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LES EFFETS DE LA CONSOMMATION DE LUXE SUR LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE : APPROCHES PAR LES PRÉFÉRENCES NON-HOMOTHÉTIQUES Anaïs Carlin De Boeck Supérieur | Innovations 2013/2 - n°41 pages 51 à 70 ISSN 1267-4982 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-innovations-2013-2-page-51.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Carlin Anaïs, « Les effets de la consommation de luxe sur la croissance économique : approches par les préférences non-homothétiques », Innovations, 2013/2 n°41, p. 51-70. DOI : 10.3917/inno.041.0051 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 13/04/2014 01h39. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 13/04/2014 01h39. © De Boeck Supérieur

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ISSN 1267-4982

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-innovations-2013-2-page-51.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Carlin Anaïs, « Les effets de la consommation de luxe sur la croissance économique : approches par les préférences

non-homothétiques »,

Innovations, 2013/2 n°41, p. 51-70. DOI : 10.3917/inno.041.0051

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LES EFFETS DE LA CONSOMMATION DE LUXE

SUR LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE : APPROCHES

PAR LES PRÉFÉRENCES NON-HOMOTHÉTIQUES

Anaïs CARLIN1

GREDEG, CNRS (UMR 7321)Université de Nice – Sophia Antipolis

[email protected]

Malgré le constat empirique selon lequel les périodes de ralentissement économique, telles que celle que nous vivons aujourd’hui, s’accompagnent paradoxalement d’un accroissement marqué de la consommation de luxe, l’étude de ce phénomène reste relativement absente de la littérature éco-nomique. Cela n’est pas surprenant si l’on considère que les économistes se sont longtemps privés des outils analytiques nécessaires à l’examen d’une telle question. En effet, pour traiter des relations entre la croissance écono-mique et la consommation de luxe encore faut-il pouvoir définir ce qu’est cette dernière. Or la théorie économique standard de la demande, du fait qu’elle repose sur le concept simplificateur de préférences homothétiques, n’admet pas l’existence des biens de luxe, coupant ainsi court au problème.

La question de la consommation de luxe a pourtant été soulevée depuis de nombreuses années autant par les économistes que les sociologues. En particulier, chez Thorstein Veblen qui publie en 1899 The Theory of the Leisure Class dans laquelle il analyse la consommation comme un phéno-mène social. Selon Veblen, les goûts et préférences individuels sont modelés par les goûts et préférences de l’ensemble des individus qui composent la société. L’idée maîtresse est que les comportements de consommation de la

1. L’auteur tient à remercier le Professeur Joël Thomas Ravix pour ses commentaires sur la version préalable de ce travail. L’auteur reste bien évidemment seul responsable des erreurs et omissions.

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classe sociale supérieure se diffusent à travers toutes les couches sociales, dans le sens où « les riches cherchent à imiter le comportement des autres riches ; les pauvres cherchent à imiter le comportement des riches » (Trigg, 2002, p. 61). Une partie de l’ouvrage de Veblen est ainsi dévolue à l’analyse de la consommation ostentatoire, notion qui ramène l’action de consommer à un moyen de montrer sa richesse personnelle à l’ensemble de la société. Environ un siècle plus tard, Pierre Bourdieu (1979) propose une étude des liens existant entre consommation et statut social. Bien que cette étude soit basée sur l’observation de la société française du 20e siècle, les résultats théo-riques majeurs qui en découlent recèlent cependant un caractère général et peuvent être considérés comme caractéristiques de toute organisation sociétale. Ces résultats peuvent être résumés comme suit : les goûts et pré-férences dépendent de la position dans la hiérarchie sociale et ces mêmes goûts et préférences, cultivés par chaque individu, permettent de déterminer la position sociale de l’individu. Dans nos sociétés modernes, ces proprié-tés attachées à la détermination des goûts et préférences se retranscrivent à travers l’activité de consommation des individus. La consommation semble donc être un phénomène de classe. Ainsi Bourdieu rejoint Veblen lorsqu’il explique notamment que « si, entre tous les univers de possibles, il n’en est au-cun qui autant que l’univers des biens de luxe […] paraisse prédisposé à exprimer les différences sociales, c’est que la relation de distinction s’y trouve objectivement inscrite et se réactive, qu’on le sache ou non, qu’on le veuille ou non, dans chaque acte de consommation, au travers des instruments d’appropriation économiques et culturels qu’elle exige. » (Bourdieu 1979, p. 249)

Ainsi, si les biens de luxe expriment, comme la sociologie semble nous l’apprendre, la différence sociale, l’économiste pourrait, à travers la notion de classe de revenu, traiter du problème de la consommation de luxe. Ce-pendant, certains développements doivent être apportés au cadre d’analyse standard pour rendre cette entreprise possible. La littérature portant sur les problèmes liés à la demande et à la distribution des revenus laisse apparaître un certain nombre de modèles basés sur des préférences non-homothétiques. Cette modélisation alternative des préférences individuelles permet notam-ment d’étudier la composition de la demande, une étape nécessaire à toute analyse économique du luxe. En effet, derrière le terme général de préférences non-homothétiques se cachent l’ensemble des concepts permettant non seu-lement de faire apparaître et de traiter des phénomènes d’hétérogénéité des agents, des désirs de consommation et des biens, mais aussi de produire des fonctions de demandes agrégées dépendantes de la distribution des richesses. Un auteur particulièrement pionnier sur le sujet est Nicholas Georgescu-Roegen qui a notamment produit trois essais (Georgescu-Roegen 1936, 1950 et 1954) sur la théorie du choix du consommateur. Une de ses principales

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préoccupations reste le peu de cas que fait la théorie standard du rôle de la demande de consommation dans l’économie. Au fil de ses articles, il expose les limites du concept d’homo economicus et propose des modèles de préfé-rences et de comportements individuels plus proches de la réalité. Le courant de pensée, connu sous le nom d’Economics of Affluence2, est également porteur de nombreuses critiques sur la théorie de la demande, stipulant notamment que cette dernière n’est pas à même d’analyser les comportements de consom-mation au sein d’une économie d’abondance (Edwards, 2009).

L’objet de cet article est à la fois d’étudier les effets de la consommation de luxe sur la croissance économique par le biais de préférences non-homo-thétiques et de juger de la portée analytique de cette méthode. En particu-lier une structure de préférences non-homothétique est-elle une condition nécessaire à l’analyse des effets de la consommation de luxe sur l’économie ? Est-ce une condition suffisante ? Avant de traiter de la relation entre crois-sance économique et luxe du point de vue de la demande il faut d’abord revenir sur les déterminants de la consommation de luxe. Ainsi, une pre-mière section expose les modèles de préférences qui dépassent le concept d’homothéticité et font le lien entre préférences individuelles et consom-mation de luxe. Sur ce point, l’accent sera particulièrement mis sur les mé-thodes proposées par Georgescu-Roegen. Ces apports permettront ensuite d’étudier, dans une deuxième section, les relations macroéconomiques entre consommation de luxe, innovation et croissance en présence de préférences non-homothétiques.

PRÉFÉRENCES INDIVIDUELLES ET CONSOMMATION DE LUXE

Si l’on veut étudier le luxe dans une perspective économique, l’hypo-thèse standard de préférences homothétiques apparaît trop restrictive. En effet, cette dernière élimine toute possibilité d’hétérogénéité des biens et des agents, de satiété des besoins et de hiérarchie des désirs. Cette approche ne permet pas non plus de distinguer des comportements de consommation dif-férenciés, notamment en fonction du niveau de revenu. La portée analytique d’un tel modèle pour l’étude de la consommation de luxe est donc grande-ment limitée. Pourtant, le constat selon lequel les modes de consommation sont différenciés n’est pas nouveau. Il apparaît dès 1857 chez Ernst Engel, puis dans les années 1950 chez Nicholas Georgescu-Roegen. Alors que

2. Les origines de ce mouvement remontent à James Duesenberry (1949) et John Kenneth Galbraith (1958).

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les travaux d’Engel sont encore célèbres de nos jours, les contributions de Georgescu-Roegen à la théorie du choix du consommateur restent largement méconnues. Ces œuvres pionnières seront présentées dans une première sous-section avant de se tourner, dans une deuxième sous-section, vers des travaux plus modernes. L’intérêt est ici de mettre en lumière les différentes approches permettant de faire le lien entre les préférences individuelles et la consommation de luxe.

Hiérarchie de consommation et principes fondamentaux des désirs

Engel (1857), dans son étude portant sur la manière dont les ménages répartissent leur budget entre différentes catégories de dépenses en fonc-tion de leur statut socio-économique, met en lumière l’existence d’une hiérarchie dans la consommation des agents. Il trouve que les familles les plus pauvres dépensent une plus grande part de leur revenu dans de la nour-riture et établit une relation statistique aujourd’hui connue sous le nom de loi d’Engel. Le but premier de cette étude empirique était de mesurer le bien-être national. En effet, Engel considérait que les dépenses corres-pondaient à des désirs et que les propriétés statistiques émergeant de son étude révélaient l’existence d’une hiérarchie parmi ces désirs, dont le pre-mier et le plus important était celui de la nourriture. Ainsi une manière de mesurer le bien-être d’une économie serait de mesurer l’étendue des désirs que les agents sont à même de satisfaire par la consommation. En d’autres termes, plus les agents d’une économie peuvent satisfaire des désirs situés haut dans la hiérarchie et plus le niveau de bien-être de l’économie serait élevé.

La même idée est reprise, dans les années 1950, par Georgescu-Roegen qui critique l’excessive simplicité de la représentation mathématique des comportements de consommation, qui, selon lui, semble éviter plutôt que résoudre la complexité de la nature humaine. D’après Georgescu-Roegen, le choix du consommateur doit être considéré comme une structure stochas-tique et la question qui doit être posée est celle de savoir si la structure com-plexe de l’ensemble de consommation d’un individu dépend ou non de son expérience économique. Cette problématique peut difficilement être traitée grâce à la théorie standard des préférences. S’appuyant sur une conception qui considère l’homme comme une structure en perpétuel changement, Georgescu-Roegen propose un modèle alternatif de préférences. Un de ses principaux apports est le principe de mécanisme héréditaire qu’il établit dans son article de 1950. Ce principe correspond au fait que les hommes sont par nature sujets au changement « à travers leur éducation, leurs voyages, leurs

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expériences personnelles… » (Georgescu-Roegen, 1950, p.128). Les expériences personnelles incluent par exemple un changement temporaire de revenu auto-risant une consommation plus importante, mais toutes actions économiques exogènes entreprises par d’autres agents dans le but d’influencer la décision individuelle (telles que la publicité) doivent être distinguées du principe de mécanisme héréditaire. Une bonne part du postulat d’hérédité repose sur le principe de cartes d’indifférence évolutives qui peuvent être définies comme la représentation de la structure générale de préférences ordonnées d’un consommateur et qui autorisent alors une analyse dynamique sur plusieurs périodes temporelles. Dans ce cadre d’analyse toutes les combinaisons, c’est-à-dire tous les paniers de consommation possibles, peuvent être répartis, pour chaque période de temps, dans trois groupes différents : les combinaisons que l’on a déjà expérimentées par le passé, celles qui sont implicitement couvertes par l’expérience passée, enfin celles qui représentent une réelle nouveauté. Alors que les deux premiers groupes ne viendront pas modifier la carte d’indifférence de l’individu, le dernier le fera certainement. En effet, ce dernier groupe intègre le phénomène d’innovation à la fois dans l’économie et dans les comportements de consommation individuels. De plus, aussitôt qu’au moins l’une des deux combinaisons qu’un individu compare appartient au troisième groupe, le classement des préférences basé sur le seul critère de l’ophélimité ne sera plus forcément identique à ce qu’il était avant que l’individu n’ait expérimenté la combinaison du troisième groupe. Il s’avère donc impossible dans ce contexte d’inférer, à partir de la carte d’indifférence d’un individu, d’un quelconque classement absolu de préférences de tous les paniers de biens existant, puisque cette carte n’est pas unique tout au long de la vie de l’individu. Bien qu’aucune analyse de groupes ou de classes ne soit entreprise dans ce modèle, l’existence de similarités entre individus n’en est pas pour autant exclue.

Ainsi dans son article de 1954, Georgescu-Roegen écrit que « la hiérarchie des désirs semblent être identique à tous jusqu’à un certain point » (Georgescu-Roegen, 1954, p. 517), et il ajoute qu’une culture identique est susceptible d’homogénéiser les désirs apparaissant au plus haut de la hiérarchie. Dans cet article le concept de désir s’oppose à celui d’utilité. En effet Georgescu-Roegen soutient que les comportements individuels sont définis sur la base des besoins, désirs et usages de chacun et non par un unique élément tel que l’utilité ou plus précisément l’ophélimité. En se référant à un large panel d’auteurs différents3, Georgescu-Roegen note que l’existence d’une hiérarchie des désirs et des besoins est connue et reconnue depuis longtemps. L’étude de

3. Parmi lesquels W.S. Jevons, F. Knight, A. Marshall, C. Menger, V. Pareto, L. Walras (cf. Georgescu-Roegen, 1954, pp. 513-515).

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cette littérature lui permet d’établir que cette hiérarchie implique l’existence de quatre principes fondamentaux du désir. Le premier, la subordination des désirs, est intrinsèquement relié au second : le principe de satiation des désirs. En effet, la subordination des désirs signifiant que la satisfaction d’un désir de grande priorité permet à un désir de moins grande priorité de se manifes-ter implique automatiquement l’existence d’un état de satiété, défini comme « un état d’esprit pour lequel aucune unité additionnelle de l’objet du désir n’est plus souhaitée » (ibid., p. 514). Le troisième principe, celui de la croissance des désirs, traduit l’absence de saturation absolue. C’est un postulat dyna-mique spécifiant qu’il existe toujours un nouveau désir à satisfaire. Enfin, le principe d’irréductibilité des désirs, illustré par l’exemple imagé selon lequel « du pain n’empêchera pas une personne de mourir de soif » (ibid., p. 516), tend à invalider le concept d’utilité. L’utilité représentant « le désir unique au sein duquel tous les désirs peuvent être fusionnés » (ibid., p. 515), elle dénie ainsi toute subordination des désirs et promeut l’idée de la réductibilité de tous les désirs. Parmi l’ensemble de ces principes il semble que la théorie standard n’ait retenu que le troisième, le principe de croissance des désirs. Ce prin-cipe est inclus dans la théorie à travers le concept d’utilité marginale décrois-sante et représente l’une des pierres angulaires de la théorie néoclassique : l’absence de satiété.

Comme nous l’avons suggéré dans l’introduction, l’analyse de la consom-mation de luxe devrait être appréhendée du point de vue de ses motiva-tions sociales, faisant mention du concept de consommation ostentatoire de Veblen ainsi que de la vision de Bourdieu présentant la consommation comme un marqueur social. De ce point de vue, si l’on ne devait retenir que trois idées des thèses d’Engel et de Georgescu-Roegen, celles-ci seraient la notion de désirs, le principe de satiation de ces derniers et leur hiérarchi-sation. Un produit de luxe se définirait alors comme un bien ou un service répondant à un désir de faible priorité, celui de reconnaissance sociale, placé en haut de la hiérarchie des désirs et n’apparaissant qu’une fois satisfaits les désirs de plus forte priorité. La consommation de luxe devient ainsi l’action permettant de combler le désir de différentiation sociale des individus. Cette définition implique l’existence d’interactions sociales, d’inégalités de revenu et de différenciation des biens au sein de l’économie. Ces trois critères de-viennent donc nécessaires à l’analyse économique de la consommation de luxe et doivent ainsi être pris en compte dans la formation des préférences individuelles.

Malgré leur pertinence les apports de Georgescu-Roegen à la théorie du choix du consommateur sont restés généralement méconnus et ne sont pas parvenus à influencer le développement de la théorie économique. Bien que les économistes appartenant au courant qualifié d’Economics of Affluence

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se soient emparés du sujet, entre les années 1950 et les années 1970, leurs travaux n’ont pas eu beaucoup plus de succès que ceux de Georgescu- Roegen. Il faudra donc attendre les années 2000 pour que la question de la formation des préférences refasse surface dans la littérature économique, portée notamment par les travaux d’Aversi et al. (1999) et de Cynamon et Fazzari (2008). Alors que les premiers tentent de montrer l’existence de styles de vie à travers un modèle multi-agents, les seconds s’attachent à mon-trer l’existence de normes de consommation et à étudier leur influence sur le choix des consommateurs. Il est intéressant de remarquer que, bien que ces articles traitent de la détermination des comportements de consomma-tion dans un environnement social, aucun ne fait référence à Georgescu-Roegen en matière de modélisation des préférences. Enfin, une troisième contribution vient s’ajouter à celles-ci. Dans une perspective plus standard, Browning et Crossley (2000) étudient la dynamique de la consommation de luxe à l’aide d’élasticités inter-temporelles de substitution spécifiques aux différentes catégories de biens. Cette méthodologie leur permet d’intégrer temporalité, différentiation des biens et inégalités de revenu dans une modé-lisation mathématique de la demande de consommation.

Des « styles de vie » aux « normes de consommation »

On trouve dans les articles d’Aversi et al. (1999) et de Cynamon et Fazzari (2008) une rupture par rapport à la manière traditionnelle d’appré-hender les préférences. Tout d’abord, ces analyses s’appuient sur des données empiriques et des faits stylisés plutôt que sur des propriétés mathématiques. De plus, les préférences sont construites de manière endogène tout au long de l’existence de l’individu et non pas considérées comme des éléments exo-gènes révélés en un point donné du temps. Enfin, les influences sociales et les interactions entrent directement dans le processus de création et de muta-tion des préférences individuelles. Les deux articles diffèrent cependant par leur méthodologie et leur champ d’application. Le premier utilise les mé-thodes multi-agents pour modéliser les comportements de consommation, alors que le second propose des relations statistiques et utilise le concept de normes sociales pour étudier la question plus vaste des causes de la croissance américaine de 1980 jusqu’à la crise de 2007.

Aversi et al. (1999) recherchent une manière satisfaisante de modéliser les comportements individuels de consommation et leur évolution au cours du temps. Ainsi leur modèle admet une multitude de consommateurs hété-rogènes, chacun étant défini par son niveau de revenu, sa classe de reve-nu, son profil de consommation, ses dépenses et sa mémoire frustrée. Cette

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dernière représente ce qu’un individu désire mais n’a pas les moyens de consommer. Elle correspond à l’ensemble des biens perçus comme appar-tenant au style de vie choisi par l’agent mais dont la contrainte budgétaire ne permet pas l’achat. Un système complexe composé de règles de base gou-verne les dynamiques individuelles de consommation. Ces règles décrivent sous quelles conditions et avec quelle probabilité un individu va garder sa consommation inchangée, satisfaire sa mémoire frustrée ou modifier son pro-fil de consommation. Il est important de noter que satisfaire tout ou partie de sa mémoire frustrée n’est pas considéré comme une modification du profil individuel de consommation. La mémoire frustrée fait partie intégrante du profil de consommation mais n’est simplement pas satisfaite pour cause de contrainte budgétaire. Un changement du profil de consommation se mani-feste soit à travers l’innovation, soit à travers l’imitation, sous certaines pro-babilités. D’autres règles spécifient l’évolution des revenus, la fixation des prix, comment les individus choisissent entre les différents biens autant en termes quantitatifs que qualitatifs, et assurent que l’ensemble soit compatible avec la contrainte budgétaire de chacun. De nouveaux biens apparaissent de manière aléatoire au cours du temps et sont divisés en groupes indexés de 1, pour les biens de nécessité, à 5, pour les biens de luxe. En ce qui concerne les profils de consommation et la détermination des préférences, ce modèle fait émerger les propriétés suivantes : tout d’abord, non seulement les com-portements de consommation mais aussi les préférences sous-jacentes sont soumis à des dépendances de sentier et influencés par l’histoire collective à travers les phénomènes d’imitation. Ces résultats semblent en accord avec les grandes régularités empiriques puisque sur les questions de diffusions des nouveaux profils de consommation, le modèle fait apparaître la courbe en S caractéristiques des études empiriques portant sur la vitesse de diffusion d’une innovation au sein d’une population. De plus, les résultats expriment des dynamiques du type de celle révélée par Engel, à savoir que des change-ments de longs termes dans les parts budgétaires allouées à chaque catégo-rie de biens apparaissent lorsque les revenus augmentent. Ces changements sont conduits par l’innovation et l’imitation sociale. Les groupes extrêmes, biens de base et biens de luxe, laissent apparaître une stabilité structurelle sur de longues périodes de temps, qui est représentative de styles de vie ou modèles de consommation. Cependant, un changement structurel signifi-catif est à même de rompre ces régularités. Enfin, plusieurs propriétés de la courbe d’Engel apparaissent lors des simulations, notamment l’existence de différents comportements de consommation au regard des différents groupes de biens. En effet, la part budgétaire des biens de base tend à être négati-vement corrélée au niveau de revenu, alors que la part allouée aux biens de luxe tend à être positivement corrélée au niveau de revenu. De plus, la

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dynamique de l’élasticité-revenu pour le groupe 1 s’accorde avec les résultats empiriques selon lesquels l’élasticité-revenu moyenne pour les biens alimen-taires décline au cours du temps.

Sur le thème des élasticités, Browning et Crossley (2000) proposent, dans une perspective plus standard, une structure de préférences centrées sur des élasticités inter-temporelles de substitution spécifiques à chaque catégorie de biens. Alors que les préférences homothétiques sont caractérisées par une élasticité de substitution constante dans le temps et identique à tous les agents pour n’importe quel bien, la méthodologie présentée dans cet article permet de rendre compte des effets du temps et de la catégorie des biens sur la consommation finale. En effet, les auteurs établissent que la consommation de biens de luxe est plus facile à reporter dans le temps que la consommation de biens de base. Pour arriver à ce résultat, ils démontrent que les biens de luxe sont caractérisés par une élasticité inter-temporelle de substitution plus forte que celle des biens de nécessité. Ainsi face à une baisse temporaire de leur revenu courant, les ménages ne réduiront pas la consommation de tous les biens de manière identique : ils abaisseront dans un premier temps leur consommation de biens de luxe, pour lesquels ils ont une élasticité inter-temporelle de substitution plus élevée. Les auteurs prennent l’exemple du dîner au restaurant et du dîner au foyer familial, le premier étant considéré comme un luxe et le second comme une nécessité. En cas de baisse de leur revenu, les ménages tendront à réduire en premier lieu les sorties au res-taurant. De plus, lorsque les fonctions d’utilités propres à chaque bien sont des fonctions puissance, c’est-à-dire des fonctions d’utilité pour lesquelles l’utilité marginale de la dépense est constante, alors l’élasticité inter-tempo-relle de substitution n’est pas constante mais croît en fonction du niveau de richesse de l’individu. Si l’on s’intéresse aux biens de luxe, puisque les riches possèdent un budget plus important pour ces biens que les pauvres, leur élasticité inter-temporelle de substitution totale en sera plus importante. De manière générale, les riches seront moins affectés par les fluctuations de leur sentier de consommation du fait que ces dernières concerneront la consommation de luxe dans un plus grand nombre de cas. En revanche, pour les ménages plus modestes ces variations s’avèrent susceptibles de toucher directement les biens de nécessité, causant ainsi une perte de bien-être plus importante. Dans le cas où l’élasticité inter-temporelle de substitution est identique pour tous les agents l’impact des variations cycliques « sera [ainsi] surestimé pour les gens riches et sous-estimé pour les gens pauvres ». (Browning et Crossley, 2000, p.1026)

Enfin, Cynamon et Fazzari, dans la même veine qu’Aversi et al., étu-dient les comportements de consommation dans un environnement social. En comparant les données de la consommation des ménages américains

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avec celles de la croissance économique, ils soutiennent que les États-Unis d’Amérique ont connu une longue période de croissance tirée par une demande de consommation renforcée par le relâchement de la contrainte budgétaire individuelle à travers un accès facilité au crédit. Ce sentier de croissance aurait ainsi continué jusqu’à l’explosion de la dette des ménages qui a plongé l’économie mondiale en récession depuis 2008. Pour étayer leur thèse, ils proposent un cadre d’analyse où, à la fois la consommation des ménages et leurs comportements face au crédit sont façonnés par les normes sociales. En ce sens l’analyse se rapproche du courant Economics of Affluence, et notamment de la vision de Hirsch (1977) et de Franck (1989) des com-portements de consommation.

Cynamon et Fazzari (2008) introduisent la notion de normes de consom-mation en tant que déterminant majeur des décisions d’achat des ménages. Ces dernières sont définies comme le standard de consommation qu’un indi-vidu considère comme normal sur la base de son identité de groupe, qui est déterminée par les circonstances sociales ainsi que par son expérience person-nelle. Ces deux références créent une dépendance de sentier des préférences des ménages. Dans ce cadre d’analyse, les influences sociales apportent à la fois de l’imitation et de l’innovation dans les comportements individuels de consommation. En effet, les ménages vont apprendre les modèles de consom-mation à travers leur groupe de référence, qui peuvent être réels, essentielle-ment la famille et le voisinage, ou fictifs, tels que les styles de vie promus par les média. Les agents vont ainsi introduire de nouveaux produits dans leur panier de consommation en imitant leurs pairs et en suivant les suggestions des média de masse qui font la promotion de biens de consommation inno-vants. Qui plus est, dans un environnement social, la consommation traduit également un statut social. Ce lien entre position sociale et consommation crée ce que les auteurs nomment une externalité de position qui vient biaiser les choix des agents entre consommation et épargne. En effet, la consomma-tion étant visible par autrui tandis que l’épargne reste principalement privée et donc invisible, ce qui implique que le contexte social tend à promouvoir la consommation au détriment de l’épargne.

Ainsi l’environnement social influence de multiples manières le processus de formation et d’évolution des préférences individuelles. Les auteurs consi-dèrent que toutes ces influences sociales se sont combinées pour provoquer une augmentation des normes de consommation relativement au niveau de revenu et de richesse, jusqu’à atteindre des niveaux préoccupant avant la crise de 2007. À cette période la part des dépenses par rapport au revenu disponible atteignait près de 100 %. Ce modèle de choix du consommateur fondé sur la notion de normes sociales apparaît comme une alternative inté-ressante au consommateur représentatif et rationnel qui lisse son niveau de

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vie en fonction des variations prévisibles de son revenu au cours de sa vie. En effet, les normes de consommation s’opposent au comportement individuel de maximisation utilisé dans les modèles de cycle de vie. En tout état de cause, l’analyse en termes de normes sociales semble apporter des résultats plus proches des observations empiriques que les modèles de maximisation. Il semblerait ainsi que la formation des préférences trouve ses racines dans les interactions sociales, les institutions et l’histoire.

Ces trois derniers articles proposent plusieurs méthodologies permettant de traiter de la consommation de luxe, telle que définie précédemment. Pour ce faire ils enrichissent les préférences individuelles d’aspects temporels et sociaux, jusqu’alors exclus par l’hypothèse d’homothéticité. Ces apports per-mettent aux auteurs de définir des comportements de consommation dépen-dants du revenu des agents ainsi que de leurs interactions. En particulier, la consommation de luxe est caractérisée par un niveau plus élevé de revenu et sera largement influencée par l’environnement social de l’individu lequel, à travers des comportements d’imitation et d’apprentissage, joue un rôle pri-mordial dans la formation de la préférence pour le luxe.

Les arguments développés jusqu’ici fournissent une définition de la consommation de luxe et mettent en lumière l’existence de plusieurs mé-thodes permettant de lier cette dernière aux préférences individuelles. De cette manière, ils montrent que la consommation de luxe est une action spé-cifique qui mérite une analyse particulière, et propose des outils permettant d’étudier son impact économique, notamment ses effets sur la croissance. Sur ce sujet deux questions peuvent être posées : la consommation de luxe stimule-t-elle l’innovation, devenant ainsi un moteur de croissance de long terme ? Favorise-t-elle l’accumulation du capital, permettant ainsi un déve-loppement économique accéléré ? La section suivante utilise des modèles basés sur les préférences non-homothétiques pour apporter des éléments de réponses à ces questions.

CONSOMMATION DE LUXE ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

Parmi la littérature macroéconomique récente, deux manières de forma-liser les préférences non-homothétiques ont été utilisées dans des modèles de croissance : les préférences hiérarchiques issues des travaux d’Engel (1857) et la définition d’élasticités de substitution spécifiques aux différents types de biens de Browning et Crossley (2000). Ce choix s’explique par le fait que ces deux structures de préférences sont les plus à même d’être intégrées à des modèles standards. L’objectif de cette section est de voir dans quelle mesure

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une analyse économique du luxe peut être établie sur ces bases. Ainsi une première sous-partie sera dédiée à l’étude des liens entre luxe et croissance économique, alors qu’une deuxième sous-partie s’intéressera à la relation entre luxe et développement économique.

Luxe, innovation et croissance économique

Dans le but d’étudier l’impact de la distribution des revenus sur l’innova-tion et la croissance économique de long terme, certains modèles de crois-sance endogène font le choix de relâcher l’hypothèse d’homothéticité pour privilégier une structure hiérarchique de préférences. Cette dernière, éma-nant des travaux d’Engel, permet de formaliser l’existence d’un classement des différents désirs par ordre de priorité : du désir le plus nécessaire au désir le plus luxueux, ainsi que de rendre la demande de consommation dépen-dante du niveau de revenu. En ce sens ces analyses rejoignent les nécessités méthodologiques de l’étude de la consommation de luxe et permettent ainsi de tirer quelques conclusions à ce propos.

Un premier modèle de croissance endogène, Josef Zweimüeller (2000) tend à établir une relation négative entre la hausse des inégalités de ri-chesse et la croissance économique. Dans ce modèle l’innovation est défi-nie comme la découverte de nouvelles méthodes de satisfaction des besoins, et peut prendre la forme d’innovation de procédés comme d’innovation de produits. Innover signifie avoir accès à une technologie moderne à rende-ments d’échelle croissants qui ne devient rentable que si toute la population consomme le bien offert. Les firmes non-innovatrices quant à elles utilisent une technologie traditionnelle à rendements d’échelle constants. Dans ce contexte une firme s’engage dans une activité de R&D si le marché est assez large pour en couvrir les coûts. En ce sens le modèle se rapproche de celui de Murphy, Shleifer et Vishny (1989). Du fait que les marchés les plus larges sont ceux au sein desquels les biens sont consommés par l’ensemble des mé-nages, la séquence d’innovation suit la hiérarchie des besoins, et ainsi une firme choisira d’abord d’innover dans les biens de plus grande priorité. Le secteur traditionnel servira donc le marché dit de luxe, composé uniquement des riches, jusqu’à ce que les pauvres dégagent une demande de consomma-tion positive pour le bien en question.

Un deuxième modèle de croissance endogène, Foellmi et Zweimüller (2006), s’inscrit quant à lui dans la vision dite traditionnelle du lien entre inégalité et croissance. Par vision traditionnelle nous entendons la thèse selon laquelle les inégalités de richesse sont un moteur d’innovation et de croissance (Aghion, Caroli, Garcia-Penalosa, 1999). Dans cet article la

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consommation de biens luxe est définie comme l’acquisition de biens à la pointe de l’innovation et dépend ainsi non seulement de la distribution de la richesse au sein de la population mais aussi du taux de croissance de l’économie. Produire un bien nécessite d’innover, l’innovation assurant une position de monopole au producteur. Les firmes fixent leur prix de ma-nière à ce que la consommation suive la hiérarchie des besoins. Ainsi les pauvres n’achètent que les biens satisfaisants les besoins prioritaires, alors que le panier de consommation des riches comprend également des biens de luxe.

À partir de ces deux modèles, il est possible de tirer un certain nombre de conclusions sur les liens entre innovation, inégalité de revenu, consom-mation de luxe et croissance économique. Tout d’abord, il est important de noter que les articles présentés ci-dessus reposent sur des aspects différents du concept d’innovation. D’une certaine manière nous pouvons considérer que ces divergences résultent de la prise en compte d’horizons temporels différents. En effet, si l’on considère la période longue, Zweimüeller (2000) décrit les phénomènes de développement économiques dans lesquels l’inno-vation apparaît et se diffuse dans toutes les couches de la société au cours du temps, comme par exemple le marché des services pour les ménages : « Dans les premières phases de développement, seuls les très riches avaient une demande positive pour les services aux ménages, et les besoins respectifs étaient satisfaits en usant d’une technologie relativement inefficace : le travail des domestiques. À mesure que le revenu augmentait au cours du temps, il est devenu intéres-sant pour les innovateurs d’introduire de nouvelles méthodes pour satisfaire ces mêmes besoins comme la machine à laver, l’aspirateur, le lave-vaisselle, […]. » (Zweimüeller, 2000, pp. 188-189) De plus ajoute-il, « les riches avaient leurs propres orchestres, pièces de théâtres, etc. À partir du moment où il y a eu une demande croissante pour le divertissement de la part des classes plus modestes, il est devenu intéressant de créer la radio, la télévision, les lecteurs CD, […]. » (Zweimüeller, 2000, p. 204, note 6). Cette première approche de l’innova-tion n’exclut en aucun cas l’existence d’une autre dynamique d’innovation qui correspond au cadre d’analyse de Foellmi et Zweimüeller (2006) et qui s’inscrit dans un horizon temporel plus restreint.

Une seconde observation est que, malgré l’usage d’une méthodologie équivalente, avec des préférences hiérarchiques et un positionnement simi-laire du luxe au sein de cette hiérarchie, les biens de luxe sont tout de même envisagés de manière différente dans chacune de ces analyses. En effet, chez Foellmi et Zweimüeller (2006), les biens de luxe correspondent aux innovations les plus récentes vendues sur un marché monopolistique, alors que chez Zweimüeller (2000) les biens de luxe sont ces biens pour lesquels

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aucune innovation n’est venue rationnaliser la production, leur production étant ainsi caractérisées par une technologie traditionnelle à rendements constants. Cette seconde définition des biens de luxe s’inscrit dans la lignée de Murphy, Shleifer et Vishny (1989). Il est intéressant de remarquer que malgré ces visions différentes (quoique complémentaires) du bien de luxe, les deux modèles s’accordent sur le fait que la consommation de luxe est toujours plus élevée en présence de fortes inégalités de richesse, autant en termes de concentration de la richesse entre les mains d’un nombre toujours plus restreint de riches, qu’en termes d’augmentation des écarts de richesse entre les classes.

Enfin, la question de l’impact de la consommation de luxe sur la crois-sance économique reste difficile à déterminer sur la seule base de ces articles. Dans Zweimüller (2000), un niveau plus élevé d’inégalité a un impact positif sur la consommation de luxe mais négatif sur la croissance. Il ressort de ce modèle que les politiques de redistribution de richesse devraient avoir pour objet de maximiser la demande du bien d’innovation le plus récent pour en-gendrer un regain de croissance économique. Cependant une telle politique provoque une diminution de la consommation de luxe de la part des plus riches qui se voient amputés d’une part de leur revenu. Il y a ici un arbitrage entre croissance économique et consommation de luxe.

Chez Foellmi et Zweimüller (2006) les innovateurs vont se concentrer sur la production de « biens pour lesquels les consommateurs sont prêts à payer le plus [et] ainsi le processus d’innovation suivra la hiérarchie de consommation. » (Foellmi, Zweimüller, 2006, p. 950) Dans ce contexte un plus grand niveau d’inégalités est source de croissance. Si l’on envisage une redistribution des richesses des pauvres vers les riches, ces derniers reverront à la hausse leur propension à payer pour les biens figurant déjà dans leur panier de consom-mation, poussant à la hausse le prix des biens de luxe. Cet effet vient plus que compenser la baisse de prix des biens de base, provoquée par la perte de pouvoir d’achat des pauvres. L’effet prix domine ici l’effet taille de marché, de telle sorte qu’en présence d’inégalités croissantes de revenus, la croissance économique est stimulée par la consommation de luxe, et ce sans ambiguïté. Dans le même ordre d’idée, une augmentation de la part des pauvres dans la population, sans changement du revenu global de ces derniers, n’aura quant à elle aucun impact sur le marché de biens de consommation courante, mais stimulera en revanche la demande de biens de luxe. En effet, moins de riches se partageant une part identique du revenu global, la taille du marché pour les biens innovants se réduit et leur prix augmente. Cette fois encore l’effet prix domine l’effet taille de marché et génère une hausse du taux de crois-sance de l’économie.

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Le manque d’unicité dans les résultats de ces deux modèles est bien évi-demment lié à une conceptualisation différente du bien de luxe et de l’in-novation. Alors que dans Foellmi et Zweimüller (2006) la consommation de luxe engendre la croissance en favorisant l’innovation, dans Zweimüller (2000) la consommation de biens de luxe, en présence d’inégalité de revenu, peut être considérée comme inefficace ou sous-optimale du fait qu’une redis-tribution plus égale de la richesse, passant nécessairement par la diminution de la consommation de luxe, viendrait stimuler la consommation de biens innovants et renforcer la croissance économique. Cette dernière vision se rapproche des travaux de Georgescu-Roegen (1968) et de nombreuses études théoriques4 qui s’accordent sur le fait qu’un plus faible taux d’iné-galités de revenu, caractérisé par l’existence d’une large classe moyenne, tend à promouvoir la croissance économique. Dans cette perspective, la consommation de luxe représenterait donc un frein à la croissance et pour-rait bien être interprétée comme le signal d’une allocation sous-optimale des ressources.

Luxe, accumulation du capital et développement économique

Les études économiques portant explicitement sur la consommation de biens de luxe, ses déterminants et ses conséquences sont pour la majeure par-tie des travaux anciens5. Parmi la littérature récente une seule contribution, à notre connaissance, celle de Ikeda (2006) propose une analyse originale de la problématique du luxe. Dans cet article, l’auteur reprend et développe les résultats de Browning et Crossley au sein d’un modèle d’optimisation dyna-mique dans le but d’étudier la relation entre luxe et accumulation du capital. Il en ressort qu’une forte préférence pour les biens de luxe permettrait une plus grande accumulation du capital à l’équilibre. Cette conclusion, mise en évidence avec un modèle d’équilibre général dans lequel deux biens, un bien de luxe et un bien de nécessité, sont produits à l’aide de capital et de travail, reste cependant contestable.

Outre la définition usuelle d’un bien de luxe, selon laquelle l’élasticité de la demande par rapport au revenu est strictement supérieure à un, Ikeda uti-lise la notion de biens de quasi-luxe pour conduire son analyse. Un bien est un bien de quasi-luxe pour un consommateur si sa préférence relative pour ce bien, mesurée par le taux marginal de substitution, s’accroît à mesure que

4. Parmi lesquelles Murphy, Shleifer et Vishny (1989), Baland et Ray (1991) et Aghion et Bolton (1997).5. Se reporter à Ikeda (2006) pour une brève revue de la littérature sur ce sujet.

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l’utilité apportée par son flux de consommation future s’accroît. C’est-à-dire qu’un bien est un bien de quasi-luxe si, lorsque le consommateur envisage une hausse de sa richesse totale de long terme, sa préférence pour ce bien augmente. Les biens de luxe et de nécessité sont alors caractérisés non seu-lement par une l’élasticité inter-temporelle de substitution spécifique, mais aussi par une préférence temporelle propre et évolutive. En effet, l’analyse dynamique montre que lorsque les préférences sont faiblement non-sépa-rables, une l’élasticité inter-temporelle de substitution plus élevée n’est ni nécessaire ni suffisante pour attester qu’un bien est luxueux. Intervient alors la préférence temporelle. Ainsi, même dans le cas où la consommation d’un bien ne serait pas plus aisée à reporter dans le temps, comparée à celle d’un autre bien, ce bien peut être considéré comme un bien de luxe s’il est un bien de quasi-luxe, autrement dit si « lorsque le niveau de richesse augmente (dimi-nue), les consommateurs sont plus (moins) patients par rapport [à ce bien] que par rapport à [un bien alternatif] » (Ikeda, 2006, p. 507). En d’autres termes, les biens de luxe sont caractérisés par une préférence pour le présent plus faible en cas de chute du niveau de revenu de long terme, et par une préférence pour le présent plus importante aussitôt que le niveau de richesse de long terme s’accroît.

Dans ce cadre d’analyse, toute augmentation de la préférence pour les biens de quasi-luxe augmente le niveau d’équilibre du stock de capital, du fait d’une hausse de la dépense totale. Ainsi, appliquer une taxe sur les biens de quasi-luxe pourrait être dommageable pour la croissance. Et en effet, dans ce modèle, la taxation des biens de quasi-luxe agit comme une diminution de la préférence pour ces biens et mène alors à une moindre accumulation de capital. Si l’on s’intéresse à une économie ouverte composée de deux nations, les mêmes conclusions sont valables en cas d’instauration de droits de douane sur les produits de luxe. En effet, la taxation des importations de produits de (quasi-)luxe agira comme un frein à l’accumulation du capital. De cette manière, si un bien de luxe est un bien de quasi-luxe alors la préfé-rence pour les biens de luxe, et donc l’absence de taxation de ces derniers, est favorable à la croissance économique par accumulation du capital. Les résultats du modèle d’optimisation dynamique d’Ikeda rejoignent ainsi les travaux de Sir Dudley North, menés trois siècles plus tôt, puisqu’ils abou-tissent à la conclusion que « les pays ayant des lois somptuaires, sont générale-ment pauvres » (North, 1691, p. 14). En effet, les lois somptuaires visaient à modeler les comportements de consommation notamment vis-à-vis des pro-duits de luxes. Par exemple, la première ordonnance somptuaire instaurée en France en 1543 par le roi Henri II établissait des mesures protectionnistes contre l’excès de dépense en matière de vêtements et la fuite des capitaux vers l’Espagne et l’Italie.

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Cependant ces conclusions restent contestables et méritent d’être nuan-cées. Tout d’abord il n’y a ici aucune analyse de l’impact de la consomma-tion de luxe sur le progrès technique, source de croissance économique de long terme, mais uniquement sur la croissance par accumulation du capital, phénomène reconnu comme étant transitoire et sujet à saturation. D’autre part, les travaux de Georgescu-Roegen (1968) mettent en lumière certains mécanismes par lesquels la consommation de biens de luxe porte atteinte au développement économique d’une nation. Ainsi, lorsqu’on considère la hiérarchie des besoins la plus simple possible, c’est-à-dire que l’on différencie uniquement les biens de consommation courante des biens de luxe, toute augmentation du revenu de la classe supérieure sera principalement retrans-crite par une augmentation de la demande de biens de luxe. La principale contrepartie d’un investissement excessif dans les industries et les articles de luxe, comme l’immobilier par exemple, est une perte d’intérêt pour les inves-tissements dans les industries de production intermédiaire et les infrastruc-tures, deux secteurs caractérisés par un retour sur investissement plus lent. Dans le contexte de nations en cours de développement économique, une place croissante de l’industrie et de la consommation de luxe, telle que celle qui peut s’observer en Chine, outre le fait qu’elle révèle un accroissement des inégalités de richesse au sein de la population, est susceptible d’entraver le processus de croissance économique en détournant les investissements des secteurs nécessaires au développement économique et social du pays, qui sont porteurs de croissance de long terme6.

CONCLUSION

Il ressort de cette étude que l’utilisation d’une structure de préférences non-homothétique est nécessaire à l’analyse de la consommation de luxe. En effet, dans le modèle de préférences homothétiques les biens de luxe n’existent tout simplement pas. Le relâchement de l’hypothèse d’homothé-ticité des préférences permet l’émergence de comportements de consomma-tion propres aux différentes catégories de revenus et de biens, et fait ainsi en-trer les biens de luxe dans le champ de l’analyse. Le recours à des préférences hiérarchiques ou à des élasticités de substitution spécifiques dans des modèles macroéconomiques permet de montrer que la consommation de luxe a bien un impact sur la croissance économique et mérite donc l’attention des éco-nomistes. Cependant on ne peut que constater l’existence de limites à ces analyses. En effet, l’étude du luxe du point de vue de la demande se heurte

6. Nous retrouvons un raisonnement similaire dans Baland et Ray (1991).

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à l’absence de définition universelle et précise de ce qu’est un bien de luxe. Selon Bourdieu cela s’explique par le fait que « n’étant pas à une abstraction près, les économistes peuvent ignorer ce qui advient aux produits dans la relation avec les consommateurs, c’est-à-dire avec les dispositions qui en définissent les pro-priétés utiles et les usages réels : poser par hypothèse […] que les consommateurs perçoivent les mêmes attributs décisifs, ce qui revient à supposer que les produits possèdent des caractéristiques objectives – ou, comme on dit, ‘techniques’ – ca-pables de s’imposer comme telles à tous les sujets percevant » (Bourdieu, 1979, p. 111). Bourdieu ajoute que les objets ne sont pas objectifs dans le sens où ils restent sujets aux intérêts et goûts des consommateurs. Ils ne seront donc pas perçus de manière équivalente par tout un chacun, de telle sorte que « ce que la science doit établir, c’est cette objectivité de l’objet qui s’établit dans le rapport entre un objet défini dans les possibilités et les impossibilités qu’il offre et qui ne se livrent que dans l’univers des usages sociaux et les dispositions d’un agent ou d’une classe d’agents […] d’appréciation et d’action qui en constitueront l’utilité objective dans un usage pratique » (ibid., p111).

Dans la littérature standard un bien de luxe est simplement défini par une élasticité de la demande par rapport au revenu supérieure à l’unité, cela n’apporte cependant aucune information sur les liens pouvant exister entre le luxe et de grands agrégats économiques tels que l’innovation ou la croissance. Comme le montre la section précédente, les produits de luxe peuvent être assimilés, au gré des analyses, à des produits innovants ou tout au contraire à des produits traditionnels. Cette absence de consensus sur la nature du bien de luxe diminue significativement la puissance analytique du concept de préférences non-homothétiques, tout du moins au sein de modèles standards. Ces limites pourraient cependant être dépassées grâce à la modélisation multi-agents. En effet, cette méthodologie permettrait d’en-richir la structure des préférences, notamment en incluant dans le proces-sus de formation des préférences individuelles des facteurs sociologiques et psychologiques, comme le besoin de distinction ou d’appartenance sociale. Dans cette perspective, un bien de luxe peut être défini, comme nous l’avons suggéré dans la première partie, par sa fonction sociale, éliminant ainsi toute ambiguïté liée au rapport entre luxe et caractéristiques techniques. Un tel processus de détermination de préférences, intégré dans un modèle macroé-conomique, devrait alors permettre d’ouvrir la voie à une véritable analyse économique du luxe.

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