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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. » (Lénine, 1902, Que faire ?) Les dossiers du PCMLM Transformation de la France La « belle époque » de l'élan capitaliste Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. »

(Lénine, 1902, Que faire ?)

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Transformation de la France

La « belle époque » de l'élan capitaliste

Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

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Les dossiers du PCMLM

Résumé

Table des matières1. Du réalisme aux impressions............................................................................................................22. Triomphe du naturalisme et de la vivisection...................................................................................53. Le naturalisme comme démarche littéraire......................................................................................74. Edgar Degas et Claude Monet, l'impression bourgeoise immédiate..............................................105. La volonté de puissance de Nietzsche............................................................................................116. La « philosophie de la vie » de Dilthey et Bergson........................................................................147. Cézanne, Van Gogh, Munch et le subjectivisme............................................................................208. Georges Sorel et le subjectivisme syndicaliste révolutionnaire.....................................................219. L'université et la sociologie bourgeoises contre les « foules ».......................................................2710. Les nationalistes sociaux Maurice Barrès et Charles Maurras contre l'esprit de Georges Eugène Haussmann.........................................................................................................................................3211. Charles Péguy et les catholiques décadents..................................................................................3512. Le serment anti-moderniste Sacrorum antistitum.........................................................................3813. L'affaire Dreyfus...........................................................................................................................3914. Les fausses avant-gardes du futurisme et du Cercle Proudhon....................................................4415. Entre divertissement décadent et occultisme................................................................................4716. La propagande anarchiste « par le fait ».......................................................................................5017. L'ordre moral entre le Sacré-Coeur et système Bertillon.............................................................55

1. Du réalisme aux impressions

Face à l'aristocratie, la bourgeoisie portait unélan humaniste et universaliste. Un opéracomme La flûte enchantée de WolfgangAmadeus Mozart était une arme de guerre enfaveur du progrès.

Arrivée au pouvoir, de manière certaine etnette et sans risque de contre-révolutionaristocratique, la bourgeoisie n'est plus queréaction, et l'opéra n'est plus quedivertissement. Aida sert aux fêtesd'inauguration du canal de Suez. GiuseppeVerdi, son compositeur, sera déçu que seule unearistocratie mondaine puisse assister auxreprésentations, mais tel est désormais le statutde l'artiste : un producteur de marchandisesculturelles au service du divertissement, de

l'idéologie bourgeoise.

La révolution française avait permisl'avènement de la dimension individuelle, maisla sensibilité n'a pas sa place dans une sociétéoù l'accumulation du Capital engloutit toutesles énergies. Le Capital, de Karl Marx, décritadmirablement le processus du capitalismetriomphant.

De nombreux romans, dits réalistes, ontconstaté le terrible développement ducapitalisme. Honoré de Balzac, romantique à sesdébuts pourtant, s'est vu obliger de voir danstoute sa dimension la conquête capitaliste.

Dans une lettre célèbre de Friedrich Engels àMargaret Harkness (écrivain britannique, auteurdu roman A City Girl datant du 1887 dont il estquestion ici, qui a joint les mouvementssocialistes), datée d'avril 1888, celui-ci affirme :

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

« Votre Mister Grant est un chef d'œuvre.Si je trouve quand même quelque chose àcritiquer, c'est peut-être uniquement lefait que votre récit n'est pas suffisammentréaliste. Le réalisme, à mon avis, suppose, outrel'exactitude des détails, la représentationexacte des caractères typiques dans descirconstances typiques. Vos caractères sont suffisamment typiquesdans les limites où ils sont dépeints parvous ; mais on ne peut sans doute pas direla même chose des circonstances où ils setrouvent plongés et où ils agissent […]. Je suis loin de vous reprocher de ne pasavoir écrit un récit purement socialiste, un« roman de tendance », comme nous ledisons, nous autres Allemands, où seraientglorifiées les idées politiques et sociales del'auteur. Ce n'est pas du tout ce que je pense. Plusles opinions [politiques] de l'auteurdemeurent cachées mieux cela vaut pourl'œuvre d'art. Permettez-moi [de l'illustrerpar] un exemple. Balzac, que j'estime être un maître duréalisme infiniment plus grand que tous lesZola passés, présents et à venir, nousdonne dans La Comédie humaine l'histoirela plus merveilleusement réaliste de lasociété française, [spécialement du mondeparisien], en décrivant sous forme d'unechronique de mœurs presque d'année enannée, de 1816 à 1848, la pression de plusen plus forte que la bourgeoisie ascendantea exercée sur la noblesse qui s'étaitreconstituée après 1815 et qui [tant bienque mal] dans la mesure du possiblerelevait le drapeau de la vieille politessefrançaise […]. Sans doute, en politique, Balzac étaitlégitimiste ; sa grande œuvre est uneélégie perpétuelle qui déplore ladécomposition irrémédiable de la hautesociété ; toutes ses sympathies vont à laclasse condamnée à disparaître. Mais malgré tout cela, sa satire n'estjamais plus tranchante, son ironie plusamère que quand il fait précisément agirles aristocrates, ces hommes et ces femmespour lesquelles il ressentait une siprofonde sympathie. Et [en dehors de quelques provinciaux], lesseuls hommes dont il parle avec uneadmiration non dissimulée, ce sont sesadversaires politiques les plus acharnés,les héros républicains du Cloître Saint-Merri, les hommes qui à cette époque(1830-1836) représentaient véritablementles masses populaires. Que Balzac ait été forcé d'aller àl'encontre de ses propres sympathies declasse et de ses préjugés politiques, qu'ilait vu l'inéluctabilité de la fin de ses

aristocrates chéris, et qu'il les ait décritcomme ne méritant pas un meilleur sort ;qu'il n'ait vu les vrais hommes de l'avenirque là seulement où l'on pouvait lestrouver à l'époque, cela, je le considèrecomme un des plus grands triomphes duréalisme et l'une des caractéristiques lesplus marquantes du vieux Balzac. Je dois cependant arguer pour votredéfense que nulle part dans le mondecivilisé la classe ouvrière ne manifestemoins de résistance active, plus depassivité à l'égard de son destin, que nullepart les ouvriers ne sont plus hébétés quedans l'East End de Londres. Et qui sait si vous n'avez pas eud'excellentes raisons de vous contenter,pour cette fois-ci, de ne montrer que lecôté passif de la vie de la classe ouvrière,en réservant le côté actif pour un autreouvrage ? »

Le monde de la « Belle époque » – quidésigne normalement la période 1895-1914, maisil faut la faire partir de 1871, de la défaite de laCommune de Paris – est celui de l'applicationdu pouvoir bourgeois.

C'est l'époque de la classification, de lavivisection, de l'industrialisation, del'urbanisation, de la mécanisation. Labourgeoisie s'approprie absolument tout. Ceprocessus ne date certainement pas de la fin duXXe siècle, mais du XIXe siècle lui-même.

Entomologistes, chimistes, géographes,historiens, géologues, etc. se mettent au servicedu Capital conquérant. C'est Jules Verne,auteur français le plus traduit au monde, qui aretranscrit cette atmosphère de transformation,d'appropriation, de modification, par despersonnages comme le Capitaine Nemo ou deRobur le Conquérant.

Dans Vingt mil le lieues sous les mers (1869),on trouve ainsi ce passage, résumé del'imagination bourgeoise faisant que cette classese conçoit toute puissante. Mais cela n'a rien deréaliste, ce sont simplement et uniquement desimpressions. A l'humanisme et aux Lumièressuccèdent l'irrationalisme bourgeois.

« Où sommes-nous ? dis-je.

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— Au centre même d’un volcan éteint, merépondit le capitaine, un volcan dont lamer a envahi l’intérieur à la suite dequelque convulsion du sol. Pendant quevous dormiez, monsieur le professeur, leNautilus a pénétré dans ce lagon par uncanal naturel ouvert à dix mètres au-dessous de la surface de l’Océan. C’est icison port d’attache, un port sûr, commode,mystérieux, abrité de tous les rhumbs duvent ! Trouvez-moi sur les côtes de voscontinents ou de vos îles une rade quivaille ce refuge assuré contre la fureur desouragans. — En effet, répondis-je, ici vous êtes ensûreté, capitaine Nemo. Qui pourrait vousatteindre au centre d’un volcan ? Mais, àson sommet, n’ai-je pas aperçu uneouverture ? — Oui, son cratère, un cratère empli jadisde laves, de vapeurs et de flammes, et quimaintenant donne passage à cet airvivifiant que nous respirons. — Mais quelle est donc cette montagnevolcanique ? demandai-je. — Elle appartient à un des nombreux îlotsdont cette mer est semée. Simple écueilpour les navires, pour nous caverneimmense. Le hasard me l’a fait découvrir,et, en cela, le hasard m’a bien servi. — Mais ne pourrait-on descendre par cetorifice qui forme le cratère du volcan ? — Pas plus que je ne saurais y monter.Jusqu’à une centaine de pieds, la baseintérieure de cette montagne estpraticable, mais au-dessus, les paroissurplombent, et leurs rampes nepourraient être franchies. — Je vois, capitaine, que la nature voussert partout et toujours. Vous êtes ensûreté sur ce lac, et nul que vous n’enpeut visiter les eaux. Mais, à quoi bon cerefuge ? Le Nautilus n’a pas besoin deport. — Non, monsieur le professeur, mais il abesoin d’électricité pour se mouvoir,d’éléments pour produire son électricité,de sodium pour alimenter ses éléments, decharbon pour faire son sodium, et dehouillères pour extraire son charbon. Or,précisément ici, la mer recouvre des forêtsentières qui furent enlisées dans les tempsgéologiques ; minéralisées maintenant ettransformées en houille, elles sont pourmoi une mine inépuisable. — Vos hommes, capitaine, font donc ici lemétier de mineurs ? — Précisément. Ces mines s’étendent sousles flots comme les houillères deNewcastle. C’est ici que, revêtus duscaphandre, le pic et la pioche à la main,mes hommes vont extraire cette houille,que je n’ai pas même demandée aux minesde la terre. Lorsque je brûle ce

combustible pour la fabrication dusodium, la fumée qui s’échappe par lecratère de cette montagne lui donneencore l’apparence d’un volcan en activité.— Et nous les verrons à l’œuvre, voscompagnons ? — Non, pas cette fois, du moins, car jesuis pressé de continuer notre tour dumonde sous-marin. Aussi, me contenterai-je de puiser aux réserves de sodium que jepossède. Le temps de les embarquer, c’est-à-dire un jour seulement, et nousreprendrons notre voyage. Si donc vousvoulez parcourir cette caverne et faire letour du lagon, profitez de cette journée,monsieur Aronnax. »

Ce n'est pas tout. A côté de ce processusmécanique d'industrialisation, la bourgeoisievoit son matérialisme s'effacer ; en lieu et place,elle procède de manière subjectiviste, parimpression. La bourgeoisie bascule dansl'irrationalisme, célébrant l'impressionnisme, lesymbolisme, le surréalisme.

Ce processus est différent selon les pays,même si des équivalences sont faciles à trouver.Le philosophe français Henri Bergson produit unvitalisme adapté au républicanisme feutré de labourgeoisie, alors que Wilhelm Dilthey etFriedrich Nietzsche produisent en Allemagne unvitalisme similaire, mais beaucoup plus agressif,en raison des besoins du capitalisme allemand,qui entend rattraper son retard sur sesconcurrents anglais et français.

Le XIXe siècle est ainsi le siècle où labourgeoisie triomphe, mais son triomphe amènetoujours plus l'effacement de tout aspectprogressiste et le basculement dans lesubjectivisme le plus complet.

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

2. Triomphe du naturalisme et de lavivisection

Le réalisme avait été l'idéologie de labourgeoisie conquérante s'opposant àl'aristocratie qui, quant à elle, de son côté,diffusait la nostalgie d'une monarchie idéalisée,par le romantisme dans sa variante française.

Cependant, la bourgeoisie ayantdéfinitivement l'ascendant historique surl'aristocratie, à partir de 1848 donc, se devaitd'adapter le réalisme à sa propre nature. Leréalisme n'était, en effet, qu'un matérialismeadapté aux conditions de la lutte idéologique,donc par l'intermédiaire des arts et et de lalittérature.

C'est pour cela qu'en URSS, on a considérépar la suite, avec Staline, Maxime Gorki etAndreï Jdanov, ainsi que Bertolt Brecht enAllemagne, que le réalisme dans sa variantesocialiste était la forme culturelle du prolétariatconquérant.

La bourgeoisie une fois au pouvoir n'avaitplus besoin d'un réalisme en général, mais d'unréalisme lui étant particulier. C'est cela le sensdu naturalisme. Les naturalistes sont lesréalistes dans une situation nouvelle, celle de laTroisième République. Ce ne sont plus desopposants à l'aristocratie, mais les chantres dela supériorité du mouvement historiquebourgeois se concrétisant dans le pleindéveloppement du capitalisme dans ce que labourgeoisie a appelé la « Belle époque » pourdécrire la période précédant 1914, mais qu'ondoit élargir pour identifier toute une époquehistorique.

Les naturalistes, évidemment, malgré leurnom, ne sont pas des matérialistes célébrant lanature. C'est un sens nouveau qui est apporté àce terme à la fin du XIXe siècle.

Auparavant, le terme désignait, comme l'arésumé Denis Diderot, « ceux qui n'admettentpoint de Dieu, mais qui croient qu'il n'y aqu'une substance matérielle revêtue de diverses

qualités. » Les naturalistes sont ici les disciplesd'Épicure, de Lucrèce et de Spinoza, ces illustresauteurs matérialistes. Les « naturalistes », cesont les panthéistes, les athées, les matérialistes,les adeptes du « physico-chimisme », etc. Lematérialisme dialectique est dans la continuitéde ce courant.

On ne trouve rien de cela chez lesnaturalistes de la fin du XIXe siècle. Chez ceux-ci, le naturalisme ne désigne qu'une méthode,car la bourgeoisie française en plein essor abesoin de justifier son approche des questionstechniques.

C'est pourquoi au début du XXe siècle, leDictionnaire général de la langue française deAdolphe Hatzfeld et Arsène Darmesteter résumede la manière suivante le naturalisme : «Théorie suivant laquelle l'art ne doit être que lareproduction de la nature. »

On est ici à la fois très proche et très loin dela théorie matérialiste dialectique du reflet,comme en témoigne ce que Charles Baudelaire,en 1848, dit d'Honoré de Balzac :

« Balzac est en effet un romancier et unsavant, un inventeur et un observateur ;un naturaliste qui connaît également la loide génération des idées et des êtresvisibles. C’est un grand homme dans toutela force du terme ; c’est un créateur deméthode et le seul dont la méthode vaillela peine d’être étudiée. »

En fait, le naturalisme est un termes'appuyant sur la définition nouvelle du mot «naturaliste » : « celui qui s'occupe spécialementde l'étude des productions de la nature. » Leformidable développement technique de la fin duXIXe siècle, développement conforme audéveloppement des forces productives dans uncadre capitaliste, amène à cette définition.

C'est pourquoi le naturalisme n'est pas unmatérialisme, mais l'application dans les arts etla littérature des méthodes techniquesbourgeoises. Comme l'a résumé Victor Hugo, ceque fait l'auteur naturaliste, c'est « essayer sur

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les faits sociaux ce que le naturaliste essaie surles faits zoologiques ».

Il faut absolument voir cela, sans quoi on nepeut pas comprendre les autres naturalismes quesont le vitalisme, le nietzschéisme, le social-darwinisme, le syndicalisme révolutionnaire, lefascisme, le national-socialisme. Aux yeux dunational-socialiste Rudolf Hess, « le national-socialisme n'est rien d'autre que de la biologieappliquée ».

On peut voir cette « combinaison » de lascience et de la réalité – comme si les deuxs'opposaient, on reconnaît le refus bourgeois dela dignité du réel – dans l'explication suivantede Jules-Antoine Castagnary :

« L'école naturaliste affirme que l'art estl'expression de la vie sous tous ses modeset à tous ses degrés, et que son but uniqueest de reproduire la nature en l'amenant àson maximum de puissance et d'intensité ;c'est la vérité s'équilibrant avec la science. »

(Salon de 1863)

Il faut absolument voir un aspect essentiel ici: le romantisme, surtout dans sa varianteoriginale (c'est-à-dire allemande, mais ici il nefaut pas oublier l'approche russe qui suivra),possédait une critique élaborée de la séparationentre les villes et les campagnes.

Le naturalisme assume cette séparation, ilfait une esthétique de cette rupture. Lenaturalisme est l'idéologie de la bourgeoisieconquérante donnant naissance aux villes.

Voici justement comment Jules-AntoineCastagnary exprime cela, de la manière la plusexplicite :

« La nature et l'homme, la campagne et lacité ; la campagne avec la profondeur deses ciels, la verdure de ses arbres, latransparence de ses eaux, la brume de seshorizons changeants, tous les charmesattirants de la vie végétative éclairée augré des saisons et des jours ; la cité avecl'homme, la femme, la famille, les formesconditionnées par les fonctions et les

caractères, la diversité du spectacle sociallibrement étalé au soleil de la placepublique ou discrètement enfermé dansl'enceinte de la maison, toutes lessurprises renaissantes de la vieindividuelle ou collective éclairée au jourdes passions et des mœurs... Le naturalisme ne se propose pas d'autreobjet et n'accepte pas d'autre définition...Si son triomphe est assuré pour toujours,c'est que lui-même est conforme à laméthode scientifique de l'observation et enharmonie avec les tendances générales del'esprit humain. »

(Salon de 1867)

On est ici dans la perspective idéologique dela bourgeoisie classifiant la réalité dans le but del'utiliser. La manie des collections – de timbres,de porte-clefs, etc. - n'est qu'un simplefétichisme de cette méthode bourgeoise de voirle monde. Les « collectionneurs » ne sont quedes scories à la marge de ce grand élanbourgeois de tentative d'asservissement de lanature.

Émile Zola, s'il est la grande figurenaturaliste, se situe ainsi dans un cadre précis,où le naturalisme se produisait déjà. Il n'est pasun créateur (la création n'existant d'ailleurs pasen général), mais le producteur de la conceptionthéorique du naturalisme, dans sa préface de ladeuxième édition de Thérèse Raquin, en 1867.

L'origine de cela tient au « positivisme »,moment clef entre le réalisme et le naturalisme.Le processus est tout fait aisé à comprendre.

Entre 1820 et 1830, c'est « l'écolevoltairienne » qui représentait la bourgeoisie,attaquant le romantisme au nom de lacontinuité avec la période classique du XVIIesiècle et le matérialisme du XVIIIe siècle.

Avec le renversement de la bourgeoisiefoncière et de l'aristocratie, c'est l'espritdémocrate-chrétien qui l'emporte, le romantismedevenant « social », alors que le réalismereprésente la bourgeoisie le plus strictement.

Après 1848, Auguste Comte affirme lepositivisme. Se situant dans le prolongement deNicolas de Condorcet, Antoine Destutt de Tracy

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

et Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, son point de vue était que « le véritableesprit philosophique consiste uniquement en unesimple extension méthodique du bon sensvulgaire à tous les sujets accessibles à la raisonhumaine ».

On est ici en plein idéalisme bourgeois «rationaliste », dans le prolongement de RenéDescartes, dans l'affirmation d'une véritableutopie : « La philosophie positive conduiranécessairement l'humanité au système social leplus convenable à sa nature, et qui surpasserabeaucoup en homogénéité, en extension et enstabilité tout ce que le passé put jamais offrir. »

Cette vision linéaire, Claude Bernard lasynthétise ainsi de manière terrible, dans uneorgie sanglante bourgeoise, cartésienne, queÉmile Zola reprendra :

« Le physiologiste n’est pas un homme dumonde, c’est un savant, c’est un hommequi est saisi et absorbé par une idéescientifique qu’il poursuit : il n’entendplus les cris des animaux, il ne voit plus lesang qui coule, il ne voit que son idée etn’aperçoit que des organismes qui luicachent des problèmes qu’il veutdécouvrir… Il ne sent pas qu’il est dans un charnierhorrible ; sous l’influence d’une idéescientifique, il poursuit avec délices unfilet nerveux dans des chairs puantes etlivides qui seraient pour tout autrehomme un objet de dégoût et d’horreur. D’après ce qui précède, nous considéronscomme oiseuse ou absurde toutediscussion sur les vivisections. »

(Claude Bernard, Introduction à lamédecine expérimentale)

La bourgeoisie s'approprie le monde, maiselle le fait mécaniquement, dans l'esprit duboucher.

3. Le naturalisme comme démarchelittéraire

C'est Émile Zola qui a formulé la thèse «naturaliste » de manière la plus avancée dans leplan des arts et de la littérature.

En 1880, il publie Le Roman expérimental,dans le cadre d'une grande campagne de pressede 1879 à 1882. Cet ouvrage est directementdans la continuité idéologique de l’œuvre deClaude Bernard publiée en 1860 : Introduction àla médecine expérimentale.

Émile Zola l'exprime ouvertement, expliquantdès le départ :

« Je n'aurai à faire ici qu'un travaild'adaptation, car la méthodeexpérimentale a été établie avec une forcemerveilleuse par Claude Bernard dans sonIntroduction à la médecine expérimentale.Ce livre d'un savant, dont l'autorité estdécisive, va me servir de base solide. Jetrouverai là toute la question traitée, et jeme bornerai, comme argumentsirréfutables, à donner les citations qui mesont nécessaires. Ce ne sera donc qu'une compilation detextes ; car je compte sur tous les pointsme retrancher derrière Claude Bernard. Leplus souvent, il me suffira de remplacer lemot médecin par le mot romancier, pourrendre ma pensée plus claire et luiapporter la rigueur d'une véritéscientifique. »

On a ici la réfutation de la dignité du réel,au profit de la science non pas commeexplication, mais comme constatation, commeprocès-verbal d'un phénomène obéissant à desrègles mécaniques.

Émile Zola est un aboutissement littéraire duprocessus marquant la victoire de la bourgeoisie.Initialement, on le retrouve aux côtés deGustave Flaubert, dont le roman MadameBovary est le premier grand succès du «nouveau » réalisme devenant naturalisme, deGuy de Maupassant, mais aussi de Champfleuryou des frères Goncourt.

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L'un des frères Goncourt, Jules, expliqua àson frère, en 1870, que :

« On nous niera tant qu'on voudra, ilfaudra bien reconnaître un jour que nousavons fait Germinie Lacerteux et queGerminie Lacerteux est le livre-type qui aservi de modèle à tout ce qui a étéfabriqué, depuis nous, sous le nom deréalisme, naturalisme, etc. »

Edmond et Jules de Goncourt jouent un rôleimportant de par leur démarche bourgeoiseprétendant absorber « l'histoire ». A leurs yeux,

« L'histoire est un roman qui a été ; leroman est de l'histoire qui aurait pu être.Un des caractères particuliers de nosromans, ce serait d'être les romans le plushistoriques de ce temps-ci, les romans quifourniront le plus de faits vrais et d'idéesvraies à l'histoire... Le roman actuel sefait avec des documents racontés ourelevés d'après nature, comme l'histoire sefait avec des documents écrits. Leshistoriens sont les raconteurs du passé; lesromanciers sont les raconteurs du présent. »

Ce n'est pas tout cependant, car on est làencore trop dans le réalisme. Les frèresGoncourt entendaient également faire « vibrerles nerfs et saigner le cœur ». Le romanGerminie Lacerteux décrit ainsi une femme «hystérique » dont la vie sombre complètement.On est là dans un regard bourgeois, en «observateur neutre » et avec une conceptionmécaniste et de plus en plus idéaliste.

Le naturalisme s'intéresse, en effet, auparticulier aux dépens du général en tant quetel. Le réalisme était une tentative, imparfaite,de s'élever du particulier au général. Lenaturalisme a lui, déjà, une dimension baroque,tendant au grotesque, à l'unique – ce queprolongera le symbolisme et la culturedécadente.

On a également, déjà, une tendance à laprimauté de la psychologie, une tendance querenforcera encore davantage le capitalisme

décadent, avec la psychanalyse et le surréalisme.

Ce qui ressort, c'est une visionparticulièrement réductrice. Hippolyte Taine, en1861, affirmait en ce sens que :

« Je pense que tout homme cultivé etintelligent, en ramassant son expérience,peut faire un ou deux bons romans, parcequ'en somme un roman n'est qu'un amasd'expériences. »

Hippolyte Taine expliquait également, en1865, que

« Du roman à la critique et de la critiqueau roman, la distance aujourd'hui n'estpas grande. Si le roman s'emploie àmontrer ce que nous sommes, la critiques'emploie à montrer ce que nous avons été.L'un et l'autre sont maintenant unegrande enquête sur l'homme, sur toutesles variétés, toutes les situations, toutesles floraisons, toutes les dégénérescencesde la nature humaine. Par leur sérieux,par leur méthode, par leur exactituderigoureuse, par leurs avenirs et leursespérances, tous deux se rapprochent de lascience. »

« Floraison » et « dégénérescence » : ontouche ici au cœur de la pensée irrationnellebourgeoise, sa conception vitaliste.

Émile Zola s'appuie de fait sur HippolyteTaine et reprend en épigraphe de la deuxièmeédition de Thérèse Raquin la fameuse phrased'Hippolyte Taine dans son Introduction àl'histoire de la littérature anglaise (1864) : « Levice et la vertu sont des produits comme levitriol et le sucre. »

Émile Zola est ainsi, au départ, unromantique, dans la ligne d'Alfred de Musset, deVictor Hugo, il rejette totalement le réalisme. Ilne va devenir naturaliste – et donc pas du toutréaliste – que sous l'influence d'Hippolyte Taineet du « prince » de la vivisection ClaudeBernard, alors que lui-même était devenujournaliste.

C'est-à-dire qu'Émile Zola est un intellectuel

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

idéaliste, romantique, qui a formulé uneconception idéologique de la bourgeoisieconformément aux besoins de l'époque. Lenaturalisme d'Émile Zola, c'est celuid'Hippolyte Taine et de Claude Bernard, c'estcelui de la bourgeoisie, dans l'esprit duvitalisme.

Thérèse Raquin se voulait un roman àcaractère scientifique. Déjà décadent comme lavivisection, Émile Zola entendait un faire un «succès d'horreur » en parlant du meurtre impunid'un mari par la femme et l'amant, qui alorsbasculent dans la culpabilité et le remords.

Il est intéressant de voir comment Zola lui-même résume cela, dans un esprit à prétentionscientifique mais déjà focalisé sur le fait divers :

« En deux mots, voici le sujet du roman :Camille et Thérèse, deux jeunes époux,introduisent Laurent dans leur intérieur.Laurent devient l'amant de Thérèse, ettous deux, poussés par la passion, noientCamille pour se marier et goûter les joiesd'une union légitime. Le roman est l'étudede cette union accomplie dans le meurtre ;les deux amants en arrivent à l'épouvante,à la haine, à la folie, et ils rêvent l'un etl'autre de se débarrasser d'un complice.Au dénouement, ils se suicident. »

On est là dans une tendance à ne considérerque l'individu, dans une vision « biologiste » àapparence scientifique, alors qu'en réalité on estdéjà dans le « psychologique » typiquementbourgeois. On sait d'ailleurs comment Zolarésumera l'approche naturaliste :

« L'étude des tempéraments et desmodifications profondes de l'organismesous la pression des milieux et descirconstances. »

Et justement, dans la préface de ThérèseRaquin, Émile Zola explique que :

« J'ai voulu étudier des tempéraments etnon des caractères. Là est le livre entier... Les amours de mes deux héros sont le

contentement d'un besoin ; le meurtrequ'ils commettent est une conséquence deleur adultère. Enfin ce que j'ai été obligéd'appeler leurs remords consiste en unsimple désordre organique. Mon but a étéun but scientifique avant tout. Qu'on lisele roman avec soin, on verra que chaquechapitre est l'étude d'un cas curieux dephysiologie. »

Émile Zola prétend que cette étude de lapsychologie, en fait des impressions, seraitscientifique. Ainsi, Émile Zola, pour son romanMadeleine Férat, s'appuie directement sur lathéorie idéaliste d'un docteur, Prosper Lucas,qui considérait que « la femme fécondée, unefois imprégnée, portera partout son mari en elle».

Le titre de l'ouvrage de Prosper Lucas estrévélateur : Traité philosophique etphysiologique de l'hérédité naturel le dans lesétats de santé et de maladie du systèmenerveux, avec l'application méthodique des loisde la procréation au traitement général desaffections dont el le est le principe. Ouvrage oùla question est considérée dans ses rapports avecles lois primordiales, les théories de lagénération, les causes déterminantes de lasexualité, les modifications acquises de la natureoriginel le des êtres, et les diverses formes denévropathie et d'aliénation mentale. (1847-1850)

C'est sur ce genre de conceptions idéalistesqu'Émile Zola s'appuie, en particulier sur lavision bourgeoise du principe d'hérédité, faisantqu'il a déjà une dimension social-darwiniste.C'est dans cette perspective qu'il écrit LesRougon-Macquart, histoire naturelle et socialed'une famille sous le second Empire, une sériede 20 volumes entre 1871 et 1893, qui suiventdonc une logique qui est celle de cet idéalisme.

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4. Edgar Degas et Claude Monet,l'impression bourgeoise immédiate

La peinture impressionniste est l'un des plusgrands moments culturels de la belle époque.Elle est un summum du raffinement bourgeois.Dans le roman, on a Émile Zola, en poésie PaulVerlaine et Stéphane Mallarmé, voire ArthurRimbaud, en musique on a Claude Debussy ; enpeinture, on a l'impressionnisme.

Parmi les peintres, il faut citer, de manièrelarge : Claude Monet, Camille Pissarro, AlfredSisley, mais aussi Pierre Auguste Renoir,Frédéric Bazille, Camille Pissarro, PaulCézanne, Armand Guillaumin. A quoi il fautajouter Paul Gauguin, Henri de Toulouse-Lautrec, Vincent Van Gogh.

Des noms illustres, célébrés par labourgeoisie, consciente d'avoir là son âge d'orculturel, son âge à elle, où elle pouvait acheter,disposer de l'art et de vrais artistes comme ellel'entendait.

C'est là le paradoxe : la plupart de cespeintres étaient rejetés, en raison de leur nonacadémisme. Ils ont cultivé leur genre, onttriomphé et sont passés du statut de rebelle àcelui de faire-valoir de la bourgeoisie. On aura lemême phénomène avec les poètes de la bohème.

C'est pour cette raison quel'impressionnisme, bien entendu, connaît unecontradiction. D'un côté, il tend à l'impressionpure, de l'autre il présente déjà le trouble,l'aliénation propre au capitalisme ; par la suitel'expressionnisme s'exprimera totalement au seinmême de cette contradiction.

Edgar Degas (1834-1917), ainsi, a avecL'absinthe (1875-1876), présenté une œuvre quidéjà démasque la prétention bourgeoise.

Mais le tableau L'absinthe n'est un aspectseulement de l'impressionnisme d'Edgar Degas,qui est un grand bourgeois hautain etconservateur. De la même manière, A CottonOffice in New Orleans (1873) décrit une scène

de facture réaliste, mais c'est également unefaillite économique annoncée dans le journal quiforme l'arrière-plan capitaliste.

Néanmoins, il faut bien voir ici que lapeinture fait encore office de photographie,comme en témoigne par exemple Les musiciensà l'orchestre. A cela s'ajoute les peintures decourses de chevaux, de ballets et d'opéras, deportraits de bourgeois, de bains de mer, etc.Edgar Degas est un bourgeois photographiantles bourgeois.

Ce n'est que par ricochet qu'il dévoile lasociété bourgeoise dans ce qu'elle est. Oncomprend alors le double caractère de cettephotographie en peinture quand on voit laterrible œuvre Le viol, de 1868-1869. La femmeviolée est, d'ailleurs, une domestique.

Edgar Degas révèle l'impressionnisme, simpleimpression, sans compréhension. On est déjàdans l'impression froide, ou chaude, maistoujours passive, contemplatrice, décadente. Onest dans la simplicité, voire le simplisme, dansl'unilatéralité. Le viol est une œuvre oscillantentre portrait fidèle d'une situation terrible,telle L'absinthe, et contemplation morbide,fascinée, simple impression.

Et on devine alors aisément le sens dutableau, simpliste et fidèle impression dusimplisme, Portraits à la Bourse (1878-1879),caricature antisémite violemment agressive. Lapersonne centrale représente un banquier enhaut de forme portant toutes les caractéristiquesphysiques des caricatures antisémites (nezcrochu, barbe fournie, teint cireux, malingre, airhautain) et courtisée par deux autres personnesen haut de forme et aux caractéristiques «aryennes » (blond, teint très blanc, bienportant) le premier lui parlant à l'oreille et lesecond lui offrant son mouchoir en soie.L'impression mise en avant par ce tableau esttrès clairement que les juifs seraient les vrais «maîtres » de la finance et que les banquierseraient « à leurs pieds ».

On voit facilement la portée idéologiqued'une telle œuvre. Edgar Degas a ici produit

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une œuvre très brutalement antisémite,conforme au niveau idéologique de la simpleimpression bourgeoise (on notera que cemanifeste antisémite voit sa dimensionfoncièrement raciste pré-nazie passée soussilence, naturellement, tant par wikipedia enfrançais que par le musée d'Orsay qui parlequant à lui de dimension « grotesque » afin demasquer la réalité.)

Edgar Degas était un fervent anti-dreyfusardet un antisémite affirmé, et cet antisémitismen'est pas un « à côté » : il est une composantede l'approche « impressionniste » du monde,incapable de saisir la société de manièrematérialiste.

Claude Monet (1840-1926) est bien sûr celuiqui a le plus poussé cette logique jusqu'au bout.Son œuvre de 1872, Impression, soleil levant, estle point de départ de l'impressionnisme commemouvement.

Mais Claude Monet a prolongé cettetendance au flou.

Et ce flou provient lui-même d'une visionunilatérale : celle portant sur la bourgeoisie.Même la vision de la nature est bourgeoise.L'impressionnisme oscille entre la photographiede la bourgeoisie et déjà le flou d'unmatérialisme se mourant. La nature elle-mêmen'existe que par la bourgeoisie :l'impressionnisme perd la dignité du réelqu'avait encore le romantisme.

La bourgeoisie ne peut qu'avoir la nostalgiede doux flou, et elle a son temple : la maison deClaude Monet à Giverny, haut lieu de pèlerinagede la bourgeoisie regrettant sa belle époque.

5. La volonté de puissance de Nietzsche

Les impressions ne pouvaient suffire à labourgeoisie : il y avait également besoin du stylede vie qui va avec, ainsi que de toute unethéorie, une « philosophie de la vie ». Cettedernière va être apportée par Wilhelm Diltheyen Allemagne et Henri Bergson en France.

Cependant, sur le plan du « style de vie », cesont Friedrich Nietzsche et Georges Sorel quivont être les grands théoriciens de l'affirmationirrationnelle du moi conquérant et violent.Comprendre Friedrich Nietzsche, c'estcomprendre globalement l'esprit irrationnel dela bourgeoisie du XIXe siècle, car son approcheest la plus caricaturale.

Aux yeux de Friedrich Nietzsche, « l’hommeest un animal dont les qualités ne sont pasencore fixées ». L'avenir sera fait par dessurhommes, fruits de la volonté, comme ilexplique dans L'Antéchrist :

« La question que je pose n'est pas desavoir quelle espèce succédera, dansl'histoire des êtres, à celle des hommes,l'homme est une fin, mais la question estde savoir quel type d'homme on doitdresser, on doit vouloir, un type qui aitune valeur plus haute, qui soit plus dignede vivre, plus sûr de l'avenir. Ce typesupérieur a déjà été souvent réalisé, maisà titre exceptionnel, par hasard, jamaispar le fait de la volonté. »

La philosophie de Friedrich Nietzsche rentredans un contexte historique bien précis. Elle estentièrement fondée sur la réfutation dusocialisme qui s'affirme à la même époque, dansla seconde moitié du XIXe siècle, maiségalement sur le rejet de l'affirmation bourgeoiseanglaise et française, contre la « belle époque »qui s'élance notamment en France.

Contre ces bourgeoisies qui prétendaient «terminer » l'histoire avec leur domination,notamment coloniale, et contre les masses quientendaient affirmer un nouveau momenthistorique, Nietzsche a affirmé l'autorité et

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l'élitisme, qualités « intrinsèquement »allemandes.

Seule une minorité pourrait s'affirmer etconquérir, conformément à l'ordre « naturel »au cœur de la réalité. Pour Friedrich Nietzsche,« Le nom précis pour cette réalité serait lavolonté de puissance ainsi désignée d'après sastructure interne et non à partir de sa natureprotéiforme, insaisissable, fluide. »

Friedrich Nietzsche est dans la droite lignedu romantisme allemand devenu réactionnaire.C'est pour cette raison qu'en France, on asouvent retenu de Friedrich Nietzsche que lesaspects anti-formels, considérant que ceux-ci seconfrontaient à la réaction, à la bourgeoisie. Or,l'absence de méthode est une méthode pourl'irrationalisme bourgeois pangermanistemilitariste.

Friedrich Nietzsche a donc réfuté la science etles masses. Il a prôné la naissance du «surhomme » utilisant des mythes, desaphorismes interprétables à volonté.

Cela pouvait sembler, vu de France et demanière idéaliste, comme une affirmationindividuelle artistique (« Il faut avoir du chaosen soi pour accoucher d’une étoile qui danse »)face à l'esprit académique prédominant enFrance depuis la monarchie absolue du XVIIesiècle.

C'est une incompréhension complète de lanature de la pensée de Friedrich Nietzsche, quiest un appel militant à l'insurrectionirrationnelle de l'individu, à l'agressivitédominatrice. Il ne faut jamais perdre de vuequ'il entend réfuter l'histoire, et ce en résumantla dimension sociale et morale à la psychologie,une psychologie censée être « allemande ».

Friedrich Nietzsche est, par là même, unpenseur très important de la période de laconstruction de la nation allemande, par laPrusse et en opposition à la démocratie,assimilée à l'envahisseur napoléonien, au «Libéralisme : autrement dit abêtissement partroupeaux ».

Dans Humain, trop humain, publié six moisavant la grande loi d'exception contre lessocialistes, première œuvre en aphorismes deFriedrich Nietzsche, celui-ci salue Voltaire, nonpas comme esprit contestataire, mais justementpour son formalisme (Voltaire était en faitsurtout un auteur de tragédies au XVIIIesiècle).

Friedrich Nietzsche explique, en grandbourgeois attaquant Jean-Jacques Rousseau aunom de Voltaire (comme on en a l'habitude chezles bourgeois par ailleurs) :

« Ce n'est pas la nature pondérée deVoltaire, amateur d'ordre, d'améliorationset de réformes, ce sont les foliespassionnées et les demi-vérités deRousseau qui ont éveillé cet espritoptimiste de la révolution, contre lequel jecrie aujourd'hui : « Écrasez l'infâme ! »C'est lui qui a refoulé pour longtempsl'esprit de la philosophie des Lumières etla théorie du développement progressif. »

Il ne faut pas considérer pour autant queFriedrich Nietzsche plaçait des considérationsévolutionnistes au sujet de l'agressivité de lavolonté de puissance.

Dans une lettre du 21 juin 1871, au baronCarl von Gersdorff, qui vient d'une des plusvieilles familles de la noblesse allemande (dontplusieurs membres feront partie de la «résistance » militaire contre Adolf Hitler dansles années 1940) et aura été son amipratiquement toute sa vie, Friedrich Nietzscheaffirme sans ambages :

« Nous pouvons reprendre espoir ! Notremission allemande demeure ! J'ai plus decourage que jamais, puisque tout n'a passombré dans la platitude judéo-française,dans ce qu'ils appellent l'élégance ou dansles agitations dévorantes du tempsprésent. Il y a encore de la bravoure, de labravoure allemande, c'est-à-dire tout autrechose que le fameux élan de nosregrettables voisins. Au-dessus du combatdes nations, nous avons vu apparaître latête d'une hydre internationale, elle s'estdressée, subite et formidable,

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

annonciatrice des luttes de l'avenir, quiseront d'une autre sorte. »

60 années plus tard, l'Allemagne dominée parles traditions aristocratiques prussiennespartiront à l'assaut du monde, afin de seprocurer un « espace vital ». Friedrich Nietzscheapparaît au début de cet élan, sa philosophieopposée au judéo-christianisme cible directementle libéralisme (en tant que français et anglais) etle socialisme, comme ennemi intérieur.

Friedrich Nietzsche est très clair à ce sujet.Dans tous ses écrits, ce sont les masses qui sontl'ennemi.

« On va voir décliner la force que noushaïssons, parce qu'elle représentel'adversaire le plus certain de touteprofondeur philosophique et de toutecontemplation artistique ; elle exprime unétat pathologique dont souffre l'âmeallemande, surtout depuis la granderévolution française, et dont lessoubresauts nerveux toujours renaissantsaffectent les natures allemandes les mieuxconstituées, pour ne rien dire de la grandemasse au sein de laquelle on retrouve cetteaffection, appelée d'un beau nomabominablement profané, « libéralisme ». »

C'est pour cette raison, sur la base de sathéorie de la volonté de puissance commenaturelle, que Nietzsche regrette la modificationde « l'instinct » des ouvriers. Dans leCrépuscule des idoles, il explique longuementson point de vue :

« La question ouvrière. — C’est la bêtise,ou plutôt la dégénérescence de l’instinctque l’on retrouve au fond de toutes lesbêtises, qui fait qu’il y ait une questionouvrière. Il y a certaines choses surlesquelles on ne pose pas de questions :premier impératif de l’instinct. — Je nevois absolument pas ce qu’on veut faire del’ouvrier européen après avoir fait de luiune question. Il se trouve en beaucouptrop bonne posture pour ne point «questionner » toujours davantage, et avectoujours plus d’outrecuidance. En fin de compte, il a le grand nombrepour lui. Il faut complètement renoncer à

l’espoir de voir se développer une espèced’homme modeste et frugale, une classequi répondrait au type du Chinois : etcela eût été raisonnable, et auraitsimplement répondu à une nécessité. Qu’a-t-on fait ? — Tout pour anéantir enson germe la condition même d’un pareilétat de choses, — avec une impardonnableétourderie on a détruit dans leurs germesles instincts qui rendent les travailleurspossibles comme classe, qui leur feraientadmettre à eux-mêmes cette possibilité. On a rendu l’ouvrier apte au servicemilitaire, on lui a donné le droit decoalition, le droit de vote politique : quoid’étonnant si son existence lui apparaîtaujourd’hui déjà comme une calamité(pour parler la langue de la morale,comme une injustice —) ? Mais que veut-on ? je le demande encore.Si l’on veut atteindre un but, on doit envouloir aussi les moyens : si l’on veut desesclaves, on est fou de leur accorder ce quien fait des maîtres. — »

Voilà le véritable fondement de la démarchede Friedrich Nietzsche : prôner un héroïsme,forcément aristocratique, forcément aux dépensdes faibles, c'est-à-dire élaborer un style de vieadapté aux exigences impérialistes naissant enAllemagne à ce moment-là.

Friedrich Nietzsche préfigure littéralement lestyle de la SS, la barbarie raffinée. Le mal et lebien disparaissent, au profit du dépassement desoi-même, par la volonté.

Voici sa conception, expliquée dans LaGénéalogie de la morale (les termes soulignés lesont par nous) :

« La réponse rigoureusement exacte, lavoici : ce méchant est précisément le «bon » de l’autre morale, c’est l’aristocrate,le puissant, le dominateur, mais noirci, vuet pris à rebours par le regard venimeuxdu ressentiment. Il est ici un point que nous serons lesderniers à vouloir contester : celui qui n’aconnu ces « bons » que comme ennemisn’a certainement connu que des ennemisméchants, car ces mêmes hommes qui,inter pares, sont si sévèrement tenus dansles bornes par les coutumes, la vénération,l’usage, la gratitude et plus encore par lasurveillance mutuelle et la jalousie — etqui, d’autre part, dans leurs relationsentre eux se montrent si ingénieux pour

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tout ce qui concerne les égards, l’empiresur soi-même, la délicatesse, la fidélité,l’orgueil et l’amitié, — ces mêmeshommes, lorsqu’ils sont hors de leurcercle, là où commencent les étrangers («l’étranger »), ne valent pas beaucoupmieux que des fauves déchaînés. Alors ils jouissent pleinement del’affranchissement de toute contraintesociale, ils se dédommagent dans lescontrées incultes de la tension que faitsubir toute longue réclusion, toutemprisonnement dans la paix de lacommunauté, ils retournent à la simplicitéde conscience du fauve, ils redeviennentdes monstres triomphants, qui sortentpeut-être d’une ignoble série de meurtres,d’incendies, de viols, d’exécutions avecautant d’orgueil et de sérénité d’âme ques’il ne s’agissait que d’une escapaded’étudiants, et persuadés qu’ils ont fourniaux poètes ample matière à chanter et àcélébrer. Au fond de toutes ces racesaristocratiques, il est impossible de ne pasreconnaître le fauve, la superbe bruteblonde rôdant en quête de proie et decarnage ; ce fond de bestialité cachée abesoin, de temps en temps, d’un exutoire,il faut que la brute se montre de nouveau,qu’elle retourne à sa terre inculte ; —aristocratie romaine, arabe, germaniqueou japonaise, héros homériques, vikingsscandinaves — tous se valent pour ce quiest de ce besoin. Ce sont les races nobles qui ont laissél’idée de « barbare » sur toutes les tracesde leur passage ; leur plus haut degré deculture en trahit encore la conscience etmême l’orgueil (par exemple quandPériclès dit à ses Athéniens dans safameuse Oraison funèbre : « Notre audaces’est frayé un passage par terre et parmer, s’élevant partout d’impérissablesmonuments, en bien et en mal. »). Cette « audace » des races nobles, audacefolle, absurde, spontanée ; la nature mêmede leurs entreprises, imprévues etinvraisemblables — Périclès célèbresurtout la des Athéniens — ;ῥαθυμίαleur indifférence et leur mépris pourtoutes les sécurités du corps, pour la vie,le bien-être ; la gaieté terrible et la joieprofonde qu’ils goûtent à toutedestruction, à toutes les voluptés de lavictoire et de la cruauté : — tout cela serésumait pour ceux qui en étaient lesvictimes, dans l’image du « barbare », de« l’ennemi méchant », de quelque chosecomme le « Vandale ». La méfiance profonde, glaciale, quel’Allemand inspire dès qu’il arrive aupouvoir — et il l’inspire une fois de plusde nos jours — est encore un contrecoupde cette horreur insurmontable que

pendant des siècles l’Europe a éprouvéedevant les fureurs de la blonde brutegermanique (— quoiqu’il existe à peine unrapport de catégories, et encore moins uneconsanguinité entre les anciens Germainset les Allemands d’aujourd’hui). »

Parallèlement aux impressions dunaturalisme et de l'impressionnisme, puis dubergsonisme en France, Friedrich Nietzscheformule l'irrationalisme bourgeois dans saversion allemande.

6. La « philosophie de la vie » deDilthey et Bergson

Le vitalisme est au cœur de la réflexionbourgeoise. Deux philosophes vont établir unebase idéologique : Wilhelm Dilthey et HenriBergson (Friedrich Nietzsche et Georges Sorel enétablissant un style).

Grand-croix de la Légion d’honneur, PrixNobel en 1927, statistiquement l’auteur le plusdonné au baccalauréat, Henri Bergson est lafigure de proue de l’idéalisme français.

Charles Péguy, l'écrivain réactionnaire qui aété son disciple, résume ainsi sa manière de voirles choses :

« La méthode bergsonienne revientessentiellement à remonter vivement unepente, et à la faire remonter vivement àl’homme et à l’esprit. Dans le sens où lecartésianisme a consisté à remonter lapente du désordre, dans le même sens lebergsonisme a consisté à remonter lapente du tout fait… Il y a certainementdans le bergsonisme comme unacharnement qu’il n’y a pas dans lecartésianisme… »

(Note sur M. Bergson et la philosophiebergsonienne)

Henri Bergson est en fait l’équivalent françaisde Sigmund Freud en Autriche et de FriedrichNietzsche en Allemagne. Lui aussi s’intéresse àla conscience, seulement ses réponses à lui sont

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

adaptées, non pas à la déchéance de l’Autricheet à la culture viennoise décadenteapocalyptique, ou bien à l'Allemagne mobiliséepour rattraper son absence de colonies, maisbien à la France bourgeoise, celle qui a suécraser la Commune et maintenir bien haut ledrapeau de la propriété privée.

Henri Bergson s’intéresse donc à desquestions philosophiques abstraites, idéalistes :où se conservent les souvenirs et comment seforment-ils ? L’âme survit-elle au corps ? Latélépathie fonctionne-t-elle ? Quel est lemécanisme du rêve ? Quelle est la valeurphilosophique du mysticisme ? Quelles sont noshabitudes mentales ?

La bourgeoisie française a mis en avant, avecHenri Bergson, sa version « nationale » del’irrationnel, qui pour des raisons historiques esttrès différent de l’irrationalisme allemand. Il està ce titre essentiel de voir que le seul véritablepenseur communiste en France, GeorgesPolitzer, d’origine hongroise, est le principalcritique du bergsonisme.

Georges Politzer, dans L’obscurantisme auXXe siècle, où il critique le théoricien naziAlfred Rosenberg, rattache même ce dernier àHenri Bergson :

« Parlant à l’académie des sciencesmorales et politiques, le 21 janvier 1919,M. Bergson, le philosophe antirationalistequi vient de mourir, disait à propos de laguerre de 1914-1918 : D’un côté, c’était laforce étalée en surface, de l’autre la forceen profondeur. D'un côté, le mécanisme, la chose toutefaite qui ne se répare pas elle-même ; del'autre, la vie, puissance de création qui sefait et se refait à chaque instant. Alors la force en profondeur, la vie, lapuissance de création, c'étaitl'impérialisme français. M. Rosenberg (qui aime décidément lesauteurs non aryens) accomplit une fois deplus « une révolution scientifique commela découverte de Copernic il y a 400 ans »et recopie Bergson. »

Georges Politzer a bien constaté que René

Descartes amène à Karl Marx, si l’on abandonnepas le matérialisme, qu'on ne sombre pas dansune vision bourgeoise « mécanique ». Il a bienvu qu'Henri Bergson est à l’opposé le théoricienpar excellence de la France bourgeoisepostérieure à la Commune de Paris, la Franceréactionnaire de la petite propriété et de lafranc-maçonnerie, la France du positivisme, etque par conséquent il était logique que lesidéologues fascistes puisent allègrement dansHenri Bergson.

Henri Bergson opposait en effet « intelligence» et « intuition ». L’une de ses grandes notionsest la force vitale créatrice profonde. HenriBergson considère que :

« il y a déjà quelque chose de quasi divindans l’effort, si humble soit-il, d’un espritqui se réinsère dans l’élan vital,générateur des sociétés qui sontgénératrices d’idées. »

L’intuition est au cœur de l’irrationnel.L’irrationalisme de l’époque impérialiste abesoin de liquider la réalité. En France, HenriBergson en est le principal artisan, la figuremétaphysique – catholique, l’inventeur de la «philosophie de la vie » à la française.

Il affirme que le temps tel qu’il est défini parla science est insuffisant et qu’il faut valoriser la« durée » telle qu’elle est comprise par laconscience. Ce qui compte n’est donc pour cetidéalisme pas seulement la réalité, mais aussi etsurtout « autre chose ». Selon Henri Bergson,

« Il y a des choses que l’intelligence seuleest capable de chercher, mais que, parelle-même, elle ne trouvera jamais. Ceschoses, l’instinct seul les trouverait ; maisil ne les cherchera jamais. »

C’est la base de l’irrationalisme de l’époqueimpérialiste : d’un côté, le sens pratique pour laréalité matérielle (ce qu'Henri Bergson appelle «intelligence »), de l’autre l’irrationalisme pour laconscience (ce qu’il appelle « intuition »). Pour

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Henri Bergson

« L’intelligence, dans ce qu’elle a d’inné,est la connaissance d’une forme, l’instinctimplique celle d’une matière. »

On a ici un vitalisme à la française. HenriBergson est le Friedrich Nietzsche français. Lepoint culminant de cet irrationalisme est alorslogiquement l’« élan vital », que Henri Bergsondéfinit comme « force créant de façonimprévisible des formes toujours plus complexes» – ce qui est exactement la prétention del’impérialisme, car celui-ci prétend être « génial», être porté par les « génies ».

Henri Bergson explique cela très clairement :

« Quant à l’invention proprement dite, quiest pourtant le point de départ del’industrie elle-même, notre intelligencen’arrive pas à la saisir dans sonjaillissement, c’est-à-dire dans ce qu’elle ad’indivisible, ni dans sa génialité, c’est-à-dire dans ce qu’elle a de créateur. L’expliquer consiste toujours à larésoudre, elle est imprévisible et neuve, enéléments connus ou anciens, arrangés dansun ordre différent. L’intelligence n’admetpas plus la nouveauté complète que ledevenir radical. C’est dire qu’ici encoreelle laisse échapper un aspect essentiel dela vie, comme si elle n’était point faitepour penser un tel objet. »

Le romantisme de l’époque impérialisteconsiste précisément en cet irrationalismeconsistant que le « devenir radical » n’est passaisissable par la pensée – c’est-à-dire par lathéorie, c’est-à-dire par le Parti Communiste,par la Pensée synthétisant la réalité, en tant quereflet du mouvement dialectique de la matièreéternelle.

Pour Henri Bergson, la réalité est à la foismatière et esprit, nous apparaissant comme «perpétuel devenir ». Henri Bergson est en fait àl’origine d’une métaphysique moderne, séparantl’âme et le corps :

« L’intelligence est caractérisée par uneincompréhension naturelle de la vie. C’estsur la forme même de la vie, au contraire,qu’est moulé l’instinct. Tandis quel’intelligence traite toutes chosesmécaniquement, l’instinct procède, si l’onpeut parler ainsi, organiquement. Si laconscience qui sommeille en lui seréveillait, s’il s’intériorisait enconnaissance au lieu de s’extérioriser enaction, si nous savions l’interroge et s’ilpouvait répondre, il nous livrerait lessecrets les plus intimes de la vie. »

Henri Bergson est le théoricien de la «philosophie de la vie », forme idéaliste del’époque impérialiste, dans le cadre ducapitalisme en France. Voilà pourquoi GerogesPolitzer lui a consacré un document fameux enson époque, La fin d’une parade philosophique :le bergsonisme.

Georges Politzer critique évidemmentl’idéalisme d'Henri Bergson, mais à l’époque ilétait clair de ce que représentait Henri Bergson.

Lorsque Geroges Politzer dit :

« La philosophie de M. Bergson a toujoursété l’alliée zélée de l’État et de la classedont il est l’instrument »

il répond directement à ce qu’est HenriBergson politiquement, comme lorsque ce favoride la bourgeoisie dit de manière chauvine :

« Le rôle de la France dans l’évolution dela philosophie moderne est bien net: laFrance a été la grande initiatrice, et elleest restée perpétuellement inventive,semeuse d’idées nouvelles. Ailleurs, sansdoute, ont surgi également des philosophesde génie; mais nulle part, il n’y a eu,comme en France, continuitéininterrompue de création philosophiqueoriginale. Ailleurs, on a pu aller plus loindans le développement de telle ou telleidée, construire plus systématiquementavec tels matériaux, donner plusd’extension à telle ou telle méthode; maisbien souvent les matériaux, les idées, laméthode étaient venus de France, peut-être sans que l’on gardât la mémoire deleur authentique origine. »

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

Georges Politzer a, avec son analyse, menél’étude d'Henri Bergson d’un point de vuecommuniste, suivant les principes léninistes dela polémique contre les ennemis du peuple. Il lecritique non pas simplement théoriquement,mais pour ce qu’il est politiquement, pour ce àquoi il sert.

Henri Bergson a été le théoricien du « droit »français contre la « force » allemande, et c’esten ce sens qu’il devait être critiqué, non pasabstraitement, mais concrètement. L’œuvred'Henri Bergson est un mélange demétaphysique et de psychologie, sa fonction estanti-matérialiste à l’époque du matérialismehistorique et dialectique, et voilà pourquoiGeorges Politzer ne s’est pas contenté decritiquer le bergsonisme, il l’a replacé dans sonépoque et il l’a évalué comme étant exactementla philosophie des classes dominantes avantqu’elles ne passent dans le camp du fascisme.

Georges Politzer constate que :

« Il faut maintenant à la bourgeoisie despoètes et des penseurs qui organisentdirectement ses mots d’ordre, qui soufflentdirectement la flamme de sa rage. Lalangue des intellectuels devra lécherdirectement les fusils, les mitrailleuses, lescanons. Les « intellectuels » eux-mêmesdevront cracher des obus, expirer des gazet, qui sait, accoucher d’avions, ou desous-marins. Ils devront être aux côtés dela jeunesse bourgeoise que le fascismeorganise pour la dictature blanche. Ilsdevront promener devant ses yeux toutesles traditions et toutes les valeursinhumaines et sanguinaires. »

Il est intéressant de voir que justement enAllemagne, le philosophe Wilhelm Dilthey sesitue strictement parallèlement à Henri Bergson.

Wilhelm Dilthey (1873-1911), qui estpratiquement inconnu en France, est le principallien entre le romantisme allemand et le vitalismede la fin du XIXe siècle et du début du XXesiècle, dont les principales figures sont HenriBergson et Georges Sorel en France, FriedrichNietzsche et Georg Simmel en Allemagne,Sigmund Freud en Autriche, Filippo Tommaso

Marinetti et Benito Mussolini en Italie.

La philosophie de la vie de Wilhelm Diltheyest directement née contre la pensée de GeorgWilhelm Friedrich Hegel, elle est trèsexactement son pendant irrationnel : là où KarlMarx reprendra Georg Wilhelm Friedrich Hegel,la « philosophie de la vie » inverse toutes lesvaleurs hégéliennes, en allant encore plus loinque Emmanuel Kant dans l’idéalisme, en faisantbasculer l’idéalisme bourgeois en irrationalismefasciste.

La pensée de Wilhelm Dilthey est à la croiséede la philosophie, de la psychologie, de l’histoireet de la sociologie. Lui-même n’a jamais élaboréde distinctions pratiques entre ces domaines,voilà pourquoi sa pensée fut si influente, mais safigure peu connue au-delà des théoriciensbourgeois, principalement en Allemagne où ilreste une figure incontournable.

Mais Wilhelm Dilthey joue un rôle essentielpour la pensée bourgeoise de toute l’Europeparce qu’il a permis sur le plan théoriquel’apparition de tous les auteurs anti-matérialistes, mettant de côté la réalitématérielle pour considérer que ce qui estessentiel se passe purement et simplement àl’intérieur de l’être humain.

Si Friedrich Nietzsche a pu avoir du succèsavec sa thèse néo-romantique d’un surhommemuni d’une volonté de puissance, si SigmundFreud a pu mettre en avant un être humainconsistant simplement en des « pulsions »associées à un « moi », c’est grâce à WilhelmDilthey, qui a donné ses « lettres de noblesse »à la « philosophie de la vie ».

Pour Wilhelm Dilthey, il n’y a en fait que desindividus. Il n’y a pas de classe sociale, ni mêmede réalité matérielle. Sa pensée est ainsistrictement opposée au marxisme, premièreétape du marxisme-léninisme-maoïsme et déjàélaborée à cette époque. Cette période était defait déjà caractérisée par la lutte des classes duprolétariat.

Partant de là, Wilhelm Dilthey a dû chercher

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un pendant aux classes sociales pour expliquerles mouvements historiques. Là est l’intérêt deWilhelm Dilthey pour la bourgeoisie : il n’y apas la négation de l’histoire, pas de grandesenvolées lyriques comme en fera FriedrichNietzsche, mais une lecture bourgeoise placide,pseudo-scientifique et en fait irrationnelle desphénomènes historiques.

Wilhelm Ditlhey a donc élaboré une nouvellefigure : celle de l’être « individuel », qui est seulau monde (et qui dans le vitalisme deviendra «inadapté », en permanence à la recherche de lui-même, de sa vie intérieure, etc.). Selon lui, toutindividu forme une « unité de viepsychophysique », dont l’existence dépend deconditions sociales données. C’est le principe dela « philosophie de la vie ».

L’être humain n’est pas considéré à part,abstraitement, comme étant malgré lui enrelation avec le monde et comme devant trouver(ou pas) un « modus vivendi », une manière devivre avec les autres. C'est là est l’intérêtpratique pour la bourgeoisie soucieuse demobiliser les éléments de sa classe tombés endécadence : pour Wilhelm Dilthey, l’être humainest forcément individuel et lié organiquement àla société.

C’est très exactement la pensée libérale danssa version moderne et Benito Mussolini ne dirapas autre chose :

« L’État est l’absolu devant lequel lesindividus et les groupes ne sont que lerelatif. Le libéralisme niait l’État dansl’intérêt de l’individu, le fascisme réaffirmel’État comme la véritable réalité del’individu. »

Wlihelm Dilthey considère que le monde «extérieur » à l’individu n’existe que de lamanière où l’individu non pas le perçoit, mais le« ressent ». Wilhelm Dilthey est le théoricien dumonde comme « ressenti ».

La réalité n’existe que parce qu’elle « passe »dans la conscience de l’individu, elle se

synthétise dans la conscience, dans la pensée dela personne. La « connaissance » est chezWilhelm Dilthey un mélange de souvenir,d’introspection, de conceptualisation, dejugement, de rêve, d’intuition, de jugement,d’attention, de compréhension, etc. bref de l’«intériorité subjective ». C’est l’idéalisme duromantisme expliqué de manière « scientifique ».

Wilhelm Dilthey est ainsi le théoricien del’irrationalisme et du subjectivisme. Si l’on suitWilhelm Dilthey, la seule chose qui existevraiment est l’individu, la réalité venants’ajouter à l’individu, pour n’avoir de valeurqu’en étant « ressenti ».

C’est très précisément le socle del’irrationalisme de type fasciste, qui est en faitun « historicisme » où l’individu, tel Conan lebarbare, affronte la vie pour se réaliser lui-même, la réalité n’ayant de sens que par rapportà lui (d’où dans Conan le barbare, publié en1932, l’existence de « réalités » se superposant :telle ethnie ayant tel Dieu, telle autre une autrevision du monde et un autre Dieu, le toutcohabitant, la magie côtoyant la force, leraffinement la brutalité, etc., ou bien la figuredu personnage de bande dessinée CortoMaltese : « Avant tout, sache que je ne crois pasaux principes. Ce qui peut te sembler juste,pour moi peut être une erreur. Et ainsi, demorales il y en a plusieurs. » dans Sous le signedu Capricorne, etc.).

Wilhelm Dilthey explique ainsi que :

« La vie même, le fait de vivre, au-delàduquel je ne puis remonter, contient desenchaînements au contact desquelss’explicitent toute expérience et toutepensée. Voilà le point qui décide de lapossibilité de la connaissance. C’estseulement parce que la vie et l’expériencecontiennent tout l’enchaînement quiapparaît dans les formes, les principes etles catégories de la pensée ; c’estseulement parce que cet enchaînementpeut être décelé analytiquement dans lavie et l’expérience – qu’il y a uneconnaissance de la réalité. »

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

Ainsi, selon la philosophie de la vie, il nepeut pas y avoir de « grandes théories », il fauts’appuyer sur la vie pratique menée par unindividu consistant justement en une «conscience », c’est-à-dire le « vécu ». C’estcomme si le monde n’existait que par chaqueindividu, chacun consistant en une sorte dedemi-dieu. Tel Conan le barbare, l’individu deWilhelm Dilthey vit dans le combat :

« La volonté, la lutte, le travail, le besoin,la satisfaction sont les élémentssubstantiels, qui reviennent toujours etconstituent l’ossature des faits de pensée. »

Chez Wilhelm Dilthey, l’histoire a ainsi unedimension psychologique. De la même manière,Benito Mussolini expliquera que le fascisme,c’est « le refus de la vie facile », rejoignantclairement Wilhelm Dilthey pour qui

« Toute véritable conception du monde estune intuition qui naît de l’être-dans-la-vie. »

On retrouve la même dimensionpsychologique dans nombre de courants petit-bourgeois, tel l’anarchisme individualiste,nihiliste et « illégaliste » (« Dans un mondesans aventure, la seule aventure c’est de ledétruire ») de la même époque.

La vie devient un phénomène non pascompris de manière matérialiste, mais demanière idéaliste, non pas en considérant qu’il ya des droits et devoirs (ainsi, par rapport auxêtres vivants et la planète), mais en s’octroyantdes possibilités individuelles égoïstes.

Chaque individu, séparément mène « sa »bataille. Voilà pourquoi le fascisme peutprétendre mettre en avant simultanémentplusieurs combats contradictoires (la « paix »entre les « ethnies » et en même tempsl’expansionnisme et la guerre, le culte de laviolence urbaine et en même temps le

raffinement aristocratique, la fascination pourles drogues et l’alcool et en même tempsl’attitude straight edge, etc.).

Le fascisme n’a pas besoin de programme – ilest le programme, en tant que mouvement. KarlMarx disait que le communisme est lemouvement réel qui abolit l’état actuel deschoses, et le fascisme se met en avant commefaux communisme, tourné non pas vers lesmasses mais vers une pseudo libérationindividuelle.

Voilà pourquoi Wilhelm Dilthey explique : «On ne peut traîner la vie devant le tribunal dela raison » : la vie est un horizon métaphysique,quelque chose d’incompréhensible, mais qu’onpeut par contre décrire en s’appuyant surl’histoire des faits et des phénomènes, voilàpourquoi il dit « Qu’est-ce que la Vie ! C’estl’histoire qui doit nous l’apprendre. Et celle-cin’a pas d’autre élément que la vie. » La voiepour une interprétation « vitaliste » desévénements était ouverte.

La pensée de Wilhelm Dilthey revient à nierla réalité matérielle, où se déploie la vie. Selonle marxisme-léninisme-maoïsme, les êtreshumains sont vivants, mais ne vivent pas demanière abstraite en s’appuyant sur une «nature humaine » (qui, pour Wilhelm Dilthey, «est toujours la même »), bien au contraire : lesêtres humains sont de la matière vivante, car laréalité, ce n’est pas la « vie » priseabstraitement, mais la vie en tant quemouvement : celui éternel de la matière enincessante transformation dialectique et allantau communisme.

Au moment où Wilhelm Dilthey exprime sonnihilisme, Karl Marx et Friedrich Engelsaffirment le matérialisme dialectique.

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7. Cézanne, Van Gogh, Munch et lesubjectivisme

Le développement toujours plus grand dusubjectivisme au sein de la bourgeoisie devaitnécessairement amener l'implosion del'académisme et l'apparition de courantscélébrant le subjectivisme, le pur moi bourgeois,comme dépassement impressionniste del'impressionnisme lui-même.

C'est là qu'on trouve historiquement PaulCézanne (1839 - 1906), qui est un ami d'enfanced'Emile Zola (qui le poussera par ailleurs às'installer à Paris), et le néerlandais VincentWillem Van Gogh (1853 - 1890), deux peintresréprouvés par leur époque, mais qui vont êtredes moteurs de la modernité bourgeoise.

Les deux peintres ont en commun, également,d'être lié à Auvers-sur-Oise, dans le nord deParis, source d'inspiration impressionniste enraison de la luminosité particulière prétexte àtout un jeu de couleurs pour donner des formesparticulières, ce que Paul Cézanne appelait «trouver les volumes ».

Voici les tableaux La plaine près d'Auvers deVincent Van Gogh, et Paysage d'Auvers de PaulCézanne, cette dernière œuvre faisant partie dela première exposition collective desimpressionnistes, dans l'atelier du photographeNadar en 1874.

Aux yeux de Paul Cézanne, « quand lacouleur est à sa puissance, la forme est à saplénitude », c'est-à-dire qu'il célèbrel'impression par l'intermédiaire de la tonalité.La forme, le dessin en tant que tel, passe sur unplan totalement secondaire.

Paradoxalement, le peintre décadent SalvadorDali a compris la signification de cela. CarSalvador Dali était un surréaliste, il plaçait laréalité sur un autre plan – celle du rêve – maisil reconnaissait la réalité en tant que forme.Salvador Dali affirmait la possibilité de dessinerla réalité, de la montrer.

Or, avec Paul Cézanne, la réalité devient un« ton » permettant d'en saisir l'impression, cequi s'oppose à la démarche de Salvador Dali.C'est pourquoi ce dernier a pu dire dans uneinterview donnée en 1971 :

« Le peintre le plus mauvais de la Frances'appelle Paul Cézanne, c'est le plusmaladroit, le plus catastrophique, celuiqui a plongé l'art moderne dans la m...qui est en train de nous engloutir... »

En effet, avec la dissolution de la forme, seulcompte le ton : on a là le début de la démarchequi précipite vers l'abstraction, vers l'artcontemporain. C'est pour cette raison que lescubistes se revendiqueront de Paul Cézanne : illeur a ouvert la voie.

Paul Cézanne, c'est le début de l'annonce dusuicide de la possibilité même de lareprésentation. Voici Mont Sainte-Victoire dePaul Cézanne, et La Chambre à coucher deVincent Van Gogh.

Ce suicide est bien sûr représenté de lamanière la plus connue par Le cri, du norvégienEdvard Munch. Il n'est pas difficile de voir lamême tendance de fond que dans l’œuvre deVincent Van Gogh intitulée Portrait du DrGachet avec branche de digitale.

Voici Les Paveurs (« Les Grands Platanes »)de Vincent Van Gogh, Château Noir de PaulCézanne, ainsi que des portraits réalisés parEdvard Munch de Friedrich Nietzsche et AugustStrindberg.

Voici, de Vincent Van Gogh, Maison sous unciel nocturne et Terrasse du café le soir,

On voit aisément qu'ici est suiviel'orientation de Paul Cézanne, pour qui

« L'artiste n'est qu'un réceptacle desensations »

« toute sa volonté doit être de silence »

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

On comprend également la fascination pourl'Oise ou la Provence : le rapport à la nature esttotalement biaisée, il est intégré dans leprocessus d'accumulation capitaliste. Le titreexact à l'origine du tableau d'Edvard Munch estd'ailleurs Le cri de la nature, en allemand etnon en norvégien (« Der Schrei der Natur »).

Dans une page dans son journal intitulé Nice22.01.1892, Edvard Munch raconte justement :

« Je marchais le long d'un chemin avecdeux amis, le soleil se couchait, tout àcoup le ciel est devenu rouge sang, mesentant épuisé, je m’arrêta et me penchasur la clôture, il y avait du sang et deslangues de feu au-dessus du fjord bleu-noiret de la ville, mes amis marchaient, et jerestais là tremblant d'anxiété, et je sentaisun cri infini qui passait à travers cettenature. »

Voici d'autres tableaux similaires dansl'esprit, d'Edvard Munch : Désespoir, Désespoir,Anxiété, Le cri (en lithographie), une autreversion du Cri (la seule avec un personnagepenché sur le pont).

Depuis le Cri d'Edvard Munch jusqu'ausuicide de Vincent Van Gogh, en passant parl'effondrement pictural de Paul Cézanne, onretrouve le subjectivisme bourgeois se libérant,s'affirmant, aux dépens de la réalité et de larationalité.

8. Georges Sorel et le subjectivismesyndicaliste révolutionnaire

La situation du mouvement ouvrier en Franceà la fin du XIXe siècle et au début du XXesiècle se caractérise par un énorme retardidéologique et culturel en comparaison avec lesclasses ouvrières d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie.

Dans ces deux derniers pays, la social-démocratie est fermement ancrée sur le terraindu marxisme ; elle possède de solides traditions,elle a réussi à former de nombreux cadres, etelle est capable de mener tant des discussions dehaut niveau que des productions idéologiques etculturelles dans le prolongement du marxisme.

Il n'y a rien de cela en France, et c'était déjàvrai à l'époque de Karl Marx. Son ami FriedrichEngels raconte ainsi :

« Ce que l'on appelle « marxisme » enFrance est certes un article tout spécial,au point que Marx a dit à Lafargue : « Cequ'il y a de certain, c'est que moi je nesuis pas marxiste ». »

(Friedrich Engels, Lettre à E. Bernsteindu 2 novembre 1882)

Le problème fondamental est que du côtéfrançais, on considère que Karl Marx a apportéune méthode pour saisir l'économie, et rien deplus. Il y a une méconnaissance complète de ladialectique de la nature et une négation ducaractère scientifique du marxisme.

En France, la social-démocratie se construiten dehors de la connaissance approfondie dumarxisme, et qui est plus elle réduit le marxismeaux écrits de Karl Marx concernant l'économieet l'histoire.

C'est ici que Georges Sorel a joué un rôleessentiel, car c'est lui qui a massivementinfluencé et déformé la réception du marxismeen France, depuis l'extérieur de la social-

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démocratie.

La social-démocratie française se construit,en effet, notamment avec Jean Jaurès, sur labase du réformisme social. Elle n'apporte pas devision du monde organisée à prétentionscientifique, elle ne prétend pas organiser larévolution sociale de manière complète etabsolue. Le marxisme apparaît dans ce cadrecomme une « morale », un « appel », une «contribution » au mouvement socialiste,nullement comme une science.

Georges Sorel apparaît alors comme le «représentant » du marxisme, mais il prend enréalité le chemin inverse de celui de Lénine.Alors que ce dernier affirme qu'il faut suivre lesenseignements de Friedrich Engels et que « lathéorie de Marx est toute-puissante parce qu'elleest vraie », Sorel réfute totalement cela.

Georges Sorel affirmait par exemple :

« Ne conviendrait-il pas de supprimercette expression : la dialectique, et tout cequi se rapporte à la négation de lanégation. » Lettre à Benedetto Croce, 27 déc. 1897

Dans la même lettre, Georges Sorelexpliquait :

« Il me paraît certain qu'Engels a plusd'une fois fait dévier l'interprétationvraiment scientifique de la pensée de Marx; il me paraît que cela tient à ce qu'Engelsn'avait qu'une préparation philosophiquegénérale, celle de l'enseignementsecondaire [...] Il a beaucoup contribué à lancer lematérialisme dans la voie del'évolutionnisme et à en faire unedogmatique absolue fondée sur desconstatations empiriques peu critiques :c'est ainsi qu'il a introduit la notion defacteur décisif [...] qu'il a exposé l'histoirecomme une évolution fatale, qu'il abrouillé les idées des socialistes avec seshypothèses empruntées à Morgan,hypothèses qui n'ont aucun intérêt et quisont en contradiction avec ce qu'on sait deplus exact sur les institutions primitives[...]. Plus d'une fois il a été ainsi amené àformuler des paradoxes que les marxistes

ont transformé en dogmes indiscutables »

Georges Sorel refuse le marxisme en tant quescience, et cela sera la conception dominante enFrance. A ses yeux :

« Faute d'avoir pu justifier sa suppositionfondamentale, Marx ne peut passersûrement de la théorie abstraite de lavaleur et de la plus-value aux phénomènes: il peut seulement apporter deséclaircissements dans une certaine mesuremais d'une manière éloignée. On pourraitcontester qu'il puisse jamais expliquer ausens scientifique du mot. »Sur la théorie marxiste de la valeur, 1897

Le marxisme est ainsi un simple « outil »,comme un autre. Pour Georges Sorel, l'idéologiene synthétise pas le mouvement de la matièreéternelle.

Comme il l'explique :

« Je ne suis pas de ceux qui pensent queles transformations du monde doivent êtredes applications de théories, fabriquéespar des philosophes ; mais il me sembleque si l'on réfléchit un peu sur l'histoiremoderne on reconnaît facilement la véritédu principe suivant ; une révolution neproduit des changements profonds,durables et glorieux, que si elle estaccompagnée d'une idéologie dont lavaleur philosophique soit proportionnée àl'importance matérielle desbouleversements accomplis. Cette idéologie donne aux acteurs dudrame la confiance qui leur est nécessairepour vaincre. Elle élève une barrièrecontre les tentatives de réaction que desjuristes et des historiens préoccupés derestaurer les traditions rompues viendrontpréconiser ; enfin elle servira à justifierplus tard la révolution qui apparaîtragrâce à elle comme une victoire de laraison réalisée dans l'histoire. »

Mes raisons du syndicalisme, 1910

Georges Sorel ne révise cependant pas lemarxisme, car il n'y a rien à réviser en France.Le marxisme est d'ailleurs pratiquementinconnu. Le livre I du Capital a d'abord été

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

publié en 1872-1875, La guerre civile en Franceen 1872, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte en1891, Critique de la philosophie du droit deHegel ainsi que le Manifeste du particommuniste en 1895, la Contribution à lacritique de l’économie politique et Salaires, prix,profits, en 1909.

Du côté de Friedrich Engels, Socialismeutopique et socialisme scientifique a été publiéen 1880, L’origine de la famil le, de la propriétéprivée et de l’État en 1893, Ludwig Feuerbach etla fin de la philosophie classique al lemande et enappendice Notes de Karl Marx sur Feuerbach en1901.

[A titre d'exemple, le projet de GrandeÉdition de Marx et d'Engels, devant publiertous les écrits de Karl Marx et Friedrich Engels,sous forme papier et électronique, a capoté en2012, ne publiant en quatre ans que deux petitslivres.]

Il n'y a ainsi pas de littérature fondée en tantque tel sur le marxisme. En France, il est piochédans le marxisme, soit dans une versionmoraliste avec Jean Jaurès, soit dans un grandbricolage comme avec Georges Sorel.

Ce qui a fait en effet la gloire de GeorgesSorel, c'est qu'il a essayé d'assumer le niveauthéorique du marxisme, mais en développant sapropre théorie, fondée sur les mythes commefacteurs mobilisateurs. Et Georges Sorel a été leseul théoricien à affirmer que le marxisme étaitutile en tant que tel, à condition bien entendude rentrer dans son propre système de pensée.

Georges Sorel commença ainsi dans le campsocialiste, se voulant un « adepte » dumarxisme tel que lui-même l'avait compris, pourdevenir ensuite le théoricien du refus de lapolitique au nom du « syndicalismerévolutionnaire », pour finir par appeler aucombat contre la « démocratie » et la formationd'une « république aristocratique ».

Voici, par exemple, comment Georges Sorelinterprète Karl Marx en l'intégrant à sa propreconception personnelle des mythes mobilisateurs

: « L'avant-dernier chapitre du premiervolume du Capital ne peut laisser aucundoute sur la pensée intime de Marx :celui-ci représente la tendance générale ducapitalisme au moyen de formules quiseraient, très souvent, fort contestables, sion les appliquait à la lettre auxphénomènes du temps et, à plus forteraison, aux phénomènes actuels ; onpourrait dire et on a dit que lesespérances révolutionnaires du marxismeétaient vaines puisque les traits de cetableau avaient perdu de leur réalité. On a versé infiniment d'encre à propos decette catastrophe finale qui devait éclaterà la suite d'une révolte des travailleurs. Ilne faut pas prendre ce texte à la lettre ;nous sommes en présence de ce que j'aiappelé un mythe social ; nous avons uneesquisse fortement colorée qui donne uneidée très claire du changement, mais dontaucun détail ne saurait être discutécomme un fait historique prévisible. »

La Décomposition du marxisme, 1907

Georges Sorel ne croit pas au caractèrescientifique du marxisme, selon lui

« on doit repousser énergiquement desétudes historiques la terminologie marxistede la nécessité »

Préface à Edwin Seligman,L'interprétation économique de l'histoire,

1911

Cette conception anti-scientifique a commeconséquence que le marxisme doit être considérécomme erroné. Aussi considère-t-il que lemarxisme a échoué dans son affirmation del'imminence de la révolution, alors que lemarxisme n'a jamais prétendu cela. GeorgesSorel n'est pas un « déçu », c'est un théoricienbourgeois rejetant le marxisme et prétendantque celui-ci est un échec.

Voici comment il présente cela :

« Comme il (Marx) croyait la révolutionimminente, il n'a pas mis ses disciples engarde contre la contingence des baseshistoriques du mécanisme étudié par lui.La révolution n'a pas eu lieu, ce quimontre qu'il s'était trompé surl'appréciation des forces, mais cette erreur

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de fait ne saurait suffire pour le faireranger parmi les utopistes. Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? »

Georges Sorel n'est pas d'accord avec laconception selon laquelle l'être humain est lereflet de son milieu ; dans sa conception, lareligion et la morale sont indépendants de labase sociale. C'est tout le principe de l'idéologiecomme reflet que rejette Georges Sorel.

C'est pour cette raison que Sorel annonce la« crise du socialisme scientifique » et appelle àquitter le terrain du « marxisme orthodoxe » –qu'il n'a jamais assumé en fait – pour «retourner à Marx » (La crisi del socialismoscientifico , Critica sociale, VIII, 9, mai 1898).

C'est pour cela également que Georges Sorelsoutient Alfred Dreyfus, mais qu'il estimmédiatement déçu par la suite. Il pensait quele mouvement moral l'emporterait et basculeraitdans le socialisme, le mouvement ouvrier sesoulevant au moyen des syndicats, qui sont pourGeorges Sorel la forme la plus « pure ».

Or, la victoire des dreyfusards ne fait querenforcer la république bourgeoise. Voici laréaction de Georges Sorel :

« La liquidation de la révolutiondreyfusienne devait me conduire àreconnaître que le socialisme prolétarienou syndicalisme ne réalise pleinement sanature que s'il est volontairement unmouvement ouvrier dirigé contre lesdémagogues. A la différence du socialisme politique, iln'emprunte point d'éléments spirituels à lalittérature démocratique ; [...] lesocialisme prolétarien s'oppose donc à ladémocratie, au moins en tant que celle-cifavorise le progrès de son contraire, lesocialisme politique. »

La révolution dreyfusienne, 1909

Georges Sorel « invente » donc le principe dusocialisme « prolétarien » – c'est-à-dire en faitle « syndicalisme révolutionnaire » – enopposition au socialisme « politique », c'est-à-dire le marxisme, même si c'est en fait le

marxisme édulcoré et de façade, largementmarqué par le libéralisme, de la social-démocratie de Jean Jaurès.

Georges Sorel va par conséquent rejeter ladémocratie comme étant décadente et chercher àélaborer la construction d'une véritablearistocratie, rejetant tous les opportunistespolitiques. Il explique de la manière suivantecomment la démocratie républicaine bourgeoisel'aurait trompé :

« Je confondais ici l'utopie philosophiquede la démocratie, qui a enivré l'âme denos pères, avec la réalité du régimedémocratique, qui est un gouvernement dedémagogues ; ceux-ci ont intérêt à célébrerl'utopie, afin de dissimuler aux yeux dupeuple la véritable nature de leuractivité. »

Mes raisons du syndicalisme, 1910

Georges Sorel théorise par conséquent le refuscomplet de la « politique », qui serait forcémentcorrompue, manipulatrice. Il en fait toute unevision du monde :

« La véritable vocation des Intellectuelsest l'exploitation de la politique ; le rôlede politicien est fort analogue à celui decourtisan, et il ne demande pas d'aptitudeindustrielle. Il ne faut pas leur parler desupprimer les formes traditionnelles del’État ; c'est en quoi leur idéal, sirévolutionnaire qu'il puisse paraître auxbonnes gens, est réactionnaire. Ils veulentpersuader aux ouvriers que leur intérêt estde les porter au pouvoir et d'accepter lahiérarchie des capacités qui met lestravailleurs sous la direction des hommespolitiques. » Matériaux d'une théorie du prolétariat

La réponse que trouve Georges Sorel se situedans les syndicats qui seraient les véritablesreprésentants du mouvement ouvrier, quiseraient incorruptibles à condition de refuser lapolitique et la démocratie. Il affirme ainsi :

« En France, ils [les intellectuels]prétendent que leur vraie place est dans le

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

Parlement et que le pouvoir dictatorialleur reviendrait de plein droit en cas desuccès. C'est contre cette dictaturereprésentative du prolétariat queprotestent les syndicaux. »

L'avenir socialiste des syndicats

Georges Sorel rejoint ainsi directement lesthèses de Pierre-Joseph Proudhon, qu'en 1914 ilconsidère comme « le plus grand philosophe duXIXe siècle ». Et de la même manière quePierre-Joseph Proudhon, il accorde finalementune grande valeur au christianisme, commeobstacle à la décadence amenée par ladémocratie.

Georges Sorel rejette le refus général de lapropriété privée, il considère que la lutte desclasses – la seule chose qu'il considèrefinalement comme valable dans le marxisme, ouplus exactement dans ce qu'il considère commel’œuvre de Karl Marx – procède à larégénération de la société.

Georges Sorel refuse tout système explicatifdu monde. Il admet avec Blaise Pascal que touteconsidération est relative. Il utilise la penséed'Henri Bergson pour expliquer que lesprocessus de mobilisation sociale ne sont pasexplicables, qu'on ne peut pas les anticiper.

Dans une réponse à l’enquête de la Granderevue au sujet de M. Henri Bergson etl’influence de sa pensée sur la sensibilitécontemporaine, en 1914, Sorel n'hésite pas àaffirmer :

« Je crois avoir de très bonnes raisonspour supposer que la gloire de M. Bergsonest destinée à grandir. Son œuvre est liéeétroitement à une révolution intellectuelledont les effets s’étendent sans aucun doutesur de longues périodes. Nous assistons à la décrépitude d’unrationalisme qui, depuis trois siècles,travaillait à ruiner les croyanceschrétiennes ; Dieu avait été réduit à neplus être qu’une machine métaphysiquedont l’intervention échapperait àl’observateur du monde ; on conservait lathéodicée dans les livres seulement à causede l’ingéniosité de son argumentation. Aujourd’hui les critiques adressées par les

« scientistes » à la théologie mystique, àla doctrine des sacrements, à la morale del’ascétisme paraissent superficielles à ceuxdes psychologues qui se sont nourris desthèses de William James ; la possibilité dumiracle, que Renan regardait commedéfinitivement écartée par la science, estadmise sans difficulté par les savants quiont le plus réfléchi sur les conditions dudéterminisme ; on peut donc dire quel’esprit de Pascal l’emporte, de jour enjour davantage, sur l’esprit de Descartes. J’avais émis, il y a une dizaine d’années,l’opinion que les catholiques ne[tarderaient] probablement pas àintroduire dans leur métaphysiquecertaines idées bergsoniennes ; mesprévisions ne se sont pas réalisées, parceque, des « modernistes » ayant invoquédans leurs polémiques l’autorité de M.Bergson, Rome en est venue à beaucoup sedéfier des écrits de l’illustre professeur ;mais il ne faut pas oublier que toutrécemment des adversaires avisés del’Église ont signalé les dangers que faitcourir à leur cause l’enseignement donnépar M. Bergson au Collège de France. »

Écho sioniste, 10 mai 1912

« Je suis toujours persuadé que lanouvelle philosophie est très favorable auxprincipes essentiels du christianisme. rableaux principes essentiels du christianisme.On pourrait définir assez bien, je crois, dela façon suivante, le rôle que l’histoireattribuera très vraisemblablement à M.Bergson : le succès de ses livres tient surtout à cequ’il existe des orientations « pascaliennes» dans l’élite de la société contemporaine ;d’autre part la vulgarisation de sesdoctrines multiplie [ces] 11 orientations,les précise et en accroît l’efficacité ; ainsi,grâce en partie à M. Bergson, Pascal tend à devenir le grand directeurdu siècle. Si ce jugement est exact, on doitprésumer que les profondeurs de l’âmemoderne subiront l’influence de M.Bergson bien plus fortement qu’elles n’ontsubi des influences de Taine ou deNietzsche. »

Georges Sorel, luttant pour la révolution,doit alors trouver un moyen de mobiliser pourcelle-ci, et c'est pour cela qu'il théorise le «mythe ». Il donne son point de vue dans Ladécomposition du marxisme (1908) :

« Marx croyait que le régime

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démocratique offre cet avantage quel'attention des ouvriers n'étant plusattirée par des luttes contre la royauté oul'aristocratie, la notion de lutte de classedevient alors beaucoup plus facile àentendre. L'expérience nous apprend, aucontraire, que la démocratie peuttravailler efficacement à empêcher leprogrès du socialisme, en orientant lapensée ouvrière vers un trade-unionismeprotégé par le gouvernement. Depuis que nous avons sous les yeux lesdeux formes opposées de l'organisationsyndicale, ce danger de la démocratieapparaît très clairement. On est ainsi amené à regarder avecméfiance les révolutions politiques ; ellesne sont pas possibles sans que le parti quitriomphe ait derrière lui des massesouvrières organisées ; une campagnemenée en commun contre le pouvoir nouedes relations qui peuvent préparer uneévolution du syndicalisme vers le trade-unionisme protégé. Les catholiques font lesplus grands efforts pour grouper lesouvriers dans des syndicats auxquels ilspromettent monts et merveilles, dansl'espérance de faire peur aux politiciensradicaux et de sauver l'Église. L'affaire Dreyfus peut être comparée fortbien à une révolution politique, et elleaurait eu pour résultat une complètedéformation du socialisme, si l'entrée debeaucoup d'anarchistes dans les syndicatsn'avait, à cette époque, orienté ceux-cidans la voie du syndicalismerévolutionnaire et renforcé la notion delutte de classe. Il ne faut pas espérer que le mouvementrévolutionnaire puisse jamais suivre unedirection convenablement déterminée paravance, qu'il puisse être conduit suivantun plan savant comme la conquête d'unpays, qu'il puisse être étudiéscientifiquement autrement que dans sonprésent. Tout en lui est imprévisible. Aussi ne faut-il pas, comme ont fait tantde fois les anciens théoriciens dusocialisme, s'insurger contre les faits quisemblent être de nature à éloigner le jourde la victoire. Il faut s'attendre à rencontrer beaucoupde déviations qui sembleront remettre touten question ; il y aura des temps où l'oncroira perdre tout ce qui avait été regardécomme définitivement acquis ; le trade-unionisme pourra paraître triomphermême à certains moments. C'estjustement en raison de ce caractère dunouveau mouvement révolutionnaire qu'ilfaut se garder de donner des formulesautres que des formules mythiques : ledécouragement pourrait résulter de ladésillusion produite par la disproportionqui existe entre l'état réel et l'état

attendu ; l'expérience nous montre quebeaucoup d'excellents socialistes furentainsi amenés à abandonner leur parti. «

Georges Sorel est donc quelqu'un qui a refuséle caractère scientifique du marxisme, marxismequ'il ne connaissait que très partiellement etuniquement sous l'angle économique. Il a été unbourgeois, et par conséquent sa position reflètele caractère anti-scientifique de la bourgeoisie.

Refusant par contre la décadence de labourgeoisie qu'il constate, il considère que lemouvement ouvrier peur régénérer la société, àla condition de ne pas faire de politique – c'estlà qu'on voit la nature bourgeoise de GeorgesSorel, qui refuse le droit à la classe ouvrièred'avoir son drapeau politique.

Il masque cela derrière une définitionmoraliste et idéaliste des classes sociales. DansMatériaux d'une théorie du prolétariat (1918), ildonne la définition suivante et erronée d'uneclasse sociale :

« Une classe pleinement développée est,d'après Marx, une collectivité de famillesunies par des traditions, des intérêts, desvues politiques, et parvenues à un teldegré de solidarité qu'on puisse attribuerà l'ensemble une personnalité, leconsidérer comme un être qui raisonne etqui agit d'après ses raisons. »

Pour cette raison, dans la même perspectiveque Pierre-Joseph Proudhon, Georges Sorel luttepour des « travailleurs libres » :

« L'éducation populaire, par exemple,semble être entièrement dirigée dans unesprit bourgeois ; tout l'effort historiquedu capitalisme a été de conduire lesmasses à se laisser gouverner par lesconditions de l'économie capitaliste, ensorte que la société devînt un organisme ;tout l'effort révolutionnaire tend à créerdes hommes libres ; mais les gouvernantsdémocratiques se donnent pour mission deréaliser l'unité morale de la France. Cetteunité morale, c'est la disciplineautomatique des producteurs qui seraientheureux de travailler pour la gloire deleurs chefs intellectuels. »

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Réflexions sur la violence

Le syndicalisme révolutionnaire est justementl'arme du renouvellement, car la démocratie aruiné le socialisme. Georges Sorel explique :

« Il faut prendre son parti del'avachissement général du socialisme, etchercher si nous ne nous sommes pasgravement trompés quand nous avons euconfiance dans le bon sens populaire. Nousavons trop suivi les conceptions deRousseau. L'homme n'a aucune consciencenaturelle du vrai, du juste, du beau...quand on va au fond de l'âme populaire,on trouve le servilisme royaliste, leritualisme catholique et la niaiseriehumanitaire qui ont été déposés parl'éducation qui ne peuvent disparaître quepar un long travail et de critique et derenouvellement. »

Lettre à Lagardelle du 7 octobre 1906,publiée dans Educazione fascista, XI, 1933

Georges Sorel fait partie de ces bourgeois quiont tenté de formuler une conception du mondepour contre l'émergence du matérialismedialectique, il se rattache à un mouvement pluslarge, au sein de tout l'appareil d’État français,qui par les universités va lancer une grandeopération idéologique : c'est la naissance, auXIXe siècle, de l'idéologie dominante propre à laFrance.

9. L'université et la sociologiebourgeoises contre les « foules »

Face au matérialisme dialectique, il n'y a pasque Georges Sorel, il y a tout l'appareiluniversitaire bourgeois, avec sa sociologie et sapsychologie. Le parcours de Georges Soreldevenant un intellectuel pratiquement «organique » du système qu'il dénonce, mais qu'ilentend moderniser, est par ailleurs typique de lafin du XIXe siècle en France. Dans nul autrepays, une classe aussi puissante d'intellectuelsparasitaires n'a pu être constituée, intégrant lesidées nouvelles pour réimpulser le système del'intérieur, tout en prétendant s'y opposer.

Le capitalisme a d'ailleurs comprisl'importance de cela et a décidé de rompre avectout préjugé ethnique et social nuisant à cemouvement d'intégration. C'est l'affaire Dreyfusqui sera le point culminant de cette question,entre une bourgeoisie modernisatrice «républicaine » et une bourgeoisie d'orientationnationaliste raciste.

Georges Sorel a comme père un simplenégociant en huiles et eaux gazeuses, et sacarrière avance grâce à ses études à l’Écolepolytechnique et aux Ponts et Chaussées. HenriBergson, le plus grand philosophe « français »de la Belle époque bourgeoise, a un père juifpolonais et une mère juive anglaise ; ce seral’École normale supérieure qui le façonnera,dans la même promotion d'ailleurs que JeanJaurès, qui vient d'une famille de la petitebourgeoisie du Tarn, ou encore de David ÉmileDurkheim.

David Émile Durkheim vient quant à luid'une une lignée de huit générations de rabbins.De la même manière qu'avec la République,Henri Bergson devient catholique, David ÉmileDurkheim devient agnostique et est à l'originede la sociologie en France.

David Émile Durkheim reprend le positivismed'Auguste Comte, considère que la bourgeoisiepeut aménager au mieux un monde

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incompréhensible dans son ensemble, parl'intermédiaire d'une méthode. Celle-ci tient àce que « La première règle et la plusfondamentale est de considérer les faits sociauxcomme des choses. »

Émile Durkheim joue ainsi le même rôle queMax Weber en Allemagne : il propose uneanalyse de la société qui est capable enapparence de se confronter au matérialismedialectique.

Émile Durkheim a la conception suivante :

« Parce que la société n'est composée qued'individus, il semble au sens commun quela vie sociale ne puisse avoir d'autresubstrat que la conscience individuelle ;autrement, elle parait rester en l'air etplaner dans le vide. Pourtant, ce qu'on juge si facilementinadmissible quand il s'agit des faitssociaux, est couramment admis des autresrègnes de la nature. Toutes les fois que des élémentsquelconques, en se combinant, dégagent,par le fait de leur combinaison, desphénomènes nouveaux, il faut bienconcevoir que ces phénomènes sont situés,non dans les éléments, mais dans le toutformé par leur union. La cellule vivante ne contient rien que desparticules minérales, comme la société necontient rien en" dehors des individus; etpourtant il est, de toute évidence,impossible que les phénomènescaractéristiques de la vie résident dans desatomes d'hydrogène, d'oxygène, decarbone et d'azote. Car comment lesmouvements vitaux pourraient-ils seproduire au sein d'éléments non vivants ?Comment, d'ailleurs, les propriétésbiologiques se répartiraient-elles entre ceséléments ? Elles ne sauraient se retrouverégalement chez tous puisqu'ils ne sont pasde même nature (...). La vie ne saurait se décomposer ainsi; elleest une et, par conséquent, elle ne peutavoir pour siège que la substance vivantedans sa totalité. Elle est dans le tout, nondans les parties. Appliquons ce principe à la sociologie. Si,comme on nous l'accorde, cette synthèsesui generis qui constitue toute sociétédégage des phénomènes nouveaux,différents de ceux qui se passent dans lesconsciences solitaires, il faut bienadmettre que ces faits spécifiques résidentdans la société même qui les produit, etnon dans ses parties, c'est à dire dans ses

membres. Ils sont donc, en ce sens,extérieurs aux consciences individuelles,considérées comme telles, de même que lescaractères distinctifs de la vie sontextérieurs aux substances minérales quicomposent l'être vivant. Les faits sociaux ne diffèrent passeulement en qualité des faits psychiques;ils ont un autre substrat, ils n'évoluentpas dans le même milieu, ils ne dépendentpas des mêmes conditions. Ce n'est pas à dire qu'ils ne soient, euxaussi, psychiques en quelque manièrepuisqu'ils consistent en des façons depenser ou d'agir. Mais les états de laconscience collective sont d'une autrenature que les états de la conscienceindividuelle; ce sont des représentationsd'une autre sorte. La mentalité desgroupes n'est pas celle des particuliers;elle a ses lois propres. »

Les règles de la méthode sociologique,préface de la seconde édition, 1895

C'est là une construction intellectuellebrillante, une apparente dénonciation dumécanisme, mais en réalité un matérialismevulgaire niant le mouvement dialectique et leprincipe de synthèse.

Émile Durkheim ne cache pas, de fait, qu'ilthéorise le caractère « naturel » dugouvernement républicain :

« Les devoirs de l'homme d'État n'est plusde pousser violemment les sociétés vers unidéal qui lui paraît séduisant, mais sonrôle est celui du médecin : il prévientl'éclosion des maladies par une bonnehygiène et, quand elles déclarées, ilcherche à les guérir. »

Les règles de la méthode sociologique

Émile Durkheim théorise même le crimecomme quelque chose de « naturel » dansl'organisme social ; il rend ainsi sacro-saint lesinstitutions du maintien de l'ordre bourgeois.

Voici sa conception :

« Classer le crime parmi les phénomènesde sociologie normale, ce -est passeulement dire qu'il est un phénomèneinévitable quoique regrettable, dû àl'incorrigible méchanceté des hommes;

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c'est affirmer qu'il est un facteur delàsanté publique, une partie intégrante detoute société saine. Ce résultat est, aupremier abord, assez surprenant pour qu'ilnous ait nous-mêmes déconcertés etpendant longtemps. Cependant, une fois que l'on a dominécette première impression dé surprise, iln'est pas difficile de trouver les raisons quiexpliquent cette normalité et, du mêmecoup, la confirment. En premier lieu, le crime est normal parcequ'une société qui en serait exempte esttout à fait impossible. Le crime, nousl'avons montré ailleurs, consiste dans unacte qui offense certains sentimentscollectifs, doués d'une énergie et d'unenetteté particulières. Pour que, dans une société donnée, lesactes réputés criminels pus- sent cesserd'être commis, il faudrait donc que lessentiments qu'ils blessent se retrouvassentdans toutes les consciences individuellessans exception et avec le degré de forcenécessaire pour contenir les sentimentscontraires. Or, à supposer que cettecondition pût être effectivement réalisée lecrime ne disparaîtrait pas pour cela, ilchangerait seulement de forme; car lacause même qui tarirait ainsi les sourcesde la criminalité en ouvriraitimmédiatement de nouvelles. »

Les règles de la méthode sociologique

Émile Durkheim a ainsi une vision plusmoderniste, plus souple, que celle de Frédéric LePlay (1806-1882), un polytechnicien et ingénieurdu corps des mines ayant développé la versionconservatrice de la sociologie bourgeoise.

Frédéric Le Play appuyait une visionpaternaliste, prônant un corporatisme empruntéà l'imaginaire médiéval, et qui sera par la suiteréutilisé par les romantismes fascistes des années1920-1930.

Il faut noter que la version de la sociologiepar Émile Durkheim va de pair avec l'émergencede la « psychologie ». Pierre Janet (1859-1947),figure importante ici, est d'ailleurs de la mêmepromotion à l’École normale supérieurequ'Émile Durkheim (et donc que Jean Jaurès etHenri Bergson).

Pierre Janet est en effet à l'origine du termede « subconscient ». Dans le prolongement deThéodule Ribot (1839 – 1916), il développe la

psychologie à la française, qui fait de lasociologie du comportement, des « conduites »,des attitudes sociales, etc.

La conception de Pierre Janet seraabandonnée même par la bourgeoisie française,qui préférera la psychanalyse, plus développéepour faire face au matérialisme dialectique. Maistoute la Belle époque baigne dans ce mysticismepsychologique, et c'est l’œuvre de Gustave LeBon (1841-1931), publiée en 1895 et intituléePsychologie des Foules, qui est la plusreprésentative.

Gustave Le Bon développe la théorie,incontournable pour la bourgeoisie, selonlaquelle il n'y aurait pas de « masses », mais desfoules, aux réactions infantiles et incontrôlables,mais manipulables par des « meneurs ».

Cette vision mécanique de la psychologie,parfaitement française, sera reprise par MaxWeber pour la sociologie allemande, ainsi quepar Adolph Hitler et Benito Mussolini pour leurinterprétation des masses populaires.

Gustave Le Bon se veut directement auservice de la bourgeoisie, il agit comme ununiversitaire entraînant celle-ci à faire face aumatérialisme dialectique et aux luttes declasses :

« D'universels symptômes, visibles cheztoutes les nations, nous montrentl'accroissement rapide de la puissance desfoules, et ne nous permettent pas desupposer que cette puissance doive cesserbientôt de grandir. Quoi qu'elle nousapporte, nous devrons le subir. »

Psychologie des Foules

Le rôle de la bourgeoisie est de maintenir la« civilisation » face aux masses qui seraientnaturellement enclines à un retour à la barbarie.C'est très exactement la thèse de Georges Sorelet celle de Sigmund Freud.

Gustave Le Bon explique que :

« Les civilisations n'ont été créées et

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guidées jusqu'ici que par une petitearistocratie intellectuelle, jamais par lesfoules. Les foules n'ont de puissance quepour détruire. Leur domination représentetoujours une phase de barbarie. Unecivilisation implique des règles fixes, unediscipline, le passage de l'instinctif aurationnel, la prévoyance de l'avenir, undegré élevé de culture, conditions que lesfoules, abandonnées à elles-mêmes, se sonttoujours montrées absolument incapablesde réaliser. Par leur puissance uniquementdestructive, elles agissent comme cesmicrobes qui activent la dissolution descorps débilités ou des cadavres. Quandl'édifice d'une civilisation est vermoulu, cesont toujours les foules qui en amènentl'écroulement. C'est alors qu’apparaît leurprincipal rôle, et que, pour un instant, laphilosophie du nombre semble la seulephilosophie de l'histoire. »

Psychologie des Foules

Le bourgeois, en tant qu'individu, représentele « modèle », alors que les foules sont sans «personnalité », dangereuses, barbares, «inconscientes ». C'est là le grand « argument »face au matérialisme dialectique. Gustave LeBon affirme :

« Pour arriver à entrevoir au moins cescauses, il faut se rappeler d'abord cetteconstatation de la psychologie moderne àsavoir que ce n'est pas seulement dans lavie organique, mais encore dans lefonctionnement de l'intelligence que lesphénomènes inconscients jouent un rôletout à fait prépondérant. La vie conscientede l'esprit ne représente qu'une bien faiblepart auprès de sa vie inconsciente (…) La foule, avons-nous dit en étudiant sescaractères fondamentaux, est conduitepresque exclusivement par l'inconscient.Ses actes sont beaucoup plus sousl'influence de la moelle épinière que souscelle du cerveau. Elle se rapproche en celades êtres tout à fait primitifs. Les actesexécutés peuvent être parfaits quant à leurexécution, mais, le cerveau ne les dirigeantpas, l'individu agit suivant les hasards desexcitations. Une foule est le jouet detoutes les excitations extérieures et enreflète les incessantes variations. Elle estdonc esclave des impulsions qu'elle reçoit.L'individu isolé peut être soumis auxmêmes excitants que l'homme en foule ;mais comme son cerveau lui montre lesinconvénients d'y céder, il n'y cède pas.C'est ce qu'on peut physiologiquementexprimer en disant que l'individu isolé

possède l'aptitude à dominer ses réflexes,alors que la foule ne la possède pas (…). La foule n'est pas seulement impulsive etmobile. Comme le sauvage, elle n'admetpas que quelque chose puisse s'interposerentre son désir et la réalisation de cedésir. Elle le comprend d'autant moins que lenombre lui donne le sentiment d'unepuissance irrésistible. Pour l'individu enfoule, la notion d'impossibilité disparaît.L'individu isolé sent bien qu'il ne pourraità lui seul incendier un palais, piller unmagasin, et, s'il en est tenté, il résisteraaisément à sa tentation. Faisant partied'une foule, il a conscience du pouvoir quelui donne le nombre, et il suffit de luisuggérer des idées de meurtre et de pillagepour qu'il cède immédiatement à latentation. L'obstacle inattendu sera briséavec frénésie. Si l'organisme humainpermettait la perpétuité de la fureur, onpourrait dire que l'état normal de la foulecontrariée est la fureur. »

Psychologie des Foules

Lorsque Gustave Le Bon parle des « images »qui parlent au peuple, il a la même conceptionqu'auront les psychanalystes, Sigmund Freud,Wilhelm Reich, Carl Gustav Jung. Gustave LeBon exprime sa conception de la manièresuivante :

« Les foules, ne pouvant penser que parimages, ne se laissent impressionner quepar des images. Seules les images lesterrifient ou les séduisent, et deviennentdes mobiles d'action (…). La puissance des mots est liée aux imagesqu'ils évoquent et tout à fait indépendantede leur signification réelle. Ce sont parfoisceux dont le sens est le plus mal défini quipossèdent le plus d'action. Tels parexemple. les termes : démocratie,socialisme égalité, liberté, etc., dont lesens est si vague que de gros volumes nesuffisent pas à le préciser. Et pourtant ilest certain qu'une puissance vraimentmagique s'attache leurs brèves syllabes,comme si elles contenaient la solution detous les problèmes. Ils synthétisent les aspirationsinconscientes les plus diverses et l'espoirde leur réalisation. La raison et lesarguments ne sauraient lutter contrecertains mots et certaines formules. On lesprononce avec recueillement devant lesfoules ; et, dès qu'ils ont été prononcés, lesvisages deviennent respectueux et lesfronts s'inclinent.

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Beaucoup les considèrent comme desforces de la nature, des puissancessurnaturelles. Ils évoquent dans les âmesdes images grandioses et vagues, mais levague même qui les estompe augmenteleur mystérieuse puissance. On peut lescomparer à ces divinités redoutablescachées derrière le tabernacle et dont ledévot ne s’approche qu'en tremblant. Les images évoquées par les mots étantindépendantes de leur sens, varient d’âgeen âge, de peuple à peuple, sous l'identitédes formules. A certains mots s'attachenttransitoirement certaines images : le motn'est que le bouton d'appel qui les faitapparaître. »

Psychologie des Foules

Et logiquement par rapport à ces images,Gustave Le Bon a, par conséquent etconformément à l'esprit bourgeois de l'époque,une conception tendant au racialisme : chaquepeuple aurait une certaine mentalitépsychologique incontournable.

« Ce facteur, la race, doit être mis aupremier rang, Car à lui seul il dépasse debeaucoup en importance tous les autres.Nous l'avons suffisamment étudié dans unautre ouvrage pour qu'il soit inutile d'yrevenir encore. Nous avons fait voir, dansun précédent volume, ce qu'est une racehistorique, et comment, lorsque sescaractères sont formés, elle possède de parles lois de l'hérédité une puissance telle,que ses croyances, ses institutions, sesarts, en un mot tous les éléments de sacivilisation, ne sont que l’expressionextérieure de son âme. Nous avons montréque la puissance de la race est telle qu'aucun élément ne peutpasser d'un peuple à un autre sans subirles transformations les plus profondes. »

Psychologie des Foules

Gustave Le Bon théorise cela dans Loispsychologiques de l'évolution des peuples, où ilrejoint la thèse essentielle de l'irrationnalismebourgeois de la Belle époque, la thèse qui sedéveloppe le plus rapidement face aumatérialisme dialectique, comme optionmobilisatrice ultra-agressive pour se confronterau matérialisme dialectique.

Voici comment Gustave Le Bon exprime

cela :

« En ne considérant que leurs caractèrespsychologiques généraux, les raceshumaines peuvent être divisées en quatregroupes : 1° les races primitives ; 2° lesraces inférieures ; 3° les races moyennes ;4° les races supérieures. Les races primitives sont celles chezlesquelles on ne trouve aucune trace deculture, et qui en sont restées à cettepériode voisine de l’animalité qu’onttraversée nos ancêtres de l’âge de la pierretaillée : tels sont aujourd’hui les Fuégienset les Australiens. Au-dessus des races primitives se trouventles races inférieures, représentées surtoutpar les nègres. Elles sont capables derudiments de civilisation, mais derudiments seulement. Elles n’ont jamaispu dépasser des formes de civilisation toutà fait barbares, alors même que le hasardles a fait hériter, comme à Saint-Domingue, de civilisations supérieures. Dans les races moyennes, nous classeronsles Chinois, les Japonais, les Mogols et lespeuples sémitiques. Avec les Assyriens, lesMogols, les Chinois, les Arabes, elles ontcréé des types de civilisations élevées queles peuples européens seuls ont pudépasser. Parmi les races supérieures, on ne peutfaire figurer que les peuples indo-européens. Aussi bien dans l’antiquité àl’époque des Grecs et des Romains, quedans les temps modernes, ce sont lesseules qui aient été capables de grandesinventions dans les arts, les sciences etl’industrie. C’est à elles qu’est dû leniveau élevé que la civilisation a atteintaujourd’hui. La vapeur et l’électricité sontsorties de leurs mains. Les moinsdéveloppées de ces races supérieures, leshindous notamment, se sont élevées dansles arts, les lettres et la philosophie, à unniveau que les Mogols, les Chinois et lesSémites n’ont jamais pu atteindre. »

La bourgeoisie se précipite au XIXe siècledans une orgie de matérialisme vulgaire etd'irrationalisme décadent.

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10. Les nationalistes sociaux MauriceBarrès et Charles Maurras contre

l'esprit de Georges Eugène Haussmann

Le développement capitaliste passenotamment par Paris. L'un des grandssymboles, ce sont bien sûr les grands travaux dupréfet Georges Eugène Haussmann, de 1852 à1870. La ville de Paris est percée de grandsboulevards, les immeubles acquièrent une unitébourgeoise.

De son côté, l'ingénieur des ponts etchaussées Jean-Charles Alphand organise despaysages où la nature est totalement écrasée,dans l'esprit classique : le parc Monceau, le parcMontsouris, le bois de Boulogne, le bois deVincennes, le jardin du Trocadéro, etc.

Cela pose un très grand problème à la frangela plus réactionnaire de la bourgeoisie, quis'appuie sur la bourgeoisie des campagnes et deprovince. Elle a en commun de mettre en avantle culte du « terroir », mais elle hésite : faut-ilaccepter la république, dans la logique deMaurice Barrès, ou la rejeter, comme l'affirmeCharles Maurras ?

Il y a là une contradiction terrible au sein dunationalisme français, qui perdurera jusqu'auXXIe siècle. Georges Vacher de Lapouge,militant socialiste, pensait dépasser ce clivage enprônant le racialisme le plus poussé.

A ses yeux, « la vraie loi de la lutte pourl'existence est celle de la lutte pour ladescendance » (L'Aryen. Son rôle social, 1899).Dans Les sélections sociales, il propose une sortede programme, fantasmagorie bourgeoisepréfigurant le planisme nazi :

« Il est rigoureusement certain que parune sélection sévère il serait possibled'obtenir en un temps limité un nombrevoulu d'individus présentant tel indicecéphalique, telle taille, tel degré del'échelle chromatique. Le type racial ainsi réalisé, il faudrait trèspeu de temps pour arriver à la perfectionesthétique des individus, la beauté idéale

étant d'autant plus facile à atteindre quel'incohérence aurait dis paru avec lestendances hétérogènes. À trois générations par siècle il suffirait dequelques centaines d'années pour peuplerla terre d'une humanitémorphologiquement parfaite, si parfaiteque nous ne pouvons imaginer aucunmieux possible au-delà. Ce délai pourraitêtre abrégé dans des proportionsconsidérables en employant la fécondationartificielle. Ce serait la substitution de lareproduction zootechnique et scientifique àla reproduction bestiale et spontanée,dissociation définitive de trois choses déjàen voie de se séparer : amour, volupté,fécondité. En opérant dans des conditionsdéterminées, un très petit nombred'individus masculins d'une perfectionabsolue suffirait pour féconder toutes lesfemmes dignes de perpétuer la race, et lagénération ainsi produite serait d'unevaleur proportionnelle au choix plusrigoureux des reproducteurs mâles. Le sperme, en effet, peut être, sans perdreses propriétés, dilué dans divers liquidesalcalins. La solution au millième dans unvéhicule approprié reste efficace à la dosede deux centimètres cubes injectés dansl'utérus. Minerve remplaçant Éros, un seulreproducteur en bon état de santé suffiraitainsi pour assurer deux cent millenaissances annuelles. »

On a la même logique chez Joseph Arthur deGobineau, avec son Essai sur l'inégalité desraces humaines. Néanmoins, ses positions,comme celles de Georges Vacher de Lapouge,ont été balayées par la sociologie de DavidEmile Durkheim et l'élan républicain bourgeois,avec la victoire de la ligne non raciste dansl'affaire Dreyfus.

La bourgeoisie moderniste n'avait que fairede ces chimères qui retarderaient l'utilisationd'individus, de leurs idées, de leurs initiatives(de la même manière, la bourgeoisie allemandese lamentera, tout au long du XXe siècle, de la« bêtise » des nazis à avoir expulsé des savantsen raison de leur origine juive).

Et du côté réactionnaire, il était considéréque l'ennemi, c'était l'Allemagne ; il n'y avaitpas de place pour une idéologie ne plaçant pascelle-ci au cœur du « problème » et expliquant

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

même qu'elle aurait une valeur « raciale ».

Seuls Maurice Barrès et Charles Maurraspossédaient un système idéologiquesuffisamment puissant, car national, pour voirleur ligne se perpétuer en tant que tel, malgré letriomphe républicain. Leur nationalisme étaitbien racialiste, mais d'un racialisme « français »,faisant du « Français » un être pur, noble,disposant de qualités innées, etc.

Maurice Barrès se situe ici dans leprolongement du père de « l'histoire » à lafrançaise, Hippolyte Taine (1828-1893), ainsique d'Ernest Renan (1823-1892), dont il reprendle principe de nation comme passé commun ettradition, comme « âme » : pour de dernier, «une nation est une âme, un principe spirituel »(Qu'est-ce qu'une nation, conférence à laSorbonne, 1882).

Aux yeux d'Ernest Renan,

« La nature a fait une race d'ouvriers.C'est la race chinoise, d'une dextérité demain merveilleuse, sans presque aucunsentiment d'honneur ; gouvernez-la avecjustice en prélevant d'elle pour le bienfaitd'un tel gouvernement un ample douaireau profit de la race conquérante, elle serasatisfaite ; une race de travailleurs de laterre, c'est le nègre : soyez pour lui bon ethumain, et tout sera dans l'ordre ; unerace de maîtres et de soldats, c'est la raceeuropéenne. Que chacun fasse ce pourquoi il est fait et tout ira bien (…). Nous aspirons, non pas à l’égalité, mais àla domination. Le pays de race étrangèredevra redevenir un pays de serfs, dejournaliers agricoles ou de travailleursindustriels. Il ne s’agit pas de supprimerles inégalités parmi les hommes, mais deles amplifier et d’en faire une loi. »

Ernest Renan, La Réforme intellectuel leet morale, 1871

Maurice Barrès est tout à fait dans cetteperspective racialiste, de ce qui est censée êtreune « âme » nationale, et non pas simplementune culture. Après un très grand succès, dès sajeunesse, pour ses trois volumes du culte du Moi(1888-1891), il publie notamment les troisvolumes du Roman de l'énergie nationale, avec

Les Déracinés (1897), L’Appel au soldat (1900)et Leurs Figures (1902).

Aux yeux de Maurice Barrès, le nationalismeest justifié pour une raison physiologiste ; dansce qui restera comme son grand discours, tenu le10 mars 1899 à la Ligue de la patrie française etintitulé La Terre et les Morts (sur quellesréalités fonder la conscience française), ilexplique sa conception :

« Certes, une telle connaissance de laPatrie ne peut être élaborée que par uneminorité, mais il faut qu’ensuite tous lareconnaissent et la suivent. À ce résultatgénéral comment parvenir ? En développant des façons de sentir quinaturellement existent dans ce pays. On ne fait pas l'union sur des idées, tantqu'elles demeurent des raisonnements ; ilfaut qu'elles soient doublées de leur forcesentimentale. A la racine de tout, il y a unétat de sensibilité. On s'efforceraitvainement d'établir la vérité par la raisonseule, puisque l'intelligence peut toujourstrouver un nouveau motif de remettre leschoses en question. Pour créer une conscience nationale, nousdevons associer à ce souverainintellectualisme un élément plusinconscient et moins volontaire (…). Cettevoix des ancêtres, cette leçon de la terre,rien ne vaut davantage pour former laconscience d’un peuple. La terre nousdonne une discipline, et nous sommes leprolongement de nos ancêtres. Voilà surquelle réalité nous devons nous fonder. »

Au-delà du simple nationalisme, on estégalement dans l'opposition au marxisme, car leracialisme de Maurice Barrès permetl'élaboration d'un antisémitisme virulent àcaractère social : on est déjà dans uneconstruction idéologique « communautaire » enopposition à ceux qui seraient les exploiteurs.

Maurice Barrès est sur la même lignequ'Édouard Drumont (1844-1917), auteur dupavé de 1200 pages et grand succès La Francejuive. Dans la mouvance de ce dernier, onretrouve d'ailleurs Jules Guérin et PaulDéroulède, au cœur d'une tentative de coupd’État en 1899, marqué par l'épisode de « FortChabrol », lorsque des nationalistes « tinrent »

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pendant 38 jours un siège policier depuis unappartement situé dans la rue de Chabrol àParis.

A la même période eut lieu le boulangisme,vague d'engouement pour le général GeorgesBoulanger, apogée d'un populisme associé aumilitarisme.

A l'écart de cette puissante vagueintellectuelle et culturelle, parfois militante, ona Charles Maurras, qui est à l'origine, en pleineaffaire Dreyfus, de l'Action française, en 1898,dont les troupes de choc sont constitués par lesCamelots du Roi.

Charles Maurras théorise le « nationalismeintégral », c'est-à-dire qu'il formulepolitiquement la thèse romantique de l'époquede la restauration, en l'expurgeant de sadimension liée à la nature et à l'affirmation dela sensibilité (c'est-à-dire son aspect liéhistoriquement à la bourgeoisie allemande danssa bataille contre le féodalisme et le classicismearistocrate).

Pour cela, il choisit le royalisme non pascomme base du nationalisme, mais commesolution à la question des institutions : le roi au-dessus des forces sociales permet à la fois lecorporatisme et le statu quo social, dans unesprit de domination locale pratiquement néo-féodale.

La tendance est alors très forte etgénéralisée. Le peintre Paul Cézanne, parexemple, nous amène directement à son procheami Joachim Gasquet, animateur d'un cerclepoétique et de revues littéraires est à l'origineun régionaliste fédéraliste d'Aix-en-Provence,qui sympathise avec les idées socialistes etparticipe à la campagne pour Alfred Dreyfus,tout en ayant comme ami les réactionnairesCharles Maurras et André Gide, pour finircomme eux nationaliste et catholique.

Le nationalisme, marqué du catholicismeultra et de l'antisémitisme forcené, est unesolution, un choix subjectif, pas une cultureinitiale pour ses partisans. Cela est vrai pour

Maurice Barrès, pour Georges Sorel, pourl'ensemble des théoriciens nationalistes.

L'affirmation du « pays réel » par CharlesMaurras est l'équivalent du « mythe » chezGeorges Sorel, c'est une tentative de développerune vision du monde capable de se confronter aumatérialisme dialectique en proposant un idéalcommunautaire d'apparence « anti-capitaliste ».

Le nationalisme se constitue alors commefavorable à la décentralisation, en opposition àla République. Il entend unifier les forcescentrifuges autour de la République, au nom durefus de la démocratie.

Dans L'Idée de la décentralisation, queCharles Maurras a dédié « À la Doctrine de nosMaîtres COMTE LE PLAY RENAN et TAINE», la destruction de l’État bourgeois national estjustifiée par la nécessité du nationalisme, dansune grande affirmation paradoxale qui s'expliquepar la volonté de faire tourner en arrière la rouede l'histoire :

« Pour sauver le patriotisme, il fautréformer la patrie, comme il faut réformerl'État pour sauver la notion degouvernement. L'État français sera conçu non pas moins« un », sans doute, mais uni suivant desprincipes plus souples, plus conformes auxrichesses de sa nature, plus convenables ànos mœurs, et qui établiront une meilleuredivision du travail politique. Aux communes les affaires proprementcommunales, les provinciales auxprovinces ; et que les organes supérieursde la nation, dégagés de tout officeparasitaire, président avec plus d'esprit desuite et de vigueur à la destinée nationale.Ainsi ramené à ses normales attributions,le pouvoir central les verrait aussitôtaffermies et développées. Une France où seraient fixées et garantiesles libertés particulières des Villes et desProvinces pourrait, à l'exemple deplusieurs autres nations fédératives,assurer plus de stabilité et d'indépendanceà l'organe capital du pouvoir suprême,gardien de l'Unité, dépositaire destraditions politiques, fidéicommissaire dela fortune du pays, préparateur, directeuret exécuteur de ces longs et vastesdesseins par lesquels un peuple se conserveet se renouvelle, reste libre et devientpuissant.

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

Les nationalistes et aussi ces espritsmodérés, éclairés, gouvernementaux,aujourd'hui si nombreux en France dansles partis les plus divers, songentsérieusement à renforcer l'Exécutif, àrefréner la turbulente agitationparlementaire, à mettre plus d'ordre, decontinuité, de puissance effective dans lessphères supérieures de l'État. Je les prie de songer que cette stabilitérêvée, cet affermissement, cedéveloppement des forces de la France nesont possibles qu'après unedécentralisation très complète et trèslarge. Seule, la solution de ce premierproblème rend posables, abordables etsolubles les autres. Ils en dépendent ; ils ysont, à la lettre, subordonnés. Qui voudra réorganiser notre nation endevra recréer les premiers élémentscommunaux et provinciaux. Qui veutréaliser le programme nationaliste doitcommencer par une ébauche de fédération. »

Le nationalisme français, qui intègre leracialisme dans son affirmation ultra-patriotique, n'est que la répétition duromantisme de la restauration : il entendexposer la nécessité d'un retour en arrière, à unesociété non « mutilée », solidaire.

11. Charles Péguy et les catholiquesdécadents

La modernité républicaine a posé un grandproblème à la bourgeoisie réactionnaire, quiprofitait du catholicisme. Ce n'est pas avant ledébut du XXe siècle que les problèmes serontréglés, et un catholicisme modernisé instauré.

A la fin du XIXe siècle, les intellectuelscatholiques, à l'influence massive, oscille entredeux pôles. Un pôle est celui représenté parCharles Péguy (1873-1914), qui tend à une sortede nationalisme social, semi-modernisateur.

C'est cela qui fera que l'Ecole d'Uriage, c'est-à-dire l'école des cadres de l'Etat pétainiste,aura comme programme pour l'année 1942 « Lesmaîtres de la politique française (Pierre-JosephProudhon, Charles Maurras, Charles Péguy). »

Le second pôle est représenté par toute unesérie d'artistes catholiques sombrant dans unestyle de vie décadent et assumant d'être fascinépar le satanisme : Charles Baudelaire, PaulVerlaine, Arthur Rimbaud, Jules Barbeyd'Aurevilly, Guillaume Apollinaire, etc.

Charles Péguy termine le chemin de VictorHugo. Ce dernier avait commencé dans le campromantique réactionnaire, pour devenir undémocrate-chrétien ; Charles Péguy commencecomme socialiste, pour revenir au christianisme.

Au départ, il se situe dans la traditionsocialiste française, pétrie d'idéalisme ; ilformule ainsi sa pensée, en 1900, dans LaPréparation du congrès socialiste national :

« Ainsi Jaurès n'est pas devenu socialistepar un coup de la grâce, par la lectured'un livre, par la vue d'un homme, ou parun événement particulier. Même on peutdire qu'il n'est pas devenu socialiste. Il atoujours été socialiste, au sens large de cemot. La culture générale qu'il avait reçue,la philosophie qu'il enseignaitenveloppaient déjà le socialisme quin'avait plus qu'à se développer et às'armer. De même que toute civilisationharmonieuse, achevée sincèrement, aboutità l'établissement de la cité socialiste, de

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même toute culture vraiment humaine,vraiment harmonieuse, achevéesincèrement, aboutit à l'établissement dela pensée socialiste dans la conscienceuniverselle. »

Charles Péguy ne connaît donc rien aumarxisme, comme finalement le mouvementsocialiste en France. C'est pour cela que sonanti-capitalisme peut se reconnaître dans celuide l’Église catholique. Tout d'abord, CharlesPéguy voit le socialisme comme un idéalisme,niant la lutte de classes :

« Non seulement la lutte de classe n’aaucune valeur socialiste, mais elle n’amême aucun sens qui soit socialiste. Touteguerre est bourgeoise, car la guerre estfondée sur la compétition, sur la rivalité,sur la concurrence ; toute lutte estbourgeoise, et la lutte des classes estbourgeoise comme les autres luttes. Elleest une concession du socialisme à labourgeoisie, comme les armements d’unpeuple pacifique sont, en un sens, uneconcession faite à ses voisins belliqueux. »

A la place de la lutte des classes, il y a «l'unité » par la mystique chrétienne. On croiraitici lire du Victor Hugo :

« Je n'éprouve aucun besoin d'unifier lemonde. Plus je vais, plus je découvre queles hommes libres sont variés. Ce sont lesesclaves et les servitudes et lesasservissements qui ne sont pas variés, ouqui sont le moins variés. Les maladies, qui sont en un sens desservitudes, sont beaucoup moins variéesque les santés. Quand les hommes selibèrent, quand les esclaves se révoltent,quand les malades guérissent, bien loinqu'ils avancent dans je ne sais quelleunité, ils avancent en variationscroissantes. Les élèves à l'école ou au catéchisme sontbeaucoup plus près de l'unité.L'adolescence n'est pas seulement de lacroissance en âge et en grandeur et ensagesse : elle est avant tout la croissanceen variété. Les ouvriers écrasés de fatigue sont engénéral beaucoup plus près d'une certaineunité. A mesure que la révolution socialeaffranchira l'humanité des servitudeséconomiques, les hommes éclateront en

variétés inattendues. » Casse-cou

Émile Zola se situait dans une perspectivetrès proche également. De 1894 à 1898, il publieLes Trois vil les : Lourdes, puis Rome et Paris.Dans une même veine démocrate chrétiennesocialisante, il commence Les Quatre Évangiles:Fécondité (1899), Travail (1901), Vérité (1903),mourant avant d'écrire Justice.

Puis, Charles Péguy passe à la critique du «monde moderne », qu'il assimile au monde «bourgeois », terme compris de manièreromantique. Il peut alors ouvertement soutenirle catholicisme :

« On oublie trop que le monde moderne,sous une autre face est le mondebourgeois, le monde capitaliste. C’estmême un spectacle amusant que de voircomment nos socialistes antichrétiens,particulièrement anticatholiques,insoucieux de la contradiction, encensentle même monde sous le nom de moderneet le flétrissent sous le nom de bourgeoiset de capitaliste (…). On oublie trop ainsique l’avènement du monde moderne a été,sous une autre face, l’avènement du mêmemonde politique parlementaire économiquebourgeois et capitaliste »

De la situation faite au partiintellectuel dans le monde moderne devant

les accidents de la gloire temporel le, 6octobre 1907

Tout cela, bien entendu, représente uneoffensive contre le matérialisme dialectique.Charles Péguy lance des appels : « Socialistes,ne parlons plus de Marx ou de Proudhon ». Sonanti-capitalisme est du même type que celui dePierre-Jospeh Proudhon et Georges Sorel,n'hésitant pas à expliquer :

« Le retour à Proudhon s’est si accentuérécemment que nous n’y donnons déjàplus notre attention première ; noussommes habitués à lire les travaux de M.Sorel, de Charles Guieysse, d’ÉdouardBerth. »

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

Georges Sorel se reconnaît donc logiquementdans Charles Péguy devenu mystique chrétiencélébrant la figure de Jeanne d'Arc. Au sujet del’œuvre de Charles Péguy intitulée Mystère dela charité de Jeanne d’Arc, Georges Sorelraconte :

« Le patriotisme nous est ainsi présentésous un aspect qui ne conviendranullement aux rationalistes : lesconvenances de l’art ont conduit Péguy àmettre en pleine lumière le rôle queremplit dans l’histoire la croyance ausurnaturel dans l’histoire. »

Le réveil de l’âme française , l’Actionfrançaise, 14 avril 1910

Charles Péguy devient alors le grand penseurcatholique critiquant le « monde moderne »,notamment avec L'argent, publié en 1913. A sesyeux, « Aujourd'hui, dans le désarroi desconsciences, nous sommes malheureusement enmesure de dire que le monde moderne s'esttrouvé, et qu'il s'est trouvé mauvais. »

Face au monde moderne, il s'agit derégénérer :

« Le débat n’est pas entre un ancienrégime, une ancienne France qui finirait en1789 et une nouvelle France quicommencerait en 1789. Le débat estbeaucoup plus profond. Il est entrel’ancienne France ensemble, païenne (laRenaissance, les humanités, la culture deslettres anciennes et modernes, grecques,latines, françaises), païenne et chrétienne,traditionnelle et révolutionnaire,monarchiste, royaliste et républicaine, – etd’autre part, et en face, et au contraireune certaine domination primaire, quis’est établie vers 1881, qui n’est pas laRépublique, qui se dit la République, quiparasite la République, qui est le plusdangereux ennemi de la République, quiest proprement la domination du partiintellectuel. »

De la situation faite au partiintellectuel dans le monde moderne devantles accidents de la gloire temporel le, 1907

Cette régénération n'est pas le but descatholiques décadents basculant dans la poésie,

mais vivant dans le même esprit. CharlesBaudelaire et ses Fleurs du mal (1821-1867) etJules Barbey d'Aurevilly (1808-1889) avec sonUn prêtre marié fondent le style des catholiquestourmentés par leur mode de vie dandy pétri demysticisme chrétien (une approche que le blogZentropa a tenté de renouveler à la fin desannées 2000).

On retrouve cette contradiction chez PaulVerlaine qui bascule dans un catholicisme ultra-réactionnaire, ou encore Arthur Rimbaud qui esttrès influencé par le christianisme et sa notionde mal, tentant de s'échapper, sans succès, parle romantisme allemand.

L'un des plus grands représentants de cettecontradiction, car il l'a assumé et en a fait touteson œuvre, est Joris-Karl Huysmans (1848-1907), entre satanisme et monastères.

Cette contradiction dans la vie privée seraégalement celle de Guillaume Apollinaire,esthète décadent qui, à côté du roman perversLes onze mil le verges, salue le militarisme dansune verve futuriste et lance, dans un poème à lafrançaise, « L'Européen le plus moderne c'estvous Pape Pie X », alors que ce papeultraréactionnaire est à l'origine du « sermentantimoderniste ».

La Belle époque est une terrible contradictionpour le catholicisme, qui ne se modernisera pasavant les années 1960.

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12. Le serment anti-modernisteSacrorum antistitum

La Belle époque est marquée par la grandemodernisation républicaine. En 1879, le sénatdevient républicain, et c'est le retour de laMarseillaise, en 1880 est instaurée la célébrationdu 14 juillet et il y a une offensive contre lescongrégations religieuses.

En 1882, l’État organise l'instructionobligatoire et l'enseignement public laïc (1882).En 1884, il y a une loi sur le divorce et en 1885la suppression des sénateurs inamoviblesaffaiblit la réaction.

L'exposition universelle de 1889 est le pointculturel culminant d'une bourgeoisie à laconquête du monde et, en 1905, la Républiquepeut assumer la loi de séparation des Églises etde l'État.

L'un des résultats est la décision unilatérale(un « motu proprio ») du pape Pie X depromulguer en septembre 1910 un sermentobligatoire pour les prêtres : le Sacrorumantistitum, dit aussi serment antimoderniste.

Voici le serment.

« Moi, N..., j'embrasse et reçoisfermement toutes et chacune des véritésqui ont été définies, affirmées et déclaréespar le magistère infaillible de l’Église,principalement les chapitres de doctrinequi sont directement opposés aux erreursde ce temps. Et d'abord, je professe que Dieu, principeet fin de toutes choses, peut êtrecertainement connu, et par conséquentaussi, démontré à la lumière naturelle dela raison "par ce qui a été fait" Rm 1,20 ,c'est-à-dire par les œuvres visibles de lacréation, comme la cause par les effets. Deuxièmement, j'admets et je reconnaisles preuves extérieures de la Révélation,c'est-à-dire les faits divins,particulièrement les miracles et lesprophéties comme des signes très certainsde l'origine divine de la religion chrétienneet je tiens qu'ils sont tout à fait adaptés àl'intelligence de tous les temps et de tousles hommes, même ceux d'aujourd'hui. Troisièmement, je crois aussi fermement

que l’Église, gardienne et maîtresse de laParole révélée, a été instituéeimmédiatement et directement par leChrist en personne, vrai et historique,lorsqu'il vivait parmi nous, et qu'elle a étébâtie sur Pierre, chef de la hiérarchieapostolique, et sur ses successeurs pour lessiècles. Quatrièmement, je reçois sincèrement ladoctrine de la foi transmise des apôtresjusqu'à nous toujours dans le même senset dans la même interprétation par lespères orthodoxes ; pour cette raison, jerejette absolument l'invention hérétique del'évolution des dogmes, qui passeraientd'un sens à l'autre, différent de celui quel’Église a d'abord professé. Je condamneégalement toute erreur qui substitue audépôt divin révélé, confié à l’Épouse duChrist, pour qu'elle garde fidèlement, uneinvention philosophique ou une création dela conscience humaine, formée peu à peupar l'effort humain et qu'un progrèsindéfini perfectionnerait à l'avenir. Cinquièmement, je tiens très certainementet professe sincèrement que la foi n'est pasun sentiment religieux aveugle qui émergedes ténèbres du subconscient sous lapression du cœur et l'inclination de lavolonté moralement informée, mais qu'elleest un véritable assentiment del'intelligence à la vérité reçue du dehors,de l'écoute, par lequel nous croyons vrai, àcause de l'autorité de Dieusouverainement véridique, ce qui a été dit,attesté et révélé par le Dieu personnel,notre Créateur et notre Seigneur. Je me soumets aussi, avec la révérencevoulue, et j'adhère de tout mon cœur àtoutes les condamnations, déclarations,prescriptions, qui se trouvent dansl'encyclique Pascendi (3475-3500) et dansle décret Lamentabili 3401- 3466,notamment sur ce qu'on appelle l'histoiredes dogmes. De même, je réprouve l'erreur de ceux quiaffirment que la foi proposée par l'Eglisepeut être en contradiction avec l'histoire,et que les dogmes catholiques, au sens oùon les comprend aujourd'hui, ne peuventêtre mis d'accord avec une connaissanceplus exacte des origines de la religionchrétienne. Je condamne et rejette aussi l'opinion deceux qui disent que le chrétien savantrevêt une double personnalité, celle ducroyant et celle de l'historien, comme s'ilétait permis à l'historien de tenir ce quicontredit la foi du croyant, ou de poserdes prémices d'où il suivra que les dogmessont faux ou douteux, pourvu que cesdogmes ne soient pas niés directement. Je réprouve également la manière de jugeret d'interpréter l’Écriture sainte qui,dédaignant la tradition de l’Église,

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

l'analogie de la foi et les règles du Siègeapostolique, s'attache aux inventions desrationalistes et adopte la critique textuellecomme unique et souveraine règle, avecautant de dérèglement que de témérité. Je rejette en outre l'opinion de ceux quitiennent que le professeur des disciplineshistorico-théologiques ou l'auteur écrivantsur ces questions doivent d'abord mettrede côté toute opinion préconçue, à propos,soit de l'origine surnaturelle de latradition catholique, soit de l'aide promisepar Dieu pour la conservation éternelle dechacune des vérités révélées ; ensuite, queles écrits de chacun des Pères sont àinterpréter uniquement par les principesscientifiques, indépendamment de touteautorité sacrée, avec la liberté critique enusage dans l'étude de n'importe queldocument profane. Enfin, d'une manière générale, je professen'avoir absolument rien de commun avecl'erreur des modernistes qui tiennent qu'iln'y a rien de divin dans la traditionsacrée, ou, bien pis, qui admettent le divindans un sens panthéiste, si bien qu'il nereste plus qu'un fait pur et simple, àmettre au même niveau que les faits del'histoire : les hommes par leurs efforts,leur habileté, leur génie continuant, àtravers les âges, l'enseignement inaugurépar le Christ et ses apôtres. Enfin, je garde très fermement et jegarderai jusqu'à mon dernier soupir la foides Pères sur le charisme certain de lavérité qui est, qui a été et qui seratoujours "dans la succession de l'épiscopatdepuis les apôtres", non pas pour qu'ontienne ce qu'il semble meilleur et plusadapté à la culture de chaque âge depouvoir tenir, mais pour que "jamais onne croie autre chose, ni qu'on necomprenne autrement la vérité absolue etimmuable prêchée depuis lecommencement par les apôtres. Toutes ces choses, je promets de lesobserver fidèlement, entièrement etsincèrement, et de les garderinviolablement, sans jamais m'en écarterni en enseignant ni de quelque manièreque ce soit dans ma parole et dans mesécrits. J'en fais le serment ; je le jure.Qu'ainsi Dieu me soit en aide et ces saintsÉvangiles.

13. L'affaire Dreyfus

Une fois la défaite de Napoléon III passée,l'avènement de la République répondait auxexigences bourgeoises d'un État moderneparfaitement en phase avec les exigences de lamodernité capitaliste. Le problème qui se posa àl'appareil d’État était par contre la définition dela République. Fallait-il puiser dans toutel'idéologie qui a suivi le romantisme en France,avec son inspiration nationaliste, catholique,violemment antisémite, dans l'esprit des grandspropriétaires terriens ? Ou fallait-il suivre lesexigences de la bourgeoisie urbanisée qui voulaitune République militante, laïque et pédagogue ?

L'affaire Dreyfus fut alors caractéristique del'ambiance qui régnait à la fin du XIXe et dudébut XXe siècle en France, à la croisée de cettecontradiction entre fractions de la bourgeoisie.Cette affaire, qui a duré 12 ans (de 1894 à1906), est ainsi cette célèbre erreur judiciairebasée sur l'antisémitisme et le nationalisme.Néanmoins, cela a été le cadre d'une grandeconfrontation, au sein de la bourgeoisie, révélantles contradictions internes à la bourgeoisie.

A l'époque, l'Alsace et la Lorraine avaient étéannexées par l'Allemagne récemment unifiéesuite à la guerre franco-prussienne de 1870.Cette occupation de l'Alsace et de la Lorraineservait de casus belli principal pour les forces lesplus agressives, chauvines de la bourgeoisieimpérialiste. Ces forces nationalistes en faisait lepoint central pour la mobilisation des massesderrière leurs projets de conquêtes.

Ce qui s'est passé est qu'en septembre 1894,les services d'espionnage ont découvertl'existence d'une lettre, surnommée « lebordereau », destinée à l'ambassaded'Allemagne et qui divulguait des secretsmilitaires français. Le capitaine de l'arméefrançaise Alfred Dreyfus, juif d'originealsacienne, est rapidement accusé d'avoir écritcette lettre. Il est arrêté le 15 octobre 1894.

De nombreux journaux ont alors détaillé la

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vie et le caractère supposés d'Alfred Dreyfus : lapresse nationaliste s'est déchaînée lançant unevéritable campagne de mobilisation antisémite.Dans l'article de La Libre Parole daté du 29octobre, Haute trahison ! Arrestation d'unofficier juif ! Le capitaine Dreyfus !, le journalaffirmait par exemple que les juifs ne devraientpas avoir la possibilité de faire partie de l'arméefrançaise.

La Une du Petit Journal montrant ladégradation d'Alfred DreyfusLes nationalistes seservent de l'Affaire Dreyfus et del'antisémitisme comme un moyen de à mobiliserles masses contre l'impérialisme allemand etpour la reconquête de l'Alsace et de la Lorraine.L'antisémitisme, qui était déjà très répandudans les masses comme une formed'anticapitalisme idéaliste (les personnes juivesétant assimilées à l'Argent), est donc utilisécomme levier pour mobiliser les masses derrièreles besoin de l'impérialisme française. Les juifssont donc présenté comme un "corps étranger",comme des personnes extérieures à la Nation etdonc traîtres en puissance. Ainsi, l'AffaireDreyfus est la première grande campagne demobilisation antisémite/anticapitaliste quiservira par la suite de modèle au fascisme.

Les preuves de la culpabilité d'Alfred Dreyfusse résumaient à la similarité de son écriture aveccelle du bordereau. Des soi-disants graphologuesont affirmé que les écritures étaient identiques,alors que l'expert appelé ensuite pourvérification déclara qu'elles ne l'étaient pas.C'est finalement Alphonse Bertillon(criminologue célèbre pour avoir développél'anthropométrie judiciaire) qui aura le derniermot lors du procès en affirmant que l'écriture dubordereau était bien celle d'Alfred Dreyfus. Sathèse est qu'Alfred Dreyfus se serait contrefaitlui-même, ce qui expliquerait que les écrituresne soient pas identiques.

L'instruction (étape préliminaire au jugementlors d'une enquête criminelle) eut lieu le 4décembre 1894. L'argumentaire de l'accusationreposait surtout sur des impressions quant à la

personnalité d'Alfred Dreyfus. Peu de preuvesconcrètes furent apportées, mais même cetteabsence de preuves fut utilisée à charge contrel'accusé puisque ce serait lui qui les auraittoutes fait disparaître.

Le procès s'est déroulé le 19 décembre à huis-clos. Il est alors apparu que les preuves de laculpabilité d'Alfred Dreyfus étaient quasi-inexistantes, la principale étant l'analyse dubordereau faite par Alphonse Bertillon. Mais lecommandant Hubert-Joseph Henry accuse demanière théâtrale Alfred Dreyfus : « Le traîtreque nous recherchions, c’est lui ! Je le jure ! » etassure avoir une source de renseignement dignede confiance. Malgré cette intervention, leprocès s'oriente tout de même versl'acquittement. C'est alors qu'apparaît undossier secret qui contiendrait 4 preuvesabsolues de la culpabilité d'Alfred Dreyfus, lapièce la plus célèbre consistant en une lettred'un militaire allemand parlant de la « canaillede D... ». La simple initiale D était, pour lesdétracteurs d'Alfred Dreyfus, une preuveabsolue de son implication.

Le 22 décembre, le verdict est prononcé : lecapitaine Alfred Dreyfus est condamné pour «intelligence avec une puissance étrangère ». Sapeine comprend la dégradation (une cérémoniepublique qui symbolise la destitution du grademilitaire par la destruction de différentes partiesde la tenue militaire) et la déportationperpétuelle à l'Ile du Diable, bagne situé enGuyane.

La plupart des dirigeants politiques, à droitecomme à gauche, sont, à cette époque,convaincus de la culpabilité d'Alfred Dreyfus.Jean Jaurès, député socialiste, montre parexemple son patriotisme en déclarant : « untroupier vient d'être condamné à mort etexécuté pour avoir lancé un bouton au visage deson caporal. Alors pourquoi laisser ce misérabletraître en vie ? ». Georges Clémenceau, radical-socialiste, fit à peu près la même déclaration.

Les années suivantes, seul Mathieu Dreyfus,le frère aîné d'Alfred Dreyfus, continue de lutter

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

pour prouver l'innocence de son frère. Al'époque, le Grand Rabbin de France, choisit dene pas se joindre à cette lutte pour ne pas fairede vagues dans un climat déjà particulièrementantisémite. Mathieu Dreyfus réussit pourtant àconvaincre quelques personnes et, parmi elles,Bernard Lazare, jeune journaliste juif libertairequi avait écrit un ouvrage sur l'antisémitisme,publié le novembre 1896, Une erreur judiciaire.La vérité sur l'Affaire Dreyfus. Le livre,particulièrement détaillé, précisait la plupartdes lacunes du procès et contenait denombreuses copies des documents officiels.

Manifestations antisémites lors du procèsDreyfusC'est alors que le véritable auteur dubordereau fut identifié : à la fois par MathieuDreyfus qui reçoit le témoignage d'un banquierreconnaissant formellement l'écriture, et par lenouveau dirigeant du Service desRenseignements, le colonel Marie-GeorgesPicquart. Celui-ci découvre, vers mars 1896,deux documents prouvant les relationsd'espionnage entre le commandant FerdinandWalsin Esterházy (accessoirement l'ami ducommandant Hubert-Joseph Henry qui avaitaccusé Alfred Dreyfus de manière théâtrale auprocès) et l'ambassade d'Allemagne. De plus,frappé par la similarité des écritures ducommandant avec celle du bordereau, le colonelMarie-Georges Picquart est dès lors convaincude l'innocence d'Alfred Dreyfus. Il monte alorsen secret un dossier contre le commandantFerdinand Walsin Esterházy. Mais lorsqu'ilprésente ce dossier à ces supérieurs, ces derniers,refusant d'admettre leur erreur, argumententqu'il est impossible de rejuger ce qui a déjà étéjugé. Le colonel Marie-Georges Picquart insiste,revendique l'innocence d'Alfred Dreyfus et finitpar être envoyé en Tunisie.

Le commandant Hubert-Joseph Henry, quisent le vent tourner en faveur d'Alfred Dreyfus,fabrique alors un faux, le fameux « faux Henry». Le document, grossièrement réalisé, étaitcensé apporté une preuve de la culpabilitéd'Alfred Dreyfus. Suite aux accusations àl'encontre du colonel Marie-Georges Picquart

qui commencent à faire du bruit, ce dernierdécide de rentrer en France. Il contacte alors sonavocat qui, lui-même contacte le vice-présidentdu Sénat, Auguste Scheurer-Kestner. Le 11novembre 1897, Auguste Scheurer-Kestner, quiavait connaissance des preuves rassemblées parle colonel Marie-Georges Picquart, rencontreMathieu Dreyfus. Il échange alors leurs preuvesquant au véritable coupable. Mathieu Dreyfusporte plainte contre le commandant FerdinandWalsin Esterházy, permettant que les preuves desa culpabilité deviennent publiques.

De nombreux intellectuels et personnespolitiques se joignent au mouvementdreyfusard : Emile Zola, Octave Mirbeau,Anatole France, Léon Blum, Jean Jaurès, Albertet Georges Clémenceau... C'est-à-dire que labourgeoisie urbanisée héritière de la RévolutionFrançaise et qui voulait la démocratiebourgeoise commence à se mobiliser. Alors qu'enface l'agitation antisémite et nationaliste prendune ampleur gigantesque avec la mobilisationdes Ligues d'action nationalistes, déjà activelors de la tentative de soulèvement boulangiste,et la création de nouvelles d'entre elles dont laplus célèbre est l'Action Française dirigée parCharles Maurras qui deviendra la principaleorganisation fasciste de France.

Le 10 janvier 1898 a lieu le procès ducommandant Ferdinand Walsin Esterházy. Unprocès grossièrement truqué. Dès le 11 janvier(le lendemain donc) le commandant FerdinandWalsin Esterházy est acquitté à l'unanimité, etce après seulement trois minutes de délibéré. Etc'est même le colonel Marie-Georges Picquartqui est condamné pour avoir transmis desinformations confidentielles au vice-président duSénat, Auguste Scheurer-Kestner.

Ces procès montrent bien que l’État-major etle gouvernement n'étaient nullement mûs par unquelconque désir de justice mais qu'ils étaientplus motivés par des raisons politiques, baséessur une idéologie antisémite et sur lesnationalistes qui entendaient faire tomber laRépublique. D'ailleurs, l'acquittement du

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commandant Ferdinand Walsin Esterházy futsuivi de rassemblements antisémites pendantlesquels des représentations de Mathieu Dreyfusétaient brûlées.

Le 13 janvier 1898, Émile Zola publie dansl'Aurore J'accuse...! Lettre ouvert au présidentde la République . Il y rassemble, de manièreplus ou moins précise, toutes les données quiexistent sur l'affaire Dreyfus. L'objectif de cetarticle, pour Emile Zola, était de passer enprocès pour ré-évoquer les cas d'Alfred Dreyfuset de Ferdinand Walsin Esterházy. Le procès abien lieu mais l'accusation a bien fait attention(justement pour éviter de remettre l'affaireDreyfus sur le tapis) à limiter les débats autourde l'article d’Émile Zola. L'ambiance estimprégnée de violence : les nationalistesorganisent des émeutes et Émile Zola doit êtreprotégé par la police à chaque sortie de procès.

C'est à ce moment que le mouvement ouvrier,qui était resté éloigné de l'Affaire considérantglobalement de manière non-dialectique que cen'était qu'une affaire entre bourgeois, commenceà se mobiliser face à l'agitation nationaliste deplus en plus menaçante. Ainsi, de nombreusesémeutes opposent les militants socialistes etanarchistes aux ligues nationalistes et toute lapresse du mouvement ouvrier prend fait et causepour Alfred Dreyfus. Le mouvement ouvrieravait compris que l'agitation nationaliste et lapropagande antisémite en train de se répandredans les masses étaient des pièges mortels.

A la fin de ce procès, Émile Zola estd'ailleurs condamné à un an de prison et à 3 000francs d'amende, la peine maximale pour cedont on l'accusait. Jules Renard écrit alors :

« À partir de ce soir, je tiens à laRépublique, qui m'inspire un respect, unetendresse que je ne me connaissais pas. Jedéclare que le mot Justice est le plus beaude la langue des hommes, et qu'il fautpleurer si les hommes ne le comprennentplus. »

Un pourvoi en cassation est demandé : la

cour de Cassation (et non le Conseil de guerre)doit revérifier le déroulement du procès mais lesaccusés ne peuvent pas être rejugés. Cetteprocédure aboutit à un procès d’Émile Zolademandé par le Conseil de guerre. Ce dernierporte plainte pour diffamation suite au pourvoien cassation car ce pourvoi signifie qu'il a malfait son travail.

L'avocat d’Émile Zola, sentant le climatdélétère qui règne, le pousse alors à quitter laFrance pour l'Angleterre, ce qu'il fait. Et, eneffet, les accusés sont à nouveau condamnés. Lecolonel Marie-Georges Picquart se retrouve, unefois de plus, en prison. Les émeutes antisémitesdeviennent monnaie-courante durant toutel'année 1898.

A cette époque, le nouveau ministre de laguerre, Godefroy Cavaignac s'attèle à vouloirmontrer définitivement la culpabilité d'AlfredDreyfus. Le 7 juillet 1898, il présente à lachambre des députés 3 preuves qui, selon lui,sont incontestables. Ces preuves n'ayant pas étécommuniquées à la défense lors du procès de sonmari, Lucie Dreyfus saute sur l'occasion pourdemander son annulation. Le colonel Marie-Georges Picquart, quant à lui, soutient qu'il estcapable de prouver la nullité de ces 3 preuves. Ilécope de 11 mois de prison.

Le ministre de la guerre Godefroy Cavaignacveut alors en avoir le cœur net : il reprendl'enquête concernant le commandant FerdinandWalsin Esterházy et le commandant Hubert-Joseph Henry, accusateur d'Alfred Dreyfus lorsde son procès. Au terme de longsinterrogatoires, les deux finissent par avouer : lepremier ses rapports avec les militaires, lesecond le « faux Henry », bordereau a créé detoutes pièces. Et le lendemain, le 31 août 1898,le commandant Hubert-Joseph Henry se suicide.

La requête de Lucie Dreyfus peut alorsaboutir. Les antisémites réagissent de plus belle.Charles Mauras écrit ainsi, dans la Gazette deFrance, que le commandant Hubert-JosephHenry avait été le « serviteur héroïque desgrands intérêts de l'État ». La libre parole, en

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

décembre 1898, lança une grande souscriptionau profit de la malheureuse veuve du si grandcommandant qu'a été Hubert-Joseph Henry. Cefurent environs 14 000 personnes quirépondirent à l'appel, accompagnant leur don delettres incisives, voire haineuses.

Le 14 février 1898 paraît, dans Le Figaro, latrès célèbre caricature de Caran d'Ache (de sonvrai nom Emmanuel Poiré), dessinateursatirique antidreyfusard, qui montre un dîner defamille petit-bourgeois. La légende du premierdessin dit : « Surtout ! ne parlons pas del'Affaire Dreyfus ! » et celle de la deuxième :« ...Ils en ont parlé... ». Il est à noter d'ailleursque cette caricature apparaît dans de nombreuxlivres d'histoire mais qu'il n'est jamais préciséque son auteur était antisémite.

En effet, Caran d'Ache fonde en 1898l'hebdomadaire Psst...! qui ne manque pas dedéverser un flot d'articles antidreyfusards etantisémites. Pour revenir à la caricature, l'idéequ'elle véhicule est que l'affaire Dreyfus est unecatastrophe mais dans la mesure où elle dérangeles placides dîners bourgeois.

Ce que veut mettre en avant Caran d'Acheest que la polémique sur l'Affaire Dreyfus,menée par les intellectuels démocratesdreyfusards et appuyée par la gauche socialiste,serait un moyen de diviser les français, uneattaque contre l'unité nationale. Et que donccette polémique servirait les intérêts étrangers(en l’occurrence les intérêts allemands) de lamême manière que les Juifs sont vus comme un"corps étrangers" complotant contre la France.

Le 10 septembre 1898, la révision du procèsreçoit un avis négatif de la part de l'armée.Mais le gouvernement, lui, vote le pourvoi encassation le 26 septembre. Les antidreyfusardsse déchaînent et le nationalisme se débride. PaulDéroulède, poète nationaliste et président laLigue des Patriotes (la plus importante ligued'extrême-droite de cette époque) déclare : «S'il faut faire la guerre civile, nous la ferons. »

D'ailleurs, durant les funérailles du présidentFelix Faure, le 23 février 1899, opposé à la

révision du procès d'Alfred Dreyfus, il tente uncoup d'état en dirigeant le général Roget et sestroupes pour prendre l’Élisée. Il est finalementarrêté et condamné. C'est alors Émile Louvet,quant à lui soutien de la révision du procès, quiest élu président. Le climat reste tendu :l'extrême-droite continue de manifester et, le 4juin, le président Émile Louvet est agressé surun champ de course.

L'Arrêt de renvoi de l'Affaire au Conseil deGuerre est publié le 3 juin 1899. Émile Zolarentre en France, le colonel Marie-GeorgesPicquart est libéré et, le 9 juin 1899, AlfredDreyfus quitte enfin l'île du Diable pour laFrance, restant tout de même emprisonnéjusqu'à la révision de son procès le 7 août 1899.Procès durant lequel, à Paris, des émeutesprovoquées par des agitateurs antisémites etnationalistes continuent d'avoir lieu. Et, contretout attente, le 9 septembre 1899, AlfredDreyfus est à nouveau condamné.

L'avocat de ce dernier lui propose alors dedemander la grâce. D'abord contre cette idée –car accepter la grâce signifie accepter laculpabilité – Alfred Dreyfus, fatigué par ladurée de toute cette affaire et encouragé parMathieu Dreyfus et Bernard Lazare, finit paraccepter. Le décret est signé le 19 septembre,Alfred Dreyfus est gracié et enfin libéré le 21septembre 1899. Le 17 novembre 1899, sonavocat dépose une loi d’amnistie couvrant «tous les faits criminels ou délictueux connexes àl’Affaire Dreyfus ou ayant été compris dans unepoursuite relative à l’un de ces faits ». Dès lors,la presse se désintéressera de l'affaire.

Malgré toutes ces procédures, Alfred Dreyfusn'était toujours pas innocenté. Ce n'est qu'en1904, avec le début d'une nouvelle révision duprocès, qu'une enquête minutieuse commence.Celle-ci s'étale sur deux ans, et, le 13 juillet1906, Alfred Dreyfus est innocenté et réintégrépartiellement (c'est-à-dire avec un gradeinférieur) dans l'armée.

L'Affaire Dreyfus a été un tournantimportant de l'Histoire moderne de France. Elle

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a vu la victoire de l'option moderniste, laïque etpédagogue comme définition de la Républiquebourgeoise grâce à l'appui momentané dumouvement ouvrier. Elle a aussi été l'occasionde la diffusion massive de l'antisémitisme et l'avu prendre une place centrale dans l'idéologienationaliste française. Cette affaire a d'ailleursdurablement marqué les masses juives du mondeentier en montrant que la question juive n'étaitpas ré solvable dans le cadre du capitalisme quise sont donc rapproché du mouvement socialistede manière très large.

14. Les fausses avant-gardes dufuturisme et du Cercle Proudhon

Avec l'affaire Dreyfus, le nationalisme acompris que la république bourgeoise avaitréussi à s'affirmer, à atteindre un certain niveaude modernité. Il y a alors eu la tentative dedépasser clivage monarchie / république, enappelant à une république aristocratique.

Trois appels vont avoir un succès trèsimportant. Si le premier, formulé par le CercleProudhon, n'aura jamais qu'un succèsintellectuel, les manifestes surréaliste etfuturiste vont avoir des succès fulgurants.

Dans les trois cas, la bourgeoisie va soutenirla genèse et le développement de ces faussesavant-gardes, devant happer les forces vivesintellectuelles de la révolution pour les conduiredans la rébellion esthétique.

Le Cercle Proudhon est une tentatives'appuie directement sur les enseignements deGeorges Sorel et de Pierre-Joseph Proudhon.Dès janvier 1909, le Comité d'action dessyndicats royalistes dépose une gerbe sur latombe de ce dernier, avec un bandeau où estinscrit

A P. J. Proudhon, au patriote français quicombattit le principe des nationalités enEurope, au justicier socialiste qui dénonça lescrimes sociaux de la Révolution, et les

mensonges économiques du collectivisme juif, àl'immortel auteur du Principe fédératif.

C'est Edouard Berth, disciple de GeorgesSorel, qui joue le rôle de théoricien. Dans Lecentenaire de Proudhon, 1809-1909, il résumeainsi ce qui va être la conception au cœur du «socialisme national » :

« Il appartient aux syndicalistesrévolutionnaires, tout pénétrés d'espritguerrier, et qui veulent, par la grève, cetteforme économique de la guerre, exalter letravailleur en tant que travailleur etengendrer la morale des producteurs enpartant du point d'honneur syndical, deredonner au monde moderne le sens d'uneculture héroïque fondée sur le travail. »

On retrouve également Georges Valois, quisera dans les années 1920 le premier à serevendiquer du fascisme, avec le Faisceau en1925, puis le Parti Républicain Syndicaliste en1928. ; il est l'auteur de l'article explicatif de laformation du Cercle Proudhon, dans sonpremier cahier, Pourquoi nous rattachons nostravaux à l'esprit proudhonien (1ère conférencepublique du Cercle Proudhon, 16 décembre1911).

Georges Valois salue la naissance de cetteunion de nationalistes et d'antidémocrates issusdu courant syndicaliste révolutionnaire, dansl'esprit de Georges Sorel et la « déception » desconséquences de l'affaire Dreyfus. On peut liredans la déclaration :

« Les Français qui se sont réunis pourfonder le Cercle Proudhon sont tousnationalistes. Le patron qu'ils ont choisipour leur assemblée leur a fait rencontrerd'autres Français qui ne sont pasnationalistes, qui ne sont pas royalistes etqui se joignent à eux pour participer à lavie du Cercle et à la rédaction desCahiers. »

Le programme est celui d'une révolutionconservatrice. Dans la déclaration, on lit ainsi :

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

« Ramenée parmi nous pour instaurer lerègne de la vertu, [la démocratie] tolère etencourage toutes les licences. Elle estthéoriquement un régime de liberté ;pratiquement, elle a horreur des libertésconcrètes, réelles, et elle nous a livrés àquelques grandes compagnies de pillards,politiciens asso ciés à des financiers oudominés par eux, qui vivent del'exploitation des producteurs. La démocratie enfin a permis, dansl'économie et dans la politique,l'établissement du régime capitaliste quidétruit dans la cité ce que les idéesdémocratiques dissolvent dans l'esprit,c'est-à-dire la nation, la famille, lesmœurs, en substituant la loi de l'or auxlois du sang. La démocratie vit de l'or et d'uneperversion de l'intelligence. Elle mourradu relèvement de l'esprit et del'établissement des institutions que lesFrançais créent ou re créent pour ladéfense de leurs libertés et de leursintérêts spirituels et matériels. »

Pierre-Joseph Proudhon est le trait d'uniondans la lutte du sang contre l'or. La déclarationaffirme que :

« Proudhon, c'est la France éternelle quisubit au XIXè siècle l'anarchieintellectuelle du XVIIè siècle, qui continuede répéter les paroles insensées imposées àsa mémoire, mais dont les mainspaysannes, ouvrières, formées par lelabeur aux arts de la vie, reproduisent lesgestes traditionnels du travail, et dontl'intelligence, disciplinée par les siècles,recherche l'ordre dans ce monde nouveauoù elle n'aperçoit plus que les signes dudésordre. »

Le nationalisme français qui est ici mis enavant est profondément antisémite, opposé entout point au marxisme, ce qui fournit la based'une haine farouche de la culture allemande(dans l'article intitulé Proudhon, Edouard Berthsous le pseudonyme de Jean Darville expliqueque « la lourdeur germanique ne comprendrajamais le composé rare que constitue l'ordrefrançais, fait de liberté, d'ironie et d'unitéprofonde »).

Cependant, Charles Maurras ne soutiendrapas le mouvement alors que l'Action française se

développe, et les syndicalistes révolutionnairesdu Cercle Proudhon refuseront toute logiqueaboutissant au politique. Cette tentative deformuler un authentique mouvement fasciste nepouvait qu'échouer.

C'est ce qui explique la genèse de nouvelles «avant-gardes » dans le domaine des arts ditsmodernes. Les artistes décadents sont desfigures politiques, mais l'irrationalismeprédomine tellement qu'une formulationcohérente est impossible, d'où la mise en avantd'un « style. »

C'est dans le très conservateur quotidienfrançais Le Figaro que l'italien Filippo TommasoMarinetti publie en 1909 son manifestefuturiste, ode patriarcale faisant l'éloge de laviolence et du rejet de la culture. Voici un longextrait du manifeste :

« Fondation et Manifeste du Futurisme : Nous avions veillé toute la nuit, mes amiset moi, sous des lampes de mosquée dontles coupoles de cuivre aussi ajourées quenotre âme avaient pourtant des cœursélectriques. Et tout en piétinant notrenative paresse sur d'opulents tapisPersans, nous avions discuté aux frontièresextrêmes de la logique et griffé le papierde démentes écritures. Un immense orgueil. gonflait nospoitrines, à nous sentir debout tout seuls,comme des phares ou comme dessentinelles avancées, face à l'armée desétoiles ennemies, qui campent dans leursbivouacs célestes. Seuls avec lesmécaniciens dans les infernales chaufferiesdes grands navires, seuls avec les noirsfantômes qui fourragent dans le ventrerouge des locomotives affolées, seuls avecles ivrognes battant des ailes contre lesmurs! Et nous voilà brusquement distraits par leroulement des énormes tramways à doubleétage, qui passent sursautants, bariolés delumières, tels les hameaux en fate que lePô débordé ébranle tout à coup etdéracine, pour les entraîner, sur lescascades et les remous d'un déluge,jusqu'à la mer. Puis le silence s'aggrava. Comme nousécoutions la prière exténuée du vieuxcanal et crisser les os des palais moribondsdans leur barbe de verdure, soudainrugirent sous nos fenêtres les automobilesaffamées.

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Les dossiers du PCMLM

- Allons, dis-je, mes amis ! Partons ! Enfinla Mythologie et l'Idéal mystique sontsurpassés. Nous allons assister à la naissance duCentaure et nous verrons bientôt voler lespremiers Anges ! Il faudra ébranler lesportes de la vie pour en essayer les gondset les verrous !... Partons! Voilà bien le premier soleil levantsur la terre !... Rien n'égale la splendeurde son épée rouge qui s'escrime pour lapremière fois, dans nos ténèbresmillénaires. Nous nous approchâmes destrois machines renâclantes pour flatterleur poitrail. Je m'allongeai sur la miennecomme un cadavre dans sa bière, mais jeressuscitai soudain sous le volant -couperet de guillotine - qui menaçait monestomac. (...) Alors, le visage masqué de la bonne bouedes usines, pleine de scories de métal, desueurs inutiles et de suie céleste, portantnos bras foulés en écharpe, parmi lacomplainte des sages pécheurs à la ligne etdes naturalistes navrés, nous dictames nospremières volontés à tous les hommesvivants de la terre: 1. Nous voulons chanter l'amour dudanger, l'habitude de l'énergie et de latémérité. 2. Les éléments essentiels de notre poésieseront. le courage, l'audaoe et la révolte. 3. La littérature ayant jusqu'ici magnifiél'immobilité pensive, l'extase et lesommeil, nous voulons exalter lemouvement agressif, l'insomnie fiévreuse,le pas gymnastique, le saut périlleux, lagifle et le coup de poing. 4. Nous déclarons que la splendeur dumonde s'est enrichie d'une beauté nouvellela beauté de la vitesse. Une automobile decourse avec son coffre orné de gros tuyauxtels des serpents à l'haleine explosive...Une automobile rugissante, qui a l'air decourir sur de la mitraille, est plus belleque la Victoire de Samothrace. 5. Nous voulons chanter l'homme qui tientle volant, dont la tige idéale traverse laTerre, lancée elle-même sur le circuit deson orbite. 6. Il faut que le poète se dépense avecchaleur, éclat et prodigalité, pouraugmenter la ferveur enthousiaste deséléments primordiaux. 7. Il n'y a plus de beauté que dans lalutte. Pas de chef-d'œuvre sans uncaractère agressif. La poésie doit être unassaut violent contre les forces inconnues,pour les sommer de se coucher devantl'homme. 8. Nous sommes sur le promontoireextrême des siècles !... A quoi bonregarder derrière nous, du moment qu'il

nous faut défoncer les vantauxmysté¬rieux de l'Impossible? Le Temps etl'Espace sont morts hier. Nous vivons déjàdans l'absolu, puisque nous avons déjàcréé l'éternelle vitesse omniprésente. 9. Nous voulons glorifier la guerre - seulehygiène du monde, - le militarisme, lepatriotisme, le geste destructeur desanarchistes, les belles Idées qui tuent, et lemépris de la femme. 10. Nous voulons démolir les musées, lesbibliothèques, combattre le moralisme, leféminisme et toutes les lâchetésopportunistes et utilitaires. 11. Nous chanterons les grandes foulesagitées par le travail, le plaisir ou larévolte; les ressacs multicolores etpolyphoniques des révolutions dans lescapitales modernes; la vibration nocturnedes arsenaux et des chantiers sous leursviolentes lunes électriques; les garesgloutonnes avaleuses de serpents quifument; les usines suspendues aux nuagespar les ficelles de leurs fumées; les pontsaux bonds de gymnastes lancés sur lacoutellerie diabolique des fleuvesensoleillés; les paquebots aventureuxflairant l'horizon; les locomotives au grandpoitrail, qui piaffent sur les rails, telsd'énormes chevaux d'acier bridés de longstuyaux, et le vol glissant des aéroplanes,dont l'hélice a des claque¬ments dedrapeau et des applaudissements de fouleenthousiaste. C'est en Italie que nous lançons cemanifeste de violence culbutante etincendiaire, par lequel nous fondonsaujourd'hui le Futurisme, parce que nousvoulons délivrer l'Italie de Sa gangrène deprofesseurs, d'archéologues, de cicérones etd'antiquaires. (...) Vos objections? Assez! Assez! Je lesconnais! C'est entendu! Nous savons bience que notre belle et fausse intelligencenous affirme. - Nous ne sommes, dit-elle,que le résumé et le prolongement de nosancêtres. - Peut-être! Soit!...Qu'importe?... Mais nous ne voulons pasentendre! Gardez-vous de répéter ces motsinfâmes! Levez plutôt la tête! Debout sur la cime du monde, nouslançons encore une fois le défi aux étoiles!

Milan - Via Senato, 2 Filippo Tommaso Marinett »

Cet appel à l'irrationalisme est exactement lemême que fera André Breton avec le manifestedu surréalisme, vint ans plus tard, dans le chaosdes années 1920, attirant des sympathisants du

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

communisme dans les mailles de l'irrationalismesurréaliste.

15. Entre divertissement décadent etoccultisme

Malgré le boulangisme qui a frisé le putschmilitaire, malgré la tentative de coup d’Étatmonarchiste, malgré l'affaire Dreyfus, malgré lesattentats anarchistes, l'atmosphère bourgeoiseest finalement très calme.

En 1887 – 1889 est ainsi construite la TourEiffel, œuvre empreinte du culte de l'ingénieur àla française, incarnant de toute sa masse l'idéed'écrasement de la nature. La Tour Eiffels'inscrit pleinement dans l'esprit de labourgeoisie française gouverné par la rationalitéinsensible, à la René Descartes, quicompartimente et géométrise la nature.

Construite pour l'Exposition universelle, elleétait à l'époque la plus haute constructionhumaine et de très loin, puisque la touratteignait 300 mètres quand le précédent «record » s'établissait à 169 mètres (leWashington Monument aux États-Unis).L'étrangeté de la construction va de pair avecl'esprit prétendument touche à tout et originalde la bourgeoisie, dont la bande originale estcomposée par Claude Debussy (1862-1918).

Vide de toute dimension épique, la musiquede Claude Debussy est simplement douce, en sevoulant mystérieuse. Elle est sans mélodie, justelisse comme une danse bourgeoise et lesentiment bourgeois de « liberté » qui va avec.La musique de Claude Debussy est ainsisemblable à la poésie de son ami StéphaneMallarmé : sensorielle sans aucune constructionsérieuse, sans but. C'est l'art pour l'art, ladissonance utilisée pour renforcer l'aspectindividuel sensible.

Si nous portons un regard historique surtoute classe décadente, nous trouvons toujoursle « grotesque » et la disharmonie, le manque

d'âme, et Claude Debussy est l'expression de cegrotesque et de cette disharmonie de labourgeoisie française. Claude Debussy manqued'âme, il appelle l'auditeur et l'auditrice à unplaisir individualiste ; non pas que lessentiments ne puissent pas être personnels -mais ces sentiments ont nécessairement unedimension universelle : l'amour, la compassion,la symbiose.

Claude Debussy en a bien entendu fait touteune conception :

« J'ai voulu que l'action ne s'arrêtâtjamais, qu'elle fût continue,ininterrompue. La mélodie est antilyrique.Elle est impuissante à traduire la mobilitédes âmes et de la vie. Je n'ai jamais consenti à ce que mamusique brusquât ou retardât, par suited'exigences techniques, le mouvement dessentiments et des passions de mespersonnages. Elle s'efface dès qu'ilconvient qu'elle leur laisse l'entière libertéde leurs gestes, de leurs cris, de leur joieou de leur douleur. »

A côté de ces grandes réalisations et desfantasmes de Jules Verne, de la musique fade etanti-mélodique de Claude Debussy, labourgeoisie se laisse aller : une œuvre aussimisérable, sans aucun sens ni aucune valeur,aussi insipide et vide que Cyrano de Bergeracd'Edmond Rostand est célébré sans limites en1897.

La pièce reçut un accueil incroyable de lapart de la bourgeoisie, heureuse qu'il ne puisse yavoir rien dans une pièce. Le ministre desfinances Georges Cochery se précipita dans laloge pour venir épingler sa propre légiond'honneur sur la poitrine de Rostand, affirmanten même temps : « Je me permets de prendreun peu d'avance ».

L'auteur de l'infâme Cyrano de Bergerac eutmême droit à sa propre légion d'honneur, demanière expresse, quelques jours après, pour le1er janvier 1898 !

Plus de la moitié des vers de la pièce sont

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prononcés par un personnage simpliste sortitout droit du niveau culturel du XVIIe siècle,dans une pièce qui anéantit le romantisme dansune démarche commerciale sans envergure,associée à un esprit de comédie ultra-simpliste.

Cet esprit est propre à l'époque, avec lacomédie de boulevard, si aimée de la bourgeoisieen raison de ses entourloupes, ses cocufiages,etc. : c'est l'esprit minable des vaudevilles, avecGeorges Feydeau et Georges Courteline, auxœuvres aux titres si évocateurs (Mais n'tepromène donc pas toute nue ! ; La Duchesse desFolies-Bergères ; Hortense, couche-toi ! ; LaPaix chez soi, etc.).

La bourgeoisie, l'esprit patriarcalprédominant bien sûr, se précipite égalementaux cabarets. Les cabarets parisiens deviennentun symbole de la « gaieté » bourgeoise, lecabaret du Moulin rouge, ouvert en 1889,devient le symbole mondial de cet espritbourgeois coquetant avec la décadence.

A côté de cela, il y a d'autres lieux célèbrescomme le Chat noir et les Folies Bergères, àl'atmosphère décadente, rassemblant une foulehétéroclite prête à suivre la bourgeoisie, à laservir.

Le peintre Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), peintre de cette réalité, est célébré de lamême manière que les thèmes de ses tableauxsont célébrés. Henri de Toulouse-Lautrec avaitmême une chambre à demeure dans un haut lieude la prostitution, La Fleur blanche. Adepte del'absinthe quotidienne mélangée au cognac, ilfinira syphilitique et alcoolique, à 36 ans.

Cette ambiance de divertissement décadentva de pair avec la diffusion massive del'occultisme, avec des gens comme Stanislas deGuaita (1861-1897, ami d'enfance et camaradede classe de Maurice Barrès), qui fonda l'OrdreKabbalistique de la Rose-Croix avec JoséphinPéladan (1850-1915), écrivain et critique d'artayant eu une grande influence, même si lethéoricien le plus marquant fut GérardEncausse, dit Papus (1865-1916).

La croyance en l'accès au surnaturel devientune tendance très significative au sein de labourgeoisie, notamment chez les artistes et lepersonnel médical (médecins, pharmaciens,chimistes) qui s'imaginent pouvoir « passer »dans « l'autre monde », l'au-delà, et récupérerdes informations sur le nôtre.

Selon Stanislas de Guaita, les drogues sontun moyen utilisable pour découvrir l'au-delà :

« La Coca, comme le Haschich, mais àd'autres titres, exerce sur le corps astralune action directe et puissante ; sonemploi coutumier dénoue, en l'homme,certains liens compressifs de sa naturehyperphysique, – liens dont la persistanceest pour le plus grand nombre unegarantie de salut. Si je parlais sansréticences sur ce point-là, je rencontreraisdes incrédules, même parmi les occultistes.Je dois me borner à un conseil.– Vous quitenez à votre vie, à votre raison, à la santéde votre âme, évitez comme la peste lesinjections hypodermiques de cocaïne. Sansparler de l'habitude qui se crée fort vite(plus impérieuse encore, plus tenace etplus funeste cent fois que toute autre dumême genre), un état particulier a prisnaissance. »

Le Serpent de la Genèse, premièreseptaine, chap. V : L'arsenal du sorcier

C'est bien sûr Guy de Maupassant, avec lafabuleuse nouvelle Le Horla, qui a résumé lemieux l'ambiance qui pouvait être celle dans ladémarche des occultistes.

Voici justement comment Victor Blanchard,secrétaire général du « congrès spiritualiste »qui s'est tenu en juin 1908, donne de la manièresuivante son point de vue sur l'occultisme.

Victor Blanchard était, il faut le noter, pasmoins que Chef et secrétaire rapporteur duservice central et du service archiviste de laChambre des Députés, ainsi que président del’Amicale des fonctionnaires. Il est important dele savoir quand on voit la dimension déliranted'un courant bourgeois extrêmement puissant.

« Dans le Monde profane, on se figuregénéralement que l'Occultisme ne s'occupe

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

que de l'évocation magique des esprits dela Nature ou de ceux des humains décédés,des envoûtements d'amour ou de haine,des guérisons magnétiques, de laprédiction de l'avenir individuel oucollectif et même de la fabrication de lapierre philosophale. C'est là une grave erreur qu'il convient dedissiper tout de suite. Comme l'indique le programme que nousvous avons adressé, le domaine del'OCCULTISME est aussi vaste que varié.Et quelques-uns d'entre vous seront peut-être fort étonnés d'apprendre quel'Hermétisme embrasse, en tant queMétaphysique réelle et supérieure, laphilosophie, les sciences mathématiques,physiques, chimiques, naturelles médicaleset sociales, les arts et les diverses religionsterrestres. En outre des principes ésotériques qu'il aacquis par ses recherches pénibles etparfois dangereuses, le véritable adeptedoit donc posséder une instructiongénérale assez complète. Ce n'est qu'àcette condition qu'il pourra se livrer à unepropagande féconde en résultatsindividuels et sociaux. Il ne craindra pasainsi de passer pour un charlatan avide degloire, d'argent ou de pouvoir; et, dès lors,il agira plus efficacement sur l'Humanité. La Doctrine qui excite tant votre curiositén'est pas nouvelle, quoiqu'en disentcertains critiques d'histoire philosophique.C'est dans les plus fameux Sanctuaires del'Inde et d'Egypte - héritiers de la Sagessetraditionnelle des Noirs, des Atlantes etdes Lémuriens - que la SCIENCEOCCULTE prit naissance, si nous nous entenons aux documents purementhistoriques. De là, l'Esotérisme se répandit en Chine,dans l'Iran, en Chaldée, en Palestine, enGrèce, à Rome, dans les Gaules, enGermanie, et sur toute la surface de laTerre. N'oublions pas que cette philosophie, à lafois humaine et divine, inspirapuissamment tous les fondateurs desgrandes religions antiques, entre autresRam ou Lam, Confucius, Krishna,Zoroastre, Moïse et Bouddha. C'est d'elleque les célèbres législateurs des sièclespassés tirèrent leurs plus sagesinstitutions. C'est à cette source sublimeque la plupart des poètes, des philosopheset des savants de l'Antiquité et des Tempsmodernes, puisèrent bon nombre d'idéesgrandioses ou géniales. C'est elle qu'onretrouve enfouie sous les textes littéral detous les Livres saints d'Orient oud'Occident, dans les paraboles de Jésus etjusque dans les épîtres de saint Paul: C'est elle que possédèrent certains Pères

de l’Église, les Gnostiques, lesTroubadours, les Trouvères, lesAlchimistes, les Chefs des Corporationsouvrières du Moyen Age et que l'éliteintellectuelle des Templiers, qui avaientéchappé à la torture et au bûcher,transmit plus tard, par l'intermédiaire desRose-croix, aux Francs-maçons et auxMartinistes. L'HERMETISME est la synthèsescientifique, philosophique, religieuse etsociale du passé et du présent comme ellesera, sans doute, celle de l'avenir. Le théologien, le philosophe, le savant, lemédecin, le moraliste ou le sociologue quivoudront bien se donner la peine d'étudierl'OCCULTISME, sans aucun parti pris, ytrouveront, avec la solution de bien desénigmes théogoniques, cosmogoniques,androgoniques et sociologiques, leséléments mêmes de la vivification de leursconnaissances actuelles et de larégénération du corps humain, de l'âmehumaine et de toute la société. L'historien, le littérateur et l'artisteprofiteront largement aussi de ces études,quelque peu abstraites. Le premier y découvrira l'explication debeaucoup de faits obscurs et troublants; lesecond pénétrera aisément le sens de biendes légendes antiques ou de fablesorientales apparemment absurdes et ildéchiffrera mieux les mystères de l'âmehumaine; le troisième contemplera, sansjamais se lasser, les différentes formes querevêt la Suprême Beauté, tant en cemonde que sur les autres plans del'Univers manifesté et, conséquemment, ilsera à même d'en donner des expressionsphysiques plus adéquates que celles qu'il afournies jusqu'ici. Quant à ceux que tourmente l'angoissantet grave problème del'HYPERPHYSIQUE et du LENDEMAINde la MORT, ils déduiront bientôt del'exposé de nos doctrines, comme nousl'espérons, la certitude rationnelle etexpérimentale de l'immortalité de leurprincipe conscient et spirituel; ilsapprendront que la DIVINITE veut lebonheur de toutes ses créatures, et que leCiel, le Purgatoire et l'Enfer desthéologiens naïfs ne sont que les diversessituations morales ou physiques danslesquelles notre âme peut se trouver aucours de son éternelle carrière; ils saurontque la Réincarnation, enseignée dans tousles Mystères antiques, ainsi que par laprimitive Eglise chrétienne et lesInitiations modernes, est l'un desmultiples moyens employés par laSOUVERAINE BONTE en vue de hâterl'évolution animique, intellectuelle etspirituelle de chacun d'entre nous; ilsverront que l'homme élabore sans cesse les

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conditions qui doivent présider à ses viessuccessives dan l'espace et dans le temps;ils reconnaîtront que les Humains sonttous solidaires les uns des autres nonseulement en actions, mais aussi enparoles et surtout en pensées. C'est alorsqu'ils prépareront consciemmentl'Avènement sur Terre de la VéritableFraternité et du Règne du Saint-esprit, oude la Science alliée à la Foi, de la Raisonunie à l'Intuition, durable et céleste fusionque la fête de la Pentecôte symbolise sibien. »

16. La propagande anarchiste « par lefait »

La Belle époque de la bourgeoisie a produitun phénomène très particulier : une rébellion àla fois individuelle et sociale, avec des actionstentant d'ailleurs de combiner élan individuel etesthétique : l'esprit fasciste est déjà là.

On a en effet une tentative de remettre àzéro la société, à travers des actions purementindividuelles visant le bourgeois. C'est la «propagande par le fait » qui est la stratégiepolitique à laquelle adhèrent nombred'anarchistes à la fin du XIXe siècle. Cettestratégie consiste à adopter le « faitinsurrectionnel », c'est-à-dire des moyensd'action individuels violents allant del'assassinat à l'incendie, en passant parl'empoisonnement ou le pillage, comme moyende répandre l'idéologie anarchiste.

La cible, c'est celui qui a un style de viebourgeois, c'est le bourgeois, ennemi de lalibération individuelle et exploiteur. Laréférence à l'utopie sociale collectiviste estencore présente, mais elle s'effiloche devantl'esthétique du geste.

Ainsi, en théorie, l'idée est, grâce à cesactions violentes, de marquer les esprits pourque les gens, eux aussi, en viennent à se révolter: du chaos général est censé sortir l'ordre. Lesanarchistes pensent alors en majorité quelorsque le nombre de gens ainsi mobilisés par lesactions individuelles sera suffisant, alors il sera

possible de réaliser la révolution.

En pratique, on est dans une sorted'aristocratie où les individus se mettent enscène, par des attentats individuels.

Le premier événement qui s'est produit enFrance est le fait d'Emile Florion. Ce dernierétait un ouvrier tisseur de 23 ans qui est arrivéà Paris avec le projet de tuer Léon Gambetta.N'ayant pu l'atteindre, il décide le 20 octobre1881 de tirer sur le premier bourgeois venu, quisera finalement le docteur Meymar. EmileFlorion ne parvient pas à ses fins et estcondamné à 20 ans de travaux forcés.

D'autres actions individuelles vont suivre : le16 novembre 1883, Paul-Marie Curien, 17 ans,décide d'assassiner Jules Ferry ; quelques moisplus tard, dans la banlieue de Marseille, LouisChaves tue la supérieure d'un couvent et blessegrièvement sa sous-directrice ; le 5 mars 1886,Charles Gallo lance une bouteille d'acideprussique dans l'enceinte de la Bourse de Paris,puis tire trois coups de revolver sans blesserpersonne.

Mais c'est avec les attentats à la bombe queles anarchistes vont véritablement défrayer lachronique. Le 11 mars 1892, Ravachol déposeune bombe au 1er étage de l'immeuble où habiteun magistrat qui avait fait condamné 3 militantsanarchistes. Ce dernier en sort cependantindemne car il habitait en réalité au 4ème étage.

Le 15 mars 1892, c'est la caserne de Lobauqui est la cible d'une bombe, attentat organisépar Théodule Meunier. Le 27 mars 1892,Ravachol dépose une bombe dans un immeublerue de Clichy. Il sera arrêté le 30 mars surtémoignage d'un garçon de café à qui il avaitfait part de ses idées anarchistes. Enreprésailles, le 25 avril, une bombe explose dansle restaurant où travaillait le garçon de café.

Le 8 novembre 1892, Emile Henry faitparvenir une bombe au sein d'un commissariatde police. Le 9 décembre 1893, Auguste Vaillantlance une bombe chargée de clous et de plombdans la chambre des députés pour venger

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

Ravachol et protester contre la politique derépression du gouvernement. Auguste Vaillantsera également condamné à mort le 5 février1894.

Le 12 février 1894, Emile Henry fait sauterune bombe au café Terminus (dans un quartierbourgeois de Paris). Il est condamné à mort le21 mai 1894. Le 24 juin 1894, Sante GeronimoCaserio, anarchiste italien, tue le présidentMarie François Sadi Carnot d'un coup decouteau au foie.

Symbole de l'esthétique anarchiste : Caserion'a pas essayé pas de fuir après son geste,dansant autour de la voiture du président encriant « Vive l'anarchie ! » L'anarchisme estalors, plus qu'une idéologie organisée, uneesthétique de la rébellion et une initiative ultra-individualiste, tout à fait dans l'esprit de la findu XIXe siècle.

L'ensemble de ces actions vise les bourgeoisidentifiés comme les responsables de la misèredes masses, mais les masses ne sont jamaisconsidérées comme devant être protagonistes. Lapossibilité même qu'elles puissent l'être sembleimpossible, en raison du succès social-chauvinde la social-démocratie à la française, ultra-réformiste. L'anarchisme terroriste est uneréponse à cet opportunisme, une autre varianteétant le pur « syndicalisme », radicalement anti-politique.

Dans les deux cas, on a une démarchecontournant le réformisme, au lieu de luidérober le sol sous ses pieds.

Voici la déclaration que fait Émile Henry aujury lors de son procès, témoignant de laphilosophie anarchiste terroriste et montrantdéjà comme elle s'éloigne du socialisme:

« Vous connaissez les faits dont je suisaccusé : l’explosion de la rue des Bons-Enfants qui a tué cinq personnes etdéterminé la mort d’une sixième,l’explosion du café Terminus, qui a tuéune personne, déterminé la mort d’uneseconde et blessé un certain nombred’autres, enfin six coups de revolver tiréspar moi sur ceux qui me poursuivaient

après ce dernier attentat. Les débats vous ont montré que je mereconnais l’auteur responsable de cesactes. Ce n’est pas une défense que je veux vousprésenter. Je ne cherche en aucune façon àme dérober aux représailles de la sociétéque j’ai attaquée. D’ailleurs je ne relèveque d’un seul Tribunal, moi-même ; et leverdict de tout autre m’est indifférent. Jeveux simplement vous donner l’explicationde mes actes et vous dire comment j’ai étéamené à les accomplir. Je suis anarchiste depuis peu de temps. Cen’est guère que vers le milieu de l’année1891 que je me suis lancé dans lemouvement révolutionnaire. Auparavant,j’avais vécu dans des milieux totalementimbus de la morale actuelle. J’avais étéhabitué à respecter et même à aimer lesprincipes de patrie, de famille, d’autoritéet de propriété. Mais les éducateurs de lagénération actuelle oublient tropfréquemment une chose, c’est que la vie,avec ses luttes et ses déboires, avec sesinjustices et ses iniquités, se charge bien,l’indiscrète, de dessiller les yeux designorants et de les ouvrir à la réalité. C’est ce qui m’arriva, comme il arrive àtous. On m’avait dit que cette vie étaitfacile et largement ouverte aux intelligentset aux énergiques, et l’expérience memontra que seuls les cyniques et lesrampants peuvent se faire une place aubanquet. On m’avait dit que lesinstitutions sociales étaient basées sur lajustice et l’égalité, et je ne constataisautour de moi que mensonges etfourberies. Chaque jour m’enlevait uneillusion. Partout où j’allais, j’étais témoindes mêmes douleurs chez les uns, desmêmes jouissances chez les autres. Je ne tardais pas à comprendre que lesgrands mots qu’on m’avait appris àvénérer : honneur, dévouement, devoir,n’étaient qu’un masque voilant les plushonteuses turpitudes. L’usinier qui édifiaitune fortune colossale sur le travail de sesouvriers, qui eux, manquaient de tout,était un monsieur honnête. Le député, leministre dont les mains étaient toujoursouvertes aux pots-de-vin, étaient dévouésau bien public. L’officier qui expérimentaitle fusil nouveau modèle sur des enfants desept ans avait bien fait son devoir et, enplein Parlement, le président du Conseillui administrait ses félicitations ! Tout ceque je vis me révolta, et mon esprits’attacha à la critique de l’organisationsociale. Cette critique a été trop souventfaite pour que je la recommence. Il mesuffira de dire que je devins l’ennemid’une société que je jugeais criminelle. Un moment attiré par le socialisme, je netardai pas à m’éloigner de ce parti. J’avais

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trop d’amour pour la liberté, trop derespect de l’initiative individuelle, trop derépugnance à l’incorporation pour prendreun numéro dans l’armée matriculée duquatrième État. D’ailleurs je vis qu’au fond le socialismene change rien à l’ordre actuel. Ilmaintient le principe autoritaire, et ceprincipe, malgré ce qu’en peuvent dire deprétendus libres penseurs, n’est qu’unvieux reste de la foi en une puissancesupérieure. Des études scientifiquesm’avaient graduellement initié au jeu desforces naturelles. Or j’étais matérialiste et athée ; j’avaiscompris que l’hypothèse Dieu était écartéepar la science moderne, qui n’en avait plusbesoin. La morale religieuse et autoritaire,basée sur le faux, devait donc disparaitre.Quelle était alors la nouvelle morale enharmonie avec les lois de la nature quidevait régénérer le vieux monde etenfanter une humanité heureuse ? C’est à ce moment que je fus mis enrelation avec quelques compagnonsanarchistes, qu’aujourd’hui je considèreencore comme les meilleurs que j’ai connu.Le caractère de ces hommes me séduisittout d’abord. J’appréciais en eux unegrande sincérité, une franchise absolue, unmépris profond de tous les préjugés, et jevoulus connaitre l’idée qui faisait deshommes si différents de tous ceux quej’avais vu jusque-là. Cette idée trouva enmon esprit un terrain tout préparé, pardes observations et des réflexionspersonnelles, à la recevoir. Elle ne fit que préciser ce qu’il y avaitencore chez moi de vague et de flottant. Jedevins à mon tour anarchiste. Je n’ai pasà développer ici la théorie de l’anarchie.Je ne veux en retenir que le côtérévolutionnaire, le côté destructeur etnégatif pour lequel je comparais devantvous. En ce moment de lutte aigüe entrela bourgeoisie et ses ennemis, je suispresque tenté de dire avec le Souvarine deGerminal : « Tous les raisonnements surl’avenir sont criminels, parce qu’ilsempêchent la destruction pure et simple etentravent la marche de la révolution. » Dès qu’une idée est mûre, qu’elle a trouvésa formule, il faut sans plus tarder entrouver sa réalisation. J’étais convaincuque l’organisation actuelle était mauvaise,j’ai voulu lutter contre elle, afin de hâtersa disparition. J’ai apporté dans la lutteune haine profonde, chaque jour avivéepar le spectacle révoltant de cette société,où tout est bas, tout est louche, tout estlaid, où tout est une entrave àl’épanchement des passions humaines, auxtendances généreuses du cœur, au libreessor de la pensée. J’ai voulu frapper aussifort et aussi juste que je le pouvais.

Passons donc au premier attentat que j’aicommis, à l’explosion de la rue des Bons-Enfants. J’avais suivi avec attention les évènementsde Carmaux. Les premières nouvelles de lagrève m’avaient comblé de joie : lesmineurs paraissaient disposés à renonceraux grèves pacifiques et inutiles, où letravailleur confiant attend patiemmentque ses quelques francs triomphent desmillions des compagnies. Ils semblaiententrés dans une voie de violence quis’affirma résolument le 15 août 1892. Lesbureaux et les bâtiments de la mine furentenvahis par une foule lasse de souffrir sansse venger : justice allait être faite del’ingénieur si haï de ses ouvriers, lorsquedes timorés s’interposèrent. Quels étaient ces hommes ? Les mêmesqui font avorter tout les mouvementsrévolutionnaires, parce qu’ils craignentqu’une fois lancé le peuple n’obéisse plus àleurs voix, ceux qui poussent des milliersd’hommes à endurer des privationspendant des mois entiers, afin de battre lagrosse caisse sur leurs souffrances et secréer une popularité qui leur permettra dedécrocher un mandat - je veux dire leschefs socialistes- ces hommes, en effet,prirent la tête du mouvement gréviste. On vit tout à coup s’abattre sur le paysune nuée de messieurs beaux parleurs, quise mirent à la disposition entière de lagrève, organisèrent des souscriptions,firent des conférences, adressèrent desappels de fonds de tous les côtés. Lesmineurs déposèrent toute initiative entreleurs mains. Ce qui arriva, on le sait. Lagrève s’éternisa, les mineurs firent uneplus intime connaissance avec la faim, leurcompagne habituelle ; ils mangèrent lepetit fonds de réserve de leur syndicat etcelui des autres corporations qui leurvirent en aide, puis au bout de deux mois,l’oreille basse, ils retournèrent à leur fosse,plus misérables qu’auparavant. Il eût étési simple, dès le début, d’attaquer lacompagnie dans son seul endroit sensible,l’argent ; de brûler le stock de charbon, debriser les machines d’extraction, dedémolir les pompes d’épuisement. Certes,la compagnie eût capitulé bien vite. Maisles grands pontifes du socialismen’admettent pas ces procédés là, qui sontdes procédés anarchistes. A ce jeu il y a de la prison à risquer, et,qui sait, peut être une de ces balles quifirent merveille à Fourmies. On y gagneaucun siège municipal ou législatif. Bref,l’ordre un instant troublé régna denouveau à Carmaux. La compagnie, pluspuissante que jamais, continua sonexploitation et messieurs les actionnairesse félicitèrent de l’heureuse issue de lagrève. Allons, les dividendes seraientencore bons à toucher.

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C’est alors que je me suis décidé à mêler,à ce concert d’heureux accents une voixque les bourgeois avaient déjà entendue,mais qu’ils croyaient morte avecRavachol : celle de la dynamite. J’ai voulumontrer à la bourgeoisie que désormais iln’y aurait plus pour elle de joiescomplètes, que ses triomphes insolentsseraient troublés, que son veau d’ortremblerait violemment sur son piédestal,jusqu’à la secousse définitive qui lejetterait bas dans la frange et le sang. Enmême temps j’ai voulu faire comprendreaux mineurs qu’il n’y a qu’une seulecatégorie d’hommes, les anarchistes, quiressentent sincèrement leurs souffrances etqui sont prêts à les venger. Ces hommes là ne siègent pas auParlement, comme messieurs Guesde etconsorts, mais ils marchent à la guillotine.Je préparais donc une marmite. Unmoment, l’accusation que l’on avait lancéeà Ravachol me revint en mémoire. Et lesvictimes innocentes ? Mais je résolus bienvite la question. La maison où se trouvaient les bureaux dela compagnie de Carmaux n’était habitéeque par des bourgeois. Il n’y aurait doncpas de victimes innocentes. Labourgeoisie, tout entière, vit del’exploitation des malheureux, elle doittoute entière expier ses crimes. Aussi, c’estavec la certitude absolue de la légitimitéde mon acte que je déposais la marmitedevant la porte des bureaux de la société.J’ai expliqué, au cours des débats,comment j’espérais, au cas où mon enginserait découvert avant son explosion, qu’iléclaterait au commissariat de police,atteignant toujours ainsi mes ennemis.Voilà donc les mobiles qui m’ont faitcommettre le premier attentat que l’on mereproche. Passons au second, celui du café Terminus.J’étais venu à Paris lors de l’affaireVaillant. J’avais assisté à la répressionformidable qui suivit l’attentat du Palais-Bourbon. Je fus témoin des mesuresdraconiennes prises par le gouvernementcontre les anarchistes. De tous côté onespionnait, on perquisitionnait, onarrêtait. Au hasard des rafles, une fouled’individus était arrachée à leur famille etjetait en prison. Que devenaient lesfemmes et les enfants de ces camaradespendant leur incarcération ? Nul ne s’enoccupait. L’anarchiste n’était plus unhomme, c’était une bête fauve que l’ontraquait de toutes parts et dont toute lapresse bourgeoise, esclave vile de la force,demandait sur tous les tonsl’extermination. En même temps, les journaux et lesbrochures libertaires étaient saisis, le droitde réunion était prohibé. Mieux que cela :lorsqu’on voulait se débarrasser

complètement d’un compagnon, unmouchard déposait le soir dans sachambre un paquet contenant du tanin,disait-il, et le lendemain une perquisitionavait lieu, d’après un ordre daté del’avant-veille. On trouvait une boite pleinede poudres suspectes, le camarade passaiten jugement et récoltait 3 ans de prison.Demandez donc si cela n’est pas vrai aumisérable indicateur qui s’introduisit chezle compagnon Mérigeault ? Mais tous cesprocédés étaient bons. Ils frappaient unennemi dont on avait eu peur, et ceux quiavaient tremblé voulaient se montrercourageux. Comme couronnement à cette croisadecontre les hérétiques, n’entendit-on pas M.Raynal, ministre de l’Intérieur, déclarer àla tribune de la Chambre que les mesuresprises par le gouvernement avaient eu unbon résultat, qu’elles avaient jeté laterreur dans le camp anarchiste. Cen’était pas encore assez. On avaitcondamné à mort un homme qui n’avaittué personne, il fallait paraître courageuxjusqu’au bout : on le guillotine un beaumatin. Mais, messieurs les bourgeois, vous aviezun peu trop compté sans votre hôte. Vousaviez arrêté des centaines d’individus,vous aviez violé bien des domiciles ; maisil y avait encore hors de vos prisons deshommes que vous ignoriez, qui, dansl’ombre, assistaient à votre chasse àl’anarchiste et qui n’attendaient que lebon moment pour, à leur tour, chasser leschasseurs. Les paroles de M. Raynalétaient un défi jeté aux anarchistes. Legant a été relevé. La bombe du caféTerminus est la réponse à toutes vosviolations de la liberté, à vos arrestations,à vos perquisitions, à vos lois sur lapresse, à vos expulsions en massed’étrangers, à vos guillotinades. Mais pourquoi, direz-vous, aller s’attaquerà des consommateurs paisibles, quiécoutent de la musique et qui, peut-être,ne sont ni magistrats, ni députés, nifonctionnaires ? Pourquoi ? C’est biensimple. La bourgeoisie n’a fait qu’un blocdes anarchistes. Un seul homme, Vaillant,avait lancé une bombe ; les neuf dixièmedes compagnons ne le connaissaient mêmepas. Cela n’y fit rien. On persécuta enmasse. Tout ce qui avait quelque relationanarchiste fut traqué. Eh bien ! Puisque vous rendez ainsi toutun parti responsable des actes d’un seulhomme, et que vous frappez en bloc, nousaussi, nous frappons en bloc. Devons-nousseulement nous attaquer aux députés quifont les lois contre nous, aux magistratsqui appliquent ces lois, aux policiers quinous arrêtent ? Je ne pense pas. Tous leshommes ne sont que des instrumentsn’agissant pas en leur propre nom, leurs

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fonctions ont été instituées par labourgeoisie pour sa défense ; ils ne sontpas plus coupables que les autres. Lesbons bourgeois qui, sans être revêtusd’aucunes fonctions, touchent cependantles coupons de leurs obligations, quivivent oisifs des bénéfices produits par letravail des ouvriers, ceux-là aussi doiventavoir leur part de représailles. Et non seulement eux, mais encore tousceux qui sont satisfaits de l’ordre actuel,qui applaudissent aux actes dugouvernement et se font ses complices, cesemployés à 300 et à 500 francs par moisqui haïssent le peuple plus encore que legros bourgeois, cette masse bête etprétentieuse qui se range toujours du côtédu plus fort, clientèle ordinaire duTerminus et autres grands cafés. Voilàpourquoi j’ai frappé dans le tas, sanschoisir mes victimes. Il faut que labourgeoisie comprenne que ceux qui ontsouffert sont enfin las de leurssouffrances ; ils montrent les dents etfrappent d’autant plus brutalement qu’ona été brutal avec eux. Ce n’est pas aux assassins qui ont fait lasemaine sanglante et Fourmies de traiterles autres d’assassins. Ils n’épargnent nifemmes ni enfants bourgeois, parce que lesfemmes et les enfants de ceux qu’ilsaiment ne sont pas épargnés non plus. Nesont-ce pas des victimes innocentes queces enfants qui, dans les faubourgs, semeurent lentement d’anémie, parce que lepain est rare à la maison ; ces femmes quidans vos ateliers pâlissent et s’épuisentpour gagner quarante sous par jour,heureuses encore quand la misère ne lesforce pas à se prostituer ; ces vieillardsdont vous avez fait des machines àproduire toute leur vie, et que vous jetez àla voirie et à l’hôpital quand leurs forcessont exténuées ? Ayez au moins le couragede vos crimes, messieurs les bourgeois, etconvenez que nos représailles sontgrandement légitimes. Certes, je ne m’illusionne pas. Je sais quemes actes ne seront pas encore biencompris des foules insuffisammentpréparées. Même parmi les ouvriers, pourlesquels j’ai lutté, beaucoup, égarés parvos journaux, me croient leur ennemi. Mais cela m’importe peu. Je ne me souciedu jugement de personne. Je n’ignore pasnon plus qu’il existe des individus sedisant Anarchistes qui s’empressent deréprouver toute solidarité avec lespropagandistes par le fait. Ils essayentd’établir une distinction subtile entre lesthéoriciens et les terroristes. Trop lâchespour risquer leur vie, ils renient ceux quiagissent. Mais l’influence qu’ils prétendentavoir sur le mouvement révolutionnaire estnulle. Aujourd’hui, le champ est à l’action,sans faiblesse, et sans reculade.

Alexandre Herzen, le révolutionnairerusse, l’a dit : « De deux choses l’une, oujusticier et marcher en avant ou gracier ettrébucher à moitié route. » Nous nevoulons ni gracier ni trébucher, et nousmarcherons toujours en avant jusqu’à ceque la révolution, but de nos efforts,vienne enfin couronner notre œuvre enfaisant le monde libre. Dans cette guerre sans pitié que nousavons déclarée à la bourgeoisie, nous nedemandons aucune pitié. Nous donnons lamort, nous saurons la subir. Aussi, c’estavec indifférence que j’attends votreverdict. Je sais que ma tête n’est pas ladernière que vous couperez ; d’autrestomberont encore, car les meurt-de-faimcommencent à connaître le chemin de vosgrands cafés et de vos grands restaurantsTerminus et Foyot. Vous ajouterez d’autres noms à la listesanglante de nos morts. Vous avez penduà Chicago, décapité en Allemagne, garrotéà Jerez, fusillé à Barcelone, guillotiné àMontbrison et à Paris, mais ce que vousne pourrez jamais détruire, c’estl’anarchie. Ses racines sont tropprofondes ; elle est née au sein d’unesociété pourrie qui se disloque, elle est uneréaction violente contre l’ordre établi. Ellereprésente les aspirations qui viennentbattre en brèche l’autorité actuelle, elleest partout, ce qui la rend insaisissable.Elle finira par vous tuer. Voilà, messieurs les jurés, ce que j’avais àvous dire. Vous allez maintenant entendremon avocat. Vos lois imposant à toutaccusé un défenseur, ma famille a choisiMe Hornbostel. Mais ce qu’il pourra diren’infirme en rien ce que j’ai dit. Mesdéclarations sont l’expression exacte dema pensée. Je m’y tiens intégralement. »

Cette déclaration retranscrit parfaitement lalogique individualiste qui règne dans l'idéologieanarchiste. Lorsqu'il dit que le seul tribunalqu'il prend compte, c'est lui-même, Émile Henryexplique bien que son but n'est aucunement dereprésenter la morale et les intérêts de la classeouvrière. Il veut juste agir selon sa propremotivation, selon ce que lui, individuellement,juge bon ou mauvais.

La dimension individualiste est de faitclairement affirmée dans les passages où ilexplique pourquoi il n'adhère pas aux thèsessocialistes. Il exprime son désir de n'appartenirà aucune organisation, de mettre son amour de

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

la liberté individuelle devant l'amour qu'ilpourrait porter à tout autre valeur.

La révolution est alors vidé de son sens etbascule dans la posture individuelle, dans uncertain nihilisme. L'anarchisme à la bombe estune esthétique individuelle, il préfigure lefascisme avec son vitalisme et son nihilisme. Ence sens, il est bourgeois anti-bourgeois, un esprittypique de la Belle époque, depuis les poètessymbolistes jusqu'aux nationalistes.

17. L'ordre moral entre le Sacré-Coeuret système Bertillon

La Belle époque est caractérisée par la miseen place de la société bourgeoise, et parconséquent d'un ordre moral parfaitementétabli. C'est cet ordre moral que la petite-bourgeoisie de gauche et universitaire critiquerainlassablement, critiquant l'esprit réactionnaireet le conservatisme, l'esprit de surveillance,d'autorité, etc. sans jamais atteindre le cœurcapitaliste.

L'expression « ordre moral » est assumé, parexemple par Patrice de Mac-Mahon dans undiscours le 28 avril 1873 :

« Avec l'aide de Dieu, le dévouement denotre armée, qui sera toujours l'esclave dela loi, avec l'appui de tous les honnêtesgens, nous continuerons l'œuvre de lalibération de notre territoire, et lerétablissement de l'ordre moral de notrepays. Nous maintiendrons la paixintérieure et les principes sur lesquelsrepose notre société »

Et le symbole de cet ordre moral est bienconnu, consistant en un bâtiment qui serainévitablement dynamité à la Révolutionsocialiste : la basilique du Sacré-Cœur, àMontmartre. Sa construction suit une véritablelame de fond après la Commune de Paris de1871, voici ce que dit l'appel initial :

« En présence des malheurs qui désolentla France et des malheurs plus grandspeut-être qui la menacent encore. En présence des attentats sacrilègescommis à Rome contre les droits del'Église et du Saint-Siège, et contre lapersonne sacrée du Vicaire de Jésus-Christnous nous humilions devant Dieu etréunissant dans notre amour l'Église etnotre Patrie, nous reconnaissons que nousavons été coupables et justement châtiés. Et pour faire amende honorable de nospéchés et obtenir de l'infinie miséricordedu Sacré-Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ le pardon de nos fautes ainsi queles secours extraordinaires, qui peuventseuls délivrer le Souverain Pontife de sacaptivité et faire cesser les malheurs de laFrance. Nous promettons de contribuer àl'érection à Paris d'un sanctuaire dédié auSacré-Cœur de Jésus. »

La loi républicaine sacralise cetteconstruction :

« Est déclarée d'utilité publique laconstruction d'une église sur la colline deMontmartre, conformément à la demandequi en a été faite par l'archevêque deParis, dans sa lettre du 5 mars 1873adressée au ministre des cultes. Cetteéglise, qui sera construite exclusivementavec des dons provenant de souscriptions,sera à perpétuité affectée à l'exercicepublic du culte catholique. »

En échange de cela, la République estdéfinitivement installée, avec les loisconstitutionnelles de 1875. Le régime bourgeoisest installé.

Et l'ordre a évidemment besoin desurveillance et de répression, particulièrementdans une ville de Paris marquée par les «apaches », voyous présentés dans le film trèsconnu Casque d'or, et tirés d'une histoire vraie(dans le Petit Journal on lit alors : « Ce sont làdes mœurs d’Apaches, du Far West, indignes denotre civilisation. Pendant une demi-heure, enplein Paris, en plein après-midi, deux bandesrivales se sont battues pour une fille des fortifs,une blonde au haut chignon, coiffée à la chien !»).

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Les dossiers du PCMLM

Voici comment le Petit Journal du 20 octobre1907 présente la chose, avec comme titreaccrocheur L'Apache est la plaie de Paris et unecouverture présentant un apache démesuré entaille par rapport au policier :

« Plus de 30 000 rôdeurs contre 8 000sergents de ville : L'apache est la plaie deParis. Nous démontrons plus loin, dansnotre « Variété », que, depuis quelquesannées, les crimes de sang ont augmentédans d'invraisemblables proportions. On évalue aujourd'hui à au moins 30 000le nombre de rôdeurs — presque tous desjeunes gens de quinze à vingt ans — quiterrorisent la capitale. Et, en face de cette armée encouragée aumal par la faiblesse des lois répressives etl'indulgence inouïe des tribunaux, quevoyons-nous ?... 8 000 agents pour Paris,800 pour la banlieue et un millier à peined'inspecteurs en bourgeois pour lesservices dits de sûreté. Ces effectifs qui, depuis quinze ans n'ontguère été modifiés, sont absolumentinsuffisants pour une population dontl'ensemble — Paris et banlieue — atteint,le chiffre énorme de 4 millions d'habitants.C'est ce que nous avons voulu démontrerdans la composition si artistique et sivivement suggestive qui fait le sujet denotre première gravure. »

Voici comment Le Petit Journal il lustré datédu 23 janvier 1910 présente l'origine du termeApache :

« J'ai vu souvent des gens s'étonner decette dénomination appliquée aux jeunesrôdeurs parisiens, dénomination dontceux-ci se glorifient d'ailleurs, et il m'aparu curieux d'en rechercher l'origine. Jevous la donne telle qu'elle me fut contée. C'est au commissariat de Belleville que,pour la première fois, ce terme futappliqué à nos jeunes malandrins desfaubourgs. Ce soir-là, le secrétaire ducommissariat interrogeait une bande dejeunes voyous qui, depuis quelque temps,ensanglantait Belleville par ses rixes et sesdéprédations et semait la terreur danstout le quartier. La police, enfin, dans un magistral coupde filet, avait réussi à prendre toute labande d'un seul coup, et les malandrins,au nombre d'une douzaine, avaient étéamenés au commissariat où le « panier àsalade » allait bientôt venir les prendre

pour les mener au Dépôt. En attendant,les gredins subissaient un premierinterrogatoire. Aux questions dusecrétaire, le chef de la bande, une jeune «Terreur » de dix-huit ans, répondait avecun cynisme et une arroganceextraordinaires. Il énumérait complaisamment ses hautsfaits et ceux de ses compagnons,expliquait avec une sorte d'orgueil lesmoyens employés par lui et par sesacolytes pour dévaliser les magasins,surprendre les promeneurs attardés et lesalléger de leur bourse ; les ruses de guerre,dont il usait contre une bande rivale aveclaquelle lui et les siens étaient en lutteouverte. Il faisait de ses exploits unedescription si pittoresque, empreinte d'unesatisfaction si sauvage, que le secrétairedu commissariat l'interrompit soudain ets'écria : — Mais ce sont là de vrais procédésd'Apaches. Apaches !... le mot plut aumalandrin... Apaches ! Il avait lu dans sonenfance les récits mouvementés de MayneReid, de Gustave Aimard et de GabrielFerry... Apaches !... oui l'énergie sombre etfarouche des guerriers du Far West étaitassez comparable à celle que déployaientaux alentours du boulevard extérieur lesjeunes scélérats qui composaient sabande... Va, pour Apaches! Quand lesgredins sortiront de prison — ce qui nedut pas tarder, vu l'indulgence habituelledes tribunaux — la bande se reconstituasous les ordres du même chef, et ce fut labande des « Apaches de Belleville ». Et puis le terme fit fortune. Nous eûmesbientôt des tribus d'apaches dans tous lesquartiers de Paris : tant et si bien que lemot prit son sens définitif et qu'on nedésigna plus, autrement les rôdeurs de lagrande ville. Aujourd'hui l'expression estconsacrée ; la presse l'emploiejournellement, car les apaches ne laissentpas passer un jour sans faire parlerd'eux... Il ne manque plus que de la voiraccueillie par le dictionnaire del'Académie... »

C'est ainsi l'instauration du « systèmeBertillon », faisant d'Alphonse Bertillon (1853-1914) une grande figure policière tant en Europequ'aux États-Unis.

Le « système Bertillon » procède au fichageméthodique des criminels, avec non seulementdes photographies de face et de profil, mais desdescriptions « parlées » du nez, des oreilles, etc.ainsi que les données biométriques (taille ducorps, des pieds, des mains, etc., poids, marques

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La « belle époque » de l'élan capitaliste

particulières comme les tatouages ou lescicatrices, etc.).

En 1882 est ainsi formé le premier bureaud’identité à la préfecture de Police et en 1903,12 personnes gèrent des millions de fichesparfaitement classées, dans un esprit trèsfrançais.

On notera que le père d'Alphone Bertillonétait statisticien, son frère statisticien etdémographe, chef de service de la statistiquemunicipale de la Ville de Paris et à l'origined'une classification des causes de décès. On estlà déjà dans la tradition républicaine, dans lacapacité de la République à former une élitetransmettant son idéologie, ses méthodes.

La Belle époque est ainsi une époque oùl'image, celle du Sacré Cœur ou bien celle desphotographies des criminels, commence à jouerun rôle important, parallèlement àl'alphabétisation générale et le développementde la presse à grands tirages.

La bourgeoisie regrettera toujours amèrementcette période où elle dominait absolument. Parla suite en effet, les forces productives devenantplus puissantes amèneront une telle imprimerieet une telle photographie que la bourgeoisieaura du mal à maîtriser les représentations.

L'ouvrage classique exprimant la nostalgie decet âge d'or bourgeois est L'Œuvre d'art àl'époque de sa reproductibilité technique, essaide Walter Benjamin de 1935. Ce dernierexplique que les œuvres d'art ont perdu leur «aura » en raison de la possibilité desreproductions.

Walter Benjamin est typique de la position

de l'artiste petit-bourgeois heureux que la Belleépoque lui permette une pseudo indépendancesur le plan de la « créativité », mais que « l'èredes masses » prive déjà du caractère « unique »de ses œuvres.

Il dit ainsi :

« Vers 1900, la reproduction mécaniséeavait atteint un standard où nonseulement elle commençait à faire desoeuvres d'art du passé son objet et àtransformer par là même leur action, maisencore atteignait à une situationautonome les procédés artistiques. Pour l'étude de ce standard, rien n'estplus révélateur que la manière dont sesdeux manifestations différentesreproduction de l’œuvre d'art et artcinématographique se répercutèrent surl'art dans sa forme traditionnelle (...) La dispute qui s'ouvrit, au cours du XIXesiècle, entre la peinture et laphotographie, quant à la valeur artistiquede leurs productions respectives, apparaîtde nos jours confuse et dépassée. Cela n'endiminue du reste nullement la portée, etpourrait au contraire la souligner. En fait, cette querelle était le symptômed'un bouleversement historique de portéeuniverselle dont ni l'une ni l'autre desdeux rivales ne jugeaient toute la portée.L'ère de la reproductibilité mécaniséeséparant l'art de son fondement rituel,l'apparence de son autonomie s'évanouit àjamais. »

Ainsi, tant le Sacré Cœur que le systèmeBertillon forment les images d'un âge d'orbourgeois, celui de la Belle époque, celui où lasociété était encadrée, maîtrisée, totalement auservice de la reproduction élargie du capital.

Première publication : juil let 2014Illustration de la première page: le Cri d'Edvard Munch, 1893

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