Les dépouilles des dieux

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Alain Babadzan

Les dépouilles des dieux

Essai sur la religion tahitienne

à l'époque de la découverte

Publié avec le concours du ministère des Départements et Territoires d'outre-mer,

du Centre national de la recherche scientifique, et de l'université de Paris X-Nanterre.

EDITIONS DE LA MAISON DES SCIENCES DE L'HOMME PARIS

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Nous remercions toutes les institutions qui ont bien voulu nous autoriser à reproduire gracieusement les illustrations hors-texte réunies dans cet ouvrage :

Bibliothèque municipale de Lunel ; British Library, Londres ; British Museum, Londres ; Mitchell Library, Sydney ; Musée d'histoire naturelle, Lille ; Musée de l'Homme, Paris ; Musée de Tahiti et des îles, Tahiti ; Museum of Archaeology and Ethnology, Cambridge ; Museum of Mankind, Londres ; Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa, Wellington ; National Library of New Zealand, Turnbull Library, Wellington.

Couverture

Un voyageur sur un site cultuel tahitien (marae) en 1792. Aquarelle de G. Tobin : « Morai Point at Oparrey Island of O'tahytey ».

(Mitchell Library, Sydney, Ref. ZPA A 563, coll. Christian Gleizal.)

© 1993, Fondation de la Maison des sciences de l'homme, Paris ISBN 2-7351-0480-X

Imprimé en France

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à Françoise

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INTRODUCTION

Cette recherche a pour propos de tenter une lecture anthropo- logique de la religion à Tahiti et aux îles de la Société à l'époque de la découverte. Et par là de combler une lacune : force est de constater qu'aucun spécialiste de la Polynésie ne s'est encore donné la religion tahitienne traditionnelle pour objet, alors que c'est par milliers que se comptent ouvrages et articles publiés sur l'actuelle Polynésie française.

Les religions polynésiennes furent pourtant l'un des thèmes privilégiés des recherches ethnologiques, des études monographiques comme des synthèses régionales. A partir de 1920, les équipes du Bishop Museum de Honolulu entreprennent sur le terrain l'inven- taire systématique des traditions évanescentes des îles et archipels de Polynésie centrale et orientale, jusqu'à Fiji. Tout à l'ouest du grand continent liquide, à Tikopia, Raymond Firth pouvait encore en 1929 être le témoin de ce qui était sans doute le dernier cycle rituel polynésien. Mais Tahiti ne fit alors l'objet que de recherches centrées sur la culture matérielle ou la reconstitution historique. Déjà on parlait de sauvetage.

C'est qu'il n'y avait sans doute pas mieux à faire, pensait-on, dans ces îles où la pax missionaria avait imposé depuis les années 1820 la suppression de toute manifestation religieuse traditionnelle. A Tahiti, contrairement aux Marquises et aux Tuamotu, aucun chercheur ne put au début du XX siècle s'entretenir avec un témoin direct des cérémonies abolies.

Restent les témoignages européens, ceux des navigateurs puis des missionnaires, qui ont laissé des recensions inégalement détaillées, plus ou moins fidèles, inlassablement reprises dans une succession de compilations dont la dernière, monumentale, fut publiée en 1974 par Douglas Oliver. Son auteur ne consacre que deux chapitres (sur trente-deux) aux représentations et pratiques religieuses, et s'en interdit en général l'interprétation.

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Il est vrai que le corpus des rites et des mythes tahitiens qui nous est parvenu est bien peu de choses comparé à l'abondance des matériaux provenant de la Nouvelle-Zélande et des îles Hawaii. Les Maoris ont eu leurs ethnographes, alors que leur culture résistait à l'effondrement. Le plus célèbre d'entre eux est sans nul doute Elsdon Best, dont les travaux fournirent à Marcel Mauss le point de départ de l'Essai sur le don. A Hawaii, des aristocrates locaux formés aux écoles missionnaires (David Malo, Samuel Kamakau, John Papa 'l'i, Kepelino) surent se faire les folkloristes et les historiens de leurs traditions, et publièrent leurs recherches dans leur propre langue. La richesse de ces sources est en partie à l'origine des remarquables travaux, dont plusieurs sont tout récents, consacrés aux religions des Maoris (Johansen 1954, 1958 ; Smith 1974), et de Hawaii (Sahlins 1985, 1989 ; Valeri 1985). Pour Tahiti en revanche beaucoup reste à faire, même si l'entreprise tient parfois de la gageure tant les sources sont décevantes.

L'objet de cette étude n'est pas de tenter un examen systé- matique de l'ensemble des représentations et cérémonies religieuses tahitiennes. On se limitera à l'analyse de certains aspects centraux de la religion locale au moment de la découverte, caractérisée par l'adoption à Tahiti et dans la plupart des îles de la Société du culte d'une divinité nouvelle, 'Oro.

A cette religion tahitienne travaillée par le changement, on a choisi une voie d'accès originale en interrogeant ses objets. Ses objets et donc ses rites, et derrière eux, ses mythes. Car les objets, seuls, ne disent rien. Hormis peut-être, remarquait Hocart (qui fut aussi archéologue et conservateur de musée à Ceylan), « quelques éclaircissements sur les techniques artisanales, ils ont pour principal intérêt de nous fournir des dates ; et quel est donc l'intérêt des dates, si on n'a pas de faits à y loger ?» ( 1978 : 90).

Des faits : au-delà de leur contexte cérémoniel, c'est bien la fonction rituelle de ces objets qu'il faut atteindre. En jeu est la question du sens, ou si l'on préfère celle du symbolisme, celle-là même que se pose tout visiteur d'un musée d'ethnographie, tout amateur d'« art primitif ». Que l'on ne croie pas qu'il serait plus facile d'y répondre si les porteurs des masques tahitiens, ou les prêtres du culte de 'Oro pouvaient encore être interrogés, et parler en confiance. L'attribution à une effigie d'une identité (« ce bâton représente 'Oro », « cette pierre est tel ancêtre ») ne peut déjà tout juste suffire à l'étiquetage ; elle n'épuise en aucun cas ce que l'objet est là pour dire sur l'entité qu'il représente.

Mais le message est toujours muet. Jamais formulé, il n'est que suggéré par des moyens expressifs qui n'appartiennent qu'au rite. Car le rite se passe bien souvent de la parole. Pour renverser la

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formule d'Austin : ses « faires » sont des «dires». Le rite est cependant adossé à des discours, à un savoir partagé où sont définis la nature, l'origine et les attributs des entités surnaturelles. Il s'articule bien entendu au mythe, mais pas seulement en ce qu'il apporterait une expérience ou un savoir ésotérique complémentaire : le rite évoque le mythe autant qu'il étale des paradoxes, suggère des relations inédites entre des éléments du savoir mythique, impose des représentations nouvelles.

Par la médiation de l'objet de culte, qui rend visible, accessible et donc manipulable la divinité, le rite donne à penser le mythe et, par delà, les principes mêmes de la tradition. Aussi ce qui est évoqué par le traitement de l'objet, par la mise en scène rituelle, doit-il être compris au travers des catégories propres à la pensée indigène. La forme de l'objet, les matériaux qui le composent, les manipulations qu'on lui fait subir sont porteurs de sens. Encore faut-il se placer du point de vue des acteurs, voir ces scènes, ces gestes et ces objets à la manière indigène. En somme, faire œuvre d'anthropologue.

Avec les vestiges des anciens temples, les objets religieux tahi- tiens sont les seuls grands témoins d'une religion abolie. En tentant de replacer les trois principaux d'entre eux dans leur univers de cérémonies et de représentations, je me suis trouvé confronté à plusieurs des grandes questions non résolues de l'anthropologie reli- gieuse tahitienne. Parmi ces questions figure inévitablement celle de la nature du culte de 'Oro, ce dieu de la guerre qui était aussi celui de la fertilité, et celle de la confrérie des 'Arioi autour de laquelle était centrée la majeure partie de la vie rituelle au moment du contact.

Lors de la découverte, Tahiti était en effet soumise depuis quelques dizaines d'années à peine à un changement religieux endo- gène. Le culte de 'Oro, dominant dans l'île voisine de Ra'iatea, venait de s'implanter à Tahiti, se superposant dans chaque district aux divinités claniques. A l'évolution de la religion tahitienne vers une forme de « monolâtrie », comme dit Oliver (1974 : 912), répondait celle de la politique locale vers la royauté sacrée. L'intrication du politique au religieux rend nécessaire pour la compréhension de ce qui va suivre de fournir une rapide mise au point sur l'organisation sociale et politique tahitienne.

Tahiti était à la fin du XVIII siècle une des sociétés les plus stratifiées de Polynésie, avec Hawaii et Tonga. La plupart des sources distinguent trois catégories sociales majeures : les ari'i, les ra'atira et les manahune. Les chefs (ari'i) sont censés descendre des dieux, dont ils partagent certains des attributs. Entourés d'interdits (tapu), les ari'i tiennent de leurs liens généalogiques avec les divinités

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leurs pouvoirs surnaturels (mana), indispensables à l'exercice de leur autorité. Le rang et le prestige de l'ari'i était fort variable. Pour simplifier une matière encore fort obscure, on retiendra que les Tahitiens distinguaient les «grands ari ' i» (ari'i rabi, ari'i nui) qui régnaient sur une ou plusieurs des six grandes unités territoriales autonomes du Tahiti d ' a l o r s des chefs mineurs, dits «petits ari'i », qui avaient autorité sur tout ou partie des districts (entre vingt et trente mata'eina'a). En se gardant de tout parallèle avec les féoda- lités européennes, il ne semble pas scandaleux de désigner comme rois les chefs suprêmes des unités territoriales majeures : titulaires des plus hauts titres de leur lignée, qu'ils cumulent généralement avec ceux gagnés aux générations précédentes par le jeu des alliances matrimoniales, les ari'i rahi ne sont soumis à aucun vasselage ; ils sont de surcroît, au moins à partir de l'implantation du culte de 'Oro, identifiés à la divinité lors des rites d'investiture.

Les ra'atira et les manahune sont définis par un écart croissant, d'ordre généalogique, par rapport aux lignées aristocratiques. La position sociologique des ra'atira est loin d'être claire. Dans un système politique où l'autorité est théoriquement héritée par primo- géniture, les ra'atira apparaissent comme issus des branches cadettes de l 'ar is tocrat ie Certains de leurs privilèges les rapprochent des ari'i, auxquels ils sont subordonnés : droit de lever tribut, d'imposer des interdits (rahui) aux activités économiques sur le domaine qu'ils contrôlent, et de recevoir (après l'ari'i) l'offrande des prémices lorsque ces interdits sont levés. Comme les ari'i, leurs droits sur les terres et leurs titres héréditaires (Henry 1968 : 148) sont attachés à des sites cultuels (marae), centres d'un culte familial ou lignager.

Les manahune, enfin, ont parfois été décrits comme des rotu- riers entièrement dépourvus de droits fonciers, chose qui semble difficile à admettre, observe Newbury, surtout à la fin de la période considérée où le déclin démographique permit à beaucoup d'entre

1. Te Porionu'u, Te Aharoa, Teva-i-tai, Teva-i-uta, Te Oropa'a (ou Atehuru), Te Fana (Fa'a'a), selon Newbury (1980 : 19). Voir la carte en annexe.

2. A Tahiti, note Oliver (1974 : 762), on comptait à l'époque de la découverte entre dix et quinze individus appelés ari'i rahi, soit que leurs titres fussent du rang le plus élevé, soient qu'ils régnassent sur une puissante confédération de districts sans nécessairement détenir un titre de suprême prestige. Sur la question complexe des status à Tahiti on se reportera à la synthèse des perplexités d'Oliver (ibid., chap. 18, et pour ce qui concerne les ari'i, pp. 759-765).

3. Une position qu'ils partagent avec les to'ofa (ou 'iatoai) que men- tionnent certaines sources et qui semblent avoir été supérieurs en rang aux ra'atira, mais inférieurs aux ari'i. Les to'ofa étaient « les proches parents ou les frères cadets des chefs », selon Wilson (1799 : 322-323, cité par Olivier 1974 : 762).

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eux de devenir ra'atira (1980 : 2 4 ) Il reste que les manabune étaient placés sous la dépendance économique, politique et religieuse des ra'atira, comme ceux-ci étaient soumis à l'autorité des ari'i. Les inégalités sociales étaient traduites en termes de disparités dans l'accès à la communication rituelle avec les divinités de plus haut rang, c'est-à-dire, note Siikala, en termes de degrés de sacralité (1982 : 208-209). L'accès au divin, par l'intermédiaire du marae, était le véritable fondement idéologique des droits politiques, du contrôle des terres et des ressources.

Les méthodes traditionnelles d'acquisition des principaux titres d'ari'i ne permettaient toutefois pas à elles seules l'émergence d'une royauté centralisée. Comme l'écrit Newbury, « dans une communauté insulaire de peut-être vingt clans localisés, il y avait peu de chances pour un ari'i de devenir primus inter pares simplement par la nais- sance » ; quant aux stratégies matrimoniales, largement utilisées pour rehausser le status de l'héritier, elles auraient été impuissantes à assurer la conquête de l'ensemble des titres de plus haut rang (1967 : 479).

Si la tradition ne permit pas de la satisfaire, il est pourtant clair qu'au XVIII siècle une volonté de domination politique absolue était entrée désormais à Tahiti dans l'ordre du concevable. Le culte de 'Oro en fournira l'instrument. Les motifs de l'adoption progres- sive par les chefs tahitiens du culte de 'Oro restent mal connus, mais il est certain qu'elle permit de débloquer le jeu politique et d'ouvrir la voie à la course à la suprématie absolue sur l'île. Se vouer à 'Oro signifiait se rattacher à une divinité dont le mana transcendait les frontières claniques, et entrer en relation avec la royauté sacrée de Ra'iatea dont le prestige était sans égal. Les divinités locales furent intégrées dans le culte de 'Oro en une position subalterne, et les nouveaux marae consacrés à 'Oro, dérivés du marae Taputapuatea d'Opoa (Ra'iatea) devinrent la source de toute légitimité politique.

La conquête des sacra du culte de 'Oro (l'effigie, to'o, du dieu, et la ceinture rouge, maro 'ura), indispensables à l'investiture royale dans les rituels de la dynastie de Ra'iatea, fut dès lors l'objet de conflits sanglants entre les districts des divers prétendants au titre d'ari'i maro 'ura et à la souveraineté sur Tahiti. La guerre de conquête, la multiplication de judicieuses alliances matrimoniales avec les plus nobles familles, et principalement avec la maison des Tamatoa de Ra'iatea, ne suffirent cependant pas aux plus habiles d'entre ces prétendants, les Pomare, à concrétiser cette ambition. Il

4. Henry écrit que s'ils « travaillaient comme serviteurs ou employés des classes supérieures, ils jouissaient également de biens héréditaires » (1968 : 237).

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y fallut encore l 'appui européen et la conversion fort oppor tune de Pomare I I , en 1812, à une autre religion, plus puissante et plus universelle encore : le c h r i s t i a n i s m e

T o u t au cours du XVIII siècle, la véri table innovat ion est à mon sens davantage poli t ique que l i turgique. Si le culte de 'Oro gagne la presqu ' î le de Tahit i sans doute vers 1760 (Oliver 1974 : 1199, 1214, 1223 ; H e n r y 1968 : 136-137), il est prat iqué à Ra' iatea depuis bien plus longtemps (la société des 'Arioi remonterai t au débu t du XVI siècle, selon H a n d y [ 1 9 3 0 : 6 1 ] ) et peut être consi- déré comme en prise directe sur un fonds p roprement tradit ionnel.

La quasi-totalité des témoignages disponibles sur la religion à Tahi t i et aux îles de la Société se rappor ten t à des cérémonies du culte de 'Oro . Lorsque ce n 'es t pas le cas, et je pense au peu de choses que nous apprennent les missionnaires Tyerman et Bennet sur le culte de Tane à Huah ine (Montgomery 1832), on ne peut qu 'ê t re f rappé par l ' ident i té des liturgies. Seule la manière de représenter en effigie les divinités semble avoir été spécifique au culte de 'Oro, encore qu'el le ne fût pas sans équivalents dans d 'aut res régions de Polynésie.

Q u ' u n e divinité et une seule soit devenue à Tahit i le référent r i tuel majeur ne représente pas un bouleversement radical, compa- rable par exemple à celui impliqué par la conversion au christianisme. Dans le polythéisme polynésien, une divinité est toujours malgré tout placée en posi t ion centrale : celle du chef. Ce qui change, ici, c 'est que ' O r o devient le dieu de tous les chefs, e t que l 'ensemble des divinités claniques lui soient subordonnées. Au plan théologique, l ' adopt ion du culte de 'Oro ne semble pas avoir entraîné d 'au t re modificat ion significative que cette singularité majeure, sur laquelle nous aurons à revenir : ' O r o se présente à la fois comme dieu de la guerre et pa t ron de la fertilité-fécondité, alors que ces deux fonctions sont, dans l 'ensemble des cultures polynésiennes, l 'apanage de deux figures distinctes. Cur ieusement d'ailleurs, la mythologie recueillie de la bouche même des grands prêtres de 'Oro ne por te pas la trace de ces récents développements . Les mythes de création par exemple n ' on t pas été remaniés de façon à ce que 'Oro y occupe le premier rôle : une place bien plus impor tante y est toujours accordée aux deux divinités transpolynésiennes de la guerre et de l 'agriculture, Tu et Ro 'o (Rongo), dont 'Oro avait fini par subsumer les fonctions.

5. Sur cette dernière phase de l'évolution du système politique tahitien, cf. Oliver (1974 : tome 3), Siikala (1982 : 207-236), Baré (1986 : 63 sq., passim), Newbury (1980 : 1-33 ; 1967).

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I l ne saurait être quest ion de se r isquer ici à une présenta t ion générale de la religion tahit ienne, alors que les recherches qui von t suivre n ' on t pour bu t que d 'y introduire . I l me semble cependant utile de fournir au lecteur non spécialiste un rapide et nécessairement schématique vademecum, en l 'avert issant qu ' i l aura affaire non pas à un relevé de conclusions mais à un faisceau d 'hypothèses de recherche, livrées à l ' é ta t instable.

'Oro mis à par t , les divinités majeures du pan théon des îles de la Société (Ta 'aroa, Tane, Tu, Ro 'o) sont des figures communes à la p lupar t des religions polynésiennes. Les sources r appor ten t que selon les îles, ou même selon les clans ( 'ati), (Henry 1968 : 151-152) , l 'une d'elles était plus par t icul ièrement le référent central du culte (ibid : 135 ; Oliver 1974 : 880). A ces divinités principales s 'a joutent un grand nombre d 'aut res dieux (atua) qui é taient l 'objet des cultes familiaux ou de ceux des différentes corporat ions professionnelles (guérisseurs, pêcheurs, artisans, etc.). Pet i ts ou grands, tous ces a tua on t en commun une nature à la fois non humaine et pré-humaine. A l 'exception de Ta 'aroa, le pantocra tor tahit ien, qui émerge du néant , les dieux naissent tous, par reproduct ion sexuée, à différentes étapes de la cosmogénèse. L 'appar i t ion de l ' humani té ne sera que la phase ul t ime de ce qui est conçu comme un procès de croissance ( tupu) u n i v e r s e l

Dans cet te vaste généalogie du monde , l 'humain , dernier-né des dieux, est exclu de l ' immortal i té . Son domaine est le ao, m o n d e de la lumière, monde profane, par opposi t ion au po, à la fois temps des origines, monde de la nui t et séjour des d i e u x Ce po, associé aux ténèbres originelles, est également le pays des morts . Les humains étaient destinés à y re tourner après que leur esprit (varua) se fu t séparé de leur corps périssable. A l 'issue d 'une série d 'épreuves , les esprits des morts gagnaient l 'un des nombreux compar t iments du po, don t la localisation et l ' ident i té var ient selon les s o u r c e s I l est vraisemblable que ces différents domaines du po aient reflété la stratification sociale, elle-même définie en termes de différences de sacralité. L 'admission au plus enviable de ces séjours, le Rohutu-noa- noa, était condit ionnée par l ' appar tenance à la confrérie des 'Arioi, vouée à la célébration du culte de 'Oro .

6. On trouvera un recueil des chants de création tahitiens chez Henry (1968 : 343 sq) ; sur l'apparition de Ti'i, le premier homme, l'origine de l'humanité (et de ses divisions sociales), cf. ibid. : 414-416.

7. Dans le plus fameux des chants de création hawaiiens, le Kumulipo (Beckwith 1972), la naissance du premier homme a lieu au moment même où survient le Jour (ao).

8. Sur les conceptions de l'au-delà, voir la synthèse de Williamson (1933).

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Si l'idée de résurrection (au sens de réincarnation de l'âme dans un même corps) était étrangère à la pensée tahitienne, la trajectoire post mortem idéale débouchait sur un changement de statut condui- sant les morts à devenir ancêtres ('oromatua). Les rites funéraires avaient entre autres objectifs celui de promouvoir et de favoriser cette transformation surnaturelle. Le défunt pouvait alors devenir l'objet d'un culte familial, et était représenté par ses reliques ou par une effigie (ti'i ou to'o) dans les cérémonies du marae de l'unité sociale concernée. Il ne s'agit pas là pour autant d'une divinisation ; entre atua et 'oromatua le clivage est intangible, qui n'est autre que celui séparant l'humain du divin : à la différence des dieux, les ancêtres ont connu la mort.

Dans le cas de 'Oro, on y reviendra dans la seconde partie, la limite entre les deux catégories est estompée. C'est à une interro- gation sur les conditions du rapprochement entre divinité et humanité que convie le rite pa'iatua, clé de voûte de la liturgie de 'Oro, où le dieu s'incarne dans ce qui est désigné dans l'ambiguïté comme étant une forme humaine ; de même c'est à la divinisation de l'humain que travaillent les rites d'investiture royale lorsque l'ari'i y est fugitivement identifié à 'Oro avant d'être désacralisé.

Toutes les cérémonies religieuses, au sens le plus large du terme, avaient lieu sur les marae. Ces temples, véritables centres de la vie sociale, étaient hiérarchisés entre eux à l'image des différentes unités politico-parentales qui s'y rattachaient. Hiérarchie et généa- logie une fois encore se confondent : les marae procèdent les uns des autres, et la fondation d'un nouveau temple s'effectuait à partir d'une pierre prélevée sur un marae plus ancien, claire figuration des relations de filiation (mais aussi d'autonomie) entre les sites provenant d'une même souche — à l'image, précisément, des rela- tions entre clans et lignages. Les marae dédiés à 'Oro fondés à Tahiti au XVIII siècle sont bâtis à partir d'une pierre du sanctuaire suprême du culte, le marae Taputapuatea de Ra'iatea, et en portent d'ailleurs souvent le nom (Henry 1968 : 129, 137, 149).

Les marae étaient des espaces pavés, de forme généralement rectangulaire, entourés de murs de pierre (ou de palissades, aux îles Sous-le-Vent). Leur dimension et leur localisation variaient fortement en fonction de leur destination. A Tahiti, les marae les plus impo- sants, dits de type « côtier », étaient de construction récente et semblent avoir été réservés au culte de 'Oro. A une extrémité de la cour du marae se dressait une plate-forme rectangulaire de pierre (ahu), le sanctum sanctorum du site, face à laquelle se tenaient les prêtres. Dans certains types de marae, l'ahu avait l'aspect d'une sorte de pyramide de gradins superposés, le tout pouvant atteindre une quinzaine de mètres. La cour du marae comprenait un certain nombre

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de pierres dressées, et différents autels. Sous son pavage pouvaient être enterrées certaines reliques (cordons ombilicaux par exemple), les corps des victimes humaines sacrifiées et parfois ceux des chefs, jusqu'aux secondes funérailles tout du moins. Les édifices destinés à abriter les objets sacrés (effigies, tambours, vêtements des prêtres, pirogue du dieu, etc.) se trouvaient à proximité, plus rarement dans l'enclos même du s i t e

L'accès au marae était entouré des interdits les plus stricts. Les femmes en étaient généralement exclues, comme l'étaient même, lors du rituel pa'iatua, tous ceux qui n'étaient pas prêtres. La prêtrise constituait un corps social séparé. Les prêtres (tahu'a) étaient attachés au marae où ils officiaient. Les principaux marae employaient plusieurs prêtres, spécialisés dans des fonctions particulières. Un « grand prêtre » (tahu'a nui) conduisait les cérémonies du marae royal. La charge de tahu'a était généralement héréditaire, mais le savoir liturgique et théologique, les généalogies et les prières ('upu, pure) faisaient l'objet d'un apprentissage institutionalisé. Aux sacer- dotes des marae s'ajoutaient les prêtres de la société des 'Arioi, nommés Ro'o-ma-Tane, du nom du gardien de leur pays des morts spécifique, le Rohutu-noa-noa.

De nombreux tahu'a, comme beaucoup d'ari'i, étaient membres de cette confrérie, caractéristique du culte de 'Oro mais qui n'était pas sans présenter plusieurs analogies avec d'autres associations cultuelles polynésiennes. La question des 'Arioi a fait couler beau- coup d'encre. Les sources les dépeignent soit comme une vaste troupe de comédiens itinérants dont les chants, danses et spectacles emplis- saient les cœurs d'allégresse ; soit, de manière beaucoup moins bien- veillante, comme une horde de débauchés voués au pire des liberti- nages, qui de surcroît étaient infanticides. Cette confrérie, qui est d'abord, comme l'a établi Mühlmann (1955), une société initiatique liée à un culte de fertilité agraire, jouait un rôle central dans plusieurs des cérémonies que nous allons étudier.

La question des rites et des objets de culte de la religion tahitienne est au centre de ce travail, aussi n'anticiperai-je pas sur ce qui va suivre. La position du problème est simple : leur analyse reste à faire. L'anthropologie s'y est en général refusé, faute de sources jugées suffisantes, mais aussi peut-être de foi en l'existence à Tahiti d'un système cohérent de représentations religieuses et de pratiques rituelles.

9. Sur les marae, on se reportera à Garanger (1969), Emory (1933), Gérard (1974), Green et Green (1968), Oliver (1974 : 95-106, 177 sq) et Henry (1968 : 126-161). Cf. fig. 3, p. 104 et photos 17 et 29 infra.

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Sur la quali té des sources, et leur usage, quelques commen- taires. Les témoignages directs dont nous disposons sont dus essen- t iel lement aux premiers navigateurs, puis aux missionnaires. Le capi- taine Wallis découvre Tahi t i en juin 1767 et y séjourne cinq semaines. Bougainville restera douze jours sur l'île en avril 1768. Mais il faut

a t t endre les journaux de Cook, qui s 'arrête du 13 avril au 13 juillet 1769, et repasse en 1773 et 1774 (second voyage), puis en 1777 ( troisième voyage), pour t rouver des éléments d ' informat ion quelque peu consistants sur la religion. Les journaux des trois naturalistes Joseph Banks, Johann-Reinhold et Georg Fors ter (père et fils) sont par t icul ièrement précieux, combinant précision scientifique et curio- sité e thnographique.

La couronne d 'Espagne, intéressée elle aussi par Tahiti , y dépêcha une frégate qui visitera l'île à trois reprises entre 1772 et 1775. D e u x missionnaires franciscains furent débarqués en novembre 1774 : mal à l'aise avec les Tahitiens, couverts d'avanies, ils profi- tèrent du troisième passage de la frégate Aguila pour se faire rapa- trier, le 28 janvier 1775. Le matelot Maximo Rodriguez, qui les accompagnait au ti tre d ' h o m m e à tou t faire et d ' in terprète , a laissé un Journa l (Corney 1919 : 1-210) for t précieux, qu' i l a tenu du 15 décembre 1774 au 12 décembre 1775. A la différence des Padres

espagnols, Rodriguez fu t sans cesse au contact des Tahit iens dont il parlai t la langue. I l écrivit même un essai sur la religion tahit ienne qu ' i l adressa au vice-roi d 'Espagne en résidence à Lima. Ce document , auquel Rodriguez renvoie sans cesse dans son Journal eût été d ' un in térê t capital : il a hélas été perdu.

De 1777 à 1788, Tahit i n 'est visitée par aucun navire européen. L 'année 1788 est marquée par le rapide passage de W a t t s et sur tout par l 'arr ivée de Bligh, commandan t la Bounty, qui séjourne cinq mois (d 'octobre 1788 à avril 1789) à la recherche de boutures d ' a rbre à pain, destiné à être acclimaté aux Antilles pour y nourr i r les esclaves. Le Journa l de Bligh présente un grand intérêt ethno- graphique, et plus encore celui de l 'un des mutins de la Bounty, le second-maître James Morr ison, qui vécut à Tahit i jusqu 'à son arrestat ion en 1791. Sa Descript ion de l'île de Tahit i et des mœurs des insulaires est d 'une valeur irremplaçable. Les parties les plus utiles du manuscri t furent copiées à l 'usage des premiers mission- naires protes tants , de la Société missionnaire de Londres (L.M.S.), qui s 'en imprégnèrent pendant leur long voyage vers Tahiti . Ils débarquen t en mars 1797.

A par t i r de cette date, l 'essentiel des sources ethnographiques utilisables sera d 'origine missionnaire. Pendan t plus de vingt ans les évangélistes anglais vont s 'efforcer — avec des fortunes diverses — de gagner la conversion des îles. C'est ce souci qui guide leur appli-

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cation à apprendre la langue et à se familiariser avec des coutumes païennes qui généralement les révoltent . Sacrifices humains , infanti- cide, licence sexuelle : sous la p lume de ces puri tains, la Nouvelle- Cythère de Bougainville se mue en Sodome et G o m o r r h e Plusieurs de ces hommes laissèrent une œuvre indispensable à la connaissance du Tahit i t radit ionnel .

O n at t r ibue généralement à J o h n Davies, arrivé en 1801, le premier dictionnaire de la langue tahi t ienne (1851) , document essen- tiel pour l ' é tude des catégories indigènes dans ce qui pouvai t être leur acception au moment du contact. Le lexique tahit ien a subi en effet depuis lors un considérable appauvrissement , don t les premières victimes furent les notions religieuses et a fort iori la langue ésotér ique des prêtres : deux tiers du vocabulaire de l ' époque a main tenan t disparu (Lemaître 1973 : 10). A u milieu du siècle dernier , observai t de Bovis, « deux vieillards pouvaient se parler entre eux sans ê t re compris des jeunes gens qui les é c o u t e n t » (1978 [ 1 8 5 5 ] : 17).

L 'œuvre de Davies, qui sera également l ' au teur d 'une His to ry of the Tahit ian Mission (éditée par N e w b u r y en 1961), doi t beaucoup, y compris son dictionnaire, aux t ravaux du Révérend J. M. Or smond , qui peut être considéré comme le grand e thnographe de Tahit i . O r s m o n d arrive à Mo 'orea en 1817, âgé de 33 ans. I l acquiert rapi- dement la maîtr ise de la langue et s 'emploie pendant t rente ans à étudier les tradit ions locales, qu' i l recueille aux meilleures sources, dans de nombreuses îles. En 1848, il termine un manuscr i t , synthèse de ses travaux, qu' i l confie au gouverneur de Tahit i , le commandan t Lavaud, qui s 'était chargé de le faire publ ier en France. Comme l'essai de Rodriguez, le manuscri t d ' O r s m o n d fut perdu, sans dou te brûlé avec d 'aut res archives publ iques à Paris, en 1850. Resta ient les notes, sur lesquelles la petite-fille d ' O r s m o n d , Teuira H e n r y (1847-1915) a pu travailler. Sur la base de ces documents et de ses propres recherches, T. Hen ry écrivit un ouvrage, Ancient Tahiti , qui fut f inalement édité à Hono lu lu en 1928, treize ans après sa mort , et publié en t raduct ion française en 1951. Après le décès de T. Henry , les manuscri ts originaux d ' O r s m o n d furent dispersés entre les héritiers, et, nouveau coup du sort, demeuren t au jourd 'hui introuvables. Seuls quelques fragments subsistent : la Mitchel l Library de Sydney conserve no tamment un manuscri t sur les 'Arioi et plusieurs dizaines de pages de ce qui fut l 'Ex tended Dict ionary d 'Orsmond , véritable encyclopédie a lphabét ique de la Polynésie en... 37 v o l u m e s Ces feuillets couvrent les entrées comprises en t re

10. S u r l 'origine sociale et l 'un ivers m e n t a l des p r e m i e r s évangél is tes , cf. Gunson (1978).

11. Niel Gunson , comm. pers. , Canbe r r a , j a n v i e r 1985.

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aha- et ahi- du Dictionnaire. Leur richesse donne un aperçu du travail de censure que T. Henry a pu exercer sur les matériaux dont elle a eu connaissance, et permet surtout de mesurer la perte que représente la disparition du reste de l'œuvre : pris sous la dictée des plus hautes autorités religieuses et politiques polynésiennes, les textes des prières et les détails des rites figurent in extenso en langue tahitienne, face à leur traduction anglaise. Plusieurs milliers de pages, rassemblant une quantité énorme d'informations dans tous les domaines du savoir traditionnel ont ainsi été perdues à jamais.

L'ouvrage de T. Henry ne reproduit qu'une partie infime de ce corpus, soigneusement expurgé de tout ce qui pouvait se rapporter trop directement à la sexualité et à la violence, notamment aux sacrifices humains. L'auteur n'a pas résisté non plus à la tentation d'enjoliver quelque peu les matériaux qu'elle présente. Sa traduction des textes tahi tiens, particulièrement en ce qui concerne les titres, les patronymes et les toponymes, est parfois assez fantaisiste. Comme les sources du XIX siècle, l'ouvrage doit donc être soumis à une critique vigilante. Il reste que son Ancient Tahiti demeure un travail sans lequel toute étude ethnologique (y compris contemporaine) serait impossible.

Les Polynesian Researches du Révérend Williams Ellis (1829 [éd. fr. 1972]) représentent une autre source majeure. Ellis débarque en 1817, alors que la conversion de Tahiti est à peine acquise. Les îles Sous-le-Vent restent à gagner, pour ne pas parler des autres archipels (Australes, Tuamotu, Marquises), toujours païens. Les riches notations des Researches alternent témoignages directs et matériaux de seconde main, empruntés à ses prédécesseurs. A la différence d'Orsmond, Ellis écrit pour fournir au public anglais un témoignage édifiant des progrès de l'évangélisation. Son ouvrage, comme ceux, postérieurs, de Tyerman et Bennet (Montgomery 1832) et surtout de John Williams (1837), sera utilisé pour lever des fonds pour la mission. Les descriptions des « coutumes païennes » s'en ressentent. Certaines pratiques, propres à émouvoir la sensibilité de l'époque, sont rapportées avec complaisance, d'autres censurées, « trop barbares pour être mentionnées ».

Le Belge Moerenhout, négociant puis consul général des Etats- Unis en résidence à Tahiti, ne s'inscrit pas dans la perspective apologétique qui est celle des missionnaires. Il vit près de six ans « aux îles océaniennes » et publie à Paris en 1837 les deux tomes de son Voyage aux Iles du Grand Océan qui est pour l'essentiel un traité d'ethnologie tahi tienne. L'ouvrage est bien sûr à considérer avec circonspection. D'abord parce qu'il est encore plus tardif que celui d'Ellis (Moerenhout arrive en Polynésie en 1829, l'année où Ellis publie ses Researches) mais aussi parce que l'auteur puise

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autant dans ses notes personnelles que dans la littérature déjà publiée (et sans doute aussi dans les manuscrits de Davies et d'autres missionnaires), sans qu'il soit là encore toujours possible de démêler la part du témoignage de celle de la compilation. Mais il n'en reste pas moins que Moerenhout présente sur de nombreux points l'avantage de fournir des descriptions plus complètes que celles d'Ellis ou de Henry, et surtout bon nombre de matériaux (sur les rites annuels notamment) qui ne se trouvent nulle part ailleurs. Car l'auteur a lui aussi mené enquête : auprès du chef Tati de Papara, puis à partir de 1831 auprès d'un ancien prêtre de Ra'iatea, le « respectable instituteur » dont il affirme transmettre l'enseigne- ment dans les chapitres qu'il consacre à la religion tahitienne.

Jusqu'aux années 1850, tels sont donc les principaux ouvrages publiés qui peuvent servir de base à une recherche sur la religion ancienne. D'autres documents seront utilisés, mais il est utile d'avertir qu'il faudra toujours se contenter de fragments épars, de descriptions mutilées, voire déformées. Est-ce à dire que toute analyse et toute compréhension soient impossibles ? Certes pas. Encore y faut-il beaucoup de précautions de méthode, et un recours constant à la comparaison régionale. Le silence ou les lacunes des sources sur Tahiti peuvent souvent être comblés en interrogeant les corpus bien plus importants concernant les cultures polynésiennes de Nouvelle-Zélande ou de Hawaii. Il serait aussi vain de se limiter à une nouvelle compilation a-critique des seules sources tahitiennes que de se priver de l'apport de cette démarche comparative.

Les récents et remarquables travaux des spécialistes de Hawaii et des Maoris peuvent — et doivent — être mis à contribution pour une étude des faits religieux tahitiens. Les trois cultures, si fortement apparentées au plan historique et linguistique (Green 1966) ont en commun bon nombre de catégories et de représentations religieuses, et leurs rites présentent, on le verra, de frappantes analogies. Aussi est-ce par la comparaison que plusieurs des hypothèses qui vont être maintenant soumises à la critique ont pu être établies. Ce souci comparatiste imposera parfois à l'analyse d'importants détours. La première partie de ce travail en fournit l'exemple : ce n'est qu'après une reprise de l'ensemble du dossier des transactions sacri- ficielles maories (et notamment des documents originaux qui inspi- rèrent à Marcel Mauss son Essai sur le don) que l'on pourra rendre compte du statut symbolique des effigies en pierre tahitiennes.

On a donc engagé deux paris. Le premier est celui de l'intelli- gibilité. Au travers des lacunes des sources, la religion tahitienne traditionnelle devait être accessible, au moins partiellement, à l'inter-

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prétation. On a parié aussi sur la voie d'accès, en interrogeant trois types majeurs d'objets de culte et de cérémonies.

La première partie de ce travail traite des fonctions rituelles des ti'i tahitiens. De nombreux auteurs ont associé ces statuettes en pierre à l'exercice de la sorcellerie. On montrera qu'il est vraisem- blable que ces objets aient été avant tout des pierres de fertilité ; et que le rôle destructeur qui avait fini par leur être attribué après le contact procédait du lien établi dans les représentations polyné- siennes entre mort et fertilité.

La seconde partie est consacrée aux effigies du culte de 'Oro, les to'o, et au rite où elles apparaissaient, le pa'iatua, principale cérémonie religieuse au moment du contact. Rite de renouvellement où les effigies et leurs prêtres captent le mana de la divinité, le pa'iatua donne à voir le retour périodique du dieu et son incar- nation dans un objet qui subit un traitement évoquant celui réservé au cadavre du roi dans les rites funéraires. Les guerres qui ravagent Tahiti à l'époque de la découverte ont pour objectif de s'emparer des effigies de 'Oro, indispensables à l'investiture royale. C'est d'ailleurs en les brûlant que Tahiti signera sa conversion au christia- nisme.

La troisième partie étudie le symbolisme du costume porté lors du deuil royal. Le parae est le seul exemple de masque connu dans toute la Polynésie traditionnelle. La signification des rites du deuil, leur lien avec l'investiture royale, seront analysés en relation avec les représentations mythiques du pays des morts et des condi- tions de la renaissance.

Génération et corruption, mort et renaissance, rapport entre l'humain et le divin, contrôle rituel des pouvoirs surnaturels : ces questions parcourent sans cesse ces trois dossiers. Chaque étude contribue également à éclairer un ou plusieurs aspects du culte de 'Oro et du rôle des 'Arioi. La quatrième partie s'efforce de replacer ces thèmes dans une perspective d'ensemble. L'examen des rites du cycle annuel conduira à mettre en évidence la place centrale qu'y tiennent les 'Arioi, dont les fonctions rituelles seront mises en rapport avec la mythologie concernant 'Oro.

Cet ouvrage est le résultat d'une dizaine d'années de recherches, mais aussi de tâtonnements. La route ne fut pas droite. Il y eut des obstacles tenaces, de fausses pistes et les purs bonheurs de la découverte. Ma reconnaissance va à mes aînés, qui furent à des titres divers à l'origine de mon itinéraire d'anthropologue et d'océaniste : Henri Lavondès, José Garanger, Marshall Sahlins et, last but not least, Remo Guidieri dont les enseignements et les travaux jouèrent un rôle déterminant dans l'orientation de mes recherches en direction

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des cultes et des objets rituels océaniens. Mes remerciements vont aussi à l'Office de la recherche scientifique et technique outre-mer et au Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative de l'université de Paris X-Nanterre (CNRS UMR 116), dont le soutien permit mes recherches en Polynésie, ainsi qu'au Centre polynésien de sciences humaines (Tahiti). Une partie importante de l'icono- graphie a pu être rassemblée grâce à Anne Lavondès, José Garanger et Christian Gleizal, qui eurent l'obligeance de mettre leurs collec- tions photographiques à ma disposition.

Conventions

Notation des langues polynésiennes : l'occlusive glottale est notée (') comme dans la quasi-totalité des sources et des dictionnaires. L'allongement d'une voyelle est indiqué (en cas de besoin) par un accent circonflexe.

Traductions : elles sont de l'auteur, à l'exception de celles qui ont été reprises de l'édition française d'un ouvrage étranger. Il a parfois été nécessaire d'y introduire des rectifications : elles sont alors mentionnées expressément, comme celles qui portent sur des traductions inexactes de termes polynésiens.

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PREMIÈRE PARTIE

TI'I PIERRES DE VIE ET PIERRES DE MORT

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Parmi toutes les formes artistiques traditionnelles des îles de la Société, la statuaire lithique demeure la grande inconnue. Non faute d'avoir été décrite, mais bien plutôt parce que sa signification symbolique et sa place dans les pratiques religieuses polynésiennes anciennes n'ont jamais fait l'objet d'une étude spécifique. Pourtant ces effigies continuent d'intéresser de près les Polynésiens d'aujour- d'hui, qui entretiennent avec elles une relation forte, où la crainte se mêle au respect. C'est que les « tikis » (ti'i) de pierre n'appar- tiennent pas qu'au passé : ils ne cessent de resurgir dans le présent, exhumés sous la pioche des terrassiers ou lors des fouilles des archéologues. Mais si les ti'i sont sans nul doute les plus célèbres de toutes les productions artistiques polynésiennes, ils sont aussi les plus mal connus.

Cette méconnaissance s'explique essentiellement par le silence à peu près total des sources à leur sujet, tout particulièrement en ce qui concerne leur utilisation religieuse. Si les premiers voyageurs à découvrir les îles de la Société ne parlent pratiquement pas des statuettes en pierre, c'est qu'ils ne les ont tout simplement pas vues. Ni dans les villages, ni sur les sites religieux (à deux ou trois exceptions près, et encore ne s'agissait-il sans doute pas de ti'i anthro- pomorphes). Trente ans plus tard les premiers missionnaires protes- tants, pourtant prompts à traquer l'« idolâtrie », ne seront pas plus éloquents. S'il fallait s'en tenir aux récits des inventeurs de la Polynésie, nous n'aurions même jamais pu savoir à quoi ces objets pouvaient ressembler.

Les seules informations quelque peu consistantes à leur sujet proviennent d'Orsmond, dont les manuscrits ont été en partie, mais en partie seulement, reproduits par sa petite-fille Teuira Henry. Les ti'i (en bois ou en pierre, cf. photos 1 à 4 et 23) y sont décrits comme des objets utilisés en sorcellerie, effigies de « démons » ou de

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« mauvais esprits » aux pouvoirs maléfiques (Henry 1968 : 211-221). Ces informations ont été recueillies par Orsmond entre 1823 et 1840 de la bouche des ex-grands prêtres Anani Mo'o et Tamera, récemment convertis au protestantisme. Leur relation ne fait aucune place aux usages proprement religieux des ti'i, et les rabat dans le seul champ des pratiques privées, et négatives. En ce sens, les propos de ces « païens » repentis sont trop conformes au discours missionnaire standard de l'époque sur le culte satanique des « faux dieux » pour ne pas être tenus pour suspects. Le problème est que ces documents sont à peu près les seuls à faire cas des ti'i en général, et des ti'i en pierre qui nous intéressent ici. Les sources ultérieures reprennent à l'unisson l'association entre tii et sorcellerie, sans réellement apporter de précisions nouvelles. Il ne faut guère s'en étonner : Ellis et Moerenhout ont largement puisé dans les manuscrits d'Orsmond pour l'élaboration de leurs propres travaux sur la société poly- nésienne.

Il semble bien pourtant que les ti'i n'aient été exclusivement associés à la négativité et aux « esprits malins » qu'à partir de la conversion des Polynésiens au christianisme. Effigies des dieux ou des ancêtres, les pouvoirs qui leur étaient attribués avant le contact semblent s'être davantage déployés dans l'ordre de la reproduction et de la fertilité que dans celui de la destruction et de la sorcellerie.

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CHAPITRE PREMIER

INVENTAIRE CRITIQUE DES SOURCES

LES T É M O I G N A G E S

Commençons par présenter ce que la littérature nous apprend des objets appelés ti'i aux îles de la Société (en bois ou en pierre), en mentionnant tout d'abord les témoignages de première main.

Lors de sa première excursion autour de Tahiti, à la fin de juin 1769, Cook rencontre « un petit abri couvrant une très grossière image de pierre d'environ 45 cm de haut » à l'intérieur du marae de Papeari, placée à proximité de trois crânes humains (Beaglehole 1955 : 111). C'est la plus ancienne mention d'un ti'i en pierre. Poursuivant son périple, il observe encore sur le sommet de l'ahu du marae de Papara, récemment construit, « la représentation d'un oiseau en bois sculpté, et, près d'elle, celle — brisée — d'un poisson sculpté dans la pierre » (ibid : 113).

Le 30 mai 1774, à son second voyage, Cook voit à Ra'iatea « quatre effigies de bois disposées sur une étagère, chacune ayant deux pieds de haut, avec une pièce d'étoffe enroulée vers le milieu du corps et une sorte de turban autour de leurs têtes » (Beaglehole 1961 : 423). Il ajoute que ces objets étaient «les premiers dieux de bois que nous ayons vus dans aucune de ces îles », sans préciser s'il s'agit des îles du Vent ou des îles Sous-le-Vent. Les « dieux de pierre » ou les to'o n'abondaient apparemment pas davantage, sans doute parce que les effigies divines n'étaient pas exposées à la vue de tous.

Les Forster (père et fils) qui accompagnent Cook dans son second voyage s'intéressent de près aux ti'i, qu'ils définissent comme « des figures de bois que l'on place près des Marais, mâles ou femelles selon le sexe de la personne défunte ; ils les redoutent car ils croient que ces Génies se glissent pendant la nuit dans les maisons

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et qu 'ils mangent le cœur et les entrailles de ceux qui dorment et qu 'ils les font mourir » (J. R. Forster 1778 : 446). Ces « Teehees » sont des « génies de la dernière classe » (après les dieux de première et de deuxième classe et les ancêtres).

« Les naturels nous ont dit que c'est l'être qui voit, qui entend, qui a la sensation de l'odorat, du goût et du toucher, qui forme des pensées en dedans de nous ; qu'après la mort il existe séparé du corps, mais qu'il vit près des cimetières et qu'il rôde autour du cadavre ou des os qui y sont déposés ; ils le respectent beaucoup, quoiqu'ils ne s'adressent à lui qu'en sifflant [ . . .] .» (J.R. Forster 1778 : 446.)

Les ti'i en bois seraient donc des effigies d'ancêtres défunts, qui représenteraient l'âme du mort. Que cette âme soit désignée elle aussi du terme ti'i procède sans doute d'une confusion, sur laquelle je reviendrai plus loin.

J. R. Forster précise en outre que les ti'i pouvaient figurer sur des sortes de grands poteaux de bois sculpté :

« [...] enfin, près des Maraïs, il y a vingt ou trente pièces de bois détachées, fichées en terre, toutes remplies d'un côté de figures sculptées d'environ 18 pouces [45 cm] de long, qui représentent d'une manière grossière un homme et une femme alternativement ; sur une de ces pièces de bois on compte jusqu'à quinze ou vingt de ces figures appelées aussi Teehee. » (J.R. Forster 1778 : 447.)

Ces poteaux sculptés atteignaient donc une taille comprise entre sept et neuf mètres (cf. l'aquarelle de G. Tobin, Mitchell Library, Sydney, in Oliver 1974 : 1043). Ils se trouvaient, à en croire Forster, près des marae, et plantés dans le sol, ce qui ne permet pas de les confondre avec les unu (cf. ill. de la couverture et photos 17, 29, 30 ; voir aussi note 5 p. 113), de plus petite taille, qui étaient disposés sur le sommet de l'ahu des marae. On notera que ces unu ont également été présentés par les premiers voyageurs comme des ti'i, sans doute parce que les Tahitiens eux-mêmes les donnaient pour être la « résidence temporaire de leurs divinités » (Beaglehole 1967 : 983 et n. ; Corney 1915 : 327-328 ; Ellis 1829 : II, 214).

James Morrison, un des premiers Européens à avoir vécu en Polynésie, ne dit mot des ti'i en pierre. Il ne mentionne des statuettes en bois qu'à l'occasion du récit de son séjour à Tubuai (îles Australes) : lors d'une expédition punitive (fin août 1789), Fletcher Christian, avant de mettre le feu à la maison du chef Tinirau, en retire « des massues et des lances et deux curieuses images sculptées de dieux lares, qui étaient décorées de nacres, de cheveux humains, de dents et d'ongles taillés d'une manière très

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étrange et entourés de plumes rouges provenant de la queue du paille-en-queue» (Morrison 1966 : 40).

Morrison décrit en revanche une autre catégorie de ti'i :

« Ils possèdent des images de bois sculpté appelées ti'i qui servent de limites aux propriétés ; elles ne sont pas destinées à être vénérées mais sont placées là pour rappeler aux personnes de rang égal ou inférieur au propriétaire du terrain d'avoir à se dévêtir jusqu'à la ceinture pour honorer le propriétaire lorsqu'ils passent près de là. Les personnes de tout rang doivent rendre cet hommage lorsqu'ils passent près d'un terrain appartenant au roi (Arii). Le ti'i ou image indiquant la terre du roi est beaucoup plus grand que les autres, tandis que les terres des toofa ou raatira se distinguent par la présence de petits drapeaux blancs autour du ti'i. Toute négligence ou refus concernant ces hommages provoque des disputes et souvent même des guerres et des discussions entre les parties intéressées. » (Morrison 1966 : 159.)

Ces ti'i étaient apparemment situés au bord des chemins et n'étaient pas composés d'une superposition de ti'i, comme les poteaux décrits par les Forster. Ellis les mentionne également (1829 : II , 353), ainsi que Henry, qui les appelle ti'i tu'u 'ahu («chercheurs pour baisser ses vêtements»). Selon elle, ces ti-i «n'étaient pas incarnés par des démons. C'étaient de grandes images qui représen- taient la dynastie régnante du pays. A chaque limite de royaume on en plaçait une ; elle était investie de la dignité royale » (Henry 1968 : 217) et l'on devait se dévêtir en passant près d'elles (c'est-à- dire en changeant de district).

Ces statues étaient en place de façon permanente, à la différence des poteaux sculptés évoqués plus haut, qui, eux, n'étaient érigés qu'en période cérémonielle. Henry les nomme ti'i potua ra'au 1 Il s'agissait de :

« [...] longues et hideuses images taillées l'une au-dessus de l'autre et sur toutes les faces d'un tronc de dimensions considérables et consacrées aux démons. Lorsqu'une restriction générale sur terre et sur mer était proclamée ces pièces de bois étaient dressées en grande pompe en présence du Roi et de la Reine sur le terrain de réunion et entourées à la base d'une quantité de pierres [...]. Lorsque la restriction était levée, les ti'i étaient rangés jusqu'à leur prochaine utilisation [. . .] .» (Henry 1968 : 216-217.)

1. Le dictionnaire de Davies donne pour potuaruu la définition sui- vante : « Un tronc d'arbre sur lequel étaient représentées des images ti'i sur toute sa longueur et qui était dressé comme gardien d'un rahui ou restriction, etc. » (Davies 1851 : 204).

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E n outre, des « grappes » de peti ts ti-i en bois attachés à des p iquets ( t i ' i pu rahui) servaient, dans les prat iques privées, à établir des interdi ts provisoires sur les plantat ions (Henry 1968 : 216).

Après Cook, Morr ison et les Forster , il faudra a t tendre le début du XIX siècle pour disposer d ' informat ions complémentaires sur les ti'i. Le Journa l de Maximo Rodriguez ne nous apprend rien sur les objets de culte polynésiens : l ' au teur a dû en réserver la descrip- t ion pour son essai sur la religion tahit ienne, qui a disparu.

Plusieurs ment ions au sujet des ti ' i f igurent dans les Polynesian Researches d 'Ell is (1829) . Ellis rend compte de la distinction entre les deux principales catégories d 'objets de culte de l 'époque, les t i ' i ( an thropomorphes) et les to 'o (non anthropomorphes) , (cf. photos 8 à 15) en aff i rmant que les t i ' i représentaient les « e s p r i t s » et les to 'o les « dieux familiaux ou nat ionaux » (Ellis 1972 : 213). Mais comme les Forster , Ellis tend à confondre l 'ent i té représentée avec la représentat ion : les t i ' i (qu'i l appelle également « oromatua » ou « oromatua ti ' i ») sont pour lui des esprits, représentés par des s ta tuet tes homonymes : « Chaque ti ' i célèbre avait droit à sa représentat ion, au travers de laquelle il était censé exercer son inf luence» (Ellis 1972 : 212).

Ces esprits oromatua t i ' i :

« [...] résidaient dans le po, ou nuit. Seuls les sorciers et les magiciens les imploraient en vue d'obtenir la destruction d'un ennemi, ou la perte d'une personne qu'ils étaient chargés de détruire. Ils étaient considérés comme des êtres différents des dieux, une espèce de classe intermédiaire entre ces derniers et les hommes, cependant lors des invo- cations on leur attribuait tous les pouvoirs des dieux. Les oromatua étaient les esprits des défunts : pères, mères, frères, sœurs. Les indigènes en avaient une grande peur, et leur présentaient des offrandes pour éviter leur malveillance ou leur hostilité au cas où les sorciers les utiliseraient contre eux. » (Ellis 1972 : 212.)

Ellis parle également, mais t rop br ièvement , des ti ' i en pierre. Encore est-ce par raccroc, à la suite de l ' énumérat ion des différentes sortes d '« idoles » :

« Les idoles étaient soit des pièces à peine dégrossies [rough unpolished l o g s de bois d'aito ou arbre de casuarina, enroulées dans

2. J'utilise ici la traduction française de l'édition anglaise de 1853 (Ellis 1972). Son imperfection rend parfois utile le rétablissement entre crochets du texte original, voire d'une traduction de passages entiers de la première édition des Polynesian Researches (Ellis 1829). Il en va de même avec l'ouvrage de Teuira Henry, que je citerai d'après la traduction française (Henry 1968) ou, en cas de besoin, d'après le texte original (Henry 1928).

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de nombreuses épaisseurs de tissu sacré ; soit des images de bois grossiè- rement sculptées ; soit des morceaux [pieces] informes couverts de cordelettes curieusement nattées de bourre de coco finement tressées et ornées de plumes rouges. Elles variaient de dimensions, certaines ayant six ou huit pieds de long, d'autres ne mesurant que quelques pouces [...] [Ellis 1972 : 213]. Les images en bois d'aito n'étaient surpassées en durée que par les statues de pierre. Quelques-unes de ces dernières étaient faites de pierres calcaires ou siliceuses, mais la plupart étaient de grossières et anguleuses colonnes de basalte, de taille variée, ni sculptées ni polies ; elles étaient vêtues ou ornementées de tissu indigène. » (Ellis 1829 : II, 204.)

Ce sera la seule mention des ti'i en pierre dans tout l'ouvrage d'Ellis. Le frontispice du second volume de la première édition (Idols Worshipped by the Inhabitants of the South Seas Islands), partiellement reproduit dans l'édition française (Ellis 1972 : 224), ne représente que des objets en bois (des îles de la Société, des Australes et des Cook), mais ni de to'o ni de ti'i en pierre.

Chez Moerenhout, les ti'i sont définis comme « une classe d'êtres surnaturels », inférieurs à la classe des « atouas » (1837 : I, 440), celle-ci comprenant les « atouas proprement dits » (eux-mêmes subdi- visés en « supérieurs » et « inférieurs ») et les « oromatouas » :

« Les tiis étaient fort nombreux. Ils étaient fils de Taaroa et de la lune (Hina). C'étaient des esprits inférieurs aux dieux qui, d'après la cosmogonie et l'usage qu'on faisait de leurs images, servaient, en quelque sorte, d'intermédiaire et de ligne de démarcation entre les êtres organiques et les êtres inorganiques, dont ils indiquaient et maintenaient, contre toute usurpation, les droits, les pouvoirs et les prérogatives. » (Moerenhout 1837 : I, 458-459.)

« Ces esprits étaient peu respectés », écrit-il (Moerenhout 1837 : I, 461). Cela n'empêchait pourtant pas qu'on les «craignît quelque- fois beaucoup » :

« C'étaient les Tiis que les sorciers mettaient en jeu pour opérer leurs maléfices ; et les Tiis auraient, en ceci, quelques rapports avec nos diables ou démons [...] les Tiis sont toujours en bonne intelligence avec les Atouas. Les images des Tiis étaient placées aux extrémités des maraïs et gardaient l'enceinte des terres sacrées. Elles se trouvaient sur les rochers, le long des rivages, pour marquer les limites de la terre et de la mer, ou, plutôt, pour maintenir l'harmonie entre les deux éléments et empêcher leurs empiétements réciproques. » (Moerenhout 1837 : I, 461.)

Ce type de notations, vraisemblablement empruntées aux sources antérieures autant qu'à la formation classique de leur auteur (les ti'i

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comme « dieux termes »), n'apporte malheureusement pas grand chose au dossier. Moerenhout ne fait jamais la différence entre ti'i en pierre et ti-i en bois, et ne donne d'ailleurs jamais de description de ces effigies, dont la plupart avaient été détruites (ou cachées) depuis longtemps lors de son passage. Il est probable du reste qu'il n'en ait pu observer in situ qu'à Pitcairn (Moerenhout 1837 : I, 53, 56), aux Gambiers (I, 97-98) et à Raivavae (I, 142).

La majeure partie des informations utilisables proviennent de la sélection opérée par Teuira Henry parmi les manuscrits d'Orsmond. Ces documents sont pratiquement tous regroupés dans la section de son ouvrage consacrée à la sorcellerie tahitienne (Henry 1968 : 211- 221). Ils ont été pris sous la dictée des grands prêtres convertis Anani Mo'o et Tamera entre 1823 et 1840.

Comme on peut s'y attendre, les ti'i sont définis comme des images sinistres habitées par des «démons», des «diables» (Henry 1968 : 211, 216, 217, 215), etc. Les «sorciers», nous dit-on, faisaient pénétrer dans les ti'i par leurs invocations « des démons appelés varua 'ino et de méchants esprits dont la réputation était connue : on les appelait 'oromatua 'ai aru (fantômes dévorants des ténèbres) ou 'oromatua niho roroa (fantômes à longues dents) qui donnaient leur nom aux images» (ibid. : 211-212). Ces appellations n'ont évidemment rien de traditionnel. Le terme 'oromatua désignait les défunts ayant accédé rituellement au statut d'ancêtre, et qui étaient l'objet d'un culte familial ou clanique. Quant au terme varua 'ino (littéralement : « esprit mauvais », par opposition à varua maitai, le Saint-Esprit du Nouveau Testament), il était la désignation imposée par les missionnaires pour l'ensemble des figures divines ou ancestrales de la religion traditionnelle Il n'est pas étonnant que des prêtres convertis y aient eu recours, surtout dans un tel contexte.

Implicitement, donc, Henry renvoie les ti'i dans le seul domaine de la sorcellerie et considère que les « images des dieux » à propre- ment parler sont les to'o. Cette dichotomie, qui recoupe également celle entre divinités supérieures (bonnes) et divinités inférieures (mauvaises), a été largement reprise dans la littérature ethnologique sur Tahiti.

D'après Teuira Henry, les ti'i (en bois, pierre ou corail) sont

3. Ellis donne sur ce point des indications sans ambiguïté : « Beau- coup d'entre eux semblaient écouter avec intérêt et satisfaction le message que [les missionnaires] leur apportaient ; ils appelaient Dieu l'esprit-bon et n'hésitaient pas à désigner leurs propres dieux varua maama et varua ino, esprits-fous, esprits-mauvais » (Ellis 1829 : I, 215). « Quand les gens furent habitués à parler d'eux irrespectueusement, ils les appelèrent varua ino, esprits mauvais ou esprits du mal » (ibid. : II, 200).

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les objets servant à mettre en contact les sorciers (tahutahu, orou, nanati 'aha, natinati 'aha) avec leurs «esprits familiers» (1968 : 211). « Les ti'i auraient des marae spéciaux ou des lieux consacrés », affirme-t-elle (ibid.) et ces endroits «se distingueraient des autres par la présence d'une petite maison appelé fare ti'i (« maison des chercheurs » ) placée sur de hauts piliers dans laquelle les images étaient rangées sur des étagères. Sous les étagères se trouvait un lit pour le metua tahutahu qui dormait toujours avec ses images (en personne ou en effigie représentée par le lit) » (ibid. : 212).

On ne voit pas bien en quoi cet édifice caractériserait unique- ment des marae « consacrés aux ti'i », et donc, si l'on comprend bien, à la sorcellerie, activité anti-sociale par excellence dont l'exercice, comme l'écrit plus haut Henry, « se faisait toujours dans le plus grand secret ». Sur les marae les plus importants, ou à leur proximité, des édifices analogues abritaient les effigies des divinités, comme le fare ia mahana (1968 : 142-143).

La distinction quelque peu simpliste tracée entre « sorciers » et « prêtres » ne va d'ailleurs guère de soi. Les spécialistes de la sorcelle- rie n'étaient qu'une catégorie particulière de tahu'a, parmi d'autres (une liste des différents corps de tahu'a est donnée par Henry : 161). Il n'est même pas impossible de penser que dans certains cas ils ne se distinguaient guère des prêtres des marae eux-mêmes.

Comme chez les Maoris, les candidats à la prêtrise tahitienne recevaient en effet un enseignement portant aussi bien sur la liturgie du marae que sur la sorcellerie et la contre-sorcellerie (Henry 1968 : 162). Les prêtres étaient bien évidemment eux aussi dans un rapport privilégié avec les ti'i. Sans doute ne faisaient-ils pas d'eux « leurs fils ou leurs filles », comme les sorciers (ibid. : 212), mais ils leur faisaient subir périodiquement le même traitement rituel, les baignant, les exposant au soleil, les oignant de monoi avant de renouveler le tissu qui les enveloppait.

Quant aux sorciers, ils étaient admis sur le marae avec leurs effigies à l'occasion de l'importante cérémonie pa'iatua « où seuls des tahu'a pouvaient assister sans mourir » (Henry 1968 : 165, 174). Ils y apportaient leurs ti'i sur une planche « à la vue de tout le monde » (ibid. : 173). Les sorciers, tout comme les autres porteurs d'effigies, « s'avançaient avec leurs statuettes magiques pour rendre hommage et échanger des amulettes» (ibid. : 176), c'est-à-dire des plumes rouges, avec le to'o représentant 'Oro. Mais la liturgie du pa'iatua mettait toutefois l'accent sur la subordination des sorciers à l'ensem- ble des autres prêtres. Ils fermaient la marche dans la procession des porteurs d'effigies et étaient tenus à l'écart sur le marae : « Ils se mettaient un peu plus loin à droite et à gauche de l'enclos sacré car ils étaient présents au pa'iatua au seul titre d'invités ordinaires »

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(ibid. : 174) (sur le rituel pa'iatua, et les to'o, cf. infra, seconde partie).

La position des sorciers par rapport aux pratiques religieuses légitimes apparaît donc marquée d'une fondamentale ambiguïté. A la fois intégrées au pa'iatua et exclues de toutes les autres cérémonies leurs effigies tirent leur mana de la divinité principale par le truche- ment de l'échange des plumes (cf. infra), mais les maléfices qu'elles provoquent doivent être sans cesse déjoués par le recours à d'autres prêtres, spécialistes de la contre-sorcellerie, les apa.

Il apparaît bien que des effigies en bois aussi bien qu'en pierre pouvaient être utilisées par les sorciers. Les ti'i en bois « étaient ceux dont l'apa venait le plus facilement à bout ; ceux de pierre ou de corail lui offraient une grande résistance, tout particu- lièrement ceux de corail, qui s'accrochaient aux organes et étaient surtout redoutables pour les femmes (Henry 1968 : 219)

Inversement, il ne semble pas que les ti'i en pierre aient été réservés aux seuls sorciers. A l'occasion du pa'iatua « des images récemment taillées, en pierre ou en bois, non consacrées et couvertes de plumes et de cordes » étaient apportées au grand prêtre pour être consacrées (Henry 1968 : 175). D'après le contexte, il ne s'agit pas des ti'i des sorciers, qui ne sont mentionnés qu'au paragraphe suivant A aucun moment du reste la nature des « statuettes » des sorciers — pierre ou bois — n'est mentionnée avec précision. Il est vraisemblable toutefois qu'il s'agissait de ti'i de petite taille et de faible poids, donc de ti'i en bois : on voit mal en effet quiconque porter sur l'épaule plusieurs lourds ti'i de pierre volcanique posés sur une planche. Moerenhout, décrivant les pratiques des sorciers (sur lesquelles nous reviendrons in fine), écrit que ceux-ci conser- vaient «dans un petit sac [...] les images et autres symboles de

4. « Les sorciers n'étaient admis au marae qu'à l'occasion du pa'iatua ou encore à l'occasion d'une réunion de dieux analogue » (Henry 1968 : 174). On se demande comment dans ces conditions les sorciers auraient pu dormir sur les marae si leur présence sur le site n'était autorisée qu'en de rares occasions cérémonielles (c'est-à-dire précisément lors de la descente des dieux sur terre, le temps du r i t e ) .

5. Les contre-sorciers, au mana censé être supérieur à celui des sorciers, étaient nommés selon Henry apa, ha'atupu ( « qui combat la croissance ») ou bien encore tao ti'i (« qui neutralise les chercheurs ») (1968 : 217). Le dictionnaire de Davies définit au contraire taoti'i comme « sorcier », au sens de celui qui parle, commande (tao) aux ti'i.

6. « [...] l'esprit du corail lacérait, l'esprit de pierre provoquait une pesanteur intolérable et les esprits de bois perçaient les intestins et amenaient une fièvre intense, des palpitations et l'écume à la bouche » (Henry 1968 : 213).

7. « Enfin les sorciers s'avançaient avec leurs statuettes magiques pour rendre hommage et échanger des amulettes, puis reprenaient leurs places, gardant toujours les statuettes sur leurs planches » (Henry 1968 : 176).

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[leurs] divinités ou Tiis » (Moerenhout 1837 : I, 540) : il ne s'agit pas davantage dans ce cas de ti'i en pierre.

D'autres éléments militent en faveur de la remise en cause de l'association unilatérale entre ces objets et la sorcellerie. On sait, toujours d'après Henry, que des ti'i en pierre étaient présents sur les marae des pêcheurs et qu'ils représentaient les dieux de la pêche, dont le principal était Ruahatu : « Le pêcheur plaçait dans des niches secrètes [de son marae] des images des dieux de la pêche en pierre et en bois, ainsi que d'autres reliques sacrées, ornées de plumes d'oiseau» (Henry 1968 : 155). Il est probable que ces ti'i aient été des effigies zoomorphes, du type des puna 'a'ahi, par exemple sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir longuement.

Enfin de nombreux ti'i en pierre ont été trouvés sinon sur les marae eux-mêmes, du moins dans des autels qui dans la plupart des cas leur étaient adjacents :

« Pratiquement chaque édifice identifié à ce jour comme un autel [shrine] contient les mêmes éléments : à une extrémité, trois pierres dressées en forme de colonne, avec, leur faisant face, une pierre-dossier. De plus, dans de nombreux autels ont été trouvées de petites images anthropomorphes en pierre placées dans le sol entre pierres dressées et pierre-dossier. Il est possible de supposer que ces images avant d'être pillées par les chasseurs de curios, étaient une caractéristique de nom- breux autels. » (Oliver 1974 : 103.)

L'intégration de ces « autels » au complexe architectural du marae suffit à mettre en évidence la fonction proprement religieuse de ces objets.

La présence des ti'i sur les marae, confirmée par les archéo- logues (A. Lavondès 1966 : 341 et n. 1), est attestée également aux Tuamotu, pour ne mentionner que ce seul exemple extérieur aux îles de la Société. Kenneth Emory, qui sillonne les Tuamotu entre 1929 et 1931, a ramassé une effigie de tortue en corail sur le marae Ahu-tu de Tatakoto Un objet analogue est conservé au musée de Tahiti (Emory 1947 : 32 sq.). Ces effigies sacrées, de forme ovale, étaient sculptées de manière abstraite. D'après le R. P. Montiton, on plaçait cet objet de corail sur l'abdomen de la tortue que l'on sacrifiait sur le marae lors de l'importante cérémonie, particulière- ment bien documentée, de l'offrande des prémices de la chasse aux tortues. Ces effigies, appelées n i u (cocotier), étaient conservées sous

8. L'objet figure maintenant dans les collections du Bishop Museum sous la référence C 3236.

9. Niu est un terme ancien pour les objets religieux, précise Emory, qui mentionne une des acceptions du terme en maori : « bâtonnets utilisés à des fins de divination» (1947 : 34).

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la garde des grands prêt res dans les fare tini atua ( « petites maisons du dieu ») (ibid. : 34) où étaient placés plusieurs autres objets sacrés, don t des bâtons à feu (ibid. : 32).

Des objets de bois comme de corail figuraient sur les marae des Tuamotu , ceux en corail pouvan t ressembler aux ti 'i tahitiens :

« A Takaroa on me montra l'endroit où une image de corail avait été exhumée quelques années auparavant. Telle qu'on me l'a décrite, l'image avait deux pieds de haut, et possédait des yeux, un nez, une bouche, un cou, des bras grossièrement sculptés à la façon d'un ti'i tahitien. » (Emory 1947 : 29.)

Dans les T u a m o t u de l 'Oues t , à l ' époque contemporaine, des k a h a « s tatuet tes grossières d 'une t rentaine de centimètres taillées dans un bloc de corail f igurant à Rangiroa un crabe de cocotier 'aveu nommé Heiau et un crabe paapaa empoisonné, appelé Tera ' iefa, sont censées être enfouies à proximité des marae », rappor te O t t ino (1965 : 109). Des effigies de pierre pouvaient également figurer d 'aut res animaux m y t h i q u e s :

« La baleine (ou le cachalot) Paraoa aurait été représentée par une figuration de pierre déposée sur le marae Parii de Ohotu (ou Hotu côté gauche de la passe de Tiputa), résidence du 'ati Moeroa. Cette figuration aurait été utilisée dans les rites de pêche. » (Ottino 1965 : 116 n. 22.)

L'association des ti-i en pierre avec les marae, comme avec les prat iques de la religion officielle est donc bien attestée par les documents e thnographiques . Les liens de ces effigies avec la sorcel- lerie semblent ainsi loin d 'avoir été exclusifs.

LES « TI'I » ET LEURS RÉFÉRENTS

Que « représentaient » donc ces objets ? Quelles entités incar- naient-ils et quelle pouvait être leur place par rappor t aux autres catégories d'effigies religieuses, les t i ' i en bois et les to 'o no tamment ? Plusieurs hypothèses interprétat ives ont été avancées, pour la p lupar t sans démons t ra t ion ou sans argumentat ion solide.

P o u r certains des premiers voyageurs, tels les Forster ou

10. Dans toute la Polynésie (Tregear 1891), le terme kaha et ses équi- valents ('aha, 'afa, ka'a, kafa) désigne la cordelette de bourre de noix de coco, corde sacrée aux importantes fonctions cérémonielles, celle-là même qui entoure les effigies divines.

11. Pour ne pas dire totémiques, comme le laissent à penser les matériaux recueillis par Ottino.