usent contreun malheureux qui a été comme eux victime dela méchanceté d’autrui… et enfin, répondez àcette simple question ; est-ce de ma propre vo-lonté que je me suis, introduit chez vous ?

« — Non, j’en conviens. Et à ce sujet, jepuis encore vous donner ici un renseignement.Nous avons exploré l’enceinte qui, en nous em-prisonnant à jamais, nous préserve du contactet de la violence des humains… nous savonsque derrière les rochers qui nous enserrent, ilexiste quelques failles, des défilés qui peut-êtrecommuniquent avec l’extérieur par des cou-loirs souterrains que nous n’avons pu encoredécouvrir…

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« C’est sans doute par une de ces galeriesinconnues que vous avez pénétré dans la cre-vasse où vous étiez enfermé comme dans uncouloir sans issue...

« Or, de longue date, nous avons établi unservice de surveillance : le moindre bruit qui seproduit dans les failles des roches se commu-nique à nous – grâce à des procédés de grossis-sement du son que nous avons inventés – avecune rapidité et une précision parfaites...

« Donc nous avons su que quelque animal,un homme peut-être, rôdait dans notre en-ceinte intérieure ; nous avons alors déployénotre aspirateur pneumatique…

— Quoi ! ce corps d’une laideur repous-sante qui ressemblait à un serpent...

— N’était que le tuyau de notre machine as-piratoire, mue, comme toutes nos machines,par le son ; sa force est telle que dans un rayonde plus de quarante toises il attire il avale, ilhume tous les corps qui sont à sa portée…

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Vous ne pouviez lui échapper. Vous avez étésaisi, enlevé… Tout d’abord, vous étiez dansun état d’épuisement qui me fit craindre pourvotre vie… je vous enfermai dans la serre pho-tophonique de l’hôpital Saint-Martin qui estnotre salle de médication par la lumière, lamusique et le parfum, et vous êtes revenu àvous…

« Mon devoir était alors de vous conduiredevant la Grand’Chambre, ce que j’ai fait…J’espérais, je l’avoue, que nos grands jugesuseraient d’indulgence à votre égard. Il n’en arien été. Encore une fois, j’en suis navré, carvous m’êtes sympathique… »

Je l’interrompis par un rire amer :

« Que serait-ce donc si je ne vous étais passympathique ! Vos grands juges sont des bour-reaux !… »

Ici maître Durand leva le doigt :

« J’ai souvenance, dit-il, que, dans votremonde, les juges sont les conservateurs nés

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des antiques coutumes. Nos grands juges sontchargés de veiller, à la sécurité de notre co-lonie. Ils ont conservé le plus absolu respectpour les décisions de nos ancêtres… on vousl’a dit, il y a cent ans, un homme s’introduisitparmi nous et fut mis à mort. C’est le seul casde notre législation où ce châtiment – préser-vatif de notre indépendance – soit appliqué !…Je ne discute pas avec vous ce qu’il peut pré-senter de juste ou d’injuste… nos grands jugesn’ont fait que se conformer à des traditions sé-culaires…

— C’est-à-dire que je suis victime du plusodieux des fanatismes… soit !… Il est bon queje ne retourne pas parmi les hommes civiliséscar, sur mon honneur, je me hâterais de dé-noncer à l’indignation universelle ce repaire decannibales…

— Je ne puis nous faire un crime, interrom-pit mon excellent docteur, de vous jeter ainsien colère contre une coutume qui vous est évi-demment préjudiciable... Encore une fois, que

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n’ai-je le loisir de vous prouver que nous nesommes pas des cannibales ?… Pour ma part,je déplore cet entêtement dans des coutumessurannées… mais il me semble que, dans votrepays, tant qu’une loi n’est pas abrogée… »

Les raisonnements me touchaient peu. Sefigurait-il, d’aventure, que j’allais finir par ap-prouver l’iniquité qui m’allait coûter la vie ?…Mais une dernière curiosité me saisit :

« Du moins, daignerez-vous m’expliquer cequ’est la Phonothanatose ?

— Avec plaisir, reprit-il poliment. C’est,ainsi que nous l’indique l’origine hellénique dece mot composé, la mort par le son…

— Je ne comprends pas…

— Voici. En des circonstances que je nepuis vous exposer, faute de temps, nos pères,il y a de cela cent vingt ans, constatèrent quele son possédait une puissance étonnante dedésorganisation des atomes… Ne savez-vouspas, monsieur, que parfois, dans les cathé-

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drales, on a vu les vitraux se briser à telle notede l’orgue ?...

— Cela est vrai. J’ai même connu un vio-loniste qui, à l’émission de certaine note quin’était pourtant pas très forte, cassa les vitresd’une chambre…

— C’est bien cela. Nous avons beaucoupétudié le son, monsieur, et c’est de lui que noustirons la plupart des forces motrices dont nousavons besoin… Les vibrations ont été par nousréglées, canalisées en quelque sorte… le sonest la base de notre mécanique, de notre in-dustrie, même de notre thérapeutique… ses ef-fets physiologiques sont extraordinaires... et,ajouta-t-il en baissant la voix, ils sont parfoiséminemment meurtriers… Donc, je vous le ré-pète : la Phonothanatose, c’est l’exécution parle son. Mais vous allez vous-même être rensei-gné de première main… »

En effet, on entendait dans une pièce voi-sine des pas qui s’approchaient.

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La porte s’ouvrit, et je vis, au milieu desgrands juges qui venaient pour assister à l’exé-cution de la sentence… une jeune fille, déli-cieusement jolie, blonde, aux yeux d’une pure-té céleste, et qui tenait un instrument de mu-sique rappelant par sa forme la cithare antique.Elle était vêtue de blanc, comme d’une gainede marbre ou d’albâtre. On eût dit une exquisestatue grecque descendue de son socle : elleme rappelait je ne sais quelle nymphe allégo-rique des bosquets de Versailles… Et malgrémoi, j’admirais cette créature de rêve…

Elle jeta sur moi un regard attristé : lesgrands juges s’étaient installés sur des esca-beaux et m’entouraient : le docteur Durand seplaça à ma droite…

La jeune déité se tenait debout en face demoi, l’archet levé…

Je remarquai – et je crus bien que ce seraitla dernière observation de ma vie – que lesgrands juges et la jeune fille avaient la tête

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couverte d’une sorte de calotte, faite d’untreillis très fin, comme du filigrane d’argent, té-nu comme un réseau de cheveux et qui leurenveloppait hermétiquement le crâne et lesoreilles.

Maître Durand lui-même s’était affublé decette espèce de casque dont, je l’avoue, je necherchai pas à comprendre l’usage. J’avaisbien d’autres soucis : car maintenant je ne dou-tais pas que ma dernière minute ne fûtproche… et, bien que j’eusse peu saisi les ex-plications très vagues du processus de la Pho-nothanatose, je ne pouvais me défendre d’uneangoisse douloureuse dans l’attente de ses ef-fets…

La jeune musicienne ferma à demi les yeuxet, tenant la cithare sur son bras gauche lé-gèrement recourbé, elle posa l’archet sur lescordes…

Alors ce fut la plus suave des sensationsque j’eusse jamais ressenties : moi-même, in-

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soucieusement, j’avais laissé tomber mes pau-pières pour qu’aucune impression ne vint trou-bler l’enivrante jouissance qui délectait mesoreilles et pénétrait dans mon cerveau.

C’était un bien-être complet, avec une joied’art que nulle parole ne saurait exprimer : leson me semblait réaliser, par des combinaisonsharmoniques qui m’étaient inconnues, – et queje n’avais notées ni dans Beethoven, ni dansWagner, ni même dans la musique de Debus-sy, – l’évocation nouvelle d’harmonies jamaisentendues.

Et toutes ces notes étaient faites – commeje le savais – de vibrations qui se liaient, s’en-chaînaient, s’unifiaient, et, par des gradationsd’une science étonnante, développaient peu àpeu en moi une aptitude auditive que je ne meconnaissais pas…

D’un mot je me ferai bien comprendre :c’était d’une effrayante exquisité, en ce sensque peu à peu je sentais que tous les ressorts

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de mon être se tendaient de plus en plus, quele maximum de vie se réalisait en moi et quej’atteignais à la limite suprême de la délecta-tion humaine…

J’avais rouvert mes yeux et, devant moi,les êtres et les choses m’apparaissaient dansune irisation vaporeuse où passaient, tantôtlentes, tantôt fulgurantes, toutes les nuancesdu prisme, irradiation scintillante quim’éblouissait… Et je sentais que la mort allaitvenir : oui, cela est très singulier, mais monoreille attendait, appelait en quelque sorte lanote dont la vibration, adéquate à celle de meslobes cérébraux, en provoquerait la désorgani-sation en m’emportant dans le tourbillon dessphères mélodieuses.

Oui, c’en était fait de moi… je m’anéantis-sais… je me diluais en harmonie…

Quand tout à coup un bruit intense de cris,de clameurs, de heurts à la porte de ma prisondéchirèrent le voile d’euphonie dans lequel

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j’étais enveloppé… Ce fut un réveil subit,presque douloureux…

Et, la porte de ma prison s’étant ouvertesous un effort violent, je vis entrer à flots desenfants de huit à douze ans, frais et roses, etqui, se saisissant des grands juges, leur adres-saient des paroles véhémentes que mon ouïeencore lassée avait peine à saisir…

Et maître Durand, se penchant à monoreille, me dit :

« Cela devait arriver un jour… c’est la Ré-volution ! »

J’assistai alors à une scène bien curieuse, etje tiens à faire partager à ceux qui liront ceslignes l’émotion profonde qu’elle me causa.

Je ne sais trop comment nous étions re-venus dans la salle du tribunal où j’avais éténaguère jugé et condamné. Mais cette foisc’étaient les juges à robes rouges et à perruqueLouis XIV qui étaient au banc des accusés :c’était le procureur, l’accusateur qui était sur-

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veillé par le gardien Bernard et regardait au-tour de lui avec inquiétude.

Et au tribunal siégeaient une vingtaine dejeunes gens, je dirais plutôt d’enfants, vêtus deblouses et portant de grands cols blancs – uni-forme à peu près semblable à celui de nos éco-liers endimanchés.

L’un d’eux occupait le siège du président.Ce n’était certes pas le plus âgé, dix ou douzeans à peine, tandis que j’en remarquais d’autresqui devaient avoir quinze ou seize ans.

On entendait un grand brouhaha au de-hors ; j’ai su depuis que, dans un but qui vaêtre expliqué, les enfants des écoles s’étaientemparés de tous les condors et vautours de lacompagnie des transports et qu’ils s’étaient faitconvoyer – ou convoler – au Grand Châtelet.De là l’invasion inattendue de toute cette jeu-nesse, dont une bonne partie était restée de-hors sur la terrasse extérieure. Les oiseaux detransport avaient été gardés et, de cette fa-

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çon, toute communication était coupée entrela ville d’en bas et le Grand Châtelet où gron-dait, comme on va le voir, l’orage de la révolte.

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CHAPITRE VII.

QUAND je fus introduit, le président desjeunes, un beau garçon, au front haut, au re-gard franc, se leva et s’inclina devant moi.

Le geste était si inattendu, si peu en rapportavec les habitudes des juges, dans mon proprepays, que, surpris, je me retournai pour cher-cher derrière moi le mortel privilégié auquel ilpouvait s’adresser.

« Homme, dit alors le président d’une voixclaire et agréable, sachez que vous êtes libre etque, si vous en exprimez le désir, vous serezimmédiatement reconduit hors de cette en-ceinte, là où il vous plaira.

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« C’est donc à titre d’hôte temporaire, etnon d’accusé, que nous vous prions de ré-pondre à nos questions.

Les vieux juges s’agitaient, donnant dessignes non équivoques d’impatiente protesta-tion ; mais les groupes d’enfants chargés deleur surveillance les serraient de plus près etles forçaient à l’immobilité.

Pendant ce temps, avant recouvré monsang-froid, – quoique j’eusse encore dans lesoreilles un certain bourdonnement musical, –je m’expliquais très posément, racontant endes termes d’une courtoisie égale à celle quim’était témoignée les péripéties de mon aven-ture dernière : l’attaque nocturne des Chinois,ma fuite éperdue – et finalement ma pénétra-tion involontaire sur le territoire de la cité in-connue…

Le président m’avait écouté avec une par-faite attention.

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C’était chose vraiment originale que ce tri-bunal où ne se voyaient que des figuresfraîches et rosées. Quelques-uns de ces bam-bins avaient encore des faces de brebis et mecontemplaient avec de bons gros yeux ;d’autres, d’un air futé et quelque peu moqueur.

« Je ne puis donc admettre, dis-je en termi-nant, que je sois puni du pire des châtimentssans avoir commis aucun délit réel, et puisqu’ilm’est permis de protester contre l’inique arrêtqui m’a frappé, j’en appelle de toutes mesforces à la bonne foi et à la justice…

— Et vous avez raison ! » me dit le pré-sident.

Il se tourna alors vers le grand juge quiavait dirigé tout à l’heure les débats quis’étaient si mal terminés pour moi :

« Aïeul, lui dit-il, veuillez répondre à mesquestions… »

Mais celui-ci, interpellé, s’était redressé detoute sa hauteur, et relevant sur son avant-bras

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les manches de sa robe rouge, – dont, par pa-renthèse, la singulière étoffe se reployait à lafaçon des petits volets des meubles japonais, –il s’écria :

« Qu’est cela ? Et de quel droit des gaminsde votre espèce se permettent-ils d’intervenirdans la haute justice dont nous sommes lesdispensateurs ? Croyez-vous donc que nouspermettrons cette atteinte – à la fois insolenteet grotesque – à l’autorité dont nous sommesrevêtus… et redoutez la terrible fouettée quipunira votre ridicule incartade…

— Vous oubliez, interrompit le président,que tout châtiment corporel a été supprimé parla loi de l’an 163 ; de plus, je veux vous expli-quer, aïeul vénéré, de quel droit nous interve-nons et pourquoi nous sommes ici…

— Je suis curieux d’entendre vos argu-ments… cela nous fera toujours passer un bonmoment. »

Et les grands juges ricanèrent.

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Mais, très calme, le petit juge reprit :

« Vous n’ignorez pas la réforme profondeque notre grand Jean Martin 88… »

Ici, je dois ouvrir une parenthèse. On re-marquera que tous les habitants de ce paysportent des noms éminemment français, telsque Durand, Dupont, Martin, Bernard, Dupin,Meunier, Legros, Leblanc, Lebrun, etc., etc.preuve évidente de leur origine : et le nombrede ces appellations similaires était tel qu’ilsavaient dû les distinguer par des numéros, il yavait un Dupont 31 et un Duval 333.

Donc, le petit juge parlait :

« … la réforme que notre grand Jean Martin88 apporta dans notre système d’éducation.Jusqu’à lui, cette éducation était à la fois des-potique et mnémotechnique. Il imagina de larendre amicale et raisonnante.

« Je ne vous rappellerai pas les luttes qu’ilfallut soutenir contre les partisans des an-ciennes doctrines, contre les passionnés de la

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récitation, qui donnaient le prix à tel élève quiavait répété cinq cents mots d’affilée, sans encomprendre un seul, mais avec une précisionmécanique. Jean Martin 88 déclara dans sonprogramme – révolutionnaire – que désormaispas un mot ne devait être prononcé par l’enfantsans qu’il sût exactement, ce qu’il signifiait,sans qu’il pût redire sous une autre forme ex-plicative et claire, la phrase que lui suggérait samémoire…

« Ce fut toute une révolution : les maîtresqui jusque-là n’étaient que des pédagogues de-vinrent bientôt des éveilleurs d’âmes.

« Ce que l’on décorait des grands mots dephilosophie, de ludique, d’aristotélisme, decartésianisme, de platonisme, se transforma enune science unique, celle du bon sens et de lajustice…

« Et je vous rappelle la plus admirable inno-vation de ce père de nos consciences.

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« Il imagina d’ériger continuellement les en-fants en juges, leur posant régulièrement desproblèmes de bien et de mal, les appelant àdire leur opinion sur les faits grands et petits,sur les mérites ou les démérites de leurs cama-rades et d’eux-mêmes.

« Les exercices ridicules de la scolastique– dont nos pères conservaient malheureuse-ment les traditions – firent place à une sorte degymnastique d’équité…

« Souvenez-vous de cette admirable parolede Jean Martin 88 :

« — De même que l’enfant, ayant apprisavec les plus grandes difficultés à marcher, àlire, arrive peu à peu à exécuter ces diversactes sans y songer, par une action d’habitudequi n’est plus un effort, de même il faut qu’unegymnastique de morale, longuement et soi-gneusement exécutée, assouplisse les lobes deson cerveau à l’équité, que peu à peu ses fibrescérébrales acquièrent une telle accoutumance

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au bien que, plus tard, dans la vie, la réalisa-tion de la justice soit en quelque sorte indé-pendante de sa volonté, toute injustice provo-quant mécaniquement une résistance d’équité,tout acte blâmable amenant, comme par un dé-clanchement mécanique, la protestation et laréparation.

« Ainsi, disait encore Jean Martin 88, quela paupière se ferme, par une contraction invo-lontaire, dès qu’il y a menace pour l’intégritéde l’œil, de même la conscience, dès qu’il y amenace contre le bien et le juste, doit se hé-risser en quelque sorte, par un mouvement ré-flexe, pour lui faire obstacle et le repousser. »

« C’est d’après ces principes que, grâce auxefforts de la Ligue pour la spontanéité de la jus-tice, nous avons été élevés…

« Depuis plusieurs générations, l’effet decette éducation a été tel qu’aujourd’hui iln’existe plus chez nous de crimes ni de délits,que même les mesquines discussions de vani-

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té, d’intérêt, d’amour-propre mal entendu ontpresque totalement disparu…

« Les tribunaux de bataille ont été suppri-més ou tout au moins ne trouvent plus l’oc-casion de fonctionner : les juges de concilia-tion, les arbitres bénévoles suffisent à toutesles tâches, et vous savez que tout récemmentla loi a infligé un blâme officiel au juge qui neserait pas parvenu à concilier un litige. Aussil’organisation de la vie sociale et économiquea-t-elle revêtu dans notre pays une forme deconfiance et de solidarité mutuelles, qui bien-tôt touchera à la perfection…

« Peu à peu toutes les idées surannées,égoïstes – qui font de l’homme un loup pourl’homme – se sont effacées.

« Pourtant il reste encore ce que j’appelle-rais volontiers un sanctuaire du préjugé, de laroutine, comme un conservatoire de l’irraison-nement et de la barbarie ; je vous le dis hardi-ment, c’est la Grand’Chambre !…

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— Nous ne tolérerons pas, s’écria le grandjuge, cet outrage à une institution séculaire !

— Qui a justement le tort d’être presque bi-séculaire ! s’écria le petit juge. Les temps, lesméthodes, les hommes changent. Les institu-tions doivent changer aussi.

— Nous avons charge de la sécurité pu-blique…

— Vous en aviez charge lorsque le souvenirdes antiques persécutions montrait cette sécu-rité comme toujours menacée… alors la peurvoilait la justice… Aujourd’hui, l’éducation quenous avons reçue porte ses fruits, et quandnous, les enfants de vérité et d’équité, nousavons appris qu’en vertu d’anciennes cou-tumes la vie d’un innocent était en péril, uneforce supérieure à notre volonté, ce réflexe dubien que l’éducation de Jean Martin 88 a déve-loppé dans nos âmes, nous a contraints à em-pêcher une injustice...

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« Cet homme a-t-il commis quelque faute ?Non. A-t-il accompli volontairement un actequi nous soit préjudiciable ? Non. Loin de là, ilest malheureux, il souffre, et l’instinct de bon-té qui est en nous veut que nous lui soyons gé-néreux et hospitaliers… Donc, je le lui ai dit :il est libre ! nous n’avons pas plus le droit dele frapper que de le contraindre à rester parminous…

— Le salut de la République est la loi su-prême…

— Le mal et l’injustice n’ont jamais sauvéune cause, mais toujours l’ont perdue…

« À mon tour, j’en appelle aux enfants iciprésents, qui sont non point les conservateursdu passé, mais les ouvriers de l’avenir…

« Je leur adresse cette question :

« — L’homme ici présent est-il cou-pable ?… »

Et toutes les voix de crier à la fois :

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« Non ! non ! mille fois non !

— Donc, vous n’admettez pas qu’il soit châ-tié…

— Châtié ? De quoi ? Pourquoi ?… C’est in-juste ! nous ne pouvons l’admettre !...

— Aïeux, héritiers des rancunes et des co-lères de nos ancêtres, vous entendez ce quedisent vos fils… l’humanité nous a fait autre-fois du mal, les hommes d’aujourd’hui ne sontpas responsables des méfaits de leurs pères…Nous cassons et annulons l’arrêt rendu par laGrand’Chambre… Étranger, nous vous ten-dons loyalement la main. Si vous le voulez,vous serez des nôtres, en toute sécurité et entoute égalité… »

Je m’étais élancé vers le jeune président etje lui avais moi-même tendu mes deux mains ;les applaudissements éclatèrent.

En vain les vieux de la Grand’Chambre pro-testèrent, criant que tout était perdu, que les

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bases de la société étaient ébranlées et quel’écroulement serait épouvantable…

Mon jeune président – mon sauveur – quis’appelait Jean Lefèvre, m’avait entraîné horsde la salle du tribunal jusqu’à la terrasse exté-rieure où les écoliers qui attendaient le résul-tat de la délibération poussèrent en m’aperce-vant des cris de joie. Jamais, je dois le recon-naître, mon apparition n’avait provoqué un pa-reil enthousiasme ; si bien que je ne pouvaisme défendre d’un certain mouvement de vani-té et que je saluais gentiment de la main, telun souverain au milieu de ses sujets. Puis, tou-jours guidé par mon sauveur, j’étais arrivé aubord du balcon, qui dominait la ville…

À ce moment, une fanfare éclata, très vive,formée de notes qui se groupaient en unrythme singulier.

Maître Durand s’était approché de moi.

« Vous ne comprenez pas ? dit-il.

— De quoi voulez-vous parler ?…

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— Mais de ces sons que vous entendez…et qui sont un langage… Écoutez, ne percevez-vous ceci : Ta… ta ta ta… tata… ta… ta, ta, ta-ta !…

— Si vraiment…, lui répondis-je.

— Eh bien, c’est un alphabet phonétique…on annonce à toute la ville la déchéance de laGrand’Chambre…

— Mais c’est le principe de l’alphabetMorse !… criai-je…

— Je ne sais de quoi vous voulez parler…mais écoutez les modulations… le groupementdes notes de la gamme dans des combinaisonsinnombrables… C’est toute une langue… »

Je me souvins encore d’un vocabulaire mu-sical, inventé naguère chez nous par Sudre.Nous n’en avions tiré aucun parti.

À ce moment, je vis passer auprès de moi lajeune fille qui avait été chargée de me phono-thanater. Cachant sa cithare dans les plis de sa

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robe blanche, elle se glissait à travers la foulesemblant m’éviter…

Croyait-elle donc que je lui gardasse ran-cune de la mission qu’elle avait été contraintede remplir ?

Et puis, gardant encore en mes oreilles lecharme de son étrange et mélodieuse musique,je ne pouvais oublier les délices auditives queje lui devais !

Je dis cela à maître Durand qui se prit àsourire :

« Vous avez raison, murmura-t-il, de nepoint imputer à cette enfant la responsabilitéde cet acte cruel, car c’est elle qui vous a sau-vé…

— Que voulez-vous dire ?…

— Je sais de source certaine qu’elle étaitau courant du complot ourdi par les jeunes…J’étais surpris moi-même que les effets de laPhonia meurtrière fussent si lents… elle pro-

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longeait l’harmonie pour laisser à vos sauveursle temps d’intervenir… »

Je fus si heureux de cette révélation – car ilm’eut été douloureux de haïr cette jeune fille –que je courus à elle :

« Oh ! merci, m’écriai-je, je sais maintenantque je vous dois la vie… vous êtes unange !… » Surprise par ma précipitation, elleavait eu un léger mouvement de recul ; peut-être craignait-elle de ma part quelque paroleviolente ou quelque reproche. Mais mon at-titude la rassura bien vite, elle me sourit dé-licieusement – d’un sourire qui me fut infini-ment doux – et, prenant la main que je lui ten-dais :

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« Alors vous êtes de Paris, me demanda-t-elle, de l’autre, du vrai ?

— Oui, mademoiselle…

— Est-ce que les Françaises sont toujoursbien habillées ?…

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— De mieux en mieux, fis-je en riant. Jepuis vous affirmer que les modes sont en grandprogrès… et si charmante que soit votre toi-lette, je puis vous dire que nos étoffes semblentplus souples, plus moelleuses que les vôtres…

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— Vraiment !… et pourtant ma robe – ellemontrait le péplum blanc qui l’enveloppait –est faite du plus léger tissu d’amiante que nouspuissions fabriquer… »

Un remous de la foule interrompit cet en-tretien. Maître Durand vint me chercher et meconduisit au panier vultural qui m’attendait etoù il prit place avec mon jeune président, l’ai-mable Jean Lefèvre.

Mais avec une hardiesse dont je ne me se-rais pas cru capable, j’appelai moi-même monjeune bourreau – qui se nommait, je le susbientôt, Isabelle Duval, – et, l’oiseau ayantétendu ses ailes, nous descendîmes doucementvers la ville…

Jusqu’ici les péripéties que j’ai traverséeset les dangers que j’ai courus m’ont empêchéde donner au lecteur de cet écrit une idée pré-cise de cette localité singulière, fleur françaiseéclose, à la suite d’étonnants cataclysmes, aumilieu du désert de Gobi.

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Je puise dans mes souvenirs géographiquespour rappeler que ce désert – qu’on désigneaussi sous le nom de Chamo – est situé dansl’Asie centrale, sur le territoire de l’empire chi-nois. Il occupe une superficie de douze centmille kilomètres carrés, ce qui est deux fois lasurface de la France.

Certains affirment que cette vaste étenduede désolation s’est formée à la suite d’une ca-tastrophe préhistorique, analogue à l’effondre-ment de l’Atlantide ou à l’engloutissement de laLémurie.

Je n’ai pas l’intention de prendre parti dansles questions obscures.

Je sais seulement que ce désert est malconnu, que les intempéries des saisons y sontsi dures que les caravanes se hasardent rare-ment à le traverser, et encore ne le font-ellesque dans la direction d’Irkoutsch, c’est-à-diredans la partie la plus rapprochée du territoirechinois.

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L’oasis de pierre qui constitue la ville mys-térieuse doit se trouver presque au milieu dudésert, dans la direction du Tibet.

La muraille de basalte qui l’entoure et quin’offre aucune issue apparente mesure en hau-teur 160 mètres au minimum, 5 ou 600 mètresau maximum. C’est dire qu’elle est absolumentinfranchissable, à moins qu’on n’amène au piedde ces masses énormes – dont la surface lisseprévient toute escalade – des engins méca-niques d’une puissance et d’une complicationexceptionnelles.

Mais, d’autre part, on comprend que cetteenceinte défend ceux qui l’habitent contre levent desséchant qui vient de la Sibérie et de lamer Glaciale.

Qui devinerait, qui imaginerait d’ailleurs,derrière ces môles noirs où toute vie semblearrêtée, l’existence d’un groupe d’êtres hu-mains, plus isolés du monde que s’ils étaientrelégués dans une île du Pacifique ?

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Or, ces hommes, ces Français, Parisiensd’origine pour une grande partie, se trouvent,séparés du reste des humains depuis les pre-mières années du XVIIIe siècle – de 1703 à1705, très probablement – et dès lors ont étéétrangers au mouvement scientifique et indus-triel qui a formé notre société.

Quand la fatalité les emprisonna dans cecarcan de roches, les plus instruits d’entre euxignoraient les premiers éléments de nosconnaissances modernes.

Le sol sur lequel ils échouaient était impro-ductif ; toutes les ressources ordinaires de lavie leur faisaient défaut. La roche basaltiqueformait à la fois les assises, le terrain et le péri-mètre de leur habitat.

Pas de terre, pas d’eau, pas d’animaux, pasde végétation : qu’on se figure un immense cra-tère où la lave s’est figée, cuvette noire et glis-sante où le pied a peine à se fixer !… Quelledut être l’horreur de ces infortunés et comment

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ces hommes, ces femmes, séquestrés, n’ont-ilspas succombé au désespoir et à l’épouvante !

Eh bien, ils ont vécu.

Aujourd’hui que j’ai pris place parmi eux etque je suis acclimaté dans ce Paris insoupçon-né, je ne trouve pas de formule qui peigne avecassez de force l’admiration éprouvée par le ci-vilisé que je suis devant l’œuvre d’énergie, deténacité et d’ingéniosité que ces hommes ontaccomplie.

Comme on va le voir, partis du même pointque nous, alors que les sciences positives, mé-caniques, chimiques et physiques étaient en-core à l’état rudimentaire, ils ont aiguillé dansune direction différente de celle que nousavons suivie, tant au point de vue de la vie ma-térielle que de l’organisation sociale.

Leur orientation fut-elle meilleure ou pireque la nôtre ? À d’autres de décider.

Je dirai ce que je sais, ce que je vois, ce quej’apprécie, sans établir de comparaison entre

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mes compatriotes d’autrefois et ceux d’au-jourd’hui.

Les habitants de ce Paris du désert sont,d’après le dernier recensement, au nombre de2,883 : le petit nombre des premiers habitantset les difficultés de la vie expliquent suffisam-ment le peu d’importance de ce chiffre.

Le premier problème en face duquel ils setrouvèrent est élémentaire : il fallait manger.

J’ai déjà parlé de la lutte qu’ils eurent à sou-tenir contre des oiseaux monstrueux : ce furentpendant de longues années leur seul gibier.

Quelques plantes grasses, des lichens, desmousses, des saxifrages, arrachés aux fentesdes rochers, des reptiles immondes qu’il fallutdétruire pour ne pas périr sous leurs étreintesempoisonnées, tel était l’effort de la nature enfaveur de ces misérables…

Voyons la suite.

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On se souvient que, depuis mon entrée surle territoire, je n’avais pris qu’un seul repas ! etquel repas ? Certes je ne niais pas que le fluideéchappé de cornues aux formes étranges n’eûtun goût exquis et que cette provende bizarrem’eût donné l’illusion de la sustentation…

Mais il y a longtemps que les philosophesont dit que l’illusion est peu nourrissante : etde fait, mon appétit était revenu avec une rapi-dité surprenante.

Peut-être aussi les préparatifs de la Phono-thanatose avaient-ils hâté ma digestion.

Toujours est-il que, tandis que je descen-dais dans le vautour-car vers la ville, avec mestrois amis, le docteur, le jeune président etmon aimable bourreau musical, j’éprouvai untel tiraillement d’estomac que je ne pus m’em-pêcher d’y porter la main en m’écriant :

« Oh ! que j’ai faim !

— Je comprends, dit maître Durand. Vosorganes ne sont pas encore faits à la nourriture

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analytique… or, dans la hâte que j’avais devous sustenter afin de vous donner la force derésister aux angoisses qui vous attendaient, jevous ai fait servir ce que j’avais sous la main,c’est-à-dire des conserves chimiques, forméesdes éléments constitutifs des mets, avec leursaveur propre et aussi leurs qualités nutri-tives(1).

— Mais c’est de la cuisine à la Berthelot !m’écriai-je.

— Berthelot ?

— Notre plus grand chimiste. Il nous a pré-dit que, dans un siècle, nous nous nourririonsde carbone, d’hydrogène, d’oxygène, avec unepincée d’azote pour saler le tout…

— Je ne comprends rien aux mots que vousvenez de prononcer, dit Jean Lefèvre. Maisje devine que vous voulez parler des gaz élé-mentaires de la substance… le carbone seraitnotre fluide carbonal, l’hydrogène notre fluideaqual… l’oxygène, le rubigal.

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— En effet, interrompis-je, ces mots de ra-cine latine ont le même sens que nos termeschimiques empruntés au grec… oxy, c’est larouille, comme rubigo… aqua, c’est l’eau,comme hydro…

— Soit. Toujours est-il qu’il y a plus de centcinquante ans que nos pères ont essayé de re-constituer, d’après la mémoire gustative desplus âgés, les mets qu’ils avaient connu na-guère dans leur pays.

— Mais nous avons mieux que cela au-jourd’hui, dit le jeune Isabelle, et si vous mele permettez, je vous ferai goûter certain metssynthétique… »

Cet entretien fut interrompu par un choc lé-ger.

Nous venions d’atterrir.

J’avais été si préoccupé de cette disserta-tion chimico-culinaire que je ne m’étais pasaperçu de la rapidité de notre descente, et su-bitement je me trouvai sur une grande place,

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remplie par la foule qui, m’apercevant, m’ac-clama encore.

Décidément, j’étais un personnage.

Il paraît d’ailleurs que toute la populationdu pays s’était vivement intéressée à mon sortet avait encouragé les écoliers dans l’expédi-tion révolutionnaire qu’ils allaient accomplir.

Même quelques voix criaient :

« À bas la Grand’Chambre ! »

Et je crois fermement que si les vieux jugesse fussent trouvés là, ils auraient passé un fortmauvais quart d’heure.

Moi-même, je redoutai un instant d’êtrel’objet d’un trop violent enthousiasme. Centmains se tendaient pour serrer la mienne, lesfemmes surtout, semblaient désireuses de pal-per mes vêtements. Peut-être voyaient-elles enmoi un magicien dont l’attouchement était ac-tivement favorable. Peut-être ici commeailleurs les questions de modes et de costume

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étaient-elles au premier rang dans les préoccu-pations féminines ?

En même temps, je regardais autour demoi. Je ne fus pas peu surpris de voir, sur undes côtés de la place où cette foule se pressait,l’Hôtel de Ville !…

Oui, notre Hôtel de Ville.

Non pas, il est vrai, tel que je l’avais laissé àmon dernier passage à Paris, mais bien pareil àcelui que je me souvenais avoir vu maintes foisen gravure, dans les magasins illustrés, voire

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même dans la Description de Paris, de GermainBrice, avec son campanile, ses deux pavillons,la statue équestre de Henri IV en bas-relief au-dessus de la porte à perron, et aussi de chaquecôté des pavillons, les maisons à piliers for-mant galeries.

Et je compris que j’avais sous les yeux uneexacte reproduction de la maison communesous Louis XIV.

J’exprimai mon étonnement à Jean Lefèvrequi me répondit :

« Pourquoi cet émoi ? N’est-il pas naturelque nos pères aient tenté de reconstituer– dans leur Paris lointain – les merveilleux sou-venirs qu’ils avaient emportés de la grand’ville.Ils aimaient leur pays, et s’ils se résignèrentà en rester à jamais séparés, ils n’en conser-vèrent pas moins un obscur regret du passé.Et qui vous dit que nous-mêmes, nous n’éprou-vons pas quelquefois je ne sais quel désirvague de… »

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Il s’arrêta et passa la main sur son frontcomme pour en chasser une pensée importune.

« Bref, reprit-il, vous retrouverez ici tousles noms de l’ancienne France, de Paris parti-culièrement, tels qu’ils figuraient sur un planqu’un des nôtres a jadis reconstitué de mé-moire, d’après celui d’un certain Gomboust…

« Dans quelques instants, je vous conduiraiau Louvre…

— Bah ! le Louvre ! m’écriai-je. Avez-vousdonc un roi à loger ?

— Non certes, et c’est cependant un de nosplus importants édifices. Vous serez sans doutede cet avis, quand vous saurez que le Louvreest notre Réfectoire national… »

À ce moment, une sonnerie de trompetteretentit. Aussitôt je vis la foule se séparer pargroupes, puis former des files, à la façon desécoliers qui sortent de la pension, et se mettreen marche dans la même direction.

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Jean m’avait dirigé vers un de ces groupesqui était composé d’hommes à figures intelli-gentes et graves.

Tous – comme avertis de l’étrangeté demon accession parmi eux – me regardaientavec intérêt, sans aucune malveillance certes,et en s’attachant surtout à ne pas me troublerpar les manifestations d’une curiosité indis-crète.

Aussi nous prîmes une rue qui portait lenom fort singulier de Vallée-de-Misère, ce queJean m’expliqua : ainsi était désignée auXVIIe siècle le quai qui menait de l’Hôtel deVille au Louvre.

Décidément ces braves gens étaient beau-coup mieux que moi au courant de la topogra-phie de l’ancien Paris.

« Vous avez, reprit Jean tout en déambulantauprès de moi, un cours d’eau à Paris ?

— Dites un fleuve… et des plus beaux deFrance, la Seine.

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— Nous n’avons ni fleuve ni rivière, fit moninterlocuteur avec une nuance de tristessedans la voix. Mais nous avons notre Seine…

— En vérité… mais vous dites n’avoir pasde fleuve…

— Nous avons donné ce nom – qui si dou-cement sonne à l’oreille – à une longue et vasteesplanade qui sépare notre ville en deux par-ties… regardez. »

Je suivis l’indication de son geste et je visune sorte de long jardin qui s’étendait sur toutela longueur de la ville, d’une des parois de ba-salte à l’autre. Et c’était comme un moutonne-ment de plantes arborescentes.

« Vous avez donc de la culture ?…

— Il y a cent ans que nos pères ont com-mencé à recueillir soigneusement la terre quele vent nous apportait, que les pluies char-riaient en l’arrachant aux fissures de la roche…même depuis quelque temps nous sommespresque arrivés à en fabriquer…

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— Fabriquer de la terre…

— Pourquoi pas ? N’est-elle pas forméed’éléments minéraux, comme tout ce quiexiste… Peu à peu, on a pu constituer unecouche d’une épaisseur très modeste il est vrai,mais qui contient certainement les germes denombreuses productions végétales.

« En attendant leur développement utile,nous avons installé là des plantes grasses, deslichens, des plantes grimpantes qui poussaientspontanément dans nos grottes ou sur notremuraille : nous les avons soignés, dirigés, mo-difiés, et peu à peu s’est constituée cette florequi vous en conviendrez, a bon aspect. »

Le fait est que j’étais ébloui par l’ardente co-loration de certaines de ces fleurs, parfois d’unrouge ardent ou d’un jaune fulgurant, avec desstries brunes ou blanches, véritables curiositésqu’aurait peine à imiter l’art le plus nouveau denotre vieux monde.

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« Vous regardez ces nuances, me dit JeanLefèvre. Elles vous paraissent quelque peu ba-roques. Sachez que ce ne sont là que des essaisde coloration, obtenue par des injections hypo-raciniques…

— C’est-à-dire…

— Que nous avons tenté d’infuser dans lesracines, à doses soigneusement étudiées, desessences minérales diverses, cuivre, fer, etc.Nous obtenons des effets plus étranges qu’es-thétiques, mais nous sommes persévérants, etnous arriverons à reconstituer les nuances lesplus éclatantes comme les plus douces… »

Il s’interrompit.

« Nous voici arrivés, fit-il. Je suppose quecette petite course vous a mis en appétit.

En effet, l’aspect de cette Seine aux flotsfleuris m’avait pour ainsi dire agacé l’estomac.

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CHAPITRE VIII.

J’ENTRAIS au Louvre.

Pour être sincère, le bâtiment qui se déco-rait de ce nom historique ne ressemblait guèreau somptueux monument de pierre qui si long-temps abrita la gloire de nos rois. C’était bien,comme sur les bords de notre fleuve, unelongue galerie, qui s’étendait sur un espace quej’évaluai approximativement à 200 mètres.

La hauteur devait être de 10 à 12 mètres.

Comme une réduction de la galerie des Ma-chines. Seulement la membrure, au lieu d’êtrede fer, était constituée par des colonnettes de

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pierre – ressemblant à de l’onyx, à du jade, àdu porphyre, le tout garni de vitres immenses.

De nombreuses portes donnaient accès àl’intérieur. Au-dessus de l’entrée principale, unbuste presque colossal, d’une exécution un peufruste, mais d’une intensité d’expression vrai-ment extraordinaire.

Je lus sur un cartouche ce nom :

« LEBRUN XXVI. »

Quel était ce héros ? Je ne le sus que plustard.

C’était l’inventeur de la cuisine analytique.

Cette fois, je n’avais pas eu le temps dem’enquérir.

Mon jeune ami m’avait doucement entraînévers l’une des portes.

J’entrai, et un cri d’admiration, sincère, sor-tit de mes lèvres. La salle dans laquelle j’étaisintroduit était merveilleuse de grandeur, de

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proportions, de clarté, de beauté et, je doisdire, éblouissante de luxe.

Jamais dans nos palais les plus luxueux,dans nos châteaux les plus opulents, je n’avaiscontemplé galerie de construction plus harmo-nieuse, ornée avec plus de goût, donnantmieux une sensation de richesses et de confort,et surtout, car c’est là ce qui me frappa da-vantage, teintée de couleurs plus délicatementharmonisées.

Cette salle vous accueillait en souriant.

Puis, ce qui me fit ouvrir de grands yeux,ce fut la décoration florale qui se déployait detous les côtés.

Ici, c’étaient d’énormes bouquets de… dequelles fleurs ? Cela ressemblait vaguement àdes dahlias, à des œillets, à des glycines, àdes jasmins, à des lis… et pourtant ce n’étaitpas exactement cela. Les tulipes étaient ad-mirables, les soleils resplendissaient, les lilasétaient délicats et élégants, – mais en toutes

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ces fleurs qui partaient en fusées, qui retom-baient en grappes, qui se nouaient en gerbes, jene reconnaissais pas exactement celles de monpays. Leurs tailles, leurs découpures n’étaientpas analogues, les formes étaient plus régu-lières, comment dirais-je cela ? – plus mathé-matiques.

Une douce joie m’était réservée ; au pre-mier pas que je fis dans la salle, Isabelle, toutegracieuse et un peu rougissante, s’avança au-devant de moi et me présenta une rose, unchef-d’œuvre de dessin, de couleur ; et quandje la portai à mon visage, remerciant la char-mante donatrice d’un regard attendri, je perçusune odeur exquise, quintessence de l’émana-tion des roses.

Mon guide m’appela. Je passai.

Il m’avait bien été dit que c’était là un ré-fectoire, mais à vrai dire il ne ressemblait enrien, au point de vue de l’aménagement, à ceux

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que nous connaissons et que nous qualifionsde restaurants à la mode.

C’était plutôt un immense salon, forméd’une infinité de petites pièces séparées l’unede l’autre par des baies de verdure et de fleurs– lesquelles, je le sus bientôt, étaient mobileset pouvaient au gré des convives constituerdes stalles de grandeurs diverses.

Ces salonnets – à la fois isolés et réunis auxautres – étaient garnis de sièges confortables,groupés par deux, quatre, six ou même davan-tage, de façon à permettre à un certain nombrede convives de former des sociétés particu-lières.

Devant chaque siège, une petite table surlaquelle je remarquai un jeu d’appareils– fioles, ballons – pareils à ceux qui déjàm’avaient été présentés, lors du repas suprêmeauquel j’avais été convié.

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Devant ces fioles, une sorte de clavier, pa-reil à celui d’une machine à écrire, qui commu-niquait aux flacons par de petits tuyaux.

Chacun des convives s’était armé d’un boutd’ambre qu’il portait à ses lèvres de la maingauche, tandis que de l’autre il touchait légère-ment les touches du clavier.

Le bout d’ambre, bien entendu, était per-sonnel et je vis que chacun l’apportait sur lui,soigneusement enveloppé dans un étui.

Notre société se composait d’hommes mûrset de quelques dames : c’était comme une pe-tite famille de bons bourgeois.

J’étais placé entre le docteur Durand etmon jeune ami Jean Lefèvre, pour lequelj’éprouvais une sympathie sans cesse grandis-sante.

« Eh bien ! me dit le docteur, je suppose quece repas vous plaira mieux que le précédent.Mais il faut maintenant que je vous initie auxmystères de notre art culinaire.

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« Voyez chacun de ces flacons, ils portentdes étiquettes gravées.

« Sur ces étiquettes, des signes qui pourvous sont incompréhensibles, mais qui pournous signifient ceci : c’est que dans chacun deces flacons se trouve un élément nutritif et gus-tatif. »

Ici, il me fit une énumération en termes in-intelligibles pour moi, la terminologie scienti-fique du pays étant tout à fait différente dela nôtre : mais, en langue commune, cela si-gnifiait que dans ces flacons se trouvaient descombinaisons d’azote, de carbone, d’oxygène,etc., dont la juxtaposition, obtenue par le jeudes touches, donnait la sensation des mets lesplus exquis, en même temps que l’élément chi-mique jouait son rôle nutritif et reconstituant.

« La science du manger, expliquait maîtreDurand, consiste dans la délicatesse du doigté,dans le choix des combinaisons harmoniques.

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« Tenez, placez-vous devant le clavier. Voi-ci un bout d’ambre neuf. »

Disant cela, maître Durand posait devantmes yeux une feuille de simili-carton, sur le-quel étaient inscrits des signes cabalistiques,qui se trouvaient répétés sur les touches. Ensomme, c’était une machine à manger tout àfait analogue à nos machines à écrire. Lessignes du carton équivalaient à des notes demusique, avec intervalles, soupirs, demi-sou-pirs, gruppetti, etc.

Le convive jouait sur son clavier le morceauculinaire dont les combinaisons lui apportaientles saveurs cherchées : ainsi nous autres Eu-ropéens reproduisons par le piano un lied deSchumann ou une sonate de Mozart. J’ai ap-précié plus tard le mérite de ces compositionsculinaires : de même qu’avec les sept notesde la gamme Beethoven a écrit ses immortelschefs-d’œuvre, ainsi avec les dix-huit élémentsnutritifs et gustatifs dont ici l’échelle avait étéfixée, les compositeurs cuisiniers écrivaient

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des symphonies alimentaires qui réalisaientl’idéal du plus délicat gourmet.

Ces harmonies avaient été créées d’abordpar ceux des ancêtres qui avaient vécu assezlongtemps pour diriger les premiers progrès dela colonie, et c’était grâce à eux que des sou-venirs de la cuisine française avaient pu êtreconservés et reconstitués. Le dernier auteurdes mélodies les plus recherchées était mortpresque centenaire, vers 1780.

— Mais, demandai-je, de quoi se com-posent ces saveurs ?

— De combinaisons minérales, me réponditle docteur. Je vous ai dit que le premier pro-blème et le plus difficile à résoudre avait étécelui de l’alimentation : pas de bestiaux, pas devégétaux. À peine quelques oiseaux à viandecoriace, puis des poissons qui vinrent, nous nesavons comment, peupler un petit lac né d’unenouvelle et courte convulsion du sol.

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« Il était certain que ces ressources s’épui-seraient vite. C’était, à brève échéance, la mortpar la faim, la plus lente et la plus horrible detoutes.

« Ce fut alors qu’un alchimiste, un de cessavants que naguère on pourchassait et on brû-lait, étudiant les minéraux qui forment la mu-raille de notre prison, fit l’étonnante décou-verte des éléments nutritifs contenus dans lamatière dite inorganique, sépara les gaz, ana-lysa les sels et créa de toutes pièces la métallo-phagie !

« Vous verrez les tableaux composés parLebrun 26, notre véritable sauveur.

« Mais que le progrès est difficile et que lepréjugé est résistant !

« Il fallut soutenir d’incroyables luttes pourque les gens qui mouraient littéralement d’ina-nition se déterminassent à accepter l’alimenta-tion scientifique.

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« Vous avez dû, j’en suis certain, livrer dansvotre civilisation de nombreux combats contrela routine : mais aucun, je puis l’affirmer, n’aatteint la violence des nôtres. Les femmes sur-tout se révélaient furieusement intransi-geantes : elles ne voulaient se nourrir que deconserves de gypaètes et dépérissaient.

« Vers 1789, ce fut une explosion : un gou-vernement dictatorial s’établit, et – j’ai quelquehonte à le dire – on dressa sur la place publiquel’alambic national, où furent traînés les récalci-trants, soumis de force au gavage scientifique.

« Ajoutez à cela que parfois survinrent desaccidents, comme en toute période d’essais.Tel fut sursaturé d’acide phosphorique, telautre d’azote, tel de matières grasses fabri-quées par synthèse, et l’indigestion s’ensuivit.

« Nos savants s’étaient constitués en comi-té de salut public ; certains se montrèrent im-pitoyables et il y eut de regret tables pléthores.

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« Tristes souvenirs, mais combien glorieux,quand nous songeons que, sans ces victimes etces martyrs, la vie aurait depuis longtemps dé-serté cette enceinte de pierre.

« Au contraire, depuis cette année 89, l’ali-mentation chimique s’est développée dans desconditions d’incessantes améliorations.

« Vous êtes ici dans le restaurant national,où se réunit à certaines heures toute la popu-lation, et vous voyez qu’elle est saine et vigou-reuse. »

Pendant qu’il parlait, j’avais essayé de po-ser mes doigts sur le clavier en choisissant lesnotes identiques à celles qui figuraient sur lescartons, sur la partition, si l’on veut.

Mais j’étais encore maladroit : les saveursse heurtaient dans ma bouche, sans rythme,avec des contrastes trop accentués. L’infati-gable Jean Lefèvre vint à la rescousse, et j’ad-mirai sa virtuosité.

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Quelle merveille ! Sous ses doigts agiles, lessaveurs se dégageaient, formant des tierces,des quintes, des octaves… il y eut une sep-tième diminuée qui me transporta d’aise… quede trilles caressants !… que de fioritures auxexquises papilles !

J’étais abasourdi, j’avais grand’peine à memettre au diapason nécessaire ; était-il vrai-

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problème que tout récemment esquissait notregrand chimiste Berthelot !

En regardant autour de moi, je constataisnombre de détails qui me stupéfiaient. C’étaittoute une population, près de trois mille êtreshumains, qui se trouvaient réunis dans leGrand Restaurant National.

Vous figurez-vous, chez nous, un banquetde cette envergure !

Quel tapage de vaisselle, d’argenterie, decristaux ! Voyez-vous ces trois mille mâchoiress’escrimant à la fois, les six mille bras secontorsionnant au-dessus de trois mille as-siettes, ces gestes armés de la fourchette et ducouteau, et tout cela formant de longues lignes,avec, pour chacun, une place si restreinte queles genoux se blessent et que les coudes s’in-crustent aux côtes du voisin !

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ment possible que ces hommes, privés detoutes les ressources alimentaires qui noussont familières : volailles, bestiaux, poissons,gibier, œufs, légumes, fruits, eussent réalisé le

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sièges confortables, ayant à leur dispositionde petites machines non encombrantes et deformes élégantes. Les doigts sont agiles, lesfemmes ont des gestes gracieux.

Et, tout en humant le bout d’ambre, on cau-sait.

J’ai su et j’ai apprécié, depuis, que la nourri-ture chimique s’assimilait si aisément que l’es-tomac semblait devenu inutile, à ce point que,devançant les théories de notre Metchnikoff,on parlait de l’ablation possible de cet organegênant…

Cet immense réfectoire – dont j’ai dit leluxe vraiment admirable – ressemblait de fait àun casino de bon ton, à un cercle du meilleurgoût, où s’échangeaient des idées, en le plusplacide des loisirs.

Jean m’avait dit à l’oreille :

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Ici, tout est spacieux, commode. Trois ouquatre cents groupes sont installés, comme ende petits salons de verdure, à l’aise sur des

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Et j’avais acquiescé.

Très délicatement, avec une suprême légè-reté de poignet, mon jeune ami avait détaillésur mon clavier le morceau annoncé. C’étaitravissant !

Pourtant, je l’avouerai, – était-ce par auto-suggestion, – mais il me semblait que cettenourriture – fluidiforme, – ne me réconfortaitpas suffisamment.

Ce fut alors que la jeune Isabelle apparut aufond de la salle, portant, telle une choéphoreantique, un plat d’or. Elle marchait à petits pas,en une attitude quasi hiératique.

Une curiosité secoua toute la salle. Pour lapremière fois depuis le commencement du re-pas, il y eut une sorte de tumulte.

On formait la haie, on se pressait, pourmieux voir. Jean s’était penché vers moi, etm’avait dit en riant :

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« Que diriez-vous d’une romance à l’ana-nas ? »

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On avait rapidement déposé devant moiune petite table avec nappe.

Puis une assiette, un couteau.

La choéphore s’approchait toujours.

Les exclamations, les questions se croi-saient.

« Oh ! que c’est joli ! Ça doit être bon !… »

Et la jeune Isabelle, toujours exquise et tou-jours rougissante, déposa le plat d’or devantmoi, et dit simplement :

« Côtelette de mouton nature ! »

Il est de grands mots historiques qui fontbattre le cœur.

Pas un, dans ma vie, ne m’émut autant queces quelques syllabes murmurées avec unesorte de respect attendri :

« Côtelette de mouton nature ! »

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« Encore une révolution, peut-être ! »

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J’en sus plus tard la raison.

Isabelle m’avait parlé mystérieusement,dans le vautour car, de certains mets au sujetdesquels elle ne s’était pas expliquée.

Or, on touchait à un tournant de l’histoireculinaire de la jeune république.

Un savant – doué d’une hardiesse qui atti-rait à ses théories l’épithète de paradoxales –s’était mis en tête de reconstituer non plusseulement les éléments de l’alimentation, maisbien la forme, la substance même des mets di-vers, et de leur restituer leur matérialité tan-gible. De ses recherches, de ses veilles, le ré-sultat était devant moi.

La côtelette synthétique !

De fait, l’apparence était parfaite : c’étaitbien la côtelette au noyau succulent, d’uneteinte brune et dorée, avec, au long de l’os, unegraisse modeste et appétissante.

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Et soudain, il se fit un silence… solennel,presque religieux.

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À cette évocation de la patrie absente, jesentis des larmes perler à mes paupières !

Tous les yeux étaient fixés sur moi. Les ga-mins avaient grimpé aux colonnettes pour mebombarder de leurs regards plongeants.

Isabelle – tout heureuse de m’apporter cetteprimeur d’une grande découverte – s’était unpeu reculée, croisant, en un geste virginal, sesdeux mains sur sa poitrine.

Mes compagnons de repas étaient debout :maître Durand était un peu pâle.

Alors je pris le couteau… et j’attaquai…

On entendait battre les cœurs…

Oh ! quelle force de caractère, quelle éner-gie d’impassibilité me furent nécessaires !

C’était spongieux, flasque, insipide, pâ-teux… atroce !

Et cependant, on avait réalisé le difficileproblème d’évoquer au fond de tout cela legoût de la graisse rance et brûlée ! !

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Stoïque, j’avalai… et je souris.

Il y eut un tonnerre d’applaudissements.

Alors, désirant prouver ma courtoisie, mondésintéressement, mon absence absolued’égoïsme, brusquement je me levai et forçaipoliment maître Durand à prendre ma place.

Au bout de mon couteau, je lui présentai unmorceau de cette chose.

Le palais affriolé, il tendit les lèvres, absor-ba, mâcha…

Il me regarda… je le regardai… ce qui fitque nous nous regardâmes.

Le public applaudit à tout rompre…

« Excellent ! dit le docteur.

— Exquis ! » répliquai-je.

Puis le docteur, se penchant à mon oreille,chuchota :

« Le génie a ses erreurs ! »

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Certes, c’était bien une œuvre géniale quecette côtelette – composé merveilleux d’an-thracite, de baryte et de strontiane, et qui sen-tait la vieille chandelle brûlée !

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CHAPITRE IX.

JE ne sais si mon inexpérience à doser l’ab-sorption de la cuisine chimico-organique ne futpas la cause de la subite lourdeur qui m’op-pressa à la fin de ce repas.

Peut-être était-elle simplement explicablepar les fatigues des jours précédents et par lesémotions qui avaient surexcité mon systèmenerveux.

Bref, je confiai à mon excellent ami Durandque j’éprouvais un invincible besoin de reposet que mon plus grand désir était de m’étendreet de dormir.

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« Qu’à cela ne tienne, dit le bon homme. Onva vous installer au mieux. »

Puis, se tournant, vers Jean, toujours prêt àrendre service :

« Voyons, fit-il, de quelle chambre pou-vons-nous disposer ?

— Justement le 137 est libre, son titulaires’est marié et a pris le 350. C’est à côté de chezmoi, j’aurai toute facilité pour veiller sur notrecher hôte.

— C’est parfait : seulement vous demeurezun peu loin, et je crois que notre ami n’est pasen état de fournir une longue course.

— C’est aussi mon avis, répliqua Jean :mais n’avons-nous pas la griffe aromale ?

— La griffe ! m’écriai-je non sans une cer-taine inquiétude. Aromale ! »

Je n’étais pas encore rompu au vocabulairede ces braves gens ; et je redoutais toujoursquelque excentricité nouvelle.

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« Là là ! ne vous effrayez pas ! fit mon jeuneami en riant. Nous comprenons bien, par lesexclamations qui vous échappent, que tout icivous paraît bizarre… Que voulez-vous ? Votrecivilisation, que nous ignorons, n’a pu, quoiquepartie de la même date, aboutir aux mêmespoints.

« Nous aurons sans doute l’occasion, en unjour prochain, de traiter ces questions plus àfond. Admettez dès maintenant que nousn’avons pu suivre les mêmes voies.

« Pour le moment, profitez de nos inven-tions, comme nous nous servirions des vôtressur la simple affirmation que vous les avez ex-périmentées et croyez à leur utilité. Vous n’hé-siterez pas, n’est-il pas vrai ? si l’un de nouss’égarait dans le Paris dont vous êtes fier, à leconfier à vos engins...

— Certes ! et ce me serait une véritable joieque de vous apprendre l’emploi de la vapeur,de l’électricité, des chemins de fer, du télé-

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graphe, du téléphone… du Métropolitain…Oh ! le Métropolitain !

— Tous mots qui sonnent barbarement ànos oreilles et qui, je vous en crois sur parole,cachent des merveilles. De même, ayez foi ennous, faites-nous crédit jusqu’à « complète dé-monstration », et ne dédaignez pas d’avance lagriffe aromale.

J’étouffai un bâillement :

« Qu’il soit donc fait selon votre volonté !Je me livre à vous, pieds et poings liés. Ad-vienne que pourra ! »

Certes, mes paroles ne témoignaient pasd’une confiance absolue : mes nouveaux amisne parurent pas s’en blesser.

Il n’était pas facile de sortir de cette foulequi, avide de me contempler, se pressait surmon passage.

Enfin, grâce à mes compagnons, je puséchapper à ces témoignages un peu trop sym-

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pathiques et nous nous trouvâmes hors duLouvre.

« La place du Palais-Royal, » me dit JeanLefèvre.

Je répondis par un geste assez indifférent :car si le nom subsistait, il faut avouer que laressemblance entre notre place du Palais-Royal et celle-là n’était point parfaite.

Celle-ci était entourée de trois côtés par unbâtiment très vaste, d’une architecture à peuprès identique à celle du Louvre.

« Ce sont nos écoles publiques, dit Jean.C’est d’ici que nous sommes partis pour allervous arracher au supplice…

— Grand merci ! vous êtes arrivés tout justeà temps. Tiens, l’Obélisque ! »

Cette exclamation avait été provoquée parla vue d’un très haut pylône de pierre, qui merappelait l’aiguille de Louqsor.

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Sa pointe s’élevait au-dessus de toutes lesconstructions environnantes.

Outre qu’elle n’était décorée d’aucun hiéro-glyphe, elle différait de notre obélisque – qued’ailleurs les gens du XVIIe siècle n’avaient pasconnu, puisqu’il fut érigé sous Louis-Philippe –en ceci que de sa partie supérieure partait unimmense bras horizontal, comme un levier co-lossal, qui s’étendait à perte de vue et se dé-coupait sur le ciel.

Jean siffla légèrement : d’une petiteconstruction voisine sortit un homme poussantdevant lui une espèce de caisse qui ressemblaità s’y méprendre à nos anciennes chaises à por-teurs.

L’homme alla au pylône, toucha un ressort.

Une chaîne se déroula d’en haut.

Je ne comprenais pas, et malgré l’effort queje m’imposais pour conserver mon sang-froid,je ne laissais pas que de paraître inquiet :

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« Soyez donc tranquille ! me dit Jean. J’iraiavec vous. N’ayez pas peur !

— Peur ? fis-je en me redressant. J’en ai vubien d’autres… »

La caisse avait été amenée sous la chaîne :à l’extrémité de cette chaîne il y avait une griffequi vint s’engager dans un anneau, fixé au som-met de la chaise à porteurs.

Jean ouvrit la porte de la caisse.

« Entrez, » me dit-il.

Puis, s’adressant au jeune homme qui sem-blait, en cocher respectueux, – cocher sansvoiture ni chevaux, – attendre les ordres :

« Au 137 5-33 ! » dit-il.

Je m’étais confortablement assis, avec unléger froid dans le dos.

Il y eut un grincement. La chaîne se tendit,enleva la caisse et nous avec. Je me crampon-nai à mon siège.

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Nous montions rapidement en l’air ; par lafenêtre de la caisse, je m’aperçus que nous ar-rivions à la hauteur du levier qui portail desinscriptions et des chiffres. Nous glissâmes lelong ; de ce bras et je constatai que nous nousarrêtâmes au cran 137.

Nous avions passé sur une partie de la ville.Le levier se mit à tourner au-dessus des mai-sons, comme ces bras de grues qui serventchez nous à décharger des sacs de pommes ouautres denrées, puis il s’arrêta brusquement.

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Je sentais un vague mal de cœur.

Soudain la chaîne se déroula, et la descentese fit si rapide que cette fois il me sembla quenous allions nous briser sur la terre.

« Arrêtez ! m’écriai-je de toutes mes forces.

— Pas avant que vous soyez chez vous, »dit Jean qui ricanait.

Nous atteignions le toit d’un bâtiment : évi-demment notre véhicule allait se briser et nousserions précipités sur le sol, dans quel état, hé-las !

Point. Le toit s’ouvrit pour nous laisser pas-ser.

Et la chaise s’arrêta, se posant avec un trèsléger choc.

« Nous voilà à domicile, » dit mon jeuneami en ouvrant la porte et en m’offrant le poi-gnet, comme un grand seigneur à une dame deVersailles.

Je sortis sans trop savoir ce que je faisais.

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Je me trouvais dans une pièce très claire,très spacieuse, où, du premier coup d’œil et àma grande joie, je vis un lit ! Oh ! dormir !

Le reste du mobilier m’importait peu.

La chaise à porteurs remonta, disparut sansbruit par la baie du plafond qui se referma au-tomatiquement.

Nous étions seuls.

« C’est merveilleux ! m’écriai-je, plus parpolitesse que par conviction.

— Oui, fit négligemment le jeune homme,une invention nouvelle et qui n’a pas encore ditson dernier mot… c’est la première applicationd’une force motrice récemment découverte, et,dont nous attendons de bons résultats… Maisje ne veux pas abuser plus longtemps de votrepatience… vous voilà chez vous, maître et sei-gneur de cette chambre et de ses dépen-dances… vous avez sans doute besoin de vousrafraîchir le corps par quelques ablutions…

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— Je n’osais vous le demander… unedouche serait la bienvenue…

— Bon, fit Jean en ouvrant une petite porte.Entrez ici… »

Je fis un pas et reculai :

« Comment, dans ce cabinet noir !…

Encore une fois, ayez donc un peu deconfiance… entrez et déshabillez-vous… Jevais faire auprès de vous l’office de garçon debain…

— Expliquez-moi… je vous en prie… Queva-t-il se passer ?…

— Vous allez prendre une douche photiqueet vous m’en direz des nouvelles… »

Il m’aidait à me dévêtir : mes yeux s’habi-tuant à l’obscurité, je vis une sorte de tub, etau-dessus un appareil rappelant assez exacte-ment nos douchoirs, bâti fait de tuyaux.

« Très bien ! dit Jean. Je commence… »

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Il tira une corde et voici que des tuyaux enquestion sortirent des jets… de lumière d’unblanc légèrement rosé qui… je ne puis em-ployer d’autre expression… m’aspergèrent despieds à la tête… puis il me plut de la lumièresur la tête, il en jaillissait de partout, j’étais en-veloppé dans un lacis de jets colorés qui secroisaient, se nouaient, m’enfleuraient ou metouchaient à plein. La sensation était exquise,à la fois caressante et pénétrante.

« La douche photique (Phôs, lumière), medit Jean, a dû remplacer chez nous les ablu-tions aqueuses ; mais mieux que l’eau elle dé-barrasse le corps de toutes les impuretés, et deplus elle lui apporte un délassement et un ré-confort que vous devez constater…

— C’est vrai ! Ah ! tout cela est bien éton-nant !

— Bon ! maintenant mettez-vous au lit etdormez…

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— Ah ! ma foi, tant pis ! restez encorequelques minutes auprès de moi et donnez-moiquelques explications… Une idée me hante…Quelles sont donc vos forces motrices ?

— Comme nous n’avons à notre dispositionni chute d’eau ni courants d’air, nous avons dûutiliser les forces que la nature mettait à notredisposition, c’est-à-dire le son, la lumière et leparfum !

— Comment ! le son ! le parfum ! Je necomprends pas un traître mot de ce que vousme dites…

— À mon tour, reprit le jeune homme, vousme surprenez fort… Quoi ! vous n’utilisez pasla force incalculable du son !…

— Pour des orgues et des trompettes, pasdavantage…

— Et la lumière ?

— Nous nous éclairons avec…

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— C’est-à-dire que vous ne la transformezpas, vous n’en faites pas une esclave docile…Et le parfum ?…

— Nous le condensons en petites bou-teilles, et le diffusons au moyen de stilligouttes,sur notre linge.

— Et après ? Rien de plus ! vous ignorez ceque c’est que le Son canalisé, le parfum compri-mé !… »

Cette fois, je n’y tins plus et j’éclatai d’unrire sonore.

La plaisanterie me paraissait dépasser leslimites permises.

— Je vous demande pardon, dis-je à moncomplaisant causeur, mais en vérité je croisque j’ai le cerveau un peu las pour l’adapter àces idées… tout au moins bizarres… Ce quej’ai de mieux à faire, c’est de demander à unsommeil réparateur la force de vous com-prendre...

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— Soit ! dit Jean d’un air un peu piqué. Re-tenez seulement ce seul mot qui est la quintes-sence de la science, et que prononça, il n’y apas moins de cent cinquante ans, notre grandMathieu Dupont 34 : Il n’y a que des vibra-tions !…

— C’est bien possible. » fis-je en bâillantformidablement.

Et je m’endormis, d’un bloc.

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CHAPITRE X

IL pourrait devenir fastidieux de notertoutes les étapes par lesquelles je dus passerpour m’initier aux connaissances de ce peupleétonnant qui, parti du dénûment le plus absolu,resté sans ressources, sans acquêt scientifique,– on sait ce qu’était le bagage d’un savant duXVIIe siècle ! – avait réalisé, grâce à sa ténacitéet à son énergie, les progrès les plus pratiqueset les inventions les plus puissantes.

Le son ! le parfum ! la lumière ! pour nous,ces manifestations de la force naturelle sontrestées à l’état de faits constatés, mais non uti-lisés, tandis qu’ici elles forment la base de lascience mécanique et que par elles ont été ani-

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mées des machines auprès desquelles nos pluspuissants engins sembleraient presque desjouets d’enfant.

Mais trêve de réflexions. Je reprends monrécit.

Au matin, je me réveillai aux rayons du so-leil qui étaient tamisés par les vitres coloriéesde mon plafond.

Jamais je ne m’étais senti plus frais ni plusdispos.

J’eus tout le loisir d’examiner ma chambre.

À vrai dire, elle n’avait rien de bien original,sinon qu’elle était très spacieuse et fort claire.J’ai su depuis que toutes les maisons étaientainsi à simple rez-de-chaussée et éclairées parle haut, ce qui s’explique d’ailleurs par la confi-guration de la localité, sur laquelle les hauts ro-chers projettent éternellement leur ombre.

Pour la première fois, je regardai avecquelque soin les objets qui m’entouraient, le

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lit, les sièges, une table, et d’abord je constataique pas un de ces meubles ne comportait lamoindre saillie anguleuse. Tout était arrondi,comme pour éviter à l’habitant un heurt désa-gréable. Et je me rappelai certain lit parisien,adorné de certaine table de nuit, qui toutes lesfois que je me levais pointaient traîtreusementdans mes jambes ou dans mes flancs les arêtesde leur ornementation.

Les draps dans lesquels je m’étais blotti at-tirèrent mon attention.

Je cherchais à me rendre compte de la qua-lité de cette étoffe, et je compris tout à coupque, le lin et le coton faisant défaut, on avait in-venté je ne sais quels textiles minéraux. Je susplus tard qu’en effet on était arrivé à une trèsingénieuse application de la pierre pulvérisée àla fabrication des étoffes d’usage courant.

Le linge était fait d’une pâte minérale assezanalogue à celle de nos papiers et dans laquelledes plumes d’oiseaux formaient la trame résis-

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tante. Il en était de même pour les étoffes, ycompris celles des vêtements.

On était parvenu aussi à laminer les métauxet à les réduire à une minceur telle qu’ils sepliaient à tous les usages, pour faciliter lesmouvements on ménageait des articulations,système de lames qui rappelaient celles desstores japonais.

Les habits de femmes – pour la grande toi-lette – étaient d’amiante.

Le mica avait été utilisé pour les vitres ; lesschistes, les quartz, les ardoises trouvaient leuremploi pour tous les objets usuels.

Les colonnettes des maisons sont des feld-spaths ; les pierres plutoniques et les granitssont travaillés avec une finesse qui dénote unart plein de goût et de délicatesse.

Aussitôt levé, j’avais – comme un vieil habi-tué – pris mon bain de lumière. On voit que jem’acclimatais.

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Je trouvai au pied de mon lit un vêtementneuf dont j’eus tout loisir d’étudier la confec-tion. La forme en était un peu surannée. J’avaisle pourpoint, le haut-de-chausse, les bas à lafaçon d’un clerc de la montagne Sainte-Gene-viève.

Ces étoffes – minéro-métalliques – pé-chaient malgré tout par une certaine raideur :elles étaient rêches, mais par la suite, je m’ha-bituai rapidement à leur usage et ne sentis pluscette petite gêne.

Tandis que je philosophais sur ces chosescurieuses, Jean entra.

Il me serra obligeamment la main, s’enquitde ma santé, insistant sur les suites possiblesde mes émotions et de mes fatigues.

« Jamais, lui dis-je, je ne me suis senti enmeilleure condition.

— C’est au mieux, fit-il. Car vous n’en serezque plus dispos pour travailler… »

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Je me tournai vivement vers lui.

« Pour travailler ? fis-je. Que voulez-vousdire ? »

Il reprit avec la plus parfaite tranquillité :

« Je suppose que vous avez l’habitude demanger ?

— Naturellement… tous les jours… et plu-tôt trois fois que deux.

— Oh ! quatre fois, s’il vous plaît. Maisalors il doit vous paraître tout naturel de tra-vailler… Ne l’avez-vous pas fait jusqu’ici ?

— Pardon ! j’ai des rentes.

— Ah ! oui, nous avons entendu naguèreparler de quelque chose dans ce goût… Alorsvous restez complètement oisif…

— Non pas. Mais je choisis mon genre detravail… je suis philologue.

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— Très intéressante partie et que, si vousrestez parmi nous, il nous plaira fort de vousvoir continuer.

« Mais, si je ne me trompe, ce genre de tra-vail vous est fort agréable…

— Absolument !…

— Eh bien, écoutez ceci. Remarquez toutd’abord que nous ne prétendons exercer survous aucune contrainte. Il ne peut s’agir que depersuasion.

« Chacun ici doit donner, quotidiennement,une certaine quotité de travail… matériel, ef-fectif, disons même pénible, bien entendu ce-pendant selon son âge, ses forces, son état desanté.

« Moyennant quoi il a droit à la satisfactionde ses besoins : il est titulaire de sa place auréfectoire national, d’un logement, des vête-ments nécessaires, en un mot de tout ce qui estnécessaire à sa vie…

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« Ce n’est que quand on a fourni son quan-tième de travail qu’on est citoyen de notre ré-publique, avec tous les droits afférents à cetitre.

« Si vous entendez rester chez nous à titred’étranger, c’est bien. Notre hospitalité vousest acquise.

« Mais ne vous sentiriez-vous pas mille foisplus libre si vous vous acquittiez de votre de-voir, comme tout le monde : vous ne vous sen-tiriez plus l’obligé de personne, vous seriezl’égal de tous, et vous vous occuperiez de phi-lologie, tout à votre aise.

— Alors, interrompis-je avec une certaineironie, je devrai payer ma subsistance – chi-mique – d’un labeur de dix ou douze heures…

— Que me dites-vous là ? Presque tout lemonde travaille, la somme des travaux à exé-cuter, répartie entre tous, exige à peine quatre,trois, et même quelquefois une heure de labeurréel.

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« Et qui s’en plaindrait quand, ce devoir ac-compli, on est complètement délivré de toutsouci matériel de la vie et surtout de toute in-quiétude du lendemain ?

« Pensez encore que dans ces conditionsnous sommes vraiment libres de disposer ànotre gré de nos heures de loisir, de les consa-crer à des occupations attrayantes, ou, si celanous plaisait, ce qui est rare, libres de ne rienfaire du tout…

« C’est ainsi que tout notre peuple est ar-tiste, chercheur, savant. Chacun, étant libérédes tracas de l’existence matérielle, a l’espritléger, actif : on s’efforce le plus souvent à réa-liser des progrès qui, profitant à tous, amé-liorent la condition de chacun. Vous avez vu leluxe de notre réfectoire national : ainsi chacunde nos établissements publics, les écoles, lesmairies, les théâtres, arrive au maximum pos-sible d’élégance et de confort.

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« En ce moment, nous nous préoccuponsde rendre les logements presque somptueux,les vêtements plus parfaits. Après les heures delabeur, tous, sans exception, n’ont qu’un désir :perfectionner le milieu où nous vivons.

« Est-ce que tout cela vous paraît si dérai-sonnable ?…

« Mais, encore une fois, vous êtes notrehôte et nous ne vous forcerons pas…

— Je n’entends, interrompis-je, jouir d’au-cun privilège… j’entends gagner mon pain,comme tout le monde…

— Le pain ! Ah ! si vous nous appreniez àen fabriquer…

— Hum ! comme les côtelettes !… Enfin, jem’y essaierai. Pour le moment, faites de moi ceque vous voudrez… »

Nous sortîmes et déambulâmes par lesrues.

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Nous croisions des gens qui portaient desfardeaux, qui transportaient des matériaux :d’autres, montés sur des échelles, nettoyaientles appareils d’éclairage.

« Tous ces travailleurs, me dit Jean, sontaux heures de loisir des écrivains, des poètes,des acteurs, des chercheurs de combinaisonsnouvelles… Tenez, voyez celui-là qui balaie larue avec énergie… c’est un de nos peintres lesplus distingués, et il pousse les détritus dansla pelle d’un sculpteur auquel nous attribuonsvolontiers du génie… tous deux font partie del’Académie que nous avons fondée, d’après lesidées du cardinal de Richelieu… »

Je ne pus réprimer un sourire. Cette visiond’académiciens balayant le pont des Arts meparaissait du dernier comique.

Mais Jean, imperturbable, continuait :

« Il faut comprendre que nos pères, les sur-vivants du cataclysme primordial, se trou-vèrent en face de l’horrible réalité, la mort im-

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minente, et qu’ils durent tous se mettre à latâche pour assurer leur vie quotidienne.

« Ils n’étaient pas assez nombreux pour quedes parasites pussent exister aux dépens d’au-trui, puisque c’était à peine si les efforts de toussuffisaient pour assurer à tous la provende né-cessaire.

« Le travail fut donc forcément général.Comment se bâtir des abris, si tous n’y met-taient la main ? Comment résister à l’invasiondes vautours, si tous ne s’étaient serrés, grou-pés ? Comment attaquer les rochers, si lesforces de tous ne s’étaient coalisées contre ladure matière ?

« Ainsi chez nous s’imposa, dès le premierjour, l’obligation à la fois individuelle et géné-rale du travail matériel. À cette époque, il falluttravailler douze, quinze, vingt heures par jour,prendre sur son sommeil, se contenter d’unenourriture détestable, se loger dans des huttes,se couvrir de haillons.

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« Mais en même temps que l’effort étaitcommun, il arriva nécessairement que tous bé-néficièrent des résultats obtenus et que le faitse transforma insensiblement en droit.

« On avait vu la mort de trop près – la mortpar la faim – pour ne pas avoir compris qu’ilest des besoins matériels, physiques, dont lasatisfaction prime tout. Vivre d’abord, philo-sopher ensuite, disait un auteur ancien. Nospères furent assez raisonnables pour suivrecette marche logique, et ils convinrent entreeux que, quel que fût l’état social qui se déve-lopperait plus tard, l’obligation du travail pourtous aurait pour conséquence, pour compensa-tion, si vous voulez, la garantie pour tous de lasatisfaction des besoins premiers, nourriture,logement, vêtement.

« À mesure que des résultats meilleurs s’ob-tenaient, le temps du travail obligatoire dimi-nuait, et aujourd’hui la moyenne est de troisheures par jour. Les vieillards ne sont astreintsqu’à une heure…

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— Quoi ! les vieillards travaillent ?

— Certes, à moins d’impotence constatée,surveillance de travaux, vérification descomptes… les enfants eux-mêmes donnentleur effort, proportionné à leur développement,et paient ainsi leur instruction…

— Mais les femmes ?

— Et pourquoi donc ne travailleraient-ellespas ? N’ont-elles pas leur spécialité, couture,cuisine, soin et éducation des enfants ! Etcomme les hommes, elles conquièrent ainsileur liberté, la matérialité de la vie leur étantassurée…

— Et cela leur plaît ?

— Plus que vous ne sauriez croire. Ellessont ainsi véritablement les égales deshommes puisqu’elles n’ont pas besoin d’euxpour vivre, elles ont leur complète indépen-dance morale ; jamais la moindre questiond’intérêt n’intervient dans le don qu’elles fontde leur cœur et de leur personne. N’ayant plus

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le souci du lendemain, elles sont affranchies detoute contrainte, et pour rien au monde ellesne renonceraient à leur devoir de travail quileur assure l’exercice du droit à la vie… »

Tout cela me paraissait si fort en dehors desidées auxquelles j’étais accoutumé que je netrouvais rien à répondre.

En réalité, je me sentais profondémentému.

Jean n’était pas sans remarquer l’étonne-ment dont j’étais saisi.

« Que pensez-vous, me dit-il, des fleurs quiornent le Louvre…

— Justement, je voulais vous demander oùvous les cultivez…

— Ha ! ha ! vous y avez été pris ! c’est leplus bel éloge que vous puissiez en faire…

— Pourquoi ?

— Parce qu’elles sont en métal…

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— Impossible ! j’ai tenu à la main, j’ai respi-ré une rose…

— Qui vous a été offerte par son auteur, lajeune Isabelle…

— Elle ! mais c’est un véritable chef-d’œuvre ! Alors c’est là son travail…

— Non, non. Ceci est de fantaisie. Elle dé-coupe, ajuste et colorie ces petites merveillesen dehors de son travail obligatoire qui l’at-tache au service de la laminerie…

— Laminerie ? répétai-je d’un ton question-neur.

— C’est l’analogue des blanchisseries dechez vous. Votre linge est de textile et se re-passe. Le nôtre est de minéral tissé : il se pu-rifie par la lumière, puis se lamine… et la gen-tille Isabelle est non moins bonne ouvrière quedélicieuse artiste peintre et musicienne… vousvoyez que le travail manuel ne nuit en rien àl’effort d’esprit…

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— Vous pouvez avoir raison, dis-je. J’ai luquelque part… oui, c’est dans un livre de Re-nan… certaines lignes qui me reviennent enmémoire. »

Et avec un effort de mémoire, je récitai :

« Supposez un homme instruit et noble decœur, exerçant un de ces métiers qui n’exigentque quelques heures de travail, bien loin quela vie supérieure soit fermée pour cet homme,il se trouverait dans une position favorable audéveloppement philosophique…

— Celui qui a écrit cela est un sage, ditJean. Chez nous, le travail est un service pu-blic, et tous s’y soumettent avec joie pourconquérir leur tranquillité et leur liberté. »

— Je n’aimerais guère le réfectoire…

— Nous y sommes parfaitement habitués :rien ne nous est plus pénible que d’êtrecontraints, par quelque maladie, de nous faireservir à domicile…

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— Quel domicile ?… puisque les repas sefont en commun, je suppose que vous avezaussi de vastes et luxueux dortoirs où l’on vittous ensemble et où toute intimité est impos-sible…

— N’avez-vous pas couché chez vous ? Ici,tout citoyen a droit à son appartement particu-lier ; s’il se marie, son logement est doublé ; tri-plé et quadruplé dès qu’il a des enfants. Maisil est chez lui. Aux heures des repas, la famillese rend au restaurant national où, comme vousl’avez vu, chacun s’organise comme il l’entend.C’est comme à la bibliothèque – car nousavons nos auteurs et nos livres, – au concert ouau théâtre.

« Tous jouissent du confortable général,nous nous attachons à le pousser aussi loinque possible ; nous améliorons sans cesse lesconditions de l’existence, et nous sommes tousheureux, parce qu’il n’y a pas chez nous unseul malheureux.

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« J’espère bien que vous consentirez à res-ter parmi nous, et je suis certain que vous vousplierez facilement à nos habitudes… Mais nousvoici arrivés à l’usine phonique… il est encoretemps de vous refuser au travail… dites unmot, et vous n’invoquerez pas en vain votre si-tuation d’hôte privilégié…

— Je ne veux pas faire d’opposition… etl’expérience ne me déplaît pas. Mais du diablesi je sais à quoi je vous pourrai être utile… »

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CHAPITRE XI.

NOUS avions traversé toute la ville et nousétions arrivés au pied de la plus haute falaise,bloc énorme et noir d’une hauteur de plus decent mètres.

Nous entrâmes sous un porche immense,au delà duquel une voûte se perdait dans lesprofondeurs de la masse. De la lumière du jour,nous passions à un éclairage artificiel, produitpar des globes de mica, dans lesquels brillaitune sorte d’étoile, rappelant à s’y méprendrel’étincelle de nos Jablochkoff.

Nous marchâmes encore, au milieu d’unefoule affairée de gens qui allaient et venaient,portant des outils ou des matériaux, et nous ar-

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rivâmes dans un hall immense ou des roues co-lossales tournaient avec une vélocité extraor-dinaire, agissant sur des arbres de couche quise perdaient dans des galeries latérales.

Des hommes travaillaient là, surveillant lesmachines, attentifs, intéressés, et j’en recon-naissais plusieurs que j’avais déjà rencontrésla veille au Louvre ou sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Seulement maintenant ils étaient vê-tus d’une sorte de cuirasse brune, étroitementadaptée, sans doute pour éviter tout accro-chage par les terribles engins qui s’agitaient au-tour d’eux.

Jean jouait son rôle de cicérone.

Il y avait là, courbé sur une vaste meuleà polir, l’auteur d’un traité sur l’origine desmondes : un autre qui, paraît-il, était historiensaupoudrait de talc les rouages d’un cylindre.

« Notre plus grand poète, » me dit-il àl’oreille en désignant un gaillard bien muscléqui passait, poussant un fardier devant lui.

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Sully-Prudhomme à la brouette ! Rostand àla voiture à bras !

Nous allions toujours plus avant et par-vînmes enfin à une salle assez petite, mais dontl’aspect était singulier.

Figurez-vous un gigantesque jeu de tuyauxd’orgue, de toute hauteur et de toute grosseur.Encore le mot n’est-il pas exact, car je m’aper-çus bien vite que c’étaient non des cylindresarrondis, mais des lames plates, d’un métal quime semblait être de l’acier.

Ces lames, dressées sur une de leurs ex-trémités, étaient disposées comme les roseauxd’une flûte de Pan, allant de la plus haute tailleà la plus petite pour remonter ensuite, encoreredescendre, et former ainsi un grand nombred’instruments identiques, mais reliés en-semble. Devant ces lames, des hommes, armésd’un petit marteau d’ébonite, les frappaient al-ternativement. Au-dessus des lames verticalespassaient des fils de métal qui rappelaient à

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s’y méprendre les fils du télégraphe électrique,comme nous les voyons sur nos lignes de che-mins de fer.

J’oubliais de noter ce point capital qu’aumoment de pénétrer dans cette pièce, Jeanm’avait affublé et s’était coiffé lui-même d’unesorte de casque qui enveloppait le crâne ets’adaptait exactement aux oreilles : non pointun casque de métal plein et résistant, commeceux de nos anciens preux, mais plutôt une ré-sille de mailles métalliques très serrées.

Les ouvriers étaient coiffés comme nous.

Et je m’aperçus tout de suite que, quoiqueje visse les marteaux d’ébonite trapper leslames de métal qui devaient nécessairementrendre des sons, je ne percevais qu’un légerbruissement, très doux et non en rapport avecla force des coups portés.

Je voulus parler et je m’aperçus que je nem’entendais point.

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Cependant les ouvriers coiffés comme nousse parlaient l’un à l’autre et je remarquai qu’ilsse comprenaient au mouvement des lèvres,comme nos sourds-muets ; et j’en eus bien vitela preuve, car Jean, me regardant bien en face,prononça – à la muette – quelques mots que jetraduisis immédiatement.

Il m’invitait à le suivre, et me conduisit aufond de l’atelier, dans une logette où se trou-vait, suspendu au plafond, un double levierporté sur une tige centrale et aux deux extré-mités duquel pendait une corde.

Toujours parlant, mais en même temps ap-puyant de ses gestes les instructions que jen’entendais pas, il m’expliqua que j’eusse àprendre à deux mains une poignée, à l’extrémi-té de l’une de ces cordes, et à la tirer vigoureu-sement à moi, puis lui-même agissait ensuitesur l’autre poignée et entraînait le levier quime forçait, à suivre son mouvement ascendant,geste alternatif et des plus simples et qui ne de-

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mandait qu’une certaine notion du rythme né-cessaire.

Je tirais à moi, la branche du levier descen-dait, et je cédais ensuite à l’effort de Jean quila forçait à remonter, et ainsi de suite.

En fait, c’était l’élémentaire système dusoufflet de forge.

Évidemment il n’était pas nécessaire d’avoirconsacré des jours et des nuits à des étudestranscendantes pour s’acquitter de cette tâche,assez niaise.

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Mais, décidé à prouver mon bon vouloir etaussi à payer mon hospitalité – que j’estimaisne devoir point se prolonger – en la monnaiequ’on exigeait de moi, je me mis à l’ouvrage,réglant attentivement mes gestes sur ceux demon compagnon.

Eh mais ! ce n’était pas si facile que jecroyais ! mes nerfs s’en mêlaient, mes musclesavaient des caprices, des rébellions. J’obéissaismal au rythme.

Jean, très patient, agissant d’un seul brassur sa poignée, – que j’avais grand’peine àmaintenir de mes deux mains, – de son autrebras battait la mesure, à laquelle je m’efforçaisde me conformer.

Mais, enfin, je n’étais pas plus bête qu’unautre, et au bout de dix minutes, le mouvementde va-et-vient fut chronométrique : Jean me fé-licita d’un geste aimable. Vraiment, il n’y avaitpas de quoi !

Et je me mis à penser à autre chose.

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Par la porte de la salle, je voyais les autrestravailler, s’agiter, se multiplier, et je ne pou-vais m’empêcher de remarquer leur entrain,leurs physionomies vivaces et satisfaites.

Peu à peu, mes idées, que berçait la mo-notonie de ma tâche – qui s’accomplissait enquelque sorte par action réflexe, – prenaientun autre cours.

Je pensais au jour, peut-être prochain, oùje raconterais à mes compatriotes étonnés cesscènes étranges qu’ils traiteraient évidemmentde racontars inventés de toutes pièces.

N’en serait-il pas de même si, ici, j’expli-quais à ces étrangers les curiosités de mon Pa-ris, à moi : oui, cela m’amuserait de leur narrercomment nos institutions fonctionnent – mi-nistères, parlement, conseils électifs de toutordre !... Me croiraient-ils eux-mêmes ? C’estqu’en effet j’avais à leur dire bien des chosesqui, lorsque j’y réfléchissais, me paraissaient, àdistance, follement invraisemblables.

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Je ne sais si c’était ce travail manuel quiagissait sur mon cerveau, mais jamais je nem’étais senti doué d’une perception plus vive,d’une imagination plus active. Mon esprit se li-bérait, s’élevait. En moi naissait le désir d’exé-cuter quelque œuvre utile, je concevais le pland’un ouvrage où je comparerais le Paris de Go-bi au Paris français…

Il y eut un heurt assez violent : j’avais man-qué au rythme !

Mais déjà Jean avait réparé le mal, et nousrecommençâmes…

Puis mon compagnon me dit – et me pan-tomima – que la tâche était faite : deux cama-rades entrèrent qui prirent nos places et firentagir le levier.

Je m’arrêtai un instant à les regarder, maisJean passa son bras sous le mien et m’emme-na.

Dans une autre salle, nous nous débarras-sâmes de nos casques, et dans une petite ar-

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moire nous les rangeâmes. Cela rappelait, saufla matière, la coiffure des demoiselles du télé-phone. Je remarquai soigneusement le numérode ma case pour ne pas me tromper le lende-main.

« Eh bien, me demanda Jean, que voussemble de ce labeur ?…

— Quoi ! ce tirage de corde ? fis-je d’un airdédaigneux. En vérité, si vous appelez cela unlabeur… et pour ce qu’il a duré ?…

— Savez-vous que je vous trouve superbe !Vous avez tiré la corde pendant plus d’uneheure…

— Bah ! je croyais à dix minutes au plus !…

— Une heure bon compte, soyez en sûr. Etcroyez bien que, vous voyant y prendre goût,je vous aurais laissé travailler plus longtemps,si ma responsabilité n’eût été trop gravementengagée…

— Quelle responsabilité ?…

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— Le péril de mort…

— Hein ? fis-je en sursautant.

— Nul ne doit rester plus d’une heure à ceposte. Vous, vous ignoriez le danger, mais nousle connaissons. Et, si fort que l’on soit, on nepeut malgré tout se défendre d’une certaineangoisse qui agirait à la longue sur le systèmenerveux…

— Voyons, ne plaisantez pas. Vous préten-dez qu’à faire ce travail de manœuvre nouscourions un pareil danger…

— Oui, en l’évitant aux autres. C’est la vé-rité. Mais pour que vous compreniez cela, ilfaut que vous soyez mis au courant de nos mé-thodes industrielles… Tenez, nous avons uneheure devant nous avant d’aller au Louvre. Sivous le voulez bien, je vous présenterai au di-recteur de l’usine phonique – la phonaterie,comme nous l’appelons – et il vous édifieramieux que moi sur les étonnants problèmesque nous avons résolus…

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— Allons, » fis-je résolument.

Et je le suivis d’un pas très ferme, éprou-vant une certaine fierté à penser que j’avais– sans le savoir, il est vrai – occupé un posteparticulièrement périlleux. On verrait bien, de-main, que je ne suis pas un poltron.

Aussi je savais que maintenant j’avais ache-té – au péril de ma vie – le droit à la vie ma-térielle, que je ne devais rien à personne etn’avais point à me préoccuper des soucis del’existence. Hé ! la chose avait du bon !

Pendant que je réfléchissais – me déclaranttrès satisfait de moi-même, – le jeune hommeavait suivi un couloir qui nous avait conduit àun escalier taillé dans le roc.

Nous montâmes une trentaine de marcheset nous nous trouvâmes dans un cabinet instal-lé devant un bureau strié de cases multiples, ledirecteur – M. Henri Morel inscrivait des notessur un registre.

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Jean me présenta : M. Morel me contemplaattentivement :

« Alors, vous venez de… l’autre monde…me dit-il d’un ton courtois.

— Du vrai monde, s’il vous plaît, fis-je unpeu piqué ; de celui qui nous environne detoutes parts et dont vous êtes si malheureuse-ment séparés… »

Il se mit à rire avec bonhomie :

« Je n’ai, croyez-le bien, nulle intention devous blesser. Je pourrais discuter avec voussur cet adverbe – malheureusement dit – mais,avant tout, je veux savoir en quoi je puis vousêtre agréable. »

Jean lui exposa notre requête. J’ignoraistout de la science de cet autre monde et nouspriions l’éminent directeur de vouloir nousfaire, à mon usage, un cours succinct mais trèsclair, que me permit de comprendre… l’incom-préhensible.

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« Je suis à vos ordres, dit l’aimable savant.Je vous demande seulement la permission de,tout en causant, surveiller mon tableau.

— Ne nous gênez, en rien, je vous prie, et simême vous désiriez remettre cet entretien.

— Point. À votre disposition, » vous dis-je.

Henri Morel se carra commodément surson fauteuil : c’était un homme d’une cinquan-taine d’années, à figure rubiconde. Celui-là nepâtissait certes point du régime gazo-minéral.

« Vous savez donc, commença-t-il, com-ment nos pères ont été jetés, par la méchance-té des hommes et par les convulsions de la na-ture, dans ce désert où ils se sont trouvés em-prisonnés.

« Vous n’ignorez pas à quelles terribles diffi-cultés de vivre nous étions réduits. Le premierdésir – dans l’affolement de la catastrophe –était de fuir ; mais comment percer la muraillede roches qui nous enserrait !

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« Il est évident que pendant de longues an-nées, et avant de s’être résignés à leur isole-ment, nos malheureux ancêtres n’eurent pointd’autre pensée que de s’ouvrir une issue vers lapatrie à jamais perdue.

« Ils s’étaient façonné des outils de pierredont nous avons pu retrouver des spécimens.Que pouvaient contre ces masses basaltiques,contre ces granits, ces misérables instru-ments ! Et pourtant nous avons vu des vestigesd’une très longue galerie qu’ils avaient ébau-chée et qui reste le témoignage de leur énergieet de leur persévérance.

« Plus tard, après avoir échoué avec les ou-tils à percussion, ils installèrent des manègesqui communiquaient un mouvement rapide àdes perforateurs. Mais les pointes se brisaient,l’effort humain, continu et épuisant, ne donnaitpas aux perforateurs la vélocité rotatoire quiest nécessaire.

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« Ce fut alors que, cherchant une force mo-trice, un d’entre eux se souvint des enseigne-ments de Denis Papin et des théories qu’ilémettait sur l’utilisation de la vapeur d’eau.

« Encore faut-il se rappeler que l’on ne dis-posait que du contenu de notre petit lac inté-rieur qui, pendant l’été, se dessèche presquecomplètement.

« Cependant, au risque de manquer bienvite de la matière première, on se mit à l’œuvreet on construisit une sorte de marmite depierre hermétiquement fermée, sauf en unpoint qu’on luta d’une manière moins résis-tante et façonnée en manière de bouchon. Toutcela devait être rudimentaire, mal compris,mal ajusté, et peut-être un jour, par simple cu-riosité, reviendrons-nous à cette ancienne ex-périence.

« La marmite fut remplie d’eau et chaufféeà force. Il arriva ce qui était facile à prévoir,c’est que la soupape ne fonctionna pas et que

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le vase éclata sous la pression intérieure, avecun bruit, effroyable, d’une acuité étonnante.

« Il y eut des morts et des blessés.

« Mais un de ceux qui avaient assisté à l’ex-périence avait fait une remarque singulière,c’est qu’un vieux moulin à vent qui se trouvaità plus de mille pas de l’appareil explosif s’étaitmis, sans cause apparente à tourner avec unevélocité prodigieuse.

« Cet homme s’appelait Gaspard Meunier :c’était un rêveur que son imagination entraî-nait souvent au delà des réalités mais dont lafaculté d’intuition était en quelque sorte surhu-maine.

« Ce fait – la giration du moulin – auquelnul n’avait pris garde, devint le point de départde ses recherches et un jour vint où il affirmaque le mouvement en apparence inexplicableavait été produit non par l’ébranlement de l’airà la suite de l’explosion, mais par le son mêmequi s’en était dégagé… »

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Ici je dois traduire en langage courant lesexplications du bon Henri Morel qui, naturel-lement, employait la phraséologie scientifiquede son pays analogue au fond, mais différentepar la forme de notre langage ordinaire.

Meunier avait découvert d’abord que le sonétait la résultante de vibrations, nombrées ma-thématiquement, et que ce nombre, relatif à lahauteur, à l’intensité, à la qualité du son, s’ins-crivait de lui-même sur des plaques de mica,saupoudrées de sable.

C’est ce que chez nous Chladin a exposédans son traité d’acoustique qui parut, si je neme trompe, vers 1809 ; et nos élèves de phy-sique connaissent bien ces plaques carrées deverre sur lesquelles, sous l’action d’un archet,le sable écrit en quelque sorte le nom hiérogly-phique de la note émise.

Mais Meunier alla plus loin : il se dit que,puisque le son déplaçait le sable, c’est qu’ilconstituait lui-même un moteur ; qu’il parvînt

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à connaître les modalités de son action, qu’illes analysât et arrivât à les diriger, il pourraitproduire, par la génération appropriée du son,des déplacements combinés, continus ou alter-natifs, qui, communiqués à des engins ad hoc,se transformeraient en mouvements de toutenature.

Il avait encore fait deux découvertes impo-santes.

La première, c’est qu’un corps mis en vi-bration communique, sans contact, à un autrecorps des mouvements qui peuvent provoquerla désagrégation de la matière. Ainsi des vitressont parfois brisées au son d’instruments demusique, la voix humaine peut faire résonnerun verre à le briser.

La seconde, c’est que notre oreille ne per-çoit le son que dans les limites d’une certaineéchelle, depuis 32 jusqu’à 73.700 vibrations àla seconde ; et il se convainquit que la forcemotrice du son résidait dans les notes non per-

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ceptibles à notre oreille, c’est-à-dire forméespar un nombre de vibrations supérieur à73.700.

Il constata non plus auditivement, mais mé-caniquement, l’existence réelle de ces sons in-attendus, qu’il appela sons muets ou hyper-sons, constitués par des centaines de mille vi-brations. Et il eut la joie, la gloire, en captantces sons muets, produits soit par souffle, soitpar glissement d’archet, soit par percussion surdes matières ultra-vibrantes, de découvrir etde créer de toutes pièces la mécanique pho-nique.

Mais un fait se produisit qui faillit arrêterà jamais ces recherches : dans le passage duchiffre des vibrations perceptibles à celui dessons muets ; c’est-à-dire entre 73.700 et 73.800vibrations, il est des notes qui déterminentchez l’homme la rupture des organes auditifs– et plus encore – la désagrégation du cerveau.Ce n’est qu’au delà de 73.800 que l’appareil hu-main perd sa sensibilité : mais le passage de la

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sensibilité à l’insensibilité est une zone si dan-gereuse qu’elle constitue un péril de mort.

Des accidents nombreux s’étaient produits,lorsque les appareils Meunier surélevaient leson par degrés, jusqu’à le rendre inaudible. Etpourtant l’action mécanique ne commençaitqu’au delà de cette zone qu’il fallait nécessai-rement franchir.

Ici, une observation : ces théories, si extra-ordinaires qu’elles paraissent, me remettaienten mémoire celles qui se sont récemment révé-

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lées par la découverte de la lumière invisible,des Rayons X, Z, etc.

Mais pour revenir aux études de Meunier,ce fut pour parer à ces dangers que ce grandhomme, qui commençait à désespérer du suc-cès, inventa tout à coup le parason, le treillismétallique dont fut fabriqué le casque préser-vateur dont s’affublèrent les ouvriers et quijoue vis-à-vis des notes dangereuses le mêmerôle que la toile métallique de la lampe de Da-vy vis-à-vis de la flamme et du grisou.

Ceci m’expliquait pourquoi, pendant la si-nistre scène de la Phonothanatose, j’étais leseul dont les oreilles fussent découvertes. Etla jeune Isabelle, promenant son archet sur sacithare, errait sur les limites de la zone mor-tifère, retardant de toute son habileté la notemeurtrière !… la note inentendable qui m’au-rait tué !…

Que de temps, que de patience il avait fallupour étudier les corps minéraux, les métaux au

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point de la production possible de ces hyper-sons. Mais aussi quels magnifiques résultats !

L’usine phonique dans laquelle j’avais tra-vaillé le matin était la grande productrice de laforce motrice par le son. Les lames que j’avaisvues généraient par leur action des sons dontle plus élevé – inentendu – chiffrait en vibra-tions :

35.184.372.088.832…

35.184 milliards de mouvements en une se-conde.

Et malgré ces nombres incalculables,n’était-il pas facile de comprendre que cetteintensité de mouvement – qui défie l’imagina-tion – se pouvait communiquer à la matière,et à des turbines qui tournaient à raison de622.000 tours par seconde et qui, adaptées àdes perforateurs d’une incroyable résistance,perforaient les roches les plus dures, pulvéri-saient les pierres, désagrégeaient les granits ?

La chimie avait fait le reste.

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J’étais curieux de savoir quel rôle jouaitdans l’usine le levier que j’avais fait mouvoirdans la matinée, avec mon ami Jean : c’étaitun ventilateur du son qui empêchait l’accu-mulation des notes dangereuses dans les ate-liers, une sorte de paratonnerre qui empêchaitle foudroiement des autres, mais pouvait – j’enfrissonnai ! – foudroyer ceux qui l’actionnaient.

Le son se transformait en chaleur et en lu-mière ! Les ampoules – en apparence élec-trique – étaient éclairées par la musique !

Ainsi ces exilés, ces déshérités, ignorantsde tous nos progrès, avaient découvert uneforce qui leur rendait les mêmes services quela vapeur et l’électricité…

« Et bientôt, dit une voix derrière moi, nousaurons à notre disposition une force mille foisplus puissante !… »

Je vis le bon Morel tressaillir, et une im-pression singulière, fugitive, passa sur son vi-

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sage : c’était comme de répulsion, presque deterreur encolérée.

Mais il se maîtrisa aussitôt :

« Ah ! c’est vous monsieur Henri Lévêque.Qu’y a-t-il pour votre service ? »

Je me retournai et regardai le nouveau ve-nu.

C’était un homme d’une trentaine d’années,au visage long, aux lèvres minces. Les yeux,profondément enchâssés sous un front trèsbombé, étaient petits, mais leur éclat était telqu’on avait peine à le soutenir.

Je ne saurais dire si l’impression que mecausait cette physionomie singulière était desympathie ou d’antipathie, mais elle était trèsvive et très profonde, on se sentait en faced’une énergie exceptionnelle.

« Monsieur Henri Morel, je désirerais vousentretenir d’un sujet important et je suis venu

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vous demander si vous vouliez bien me donneraudience au Louvre, pendant le repas ? »

Morel eut encore – cette fois, j’en fus cer-tain – un geste de protestation. Il eût voulu re-fuser. Mais sa courtoisie – ou un autre senti-ment – triompha de quelque pensée intime.

« Je ne refuse point, dit-il. Du reste, voicil’heure de nous rendre au Louvre et, si vous levoulez bien, nous ferons route ensemble.

— Eh mais ! dis-je à l’oreille de Jean, pen-dant que nous suivions le quai de la Seine fleu-rie, ou je ne me connais pas en physionomiede ces deux hommes – Morel et Lévêque –sontsinon des ennemis, tout au moins des adver-saires… mais sur quel terrain ? »

Mon ami me fit signe de parler bas.

Puis, me forçant à hâter le pas, il me ditd’un ton grave presque triste :

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« Vous avez deviné. Il s’agit entre ces deuxhommes des intérêts les plus graves de la Ré-publique… une terrible lutte de partis…

— Quoi ! avez-vous donc ici des discus-sions politiques…

— « Je n’ai pas le temps de m’expliquer.Mais si vous entendez quelque discussion – etje ne doute pas qu’elle n’éclate, – gardez-vousd’y prendre part… le Grand Châtelet n’a peut-être pas dit son dernier mot.

— Mais dites-moi du moins si vous-même,vous êtes du côté de Morel ou de Lévêque…

— Je ne sais pas. » répliqua-t-il...

Je le regardai. Il était un peu pâle.

Malgré moi, je me sentais le cœur serré :

J’examinai Henri Lévêque à la dérobée.Très calme, mais avec une expression de téna-cité qui tendait tous les muscles de son visage,il marchait à côté de Morel sans lui parler.

Nous arrivâmes au Louvre.

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CHAPITRE XII.

À PEINE étais-je entré dans ce Palais del’alimentation que, spontanément, mes yeuxcherchèrent la gentille Isabelle.

En fait, je comprenais mieux maintenantquels droits elle avait à ma reconnaissance :elle m’avait très réellement sauvé la vie, alorsque les cruels juges de la Grand’Chambrem’avaient condamné à mort.

Et quel courage il lui avait fallu ! car elles’exposait par humanité au plus dur châtiment,et c’était au risque de sa propre existencequ’elle avait retardé l’émission de la note quim’aurait tué !

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Je ne lui avais pas encore rendu un suffisanttémoignage de ma gratitude. Je l’aperçus et jem’élançai vers elle.

Elle se trouvait au milieu d’un groupe dejeunes filles qui, voyant mon empressement, semirent à rire malicieusement.

Mais Isabelle, gentiment, vint à moi en metendant la main.

Je lui dis, d’une voix qui tremblait un peu,combien j’étais heureux de la revoir et lui de-mandai – par contenance – si son travail de lamatinée ne l’avait point fatiguée.

« Fatiguée ! s’écriait-elle. Non pas ! Montravail matinal est pour moi, comme pour noustoutes, d’ailleurs, un exercice de gymnastiquehygiénique qui nous fait le plus grand bien.Mais j’ai appris que vous-même, vous étiez alléà la Phonaterie.

— En effet, fis-je d’un ton léger, et j’ai aidél’ami Jean au service du ventilateur.

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— Au ventilateur ! à ce poste si dangereux !Ah ! c’est bien, cela ! »

Ses yeux s’étaient fixés sur les miens avecun attendrissement dont la sincérité me gênaun peu. Car en vérité j’étais inconscient du pé-ril affronté.

Heureusement, Jean me tira d’embarras.

« Notre ami fera ses trois jours, dit-il,comme vous tous. Après quoi nous verrons àlui choisir une tâche en rapport avec ses goûts.

— C’est donc, fit encore Isabelle, que vousêtes décidé à vous fixer définitivement parminous ? »

Une aimable galanterie me vint aux lèvres,mais je me dis que peut-être nos mièvreriesparisiennes n’étaient pas de mise ici ; je mecontentai d’affirmer que tout me paraissait in-téressant en ce pays inconnu, et que mon plusgrand désir était de connaître à fond ses insti-tutions et ses mœurs ; à quoi une autre jeunefille, de minois éveillé, expliqua :

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« Nous voudrions bien connaître, nous aus-si, ce qui se passe en votre Paris, à vous... Vousnous conterez cela, n’est-ce pas ?

— Plus tard ! interrompit Jean. Mesdemoi-selles, si vous le voulez bien, nous vous re-joindrons au dessert et vous interrogerez notrehôte tout à votre aise.

— Oui, oui ! C’est cela ! crièrent toutes lesvoix. Comme ce sera amusant ! »

J’adressai à toutes – et à Isabelle en par-ticulier – mon plus aimable salut et, suivantJean Lefèvre, je me dirigeai vers la place quedéjà je considérais comme m’étant acquise,parce que je l’avais occupée la veille, tant il estvrai que rien n’est plus facile à prendre qu’unehabitude.

Cependant une vague inquiétude me han-tait.

« Dites-moi, fis-je à l’oreille de Jean, n’ai-jepas commis tout à l’heure quelque incorrection

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en me présentant de moi-même dans le groupeoù se trouvait mon gracieux bourreau ?

— Une incorrection ? En quoi ?

— Pour rien au monde je ne voudrais lacompromettre…

— Je ne comprends pas très bien, réponditJean en riant. Sans doute vous redoutez denuire à sa réputation…

— C’est cela…

— Eh bien, sachez que ces idées n’ont pascours chez nous : nous vivons, filles et garçons,dans une camaraderie absolue… Si une affec-tion particulière s’éveille entre deux per-sonnes, elles se soumettent de leur propre vo-lonté à l’expérience de l’hématomètre…

— Hein ?

— C’est un appareil enregistreur du plushaut intérêt et d’après lequel se décident lesmariages.

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— Quoi ? des mariages à la mécanique ! »fis-je d’un ton railleur.

Jean haussa légèrement les épaules :

« Bon ! je ne suppose pas que vous ayez dé-jà envie de vous marier… laissons cela et pre-nez votre place. Et, si vous êtes un peu psycho-logue, observez attentivement ce qui se passeautour de vous. »

Je m’installai devant mon piano élémen-taire : je tirai de son étui le bout d’ambre quim’avait été remis comme signe et instrumentde mon droit à la vie, gagné par mon travail, et– tel un virtuose devant son Pleyel – je déchif-frai mon premier service, d’un doigté qui s’af-fermissait peu à peu.

Dans notre case fleurie, je reconnus leshommes graves que j’avais rencontrés la veille,et retrouvai Henri Morel que je n’avais pasaperçu, en mon premier et bien naturel émoi.

En face de lui, Henri Lévêque qui, faisantpartie d’un autre groupe, avait dû solliciter une

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invitation. En tout – Jean et moi compris – unedouzaine de personnes.

Au début du repas, une certaine gêne ré-gnait. Tous se tenaient raides sur leurs sièges,humant leur chibouk à la façon de graves Otto-mans.

Au second service, Henri Morel – à qui sasituation de directeur de la Phonaterie donnaitune grande importance – se décida à entamerla conversation.

« Monsieur ! Henri Lévêque, dit-il, vousavez réclamé une entrevue et je me suis misà votre disposition, avec mes amis. S’il vousplaît, nous vous écoutons. »

Les formules étaient courtoises. Rien deplus.

Henri Lévêque fronça ses sourcils, qui for-mèrent deux arcs noirs et très accentués sousla protubérance étonnante de son front. Il mesembla qu’il rassemblait à la fois toute sa pa-tience et toutes ses pensées.

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« Je vous remercie de votre bon vouloir,dit-il d’un ton assez sec, et je m’essaierai à n’enpas abuser. Je vous demanderai cependant lapermission de reprendre ab ovo l’histoire de ladécouverte qui constitue la raison d’être et lajustification des observations que j’ai à voussoumettre. »

Il commença : je résume ici les explicationsaussi brièvement que possible.

À la suite de longs et patients essais, HenriLévêque avait constaté les faits suivants.

Les matières odorantes – dont le parfum estperçu à distance par les nerfs olfactifs, et dontcertaines sont douées d’une propriété enva-hissante à laquelle rien ne résiste – projettentcontinuellement hors d’elles-mêmes des parti-cules de leur propre substance : ces particulessont de dimension infinitésimale et se chiffrentpar milliards.

On savait d’ailleurs depuis longtemps qu’ungrain de musc émet 57 millions de particules

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en 24 heures, sans que son poids semble dimi-nuer – illusion qui est due, d’ailleurs, à l’imper-fection des instruments.

C’est ce que, dans notre Occident, WilliamCrookes a qualifié de bombardement molécu-laire. Sans connaître l’expression, Henri Lé-vêque avait vérifié le fait qu’il avait désignésous le vocable gréco-français d’Aromapiézie(arôma, parfum – Piésis, compression), ce der-nier mot visant une constatation nouvelle et,disons-le, géniale.

Il s’était rendu compte que cette projectionperpétuelle et vertigineuse de particules pou-vait être maîtrisée, enrayée, canalisée, etconstituer, par la compression et l’expansion,une force d’une incalculable puissance.

Se souvenant de l’invention de Papin, ilavait construit une marmite aromatique, sortede bombe creuse, dont le principe consistaitdans l’incarcération, à l’intérieur d’un bloc so-lide, d’une substance productrice de particules

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parfumées. La bombe avait été fermée hermé-tiquement et placée en lieu sûr pour que toutaccident grave fût évité.

Huit années s’étaient écoulées depuis la fa-brication de la bombe aromatique et nul n’ysongeait plus, quand un matin la populationavait été éveillée en sursaut par une détonationeffroyable. La bombe avait éclaté sousl’énorme pression que les molécules amasséesà l’intérieur et accumulées pendant un temps silong avait exercé contre les parois, et l’explo-sion avait été si violente que l’on eut peine àretrouver les parcelles de l’engin, tant le granitavait été pulvérisé.

La démonstration était faite. Le parfumn’était qu’un mode d’action de la force centri-fuge qui gît en toute substance terrestre.

Henri Lévêque, qu’on avait impitoyable-ment raillé, se remit à l’œuvre. Il trouva lemoyen d’activer la dissociation des particulesparfumées, tout en la réglant. L’arôme compri-

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mé révéla peu à peu toute sa puissance d’ex-pansion, qui se trouva décuplée de celle du son– 3.000 mètres par seconde au lieu de 300 – etune première machine fut construite qu’on ap-pliqua à l’élévateur connu sous le nom de griffearomatique et qui, en raison de la configura-tion du pays, était – si j’ose dire – le métropoli-tain par excellence, aérien et portant les voya-geurs à domicile.

Le moteur aromatique occupait un espacebeaucoup plus restreint que le moteur pho-nique. Puis l’étude des matières odorantesavait révélé que toutes les odeurs sans excep-tion dérivent d’un parfum premier dont le prin-cipe réside dans les schistes et les asphaltes,tous les autres parfums n’étant que des combi-naisons variées du parfum en soi.

Henri Lévêque établit que le parfum est unrayonnement de la matière et se manifeste pardes vibrations, non point plus nombreuses quecelles du son et de la lumière, mais – et c’étaitlà le point particulier des découvertes de ce

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puissant inventeur – autrement rythmées, sanscet isochronisme – égalité pendulaire des mou-vements alternatifs qui jusqu’à lui était regardécomme inhérent à ces manifestations du mou-vement. Le parfum agit par syncopes et contre-temps. Je ne m’arrête pas à ces subtilités tech-niques.

Bref, Henri Lévêque avait découvert dessubstances émettant de cinquante à cent mil-lions de particules en une seconde. Il est facilede comprendre que le choc de ces particulesproduise sur les parois d’un appareil ou sur lesorganes qui y sont adaptés une pression tellequ’elle donne des effets mécaniques dont lapuissance effraie l’imagination.

Donc Henri Lévêque avait dégagé les prin-cipes de cette science nouvelle, il en avait dé-couvert la matière première, et enfin il l’avaitamenée à son maximum d’effet.

Il venait de construire un engin dans lequelle parfum – l’arôme – jouait le double rôle de

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moteur et d’outil. Comprimé par de certainsprocédés, – qu’il s’engageait à révéler à unecommission expressément nommée, – l’arômeacquérait une telle force de proportions queles particules, faisant balle, pour ainsi dire, pé-nétraient dans des masses minérales ou mé-talliques à une profondeur extraordinaire, lesperçant et les désagrégeant cent fois plus viteque ne l’eussent fait les perforateurs d’acier, àpointes de diamant, si solides et si aiguës quel’on pût les imaginer.

Ces forages pouvaient s’effectuer à raisonde 40 mètres (je prends nos mesures pour plusde clarté) par seconde.

« Les résultats que j’ai déjà obtenus, disaitHenri Lévêque, vous sont garants de la réalitédes faits que je vous annonce aujourd’hui.Donc – je me résume – je puis, à l’aide de mesoutils aromapiéziques, percer et désagréger enquelques heures des masses minérales ou mé-talliques d’une épaisseur de plusieurs lieues,effort gigantesque auquel serait impuissant

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– ne prenez pas cela en mauvaise part, mon-sieur Henri Morel – le plus formidable de vosengins phoniques. »

Alors, Henri Lévêque se leva, ses yeux étin-celèrent, et tandis que d’un geste large il sem-blait embrasser l’horizon, au delà des muraillesdu Louvre :

« J’affirme que par l’aromapiézie, par lesmachines qui ont été exécutées dans mes ate-liers, rien n’est plus facile que de briser presqueinstantanément la muraille de roches, de mon-tagnes, de masses granitiques et métalliquesqui nous enserre… et de nous remettre ainsien communication avec ce monde dont nousavons pu être séparés par d’horribles catas-trophes, mais pour lequel nous ne sommes nides oublieux ni des étrangers… »

Il y eut dans la foule comme un sursaut.

Jean, qui se tenait auprès de moi, me prit lamain et me la serra à la briser.

Un silence profond s’établit.

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Je compris que l’orateur touchait à un sujetvital. Sa voix s’était élevée, large, vibrante,presque solennelle.

« Vous savez, reprit-il, que nos pères – il ya plus de cent cinquante ans – eurent l’ambi-tion – la passion, devrai-je dire – de renversercette muraille qui les étouffait, de s’y frayer unpassage, et à quelques pas d’ici nous avons re-trouvé les traces d’un souterrain qu’ils s’étaientefforcés d’ouvrir à travers le granit… Aprèsdix ans d’efforts, ils durent renoncer à ce tra-vail épuisant qu’ils jugèrent inutile. Murés ilsétaient, murés ils devaient rester.

« Ce fut un moment de désespoir que sui-vait une période de dépression, puis de rési-gnation. On abandonna toute espérance, toutrêve d’évasion, et on ne songea plus qu’àvivre ! On renonçait à tout, à la patrie, à l’hu-manité ! Oui, on a vécu, mais dans un isole-ment égoïste et déprimant.

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« Est-ce que ces temps de résignation, delâcheté ne sont point révolus ? Aux généra-tions anciennes, dont la conscience s’étaitabaissée sons les coups du malheur, a succédéune race nouvelle qui a besoin d’air, d’espace,de liberté ; qui veut rentrer dans la fraternitéhumaine ! Elle sait qu’au delà de ces môlesénormes, il y a des hommes semblables à nous,qui travaillent, qui pensent, qui agissent et qui,loin de se confiner dans la jouissance égoïsted’un bien-être énervant échangent des idées,des espérances avec les habitants de toute laterre !

« Peut-être, hors d’ici, la science, l’industriesont-elles moins avancées que les nôtres !Peut-être la mécanique, la chimie sont-ellesencore à l’état embryonnaire et n’ont-elles pasréalisé les progrès dont nous nous enorgueillis-sons !...

« Notre devoir n’est-il pas d’apporter à ceshommes le fruit de nos méditations et de noslabeurs !

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« Je me résume.

« J’ai découvert l’aromapiézie. Que cette in-vention marque pour nous tous une ère nou-velle, celle de la libération, de l’évasion, denotre rentrée dans la vie universelle.

« Que votre volonté à tous m’encourage !Que vos aspirations vers l’espace, vers l’im-mensité terrestre, vers ces hommes qui sontvos frères soient mes auxiliaires, et, avant unmois, vous serez libres !...

« J’ai dit. Décidez ! »

Une tempête d’applaudissements se déchaî-na. On eût dit que les paroles d’Henri Lévêqueeussent réveillé des pensées latentes dans tousles cerveaux, et qui subitement jaillissaientdans un cri d’enthousiasme.

Je crus d’abord à l’opinion publique.

Mais bien vite je suis détrompé ; aux ac-clamations des protestations se mêlaient deshuées, des cris de colère. Et alors je devinai

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pourquoi Henri Morel, chevalier du phonisme,dissimulait si mal son antipathie contre l’in-venteur de l’aromisme.

Certes ils étaient plus qu’adversaires ; en-nemis, ennemis jurés, et j’en eus la preuvequand Henri Morel, se dressant de toute lahauteur de sa taille, – ayant placé dans sabouche un petit outil qui, je le sus bientôt, étaitun phonomultiplicateur de son invention, –cria d’une voix formidable qui couvrit le tu-multe et fit trembler les vitres de mica :« Peuple, prends garde ! Peuple, on te trompe !Ne te laisse pas troubler par des paroles astu-cieuses ! Peuple, ne quitte pas les réalités heu-reuses pour des rêves illusoires !

« Quoi ! as-tu donc oublié que tes frèress’enfuirent devant des persécutions dont lesouvenir nous fait encore frissonner !

« Quoi ! tu as le bonheur, le repos, tu jouisd’une organisation sociale qui te fait libre, dé-

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gagé de tout souci matériel et moral, et tu re-noncerais à tout cela !

« Ne sais-tu pas que dans le vieux monde,c’est la guerre perpétuelle ! Et tu as la paix !C’est la misère… et tu as le bien-être !…

« Et tu obéirais aux suggestions de cethomme, dont je ne méconnais pas le génie,mais chez lequel je dénonce des ambitions fié-vreuses ! Ce qu’il veut, c’est la gloire, le bruitfait autour de ses inventions : ce sont les ré-compenses honorifiques – que nous dédai-gnons – dont les autres hommes sont pro-digues !

« Pour satisfaire ces aspirations mauvaises,– qu’il dote du beau prétexte de fraternité uni-verselle, – il vous livrerait, vous les pacifiques,aux luttes meurtrières ; vous les heureux, à labataille vitale !

« Non ! non ! vous n’entendrez pas les ap-pels qui tendent à la destruction de l’œuvre sipatiemment élaborée par vos pères. Restez les

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conservateurs de ces merveilles qui sont votreprotection, la garantie de votre indépendance,de votre bonheur, de votre avenir !

« Songez, si vous écoutez cet homme,quelle responsabilité vous assumeriez devantvos enfants ! »

Subitement, l’opinion publique tourna.

« Oui ! oui ! criait-on. À bas Lévêque ! ViveMorel ! À bas l’arôme ! Vive la phonie ! »

Henri Lévêque, impassible, les deux brascroisés sur sa poitrine, très crâne, ma fois, setenait debout, la tête haute.

Quand Morel, sans doute sûr du sa victoire,se rassit au milieu d’applaudissements fréné-tiques, le docteur Durand lui donna l’accolade.C’était un triomphe ! La cause de l’isolementsemblait gagnée.

Lévêque dit seulement :

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« Resterais-je seul sur la brèche que je neme rendrais pas ! La vérité est en marche, ellerenversera tous les obstacles… »

Maintenant, sur tous les points de la salle,des querelles, des altercations s’engageaient.Les aromistes – et ils formaient déjà une im-portante minorité – prenaient les phonistes àpartie, les traitant d’égoïstes, de rétrogrades,de repus ! À quoi les phonistes répondaient enqualifiant les aromistes de traîtres, d’antipa-triotes.

« Ils sont vendus à l’humanité ! » cria unevoix.

La cacophonie devenait terrible. Le spectrede la guerre civile passait.

Alors Jean Lefèvre – dont l’émotion était vi-sible – grimpa sur sa chaise et, de sa voix aigre,cria qu’il avait une motion à faire.

Comme il était très aimé de la jeunesse, onl’applaudit, ce qui l’empêcha de parler. Maistrès impartial, il faut le reconnaître, Henri Mo-

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rel tira de sa poche un flacon de son compriméet l’ouvrit.

Il se déchaîna sur l’assemblée un bruiténorme, espèce de mugissement comme d’unegigantesque sirène de navire. C’était, paraît-il,un mode de sonnette présidentielle.

Tous se turent, assourdis, hébétés, inter-dits.

Et après quelques minutes d’accalmie, JeanLefèvre put s’expliquer.

Il ne prenait parti ni pour ceux qui voulaientrester à jamais confinés dans leurs murailles,ni pour les esprits aventureux qui rêvaient unerentrée dans le monde civilisé !

Il proposait à la fois la nomination d’unecommission d’enquête et un plébiscite.

Qu’était le monde extérieur dans lequel onleur proposait de reprendre leur place ? Voilàavant tout, ce qu’il fallait savoir.

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Or il se présentait une occasion unique, in-espérée d’obtenir des renseignements précis :c’était la présence d’un habitant de cet universinconnu, de ce jeune étranger, Alcide Tréma-let, si franc, si sympathique… (c’est Jean quiparle), et auquel on demanderait d’exposerdans une série de conférences l’état industriel,social, intellectuel de ces régions mysté-rieuses…

Après quoi, on consulterait tous les habi-tants sur la décision à prendre. Bien entendu,l’enquête serait contradictoire, et les alléga-tions du conférencier seraient passées au criblede la critique. Mais dès maintenant phonisteset aromistes s’engageaient à accepter la réso-lution dictée par la grande voix du peuple…

Toute proposition de nomination de com-mission est happée au passage par toute l’as-semblée. Procédé pratique pour, d’ordinaire,renvoyer une question aux calendes… parle-mentaires, qui satisfait les hésitants, calme lesimpatients et réjouit les paresseux.

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« Oui ! oui ! la commission !… Vive AlcideTrémalet !… »

On s’adressait à moi. Je devenais un per-sonnage. Henri Morel me demanda si j’accep-tais la mission dont la confiance du peuple mejugeait digne.

Ému, je mis la main sur mon cœur.

Isabelle s’était glissée vers notre groupe, etson regard me dit de me dévouer :

« Citoyens, dis-je modestement, je suis àvos ordres… »

J’étais sacré conférencier… et, comme il estjuste, ou m’acclama.

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CHAPITRE XIII.

C’EST sans aucune vanité – on peut m’encroire – que j’affirme ici le grand, le très grandsuccès de mes causeries.

Je ne suis pas absolument éloquent : maismon verbe plaît.

Aussi fus-je très goûté, et pendant plus dequinze jours je tins mon auditoire sous lecharme.

Du reste, était-il sujet plus vaste et plusbeau ?

Quel tableau splendide que celui de nos ci-vilisations, se développant à travers des ca-tastrophes sans nombre ! Les guerres surtout

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passionnaient mon public : avec quel brio jeracontais les campagnes de Louis XIV, lestriomphes des armées républicaines, l’épopéenapoléonienne… marche triomphale qui jon-cha de cadavres toutes les routes de l’Europe !Quand je dis les épouvantes de la Bérézina, cefut du délire.

La salle était haletante. Jamais jusque-là onn’avait eu la notion de pareille angoisse. Cesâmes neuves et naïves savouraient la peur, dé-gustaient l’horreur.

Isabelle me disait :

« Jamais je n’avais pleuré ! Comme je suiscontente ! »

Chez mes auditeurs, des sentiments ignoréss’éveillaient : on s’exaltait, on brandissait lespoings vers des ennemis inconnus !

Puis, m’élevant aux plus grandes hauteursde la science économique, je disais les misèressi vaillamment supportées par la foule, je disaisles joies de la charité…

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Miracle de la bonté : « Nous n’avons plusque cinq cent mille miséreux à Paris ! m’écriai-je. Avant un siècle, ce chiffre sera diminué d’aumoins 10.000 ! »

On buvait mes paroles, à la lettre.

Ce qui me surprit désagréablement, je doisle dire, ce fut d’apprendre que M. Henri Morel– obéissant à des sentiments d’une basse ja-lousie – avait institué de son côté des courscontradictoires aux miens, dans lesquels ils’érigeait en critique, plus que malveillant, dela civilisation dont je traçais un si magnifiquetableau, nous traitant de barbares, opposant ànotre vie si intense et si combative les placidi-tés molles de sa ville close.

Mais, de son côté, M. Henri Lévêque semultipliait.

En dehors des heures de travail – et on lesréduisait tous les jours – le Paris d’Orientn’était plus qu’un champ clos où les opinionsles plus opposées se heurtaient, se prenaient

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aux cheveux (les opinions ont-elles des che-veux ?). On s’insultait, on se déchirait, on secalomniait. On vivait, enfin !

Je m’étais décidément rangé du côté desaromistes. M’écoutant parler, je m’étaisconvaincu moi-même. Si disposé que je fussed’abord à admirer ce système sonal grâce au-quel on ne manquait de rien, je ne pouvais ad-mettre que les théories chères à ma belle patriefussent honnies…

Aussi ne mettais-je que plus d’ardeur dansmes démonstrations.

Ce fut surtout auprès des femmes que mapropagande obtint les plus beaux résultats.

J’avais trouvé des accents lyriques pourleur peindre les merveilles de nos grandes ca-pitales, au premier rang desquelles je plaçaisnaturellement notre Paris, et à travers un mi-rage lointain, je les promenais sur nos bou-levards, nos avenues, nos Champs-Élysées,notre Bois de Boulogne. Elles se voyaient non-

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chalamment couchées dans une voiture, atte-lée d’un cheval de prix, emmitouflées de soieset souriant aux cavaliers de marque.

Ou bien j’évoquais la salle de l’Opéra, dela Comédie-Française, des théâtres de genre,et elles se pâmaient délicieusement à entendreles artistes que j’imitais dans la perfection.C’était un de mes aimables talents de société.

Mounet-Sully était acclamé. Coquelin étaitrappelé.

Quant à la grande Sarah, toutes les femmess’efforçaient de retrouver sa voix d’or.

Je croquais sur un tableau les types, les toi-lettes. C’étaient des trépignements.

Isabelle se transformait : je la surprenaisdéclamant des vers de Corneille ; elle parlaitde se teindre les cheveux et s’était confection-né un boléro délicieux, en zinc laminé.

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Je ne pus résister plus longtemps à ces sé-ductions et un jour je lui demandai si elleconsentait à unir sa destinée à la mienne.

« Vous m’emmènerez dans votre pays ! »me dit-elle.

Que ne promet-on pas quand on aime ?

Nous nous ouvrîmes de notre dessein audocteur Durand et à mon jeune ami Jean Le-fèvre, qui nous approuvèrent.

« Il ne s’agit plus, me dit ce dernier, que devous soumettre tous deux à la formalité préa-lable de l’hématomètre. »

Je m’enquis : voici ce que c’était.

Le mot – toujours d’origine grecque – signi-fie : mesure du sang.

D’après les lois de ce pays bizarre, l’unionn’était autorisée qu’entre personnes dont lesang s’harmonisait.

Quand on me démontra le mécanisme del’hématomètre, je reconnus le principe d’un ins-

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trument très employé dans certaines expé-riences physiologiques, le sphygmographe, ouenregistreur des pulsations du pouls.

Ces pulsations s’inscrivent en un graphique,dont on peut voir des spécimens dans tousnos traités scientifiques. Par exemple, un poulscalme donne un dessin dans ce genre :

Un pouls agité celui-ci :

L’hématomètre enregistre les pulsations del’être tout entier par des procédés qu’il seraittrop long de décrire, mais dont le résultat gra-phique est analogue à celui du sphygmo-graphe. Seulement il donne plus complètementla résultante totale des mouvements intimes del’organisme.

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On ne peut se marier qu’avec une personnedont le graphique s’adapte sur le sien propre,à un écart maximum de cinq millimètres. Onaffirme qu’ainsi les deux époux sont garantiscontre ces contrastes physiologiques ou céré-braux d’où naissent les querelles et qui sont laplaie du ménage.

Isabelle et moi, nous graphiquions à un mil-limètre près !

Et nous fûmes unis.

C’était le bonheur… c’était l’avenir ra-dieux !

*** ***

Il y a plus d’un mois que je n’ai repris laplume – plume de vautoureau, très douce etbien en main.

Qu’aurais-je eu à écrire pendant ce temps ?Le bonheur n’a pas d’histoire et je n’aurais pu

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que conjuguer et reconjuguer le verbe : Je suisheureux.

J’avoue même que j’ai complètement négli-gé ma campagne de conférences. La causerie àdeux, avec ma chère Isabelle, ne me suffisait-elle pas ?

Bien entendu, j’accomplissais chaque jourma tâche nationale qui consistait maintenant àconcasser régulièrement pendant deux heuresdes échantillons de minerais. On m’avait atta-ché tout d’abord au lavage des carreaux de mi-ca : mais il paraît que j’étais loin de posséderles aptitudes requises.

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Quand j’avais payé ma dette de labeur,j’imitais, je l’avoue, le lézard qui se chauffeparesseusement au soleil : nous nous rendionsjoyeusement, ma compagne et moi, au Restau-rant national, où nous nous étions ménagé uncoin délicieusement solitaire. Puis nous nouspromenions, la main dans la main, sur les rivesde la Seine Fleurie, ou bien nous dépensions

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quelques heures dans les concerts ou à la sallede théâtre. J’ai entendu dix fois le Cid !

Vie exquise, exempte de tout souci.

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Cependant, vers la dernière partie de cemois j’ai constaté chez la gentille Isabelle je nesais quelle préoccupation : soupirs étouffés, re-gards voilés d’une tristesse inexpliquée.

Je l’ai doucement interrogée.

Elle a évité toute réponse directe.

« Qu’est-ce que tu as, ma chérie ?

— Mais, je n’ai rien, mon ami. »

Ce dialogue, qui se traduit dans toutes leslangues, est connu dans le monde entier.

Voici quelques jours que, prétextant un tra-vail supplémentaire, elle me quitte, l’après-mi-di, pendant quelques heures ; quand elle re-vient, je remarque en elle une agitation inac-coutumée.

Je me tais, j’observe. Je sais qu’une femmefinit toujours par parler.

Ce qui est arrivé, d’ailleurs.

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Un soir, comme obéissant à une force pluspuissante que sa volonté, elle m’a attiré verselle et m’a dit, en m’embrassant :

« Tu m’emmèneras dans ton pays, pasvrai ? »

Et comme je témoignais quelque surprise,elle m’apprit alors que l’agitation provoquéepar Henri Lévêque, et que j’avais pour ma partfortement contribué à entretenir et à surexciterpar mes excellentes causeries, n’avait fait quegrandir.

L’enquête instituée pour comparer la situa-tion du Paris asiatique à celle du Paris euro-péen avait donné des résultats décisifs. Monpays avait partout remporté la palme.

Les théories des aromistes – volonté de ren-trer dans le mouvement universel – avaient ga-gné tant de terrain qu’au plébiscite qui devaitavoir lieu le lendemain, le succès d’Henri Lé-vêque n’était plus douteux.

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« Et nous partirons d’ici, mon mari, moncher petit mari ! gazouillait Isabelle, en battantdes mains. Et ta petite fafamme fera en voiturele tour du lac, au Bois de Boulogne, avec de jo-lies, jolies toilettes et des chapeaux grands…comme ça ! »

Elle écartait les bras en des gestes de tragé-die.

Chose étrange ! mais cette pensée – le re-tour au pays – ne me causa pas la satisfactionattendue. J’osais à peine m’avouer à moi-même que je me trouvais fort bien en ce Parisperdu ; que cette placidité, cette sécurité m’en-chantaient.

Je savais bien que là-bas je retrouveraismes amis. Peuh ! ici je m’étais constitué unfoyer charmant, des habitudes, des distrac-tions ! Même, j’avais appris la manille à monami Jean !

Là-bas, j’avais des valeurs, des titres derente ! mais puisqu’ici je n’en éprouvais nul

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besoin. Je n’avais même pas l’inquiétude descours qui baissent, des Panamas qui s’ef-fondrent, des faillites quotidiennes. Pas de cotede la Bourse ! Je vivais sans souci du lende-main.

L’enthousiasme d’Isabelle n’était pas sansm’effrayer quelque peu ; lancée dans le tour-billon de la vie parisienne, serait-elle plus heu-reuse ?…

Discrètement, je murmurai ces quelquesobjections à son oreille.

« Dites tout de suite que vous manquez àvos serments, proféra-t-elle non sans une cer-taine aigreur.

— Non certes… mais…

— Ou alors vous avez menti en nous décri-vant les merveilles de votre civilisation pari-sienne...

— Ah ! de ce côté, je jure…

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— Est-ce donc que vous admettez quevotre femme porte toujours des robes detôle ?… »

Je baissai la tôle : j’appris alors que le len-demain devait avoir lieu le plébiscite qui déci-derait du sort de la République :

« Et les aromistes auront le dessus, cria Isa-belle. Je t’en donne mon billet !… »

Je l’avais déjà, comme l’on voit, initiée auxmystères de notre langue.

« Nous aurons une majorité formidable,conclut-elle, dont j’entends bien que vous ferezpartie… »

Et elle ajouta d’un ton sévère :

« Je vous conduirai moi-même au scru-tin !… »

Sans discuter davantage, j’allai trouver mesamis Lefèvre et Durand.

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Ils étaient fort préoccupés et ne savaientpas encore dans quel sens ils voteraient eux-mêmes.

Le docteur – vu son âge – était plutôt favo-rable aux idées conservatrices d’Henri Morel.

« Puisque nom avons toujours été si heu-reux, disait-il, pourquoi défier le hasard ?

— Pouvons-nous rester à jamais enterrés ?objectait Jean. N’y a-t-il pas en nous, en dépitde tout raisonnement, un instinct qui ne peutêtre satisfait que par la rentrée dans le mouve-ment universel…

— Et si nous courons à de nouveaux dan-gers, à des angoisses nouvelles ?

— Il sera toujours temps de nous exiler denouveau, répliquait Jean. Serait-il donc si diffi-cile de retrouver notre solitude ?… »

Je n’étais pas moins perplexe. Pour la pre-mière fois, je me rendais compte de la respon-sabilité que j’assumais.

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Tout au fond de ma conscience, j’appréciaisfort la paix dont je jouissais ici. Je savais bien,moi, à quels hasards la civilisation occidentaleallait exposer ces braves gens.

J’esquissai quelques objections, dont l’uneau moins les frappa assez fortement.

J’admettais qu’on perçât la muraille, qu’ons’évadât de la ville close.

Où se trouverait-on ? En plein désert, je lesavais.

Trois mille êtres humains perdus dans lessolitudes du Gobi !

On se dirigerait… de quel côté ? Vers laChine ? J’avais dû m’enfuir devant des massa-creurs ! Vers le Tibet ? Les Lamas étaient deplus féroces persécuteurs que les Boxers !

Et si on ne parvenait pas à bref délai enpays civilisé, quel serait le sort de cette cara-vane ? Ne risquait-on pas une mort affreuse,

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par la fatigue, par les privations de toutessortes ?…

« Et les comprimés chimico-alimentaires !répliquait Jean. Nous saurons bien nous frayerun passage à travers ces hordes barbares ! »

Le docteur secouait la tête. Il m’apprit alorsque les phonistes – partisans du statu quo –étaient décidés à s’opposer à l’exode par tousmoyens, même par la force.

« Mais si le plébiscite donne la majorité auxaromistes ?

— Se soumettront-ils à sa décision, j’endoute.

— Ils oseraient résister à la volonté dupeuple !…

— C’est bien possible…

— Quoi ! un coup d’État ! »

Durand ne répondit pas, mais je sentaisqu’il était troublé par les plus graves inquié-tudes.

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Pendant cette journée qui précéda le vote,des réunions publiques s’étaient ouvertes danstous les coins de la ville.

Isabelle me quitta pour aller réchauffer lezèle de ses compagnons. Car, bien entendu,les femmes votaient au même titre que leshommes.

Moi-même je me rendis dans une de ces as-semblées.

Bien mal m’en prit.

Dès mon entrée dans la salle, je fus recon-nu.

Les aromistes – me tenant pour un de leursplus chauds partisans – s’emparèrent de moipour me hisser à la tribune ; mais les phonistesprétendirent s’y opposer : les plus ardents s’ac-crochèrent à mes épaules, à mes jambes, et mefirent choir. Peu s’en fallut que je ne me rom-pisse les reins.

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Mais les tenants d’Henri Lévêque ne vou-lurent pas en avoir le démenti, ils me ressai-sirent et, se servant de mon corps commed’une catapulte, se frayèrent un passage. Enfin,la tribune était à nous. On m’y dressa et finale-ment je dus parler.

Que leur ai-je dit ? Sur mon honneur, je n’ensais rien.

Je ne voulais pas trahir mon ancienne pa-trie, en m’associant aux critiques acerbes quedes malveillants dirigeaient contre sa belle ci-vilisation ; et pourtant, en toute conscience,je ne pouvais blâmer celle de la ville close,puisque, l’ayant pratiquée, je m’en étais admi-rablement trouvé.

Si bien que, cherchant à ménager la chèvrephoniste et le chou aromiste, je ne convainquispersonne – si bien, ou plutôt si mal que lesdeux partis me rouèrent de coups et que jedus m’enfuir au domicile conjugal, où je fus ac-cueilli par une paire de gifles…

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Ce fut la douce Isabelle qui m’en gratifia.J’avais trahi la cause du progrès : j’avais mentià toutes mes promesses ! J’étais un traître etun menteur !…

Et on préconisait l’hématomètre ! Sur mafoi, nos organismes ne sympathisaient pas ence moment douloureux…

Je n’avais même plus la force de discuter, jeme jetai sur mon lit et m’endormis.

*** ***

Quand je me suis éveillé, j’étais seul.

Je courus à la fenêtre.

Une rumeur formidable montait, je voyaisdes gens courir, se bousculer.

On eût dit une émeute !

… C’en est une ! À dix heures du matin, – jedormais alors comme une masse de plomb, –

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le résultat du plébiscite a été proclamé. Plus de1.1000 voix de majorité pour les aromistes !

Les partisans d’Henri Morel n’avaient re-cueilli que 800 et quelques suffrages, les autresen avaient enlevé plus de 2.000 !

C’en est fait ! La cause du percement desmontagnes a triomphé !

Je m’étais élancé dehors ! Où donc étaitIsabelle ?

Dans les rues, le désordre était indescrip-tible. Maintenant le peuple était affolé. Il exi-geait que les travaux de perforation commen-çassent immédiatement.

Une foule compacte avait envahi les ate-liers d’Henri Lévêque et le sommait de mettresur-le-champ ses machines en action.

Lui, comme effrayé d’un si rapide succès,parlementait, réclamait un délai, objectait queses machines n’étaient pas tout à fait aupoint…

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Mais que pouvaient ces sages conseilscontre la surexcitation générale : des déma-gogues, sortis on ne savait d’où prenaient la di-rection du mouvement.

Des groupes couraient à travers les ave-nues, criant :

« À Paris ! à Paris !… »

Un vent de folie passait sur toutes les têtes.

*** ***

Trois heures. – Je suis épouvanté. Les aro-mistes intransigeants, forts du plébiscite,exigent l’exécution immédiate du tunnel. Mal-gré la résistance d’Henri Lévêque, on s’est em-paré de ses appareils qu’un de ses contre-maîtres s’est chargé de mettre ou action.

Henri Morel est arrêté, gardé à vue. Lesphonistes sont résolus à le délivrer à tout prix.

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Quatre heures. – Ils ont réussi par un hardicoup de main. Henri Morel est libre. Il a réunises ouvriers et ses partisans, a mobilisé ses en-gins et se dirige vers les montagnes.

Cinq heures. – La bataille est engagée. Onentend d’effroyables détonations : des fanfaresatroces, discordantes, déchirantes prouventl’activité de l’artillerie phonique, tandis que desbouffées de senteurs hétéroclites, balayées parle vent, viennent, en saturant mes narines,m’instruire de l’acharnement des aromistes !…

Qui aura la victoire ?

Cinq heures dix. – Je n’ai pas revu Isabelle.

Je crois cependant l’avoir aperçue tout àl’heure, passant à la tête d’une troupe defemmes et brandissant un étendard sur lequelj’ai distingué ces mots :

« À Paris ! Vive le Bois de Boulogne ! Vivela cascade ! »

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Le combat se prolonge. J’entends dire queles aromistes gagnent du terrain…

Les perforateurs à parfum ont attaqué lamontagne en ligne droite et la désagrégationest si rapide qu’avant une heure le tunnel seraouvert. Les perceurs phoniques sont distancés.Pourtant Henri Morel ne perd pas courage :ses engins les plus puissants ont été hissés surles hauteurs et entament des puits pour cou-per le souterrain. On voit des blocs entiers – deplusieurs milliers de kilogrammes – se briser,se diluer, s’évaporer pour ainsi dire dans lesairs…

*** ***

Ah ! qu’est-ce que cela ? Voici que j’entendsconnue le mugissement d’un torrent ! Je voisjaillir dans l’air une colonne noire, ef-frayante !…

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Je sais ! Je sais ! C’est horrible !

En éventrant la montagne, dans tous lessens, aromistes et phonistes ont libéré unesource, un lac, une mer de naphte et de bitumequi, sous la pression des forces souterraines,jaillit dans l’espace, retombe et se déverse surla ville !…

Atroce odeur ! Sous l’action des vibrationsphoniques, les minéraux plutoniens ont fondu,sont devenus incandescents, ont pris feu. Desnuages formidables se dégagent d’une fuméeâcre et épaisse… et le torrent igné glisse sur lapente déclive, envahit le lit de la Seine fleurie...

Tout le monde fuit ! Mais pas d’issue ! car,de l’autre côté, les murailles montagneusessont encore intactes ! La ville va être trans-formée en un lac d’asphalte brûlant ! Isabelle !Isabelle !…

La voilà qui accourt, fuyant devant la vaguenoire qui la poursuit !…

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Elle se jette dans mes bras ! Au moins, nousmourrons ensemble !…

… Ah ! un vautour qui passe, traînant aprèslui son panier que l’empêche de prendre sonvol… Isabelle ! du courage ! Dans le panier ?Oui !…

Je me jette dans la nacelle, j’y attire Isa-belle… je coupe l’entrave du vautour… Il nousenlève dans les airs !… Ah ! j’emporte mesnotes !…

Au-dessous de nous, les bâtiments fondentet s’écroulent dans les flots noirs…

Le vautour vole, vole ! plus haut, toujoursplus haut !

Isabelle, ma douce Isabelle, arriverons-nous jamais au bois de Boulogne ?…

*** ***

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Le manuscrit a été trouvé par un moujik,sur la place Biely Gorod, à Moscou. Il semblaitêtre tombé du ciel.

Il est arrivé entre les mains des savants del’Université qui tout d’abord ont cru à une mys-tification.

Cependant, après longue discussion, il a ététransmis à Saint-Pétersbourg. Là, les ministresse sont réunis, et de leurs délibérations, dontles détails ont été tenus secrets, il est ressortiqu’une expédition serait envoyée à travers ledésert de Gobi pour rechercher les traces decette cité mystérieuse.

Un diplomate aurait dit (ceci sous toutes ré-serves) :

« Si nous ne trouvons pas la ville, tout aumoins nous étudierons une route nouvelle versla Mandchourie … »

*** ***

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L’expédition russe a déposé son rapport.

Aucun vestige de constructions n’a été dé-couvert dans le désert de Gobi ; cependant, surun vaste espace, on a relevé l’existence d’unecouche de bitume, mêlée de ponce et d’ob-sidienne, couvrant plusieurs lieues carrées.Cette couche, dont l’épaisseur est considé-rable, est évidemment de formation récente,car elle n’est pas complètement froide. Les ou-tils y pénètrent avec la plus grande facilité.

On va entreprendre des fouilles…

On comprend que les événements qui sesont produits en ces derniers mois – la guerrerusso-japonaise – aient détourné l’attentiondes recherches qui pourront être reprises plustard.

Quoi qu’il advienne, le Paris oriental – s’il ajamais existé – est bel et bien une ville à jamaisperdue.

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Quant à M. et à Mme Trémalet, ils n’ont pasdonné signe de vie, non plus que le vautour.

WILLIAM COBB

FIN

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en février 2020.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Isabelle, Yves, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : William Cobb (Jules Lermina),Mystère-Ville, in « Le Journal des Voyages » du4 décembre au 26 mars 1905. La photo de pre-

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mière page, Pégase, a été prise par Jean-LouisGlaussel. Les illustrations dans le texte, ainsique la couverture couleur du n° 418 du Journaldes Voyages reproduite en début de cet ou-vrage, sont d’Albert Robida.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-

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port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

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Plusieurs sites partagent un catalogue com-mun qui répertorie un ensemble d’ebooks et endonne le lien d’accès. Vous pouvez consulterce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

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1 On sait que l’homme, pour sa réfection quo-tidienne, doit absorber 11 grammes d’azote et 310grammes de carbone.

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Table des matières

CHAPITRE PREMIERCHAPITRE IICHAPITRE IIICHAPITRE IVCHAPITRE VCHAPITRE VICHAPITRE VII.CHAPITRE VIII.CHAPITRE IX.CHAPITRE XCHAPITRE XI.CHAPITRE XII.CHAPITRE XIII.Ce livre numérique