Les conditions d'émergence de la lutte contre l'obésité · propos de cette épidémie...
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LES CONDITIONS D’ÉMERGENCE
DE LA LUTTE CONTRE L’OBÉSITÉ
Thèse
Pierre Fraser
Doctorat en sociologie
Philosophiæ doctor (Ph. D.)
Québec, Canada
© Pierre Fraser, 2016
iii
Résumé
Rendre compte des conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité, c’est aussi rendre
compte d’un corps socialement attendu. Ce corps socialement attendu, en Occident, prend
racine à la Renaissance dans les discours du peintre Alberti et le corps de justes proportions,
de l’éducateur Mercurialis et le corps transformable à volonté, et avec le médecin Vésale
et le corps réparable : il s’agit là de trois constantes qui traverseront toutes les époques. Ce
corps socialement attendu sera fédéré sous la contenance de soi et la gouvernance de soi
issues de la Réforme. De là, une image sociale du corps émerge qui se doit d’être contenu
et gouverné, d’où les jugements moraux de plus en plus en sévères portés sur le corps en
excès de masse adipeuse.
Au XVIIe siècle, dans la foulée des traités de civilités, c’est le passage de l’idée d’être un
corps à celle d’avoir un corps dont l’individu est personnellement et socialement
responsable, qui culminera, au milieu du XIXe siècle, avec l’introduction de l’indice de
masse corporelle, du pèse-personne, du miroir et de la mode : l’individu est désormais
maître et esclave de son image des pieds à la tête. Cette quantification de soi aura comme
impact de confronter directement l’individu à son propre poids et à ses propres
comportements, d’où la mise en place d’une batterie d’interventions à déployer sur le corps
pour le maintenir dans une fourchette de poids idéal.
Au milieu du XXe siècle, avec la montée du complexe agroalimentaire, de la montée de
l’industrie de la restauration rapide, de la transformation profonde du tissu urbain, de
l’arrivée massive de l’automobile, de la transformation des emplois de plus en plus
orientées vers le secteur tertiaire, se met graduellement en place ce qu’il est convenu
d’appeler l’infrastructure de la prise de poids qui entraînera dans son sillage tout un
discours de la modération.
Le XXIe siècle se donnera pour mission non pas de modifier l’infrastructure de la prise
de poids mise en place au XXe siècle, mais de donner à l’individu les moyens de lutter
contre la prise de poids à travers le discours de la saine alimentation et de la discipline
personnelle. L’obèse ou la personne en simple surpoids est désormais totalement
responsable de sa propre condition.
v
Table des matières
Résumé ............................................................................................................................... iii
Liste des tableaux .............................................................................................................. vii
Liste des figures ................................................................................................................. ix
Liste des abréviations et des sigles .................................................................................... xi
Remerciements ................................................................................................................. xiii
Introduction ......................................................................................................................... 1
La représentation sociale du corps obèse ...................................................................... 12
L’infrastructure de la prise de poids ............................................................................. 17
La réponse des institutions pour contrer la prise de poids ............................................ 21
La saine alimentation comme moyen pour contrer la prise de poids ............................ 24
La lutte contre l’obésité ................................................................................................ 27
Chapitre 1 La représentation sociale du corps obèse ........................................................ 29
Contenance de soi, gouvernance de soi, quantification de soi ...................................... 29
Renaissance : les nouvelles frontières du corps ............................................................ 37
XVIIe siècle : avoir un corps ......................................................................................... 46
Siècle des Lumières : le corps épanoui ......................................................................... 56
XIXe siècle : le corps au travail .................................................................................... 71
Les XXe et XXIe siècles : l’ultime identification au corps ........................................... 91
Quelques constats........................................................................................................ 101
Chapitre 2 L’infrastructure sociale, économique et politique de la prise de poids ......... 103
La mondialisation de l’alimentation ........................................................................... 104
La montée du complexe agroalimentaire .................................................................... 108
Le poids économique et social du complexe agroalimentaire .................................... 114
L’espace bâti ............................................................................................................... 118
Quelques constats........................................................................................................ 128
Chapitre 3 Complexe agroalimentaire, interventions publiques et comportements des
individus en matière d’alimentation dans les sociétés nord-américaines et européennes
......................................................................................................................................... 131
Le contexte de l’offre et de la demande alimentaires ................................................. 134
vi
La nature de l’intervention publique ........................................................................... 140
L’assainissement de l’offre alimentaire dans l’espace public ..................................... 152
Le défi posé aux campagnes de sensibilisation........................................................... 160
L’incontournable responsabilité de l’individu face à sa prise de poids ...................... 167
Quelques constats........................................................................................................ 173
Chapitre 4 La « saine alimentation » en tant que construction sociale ........................... 177
La quantification alimentaire ...................................................................................... 183
L’amorce de la saine alimentation comme construction sociale ................................ 186
Le gras comme bouc émissaire d’une mauvaise santé ................................................ 196
La montée des guides alimentaires ............................................................................. 211
L’ère des régimes ........................................................................................................ 222
Les produits vedettes................................................................................................... 226
Quelques constats........................................................................................................ 235
Conclusion ...................................................................................................................... 239
Les conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité ............................................. 240
Le corps socialement attendu ...................................................................................... 243
La lutte contre l’obésité en tant que construction sociale ........................................... 249
L’aversion comme dynamique de la lutte contre l’obésité ......................................... 251
De la représentation sociale d’un corps attendu à l’intervention sociale sur le corps
déviant ......................................................................................................................... 253
Épilogue ...................................................................................................................... 255
Bibliographie................................................................................................................... 259
vii
Liste des tableaux
Tableau 1 — Catégories d’aliments par région qui ont connu la plus forte croissance de
2012 à 2013 130
Tableau 2 — Les 20 aliments les plus consommés aux États-Unis par groupes d’âges 131
Tableau 3 — Taxonomie des problématiques liées au milieu urbain en lien avec la prise
de poids 136
Tableau 4 — Variation de l’IMC au Canada entre 2005 et 2008 156
ix
Liste des figures
Figure 1 — Pourcentage de l’obésité dans la population américaine 16
Figure 2 — Coût de l’obésité à l’échelle mondiale 17
Figure 3 — Taux d’obésité chez les personnes de 20 à 79 ans, selon le sexe, 2007-2009,
Canada et États-Unis 157
Figure 4 — Répartition de la population de 18 ans et plus selon les catégories de poids et
le sexe, 2009-2010 158
Figure 5 —Apport calorique en fonction des glucides, des lipides et des protéines en
fonction du temps 233
Figure 6 — Les conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité 255
Figure 7 — La représentation sociale du corps obèse 259
xi
Liste des abréviations et des sigles
CDC : Center for disease control
FDA : Food and Drug Administration
IMC : Indice de Masse Corporelle
OMS : Organisation mondiale de la santé
ONU : Organisation des Nations-Unies
UPA : Union des producteurs agricoles
USDA : United States Department of Agriculture
xiii
Remerciements
Tout d’abord, un remerciement tout spécial à Richard Marcoux qui, à l’automne 2011, a
accepté ma candidature au doctorat en sociologie : ce fut pour moi un virage important et
significatif dans ma carrière. Des remerciements également à Daniel Mercure et Olivier
Clain qui, par leurs précieux conseils, m’ont permis de passer avec succès l’examen de
synthèse et la présentation du projet de thèse. Finalement, la rédaction de cette thèse, au
cours des trois dernières années, aurait été impossible sans l’indéfectible appui de Simon
Langlois, mon directeur de thèse, et de Georges Vignaux, chercheur au CNRS et ami de
longue date. Combien de fois m’ont-ils demandé de remettre le travail sur le métier ? Il
serait difficile de le préciser, mais chose certaine, leur insistance à le faire aura conduit à
proposer un travail qui répond aux exigences scientifiques de la sociologie. En ce sens, je
leur suis énormément redevable.
1
Introduction
Le 27 novembre 1996, pour la première fois, dans un article, le New York Times fait
référence à une épidémie d’obésité, alors qu’un certain docteur Atkins souligne que les
gens « qui sont au pouvoir ont créé une épidémie d’obésité. » Et lorsque le journaliste lui
demande qui sont ces gens, il répond : « En partie le gouvernement, en partie les médias.
Ils proposent un régime riche en glucides avec le terme inapproprié de faible teneur en
gras. Un régime doit être nommé d’après ce que vous mangez, et non pas d’après ce que
vous ne mangez pas1-2. » Le célèbre docteur fera fortune avec cette simple idée. Plus de 40
millions de personnes achèteront ses livres3 et suivront éventuellement son régime4. Par la
suite, au tournant des années 2000, lorsque les chercheurs tireront la sonnette d’alarme à
propos de cette épidémie d’obésité, les médias de masse s’empareront du phénomène,
comme en témoignent les articles publiés par le New York Times à ce sujet : de 1990 à
1999, le moteur de recherche de ce grand journal, pour la requête obesity, recensera plus
de 1 150 articles traitant de l’obésité ; 38 200 articles de 2000 à 2009 ; plus de 22 500
articles de 2010 à 2013. Le bond est phénoménal, le concept d’épidémie d’obésité est sur
sa lancée.
L’année 2004, pour sa part, marque définitivement un point de bascule dans la perception
collective de l’obésité comme facteur de risque : le Time Magazine5 déclare 2004 l’année
de l’obésité ; l’OMS publie le document Global Strategy on Diet, Physical Activity and
1 « But people in this country had to be warned. The people in power have created an obesity epidemic.’
What people? ‘Partly government, partly media,’ he says. ‘They are pushing a high-carbohydrate diet with
the misnomer of low fat. A diet should be named after what you do eat, not what you don't eat. » 2 Witchel, A. (1996), Refighting The Battle Of the Bulge, New York Times, November 27 ;
http://www.nytimes.com/1996/11/27/garden/refighting-the-battle-of-the-bulge.html, consulté le 23
novembre 2012. 3 Source : http://www.atkins.com/Science/Articles---Library/General-Health-Issues/Dukan-Diet,-Where-Is-
The-Science.aspx, consulté le 23 novembre 2012. 4 Le régime repose sur deux idées : une alimentation modérément riche en protéines animales et végétales et
sans restriction de graisses bien équilibrées ; une alimentation faible en glucides. 5 Balko, R., Brownell, K., Nestle, M. (2004), « America's Obesity Crisis:Are You Responsible for Your Own
Weight? », Time Magazine, « Overcoming Obesity in America », June 7, vol. 163, n° 23.
2
Health6 ; le CDC (Center for Disease Control) d’Atlanta suggère, pour la première fois,
avec preuves statistiques à l’appui, que le taux de mortalité lié à un régime alimentaire mal
équilibré et le manque d’exercice surclassera celui lié au tabagisme aux États-Unis7. Pour
sa part, l’OMS, en 2005, soutient que « le développement économique va de pair avec
l’urbanisation et la mécanisation, lesquelles entraînent une réduction de l’activité physique
tout en améliorant l’accès à des aliments énergétiques — une combinaison de facteurs
souvent qualifiée d’environnements obésogènes8. » À ce titre, les récentes données
américaines du CDC (voir Figure 1) et du cabinet conseil McKinsey (voir Figure 2) en
matière d’obésité ont de quoi alimenter et soutenir les thèses du CDC et de l’OMS,
suggérant d’autant la nécessité d’intervenir.
Figure 1 — Pourcentage de l’obésité dans la population américaine
Source : CalorieLab (2011), Mississippi is the fattest state for 6th straight year, Colorado still
leanest, Rhode Island getting fatter, Alaska slimmer, CalorieLab’s United States of Obesity.
6 OMS (2004), L'Assemblée Mondiale de la Santé adopte la stratégie mondiale pour l'alimentation, l'exercice
physique et la santé, http://www.who.int/mediacentre/news/releases/2004/wha3/fr/. 7 Mokdad, A., Marks, J.S., Stroup, D.F., Gerberding, J.L. (2004), « Actual Causes of Death in the United
States », Journal of American Medical Association, vol. 291, n° 10, p. 1238-1245. 8 Hawkes, C. (2005), « The role of foreign direct investment in the nutrition transition », in Public Health
Nutrition, vol. 8, p. 357-365.
3
Figure 2 — Coût de l’obésité à l’échelle mondiale
Source : Dobbs, R., Sawers, C., Thompson, F. et al. (2014), « Overcoming obesity: An initial economic
analysis — Discussion Paper », McKinsey Global Institute Report, November : http://bit.ly/1AlFbCV.
Et comme le souligne Margaret Chan, directrice générale de l’OMS :
« le système alimentaire mondial — du fait de sa dépendance de la production
industrielle et de la globalisation des marchés — produit d’abondantes disponibilités,
mais il crée quelques problèmes de santé publique. Une partie du monde dispose de très
peu à manger, ce qui rend des millions de personnes vulnérables à la maladie et à la mort
pour cause de carences nutritionnelles, tandis qu’une autre partie du monde mange trop,
ce qui répand l’obésité, réduit l’espérance de vie et propulse les coûts des soins de santé
vers des niveaux astronomiques9. »
Il faut vraisemblablement supposer que la publication de données statistiques par des
organismes crédibles (OMS, CDC), la déclaration par un magazine de renom (Time) que
l’obésité représente un problème majeur, la couverture élargie du sujet par un grand média
national (New York Times), ont établi ce qui peut être considéré comme un point de bascule
dans la prise de conscience populaire et de la nécessaire mise en place de campagnes de
santé publique, ainsi que de dispositifs et de réglementations pour contrer la prise de poids
excessive dans la population. La lutte contre l’obésité sera la réponse collective à cette
9 OMS/FAO (2014), Les pays s’engagent à combattre la malnutrition avec des politiques et des mesures
énergiques, Communiqué de presse conjoint OMS/FAO, 19 novembre :
http://www.who.int/mediacentre/news/releases/2014/icn2-nutrition/fr/, consulté le 22 novembre 2014.
4
prise de poids où l’individu et les institutions seront convoqués, et comme le souligne le
rapport publié par le cabinet conseil McKinsey :
« L’éducation et la responsabilité personnelle en matière de prise de poids sont des
facteurs essentiels de tout programme visant à lutter contre l’obésité, mais ils ne peuvent
à eux seuls y parvenir. Des interventions additionnelles sont nécessaires qui s’appuient
moins sur des choix personnels que sur des changements à apporter à l’environnement
et aux normes sociétales. De telles interventions favoriseraient l’adoption d’habitudes de
vie plus saines : diminuer les portions par défaut ; modifier les méthodes de marketing ;
restructurer l’environnement urbain et celui du milieu scolaire afin d’inciter à l’activité
physique10. »
Comme il est possible de le constater, le chantier est vaste et couvre trois grands champs
d’intervention : (i) éducation (responsabilité éducative parentale, milieu scolaire,
campagnes de santé publique) ; (ii) responsabilité personnelle (régimes et diètes, saine
alimentation, transport actif, médication, chirurgie) ; (iii) environnement (espace bâti, type
d’emploi occupé, aliments riches et dense en énergie, fiche nutritionnelle, publicité,
campagnes de promotion, contrôle des portions, subventions et taxation fiscale)11.
Partant de ces constats, que faut-il au juste entendre par « lutte contre l’obésité » ? D’une
part, il faut entendre l’ensemble des attitudes, des représentations, des pratiques
individuelles et des environnements favorisant la prise de poids. D’autre part, il faut
entendre l’ensemble des interventions proposées par les institutions permettant de réguler
et de normaliser à la fois les environnements et les comportements potentiellement
obésogènes, l’expression « obésogène » renvoyant à l’ensemble des dispositifs d’un
environnement donné favorisant la prise de poids, ainsi que l’ensemble des comportements
d’un individu conduisant à la prise de poids.
10 Dobbs, R., Sawers, C., Thompson, F. et al. (2014), « Overcoming obesity: An initial economic analysis —
Discussion Paper », McKinsey Global Institute Report, November, p. viii : http://bit.ly/1AlFbCV. 11 Idem.
5
Ces environnements potentiellement obésogènes sont multiples et constituent ce qu’il est
convenu d’appeler l’infrastructure de la prise de poids12 : le complexe agroalimentaire et
l’industrie de la restauration rapide ; l’espace bâti ; le type d’emploi occupé. En somme,
tout semble concourir à la prise de poids. Dans les pays industrialisés, ce n’est pas
uniquement l’environnement qui serait obésogène, mais le quotidien même de l’individu.
C’est-à-dire que, nonobstant tout ce que l’individu puisse faire pour contrer le
développement de la masse adipeuse, il baigne systématiquement, dans sa vie de tous les
jours, dans un environnement obésogène. La position n’est pas innocente, car elle implique
que le moindre relâchement de la vigilance de la part d’un individu le met inévitablement
à risque d’être en surpoids ou de devenir obèse. Le milieu de vie lui-même serait devenu
un facteur de risque obésogène et le seul fait de déclarer que certains environnements sont
obésogènes revient à signaler un danger potentiel pour la santé. De plus, en intégrant au
vocabulaire le néologisme « obésogène », il y a, conséquemment, l’acceptation implicite
que certains environnements, attitudes ou comportements sont susceptibles de favoriser le
développement de la graisse par la disponibilité accrue de nourriture, la motorisation des
déplacements et la sédentarisation des jeux et des loisirs13. Ce travail de signalement, fondé
sur la notion d’environnements, d’attitudes et de comportements obésogènes, est constant.
Il devient ce par quoi il est possible de rendre compte des dangers qui guettent à tout instant
l’individu dans son combat contre la prise de poids.
Il importe également de préciser que le phénomène de lutte contre l’obésité est avant tout
issu du paradigme biomédical14, c’est-à-dire : (i) l’application en médecine de la méthode
analytique des sciences exactes où les faits scientifiques sont reconnus comme une vérité
(modèle pastorien : la vaccination est efficace), et (ii) le fait de considérer que l’individu
est le seul et unique responsable de sa santé et que le rôle du spécialiste, dans un tel
contexte, est de lui indiquer et signaler les risques encourus par ses comportements, d’où
la suggestion qui lui est faite de modifier ceux-ci pour améliorer sa propre santé.
12 Stanton, K. R., Acs, Z. J. (2005), « The infrastructure of obesity an the obesity epidemic : implications for
public policy », Journal of Applied Health Economics and Health Policy, vol. 4, n° 3, p. 139-146. 13 Bourrillon, A., Benoist, G. (2009), Pédiatrie. Abrégés. Connaissances et pratique, Paris : Elsevier Masson. 14 À l’inverse, le modèle biopsychosocial suggère que l’évolution clinique des patients est déterminée, non
pas par les seuls facteurs biologiques, mais aussi par les formes de vie collectives et les événements
psychosociaux qui sont co-constitutifs de la vie du sujet, ainsi que par les structures et les valeurs qui
caractérisent une communauté donnée.
6
Deuxièmement, il existe deux courants de pensée dans la lutte contre l’obésité : le premier
se concentre surtout sur la perte de poids comme facteur essentiel pour recouvrer la santé,
et le second se focalise sur la saine alimentation et l’activité physique. À première vue, il
peut sembler incongru de faire une telle distinction, mais elle a son importance.
Le courant qui se concentre sur la perte de poids est surtout animé par l’institution
médicale, les nutritionnistes, les kinésiologues et la santé publique. L’hypothèse sur lequel
il s’appuie suggère qu’il y a une épidémie d’obésité — la prise de poids excessive — et
que la situation exige des interventions publiques pour juguler le problème. Les données
obtenues par une multitude d’études et de recherches, quant à elles, démontreraient
clairement qu’il existe non seulement un lien de causalité fort entre excès de poids et
maladies métaboliques de toutes sortes, mais que l’obésité pourrait conduire à une mort
prématurée, que la génération actuelle d’enfants obèses aura une espérance de vie moins
longue que la génération précédente, que l’obésité a des effets débilitants sur la santé en
général.
À l’inverse, le second courant de pensée, plutôt animé par des chercheurs provenant
essentiellement des sciences sociales (Glen Gaesser15, Paul Campos16, Eric Oliver17,
Abigail Saguy18), remet en cause les fondements mêmes du premier courant, celui de la
perte de poids. Ces chercheurs considèrent que les tenants du premier courant font non
seulement une mauvaise interprétation des données disponibles, mais surtout une sur-
appréciation de celles-ci. Leurs principaux contre-arguments se présentent comme suit : (i)
il n’y a pas plus de personnes obèses qu’au cours des décennies précédentes, mais plutôt
une modeste augmentation du poids moyen dans la population qui ne représente pas
forcément une épidémie d’obésité19 ; (ii) l’espérance de vie, dans les pays industrialisés, a
15 Gaesser, G.A. (2002), Big Fat Lies: The Truth About Your Weight and Your Health, Carlsbad, CA. : Gurze
Books. 16 Campos, P. (2004), The Obesity Myth: Why America's Obsession with Weight is Hazardous to Your Health,
New York : Gotham Books. 17 Oliver, E. (2006), Fat Politics: The Real Story behind America's Obesity Epidemic, Oxford : Oxford
University Press. 18 Saguy, A.C. (2013), What's Wrong with Fat?, Oxford : Oxford University Press. 19 Campos, P., Saguy, A., Ernsberger, P., Oliver, E., Gaesser, G. (2006), « The epidemiology of overweight
and obesity : public health crisis or moral panic », International Journal of Epidemiology, vol. 35, n° 1, p.
55.
7
augmenté et non baissé, malgré le discours qui prétend que l’obésité abrège l’espérance de
vie20 ; (iii) il n’y a aucune preuve statistique et épidémiologique voulant que l’obésité
entraîne automatiquement une kyrielle de problèmes de santé, alors que les statistiques
suggèrent plutôt que ce ne sont que les gens en situation d’obésité morbide ou excessive
qui seraient vraiment à risque — les données suggéreraient plutôt qu’un certain surpoids
et un certain excès de graisse auraient des effets protecteurs chez les personnes plus
âgées21 ; (iv) les études épidémiologiques n’ont pas été en mesure de démontrer hors de
tout doute que la perte de poids signifiait forcément une amélioration de la santé, puisque
les diètes à répétition dégraderaient plutôt la santé générale22 ; (v) la graisse est considérée
comme un symptôme plutôt que la cause de certaines maladies déjà présentes23 ; (vi)
l’activité physique régulière est plus importante pour la santé que le seul critère de la perte
de poids24.
L’un des chercheurs du second groupe, Eric Oliver, affirme que ceux qui proclament haut
et fort que l’obésité est un problème de santé publique majeur sont justement ceux qui ont
intérêt à ce que l’obésité soit considérée comme une maladie25. Paul Campos va encore
plus loin et affirme que ceux qui épousent la cause de l’épidémie d’obésité le font avant
tout pour des intérêts financiers, qu’ils ont des accointances avec l’industrie de la perte de
poids, qu’ils désinforment délibérément le public quant aux causes réelles du problème,
qu’ils stigmatisent les gens obèses en faisant d’eux des parias de la société26. Certains
nutritionnistes du second courant de pensée mettent surtout l’emphase sur la saine
alimentation comme facteur pivot d’une bonne santé : peu importe le poids, l’idée étant
qu’il n’existe pas un état moyen des corps représentatif de la santé, mais que la santé se
20 Idem., p. 56. 21 Idem., p. 58. 22 Idem., p. 58. 23 Idem., p. 59. 24 Idem., p. 60. 25 Oliver, E. (2006), op. cit. 26 Campos, P. (2004), op. cit.
8
distribue autrement que par la simple question de poids. Autrement dit, un individu peut
être en surpoids ou en surpoids excessif et être tout de même en santé27.
Les intervenants impliqués dans la démarche du courant dominant (paradigme
biomédical) de la lutte contre l’obésité (chercheurs, législateurs, politiciens, santé publique,
spécialistes de la santé, nutritionnistes, épidémiologistes, kinésiologues, entraîneurs,
sociologues, psychologues) participent à sa construction, son élaboration, son
renforcement et sa diffusion. En fait, l’ensemble de ces intervenants s’appuie sur deux
affirmations fortes : (i) tout excès de graisse correspond à un risque avéré pour la santé
(problèmes cardiovasculaires, diabète, hypertension, problèmes musculo-squelettiques,
syndrome métabolique, mort prématurée) ; (ii) le nombre de gens obèses est en constante
progression, tant dans les pays industrialisés que dans les économies émergentes.
Chercheurs et décideurs ont convenu que l’excès de graisse est dommageable pour la santé,
et que face à ce problème épidémique d’ordre à la fois social, économique et politique de
portée mondiale, il était impérieux d’agir. Leurs recommandations, et il importe ici de
préciser qu’il s’agit bien de recommandations et non de prescriptions, ont dès lors pour
finalité d’amener les gens à modifier leurs habitudes de vie, à manger plus sainement et à
faire plus d’exercice, en somme, à adopter un mode de vie sain, car tout est dans le mode
de vie, ce dernier étant le référentiel par lequel il est possible de mesurer l’état de santé
globale du corps. Ils en appellent, d’autre part, aux autorités pour réguler les
environnements publics susceptibles de favoriser la prise de poids et de légiférer sur les
activités commerciales du complexe agroalimentaire et de l’industrie de la restauration
rapide réputées favoriser la prise de poids.
Par contre, pour le sociologue, bien que très pratiques, tous ces constats relevant du
paradigme biomédical ne peuvent expliquer à eux seuls comment la lutte contre l’obésité
s’est socialement construite, ni quelles couches de la population elle cible, ni comment
s’est construite la représentation sociale du corps obèse ainsi que celle du corps de justes
proportions socialement attendu. En fait, l’état de la recherche en matière d’obésité est
actuellement ancré dans le paradigme biomédical. Une fouille approfondie de la littérature
27 Aphramor, L. (2005), « Is a weigth-centred health framework salutogenic ? Some thoughts on unhinging
certain dietary ideologies », in Social Theory, vol. 3, n° 4, p. 315-340.
9
scientifique francophone et anglophone n’a pas permis de relever des études ou des
recherches traitant spécifiquement des conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité.
Par contre, il existe une pléthore d’articles scientifiques et de livres traitant du
développement de l’obésité, de son traitement et des mesures de santé publique.
Conséquemment, il faut utiliser une autre approche que celle du paradigme biomédical
pour appréhender les conditions sociales d’émergence de la lutte contre l’obésité.
Considéré sous l’angle de la sociologie, que faut-il alors entendre par « lutte contre
l’obésité » ? Le phénomène de la lutte contre l’obésité est une construction sociale dans le
sens de Berger et Luckmann28, c’est-à-dire une construction créée, objectivée et intériorisée
par les individus dont la finalité est éventuellement d’inciter à adopter des comportements
de plus en plus orientés vers des pratiques préventives en matière de santé. En somme, il
s’agit d’un phénomène qui engage les individus et les institutions dans une démarche
globale vouée à maîtriser, contrôler, normaliser et réguler la prise de poids.
Partant de cette mise en situation, l’objectif de cette thèse est double : (i) recenser les
conditions sociohistoriques qui ont conduit à structurer la lutte contre l’obésité — pratiques
et méthodes — ; (ii) mettre en lumière comment des faisceaux de représentations et
d’argumentations convergent dans une longue histoire des idées à propos du corps et
construisent ainsi des mutations du rapport entre le collectif et l’individuel (une sociologie
du sensible en quelque sorte). La méthode pour y parvenir est articulée en deux temps : (i)
celle d’une « lecture lente », c’est-à-dire la lecture intégrale d’un imposant corpus de
documents imprimés anciens, modernes et contemporains ; (ii) celle du « recoupement
rapide » avec les technologies numériques de recherche croisée des systèmes Google
Scholar, Google Books, Érudit et quelques autres pour valider et mettre en perspective
globale ce qui a été préalablement lu dans les imprimés — d’où la profusion d’exemples
et de sources citées pour appuyer la démarche. Il importe aussi de préciser en quoi cette
cette thèse ne consiste pas : une recherche sur les causes de l’obésité ; une étude sur la
stigmatisation dont sont victimes les personnes obèses ; une étude de genre sur l’obésité ;
l’obésité comme instrument de lecture des inégalités sociales ; le regard des médias sur
l’obésité ; les moyens et méthodes déployés pour contrer l’obésité ; les impacts de l’obésité
28 Berger, P., Luckmann, T. (1986), La construction sociale de la réalité, Paris : Klincksieck.
10
sur le système de santé ; l’obésité infantile ; une théorie sur l’obésité ; une théorisation du
corps.
De là, un questionnement en deux temps : (i) Pourquoi l’obésité est-elle devenue un
phénomène majeur dans les sociétés développées au point que la lutte contre l’obésité soit
devenue une priorité des politiques sociales et sanitaires ? ; (ii) Quelles sont les conditions
socio-historiques qui ont engendré un phénomène social d’une telle ampleur? Afin de
répondre le plus adéquatement possible à cette question, une hypothèse de travail qui se
formule comme suit : les concepts de contenance de soi et de gouvernance de soi issus de
la Réforme ont fédéré un ensemble de représentations et d’interventions à déployer sur le
corps afin de lui conférer un certain aspect socialement attendu, à savoir, un corps de
justes proportions et sans excès de graisse. Afin de relever les conditions sociales
d’émergence de la lutte contre l’obésité, quatre aspects seront abordés dans autant de
chapitres : la représentation sociale du corps obèse à travers le temps ; la nature de
l’infrastructure de la prise de poids ; la réponse des institutions pour contrer la prise de
poids ; la saine alimentation comme réponse individuelle à la prise de poids. Pour chacun
de ces chapitres, différentes approches théoriques seront convoquées.
Dans le chapitre 1, afin de rendre compte de la représentation sociale du corps obèse
depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui, la méthode utilisée sera fondée sur la notion de
représentation collective élaborée par Émile Durkheim, c’est-à-dire que la démarche
consistera à repérer dans une multitude d’ouvrages anciens, modernes et contemporains
« ce que les représentations collectives traduisent, [autrement dit] […] la façon dont le
groupe se pense dans ses rapports avec les objets qui l’affectent29. » Cette approche devrait
permettre de dégager un portrait relativement fidèle de la représentation sociale que le
collectif se fait du corps obèse par rapport au corps socialement attendu au fil du temps.
Le chapitre 2 cherchera avant tout à démontrer, dans un premier temps, comment s’est
élaborée l’infrastructure de la prise de poids depuis le début du XXe siècle, et dans un
deuxième temps, comment l’individu doit composer avec cette même infrastructure. Pour
analyser la situation dans laquelle se trouve l’individu, c’est le concept de
29 Durkheim, E. ([1894] 2002), Les Règles de la méthode sociologique, Paris : Payot, p. 18.
11
gouvernementalité de Michel Foucault30 qui sera convoqué, c’est-à-dire que l’État
encourage le citoyen à prendre ses responsabilités, et ce, librement, sans coercition, afin
d’être en santé et le demeurer, l’idée étant que les gouvernements néolibéraux dépendent,
pour leur bon fonctionnement social, tout comme pour leur prospérité, de citoyens qui
acceptent en toute connaissance de cause d’adhérer à tel ou tel type de comportement31,
d’où celui de trouver le juste équilibre entre prise alimentaire et discipline.
Le chapitre 3 analysera comment les institutions réagissent pour contrer la prise de poids.
Pour parvenir à cette analyse, il sera fait appel à trois modèles théoriques : (i) le concept
d’assemblage de la sociologue australienne Deborah Lupton32, qui s’est particulièrement
intéressée au phénomène de l’intervention publique en matière de prise de poids ; (ii) le
nudging (théorie de l’action) proposé par Cass Sunstein, qui a pour finalité d’orienter les
décisions d’un individu ; (iii) la sociologie de l’individu proposée par Alain Ehrenberg,
c’est-à-dire un individu immergé dans un environnement social lui prescrivant d’être lui-
même tout en faisant preuve de discipline personnelle. La méthode analytique de Lupton
permet de voir comment les institutions de pouvoir — État, santé publique, médecine —,
en connectant ensemble des éléments aussi disparates que la discipline personnelle, la
culpabilisation, la stigmatisation, les campagnes de santé publique, l’argument de
l’espérance de vie raccourci, les législations, les réglementations, les techniques marketing
et les supports médiatiques, influent, par leurs recommandations, sur les comportements,
les pratiques, les attitudes et les environnements susceptibles de favoriser la prise de poids.
Les travaux de Sunstein relatifs au nudging qui suggèrent qu’il est plus facile de ne pas
prendre de décisions plutôt que d’avoir à mettre en œuvre toute une série d’interventions
pour régler un problème, c’est-à-dire proposer à l’individu une architecture de choix qui
l’oriente vers des habitudes alimentaires plus saines. Finalement, la proposition d’Alain
Ehrenberg du gouvernement de soi où l’individu est de moins en moins confronté à une loi
morale qui l’écrase et de plus en plus soumis à une injonction permanente d’image de soi.
30 Foucault, M. (2012), Du gouvernement des vivants : Cours au Collège de France (1979-1980), Paris :
Seuil. 31 Foucault, M. (1988), Technologies of the Self : A Seminar with Michel Foucault, London : Tavistock. 32 Lupton, D. (2012), Fat, London : Routledge.
12
Le chapitre 4, qui veut rendre compte de la réponse individuelle pour conter la prise de
poids, s’appuiera essentiellement sur la question de la « saine alimentation » comme outil
de régulation du corps qui a comme finalité de remettre entre les mains de l’individu la
responsabilité de faire des choix éclairés en matière de prise alimentaire. Il s’agira de voir
comment la notion même d’alimentation équilibrée s’est développée et a fait l’objet de tant
d’analyses et de promotions tout au cours du XXe siècle en parallèle du développement du
complexe agroalimentaire et de l’industrie rapide comme moyen non seulement de prévenir
la prise de poids, mais aussi de maintenir la santé. Pour expliquer l’ampleur du phénomène
social que représente la saine alimentation, il sera fait appel au concept de « construction
sociale » de Berger et Luckmann33 où se recomposent en permanence des représentations
alimentaires, indices de nouvelles catégorisations du social, et comment se bousculent des
frontières dans les présentations sociohistoriques de l’aliment et comment enfin, certaines
représentations ont un impact direct sur des mutations dans la pratique alimentaire, surtout
celle qui favorise la prise de poids. Il s’agit non seulement de repérer les éléments clés pour
comprendre ce qui, à chaque fois, dans l’analyse des représentations collectives, se donnera
comme conditions d’établissement d’une vérité commune, mais aussi d’identifier ce qui,
dans la société, va faire sens, et susciter l’émergence et la production du discours de la
saine alimentation.
La représentation sociale du corps obèse
De l’éthique et de la morale puritaines du XVIe siècle, qui exigent la contenance de soi
et la gouvernance de soi, c’est toute la question du gouvernement de soi qui traverse les
époques jusqu’à aujourd’hui et qui suggère par conséquent aux gens obèses certaines
pratiques, attitudes et comportements relevant d’une culture de l’acceptation de la
responsabilité personnelle. Tout d’abord, avec la Renaissance, c’est non seulement
l’émergence du corps délivré des attaches mortifères du Moyen-Âge, mais c’est aussi
l’émergence du corps occidental moderne que vont structurer trois courants dominants : (i)
avec le peintre Alberti, c’est le corps idéal, de justes proportions, glorifié et par la suite
magnifié par Michel-Ange et Léonard de Vinci qui s’impose ; (ii) avec l’éducateur
Mercurialis surgit l’idée qu’il est possible de façonner le corps par l’activité physique —
33 Berger, P., Luckmann, T. (1986), op. cit.
13
le corps n’est plus donné une fois pour toutes ; (iii) avec le médecin Vésale s’impose l’idée
qu’il est désormais possible de réparer le corps et d’éviter son dépérissement prématuré.
Le XVIIe siècle opère un virage d’importance dans la foulée des idées de la Renaissance :
l’identification au corps, c’est-à-dire le passage du statut d’être un corps à celui d’avoir un
corps dont l’individu est personnellement et socialement responsable. Avec les traités de
civilité qui engagent le corps dans des pratiques de modération et de retenue, c’est-à-dire
la contenance de soi34, le corps devient porteur d’identités sociales. C’est à cette
représentation du corps que l’obèse sera jugé. Dans l’œuvre de Shakespeare, lorsque le
corpulent Jack Falstaff dit au futur roi Henri V, alors qu’il risque d’être expulsé ou exécuté,
« Être gros c’est être détesté », il exprime le ressentiment du peuple anglais pour son
aristocratie peuplée de gros et gras personnages replets : des gens paresseux, oisifs,
fainéants, immoraux, cupides, lâches, veules, profiteurs et complaisants. Le jugement
moral sur l’obèse s’installe, la stigmatisation prend forme.
Le XVIIIe siècle, pour sa part, annonce que l’individu est désormais autonome, libéré du
joug des puissants, abandonné au destin, libre de penser par lui-même, souverain de lui-
même. L’individu aurait désormais la capacité et la liberté de faire des choix éclairés. Ce
qui est ici implicitement entendu, c’est la notion aristotélicienne voulant qu’une personne
soit uniquement responsable des actes qu’elle choisit librement et volontairement de poser,
d’où l’idée que l’obèse n’aurait pas fait les choix éclairés qui s’imposent. Avec le XVIIIe
siècle, le corps s’explique désormais par le fonctionnement de la fibre et du nerf : il doit
avoir du tonus, théâtre de tensions, de vibrations et de spasmes produits par la densité du
réseau nerveux. C’est aussi la crainte généralisée de l’amollissement, qui se transformera
par la suite en cette puissante idée structurante de dégénérescence de l’individu et de la
race. Et cette idée de dégénérescence autorisera le déploiement d’une multitude
d’interventions, tant au niveau individuel (régimes, exercice) que collectif (eugénisme et
hygiénisme au XIXe siècle), d’où l’idée que le corps doit être énergique et avoir du tonus,
d’où l’idée que l’obèse manque d’énergie, d’où l’idée encore que l’obèse puisse perdre ses
34 « Faire bonne, mauvaise contenance. Témoigner ou non de la fermeté. Nous étions sans armes. Cependant
nous fîmes bonne contenance », (About, La Grèce contemporaine, 1854, p. 389) ». Par extension : « Garder
ou non son sang froid. [Elle] cherchait à faire bonne contenance, mais elle était au fond fort intimidée »,
(Drieu La Rochelle, Rêveuse bourgeoisie, 1939, p. 311).
14
facultés génésiques. C’est une réhabilitation du corps propre impliquée par ce
« désenchantement du monde » opéré par les Lumières, dont traitait Marcel Gauchet.
Le XIXe siècle, dans un premier temps, par l’entremise de la morale puritaine de la
contenance de soi et de la gouvernance de soi, a établi les fondements psychologiques d’un
corps à parfaire. Dans un second temps, la science a établi les bases méthodologiques
(nutrition, activité physique) pour parvenir à un corps en santé et robuste garant de l’ordre
social. Dans un troisième temps, la mode, la mesure du poids et le miroir ont reconfiguré
les frontières du corps : (i) la mode dévoile davantage les corps et dévoile d’autant ses
imperfections ; (ii) Adolphe Quetelet met au point le célèbre Indice de masse corporelle
(IMC) — le corps est désormais mesurable et comparable aux autres corps ; (iii) avec
l’industrialisation de la technique du coulage35, le marché du miroir est en pleine expansion
et modifie en profondeur le rapport au corps — désormais tous peuvent juger des ravages
de la graisse et du temps, mais aussi des corrections à apporter. Vers la fin du XIXe siècle,
l’individu est désormais maître et esclave de son image, des pieds à la tête, et s’accroît ainsi
l’exigence d’une plus grande attention à soi. Au total, l’effet combiné de la contenance de
soi et de la gouvernance de soi (le corps à parfaire), du miroir et de la mode (l’évaluation
directe de l’apparence du corps), du pèse-personne et de l’indice de masse corporelle (la
normalisation du corps), a assis les fondements de toutes les interventions à déployer sur
le corps pour le réguler et le normaliser, modèle de corporéité qui deviendra dominant aux
XXe et XXIe siècles. À la fin du XIXe siècle, dans un contexte où l’accès à une plus grande
richesse alimentaire s’accroît, une tendance émerge qui aura des impacts à long terme.
Alors que la grosseur chez l’homme marquait jusque-là un signe d’ascendance sociale, un
glissement graduel s’opère qui va faire de l’homme découpé et musclé celui qui est en
position de pouvoir, tendance qui s’accentuera tout au long du XXe siècle pour finalement
s’imposer au XXIe siècle, transférant ainsi vers les classes sociales plus défavorisées
l’opprobre de l’excès de poids.
Le XXe siècle est définitivement le siècle du corps. Le corps est devenu la clé de voûte
d’interventions de toutes sortes — politique, sociale, médicale, culturelle, économique —
35 La matière vitreuse est étalée sur une table de métal bordée de réglettes, puis laminée par un rouleau de
cuivre, et enfin transportée dans un four à recuire, où la glace met plusieurs jours à refroidir.
15
liées à la médecine, l’invalidité, le travail, la consommation, l’âge et l’éthique. Le corps est
désormais un terrain contesté où sont menées des luttes pour s’en arroger le contrôle. Il
suffit de penser à cette lutte systématique contre la prise de poids, à cette volonté affirmée
de modifier le corps selon ses propres désirs, à cette idée d’accéder à une espérance de
santé optimale, tant physique qu’intellectuelle, jusqu’à un âge très avancé. L’émergence
du corps comme vecteur de réalisation de soi se reflète également dans la culture populaire
avec les livres de croissance personnelle, les régimes miracles, la chirurgie esthétique, la
remise en forme, les médications censées retarder le vieillissement, les aliments anticancer,
la mode qui colle au corps et le moule, le met en évidence. Tout concourt à faire du corps
un outil d’émancipation personnelle, et le corps obèse ne serait pas ce corps.
Avec le XXe siècle, le vieillissement et l’invalidité subissent un glissement important. Le
vieillissement n’est plus seulement une simple et banale condition naturelle, mais une
maladie qui peut être « guérie » — la biomédecine, la génomique, les neurosciences, la
nanotechnologie, la bio-informatique et le programme transhumaniste sont porteurs de ce
projet36. L’invalidité ne relève plus seulement de la condition médicale ou du bien-être de
l’individu, mais relève aussi d’une problématique d’atteinte aux droits de la personne —
accès aux immeubles, accès aux lieux publics, accès à l’activité sportive ou récréative,
accès à l’activité culturelle. Les mouvements pro-obésité reprendront ce discours à leur
compte : mobilier urbain, sièges d’avion, de restaurant, de cinéma, de théâtre, civières et
lits d’hôpitaux mal adaptés. D’autre part, les projets de transformation du corps par
l’alimentation, l’activité physique et la chirurgie traduisent un certain travail corporel où
le corps performant, beau, découpé, mince, svelte et musclé le qualifient et le quantifient
comme valeur marchande dans le monde de l’emploi, des relations personnelles et de
l’amour. Le travail de la médecine, pour sa part, s’est graduellement déplacé depuis une
médecine qui guérit vers une médecine qui vise à la construction et à l’élaboration d’un
corps optimal et en santé en mesure de défier le vieillissement. La mondialisation du
capitalisme, dans sa logique du juste à temps, exige des corps de plus en plus flexibles en
mesure de s’adapter aux heures de travail de plus en plus décalées où l’individu est de plus
en plus enserré dans les milliers de fils invisibles de la communication qui le relient
36 Droit, R.P., Atlan, M. (2012), Humain — Une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos
vies, Paris : Flammarion.
16
constamment au travail. Le corps obèse ne posséderait pas cette propriété, à savoir,
l’énergie nécessaire pour rebondir face aux situations, ainsi que la flexibilité requise pour
s’adapter à tous changements impromptus de situation.
Avec le XXIe siècle, c’est une lutte systématique qui est engagée contre l’obésité. En ce
sens, la téléréalité américaine The Biggest Loser condense à la fois toutes les craintes,
toutes les peurs et toutes les angoisses face à la prise de poids, tout comme elle condense
l’ensemble des jugements moraux envers le corps obèse et les interventions à déployer sur
celui-ci pour le normaliser. Cette téléréalité n’hésite pas à montrer des corps en grand excès
de poids s’installer sur la pesée et être soumis au regard de dizaines de millions de
téléspectateurs. L’équipe de production fournit aux participants des vêtements mettant
subtilement en évidence toute cette graisse qui déborde, tous ces bourrelets qui franchissent
parfois les frontières de ces mêmes vêtements. Les hommes doivent se présenter torse nu
sur la pesée, d’où la mise en scène de mamelons masculins évidents, de ventres débordant
sur la région pelvienne. Les femmes, quant à elles, sont vêtues d’une simple brassière
ajustée au corps qui accentue le débordement adipeux du torse, d’un slip d’entraînement
également ajusté aux corps pour mieux mettre en évidence l’excès de graisse au niveau des
hanches, des cuisses et des fesses, afin de mieux montrer les bourrelets qui débordent sur
la ligne de démarcation du slip. Tout contribue à montrer le péché, le manque de volonté,
le laisser-aller, la paresse, la gourmandise, la gloutonnerie. La première pesée sert non
seulement à montrer ce péché, à montrer l’excès, mais surtout à montrer le travail
titanesque qui attend chaque participant.
Les entraîneurs de cette téléréalité n’hésitent pas à vociférer contre ces gens, à leur dire
à quel point ils ont failli à leur tâche. Pendant plus de 16 semaines, les participants, car tout
ceci est bien entendu sur une base volontaire, sont soumis à une humiliation constante pour
leur plus grand bien : avouer leur péché, être puni pour avoir péché, et obtenir par la perte
de poids l’absolution. Car c’est bien d’une absolution dont il s’agit, d’une renaissance en
quelque sorte, l’indice de masse corporelle médian marquant ici la normalité. Et pour y
parvenir, les producteurs n’hésitent pas à montrer l’effort : survêtements détrempés par la
sueur ; visages grimaçants traduisant la douleur induite par un exercice trop intense ;
vomissements consécutifs à un trop grand effort ; chûtes douloureuses du tapis roulant ;
effondrements après un exercice au-delà de ce qui est acceptable. Tout le spectacle est
17
construit autour de l’idée de sanctionner, là, maintenant, sous le regard de téléspectateurs
impatients de voir s’opérer la métamorphose, de punir le laisser-aller de tant d’années de
relâchement, de défaut de contenance de soi et de gouvernance de soi. Le médecin en chef
de l’émission, pour sa part, n’hésite surtout pas à utiliser les arguments les plus menaçants :
« Vous avez 30 ans, mais vous avez un corps de 60 ans… » ; « Vous avez un diabète de
type 2… » ; « Vous vous dirigez droit vers l’infarctus… »; « Votre mauvais cholestérol
se situe à un niveau alarmant… »; « Vous êtes dans un état pitoyable… ».
Toute la structure narrative de cette téléréalité est construite autour du fait que les gens
obèses sont seuls, isolés de la société, exclus par défaut de toute relation amoureuse,
émotionnellement instables, sujets à la dépression, paresseux et sans ambition. Ils doivent
conséquemment être punis, souffrir par l’intensité de l’exercice et être affamés par des
diètes restrictives. Les enjeux sont importants, car la graisse est un péché envers soi et
envers les autres, d’où l’absolution par l’exposition publique du péché et des efforts
déployés pour y parvenir. Ce qui est important, ici, c’est le processus de mise en scène qui
convoque la population et rejoint par là les figures antiques de mises à mort exemplaires
dans les religions : flagellations publiques, exhibitions morbides, lapidations, etc.
En somme, de la Renaissance jusqu’au XXIe siècle, en Occident, deux constantes se
dégagent : le gouvernement de soi et l’apparence attendue du corps. La première constante,
le gouvernement de soi, par la contenance de soi et la gouvernance de soi, permettrait
d’éviter la prise de poids excessive et signalerait une éthique et une morale du corps :
l’obèse se serait ainsi volontairement soustrait à cette obligation de contenance de soi et de
gouvernance de soi par son manque de volonté. La seconde constante suggère le corps
svelte et mince pour la femme —hanches affirmées, taille resserrée, poitrine rebondie —
et le corps tout en puissance musculaire pour l’homme — découpe, robustesse, endurance,
virilité.
L’infrastructure de la prise de poids
La calorie, depuis le début du XXe siècle, s’est imposée comme mesure du sain et du
malsain. Malsain, dans le sens où si elle est ingérée en trop grande quantité, elle risque de
favoriser la prise de poids. Sain, dans le sens où si elle est consommée en quantité
18
raisonnable, c’est-à-dire le seuil énergétique qu’exige quotidiennement le corps, elle ne
pose aucun problème. Mais voilà, la calorie est présente dans le moindre aliment.
L’industrialisation de l’agriculture et de la transformation alimentaire, le développement
de la restauration rapide, l’abondance accrue des aliments, un mode de vie devenu de plus
en plus sédentaire, des emplois exigeant de moins en moins de force physique, le
développement de la banlieue à l’américaine, les interminables heures passées devant la
télévision, l’ordinateur ou la console de jeux, sont tous des phénomènes qui ont largement
contribué à loger la calorie dans les moindres recoins de l’existence. Elle est dans ce
smoothie acheté au coin de la rue, dans la barre tendre, dans les sodas, dans le fast-food,
dans les frites, dans les hamburgers, dans les mets préparés, dans les céréales, dans les
pizzas, etc. Elle se retrouve dans les distributeurs automatiques installés dans les écoles,
les hôpitaux, les cafétérias, les arénas, les cinémas, les lieux publics. Elle est même dans le
type d’emploi occupé, là où elle ne peut être brûlée, favorisée par un travail qui exige peu
d’effort physique. Elle se cache insidieusement dans les moyens de transport motorisés
pour se rendre au travail. Elle s’embusque même dans l’aménagement d’un tissu urbain
qui ne favorise pas l’activité physique : absence de trottoirs, d’éclairage adéquat, de
sentiers pédestres, de pistes cyclables. Elle trouve également refuge dans l’espace bâti où
les règlements de zonage uniformisent le mode d’habitation, éloignant d’autant l’accès par
ses propres moyens de locomotion aux commerces. En somme, l’impact de la calorie
malsaine serait surmultiplié par la seule configuration des milieux de vie auxquels le corps
a accès. Conséquemnent, la calorie est devenue un paria de la santé. Il faut désormais la
compter, la mesurer, la débusquer, l’afficher, la maîtriser et trouver tous les moyens
possibles pour en juguler ses impacts négatifs. Il s’agirait d’un euphémisme de dire que
l’un des plus importants facteurs favorisant la prise de poids concerne l’alimentation, et
que cette alimentation se retrouve partout, a fortiori lorsqu’elle s’affiche sur les enseignes
publicitaires.
La littérature scientifique, depuis le milieu du XXe siècle, a particulièrement souligné le
rôle du complexe agroalimentaire et de ses techniques de commercialisation sur les
19
pratiques de commensalité37-38-39 et sur l’ingestion de calories. Il est même suggéré que les
stratégies de production, de transformation, de distribution et de marketing40 mises en
œuvre par le complexe agroalimentaire inciteraient non seulement les gens à manger plus,
mais aussi à consommer des aliments à teneur toujours plus élevée en calories41-42. En
somme, tout semble concourir à la prise de poids. Dans les pays industrialisés, et
nonobstant tout ce que l’individu puisse mettre en œuvre pour contrer le développement de
la masse adipeuse, il baigne systématiquement, au quotidien, dans un environnement
obésogène. La position n’est pas innocente, car elle implique que le moindre relâchement
de la vigilance de la part d’un individu lui fait inévitablement courir le risque d’être en
surpoids ou de devenir obèse. Le quotidien lui-même serait devenu un facteur de risque
obésogène. D’ailleurs, l’OMS soutient à ce sujet que :
« le développement économique va de pair avec l’urbanisation et la mécanisation,
lesquelles entraînent une réduction de l’activité physique tout en améliorant l’accès à des
aliments énergétiques — une combinaison de facteurs souvent qualifiée
d’« environnements obésogènes ». La mondialisation économique et culturelle joue un
rôle prépondérant dans cette évolution. Les sociétés transnationales alimentaires, par
exemple, sont l’un des principaux investisseurs dans les pays à faible et moyen revenu
au vu des bénéfices énormes pouvant être retirés de la transformation et de la vente au
détail des aliments43.»
37 Wang, Y., Beydoun, M.A. (2007), « The Obesity Epidemic in the United States — Gender, Age,
Socioeconomic, Racial/Ethnic, and Geographic Characteristics: A Systematic Review and Meta-Regression
Analysis », Epidemiological Reviews, Oxford Journals, vol. 29, n° 1, p. 6-28. 38 Astrup, A., Ryana, L. (2000), « The role of dietary fat in body fatness: evidence from a preliminary meta-
analysis of ad libitum low-fat dietary intervention studies », British Journal of Nutrition, vol. 83, suppl. S1,
p. S25-S-32. 39 Saris, W.H.M., Astrup, A., et als (2000), « Randomized controlled trial of changes in dietary
carbohydrate/fat ratio and simple vs complex carbohydrates on body weight and blood lipids: the CARMEN
Study », International Journal of Obesity, vol. 24, p. 1310-1318. 40 Harris, J.L., Pomeranz, J.L., Lobstein, T., Brownell, K.D., (2009), « A Crisis in the Marketplace: How
Food Marketing Contributes to Childhood Obesity and What Can Be Done », Annual Review of Public
Health, Vol. 30, p. 211-225. 41 Katz, D.L., O'Connell, M., Njike1, et als. (2008), « Strategies for the prevention and control of obesity in
the school setting: systematic review and meta-analysis », International Journal of Obesity, vol. 32, p. 1780–
1789. 42 Williams, A.J., Henley, W.E. et als (2013), « Systematic review and meta-analysis of the association
between childhood overweight and obesity and primary school diet and physical activity policies »,
International Journal of Behavioral Nutrition and Physical Activity, vol. 10, p. 101. 43 Hawkes, C. (2005), op. cit.
20
En fait, au fil des siècles, au fil des disettes et des périodes d’abondance, la disponibilité
alimentaire s’est révélé un facteur essentiel de la régulation de la prise alimentaire. Avec
l’industrialisation de l’agriculture, avec la mise en place d’un vaste réseau d’épiceries au
XXe siècle, avec le développement de la ville et de la banlieue et du complexe
agroalimentaire, avec l’augmentation sans précédent du niveau de vie au sortir de la
Seconde Guerre mondiale, le tout a créé un environnement où l’accès à la nourriture est
devenu quasi illimité ; telle est l’infrastructure de la prise de poids. Et cette infrastructure
de la prise de poids s’articule autour de quatre facteurs déterminants : internationaux,
nationaux ou régionaux, communautaires, individuels.
En partant de l’idée que le complexe agroalimentaire, comme le suggère le sociologue
Claude Fischler, définirait la structure même des pratiques alimentaires, et possèderait la
capacité de reconfigurer des structures culturelles du goût — tout comme la capacité
d’uniformiser les goûts à l’échelle planétaire —, est-il possible de faire en sorte que
l’individu puisse atteindre et maintenir ce qu’il est convenu d’appeler un « poids santé » ?
La réponse à cette question n’est pas simple. Certes, il est possible de dire que l’individu a
toute la latitude voulue pour manger ce qu’il veut. Certes, il est possible de dire que, sans
l’intervention des médecins, de la santé publique et des nutritionnistes, le complexe
agroalimentaire n’aurait pas changé ses pratiques ni proposé des produits dits « santé ». En
fait, le complexe agroalimentaire est fondamentalement une industrie articulée autour d’un
modèle marchand régulé par les lois de l’économie de marché, c’est-à-dire une production
et une distribution de masse pour une consommation de masse. Par ailleurs, si le complexe
agroalimentaire repère que le discours ambiant est aux aliments « santé », il s’adaptera en
conséquence aux besoins et desiderata des consommateurs pour ne pas perdre ses parts de
marché, tout en sachant fort bien que ce qu’il vend aujourd’hui comme produit « santé »
risque fort d’être remplacé et déclassé dans quelques années par d’autres effets de mode
qu’auront proposés les nutritionnistes et la recherche scientifique en matière
d’alimentation.
21
La réponse des institutions pour contrer la prise de poids
Dès le début du XXe siècle, dans la foulée de la Révolution industrielle, un constat est
posé : les Américains mangent trop44. Un changement de position important s’opère alors :
c’est le passage de la préoccupation « Quelle quantité de nourriture faut-il absorber ? » à
celle de « Quel type d’aliments faut-il consommer ? ». Le renversement n’est pas
seulement déterminant, il est structurant et il a une histoire. De l’Antiquité jusqu’au milieu
du XIXe siècle, la notion de modération en toutes choses a prédominé ; c’est la quantité qui
est visée. Avec la Révolution industrielle, cette notion de modération se resserre, car, dans
un contexte d’abondance alimentaire accrue, trop manger devient un signe de gloutonnerie,
de perte de contrôle personnel, sinon un problème moral. À cette époque, peu manger est
rarement une pratique délibérée et relève surtout de déterminants socioéconomiques hors
du contrôle de l’individu. À l’inverse, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, peu manger
pour garder la forme devient une pratique délibérée et signale l’appartenance à une classe
sociale plus aisée. En fait, le constat que les Américains mangent trop conduira à une
transformation progressive des pratiques alimentaires qui se construira petit à petit tout au
long du XXe siècle à travers une toute nouvelle façon pédagogique d’envisager le
problème : les recommandations alimentaires ; le guide alimentaire ; la pyramide
alimentaire ; la fiche nutritionnelle — tous de nouveaux outils cognitifs de régulation du
corps. Cet effort pédagogique contribue dès lors à la formulation d’un ensemble de mesures
de dissuasion et d’interdiction et dénonce par le fait même les comportements alimentaires
susceptibles de favoriser la prise de poids.
Les recommandations alimentaires élaborées tout au cours du XXe siècle s’inscrivent
dans un contexte à la fois, social, politique et économique. Il importe ici de rendre compte
de ce contexte pour comprendre comment le discours du nutritionniste s’est graduellement
construit, comment la lutte contre la prise de poids s’est structurée, comment l’individu
réagit à ce qui lui est proposé. Et dans ce passage du temps lié aux recommandations en
matière d’alimentation, deux grandes époques se dégagent : (i) la nutrition positive, de
1827 à 1977, où l’accent est surtout mis sur les aliments « bons pour la santé » ; (ii) la
44 Schwartz, H. (1986), Never Satisfied : a cultural history of diets, fantasies and fat, New York : The Free
Press, p. 42.
22
nutrition négative, dans la foulée du rapport du sénateur américain McGovern sur
l’alimentation, de 1978 à aujourd’hui, où l’accent est surtout mis sur les aliments « nocifs
pour la santé ». Ce changement de perspective dans la façon de construire le rapport à
l’alimentation est vraisemblablement à l’origine de toutes nouvelles pratiques visant à
signaler ce qui est potentiellement obésogène, de normaliser tout ce qui est potentiellement
obésogène et de prémunir de tout ce qui pourrait être éventuellement obésogène.
Conséquemment, l’alimentation, repérée comme cause principale du développement de la
masse adipeuse, va ainsi motiver l’émergence, au cours des trois dernières décennies du
XIXe siècle, du diététicien, celui qui conçoit les régimes, et au début du XXe siècle, d’un
spécialiste entièrement dédié à la compréhension du phénomène de la prise alimentaire, le
nutritionniste. Trois moments décisifs construiront cette discipline.
Un premier moment, au milieu du XIXe siècle, avec l’arrivée de la médecine clinique, où
se produit un double resserrement du champ couvert par la notion de diète à l’inverse de
l’antique diaita des médecins grecs : (i) la diète se définit dorénavant uniquement vis-à-vis
de l’alimentation et non plus comme un régime de vie global ; (ii) la clientèle visée ne
comporte désormais que des gens malades, et non plus, comme auparavant, des gens tant
en santé que malades45. Un second moment émerge au début du XXe siècle, où s’effectue
un nouveau déplacement avec la réintégration des gens en santé dans la clientèle visée, la
diète étant désormais réputée outil de prévention contre le développement de différentes
maladies. C’est aussi en 190346 que la nutrition devient une « branche de la science, qui
traite de la nourriture et des nutriments chez l’homme ; qui étudie l’alimentation et les
régimes alimentaires47 ». Dès lors, les régimes alimentaires ne sont plus seulement
composés de simples aliments : ils sont désormais conçus de façon à tenir compte des
derniers développements scientifiques en matière de physiologie humaine et de biochimie,
d’où l’introduction de leur spécialiste, le nutritionniste48. C’est alors que se produit un
resserrement lexical avec le diététicien devenu nutritionniste — spécialiste des problèmes
45 Fischler, C. (2001), op. cit., p. 229-237. 46 Oxford English Dictionnary (Online September 2009), 3 Apr. 555/2, « Applicants may be examined in one
or more of the following subjects; Agricultural statistics; physiology and nutrition of man ; [etc.]. » 47 Idem. 48 Yang, R. (2010), The Invention of Nutrition, University of Washington : Winner, of 2010 Library Research
Award for Undergraduates.
23
de la nutrition —, rendant ainsi compte de l’alimentation comme préoccupation sociale49.
À noter que dans plusieurs pays, le terme « nutritionniste »50 n’est pas un titre légalement
réservé, mais que c’est bel et bien le terme dietitian, diététicien ou diététiste51 qui désigne
ce membre d’un ordre professionnel. Ce glissement populaire est intéressant à plus d’un
égard, car il implique peut-être un phénomène d’appropriation directement lié à la notion
même de nutrition comme catégorie sociale52. Un troisième moment apparaît au tournant
du second millénaire, où la saine alimentation est ce par quoi la santé arrive53. Avec le
XXIe siècle, le nutritionniste s’installe définitivement comme une personne d’autorité en
matière d’alimentation et de santé, sinon comme un prescripteur de santé.
Le rôle du nutritionniste n’est pas innocent. Au même titre que la médecine et la santé
publique, le nutritionniste devient un acteur de la santé disposant de la capacité à émettre
des recommandations afin de réguler les environnements potentiellement obésogènes, tout
comme de transformer les attitudes pouvant éventuellement conduire à des comportements
obésogènes. Le nutritionniste exercerait un biopouvoir54 au sens où l’entend Michel
Foucault, à la fois sur les corps et la population par l’intermédiaire de normes édictées à
partir de statistiques et de recherches scientifiques en matière de nutrition. En ce sens, le
nutritionniste est aussi un régulateur des consciences et des corps. Régulateur des
consciences, dans le sens où manger sainement est présenté comme une vertu, où afficher
un corps mince et en santé est aussi synonyme de vertu, d’où exclusion et stigmatisation
sociale pour ceux qui n’affichent pas cette vertu à travers leur corps. Régulateur des corps,
dans le sens où manger sainement correspond à une image idéalisée du corps initiée au
XIXe siècle par Adolphe Quetelet et son indice de masse corporelle : le corps sans excès
49 Riversa, J.P.W. (1979), « The profession of nutrition — An historical perspective », Proceedings of the
Nutrition Society, vol. 38, n° 2, p. 225-331, 50 Les diététistes du Canada, Diététiste ou nutritionniste : quelle est la différence ?,
http://www.dietitians.ca/find-a-dietitian/difference-between-dietitian-and-nutritionist.aspx. 51 Terme employé au Québec depuis 1966. 52 Yang, R. (2010), op. cit. 53 Idem. 54 Notion introduite par Michel Foucault dans son dernier cours intitulé « Il faut défendre la société » au
Collège de France (1965-1976) et subséquemment développée dans son ouvrage « La volonté de savoir ».
(Sources : Foucault, M. ([1976] 1997), Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, Paris :
Gallimard ; Foucault, M. ([1976] 1994), Histoire de la sexualité, t. 1, La volonté de savoir, Paris : Gallimard,
p. 223.)
24
de poids symbole de santé. Par contre, le taux actuel d’obésité dans la population semble
démontrer que : (i) la capacité du biopouvoir du nutritionniste à réguler les consciences et
les corps serait plus ou moins efficace ; (ii) l’individu dispose de la liberté d’adhérer ou
non aux normes proposées par le nutritionniste.
La saine alimentation comme moyen pour contrer la prise de poids
À quoi l’individu est-il convié pour se prémunir des comportements et des attitudes qui
favoriseraient la prise de poids ? La réponse est simple : adopter un régime alimentaire
équilibré et pratiquer une quelconque activité physique. Autrement dit, les calories ingérées
en surplus doivent être brûlées par une activité physique équivalente. Qui doit s’adonner à
cette pratique ? Tout individu qui pense que ses propres comportements sont à risque, peu
importe son statut socio-économique. À quel moment toutes ces calories ingérées doivent-
elles être brûlées ? Pendant les moments de loisirs et de détente. Dans une société tournée
vers le rendement et la performance où le travail occupe une part très importante, où
l’individu est attaché aux milliers de fils invisibles de la communication, les seuls moments
où il devient possible de garder la forme et de remettre son corps sur les rails de la santé,
ce sont, ou bien les soirs de la semaine et le week-end, ou bien, tôt le matin avant de se
rendre au travail. Encore là, ceci n’est accessible qu’à ceux dont le travail se répartit, les
jours de semaine, sur l’avant-midi et l’après-midi. Pour les autres, dont les quarts de travail
sont éclatés, il leur revient d’aménager leur temps pour y parvenir. La logique est simple :
il faut, tout comme dans le monde professionnel, rechercher l’efficacité, planifier son
temps, gérer ses activités, ses temps libres et ses relations interpersonnelles pour s’assurer
de contenir le risque que représente la prise de poids. Le surpoids et l’obésité auraient ainsi
peu de chances de survenir pour qui est flexible, pour qui a su domestiquer, maîtriser et
gérer son temps, pourvu qu’il ait la volonté de le faire et la ferme intention de déployer
tous les efforts nécessaires pour y parvenir.
Quatre critères devraient guider l’individu dans sa démarche d’autosurveillance pour
éviter le développement de la masse adipeuse : (i) le type de nourriture ingérée ; (ii) la prise
de poids inédite ; (iii) l’augmentation du tour de taille ; (iv) le manque d’activité physique.
Médecins, nutritionnistes, spécialistes de la santé, kinésiologues, chroniqueurs santé,
magazines, émissions de télé et sites Internet spécialisés deviennent les sources auxquelles
25
il doit se référer pour non seulement améliorer ses connaissances concernant sa santé, mais
aussi, et surtout afin d’agir sur lui-même de façon tout à fait autonome. Il revient alors à
l’individu de faire ce choix. La chose ne lui est pas imposée, mais fortement suggérée.
Deux comportements types doivent sonner l’alarme chez l’individu : la sédentarité et une
mauvaise alimentation. Ceux-ci ont été identifiés comme les deux facteurs déterminants
menant au surpoids et à l’obésité55. En fait, les maladies non transmissibles associées à la
sédentarité et à la mauvaise alimentation représentent à elles seules le principal problème
de santé publique de la plupart des pays dans le monde. En 2008, des 57 millions de décès
survenus à l’échelle mondiale, 63 % avaient pour cause des maladies non transmissibles :
maladies cardiovasculaires (48 %), cancer (21 %), insuffisance pulmonaire chronique
(11,6 %) et diabète (3,6 %)56. Autre fait intéressant, non seulement la prévalence de ces
maladies a-t-elle augmenté de façon disproportionnée dans les pays à faible revenu, mais
elle représente dorénavant 80 % des maladies non transmissibles dans ces pays. L’impact
est important : 29 millions de décès prématurés, soit un taux de mortalité de plus de 29 %
avant l’âge de 60 ans57.
Armés de telles statistiques, il devient évident pour l’institution médicale et les services
de santé publique que la sédentarité doit être considérée comme un facteur de risque majeur
lié à une mort prématurée. Ce qu’elles signalent avant tout, c’est que l’individu doit
sérieusement reconsidérer son mode de vie et ce qu’il implique. Et les recommandations
de l’OMS à ce sujet sont claires : « une activité physique modérée 30 minutes par jour,
l’arrêt du tabac et une alimentation équilibrée58. » Elle propose également aux autorités et
aux responsables politiques de créer un milieu de vie favorable à l’individu en prenant
diverses mesures : mise en œuvre d’une politique des transports assurant la sécurité des
piétons et des cyclistes ; interdiction légale de fumer dans les bâtiments et lieux publics ;
création de parcs, terrains de jeux et centres communautaires facilement accessibles ;
promotion des programmes d’activité physique dans les écoles, les communautés et les
55 OMS (2012), Alimentation et exercice physique : une priorité de santé publique, Stratégie mondiale pour
l’alimentation, l’exercice physique et la santé. 56 OMS (2011), Non Communicable Disease Mortality and Morbidity, Global Health Observatory. 57 Idem. 58 Idem.
26
services de santé. L’enjeu est majeur, car au moins 60 % de la population mondiale ne
parvient pas à pratiquer le niveau d’exercice physique requis pour être minimalement en
santé. En conséquence, il y a urgence à agir, car la sédentarité renforcerait toutes les causes
de mortalité, doublerait le risque de maladies cardiovasculaires, de diabète, d’obésité et
augmenterait les risques de cancer du côlon, d’hypertension artérielle, d’ostéoporose, de
troubles lipidiques, de dépression et d’anxiété.
En ce qui concerne l’alimentation, celle-ci a été repérée depuis le XVIIIe siècle comme
un facteur important du développement de la masse adipeuse. À l’échelle de la planète,
actuellement, selon les données de l’OMS, plus de 2,7 millions de décès sont attribuables
à une consommation insuffisante de fruits et de légumes59. Des régimes proposés par
l’américain William Banting au XIXe siècle, en passant par les recommandations du
gastronome français Brillat-Savarin, jusqu’aux prescriptions des nutritionnistes du XXe
siècle et du second millénaire, une ligne directrice est présente : l’intervention préventive
est tentée, suivent régimes et restrictions. Côté intervention préventive, l’OMS vise deux
niveaux : individuel et collectif. Sur le plan individuel, il est recommandé : d’équilibrer
l’apport énergétique pour conserver un poids normal ; de limiter l’apport énergétique
provenant de la consommation de graisses ; de réduire la consommation de graisses
saturées et de gras trans ; de privilégier les graisses non saturées ; de consommer davantage
de fruits et de légumes ; de consommer davantage de légumineuses, de céréales complètes
et de noix ; de limiter la consommation de sucres libres ; de limiter la consommation de
sel, toutes sources confondues, et veiller à consommer du sel iodé60. Sur le plan collectif,
les gouvernements sont encouragés à formuler des recommandations diététiques et à les
actualiser en s’appuyant sur des études scientifiques de source nationale ou internationale.
Côté régimes et restrictions alimentaires, médecins, nutritionnistes et l’ensemble de
l’industrie de la perte de poids ont déjà préparé le terrain et il est bien balisé, pour non
seulement atteindre un poids idéal, mais surtout pour le maintenir.
59 OMS (2012), Alimentation et exercice physique : une priorité de santé publique, op. cit. 60 OMS (2004), Stratégie mondiale pour l’alimentation, l’exercice physique et la santé, p. 5.
27
La lutte contre l’obésité
Pour Claude Fischler, il existerait derrière le phénomène de la lutte contre l’obésité, « des
courants de fond, civilisationnels61 » : « la médecine ; la mode et l’apparence corporelle ;
la cuisine et l’alimentation quotidienne62. » Ces courants de fond définiraient le corps
socialement acceptable — médecine et mode — et la pratique alimentaire susceptible
d’affecter le corps socialement acceptable — cuisine et alimentation quotidienne.
Tout d’abord, Fischler fait voir comment opèrent les changements sémantiques dans le
discours sur le corps obèse. Le discours médical et le discours médiatique à propos de la
minceur seraient ainsi « travaillés par les mêmes représentations et les mêmes mythes,
lesquels [sont] eux-mêmes liés aux processus sociaux et à l’évolution civilisationnelle
sous-jacente63. » Jusqu’au milieu du XIXe siècle, juste avant l’arrivée de la médecine
clinique et de l’introduction de l’indice de masse corporelle par Quetelet, le mot
« embonpoint » désignait une personne « en-bon-point », c’est-à-dire en santé. Avec tout
le travail civilisationnel de la fin du XIXe siècle en Occident effectué par la montée d’une
science positive, de la médecine clinique et des travaux statistiques de Quetelet sur les
populations, l’« embonpoint » est devenu un terme à connotation péjorative. Ensuite, il faut
voir comment le seuil acceptable d’obésité s’est modulé à travers le temps, comment
l’inquiétude est passée du corps obèse au corps en embonpoint, et partant de là, comment
de nouveaux seuils d’embonpoint sont constamment redéfinis qui traduisent une inquiétude
constamment renouvelée : « la variabilité culturelle des normes et des étiquetages sociaux
est indiscutable, mais ce qui varie, c’est moins la notion d’excès de poids elle-même
(l’obésité) que les normes et les critères qui la définissent, les limites qui la bornent64. »
L’expression « maladie de civilisation » prend ici tout son sens, car chaque nouveau seuil
ainsi redéfini exerce dans ce cas pleinement sa fonction de producteur de catégories
sociales de santé et de maladie. Tout le travail de la médecine, de la santé publique, des
61 Fischler, C. (2001), op. cit., p. 361. 62 Idem., p. 317. 63 Idem., p. 310. 64 Idem., p. 315.
28
nutritionnistes et des spécialistes de la remise en forme est dès lors « un processus de
construction de la maladie en tant que situation sociale marquée du signe de la déviance65. »
Côté alimentation, Fischler montre comment la médecine, la science, les médias et le
public en général influencent les pratiques alimentaires en condamnant ou en
recommandant tel ou tel aliment plutôt qu’un autre :
« les jugements moraux sur le sucre comme les préjugés sur la graisse sont le fait des
scientifiques autant sinon davantage que celui des profanes et ils ne s’expliquent que par
des tendances sociales préexistantes : médecins et savants sont eux-mêmes travaillés par
les mouvements profonds de la civilisation et de la société66. »
Ce qui revient à dire, selon Fischler, qu’il n’y aurait pas d’habitudes alimentaires, « mais
des systèmes culinaires, des structures culturelles de goût, des pratiques sociales chargées
de sens. Ces « patterns » sont intériorisés par les individus, au moins en grande partie67. »
Et en ce sens, tous les aliments allégés en gras ou en sodium, tous les aliments améliorés
de nutraceutiques, tous les aliments bios et non manufacturés industriellement disponibles
dans les supermarchés renvoient à des « patterns » alimentaires connus des individus, parce
que promus par une kyrielle d’intervenants de la santé, autant scientifiques que profanes.
Au final, avec l’effet combiné de la recension sociohistorique et de l’analyse proprement
dite de cette même recension, cette thèse espère dégager un portrait le plus juste possible
des conditions qui ont conduit à la formulation de ce en quoi consiste la lutte contre
l’obésité au XXIe siècle et sa signification. Au risque de se répéter, il s’agit bien de voir
comment des faisceaux de représentations et d’argumentations convergent dans une longue
histoire des idées à propos du corps et construisent ainsi des mutations sociales définissant
une certaine représentation sociale du corps.
65 Herzlich, C. (1984), « Médecine moderne et quête de sens », in M. Augé et C. Herzlich (eds), Le sens du
mal — Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie, Montreux : Éditions des archives contemporaines,
p. 195-196. 66 Fischler, C. (2001), op. cit., p. 330. 67 Idem., p. 333.
29
Chapitre 1
La représentation sociale du corps obèse
Ce chapitre se propose d’explorer la représentation sociale du corps obèse de l’homme
et de la femme à travers les époques pour mieux en comprendre les attitudes, les
comportements, les gestes et les postures qui lui sont associés, tout comme les interventions
à déployer pour le rendre conforme à certaines attentes, surtout l’amener à un certain idéal
de corporéité. La trajectoire du corps obèse, au fil des siècles, en Occident, est contingente
de trois grands courants qui instaurent l’idée qu’il est possible, avec le peintre Alberti,
d’aspirer à un corps de justes proportions comme idéal de beauté (réinstauration de l’idéal
des canons grecs de la beauté : Phydias et Michel Ange), avec le médecin Vésale, de réparer
le corps, de le soigner efficacement, de le guérir et lui redonner vitalité, avec l’éducateur
Mercurialis, de fabriquer un corps et de le façonner en quelque sorte selon sa volonté. La
Réforme protestante, pour sa part, sous l’égide de sa morale puritaine, élaborera les
concepts de contenance de soi et de gouvernance de soi pour réguler le corps. Par la suite,
la quantification de soi, au XIXe siècle, à travers le pèse-personne, l’indice de masse
corporelle, la mode et le miroir, sera la mesure par laquelle s’articulera efficacement et de
façon tout à fait inédite cette contenance de soi et cette gouvernance de soi où l’individu
devient à la fois maître et esclave de son image des pieds à la tête.
Contenance de soi, gouvernance de soi, quantification de soi
Dans son ouvrage Quatro Libri della famiglia initialement publié en 1432, et plus
particulièrement dans la section concernant l’usage du corps, Alberti insiste sur
« l’exercice grâce auquel on peut conserver son corps longtemps sain, robuste et beau,
ce dernier terme n’étant nullement indifférent puisqu’il revient avec insistance à la fin
du passage qui associe jeunesse et beauté et caractérise en particulier celle-ci par la
«bonne couleur et la fraîcheur du visage68. »
68 Arasse, D. (2005), « La chair, la grâce et le sublime », in G. Vigarello (ed), Histoire du corps. Tome 1. De
la Renaissance aux Lumières, Paris : Seuil, p. 440.
30
La préoccupation d’un corps en santé n’est définitivement pas récente. Elle a ses échos
qui se répercutent de siècle en siècle depuis la Renaissance, tout comme elle a également
ses échos dans cette ferme volonté à vouloir conserver au corps le plus longtemps possible
la robustesse, la jeunesse, la beauté et la santé. Ces propos d’Alberti ne sont pas innocents
pour le corps du XXIe siècle. Ils démontrent que depuis longtemps déjà, les fondements de
la relation contemporaine au corps ont été établis. En fait, les préoccupations sont
fondamentalement les mêmes : le corps qui mérite considération est bel et bien celui de
justes proportions. L’obèse, déjà au XVe siècle, est discrédité face à ce corps glorifié. Le
XVIe siècle est un peu à l’image du Gargantua de Rabelais qui fait tout ce qu’il peut pour
dégourdir ses membres et fortifier ses muscles, c’est-à-dire une vaste entreprise collective
de rééquilibrage du corps et de l’esprit. Il s’agit d’un corps qui n’est plus à la merci d’un
Dieu qui peut le rappeler quand il le veut, d’où l’idée que la gymnastique serait préventive
et que par un exercice soutenu et régulier il serait possible d’acquérir la santé et la
maintenir. Dès lors, la gymnastique ne se donne jamais comme finalité, à savoir, un corps
achevé une fois pour toutes, mais bel et bien comme un corps idéal qui s’inscrit dans un
devenir constant.
Tout au cours des XVe et XVIe siècles émergera définitivement l’idée d’un corps de justes
proportions comme idéal de beauté, d’où la conviction qui naît à ce moment-là qu’il est
possible de façonner le corps selon son propre vouloir et désir, une nouvelle conception du
corps fondée sur l’opposition entre déséquilibre (le gros/le mince) et équilibre (l’inspiration
de la statuaire grecque antique) qui se met en place. Avec la Renaissance, la représentation
du corps propre à la Grèce antique fait retour. Le corps est un reflet en miniature de
l’univers. Il faut voir comment « le microcosme du corps répète les dispositifs de l’univers,
retentit à ses mouvements, connaît en lui-même des rapports similaires d’harmonie ou de
déséquilibre entre les fluides (les humeurs) et les parties solides qui le composent69. » Le
corps, dès lors, commence son long périple réductionniste sous l’emprise d’une pensée
organisée autour de la partie, devient circuit producteur d’objectivations, de définitions et
de délimitations. Au tournant du XVIe siècle, c’est le corps de la modernité qui est
annoncé : actif, énergique, laborieux, transformable par l’exercice physique et la
69 Peter, J. P. (2011), « Du corps redécouvert à l’éveil clinicien », in G. Vigarello, D. Sicard (eds), Aux
origines de la médecine, Paris : Fayard, p. 73.
31
gymnastique. Pour Michel Foucault70, Max Weber71 et Norbert Élias72-73, c’est la Réforme
protestante qui sera le facteur pivot de tous ces changements.
Dès les tout débuts de la Réforme, le corps a été placé au cœur même des préoccupations :
le corps laborieux et vigoureux au service de Dieu. Mais, être au service de Dieu impose
certaines obligations : la contenance de soi (rapport à soi-même et à son propre corps) et la
gouvernance de soi (rapport du corps au collectif). Cette morale puritaine, qui ne tolère pas
que les temps libres se passent dans l’oisiveté ou l’inaction, conduira à effacer toute
coupure entre travail et loisir, à lutter contre le temps mort, la vacuité, l’inoccupation, à
être constamment en besogne, à s’assurer d’une activité continue. Concrètement, la
Réforme a arraché le corps à l’influence du grand corps collectif : l’homme est désormais
personnellement et socialement responsable de son propre corps. Il s’agit
vraisemblablement d’un nouveau type de souci de soi auquel doit répondre la société, où
« le corps, loin d’être un lieu de perdition, peut devenir au contraire source
d’épanouissement74. » Cette proposition de l’éthique protestante, à l’opposé de celle du
catholicisme, stipule qu’il faut
« donner à celui ou celle qui se trouve en situation critique les moyens de surmonter ses
difficultés et de vaincre ses angoisses, d’accepter le sort qui lui est fait, non pas pour
abandonner la partie, mais pour apprendre au contraire à se maîtriser et par là se
dépasser75. »
En somme, la santé, la bonne condition physique, l’absence de souffrances morales ou
physiologiques sont les conditions de l’épanouissement de la personne, d’où la nécessaire
contenance de soi. Et cette contenance de soi n’est possible, d’une part, qu’à la condition
de remplir adéquatement quatre devoirs bien précis : devoir d’équilibre ; devoir
d’attention ; devoir d’effort ; devoir de maîtrise et de restriction. Devoir d’équilibre, dans
le sens où il est attendu de l’individu qu’il parvienne à un corps équilibré pour assumer
70 Foucault, M. (1966), Les mots et les choses, Paris : Gallimard. 71 Weber, M. (1964), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris : Plon. 72 Élias, N. (1973), La civilisation des mœurs, Paris : Seuil. 73 Élias, N. (1975), La dynamique de l’Occident, Paris : Seuil. 74 Gélis, J. (2005), « Le corps, l’Église et le sacré », in G. Vigarello (ed), Histoire du corps. 1. De la
Renaissance aux Lumières, tome 1, coll. Points / Histoire, Paris : Seuil, p. 109. 75 Idem.
32
adéquatement et efficacement le rôle social qu’il a à jouer. Devoir d’attention, dans le sens
où il faut porter une attention toute particulière au corps, à ce qu’il ingère et à son activité
en général. Devoir d’effort, dans le sens où il faut se soumettre à certaines pratiques pour
maintenir le corps en santé. Devoir de maîtrise et de restriction, dans le sens où il faut éviter
de succomber à la tentation des plaisirs et des facilités qu’offre la vie moderne tout en
adoptant des attitudes et des comportements qui empêchent de sombrer dans l’excès sous
toutes ses formes. La contenance de soi n’exige pas d’adhérer à un quelconque credo ou à
une quelconque norme, car ce qui compte avant tout, ce sont les actions que l’individu est
librement, volontairement et consciemment en mesure de poser qui comptent. Ces actions
fondent son autorité et par là, sa légitimité. S’il ne les pose pas, il se condamne lui-même
à la stigmatisation sociale et à l’impitoyable regard des autres. Être en défaut de contenance
de soi, c’est également être en perte de souci de soi, en perte du respect de soi-même, et
par conséquent, des autres. Tout individu en défaut de contenance de soi est forcément une
menace à sa propre intégrité (respect de soi), à sa propre identité (souci de soi) et à sa
propre vertu (désirs incontrôlés).
D’autre part, trois événements, au XVIIe siècle, contribueront à la mise en pratique des
devoirs imposés par la contenance de soi : (i) les traités de civilités qui engagent le corps
dans une pratique de modération et de retenue76 ; (ii) le passage du statut d’être un corps à
celui d’avoir un corps dont l’individu est individuellement et socialement responsable —
un corps devenu porteur d’identités sociales, un corps devenu vecteur d’épanouissement.
Par exemple, les débordements adipeux de l’obèse seraient la preuve d’un défaut de
contenance de soi : ils se lisent dans son physique, dénotent quelque chose de non maîtrisé
et d’ingouvernable, qui menacent son corps à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. De
l’intérieur, parce que son métabolisme, devenu ingouvernable par son attitude elle-même
non gouvernée, semble sans cesse produire de la masse adipeuse. De l’extérieur, parce qu’il
ne sait résister ou établir le juste équilibre entre toutes les tentations qui lui sont proposées.
76 « Faire bonne, mauvaise contenance. Témoigner ou non de la fermeté. Nous étions sans armes. Cependant
nous fîmes bonne contenance », (About, La Grèce contemporaine, 1854, p. 389) ». Par ext. : « Garder ou
non son sang froid. [Elle] cherchait à faire bonne contenance, mais elle était au fond fort intimidée », (Drieu
La Rochelle, Rêveuse bourgeoisie, 1939, p. 311).
33
Dans un tel contexte, le corps n’est pas un vecteur d’épanouissement, car l’épanouissement
passe forcément par la contenance de soi.
La gouvernance de soi77, quant à elle, renvoie à la capacité d’un individu à établir un
juste rapport à la collectivité et au monde en général. Cette saine gouvernance de soi n’est
rendue possible qu’à la condition expresse de mettre en pratique de façon efficace les quatre
devoirs imposés par la contenance de soi, c’est-à-dire que la pratique de ces devoirs forme
un ensemble de contrôles positifs qui permettent la gouvernance de soi. La contenance de
soi est indubitablement au cœur même de l’exercice de la gouvernance de soi. Elle a tout à
voir avec le lien social, au moi en compagnie, à l’individu en société, au lien avec l’autre :
elle est cette capacité au self-control. Autrement dit, une fois les quatre devoirs de
contenance de soi correctement accomplis, qui permettent d’établir un juste rapport à soi-
même et à son propre corps, il est dès lors possible d’établir une relation équilibrée au
collectif et au monde en général. Plus spécifiquement, la contenance de soi est la condition
sine qua non de la gouvernance de soi. Conséquemment, une gouvernance de soi
correctement menée sous l’égide de la contenance de soi est en quelque sorte garante de
l’ordre social.
En résumé, la contenance de soi, qui vise l’individu dans son rapport avec lui-même, et
la gouvernance de soi, qui vise l’individu dans son rapport avec le collectif, forment le
gouvernement de soi.
Corollaire à la contenance de soi et à la gouvernance de soi, si le corps peut être vecteur
d’épanouissement, c’est forcément la crainte de l’amollissement qui le guette et qu’il
faudra combattre — la graisse comme symptôme d’abandon de soi aux vices de la
gourmandise et de la jouissance. Cette crainte de l’amollissement, initiée par le XVIIe
siècle, se transformera par la suite aux XVIIIe et XIXe siècles en cette puissante idée
structurante de dégénérescence de l’individu et de la race qui autorisera le déploiement
d’une multitude d’interventions, tant au niveau individuel (régimes, activité physique) que
collectif (eugénisme et hygiénisme au XIXe siècle).
77 Non pas dans le sens de la question de la liberté humaine, mais bel et bien dans le sens du gouvernement
de soi.
34
Avec le XIXe siècle, le chiffre s’installe dans le corps collectif mesuré et évalué : la
balance, pour la première fois, impose un verdict public78, celui d’une nouvelle relation au
corps, celui d’un corps mesuré à l’aune de tous les autres corps. Le XIXe siècle est porteur
d’un nouveau corps. Le naturaliste Adolphe Quetelet (1796-1874) en dessinera ses grandes
lignes en posant différents constats qui orienteront l’ensemble des interventions à déployer
sur celui-ci :
« On a soigneusement recherché l’influence qu’exerce sur les naissances et les décès la
différence des âges, des sexes, des professions, des climats, des saisons; mais en
s’occupant de la viabilité de l’homme, on n’a pas fait marcher de front l’étude de son
développement physique ; on n’a point recherché numériquement comment il croît sous
le rapport du poids ou de la taille, comment se développent ses forces, la sensibilité de
ses organes et ses autres facultés physiques ; on n’a point déterminé l’âge où ces facultés
atteignent leur maximum d’énergie, celui où elles commencent à baisser, ni leurs valeurs
relatives aux différentes époques de la vie, ni le mode d’après lequel elles s’influencent,
ni les causes qui les modifient79. »
Ce que Quetelet propose ici c’est une mesure objective qu’il identifie dans le rapport qui
existe entre poids et taille — le célèbre indice de masse corporelle (IMC). Une fois ce
rapport identifié, il devient dès lors possible d’évaluer dans quelle mesure le corps d’un
seul correspond à une moyenne relevée dans tous les corps. Pour la première fois, avec
Quetelet, le corps individuel peut être comparé au corps collectif. Ce n’est pas rien. Voilà
une mesure qui légitimera et autorisera l’État à déployer, à travers une multitude
d’intervenants, des campagnes de santé publique pour tenter de modifier le mode de vie de
ses citoyens, c’est-à-dire, légiférer pour le bien de la société en général. En fait, comme le
propose Quetelet, en déterminant avec le plus de précisions possible « l’âge où les facultés
atteignent leur maximum d’énergie80 », il devient possible de répartir les populations en
sous-groupes et d’agir sur elles. Partant de là, il devient également possible de déterminer
des seuils de corpulence, même de prédire où se situera le corps susceptible d’être sujet à
différents problèmes liés au surpoids. Cette mesure n’est pas banale, car elle engage des
78 Idem., p. 178. 79 Quetelet, A. (1835), Sur l’homme et le développement de ses facultés ou Essai de physique sociale, tome
1, Paris : Bachelière, p. 2. 80 Idem.
35
seuils qui déterminent ou non la santé. Elle indique également ce à quoi doit correspondre
un corps médian, et d’une certaine façon, un corps idéal. L’autre élément du discours de
Quetelet, qui doit retenir l’attention et interpeller, est bien celui de la condition morale de
l’individu : « On ne s’est guère occupé davantage d’étudier le développement progressif
de l’homme moral et intellectuel, ni de reconnaître comment, à chaque âge, il est influencé
par l’homme physique, ni comment, lui-même, il lui imprime son action81. » Il ne s’agit
plus seulement de mesurer objectivement le corps, mais bien de savoir comment le rapport
entre poids et taille détermine la moralité et l’intelligence d’un individu. Mais encore, la
condition physique d’un individu, en fonction de son âge, aurait une influence sur l’agir
moral et l’intelligence, d’où le célèbre mens sana in corpore sano (un esprit sain dans un
corps sain) de Juvénal, car pour la première fois, il serait possible de connaître le moment
chiffré de cet esprit sain. Partant de là, l’obèse a-t-il un esprit sain dans un corps sain ? Il
est tout à fait légitime de poser la question et de tenter de voir comment le XIXe siècle y
répond, car concrètement, le corps individuel du XIXe siècle est un corps qui s’inscrit
dorénavant dans la mesure collective. Trois moments décisifs en reconfigureront les
frontières : la mode, la mesure du poids, le miroir.
Premier moment décisif, alors que la mode dévoile davantage les corps, elle dévoile
d’autant les difformités induites par la graisse. L’adipeux devient dès lors objet de
surveillance. Le soupçon de ce que soustraient à la vue les vêtements est maintenant
confirmé et les modistes lancent un cri d’alarme :
« Engraisser ! Mais c’est l’effroi de toute femme82. » Ils se proposent donc un objectif :
concevoir des vêtements qui amincissent le corps, découpent une silhouette et
rajeunissent l’apparence. Dès 1870, la traditionnelle amplitude du bas de la robe est
effacée. Elle rétrécit la taille, dévoile à la fois les hanches, le bassin, les jambes. Pour la
première fois, les « hanches imposent [...] leur présence et leur tracé [...] révélant
davantage leurs dérives possibles et leurs excès83. »
Deuxième moment décisif, la mesure du poids. D’une part, tout le XIXe siècle est une
aventure métrologique dominée par la mise en place du système métrique dont l’ampleur
81 Ibidem. 82 L’obésité, « Le Journal de la Beauté », 28 novembre 1897. 83 Vigarello, G. (2010), op. cit., p. 226.
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est sans équivalent dans l’histoire. Les balances de type Roberval et Béranger se retrouvent
sur presque tous les comptoirs des commerçants. Le chiffre s’impose partout où il trouve
sa place. La célèbre balance automatique, munie d’une aiguille qui pointe le poids de l’objet
pesé, s’installe vers la fin du XIXe siècle. Les premiers pèse-personnes, fondés sur le
principe du pont à bascule, font leur apparition. Celle installée au Jardin du Luxembourg à
Paris connaît un grand succès, un engouement porté à la fois par les campagnes de salubrité
et d’hygiène publique, un engouement porté par le simple plaisir de découvrir son poids,
ou bien, à la suite des recommandations du médecin. D’autre part, les travaux de Quetelet
et sa théorie de « l’homme moyen », dès 1835, ouvrent cette perspective complètement
nouvelle de gérer les problèmes sociaux comme ceux de la santé ou de la pauvreté qui se
développent à cette époque. Quetelet commence tout d’abord par étudier la diversité des
caractères physiques, comme la taille et le poids, facilement mesurables, et se demande s’il
n’y aurait pas présence d’une certaine unité sous cette diversité. La fameuse courbe en
cloche (courbe de Gauss) lui apporte la réponse attendue : c’est la mise en relation de la
distribution des tailles et des poids. Partant de là, Quetelet met au point un indice permettant
d’évaluer le poids idéal d’une personne : le poids (en kilogrammes) divisé par le carré de
la taille (en mètres) — le célèbre indice de masse corporelle (IMC). Mais c’est aussi
l’installation définitive d’un outil de stigmatisation des personnes en excédent de masse
adipeuse. Le très gros ne sera plus désormais le seul à être stigmatisé : le glissement se fera
aussi vers l’individu en surpoids ou présentant de l’embonpoint.
Troisième moment décisif, avec l’industrialisation de la technique du coulage, la chute
du coût de fabrication des glaces permet d’inonder le marché de miroirs que se procurent
aussi bien les mieux nantis que les classes populaires84. Les miroirs « ont modifié non
seulement leur usage quotidien — toilette, ameublement —, mais aussi un rapport plus
général à l’image, à l’imitation et à la figuration85. » Se distinguer, s’étudier, se représenter,
se transformer, telles sont les différentes fonctions que met en œuvre le miroir qui permet
de juger des ravages de la graisse, mais aussi des corrections à apporter à ces ravages. Avec
le XIXe siècle, l’individu est désormais maître et esclave de son image des pieds à la tête.
84 Rabelais, en avance de deux siècles sur son temps, avait rêvé de doter chacune des 9 332 chambres de
l’abbaye de Thélème d’un « miroir cristallin de telle grandeur qu’il pouvait représenter toute la personne ». 85 Melchior-Bonnet, S. (2011), « L'invention du reflet », Art et techniques, n° 1008, 15 janvier, p. 18.
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De ces trois moments décisifs découlent deux impacts majeurs. Premier impact, la
démocratisation de la graisse : les classes aisées autant qu’ouvrières sont désormais
affectées par le phénomène86 ; les hommes et les femmes sont indistinctement confrontés
à la stigmatisation ; la mode, plus resserrée au corps, laisse entrevoir les formes ; le miroir
révèle les formes ; la balance rend un implacable verdict sur la forme corporelle générale.
Second impact, la stigmatisation accentuée du gros : il peut désormais être statistiquement
comparé à ses pairs ; il est relégué à un rôle de gourmand en manque de contenance de soi
et de gouvernance de soi ; il est perçu comme un être privé de bonheur qui peine face aux
difficultés sociales. Au total, avec le XIXe siècle, la grosseur devient souffrance par
stigmatisation interposée.
Les XXe et XXIe siècles fédéreront ainsi l’ensemble de leur démarche de lutte contre la
prise de poids sous la gouverne de la contenance de soi, de la gouvernance de soi et de la
quantification de soi. La recherche scientifique, les avancées médicales et les campagnes
de santé publique viendront soutenir et étayer ce processus visant à diminuer l’impact des
attitudes, des comportements et des environnements potentiellement obésogènes. Il faut
maintenant repérer toutes ces transitions historiques dans la représentation sociale du corps
en excès de poids et les moyens déployés au fil du temps, afin de bien saisir et comprendre
comment se structure aujourd’hui l’ensemble des interventions pour lutter contre la prise
de poids, l’idée étant que cette démarche contemporaine n’est pas survenue ex nihilo. Fruit
d’une longue histoire, elle est aussi un puissant révélateur des mouvements sociologiques
à l’œuvre dans chaque époque.
Renaissance : les nouvelles frontières du corps
Dans la foulée de cette vision du corps laborieux et en activité, le corps devient l’assise
même de la représentation iconographique à partir du XVe siècle, glorifié et magnifié, dont
la valorisation passe obligatoirement par l’exaltation de sa beauté physique. Le peintre
florentin Leon Batista Alberti (1404-1472) engage, avec la publication de son ouvrage De
Pictura (1435), un programme théorique et pratique, tout comme un modèle d’unité
86 Parallèle intéressant ici à faire, alors que dans la société du XXIe siècle il y aurait plus d’obèses dans les
classes défavorisées.
38
organique et artistique, qui aura un impact fondamental sur l’image du corps et de sa
représentation. Ne dira-t-il pas : « C’est pourquoi le peintre qui voudra que ses simulacres
de corps paraissent vivants devra faire en sorte qu’en eux chaque membre exécute
parfaitement ses mouvements. Mais il faut, dans chaque mouvement, rechercher la grâce
et la beauté87. » Au cœur du propos d’Alberti se dessine cette idée de « la mesure et [de] la
définition des limites [du corps ...] C’est, qu’en effet, elles possèdent une sorte de vertu
merveilleuse presque incroyable88. » À travers les proportions du corps et les effets
d’affects de la représentation de cette beauté, avec cette glorification du corps, sa grâce,
son élégance, sa découpe et ses muscles mis en mouvement sous l’effet des jeux de
couleurs, Alberti lie la dignité humaine à une valorisation explicite du corps.
Au XVIe siècle, Michel-Ange et Raphaël seront au centre de ce déploiement
iconographique de la vie corporelle, de ce corps nouveau, dynamique et énergique aux
muscles en saillie. Avec le corps nu retrouvé, à travers sa volupté et sa magnificence
exprimées sous toutes les formes possibles, émergent une certaine érotisation du regard et
un certain culte de la forme humaine idéale. Le Torse du Belvédère sculpté par l’Athénien
Appolinios, tant loué par Michel-Ange, représente cet idéal recherché par les peintres de
la Renaissance : « l’effort grandiose, la puissante attache des cuisses, la fierté du
mouvement, le mélange de passion humaine et de noblesse idéale89 », sont conformes à
cette nouvelle représentation du corps. D’ailleurs, toute la peinture italienne de la
Renaissance roule sur cette idée, sur ces « muscles qui soulèvent une épaule, et par contre-
coup arc-boutent le tronc sur la cuisse opposée90. » Tout ce qui entoure le corps, tout ce qui
le contextualise n’est que mise en scène, fonds, accompagnement, préparation,
développement pour mettre en valeur le corps. L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci
(1452-1519), intitulé Étude des proportions du corps humain selon Vitruve (1492),
s’affiche non seulement comme le symbole même de l’humanisme de la Renaissance, où
87 Alberti, L. B. ([1435] 1868), De la statue et de la peinture, trad. Claudius Popelin, Paris : Levy Éditeur, p.
151. 88 Idem., p. 72. 89 Taine, H. (1990), Voyage en Italie. À Rome, Paris : Éditions Complexe, p. 82. 90 Idem., p. 111.
39
l’homme est définitivement au centre de l’Univers qu’il s’est réapproprié, mais aussi
comme celui de l’homme de justes proportions.
À l’inverse de la représentation de ce corps idéalisé, de ce corps aux proportions quasi
parfaites, du muscle révélé, l’iconographie rend également compte de corps appesantis,
replets et obèses. Le peintre Nicolas Froment, en 1476, représente un roi René au visage
massif, au double menton. L’image du ravi « au visage bouffi, yeux clos, col court, épaules
rondes, ventre largement entraîné vers l’avant91 » illustré dans le mariage de la vierge du
Livre des heures d’Étienne Chevalier retrace cette préoccupation. Le glouton de la
Cavalcade des vices, chevauché à la fois par l’ours et le bourgeois, illustre l’empâtement
du corps, indique son indolence et sa paresse. La distinction sociale de l’apparence des
corps est fort bien illustrée dans la miniature de Gaston Phœbus du Livre de chasse où des
serviteurs ventrus sont opposés à des nobles plus minces à la ligne plus découpée. Ils
traduisent l’ascension sociale d’une certaine bourgeoisie marchande, d’une certaine
ascension des obèses en quelque sorte. Le Chanoine Van der Paele de Jan Van Eyk, le
Juvénal des Ursins de Jean Fouquet, le Chancelier Rolin de Jean Perréal témoignent de
cette période où l’ascendant des hommes se mesure à leur poids : « La fin de l’homme étant
de manger, la plus haute dignité appartient à celui qui mange davantage et l’office de l’art
sera de perpétuer les preuves que le modèle l’emporta en richesse et autorité puisqu’il eut
plus de pouvoir que d’autres de manger92. »
L’image péjorative du très gros, ignorant et abuseur, n’est pas propre à la Renaissance ni
au Moyen-Âge. Elle peut au moins être retracée dans les œuvres des auteurs de l’Antiquité
comme « symbole de l’ivresse, de la gloutonnerie, mais aussi de l’obscénité et de
l’ignorance93. » La Renaissance reprendra cette idée qu’un individu qui a « un gros ventre,
avec une masse de chair molle et pendante, indique un homme inintelligent, ivrogne et sans
retenue, adonné à la volupté et à l’amour94. » Le jugement sur le très gros est sans
équivoque. Par ailleurs, tous les traités de physiognomonie qui circulent à l’époque, qui
91 Vigarello, G. (2010), Les métamorphoses du gras, Paris : Seuil, p. 48. 92 Sendrail, M. (1967), Sagesse et délire des formes, Paris : Hachette. p. 110. 93 Pellé, A. S. (2012), « Mesurer l’excès : Albrecht Dürer et la figure obèse », Histoire de l’art, Recherche et
enseignement en archéologie et histoire de l'art, n° 70. 94 Voir par exemple Platon, Timée 88b-c ; Anonyme latin, Traité de physiognomonie, Jacques André (ed. et
trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 100. (Source : Pellé, A.S. (2012), op. cit.).
40
prétendent juger de la qualité d’un individu par ses traits et qui associent grosseur à luxure,
contribuent largement à cette idée. Le poète et humaniste italien Pomponius Gauricus
(1481-1530) ira jusqu’à dire, dans son ouvrage De Sculptura, en 1504 : « Une poitrine
obèse avec les mamelons pendants dénonce le débauché, l’ivrogne, le gourmand95. » La
représentation du corps obèse dans la peinture se confirme tout d’abord avec le peintre
Andrea Mantegna (1431-1506) par des peintures peuplées de « dieux grotesques, ivrognes,
bagarreurs et obscènes flanqués de filles obèses qui vocifèrent. Le réalisme s’exaspère
jusqu’au grotesque le plus cru, noir sur blanc et netteté de bas-relief96. » Le peintre
« fait explicitement référence au modèle du putto, aussi bien d’un point de vue formel
qu’iconographique, pour élaborer sa propre typologie du personnage obèse, faute de
modèle préexistant. Il reprend les bourrelets qui se succèdent sur le corps potelé des putti
pour les transposer sur le corps adulte. Il parvient ainsi à illustrer, dans toute son ampleur,
la gêne fonctionnelle qui emprisonne les corps de Silène et de la femme à sa gauche,
puisqu’ils sont en effet totalement incapables de marcher97. »
Impressionné par les travaux de Mantegna, le jeune peintre allemand Albrecht Dürer
(1471-1528) reprendra, à sa façon, le thème du personnage obèse à travers une étude
systématique des proportions du corps des petits, des maigres et des obèses. Son Traité des
proportions, paru à titre posthume en 1528, pose non seulement de nombreuses réflexions
d’ordre esthétique sur le corps, mais également d’ordre social sur ce corps qui incarne
l’excès de poids et la démesure. Pour la première fois, avec Dürer, l’obésité est mesurée,
analysée mathématiquement sous toutes ses coutures, inscrite dans le célèbre cercle du
canon des proportions idéales de Vitruve. Mais le corps obèse résiste à toute
systématisation mathématique. Impossible de totalement le cadrer dans le cercle de
Vitruve. Impossible de « localiser les amas graisseux situés au niveau du ventre, mais aussi
pour définir le seuil entre le gros et le très gros98. » Problème de mesure donc, tant sur le
95 La première œuvre, conservée au Louvre, est un tableau réalisé en 1504 pour le studiolo d’Isabelle d’Este,
la seconde un dessin conservé au British Museum qui a été gravé par l’atelier de Mantegna vers 1500 ; cf J.
Martineau (éd.), Andrea Mantegna, peintre, dessinateur et graveur de la Renaissance italienne (cat. exposition
: Londres / New York, 1992), Paris / Milan, Gallimard / Electa, 1992, p. 438-441 et 462-467. (Source : Pellé,
A.S. (2012), op. cit.). 96 Dagen, P. (2008), « L'œuvre obstinée de Mantegna », Culture, Le Monde, 30 septembre. 97 Pellé, A. S. (2012), op. cit. 98 Idem.
41
plan mathématique que moral, dans cette impossibilité d’évaluer objectivement
l’envahissement séreux, aussi bien que d’évaluer l’emportement quasi compulsif du très
gros dans ses abus de nourriture et de boisson.
Par rapport au Moyen-Âge où dominait l’art plus guerrier du chevalier, la Renaissance
impose l’apparence du courtisan et de ses manières affinées. Désormais, l’énorme est
dévalorisé. Le gros et le grossier se rapprochent davantage, ce qui n’est pas sans
conséquence, car il est supposé qu’une possible noblesse puisse émaner d’une grosseur
mesurée. D’une part, le gros, tout comme au Moyen-Âge, conserve son ascendance sociale.
L’homme de robe, celui qui détient certains pouvoirs, en témoigne : l’abondance est au
service de l’ascendance. Le trop gros suscite la défiance. Le XVe siècle redéfinit dès lors
les frontières entre gros et très gros : la critique est « centrée davantage sur la lenteur, la
fainéantise, voire l’inintelligence des choses et des gens. Le soin envers le gros s’accentue
aussi, centré davantage sur les régimes et les contraintes physiques, ceintures ou corsets,
directement appliqués sur les chairs99. »
Le champ du gross’élargit : la grosseur physique devient lourdeur globale liée aux péchés
capitaux. Les pôles d’attention se sont déplacés. Dès lors, ce n’est plus tout à fait le très
gros, la gourmandise et la gloutonnerie qui sont spécifiquement visés comme au Moyen-
Âge, mais la paresse, la mollesse et l’inefficacité. D’autre part, le discours médical tend à
prôner une certaine retenue pour être en santé. Par contre, étant donné que le médecin n’est
pas encore en mesure d’expliquer les modes d’engendrement et de composition de la masse
adipeuse, il ne peut qu’en constater les effets : démarche chaloupée, comportements, traits,
silhouette empâtée fortement marquée par la cellulite, allure de la peau, rougeur du visage,
épaississement des veines, sentiments divers d’élancement ou de pesanteur. Constat pour
le médecin : il s’agit bien d’un individu trop sédentaire et trop bien nourri, comme il en
existait de plus en plus dans la classe la plus aisée de l’époque100 — les peintres sont là
pour le rappeler. Il s’applique dès lors à associer honte et gloutonnerie, inactivité et
fainéantise, d’où ses messages et recommandations « transformés en règles de vie, son
appel aux moralistes et aux théologiens, son évocation du plus grand péché : référence
99 Vigarello, G. (2010), op. cit. p. 59. 100 Delumeau, J. (1967), La civilisation de la Renaissance, Paris : Arthaud, p. 333.
42
morale, encore, autant que vision médicale d’un corps dont il faut ménager les humeurs101-
102 » afin d’atteindre l’équilibre des proportions. L’homme se doit d’être ni trop mince ni
trop gros, tandis que la femme se doit d’être mince de taille et toute en poitrine. Comme le
souligne l’écrivain Pierre de Bourdeille Brantôme (1540-1614) : « pour rendre une femme
toute parfaite et absolue en beauté. […] Il lui faut trente beau sis [dont] trois larges : la
poitrine ou le sein, le front et l’entre-sourcil [et] trois estroites : la bouche, l’une ou l’autre,
la ceinture ou la taille et l’entrée du pied103. »
Avec la Renaissance, pour la première fois, se produit graduellement un glissement du
jugement moral visant le très gros qui atteint désormais le gros. Le bestiaire disponible
pour parler de cet obèse impénitent est bien étoffé. Alors que le porc, depuis l’Antiquité
est invariablement associé à la saleté, la gourmandise et la gloutonnerie, l’érudit italien
Cesare Ripa (1555-1622), dans son ouvrage Iconologia, traitera des différentes
problématiques liées au porc et à la représentation iconographique de différents vices, dont
la gourmandise et la gloutonnerie :
« ce n’est pas sans cause que pour emblème de ce vice [l’impiété], cette femme tient en
un de ses bras un cochon, pour montrer que comme il n’est point d’animal plus sale que
celui-ci104. […] Le pourceau goûte tout, jusqu’à la boue même et aux plus sales ordures :
mais nous laissons à part ces choses, puisqu’elles procèdent d’un effet de
gourmandise105. »
La gourmandise, quant à elle,
« est en effet telle qu’on la voit dans cette figure. Elle a un col de grue, pour goûter plus
longtemps et plus délicieusement le vin et les viandes, qu’elle tient en l’une et l’autre
101 Vigarello, G. (2010), op. cit. p. 52. 102 À remarquer ici la similitude entre le discours du XVe siècle et celui d’aujourd’hui. Des règles de vie
formulées par un cortège de spécialistes du XXIe siècle — médecins, nutritionnistes, kinésiologues — formés
aux pratiques scientifiques les plus rigoureuses dont la crédibilité peut difficilement être mise en doute. Une
morale du péché qu’entretiennent des émissions de téléréalité comme The Biggest’s Loser, qui montrent
l’excès aux téléspectateurs où des entraîneurs ne cessent de rappeler à des participants obèses à quel point ils
ont failli à leur responsabilité d’être en santé. 103 Brantôme, Pierre Bourdeille de ([1740] 1872), La vie des dames galantes, Nouvelle édition revue et
corrigée sur l'édition de 1740, Paris : Garnier Frères Éditeurs, p. 153-154. 104 Ripa, C. (1677), Iconologie, ou les principales choses qui peuvent tomber dans la pensée touchant les
Vices et les Vertus, sont représentées sous diverses figures, Paris: Louis Billaine, p. 214. 105 Idem., p. 55.
43
main ; et comme elle est insatiable, ce n’est pas merveille si elle a le ventre si gros, vu
qu’elle ne pense qu’à s’engraisser, à l’imitation du pourceau qui l’accompagne106. »
Par sa description de la gourmandise, Ripa élargit ainsi le champ du bestiaire et y ajoute
les animaux aux longs cous :
« […] et ne parlons non plus des oiseaux à long col, tels que la grue et l’onocrotale
semblable au cygne, puisqu’ils sont aussi de vrais symboles d’un appétit gourmand et
tout à fait déréglé. […] Témoin Phyloxène fils d’Éritride, qui se plaignait contre la Nature
de ce qu’elle ne lui avait donné le col d’une grue, pour pouvoir plus à loisir et plus
longtemps goûter le vin, et savourer les viandes107. »
L’Antiquité confirme les dires de Ripa et renvoie à des symboles de gourmandise et de
dérèglement. La grue sera aussi cette femme facile et vénale, la prostituée, d’où
l’expression faire le pied de grue (attendre un client). Le champ lexical s’étendra à la
bécasse, à la dinde, à l’oie pour parler d’une personne niaise, le plus souvent une femme.
L’avarice sera aussi liée à la grosseur du ventre :
« Cette femme qui a le ventre si gros, qui tient une bourse, et qu’un loup maigre
accompagne, ne représente pas mal le naturel des avares, lesquels semblables aux
hydropiques, ne peuvent éteindre la soif qu’ils ont des richesses, mais tels que des loups
ravissants, ont pour les choses du monde une faim insatiable, ou même enragée108. »
La stigmatisation de l’obèse sera aussi en fonction des qualités humorales d’un individu,
liée une fois de plus à des animaux :
« Le flegmatique est un homme gras et replet, ayant le teint blanc, [...] parce que de la
même sorte que la sécheresse du corps procède de la chaleur, la réplétion et la graisse
sont causes, selon Galien, d’un excès de froideur et d’humidité. On l’habille de la
fourrure d’un blaireau, pour montrer que le flegmatique n’est pas moins paresseux ni
moins assoupi que cet animal : ce qui procède de ce qu’il n’a fort peu d’esprit. [...] D’où
il arrive que les flegmatiques ne sont guères propres à l’étude, à cause qu’ayant l’esprit
106 Idem., p. 207. 107 Idem., p. 55. 108 Idem., p .193.
44
émoussé, ils ne peuvent comprendre rien de sublime et de grand. Ce qui est encore donné
à connaître par la tortue, qui ne marche que pesamment et à pas tardifs109. »
Et le flegmatique serait aussi cuisinier, ce cuisinier gourmand qui a cédé la place au
moine glouton du Moyen-Âge. Sa fonction le dévalorise, le relègue à la saleté, la grosseur
et la lenteur, victime qu’il serait de son vice, la gourmandise. L’écrivain italien Tomazo
Garzoni (1549-1589) parle en termes éloquents du vice du cuisinier :
« […] mangeant à chaque heure et à chaque moment comme des affamés ; de l’action,
rôtissant, faisant frire, tournant la broche, faisant cuire la marmite, léchant, buvant
comme un ivrogne et se remplissant le ventre ; de la passion, souffrant de la fumée dans
les yeux, du feu aux mains, la teinture à la moustache, l’ébriété à la tête, le vomi au
ventre, fait réceptacle et sentine de toutes les ordures de la bouche110. »
L’image est installée : le cuisinier est à la fois gourmet, goulu, goinfre, glouton, ivrogne,
gros, sale, couvert de graisse et de vomissures. À l’origine des plaisirs de bouche, à la
croisée des chemins entre les traités culinaires et les traités artistiques, devenu protagoniste
des livres de cuisine, « le corps du cuisinier gourmand [au ventre énorme] est souvent un
simple repoussoir, subordonné à un dessein parodique […]111 ». Et ce corps ventru sera
fort bien dépeint par le dessinateur suisse Just Amman (1539-1591) avec le Cuisinier dans
sa cuisine (1581) où un cuisinier ventripotent, couteau et écuelle à la main, trône dans sa
cuisine. Le peintre Albrecht Dürer, avec L’hôtesse et le cuisinier (1496), représentera deux
personnages bien en chair, l’homme obèse au ventre saillant, aux cuisses généreuses et aux
mamelons développés, et la femme dont la robe laisse deviner un gros ventre. Pour sa part,
Rabelais, pour parler de ballonnement et de pesanteur du ventre, créera le mot embonpoint
pour désigner la corpulence ni trop grasse ni trop maigre à partir de l’expression en bon
point inscrite dans différents passages mentionnés dans les Cent Nouvelles nouvelles :
« très belle, gente de corps et en bon point112 »; « l’abesse, qui belle et jeune et en bon
109 Idem., p. 64. 110 Garzoni, T. (1585), Piazza Universale di tutte le professioni del mondo, Venetia : Giovanni Battista
Somalco, p. 1097, traduction de Valérie Boudier (2012), « Le cuisinier gourmand au XVIe siècle, lecture
iconographique », in K. Karila-Cohen et F. Quellier (eds), Le corps gourmand, Rennes : Presses
universitaires de Rennes, p. 225. 111 Boudier, V. (2012), « Le cuisinier gourmand au XVIe siècle, lecture iconographique », in K. Karila-Cohen
et F. Quellier (eds), Le corps gourmand, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 221. 112 Pot, P. (de Loan, P.) ([1462] 1858), Les Cent Nouvelles nouvelles, Paris : P. Jannet, p. 129.
45
point113 » ; « cette vaillante femme, jeune, fraîche et en bon point114 » ; « cette meunière
très belle et en bon point115 ».
Faut-il préciser que les observations de Ripa et de Rabelais, les représentations d’Amman
et de Dürer, ne procèdent pas en tant que telles d’une démarche entièrement originale. Il
faut que leurs commentaires, leurs peintures, leurs gravures et leurs dessins s’ancrent dans
un registre de valeurs sociales déjà établies en constante construction et mutation ; ils
donnent à voir une époque, ils donnent à saisir les glissements de catégories et de jugement
moral. Il faut vraisemblablement supposer que la stigmatisation du très gros opérait depuis
un certain temps déjà. Déjà à la Renaissance, et il faut même remonter jusqu’à l’Antiquité,
le corps de l’obèse était porteur d’identités sociales, incorporait une multitude de vices,
depuis l’avarice, en passant par l’impiété et la gloutonnerie, jusqu’à la paresse, l’indolence,
l’idiotie et la faiblesse d’esprit. Les traités de civilités diront des gourmands qu’ils
« tiennent toujours trois morceaux au lieu d’un, l’un à la bouche, l’autre à la main et le
troisième des yeux au plat ou à l’assiette116. » Les obèses, associés au gourmand, sont aussi
« ces hommes, qui ont ordinairement un gros ventre, une face rebondie, et une voix de
tonnerre, […] ils ont en général mauvais ton, ils manquent presque toujours d’éducation,
et leur conversation est à peu près nulle […] Ils sont très gros mangeurs […] On les
reconnaît à leur cou apoplectique, à leurs épaisses moustaches et à leur visage bouffi et
enviné117. »
L’apparence du corps médiatise ainsi la perception des autres. Le corps obèse agit
systématiquement comme trait distinctif de la personnalité de son propriétaire. Le très gros
est non seulement un idiot sans éducation et incapable de conversation, mais aussi un
profiteur et un abuseur dont l’état même renvoie à une pathologie, l’apoplexie. Dans un
seul individu se concentre un ensemble de vices et de jugements moraux où le corps obèse
met en avant des groupes sociaux et des métiers. La corpulence reflète une structure sociale
113 Idem., p. 114. 114 Idem., p. 125. 115 Idem., p. 17. 116 La civilité d’Érasme imitée en français par C. Calviac, 1560, cité par Bonnet, J.C. (1977), « La table des
civilités » , La qualité de la vie au XVIIe siècle, 7e colloque de Marseille, Marseille, n° 109, p. 102. 117 Grimod de La Reynière (1807), Almanach des gourmands servant de guide dans les moyens de faire
excellente chère ; par un vieil amateur, Cinquième année, Paris : Cellot / Maradan, p. 51-52.
46
et un statut social, le ventre en est le témoin, concentrateur de la graisse. Le corps obèse
est définitivement un corps anormal, tant sur le plan physiologique, par ses débordements
adipeux, qu’esthétique, parce que de mauvaises proportions, que social, par ses déviances
aux normes de la bonne société.
Ce changement graduel de perspective, tant dans l’iconographie que dans les mots, n’est
pas sans conséquence, car il engage une nouvelle façon d’envisager les frontières du corps
en excès de graisse, de le stigmatiser en fonction de son apparence, de ses dimensions, de
ses comportements et de ses attitudes. Cette nouvelle vision de la masse adipeuse qui
transforme les chairs annonce aussi des pratiques pour la réguler et la contrôler. Une vague
idée de grosseur mesurée s’installe, qui n’est pas encore celle de la minceur prônée à partir
du XIXe siècle, mais elle fait tout de même son chemin.
La représentation du corps à la Renaissance est triple : (i) celle d’un corps idéal dont les
peintres rendent compte, un corps à l’image même de l’humanisme, à savoir, un corps
réapproprié ; (ii) celle d’un corps collé à la réalité de certaines professions ou positions
sociales où le ventre est privilégié — bourgeois, cuisiniers, boulangers, bouchers ; (ii) celle
d’un corps obèse qui se situe aux extrêmes de l’idéal des proportions, objet de satire,
symbole de l’ivresse, de la gloutonnerie, de l’obscénité et de l’ignorance. Ce sont là trois
visions qui forment la trame de la représentation d’un corps qui se cherche encore et que
Peter Paul Rubens se réappropriera au XVIIe siècle.
XVIIe siècle : avoir un corps
C’est au XVIIe siècle que l’aversion envers le corps en excès de graisse prend
définitivement source avec le passage du statut d’être un corps à celui d’avoir un corps
dont l’individu est personnellement et socialement responsable : le corps est devenu
support des relations sociales et porteur d’identités. Le fait d’être en surpoids ou obèse
traduirait par conséquent ce manque de contrôle et de volonté face à cette nouvelle
responsabilité d’avoir un corps. Le corps en excès de graisse devient cible de
stigmatisation. Les mots et les images sont là pour en témoigner, puisque l’iconographie et
la littérature du XVIIe siècle font du très gros un individu paresseux, mou, indolent,
fainéant, profiteur, et abuseur. Et c’est bien de cette crainte de l’amollissement que provient
47
la modernité corporelle, celle qui subsumera toutes les interventions à venir sur le corps au
cours des siècles qui suivront.
En fait, le XVIIe siècle est un siècle charnière pour le corps, une rupture en quelque sorte
par rapport au siècle précédent : le corps ne s’inscrit plus dans le cosmos sous l’égide de la
Raison, qui vérifie, analyse, démonte, dissèque et décortique. La thèse mécaniste gagne en
popularité où le savoir se réduit au seul aspect identifiable des processus, où le corps est
livré aux seules lois des forces mouvantes. Le fonctionnement du corps est assimilé à celui
des machines : montres et horloges, pompes et fontaines. Le corps est irrémédiablement
soumis aux lois déterministes de la matière : il est une mécanique complexe faite de
circuits, de flux et d’articulations. Prolongement aussi de l’idée de mouvement du XVIe
siècle où le corps est dorénavant associé à un agencement de poulies, de leviers, de couples
de force et de ressorts.
Le peintre Pierre-Paul Rubens (1577-1640), pour sa part, participe à cette représentation
du corps en grossissant les volumes, en déformant les chairs, les têtes et les cous, en
boursouflant les ventres et les membres dans un effondrement systématique des chairs. Sa
propre version des Trois grâces déchues, par rapport à celle de Raphaël au siècle précédent,
est une claire indication de vouloir montrer ce débordement de chairs en expansion sous
l’effet d’une masse adipeuse croissante. Dans l’une de ces lettres, Rubens dira à son
interlocuteur à propos de cet envahissement adipeux :
« La principale raison pourquoi les corps humains de notre temps sont différents de ceux
de l’antiquité, c’est la paresse, l’oisiveté et le peu d’exercice que l’on fait. Car la plupart
des hommes n’exercent leur corps qu’à boire et à faire bonne chère. Ne vous étonnez
donc pas, si, amassant graisse sur graisse, on a un ventre gros et chargé, des jambes
molles et énervées, et des bras qui se reprochent à eux-mêmes leur oisiveté118. »
Considéré sous cet angle, le gros serait victime de sa paresse et de son insatiable
gourmandise119. Il est objet de curiosité avec sa graisse paralysante qui infiltre le corps
118 Gachet, E. (1840), « Lettre inédites de Pierre-Paul Rubens », trad. par René de Piles du fragment latin sur
l'Antique, in Cours de peinture par principes, p. 127, in-12, 1766, Bruxelles : Hayez, p. lxxxi. 119 Difficile, une fois de plus, de ne pas se référer à la téléréalité américaine The Biggest Loser où les
entraîneurs montrent par « A+B » aux participants le résultat de leur paresse et de leur insatiable gourmandise
en les affichant sur une pesée pour le plus grand plaisir de millions de téléspectateurs ; aujourd’hui, la paresse
et la gourmandise se mesurent objectivement.
48
dans ses moindres interstices, craquelant les chairs. À l’inverse du corps magnifié et
glorifié du XVIe siècle, le XVIIe siècle met en scène un corps dans ce qu’il a de plus
ordinaire, « fait d’humeurs et de graisse, sécrétant odeurs et suintements, aux fonctions
organiques inavouables120 », ramené à son plus petit dénominateur commun, corps grossier
qui « étale sa matérialité physique où l’embonpoint érotique devient obésité
répugnante121. » Paradoxalement, à l’inverse de ce corps grossier, avec Rubens, ce sont
trois siècles d’art et d’excès de graisse qui se profilent. De Jacob Jordaens (1593-1678) à
Pierre-Auguste Renoir (1841-1919), « déités plantureuses, cupidons à fossettes, voire
martyres potelées ou saintes mamelues122 » peupleront la peinture où les « formes
rebondies, à l’égal des nuées qui ravissaient les béates jusqu’aux parvis [les accueillent par]
des rondes de chérubins dodus123. »
La représentation iconographique des rois et des puissants se distingue également de celle
du siècle précédent. Il ne s’agit plus de montrer le roi ou le noble vêtu de son armure,
chevauchant sa monture, pourfendant l’ennemi ou s’adonnant à la pratique de la chasse,
mais bien plutôt de mettre en valeur de nouvelles représentations du corps à travers ses
apparences :
« attitude moins massive, par exemple, travaillée par l’élégance, le maintien. Il s’agit,
plus profondément encore, d’un renouvellement des valeurs données à l’excellence
physique […]. Un ensemble de références […] centrées davantage sur le raffinement de
la pose et des vêtements que sur l’expression physique de la force124. »
Et cet avènement de l’« honnête homme », qui représenterait cet achèvement de la
civilité, courtois et cultivé, mesuré et sans excès, de justes proportions et maître de lui-
même, proposé par Érasme (1466-1536) un siècle plus tôt dans son traité intitulé La civilité
puérile (1530), représente fort bien ce corps civilisé dont les manifestations naturelles,
fonctionnelles et corporelles sont tenues à distance et contrôlées. Le XVIIe siècle
s’emparera de cette représentation du corps et la montera en modèle où monsieur Jourdain,
120 Laneyrie-Dragen, N. (2008), L’invention du corps, Paris : Flammarion, p. 162. 121 Arasse, D. (2005), op. cit., p. 476. 122 Sendrail, M. (1967), op. cit., p. 109. 123 Idem., p. 111. 124 Vigarello, G. (2005), « S’exercer, jouer », G. Vigarello (ed), Histoire du corps. Tome 1. De la Renaissance
aux Lumières, Paris : Seuil, p. 248.
49
le Bourgeois gentilhomme de Molière, gras et replet, cherche à atteindre une classe sociale
qui n’est pas la sienne, qui n’a pas compris que la noblesse ne consiste pas en un
déguisement, mais dans l’élégance, le maintien et la juste mesure, alors qu’il est tout sauf
cela. Ne demandera-t-il pas « Est-ce que les gens de qualité apprennent la musique ? »
L’obèse, dans cette perspective, ne représente pas cet honnête homme mesuré et raffiné,
bien au contraire. Il est à mille lieues de cet idéal de raffinement, d’élégance et d’excellence
physique. Il est ce corps massif, brutal, grossier, balourd, à peine civilisé, qui ne peut
prétendre à la prestance, car la graisse n’est ni tenue à distance ni contrôlée.
En somme, alors que Rubens déforme volontairement le corps, se moque délibérément
du corps en excès de graisse du bourgeois, alors qu’ailleurs le corps est montré dans sa
souffrance sous différentes facettes mille fois reproduites, celui des élites et des nobles
suggère, a contrario, la minceur, la retenue, la découpe, l’élégance et le raffinement. Avec
ces trois types d’iconographies, le XVIIe siècle renvoie à la population l’image d’un corps
socialement stratifié : le corps souffrant du peuple, le corps boursouflé des bourgeois trop
bien nourris, le corps civilisé, cultivé, raffiné et élégant de l’élite.
La minceur, et il s’agit bien là de son aspect le plus marquant au XVIIe siècle, touche
particulièrement la femme. L’amincissement féminin devient de plus en plus une
préoccupation qui commence avec la dame du palais que l’on destine avant tout à un rôle
esthétique :
« une apparence féminine faite pour l’accueil, le dedans, l’ornement des demeures et des
appartements, alors que l’apparence masculine serait faite pour le dehors, l’affrontement
des choses et des gens. Autant de différences renforcées sans ambiguïté dans les traités
de beauté du XVIIe siècle : la force pour l’homme, la beauté pour la femme ; à l’un le
travail de la ville et des champs, à l’autre le couvert de la maison125. »
Mais plus concrètement, il faut voir aussi comment la femme se retrouve dans une telle
position. Les propos de Peter-Paul Rubens publiés dans Théorie de la figure humaine126
125 Vigarello, G. (2010), op. cit., p. 119. 126 Rubens, P. P. (1773), Théorie de la figure humaine, considérée dans ses principes, soit en repos ou en
mouvement, gravures de Pierre Aveline, Paris : Charles-Antoine Jombert.
50
sont éclairants à plus d’un égard à ce sujet. Il ouvre comme suit le chapitre intitulé Des
proportions de la femme :
« Les éléments de la figure humaine sont différents dans l’homme et dans la femme, en
ce que dans l’homme tous les éléments tendent à la perfection, comme le cube et le
triangle équilatéral : dans la femme, au contraire, tout se trouve plus faible et plus petit.
D’où il arrive que, dans la femme, la perfection est moindre, mais l’élégance des formes
est plus grande. On peut inférer que, pour la perfection des formes, la femme tient le
second rang après l’homme, étant plus sujette à la prédestination : la forme de l’homme
n’a donc besoin d’aucun autre animal, mais elle est construite sur ses propres principes :
l’idée de la beauté de l’homme ayant été créée parfaite, comme il est très probable qu’elle
a existé primitivement dans Adam et le Christ127. »
À remarquer ici le statut inférieur de la femme par sa perfection moindre,
comparativement à celle de l’homme qui est parfaite, et son second rang dans l’échelle de
la création. À remarquer aussi le rôle d’élégance dans lequel la femme est cantonnée. Bien
que les propos de Rubens s’inscrivent dans une démarche pédagogique destinée aux
peintres, il n’en reste pas moins que, en creux, tous les repères sociaux féminins de l’époque
s’y retrouvent :
« En un mot, dans la figure de la femme, il faut obtenir que ses traits ou les contours de
ses muscles, sa façon de se poser, de marcher, de s’asseoir, tous les mouvements et toutes
ses actions soient représentées de manière qu’on n’y aperçoive rien qui tienne de
l’homme ; mais que, conformément à son élément primitif, qui est le cercle, elle soit
entièrement ronde, délicate, et souple, et entièrement opposée à la forme robuste et virile.
À la beauté des formes et des contours délicats de la femme, il faut ajouter beaucoup de
modestie, et une grande simplicité et égalité dans la contenance. Il faut surtout éviter
avec soin, soit dans les membres, soit dans ses attitudes, toute raideur et apparence de
muscles128. »
Rondeur, délicatesse, souplesse, contours délicats, mais surtout modestie dans
l’apparence, simplicité et égalité dans la contenance, articulent une vision du corps féminin
qui prend racine au XVIIe siècle et qui objectivera la représentation que la femme se fera
127 Idem., p. 49. 128 Idem., p. 52.
51
de son corps au XXIe siècle. La chose n’est pas banale. Elle est fortement porteuse de
représentations d’identités. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les propos de Rubens
concernant le corps féminin idéal :
« Le corps ne doit être ni trop mince ou trop maigre, ni trop gros ou trop gras, mais d’un
embonpoint modéré, suivant le modèle des statues antiques. La chair solide, ferme, et
blanche, teinte d’un rouge-pâle, comme la couleur qui participe du lait et du sang, ou
formée par un mélange de lys et de roses. Le visage gracieux, qui ne soit défiguré par
aucune ride : le col un peu longuet, charnu, fait au tour, d’un blanc de neige, dégagé, et
sans aucun poil. Les épaules médiocrement larges : les bras ronds et mollets : la main
longue et charnue, les doigts allongés et flexibles, qui se plient et se courbent pour
toucher avec légèreté. La poitrine unie et ample, avec un peu d’élévation : les tétons ou
mamelles doucement séparées, ronds, point flasques ni mous, saillant modérément sur la
poitrine. Les reins vers la ceinture doivent être plus étroits que le haut du corps, en sorte
que cette partie ait une forme triangulaire. Le pli des hanches, la hanche ou le haut de la
cuisse, et les cuisses elles-mêmes doivent être larges et amples. La peau du ventre ne doit
pas être lâche, ni le ventre pendant, mais mollet et d’un contour doux et coulant depuis
la plus grande saillie jusqu’au bas du ventre. La partie naturelle petite et relevée. Les
fesses rondes, charnues, d’un blanc de neige, retroussées, et point du tout pendantes. La
cuisse enflée, surtout du côté où elle se joint aux fesses : le genou charnu et rond. La
jambe doit être droite, dont le gras saille avec élégance, faire au tour, allant en diminuant
avec grâce, comme une pyramide, jusqu’au talon.129 »
À bien y regarder, le XVIIe siècle inscrit en toutes lettres le programme de représentation
du corps de la femme des XXe et XXIe siècles dont s’empareront les industries de la beauté,
du contrôle du poids, de la remise en forme, de l’alimentation et de la chirurgie esthétique.
L’absence de rides, la nuque tout juste charnue, les épaules bien espacées, les seins ronds
et fermes, les fesses rebondies, les reins et les hanches bien proportionnés, la peau du ventre
lisse et ferme, la cuisse tout juste bien en chair, la jambe droite, galbée et élégante, sont là
des éléments de représentations du corps féminin que Rubens avait très bien cerné.
Concrètement, ce que Rubens décrit n’est pas une simple vue de l’esprit, mais bel et bien
une inscription pérenne du corps de la femme. Et c’est bien sur cette représentation du
129 Rubens, P. P. (1773), op. cit. p. 50.
52
corps féminin que s’appuieront toutes les interventions qui seront par la suite déployées
pour accéder à ce type de corps. Par contre, rares sont les corps féminins en mesure de
rencontrer l’ensemble de ces exigences. Pour s’en approcher, et sans disposer de tout
l’arsenal technique, technologique et médical du XXIe siècle, les médecins tenteront de
contraindre les chairs par différents artifices : « Elles ont un corset ou camisole qu’elles
appellent corps piqué, qui rend leur tournure plus légère et plus svelte. Il est agrafé par
derrière ce qui rend encore plus belle la forme du sein130 », l’idée étant de mouler les formes
et les traits et attendre d’eux qu’ils se plient aux volumes imposés :
« Technique décisive, cette constriction des chairs confirme une double visée : la
tentative de limiter la grosseur d’une part, la croyance aux effets des contraintes
mécaniques de l’autre. Une nouvelle ère s’ouvre, imposant l’espoir d’agir directement
sur les formes en les obligeant131. »
Il va sans dire que la femme obèse ou en excès de poids déroge non seulement à ce
modèle idéal du corps féminin proposé par Rubens, ce modèle attendu par le XVIIe siècle,
« ni trop mince ou trop maigre, ni trop gros ou trop gras, mais d’un embonpoint
modéré132 », mais qu’il contrevient aussi aux propositions générales de l’époque en matière
d’éducation, d’alimentation, d’activité physique et d’évacuation. Reste tout de même la
volonté de prévenir tout échappement de ventre, de modeler le corps pour le cadrer dans
cette vision. En somme, le XVIIe siècle amorce un travail sur l’extérieur du corps avec
corsets et autres artifices de contrainte des chairs sans pour autant en changer sa
configuration, alors que le XXIe siècle viendra modifier la donne en travaillant à l’intérieur
même du corps par la chirurgie. Dans l’un comme dans l’autre, il n’y a que cette simple
volonté de modeler ou de remodeler le corps. Et cette nouvelle perspective préfigure du
corps féminin de la modernité et de la modernité avancée. Elle en inscrit les fondements.
La représentation du corps masculin se modifie également. Le caractère péjoratif du
cuisinier gourmand du XVIIe siècle s’efface graduellement : « le cuisinier devient svelte,
130 Tommaseo, M. N. (1838), Relations des ambassadeurs vénitiens sur les affaires de France au XVIe siècle,
Paris : Imprimerie Royale, p. 559. 131 Vigarello, G. (2010), op. cit. p. 120. 132 Idem.
53
civilisé et homme de science133 », comme le souligne particulièrement bien Grimod de la
Reynière dans son Almanach des gourmands :
« Il importe donc essentiellement qu’un cuisinier soit pourvu d’une délicatesse extrême
dans tous ses sens et dans tous ses organes. Mais ses qualités physiques ne sont rien
auprès des qualités morales que cet état exige. Zèle, probité, désintéressement, activité,
propreté, coup-d’œil juste, esprit calme, observateur et profond ; sobriété, vigilance,
fermeté, patience, modération, modestie, amateur du travail, attachement à ses maîtres,
etc. voilà ce qu’on doit trouver dans un cuisinier vraiment de ce nom ; ce qui suppose
une bonne éducation et une sagesse imperturbable134. »
Il s’agit d’un véritable changement de registre. Si le moine — ce glouton du Moyen-Âge
— et le cuisinier — ce gourmand de la Renaissance — incarnaient les défauts et les vices,
c’est désormais le bourgeois trop gras et trop gros qui prendra leur place : les mots pour le
désigner, par rapport aux siècles précédents, sont à la jonction de cette nouvelle redéfinition
du corps et de la responsabilité que l’individu a envers celui-ci : balourd, empoté,
maladroit, paresseux, lâche, oisif, gourmand, goinfre, fainéant, incapable, profiteur,
abuseur.
Le lexicographe Antoine Furetière, dans son dictionnaire135, définit comme suit
l’embonpoint : « Pleine santé qui est accompagnée d’un peu trop de graisse ». La
définition a de quoi surprendre pour un homme du XXIe siècle, habitué qu’il est à entendre
parler du combat contre l’obésité et du corps mince et en santé qui n’a aucun excédent de
graisse. Les mots traitant de la graisse, au sens propre — gras, grasset, grassouillet, ventru
— comme au sens figuré — coche, dodu, gras double —, y trouvent également leur place :
Gras, grasse : Qui est chargé de graisse, plein de graisse, qui a de l’embonpoint. [...] Un
homme gras et replet.
Grasset : diminutif de gras.
Grassouillet : autre diminutif de grasset. Qui est gras et douillet.
133 Boudier, V. (2012), op. cit., p. 242. 134 Grimod de La Reynière (1807), op. cit., p. 62-63. 135 Furetière, A. (1690), Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que
modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, tome 1, 2 et 3, La Haye : Arnout et Reinier Leers.
54
Ventru : qui a un gros ventre.
Dodu : gras, potelé, douillet. C’est un homme bien gras, bien dodu. On le dit aussi
figurément d’un homme riche et aisé, qui vit délicatement. Cet homme est dodu. On dit
aussi d’une femme qui a beaucoup d’embonpoint qu’elle est dodue.
Coche : truie ; la femelle du verrat. […] On dit figurément et bassement d’une femme
extraordinairement grasse, et trop chargée d’embonpoint, que c’est une grosse coche ;
une vieille coche.
Gras : [...] On dit qu’une femme dort la grasse matinée, pour dire qu’elle se lèvera tard
et qu’elle se tient au lit pour devenir grasse [...] On dit aussi gras comme un moine, pour
dire, fort gras.
Glouton : goulu, gourmand qui mange avec avidité, qui engloutit.
Gouliaffre : glouton, homme qui mange avec avidité.
Goulu : gouliaffre, glouton, gourmand qui mange beaucoup ert fort vite.
Gourmand : celui qui mange avec avidité et intempérance.
Gras double : [...] On dit qu’un homme est chargé de gras double quand il a le ventre si
gros, qu’il s’y fait comme des feuillets sur la peau qui semble être redoublée.
Alors que l’embonpoint des marchands et des bourgeois témoigne de leur réussite et de
leur richesse, celui de la femme semble être la cible d’un jugement moral : « une grosse
coche », « elle se tient au lit pour devenir grasse », sans compter qu’est toujours présente
cette dérive vers le très gros, comme pour les siècles précédents, qui dérange : le « gras
double » représente et décrit bien cet individu.
Dans les œuvres théâtrales, les mots soutiennent non seulement l’apparence du gros et
du très gros, mais ils le stigmatisent également. Molière (1622-1673), avec son Bourgeois
gentilhomme (1670), suggère un monsieur Jourdain qui a de l’embonpoint dont les
rondeurs conviennent bien à l’homme fortuné. La tradition théâtrale en a d’ailleurs fait un
« gros bouffon », un « dindon superbe », un « balourd gesticulant », un personnage qui
révèle sa raideur et sa couardise, alors qu’il apprend l’art noble et élégant de l’escrime.
Dans l’œuvre de Shakespeare (1564-1616), le corpulent Jack Falstaff dit au futur roi Henri
V, alors qu’il risque d’être expulsé ou exécuté :
55
« Si être vieux et heureux est un péché [...] si être gros, c’est être détesté [...] bannissez
Pistol, bannissez Bardolph, bannissez Nym, mais [...] ce si gentil Falstaff [...] vaillant
Jack Falstaff, peut-être le plus vaillant de tous, ce vieux Jack Falstaff. [...] Bannissez ce
gros Jack, bannissez tout le monde.»
Pour rappel, ce personnage obèse créé par Shakespeare, ami et compagnon du prince Hal,
le futur Roi Henry V, est un individu obèse qui mange constamment et boit à se saouler,
vaniteux, vantard et lâche, un couard qui, sur le champ de bataille, déshonore le soldat,
vole, médit et calomnie. Il dira des soldats qu’ils ne sont que de la chair à canon (food for
powder). Il ira même jusqu’à poignarder le cadavre de son ennemi Hotspur qu’il traitera
comme un trophée de guerre. Les comportements du gros Jack, non seulement le placent-
ils dans une position intenable par rapport au roi, mais renvoient aussi cette image du gros,
lâche et veule, profiteur, gras et replet, abusant des bonnes choses de la vie. Falstaff incarne
le vice, mais plus encore, il incarne ce qui perturbe et déstabilise l’ordre social par ses
agissements, alors qu’il fait bombance et couche avec des femmes mariées. En fait, Jack
Falstaff représente ce que les citoyens britanniques détestaient le plus de l’aristocratie : des
gens paresseux, fainéants, immoraux, cupides et complaisants. Lorsque Falstaff dit au futur
roi, «Être gros, c’est être détesté», il ne saurait mieux traduire l’image que le XVIIe siècle
se fait du gros et du très gros. Deux siècles plus tard, François-Victor Hugo, fils du célèbre
Victor Hugo, dans sa préface de la traduction des œuvres complètes de Shakespeare, dira
de cette époque et du corps obèse :
« Les générations modernes sont à leur aise pour juger Henry VIII ; [...] elles peuvent
exposer dans sa turpitude repoussante ce monarque goutteux, à l’œil stupide, à la face
bouffie et luisante, tuméfié par le bien-être bestial, cloué par l’obésité sur la chaise percée
impériale, brusque, violent, infatué, irascible par pédanterie, implacable par dévotion,
effroyable en conscience, priant, sermonnant, blasphémant, écumant, et content de lui-
même. Mais, au temps de Shakespeare, on n’était pas libre de voir ainsi Henry VIII136. »
Certes, il est possible de supposer que François-Victor Hugo porte un regard sur le XVIIe
siècle à travers le prisme culturel du XIXe siècle. Par contre, il n’en reste pas moins que les
mots utilisés traduisent cette aversion envers Henry VIII par le seul défaut de sa corpulence.
136 Hugo, F. V. (1873), Shakespeare, Œuvres complètes, tome 13, Paris : Pagnerre, p. 35-36.
56
François-Victor Hugo suggère que, parce qu’il est un «monarque goutteux», qu’il a une
«face bouffie et luisante», qu’il est «cloué par l’obésité sur la chaise percée impériale»,
qu’il serait brusque, violent, infatué, irascible, implacable et effroyable. En somme, le gros
et le très gros, par leur seule apparence, comme le suggèrent Molière, Shakespeare et
François-Victor Hugo, seraient porteurs de défauts dont les gens plus minces seraient peut-
être exempts. Et le glissement est d’autant plus intéressant par rapport au XXIe siècle, qu’il
représente un simple déplacement de classe sociale. Alors que ce sont les gens des classes
plus défavorisées et ceux du bas de la classe moyenne qui, aujourd’hui, sont les plus
susceptibles d’être victime d’obésité, les défauts auparavant attribués aux gens des classes
aisées ont tout simplement suivi ce glissement qui s’est effectué. Autrement dit, la
stigmatisation ne vise pas tant la classe sociale à laquelle appartient l’obèse que le corps
obèse lui-même.
En somme, l’apparence même du corps décrite par les mots est porteuse d’identités : « il
devient possible, pour quiconque sait [les] lire, de retrouver une âme à travers les replis du
corps137. » Autrement dit, une personne attend d’être révélée ou de se révéler une fois le
corps purgé et épuré de toute la graisse qui l’enveloppe. Le corps existerait dans son
enveloppe charnelle immédiate comme dans ses références représentatives. Il révélerait les
passions de manière naturelle et la personnalité par une sorte d’isomorphie entre l’intérieur
et l’extérieur.
Siècle des Lumières : le corps épanoui
C’est au XVIIIe siècle que l’individu devient responsable de sa condition et de ce qui lui
arrive. D’une part, dans la foulée de l’individu autonome annoncé par le Siècle des
Lumières, le corps, loin d’être un lieu de perdition, peut devenir, au contraire, une source
d’épanouissement. En somme, tout dépend de ce que l’individu fait de lui-même et de ce
qu’il se fait à lui-même. D’autre part, l’excès de graisse est pointé pour la première fois
comme un facteur ayant un impact psychologique et génésique. Impact psychologique,
dans le sens où l’excès de graisse rend l’individu malheureux et l’empêcherait d’avoir accès
137 Desjardins, L. (2001), Le corps parlant : savoirs et représentation des passions au XVIIe siècle, Québec :
Presses de l'Université Laval, p. 11.
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à l’amour. Impact génésique, dans le sens où l’excès de graisse découlant d’une
surabondance alimentaire et de la sédentarité serait responsable de son impuissance, tant
sexuelle que générale, d’où l’idée voulant qu’un corps beau, fort, endurant et de justes
proportions serait peut-être gage de santé. Au total, le XVIIIe siècle installe ce qui fera
repère pour réguler et normaliser le corps au cours des siècles suivants.
Si les XVe et XVIe siècles ont magnifié et glorifié le corps dans la peinture, si le XVIIe
siècle a mis en scène des corps mutilés et souffrants, gros et boursouflés, le Siècle des
Lumières s’engage dans une autre dynamique. La peinture se diversifie, semble être celle
d’un siècle « élégant et frivole, libre de mœurs, vif d’esprit, voué coupablement et
délicieusement à une fête insouciante138 ». Le style rococo, de 1750 à 1781, embellit la
femme, en montre ses plaisirs et sa volupté. Le thème des fêtes galantes, en rupture avec
la représentation des puissants des siècles passés, cherche plutôt à représenter les plaisirs
intimes et personnels ; c’est un retour sur soi dans la foulée de l’idée d’avoir un corps et de
l’exprimer. Le néo-classicisme, pour sa part, signale un retour à l’austérité. La surcharge
du rococo est abandonnée au profit d’une plus grande sobriété. La peinture de la Révolution
française dépeint le corps du sans-culotte comme un corps robuste, musclé et équilibré en
opposition à celui des élites, obèse, boursouflé et bouffi. La représentation iconographique
de corps en excès de graisse au XVIIIe siècle n’est pas simple à cerner. Seuls les enfants et
les chérubins semblent potelés. L’œuvre Groupe d’enfants dans le ciel (1766) de Jean-
Honoré Fragonard (1732-1806) montre une débauche d’enfants en excès de graisse à la
limite de la cellulite. Autrement, la graisse n’a plus la prédominance que lui donnait un
Rubens au siècle précédent. Elle est autre. Peut-être faut-il prendre ailleurs les repères de
la graisse en ce siècle qui privilégie la réactivité et le mouvement. À ce titre, le portrait de
Pierre-Jacques-Onésyme Bergeret de Grancourt, réalisé en 1774 par le peintre néo-
classique François-André Vincent (1746-1816), dépeint un individu en surpoids au ventre
flasque, aux mamelons naissants qui se laissent deviner à travers le chemisier, mais ne
tombe pas pour autant dans le corps boursouflé et craquelé par l’abondance des chairs
représenté jadis par Rubens ; le peintre est dans la retenue.
138 Starobinski, J. (1987), L’invention de la liberté, Paris : Flammarion, p. 9.
58
Les hommes sont généralement représentés sous deux types différenciés : le noble svelte
et élégant et l’homme aux muscles saillants. Par exemple, et pour ne citer que ceux-ci, côté
noble svelte et élégant, on retrouve Les heureux hasards de l’escarpolette de Fragonard,
Le dépit amoureux de Laurent Cars (1699-1771). Côté muscles saillants, on retrouve le
Hercule et Omphale de François Boucher (1703-1770) et Le Verrou de Fragonard. En ce
qui concerne la femme, bien qu’elle semble grasse au regard des critères du XXIe siècle, la
majorité des peintres la représentent, selon l’expression du marquis d’Argenson, avec « un
joli embonpoint bien distribué139. »
Qu’il s’agisse de La naissance de Vénus et Diane sortant du bain de Boucher, Le feu aux
poudres de Fragonard, Égine visitée par Jupiter de Jean-Baptiste Greuze (1725-1805),
Femme nue et couchée de Jean-Antoine Watteau (1684-1721), le corps nu de la femme est
toujours charnu et sans excès de graisse. À l’inverse, lorsque le corps de la femme est vêtu,
il est mince de taille et tout en poitrine sous l’effet du corset à baleines. Le corps nu et le
corps vêtu de la femme ont ainsi chacun leur logique. Le premier, dans l’intimité, doit
rendre compte de la santé et de la capacité de la femme à enfanter dans ce siècle marqué
par l’idée de dégénérescence de la race. Le second doit plaire en société, inciter à la fête
galante et au plaisir. Les XXe et XXIe siècles, quant à eux, ne retiendront qu’une seule
logique : la minceur, tant dans l’intimité qu’en société. En fait, ce qui était intime au XVIIIe
siècle peut éventuellement être offert au regard des autres sur la plage aux XXe et XXIe
siècles ou en d’autres occasions.
D’autres supports iconographiques serviront également à structurer une certaine
représentation du corps : la gravure et la silhouette. Tout d’abord, les gravures de la
seconde moitié du XVIIIe siècle, en particulier les scènes du journaliste français Philibert-
Louis Debucourt (1757-1832), ou celles du caricaturiste écossais Isaac Cruikshank (1756-
1811), « s’ingénient à diversifier les contours, tout en désignant physiquement des
distinctions : celles allant du noble au roturier, du maître au serviteur, du dominant au
139 de Voyer Argenson, R.L. (1862), Journal et mémoires du Marquis d’Argenson, tome 4, Paris : Société de
l’histoire de France, p. 174.
59
dominé, du corps replet au corps émacié140 » ; l’anatomie l’emporte sur le faste et le
spectacle de l’habit.
Avec la montée du journalisme, la presse est désormais un vecteur de diffusion des
représentations du corps. La caricature s’y taille une place tout à fait inédite jusque-là. Celle
de Cruikshank, intitulée Indecency (1799), est particulièrement éloquente à ce sujet, qui
représente une grosse femme urinant au coin d’une rue. Les gravures de Debucourt, à partir
de 1789, avec la liberté d’expression nouvellement instituée en France, trouvent un filon
profitable. Sa plus célèbre, publiée au bas de l’Almanach mural de 1791, représente une
grosse marchande qui vend des journaux à la criée et au numéro. Le peintre et graveur
anglais William Hogarth (1697-1764) sera un pionnier de l’investigation
morphologique141. Dans La diligence ou la Cour de l’auberge de campagne (1747),
Hogarth propose ni plus ni moins qu’un répertoire d’anatomies différenciées esquissant les
différentes facettes du paysage social. Ses œuvres, The Bench (1758) et Simon, Lord Lovat,
mettant en scène des magistrats gras, replets et obèses, ou An Election Entertainment
(1755), représentant un foisonnement d’individus aux morphologies fort différentes
occupés à festoyer, forment non seulement la trame d’une nouvelle prise de conscience de
la diversité des corps, mais également de jugements moraux à travers l’attitude et le
vêtement dans des contextes du quotidien de la vie des gens.
Un autre support iconographique, la silhouette, prendra d’assaut le paysage des
morphologies humaines. Le contrôleur des finances de Louis XV, Étienne de Silhouette
(1709-1767) sera à l’origine de l’expression à la silhouette (1759) désignant des objets faits
à l’économie, d’une façon sommaire. Rousseau, en 1765, adoptera l’expression profil à la
silhouette, qui définira le dessin au trait de profil exécuté en suivant l’ombre projetée par
un visage. Vers 1788, le mot silhouette deviendra ce qui décrit l’apparence morphologique
d’une personne. Le glissement n’est pas anodin, car il révèle le « trait singulier des chairs,
celui des galbes et des profils, avec d’infinies différences dans l’ampleur des poitrines, la
protubérance des ventres, la courbure de dos142 », qui s’affirme, et rend compte de la
140 Vigarello, G. (2012), La silhouette, Paris : Seuil, p. 26. 141 Idem., p. 27. 142 Idem., p. 29.
60
diversité sociale représentée par l’image du commun, car le profil à la silhouette ne peut
se confiner à rendre uniquement compte des aristocrates. Il impose la diversité,
l’émiettement des allures et des fonctions sociales. Il s’agit bien du programme des
Lumières qui est ici souligné dans cette démarche : celle du corps réapproprié par chaque
individu, le corps qui manifeste la personne, le corps qui n’a qu’à exprimer lui-même.
Autre fait intéressant, le mot silhouette, en anglais, sera conservé tel quel. La silhouette est
ici en passe de s’imposer non seulement comme gabarit de référence, mais comme ce qui
permet également d’atteindre la silhouette rêvée. Le mot fera école au XXIe siècle, autant
dans l’alimentation — « Yogourt sans gras et sans sucre ajouté Danone Silhouette143 » —
, que dans le vêtement — « Pour trouver votre silhouette type, mesurez-vous […]. Pensez
que chaque corps est unique144 » —, que dans les lunettes — « qui vous découpent un look
de vedette : Silhouette Eyewear145. » La silhouette deviendra ainsi le « lieu privilégié du
moi146 ».
Avec le XVIIIe siècle, ce n’est plus seulement le bourgeois qui incarne l’obésité et
l’incapacité : intendants, courtisans, marchands, notables, magistrats, abbés, curés,
évêques147 et fermiers généraux seront inscrits au panthéon des improductifs, des inutiles,
des oisifs, des abuseurs et des escrocs. Le glissement s’effectue graduellement surtout vers
les très gros qui détiennent une certaine forme de pouvoir. La chanson populaire reprendra
ces thèmes à profusion :
« Le pesant petit magistrat au cerveau vide, au long rabat, fait de la publique misère son
unique occupation ; tout bonnement le pauvre hère ternit l’éclat de sa maison148. » ;
« Monsieur de Voyer d’Argenson soutient l’honneur de sa maison ; il profite de la misère
d’un pauvre public indigent. Jadis, son bonhomme de père pour s’enrichir en fit autant.
143 Danone, Silhouette Grec, Le bonheur ça se nourrit ; http://www.danone.ca/fr/produits/silhouette, consulté
le 12 novembre 2013. 144 Labrecque, L. (2013), Avec style, la référence pour tous vos secrets de styles ;
http://www.louiselabrecque.com/?page=mesurezvous, consulté le 12 novembre 2013. 145 http://www.silhouette.com. 146 Vigarello, G. (2012), op. cit., p. 137. 147 Raunier, É. (1882), Chansonnier historique du XVIIIe siècle, vol. 7, Paris: A. Quantin, p. 238. (« […] de
tels repas ne coûtent pas. C’est pourtant ce qui rend si gras : moinillon, prêtre et prélat. ») 148 Idem., p. 240.
61
[…] Il s’engraisse de la substance de la veuve et de l’orphelin. Et le peuple, dans
l’abondance, périt de misère et de faim149. »
La cible, en ce XVIIIe siècle, se précise : celle des privilèges que détiennent les fortunés.
Le magistrat n’est pas grand, il est petit, au sens de petitesse morale, et il en fournit la
preuve avec sa préoccupation pour la misère, qui ne vise que la bonne renommée de sa
maison, tout comme monsieur Voyer d’Argenson, qui s’engraisse de la même façon au
détriment de le veuve et de l’orphelin, d’où l’idée d’accaparement du bien des moins nantis
au profit des mieux nantis par ces personnages gras et replets. Autrement, c’est l’apparence
des individus qui est visée, celle-ci étant témoin de leurs vices et de leur luxure :
« Le Roi m’a dit : Mon gros cousin, votre rabat ne tient à rien150. » ; « Que monseigneur
le gros Dauphin ait l’esprit comme la figure, que l’État craigne le destin d’un second
monarque en peinture151. » ; « Que son ventre soit son Dieu, et que sa femme soit son
temple152. » ; « Ce sont jeux pour ce preux en luxure, il en a l’œil rayonnant, son gros
nez boutonnant, en est l’affiche impure, grand buveur, tout l’enchante153. »
Le marquis d’Argenson, dans ses mémoires, dira du Dauphin qu’il est
« d’un extrême embonpoint, ennemi du mouvement et de tous les exercices, sans
passions, même sans goûts, tout l’étouffe, rien ne l’anime. Si l’esprit étincelle encore de
quelques traits, ce doit être un feu mourant, que la graisse et la dévotion achèveront
d’éteindre. Pour avoir du mérite, il faut avoir été ce qu’on doit être dans ses âges. Il aura
passé ses beaux jours sans plaisirs et sans amours154. »
Le jugement moral porté sur l’obésité est dur, et d’Argenson ne fait pas seulement
souligner que le Dauphin est un être ramolli et sans ambition, mais qu’il est aussi un être
malheureux qui, à cause de ses excédents de graisse, n’a pu connaître les plaisirs de la vie
et de l’amour. Toujours dans le même ordre d’idées, la reine du roi Louis-Philippe
d’Orléans dira de ce dernier : « Mon cochon est une immense masse de chair qui mange,
149 Idem., p. 236-237. 150 Idem., p. 293. 151 Idem., p. 120. 152 Idem., p. 121. 153 Idem., p. 350. 154 de Voyer Argenson, R.L. (1862), op. cit. p. 172.
62
qui boit, mais qui débande155. » En une seule phrase, elle décrit non seulement ce qu’est
l’obésité — une immense masse de chair —, mais également ses possibles conséquences
— problème d’érection —, d’où les potentielles « procédures de nullité de mariage pour
impuissance » courantes au XVIIIe siècle.
Le cas de l’avocat parisien Jean-Baptiste Jacques Élie de Beaumont est particulièrement
éloquent à ce sujet. Dans une correspondance156 entretenue pendant plus de dix ans entre
1765 et 1776 avec les médecins Antoine Petit (1718-1794) et Samuel-Auguste Tissot,
l’avocat en question « à l’âge de 32 ans se retrouve extrêmement incommodé d’un excès
d’embonpoint qui devient chaque jour plus considérable : il demande par quels moyens on
pourrait au moins en arrêter le progrès157 [...] pour contrer les effets de son obésité,
essentiellement la somnolence et l’impuissance158. » Le pauvre homme est découragé,
comme en rend si bien compte Tissot :
« Rien ne l’émeut, rien ne l’excite. La vue d’une belle femme, le spectacle de l’opéra, les
livres les plus propres à l’objet, tout en un mot ce qui flatte et anime les sens, le laisse
dans son assiette naturelle, c’est-à-dire nulle. [...] Il est fermement persuadé que s’il
pouvait perdre beaucoup de son embonpoint il recouvrerait d’autant la faculté générative,
parce que toute la substance que son ventre absorbe tournerait au profit des parties
inférieures et qu’elles recouvreraient le ton et le ressort qu’elles ont absolument
perdu159. »
Et lorsque Elie-de-Beaumont arrive à quelque chose, il s’agit d’une
« Situation molle et flasque, même au moment de l’émission de la semence. De là une
répugnance secrète pour un acte où la grosseur fréquente et les mauvais succès réitérés
font trouver peu d’attrait. Ou bien, dans un moment de passion, émission instantanée par
155 De Baecque, A. (1993), Le corps de l’histoire. Métaphores en politique (1770-1800), Paris : Calmann-
Lévy, p. 94. 156 Teysseire, D. (1995), Obèse et impuissant : le dossier médical d’Elie-de-Beaumont, 1765-1776,
Grenoble : Éditions Jérôme Millon. 157 Fonds Tissot de la Bibliothèque Cantonale et Universitaire (BCU) de Lausagne-Dorigny, coté IS 3784.
Cote 1444, 4e chemise, que se trouvent les seize pièces concernant Jean-Baptiste Jacques Elie-de-Beaumont.
[Source : Teysseire, D. (1995)]. 158 Teysseire, D. (1995), op. cit., p. 68. 159 Lettre de Tissot datée du 9 juin 1776. [Source : Fonds Tissot de la Bibliothèque Cantonale et Universitaire
(BCU) de Lausagne-Dorigny].
63
le simple contact ; quelquefois même par l’imagination, et ensuite impossibilité
d’acquérir une seconde émission160. »
Il importe de bien considérer certains éléments de ce discours. Tout d’abord, l’obésité
provoquerait non seulement une atonie du membre viril, mais une atonie généralisée, une
certaine perte de jouissance de la vie. Deuxièmement, lorsque la passion se pointe, ce n’est
que dans un moment furtif et de grande célérité qu’elle trouve son exécution.
Troisièmement, moins d’embonpoint serait synonyme de réactivité retrouvée au profit des
parties inférieures. Ce discours de la capacité sexuelle lié à la minceur retentira jusqu’au
XXIe siècle dans la téléréalité américaine The Biggest Loser où jeunes hommes et jeunes
femmes obèses parlent de leur désespoir d’arriver à trouver un conjoint, et pour ceux qui
sont déjà en couple, d’avoir une vie sexuelle accomplie. Se dessine et se précise ici, en
filigrane, dès le XVIIIe siècle, Le martyre de l’obèse161, dont Elie-de-Beaumont est en
quelque sorte le précurseur, notion qui prendra de l’ampleur au cours des siècles suivants.
Ce déplacement dans le discours est significatif, car il est désormais supposé que l’obésité
rend non seulement l’individu malheureux, impuissant et affligé de différents problèmes
de santé, mais qu’elle l’empêcherait d’avoir accès à l’amour. Le très gros, à l’aune de cette
nouvelle représentation du corps, ne correspond en rien aux critères de force, de beauté et
de réactivité propre au Siècle des Lumières, bien au contraire. Et Tissot, en disant que les
effets d’une « vie trop sédentaire sont de détruire la force des muscles, et de les mettre, par
la désuétude, hors d’état de supporter le mouvement162 », engage non seulement une façon
de travailler sur l’intérieur du corps, mais indique aussi ce qui doit être fait pour éviter
l’amollissement et la dégénérescence. Ne reste plus qu’à déterminer scientifiquement ce
qui doit être fait pour y parvenir, et les siècles suivants y pourvoiront.
En somme, l’attention portée au très gros s’est à nouveau déplacée. Il n’est plus un simple
balourd inculte ou incapable, il est désormais un personnage inutile, improductif et peut-
être même impuissant. L’individu est non seulement aspiré dans une affirmation de soi
avec son autonomie nouvellement acquise, mais aussi dans le fait de trouver en lui les
ressorts internes pour vivre pleinement sa vie d’être humain. Le très gros sera stigmatisé à
160 Idem. 161 Béraud, H. (1922), Le martyre de l’obèse, Paris : Kieffer. 162 Tissot, S. A. (1820), op. cit., p. 49.
64
l’aune de cette idée : le manque de réactivité interne, car il n’a pas su trouver en lui cet
appui sur soi qui permet d’agir.
En 1702, l’introduction au dictionnaire d’Antoine Furetière du mot obésité est
intéressante à plus d’un égard, tout d’abord par sa définition même : « Terme de médecine.
État d’une personne trop chargée de graisse ou de chair », alors que dans le langage
populaire, pour décrire l’apparence physique de l’obèse, cohabitent les mots bouffi,
balourd, corpulent, charnu, dru, dodu, embonpoint, empoté, étoffé, fessu, gros,
grassouillet, lourd en taille, ventru, potelé, obèse, pesant, ramassé, replet, rond. Pour le
jugement moral, certains mots — goinfre, glouton, gros porc, huileux, poisseux, licencieux
— établissent une adéquation entre paillardise et avidité, suggérant par là-même le manque
de contrôle et de discipline, voire la luxure ou le péché. Ces mots ont ceci de particulier
qu’ils révèlent à la fois une stigmatisation individuelle et collective. Ils renvoient à des
jugements moraux accrédités par le collectif. Ils interrogent la signification sociale et
culturelle de la norme corporelle suggérée au Siècle des Lumières, celle de la réactivité. Ils
renvoient systématiquement à ce qui définit et délimite les seuils de mesure et de tolérance
de cette époque articulés autour de ce que l’individu fait de lui-même et de ce qu’il se fait
à lui-même. Le médecin Philippe Hecquet (1661-1737), pour sa part, dénonce clairement
le problème, alors qu’il considère que les gens obèses « flatte[nt] leur trop grand
attachement à la vie163 » et qu’ils ont la fâcheuse tendance à « entretenir en eux un
embonpoint toujours inutile, et souvent même criminel164. » L’individu est définitivement
et entièrement responsable de sa condition.
Il devient manifestement évident pour les médecins du XVIIIe siècle que l’obésité doit
être traitée par les régimes et les diètes. Tronchin, ne dira-t-il pas :
« Les effets […] de la vie trop sédentaire sont de détruire la force des muscles, et de les
mettre, par la désuétude, hors d’état de supporter le mouvement165. […] Leurs vaisseaux
se remplissent d’une trop grande quantité de sang ; les cellules, réservées à la graisse
s’engorgent, les organes intérieurs sont comprimés de tous côtés ; ils deviennent
163 Hecquet, P. (1712), De la digestion et des maladies de l’estomac suivant le système de la trituration et du
broyement, Paris : François Fournier, p. 396. 164 Idem. 165 Tissot, S. A. (1869), op. cit., p. 49.
65
paresseux et pesants ; le moindre mouvement les met en sueur et hors d’haleine ; ils
périssent avant leur temps, ou d’apoplexie, ou d’un cathare suffocant, ou de quelqu’une
maladie des maladies occasionnées par la pléthore […]166 »
Cette mise en garde de Tronchin préfigure du discours qui s’amorcera au XIXe siècle
concernant l’excès d’embonpoint, discours conduit, aux XXe et XXIe siècles, aussi bien
par les médecins, les nutritionnistes et les kinésiologues, que par les médias, dont la finalité
est de mettre l’individu en garde contre les excès de la bonne chère et de la sédentarité.
Tous les dangers, symptômes et fatalités, déjà au XVIIIe siècle, sont bien identifiés :
envahissement séreux, compression des organes, adiposité excessive et engorgement des
artères, pour les dangers ; souffle court et sudation excessive à l’effort, pour les
symptômes ; mort prématurée et crise cardiaque, pour les fatalités. Autre point à
considérer, ces régimes et diètes, non seulement réfèrent-ils, tout comme à la Renaissance,
au léger, au lourd, au sec, au liquide — John Arbuthnot le démontre bien167 —, mais ils se
contredisent souvent. À ce titre, Tissot, à propos de son patient Elie-de-Beaumont, écrira :
« Ce qui le chagrine assez c’est l’opposition qu’il trouve entre les différents avis que lui
ont donnés Messieurs les Médecins. L’un défend le thé, l’autre le conseille ; l’un ordonne
le vin blanc, puis le défend tout à fait ; l’un lui ordonne de diminuer beaucoup le travail
de l’esprit, l’autre n’y trouve pas d’inconvénient168. »
Autrement, régimes et diètes obtiennent une place notable dans les lettres, les mémoires
et les récits biographiques, comme si le seul fait d’en parler plus fréquemment faisait en
sorte de rendre les gens plus en santé. « Le régime devient objet de commentaire et
d’échange dans la classe cultivée des Lumières : mentionné jusqu’à l’inquiétude, décliné
jusqu’au détail, avec la certitude constante de servir la santé de l’interlocuteur169. » Le
rapprochement, ici, est plus qu’intéressant à faire avec la situation actuelle. Le XXIe siècle
n’a jamais autant parlé de santé, d’alimentation et d’activité physique sous toutes les
166 Idem., p. 57. 167 Arbuthnot, J. (1751), A supplement to the miscellaneous works of the late Dr. Arbuthnot, Glasgow : J.
Carlile, p .177. 168 Teysseire, D. (1995), op. cit. 169 Vigarello, G. (2010), op. cit., p. 163.
66
formes et sur toutes les tribunes médiatiques possibles, et pourtant, l’obésité touche près
du tiers de la population nord-américaine et le quart de la population européenne.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) suggère qu’il faut revenir au lait, aux fruits, voire à
l’eau fraîche, car la consommation de viande conduirait à l’amollissement170. Ne dira-t-il
pas, dans Émile ou l’éducation, « Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses,
tout dégénère dans les mains de l’homme171 » ? Sous son influence, les médecins suisses,
Théodore Tronchin et Samuel Auguste Tissot développeront une hygiène par réduction où
la valeur d’une alimentation s’établit à la mesure de sa modération et de sa pureté. Alors
que Tronchin propose « la promenade, les régimes frugaux et les bains froids comme
moyens d’acquérir et d’entretenir une bonne santé172 », Tissot recommande le bon air, le
sommeil, l’exercice, les évacuations, un régime alimentaire sain composé, d’une part,
d’eau de source, de chocolat et de lait, et d’autre part, de « viandes jeunes » (veau, poulet),
d’œufs à la coque, de « graines farineuses, préparées et cuites en crème avec du bouillon
de viande173 ». Pour sa part, Hecquet conseille de ne « point exagérer sans aucun fondement
l’excellence du maigre, et les avantages par rapport à la santé, pour nous persuader
d’observer plus exactement les abstinences qui sont d’obligation174. »
L’autre originalité du Siècle des Lumières, qui n’est pas sans rappeler notre propre
époque, est celle du débat entre régimes carné et végétarien : manger de la viande est nocif
pour la santé — pouvant même conduire au cancer du côlon —, tandis que manger cinq
portions de fruits et légumes par jour est bon pour la santé. Autre phénomène intéressant
qui émerge au XVIIIe siècle, c’est le débat opposant cuisiniers et médecins, bonne chère et
régimes alimentaires, car « un célèbre médecin a fait voir que la plupart des maladies
proviennent des vices de la digestion175. » Et François Marin, dans Les dons de Comus ou
les délices de la table, expose fort bien la situation : « Je ne suis point en état de décider si
170 Voltaire (1694-1778), dès 1750, dans son Dictionnaire philosophique, repère ce déplacement : « la nation
rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus
romanesques encore et de disputes théologiques sur la grâce et les convulsions, se mit à raisonner sur les
blés ». (Voltaire (1838), Dictionnaire Philosophique, Paris : Cosse et Gaultier-Laguionie, p. 229.) 171 Rousseau, J. J. (1866), Émile ou de l’éducation, Paris : Garnier Frères, p. 5. 172 Turcot, L. (2007), Le Promeneur à Paris au XVIIIe siècle, Paris : Gallimard, p. 117. 173 Tissot, S. A. (1820), Œuvres choisies de Tissot, tome 3, Paris : Alut, p. 345. 174 Hecquet, P. (1712), op. cit. p. 396. 175 Marin, F., Bougeant, B. (1739), Les dons de Comus ou les délices de la table, Paris : Prault et Fils, p. xxiv.
67
la cuisine moderne est préférable à l’ancienne pour la santé, et quand je pourrais traiter la
question, je suis entre les médecins et les sensuels, je ne veux point d’affaires avec les
premiers, et je dois respecter l’opinion des autres176. » Marin se retrouve dans la même
position que le mangeur du XXIe siècle. D’un côté, il est possible de retrouver tout le
cortège des nutritionnistes et des médecins qui suggèrent et proposent une saine
alimentation libérée du gras et du sel, et de l’autre, un succès à la fois de librairie — jamais
n’y a-t-il eu autant de livres de cuisine publiés — et de télévision — les émissions mettant
en vedette des chefs célèbres et les téléréalités d’apprentis-chefs qui occupent les créneaux
horaires en heure de grande écoute sur les chaînes spécialisées.
Le débat n’est pas récent et la question était ouvertement posée par Marin : « Il me
paraîtrait moins difficile de justifier la Cuisine en général des reproches qu’on lui fait de
tout temps, d’abréger la vie par son art funeste. On dit que le médecin n’est occupé qu’à
contre-miner le faiseur de sauces : serait-il impossible de les réconcilier ?177 » Partant de
là, quel est ce facteur qui rend l’individu obèse, qui le conduit ainsi à prendre du poids ? Si
les médecins du XVIIIe siècle ont décrété qu’une alimentation trop riche en est responsable,
rien n’est moins certain pour le cuisinier :
« Est-ce en effet la diversité, la qualité, l’apprêt des aliments, ou l’abus et l’excès qu’on
en fait qui nous les rendent pernicieux ? En un mot, la vie des gens de bonne chère est-
elle nécessairement plus courte que celle des autres hommes ? Je crois que l’expérience
est au moins pour et contre. Mais pour qui, dira-t-on, sont réservées ces maladies aiguës
qui font payer si cher les plaisirs de la table ?178 »
À la première interrogation de Marin, « Est-ce en effet la diversité, la qualité, l’apprêt
des aliments, ou l’abus et l’excès qu’on en fait qui nous les rendent pernicieux ? », non
seulement toute la question de la modération est déjà posée, mais elle met aussi en lumière
le fait que tout n’est pas noir et blanc en matière d’alimentation et de prise de poids. En
fait, le problème est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. À la seconde
question, « La vie des gens de bonne chère est-elle nécessairement plus courte que celle
des autres hommes ? », le XVIIIe siècle ne peut encore y répondre, mais il annonce le
176 Idem., p. xxi. 177 Idem., p. xxii. 178 Idem., p. xxiij.
68
champ d’investigation qu’investira au XIXe siècle Adolphe Quetelet et son indice de masse
corporelle pour tenter d’y répondre. Les XXe et XXIe siècles mettront clairement en
évidence cette adéquation voulant que l’obésité puisse conduire à une mort prématurée, et
s’en serviront également comme clé de voûte dans les campagnes de santé publique pour
inciter les gens à adopter un mode de vie plus sain.
Finalement, quand Marin pose la question « La vie des gens de bonne chère est-elle
nécessairement plus courte que celle des autres hommes ? », il met en place toute une
dynamique que relèveront Buffon au XVIIIe siècle et Quetelet au XIXe siècle en chiffrant
le poids dont s’empareront les compagnies d’assurance-vie américaines à la fin du XIXe
siècle. Avec le Siècle des Lumières prend définitivement source le débat d’une
suralimentation productrice d’obésité comme le souligne très bien Marin : « Voilà
comment on impute à l’art innocent de la cuisine les effets de l’intempérance179. » Les
cuisiniers, les gourmets et les gourmands des siècles suivants n’ont qu’à bien se tenir : ils
seront sous la loupe des médecins et des nutritionnistes qui occuperont le terrain de la saine
alimentation.
Avec le XVIIIe siècle, ce qui change également, c’est l’appréciation des contours et de
leur nuance. La mesure du poids fait son apparition. Deux nuances désignent désormais la
grosseur :
« l’image canonique des grosseurs ne tient plus à la seule généralisation des rondeurs.
Les vieilles accumulations sphériques, jusqu’ici dominantes, ne sont plus les seules à
désigner le très gros […], le degré de grosseur est plus systématiquement relevé comme
plus systématiquement étudié.180 »
La silhouette s’affirme, devient objet de catégorisation sociale. Deux univers de la
silhouette se mettent en place : un fort étranglement de la taille féminine et une liberté plus
grande de la taille masculine. Le vêtement détermine ici la différence sociale. Chez
l’homme, il sera conçu de façon à bien mettre en évidence le ventre, signe d’opulence,
sinon d’ascendant social. En fait, l’homme de robe du XVIIIe siècle est le financier, le
marchand et le bourgeois. En ce sens, il est de bon ton de souligner sa réussite sociale par
179 Idem., p. xxiv. 180 Vigarello, G, (2010), op. cit., p. 137-138.
69
un embonpoint marqué du ventre sans pourtant dériver vers le très gros. Par contre, on dira
de la femme qu’elle est élégante si elle a « un joli embonpoint bien distribué181. »
En ce qui concerne le corps de la femme, les siècles précédents, avec leurs famines et
disettes récurrentes, ont bien montré que le corps féminin trop mince et mal alimenté est
plus susceptible de faire des fausses couches que celui d’une femme plus grasse et plus
charnue. Dans le contexte du XVIIIe siècle, prévaut, d’une part, cette idée de
dégénérescence de la race, et d’autre part, celle de l’individu réactif et dynamique. Le corps
de la femme qui sera privilégié sera celui de la femme potelée, aux hanches évasées et à la
poitrine abondante (Boucher, Fragonard) que met bien en évidence le corset à baleines et
que toutes les cours d’Europe propageront. La femme doit projeter l’image d’une créature
capable de perpétuer l’espèce avec des rejetons en santé. En un mot, ce qui importe, c’est
que la femme soit à la fois potelée, corsetée, mince de taille et toute en poitrine, ce qui
constitue non seulement l’idéal esthétique du corps féminin au XVIIIe siècle, mais qui aura
ses échos jusqu’à aujourd’hui avec les régimes alimentaires et les liposuccions pour
diminuer le ventre dans le but d’obtenir une taille mince et les implants mammaires pour
augmenter le volume des seins. Les canons de la beauté du XVIIIe siècle sont autant de
repères pour comprendre ceux d’aujourd’hui. Seuls les moyens pour y parvenir ont changé,
l’un par la contrainte des chairs, l’autre par la chirurgie. En somme, par rapport au XVIIe
siècle, où le corps de la femme était en bonne partie orienté pour les plaisirs de l’homme
et la décoration intérieure, le Siècle des Lumières le renvoie essentiellement à son rôle de
mère.
Il faut ici apporter une nuance et elle est importante. Au contraire du mythe répandu
voulant que la femme grasse et potelée représente essentiellement l’image attendue du
corps féminin au XVIIIe siècle, il appert qu’il s’agirait bien d’un corps féminin possédant,
certes, des rondeurs, mais des rondeurs qui ne dépassent jamais un certain seuil. Diderot,
dans son encyclopédie, est fort clair à ce sujet : l’embonpoint est une « disposition naturelle
bien proportionnée de toutes les parties du corps182. » Toujours selon Diderot,
l’embonpoint ne se juge que « par l’apparence, s’annonce par un visage plein dont la peau
181 De Voyer Argenson, R. L. (1862), op. cit., p. 174. 182 Diderot, D., d’Alembert, J. (1777), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences des arts et des
métiers, tome 12, Genève : Pellet, p. 221.
70
est assez tendue ; d’un teint vif et frais, […] par les membres charnus et peu chargés de
graisse ; par l’agilité du corps dans ses mouvements183. » Ce qui fait ici repère, ce sont les
« membres charnus et peu chargés de graisse », qui indiquent clairement ce en quoi
consiste « un joli embonpoint bien distribué » comme le soulignait le marquis d’Argenson.
Par contre, Diderot mentionne que : « On se sert cependant communément de ce terme
embonpoint dans un sens qui lui est moins propre : on l’emploie pour exprimer la
constitution d’un corps gras, replet, qui n’est ni souvent rien moins qu’en bonne santé
[…]184 » À l’inverse, à défaut de disposer d’une mesure chiffrant le poids, « lorsque cette
constitution est sensiblement défectueuse par excès, c’est ce qu’on appelle le trop
d’embonpoint, qui dégénère en maladie » et lorsque se présente un « défaut d’embonpoint
[...] c’est la maigreur185. » À partir du milieu du XIXe siècle, avec la mesure du corps
moyen idéal de Quetelet, c’est bel et bien cette connotation de gras et de replet qui sera
retenue pour désigner l’embonpoint. La nuance viendra de la capacité à chiffrer le poids.
À la question « Quel est le poids de la graisse en fonction du poids du corps ? »,
l’anatomiste Boissier de Sauvages répondra en disant que : « Dans les sujets médiocrement
gras, j’ai trouvé que le poids de la graisse était la moitié de celui de tout le corps186. »
Concrètement, ce que la culture du Siècle des Lumières cherchera à faire en voulant chiffrer
le poids, c’est d’arriver à identifier le plus correctement possible un état moyen des corps.
Dans la même foulée, et pour la première fois, les analyses du naturaliste Georges-Louis
Leclerc de Buffon (1707-1788) permettront non seulement d’étalonner une population
selon une échelle du moins gros au plus gros, mais aussi d’installer un mode de penser le
collectif :
« Le poids d’un homme de cinq pieds six pouces doit être de cent soixante à cent quatre-
vingts livres : il est déjà trop gros, s’il pèse deux cents livres ; trop gros s’il en pèse deux
cent trente ; et beaucoup trop épais, s’il pèse deux cent cinquante et au-dessus. Le poids
d’un homme de six pieds de hauteur doit être de deux cent vingt livres : il sera déjà gros,
183 Idem. 184 Idem. 185 Idem. 186 Boissier de Sauvages, F. (1771), Nosologie metodique, dans la quelle les maladies sont rangées par
classes, suivant le systême de Sydenham & l'ordre des botanistes, tome 3, Paris : Herissant le Fils, p. 277.
71
relativement à sa taille, s’il pèse deux cent soixante, trop gros à deux cent quatre-vingts,
énorme à trois cents et au-dessus187. »
Cette réflexion de Buffon est intéressante, en ce sens qu’elle met en avant l’idée qu’il
existerait une corrélation entre poids, grandeur et l’état général d’un individu : gros, trop
gros, beaucoup trop épais. Et c’est à l’aune de cette différence d’épaisseur que sera
désormais stigmatisé l’individu en surpoids. Concrètement, avec Buffon, la graisse se
quantifie. Et cette quantification, à elle seule, déterminera le ou les seuils permettant de
stigmatiser les individus. Envisagée sous cet angle, la stigmatisation plus ou moins
prononcée d’un individu a un poids qui lui est désormais associé. De là, les campagnes de
santé publique pour le contrôle de la prise de poids, les conseils des corporations médicales,
les primes d’assurance-vie plus élevée liées au poids, la montée des nutritionnistes,
l’imposition, dans le système scolaire, de programmes d’éducation physique. En somme,
un chiffre permet d’étalonner un individu et son coût financier pour la société, car l’obésité
a effectivement un coût financier, tout comme elle a des impacts sur l’économie et
l’aménagement des espaces publics.
Au final, le Siècle des Lumières introduit l’idée d’un corps « normalisé » avec la mesure
du poids. Déplacement, également, de la vision portée sur le très gros : il n’est plus
seulement ce simple balourd inculte ou incapable de la Renaissance, mais bien ce
personnage inutile, improductif, impuissant et abuseur dans un contexte où l’individu est
devenu maître de lui-même et de son destin.
XIXe siècle : le corps au travail
Tout d’abord, le XIXe siècle, dans le contexte de la Révolution industrielle, s’est donné
une vision du corps qui lui est propre : il est système, machine productrice d’énergie,
moteur créateur de rendement. Il est aussi collectif, comme celui de la masse laborieuse
soumise à d’autres « corps » : corps médical, corps des patrons, corps des politiciens, corps
des ingénieurs, etc. Le corps n’est plus seulement considéré comme une entité, mais bien
comme un ensemble de processus et de fonctions sur lesquels il est possible d’intervenir,
tout comme une machine, d’où la grande idée du conditionnement du corps, d’où l’idée de
187 Cépède, B. G. (1818), Œuvres complètes de Buffon, tome 5, Paris : Rapet, p. 90.
72
condition physique et de culture physique, d’où l’idée de travailler le corps par
l’alimentation et l’exercice, d’où l’idée d’un corps à parfaire et d’une métamorphose
corporelle sous l’égide de la morale puritaine : le salut de l’âme ici même sur terre à travers
le corps. En somme, c’est toute la question centrale protestante de la grâce qui se déplace
de la richesse matérielle vers un autre signe : la maîtrise du corps et de soi, elle-même
porteuse de richesses personnelles et collectives.
Certaines constantes déjà repérées au cours des siècles précédents perdurent : (i)
l’aversion envers le corps obèse ne fait que se renforcer ; (ii) l’excès de graisse des
individus détenteurs de privilèges témoigne encore de leurs vices, de leur luxure, de leur
oisiveté, de leur paresse et de leur propension à abuser des gens; (iii) se passer de la
médecine pour être en santé, méthode qui consiste à modifier son régime alimentaire et à
faire de l’exercice; (iv) la femme mince de taille et toute en poitrine. Par contre, deux
déplacements majeurs modifient la donne par rapport aux siècles passés : le ventre affirmé
chez l’homme n’est plus tout à fait signe de prospérité, mais indique un défaut de
contenance de soi et de gouvernance de soi ; la graisse s’est démocratisée et touche
dorénavant toutes les classes sociales par la modification du mode de vie imposé par la
Révolution industrielle.
Alors que le XIXe siècle est traversé par l’idée de dégénérescence, un constat s’impose :
ce n’est plus seulement le luxe qui, comme par les siècles passés, est signe de
dégénérescence, mais bel et bien les conditions de travail des classes ouvrières, le milieu
de vie, l’alimentation, le niveau d’activité physique, l’appauvrissement corporel,
l’appartenance à une classe sociale. Et pour combattre cette corruption potentielle du corps,
c’est la construction, dans les années 1860, de nombreux gymnases conçus par leurs
promoteurs comme des îlots de salubrité régénérante dans les espaces moralement et
physiquement corrompus de la grande ville. Le déplacement n’est pas sans conséquence :
il oblige à de nouvelles façons de gérer l’ordre social, d’où la volonté de vouloir réguler
les corps à travers une science de l’alimentation et ses guides alimentaires, d’où la volonté
de modifier et de métamorphoser les corps à travers l’éducation physique et des campagnes
de santé publiques.
73
Les notions mêmes de saine alimentation et d’éducation physique seront élaborées à
partir de fondements religieux chrétiens. En matière d’alimentation, en Angleterre et aux
États-Unis, au milieu du XIXe siècle, différents courants spirituels chrétiens suggèrent que
la purification de l’âme passe avant tout par la purification du corps, d’où l’idée de
développer des approches de santé holistiques orientées vers une saine alimentation où il
s’agit avant tout de préserver à la fois la santé de l’âme et du corps : céréales, fruits et
légumes sont dès lors au menu. En matière d’éducation physique, aux États-Unis, c’est tout
le mouvement de la Muscular Christianity, au milieu du XIXe siècle, en affirmant que la
moralité est autant une question de forme musculaire que de piété religieuse, qui
reconfigurera systématiquement l’image corporelle de l’homme viril, fort, robuste et
énergique. En somme, le XIXe siècle, dans un premier temps, par l’entremise de la religion,
a établi les fondements psychologiques d’un corps à parfaire, et dans un second temps, par
l’entremise de la science, a établi les bases méthodologiques pour y parvenir. Cette
combinaison est structurante, car elle a engagé toute une vision qui perdurera au cours des
siècles suivants : celle des interventions à déployer sur le corps pour lui assurer santé, force
et robustesse. L’effet combiné de la morale puritaine à l’américaine (le corps à parfaire) et
de la Muscular Christianity (le corps à purifier dans le feu de la souffrance physique) de la
dernière moitié du XIXe siècle ont assis les fondements de toutes les interventions à
déployer sur le corps pour le réguler et le normaliser, modèle de corporéité qui deviendra
dominant aux XXe et XXIe siècles.
Ces déplacements sont non seulement fondateurs dans la construction de la corporéité
des XXe et XXIe siècles, mais ils dégagent graduellement l’Europe de son emprise dans la
construction sociale du corps. Le déplacement géographique et culturel est important, ne
serait-ce que par le fait que toutes ces interventions sur le corps devront tout d’abord venir
de l’individu lui-même : c’est la self reliance et l’individu autonome à l’américaine de
Ralph Waldo Emerson, l’appui sur soi qui permet d’agir sur le monde, car c’est par le salut
individuel que passe celui du collectif. L’individu en santé est un agent social
transformateur et stabilisateur du collectif pour son plus grand bien. Il contribue à la fois à
la régénération de la nation et à l’ordre social : la santé serait l’amie de l’ordre. Du coup,
être en santé est une obligation morale, à la manière d’un devoir chrétien, à la manière d’un
devoir de santé implicite envers soi-même et les siens.
74
La santé ne peut dès lors se faire que par deux passages obligés : l’alimentation et
l’activité physique. Tout le travail scientifique du XIXe siècle sur la grande diversité de la
nature et l’unicité de ses plans d’organisation permettra de théoriser et de rationaliser une
nouvelle science, celle de la nutrition : chaque substance qui entre dans la composition
d’un repas sera analysée, décortiquée, soupesée. La cuisine n’est plus seulement considérée
comme un art, mais aussi comme une science, la « science culinaire ». Il s’agit là d’un
glissement significatif et d’une appropriation systématique par le magistère scientifique et
médical dont les répercussions se traduiront par la construction d’un appareil normatif
inédit en matière d’alimentation fédéré sous une grande préoccupation « Quelle quantité
de nourriture faut-il absorber ? » à celle de « Quel type d’aliments faut-il consommer ? ».
Le renversement n’est pas seulement déterminant, il est structurant et il a une histoire qui
s’élaborera par la suite tout au cours de la première moitié du XXe siècle à travers une
nouvelle discipline, la nutrition, et son exécutant, le nutritionniste.
Le poids même de la notion d’activité physique sera également déterminant dans le
façonnement de cette nouvelle corporéité. L’éducateur physique allemand Johann
Gutsmuths annonce que « Nous sommes faibles, parce qu’il ne nous est jamais venu à
l’esprit que nous pourrions être forts si nous le voulions188. » Dans cette seule phrase,
Gutsmuths résume non seulement tout le programme social voué à combattre la
dégénérescence, notion si chère au XIXe siècle, mais résume aussi cette implication
personnelle envers soi si propre à la morale puritaine du corps : « Si nous ne sommes plus
aussi forts et en santé que nos ancêtres, c’est entièrement de notre faute, et non celle de la
Nature189. » Il s’agit clairement d’un plaidoyer pour le gouvernement actif de soi visant à
faire faire plutôt qu’à restreindre, inciter plutôt qu’à empêcher, stimuler plutôt qu’inhiber.
Dans tout ce courant d’éducation physique, il sera clairement établi qu’un individu en
santé, au corps fort et robuste, est forcément un individu aux valeurs morales élevées,
puisqu’il fait de son corps le lieu même de son échange avec Dieu, son temple : la santé
serait porteuse de valeurs morales bénéfiques pour la société. Cette idéologie culminera au
188 Gutsmuths, J. (1800), Gymnastics for Youth : or a Guide to Healthful and Amusing Exercices for the
Use of Schools, London : J. Johnson, p. 1. 189 Idem.
75
XXe siècle avec la figure de « l’homme nouveau » qu’ambitionnèrent de bâtir les régimes
nazis et communistes.
La science sous-tend l’ensemble de l’édifice de la vision du corps que s’est donnée le
XIXe siècle. Avec l’indice de masse corporelle (IMC), voilà une mesure qui légitimera et
autorisera l’État à déployer, à travers une multitude d’intervenants, des campagnes de santé
publique pour réguler le mode de vie de ses citoyens, c’est-à-dire, légiférer pour le bien de
la société en général, savoir quand il faut ou non intervenir sur le corps pour le ramener à
son état médian, ou de proposer des campagnes de santé publique visant les gens ayant
dépassé certains seuils de poids. Avec Quetelet, c’est non seulement l’établissement d’une
normalité, mais c’est aussi la construction déterminante d’outils cognitifs pour appréhender
le poids désormais chiffrable. La stigmatisation du corps hors norme devient possible, dans
le sens où certains seuils sont acceptables, et d’autres, qui ne le sont pas ou qui ne le sont
plus, sont susceptibles de tomber sous la férule du jugement moral. Conséquemment, la
graisse est désormais associée au milieu de vie, à l’emploi occupé, aux activités pratiquées,
à tout ce qui peut donner repère pour catégoriser socialement et stigmatiser les individus.
Le spectre social du gros est dès lors clairement défini, et ce qui oriente le regard porté
envers la graisse au XIXe siècle, c’est dorénavant la position sociale.
Comment l’obèse se positionne-t-il dans un tel contexte ? Tout d’abord, jusqu’au milieu
du XIXe siècle, le ventre affirmé, tout comme par les siècles passés, est encore signe de
fortune et modèle de réussite sociale en Europe : la réussite doit se lire dans le physique.
Pourtant, le ventre affirmé est de plus en plus sujet de moqueries. Les romanciers français
de la seconde moitié du XIXe siècle feront la vie dure aux obèses : Zola parle du « peuple
des boules » pour les décrire ; Baudelaire louange la minceur ; Verdi met en scène un
Falstaff devenu non seulement devenu l’archétype des études sur l’obésité, mais aussi
l’archétype du gros homme jovial privé du désir sexuel, condition dès lors présentée
comme une force positive dans la reconstruction même de l’ordre social.
La stigmatisation de l’obèse se gradue dès lors en trois moments précis avec la thèse de
la dégénérescence graisseuse de Wilhelm Ebling : le premier, où le poids fait l’envie ou
fait rarement l’objet d’une attention particulière, le second, où le corps corpulent devient
objet de railleries, et le troisième, où le corps, par sa fluidité adipeuse, devient objet de pitié
76
et de commisération. Cette thèse fera repère. Le second moment, celui de la raillerie,
indiquera le manque de volonté de l’individu, son laisser-aller, sa paresse et son oisiveté,
tandis que le troisième moment, indiquera le dérèglement corporel et la nécessité
d’intervenir. Et c’est dans tout le spectre du second moment que l’individu aura la pression
du collectif pour déployer sur son corps une batterie d’interventions pour le réguler et le
normaliser. Autrement dit, le second stade implique l’individu et seulement lui-même,
renvoie à la contenance de soi et à la gouvernance de soi, tandis que le troisième implique
l’intervention lourde de la médecine. La stigmatisation pour cause de manque de volonté
serait affaire de degré et elle a tout à voir avec le second moment.
En résumé, au XIXe siècle, l’obèse est bel et bien cet individu en défaut de contenance et
gouvernance de soi. Premièrement, il n’a pas su saisir l’appui sur soi qui permet d’agir,
condition minimale exigée de chaque individu autonome. Deuxièmement, en ne respectant
pas les devoirs imposés à chaque citoyen — devoir d’équilibre, devoir d’attention et
d’effort, devoir de maîtrise et de restriction —, son corps prend de l’expansion et ne
correspond plus au corps médian défini par Quetelet. Ce faisant, il contrevient à l’ordre
social, parce que son rapport à lui-même et à son propre corps est délictueux : il
l’empêcherait dès lors d’établir un juste rapport avec autrui, ce qui l’empêcherait également
d’établir un juste rapport au monde.
Par sa fluidité adipeuse, le corps de l’obèse contreviendrait à l’ordre social,
contreviendrait à cette nouvelle exigence de la corporéité que dessine le XIXe siècle, celle
d’un corps svelte et musclé pour l’homme, celle d’un corps mince et découpé pour la
femme, avec son ventre plat, ses hanches de justes proportions et ses seins affirmés. En
souterrain, la mode, la balance et le miroir obligent désormais à la contenance et à la
gouvernance de soi en rappelant constamment à l’individu son état. Finalement, l’effet
combiné de la morale puritaine et de la Muscular Christianity ont mis en place une
dynamique qui ne cessera de travailler le corps tout au cours des XXe et XXIe siècles.
Pourtant, et malgré ce renvoi constant à la minceur, malgré la suggestion d’un travail
incessant sur le corps, les XXe et XXIe siècles verront se développer une obésité galopante
qui touchera approximativement le tiers de la population dans les pays industrialisés. Les
5 000 Fat Men’s Club répertoriés en 1897 par le Los Angeles Times en sont peut-être le
signe avant-coureur. Alors que le XIXe siècle a définitivement installé les notions de défaut
77
de contenance de soi et de gouvernance de soi, les XXe et XXIe siècles feront de ces notions
leur cheval de bataille dans une lutte sans fin contre tout ce qui s’apparente de près ou de
loin à de la graisse.
L’iconographie du XIXe siècle, pour sa part, a ceci de particulier qu’elle oppose la plupart
du temps les bourgeois ventrus aux prolétaires affamés, annonce un nouvel érotisme, un
règlement de comptes avec la morale bourgeoise de l’amour telle qu’elle se concevait au
XVIIIe siècle, à savoir, le caractère utile de l’hygiène conjugale, celui de la procréation et
du maintien du capital. Tout au cours du XIXe siècle,
« Sous le couvert d’une adresse au public bourgeois, l’artiste fait de ce dernier la cible
véritable de sa critique lisible en filigrane des œuvres. La condamnation voilée s’adresse
à son tour à un public virtuel anti-bourgeois et exprime une solidarité avec le potentiel
révolutionnaire qui réside en ce public, véritable destinataire de l’œuvre produite —
poème, roman, caricature ou autre190. »
Le changement de point de vue est significatif. Et comme le souligne le médecin et
écrivain français Marcel Sendrail (1900-1976), « L’alternance régulière des cortèges de
gras et des cortèges de maigres dans le défilé iconographique des âges reproduit l’histoire,
mais elle la reproduit au négatif. Tant il importe que l’art ne se justifie qu’à contrarier la
vie. Pour l’art, dire vrai, c’est mentir191. » À ce titre, le poète français Charles Baudelaire
(1821-1867) s’ingéniera non seulement à contrarier la vie et à dire vrai, mais il fera partie
de ceux qui délaisseront les corps féminins enrobés du siècle précédent au profit des
femmes plus minces. En fait, Baudelaire se positionne comme un renégat de la graisse,
alors qu’il propose de quitter la grasse Hanna pour la maigrichonne et osseuse Marianne.
Voilà pourquoi il dira à son ami le scélérat : « Tu répudies ta grosse Hanna, Pour aimer
quoi ? Un échalas, un sac d’os nommé Marianne ! ». Voilà comment Charles Baudelaire
oppose grosseur et minceur dans un premier temps, à travers l’apparence physique, alors
que dans un deuxième temps, il poursuit l’opposition à travers la fonction sexuelle
reproductrice et les plaisirs glauques de l’érotisme : « Si la femme grasse est parfois un
charmant caprice, la femme maigre est un puits de voluptés ténébreuses. » Et si la nature
190 Boyer, S. (2004), La femme chez Heinrich Heine et Charles Baudelaire : le langage moderne de l'amour,
Paris : L'Harmattan, p. 8. 191 Sendrail, M. (1967), op. cit., p. 113.
78
« vous a adjugé une maîtresse sans gorge, dites ; « je possède un ami — avec des
hanches ! » et allez au temple rendre grâces aux dieux. » C’est une toute nouvelle vision
du corps qu’engagent ici les poètes.
Avec Eugène Delacroix (1798-1863), les femmes enrobées ont encore une place assurée.
Qu’il s’agisse de La barque de Dante (1822), de La mort de Sardanapale (1827), de
Femmes d’Alger dans leur appartement (1834), ou d’Andromède (1852), la volonté de
rendre compte de l’enrobement d’un certain type du corps féminin est encore d’actualité.
À l’inverse, la tendance généralisée à vouloir épurer les lignes, à rendre compte de
l’élancement et de la fluidité prend de plus en plus d’ampleur. La ligne droite de la
Révolution industrielle — chemin de fer, rues, routes, quadrilatères, bâtiments — renvoie
constamment à cet élancement, alors que l’utilisation de la ligne droite renvoie à l’idée de
fluidité, de vitesse, de mobilité, de fonctionnalité. Les corps s’inscrivent désormais dans
cette logique, gagnent en minceur, répondent à ce besoin d’efficacité : la caricature et le
portrait répondent à cette nouvelle exigence. La presse, grande consommatrice d’images,
profite de trois nouvelles technologies : la mécanisation de la fabrication du papier ; la
mécanisation de la production d’un journal ; la gravure sur bois ; la lithographie pour les
images. En somme, la ligne et le dessin doivent rapidement illustrer et intensifier un propos,
grossir les traits, rendre compte d’une situation ou d’un événement.
Dès le début du XIXe siècle, ce n’est pas seulement le poids qui prend le devant de la
scène, mais bel et bien l’aspect du corps par ses circonférences, ses volumes et ses contours.
Il s’agit là d’une conséquence du mouvement hygiéniste qui s’ébauche, des doctrines de
salubrité qui prennent le pas, du retour au naturel comme cela s’opère en peinture avec
Delacroix, Ingres et Courbet. Adolphe Quetelet, dans la foulée de cette nouvelle vision du
corps, dès 1832, définit comme suit l’homme moyen :
« Nous devons avant tout perdre de vue l’homme pris isolément, nous éliminerons tout
ce qui est accidentel, et les particularités individuelles qui n’ont que peu ou point d’action
sur la masse s’effaceront d’elles-mêmes et permettront de saisir les résultats généraux.
L’homme que je considère ici est dans la société l’analogue du centre de gravité dans les
corps. Il est la moyenne autour de laquelle oscillent les différents éléments sociaux. Ce
sera si l’on veut un être fictif pour qui toutes les choses se passeront conformément au
résultat moyen obtenu par la société. Si l’on cherche à établir en quelque sorte les bases
79
d’une physique sociale, c’est lui qu’on doit considérer sans s’arrêter aux cas particuliers
ni aux anomalies192. »
Avec Quetelet se construisent des outils cognitifs pour appréhender le poids désormais
chiffrable. La statistique des corps commence à découper géographiquement la répartition
de la graisse dans la population :
« C’est devant ce bassin dans lequel s’agite pêle-mêle un amas de créatures humaines à
l’état primitif, que l’on comprend bien l’utilité des habits brodés, des galons, des
décorations, des insignes et des oripeaux du luxe et de la vanité ; sans ce clinquant du
dehors, combien ne serait-il pas difficile d’assigner à chacun la place qu’il occupe193. »
Elle découpe également des populations, répartit géographiquement la graisse dans le
tissu urbain, tant chez les prostituées, que chez les dames de maison, ou les prisonniers :
« Il faut attribuer cet embonpoint souvent remarquable des prostituées, à la grande
quantité de bains chauds qu’elles prennent pour la plupart, et surtout à la vie inactive que
mènent la plupart d’entre elles, à la nourriture abondante qu’elles se procurent.
Indifférentes pour l’avenir, mangeant à chaque instant, consommant beaucoup plus que
toutes les autres femmes qui travaillent péniblement, ne se levant qu’à dix ou onze heures
du matin, comment, avec une vie aussi animale, n’engraisseraient-elle pas ?194 »
À remarquer ici le jugement moral porté sur la prostituée, sa vie animale, indifférente à
son sort, paresseuse, qui ne cesse de manger et qui se complaît dans la luxure en prenant
fréquemment des bains chauds. Cette référence aux prostituées souvent très grasses
accentue le comportement en porte-à-faux de celles-ci avec ces autres femmes qui
travaillent péniblement. Autrement, « si l’embonpoint est fréquent chez les prostituées, il
l’est bien davantage chez les dames de maison : ces dernières sont quelquefois, à cet égard,
véritablement remarquables195. » Finalement, comme le souligne Parent-Duchâtelet, « ne
sait-on pas d’ailleurs que presque tous les prisonniers engraissent, par le seul fait de leur
192 Quetelet, A. (1835), op. cit., p. 21. 193 Briffaut, E. (1845), Le diable à Paris: Paris et les Parisiens - moeurs et coutumes, caractères et portraits
des habitants de Paris, tableau complet de leur vie privée, publique, politique, artistique, littéraire,
industrielle, etc., vol. 1, Paris : J. Hetzel, p. 138. 194 Parent-Duchâtelet, A. J. B. (1837), De la prostitution dans la ville de Paris sous le rapport de l’hygiène,
2e éd. revue et corrigée, tome 1, Paris : Baillière, p. 195. 195 Idem., p. 196.
80
détention et de la régularité du nouveau genre de vie qu’ils sont forcés de mener ?196 ». En
somme, la graisse est désormais associée au milieu de vie, à l’emploi occupé, aux activités
pratiquées, à tout ce qui peut donner repère pour catégoriser socialement les individus. Le
spectre social du gros est dès lors clairement défini, et ce qui oriente le regard porté envers
la graisse au XIXe siècle, se traduit aussi dans la position sociale.
L’année 1884 est marquante. Pour la première fois, le Dictionnaire de l’Académie
française désigne l’embonpoint comme étant l’état d’une personne grasse. Pourtant, en
1866, le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré le décrivait comme un « bon
état du corps ». En moins de 20 ans, le changement de vision sociale aura été majeur.
L’américain William Banting, lui-même ex-obèse, repère deux causes principales à
l’obésité : « la conformation naturelle de la personne […], chaque individu étant né avec
certaines prédispositions197 » ; « la consommation de substances farineuses198. » Le
chirurgien Louis-Alexandre de St-Germain, quant à lui, souligne que « l’obésité est une
maladie du tissu cellulo-adipeux […] caractérisée par une accumulation morbide de la
graisse sur les points de l’économie où elle se trouve normalement déposée199. » Suite à ce
constat, Louis-Alexandre de St-Germain développe des pratiques alimentaires graduées,
mesurées et chiffrées, qu’il teste lui-même et démontre par le fait même que « tout sujet
atteint d’obésité peut, dans un temps assez court, arriver à restreindre sans danger
l’envahissement du tissu cellulaire par la graisse200. » Il est plausible d’avancer l’idée que
ce qui caractérise la dernière moitié du XIXe siècle, c’est non seulement cette idée
émergente d’un mode de vie à l’aune des régimes et de l’exercice, mais aussi celle de
l’image d’un brûleur interne qui consumerait les graisses, témoignant ainsi du fait que
l’obèse est en déficit de vitalité. En somme, être gros est désormais synonyme de perte de
souplesse de taille, d’où l’aiguisement des pressions sur l’affinement. Tout ceci n’est pas
banal et aura des conséquences sur la suite des types d’interventions à déployer sur le corps.
196 Parent-Duchâtelet, A. J. B. (1837), op. cit. p. 195. 197 Banting, W. (1865), op. cit., p. 55. 198 Idem., p. 58. 199 St-Germain, L. A. de (1883), Chirurgie orthopédique — Thérapeutique des difformités congénitales ou
acquises, Troisième leçon, L'obésité et son traitement, Paris : Baillière, p. 41. 200 Idem, p. 56.
81
Quatre champs d’investigation orienteront dorénavant l’analyse de la graisse : son
origine, son évolution, ses effets et ses menaces201. Il s’agit là d’une rupture importante
d’avec les siècles précédents depuis que Lavoisier a établi que l’oxygène est combustion.
L’origine de la graisse est désormais considérée comme une substance non brûlée. Le
sucre, la fécule, les gommes, et l’amidon engendreraient la matière adipeuse, alors que sa
formation accaparerait
« une certaine portion de l’oxygène nécessaire aux fonctions vitales, et cela toutes les
fois que l’oxygène absorbé par la peau et le poumon est insuffisant pour transformer en
acide carbonique le carbone destiné à cette combustion : [...] Il se forme de la graisse [...]
toutes les fois qu’il y a disproportion entre le carbone introduit dans l’économie et
l’oxygène absorbée202. »
Deux explications émergent alors quant au développement de la masse adipeuse :
l’abondance alimentaire et la trop grande sédentarité. D’où l’idée que :
« 1° la bonne santé consiste dans la juste mesure des actions vitales, dont il est nécessaire
de se faire une idée précise ; 2° tout ce qui paraît en deçà de cette mesure est un signe de
dépérissement ; 3° le praticien doit s’attacher scrupuleusement à faire avorter toute
irritation naissante, comme à rétablir graduellement les forces épuisées203. »
D’où également l’idée que deux moments particuliers favoriseraient son développement :
« l’obésité se montre normalement à deux époques de la vie, dans l’enfance et vers la
quarantième année ; c’est-à-dire avant la puberté et à l’époque où l’activité sexuelle
diminue ; la ménopause marque, pour un grand nombre de femmes, une période
d’exubérance graisseuse204. »
Dans cette démarche globale d’investigation de la graisse, l’inquiétude trouve à se
préciser, la menace à se graduer205, d’où un corps plus sensible aux morbidités : « les traits
201 À noter que l’ordre ici énoncé varie selon les professions et les milieux sociaux. 202 Lévy, M. (1857), Traité d'hygiène publique et privée, 3e éd., revue, corrigée et augmentée, Paris : Ballière,
p. 301. 203 De Férussac, A. E. J. P., (1828), Bulletin des sciences médicales, 3e section du Bulletin Universel, tome
XIII, Paris : Didot, p. 252. 204 Idem, p. 299. 205 Encore là, étonnant parallèle avec le discours de la santé du XXIe siècle qui a su faire de l’inquiétude son
cheval de bataille pour tenter de lutter contre une certaine épidémie d’obésité en recourant aux menaces
cardiovasculaires de toutes sortes.
82
du visage sont noyés, le menton et le cou masqués par des replis géminés. [...] Les
personnes d’une obésité considérable ont les mouvements difficiles, roides, embarrassés,
ce qui donne à leur démarche un caractère particulier206. » Ainsi, chez le très gros, les
excédents de graisse envahiraient non seulement le corps dans son apparence, mais
également dans les organes internes, d’où les menaces d’imminence morbide, ce « passage
de l’état normal (incitation) à l’état morbide (irritation)207 », décelé dans les années 1830
par les médecins. L’hypothèse d’Hippocrate voulant que « les corps naturellement replets
sont plus exposés aux morts subites que les corps grêles208 » se vérifierait :
« la respiration et la circulation sont habituellement gênées chez les obèses, par le
refoulement du diaphragme, par la diminution de la capacité thoracique, par la déposition
graisseuse qui s’opère sur le cœur ; de là une tendance congestionnelle vers les organes
de la poitrine et de la tête, une prédisposition à l’anévrysme, à l’apoplexie cérébrale et
pulmonaire209. »
Aux États-Unis, vers 1850, la classe capitaliste prend son véritable envol avec pour
conséquence la constitution d’une véritable bourgeoisie nord-américaine. Et cette nouvelle
bourgeoisie, tout comme celle de l’Europe, sera sujette à la prise de poids. Dès 1860, se
forment, à travers le pays, des Fat Men’s Club. Le plus célèbre d’entre tous, le Connecticut
Fat Men’s Club, ouvre ses portes en 1866 et n’accepte que des gens fortunés pesant
minimalement 200 livres ; c’est dire que l’aisance matérielle doit directement se lire dans
l’apparence du corps. En 1897, le Los Angeles Times, pour sa part, répertorie plus de 5 000
associations de personnes obèses au pays210. La New York’s Fat Men’s Association, lors
d’un défilé dans les rues de la ville, n’exhibe que des hommes de plus de 300 livres, dont
son ex-président qui, entre 1871 et 1884, est passé de 350 à 401 livres211. À l’été 1893, le
Fat Men’s Club de Washington D.C. organise une excursion sur le Potomac avec plus de
6 200 personnes à bord de trois navires à vapeur212 ; c’est dire l’importance et l’influence
206 Lévy, M. (1857), op. cit., p. 300. 207 Broussais, F.M.C. (1826), Dissertation sur l'imminence morbide, Strasbourg : D.M.S., in-4°, 28 juin. 208 Hippocrate, Aphorismes, 44, sect. II. 209 Lévy, M. (1857), op. cit., p. 301. 210 Los Angeles Times (1897), Our Quota of Club Freaks, August 1, p. 17. 211 New York Times (1884), The Glory of Adipose, August 28, p. 5. 212 Washington Post (1893), Outing of the Fat Men’s Club, June 20, p. 2.
83
de ces associations. En août 1893, les membres du Jolly Fat Men’s Club défilent dans les
rues de Washington confortablement assis à bord de luxueux fiacres213. Avec la montée
des Fat Men’s Club aux États-Unis, émerge également la montée d’une stigmatisation
sociale de l’obésité plus orientée vers la classe entrepreneuriale américaine. Dans la foulée
des barons voleurs ou des grands bâtisseurs de l’Amérique — selon le point de vue du
lecteur —, une adéquation sera établie entre le fait d’être gros et celui d’être sans morale,
situation à rapprocher de celle des aristocrates et nobles européens des siècles passés.
Pourtant, en 1869, le journal Brooklyn Eagle ne soulignait-il pas que « les gens obèses sont
des gens de bonne vie, honnêtes, qui se plaignent rarement et occupent des postes clés dans
la société : banquiers, directeurs de théâtre, commerçants, propriétaires de chemins de fer,
tenanciers, présidents de conseils d’administration, politiciens de carrière214. » C’est dire
toute l’ambivalence qui existe encore autour du corps obèse et de sa représentation sociale.
Il est plausible d’avancer l’idée que c’est approximativement au début de la décennie
1880 que l’obésité se démocratise aux États-Unis. Elle se déplace graduellement, d’une
part, des grandes fortunes vers les petits entrepreneurs et gagne par la suite les ménages de
la classe moyenne au fur et à mesure que se développe le réseau ferroviaire et sa capacité
à fournir l’ensemble du territoire en aliments préparés, mis en canne, ensachés et emballés
dans les grands centres urbains. D’autre part, les entrepreneurs, conscients que les
personnes en surpoids et obèses représentent un marché en croissance, mettent en place des
infrastructures ou des accommodements pour attirer cette nouvelle clientèle. Par exemple,
le Holmes’ Star Theater de Brooklyn, au moment de son ouverture en 1890, annonce dans
sa publicité que les rangées 7 et 8 du plancher principal seront munies de sièges
surdimensionnés : 42 pouces de large au lieu des 20 pouces standards215. Ces
préoccupations du XIXe siècle rejoignent celle d’aujourd’hui dans la foulée du Fat Activism
où les associations de personnes obèses réclament un réaménagement des infrastructures
en invoquant le fait que celles actuellement en place sont discriminatoires à leur égard. La
problématique n’est pas récente. Si les entrepreneurs du XIXe siècle y voyaient une
213 Washington Post (1893), Jolly Fat Men Parade, September 1, p. 2. 214 O’Lanus, C. (1869), Corry O’Lanus Epistle, Brooklyn Eagle, November 27, p. 2. 215 Brooklyn Eagle (1890), Holmes' Star Theater, September 24, p. 9.
84
occasion d’affaires, ce qui est encore le cas aujourd’hui, la clientèle obèse de l’époque, par
contre, en n’avait pas encore fait son cheval de bataille.
Aux États-Unis, dès 1880, l’obésité chez les femmes était déjà un sujet de préoccupation
dans les journaux. Parlant de la ville de Saratoga dans l’État de New York, l’endroit le plus
huppé de tout le pays, un journaliste fait remarquer : « Il y a de plus en plus de grosses
femmes à Saratoga que partout ailleurs au pays à cette période-ci de l’année. [...] Sur plus
de 40 femmes que j’ai dénombrées à l’hôtel Windsor, 33 devaient peser au moins 200
livres. [...] alors qu’au Union Hotel, j’ai compté plus de 100 gentilles grosses dames.216.»
Un autre journaliste, après avoir visité New York, Boston et Washington en 1884, rapporte
que :
« mes récentes visites des endroits les plus fréquentés me font dire que le vieil adage
européen voulant que les femmes les plus minces sont ici, en Amérique, n’a plus sa raison
d’être. [...] Il y a de cela vingt ans, les personnes grasses et replètes étaient l’exception.
Aujourd’hui, c’est l’inverse. Cette situation ne peut plus être ignorée. La cause est
possiblement liée à la richesse, à l’augmentation du niveau de vie et aux commodités de
la vie moderne217. »
En 1884, un journaliste de Chicago parle d’une situation quasi épidémique :
« [la ville] a été saisie par la crainte de l’obésité. Il s’agit presque d’un niveau d’alarme
épidémique. Les médecins ont prescrit la marche — au moins trente minutes par jour.
De plus, la mode a décrété que ces promenades devaient se tenir entre 4 et 5 heures, et
surtout aux moments où les avenues et les boulevards sont bondés de grosses et riches
dames âgées entre 35 et 45 ans, vêtues de leurs plus resplendissantes peluches et
fourrures218.»
Un journaliste du quotidien Syracuse Herald rapporte que, après avoir visité plusieurs
villes de l’État de New York au cours de l’été 1911, il lui est apparu que « pour chaque
homme obèse qu’il voyait, il dénombrait pas moins de quatre grosses femmes. [...] Ce ratio
216 Pennsylvania Bucks County Gazette (1880), Fat Women’s Paradise, October 11, p. 7. 217 Washington Post (1884), American women growing stouter, November 2, p. 4. 218 Washington Post (1884), Handsome women in Chicago, December 14, p. 7.
85
s’est avéré exact, peu importe le moment ou l’endroit où je me trouvais. Ces femmes étaient
toutes âgées de 35 à 55 ans219. »
Autrement, une idée énoncée un siècle plus tôt par le célèbre philosophe et économiste
écossais David Hume (1711-1776) à propos de l’obésité refait surface : l’obésité serait
également un problème d’ordre nerveux. La psychanalyste Hilde Bruch, par ailleurs,
rapporte que David Hume, souffrant d’obésité, dans une lettre à son médecin, tente de
comprendre l’origine de son état : « Toute mon ardeur, écrit-il, semblait s’être éteinte en
un moment, et il ne m’était plus possible d’élever mon esprit jusqu’à cette intensité qui me
comblait, avant, d’un plaisir si intense220 », à savoir, un « appétit dévorant » qui aurait
débouché sur un « effet inhabituel », la prise de poids. Le biologiste français Gabriel Leven
lors d’une conférence médicale en 1888221 propose alors l’hypothèse d’une étiologie
psychologique qu’il précisera à la fois dans sa thèse de doctorat222 et dans son ouvrage
intitulé L’obésité et son traitement223. Les propositions de Hume et de Leven suggèrent que
l’obésité ne relève pas seulement d’une question d’ordre moral, de suralimentation ou de
comportements inadéquats, mais bien d’une chaîne de causalités entre un événement
psychologique et la prise de poids. Partant de là, à la fin du XIXe siècle, en plein essor, la
psychiatrie française va systématiquement problématiser l’obésité comme un symptôme
d’ordre nerveux224.
L’autre grande idée qui sera également développée à propos de l’obésité est celle voulant
que la prise de poids n’est pas forcément liée à un manque de volonté et de discipline, et
l’américain William Banting (1796-1878), mesurant 5 pieds 5 pouces et pesant plus de 202
livres, tentera de prouver que ce n’est pas le cas en décidant de faire part de sa condition
d’obèse à toute l’Amérique. Dans son fascicule Letter on Corpulence Addressed to the
Public225, il commence tout d’abord par clamer que « De tous les parasites qui affectent
219 Syracuse Herald (1911), Why are they fat ?, September 11, p. 5. 220 Bruch, H. (1975), Les yeux et le ventre, l’obèse, l’anorexique, Paris : Payot. 221 Montezuma Millrun (1888), Scientific Miscellany, February 25, p. 3. 222 Leven, G. (1901), De l’obésité, Thèse de Paris, Paris : G. Steinheil, Éditeur. 223 Leven, G. (1905), L’obésité et son traitement, Paris : Baillière. 224 Heckel, F. (1911), De l’émotion au trouble nutritif la névrose d’angoisse et les états d’émotivité anxieuse,
Paris : Masson. 225 Banting, W. (1865), Letter on Corpulence Addressed to the Public, San Francisco : A. Roman & Co., p.
55.
86
l’humanité, je n’en connais aucun, ou du moins que je puisse imaginer, plus inquiétant que
celui de l’obésité226. » D’entrée de jeu, le jugement est sévère et porte surtout sur la
stigmatisation dont il est victime. D’une part, sa seule apparence attire les railleries. D’autre
part, les gens pensent qu’il a voulu cette situation. À propos des railleries, Banting souligne
que ce qui l’a le plus marqué, c’est le regard que les autres portent sur son corps :
« Aucune personne souffrant d’obésité ne peut rester insensible aux railleries et aux
remarques blessantes et cruelles proférées dans les assemblées publiques, les transports
en commun ou sur le trottoir. Personne ne peut rester insensible au fait d’avoir de la
difficulté à trouver un espace adéquat dans une assemblée publique ou s’il désire tout
simplement prendre un verre en bonne compagnie, parce que tout ceci l’amène
naturellement à ne plus fréquenter ces endroits, afin de ne pas être la cible de moqueries
de la part des autres227. »
Afin de démontrer que l’obésité n’est pas forcément un problème de comportement, il
tient également à souligner qu’elle n’est due ni à l’inaction ni à l’oisiveté :
« Peu d’hommes ont mené une vie aussi active que la mienne, tant physique que mentale.
Toujours anxieux de ma propre condition, j’ai plutôt penché pour une vie bien ordonnée
tout au cours de mes cinquante années de carrière en tant qu’homme d’affaires. [...] Ma
corpulence et mon obésité ne sont pas le fait d’un manque d’activité physique, ni d’avoir
trop mangé ou trop bu, ni d’une quelconque négligence envers ma personne228. »
Ce que pose ici Banting n’est pas innocent. L’obésité ne serait pas le seul fait d’un
manque de volonté ou d’une quelconque oisiveté ou paresse, puisque l’homme a été actif
toute sa vie. En fait, le pauvre homme, à cause de sa condition, est désormais incapable de
lacer ses souliers, éprouve de la difficulté à se loger dans le cabinet d’aisance, est obligé
de descendre lentement les escaliers pour soulager ses genoux — il les esquinte, et respire
à grands efforts lorsque vient le moment de monter les marches229. En somme, sa vie est
transformée, mais son milieu de vie, lui, ne l’a pas été. Le constat posé par ses médecins
est clair : ses problèmes de santé ne sont pas dus au vieillissement, mais bel et bien à sa
226 Idem., p. 3. 227 Idem., p. 34. 228 Idem., p. 5. 229 Idem., p. 8.
87
condition d’obèse. Le 26 août 1862, sous les recommandations de son médecin, Banting
se met au régime, alors qu’il pèse 202 livres. Un an plus tard, il est fier d’annoncer qu’il a
non seulement perdu 46 livres, mais que son entourage lui dit qu’il a meilleure mine et
qu’il semble être en meilleure santé. Comme il le souligne lui-même, il se sent
effectivement en meilleure santé, il a plus de tonus musculaire, il mange et boit avec appétit
et dort beaucoup mieux230. Le changement physique et physiologique est d’importance.
Comment y est-il parvenu ? C’est son médecin, William Harvey qui, après avoir assisté à
une conférence du célèbre médecin parisien Claude Bernard traitant du rôle du foie dans le
diabète, en vient à la conclusion que certains aliments seraient susceptibles de contribuer
au développement de la masse adipeuse. Il lui suggère de réduire considérablement sa
consommation de glucides et perd, en moins d’un an, les livres excédentaires. Il peut
désormais descendre les escaliers sans problème, les monter sans effort indu, bouger et se
déplacer sans contrainte231.
Le fascicule de Banting, publié en 1863, est un succès. L’expression banting entre dans
le langage courant pour parler du processus de perte de poids. Le mot suédois pour se
mettre à la diète devient banting. William Harvey, profitant du succès de William Banting,
clame que les avancées scientifiques en physiologie et en chimie permettent désormais
d’affirmer que l’obésité peut être traitée comme peuvent l’être toutes les autres maladies.
Cette affirmation, dans le monde médical, aura un impact particulier. L’obésité ne serait
pas juste une question de manque de volonté, elle serait peut-être aussi dérèglement de
l’organisme, d’où la volonté de vouloir désormais la traiter.
Autrement, le corps corpulent objet de railleries trouvera son aboutissement dans le
célèbre opéra Falstaff de Verdi avec Sir Jack Falstaff, ce gros et gras personnage obèse
créé par Shakespeare, celui-là même qui disait « Être gros c’est être détesté » qui est mis
en scène, alors que Verdi lui attribue une voix de baryton en place et lieu d’une voix de
basson232, contribuant ainsi non pas à sa féminisation, mais à un rapport où sa masculinité
230 Idem., p. 17. 231 Idem., p. 13. 232 Par ailleurs, Charles Dickens procédera au même traitement sur la masculinité en établissant une nette
démarcation entre Joe, le gros gaillard qui s’empiffre et s’endort en tous lieux, en toutes circonstances et à
toute heure, et monsieur Pickwick qui, dès les premières lueurs du jour, malgré sa grosseur, bondit hors du
lit. À constater que dans cette œuvre de Dickens, tous les personnages sont gros.
88
même est remise en question. Ce qui rend le personnage de Falstaff si ridicule et si comique
à la fois, c’est justement ce travail qu’effectue Verdi sur celui-ci. Il le désexualise en lui
attribuant un timbre de voix plus haut, montre les signes pathologiques de son obésité, le
met en scène avec un balai en lieu et place d’une épée, le fait jeter par les veuves de
Windsor dans la rivière après que celles-ci auront découvert son manège — l’extorsion —
et l’assoit à une table, là où l’attend son destin. D’une part, l’intérêt premier de Falstaff
n’est pas tant le sexe que l’argent, et d’autre part, le spectateur se rend bien compte que la
nourriture est un expédient au sexe. Que reste-t-il à Jack Falstaff une fois privé de sa
masculinité, sauf le fait d’être un gros homme jovial ? Considérée sous cet angle, la perte
du désir sexuel chez le très gros est dès lors présentée comme une force positive dans la
reconstruction même de l’ordre social, car à l’époque victorienne, cette idée que les gens
obèses puissent donner naissance à de gros enfants, à des « obèses en attente233 » en
quelque sorte, prévalait également.
Le spectateur de cet opéra, même s’il est lui-même en excès de poids, sait fort bien qu’il
n’est pas ce gros homme objet de moqueries et de railleries et qu’il ne sera surtout pas celui
qui perdra sa vitalité sexuelle. Au final, l’opéra Falstaff de Verdi annonce non seulement
le corps du XXe siècle qui se devra d’être à la fois svelte et musclé, mais annonce surtout
un changement de vision sociale sur le corps, celle de l’homme de pouvoir ou fortuné dont
le ventre n’est pas affirmé. La représentation que Verdi fait de l’obèse est avant tout une
inscription dans une certaine manière de lire le social, un corps travaillé par des apparences,
par certaines postures, des comportements, des attitudes et des habitudes. Le corps de
l’obèse, à l’image de celui de Falstaff, est vulnérable aux stigmates de cette idée de
dégénérescence qui traverse tout le XIXe siècle. La masculinité de l’homme passera
désormais par sa bonne forme, car être gros ou obèse est susceptible de conduire à une
perte de ses facultés de reproduction. Quel homme voudrait en arriver là et être stigmatisé
pour un tel défaut ? Le XIXe siècle proposera, pour éviter de sombrer dans la
dégénérescence et le ridicule,
233 Jukes, E. (1833), On Indigestion and Costivness; A Series of Hints to Both Sexes, London: John Churchill,
p. 287.
89
« des définitions de la masculinité qui vont faire peu à peu toute sa place à la puissance
musculaire. Ce modèle, s’incarnera [aux États-Unis] en Andrew Jackson : soldat et
pionnier, homme du peuple et homme d’État, l’homme robuste et corpulent […]. Dès les
années 1840, le modèle de l’homme musclé influencera ainsi fortement l’image
corporelle idéale de l’homme américain234. »
Le Falstaff de Verdi dénonce justement ce corps obèse, et qu’il ne s’agit surtout pas d’un
état désirable. La satire de l’iconographie du corps obèse fait son œuvre, et aux États-Unis,
tout comme en Europe, un nouveau corps se dessine pour l’homme. Le corps devient une
nouvelle frontière, la puissance corporelle virile devient un signe essentiel de la beauté et
du pouvoir : « Le type athlétique, le corps puissant du sportif, constituera la norme-étalon
à la fin du siècle […]235 »
En sus du personnage de Falstaff, le corps obèse objet de railleries trouvera également
un autre bouc émissaire dans le « gros Juif ». Trois visions contribueront à cette
construction : le Juif en tant qu’homme d’affaires prospère ; le Juif membre de la race
diabétique ; les mariages consanguins.
Premièrement, comme le souligne le médecin allemand Carl von Noorden (1858-1944),
« la plupart des Juifs qui sont riches sont de gros hommes236 », mangent une nourriture
beaucoup trop riche et boivent beaucoup trop d’alcool.
Deuxièmement, tout au long du XIXe siècle, (et jusqu’à aujourd’hui) le diabète a avant
tout été considéré comme une maladie découlant de l’obésité, et par une singulière
adéquation, le Juif a été considéré comme obèse, justement à cause d’une apparente
augmentation de la fréquence du diabète chez les Juifs ; en somme, une tautologie.
Conséquemment, la notion de « gros Juif »237 aura du succès, car il est remarqué que les
juifs semblent à la fois plus corpulents et beaucoup plus prédisposés au diabète que le reste
de la population. En termes de racisme et d’antisémitisme tel que pouvait l’imaginer le
234 Courtine, J. J. (1993), « Les stakhanovistes du narcissisme — Body-building et puritanisme ostentatoire
dans la culture américaine du corps », in G. Vigarello (ed), Le gouvernement du corps, Paris : Seuil, p. 232. 235 Idem., p. 233. 236 Von Noorden, C. (1910), Die Fettsucht, Wien : Alfred Hölder, p. 63. 237 Boyarin, D. (1992), « The great fat massacre : Sex, death, and the grotesque body in the Talmud », in
Eilberg Schwartz (ed), People of the Body: Jews and Judaism from Embodied perspective, Albany : State
University of New York Press, p. 88.
90
XIXe siècle, il s’agira d’une autre façon de considérer les Juifs comme une race inférieure,
la « race diabétique ».
Troisièmement, le neurologiste français Jean-Martin Charcot, en 1888, dans sa
correspondance avec Freud, dira que le comportement incestueux des Juifs (entendre
consanguinité) a laissé sa marque sur le corps et l’âme juive sous forme de diabète238. Et
cette stigmatisation du corps du Juif obèse ira en s’accentuant, car le diabète, désormais
associé à la consanguinité, devient l’objet d’une préoccupation sociale toute particulière.
En fait, en refusant le mariage en dehors de leur propre société, les Juifs ont
conséquemment été perçus comme une entité économique indépendante tirant sa
subsistance de la société tout en n’y contribuant pas :
« Les gens des classes les plus aisées mangent généralement plus, sortent peu de leur
demeure, ne font presque pas d’exercice et affaiblissent leur système nerveux en se
concentrant trop sur l’acquisition de savoirs et en mettant trop l’accent sur les affaires ou
le plaisir [...] Cette description convient tout à fait au Juif bien nanti, qui monte dans
l’échelle sociale par sa seule intelligence, et qui évite notoirement toute activité
physique239. »
Mais le contraire est aussi vrai. James Rothschild, banquier Juif du XIXe siècle, devient
l’un des principaux acteurs du monde de la haute finance. Suivront, dans son sillage,
d’autres entrepreneurs Juifs venus de tous les coins de l’Europe, qui investiront alors dans
l’industrie des matières premières et du transport. À travers leurs mécénats, ils animeront
non seulement une riche vie artistique, mais ils soutiendront la recherche médicale et feront
la promotion d’un urbanisme inspiré des théories de l’hygiénisme. En Amérique, ils
occuperont à la fois le monde de la haute finance et investiront, avec l’arrivée de la caméra,
le domaine du cinéma. Jacob Schiff (1847-1920), l’un des plus puissants financiers
américains, fondera les célèbres entreprises Western Union et Wells Fargo Express. Paul
Moritz Warburg (1868-1932) contribuera à la création de la Réserve fédérale des États-
Unis.
238 Gilman, S.L. (2006), « Obesity, the Jews and psychoanalysis: on shaping the category of obesity », in
History of Psychiatry, vol. 17 n° 1, p. 55-66 [57]. 239 Saundby, R. (1897), « Diabetes mellitus », in T. Clifford (ed), A System of Medecine, London : MacMillan,
p. 197.
91
Malgré tout, et justement à cause de cette mainmise sur la finance et des secteurs clés de
l’économie, le jugement sera clair : le « gros Juif », bien qu’intelligent et ayant le sens des
affaires, bien qu’ayant la capacité à se hisser dans l’échelle sociale et à faire fortune,
refuserait de se mêler au reste de la population240. Il faudra attendre les travaux de Joseph
Jacobs et Maurice Fishberg241 pour démontrer que le diabète est avant tout une maladie de
civilisation et non une maladie de race.
Les XXe et XXIe siècles : l’ultime identification au corps
Le XXe siècle est définitivement le siècle du corps ; il le traverse. Le corps est devenu la
clé de voûte d’interventions de toutes sortes — politique, sociale, médicale, culturelle,
économique — liées à la médecine, l’invalidité, le travail, la consommation, l’âge et
l’éthique. Le corps est désormais un terrain contesté où sont menées des luttes pour s’en
arroger le contrôle. Il suffit de penser à cette lutte systématique contre la prise de poids, à
cette volonté affirmée de modifier le corps selon ses propres désirs, à cette idée d’accéder
à une espérance de santé optimale, tant physique qu’intellectuelle, jusqu’à un âge très
avancé. L’émergence du corps comme vecteur de réalisation de soi se reflète également
dans la culture populaire avec les livres de croissance personnelle, les régimes miracles, la
chirurgie esthétique, la remise en forme, les médications censées retarder le vieillissement,
les aliments anticancer, la mode qui colle au corps, le moule, le met en évidence. Tout
concourt à faire du corps un outil d’émancipation personnelle flexible selon les désirs de
son propriétaire242.
Confronté à sa propre finitude, l’individu constate qu’il aurait peut-être dans son génome
une prédisposition à telle ou telle maladie. De leur côté, les nutritionnistes élargissent
constamment le spectre des aliments sains et malsains. Les recherches scientifiques
alignent des sommes impressionnantes de dangers potentiels pour la santé, parfois au
tréfonds même d’une protéine ou d’une quelconque molécule. Le corps est devenu
240 Gilman, S. L. (2013), op. cit., p. 110. 241 Jacobs, J., Fishberg, M. (1905-1926), « Diabetes mellitus », The Jewish Encyclopedia, New York : Funk
& Wagnalls, vol. 4, p. 553-556. 242 Malabou, C. (2014), L’être humain est plastique, pas flexible, Philosophie Magazine, n° 83.
92
réservoir de problèmes pouvant porter atteinte à la santé. Être sain se résumerait à n’avoir
aucune prédisposition à une quelconque maladie, d’où l’idée de dépistage. En matière de
tension artérielle, l’individu n’est plus « normotensif » s’il se situe dans le dernier quart de
l’échelle normative, mais « pré-hypertensif », même s’il ne manifeste aucun symptôme. La
notion de mode de vie, bon ou mauvais, définit maintenant la relation du sain au malsain.
Prévention de soi, dépistage, saine nutrition et pratiques sportives sont dorénavant les
passages obligés pour mettre à distance les dangers. Les campagnes de santé publiques
rappellent constamment à l’individu cette mise à distance, tout comme la fiche
nutritionnelle inscrite sur les emballages des aliments normalise cette mise à distance des
dangers en matière d’alimentation. Souscrire à l’utilisation de technologies médicales
personnelles (tensiomètre, cardiomètre, mesure de la glycémie, etc.) suppose que l’individu
est conscientisé à la prévention de soi. L’utilisation, à la maison, de détergents
antibactériens, l’élimination de tous les produits chimiques au profit de produits dits
écologiques sont des pratiques confirmées d’une prise de conscience personnelle face aux
dangers logés dans les moindres habitudes ou comportements. La mise à distance des
dangers est avant tout une purification de soi et de son environnement immédiat, l’idée
étant que les agissements adéquats de chacun profitent au collectif.
La normalisation des espaces, des comportements et des corps a changé de registre : c’est
l’aboutissement d’une logique de la prévention de soi amorcée au XIXe siècle, mais qui est
aussi rupture. Aboutissement, dans le sens où la pratique individuelle de prévention de soi
est plus que jamais à l’ordre du jour. Rupture, dans le sens où l’État n’a plus le rôle
disciplinaire du XIXe siècle, ni tout à fait le rôle protecteur du XXe siècle, d’où un
présupposé important : l’addition de toutes les pratiques individuelles de prévention de soi
conduirait à une protection collective généralisée nonobstant toutes autres considérations
de nature sociale. Ce changement de position n’est pas innocent : la santé est désormais du
total ressort de l’individu. Cette prévention se traduit dans la mise en pratique d’un mode
de vie sain adossé à trois piliers : dépistage, nutrition et activité physique.
Autrement, ce qui démarque sur le plan iconographique les XXe et XXIe siècles par
rapport aux siècles précédents, c’est que le corps n’est plus l’apanage de la simple peinture.
Ses supports de représentation sont dorénavant multiples : statues de cire, photographie,
93
rayons X, imagerie médicale, pornographie, cinéma, vidéo, publicité, journaux, magazines,
télévision, Internet, médias sociaux. Il ne s’agit plus de représenter le corps dans sa
morphologie et de le vêtir en fonction des circonstances et des contextes dans lesquels il
s’inscrit, mais bien de le présenter tel qu’il se présente, c’est-à-dire dans sa réalité la plus
quotidienne et la plus commune et ordinaire. En fait, « l’art du XXe siècle nous montre du
corps ce que les techniques de visualisation ont permis de voir les unes après les autres243. »
En matière vestimentaire, du début du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, c’est l’idée de
soustraire qui s’applique : il est exigé de la femme une exiguïté charnelle. La silhouette,
c’est-à-dire, le corps mince et svelte, s’impose. Norme incontournable, la silhouette, bien
que soumise de temps à autre à contestation par différents courants marginaux est
irrévocable. Même la révolution féministe des années 1970 n’aura pu empêcher son
avancée. Les magazines féminins continueront, imperturbables, à promouvoir cette
silhouette à affiner, car l’échec de l’apparence est peut-être aussi échec de l’identité, chose
impensable dans la société des XXe et XXIe siècles où dominent la légèreté, l’efficacité, la
performance, la mobilité, l’instantanéité et la fluidité.
La mode féminine de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1910, est faite pour augmenter le
volume des seins et élancer les reins. Elle est aussi recherche d’épuration des formes et
d’affinement progressif : « Une robe ne peut aller aujourd’hui que si elle est bien ajustée,
collante en un mot244. » Le corset, amincisseur par excellence, a encore de beaux jours
devant lui. En France, il s’en vend des millions chaque année245. Par contre, la décennie
1910 marque son déclin que Marcel Proust dépeint fort bien :
« Les coussins, le strapontin de l’affreuse tournure avaient disparu, ainsi que des corsages
à basques qui dépassaient la jupe et raidis [...] La verticale des effilés et la courbe des
ruches avaient cédé la place à l’inflexion d’un corps qui faisait palpiter la soie comme la
sirène bat l’onde et donnait à la percaline une expression humaine, maintenant qu’il
243 Michaud, Y. (2006), « Visualisations. Les corps et les arts visuels », in J.J. Courtine (ed), Histoire du
corps, tome 3, Les mutations du regard. Le XXe siècle, Paris : Seuil, coll. Points/Histoire, p. 431. 244 Le Caprice (1876), 1e juin, p. 9. 245 Avenel, G. (1902), Les mécanismes de la vie moderne, tome 4, Paris, p. 67.
94
s’était dégagé comme une forme organisée et vivante du long chaos et de
l’enveloppement des modes détrônées246. »
En 1925, la modiste américaine Jane Warren Well, dans la foulée d’une mode initiée par
tout un courant européen d’épurement des formes et de vêtements qui collent au corps,
dont Coco Chanel est la figure de proue, publie un fascicule intitulé Dress to Look Slender,
qui connaîtra un vif succès auprès des femmes nord-américaines. Sa préface rend bien
compte de cette tendance imposée par la nouvelle mode qui, pour le grand malheur des
femmes, révèle les moindres imperfections du corps, surtout les hanches et les bourrelets
de graisse :
« Le désir d’être attirante, de se sentir confiante, même si on n’est pas vêtue comme une
carte de mode, est propre à chaque femme. Avec la venue de la silhouette mince et svelte,
la femme ou la jeune fille dont le corps est en surpoids a un problème. Il faut savoir qu’il
n’est plus du tout à la mode de paraître grosse, et il est tout à fait normal de se sentir
coupable. Heureusement, il existe un moyen de faire en sorte d’être vêtue à la mode tout
en faisant des choix judicieux et en évitant de paraître grosse. [...] À vous toutes, qui avez
essayé des régimes qui n’ont rien donné, qui se sont découragées, tenez bon ! Lisez
chaque page de ce livre et appliquez-en les règles. Je vous garantis que vous retrouverez
votre confiance en vous et en votre apparence247. »
Il faut relever, dans cette préface de Jane Warren Well, quelques jalons structurants. Tout
d’abord, le sentiment de honte ou de culpabilité que procurent désormais les vêtements qui
collent au corps et avant tout conçus pour les femmes déjà minces. En réponse à cette
redéfinition de la mode et de la représentation du corps féminin des Années folles, certaines
entreprises de prêt-à-porter devront ajuster leurs patrons à toutes ces femmes qui ne
correspondent pas au modèle svelte et mince afin de proposer des vêtements qui avantagent
la ligne et la silhouette : « La femme éprise de mouvement et d’activité exige une élégance
appropriée, pleine de désinvolture et de liberté248. » Malgré tout, la mode est cruelle pour
ces femmes hors normes avec cette tendance vestimentaire à épouser de plus en plus
directement les lignes du corps. Non seulement la mode vise-t-elle à l’épurement, mais elle
246 Proust, M. (1962), À l’ombre des jeunes filles en fleur, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris : Gallimard,
p. 618. 247 Well, W. J. (1924), Dress to Look Slender, Scranton, Pennsylvania : Personal Arts Company. 248 Les Modes (1936).
95
vise aussi à l’élimination des contours — c’est la mode « à la garçonne », cheveux plus
courts, dégagement de la ceinture et du cou —, voire même à l’effacement mammaire : « Il
est plus joli que la robe suive les lignes du corps et dessine la silhouette sans
indiscrétion249. » La femme des décennies 1920 et 1930 est une ligne, une silhouette. Elle
ne vaut non plus seulement par sa minceur, mais par sa ligne. Et la ligne renvoie bien à la
notion même de silhouette du siècle précédent.
En 1913, c’est le président de la Housekeeper’s Cooperative de Pittsburgh, John
Flannery, qui s’en prend à la mode qui lui semble être uniquement conçue pour les femmes
minces : « Quelle chance a une femme plus corpulente face à cette mode ? Les femmes
minces et sveltes ont le monopole. [...] Qui a décrété que juste la peau et les os constituaient
un idéal de beauté ? Ceci a trop longtemps duré et doit immédiatement cesser250.» Dans la
foulée de cet appel lancé par l’homme d’affaires, les chroniques de mode des différents
journaux et magazines de l’époque présenteront alors à leurs lectrices des vêtements qui
leur permettront de paraître moins grosses. En 1915, une chronique parue dans le
Washington Post suggère plutôt aux femmes de manger moins, de faire plus d’exercice, et
« de laisser tomber tous ces régimes bidon pour perdre du poids et ces vêtements qui
prétendent amincir la taille251. » En 1916, l’ingénieur Alfred Malsin, en se fondant à la fois
sur les données statistiques nationales et sur plus de 200 000 relevés anthropométriques
fournis par une compagnie d’assurance, en vient à la conclusion que plus de 40 % des
femmes américaines seraient en excès de poids, soit 13 219 759. De ce 40 %, il évalue que
5 685 438 d’entre elles seraient en surpoids, alors que plus de 17 % de celles-ci seraient
obèses252.
En 1908, la ville de Chicago décide d’imposer des standards pour tous les hommes
désirant postuler un emploi à titre de policier ou de pompier. Par exemple, le poste de
policier exige désormais qu’un individu mesure entre 5 pieds 8 pouces et 6 pieds 5 pouces
pour des poids respectifs variant entre 150 et 250 livres. En fait, il est désormais convenu
que « l’obésité, la faiblesse musculaire et une mauvaise condition physique générale sont
249 Le Messager des modes (1910), p. 2. 250 Oakland Tribune (1913), Call to the fat, October 8. 251 Washington Post (1915), Thin dresses and fat dresses, March 28, p. D6. 252 Malsin, A. (1915), Science turns its attention to stout people, Washington Post, April 2, p. MT5.
96
des barrières insurmontables pour tout homme désireux de faire partie de cette élite253. »
En 1910, le commissaire de police Theodore Bingham du service de police de la ville de
New York démet de ses fonctions le capitaine William H. Hodgin pour cause d’obésité
excessive. Après avoir prouvé qu’il était capable, malgré son poids, de courir et de sauter
au même titre que ses collègues, ce dernier sera réinstauré dans ses fonctions254. En 1938,
le commissaire de police Lewis Valentine de la ville de New York déplore que « plusieurs
des postulants au poste de policier ont non seulement une moyenne d’âge variant entre 33
et 34 ans, mais surtout que plusieurs d’entre eux sont chauves et corpulents255. » Au
moment de leur assermentation, le commissaire les met en garde : « Nous ne voulons pas
vous voir prendre du poids trop rapidement, et mieux encore, pas du tout256 » [sans compter
que] « l’époque du policier rondouillard et à la moustache débordante est désormais chose
du passé257. »
En 1907, le quotidien Philadelphia Record relate qu’il est très difficile pour les hommes
en surpoids d’obtenir un emploi dans la fonction publique municipale de Philadelphie :
« Les employeurs des différents services de la ville considèrent que les hommes obèses
sont indolents et improductifs, alors que les employés plus minces sont débrouillards,
nerveux, énergiques et abattent 30 % plus de travail que leurs vis-à-vis en surpoids258. » En
1916, la ville de New York adopte certaines règles d’embauche et compartimente les
emplois en fonction du poids : la catégorie n° 1 autorise une certaine grosseur modérée
pour tous les emplois de bureau n’exigeant pas d’effort physique particulier ; la catégorie
n° 2 exige un minimum de souplesse et d’endurance physique, car l’employé se retrouve
souvent à l’extérieur, peut devoir marcher de longues distances, ou, à l’occasion, soulever
et transporter de faibles charges ; les catégories n° 3 et 4 incluent les gens qui doivent
effectuer des travaux manuels exigeants, les policiers et les pompiers. En sus de ces critères
physiques d’embauche, la ville de New York se réserve également le droit de ne pas
253 Garrison, W. W. (1908), Chicago has 5,000 police-men athletes, Kiowa County Press (Eads, Colorado),
October 30, p. 6. 254 Washington Post (2010), Bingham sued for 100,000 $, June 4, p. 4. 255 New York Times (1938), Valentine prefers educated rookies, December 20, p. 36. 256 New York Times (1939), New policemen warned on obesity, March 10, p. 25. 257 Idem. p. 25. 258 Los Angeles Times (1907), Fat men and jobs, October 27, sec. 2, p. 4.
97
embaucher tout individu ayant des problèmes de consommation d’alcool, ou de drogue, ou
atteint d’un cancer ou de la tuberculose259.
En 1923, dans leur combat contre l’obésité, certaines villes suédoises envisagent
sérieusement d’imposer une taxe tant aux hommes qu’aux femmes pesant plus de 200
livres, ainsi qu’une surtaxe pour tous ceux pesant plus de 300 livres260. L’argument avancé
par les autorités de la petite municipalité de Gutenberg ira dans le sens suivant :
« les citoyens obèses, à cause de leur poids, soumettent les infrastructures de la ville —
trottoirs, pavés, ponts — à une usure plus grande que la normale. Ils consomment plus
d’eau que la moyenne et brisent, en s’assoyant, les bancs publics, ainsi que les chaises
des musées et des bibliothèques [...] Leurs plaintes constantes à propos de la chaleur et
de bien d’autres choses qui les indisposent font d’eux une nuisance publique. […] Ils ne
paient que le tarif normalement exigé pour une personne de poids normal lorsqu’ils
utilisent les services des transports publics. Ils dégradent l’aspect esthétique de la ville et
laissent aux visiteurs une mauvaise impression261. »
Un parallèle intéressant est ici à faire avec la situation actuelle en regard de certaines
compagnies aériennes qui imposent une surtaxe aux gens obèses qui occupent deux sièges,
et également certaines municipalités, comme la ville de New York, qui cherchent à imposer
une surtaxe sur les aliments jugés malsains pour la santé. En somme, ce qui importe, ce
n’est pas tant l’idée de faire payer plus cher l’utilisation de certains services aux gens qui
sont en excès de poids, mais bien de montrer que le poids excessif est socialement
inacceptable et que tout individu en surpoids doit être personnellement tenu responsable
de sa condition. Autrement dit, si un individu ne veut pas payer de surtaxes, il n’a qu’à
normaliser son corps. Toujours dans le même ordre d’idées, en 1935, l’hebdomadaire
Berlinois Judenkenter propose d’imposer une surtaxe à tous ces gens obèses qui n’ont
définitivement pas leur place dans la nouvelle Allemagne. Certaines exemptions seraient
toutefois accordées aux gens qui feraient la preuve que leur condition est due à une maladie
ou que toute perte de poids serait nuisible à leur santé. Les Juifs se verraient imposer une
taxe dix-sept fois supérieure à celles des Allemands de souche, car « il est statistiquement
259 Nebraska Lincoln Daily News (1916), No jobs for fat men there, July 1, p. 4. 260 New York Times (1923), Taxing the Fat, February 1, p. Opinion. 261 Utah Ogden Standard Examiner (1923), To tax every pound you weigh over 200, February 18.
98
démontré que le niveau de vie des Juifs est en moyenne dix-sept fois supérieur à celui de
l’aryen moyen262. »
En 1930, les dirigeants de la Commission scolaire de New York se retrouvent au cœur
d’une controverse qui défraie les manchettes en refusant non seulement d’accorder à
l’enseignante Rose Freistater un statut de professeur permanent parce qu’elle dépasse de
30 livres le poids maximal déterminé par la Commission de l’éducation de l’État de New
York, mais aussi parce que sa condition est « un modèle d’hygiène inacceptable pour les
enfants263. » Rebutée, Rose Freistater attaque en justice la Commission scolaire et soutient
que les standards actuariels du système de pension de l’État (120 à 150 livres pour une
personne mesurant 5 pieds 2 pouces comme elle) sont discriminatoires. En fait, l’argument
principal évoqué par la Commission scolaire prétend que « les gens en surpoids ont un taux
de décès prématurés plus élevé que les gens de poids normal, sont plus souvent absents et
sont également moins efficaces au travail. [...] L’espérance de vie de ces gens étant plus
réduite constitue un problème pour la pérennité du fonds de pension collectif264. » Malgré
toutes ses démarches, malgré une perte de poids de plus de 30 livres, de 182 à 152 livres,
Rose Freistater se verra définitivement refuser, en 1936, un certificat permanent
d’enseignement.
Aux États-Unis, au cours des premières décennies du XXe siècle, le regard porté sur
l’obèse est différencié : autant le gros ou le gras personnage représente dans certains cas
un état désirable, autant la minceur est de plus en plus privilégiée. Un état désirable, dans
le sens où les gens de pouvoir qui sont gras et replets sont réputés être joviaux, sages, d’une
nature équitable et mesurée. En 1909, le Washington Post265 souligne à quel point les gens
qui détiennent des postes clés dans la société ont tendance à être gros et cite à cet égard des
personnages politiques célèbres pour appuyer son argument : Armand Fallières (1841-
1931), président de la France de 1906 à 1913 ; la reine Victoria et le roi Édouard, le tsar
Alexandre III et la reine Catherine II de Russie. Un état désirable, parce que les épouses
262 Washington Post (1935), Editor of Nazi paper urges fat folk tax, December 14, p. 9. 263 New York Times (1935), City holds woman to fat to teach, July 16, p. 21. 264 Idem., p. 21. 265 Washington Post (1909), Most Rulers Have Tendacy to Fat, January 24, p. E4.
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des gros hommes qui ont réussi ont tendance à être à la fois grosses et heureuses. Et pour
le journaliste, la raison de leur bonheur s’explique par une simple adéquation :
« Les femmes des hommes qui ont réussi sont grosses parce qu’elles n’ont pas à se
préoccuper du loyer à payer le mois prochain, ni à se demander s’il y aura quelque chose
sur la table, ni à savoir si les enfants auront quelque chose de décent à se mettre sur le
dos. Les gens qui prennent en pitié les grosses femmes font tout simplement preuve
d’ignorance : les femmes qui se plaignent de leur grosseur se rendent elles-mêmes
malheureuses, alors qu’elles devraient être parmi les femmes les plus heureuses de la
terre266. »
L’adéquation est ici établie entre le fait d’être grosse et le bonheur : les femmes heureuses
sont celles qui n’auraient pas de problèmes d’ordre financier et qui engraisseraient sous le
seul effet du bonheur. Un état désirable également, parce que les plus grands écrivains sont
gros, très gros ou obèses — Balzac, Alexandre Dumas père, Sainte-Beuve, Eugène Sue,
Jules Gabriel Janin, Victor Hugo, Théophile Gauthier, Émile Zola, Rossini, Lord Byron,
Georges Sand, Madame de Stael —, état qui serait lié à leur intelligence267. Il serait de bon
ton de devenir gros ou même très gros pour atteindre cet état de génie. À l’inverse, tout un
courant articulé autour de la silhouette émerge : « Même les grands de ce monde ne peuvent
se soustraire aux diktats de la mode qui décrètent que tous les hommes et toutes les femmes
doivent faire preuve de contenance268 » rapporte un journal du Colorado tout en précisant
que « la graisse est désormais considérée comme une indiscrétion, voire un crime. Seuls
les gens bornés veulent être gros et de moins en moins de gens valorisent la corpulence
[surtout] que même les caricaturistes l’associent désormais au capitaliste type269. »
Toujours dans le même ordre d’idées et en matière de jugement moral, le San Antonio
Daily Light rapporte que « les gens obèses ont moins d’énergie que les gens plus
minces270 », sans compter qu’ils sont
266 Oakland Tribune (1907), Grow prosperous : fatten your wife, Oakland Tribune, January 4, p. 14. 267 Washington Post (1914), Corpulence and Genious, March 25, p. 6. 268 Akron Weekly Pioneer Press / Colorado (1914), Fat men unpopular now, April 17, p. 6. 269 Idem. 270 Brooklyn Eagle (1887), The fat and the lean, April 1, p. 2.
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« plus conservateurs, qu’ils ont également une pensée d’une autre époque. Ils sont
prudents et ont une aversion particulière pour les nouvelles expériences. Ils n’adoptent
rien qui n’ait été préalablement testé et vérifié. [...] Ils ne sont pas enclins à faire plus que
ce qui leur est demandé, sauf manger et dormir. [...] Ils sont régulés comme des horloges
dans leurs habitudes, surtout lorsque vient le temps du dîner. Autrement, ils ne sont
jamais pressés271. »
En fait, les premières décennies du XXe siècle ont déjà installé les repères et les balises
pour les décennies à venir qui travailleront le corps et définiront de nouvelles normes
sociales de représentation : le niveau d’alarme épidémique ; l’abondance alimentaire ; les
diktats de la mode ; la minceur comme idéal de beauté ; manger moins ; faire plus
d’exercice ; le manque de volonté. Il est clair que la stigmatisation de l’obèse n’est pas
seulement de l’ordre privé, mais qu’elle s’expose aussi publiquement dans les journaux.
Cette exposition médiatique est significative et indique vraisemblablement un
renversement graduel des valeurs envers la graisse, alors que deux visions de celle-ci
cohabitent encore.
Au milieu du XXe siècle, les Nord-Américains se sédentarisent, s’inscrivent dans une
société d’abondance, sont pris dans un cycle incessant d’absorption et d’élimination, tant
sur le plan alimentaire qu’économique. L’autodiscipline, la contenance et la gouvernance
de soi, l’activité physique et la remise en forme, la sueur et les calories brûlées à marcher,
courir, jogger et pédaler se révèlent dès lors des pratiques en miroir, similaires et inversées
de remplissage des chariots de supermarchés et d’incorporation de nourriture.
Conséquemment, l’ensemble du XXe siècle correspond à la fois à une montée de l’obésité
et à une volonté affirmée de vouloir contrôler cette même obésité. Mais plus encore, le XXe
siècle marque deux moments particuliers : (i) ce n’est plus seulement le très gros et l’obèse
qui sont visés par cette démarche de régulation et de normalisation du corps, mais tout
individu présentant des apparences de surpoids ; (ii) avec la Framingham Study, ce n’est
plus seulement la graisse qui envahit le corps qui préoccupe, mais bien la graisse désormais
identifiée comme facteur de risque : le cholestérol. La graisse, sous toutes ses formes,
devient l’ennemi à combattre. Conséquemment, ce qui est mince devient le maître mot : la
271 San Antonio Dalily Light (1888), Indebted to our fat men, November 2.
101
minceur du corps — la force, le muscle et la découpe pour l’homme, la finesse de la taille
et de la silhouette pour la femme — et l’aliment allégé — viandes maigres, yaourt sans
gras, lait écrémé, etc. Du coup, le corps obèse, tant féminin que masculin, est travaillé par
de nouvelles normes et représentations.
Quelques constats
À la suite de ce qui a été énoncé dans ce chapitre, il est possible de relever cinq constantes
qui ont systématiquement traversé les époques : (i) le gouvernement de soi (contenance de
soi, gouvernance de soi) ; (ii) le corps de justes proportions ; (iii) la possibilité de travailler
le corps et de le refaçonner à travers l’activité physique et l’alimentation ; (iv) la minceur
pour la femme ; (v) la stigmatisation du corps en excès de poids sous différentes formes —
iconographie, railleries, vocabulaire, manque de volonté, vêtements. Ces cinq constantes
constitueront l’assise des interventions à déployer sur le corps en excès de poids pour le
rendre plus conforme à un certain modèle de corporéité.
Certains jalons structurants, de la Renaissance jusqu’à aujourd’hui, appuyés sur l’assise
que forment les cinq constantes qui traversent les époques, vont définir en quelque sorte la
nature des interventions à déployer sur le corps en excès de poids. Tout d’abord, le XVIIe
siècle opère le passage du statut d’être un corps à celui d’avoir un corps dont l’individu est
individuellement et socialement responsable à travers les traités de civilités. Le XVIIIe
siècle rend l’individu autonome, architecte de sa vie et maître de son destin, devenant
responsable de tout ce qu’il fait et de ce qu’il se fait à lui-même : s’il prend trop de poids,
s’il perd ses facultés génésiques, il n’a qu’à s’en prendre à lui-même, car il est en défaut de
gouvernement de soi — c’est la crainte de la dégénérescence de la race. Le XIXe siècle,
pour sa part, marque des jalons importants à travers la quantification de soi : la mesure du
poids (pèse-personne, IMC), la mode et le miroir rendront l’individu maître et esclave de
son image des pieds à la tête. La Muscular Christianity marquera, chez l’homme, une
rupture du gros ventre comme signe d’aisance sociale. L’homme à la découpe musclée et
virile deviendra progressivement le modèle de l’aisance sociale, c’est-à-dire celui qui a les
revenus nécessaires pour accéder à une alimentation équilibrée et de qualité. Avec la
montée du complexe agroalimentaire au XXe siècle et l’augmentation générale du niveau
102
de vie, un déplacement significatif s’opère : la graisse se déplace depuis les classes les
mieux nanties vers la classe moyenne et les classes moins favorisées. Avec la montée des
essais cliniques randomisés à grande échelle, la notion de facteur de risque prend forme :
le corps est devenu un vecteur de menaces, d’incertitudes et de peurs, le corps peut trahir.
À l’aune de cette idée, l’obésité deviendra un facteur de risque précurseur d’une kyrielle
de problèmes métaboliques. Un autre déplacement significatif intervient dans la foulée de
la notion du facteur de risque : ce n’est plus seulement le fait d’être en surpoids excessif
qui est un facteur de risque, mais le fait d’être en simple surpoids, ou bien de consommer
des aliments trop riches en graisses saturées. En somme le déplacement de la graisse
s’effectue depuis celle qui s’affiche dans le corps vers celle qui se cache insidieusement
dans les aliments qui pose désormais problème.
Ces constantes qui traversent les époques et ces jalons structurants qui définissent la
nature des interventions à déployer sur le corps en excès de poids n’expliquent pas pour
autant la nature du même du discours de la lutte contre l’obésité tel qu’il se présente
actuellement. Autrement dit, ces constantes et ces jalons expliquent comment s’est
structurée la représentation sociale du corps obèse et des interventions à déployer celui-ci,
mais n’expliquent pas pour autant les conditions d’émergence de cette lutte systématique
contre l’obésité. D’autres facteurs doivent vraisemblablement entrer en ligne de compte
qui sont peut-être d’ordre structurel dans les pays développés. Les deux prochains chapitres
tenteront de mettre en lumière ce phénomène.
103
Chapitre 2
L’infrastructure sociale, économique et politique de la prise de poids
Le premier chapitre a permis de dégager une constante qui traverse toutes les époques et
qui fédère l’ensemble des actions à déployer sur le corps pour lui éviter la prise de poids :
la contenance de soi et la gouvernance de soi. Une adéquation a dès lors été établie voulant
que la minceur corresponde à l’idée du corps en santé. À l’aune de cette suggestion de la
minceur, la représentation sociale du corps obèse s’est structurée autour du défaut de la
contenance de soi et de la gouvernance de soi. Le regard social porté sur l’obèse suggère
alors un individu oisif, paresseux et manquant de volonté, incapable de gouverner ses
appétits et ses comportements. Ces adéquations simplistes, pourtant socialement ancrées,
font l’économie rapide d’une réalité d’un tout autre ordre, à savoir, qu’il est impossible de
prendre du poids s’il n’y a pas une infrastructure qui encourage cette même prise de
poids272. Le présent chapitre tentera de voir comment la prise de poids, au cours du dernier
siècle, s’est socialement, économiquement et politiquement inscrite dans une infrastructure
de la prise poids constituée par le complexe agroalimentaire, l’espace bâti et le type
d’emploi occupé. En fait, il s’agira de voir comment cette infrastructure de la prise de poids
est un défi constant posé à la contenance de soi et à la gouvernance de soi.
Afin de bien comprendre en quoi consiste l’infrastructure de la prise de poids, c’est la
notion de « contexte » proposée par Boudon qui sera utilisée. Tout d’abord, les
caractéristiques données d’un contexte doivent être empiriquement observables273. Partant
de là, l’analyse historique, factuelle et descriptive de l’ensemble des éléments qui ont
contribué à la mise en place de l’infrastructure de la prise de poids (observation empirique)
devra conduire à mettre en lumière le défi posé à la contenance de soi et à la gouvernance
de soi (construction d’un discours normatif274). Pour reprendre Boudon, il s’agit, dans un
premier temps, de révéler les « systèmes d’interdépendances » (complexe agroalimentaire,
272 Stanton, K. R., Acs, Z. J. (2005), op. cit. 273 Boudon, R. (2014), « What is context ? », in Soziologie und Sozialpsychologie, Kölner Zeitschrit, ed.,
suppl. 66, p. 17-45 [17]. 274 Idem., p. 32.
104
industrie de la restauration rapide, industrie de la perte de poids, santé publique, médecine,
publicité) où les comportements et les rôles sociaux ne sont pas définis a priori. Dans un
deuxième temps, il s’agit de révéler les « systèmes fonctionnels » qui font en sorte que
l’individu a de « bonnes raisons d’agir » de façon à prendre du poids (attentes,
comportements, attitudes). Ces deux types de systèmes, « systèmes d’interdépendances »
et « systèmes fonctionnels » forment ce que Boudon nomme un « système d’interactions »,
c’est-à-dire, un contexte social dans lequel est engagée l’action de l’individu (rôle social).
Ce faisant, Boudon postule non seulement la liberté stratégique des individus dans une
situation sociale donnée refusant tout déterminisme a priori — ce qui n’excluent pas pour
autant que les individus ne soient pas influencés dans leur action par la structure sociale
dans laquelle ils évoluent —, mais il met aussi en évidence « la puissance de l’analyse
contextuelle275 ».
La mondialisation de l’alimentation
Depuis la fin du XVe siècle, l’expansion coloniale européenne outre-Atlantique et le
développement du capitalisme ont non seulement systématiquement remodelé les régimes
alimentaires à travers le monde, mais ont également modifié en profondeur la relation de
l’homme à l’agriculture. Les puissances impériales européennes ont provoqué des
changements écologiques radicaux, tant en Afrique qu’en Amérique, en déportant des
millions d’esclaves africains et en les implantant sur de nouvelles terres pour les cultiver.
Disposant dès lors de grandes quantités de produits agricoles à écouler, les Européens ont
créé, à l’échelle de la planète, des filières complexes et extrêmement efficaces de
production, de distribution et de mise en marché. Ces nouvelles chaînes
d’approvisionnement mondialisées ont contribué à l’introduction de nouveaux aliments,
dont le maïs, la pomme de terre et le sucre, et entraîné par le fait même des changements
dans les pratiques alimentaires et dans les structures culturelles du goût, tant en Europe, au
Moyen-Orient, qu’en Asie276.
275 Boudon, R. (2014), op. cit. 276 Earle, R. (2000), « The Columbian Exchange », in The Oxford Handbook of Food History, Jeffrey M.
Pilcher (ed), Oxford : Oxford University Press, p. 342.
105
Premier cas, le maïs, devenu au fil du temps un aliment de base pour des millions
d’Africains réduits en esclavage entre le XVIe et le XIXe siècle, s’est révélé si efficace sur
le plan énergétique et nutritif en Europe, en Afrique et en Asie277, qu’il s’est rapidement
imposé comme aliment de subsistance essentiel pour les classes populaires. D’ailleurs, les
données présentées dans l’atlas d’André Rémond du XVIIIe siècle montrent comment le
maïs et la pomme de terre, dans les régions de la France contiguës aux grands ports de mer,
ont effectivement contribué à améliorer la santé des gens et à augmenter leur espérance de
vie, alors que les régions de l’intérieur des terres en ont beaucoup moins bénéficié278. Un
phénomène similaire s’est également produit en Angleterre aux XVIe, XVIIe et XVIIIe
siècles, alors que l’introduction de la culture du maïs et de la pomme de terre dans les
communautés proches des grands centres d’échanges commerciaux (East Anglia, East
Kent) a provoqué à la fois une croissance commerciale importante et le développement
d’une solide expertise dans le commerce des produits agricoles. À l’inverse, les villages et
les communautés éloignées des grands centres d’échanges commerciaux (Devon,
Cumberland, Westmoreland, Northumberland), qui n’avaient pas adopté les nouvelles
cultures, ont périclité279.
La pomme de terre illustre non seulement comment l’introduction d’un nouvel aliment
est en mesure de bouleverser des pratiques alimentaires déjà bien établies, mais aussi
comment la mondialisation d’une culture maraîchère crée de nouveaux marchés et de
nouvelles opportunités d’affaires. D’une part, sans l’introduction de la pomme de terre en
Europe, il aurait été impossible, selon le spécialiste américain des questions énergétiques
Arnulf Grübler, de nourrir une population de plus de huit millions d’habitants, alors en
pleine expansion démographique280 : il aurait peut-être même été impossible de garantir
l’apport énergétique minimal quotidien. Et les chiffres tendent à donner raison à Grübler,
car dès 1793, en France, la culture de la pomme de terre occupait déjà plus 30 000 hectares,
avait bondi, en 1815, à plus de 350 000 hectares, à 983 000 en 1835 et à plus de 1,5 million
277 Idem., p. 350. 278 Braudel, F. (1992), Civilization and Capitalism, 15th-18th Century: The perspective of the world,
Berkeley : University of California Press, p. 340. 279 Wallerstein, I. ([1974] 2011), The Modern World-System I: Capitalist Agriculture and the Origins of the
European World-Economy in the Sixteenth Century, Berkeley : University of California Press, p. 110-111. 280 Grübler, A. (1998), Technology and Global Change, Cambridge : Cambridge University Press, p. 139.
106
en 1900281. Dès le début du XIXe siècle, plus de la moitié des terres cultivables d’Irlande
étaient dédiées à sa culture. D’autre part, la pomme de terre a été exportée partout sur la
planète. L’anthropologue allemand Berthold Laufer (1874-1934) signale son introduction
en Afrique par les missions chrétiennes à la fin du XVIIe siècle sous forme de petites
plantations282. On la trouve également en 1675 en Inde283 et dans la province du Yunnan
en Chine dès 1745284. Elle arrive aux Philippines en 1594285 avec les Espagnols et en
Indonésie à la fin du XVIIIe siècle avec les Hollandais. Elle est introduite en 1773 en
Nouvelle-Zélande lors du second voyage de James Cook286. Les Français et les Anglais
l’apportent en Océanie287. Tous les Européens contribueront, tout au cours de la période
coloniale, à l’extension de l’aire géographique de la pomme de terre et à faire de celle-ci
l’un des principaux aliments de base du régime des paysans et des classes défavorisées288.
Pour l’anthropologue Sydney Mintz289, le sucre, consommation de nantis à l’origine, est
emblématique de cette transformation des pratiques alimentaires. Intimement lié à
l’expansion coloniale occidentale, aux réseaux de production, de consommation et de
pouvoir, le sucre a eu un impact majeur à l’échelle planétaire, non seulement sur les
pratiques alimentaires, mais aussi sur les façons de faire du commerce. Mintz suggère
même que l’exceptionnel appétit des Anglais pour le sucre s’explique avant tout par une
convergence de pressions provenant de plusieurs groupes influents de la société britannique
intéressés à en diffuser la consommation dans les classes populaires. En effet, c’est à partir
de 1850, en Angleterre, que le sucre devient l’aliment des pauvres, alors qu’il est
281 Rousselle, R., Robert, Y., Crosnier, J. C. (1996), La pomme de terre : production, amélioration, ennemis
et maladies, utilisations, Paris : Éditions Quae, p. 44. 282 Laufer, B. (1938), « The American plant migration, Partie 1, The Potato », Anthropological Series, vol.
28, n° 1. 283 Gopal, L., Srivastava, V. K. (2008), History of Agriculture in India, Up to C. 1200 A.D., New Delhi :
Center for studies in civilizations, p. 150. 284 Gitomer, C. S. (1996), Potato and Sweetpotato in China: Systems, Constraints, and Potential, Beijing :
Chinese Academy of Agricultural Sciences, p. 7. 285 Woolfe, J. A. (1992), Sweet Potato: An Untapped Food Resource, Cambridge: Cambridge University
Press, p. 16. 286 Rhodes, R.F. (2001), « A Fantastik Voyage », in C. Graves (ed), The Potato Treasure of the Andes: From
Agriculture to Culture, p. 143. 287 Lebot, V. (2009), « Tropical Root and Tuber Crops: Cassava, Sweet Potato, Yams and Aroids », Crop
Production Science in Horticulture, n° 17, p. 195. 288 Rousselle, R., Robert, Y., Crosnier, J. C. (1996), op. cit., p. 44. 289 Mintz, S. (1991), Sucre blanc, misère noire. Le goût et le pouvoir, Paris : Nathan.
107
graduellement intégré aux repas et ajouté au pain. La mélasse connaît un franc succès
auprès de la classe ouvrière, et à partir des années 1880, la confiture, fabriquée
industriellement, devient une des bases de l’alimentation populaire, transformant ainsi des
pratiques alimentaires séculaires290.
Autrement, l’exploitation industrielle des fruits en provenance des pays du Sud, pour sa
part, n’a pas été sans conséquence. Hormis les conditions de travail souvent dures et
pénibles dans les plantations, les entreprises exploitantes ont été dans l’obligation, pour
écouler leurs produits, de procéder à une transformation des goûts dans les pays situés dans
l’hémisphère nord. La United Fruit Company, entreprise américaine fondée en 1899, mieux
connue aujourd’hui sous le nom corporatif de Chiquita Brands International, a connu un
succès commercial sans précédent avec la banane. Introduite comme fruit exotique à la fin
du XIXe siècle, ce n’est qu’au début des années 1920 que la banane, à travers une campagne
publicitaire agressive dédiée aux maîtresses du foyer, investit de façon massive le marché
nord-américain : elle devient rapidement un aliment de base du régime alimentaire nord-
américain. La Hawaiian Pineapple Company, fondée en 1851 par James Dole, aujourd’hui
connue sous le nom corporatif de Dole Food Company, ouvre non seulement la première
plantation d’ananas, mais innove tout particulièrement en mettant au point des procédés
industriels de culture et d’emballage de fruits, tant pour l’ananas, que la banane et les noix.
Pour pénétrer le marché américain, la Hawaiian Pineapple Company, au début du XXe
siècle, proposera des publicités qui renverront au public des images de forêts luxuriantes,
de soleil et de plages. La machine marketing de la distribution alimentaire était déjà sur sa
lancée.
Au-delà de toutes ces considérations historiques, ce qui intéresse au premier chef, c’est
que ces trois aliments à haute valeur énergétique — maïs, pomme de terre, sucre —,
exportés partout sur la planète par les empires coloniaux de l’époque, sont encore
aujourd’hui au cœur de la stratégie du complexe agroalimentaire ; ils sont même plus
présents que jamais. En fait, la pomme de terre frite, dont on retrouve une première recette
290 McMichael, P. (2004), « Global development and the corporate food regime », The Sociology of Global
Development, XI World Congress of Rural Sociology, Trondheim, July.
108
chez Diderot en 1778291, deviendra, au XXe siècle, avec le hamburger, l’emblème même
de la malbouffe. Le sucre, pour sa part, se retrouvera en quantités considérables dans les
sodas, investira toute une gamme d’aliments transformés et préparés. Le maïs, transformé
en fructose, ajouté à certains aliments, sera soupçonné d’être un facteur important de la
prise de poids292. Autrement dit, avant la Révolution industrielle, l’Europe a réussi, par
l’intermédiaire de son vaste réseau maritime et par ses pratiques commerciales, à investir
l’ensemble des marchés avec ces trois aliments qui ont contribué à modifier les pratiques
alimentaires existantes, parfois même à se substituer à certains aliments de base. Avec la
Révolution industrielle, le complexe agroalimentaire nord-américain et européen, alors en
pleine gestation, s’est saisi de ces trois aliments à haute valeur énergétique, les a
transformés, les a adaptés et les a diffusés et redistribués à grande échelle. La boucle
alimentaire énergétique était dès lors bouclée. Par la suite, le XXe siècle consolidera
l’emprise commerciale du maïs, de la pomme de terre et du sucre, tandis que le XXIe siècle
en affinera les stratégies de distribution, de publicité et de vente.
La montée du complexe agroalimentaire
Avec l’arrivée des grandes industries au milieu du XIXe siècle, avec la migration des
paysans vers les villes, avec la nécessité de disposer d’une main-d’œuvre de plus en plus
abondante, il y a aussi eu nécessité de disposer de procédés de fabrication alimentaire à
grande échelle qui ont fait basculer l’équilibre du pouvoir agricole depuis les petits
producteurs au profit du complexe agroalimentaire naissant. Dans cet effort sans précédent
de standardisation des aliments transformés et manufacturés, le complexe agroalimentaire
a non seulement su répondre aux demandes des Américains, mais aussi à celles de plusieurs
pays industrialisés tout au cours du XXe siècle. C’est à partir du milieu du XIXe siècle, aux
États-Unis, que naît le complexe agroalimentaire. Composé de cinq grands secteurs —
l’agro-industrie d’amont, l’industrie de transformation de la matière première, l’industrie
de la transformation alimentaire, l’industrie de la distribution alimentaire, l’industrie de la
291 Diderot (1778), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome 34,
Paris : Pellet, p. 381. 292 Campbell, E., Schlappal, A., Geller, E., Castonguay, T. W. (2014), « Fructose-Induced
Hypertriglyceridimia: A review », in R. R. Watson (ed), Nutrition in the Prevention and Treatment of
Abdominal Obesity, p. 197-206 [197].
109
restauration rapide —, le complexe agroalimentaire, par son seul poids économique,
transformera les pratiques alimentaires et uniformisera certaines structures culturelles du
goût, de la même façon que le commerce du maïs, du sucre et de la pomme de terre l’avaient
fait avant la Révolution industrielle. Ainsi, le Big Mac, qui sera consommé à Paris aura le
même goût que celui consommé à New York ou Beijing. Les céréales vendues par Kellog
seront l’ordinaire du petit déjeuner, autant des anglais, que des canadiens, des américains,
des italiens et des français. En somme, le goût s’est universalisé, uniformisé et démocratisé
par le seul fait du poids économique et financier du complexe agroalimentaire et de sa
capacité à investir une multitude de niches alimentaires.
L’agro-industrie d’amont est composée de quatre secteurs, tous dominés par de grandes
entreprises : (i) machines agricoles : Massey Ferguson, International Harvester, John
Deere, Renault, Fiat ; (ii) semences : Monsanto, Cargill, Dreyfus ; (iii) produits chimiques :
Monsanto, Ciba, Bayer, Dupont, Geigy, Dow Chemical, BASF, ICI ; (iv) alimentation
animale : Ralston Purina, Cargill, CPC, Anderson-Clayton, Spillers. C’est la convergence
des efforts commerciaux de toutes ces firmes qui, au cours des cent dernières années, a
conduit aux transformations importantes qui ont eu lieu dans ce secteur dont : la mise au
point de variétés de semences à haut rendement ; le transfert de variétés Nord/Sud qui ont
révolutionné une partie des agricultures, tant en Asie qu’en Amérique Latine ; la mise en
place d’un système agricole intensif en capital à haute productivité de travail293.
Les industries du secteur agroalimentaire se sont spécialisées dans la transformation de
la matière première294. La General Mills, fondée en 1856, s’accapare tout d’abord du
marché de la farine, du marché des céréales consommées au petit déjeuner et du marché
des soupes en canne. La H.J. Heinz Company, fondée en 1869, inonde rapidement le
marché, au début du XXe siècle, d’une multitude de produits, dont le célèbre Ketchup
Heinz, les condiments et les légumineuses. Dès ses tout débuts, en 1901, la Fremont
Canning Company propose différents produits en canne, dont les poix, les haricots, les
fruits et les légumes produits par des fermiers locaux. Son produit phare, le Gerber Baby,
lancé en 1928 — nourriture pour bébé commercialisé dans de petits pots de verre —,
293 Hugon, P. (1998), « L'industrie agro-alimentaire. Analyse en termes de filières », Tiers-Monde, tome 29,
n° 115, p. 686. 294 Goldberg, R. A. (1957), A concept of Agribusinesss, Boston : Harvard University.
110
connaît un véritable succès qui ne se démentira pas au fil des années et que l’on retrouve
encore aujourd’hui sur les tablettes des supermarchés. Dès sa fondation en 1906, la société
Kellogg s’impose rapidement dans le marché des céréales consommées au petit déjeuner,
tout comme dans celui des biscuits et des craquelins. En 1911, l’entreprise Proctor &
Gamble commercialise la célèbre graisse Crisco, un shortening fait d’huiles végétales, qui
facilitera grandement la tâche des cuisinières pour confectionner tartes et autres pâtisseries
feuilletées. La Coca-Cola Company, au tournant du XXe siècle, investit littéralement le
marché de la boisson gazeuse avec son produit vedette Coca-Cola et se diversifie par la
suite dans une multitude de breuvages, dont les jus Minute Maid. En 1948, la société suisse
Nestlé lance aux États-Unis le Nestlé Quick, poudre chocolatée, qui gagnera rapidement le
marché du petit déjeuner. Ce secteur est actuellement dominé par neuf grands groupes.
Nestlé pour la nutrition infantile, les chocolats, les confiseries, les produits surgelés, les
glaces, les produits laitiers frais et l’eau embouteillée. Unilever, pour les glaces, les
condiments, et la margarine. La Kraft Foods, pour le chocolat et les produits de confiserie,
le café, la biscuiterie, la boulangerie industrielle et la fabrication de fromages. La Tyson
Foods, pour les produits à base de viande fraîche ou réfrigérée, essentiellement du bœuf,
du poulet et du porc. Danone, pour les produits laitiers, l’eau minérale et la nutrition
infantile. La Coca-Cola Company pour les sodas et les jus de fruits, et Pepsico pour les
sodas, les croustilles et les céréales. Finalement, le géant brésilien JBS pour les produits
dérivés à base de viandes, Anheuser-Busch pour la bière, et Mars Inc. pour le chocolat et
les produits de confiserie, l’alimentation pour animaux de compagnie, le riz et les plats
préparés.
L’industrie de la transformation alimentaire se divise en trois grands secteurs : la
première transformation (lait, viande, sucre, farine, huiles et graisses, fruits et légumes, jus
et conserves) ; la seconde transformation (boulangerie, produits dérivés de la viande,
aliments pour animaux, confiserie, produits laitiers) ; la troisième transformation (produits
surgelés, produits laitiers très transformés, céréales pour petit déjeuner, boissons non
alcoolisées, cafés instantanés, brasserie, ingrédients alimentaires, aliments pour
nourrissons et animaux domestiques). Le processus d’industrialisation et
d’internationalisation de ce secteur a conduit à d’importantes innovations, dont « les
transports et l’emballage, la longue conservation, la chaîne du froid, l’irradiation des
111
denrées périssables, la normalisation à des fins sanitaires, de forts gains de productivité sur
l’énergie et les matières premières295. » De plus, la constante création sans cesse renouvelée
de nouveaux produits est au cœur même de sa stratégie commerciale dans le but de
conserver ses parts de marché. Pour sa part, la filière biologique a particulièrement innové
et a connu, partout dans le monde, une rapide croissance. Ses ventes ont excédé les 50
milliards de dollars en 2008, soit le double du total de 25 milliards de dollars enregistré en
2003296-297. Comme la demande pour les produits biologiques au sein des nations du G-7 a
dépassé la capacité de production intérieure de ces mêmes pays, ce qui a donné lieu à une
pénurie dorénavant comblée par les importations, les gains les plus importants en matière
de production d’aliments biologiques ont été obtenus dans les pays en développement, dont
le marché intérieur de la consommation pour ces produits est très faible298. En somme, la
consommation pour les produits biologiques s’est surtout concentrée dans les pays
industrialisés les plus riches, alors que la production de ceux-ci s’est mondialisée. Au total,
cette nouvelle dynamique permet dès lors à l’industrie de cibler de nouveaux
consommateurs dans les économies émergentes299 qui cherchent à s’alimenter comme les
nord-américains et les européens, et au discours de la saine alimentation de conforter sa
position dans les pays industrialisés.
La montée de l’industrie de la restauration rapide a profondément modifié le paysage
alimentaire nord-américain. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’essentiel de la
classe moyenne et de la banlieue se constitue, le rythme économique s’accélère, tout
comme les cadences de travail. Le transport par automobile s’intensifie depuis la banlieue
vers le centre-ville et vice-versa, réduisant d’autant le temps disponible autrefois réservé à
d’autres activités. Dans un tel contexte, la restauration rapide trouve naturellement sa place
où l’automobile est devenue reine et bénéficie d’un espace tout à elle, le service-au-volant.
Les géants de la restauration rapide entrent en scène et ils le font sur le mode industriel en
295 Hugon, P. (1998), op. cit. 296 Service d'exportation agroalimentaire (2010), Produits biologiques. Vue d'ensemble du marché, Bureau
des marchés internationaux, Canada, Novembre. 297 Par le passé, l'industrie des aliments biologiques était fondée spécifiquement sur les fruits et légumes frais,
et bien que les fruits et légumes biologiques connaissent toujours la plus forte croissance au niveau des ventes,
l'industrie offre maintenant de nombreux produits manufacturés à valeur ajoutée (OTA, 2010). 298 Organic Monitor (2006). Research News. 299 Mintel Global New Products Database (2011).
112
adoptant l’idée de « la cuisine comme une chaîne d’assemblage et le cuisinier comme un
technicien remplaçable à volonté300. » Le concept, énoncé en 1936 par Walter Anderson
de la société américaine White Castle, la première véritable chaîne de restauration rapide
à s’être installée aux États-Unis, servira de base à ce qui deviendra par la suite le modèle
de production de l’ensemble de l’industrie de la restauration rapide.
Fondée en 1940 et ayant standardisée ses produits dès 1948, la chaîne McDonald’s se
positionne rapidement dans le marché des hamburgers, cheeseburgers, sandwiches au
poulet, pommes de terre frites, petits déjeuners, sodas, milk-shakes et desserts. En 2012,
l’entreprise était présente dans plus de 119 pays, possédait plus de 34 000 points de vente,
employait plus de 1,8 millions de personnes et dégageait un chiffre d’affaire annuel de près
de 26,56 milliards de dollars (US). En 1953, est fondée la société Insta Burger King, qui
sera renommée un an plus tard Burger King. À remarquer dans le premier libellé de
l’entreprise le mot « Insta » pour « instantané ». Dès son entrée sur le marché de la
restauration rapide, elle occupe le même espace alimentaire que la société McDonald’s. En
2012, l’entreprise était implantée dans plus de 73 pays, possédait plus de 12 700 points de
vente et dégageait un chiffre d’affaire annuel de plus de 1,97 milliards de dollars (USD).
Dans le segment de marché de la volaille, la société Kentucky Fried Chicken (KFC) se
distingue tout particulièrement. Fondée par Harlam Sanders pendant la Grande Dépression,
le petit restaurant situé à la croisée des chemins dans la ville de Corbin aux États-Unis
propose à ses clients des repas à base de poulet frit, et surtout, à un prix abordable dans le
contexte économique de l’époque. Sanders saisit rapidement tout le potentiel derrière le
poulet frit et décide de proposer des franchises. La première est ouverte en 1952 en Utah
et connaît un franc succès301. Non seulement Sanders démarque-t-il son entreprise du
traditionnel hamburger en investissant la restauration rapide avec le poulet, mais il se
positionne lui-même comme une marque de commerce en tant que tel sous le nom de
« Colonel Sanders », tout comme avec sa célèbre recette secrète composée de « onze épices
et fines herbes ». En 2012, KFC se positionnait comme la deuxième plus grande chaîne de
300 Jansz, M. (1994), The Big Bite Book of Burgers, New York : Smithmark Pub. 301 Smith, A. F. (2009), The Oxford Companion to American Food and Drink, Ocford : Oxford University
Press.
113
restauration rapide à l’échelle planétaire avec plus de 18 000 points de vente, plus de
190 000 employés et des revenus annuels de plus de 15 milliards de dollars (USD).
Dans le segment de marché des produits laitiers transformés, le premier restaurant Dairy
Queen ouvre ses portes en 1940 à Joliet en Illinois. Sa spécialité : crème glacée, crème
molle, milk-shakes, smoothies, sundaes. C’est au cours des années 1950 à 1960, que le
restaurant Dairy Queen deviendra à la fois une icône culturelle et un lieu de socialisation
où se rassemblaient les jeunes gens du Midwest américain et des États du sud. En 2010, la
société était présente dans plus de 19 pays, avec plus de 5 700 points de vente.
De plus, dans un contexte élargi de libéralisation et de mondialisation des marchés302, il
est pertinent de constater que plusieurs économies émergentes se retrouvent de plus en plus
dans la même situation que les sociétés nord-américaines et européennes : la nourriture
dense en énergie a la cote303. Selon l’OMS, en 2010, le monde comptait plus de 42 millions
d’enfants en surpoids, dont près de 35 millions vivaient dans les pays en voie de
développement304. Et pour l’OMS, les principales causes de l’augmentation de l’obésité
infantile se trouvent dans un changement de régime alimentaire combiné à une
consommation accrue d’aliments énergétiques riches en graisses et en sucres, mais pauvres
en vitamines, minéraux et autres micronutriments sains, et à une tendance à la diminution
de l’activité physique305. À titre d’exemple, en 2012, McDonald’s disposait de plus de
1 500 restaurants en Chine contre 4 600 (600 autres à venir) pour KFC306. En Amérique
latine, en 2011, McDonald’s possédait plus de 1 757 restaurants, faisant ainsi du continent
sud-américain sa deuxième plus grosse franchise, représentant plus de 5% de ses ventes
globales307. La société YUM!, et sa filiale Tricon Global Restaurants, propriétaire de KFC,
Pizza Hut et Taco Bell, établie au Mexique depuis 1996, a connu une croissance soutenue :
en l’espace de seulement quatre ans, son chiffre d’affaires a atteint plus de 200 millions de
302 La croissance du complexe agroalimentaire est intimement liée à la mondialisation. 303 Chopra, M., Darnton-Hill, I. (2004), « Tobacco and obesity epidemics : not so different after all ? »,
British Medical of Medicine, vol. 328, June, p. 1559. 304 OMS (2012), Surpoids et obésité de l'enfant, Stratégie mondiale pour l'alimentation, l'exercice physique
et la santé. 305 OMS (2012), Alimentation et exercice physique : une priorité de santé publique, Stratégie mondiale pour
l'alimentation, l'exercice physique et la santé. 306 Patton. L. (2012), McDonald’s Sales Drop in Asia Signals Fast-Food Slowdown, Bloomberg, June 11. 307 Gold, D.H. (2011), Arcos Dorados Shows Appetite For Growth, Investor Business Daily, August 29.
114
dollars (US). Pour la seule année 2008, sa division KFC, avec plus de 350 restaurants et
avec plus de 21 % des parts de marché, a vendu plus de 25 millions de poulets. L’Amérique
latine est son marché le plus dynamique308, venant tout juste derrière la Chine309.
Phénomène intéressant, malgré la récession économique, les ventes de la restauration
rapide, dans toute l’Amérique latine, tout secteurs confondus, ont explosé depuis 2008310.
Les économistes attribuent en bonne partie ce succès en Amérique latine à des changements
importants dans la donne économique et démographique : la concentration croissante de la
population dans les milieux urbains, l’augmentation du niveau de vie, la mise en place
d’une véritable classe moyenne, l’arrivée en force des femmes sur le marché du travail311.
Au vu de tels chiffres et constatations d’économistes, toute la question du choix alimentaire
relève peut-être aussi de facteurs indirectement liés à l’aliment lui-même. En somme, en
l’espace de deux décennies, le spectre alimentaire de la restauration rapide américaine, qui
ne fait appel ni aux fruits ni aux légumes, a été complété : la viande rouge, le poulet, les
produits à base de lait, et finalement la pizza, avec pâte, fromage et charcuterie.
Le poids économique et social du complexe agroalimentaire
Àtout bien consiréer, le complexe agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide
représentent, à eux seuls, deux poids lourds de l’alimentation. Par exemple, la province de
Québec, en Canada, avec plus de 8 millions d’habitants, est un cas de figure intéressant en
soi. Une étude, commandée en 2009 par l’Union des producteurs agricoles du Québec, a
démontré que les investissements dans le secteur agricole et de la transformation
alimentaire ont généré plus d’emplois et de retombées économiques pour le même montant
investi que dans l’industrie de la construction, de l’extraction minière, du pétrole et du
gaz312. Toujours selon cette étude, la production et la transformation des produits agricoles
ont généré, en 2007, plus de 174 000 emplois directs et indirects au Québec et entraîné des
308 YUM! Brands (2012), Form 10-K, Annual Report, Filing Date Feb 21. 309 Patton. L. (2012), op. cit. 310 Idem. 311 Just-Food (2001), Latin America: Lifestyle changes driving fastfood expansion, July 26. 312 Doyon, M., Olar, M., Jacques, L.S., Nolet, J., LeBreton, M. (2009), Retombées économiques de
l’agriculture pour le Québec et ses régions : rapport Final, Québec : Eco Ressources Consultants.
115
retombées économiques de plus de 13 milliards de dollars. À l’échelle d’une seule
province, la chose n’est pas banale.
En comparaison, en France, dans un pays de plus de 66 millions d’habitants, le complexe
agroalimentaire revendique la première position de tous les secteurs industriels confondus
avec un chiffre d’affaires de plus de 150 milliards d’euros, regroupant plus de 10 000
entreprises qui emploient plus de 400 000 salariés313. Le complexe agroalimentaire français
se concentre surtout sur la transformation de produits de l’agriculture et de la pêche en
aliments et boissons pour l’homme ou l’animal. Dans la chaîne de valeur, les industries
alimentaires françaises sont situées entre des producteurs ou des importateurs de matières
premières agricoles et des réseaux de distribution qui alimentent le marché de
consommation finale.
Finalement, dans un pays de plus de 317 millions d’habitants, le cas des États-Unis est
tout à fait particulier. Le complexe agroalimentaire y occupe toutes les niches : depuis la
machinerie agricole, les semences, la production agricole, ainsi que la production bovine
et porcine, en passant par l’industrie de la transformation de la matière première et
l’industrie de la transformation alimentaire, jusqu’à la distribution alimentaire et la
restauration rapide. Premièrement, plus du sixième des emplois, aux États-Unis, est lié au
complexe agroalimentaire314. Deuxièmement, les producteurs agricoles, à eux seuls, ont
généré des ventes de l’ordre de plus de 297 milliards de dollars315, soit une augmentation
de 48 % par rapport à 2002. Troisièmement, les États-Unis exportent environ 30 % de leur
production agricole316. Quatrièmement, le secteur de la transformation alimentaire, à lui
seul, en 2010, a généré des profits de l’ordre de 9,95 billions de dollars317. Cinquièmement,
avec plus de 300 000 restaurants et plus de 3,9 millions employés, l’industrie de la
restauration rapide, dont la principale caractéristique repose sur l’uniformisation de
l’aménagement des lieux, de l’expérience, de la confection, des ingrédients et des goûts, le
313 PIPAME (2012), Enjeux et perspectives des industries agroalimentaires face à la volatilité du prix des
matières premières, étude réalisée par Deloitte Conseil et GCL Développement Durable, p. 11. 314 USDA (2007), National Agricultural Statistics Service, Census of Agriculture, March 15th. 315 U.S. Census Bureau (2011), Statistical Abstract of the United State, Agriculture, section 17, September
27th. 316 USDA (2007), Frequently Asked Questions About Agricultural Trade, Foreign Agricultural Service. 317 USDA (2010), Economic Research Service, FAQs.
116
tout articulé autour du concept de la franchise, a généré un chiffre d’affaires de l’ordre de
199,4 milliards de dollars en 2013, soit une augmentation de plus de 69 milliards par
rapport à 2002318.
Au vu de ces chiffres, il est plausible d’admettre que la capacité du complexe
agroalimentaire et de l’industrie de la restauration rapide à influer sur les pratiques
alimentaires n’est pas anodine et qu’elle a un impact bien réel et mesurable. Comme
l’illustre ce tableau, la consommation alimentaire mondiale semble bel et bien évoluer et
concorder dans ce sens pour une bonne part avec les produits proposés par le complexe
agroalimentaire.
Tableau 1 — Catégories d’aliments par région qui ont connu la plus forte croissance de 2012 à 2013
Europe Amérique du Nord Asie-Pacifique EEMEA319 Amérique latine
Soupes
surgelées : 25%
Boissons
énergisantes / pour
sportifs : 52%
Fines herbes / épices :
33%
Croustilles à base
de céréales : 137%
Boissons prêtes-à-
boire : 75%
Boissons
énergisantes /
pour sportifs :
24%
Œufs : 28% Graisses / huiles à
fritures : 29%
Boissons
énergisantes / pour
sportifs : 66%
Aliments frais en
bouchées : 33%
Fruits surgelés :
24%
Boissons prêtes-à-
boire : 20%
Mélanges de
fruits/noix/graines :
28%
Boissons prêtes-à-
boire : 58%
Légumes et
surgelés :33%
Jus de fruits /
légumes
surgelés : 13%
Produits laitiers /
succédanés du lait :
11%
Boissons
probiotiques :28%
Infusions d’herbes /
de fruits : 45%
Beurre / succédanés
de beurre : 32%
Œufs : 12% Eau 10% Croustilles à base de
légumes : 25%
Trempettes : 42% Tartinades sucrées :
29%
Source : FCC-FAC (2011), « L’évolution de la consommation alimentaire », À la fine pointe : Les tendances de la
consommation, 12 avril, p. 10.
Une telle croissance de certains types de produits et une telle prépondérance de l’offre
alimentaire ne peuvent qu’avoir des impacts importants sur la construction des pratiques
alimentaires. Le prochain tableau, répertoriant les 20 aliments les plus prisés par les
Américains, brosse un portrait tout à fait éclairant à ce sujet, puisque se retrouvent, dans
les dix premières positions, des aliments denses en énergie : collations sucrées à base de
318 Statista (2014), Revenue of the fast food restaurant industry in the U.S. from 2002 to 2013 (in billion U.S.
dollars), The Statisical Portal. 319 Europe de l'Est, Moyen-Orient, Afrique.
117
céréales, sodas et boissons énergétiques, pizzas, pâtes alimentaires, desserts à base de lait,
céréales prêtes à manger.
Tableau 2 — Les 20 aliments les plus consommés aux États-Unis par groupes d’âges
Rang Tous âges confondus
Moyenne de 2 157 calories par
jour
Enfants et adolescents : 2-18
ans
Moyenne de 2 027 calories par
jour
Adultes : 19 ans et +
Moyenne de 2 199 calories par jour
1 Collations à base de céréales ou
barres tendres (138 cal.)
Collations à base de céréales
(138 cal)
Collations à base de céréales ou
barres tendres (138 cal)
2 Pain blanc enrichi (129 cal.) Pizza (136 cal.) Pain blanc enrichi (134 cal.)
3 Poulet et mets à base de poulet
(121 cal.)
Sodas, boissons énergétiques,
breuvages sportifs (118 cal.)
Poulet et mets à base de poulet (123
cal.)
4 Sodas, boissons énergétiques,
breuvages sportifs (114 cal.) Pain blanc enrichi (114 cal.)
Sodas, boissons énergétiques,
breuvages sportifs (112 cal.)
5 Pizza (98 cal.) Poulet et mets à base de poulet
(113 cal.) Breuvages alcoolisés (106 cal.)
6 Breuvages alcoolisés (82 cal.) Pâtes alimentaires (91 cal.) Pizza (86 cal.)
7 Pâtes alimentaires (81 cal.) Lait réduit en matières grasses
(85 cal.) Tortillas, burritos, tacos (86 cal.)
8 Tortillas, burritos, tacos (80
cal.) Desserts à base de lait (76 cal.) Pâtes alimentaires (78 cal.)
9 Viandes rouges (64 cal.) Croustilles de pommes de terre
ou de maïs (70 cal.) Viandes rouges (71 cal.)
10 Desserts à base de lait (62 cal.) Céréales prêtes à manger (55
cal.) Desserts à base de lait (69 cal.)
11 Croustilles de pommes de terre
ou de maïs (56 cal.)
Tortillas, burritos, tacos (63
cal.) Hamburgers (53 cal.)
12 Hamburgers (53 cal.) Lait entier (60 cal.) Fromage (51 cal.)
13 Lait réduit en matières grasses
(51 cal.) Confiseries (56 cal.)
Croustilles de pommes de terre ou
de maïs (51 cal.)
14 Fromage (49 cal.) Breuvages aux fruits (55 cal.) Saucisses, bacon, côtes levées (49
cal.)
15 Céréales prêtes à manger (49
cal.) Hamburgers (55 cal.) Noix, graines et mélanges (47 cal.)
16 Saucisses, bacon, côtes levées
(49 cal.)
Pommes de terre frites (52
cal.) Pommes de terre frites (46 cal.)
17 Pommes de terre frites (48 cal.) Saucisses, bacon, côtes levées
47( cal.) Céréales prêtes à manger (44 cal.)
18 Confiseries (47 cal.) Fromage (43 cal.) Confiseries (44 cal.)
19 Noix, graines et mélanges (42
cal.) Viandes rouges (43 cal.)
Œufs et préparations à base d’œufs
(42 cal.)
20 Œufs et préparations à base
d’œufs (39 cal.)
Jus de fruits à 100%, excluant
jus d’orange (35 cal.) Riz et mets à base de riz (41 cal.)
Source : U.S.D.A. (2010), Dietary Guidelines for Americans, 2010, p. 12
Mais, ce qui est intéressant à plus d’un égard, c’est de constater que les produits de type
collation à base de céréales figurent en bonne position dans le lot des aliments à valeur
118
énergétique élevée. Et il y a forcément des raisons à cet engouement. Le fait de constater
que les céréales et leurs dérivés entrent dans la catégorie des aliments les plus prisés par
les Américains, que les sodas s’octroient la quatrième position dans ce classement, que les
produits à base de lait, les hamburgers, les frites et les pizzas se positionnent favorablement,
alors que les fruits et les légumes occupent une place moins prépondérante, dénote peut-
être qu’un tel type de spectre alimentaire généralisé à toute une nation n’arrive pas ex
nihilo.
L’espace bâti
L’espace bâti dans lequel circule le corps comporte trois grands cercles concentriques :
le voisinage immédiat, l’arrondissement, et à une échelle plus large, la ville dans son
ensemble320. Cet espace est constitué de bâtiments commerciaux et industriels, sportifs et
éducationnels, hospitaliers et résidentiels, de rues et de routes, de trottoirs et de pistes
cyclables, de circuits dédiés au transport en commun, de parcs urbains et de mobiliers
urbains, d’aménagements paysagers et de prestations artistiques urbaines321. Afin de saisir
au mieux possible comment le corps se connecte aux espaces qu’il traverse et qu’il
fréquente, il faut surtout tenir compte de son voisinage immédiat, c’est-à-dire, le milieu qui
est le plus susceptible d’influer sur son comportement et plus spécifiquement sur les façons
qu’il a de s’alimenter et de bouger. Cinq critères permettent de définir la nature du lien qui
connecte le corps à l’ensemble de tous les éléments de l’espace bâti : la densité et
l’intensité, le zonage, la connectivité routière, la dimension des rues, l’aménagement
paysager.
La densité et l’intensité renvoient à la quantité d’activité dans un espace donné : nombre
de personnes, de ménages et d’emplois322. Il est possible de mesurer cette densité et cette
320 Handy, S. L., Boarnet, R., Killingsworth, R. E. (2002), « How the built environment affects physical
activity : views form urban planning », American Journal of Preventive Medicine, vol. 23, n° 2, p. 64-73. 321 Frank, L. D., Engelke, P.O., Schmidt, T. L. (2003), Health and community design : The impact of the built
environment on physical activity, Washington D.C. : Island Press. 322 Frumkin, H., Frank, L., Jackson, R. (2004), Urban sprawl and public health : Designing, planning, and
building for healthy communities, Washington D.C. : Island Press.
119
intensité en fonction du nombre de personnes et d’emplois dans un kilomètre carré, ou dans
un quartier, ou dans un arrondissement, ou dans un comté électoral323.
Le zonage renvoie à l’aménagement même d’une section du territoire global et de ce qui
la compose : quartiers résidentiels, bureaux d’affaires, industries, magasins, restaurants,
parcs urbains, aménagements sportifs et récréatifs, écoles, hôpitaux, installations
culturelles324. Par exemple, la ville de Québec est l’exemple d’une ville aux zonages bien
définis. Il y a le centre-ville qui mélange l’habitation résidentielle avec les commerces, les
bureaux d’affaires, les parcs urbains, les écoles, les hôpitaux, les restaurants, les cinémas,
les théâtres, etc. Il y a les quartiers contigus au centre-ville, qui mélangent l’habitation
résidentielle avec des commerces, des parcs industriels, des écoles, des hôpitaux et des
restaurants. Il y a les banlieues, essentiellement résidentielles, qui renvoient en périphérie
les centres-commerciaux et autres commerces.
La connectivité routière renvoie au nombre de connexions existantes entre rues,
boulevards, routes et autoroutes dans un espace donné325. Elle détermine non seulement
comment s’effectue le transport des gens et des biens entre un point A et un point B, mais
détermine également vers quels lieux converge cette connectivité326. Par exemple, dans la
ville de Québec, cette connectivité est conçue de façon à conduire les gens vers deux grands
points de convergence : le centre-ville où sont situés le siège du parlement, les principales
places d’affaires et les principales institutions culturelles ; l’arrondissement de Sainte-Foy
où sont situés les principales institutions d’enseignement supérieur — université et collèges
—, les principaux centres commerciaux, plusieurs places d’affaires et plusieurs complexes
hôteliers. Les rues des banlieues, à faible connectivité, sont conçues de façon à diriger les
gens vers les grands boulevards, ou bien, directement vers les quatre grandes autoroutes
situées dans l’axe nord-sud qui mènent toutes aux deux points de convergence de la ville :
le centre-ville et l’arrondissement de Ste-Foy. Autre caractéristique de la connectivité, plus
323 Idem. 324 Idem. 325 Idem. 326 Handy, S. L., Boarnet, R., Killingsworth, R. E. (2002), op. cit.
120
on se dirige vers les points de convergence depuis les banlieues tout en transitant par les
quartiers contigus aux points de convergence, plus la connectivité entre rues augmente.
La dimension des rues renvoie à la distance des bâtiments par rapport à la rue et à la
hauteur de ces mêmes bâtiments par rapport à la rue327. En fait, la hauteur des bâtiments et
leur distance par rapport à la rue ont un impact majeur sur l’aménagement de l’espace
devant ces mêmes bâtiments. Autrement dit, plus l’espace entre les bâtiments et la rue est
large, plus il est possible d’aménager à la fois trottoir et piste cyclable, favorisant de facto
le transport actif — marche, vélo, skateboard328. Au-delà de son aspect strictement
utilitaire, le transport actif s’est vu conférer une fonction santé en se fondant sur un constat
bien précis, la sédentarité :
« Les avancées technologiques du XXe siècle ont passablement diminué les exigences
physiques liées aux tâches domestiques, au travail et au transport et, pour un pourcentage
important de la population, l’activité physique de loisir est devenue l’avenue privilégiée
pour le maintien d’un niveau suffisant d’activité physique tout au long de la vie329. »
Le corollaire à ce constat suggère que l’aménagement urbain favorise la dépendance à
l’automobile et que cette dépendance engendre un mode de vie sédentaire. Autrement dit,
l’activité physique de loisir doit faire le passage à une activité physique utilitaire, car les
statistiques semblent confirmer que ce passage est non seulement désirable, mais qu’il est
devenu essentiel. Dans les secteurs où plus de 95 % des gens vont en voiture au travail,
54 % de la population affiche un excès de poids330. Chaque tranche supplémentaire de 60
minutes par jour passée en voiture, aussi bien comme conducteur que passager, correspond
à une hausse de 6 % de la probabilité d’être obèse331. Chaque kilomètre parcouru à pied
sur une base quotidienne est associé à une diminution de presque 5 % de la probabilité
327 Idem. 328 Agence de la santé publique du Canada (2002), Unité des modes de vie sains : qu’est-ce que le transport
actif ?. 329 Nolin , B., Hamel, D. (2008), L’état du Québec 2009, tout ce qu’il faut savoir sur le Québec d’aujourd’hui,
sous la direction de Miriam Fahmy, Institut du Nouveau Monde, Éditions Fides. 330 Direction de la santé publique de Montréal (2006), Le transport urbain, une question de santé, Rapport
annuel 2006 sur la santé de la population montréalaise, Agence de la santé et des services sociaux de
Montréal, Québec. 331 Idem.
121
d’être obèse332. En 2008, une étude menée à Montréal et Trois-Rivières par le Groupe Ville
et mobilité démontrait que seulement 30 % des écoliers québécois marchaient pour se
rendre à l’école333, alors qu’en 1971, selon Kino-Québec, environ 80 % des enfants
canadiens de 7 à 8 ans le faisaient. Partant de là, il y aurait obligation à agir.
Dans les banlieues, la largeur des rues est déterminante pour favoriser ou non la marche.
Une rue trop large et sans trottoir invite les automobilistes à conduire plus rapidement, ce
qui n’incite pas les résidents à marcher, alors que des rues plus étroites forcent les
automobilistes à diminuer de beaucoup leur vitesse, incitant d’autant les résidents à y
prendre des marches. Finalement, l’aménagement paysager renvoie à l’aspect esthétique
de l’espace : architecture, mobilier urbain, propreté, entretien, présence d’arbres et de
fleurs, espaces verts, parcs urbains334. Il a été démontré que l’aspect esthétique joue un rôle
important pour inciter les gens à fréquenter et occuper l’espace public : les gens qui vivent
dans les milieux où l’aménagement paysager incite à l’activité physique ont un indice de
masse corporelle moins élevé que dans les quartiers moins bien aménagés335.
Il est plausible d’envisager l’idée que la densité et l’intensité, le zonage, la connectivité
routière, la dimension des rues et l’aménagement paysager contribuent ou non à la prise de
poids. Par exemple, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs pays industrialisés,
avec l’augmentation du niveau de vie, la consolidation de la classe moyenne et l’arrivée
massive de l’automobile, ont créé les banlieues. Qui dit banlieue, dit aussi un certain type
d’aménagement du territoire où l’offre de transport collectif, de pistes cyclables, de
trottoirs, de parcs et de terrains de jeux est plus réduite qu’au centre-ville. L’évolution de
cet environnement, tout au cours des soixante dernières années, selon différentes études336,
aurait été marquée par un déclin généralisé de l’activité physique et de la dépense
énergétique. Encore là, tout comme pour la question de l’alimentation en tant que facteur
obésogène, l’espace bâti s’inscrit dans un contexte plus global où la faible densité
332 Idem. 333 Université de Montréal (2008), 70 % des écoliers ne marchent pas pour se rendre à l’école,
Nouvelle@UdeM, 3 décembre. 334 Frumkin, H., Frank, L., Jackson, R. (2004), op. cit. 335 Idem. 336 Berrigan, D., Troiano, R. (2002), « The association between urban form and physical activity in U.S.
adults », American Journal of Preventive Medicine, vol. 23, n° 2s, p. 74-79.
122
d’occupation, la faible connectivité entre les rues, le manque de trottoirs et le manque de
parcs et de terrains de jeux contribueraient au déclin de l’activité physique et à une
augmentation de la prise de poids, ce qu’illustre fort bien ce tableau.
Tableau 3 — Taxonomie des problématiques liées au milieu urbain en lien avec la prise de poids
Problématiques Facteurs de risques Impacts potentiels
Aménagement du
territoire
• Fermeture d’usines et perte
d’emplois
• Proximité d’industries polluantes
• Manque de supermarchés
• Édifices abandonnés
• Terrains vacants
• Allongement des déplacements, réduction de
la marche
• Pollution décourage les activités extérieures
• Plus difficile d’accéder à une saine
alimentation
• Réduit la densité et augmente la criminalité
• Augmente la criminalité et décourage la
marche
Infrastructures,
maintenance et services
• Trottoirs et arbres en bordure des
rues
• Éclairage
• Transport en commun
• Un manque de trottoirs décourage la marche.
• La peur de la criminalité empêche les gens de
sortir.
• L’accès réduit au transport en commun incite à
conduire
Environnement social • Pauvreté et inégalité des revenus
• Ségrégation raciale
• Criminalité
• Les secteurs démunis manquent
d’investissements
• Empêche d’accéder aux prêts financiers
• Résulte en une diminution de l’activité
physique
Source : Lopez, P.R., Hynes, H.P. (2006), « Obesity, physical activity, and the urban environment: public health
research needs », Environmental Health, vol. 5, n° 25.
Paradoxalement, comparés aux résidents des banlieues, ceux des centres-villes ont
généralement un taux d’obésité et d’inactivité plus élevé, malgré un voisinage plus dense,
malgré une excellente connectivité entre les rues, malgré une profusion de trottoirs, malgré
la présence de parcs urbains337. Il est plausible de penser que ce paradoxe s’inscrit dans la
complexité même de l’aménagement du territoire et des politiques qui l’accompagnent. Par
exemple, dans les banlieues, une plus faible densité d’occupation du territoire est
généralement liée à des réglementations de zonage plus restrictives, alors que dans les
centres-villes, elle est généralement le résultat de la baisse des investissements, des
commerces qui migrent vers les centres commerciaux et la désaffection de certains édifices
finalement laissés à l’abandon338. À bien y regarder, le phénomène suggère que des causes
337 Srivivasan, S, Liam, R., Dearry, A. (2003), « Creating Healthy Communities, Healthy Homes, Healthy
People : Initiating a Research Agenda on the Built Environment and Public Health », American Journal of
Public Health, vol. 93, n° 9, pp. 1446-1450. 338 Kuo, F. E. (2001), « Coping with Poverty: Impacts of Environment and Attention in the Inner City »,
Environment and Behavior, January, vol. 33 n° 1, p. 5-34.
123
différentes peuvent conduire à des résultats similaires, et c’est là que se situe peut-être toute
la complexité du problème de l’espace bâti en lien avec la prise de poids.
Plusieurs études339 ont démontré qu’il y aurait non seulement un lien entre l’expansion
de l’étalement urbain et l’augmentation de l’obésité340, mais qu’il y aurait également une
relation avec la diminution de la pratique de l’activité physique341-342. Certains chercheurs
considèrent également que le design même de la majorité des banlieues nord-américaines
— faible présence de trottoirs, de pistes cyclables, de parcs et de terrains de jeux —
contribuerait à la prise de poids, tant chez les enfants que chez les adultes. À l’inverse, une
meilleure répartition de l’aménagement encouragerait la marche et l’activité physique343.
Les études tendent également à démontrer que les gens qui vivent près des parcs ont plus
tendance à les fréquenter et qu’ils sont par conséquent plus physiquement actifs que ceux
qui n’y ont pas accès344. De plus, il semblerait qu’un aménagement du territoire combinant
commerces, industries et quartiers résidentiels contribuerait également à la pratique de
l’activité physique345, alors qu’un aménagement strictement constitué de quartiers
résidentiels aurait l’effet inverse346. Finalement, la structure même de l’espace bâti serait
susceptible d’affecter la nature même du lien social, soit en restreignant ou en stimulant la
motivation à entrer en contact avec les autres347.
339 Berringan, D., Troiano, R. P. (2002), op. cit. 340 Ewing, R. et al. (2003), « Relationship Between Urban Sprawl and Physical Activity, Obesity, and
Morbitdity », American Journal of Health Promotion, vol. 18, n° 1, p. 47-57. 341 Idem. 342 Lopez, R. (2004), « Urban sprawl and risk for being overweight or obese », American Journal of Public
Health, vol. 94, n° 9, p. 1574-1579. 343 Berrigan, D., Troiano, R. (2002), op. cit. 344 Giles-Corti, B., Giles-Corti, R. (2002), « The relative influence of individual, social and physical
environment determinants of physical activity », Social Science and Medicine, vol. 54, p. 1793-1812. 345 Frank, L., Schmid. T., et al. (2005), « Linking objectively measured physical activity with objectively
measured urban form: findings from SMARTRAQ », American Journal of Preventive Medicine, vol. 28,
suppl. 2, p. 117-125. 346 Cervero, R., Duncan, M. (2003), « Walking, bicycling, and urban landscapes: evidence from the San
Francisco Bay Area », American Journal of Public Health, vol. 93, n° 9, p. 1478-1483. 347 Freeman, L, (2001), « The effects of sprawl on neighborhood social ties. An explanatory analysis »,
Journal of the American Planning Association, vol. 67, n° 1, p. 69-77.
124
Dans cet espace bâti, différentes études ont identifié quatre types d’environnements
susceptibles de favoriser la prise de poids : le micro-environnement, le méso-
environnement, l’exo-environnement et le macro-environnement348.
Le micro-environnement correspond au quotidien de la vie : le milieu de travail, les
installations récréatives, la maison, le centre commercial, l’épicerie, les moyens de
transport, l’école, etc. Les aliments disponibles dans ce micro-environnement contribuent
à la constitution d’un certain type de régime alimentaire. Par exemple, en obligeant les
cafétérias des écoles à modifier leur offre alimentaire pour une alimentation plus saine,
moins grasse et moins calorique, certains étudiants ont déserté les cafétérias pour les
établissements de restauration rapide situés à proximité des écoles. Le voisinage immédiat
du lieu d’habitation est un autre micro-environnement qui contribue ou non à la prise de
poids. Les gens qui vivent à proximité de parcs urbains bien aménagés, de rues comportant
des trottoirs et des espaces cyclables, de rues agrémentées d’arbres et de verdure où la
circulation automobile est grandement réduite, ont moins de chance de prendre du poids
que ceux vivant dans des environnements ne comportant pas ces avantages349. De plus, la
proximité d’une épicerie ou d’un supermarché qui offre une large variété de produits frais
à prix abordables est susceptible d’amener les gens à cuisiner plutôt qu’à consommer des
aliments déjà préparés, transformés ou surgelés350. Autrement dit, le micro-environnement
a une influence directe sur les choix alimentaires effectués et contribue ainsi à la prise de
poids.
Le méso-environnement est ce lien qui connecte l’ensemble de tous les micros-
environnements de l’ensemble de tous les individus351. Il est constitué des environnements
physiques fréquentés par un individu et de toutes les interactions qui peuvent y survenir —
toutes expériences partagées par l’ensemble de ceux qui s’y trouvent. Par exemple, se
348 Spence, J. C., Lee, R. E. (2003), « Toward a comprehensive model of physical activity », Psychology
Sport Exercice, vol. 4, n° 1, p. 7-24. 349 Giles-Corti, B., Donovan, R. J. (2003), « Relatives influences of individual, social environmental, and
physical environmental correlates of walking », American Journal of Public Health, vol. 93, n° 9, p. 1583-
1589. 350 Morland, K., Wing, S., Diez-Roux, A. (2002), « The contextual effect of the local food environment on
residents’ diet : The atherosclerosis risk in communities study », American Journal of Public Health, vol. 92,
n° 11, p. 1761-1767. 351 Spence, J. C., Lee, R. E. (2003), op. cit.
125
déplacer de la maison vers le travail représente un méso-environnement. C’est le lien qui
connecte le corps à un micro-environnement précis : l’automobile, les transports en
commun, le vélo, la marche. Autrement dit, chaque micro-environnement auquel le corps
est connecté a un impact direct et/ou indirect sur la prise de poids. Si quelqu’un se rend au
travail en voiture et passe en moyenne deux heures par jour entre l’aller et le retour, il se
trouve de facto dans une situation qui l’empêche non seulement d’être physiquement actif
pendant plus de deux heures, mais l’empêche également d’avoir du temps pour cuisiner,
faire ses courses, participer à un loisir et avoir des relations sociales enrichissantes — tous
des facteurs susceptibles de contribuer à la prise de poids352. L’enquête américaine
Continuing Survey of Food Intake de l’USDA353 a bien démontré cette connexion en
fonction de l’heure de la journée, du milieu fréquenté et de l’emploi occupé. En fait, de
1977 à 1998, les Américains ont de plus en plus délaissé le repas du midi pris à la maison
au profit des restaurants — restauration rapide, restauration traditionnelle —, ont
consommé de plus en plus de collations sur les lieux de travail ou à l’école, et ont de plus
en plus inclus dans leur boîte à lunch des mets préparés ou congelés354, le tout dans un
contexte croissant d’abondance alimentaire où s’exerce une constante pression à la baisse
sur le prix des aliments préparés. Conséquemment, la prise de calories a augmenté de 268
pour les hommes et de 145 pour les femmes355.
L’exo-environnement représente le lien qui connecte les micros-environnements d’un
individu sans que l’individu y soit lui-même directement partie prenante. Un enfant peut
ne jamais avoir visité le lieu de travail de l’un de ses parents, mais être indirectement
influencé par la présence de l’un de ses parents dans cet environnement de travail. Par
exemple, si l’un des parents occupe un emploi dans un milieu où est faite la promotion de
saines habitudes de vie — cafétéria qui propose des mets équilibrés, absence de
distributeurs automatiques, aménagements qui favorisent le déplacement actif —, l’enfant
352 Sallis, J. F., Bauman, A., Pratt, M. (1998), « Environmental and policy interventions to promote physical
activity », American Journal of Preventive Medicine, vol. 15, n° 4, p. 379-397. 353 USDA (2000), « Major trends in food supply, 1909-1999 », Food Review. 354 Naik, Y. N., Moore, M. J. (1996), « Habit infotmation and intertemporal substitution in individual food
consumption », Review of Economical Statitistics, vol. 321, n° 8. 355 Idem.
126
sera influencé par l’attitude de son parent et adoptera peut-être des comportements ne
favorisant pas la prise de poids.
Le macro-environnement constitue le contexte social élargi, englobe à la fois les
environnements micro, méso et exo et inclut également l’ensemble des politiques qui
régulent l’espace public dans son ensemble. Par exemple, s’il n’existe aucune
recommandation ou législation interdisant ou limitant près des écoles la présence
rapprochée de commerces de restauration rapide, les chances sont alors plus élevées que
ce macro-environnement favorise la prise de poids. Autre exemple, le sous-investissement
en termes d’infrastructures et d’aménagement du territoire urbain dans les quartiers
défavorisés est susceptible de favoriser la prise de poids. Le modèle traditionnel de la
banlieue nord-américaine, essentiellement résidentiel, possède généralement de bonnes
infrastructures incitant à l’activité physique — parcs urbains, aires de jeux, sentiers
pédestres, espaces verts, trottoirs, rues éclairées, aménagement paysager —, mais déporte
les commerces en périphérie, obligeant par le fait même l’utilisation de la voiture pour les
courses356. À l’inverse, les centres-villes nord-américains disposent de commerce de
proximité, mais ne disposent pas d’infrastructures facilitant l’activité physique — trafic
intense, intersections dangereuses pour les piétons, mauvaise signalisation, absence de
parcs urbains, absence d’aires de repos. Autrement dit, le macro-environnement est
l’environnement sur lequel l’individu n’a pas ou peu d’emprise directe : il y est d’une
certaine façon contraint, car il peut s’avérer difficile d’atteindre un poids santé et de le
maintenir, car tous les environnements convergent vers des comportements et des attitudes
qui ne favorisent pas une saine alimentation et une activité physique quotidienne.
En se référant aux considérations précédentes, il faudrait s’attendre à ce qu’un milieu
urbain, qui inclut des trottoirs et des rues, qui disposent d’un bon éclairage, de parcs bien
aménagés et facilement accessibles, de terrains de jeux et de plusieurs accès au transport
collectif, accroisse le niveau de santé des gens qui y vivent et permette d’éviter d’autant le
développement de l’obésité, mais ce n’est pas forcément le cas. En fait, la prévalence de
l’obésité, de l’inactivité physique, de diabète et de problèmes cardiovasculaires est plus
356 Regan, G., Lee, R. E., Booth, K., Reese-Smith, J. (2006), « Obesogenic influences in public housing : A
mixed-method analysis », American Journal of Health Promotion, vol. 20, n° 4, p. 282-290.
127
grande en milieu urbain que dans les banlieues. Ce phénomène s’explique en partie par le
fait que, dans les centres-villes, l’obésité est liée à la position qu’un individu occupe sur le
gradient social : elle varie inversement avec le niveau de scolarisation et de revenus357.
Concrètement, les familles disposant d’un faible revenu achèteraient peu de produits frais,
tels que fruits et légumes dont la densité énergétique est plus faible et le coût plus élevé. Il
existerait également une relation entre (i) un niveau de scolarité peu élevé et l’obésité chez
les hommes et les femmes ayant un emploi ; (ii) entre un faible revenu et l’obésité chez les
femmes ; (iii) entre l’obésité et le mariage chez les jeunes travailleurs ; (iv) entre l’obésité
et certaines conditions de travail : travail de soirée ou de nuit, ou bien, un nombre excessif
d’heures travaillées358.
À partir des constats énoncés par les différentes études, un lien semble directement établi
entre l’espace bâti et la prise de poids, lien d’implication qui se formulerait de la façon
suivante : « type d’espace bâti une baisse de l’activité physique une augmentation de
la sédentarité le développement de l’obésité ». Rien n’est moins certain. Pourquoi ?
Quatre hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cette adéquation : (i) certaines
conditions économiques ont tendance à dicter, pour une bonne part, des choix alimentaires
susceptibles de favoriser une prise alimentaire accrue et le développement de l’obésité dans
les milieux aux ressources modestes ; (ii) le discours dominant de la saine alimentation et
de l’activité physique a surtout à voir avec une certaine tranche de la population qui dispose
des revenus nécessaires pour y accéder ; (iii) plusieurs facteurs de l’environnement des
centres-villes, incluant l’espace bâti et l’environnement socio-économique, exerceraient
une influence négative nette sur leurs habitants ; (iv) certains aménagements des centres-
villes, supposés stimuler l’activité physique et diminuer la prise de poids, fonctionnent
différemment de ceux des quartiers des banlieues.
Autrement, si le centre-ville semble représenter des risques pour la santé des gens en ne
stimulant pas l’activité physique, une autre réalité vient s’ajouter à ce type de problème :
le manque d’épiceries disposant de produits frais et le difficile accès aux supermarchés
357 Drewnowski, A., Specter. S. E. (2004), « Poverty and Obesity : the role of energy density and energy
costs », American Journal of Clinincal Nutrition, vol. 79, p. 6-16. 358 Park, J. (2010), Obésité et travail, Statistiques Canada, Division de l'analyse des enquêtes auprès des
ménages et sur le travail.
128
généralement situés en périphérie des quartiers résidentiels des banlieues359. En fait, les
études démontrent que, généralement, les supermarchés offrent une gamme de produits
plus variés, plus frais et moins coûteux que les épiceries des centres-villes360. Conséquence
de la chose, l’accès à des produits de moindre qualité et plus chers conduit à une situation
qui favoriserait une mauvaise alimentation, d’où la prise de poids éventuelle et le
développement de problèmes de santé de différentes natures.
De plus, les inégalités sociales, plus concentrées dans les centres-villes, peuvent affecter
la qualité des infrastructures. Ici, tout est question de choix politiques municipaux en
matière de revitalisation, d’investissements et de planification361. La détérioration
graduelle des parcs publics et des terrains de jeux, parce que laissés à l’abandon, suivis de
leur désaffection par le public, contribuent à une diminution de l’activité physique. À
l’inverse, des feux de circulation bien synchronisés, de bonnes mesures d’atténuation du
trafic, la présence de plusieurs abribus et d’aménagements piétonniers ou cyclables
facilement accessibles, contribuent largement à l’augmentation de l’activité physique362.
Quelques constats
L’industrialisation de l’agriculture et de la transformation alimentaire, le développement
de la restauration rapide, l’abondance alimentaire, un mode de vie devenu de plus en plus
sédentaire, des emplois exigeant de moins en moins de force physique, le développement
de la banlieue à l’américaine, les interminables heures passées devant la télévision,
l’ordinateur ou la console de jeux, ont largement contribué à loger la prise de poids dans le
moindre recoin de l’existence. Au vu du poids social, économique et politique du complexe
agroalimentaire et de l’industrie de la restauration rapide, au vu de l’influence sur la prise
359 Committee NAUA (2003), Urban agriculture and community food security in the United States: farming
from the city center to the urban fringe, California : Venice, Community Food Security Coalition. 360 Morland, K., Wing, S., Diez-Roux, A., Poole, C (2001), « Neighborhood characteristics associated with
the location of food stores and food service places », in American Journal of Preventive Medicine, vol. 22,
n° 1, p. 23-29. 361 Smith, N., Caris, P., Wyly, E. (2001), « The "Camden syndrome" and the menace of suburban decline.
Residential disinvestment and its discontents in Camden County », Urban Affairs Review, vol. 36, n° 4, p.
497-531. 362 Frank, L., Engelke, P., Schmid, T. (2003), Health and community design: the impact of the built
environment on physical activity, Washington D.C., Island Press.
129
de poids de l’espace bâti et du type d’emploi occupé, une question se pose : est-il possible
de changer à l’échelle de toute une population les pratiques alimentaires ? Il se pourrait
bien qu’il s’agisse là d’un vaste chantier, puisque l’inscription socioculturelle, économique
et politique du complexe agroalimentaire, de l’espace bâti et des types d’emplois occupés
est profonde. Et pourquoi l’est-elle ? La réponse à cette question s’articule autour de deux
critères : (i) il est impossible de dissocier la pratique alimentaire de sa production, de sa
transformation, de sa distribution et de sa promotion ; (ii) il est impossible de dissocier la
prise de poids de l’espace bâti et du type d’emploi occupé. Il faut peut-être envisager que
le problème de la prise de poids n’est pas seulement de l’ordre de l’individu, mais aussi de
l’ordre de l’environnement dans lequel il évolue, c’est-à-dire d’ordre structurel. Certes,
cette position n’a rien d’originale, mais c’est plutôt l’analyse proposée dans le prochain
chapitre qui le sera.
131
Chapitre 3
Complexe agroalimentaire, interventions publiques et
comportements des individus en matière d’alimentation
dans les sociétés nord-américaines et européennes
Le premier chapitre a mis en lumière comment s’est construite la représentation sociale
du corps obèse à l’aune d’un défaut de contenance de soi et de gouvernance de soi. Le
second chapitre a montré comment le corps obèse évolue dans un environnement et un
contexte susceptibles de favoriser la prise de poids, posant ainsi un défi constant à la
contenance de soi et la gouvernance de soi. Le présent chapitre s’efforcera de voir comment
s’est structurée l’intervention publique face à cette infrastructure de la prise de poids pour
justement la circonvenir et favoriser d’autant la contenance de soi et la gouvernance de soi.
Tout comme pour le chapitre 2, il s’agira de mettre en lumière, dans un premier temps, le
contexte363 de l’offre et de la demande alimentaire pour explorer et expliquer, dans un
deuxième temps, le discours normatif et les interventions publiques que vont élaborer et
déployer les instances responsables de la santé publique pour réguler l’offre et la demande
alimentaire. Pour arriver à faire cette démonstration, trois modèles seront utilisés : celui de
l’assemblage proposée par la sociologue australienne Deborah Lupton364, qui a largement
étudié les questions d’obésité, celui du nudging365 (théorie de l’action) développé par Cass
Sunstein, et celui d’une sociologie de l’individu à l’américaine comme le propose Alain
Ehrenberg.
La sociologue Deborah Lupton avance l’hypothèse que les institutions de pouvoir que
sont l’État, la santé publique et la médecine utilisent certaines méthodes pour contrer la
prise de poids qu’il est possible de regrouper sous trois catégories d’interventions : (i)
l’utilisation de l’appareil législatif (réglementation de la publicité, réglementation sur
363 Boudon, R. (2014), « What is context ? », Soziologie und Sozialpsychologie, Kölner Zeitschrit, ed., suppl.
66, p. 17-45. 364 Lupton, D. (2012), op. cit. 365 Sunstein, C. R. (2012), Why Nudge? The Politics of Libertarian Paternalism, New Haven : Yale
University Press.
132
l’affichage de la fiche nutritionnelle, réglementation sur les formats de certains produits,
obligation pour les restaurants d’afficher le nombre de calories, bannissement de certains
produits) ; (ii) les supports informatifs pour rejoindre la population (campagnes de santé
publique, techniques de marketing modernes, dépliants pédagogiques) ; (iii) les types
d’arguments pour sensibiliser la population à la perte de poids (espérance de vie raccourcie,
risque cardiovasculaire, discipline personnelle, culpabilisation, stigmatisation). Ces trois
catégories d’interventions sont censées influer sur les comportements, les pratiques, les
attitudes et les environnements susceptibles de favoriser la prise de poids. Dans cette
perspective proposée par Lupton, analyser l’inscription du corps obèse dans un territoire
donné, celui des corps non obèses, c’est aussi explorer et analyser les différents
assemblages qui agissent pour tenter de contrer la prise de poids.
Le juriste et philosophe américain Cass Sunstein, pour sa part, propose une théorie de
l’action qu’il nomme nudging (incitation à…). Le concept central de Sunstein s’articule
autour de l’idée qu’il est plus facile de ne pas prendre de décisions plutôt que d’avoir à
mettre en œuvre toute une série d’interventions pour régler un problème. Autrement dit, au
lieu d’enseigner aux gens comment surmonter leur propre indécision (inertie), il faut plutôt
tirer avantage de cette indécision afin de solutionner un problème donné. En fait, pour
Sunstein, il s’agit d’élaborer et d’exploiter ce qu’il nomme une « structure de choix » pour
encourager des attitudes et des comportements favorisant le maintien d’un poids santé. Par
exemple, la campagne de santé publique recommandant de manger 5 portions de fruits et
de légumes par jour et de faire 30 minutes d’activité physique quotidiennement est un
incitatif (nudge) à adopter un mode de vie sain. Conséquemment, le nudging suppose que
l’individu qui s’alimente en dehors des balises de cet incitatif saura qu’il n’a pas adopté les
attitudes et comportements voulus pour maintenir un poids santé. L’individu est dans une
position où il doit prendre une décision, c’est-à-dire qu’il doit surmonter sa propre
indécision.
Chaque décision à prendre, selon Sunstein, est sujette à une architecture de choix,
laquelle offre une certaine gamme de possibilités — elle est non contraignante, elle est
incitative. Ainsi, s’il est souhaitable qu’un individu modifie ses habitudes alimentaires afin
de maintenir ou d’atteindre un poids santé, et qu’il est difficile d’amener l’individu à le
faire, il faut alors lui proposer une architecture de choix à partir de laquelle il pourra juger
133
de sa propre condition, ce qui l’amènera éventuellement à faire les « bons choix ». Par
exemple, en offrant à un individu le soda de format moyen plutôt que le plus grand, cette
incitation tire avantage de sa propre indécision (inertie). Dans un nudge world typique, un
individu qui commande un verre de soda au cinéma recevra par défaut un verre de format
moyen — aucune question à se poser, c’est le format par défaut — à moins que l’individu
décide de choisir un plus petit ou un plus grand format (architecture de choix). Dans un
nudge world idéal, ce seront plutôt les sodas diètes de format moyen qui seront proposés
par défaut, et pour obtenir une version non diète, l’individu devra la commander.
Finalement, dans le meilleur des nudge world, les producteurs et les détaillants devraient
offrir par défaut le format moyen.
Certes, comme le spécifie Sunstein, le nudging a un côté paternaliste, mais c’est un
paternalisme peu contraignant, car il a tout à voir avec les moyens et non avec la finalité :
il ne s’agit pas d’obliger les gens à adopter telle ou telle attitude, mais d’orienter leurs
choix. Pour Sunstein, il ne s’agit pas d’une obligation, car l’individu conserve non
seulement son autonomie, mais aussi la possibilité de faire d’autres choix. En ce sens, le
nudging est une incitation à tendre vers tel ou tel type de comportement à partir d’une
architecture de choix qu’il suffirait de concevoir de façon à ce qu’elle soit efficace. Cette
façon de procéder pose cependant un problème d’un tout autre ordre : qui peut s’arroger le
droit d’élaborer une structure de choix qui conduira un individu à adopter des
comportements alimentaires plus sains ? L’individu n’est-il pas réputé libre de ses propres
choix ? Pour le philosophe Marc D. White366, le nudging possède, en ce sens, un certain
côté manipulateur qui retire à l’individu la possibilité de disposer librement de ses choix.
Et sur ce point, il y a tout un débat qui fait actuellement rage autour de la notion de nudging.
Par contre, à y regarder de près, le nudging s’inscrit quasi naturellement dans cette actuelle
tendance santé tous azimuts que proposent tant les institutions de pouvoir responsables de
la santé publique, que les médias de masse, que les nutritionnistes et promoteurs de
l’activité physique, à savoir, l’incitatif à adopter un mode de vie sain (alimentation, activité
366 White, M. D. (2013), The Manipulation of Choice: Ethics and Libertarian Paternalism, New York :
Palgrave Macmillan.
134
physique), c’est-à-dire qu’il faut vivement inciter les gens à faire les bons choix. Ce
troisième chapitre tentera aussi de voir comment s’articule le nudging et son efficacité.
Alain Ehrenberg parle d’un individu immergé dans un environnement social lui
prescrivant d’être lui-même367. Non seulement doit-il être en mesure de s’adapter à toutes
les situations, mais il doit constamment donner des preuves d’autocontrôle, faire preuve de
flexibilité et de discipline personnelle. Pour Ehrenberg, « on assiste à la naissance d’un
nouveau modèle normatif [où] les individus sont de moins en moins confrontés à une loi
morale qui les écrase, et de plus en plus soumis à une injonction permanente de
performance, de réussite368. » Conséquemment, l’individu se doit de trouver en lui-même
ses référents d’action. Comme le souligne Ehrenberg dans La société du malaise, le modèle
social d’action auquel est désormais confronté l’individu est celui de l’individualisme à
l’américaine, c’est-à-dire un individualisme organisé autour de l’auto-épanouissement
personnel associé à la représentation d’une société méritocratique où « l’accent est mis sur
l’autonomie, conçue à la fois comme liberté (de se diriger soi-même) et comme égalité
(permettant aux individus de saisir des opportunités)369. » Il s’agit bien du gouvernement
de soi (contenance de soi, gouvernance de soi, quantification de soi) installé avec la
Réforme que cette thèse présente depuis le premier chapitre. Et en ce sens, l’obèse ne donne
pas de preuves d’autocontrôle et de discipline personnelle qui « se montre d’abord dans le
self-government370 », bien au contraire, car il fait défaut à se diriger lui-même et à saisir les
opportunités qui lui sont offertes pour perdre du poids où adopter un mode de vie plus sain.
Le contexte de l’offre et de la demande alimentaires
Tout d’abord, dans les sociétés occidentales, l’État, dans un contexte de libre marché,
fonctionne sur un double mode : d’une part, il soutient et encourage l’économie par
différents incitatifs afin de permettre aux entreprises de se développer et de maintenir leur
position concurrentielle sur les marchés, et d’autre part, il invite le citoyen à faire preuve
367 Ehrenberg, A. (2012), op. cit. 368 Martucelli, D., Singly, F. (2012), Les sociologies de l’individu, 2e éd., coll. 128, Paris : Armand Colin, p.
69. 369 Ehrenberg, A. (2012), op. cit., p. 231. 370 Idem., p. 35.
135
de prudence face à ce qu’il consomme. En matière de santé, l’État doit prôner, à travers le
discours de la santé publique, une alimentation équilibrée à travers différentes campagnes
de santé publique, mais il ne peut, dans le même souffle, balayer du revers de la main
l’offre commerciale alimentaire en se fondant sur le simple critère de l’aliment jugé
« sain » pour la santé, son rôle, en ce domaine, se limite essentiellement à la question de
salubrité et de comestibilité des aliments. Conséquemment, dans une société où l’individu
est réputé autonome, c’est à ce dernier qu’est essentiellement dévolue l’obligation de
trouver le juste équilibre entre prise alimentaire et discipline, c’est-à-dire, la contenance de
soi et la gouvernance de soi pour éviter la prise de poids. De plus, dans une société qui
privilégie l’hédonisme (qualité de vie, bien-être, plaisirs de table) en sus de la contenance
de soi et de la gouvernance de soi, l’individu fait face à un défi de taille. Et c’est là où se
structurent les interventions à déployer sur le corps, dans cette constante tension entre prise
alimentaire et discipline, d’où l’idée que toute augmentation de la prise de poids au-delà
de l’indice de masse corporelle idéal révélerait un individu ayant de la difficulté à trouver
cet équilibre, et ce, nonobstant tous les autres facteurs d’ordre socio-économique.
Cette difficulté à trouver le juste équilibre implique deux types d’interventions. Au
niveau individuel, toute augmentation excessive de la prise de poids au-delà de l’indice de
masse corporelle idéal appelle une intervention qui va du simple régime, à l’activité
physique, à la médicalisation ou à la chirurgie. Au niveau collectif, toute augmentation
significative de la prise de poids de la population au-delà de l’indice de masse corporelle
médian motive le déploiement d’une multitude d’intervenants et d’interventions publiques
vouées à contenir le phénomène et à réguler les environnements ou les produits favorisant
la prise de poids. Ceci étant dit, il importe de vérifier si cette hypothèse de l’individu
entièrement responsable de contrôler sa prise de poids se vérifie dans les faits, et les travaux
de l’équipe multidisciplinaire de la chercheure Shiriki K. Kumanyika371 représentent un
bon point de départ. L’équipe de Kumanyika aborde le problème de la prise de poids (offre
et demande alimentaire) à travers quatre facteurs hiérarchisés : (i) facteurs internationaux
(mondialisation des marchés, industrialisation du complexe agroalimentaire, médias et
marketing) ; (ii) facteurs nationaux/régionaux (politiques d’éducation, de transport,
371 Kumanyika, S., Ritenbaugh, C., Morabia, A., Jeffery, R., Antipatis V. (2002), « Obesity prevention: the
case for action », International Journal of Obesity, vol. 26, p. 425–436 [430].
136
d’urbanisation, de santé, alimentaires, familiales, culturelles, économiques) ; (iii) facteurs
de la communauté (transport public, sécurité, aménagement urbain, disponibilité et
accessibilité alimentaires, publicité et médias, revenus, offre d’activité physique) ; (iv)
facteurs individuels (occupation, déplacements, loisirs, activités sportives, alimentation,
image corporelle, génétique), c’est-à-dire la façon dont l’individu s’alimente372 et dépense
son énergie au quotidien.
Cette façon de présenter les choses est intéressante à plus d’un égard, car elle signale à
quel point il est difficile d’agir en amont de l’individu. En fait, s’il est déjà difficile d’agir
au niveau des facteurs relevant de la communauté (transport public, sécurité, aménagement
urbain, disponibilité et accessibilité alimentaires, publicité et médias, revenus, offre
d’activité physique) afin de réduire l’impact d’un milieu de vie favorisant la prise de poids,
il est plausible d’envisager qu’intervenir encore plus en amont sur les facteurs nationaux
et régionaux, ainsi que sur les facteurs internationaux, devient très difficile, car ils forment
en quelque sorte un genre de noyau dur sur lequel sont économiquement fondées et ancrées
les pratiques alimentaires du XXIe siècle. Ce constat est central à l’argumentation de la
présente démarche, à savoir que l’individu en surpoids, gros ou obèse est à la fois bouc
émissaire de l’état de son propre corps et porteur de la responsabilité de régler la situation.
Bouc émissaire, dans le sens où il doit endosser une responsabilité pour laquelle il est
partiellement non responsable (facteurs internationaux, nationaux, régionaux,
communauté), car il lui est impossible d’agir efficacement sur ces facteurs en amont
susceptibles de favoriser la prise de poids. Porteur de la responsabilité de régler la situation
(facteurs individuels), dans le sens où l’individu doit lui-même mettre en œuvre les moyens
nécessaires pour perdre du poids à travers une saine alimentation et une activité physique
régulière, même si sa part de responsabilité n’est pas totale.
Cette double position de bouc émissaire et de porteur de responsabilité montre à quel
point agir sur la mondialisation des marchés, sur l’industrie, les médias et le marketing
relève d’un tout autre ordre que celui d’agir au niveau de l’individu. Alors que la logique
de ces facteurs en amont de l’individu est celle de l’ordre marchand, c’est-à-dire, le profit
372 Nestle, M. (2003), « Food Politics: How the Food Industry Influences Nutrition and Health », in D.
Goldstein (ed), California Studies in Food and Culture, Berkeley : University of California Press.
137
et la rentabilité et une production de masse pour une consommation de masse, comment
devient-il dès lors possible de faire en sorte que ces derniers soient alignés sur la santé
immédiate de l’individu ? Peut-être bien que, en matière de santé et de contrôle de prise de
poids, tout le défi est là, à savoir, comment est-il possible d’influer sur des facteurs sociaux,
économiques et politiques qui sont situés si loin en amont de l’individu ? Et c’est peut-être
justement de là que vient en partie l’idée qui incite l’individu à être entièrement responsable
de sa santé, et ce, dans un contexte où celui-ci se doit d’être de plus en plus autonome,
architecte de sa vie et maître de son destin373. Et c’est peut-être aussi pourquoi les
technologies personnelles dédiés au monitorage de la santé (applications pour téléphones
intelligents) semblent si bien se prêter à cet exercice : elles consolident la position de
l’individu autonome374.
En partant de l’idée que le complexe agroalimentaire, très loin en amont de l’individu,
définit la structure même des pratiques alimentaires, possède la capacité de reconfigurer et
d’uniformiser certaines structures culturelles du goût375 par une production et une
distribution de masse pour une consommation de masse, est-il possible de changer quoi
que ce soit376 ? Mais qui plus est, la structure même du complexe agroalimentaire montre
à quel point l’alimentation, telle qu’elle se présente aujourd’hui, a été façonnée par de
puissants intérêts économiques, financiers et politiques. Elle montre aussi comment
l’alimentation s’est socialement inscrite, et comment les attentes des consommateurs
dépendent des produits proposés, limitant d’autant, pour ce dernier, non pas la diversité —
le complexe agroalimentaire propose une gamme de produits constamment renouvelés : en
2002, plus de 11 300 nouveaux produits alimentaires avaient investi le marché américain377
—, mais bien les alternatives alimentaires. En fait, à moins de cuisiner des produits frais,
la consommation de produits déjà transformés semble s’imposer d’elle-même : facilité,
rapidité, ratio énergie/satiété élevé. Par contre, cette dynamique que semble imposer le
373 Ehrenberg, A. (2012), La société du malaise, Paris : Odile Jacob. 374 Fraser, P. (2014), « L'individu est-il vraiment ce grand oublié de la pratique médicale contemporaine? »,
Aspects Sociologiques, vol. 21, n° 1, p. 206-210. 375 Raisson, V. (2010), « Les Futurs du Monde ou les paramètres du changement », Revue internationale et
stratégique, vol. 4, n° 80, p. 51-59. 376 Fischler, C. (2001), L’homnivore, Paris : Odile Jacob, p. 333. 377 Schlosser, E. ([2001] 2012), op. cit.
138
complexe agroalimentaire est-elle bien réelle ? En fait, il est possible de dire que l’individu
a toute la latitude voulue pour manger ce qu’il veut, pourvu qu’il dispose des ressources
financières adéquates pour le faire. Il est aussi possible de dire que sans l’intervention des
médecins, de la santé publique et des nutritionnistes, le complexe agroalimentaire n’aurait
pas changé ses pratiques ni proposé des produits dits « santé ». À l’inverse, il est également
possible de dire que si le complexe agroalimentaire repère que le discours ambiant est aux
aliments dits « santé », il s’adaptera en conséquence aux besoins et desiderata des
consommateurs pour ne pas perdre ses parts de marché, tout en sachant fort bien que ce
qu’il vend aujourd’hui comme produits « santé » risque fort d’être remplacé et déclassé
dans quelques années par d’autres effets de mode qu’auront proposés les nutritionnistes et
la recherche scientifique en matière d’alimentation. Le constat est presque sibyllin.
Dans cette logique de l’offre et de la demande alimentaire, deux intervenants majeurs
aux logiques commerciales opposées, mais complémentaires (l’un ne peut exister sans
l’autre), se positionnent tout particulièrement : d’une part, le complexe agroalimentaire et
l’industrie de la restauration rapide et, d’autre part, l’industrie du contrôle de la prise de
poids où les premiers fournissent la matière première au second. Pour le complexe
agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide, deux critères devraient guider les
interventions publiques : (i) toute forme de réglementation étatique est potentiellement
nuisible, tant pour le consommateur, qui verra le prix des produits augmenté, que pour le
développement de produits novateurs378 ; (ii) les choix alimentaires doivent entièrement
relever de l’individu et non pas être dictés par l’État379. Pour l’industrie du contrôle de la
prise de poids, et sans vouloir être cynique, il importe que la situation actuelle change le
moins possible, autrement elle perdrait des parts de marché importantes. Et cette
dynamique, entre complexe agroalimentaire et restauration rapide, versus l’industrie du
contrôle de la prise de poids, fonctionne vraisemblablement très bien, car en 2013,
l’industrie des régimes et produits amaigrissants avait généré un chiffre d’affaires de plus
378 Acs, Z. J., Henderson, L. J. (2007), « A policy framework for confronting obesity », Obesity, Business
and Public Policy, Zoltan J., Acs & Alan Lyles, eds., Northampton, MA : Edward Elgar Publishing Limited,
p. 221-252 [240]. 379 Idem.
139
de 61 milliards de dollars380 sur le seul territoire américain, ce qui n’est pas anodin en
termes économiques.
L’industrie du contrôle de la prise de poids, au-delà des simples régimes et produits
amaigrissants, englobe aussi bien l’industrie des régimes et des produits amaigrissants que
l’industrie de la remise en forme, l’industrie de l’édition, l’industrie des produits naturels,
l’industrie des appareils de conditionnement physique, l’industrie du sport et plein air. En
somme, l’individu est dans une double logique de l’offre et de la demande, à savoir des
aliments gratifiants et satisfaisants offerts par le complexe agroalimentaire, d’une part, et
des services pour perdre du poids, d’autre part. En ce sens, le complexe agroalimentaire et
l’industrie du contrôle de la prise de poids peuvent être considérés comme un écosystème
économique en équilibre articulé autour de l’offre et de la demande alimentaire où les deux
intervenants y trouvent mutuellement leur compte au détriment de l’individu qui est
engraissé et de l’État qui doit assumer les coûts de la prise de poids dans l’ensemble de la
population en tentant d’altérer l’offre et la demande.
En tenant compte du fait qu’il est quasi impossible pour l’individu d’agir sur les facteurs
plus en amont (facteurs internationaux, nationaux, régionaux, communauté) qui favorisent
la prise de poids, et en tenant compte du fait que le complexe agroalimentaire et l’industrie
du contrôle de la prise de poids se retrouvent dans une quasi situation d’équilibre
économique, il semble bien que cette dynamique toute particulière implique que l’individu
est bien celui par lequel l’intervention pour contrôler sa prise de poids arrive
inévitablement. Certes, l’individu peut agir sur ses occupations, ses déplacements, ses
loisirs, ses activités sportives et son alimentation ; tout dépend de l’effort qu’il veut bien y
consentir en fonction de son statut socio-économique et de son niveau d’adhésion à l’idée
d’adopter des comportements plus sains. La communauté, les écoles, la ville ou la
municipalité, pour leur part, peuvent agir sur le milieu de vie et les infrastructures en
fonction des revenus publics disponibles et de la volonté politique des élus, mais dans
quelle mesure peuvent-elles le faire ? Là est toute la question et c’est ici qu’interviennent
les thèses de Deborah Lupton (assemblage) et de Cass Sunstein (nudging).
380 Market Data Enterprises (2014), Weight Loss Market in U.S. Up 1.7% to $61 Billion, February 1.
140
La nature de l’intervention publique
Face à l’offre et à la demande alimentaire, les institutions publiques sont confrontées à
un vaste chantier, et pour arriver à contrer la prise de poids et en prévenir les impacts, il
leur faut
« intervenir à la fois sur plusieurs aspects : agroalimentaire, économique, scolaire,
municipal, médiatique et dans plusieurs secteurs : travail, justice, transports, santé et
services sociaux et recherche. C’est donc un effort collectif et sociétal qui est requis pour
freiner les problèmes reliés au poids et leurs conséquences381. »
Bien que cet énoncé ait été formulé par le Ministère de la Santé et des services sociaux
du Québec, il n’en reste pas moins qu’il est représentatif des interventions déployées à
l’échelle internationale pour contrer la prise de poids :
« La fréquence de l’obésité est en augmentation un peu partout dans le monde, chez les
adultes comme chez les enfants, à un point tel que l’OMS a qualifié la situation
d’épidémie, voire de pandémie. Elle a d’ailleurs enjoint toutes les nations d’entreprendre
des actions vigoureuses afin de prévenir et contenir l’épidémie, car l’obésité contribue au
fardeau des maladies chroniques à l’échelle mondiale382-383. »
Ce constat posé par l’OMS enjoint non seulement les institutions publiques à s’investir
dans la lutte contre le développement de la masse adipeuse, mais elle leur fait aussi prendre
conscience qu’à l’obésité sont liés des problèmes menaçants pour la société :
« La diminution de l’espérance de vie et surtout, de l’espérance de vie en bonne santé
constitue-t-elle, selon plusieurs experts, une menace réelle384. Les coûts associés au
traitement et à la maîtrise des maladies chroniques, y compris les problèmes reliés au
381 Lachance, B., Drouin, D., Poirier, A. (2012), Investir pour l’avenir, in «Plan d’action gouvernemental de
promotion des saines habitudes de vie et de prévention des problèmes reliés au poids, 2006-2012», Ministère
de la Santé et des services sociaux du Québec, p. 40. 382 OMS (2000), Obesity, Preventing and Managing the Global Epidemic, «Report of a WHO Consultation»,
série de rapports techniques, n° 894, Genève : Organisation mondiale de la santé. 383 Idem., p. 11. 384 National Audit Office (2001), Tackling obesity in England, Rapport du vérificateur des comptes, HC220,
session 2000-2001 : 15 février.
141
poids, atteindront donc bientôt un niveau insoutenable pour la société, et cela amputera
une part du financement que doit consacrer l’État aux autres secteurs385-386. »
Le danger financier qu’encourt la société s’impose ici. Par exemple, au Québec, alors
que plus de 43 % du budget total de l’État est déjà consacré aux services de santé387, cette
proportion devrait s’accroître en raison, notamment, du vieillissement de la population et
l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques, dont les problèmes reliés au
poids, qui nécessitent des interventions de plus en plus coûteuses. Pour ce faire, les
institutions publiques doivent tout d’abord s’assurer de créer des environnements et des
conditions favorables à l’adoption et au maintien de saines habitudes de vie qui permettront
de contrôler le développement de la masse adipeuse sur une longue période de temps :
« L’amélioration de l’état de santé de la population nécessite un travail de longue haleine.
Pour ce faire, le gouvernement, avec ses partenaires, doit assurer la pérennité des mesures
afin que les actions mises en place perdurent au fil des ans et que de véritables
changements puissent se réaliser dans les environnements. Seules des actions à long
terme permettront de constater des résultats sur la santé de la population388. »
La mise en œuvre d’un tel programme nécessite la contribution de nombreux acteurs
sociaux : instances gouvernementales, organismes communautaires, associations diverses,
entreprises privées, et en bout de ligne, l’individu lui-même. La cible de ce programme :
« la promotion d’une saine alimentation et la pratique d’activité physique389. » Pour agir
efficacement et amener un changement effectif, notamment en ce qui concerne les
habitudes de vie,
« il faut intervenir sur les comportements individuels tout en instaurant un environnement
et des conditions de vie qui favorisent l’adoption de saines habitudes de vie. Le but est
de rendre les choix de santé durables, conviviaux et faciles à faire390. »
385 OMS (2005), Prévention des maladies chroniques : un investissement vital, Genève : Organisation
mondiale de la santé. 386 OMS (2000), Obesity, Preventing and Managing the Global Epidemic, op. cit. 387 Service du Développement de l’Information (2006), Répartition du budget de dépenses du gouvernement
québécois selon la grande mission de programme en 2005-2006, Québec, ministère de la Santé et des
Services sociaux. 388 Lachance, B., Drouin, D., Poirier, A. (2012), op. cit., p. 37. 389 Idem., p. 12. 390 Lachance, B., Drouin, D., Poirier, A. (2012), op. cit., p. 13.
142
Pour y parvenir : un but, des objectifs, une clientèle. Le but est triple : favoriser
l’adoption et le maintien de saines habitudes de vie ; favoriser un mode de vie
physiquement actif ; favoriser une saine alimentation391. Pour atteindre ce but, trois
mesures qui doivent : (i) faciliter l’adoption et le maintien, à long terme, de saines
habitudes alimentaires et un mode de vie physiquement actif ; (ii) réduire la prévalence de
l’obésité et des problèmes reliés au poids et leurs conséquences sur les individus et la
société québécoise ; (iii) valoriser les saines habitudes de vie et une variété de schémas
corporels. La finalité de ces mesures, d’ici 2012, devraient réduire de 2 % le taux de
prévalence de l’obésité chez les jeunes adultes et de réduire de 5 % le taux de prévalence
de l’embonpoint chez les jeunes adultes. Finalement, la clientèle visée, les jeunes de 0 à 25
ans, car les habitudes de vie s’acquièrent dès le tout jeune âge. L’efficacité de ces
interventions, tant chez les jeunes que chez les adultes, est-elle avérée ? En fait, il est
beaucoup trop tôt pour le dire, le programme n’étant vraiment en place que depuis 2006.
Par contre, il est possible de rendre compte de l’état actuel de la situation :
« Entre la fin des années 1980 et aujourd’hui, la prévalence de l’obésité a augmenté de
façon marquée tant aux États-Unis qu’au Canada. Les augmentations affichent un profil
comparable dans l’un et l’autre pays, particulièrement chez les hommes. Chez les
femmes, des hausses s’observent également dans les deux pays ; toutefois, vers la fin des
années 1980 ainsi qu’aujourd’hui, les estimations de la prévalence de l’obésité chez les
jeunes femmes et les femmes d’âge moyen aux États-Unis sont considérablement plus
élevées que celles pour leurs homologues au Canada392. »
Tableau 4 — Variation de l’IMC au Canada entre 2005 et 2008
2005
0-25 ans 2008
0-25 ans Variation 2005
Adultes 2008
Adultes Variation
Poids
normal
71 % 75 % 4 % 38,9 % 36,09 % - 2,81 %
Embonpoint 19,52 % 24 % 4,48 % 34,95 % 36,8 % 1,13 %
Obésité 9,24 % 7,79 % - 1,45 % 24,38 % 25,1 % 0,72 %
Source : Shields, M., Carroll, M.D., Ogden, C.L. (2011), Prévalence de l’obésité chez les adultes au Canada et aux
États-Unis, in « NCHS Data Brief », Number 56, Mars.
391 Baum, F. (2002), The New Public Health, Second Edition, Victoria (Australia) : Oxford University Press. 392 Shields, M., Carroll, M. D., Ogden, C. L. (2011), « Prévalence de l’obésité chez les adultes au Canada et
aux États-Unis », in NCHS Data Brief, Number 56, Mars.
143
Au Canada, entre 2005 et 2008, chez le groupe 0-25 ans393, la prévalence de l’obésité a
effectivement diminué, mais il y a eu un gain de 4,48 % dans la catégorie de l’embonpoint.
Chez les adultes394, moins de gens sont en poids normal (-2,81 %), et de plus en plus de
gens sont en situation d’embonpoint (1,13 %) et d’obésité (0,72 %). Par contre, la
compilation des données pour les années 2007 à 2009 semble démontrer, au Canada, un
léger infléchissement de la prévalence de l’obésité, soit un taux de 24,1 %.
Figure 3 — Taux d’obésité chez les personnes de 20 à 79 ans, selon le sexe, 2007-2009, Canada et États-Unis.
Source : Statistique Canada, Indice de masse corporelle (IMC) mesuré chez les adultes, selon le groupe d’âge et le
sexe, population à domicile de 18 ans et plus excluant les femmes enceintes, Tableau 105-0507.
Toujours au Canada, la situation, chez les adultes, pour 2009 et 2010, indique une
importante baisse par rapport à la situation de 2008395, alors que l’embonpoint passe de
36,8 % à 33,9 % et que l’obésité glisse de 25,1 % à 16,4 %.
393 Statistique Canada, Indice de masse corporelle (IMC) mesuré chez les jeunes, selon le groupe d'âge et le
sexe, population à domicile de 12 à 17 ans excluant les femmes enceintes, Tableau 105-05061,10. 394 Statistiques Canada, Indice de masse corporelle (IMC) mesuré chez les adultes, selon le groupe d'âge et
le sexe, population à domicile de 18 ans et plus excluant les femmes enceintes, Tableau 105-0507. 395 Institut de la statistique du Québec, Le Québec chiffres en main, Édition 2012, p. 19.
144
Figure 4 — Répartition de la population de 18 ans et plus selon les catégories de poids et le sexe, 2009-2010
Source : Institut de la statistique du Québec, Le Québec chiffres en main, Édition 2012, p. 19.
Faut-il pour autant voir là une corrélation entre l’efficacité des programmes proposés par
différents acteurs sociaux et la baisse de la prévalence de l’obésité chez les adultes ? Rien
n’est moins certain, et la question reste entière tant que d’autres données ne viendront pas
confirmer cette tendance à la baisse au Canada. Faudrait-il plutôt envisager que le
processus d’autonomisation de l’individu en matière de santé serait le principal responsable
de la situation ? Sont-ce plutôt les programmes de santé publique, ou les campagnes de
promotion de la santé, ou les efforts d’une multitude d’acteurs sociaux, ou l’individu qui a
décidé de prendre en charge sa propre santé, qui ont conduit à cette baisse ? Encore là,
difficile d’y répondre. Peut-être s’agit-il d’un assemblage ou d’une convergence de tous
ces facteurs qui y ont contribué. Ce qu’il est possible par contre d’affirmer, dans un tel
contexte, c’est qu’il n’y a aucune certitude par rapport à un phénomène précis qui aurait eu
ou non prépondérance sur l’un ou l’autre.
Quels axes d’intervention devrait-on mettre d’avant pour justement contrer la prise de
poids ? Selon le Ministère québécois de la santé et des services sociaux, il importe de : (i)
favoriser une saine alimentation (production, transformation et distribution alimentaire,
sécurité alimentaire, établissement scolaires, municipalités, secteur de la restauration) ; (ii)
favoriser un mode de vie physiquement actif (familles, services de gardes, établissement
scolaires, milieux municipal, communautaire et associatif, milieu de travail, milieu de vie) ;
(iii) promouvoir des normes sociales favorables (campagnes sociétales, médias, publicité,
programmes d’éducation grand public, valorisation et reconnaissance, norme santé) ; (iv)
améliorer les services aux personnes aux prises avec un problème de poids (intervenir sans
nuire, orientation et soutien, formation et pratiques professionnelles, encadrement des
145
produits, services et moyens amaigrissants, protection des consommateurs) ; (v) favoriser
la recherche et le transfert de connaissances396.
La question de la régulation du poids et de la normalisation des comportements pour y
parvenir est non seulement un vaste chantier social, mais exige aussi un engagement, une
mobilisation et une concertation sans précédent de tous les acteurs sociaux. L’adhésion des
citoyens à de saines habitudes de vie en matière de développement de la masse adipeuse
semble être à ce prix :
« S’ils sont bien informés sur les questions de santé et sur leur contribution possible à
l’amélioration de l’état de santé général, les individus seront beaucoup plus réceptifs aux
actions visant l’amélioration des habitudes de vie, dont l’alimentation et l’activité
physique, de même que la prévention des problèmes reliés au poids397. »
Partant de tous ces constats relativement à la nature de l’intervention publique pour
contrer la prise de poids, c’est ici que la notion d’assemblage proposée par la sociologue
australienne Deborah Lupton398 prend toute sa signification, car elle permet de voir
comment les institutions de pouvoir — État, santé publique, médecine, médias de masse
—, en connectant ensemble des éléments aussi disparates que le fait de consommer 5
portions de fruits et légumes par jour, de faire 30 minutes quotidiennes d’activité physique,
de réguler la prise alimentaire par une discipline toute personnelle, par l’assainissement de
l’offre alimentaire dans les lieux publics, par des mesures favorisant le transport actif, par
la reconfiguration de l’espace bâti, par la publication de guides alimentaires, par des
chroniques dans les médias, par des émissions télé centrées sur la santé, par des campagnes
de santé publique utilisant à la fois les toutes dernières techniques marketing et des supports
technologiques à la fine pointe des médias de masse et des médias sociaux, influent en
partie, à travers cet assemblage, sur les comportements, les pratiques, les attitudes et les
environnements susceptibles de favoriser la prise de poids. Et la finalité est claire : les
actions concertées de tous les acteurs sociaux doivent conduire l’individu à prendre
conscience de ses comportements malsains. Il doit voir dans l’amélioration de ses
comportements une condition de sa santé. Par contre, à quoi les interventions publiques en
396 Idem., p .17. 397 Idem., p .36. 398 Lupton, D. (2012), op. cit.
146
matière de prise de poids sont-elles réellement confrontées sur le terrain ? Deux exemples
retiendront l’attention pour explorer cette réalité : l’assainissement de l’offre alimentaire
dans l’espace public et les campagnes de santé publique pour contrer la prise de poids.
Par exemple, bannir les distributeurs automatiques de sodas et de collations dans les
écoles est un moyen de restreindre l’offre, alors que mettre sur pied des campagnes
d’éducation visant à promouvoir chez les étudiants une saine alimentation est une tentative
pour altérer la demande. De plus, d’un strict point de vue économique, et particulièrement
dans le contexte d’une société consumériste, il revient à l’individu de décider comment il
entend dépenser son argent et consommer ce qu’il veut bien : c’est la liberté de choix. Par
contre, cette liberté de choix est en partie contrainte par le complexe agroalimentaire.
Certes, l’individu peut décider d’acheter des aliments sains, mais l’offre du complexe
agroalimentaire est telle qu’elle influe sur sa liberté de choix. Autrement dit, « si la liberté
de choix existe, les alternatives de choix doivent coïncider avec la liberté de choix399 », ce
qui n’est actuellement pas tout à fait le cas, et la répartition annuelle de la consommation
de protéines du panier d’épicerie nord-américain, en 2010, est plus que révélatrice à ce
sujet. Alors que le bœuf a compté pour 28 %, que le porc a compté pour 19 %, et que la
volaille a compté pour 17 %, les autres sources de protéines, poisson et œufs, ont
respectivement compté pour 15 % et 6 %400. En fait, les dépenses régionales montrent que
le bœuf a été la source de protéine préférée aux États-Unis. Après le bœuf, la région du Sud
a acheté davantage de porc, alors que les états du Nord-est ont acheté plus de volaille et de
poisson. Les consommateurs du Midwest ont consacré moins d’argent à l’achat de volaille,
de poisson et d’œufs que toutes les autres régions des États-Unis.
Afin de rééquilibrer cette liberté de choix en partie contrainte par le complexe
agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide, la santé publique s’est engagée dans
des campagnes faisant la promotion d’un mode de vie plus sain. Par contre, certaines études
ont particulièrement démontré que ces campagnes, à l’exemple des campagnes anti-tabac,
399 Baharad, E., Nitzan, S. (2000), « Extended preferences and freedon of choice », Social Choice Welfare,
vol. 17, p. 629-637 [630]. 400 Service d'exportation agroalimentaire (2010), Rapport sur les tendances alimentaires américaines —
Poisson et produits de mer aux États-Unis. Vue d'ensemble du marché, Bureau des marchés internationaux,
Canada, Janvier.
147
fonctionnent plus ou moins bien401. En fait, même si ces campagnes proposent des mesures
et des recommandations scientifiquement fondées, elles sont plutôt généralement perçues
par certaines tranches de la population comme des contraintes visant à restreindre la
consommation d’une nourriture « gratifiante » et « satisfaisante »402. Tout à fait conscient
de ce dilemme, le complexe agroalimentaire a su habilement saisir l’occasion et a
systématiquement inondé les différentes tribunes médiatiques de campagnes publicitaires
en faisant la promotion de produits « gratifiants » et « satisfaisants » favorisant la prise de
poids403, et les chiffres sont tout à fait éloquents, car selon les données de l’OMS, pour
chaque tranche de 100 $ investie dans la production de fruits et de légumes, plus de 1 000 $
ont été investis dans la publicité pour les boissons gazeuses et les confiseries404. De plus,
pour chaque dollar investi par l’OMS afin de promouvoir une saine alimentation, 500
dollars ont été investis par l’industrie agroalimentaire pour promouvoir une vaste gamme
de produits transformés, préparés, congelés et surgelés. Au Canada, en 2010, l’industrie
alimentaire a dépensé 1 178 fois le montant consacré à la campagne gouvernementale
visant la saine alimentation, soit plus de 11 milliards de dollars contre 9,5 millions405. Aux
États-Unis, cette dépense a atteint plus de 30 milliards de dollars406. En 2012, McDonald’s
a dépensé plus de 1,37 milliards de dollars seulement pour le marketing, contre 1,3
milliards pour Unilever407.
En ce qui concerne la publicité télévisée proposée par les chaînes de restauration rapide
et le complexe agroalimentaire, les spécialistes considèrent que sa simple diffusion aux
heures de grande écoute inciterait les jeunes à consommer plus de produits riches en gras
et en sucre. Qu’en est-il au juste ? En France, une étude réalisée par l’UFC-Que Choisir a
401 Hu, T. W., Sung, H. Y., Keeler, T. (1995), « The state antismoking campaign and the industry response :
the effects of advertising on cigarette consumption in California », American Economic Review, Papers and
proceeedings, vol. 85, n° 2, p. 85-90. 402 Naik, Y. N., Moore, M.J. (1996), op. cit. 403 Ippolito, P., Mathios, A. (1995), « Information and advertising : the case of fat consumption in the United
States », American Economic Review, Papers and proceedings, vol. 85, n° 2, p. 91-95. 404 IACFO (2003), Broadcasting bad health Why food marketing to children needs to be controlled,
Consumer Food Organizations for the World Health Organization consultation on a global strategy for diet
and health, Cambridge. 405 Nadeau, M. E. (2011), La publicité alimentaire destinée aux enfants. Recension des effets, stratégies et
tactiques, Coalition québécoise sur la problématique du poids, p. 13. 406 Chopra, M., Darnton-Hill, I. (2004), op. cit.. 407 LLLLITL (2012), Publicité : les 36 marques qui ont dépensé plus d’1 milliard $ en 2012 !, 5 décembre.
148
montré que sur 1 039 publicités diffusées lors des programmes jeunesse en 2007, 87 %
d’entre elles portaient sur des produits gras et sucrés408. Alors que les enfants sont
annuellement exposés à plus de 40 000 spots publicitaires, et que 75 % de ceux-ci
proviennent de l’industrie alimentaire faisant la promotion d’aliments riches en gras et en
sucre409, les chercheurs Frederick Zimmerman et Janice Bell en sont arrivés à la conclusion
que la publicité télévisée, plus que le fait d’écouter la télévision, serait associée à la prise
de poids410, d’où l’idée que ces publicités guideraient les choix alimentaires411 et
inciteraient à la consommation412. D’ailleurs, l’OMS considère que le marketing d’aliments
à haute teneur énergétique et à faible valeur nutritionnelle est un facteur contribuant à
l’épidémie d’obésité413. Même de brèves expositions à ces publicités suffiraient pour
influencer les préférences alimentaires des enfants d’âge préscolaire414. Finalement, les
enfants grignoteraient 45 % plus d’aliments jugés malsains lorsqu’ils sont exposés à des
publicités associées à la nourriture415. Par exemple, en 2004, alors que les enfants avaient
été moins soumis au battage publicitaire pour des produits alimentaires riches en gras et en
sucre qu’en 1977, le taux d’obésité s’était pourtant révélé bien plus faible en 1977416. Une
première explication suggère que les enfants, aujourd’hui, sont de plus en plus influencés
408 Ezan, P., Gollety, M. Guichard, N., Nicolas-Hemar, V. (2009), Tu pousses le bouchon un peu trop loin
Maurice ! — Vers un repérage des leviers publicitaires influençant les enfants, Application au domaine
alimentaire, Communication inscrite dans le cadre du programme Marketing and Children Obesity, Session
6, p. 2. 409 Groupe de recherche Médias et santé — UQAM (2010), Jean-Philippe Laperrière. M.A. 410 Zimmerman, F. J., Bell, J. F. (2010), « Associations of Television Content Type and Obesity in Children »,
American Journal of Public Health, February, vol. 100, n° 2, p. 334-340. 411 Hitchings, E., Moynihan, P. J. (1998), « The Relationship Between Television Food Advertisements
Recalled and Actual Foods Consumed by Children », Journal of Human Nutrition and Dietetics, vol. 11, n°
6, p. 511-517. 412 Halford, J. C., Gillespie, J. et al. (2004), « Effect of Television Advertisements for Foods on Food
Consumption in Children », vol. 42. n° 2, Appetite, p. 221-225. 413 OMS (2003), « Diet, Nutrition and Prevention of Chronic Diseases », WHO Technical report series, n°
916, section 5.2.4, Strength of evidence, Table 7, p. 63. 414 Borzekowski, D. L., Robinson, T. N. (2011), « The 30-Second Effect: An Experiment Revealing the
Impact of Television Commercials on Food Preferences of Preschoolers », Journal of the American Dietetic
Association, vol. 101, n° 1, p. 42-46. 415 Harris, J. L. et al. (2009), « Priming Effects of Television Food Advertising on Eating Behavior », Health
Psychology, vol. 28, n° 4, p. 404–413. 416 Desrochers, D. M., Holt, D. J. (2007), « Children’s exposure to television Advertising: implications for
Childhood Obesity », Journal of Public Policy and Marketing, vol. 26, n° 2, p. 182-201.
149
par de nouvelles formes de communication telles qu’Internet et le placement de produits417.
Les chercheurs suggèrent également que les publicitaires actuels disposent d’une meilleure
connaissance de la cible enfantine et emploieraient des leviers de persuasion mieux
adaptés418-419. Partant de là, et en considérant que « si le public fait davantage confiance
aux professionnels de la santé en ce qui concerne leur information, ce n’est pas de ceux-ci
que les individus reçoivent l’information, mais bien des médias420 ».
Hormis la télévision et les médias sociaux, les entreprises misent particulièrement sur la
promotion croisée ou tie-in (association avec l’industrie du cinéma, du sport, du jouet et de
la culture), une technique de marketing permettant de doubler, voire de tripler le volume
des ventes hebdomadaires des repas pour enfants421. Il semblerait également qu’une
exposition récurrente de trente secondes à une publicité télévisuelle vantant le fast-food
influencerait de manière importante le choix des enfants422 en augmentant de trois à cinq
fois la probabilité de choisir le produit présenté423. De plus, la diffusion de messages tel
que « il n’y a pas d’aliments mauvais pour la santé ; c’est la manière de les consommer qui
peut l’être424 », contribuerait également à cette démarche commerciale pour inciter de plus
en plus de gens à consommer des aliments riches et denses en énergie.
D’autre part, afin de promouvoir la vente de leurs produits et d’en faciliter l’accès, les
entreprises ont multiplié les points de vente et augmenté la taille des portions tout en
réduisant les prix de celles-ci. Par exemple, le contenu d’une bouteille de Coca-Cola dédiée
à la consommation individuelle a augmenté de trois à cinq fois en l’espace de dix ans425. Il
417 Moore, E. S. (2004), « Children and the changing world of advertising », Journal of business Ethics, vol.
52, p. 161-167. 418 Schor, J. (2004), Born to Buy, New York : Scribner. 419 Tissier-Desbordes, E. (2004), « L’analyse de visuels : pour une complémentarité des approches »,
Décisions Marketing, n° 36, octobre-décembre, p. 63-74. 420 Dahlgren, P., Sandberg, H. (2007), « La construction de l’obésité dans l’espace public suédois »,
Questions de communication, vol. 11, p. 33-49. 421 Schlosser, E. ([2001] 2012), Fast Food Nation: The Dark Side of the All-American Meal, New York :
Mariner Books. 422 Maddock, J. (2004), « Relationship between obesity and prevalence of fast food restaurants : State-level
analysis », American Journal of Health Promotion, n° 19, suppl. 2, p. 137-143. 423 Davey, R.C. (2004), op. cit. 424 Chopra, M., Darnton-Hill, I. (2004), op. cit. 425 Davey, R. C. (2004), « The obesity epidemic: too much food for thought? », British Journal of Sports and
Medecine, vol. 38, p. 360-363.
150
faut également souligner que c’est là où les distributeurs de sodas sont présents, c’est-à-
dire dans plus de 60 % des écoles primaires et secondaires des États-Unis426, là où il y a le
plus de restaurants de type fast-food par habitant427, que le taux d’obésité est le plus élevé.
De plus, l’ajout de sucre, de sel et de graisses aux aliments favoriserait la prédilection
physiologique de l’homme pour le sucré, le salé et le gras. Finalement, étant donné que la
satiété, cette période d’absence de faim qui suit le repas dépend de la composition
nutritionnelle du repas et surtout de sa densité énergétique, le « choix d’aliments très denses
en énergie indui[rai]t une faible satiété et favorise[rait] la surconsommation passive428. »
Bien que l’idée de taxer les produits nocifs pour la santé soit de plus en plus répandue,
elle reste tout de même mitigée. Par exemple, au Québec, la Coalition sur la problématique
du poids429 a fait des pressions sur le gouvernement pour l’implantation d’une telle taxe.
Au Canada, tandis que « plusieurs organisations de la société civile soutiennent clairement
le recours à une taxe sur les boissons sucrées, les acteurs industriels émettent généralement
de grandes réserves quant à la pertinence et aux effets potentiels de mesures qui cibleraient
spécifiquement un aliment ou une boisson en particulier. Sur le plan politique, aucun
consensus n’a semblé émerger jusqu’alors430. » Par contre, certains pays, comme le
Danemark, la France et la Roumanie ont déjà adopté une taxe sur toute boisson avec sucre
ajouté. Aux États-Unis, les États ou les villes qui votent des règlementations pour taxer la
malbouffe ou les sodas sont constamment engagés dans des luttes judiciaires. Par exemple,
lorsque l’État du Maryland a proposé une taxe sur les collations, l’entreprise Frito-Lay (une
division de PepsiCo), spécialisée dans les grignotines, a menacé de déménager dans un
autre État son important centre de distribution431. La ville de New York, qui a tenté de
426 Fried, E. J., Nestle, M. (2002), « The growing political movement against soft drinks in schools », Journal
of American Medical Association, vol. 288, n° 17, p. 2181. 427 Maddock, J. (2004), op. cit. 428 Bellisle, F. (2005), « Faim et satiété, contrôle de la prise alimentaire », EMC – Endocrinologie, vol. 2, n°
4, December, p. 179–197. 429 Voyer, C., (2015), Rapport de la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise | La Coalition Poids
salue la recommandation d'étudier la mise en place d'une taxe sur les boissons sucrées, Coalition québécoise
sur la problématique du poids, 19 mars. 430 Le Bodo, Y., Dumas, N., Ricard, L., Massougbodji, J., De Wals, P. (2012), Taxes pour la santé ? Le cas
des boissons sucrées, fruitées, gazeuses, Plateforme d'évaluation en prévention de l'obésité, p. 11. 431 Shelsby, T. (2004), House comittee abolishes 5 % snack tax : Harford officials worried it was threat to
Frito-Lay, Baltimore Sun, March 24, p. B1.
151
légiférer avec la Soda Tax432 pour réduire le format des sodas vendus dans les cinémas et
les commerces de restauration rapide, a non seulement été confrontée à des poursuites
judiciaires433 de la part des fabricants de sodas, mais a été déboutée en cours en mars 2013,
et ce, quelques jours avant l’adoption de son propre règlement municipal434, lequel
règlement a finalement été déclaré inconstitutionnel en cour d’appel en juillet 2013435.
L’État de la Californie a déposé un projet de loi qui obligerait le retrait de tous les
distributeurs automatiques de tous les édifices et bureaux gouvernementaux. Le débat
autour de ce projet de loi s’est intensifié, alors que les opposants ont décrié cette
intervention étatique comme étant une porte ouverte vers le Nanny State436. Le sénat de
l’État du Texas, pour sa part, a voté un projet de loi visant à réduire la consommation de
sodas dans les écoles : en septembre 2013, il était désormais impossible, avec les nouveaux
contrats de location de distributeurs automatiques de vendre des boissons gazeuses437. Au
moment où sont rédigées ces lignes, la ville de New-York se retrouve sous le coup d’une
injonction permanente qui l’empêche de mettre en œuvre une autre mesure, qui elle, aurait
limité le format des boissons gazeuses à 16 onces (473 ml.) dans les restaurants, les
cinémas, les stades et les arénas.
En réplique à toutes les actions entreprises par différents pouvoirs publics, les sociétés
PepsiCo et Coca-Cola, ainsi que l’American Beverage Association, ont dépensé plus de
70 $ millions en lobbying entre 2009 et 2012 pour contrer la surtaxation des boissons
gazeuses. Résultat de l’opération : plus de 30 états ont été obligés de faire marche arrière438.
Malgré toutes les attaques juridiques provenant de l’industrie alimentaire, en 2008, la ville
de New York a récidivé et étendu l’obligation, pour les restaurants, d’afficher le nombre
de calories de tout ce qui est servi. Dans la foulée de cette démarche, en mars 2011, la
législation fédérale a imposé à toutes les chaînes de restaurants, et ce, à l’échelle du
432 Leonard, T. (2010), New York City's mayor plans 'soda tax', The Telegraph, March 8. 433 Stanford, D. D. (2013), New York Expands Fight Against Soda to Juice Drinks, Bloomberg, June 3. 434 Ax, J. (2013), Judge blocks New York City large-soda ban, Mayor Bloomberg vows fight, Reuters, March,
11. 435 Ax, J. (2013), Bloomberg's ban on big sodas is unconstitutional: appeals court, Reuters, July 30. 436 KTLA Staff (2013), Bill Targets Junk Food in Vending Machines at State Offices, May 8. 437 Ward, M. (2013), Senate votes to limit sugary drinks at schools, The Austin American-Statesman, May
21. 438 Idem.
152
territoire américain, d’afficher clairement le nombre de calories de chaque repas. Suite à
tous ces efforts déployés, le nombre de calories par transaction aurait semble-t-il baissé de
6 %, soit de 247 à 232 calories par individu439.
Rebuffades et poursuites judiciaires de la part du complexe agroalimentaire et l’industrie
de la restauration rapide envers les législations proposées et la mise en place par les
autorités publiques de réglementations pour assainir l’offre alimentaire et informer le
public s’entrecroisent dans un ballet où les frontières du sain et du malsain sont
constamment redéfinies au gré des avancées et des reculs de chacune des deux parties. Et
le phénomène ne se limite pas seulement aux États-Unis. Par exemple, au Canada, la
province de l’Ontario oblige les entreprises de restauration rapide à afficher le nombre de
calories des mets servis440 ; le gouvernement britannique propose une législation visant à
freiner le développement de la restauration rapide441 ; le parlement écossais, en 2007, a
voté une loi pour bannir la malbouffe des écoles442 ; en 2014, le gouvernement mexicain a
voté une loi pour restreindre la publicité proposée par les chaînes de restauration rapide et
de l’industrie des boissons gazeuses443.
L’assainissement de l’offre alimentaire dans l’espace public
Le cas de l’assainissement de l’offre alimentaire dans les lieux publics est intéressant à
plus d’un égard. Tout d’abord, un premier constat : l’OMS considère que
« l’obésité a atteint les proportions d’une épidémie mondiale, 2,8 millions de personnes
au moins décédant chaque année du fait de leur surpoids ou de leur obésité. Problème
autrefois réservé aux pays à revenu élevé, l’obésité existe aussi désormais dans les pays
à revenu faible ou intermédiaire. Les gouvernements, les partenaires internationaux, la
439 Wright, S. H. (2013), Calorie Posting in Chain Restaurants, National Bureau of Economic Research, June
4. 440 CBC News (2014), Ontario law to force calorie count on fast-food menus - Big chains would have to
show calories alongside prices, February 24. 441 Cavill, N., Rutter, H. (2014), Obesity and the environment: regulating the growth of fast food outlets,
London: Public Health England. 442 BBC News (2007), School junk food ban law passed, March 15. 443 Hennessy, M. (2014), Mexico restricts junk food ads; time for rethink on advertising?, Food Vision, July
22.
153
société civile, les organisations non gouvernementales et le secteur privé ont tous un rôle
essentiel à jouer pour contribuer à prévenir l’obésité444. »
Par exemple, au Canada, en 2010, plus de 23,5 % des adultes de plus de 18 ans étaient
obèses445. Alors que, en 2005, l’embonpoint et l’obésité touchaient 717 945 personnes de
moins de 18 ans, en 2005, ce nombre avait augmenté à plus de 620 959 personnes en 2006.
Aux États-Unis, l’obésité a doublé chez les enfants et plus que triplé chez les adolescents
au cours des 30 dernières années446 ; le pourcentage des enfants obèses âgés entre 6 et 11
ans a augmenté de 7 % en 1980 à 18 % en 2010, tandis qu’il est passé de 5 % à 18 % chez
les adolescents âgés entre 12 et 19 ans447 pour la même période.
Un second constat : de tous les espaces ayant été identifiés comme pouvant être les plus
susceptibles de favoriser la prise de poids, c’est bien celui de l’école, avec sa cafétéria et
ses distributeurs automatiques, qui remporte, en quelque sorte, la palme. Par exemple, pour
contrer cette prise de poids en milieu scolaire, le gouvernement de l’Ontario, en 2010, a
émis des normes d’alimentation qui ont force de loi pour toutes les écoles. Ainsi, tous les
produits contenant « généralement peu ou pas d’éléments nutritifs de base ou contiennent
de grandes quantités de matières grasses, de sucre ou de sodium […] ne peuvent pas être
vendus dans les écoles. On peut ranger dans cette catégorie les sodas, les bonbons, le
chocolat, les barres et boissons énergisantes et les aliments frits448. » Au Québec, en 2012,
une seule école primaire possédait des distributeurs automatiques449 et « aucune école ne
servait des boissons gazeuses ordinaires ou diètes, ou des boissons caféinées (café, thé,
boissons énergisantes) aux élèves450. » Dans les écoles secondaires québécoises, en 2012,
les distributeurs automatiques étaient présents dans plus de 75 % des établissements :
444 OMS (2014), 10 faits sur l’obésité. 445 Statistique Canada (2012), Embonpoint et obésité chez les adultes (mesures autodéclarées). 446 Ogden, C. L., Kit, B. K., Flegal, K. M. (2012), « Prevalence of obesity and trends in body mass index
among US children and adolescents, 1999-2010 », Journal of the American Medical Association, vol. 307,
n° 5, p. 483-490. 447 National Center for Health Statistics (2012), Health, United States (2011), With Special Features on
Socioeconomic Status and Health, Hyattsville, MD : U.S. Department of Health and Human Services. 448 Ministère de l'Éducation de l'Ontario (2010), Normes d'alimentation de l'Ontario pour les écoles,
Document d'information, 15 janvier. 449 Institut national de santé publique (2012), Portrait de l’environnement alimentaire dans les écoles
primaires du Québec, Direction du développement des individus et des communautés, p. 7. 450 Idem. p. 11.
154
« L’eau en bouteille et les jus de fruits constituaient les boissons les plus répandues.
Seulement cinq écoles servaient des boissons gazeuses dans ses distributrices
automatiques. Toutefois, les trois quarts (77 %) y offraient d’autres boissons riches en
sucre ajouté ou avec substitut de sucre451. »
Aux États-Unis, en 2008, au niveau élémentaire, la situation était très différente de celle
du Canada, alors que plus de 17 % des écoles possédaient des machines distributrices,
contre 82 % au niveau secondaire et 97 % au niveau collégial. Des produits offerts par les
machines distributrices dans les écoles secondaires, seulement 15 % étaient qualifiés
« santé », contre 21 % au niveau collégial452. Plus de 18 % des étudiants de niveau
secondaire de l’État de la Floride consommaient, en moyenne, 2 jours sur 5, une collation
ou un breuvage en provenance d’une machine distributrice plutôt que de se procurer l’un
des repas offerts par la cafétéria ou préparé à la maison. Les produits les plus fréquemment
achetés étaient les chips, les bretzels, les grignotines, les barres de chocolat, les boissons
gazeuses et les breuvages sportifs453. Plus d’étudiants ont choisi des collations ou des
boissons dans les écoles où les distributeurs automatiques étaient disponibles que ne le
faisaient les élèves des écoles où ces distributeurs n’étaient pas disponibles : 19 % et 7 %
respectivement. Au vu de ces données, il semblerait que s’impose un assainissement de
l’offre alimentaire dans l’espace scolaire afin de réduire la potentielle prise de poids, mais
le fait de retirer ces distributeurs entraîne parfois un manque annuel à gagner important
pour le financement de certaines activités parascolaires454, et les conseils d’administration
des écoles ont dû faire preuve d’imagination pour trouver des solutions.
Pour bien comprendre la situation, un bref retour historique s’impose pour comprendre
la différence entre la situation canadienne et la situation américaine en matière
d’alimentation en milieu scolaire. Un article publié dans le New York Times en septembre
451 Institut national de santé publique (2012), Portrait de l’environnement alimentaire dans les écoles
secondaires du Québec, Direction du développement des individus et des communautés, p. 18. 452 Finkelstein, D. M., Hill, E. L., Whitaker, R. C. (2008), « School Food Environments and Policies in US
Public Schools », Pediatrics, vol. 122, n° 1, July, p. 251-259. 453 Park, S., Sappenfield, W. M., Huang, Y, Bensyl, S. B. (2010), « The impact of the availability of school
vending machines on eating behavior during lunch: the Youth Physical Activity and Nutrition Survey »,
Journal of American Diet Association, vol. 110, n° 10, p. 1532-1536. 454 Wimmer, N. (2013), School bans vending machines, plans 5K to fill financial gap, KSL Media, May 30.
155
2001455 est révélateur de la situation qui prévalait à l’époque. Tout d’abord, c’est la
Grocery Manufacturers of America et son porte-parole qui posent un constat : « Il n’y a
pas de bonne ou de mauvaise nourriture. Il n’y a que de bons ou mauvais régimes
alimentaires. » Selon les représentants de cette industrie, ce dont les enfants ont avant tout
besoin, c’est de plus d’exercice et non pas de voir réduire l’offre alimentaire (nudging). Au
cours de la décennie 1980, l’USDA, dans son combat contre la National Soft Drink
Association, avait tenté de bannir les boissons gazeuses et les friandises des écoles, mais
avait été débouté en Cours d’appel en 1983456. Vingt ans plus tard, la réglementation
fédérale avait autorisé les écoles à mettre hors tension les distributeurs automatiques situés
dans les cafétérias, et ce, seulement pendant les heures de repas. Par exemple, le contrat
liant la Pepsi-Cola Company et l’école Montgomery Blair High School à Silver Spring
dans le Maryland, stipulait que, « si le conseil scolaire s’avisait de mettre hors tension les
distributeurs automatiques pendant les heures de classe, l’école ne recevrait pas sa
commission garantie. » En fait, au fil des décennies, les distributeurs automatiques sont
parfois devenus la principale source de revenus pour financer les activités parascolaires,
mais signe des temps et de l’effort d’assainissement de l’offre alimentaire en milieu
scolaire, en 2008, aux États-Unis, moins du tiers des écoles du pays limitaient l’accès aux
friandises et aux boissons gazeuses, alors qu’en 2010, deux tiers des écoles imposaient
cette limite457.
Au même titre que les distributeurs automatiques, les cafétérias des écoles ont
particulièrement été visées depuis les dix dernières années. Par exemple, au Québec, en
décembre 2004, après « les cris d’alarme lancés depuis plus de cinq ans par les médecins,
les nutritionnistes et les responsables de la santé publique au Québec458 », le Ministère de
l’éducation annonçait son intention d’élaborer une politique d’élimination de la malbouffe
des écoles de la province :
455 Winter, G. (2001), Some States Fight Junk Food Sales in Schools, New York Times, september 9. 456 OpenJurist (1983), National Soft Drink Association v. R Block, National Soft Drink, Appellant, v. John R.
Block, Secretary, Department of Agriculture, 721 F. 2ed, vol. 1348, n° 80, p. 1751. 457 Harris, G. (2010), A Federal Effort to Push Junk Food Out of Schools, New York Times, February 7. 458 Deglise, F. (2004), Bouffe et malbouffe : Une frite-sauce à la cafétéria ?, Le Devoir, 11 décembre.
156
« Cette mesure salutaire, nécessaire et hautement délicate à mettre en place, tout en
prévenant les mauvais comportements alimentaires des générations montantes, devra
aussi être pensée pour réparer les erreurs du passé459. »
À souligner ici l’idée des « erreurs du passé ». L’introduction de cette notion est
intéressante. D’une part, elle suggère que le régime alimentaire des décennies précédentes
porte un préjudice certain à la santé ; les générations précédentes ont agi de façon
irresponsable en laissant le complexe agroalimentaire prendre autant d’importance ; les
générations précédentes ont inculqué aux générations montantes de mauvaises pratiques
alimentaires. D’autre part, elle suggère aussi qu’il s’agit d’une vaste entreprise
d’assainissement des comportements, car c’est une « mesure salutaire [et] nécessaire. »
Concrètement, elle se donne comme mission de protéger les générations montantes de ce
fléau. La mission est aussi hygiéniste, car il faut élaborer une politique d’élimination de la
malbouffe des écoles de la province. Malgré tout, malgré tous les efforts déployés depuis
dix ans au Québec, un constat s’impose :
« La plupart des écoles du Québec qui offrent des services de cafétéria ont maintenant
retiré la malbouffe de leur menu pour la remplacer par des aliments santé. Pourtant, des
jeunes du secondaire préfèrent aller dîner dans des restaurants à service rapide plutôt que
de manger à la cafétéria ou encore apporter leur repas de la maison460. »
Le fait de retirer la malbouffe des cafétérias scolaires et le fait que les jeunes étudiants
fréquentent les restaurants de type fast-food permettent de voir que, lorsqu’une architecture
de choix (nudging) n’est pas proposée qui inciterait les étudiants à s’alimenter, ceux-ci se
rabattent sur une autre architecture de choix, qui elle, se trouve inscrite dans l’espace bâti
avoisinant l’école. Cet effort sans précédent d’assainissement de l’offre alimentaire en
milieu scolaire, en l’absence d’une architecture de choix, n’est pas sans revers. Comme
bien d’autres de ses confrères, le concessionnaire qui gère la cafétéria de l’école de
Châteauguay a effectivement dû arrêter de servir des frites et du peppéroni comme l’exige
le Ministère de l’Éducation du Québec : « Avant, on servait 450 repas par jour, avec des
459 Idem. 460 Blondin, A. S. (2013), « Des idées pour retenir les jeunes dans les cafétérias des écoles », Bien dans son
assiette, Radio-Canada, 8 mai.
157
sommets à 560 repas […]. Aujourd’hui, on fait de 225 à 250 repas par jour461.» Un
enseignant en éducation physique soutient que « Le McDonald’s va attirer plusieurs jeunes
le midi […] Leur alimentation est déjà déficiente. La malbouffe fait partie de leur quotidien.
Ce sera pire quand ils y auront accès pour dîner462. » Lorsque cet enseignant relève que
l’alimentation des jeunes est déjà déficiente, il sous-entend par le fait même que ce
« mauvais » comportement alimentaire a forcément une origine, à savoir que ces habitudes
sont acquises pour une bonne part dans le milieu familial. En fait, le comportement
alimentaire des jeunes a une histoire, et cette histoire est aussi celle de leurs parents, de
leurs familles, de leurs cercles d’amis, du complexe agroalimentaire, de valeurs culturelles
bien installées, tout comme de celle de l’espace bâti. D’ailleurs, une étude californienne a
démontré que la présence de restaurants ou de comptoirs de restauration rapide à proximité
des écoles augmente de 5 % le risque d’obésité chez les jeunes463. Par comparaison, les
chercheurs Yan Kestens et Mark Daniel de l’Université de Montréal ont mis en lumière
que, au Québec, 75 % des écoles primaires et secondaires du grand Montréal (incluant les
rives nord et sud) ont au moins un restaurant-minute à 1 km ou moins ; 42 % des écoles
ont au moins un restaurant-minute à 500 mètres ou moins°; 119 écoles ont au moins 10
restaurants-minute à 1 km ou moins°; 433 mètres de distance moyenne du restaurant-
minute le plus près des écoles situées dans des quartiers où le revenu moyen est de
36 000$ ; 1,2 km de distance moyenne du restaurant-minute le plus près des écoles situées
dans des quartiers où le revenu moyen annuel est de 79 000 $464.
En France, en juillet 2011, malgré le prononcé d’un arrêté rendant obligatoire l’équilibre
nutritionnel dans les cafétérias scolaires, malgré des incitatifs à consommer cinq fruits et
légumes par jour, à manger moins gras, moins salé, moins sucré, la malbouffe semblait
avoir gagné du terrain dans les collèges et les lycées. Selon une étude465 portant sur plus de
600 cantines scolaires, la cantine traditionnelle se trouverait désormais en concurrence avec
des stands de type cafétéria, fast-food ou sandwicherie. Au menu de ces commerces, des
461 Allard, M. (2012), Écoles ciblées sur l'autoroute de la malbouffe, La Presse, 22 octobre. 462 Idem. 463 Brennan, D., Carpenter, C. (2009), « Proximity of Fast-Food Restaurants to Schools and Adolescent
Obesity », American Journal of Public Health, vol. 99, n° 3, p. 505-510. 464Bouchard, C. (2011), « Le poids de la pauvreté | Des soucis et des hommes », Québec Science, 4 mai. 465 AFP (2013), Cantines: la malbouffe s'installe, Le Figaro, 19 mars.
158
aliments de type pizza-frites-gaufres ou panini-brownie-soda. Le chargé de mission
alimentaire et nutrition à l’UFC, Olivier Andrault, souligne que cette « junkfood s’installe
et se développe en dehors de toute obligation. C’est une découverte inquiétante qui nous
amène à demander une extension de la réglementation466. » Dans un tel contexte, pour les
tenants de la saine alimentation, le temps n’est plus à la réflexion, mais à l’action : il faut
légiférer, prendre les grands moyens.
Autrement, comme il a été établi par plusieurs études que l’activité physique en milieu
scolaire a de nombreux effets bénéfiques sur le bien-être psychologique, la santé mentale,
les compétences sociales, les habiletés cognitives467 et la réussite scolaire468, il faut non
seulement en faire la promotion, mais veiller aussi à une implantation pérenne de celle-ci.
En fait, l’activité physique est réputée améliorer au premier chef les performances
scolaires469 en favorisant notamment la capacité d’attention, la concentration, la mémoire
et un meilleur comportement en classe470, toutes des valeurs hautement priorisées en milieu
éducatif471. Elle favoriserait également le sentiment d’appartenance à l’école et tendrait à
assurer une plus grande persévérance scolaire472. Cette hypothèse suggère alors que
l’enfant en surpoids ou obèse risque de passer outre tous ces multiples avantages que
procure l’activité physique. La démarche n’est pas banale, car elle implique que l’enfant
risque d’être confronté à un déficit cognitif et qu’il risque éventuellement d’être un
mésadapté social, d’où l’idée qu’il importe avant tout de déployer une multitude
d’interventions à différents niveaux en milieu scolaire pour réguler les comportements de
466 Idem. 467 Hillman, C. H., Erickson, K. I., Kramer, A. F. (2008), « Be smart, exercise your heart: exercise effects on
brain and cognition », Nature Reviews Neuroscience, vol. 9, p. 58-65. 468 Comité scientifique de Kino-Québec, (2011), L’activité physique, le sport et les jeunes – Savoir et agir,
Québec : Secrétariat au loisir et au sport, ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. Gouvernement du
Québec. 469 Trudeau, F., Shephard, R. J. (2008), « Physical education, school physical activity, school sports and
academic performance », International Journal of Behavioral Nutrition and Physical Activity, vol. 5, n° 10. 470 Sigfusdottir, I. D., Kristjansson, A. L., Allegrante, J. P. (2007), « Health Behaviour and Academic
Achievement in Icelandic School Children », Health Education Research, vol. 22, n° 1, p. 70-80. 471 Rasberry, C. N. & al. (2011), « The association between school-based physical activity, including physical
education, and academic performance: a systematic review of the literature », Preventive Medicine, vol. 52,
n° 1, p. S10-S20. 472 Sigfusdottir, I. D. et al. (2007), op. cit.
159
ces futurs adultes. Comment y parvenir ? La Coalition québécoise sur la problématique du
poids propose cinq interventions pour permettre aux jeunes d’être plus actifs à l’école :
« rendre obligatoire un temps minimal consacré aux cours d’éducation physique et à la
santé ; favoriser les activités physiques intramuros et parascolaires ; intégrer l’activité
physique à d’autres programmes d’enseignement ; organiser et encadrer des récréations
actives dans des cours d’école bien aménagées ; favoriser les déplacements actifs entre
le domicile et l’école473. »
C’est donc par le déploiement de mesures incitant à l’activité physique pour éviter la
prise de poids que l’étudiant serait en mesure de s’investir dans le développement de ses
capacités cognitives et sociales, ce qui n’est pas rien. En somme, par ces mesures, il serait
possible de mettre à distance ce qui favorise la prise de poids en milieu scolaire : cafétéria,
distributeurs automatiques, proximité des chaînes de restauration rapide. Tout comme avec
l’espace alimentaire, tout comme avec l’espace bâti, tout comme avec le statut socio-
économique, tout comme avec le type d’emploi occupé, il semble bien que le gros et
l’obèse soient dans une position difficile à concilier, car tout peut les empêcher de perdre
du poids.
En ce qui concerne les arénas, les centres sportifs et les stades, ce qui est mis en avant
comme argument, c’est l’incohérence entre la mission du lieu — pratique d’une activité
sportive, promotion de l’activité physique — et l’offre alimentaire proposée — hotdogs,
frites, sodas, boissons énergisantes, bières et autres alcools. Les solutions adoptées pour
mettre à distance la prise de poids liée à ces espaces publics sont simples : améliorer l’offre
alimentaire dans les établissements municipaux, arénas, centres sportifs et stades ; offrir
des choix santé dans les fêtes et les événements populaires ; interdire la vente de boissons
énergisantes ; augmenter l’accès aux fruits et aux légumes ; planifier un aménagement
stratégique du territoire ; installer des fontaines d’eau.
Dans une perspective plus globale, les municipalités sont également appelées à jouer un
rôle important en ce qui concerne la mise en place d’environnements favorables aux saines
habitudes de vie en offrant : des choix santé dans les fêtes et événements populaires ; en
473 Coalition québécoise sur la problématique du poids, 5 interventions prometteuses, réalisables et qui font
consensus ; http://www.cqpp.qc.ca/fr/dossiers/activite-physique-a-l-ecole/solutions-prometteuses, consulté
le 13 avril 2013.
160
interdisant la vente de boissons énergisantes dans les édifices municipaux ; en augmentant
l’accès aux fruits et légumes ; en réduisant la visibilité des aliments moins nutritifs ; en
mettant en valeur les aliments sains ; en modifiant les prix en faveur des aliments sains ;
en retirant les friteuses ; en retirant les boissons énergisantes ; en retirant les boissons
gazeuses et autres boissons sucrées ; en retirant les distributeurs automatiques de friandises.
Pour le Réseau québécois de Villes et Villages en santé, il faut être « Ensemble pour le
bonheur municipal474 » en créant « des conditions environnementales, sociales,
économiques, culturelles et politiques globales qui permettent et favorisent l’amélioration
de la santé475-476. » Pour la Coalition québécoise sur la problématique du poids, il faut
travailler à
« créer des consensus et à revendiquer des lois, des réglementations et des politiques
publiques afin de modifier les environnements pour favoriser la saine alimentation,
l’activité physique et des normes sociales favorables à la santé477. »
En somme, le champ d’assainissement de l’offre alimentaire de l’espace public est vaste,
le programme est ambitieux et son efficacité est vraisemblablement difficile à mesurer.
Le défi posé aux campagnes de sensibilisation
Dans cette obligation d’action et cette volonté de contrer la prise de poids, des différences
majeures émergent quant aux méthodes utilisées en fonction des pays. Par exemple, au
Canada, la santé publique opte plutôt pour des campagnes à connotation positive, c’est-à-
dire consommer 5 portions de fruits et de légumes chaque jour et faire 30 minutes
d’exercices quotidiennement. Au Québec, « l’une des solutions retenue fut la mise sur pied
d’une campagne médiatique (Vers un Québec en Santé) suscitant la promotion de saines
habitudes de vie telles qu’une alimentation équilibrée, la pratique d’activités physiques et
474 Réseau québécois de Villes et Villages en santé, Fondements de l’action ;http://www.rqvvs.qc.ca/fr/sante-
publique/fondements-de-l-action, consulté le 4 avril 2013. 475 Hancock, T., Labonte, R., Edwards, R. (1999), « Indicators that count! Measuring population health at the
community level », Canadian Journal of Public Health, vol. 90, suppl. 1, p. 22-526. 476 Hancock. T., (2011), « People, partnerships and human progress: building community capital », Health
Promotion International, vol. 16, n° 3, p. 275-280. 477 Coalition québécoise sur la problématique du poids ; http://www.cqpp.qc.ca/, consulté le 4 avril 2013.
161
le non-usage du tabac478. » Cette campagne avait pour but de : (i) favoriser l’adoption d’un
comportement visant l’intégration de la consommation quotidienne d’au moins cinq
portions de fruits et légumes ; (ii) faire connaître la gamme de fruits et de légumes du
Québec accessibles et disponibles sur le marché ; (iii) favoriser de bonnes pratiques de
manipulation des aliments pour ainsi conserver la salubrité des produits alimentaires. Par
contre, aux États-Unis, la situation s’avère particulièrement différente. Le cas du
Département de la santé de la ville de New-York, déjà impliqué dans une bataille juridique
visant à réglementer le format des boissons gazeuses sur son territoire est intéressant, car
il s’en prend également aux boissons sportives et énergisantes qu’il considère comme étant
tout aussi néfastes479. La campagne, composée de publicités télévisuelles et d’affiches
placardées un peu partout dans le métro, est particulièrement intense et agressive. L’une de
ces publicités montre un patient diabétique amputé de quelques orteils, conséquence de son
obésité. Une autre publicité met en scène un homme obèse buvant à grandes rasades une
boisson sportive de couleur bleu-néon et un chirurgien procédant à une intervention
cardiaque. Pour le docteur Thomas Farley du Département de la santé de la ville de New-
York, la campagne est tout à fait justifiée, car il faut « avertir les gens que ces boissons
contiennent autant de calories que les boissons gazeuses, sinon plus, et que nous sommes
présentement confrontés à un sérieux problème d’épidémie d’obésité480. »
Pour la chercheure Le’a Kent, cette tendance des autorités publiques américaines à
produire des publicités chocs se structure essentiellement autour de l’aversion envers le
corps obèse, un corps qui serait inévitablement engagé dans un processus de mort
prématurée, d’où l’idée que cette possibilité de mort prématurée inciterait dès lors
l’individu à assainir son mode de vie481. En fait, la notion même d’aversion envers le corps
obèse est souvent utilisée comme argument stratégique dans certaines campagnes de santé
publique visant la prise de poids482. En 2011, au Mexique, une campagne anti-obésité
478 Richer, Y. (2007), Perception de la campagne « Vers un Québec en santé » par des jeunes québécois de
12 à 14 ans, sous la direction de Lise Renaud, Groupe de recherche Médias et santé, UQAM, p. 214. 479 Stanford, D. D. (2013), op. cit. 480 Idem. 481 Kent, L. (2001), « Figthing abjection : representing fat women », in J. E. Braziel & K. LeBesco (eds),
Bodies Out of Bounds : Fatness and Transgression, Berkeley : University of California Press, p. 130-150. 482 Leahy, D. (2009), « Disgusting Pedagogies », Biopolitics and the ‘Obesity Epidemic’, London :Rtouledge,
p. 172-182.
162
nationale montrait des personnes bedonnantes manger des aliments gras, reportant par le
fait même non seulement tout le poids de la responsabilité sur l’individu483, mais le
stigmatisant de surcroît. En 2012, dans l’État du Minnesota, une campagne anti-obésité484
diffusée à la télé a non seulement tablé sur cette idée d’aversion, mais a aussi tablé sur celle
de la stigmatisation des comportements des gens obèses. Dans la première publicité, une
mère obèse fait ses courses au supermarché tout en remplissant son panier d’épicerie
d’aliments réputés faire engraisser. Derrière elle, sa jeune fille l’imite en remplissant son
propre petit panier. Lorsque la mère découvre le manège, elle regarde sa fille d’un ton
réprobateur et un slogan s’affiche alors à l’écran qui dit : « Aujourd’hui est le jour où nous
devons donner le bon exemple à nos enfants. » Dans la seconde publicité, dans le décor
d’un fast-food, deux jeunes adolescents se relancent à qui mieux-mieux afin de savoir
lequel de leurs pères peut absorber le plus de nourriture. Alors que le père de l’un de ceux-
ci arrive avec un plateau chargé de frites et de hamburgers, il entend son fils dire fièrement :
« Quand je serai grand, je mangerai deux fois plus que mon père ! » et le même slogan
s’affiche alors à l’écran : « Aujourd’hui est le jour où nous devons donner le bon exemple
à nos enfants. »
Le Children’s Healthcare d’Atlanta a lancé une campagne controversée où des enfants
obèses sont mis en scène avec des messages chocs485 : « It’s hard to be a little girl if you’re
not » ; « My Fat May Be Funny To You But It’s Killing Me » ; « Being Fat Takes The Fun
Out Of Being A Kid. » L’instigateur de la campagne, le docteur Marc Manley, précise qu’il
était nécessaire d’utiliser la culpabilisation, car
483 Parker-Pope, T. (2011), Fat Stigma Spreads Around the Globe, New York Times, March 30,
http://well.blogs.nytimes.com/2011/03/30/spreading-fat-stigma-around-the-globe/, consulté le 3 avril 20103. 484 Abrams, L. (2012), Think of the (Fat) Children: Minnesota's ‘Better Example’ Anti-Obesity Campaign,
The Atlantic, September 24 ; http://www.theatlantic.com/health/archive/2012/09/think-of-the-fat-children-
minnesotas-better-example-anti-obesity-campaign/262674/, consulté le 2 juin 2013. 485 Keneally, M. (2012), 'Mom, why am I fat?': Controversy over shock anti-obesity ads featuring overweight
children, Mail Online, January 2 ; http://www.dailymail.co.uk/news/article-2081328/Weighty-debate-anti-
obesity-ads-featuring-fat-kids-causes-criticism-health-advocates-shock-tactics.html, consulté le 28 mai
2013.
163
« la génération actuelle d’enfants aura une espérance de vie plus courte que celle de leurs
parents. C’est la première fois qu’un tel phénomène est anticipé aux États-Unis, et
l’obésité en est la principale cause486-487. »
Le cas est classique : le sentiment qu’il y a urgence à agir, et l’urgence à agir justifie les
moyens, et la campagne du Children’s Healthcare d’Atlanta pour contrer l’obésité est
révélatrice en ce sens, car elle procède à un assemblage de moyens pour y parvenir :
l’argument de l’espérance de vie raccourci, l’argument de l’épidémie d’obésité, la
culpabilisation, la stigmatisation, la publicité, les slogans, les affiches. Pour la
chroniqueuse américaine Lindy West, « C’est déjà assez difficile d’être un enfant obèse,
sans que le gouvernement vienne vous dire que vous êtes une épidémie488. » Comme elle
le fait remarquer : « Tu es un problème qui doit être résolu489. » En fait, ce genre de
campagne cible avant tout les gens obèses plutôt que le système qui conduit les gens à
prendre du poids. Elle considère qu’une campagne anti-personne-obèse reste et demeure
avant tout une campagne anti-personne :
« Traiter les gens comme des animaux, les dépeindre comme des personnages de bandes-
dessinées accros à la crème glacée, et les considérer comme des vecteurs de maladie est
décidément malsain pour la santé des gens. […] Il n’y a rien que personne ne puisse faire
pour que les gens obèses deviennent minces demain matin. La réalité, c’est que le
problème est complexe, difficile à résoudre et beaucoup moins amusant pour les gens qui
prennent leur pied à détester et à haïr les gens obèses490. »
À remarquer la formulation et le vocabulaire utilisés par la chroniqueuse. Tout d’abord,
un positionnement anthropomorphique avec les animaux et les personnages de bandes-
dessinées. La démarche permet de constater que le corps obèse provoque de l’aversion, du
dégoût, de la révulsion et qu’il mérite peu de considération. Ensuite, l’énonciation du fond
du problème qui renvoie la responsabilité de l’obésité au système. Cette approche cherche
486 Idem. 487 « What convinced him was an analysis that predicted the current generation of children will have a shorter
life expectancy than their parents. This is the first time in U.S. history that this is anticipated to happen, he
says, and obesity is the main cause. » 488 West, L. (2012), It's Hard Enough to Be a Fat Kid Without the Government Telling You You're an
Epidemic, Jezebel, September 24. 489 Idem. 490 Idem.
164
à mettre en lumière une dynamique sous-jacente dont ne tiennent pas compte, la plupart du
temps, ceux qui tournent en dérision les gens obèses. Finalement, la cible de la harangue :
les gens qui détestent le corps obèse, sa présence, ses manifestations, ses attitudes, ses
comportements. Ce sont ces derniers qui devraient faire un examen de conscience et non
les gens obèses. La réflexion que pose Lindy West résume non seulement en quelques mots
la posture psychologique dans laquelle se trouvent les gens obèses face aux campagnes
publiques modulées sur la culpabilisation, mais met également en évidence le fait qu’il y a
deux camps aux positions quasi irréconciliables. En fait, lorsque les positions sont aussi
campées de part et d’autre, que l’une des deux parties est la victime des attaques de l’autre,
que la partie dominante est soutenue par des interventions contre la prise de poids
répercutées sur toutes les tribunes médiatiques, il faut vraisemblablement envisager que
l’impact psychologique sur la personne n’est pas sans effet, qu’elle ressent le tout comme
une injonction à normer son corps, et qu’elle peut contester, par la prise de poids elle-
même, l’ensemble des interventions publiques pour justement faire dissidence.
Le fat activism491 est éloquent à ce sujet. Le mouvement a fait son apparition aux États-
Unis vers la fin des années 1960, alors que la société américaine était engagée dans un
vaste chantier politique d’équité et de justice sociale. Le Fat Liberation Manifesto492,
rédigé par les membres du Fat Underground, exigeait alors que les gens obèses soient
traités sur le même pied d’égalité que tous les autres citoyens493. Depuis ce temps, et
particulièrement depuis la survenue de l’épidémie d’obésité au tournant des années 2000,
le fat activism a connu un regain d’intérêt significatif494. Des groupes comme la National
Association to Advance Fat Acceptance495 militent contre ce qui est dorénavant considéré
comme de la discrimination structurelle : lits d’hôpitaux, sièges d’avions, d’autobus, de
cinéma et bancs publics inadaptés aux corps hors normes. D’autres groupes visent à
signaler à la société que les gens obèses sont sexuellement désirables et attrayants. Certains
491 LeBesco, K. (2004), Revolting Bodies ? The Struggle to Redefine Fat Identity, Boston : University of
Massachussetts Press, p. 14 & p. 63. 492 Bracha Fishman, S. G. (1998), Life In The Fat Underground, Radiance – A Magazine for Large Women. 493 Solovay, S., Rothblum E. (2009), « Introduction », in The Fat Studies Reader, New York : New York
University Press, p. 1-7. 494 Johnston, J., Taylor, J. (2008), « Feminist consumerism and fat activists : a comparative study of
grassroots activism and the Dove Real Beauty campaign », in Signs, vol. 33, n° 4, p. 941-966. 495 http://naafa.org.
165
s’en prennent à des centres de remise en forme parce qu’ils exploitent l’obésité pour faire
commerce. Des médias alternatifs ont été créés pour faire valoir un autre point de vue sur
l’obésité.
De plus, le fat activism a une affinité toute particulière avec d’autres grands mouvements
comme le féminisme, la lutte pour les droits civils, la reconnaissance des gays et lesbiennes,
et même les droits des handicapés. Ce qui est évoqué ici, c’est l’idée même de
marginalisation fondée sur les caractéristiques physiques des individus et sur les
connotations culturelles négatives qu’elles suggèrent et supposent. En fait, le mouvement
féministe, le combat des gays et lesbiennes pour leur reconnaissance, et la lutte des
homosexuels contre les préjugés à propos du sida, ont largement contribué à l’élaboration
de la position du fat activism. Il s’agit désormais d’empêcher la stigmatisation ainsi que la
marginalisation et d’éviter que les discours moralistes à propos de leur condition
prolifèrent. De plus, en se référant au modèle social des gens à mobilité réduite et des
handicapés, les tenants du fat activism pointent directement les limites des infrastructures
actuelles et affirment que la société se doit de les accommoder. Ne représentent-ils tout de
même pas 33 % de la société américaine et 25 % de la population européenne ?
En somme, le fat activism réclame plus de justice sociale. Il cherche à contrer
l’humiliation, la frustration et la colère vécue par ses membres. Les gens ne veulent plus
se sentir marginalisés ni être considérés comme un problème et une épidémie. Pour eux,
les campagnes de santé publique dirigée contre la prise de poids et tous les efforts de
l’industrie dédiée au contrôle du poids exagéreraient les effets néfastes de l’obésité sur la
santé. Comme le souligne la chroniqueuse Lindy West :
« Je sais que personne ne va me croire. […] Je ne mange pas de céréales au chocolat ni
de pot entier de crème glacée. Chaque matin, je marche plus d’un mile pour me rendre
au coffee shop qui est situé dans la même rue où se trouve ma coopérative de produits
biologiques, là où je fais régulièrement mon épicerie. Je mange des portions tout à fait
normales de produits non transformés, frais, et qui proviennent en grande partie de fermes
locales. Mon taux de mauvais cholestérol est bas et ma pression artérielle est normale. Je
n’attrape presque jamais la grippe. Je n’ai jamais été hospitalisée. J’ai un emploi
merveilleux et je vis très bien. Je suis incroyablement sociable. Parfois, je mange des
desserts, parfois non. Je paie mes impôts. Je prends soin de ma famille. Je ne commets
166
pas de crime. Je suis accueillante avec les étrangers. En somme, je considère que je
contribue plus au monde que je ne retire de celui-ci. Et tout ça pour me faire dire que je
suis un problème et une épidémie ?496 »
Ce cri du cœur venant d’une femme obèse et socialement engagée, dont le comportement
et les attitudes correspondent si peu aux préjugés et aux idées préconçues véhiculés à
propos des gens obèses, interpelle tout particulièrement, car il démontre que les clichés ont
la vie dure et qu’ils stigmatisent. La démarche du fat activism se situe dans une perspective
où il faut éliminer les stéréotypes, où il faut éviter de faire en sorte que les femmes obèses
soient considérées comme des victimes, tout comme de considérer que les jeunes filles
n’ont pas nécessairement besoin d’être minces pour trouver un amoureux497-498.
Il va sans dire que les campagnes de santé publique de sensibilisation à la prise de poids
ne sont pas toutes articulées autour de l’effet de culpabilisation, bien au contraire. Par
contre, il n’en reste pas moins que le discours visant à contrer la prise de poids se retrouve
partout, à commencer par l’exposition médiatique soutenue des nutritionnistes, la fiche
nutritionnelle imprimée sur les emballages et contenants, dans les chroniques santé des
émissions de télé et de radio, des journaux, des magazines dédiés tant aux femmes qu’aux
hommes, dans les livres de cuisine, sur les sites Internet spécialisés, au cabinet du médecin,
sur les panneaux publicitaires annonçant des vêtements à la toute dernière mode ou des
produits de beauté, etc. Partant de là, il est plausible d’avancer l’idée que la santé publique
est largement appuyée dans sa démarche pour contrer la prise de poids par une pression
sociale visant à la minceur — ainsi que toutes les valeurs sociales bénéfiques qui lui sont
associées —, pression qui prend source dans un assemblage de moyens pour en faire la
promotion. Dans un tel contexte, et sans vouloir faire de jeu de mots, être gros n’est pas
une mince affaire, car la pression en provenance de toutes parts pour perdre du poids est
constante et elle implique au premier chef l’individu et sa propre responsabilité.
496 West, L. (2012), op. cit. 497 Mitchell, A. (2005), Fat : The Anthroplogy of an Obsession, New York : Penguin, p. 211-225. 498 Warin, M. et al. (2008), « Bodies, mothers and identities : rethinking obesity and the BMI », Sociology of
Health & Illness, vol. 31, n° 6, p. 854-871.
167
L’incontournable responsabilité de l’individu face à sa prise de poids
Parce que l’individu, comme le suggère Ehrenberg, dispose de « la liberté de choix au
nom de la propriété de soi et la capacité à agir de soi-même dans la plupart des situations
de la vie499 », celui-ci est privilégié par la société, parce que sa « capacité à s’affirmer de
manière maîtrisée et appropriée devient un ingrédient essentiel de la socialisation à tous les
niveaux de la hiérarchie sociale500. » À ce titre, en décembre 2001, la cas du Secrétaire
américain à la Santé, Tommy Thompson, après avoir publié un document sur la situation
de l’obésité aux États-Unis501 est plus que révélateur : « Quand j’ai été nommé à ce poste
et que j’ai vu autant de gens obèses autour de moi, je me suis dit, nous sommes le
Département de la Santé, nous devons donner l’exemple. Je dois donner l’exemple. Depuis,
j’ai perdu 15 livres502. » Ironiquement, la même semaine, la Chambre des Représentants
adoptait par 273 voix contre 139 le projet de loi temporairement intitulé Cheeseburger Bill,
projet de loi qui allait mettre à l’abri de toute poursuite judiciaire les chaînes de restauration
rapide. Dans le même ordre d’idées, le ministre de la santé du Québec, le docteur Gaétan
Barrette, personne obèse, a été confronté à une pétition publique l’enjoignant à perdre du
poids :
« Joint par Le Soleil, M. Pierre-Étienne Vachon a déclaré que l’idée de voir le Dr Barrette
nommé ministre de la Santé le laissait amer. Il a cependant précisé qu'il ne remet
absolument pas en question les compétences de M. Barrette pour diriger un cabinet
ministériel. Mais selon lui, comme la santé représente bien plus que la gestion
administrative, nous remettons en question l'image projetée par M. Barrette face à la
santé en général503. »
Ces deux situations illustrent fort bien le rôle limité de l’État dans une société articulée
autour du libre marché en matière d’alimentation et de santé. Alors que la santé publique
doit prôner une saine alimentation (5 portions de fruits et de légumes par jour) et l’activité
499 Ehrenberg, A. (2012), op. cit. p. 12. 500 Idem. p. 13. 501 The Surgeon General (2001), Overweight and Obesity Threaten U.S. Health Gains, Communities Can
Help Address the Problem, Surgeon General Says, U.S. Department of Health and Human Services,
December 13. 502 Cérisola, A. S., Mistrali, J. (2004), « L’obésité aux États-Unis, enjeux économique et défis politiques »,
in Agence financière, ambassade de France aux États-Unis, DT 01, p. 22. 503 Rémillard, D. (2014), Une pétition pour un ministre de la Santé en santé, Le Soleil, 23 avril.
168
physique (30 minutes d’exercice par jour), elle ne peut balayer du revers de la main l’offre
commerciale alimentaire en se basant sur le simple critère de l’aliment dit « santé ». Par
contre, comme l’a recensé ce chapitre, les mesures dont disposent les autorités publiques
ne font peut-être pas toujours le poids face au poids social, économique et politique des
géants de l’alimentation.
Par exemple, en 2005, lorsque le Cheeseburger Bill est devenu un projet de loi intitulé
American Personal Responsibility in Food Consumption Act504, comment encore douter,
aux États-Unis, que l’entière responsabilité de la prise de poids soit entièrement renvoyée
vers l’individu ? Un tel projet de loi n’est pas anodin, car il inscrit socialement et
profondément la responsabilité individuelle face à la prise de poids. D’ailleurs le libellé
d’introduction de celui-ci est particulièrement explicite à ce sujet :
« Ce projet de loi vise à éviter que les fonctions législatives et réglementaires soient
usurpées par des actions en responsabilité civile intentées contre les fabricants de
produits alimentaires, les commerçants, les distributeurs, les annonceurs, les vendeurs et
les associations professionnelles concernant des demandes de dommage liées à la prise
de poids d’une personne, à l’obésité, ou à un quelconque problème de santé associé à la
prise de poids ou à l’obésité505-506. »
Le Congrès américain, pour contrer toutes poursuites judiciaires envers le complexe
agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide, a articulé son projet de loi autour de
quatre critères qui ne laissent aucune incertitude quant à la responsabilité pleine et entière
de l’individu et sa prise de poids. Premier critère : l’industrie des aliments et des breuvages
représentent une part significative de l’économie américaine507. Second critère : les
activités des producteurs et des revendeurs d’aliments et de breuvages affectent de façon
importante les échanges commerciaux entre les États de ce pays et les pays étrangers508.
504 U.S. Government Printing Office (2005), Bill Summary & Status, 109th Congress, H.R.554. 505 « To prevent legislative and regulatory functions from being usurped by civil liability actions brought or
continued against food manufacturers, marketers, distributors, advertisers, sellers, and trade associations for
claims of injury relating to a person's weight gain, obesity, or any health condition associated with weight
gain or obesity. » 506 U.S. Government Printing Office (2005), Text of the Personal Responsibility in Food Consumption Act of
2005, H.R.554 : https://www.govtrack.us/congress/bills/109/hr554/text. 507 Idem. 508 Idem.
169
Troisième critère : la prise de poids, l’obésité ou une quelconque condition de santé
associée à la prise de poids sont avant tout fondées sur une multitude de facteurs, incluant
des facteurs génétiques, le mode de vie, la pratique d’une quelconque activité physique et
des choix individuels, de sorte que : la prise de poids, l’obésité ou une quelconque
condition de santé associée à la prise de poids ne peuvent être directement associées à la
consommation d’un aliment ou d’un breuvage spécifique509. Quatrième critère : parce que
la promotion d’une culture de l’acceptation de la responsabilité personnelle est l’un des
moyens les plus importants pour promouvoir une société plus saine, toutes poursuites
visant à blâmer les fournisseurs d’aliments et de breuvages individuels liés à la prise de
poids, à l’obésité, ou à un quelconque problème de santé associé à la prise de poids ou à
l’obésité ne sont pas seulement légalement frivoles et économiquement préjudiciables,
mais aussi nuisibles à une Amérique en bonne santé510.
Il importe de constater que les deux premiers critères sont de nature économique : il ne
faut pas mettre en péril une industrie rentable et profitable pour le pays ; le facteur
économique prime sur l’individu. Le troisième critère évacue définitivement tout ce qui
serait susceptible de favoriser la prise de poids autre que la seule responsabilité
individuelle : facteurs génétiques, mode de vie, pratique d’une quelconque activité
physique, choix individuels. Le quatrième critère renvoie systématiquement à cet individu
autonome, maître de sa vie et architecte de son destin si propre à la culture américaine où
la notion même de l’individu autonome (culture de l’acceptation de la responsabilité
personnelle) désigne d’abord et avant tout deux choses : « la liberté de choix au nom de la
propriété de soi, et la capacité à agir de soi-même dans la plupart des situations de la
vie511. » C’est l’idée de l’affirmation de soi en toutes circonstances, et cette affirmation
« est à la fois une norme, parce qu’elle est contraignante, et une valeur, parce qu’elle est
désirable512. » Et c’est justement là où s’ancre le discours de ce projet de loi, dans cette
idée de l’individu qui use de sa volonté pour contrer le développement de la masse
adipeuse. Conséquemment, faire porter le fardeau de la preuve sur l’individu, le rendre
509 Idem. 510 Idem. 511 Ehrenberg, A. (2010), La société du malaise, Paris : Odile Jacob, p. 12. 512 Ibidem.
170
responsable de sa situation, est aussi politiquement et économiquement désirable. Ici,
l’autonomie prend toute sa signification, car elle légitime l’idée que l’individu n’a pas su
trouver en lui les ressorts nécessaires pour contenir le développement de la masse adipeuse,
d’où l’idée de manque de volonté, d’où un défaut de la self reliance énoncée au XIXe siècle
par Ralph Waldo Emerson.
Mais surtout, ce projet de loi montre à quel point il est impossible de modifier à court
terme la structure culturelle et économique même de la société, comment il est impossible
de modifier les pratiques et la structure même du complexe agroalimentaire et de l’industrie
de la restauration rapide, comment il est impossible d’intervenir sur l’infrastructure globale
de la prise de poids. Certes, d’autres pays n’ont pas adopté ce genre de législation, mais
cela ne signifie pas pour autant que l’idée centrale de l’individu autonome et de sa
responsabilité en matière de prise de poids n’y prévaut pas pour autant. À ce sujet, Alain
Ehrenberg a bien souligné, dans son ouvrage intitulé La société du malaise513, à quel point,
dans un contexte de délestage étatique et de désagrégation du filet de sécurité social, cette
notion de l’individu autonome et architecte de sa vie est en passe de devenir la norme et de
transformer les sociétés en empruntant le modèle américain.
Autrement, cette idée de l’entière responsabilité individuelle face à la prise de poids,
s’étend également à toute personne ayant la charge d’un mineur. Par exemple, les
documents pédagogiques préparés pour les campagnes de santé publique pour contrer
l’obésité chez les enfants sont généralement destinés aux familles, et plus spécifiquement
aux mères514. Comme le rapporte l’équipe de la chercheure Rachel Colls à propos de la
campagne britannique Change4Life515, une mère aimante et attentionnée doit offrir à ses
enfants des aliments sains et bons pour la santé afin de leur éviter de devenir obèses, même
si la chose implique d’argumenter constamment avec l’enfant, alors que celui-ci désire
manger autre chose516. Il faut éventuellement en déduire que cette responsabilité
individuelle face à la prise de poids s’étend à toute personne mineure dont un individu a
513 Ehrenberg, A. (2012), op. cit. 514 Fullagar, S. (2009), « Governing healthy family lifestyles through discourses of risk and responsability »,
in J. Wright et V. Harwood (eds), Biopolitics and the Obesity Epidemic, London : Routledge, p. 127-140. 515 Change4Life : http://www.nhs.uk/Change4Life/Pages/why-change-for-life.aspx. 516 Evans, B., Colls. R., Horschelmann, K. (2011), « Change4Life for your kids : embodied collectives and
public health pedagogy », in Sport, Education and Society, vol. 16, n° 3, p. 323-341.
171
légalement la charge. Désormais, le défaut parental s’étend au poids des enfants, au même
titre que l’abus physique, la négligence et la malnutrition : ne pas maintenir son enfant dans
une fourchette de poids acceptable devient un préjudice légal.
À ce titre, en novembre 2011, les services sociaux de l’État de l’Ohio ont retiré de son
milieu familial un enfant de huit ans dont le poids atteignait plus de 200 livres (90 kg)517,
prétendant que sa mère n’avait pas pris toutes les dispositions nécessaires pour éviter une
telle situation et que l’enfant risquait de développer des problèmes de santé graves : diabète
de type 2 et hypertension. La directrice des services sociaux a affirmé que, après plus d’un
an de travail et de rencontres avec la mère, rien n’avait vraiment changé. Même plus, la
mère n’aurait pas appliqué les recommandations du médecin. Voyant que la situation ne
s’améliorait pas, la directrice a décidé qu’il y avait urgence à agir, d’où le retrait de l’enfant
de son milieu familial. Toujours dans le même ordre d’idées, en Australie, les parents
d’enfants obèses risquent dorénavant d’être confrontés à la « police de la graisse »518.
Autrement dit, les parents négligents qui ne font rien pour empêcher leurs enfants de
devenir obèses seront dénoncés. Sous le couvert de la notion légale de « négligence
médicale » — incapacité de fournir et d’arranger l’accès à des soins ou à un traitement
adéquat — les parents australiens seront tenus pour responsables de la condition de leurs
enfants. Il va par contre sans dire que cette démarche est balisée et ne peut être appliquée
que sous certaines conditions bien précises. Dans les cas d’obésité sévère ou morbide, s’il
est constaté que les parents ne veulent pas ou ne semblent pas adhérer aux différents
programmes de perte de poids, la question de « négligence médicale » devra être soulevée.
Les médecins devront prendre leur décision en fonction des risques de santé que l’enfant
encourt à plus ou moins long terme. Ces risques de santé doivent répondre à trois critères :
(i) un enfant obèse dont la prise de poids progresse malgré les interventions répétées des
services de santé ; (ii) des parents qui ne contribuent pas à une promotion active de saines
pratiques ; (iii) la négligence parentale ou le mal-être psychologique de l’enfant. Et
517 Dissell, R. (2011), County places obese Cleveland Heights child in foster care, Northeast Ohio, November
26 ; http://blog.cleveland.com/metro/2011/11/obese_cleveland_heights_child.html, consulté le 2 décembre
2011. 518 Mulany, A. (2012), Parents of obese children may face fat police, The Daily Telegraph, Australia ;
http://www.perthnow.com.au/news/parents-of-obese-children-face-fat-police/story-e6frg12c-
1226442982166, consulté le 8 septembre 2012.
172
l’implantation de la procédure a déjà porté ses fruits, puisque deux enfants ont été retirés
de leur milieu familial, dont un garçon pesant plus 110 kg et une jeune fille dont le tour de
taille était plus élevé que sa propre grandeur.
Même si ces cas semblent anecdotiques, ils ne le sont pourtant pas — une équipe de
sociologues australiens a bien documenté le phénomène519 — et se situent bel et bien dans
le prolongement de cette culture de l’acceptation de la responsabilité personnelle520-521-522.
En fait, cet accent mis sur la responsabilité parentale commence dès le moment où les
femmes enceintes, déjà en surpoids ou obèses, doivent perdre du poids, car il en irait de la
survie du fœtus523. Dès que l’enfant est né, il revient alors à la mère de s’assurer que son
enfant ne devienne pas obèse en se positionnant elle-même comme un modèle en la
matière : de saines habitudes de vie, une alimentation équilibrée, la pratique d’une
quelconque activité physique. Si l’enfant prend exagérément du poids, la mère sera à
blâmer pour ne pas avoir pris les dispositions nécessaires. Elle pourrait même être
confrontée à un retrait de l’enfant du milieu familial524. De plus, étant donné que les médias
portent une attention toute particulière à cette question de responsabilité parentale et
maternelle, plusieurs mères se sentent au premier chef concernées par la prise de poids de
leur enfant et craignent par le fait même d’être stigmatisées pour ne pas s’être comportées
comme de bonnes mères et de ne pas s’être conformées aux impératifs en vigueur525. Elles
sont souvent représentées comme des mères trop permissives, incapables d’imposer une
certaine discipline, faibles et inefficaces526.
519 Zivkovic, T., Warin, M., Davies, M., Moore, V. (2010), « In the name of the child. The gendered politics
of childhood obesity », Journal of Sociology, December, vol. 46, n° 4, p. 375-392. 520 Ogden, J., Reynolds, R., Smith, A. (2006), « Expanding the concept of parental control: A role for overt
and covert control in children's snacking behaviour? », Appetite, vol. 47, n° 1, July, p. 100–106. 521 Schwartz, M. B., Puhl, R. (2003), « Childhood obesity: a societal problem to solve », Obesity Reviews,
vol. 4, n° 1, February, p. 57-71. 522 Holm, S. (2008), « Parental Responsibility and Obesity in Children », Public Health Ethics, vol. 1, n° 1,
p. 21-29. 523 Keanan, J., Stapleton, H. (2010), « ‘Bonny Babies ?’ Motherhood and nurturing in the age of obese
society », Health, Risk and Society, vol. 12, n° 4, p. 369-383. 524 McNaughton, D. (2011), « From the womb to the tomb : obesity and maternal responsability », Critical
Public Health, vol. 21, n° 2, p. 179-190. 525 Fullagar, S. (2009), op. cit. 526 Bell, K., McNaughton, D., Salmon, A. (2009), « Medicine, morality and mothering : public health
discourse on fœtal alcohol xposure, smoking around children and childhood nutrition », Critical Public
Health, vol. 19, n° 2, p. 155-170.
173
Au total, l’individu et sa responsabilité personnelle, pour lui-même et pour les personnes
dont il a la charge, sont définitivement au cœur même du propos de la prise de poids et
confirme plus que jamais que l’individu en surpoids, gros ou obèse, est à la fois bouc
émissaire de l’état de son propre corps et porteur de la responsabilité de régler la situation
même s’il n’en porte pas l’entière responsabilité. Il s’agit bel et bien là d’une culture de
l’acceptation de la responsabilité personnelle face aux différents problèmes rencontrés tout
au cours d’une vie. À lui de prendre tous les moyens mis à sa disposition pour y parvenir.
Et l’un de ces moyens, relevant entièrement de la responsabilité de l’individu, nonobstant
tous les facteurs d’ordre socio-économique, passera par la saine alimentation comme le
suggère le projet de loi américain American Personal Responsibility in Food Consumption
Act. Certes, ce projet de loi n’a aucune prise en dehors des États-Unis, mais son idée
centrale, l’acceptation de la responsabilité personnelle en tout, n’en reste pas moins
prégnante dans les économies d’obédience néolibérale. En fait, le néolibéralisme est
devenu l’opérateur central du progrès, et en ce sens, l’individu autonome responsable en
tout est le levier de ce progrès.
Quelques constats
Au vu de ce qui a été analysé dans le présent chapitre, la thèse de Deborah Lupton voulant
que l’État, la santé publique et la médecine procèdent à un assemblage de moyens
disparates afin de tenter de modifier les pratiques, les attitudes et les comportements face
à l’alimentation se vérifie, tant aux États-Unis, qu’au Canada, qu’en France et en Grande-
Bretagne. Effectivement, l’État, à travers son appareil législatif et réglementaire, met en
place des dispositifs pour assainir l’offre alimentaire. La santé publique, pour sa part, utilise
les moyens modernes de communication (affiches, dépliants pédagogiques, médias de
masse, médias sociaux) pour rejoindre la population et l’inciter à adopter un mode de vie
sain (discipline personnelle). Les types d’arguments pour sensibiliser la population à la
perte de poids sont diversifiés et passent autant par la simple incitation pour adopter un
mode de vie sain (5 portions de fruits et légumes par jour ; 30 minutes d’activité physique
quotidiennement), qu’à l’utilisation de l’argument de peur (espérance de vie raccourcie,
risque cardiovasculaire), qu’à la culpabilisation et la stigmatisation.
174
Ceci étant précisé, il faut aussi constater que cet assemblage de moyens a une portée
relativement limitée, puisque le taux de prévalence de l’obésité dans les pays occidentaux
se maintient, en moyenne, depuis la fin des années 1990, entre 20 et 30 %, ce qui n’est pas
anodin. Il faut également relever notre propre hypothèse voulant que s’il est déjà difficile
d’agir au niveau des facteurs relevant de la communauté (transport public, sécurité,
aménagement urbain, disponibilité et accessibilité alimentaires, publicité et médias,
revenus, offre d’activité physique), afin de réduire l’impact d’un milieu de vie favorisant
la prise de poids, il faut définitivement envisager qu’intervenir encore plus en amont sur
les facteurs nationaux et régionaux, ainsi que sur les facteurs internationaux, devient très
difficile, car ils forment en quelque sorte un genre de noyau dur sur lequel sont
économiquement fondées et ancrées les pratiques alimentaires du XXIe siècle.
Conséquemment, la responsabilité du contrôle de la prise de poids relève en bonne partie
de l’individu lui-même convié à déployer une batterie d’interventions au quotidien sur son
corps pour le normaliser. Il faut voir, et cela a été démontré dans ce chapitre, comment le
Canada, le Québe, l’Ontario, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne ont abordé le
problème à travers différentes législations et recommandations.
En ce qui concerne la notion de nudging proposée par Cass Sunstein, force est de
constater que, en matière d’alimentation, elle est battue en brèche sur plusieurs fronts. Aux
États-Unis, particulièrement, les lobbies du complexe agroalimentaire livrent une bataille
juridique sans fin aux instances publiques qui avancent force législations et
réglementations en évoquant le libre choix du consommateur tout en brandissant
l’argument que l’État n’a pas à s’immiscer dans la vie des gens, surtout en ce qui concerne
ce qu’ils veulent bien manger. Autrement, l’exemple des cafétérias scolaires qui bannissent
frites et pizzas et qui conduit à la fuite de la clientèle estudiantine vers les commerces de
restauration rapide, montre à quel point l’implantation d’une architecture de choix dans les
cafétérias scolaires pourrait vraisemblablement « retenir » cette clientèle. Par exemple, le
repas par défaut pourrait bien être un repas dit « santé » à un prix plus bas qu’un repas
étiqueté « malbouffe ». Plutôt que de retirer les distributeurs automatiques des écoles, ou
que ces derniers n’offrent strictement que des produits dits « santé », la même logique
d’architecture de choix (prix plus bas par défaut pour les produits dits « santé ») pourrait
éventuellement s’appliquer. Autrement, dans les lieux publics comme les arénas, les stades
175
et les fêtes publiques, plutôt que d’aseptiser l’offre alimentaire, la logique de l’architecture
de choix pourrait également s’appliquer. D’ailleurs, comme il a été vu dans ce chapitre,
autant le Canada, que les États-Unis, que l’Australie, la France et la Grande-Bretagne
tentent, par différents moyens, de mettre en place une archicture de choix.
Finalement, dans un contexte croissant d’autonomisation de l’individu et de délestage
étatique où il est quasi impossible d’agir sur les facteurs de la communauté, les facteurs
nationaux/régionaux et les facteurs internationaux pour modifier l’offre alimentaire, le
fardeau de la preuve se reporte conséquemment sur les facteurs individuels, comme le
suggère Alain Ehrenberg, c’est-à-dire sur la capacité d’un individu à déployer une batterie
d’interventions pour normaliser son corps (occupation, déplacements, loisirs, activités
sportives, alimentation, image corporelle, génétique), c’est-à-dire la façon dont un individu
s’alimente et dépense son énergie au quotidien. En ce sens, la thèse d’Ehrenberg se vérifie
et permet de mieux cerner pourquoi il est plus simple d’agir au niveau de l’individu qu’au
niveau des structures économiques du complexe agroalimentaire. Il semble bien que
l’individu autonome, discipliné et responsable, était tout désigné à s’inscrire dans un cadre
de consommation où prévaut l’abondance alimentaire, auquel cas, l’obèse n’a que lui-
même à désigner comme responsable de sa prise de poids.
177
Chapitre 4
La « saine alimentation » en tant que construction sociale
Nous avons vu dans le chapitre 3 qu’il est quasi impossible de modifier les facteurs loin
en amont de l’individu (facteurs internationaux, facteurs nationaux/régionaux, facteurs de
la communauté) qui contribuent à la prise de poids. Il revient à l’individu de faire les choix
alimentaires appropriés pour éviter la prise de poids, tout en étant soumis à une
infrastructure favorisant la prise de poids et en fonction de paramètres qui orientent ses
choix. Partant de là, tout au cours du XXe siècle et du début du XXIe siècle, s’est
graduellement développée la notion de « saine alimentation » comme contrepoids à la prise
de poids, notion qui a comme finalité de remettre entre les mains de l’individu la
responsabilité de faire des choix éclairés en matière de prise alimentaire. À souligner ici la
notion même de « choix éclairé » renvoyant à l’image de l’individu autonome, celui qui a
la capacité de gérer sa propre vie, celui qui a la capacité de juger par lui-même de ce qui
est bon ou non pour lui. Il est réputé maître de son destin, architecte de sa vie et
entrepreneur de lui-même, donc réputé capable de mettre en œuvre tous les moyens
nécessaires pour être en santé et le rester.
Cette notion de choix éclairé et de responsabilité personnelle, au cœur même de la
question de la saine alimentation, sera le fil conducteur de la démarche du présent chapitre,
car en remettant entre les mains de l’individu l’entière responsabilité du contrôle de la prise
de poids par la saine alimentation, cette façon de faire aura comme conséquence non
seulement de mobiliser plusieurs acteurs (médecine, santé publique, nutritionnistes,
complexe agroalimentaire, industrie de la restauration rapide, industrie des régimes
alimentaires et de l’activité physique, industrie du marketing) dans la lutte contre la prise
de poids, mais aussi de mettre en place toute une batterie de recommandations non
contraignantes et d’interventions à déployer sur le corps pour lui éviter la prise de poids.
Conséquemment, au fil du temps, la notion de saine alimentation deviendra une
construction sociale dans le sens où l’entendent Berger et Luckmann527, c’est-à-dire une
527 Berger, P., Luckmann, T. (1986), La construction sociale de la réalité, Paris : Klincksieck.
178
construction créée, objectivée et intériorisée par les individus dont la finalité est d’adopter,
sur une base volontaire, des comportements de plus en plus orientés vers des pratiques
préventives visant à atteindre ou maintenir un poids santé.
A posteriori, il est facile de dégager une ligne directrice de tout ce processus amorcé au
début du XXe siècle, mais cette ligne directrice n’existe tout simplement pas. En fait, tout
ce qui a présidé au discours de la saine alimentation relève plutôt d’une série de
tâtonnements et de recherches, d’essais et d’erreurs, de recommandations suggérées et par
la suite mises de côté, de tentatives ratées et réussies, de propositions politiques et de
programmes de santé publique plus ou moins fructueux, d’une volonté affirmée de protéger
les populations et de suggestions pour amener l’individu à prendre conscience de ce qu’il
mange et de l’inviter à prendre toutes les dispositions nécessaires pour éviter la prise de
poids. L’idée centrale de ce chapitre sera de voir comment se recomposent en permanence
des représentations alimentaires, indices de nouvelles catégorisations du social, et
comment se bousculent des frontières dans les présentations sociohistoriques de l’aliment,
et comment, enfin, certaines représentations ont un impact direct sur des mutations dans la
pratique alimentaire, surtout celles qui favorisent la prise de poids. Il s’agit non seulement
de repérer les éléments clés pour comprendre ce qui, à chaque fois, dans l’analyse des
représentations collectives, se donnera comme conditions d’établissement d’une vérité
commune, mais aussi d’identifier ce qui, dans la société, fera sens, et susciter l’émergence
et la production du discours de la saine alimentation528.
Comme le soulignait Émile Durkheim : « Ce que les représentations collectives
traduisent, c’est la façon dont le groupe se pense dans ses rapports avec les objets qui
l’affectent529. » À ce titre, la notion même de « saine alimentation » est bel et bien une
représentation collective, c’est-à-dire une manière tout à fait particulière de définir et de
penser le rapport avec les aliments qui nuisent ou non à la santé. À notre avis, et c’est ce
528 Notre recension de la littérature historique nord-américaine et européenne a surtout mis en lumière le fait
que les Américains, avec la force économique de leur complexe agroalimentaire et de leur complexe
scientifique à l’échelle planétaire, ont été à l’avant-garde de plusieurs démarches en matière de santé
publique, car le problème de l’obésité s’est très rapidement présenté à eux, et ce, dès la fin du XIXe siècle.
Les autres pays développés s’inspireront largement des démarches entreprises aux États-Unis et les
adapteront par la suite à leurs propres contextes socioculturels. 529 Durkheim, E. ([1894] 2002), Les Règles de la méthode sociologique, Paris : Payot, p. 18.
179
que nous tenterons de démontrer dans le présent chapitre, la représentation collective de la
saine alimentation s’articule autour de trois critères : l’affirmation santé ; la prétention
santé ; la fonction santé530.
L’affirmation santé détermine la relation qui existe entre un aliment, ou un nutriment, ou
un supplément, ou une molécule, et la possibilité de réduire ou de prévenir le
développement d’une quelconque affection ou d’améliorer la santé ou de contribuer à
maintenir la santé, le tout fondé sur de solides arguments scientifiques et sur un certain
consensus dans la communauté scientifique.
La prétention santé, quant à elle, suggère qu’il faut consommer un aliment quelconque
pour prévenir le développement d’une affection ou d’améliorer la santé ou de contribuer à
maintenir la santé. À l’inverse de l’affirmation santé, la prétention santé extrapole. Par
exemple, lorsque les nutritionnistes suggèrent qu’il faut boire quotidiennement une
certaine quantité de vin rouge pour prévenir le développement de maladies coronariennes,
ils se fondent sur des données scientifiques établies et vérifiées. Par contre, ils extrapolent
en voulant faire du vin rouge une boisson cardiopréventive pour tous en omettant de dire
que l’effet préventif en question ne s’applique qu’aux gens qui consomment déjà et
régulièrement de bonnes portions d’aliments saturés en gras531. Autre exemple, dire que
les Omega-3 ont un effet cardiopréventif entre exactement dans la même logique, alors que
les méta-analyses concluent que les Omega-3 n’ont peu ou pas d’effet sur la prévention de
la mortalité coronarienne532. Même chose pour les fibres, alors que les études convergent
toutes vers un même point : il n’y aucun bénéfice attendu en ce qui concerne le syndrome
du côlon irritable533. Une autre caractéristique de la prétention santé est que, malgré les
études invalidant les effets préventifs attendus, elle conserve cette prétention santé pendant
plusieurs années.
530 Hasler, C. M. (2008), « Evidence for Health Claims on Food: How Much Is Enough? Health Claims in
the United States: An Aid to the Public or a Source of Confusion? », Journal of Nutrition, vol. 138, n° 6, p.
12165-12205. 531 Constant, J. (1997), op. cit. 532 Rizos, E. C., Ntzani, E. E., Bika, E. et al. (2012), op. cit. 533 Cann, P. A., Read, N. W. (1984), op. cit.
180
La fonction santé, pour sa part, renvoie à l’idée du fonctionnement sur le corps de
l’aliment, du nutriment, du supplément ou de la molécule. Par exemple, les fibres
alimentaires seraient réputées diminuer le risque associé au développement du caractère du
côlon, tout comme abaisser le taux de cholestérol, tandis que les Omega-3 permettraient de
réduire le risque coronarien et peut-être même le risque de la maladie d’Alzheimer534.
Ceci étant précisé, pour bien saisir ce qui fera sens, il faut tout d’abord mettre en lumière
les moments clés qui structureront la représentation collective de la saine alimentation
comme moyen de réguler la prise de poids et de maintenir le corps en santé, et de voir aussi
comment l’obèse n’adhère pas à cette représentation collective de la saine alimentation.
Six moments spécifiques participeront à l’élaboration du concept de saine alimentation
dans l’ensemble des pays industrialisés tout au cours du XXe siècle. Trois moments,
d’origine américaine535 — prise de conscience de la prise de poids ; travaux des
nutritionnistes Carol Hunt et Hazel Stiebeling sur la calorie et le régime alimentaire ; le
cholestérol et ses effets négatifs révélés par les travaux de la Framingham Heart Study —,
installent une nouvelle conception de la mesure de l’aliment. Trois moments, définis par la
recherche scientifique internationale — mutations sociales survenues au sortir de la
Seconde Guerre mondiale ; publication des guides alimentaires ; arrivée de l’aliment
réparateur ou préventif —, transforment systématiquement la relation à l’aliment.
Premièrement, une prise de conscience concernant la prise de poids. Dès le début du XXe
siècle, dans la foulée de la Révolution industrielle, un constat est posé : les Américains
mangent trop536. Le biochimiste américain Russell H. Chittenden (1846-1943), en 1907, à
partir des travaux de scientifiques allemands537, est le premier à souligner le phénomène
534 Fotuhi, M., Mohassel, P., Yaffe, K. (2009), « Fish consumption, long-chain omega-3 fatty acids and risk
of cognitive decline or Alzheimer disease: a complex association », Nature Clinical Practice in Neurology,
vol. 5, n° 3, p. 140-152. 535 Il importe de préciser le rôle prépondérant de la recherche scientifique américaine en matière de nutrition
du début du XXe siècle jusqu’au début des années 1980, recherche qui aura un impact sur les recommndations
qu’adopteront par la suite les services de santé publique de plusieurs pays industrialisés. Les travaux de
Caroline Hunt, de Hazel Stiebeling, de la Framingham Heart Study et du sénateur McGovern (Food Guide
Pyramid) en sont un bon exemple. 536 Schwartz, H. (1986), op. cit., p. 42. 537 Vickery, H. B. (1944), « Biographical Memoir of Russell Henry Chittenden », National Academy of
Sciences Biographical Memoirs, vol. 24, p. 86.
181
avec son ouvrage intitulé The Nutrition of Man538, ouvrage qui aura par la suite un impact
certain sur les conceptions populaires de l’alimentation et de ce qui constitue une saine
diète avec l’arrivée des recommandations alimentaires émises par les instances publiques
de différents pays. Ce changement de position, articulé autour des travaux du chimiste
américain Wilbur Olin Atwater (1844-1907), marquera trois jalons dans la notion même
de régime alimentaire : en 1889, Atwater publie le premier véritable guide alimentaire
dédié aux familles — Principles of Nutrition and Nutritive Value of Food539 — fondé sur
la valeur énergétique des aliments ; en 1894, Atwater met au point les premières tables
calorimétriques concernant différents types d’aliments et définit la valeur des calories en
fonction des glucides, des protéines et du gras ingérés ; en 1894, avec la publication de
Foods : Nutritive Value and Cost540, pour la première fois, sont scientifiquement recensés
les aliments les plus nutritifs et les plus sains à consommer à travers différentes tables
d’équivalence. Il s’agit dès lors d’un changement de position important et Chittenden ne se
demande plus : « Quelle quantité de nourriture faut-il absorber ? », mais bien : « Quel type
d’aliments faut-il consommer ? ». Au plus fort de la Première Guerre mondiale, Chittenden
alors invité par les Britanniques, les Français et les Italiens pour mettre en place un plan de
rationnement alimentaire national articulé autour de 2 300 calories par jour pour le citoyen
moyen541, développera toute une série de recommandations qui deviendront non seulement
la base de ce qui constituera la norme alimentaire dans l’ensemble des pays industrialisés,
mais aussi de recommandations fondées sur la quantification alimentaire.
Deuxièmement, les travaux de deux nutritionnistes américaines, Caroline Hunt et Hazel
Stiebeling, feront de la saine alimentation un contrepoids à la prise de poids et une véritable
construction sociale, travaux qui seront par la suite repris par la santé publique de différents
pays et contribueront largement à faire de la saine alimentation un passage obligé pour être
en santé. Caroline Hunt, d’une part, montre à quel point certaines pratiques alimentaires
modifient l’apparence du corps et risquent de porter atteinte à la santé. Hazel Stiebeling,
538 Chittenden, R. H. (1907), The Nutrition of Man, London : Heinemann. 539 Atwater, W. O. ([1889] 1910), « Principles of Nutrition and Nutritive Value of Food », Farmer's Bulletin,
n° 142, Washington: Government Printing Office. 540 Atwater, W. O. (1894), « Foods: Nutritive Value and Cost », Farmer's Bulletin, n° 23, Washington:
Government Printing Office. 541 Vickery, H. B. (1944), op. cit., p. 86-89.
182
d’autre part, installe la calorie comme mesure de facto. Ce faisant, en installant la mesure
au cœur même du moindre aliment, Hazel Stiebeling met en place la possibilité de poser
des jugements moraux concernant l’alimentation des gens et des impacts sur le corps de
cette même alimentation.
Troisièmement, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les sociétés nord-américaines
et européennes subissent de profondes mutations sociales avec l’industrialisation
systématique de l’agriculture, le déplacement des populations rurales vers les villes,
l’augmentation graduelle du niveau de vie, le développement du réseau routier et
autoroutier, l’expansion de la banlieue, l’arrivée sur le marché du travail de plus en plus de
femmes, la sédentarisation croissante des emplois (développement du secteur tertiaire),
l’implantation de la télévision, le développement rapide du marketing, etc.
Conséquemment, le complexe agroalimentaire, avec l’expansion soutenue du réseau
d’épiceries et de supermarchés, avec le développement de l’industrie des additifs et des
préservatifs alimentaires, avec l’innovation de la chaîne de froid, ajuste son offre avec
l’arrivée du TV Dinner (le consommateur mange de plus en plus devant la télévision et un
peu moins à la table), des mets préparés, congelés et surgelés pour cette société où les
membres du ménage disposent de moins en moins de temps pour cuisiner.
Conséquemment, comme il a été précisé dans le chapitre précédent, une infrastruture de la
prise de poids est en place qui favorise la prise de poids.
Quatrièmement, avec la publication, au milieu des années 1950, des premiers résultats
de la Framingham Heart Study, chaque aliment devient potentiellement un vecteur de
menaces, d’incertitudes et de peurs pour la santé. Le mauvais cholestérol, devenu l’ennemi
numéro un à combattre, est décrété responsable de plusieurs problèmes coronariens. La
graisse, sous toutes ses formes, qu’elle s’épande dans le corps ou qu’elle loge dans certains
aliments, est traquée. Dans cette perspective, le corps obèse devient le concentrateur de
toutes ces menaces pour la santé, car celui-ci est gavé de calories et de graisses qui
conduisent au développement de problèmes métaboliques et cardiovasculaires. Ce faisant,
la surveillance quasi systématique de tout ce qui est ingéré est une pratique à adopter pour
contrer la prise de poids.
183
Cinquièmement, tout au cours du XXe siècle, la publication successive par la santé
publique de guides alimentaires officiels, dans l’ensemble des pays industrialisés, et
l’implantation graduelle de l’industrie du contrôle de la prise poids, arrivent non seulement
comme une réponse à cette abondance alimentaire et à l’ingestion de plus en plus croissante
de calories, mais correspondent aussi à une prise de conscience collective du problème de
la prise de poids et de ses impacts sur la santé des populations.
Sixièmement, avec l’arrivée de ces aliments ou molécules possédant la capacité de
surseoir aux effets délétères d’aliments jugés malsains, de prévenir plusieurs problèmes de
santé et d’assurer la santé et de la maintenir (fibres alimentaires ; Omega-3 ; huile d’olive ;
antioxydants — thé vert, petits fruits rouges, vin rouge, polyphénols), tout un discours de
l’aliment réparateur ou préventif s’est installé pour contrer la prise de poids.
Conséquemment, le corps obèse suggère que son propriétaire ne consomme pas en quantité
suffisante ces produits qui pourraient l’éloigner d’autant de la prise de poids.
La quantification alimentaire
La quantification alimentaire est à classer dans toute cette mouvance de quantification
de soi amorcée au milieu du XIXe siècle à travers la mode, la mesure du poids (pèse-
personne, indice de masse corporelle) et le miroir. Cette première phase de quantification
de soi a opéré un renversement dans la représentation du corps et des interventions à
déployer sur celui-ci pour le rendre socialement acceptable : l’individu est devenu maître
et esclave de son image, des pieds à la tête, puisqu’il est en mesure de se quantifier.
L’arrivée de la quantification alimentaire, pour sa part, complète la panoplie des moyens
pour se quantifier, car elle agit à la source pour modifier l’apparence du corps et non sur
l’apparence déjà donnée du corps. L’individu, sachant désormais qu’il peut agir sur sa
consommation alimentaire pour éviter la prise de poids, se voit dès lors inscrit dans une
démarche où toute prise de poids devient suspecte.
Ce processus de quantification alimentaire commence précisément le 15 mai 1862 aux
États-Unis, alors que le président Abraham Lincoln approuve un projet de loi créant le
United States Department of Agriculture (USDA). Cette initiative engage non seulement
une démarche qui va révolutionner l’agriculture à l’échelle planétaire, mais qui va aussi
184
redéfinir une toute nouvelle vision de l’alimentation, celle de la quantification versus celle
de l’appréciation. Les chimistes de l’époque décortiquent dans ses moindres composants
les aliments — calories, gras, protéines, glucides, vitamines — et montrent qu’il existe une
réelle corrélation entre ce qui est ingéré et la quantité de travail que le corps peut accomplir.
Il s’agit en somme de savoir comment le corps peut atteindre le maximum d’efficacité en
fonction de tel ou tel type d’aliments. Ces découvertes conduiront à établir que ce qui est
consommé en trop doit être brûlé par une activité physique équivalente — réplication du
modèle des moteurs à combustion.
Avec les recherches scientifiques sur la nutrition, un nouveau vocabulaire se développe
pour quantifier les aliments : un simple repas se décrit désormais en termes de calories, de
glucides, de gras, de protéines et de vitamines. Ce faisant, la science met au point à la fois
des techniques pour mesurer la valeur nutritive des aliments et des techniques simples et
efficaces pour communiquer au public ce qu’il doit manger. Ces deux nouvelles capacités,
qui permettent de catégoriser, quantifier et diffuser les valeurs nutritives des aliments,
configureront systématiquement tout ce qui entoure la nutrition pour le siècle à venir. En
fait, la quantification alimentaire, à travers la notion de calorie, deviendra non seulement
la méthode privilégiée de la santé publique pour communiquer ses recommandations
alimentaires, mais deviendra aussi un nouvel instrument de quantification de soi
qu’utiliseront l’ensemble des pays industrialisés542. L’individu dispose dorénavant de tous
les outils nécessaires pour intervenir sur son corps afin de le conformer au corps
socialement attendu.
La notion même de calorie transformera la relation que l’individu entretient avec les
aliments. En fait, ce n’est pas un simple changement de degré dans un seul et même registre
portant sur la compréhension des effets de l’alimentation, mais bel et bien un changement
de registre dans la relation avec l’aliment, d’où l’intérêt porté par la communauté
scientifique à la quantification des aliments à travers l’excès de calories et ses effets
négatifs sur le corps. En fait, des mesures bien établies et standardisées permettent de
dégager les individus de toutes erreurs d’interprétation. Par exemple, dire qu’une canette
542 Hargrove, J. L. (2006), « History of the Calorie in Nutrition », American Society for Nutrition, vol. 136,
n° 12, p. 2957-2961.
185
de boisson gazeuse contient 150 calories est non discutable. Par la suite, dire qu’une prise
régulière de 150 calories supplémentaires peut favoriser la prise de poids si cette prise
supplémentaire n’est pas accompagnée d’une activité physique correspondante est
également non discutable, car la science a bien établi, par des tables de correspondances
calorimétriques, qu’il en est ainsi. Ce faisant, l’utilisation de la quantification assoit l’idée
que les nombres écartent le jugement de valeur sur un sujet donné et contribuent à la mise
en place d’« une certaine grammaire du langage pour penser le monde dont sont absents
les adjectifs, les adverbes et autres descripteurs de qualification543. »
Comme le souligne le physicien John Ziman, « faire appel au langage des nombres
désambiguïse la communication, et c’est bel et bien parce que les nombres désambiguïsent
la communication que la science a choisi le langage des nombres pour communiquer544. »
Par exemple, la calorie est universellement reconnue par la communauté scientifique
comme la quantité de chaleur dégagée pour augmenter la température d’un gramme d’eau
de 14,5 °C à 15,5 °C. Conséquemment, définir cette mesure et en faire un étalon permet
aux chercheurs et aux nutritionnistes de parler en termes de quantités de calories et d’établir
des tables de correspondances calorimétriques alimentaires. De là, la validité de la valeur
de la calorie affichée sur les emballages des aliments à laquelle se réfèrent éventuellement
les consommateurs pour acheter ou non le produit en question — l’incitatif à la prise ou
non de décision d’acheter.
Dans toute cette démarche de quantification alimentaire, ce sont fondamentalement les
travaux de deux nutritionnistes américaines, Caroline Hunt (1865-1927) et Hazel
Stiebeling (1896–1989), qui définiront les standards pour tous les pays. Même plus, les
recommandations alimentaires, les guides alimentaires et les pyramides alimentaires
proposés par les chercheurs américains et la santé publique américaine, depuis le début du
XXe siècle, deviendront également des standards acceptés par les santés publiques de la
plupart des pays545. En ce sens, il est possible de dire que la notion même de « saine
543 Cohen, P. (1999), A Calculating People : The Spread of Numeracy in early America, New York :
Routledge, p. 46. 544 Ziman, J. (1978), Reliable Knowledge : An Exploration of the Grounds for Belief in Science, Cambridge :
Cambridge University Press, p. 11. 545 Porter, T. (1995), Trust in Numbers : The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton :
Princeton University Press.
186
alimentation » est avant tout américaine et qu’elle se diffusera par la suite dans la plupart
des pays industrialisés comme le soutient Claude Fishler dans son ouvrage L’homnivore546.
L’amorce de la saine alimentation comme construction sociale
En 1916, la nutritionniste américaine Caroline Hunt, pour la première fois, dans un article
publié pour le compte de l’USDA (United States Department of Agriculture), Food for
Young Children547, introduit la notion de « groupes alimentaires ». Elle en détermine cinq
qui recoupent sensiblement ceux d’aujourd’hui : produits à haute teneur en protéines
(produits laitiers, œufs, viande, poisson) ; céréales ; fruits et légumes ; glucides ; gras.
Partant de là, il importe d’explorer les groupes alimentaires proposés par Caroline Hunt,
car non seulement montrent-ils comment se construit un discours sur l’alimentation, mais
surtout comment se construit un certain type de relation à l’alimentation.
Le premier groupe alimentaire identifié par Caroline Hunt est celui des fruits et légumes
qui doivent se retrouver à un moment ou l’autre dans l’alimentation au quotidien : pommes,
bananes, petits fruits, agrumes, épinards et autres légumes verts, navets, tomates, melons,
choux, haricots verts, petits pois, maïs vert, et de nombreux autres légumes et fruits. Sans
l’apport de ces fruits et légumes, Caroline Hunt estime qu’il serait impossible de combler
les besoins en minéraux du corps. De plus, ces aliments contribuent non seulement au bon
fonctionnement du corps, mais aident particulièrement à prévenir la constipation et à
donner du volume aux aliments, conduisant ainsi à une impression de satiété548. À
remarquer que l’idée de donner du volume aux aliments pour combler l’appétence et
d’éviter ainsi le besoin de manger plus que ce qui est nécessaire est déjà installée. À
remarquer aussi que l’idée de la fibre alimentaire qui permet de régulariser le transit
intestinal est déjà en gestation, idée que reprendra, en 1953, le chercheur Ancel Keys dans
son article scientifique Atherosclerosis: a problem in newer public health 549.
546 Fischler, C. (2001), op. cit. 547 Hunt, C. L. (1916), « Food for Young Children », Farmer's Bulletin, n° 717, Washington : Government
Printing Office. 548 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 8. 549 Keys, A. (1953), « Atherosclerosis: a problem in newer public health », Journal of Mount Sinai Hospital,
vol. 20, p. 118-139.
187
Le deuxième groupe alimentaire identifié par Caroline Hunt est celui des viandes et des
substituts de la viande, ainsi que celui de tous les aliments riches en protéines : viandes
modérément grasses, lait, volaille, poisson, œufs, fromage, légumineuses, noix. Elle
considère que ces aliments, riches en protéines, sont essentiels à la reconstitution des tissus
et à la maintenance globale du corps. En ce qui concerne les enfants, « la maîtresse de
maison aura tout intérêt à privilégier le lait entier, et non pas le lait écrémé550 ». Ce qu’il
faut ici prendre en considération, et il importe de le souligner, c’est que Caroline Hunt
condense les avancées scientifiques de l’époque.
Le troisième groupe alimentaire identifié par Hunt est celui des aliments qui contiennent
de l’amidon : les céréales (blé, riz, seigle, orge, avoine, maïs) et les pommes de terres
(blanche ou sucrée). En fait, la nutritionniste considère que les céréales
« sont presque des aliments complets, et que dans la plupart des régimes elles contribuent
largement à une bonne alimentation plus que tout autres aliments. Par contre, il n’est pas
recommandé de s’alimenter uniquement de céréales. […] Peu importe la forme sous
laquelle se présente une céréale, elle fournit les éléments nécessaires au bon maintien du
corps551. »
Cette idée de la céréale comme aliment complet a connu un succès tout à fait particulier
dans la construction alimentaire nord-américaine et européenne où elle a systématiquement
investi par la suite le petit déjeuner au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Le quatrième groupe alimentaire identifié par Hunt regroupe des aliments contenant du
sucre : sucre (granulé, pulvérisé, brun, d’érable), miel, mélasse, sirops et autres sucreries
sont un excellent carburant pour donner de l’énergie, et elle y octroie une place importante
dans le régime alimentaire quotidien :
« Le sucre est nutritif et doit avoir une place privilégiée dans le régime alimentaire, mais
l’apport alimentaire qu’il fournit est strictement sous forme de carburant et ne sert pas à
reconstruire les tissus cellulaires ou à réguler les fonctions du corps. […] Heureusement,
550 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 8. 551 Idem., p. 9.
188
le sucre n’est pas si difficile à trouver qu’il ne le semble, et la maîtresse de maison aura
tout intérêt à l’inclure dans tous les repas552. »
En fait, de 1900 à 1909, s’il y a un produit qui s’est démocratisé et a réussi à s’étendre à
toutes les classes sociales dans l’ensemble des pays industrialisés, c’est bien le sucre. Sa
consommation est passée de 40 livres par année par habitant en 1900 à 65 livres en 1909
aux États-Unis. En 2005, cette consommation atteignait presque 100 livres par année par
habitant553. Dit autrement, alors qu’en 1822 les Américains consommaient en moyenne 12
onces de sucre en l’espace de cinq jours, ils consomment aujourd’hui cette même quantité
en l’espace de 7 heures554. Par contre, les Américains ne sont pas les plus grands
consommateurs de sucre sur une base quotidienne (sucre des aliments + sucres ajoutés).
Les Australiens tiennent le haut du pavé avec une consommation de 123,8 g/j555, suivis des
Allemands (118,5 g/j)556, des Américains (117 g/j)557, des Canadiens (106,6 g/j), des
Britanniques (96,5 g/j)558, et des Français (95 g/j)559.
L’insistance sur le sucre, de la part de Caroline Hunt comme élément de base d’un régime
alimentaire quotidien, est essentielle aux fins de la présente démarche, car elle signale
comment les discours se transforment au fil du temps. Et il importe de souligner à nouveau
que, certes les connaissances scientifiques changent au fil du temps, mais celles-ci sont
toujours contingentes des autres savoirs qui les produisent et du contexte social dans
lesquelles elles se produisent560. En ce sens, le sucre identifié par Hunt comme composant
552 Hunt, C.L. (1917), op. cit., p. 11. 553 Johnson, R. K., Appel, L. J., Brands et al. (2009). « Dietary sugars intake and cardiovascular health: A
scientific statement from the American Heart Association », Circulation, vol. 120, p. 1011-1020. 554 Guyenet, S. J., Landen, J. (2012), « Sugar Consumption in the US Diet between 1822 and 2005 », Whole
Health Source. 555 Commonwealth Department of Health and Aged Care (2001), Comparable data on food and nutrient
intake and physical measurements from 1983, 1985 and 1995 national surveys. 556 Bundesforschungsinstitut für Ernährung und Lebensmittel (2008), Nationale Verzehrs Studie II: Die
bundesweite Befragung zur Ernährung von Jugendlichen und Erwachsenen Karlsruhe: Max Rubner-Institut. 557 U.S.D.A. Agricultural Research Service (2012), « Nutrient Intakes from Food: Mean Amounts Consumed
per Individual, by Gender and Age, What We Eat in America », NHANES 2009-2010. 558 Public Health England (2014), National Diet and Nutrition Survey: Results from Years 1-4 (combined) of
the Rolling Programme (2008/2009 – 2011/12). 559 Dubuissona, C., Lioreta, S., Touviera, M. (2010), « Trends in food and nutritional intakes of French adults
from 1999 to 2007: results from the INCA surveys », The British Journal of Nutrition, vol. 103, p. 1035-
1048. 560 Il ne s’agit surtout pas ici de dire que les connaissances scientifiques d’une époque donnée ne sont pas
valables, mais bien de rappeler que la science n’arrête pas une fois pour toutes ces connaissances à propos
189
important d’un régime alimentaire adéquat aurait de quoi faire sourire un nutritionniste du
XXIe siècle, puisqu’il va totalement à l’encontre du dogme dominant qui cherche par tous
les moyens possible à réduire le sucre dans la consommation quotidienne.
Le cinquième groupe alimentaire identifié par Caroline Hunt est celui des aliments riches
en gras : bacon, porc salé, beurre, huile, graisse de rognon, lard, crème, etc. Pour Hunt, ces
« aliments sont d’importantes sources de carburant pour le corps. Sans leur présence, si
infime soit-elle, les aliments ne seraient pas assez riches ni n’auraient le goût qu’ils ont561. »
Ce groupe alimentaire proposé par Caroline Hunt se retrouve plutôt actuellement dans la
catégorie des aliments à proscrire. D’ailleurs, aujourd’hui, sur la fiche nutritionnelle
imprimée sur les emballages, les gras, sous toutes les formes possibles, sont tout au haut
de la liste de ce qui doit être consommé en quantités réduites et parfois même bannis.
En s’appuyant sur ses propres recommandations, Caroline Hunt passe par la suite à une
autre étape dans sa démarche : préciser en quoi devrait consister l’alimentation pour
certaines catégories de citoyens. Ainsi, pour l’homme qui effectue un travail musculaire
soutenu en usine, ce dernier devrait consommer quotidiennement : 1 ½ livre de pain ; 2
onces ou ¼ de tasse de beurre (ou tout autre corps gras) ; 2 onces ou ¼ de tasse de sucre ;
1 ⅓ livre de fruits et de légumes ; 12 onces de viandes ou de substituts de viandes. En ce
qui concerne l’homme qui travaille à l’extérieur, afin de combler ses besoins énergétiques,
Hunt suggère donc d’augmenter chacune des portions prévues pour l’homme qui travaille
en usine. Pour une famille comportant un père et une mère — qui travaillent modérément
—et trois enfants âgées de 3 à 12 ans, la maîtresse de maison devrait prévoir une
consommation quotidienne de 4 ½ livres de pain ; de ¾ de tasse d’un quelconque corps
des objets qu’elle analyse. L’une des principales caractéristiques de la science étant sa capacité à se remettre
en question, il faudrait peut-être prendre parfois avec un grain de sel les affirmations des nutritionnistes du
début du XXIe siècle qui affirment avec grande certitude que tel ou tel aliment est malsain, ou que tel ou tel
aliment est sain. Pourquoi ? Parce que se prononcer à propos des effets sur le métabolisme de certains
composants de tel ou tel aliment impose une grande humilité scientifique. Nos connaissances sur l’ensemble
des mécanismes du corps sont récentes, à peine 150 ans. Partant de là, toute affirmation péremptoire à propos
de la nocivité ou l’innocuité de tel ou tel aliment exige d’être soumise au principe de réfutation de Karl
Popper. 561 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 9.
190
gras ; un peu plus qu’une tasse de sucre ; 4 livres de fruits et de légumes ; 3 pintes de lait ;
1 livre de viande ou de substituts de la viande562.
Cette démarche de recommandations alimentaires en fonction du statut social d’un
individu interpelle la sociologie. Lorsque Caroline Hunt, en 1917, recommande que le
régime alimentaire familial quotidien soit composé à 12 % de protéines, à 75 % de
glucides, à 13 % de gras et que
« […] la valeur énergétique des repas pour une seule et même famille devait être
d’environ 10 000 calories par jour, ou l’équivalent de 3 000 calories par homme par jour ;
de 330 grammes de protéines par famille par jour ou 100 grammes par homme par
jour563 »,
et qu’elle constate que « les aliments les plus coûteux sont la viande, les fruits et les
légumes frais et les sucres564 », elle indique que, à presque 100 ans de distance, que la
viande, les fruits et les légumes sont encore et toujours parmi les aliments les moins
accessibles aux classes les plus défavorisées.
De plus, lorsqu’elle évoque que
« la santé et l’apparence d’une famille sont un bon test de la qualité d’un régime
alimentaire. Si les membres de la famille semblent forts, robustes, bien développés pour
leur âge, sans maladie, pleine d’énergie et d’ambition, quelqu’un pourra affirmer avec
certitude que leur alimentation est équilibrée. Par contre, s’ils semblent sans énergie et
sans motivation, qu’ils semblent mal développés, tant physiquement que mentalement,
et si un médecin compétent n’identifie aucun problème qui puisse expliquer leur
condition, une mère devrait se demander si la nourriture qu’elle sert aux membres de sa
famille est appropriée, et si elle constate qu’elle n’est pas appropriée, elle devrait
remédier à la situation565 »,
c’est tout un aspect social de l’alimentation et de l’apparence du corps qu’elle aborde, ce
qui n’est pas anodin. En fait, deux idées issues des propositions de Caroline Hunt
émergeront et contribueront en bonne partie à structurer la vision contemporaine de
562 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 3. 563 Idem., p. 4-5. 564 Idem., p. 5. 565 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 12.
191
l’alimentation : (i) une saine alimentation est non seulement gage d’une certaine vertu —
corps bien développé et robuste sans excès de graisse —, mais est avant tout gage d’une
prise de responsabilité face à son propre corps ; (ii) la culpabilité maternelle face à sa
capacité à nourrir adéquatement les membres de sa famille, culpabilité qui se traduira, au
XXIe siècle, par celle de favoriser la prise de poids chez les membres de sa famille.
En matière de prise de poids, l’individu et sa responsabilité personnelle, pour lui-même
et pour les individus dont il a la charge, sont définitivement au cœur même du propos du
contrôle de la prise de poids et confirment plus que jamais que l’individu en surpoids, gros
ou obèse, est à la fois bouc émissaire de l’état de son propre corps et porteur de la
responsabilité de régler la situation même s’il n’en porte pas l’entière responsabilité. Il
s’agit bel et bien là d’une culture de l’acceptation de la responsabilité personnelle face aux
différents problèmes rencontrés tout au cours d’une vie. À lui de prendre tous les moyens
mis à sa disposition pour y parvenir. Et l’un de ces moyens, relevant entièrement de la
responsabilité de l’individu, nonobstant tous facteurs d’ordre socio-économique, passera
inévitablement par la saine alimentation.
Toujours dans le même ordre d’idées, lorsque Caroline Hunt souligne que
« tous les efforts doivent être faits pour amener les enfants à adopter de bonnes habitudes
alimentaires566. [Ils les adoptent] en ayant accès à des quantités adéquates d’aliments qui
leurs sont servis de façon à manger ce qui leur convient567 »,
et qu’
« un enfant se satisferait volontiers d’aliments sucrés, mais ce type d’alimentation n’est
pas tout à fait adéquat pour lui. [De plus], un régime essentiellement composé de pommes
de terre ou de bananes conduit souvent à penser que l’on a mangé suffisamment, mais
c’est oublier qu’il ne fournit pas tout ce dont le corps besoin568 »,
il y a déjà, dans ses propositions, inscrite en filigrane, la notion d’alimentation équilibrée
qui émerge, et qu’il faut inculquer, tôt dans la vie, de bonnes habitudes alimentaires pour
éviter la prise de poids et être en santé. Il s’agit bien là d’une autre composante du discours
566 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 12. 567 Idem., p. 13. 568 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 8.
192
de la saine alimentation, discours qui établira un clivage net entre l’aliment « malsain »
versus l’aliment « sain », sans oublier que ce qui était sain à une époque donnée ne l’est
plus forcément aujourd’hui, avec pour justification les avancées de la recherche
scientifique en matière de nutrition.
En 1933, se fondant sur les travaux de Caroline Hunt, en pleine crise économique, dans
un contexte où de plus en plus de gens vivent sous le seuil de la pauvreté, où le chômage
est endémique (plus de 30% de la force nationale de travail était sans emploi569), où les
marches contre la faim570 et les mobilisations citoyennes pour faire changer les choses sont
de plus en plus fréquentes, la nutritionniste Hazel Stiebeling, recrutée par l’USDA, reprend
le discours alimentaire fondé sur la quantification, c’est-à-dire informer les gens sur la
quantité d’aliments qu’ils doivent consommer pour rester en vie et survivre et dans quels
aliments trouver ce qu’il faut consommer. À ce titre, le guide intitulé Adequate Dietes for
Families with Limited Incomes571 préparé par Hazel Stiebeling et son équipe, s’ouvre
comme suit:
« L’actuelle situation économique oblige à porter toute notre attention, aussi bien au
niveau national qu’individuel, sur la planification de ce qui constitue la meilleure
utilisation possible des ressources alimentaires disponibles. Fondamental à toute
planification, vient tout d’abord la connaissance exacte des valeurs nutritives des
aliments, des besoins nutritionnels du corps et de la relation qui existe entre alimentation
et santé572 .»
Il importe de souligner que, bien que les conditions socio-économiques de 1933 aient été
totalement différentes de celles de 1917, le discours à propos de l’alimentation est resté
fondamentalement inchangé573. Alors que le guide de Caroline Hunt spécifiait comment
déterminer les besoins alimentaires et les combler, celui de Hazel Stiebeling reprendra la
569 Nixon, R. A., Samuelson, P.A. (1940), « Estimates of Unemployment in the United States », The Review
of Economics and Statistics, vol. 22, n° 3, August, p. 101-111. 570 Le 31 octobre 1932, à Chicago, plus de 25 000 personnes descendront dans la rue pour participer à une
marche contre la faim dans le but de protester contre les coupures dans les allocations aux plus démunis. 571 Stiebeling, H. K. (1931), « Food budgets for nutrition and production programs », USDA Micellaneous
Publication, n° 183, Washington : USDA. 572 Idem., p. 1. 573 Young, E. G. (1964), « Dietary standards », in G. Beaton, E.W. McHenry (eds), Nutrition, A
Comprehensive Treatise, vol. 2, New York: Academic Press, p. 299-350.
193
même démarche et s’emploiera avant tout à aider l’individu à choisir les aliments qui lui
permettront de s’alimenter correctement en fonction de sa position sur l’échelle sociale.
Alors que dans les années 1920 la croyance populaire voulait qu’une mauvaise santé relève
avant tout d’une méconnaissance de ce qui constitue un régime alimentaire efficace, celle-
ci fait place, après le krach boursier de 1929, à l’adéquation voulant que la mauvaise santé
est directement liée à la pauvreté. Le corps, par sa seule apparence, était porteur, dans de
telles conditions, de son identité sociale et par le fait même de sa propre stigmatisation.
Il faut également préciser que le Canada, pris au dépourvu par la crise économique,
mettra sur pied une série de mesures pour les nombreux chômeurs, en émettant tout d’abord
des coupons échangeables pour l’alimentation, l’habillement, le logement et le
combustible, coupons qui seront par la suite remplacés par des chèques, sans exiger un
travail en retour. Le gouvernement canadien, malgré tous ses efforts pour assurer l’apport
alimentaire, constate le faible niveau d’éducation alimentaire et, en 1939, mandate le
Conseil Canadien de la nutrition de corriger la situation. S’appuyant sur les travaux de
Stiebeling574, le Conseil Canadien de la nutrition propose ses premières recommandations
alimentaires575. En 1942, le Conseil canadien de la nutrition adopte définitivement les
recommandations des États-Unis par souci d’uniformité, mais les remets en question en
1945 et publie ses propres normes. En 1940, les recommandations de Stiebeling seront par
la suite reprises par le Royaume-Uni et la Ligue des nations576.
Le guide alimentaire de Hazel Stiebeling, sur le plan quantitatif, est beaucoup plus
élaboré que l’était celui de Caroline Hunt. Comprenant plus de 60 pages agrémentées de
plusieurs graphes et statistiques, le but du guide est essentiellement de montrer qu’il est
possible, peu importe le budget dont un individu dispose, de rencontrer les exigences
alimentaires requises, aussi bien à un coût minimal, qu’à un coût modéré, qu’à un coût
élevé. Par exemple, sur une base annuelle, un individu contraint à un régime à coût minimal
devrait consommer 240 livres de céréales et 8 livres d’œufs, alors que celui qui peut se
574 Harper, A.E. (2003), « Contributions of Women Scientists in the U.S. to the Development of
Recommended Dietary Allowances », Journal of Nutrition, vol. 133, n° 11. p. 3698-3702. 575 Canadian Council on Nutrition (1940), The Canadian dietary standards, National Health, n° 8, p. 1-9. 576 Miller, D. F. & Voris, L. (1968), « Chronologic changes in the Recommended Dietary Allowances »,
Journal of American Diet Association, n° 54, p. 109-117.
194
permettre un régime où le coût n’a pas vraiment d’importance devrait consommer 100
livres de céréales et 30 douzaines d’œufs. Cette différence est tout simplement due au fait
que la personne qui en a les moyens peut varier à volonté les groupes alimentaires qui lui
permettront d’atteindre les valeurs adéquates pour être en santé. Avec son guide
alimentaire, Hazel Stiebeling a réussi a établir des corrélations entre le revenu disponible,
la classe sociale d’appartenance et la valeur énergétique des aliments.
Cette façon d’approcher l’alimentation par des équivalences chiffrées marque une étape
importante dans la construction sociale de la saine alimentation. En reprenant la démarche
de Caroline Hunt, Hazel Stiebeling a en quelque sorte définitivement installé la
quantification comme mesure de facto. Ce faisant, en installant la mesure au cœur même
du moindre aliment, Hazel Stiebeling a aussi mis en place la possibilité de poser des
jugements moraux à propos de l’alimentation des gens. Et ceci n’est pas innocent, car la
démarche de Hazel Stiebeling a établi deux critères qui structureront le discours de la saine
alimentation : (i) une compréhension scientifique de la valeur nutritive des aliments et du
coût lié à cette même valeur nutritive ; (ii) l’institutionnalisation de l’idée voulant qu’un
aliment de qualité se mesure en termes quantitatifs. Autrement dit, juger d’un aliment sain
ne relève ni d’un jugement personnel ni d’une question de goût, mais de mesures
scientifiquement établies (nutriments contenus dans un aliment, composants nocifs pour la
santé, coût d’un aliment). Tout ce discours aurait été impensable, voire même impossible,
si Caroline Hunt n’avait pas instauré la quantification de l’alimentation.
Par exemple, dans ses recommandations, Hazel Stiebeling souligne qu’il est important
que les enfants consomment en moyenne un quart de pinte de lait par jour et que les adultes
en consomment une pinte complète. Autrement, elle suggère de consommer surtout des
céréales brunes et de servir des aliments denses en protéines. En fait, elle considère qu’
« il n’y a aucune raison de se soustraire à ces saines habitudes alimentaires, même en
temps en normal, et spécialement pour les familles qui ont la possibilité de faire pousser
leurs propres légumes ou fruits ou d’élever du bétail ou de la volaille577. »
En somme, pour Stiebeling, peu importe ce qui se retrouvera dans l’assiette, ce qui
compte avant tout c’est la valeur nutritive des aliments. Et qu’il s’agisse d’une période
577 Stiebeling, H. K. (1931), op. cit., p. 13.
195
d’abondance ou de récession économique, la valeur nutritionnelle des aliments ne change
pas en fonction de la situation économique. Conséquemment, tout individu, qu’il soit dans
une situation financièrement précaire ou autrement, a la possibilité de demeurer en santé.
Ce n’est pas rien comme proposition, car elle engage directement la responsabilité de
l’individu et sa capacité à faire des choix éclairés.
Il importe également de relever ce qui, aujourd’hui, dans ce que propose Hazel
Stiebeling, va à l’encontre du discours de la saine alimentation. Tout d’abord, Stiebeling
souligne à quel point il est important de consommer des produits laitiers : « le lait contient
le plus vaste assortiment de nutriments dans un seul et même aliment, et il doit être
considéré comme le fondement même d’un régime alimentaire adéquat578. » Les gras, pour
leur part, « sont d’importantes sources d’énergie. Le lard doit être considéré comme le gras
en chef dans tout bon régime, si le lait est plus ou moins disponible579. » Les « œufs doivent
être consommés sur une base régulière, car ils sont une importante source de fer et autres
minéraux, de vitamines A et D, et de protéines580. » À 80 ans de distance, tout bon
nutritionniste qui se respecte sursauterait à la seule lecture de ces recommandations. Et
pourtant, tout comme le font les nutritionnistes d’aujourd’hui, Hazel Stiebeling a engagé
une population entière dans des façons spécifiques de s’alimenter. Il ne s’agit pas ici de
savoir si les recommandations de Stiebeling et les recommandations des nutritionnistes
d’aujourd’hui sont ou non valables, mais bien de mettre en lumière comment ces savoirs
construisent des normes sociales de commensalité, comment elles construisent socialement
des attitudes et des comportements alimentaires, comment elles suggèrent des façons d’être
par rapport à l’alimentation, comment elles tracent des lignes de démarcation entre classes
sociales.
Un autre point des propositions de Stiebeling qui mérite d’être relevé concerne les fruits
et légumes. Dans toutes les recherches effectuées pour la rédaction de cette thèse, il
semblerait bien, et ce, sous toute réserve, que ce soit Hazel Stiebeling qui, pour la première
fois, recommande de consommer « 5 portions de fruits et de légumes par jour581 ». En se
578 Idem., p. 14. 579 Ibidem. 580 Idem. 581 Idem., p. 3.
196
fiant à la méthode de quantification alimentaire utilisée par Stiebeling, il est fort probable
qu’elle ait visé juste, car aujourd’hui, la même norme tient toujours la route et a été reprise
à la fois par l’OMS et les santés publiques de plusieurs pays industrialisés.
Le gras comme bouc émissaire d’une mauvaise santé
Au début des années 1950, deux autres « ennemis » de la santé seront particulièrement
pointés du doigt : les gras saturés et le cholestérol. Alors que la calorie est réputée favoriser
la prise de poids, les gras relèveraient d’une tout autre dynamique, plus pernicieuse, qui
entraînerait des problèmes coronariens importants. Il importe de retracer les moments qui
ont conduit à faire des gras et du cholestérol des éléments clés dans la construction sociale
de la saine alimentation dans l’ensemble de tous les pays industrialisés : (i) John Goffman
(1918-2007), en 1950, établit un lien fort entre cholestérol et problèmes coronariens ; (ii)
l’épidémiologue américain Ancel Keys (1904-2004), en 1953, établit un lien entre
consommation d’huiles végétales et maladies cardiovasculaires ; (iii) la Framingham Heart
Study, en 1955, prouve que certains aliments et habitudes de vie sont des facteurs de risque
des maladies cardiovasculaires ; (iv) le cardiologue français Michel de Lorgeril, en 1990,
propose la thèse du French Paradox ; (v) le chirurgien britannique Dennis Burkitt (1911-
1993), en 1962, avance l’idée que la consommation de fibres alimentaires peut réduire la
possibilité de développer le cancer du côlon — dans la foulée de ses travaux, d’autres
chercheurs avanceront l’idée que les fibres alimentaires réduisent les taux de mauvais
cholestérol.
Premièrement, cholestérol et problèmes coronariens. En 1950, le médecin américain
John Goffman suggère que le cholestérol serait responsable de la majorité des problèmes
cardiovasculaires582 :
« Certains assurent que le cholestérol sanguin est significativement élevé chez une
majorité de patients atteints d’athérosclérose, alors que d’autres le contestent avec
582 Gofman, J. W., et al. (1950), « The role of lipids and lipoproteins in arteriosclerosis », Science, vol. 111,
p. 166-181.
197
vigueur. On peut dire avec certitude qu’un nombre considérable de personnes souffrant
des conséquences de l’athérosclérose ont des taux de cholestérol sanguins normaux583. »
Comment Goffman en est-il arrivé à une telle conclusion ? En pleine guerre de Corée, le
gouvernement américain dépêche sur place une équipe de pathologistes pour en apprendre
un peu plus à propos des blessures de guerre. Dissection après dissection, vérification après
vérification, les pathologistes posent un constat auquel nul ne s’attendait : des 300 corps
autopsiés, 35 % d’entre eux présentaient des dépôts graisseux sur les parois des artères ;
41 % présentaient des lésions artérielles ; 3 % avaient des dépôts graisseux suffisamment
larges pour bloquer une artère coronarienne. Ce qui surprend le plus les pathologistes, c’est
que ces soldats, tous dans la vingtaine, puissent être affectés par un tel problème,
corroborant ainsi une certaine hypothèse qui circulait depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale dans les milieux scientifiques voulant qu’il y ait eu une augmentation
significative des maladies cardiovasculaires584 chez les jeunes hommes et les hommes
d’âge moyen585. La santé publique américaine se mobilise alors pour juguler le problème,
investit plus de 4 millions de dollars dans des campagnes d’information visant les aliments
gras, met au point des slogans et identifie un coupable : le cholestérol, la molécule
responsable de la formation de plaques d’athérosclérose qui boucheraient les artères586. La
solution au problème est de réduire ou d’éliminer tout ce qui pourrait contribuer à
augmenter le niveau de cholestérol dans le sang.
Deuxièmement, les huiles végétales. L’année 1953, avec la publication de l’article
scientifique Atherosclerosis: a problem in newer public health 587 par le chercheur Ancel
Keys (1904-2004), les huiles végétales sont directement pointées du doigt. Cet article,
fondé sur les habitudes alimentaires de sept différents pays, établit un lien direct entre
583 Idem., p. 166. 584 Fox, C. S., Evans, J.C., Kannel, W.B., Levy, D. (2004), « Temporal Trends in Coronary Heart Disease
Mortality and Sudden Cardiac Death From 1950 to 1999 / The Framingham Heart Study », Coronary Heart
Disease, American Heart Association, vol. 110, p. 522-527. 585 Uemura, K., Pisa, Z. (1988), « Trends in cardiovascular disease mortality in industrialized countries since
1950 », in World Health Statistics Quarterly, Geneva : Division of Epidemiological Surveillance, World
Health Organization, vol. 41, n° 3-4, p. 155-178. 586 Shepard, W. P. (1950), « The American Heart Association as an national voluntary public health agency »,
in Circulation, vol. 2, n° 3, p. 736-741. 587 Keys, A. (1953), op. cit.
198
nutrition et maladies cardiovasculaires, d’où les recommandations de Keys de réduire de
façon significative la consommation des huiles végétales et de margarine et de se tourner
plutôt vers un régime de type méditerranéen. Les travaux de Keys mèneront à la
formulation de l’hypothèse « Diet-Heart », hypothèse qui deviendra non seulement la clé
de voûte d’une démarche globale en matière de régimes, mais qui modifiera de façon
significative la relation entretenue entre le gras et la santé588.
Troisièmement, les gras comme facteur de risque. L’année 1957 marque un jalon
important dans la reconfiguration des pratiques alimentaires avec la Framingham Heart
Study menée depuis 1948 dans la ville de Framingham dans le Massachusetts aux États-
Unis589, car elle débouche sur une toute nouvelle façon d’envisager et de traiter les
problèmes cardiovasculaires avec la notion de facteur de risque. Auparavant perçues
comme une conséquence inévitable de l’âge, les maladies cardiovasculaires entrent
désormais dans le giron des maladies induites par l’environnement et l’alimentation.
L’hypertension sera le premier facteur de risque à être officiellement identifié590. L’excès
de cholestérol, fortement soupçonné d’y contribuer, ne sera confirmé officiellement qu’en
1977591. Après la publication des premiers résultats de la célèbre Framingham Heart Study
mettant en cause comme source de maladies les habitudes de vie (tabagisme, nourriture
riche en lipides, sédentarité)592, et avec la publication de plusieurs autres études menées sur
le cholestérol par l’industrie de la margarine, se répandra de plus en plus l’idée que le
beurre et les œufs sont mauvais pour la santé593.
588 Keys, A. (1980), Seven countries: a multivariate analysis of death and coronary heart disease, London:
Harvard University Press. 589 Mahmood, S. S., Levy, D., Vasan, R. S., Wang, T. J. (2014), « The Framingham Heart Study and the
epidemiology of cardiovascular disease: a historical perspective », The Lancet, vol. 383, p. 999-1008. 590 Dawber. T. R., Moore, F. E., Mann, G. V., « Coronary heart disease in the Framingham study [archive] »,
American Journal of Public Health, 1957, vol. 47, n° 4. 591 Gordon, T., Castelli, W. P., Hjortland, M.C., Kannel, W. B., Dawber, T.R. (1977), « High density
lipoprotein as a protective factor against coronary heart disease. The Framingham study », American Journal
of Medecine, vol. 62, p. 707–714. 592 Kannel, W., Gordon, T. (1968), The Framingham Study, Washington D.C. : U.S. Government Printing
Office. 593 Dupré, R. (1999), « If It's Yellow, It Must be Butter": Margarine Regulation in North America Since
1886 », The Journal of Economic History, Cambridge : Cambridge University Press, vol. 59, n° 2, June, p.
353-371.
199
En s’appuyant sur les résultats de la Framingham Study, de plus en plus de chercheurs
établissent des liens de cause à effet entre la mortalité par maladies cardiovasculaires et la
consommation de gras594. D’ailleurs, les statistiques internationales montrent, avec preuves
à l’appui, qu’il existerait une corrélation forte entre le fait de consommer des aliments
saturés en gras (produits laitiers et viandes) et la mortalité coronarienne595. L’étude Finnish
Mental Hospital Study, menée de 1959 à 1971 dans deux hôpitaux situés tout près
d’Helsinki, aurait clairement établi ce lien en remplaçant le beurre par des huiles végétales,
la démarche conduisant à une réduction significative de la mortalité coronarienne chez les
hommes596. D’autres études statistiques menées en Norvège et en Finlande soutiennent
elles aussi cette thèse du gras lié à la mortalité coronarienne : (i) pendant la guerre, alors
que la consommation de gras provenant du lait, du beurre et des œufs avait grandement
diminué, les chercheurs auraient constaté une diminution importante de la mortalité
coronarienne ; (ii) une fois la guerre terminée, une fois le réseau de distribution alimentaire
rétabli, le taux de mortalité coronarienne était revenu à son niveau d’avant-guerre597. Au
Canada, ce sont en bonne partie les données statistiques de 1959598 et 1971599 de la
Metropolitan Life Insurance qui serviront de point de départ pour élaborer une suite de
recommandations relativement à la consommation de gras.
En réponse à la corrélation établie par la Framingham Study entre la consommation
d’aliments riches en gras saturés et le risque de mortalité coronarienne, et en réponse au
changement démographique en train de survenir au cours des années 1970 — de plus en
plus de gens vivent au-delà de 65 ans600 —, la santé publique des pays développés amorce
594 World Health Organization (1976), World Health Statistics Annual 1973. Volume I: Vital statistics and
causes of death, Geneva : World Health Organization. 595 Strom, A. J., Jensen, R. A. (1951), « Mortality from circulatory diseases in Norway 1940-1945 », The
Lancet, vol. 1, n° 126. 596 Turpeinen, O. (1979), « Effect of cholesterol-lowering diet on mortality from coronary heart disease and
other causes », Circulation, vol. 59, p. 1-7. 597 Malmros, H., (1950), « The relation of nutrition to health. A statistical study of the effect of the war-time
on arteriosclerosis, cardio-sclerosis, tuberculosis and diabetes », Acta of Medecine of Scandinavia, vol. 138,
suppl. 246, n° 137. 598 Metropolitan Life Insurance Company (1959), New Weights Standards for Men and Woman, Statistical
Bulletin, vol. 40, p. 1-10.4. 599 Metropolitan Life Insurance Co. (1971), « Cardiovascular diseases : United States, Canada and Western
Europe », Statistical Bulletin, vol. 52, p. 2-7. 600 Jacobsen, L. A., Kent, M., Lee, M., Mather, M. (2011), « America's aging population », Population
Bulletin, vol. 66, n° 1, Washington D.C.: Population Refrence Bureau, p. 2.
200
un virage et se concentre de plus en plus sur des campagnes de préventions portant sur les
maladies chroniques et dégénératives. En fait, alors qu’au début du XXe siècle les maladies
cardiovasculaires et le cancer ne comptaient que pour 20 % des décès, ce taux s’était
déplacé, au début des années 1970, à plus de 70 %601.
Au début des années 1970, afin de réduire la consommation de gras et de cholestérol,
l’American Heart Association y va d’une recommandation importante et suggère de ne
consommer que 3 œufs par semaine602. Cette recommandation ne sera pas sans
conséquence, puisque nutritionnistes, médecins et médias des pays industrialisés
s’empareront de celle-ci et transformeront l’œuf en un aliment mis à l’index, car trop riche
en cholestérol603. En fait, au cours des cinq dernières décennies, il a fortement été suggéré
de limiter la consommation hebdomadaire d’œufs et de beurre afin de réduire le risque de
développer des problèmes cardiovasculaires. Cette suggestion, fondée sur l’hypothèse de
la Framingham Heart Study, voulant que les aliments riches en gras saturés et en
cholestérol augmentent le risque de développer un problème coronarien, a particulièrement
été appliquée aux œufs. Puisque les œufs sont (i) riches en cholestérol, (ii) qu’il a été
démontré, selon certaines études, que manger des aliments riches en cholestérol augmente
le cholestérol sérique (cholestérol associé à une plus grande fréquence des maladies
cérébrovasculaires et des artères coronaires), (iii) qu’un taux élevé de cholestérol sérique
favorise grandement le risque coronarien, la logique qui s’est installée a conduit à reléguer
l’œuf au rang des aliments nocifs pour la santé. Ce faisant, une certaine norme à la fois
sociale et alimentaire a modifié la consommation de ces deux aliments.
Afin de confirmer ou d’infirmer ces hypothèses relatives à l’œuf, en 1982, la
Framingham Heart Study lance une étude comparative entre des gens qui mangent
plusieurs œufs par semaine et des gens qui en consomment très peu : les résultats ne
révèlent alors aucune augmentation du cholestérol sérique entre les hommes qui mangent
plusieurs œufs par semaine et ceux qui en consomment très peu. Chez les femmes, les
601 Rosamond, W. et al. (2008), « Heart Disease and Stroke Statistics 2008 Update », Circulation, vol. 117,
n° 4, p. e25-e146. 602 Herron, K. L., Fernandez, M. L. (2004), « Are the Current Dietary Guidelines Regarding Egg
Consumption Appropriate? », Journal of Nutrition, vol. 134, n° 1, p. 187-190. 603 Vergroesend, A. J. (1972), Dietary fat and cardiovascular disease : possible modes of action of linoleic
acid, Journals of Cambridge, «Procedures Act of The Nutrition Society», p. 323-329.
201
résultats révèlent une très faible augmentation du cholestérol sérique chez celles qui
consomment plusieurs œufs par semaine604. En 1990, une étude longitudinale composée de
plus de 26 000 participants, tous membres de l’Église Adventiste californienne, ne révèle
aucune augmentation d’événements coronariens chez les gens qui consomment plusieurs
œufs par semaine versus ceux qui en consomment moins605. Une autre étude longitudinale
conduite à la même époque sur plus de 5 000 hommes finlandais n’a révélé aucun impact
de la consommation d’œufs par rapport au taux de mortalité associé à un événement
coronarien606. La Fakuoka Heart Study japonaise, après avoir examiné plus de 600 patients
victimes d’une crise cardiaque, n’identifie aucune relation entre la consommation d’œufs
et le risque d’un événement coronarien607. Une étude italienne randomisée n’a montré
aucun lien entre la consommation d’œufs et le risque d’un événement coronarien608.
L’étude la plus significative à ce sujet, d’une durée de 14 ans (1980-1994) et comportant
plus de 117 000 participants (37 581 hommes âgés de 40 à 75 ans, 80 082 femmes âgées
de 34 à 59 ans), a cherché à mettre en évidence la relation entre la consommation d’œufs
et le risque d’un événement coronarien. La conclusion de l’étude révèle que manger sept
œufs par semaine n’a aucun impact sur le risque d’un événement coronarien609. Finalement,
une étude longitudinale japonaise comportant plus de 37 000 participants révèle de façon
tout à fait surprenante que manger un œuf par jour réduit de 30 % le risque d’un événement
coronarien par rapport à ceux qui ne mangent pas ou très peu d’œufs610.
604 Dawber, T. R., Nickerson, R.J., Brand, F.N., Pool, J. (1982), « Eggs, serum cholesterol, and coronary
heart disease », American Journal of Clinical Nutrition, vol. 36, p. 617-625. 605 Fraser, G. E. (1999), « Associations between diet and cancer, ischemic heart disease, and all-cause
mortality in non-Hispanic white California Seventh-day Adventists », American Journal of Clinical
Nutrition, vol. 70, p. 532S-538S. 606 Knekt, P., Reunanen, A., Jarvinen, R., et al. (1994), « Antioxidant vitamin intake and coronary mortality
in a longitudinal population study », American Journal of Epidemioly, vol. 139, p. 1180-1189. 607 Sasazuki, S. (2001), « Case-control study of nonfatal myocardial infarction in relation to selected foods
in Japanese men and women », Japan Circulatory Journal, vol. 65, p. 200-206. 608 Gramenzi, A., Gentile, A., Fasoli, M., et al. (1990), « Association between certain foods and risk of acute
myocardial infarction in women », British Medical Journal, vol. 300, p. 771-773. 609 Hu, F. B., Stampfer, M. J., Rimm, E. B., et al. (1999), « A prospective study of egg consumption and risk
of cardiovascular disease in men and women », Journal of American Medical Association, vol. 281, p. 1387-
1394. 610 Sauvaget, C., Nagano, J., Allen, N. (2003), « Intake of animal products and stroke mortality in the
Hiroshima/Nagasaki Life Span Study », Internet Journal of Epidemiology, vol. 32, p. 536-43.
202
En 1997, l’étude Multiple Risk Factor Intervention Trial révèle que les individus qui ont
le taux de cholestérol sérique le plus bas (< 200) sont ceux qui consomment le plus grand
nombre d’œufs611. Toujours dans le même ordre d’idées, l’étude longitudinale britannique
Third National Health and Nutrition Examination Survey612 (20 000 participants) met en
lumière que ceux qui consomment moins d’un œuf par semaine ont des niveaux de
cholestérol sérique plus élevé que ceux qui en mangent 4 par semaine.
En résumé, les données indiquent que la consommation d’œufs n’a aucun impact négatif
sur la santé coronarienne. Au vu de ces résultats, il n’est pas si simple de trancher à savoir
si l’œuf est ou non nocif pour la santé. D’ailleurs, à ce titre, au tournant 2007613, l’œuf et
le beurre614 seront en quelque sorte réifiés615. Pourtant, ni le beurre616, qui est alors
confronté au lobby de la margarine617, ni l’œuf, qui se révèle également une excellente
source de plus de 11 nutriments618, n’avaient strictement rien perdu de leurs propriétés
intrinsèques. La seule chose qu’ils aient perdue, depuis 50 ans, c’est un peu de leurs
propriétés « agressives » antérieurement signalées par la recherche scientifique pour en
acquérir une nouvelle, celle d’être sains pour la santé pourvu qu’ils soient consommés
modérément. En fait, en 2000, après plus de 40 ans d’une campagne dénigrant les œufs
comme responsables de l’augmentation du cholestérol sérique, l’American Heart
Association modifie ses recommandations et suggère désormais qu’il est tout à fait
acceptable de consommer un maximum de 300 mg de cholestérol par jour (un œuf contient
611 Tillotson, J. L., Bartsch, G. E., Gorder, D., Grandits, G. A., Stamler, J. (1997), « Food group and nutrient
inakes at baseline in the Multiple Risk Factor Intervention Trial », American Journal of Clinical Nutrition,
vol. 65, p. 228S-257S. 612 Song, W. O., Kerver, J.M. (2000), « Nutritional contribution of eggs to American Diets », Journal
American College Nutrition, vol. 19, p. 556S-562S. 613 Hu, F. B. (2007), « Diet and Cardiovascular Disease Prevention. The Need for a Paradigm Shift », Journal
of the American College of Cardiology, vol. 50, p. 22-24. 614 Jones, M. O. (2007), « Food Choice, Symbolism, and Identity: Bread and Butter Issues for Folkloristics
and Nutrition Studies », Journal of American Folklore, vo. 120, n° 476, p. 129-177. 615 Qureshia, A. I., Suricid, F. K., Ahmed, S. et als (2007), « Regular egg consumption does not increase the
risk of stroke and cardiovascular diseases », Medecine Science Monitor, vol. 13, n° 1. 616 Slattery, M. L., Randall, D. E. (1988), « Trends in coronary heart disease mortality and food consumption
in the United States between 1909 and 1980 », American Journal of Clinical Nutrition, vol. 47, n° 6, p. 1060-
1067. 617 Dupré, R. (1999), « If It's Yellow, It Must Be Butter: Margarine Regulation in North America Since
1886 », The Journal of Economic History, vol. 59, n° 2, p. 353-371. 618 Applegate, E. (2000), « Introduction: nutritional and functional roles of eggs in the diet », Journal of
American College of Nutrition, vol. 19, p. 495S-498S.
203
approximativement 280 mg de cholestérol), et ne mène plus aucune campagne contre les
œufs. Pour leur part, la Food Standards Authority britannique619 et Santé Canada620 se
rangeront à cet avis et affirmeront que les œufs représentent une bonne source de protéines,
de vitamines et de minéraux, et concluront en disant que, bien que les œufs soient riches
en cholestérol, ce cholestérol ne représente presque aucun danger pour la santé
cardiovasculaire.
En ce qui concerne les gras en général, en décembre 1997, une étude américaine suggère,
contrairement au consensus scientifique, que les aliments gras (pour chaque 3 % de la
consommation totale de gras, une réduction de plus de 15 % du risque de crise cardiaque
s’ensuivrait) ne seraient pas les seuls responsables des maladies coronariennes et qu’ils
pourraient même avoir un effet protecteur, pourvu que l’individu ne soit pas obèse621. En
juillet 1998, celui-là même qui avait attiré l’attention des scientifiques et du grand public à
ce sujet dans les années 1950, le biochimiste américain David Kritchevsky (1920-2006),
suggère qu’il se pourrait bien que le fromage — riche en gras saturé — puisse être en
mesure d’empêcher le cholestérol de bloquer les artères et de conserver au système
circulatoire sa santé622. Pour sa part, la biochimiste américaine Mary Enig avance
l’hypothèse que ce ne sont pas des aliments comme le beurre et les œufs qui sont les grands
coupables, mais bel et bien la margarine623. En 1999, une étude finlandaise portant sur plus
de 29 133 hommes âgés de 50 à 69 ans met en lumière le fait que les hommes dont le taux
de cholestérol est trop bas sont les plus susceptibles de développer des troubles d’anxiété
et de dépression624.
Quatrièmement, le French Paradox625 et les Omega-3. En 1979, une étude longitudinale
conduite dans plus de 18 pays révèle une forte association négative entre consommation
619 Food Standards Authority (2007), FSA nutrient and food based guidelines for UK institutions, p. 2. 620 Santé Canada (2011), Bien manger avec le guide alimentaire canadien, p. 3. 621 BBC (1997), Fat may decrease the risk of stroke, December 24. 622 BBC (1998), Cheese and milk: recipe for a healthy heart?, July 14. 623 Enig, M. G., Fallon, S. (1998-1999), The Oiling of America : Margarine's the Bad Guy, Butter and Eggs
the Good Guys, Nexus Magazine. 624 Partonen, T., Haukka, J., Virtamo, J. et al. (1999), « Association of low serum total cholesterol with major
depression and suicide », British Journal of Psychiatry, vol. 175, p. 259-262. 625 Renaud, S., de Lorgeril, M. (1992), « Wine, alcohol, platelets, and the French paradox for coronary heart
disease », The Lancet, vol. 339, n° 8808, p. 1523-1526.
204
d’alcool et maladies coronariennes et attribue le phénomène à la consommation de vin
rouge626. Cette étude amorce une série de recherches qui mèneront, au début des années
1990, à proposer le régime alimentaire méditerranéen composé d’aliments riches en gras
saturés et à faible incidence d’événements coronariens — élaboré par le cardiologue
français Michel de Lorgeril. L’idée est la suivante : malgré un régime alimentaire riche en
gras saturés, les Français seraient moins sujets aux maladies coronariennes que les
populations des autres pays industrialisés. Cet effet protecteur, lié au resveratrol (un
antioxydant) contenu dans le vin rouge (consommation quotidienne de 20 à 30 gr.),
réduirait de 40 % le risque de maladies coronariennes en prévenant la formation de plaques
d’athérosclérose. En 1993, l’équipe de recherche d’Artaud-Wild, après une étude
longitudinale menée dans plus de 40 pays, excluant la France et la Finlande, arrive à la
conclusion que le vin rouge peut éventuellement prévenir le développement de maladies
coronariennes à la condition expresse que la consommation soit déjà liée à des populations
consommant d’importantes quantités de gras saturés627. En 1997, des chercheurs de
l’Université de l’Illinois suggèrent que le resveratrol contenu dans le raisin rouge serait
non seulement susceptible d’aider à prévenir les maladies coronariennes, mais également
à prévenir le cancer628-629. D’autres équipes de chercheurs reviennent sur le French
Paradox et confirment que les propriétés cardiopréventives du vin rouge résideraient avant
tout dans l’action des flavonoïdes, spécifiquement le resveratrol présent dans le vin
rouge630.
Toujours dans la même logique, les années 1980 marquent le début de l’aventure des
effets bénéfiques de l’huile de poisson. Tout commence en 1971 avec la publication d’une
626 St. Leger, A. S., Cochrane, A. L., Moore, F. (1979), « Factors associated with cardiac mortality in
developed countries with particular reference to theconsumption of wine », The Lancet, vol. 1, p. 1017-1020. 627 Artaud-Wild, S. M., Connor, S. L., Sexton, G., Connor, W. E. (1993), « Differences in coronary mortality
can be explained by differences in cholesterol and saturated fat intakes in 40 counties but not in France and
Finland », Circulation, vol. 88, p. 2771-2779. 628 Jang, M., Cai, L., Ideani, G. O. et al. (1997), « Cancer Chemopreventive Activity of Resveratrol, a Natural
Product Derived from Grapes », Science, vol. 7, n° 5297, p. 218-220. 629 Clément, M. V., Hirpara, J. L., Chawdhury, S. H., Pervaiz, S. (1998), « Chemopreventive Agent
Resveratrol, a Natural Product Derived From Grapes, Triggers CD95 Signaling-Dependent Apoptosis in
Human Tumor Cells », Blood, vol. 92, n° 3, p. 996-1002. 630 Constant, J. (1997), « Alcohol, ischemic heart disease, and the french paradox », Clinical Cardiology, vol.
20, p. 420-424.
205
première étude portant sur le cholestérol des Esquimaux du Groenland631. Suivent, dix ans
plus tard, d’autres études qui lieront le régime alimentaire riche en poisson des Esquimaux
du Groenland632-633 et celui des Japonais634 à la faible incidence de mortalité par maladies
coronariennes : les longues chaînes n-3 d’acides gras polyinsaturés, abondante dans la chair
des poissons, contribueraient à abaisser de façon significative les niveaux de mauvais
cholestérol, à augmenter la vasodilatation et à réduire l’agrégation plaquettaire635-636. Afin
de vérifier si la consommation de poissons et de fruits de mer (2,23 gr/j d’Omega-3) a un
réel effet sur la santé cardiovasculaire, une vaste étude637, qui durera six ans, est lancée en
1986. Comportant plus de 44 895 participants âgés de 40 à 75 et sans problèmes
cardiovasculaires préalablement connus638, l’étude en question sera l’objet d’un suivi
méthodique pendant plus de dix ans. En octobre 1995, les premiers résultats de l’étude
amorcée en 1986 à propos des Omega-3 sont publiés : des 44 895 participants, 1 543 ont
été victimes d’un quelconque événement coronarien. De ceux-ci, 264 sont directement
décédés d’une crise cardiaque, 547 ont été victimes d’un infarctus non fatal du myocarde
et 732 ont dû subir un pontage ou une angioplastie. L’étude en arrive à la conclusion « […]
que consommer un ou cinq repas de poisson par semaine est peu susceptible de réduire le
risque coronarien chez des hommes ne présentant aucun problème cardiovasculaire
préalablement connu639. » En 2006, une méta-analyse portant sur plus de 41 études de
cohortes arrive à la conclusion que « les longues chaînes et les plus courtes chaînes d’acides
631 Bang, H. O. Dyerberg, J, AaseBrondum, N. (1971), « Plasma lipid and lipoprotein pattern in greenlandic
wet-coast eskimos », The Lancet, vol. 1, n° 7710, p. 1143-1146. 632 Bang, H. O., Dyerberg, J, Sinclair, H. M. (1980), « The composition of the Eskimo food in north western
Greenland », American Journal of Clinical Nutrition, vol. 33, p. 2657-2661. 633 Kromann, N., Green, A. (1980), « Epidemiological studies in the Upernavik district, Greenland: incidence
of some chronic diseases 1950-1974 », Acta Medica Scandinavia, vol. 208, p. 401-406. 634 Hirai, A., Hamazaki, T., Terano, T., et al. (1980), « Eicosapentaenoic acid and platelet function in
Japanese », The Lancet, vol. 2, p. 1132-1133. 635 Leaf, A., Weber, P. C. (1988), « Cardiovascular effects of n-3 fatty acids », New England Journal of
Medicine, vol. 318, p. 549-557. 636 Schmidt, E. B., Dyerberg, J. (1994), « Omega-3 fatty acids: current status in cardiovascular medicine »,
Drugs, vol. 47, p. 405-424. 637 Hunter, D. J., Rimm, E. B., Sacks, F. M., et al. (1992), « Comparison of measures of fatty acid intake by
subcutaneous fat aspirate, food frequency questionnaire, and diet records in a free-living population of US
men », American Journal of Epidemiology, vol. 135, p. 418-427. 638 Ascherio, A. et al. (1995), « Dietary Intake of Marine n-3 Fatty Acids, Fish Intake, and the Risk of
Coronary Disease among Men », New England Journal of Medecine, vol. 332, p. 977-983. 639 Hunter, D. J., Rimm, E. B., Sacks, F.M., et al., op. cit.
206
gras Omega-3 n’ont pas d’effet clairement établi sur la mortalité totale — événements
coronariens ou cancer640. » Par contre, le marché des suppléments d’Omega-3 prend
littéralement son envol au milieu des années 1990641 et atteint, en 2011, des ventes
annuelles de l’ordre de 25,42 milliards de dollars642. Finalement, en 2012, une méta-
analyse arrive à la conclusion que la prise de suppléments d’Omega-3 ne peut en aucune
façon être associée à une diminution du risque de mortalité, tant pour la mortalité en général
que pour la crise cardiaque, la mort subite ou l’infarctus du myocarde associé ou non à
l’obésité643. Pour sa part, la Food and Drug Administration approuve l’administration de
suppléments d’Omega-3 uniquement comme agent permettant d’abaisser le taux de
triglycérides chez les patients hypercholestérolémiques644.
Cinquièmement, les fibres alimentaires. En 1962, le chirurgien britannique Dennis
Burkitt (1911-1993) arrive à établir une relation de cause à effet entre la faible prévalence
du cancer du côlon chez les Africains ruraux et leur régime alimentaire riche en fibres645.
Les conclusions de Burkitt auront des échos et un impact non négligeables jusqu’à
aujourd’hui646. Des échos, dans le sens où l’hypothèse de Burkitt n’a toujours pas été
confirmée et fait encore objet de débat647. Un impact, dans le sens où la consommation de
fibres est encore aujourd’hui considérée comme un facteur préventif par nombre de
médecins et de nutritionnistes648, sans compter que le complexe agroalimentaire s’est
640 Hooper, L., Thompson, R. L., Harrison, R. A. (2006), « Risks and benefits of omega 3 fats for mortality,
cardiovascular disease, and cancer: systematic review », British Medical Journal, vol. 332, n° 752. 641 Bimbo, A. P. (2009), « Raw material sources for the long-chain omega-3 market: Trends and
sustainability. Part 1 », 99th AOCS Annual Meeting & Expo in Seattle, Washington, USA. 642 Sprinkle, D. et al. (2012), Global Market for EPA/DHA Omega-3 Products, Packaged Facts for The Global
Organization for EPA and DHA Omega-3, p. 3. 643 Rizos, E. C., Ntzani, E. E., Bika, E. et al. (2012), « Association Between Omega-3 Fatty Acid
Supplementation and Risk of Major Cardiovascular Disease EventsA Systematic Review and Meta-
analysis », Journal of American Medical Association, vol. 308, n° 10, p. 1024-1033. 644 USFDA, http://www.accessdata.fda.gov/drugsatfda_docs/label/2012/021654s034lbl.pdf. 645 Burkitt, D. P., et al. (1963), « Some geographical variations in disease patterns in East and Central
Africa », East African Medical Journal, vol. 40, n° 1. 646 Burkitt, D. P. (1988), « Dietary fiber and cancer », in Journal of Nutrition, vol. 118, p. 531-533. 647 Fucsh, C. S. et al. (1999), « Dietary Fiber and the Risk of Colorectal Cancer and Adenoma in Women »,
The New England Journal of Medecine, vol. 340, p. 169-176. 648 Goodlad, R. A. (2001), « Dietary fibre and the risk of colorectal cancer », Gut, vol. 48, p. 587-589.
207
emparé du phénomène et en a profité pour afficher sur ses emballages le libellé « Riche en
fibres » comme preuve de facteur préventif pour la santé :
« dans le cadre de la prévention du cancer du côlon […] il faut un régime riche en fibres,
mais provenant de l’alimentation, en particulier des fruits et des légumes. De telles fibres
naturelles sont bénéfiques pour ce qu’elles contiennent, mais aussi pour ce qu’elles ne
contiennent pas : des graisses et des calories en excès649. »
Et il faut vraisemblablement envisager que le changement de perspective650 n’est pas
banal, au point que, en 1971, Burkitt avance l’idée qu’un régime riche en fibres aurait un
effet protecteur pour protéger du cancer du côlon651. Le constat est le suivant : avec un
régime pauvre en fibres alimentaires, les populations des pays industrialisés souffrent plus
de constipation, de diverticules et de cancer du côlon que dans les pays en voie de
développement où ces problèmes de santé sont peu fréquents. L’hypothèse de la fibre
alimentaire protectrice, dite Hypothèse de Burkitt, est lancée652. En 1990, la British
Nutrition Foundation arrive à la conclusion que l’hypothèse de Burkitt voulant qu’une
déficience en fibres soit à la fois la cause du syndrome du côlon irritable, de la formation
de diverticules et du cancer colorectal n’est pas fondée, ni que la consommation de fibres
protégerait du diabète, de l’obésité et des maladies cardiovasculaires653. En 1994,
l’hypothèse voulant que le son non traité et riche en fibres aide à mieux gérer le syndrome
du côlon irritable est remise en question avec la parution d’une multitude d’études en
double aveugle. Les résultats de ces études convergeront tous vers un même point : il n’y
a aucun bénéfice attendu en rapport avec le syndrome du côlon irritable654 ; l’effet
bénéfique associé à une douleur abdominale relevant du syndrome du côlon irritable serait
649 Idem., p. 589. 650 Le Fanu, J. (1991) « A healthy diet – Fact or fashion », Health, lifestyle and environment: Countering the
panic, Social Affairs Unit, USA. 651 Burkitt, D. P., Trowell, H. C. (1977), « Dietary fibre and western diseases », Irish Medical Journal, vol.
70, n° 9, p. 272-277. 652 Southgate, D. A. T. (1992), « The dietary fibre hypothesis: A historical perspective », in ILSI Human
Nutrition Reviews, p 3-20, Schweizer, T. F. & Edwards, C. A. eds, New York : Springer-Verlag. 653 British Nutrition Foundation (1990), Complex Carbohydrates in Foods: the Report of the British Nutrition
Foundation's Task Force, London : Chapman & Hall. 654 Cann, P. A., Read, N. W. (1984), « What is the benefit of coarse wheat bran in patients with irritable
bowel syndrome? », Gut, vol. 25, n° 168.
208
dû à un effet placebo655 ; une consommation excessive de son pourrait éventuellement
favoriser l’apparition du syndrome du côlon irritable656 ; le son est recommandé dans les
cas de constipation, car il accélère le transit intestinal657 . À ce sujet, en 1996, l’Imperial
Cancer Research Fund rappelle la communauté scientifique à l’ordre :
« Jusqu’à ce qu’il soit démontré que les fibres ont un réel effet sur la santé, nous
demandons instamment que la retenue soit affichée en ce qui concerne l’ajout de
suppléments de fibres aux aliments, et que toutes allégations non fondées relatives aux
bienfaits des fibres soient grandement limitées658. »
En 1997, une étude américaine menée pendant plus de 16 ans et portant sur plus de 90 000
personnes révèle qu’« une consommation à teneur élevée en fibre ne diminue pas les
possibilités de développer ou non un cancer du côlon659. » Malgré tout, malgré les mises
en garde et la validité plus ou moins affirmée des bienfaits avérés de la fibre alimentaire,
cette idée sera reprise jusqu’à aujourd’hui par le complexe agroalimentaire et les
nutritionnistes.
Au-delà des controverses scientifiques concernant les fibres alimentaires et le cancer du
côlon, les travaux de Burkitt ont conduit plusieurs chercheurs à tester et vérifier si celles-
ci possédaient d’autres propriétés préventives660. En fait, les résultats de plusieurs études
655 Lucey, M. R., Clark, M. L., Lowndes, J., Dawson, A. M. (1987), « Is bran efficacious in irritable bowel
syndrome? A double blind placebo controlled crossover study », Gut, vol. 28, n° 221. 656 Francis, C. Y., Whorwell, P. J. (1994), « Bran and irritable bowel syndrome: time for reappraisal », The
Lancet, vol. 344, n° 39. 657 Arffmann, S., Andersen, J. R., Hegnhoj, J. et al. (1985), « The effect of coarse wheat bran in the irritable
bowel syndrome. A double-blind cross-over study », Scandinavian Journal of Gastroenterology, vol. 20, n°
295. 658 Wasan, H. S., Goodlad, R. A. (1996), « Fibre-supplemented foods may damage your health », The Lancet,
vol. 348, p. 319. 659 Vainio, H. (1999), « Chemoprevention of cancer : a controversial and instructive story », British Medical
Bulletin, vol. 55, n° 3, p. 593-599. 660 De Vries, J. (2003), « On defining dietary fibre », Procedures of the Nutrition Society, vol. 62, p. 37-43.
209
épidémiologiques661-662-663 accordent aux fibres alimentaires un rôle non négligeable dans
la prévention des maladies coronariennes qui se traduit par une amélioration sensible des
profils lipidiques664. D’ailleurs, plusieurs essais cliniques confirment les résultats de ces
études665-666 et suggèrent la consommation quotidienne de fibres alimentaires.
Que faut-il tirer comme premières conclusions de cette aventure concernant les gras et le
cholestérol versus l’obésité ? Tout d’abord, c’est bien au cours de la décennie 1950 que se
met en place une logique alimentaire articulée autour du cholestérol avec la Framingham
Study, faisant de celui-ci la pierre angulaire d’une stratégie globale vouée à combattre le
gras sous toutes ses formes, depuis les aliments gras et denses en énergie, en passant par le
développement de toute une industrie de l’amaigrissement, jusqu’aux chirurgies destinées
à contrôler la prise de poids. Si, au cours des années 1930, il a été suggéré de faire passer
l’alimentation sous le magistère de la santé publique, et si au cours des années 1940 il a été
suggéré de mettre sur pied un programme national d’éducation en matière d’alimentation,
c’est bien au cours des années 1950 que les grandes institutions publiques seront mobilisées
et utiliseront les techniques modernes de marketing pour faire passer le message que les
gras et le cholestérol sont nuisibles à la santé. Lentement, mais sûrement, la lutte contre la
graisse, sous toutes ses formes, en amont comme en aval, qu’elle soit déjà logée dans le
corps ou dans le moindre aliment, est devenue une construction sociale vouée à maîtriser,
contrôler, normaliser et réguler sa prise. De plus, le rôle de la Framingham Study n’est pas
anodin dans cette construction sociale, car avec la notion de facteur de risque, elle a fait du
661 Vuksan, V., Jenkins D. J., Spadafora, P. et al. (1999), « Konjac-mannan (glucomannan) improves
glycemia and other associated risk factors for coronary heart disease in type 2 diabetes: a randomized
controlled metabolic trial », Diabetes Care, vol. 229, p. 913-919. 662 Jenkins, D. J., Kendall C. W., Vuksan, V. et al (2002), « Soluble fiber intake at a dose approved by the
US Food and Drug Administration for a claim of health benefits: serum lipid risk factors for cardiovascular
disease assessed in a randomized controlled crossover trial », American Journal of Clinical Nutrition, vol.
75. p. 834- 839. 663 Liu, S., Buring, J., Sesso, H. et al. (2002), « A prospective study of dietary fiber intake and risk of
cardiovascular disease among women », Journal of American College of Cardiology, vol. 39, p. 49-56. 664 Lupton, J.R., Turner, N.D. (2003), « Dietary Fibre and Coronary Disease: Does the evidence support an
association? », Current Atherosclerosis Reports, vol. 5, p. 500-505. 665 World Health Organization (1988), « MONICA Project (monitoring trends and determinants in
cardiovascular disease): a major international collaboration », Journal of Clinical Epidemiology, vol. 41,
p.105- 114 666 Rimm, E. B., Ascherio, A., Giovannucci, E. et al (1996), « Vegetable, Fruit, and Cereal Fiber Intake and
Risk of Coronary Heart Disease Among Men », Journal of the American Medical Association, vol. 275, n°
6, p. 447-451.
210
cholestérol un précurseur à une kyrielle de problèmes métaboliques. En somme, les années
1950 mettent en place un ensemble de conditions et de savoirs qui orienteront
vraisemblablement les interventions à venir au cours des décennies qui suivront : le mode
de vie.
Au cours des années 1960, la notion de mode de vie (lifestyle) émerge et renvoie à « la
façon dont un individu adopte certains comportements plutôt que d’autres qui le
prédisposeraient à la maladie667. » En fait, ce qui intéresse ici au premier chef, c’est que la
notion même de mode de vie intègre celle du facteur de risque développée par la
Framingham Heart Study : (i) serait à risque tout individu n’adoptant pas de saines
habitudes de vie ; (ii) certains modes de vie comporteraient une collection de facteurs de
risque pour la santé ; (iii) la notion même de mode de vie implique qu’il relèverait de
l’entière responsabilité de l’individu de modifier ses habitudes de vie, car certains aliments
représenteraient un facteur de risque. D’autre part, selon le chercheur Neal Tannahill, la
contre-culture hippie des années 1960 aurait largement contribué à modifier les pratiques
alimentaires avec l’introduction des lentilles et du riz brun. Ces aliments, fortement
recommandés par les gourous hindouistes et bouddhistes de l’époque, ont alors été perçus
comme des aliments auréolés de spiritualité et de santé. Au milieu des années 1970, même
si les hippies quittaient massivement la contre-culture, plusieurs d’entre eux continueront
à s’alimenter « sainement » et auront dans une certaine mesure contribué à modifier l’offre
du complexe agroalimentaire668.
Concrètement, tout au cours du XXe siècle, avec la notion de facteur de risque lié à
l’alimentation, avec les modes de vie à risque, avec la lutte déclarée aux calories, aux
glucides, aux gras et au cholestérol, émerge la notion de nutrition négative en opposition
directe avec la nutrition positive des décennies précédentes, c’est-à-dire celle qui identifie
et proscrit, celle qui délimite la frontière entre sain et malsain, plutôt que celle qui suggère
la santé. Ce virage n’est pas sans conséquence, car il engage un certain rapport à l’aliment,
c’est-à-dire que sont plutôt mises en avant les propriétés « nocives » que les propriétés
bénéfiques de celui-ci, la fiche nutritionnelle imprimée sur les emballages en faisant foi.
667 Coveney, J. (2000), Food, Morals and Meaning. The Pleasure and Anxiety of Eating, London : Routledge. 668 Tannahill, R. (1988), Food in History, New York : Penguin Books.
211
La décennie 1980, pour sa part, avec l’arrivée sur la scène alimentaire des Omega-3 et
du resveratrol (produit actif du vin rouge), met en lumière un phénomène particulièrement
intéressant, à savoir, extraire d’un régime global de vie et d’un régime alimentaire global
d’une population donnée un seul composant et en faire une panacée universelle pour la
santé, pour tous, dans n’importe lequel environnement, n’aboutit qu’à des conclusions
illusoires. Mais le complexe agroalimentaire s’emparera de cette idée, proposant, qui des
œufs, qui du lait, qui du yogourt, qui de la margarine contenant des Omega-3, ou bien, qui
des barres tendres et qui des céréales auxquelles ont été ajoutés des antioxydants. Il s’agit
d’une tout autre logique commerciale qui s’installe, car en affichant sur l’emballage que
tel ou tel produit contient des Omega-3 ou des antioxydants, celui-ci se retrouve
automatiquement dans la catégorie des aliments santé. Et cette logique se répercutera sur
un ensemble de produits libellés « riches en fibre », « réduits en sel », « à faible teneur en
gras saturés », « sans cholestérol », « contient des Omega-3 », « riche en antioxydants »,
etc. Lorsque le sérieux magazine scientifique britannique The Lancet, lors du décès de
Dennis Burkitt, déclare,
« Certaines des hypothèses originales de Burkitt à propos des propriétés préventives des
fibres alimentaires ont été abandonnées, plusieurs ont été nuancées ou modifiées, mais
grâce aux travaux de Burkitt, la science de la nutrition a été galvanisée et a changé de
façon drastique, dans tout le monde occidental, les habitudes alimentaires des gens669 »,
il s’agit effectivement d’une confirmation sans équivoque que la notion de saine
alimentation est une construction sociale.
La montée des guides alimentaires
Les guides alimentaires élaborés par les santés publiques de l’ensemble des pays
industrialisés, en s’adressant directement aux consommateurs, contribueront largement à
faire de la saine alimentation une construction sociale pour contrer la prise de poids. Quatre
événements majeurs participeront à cette construction : (i) de 1935 à 1938, la Ligue des
Nations émet une suite de recommandations alimentaires destinées aux santés publiques
669 Altman, L. K. (1993), Dr. Denis Burkitt Is Dead at 82; Thesis Changed Diets of Millions, New York
Times, April 16.
212
de différents pays ; (ii) en 1977, le projet Dietary Goals for The United States, piloté par
le sénateur américain George S. McGovern, redéfinit systématiquement les actions que doit
poser la santé publique en matière de santé des populations ; (iii) suite aux
recommandations du projet du sénateur McGovern, les santés publiques de différents pays
mettront au point la célèbre pyramide alimentaire, dont le Canada670, la France et le
Royaume-Uni.
En 1935, la Ligue des Nations, à partir d’une étude effectuée par E. Burnet and W.R.
Aykroyd671, arrive à la conclusion que la nutrition
« n’est pas seulement un problème de nature physiologique, mais également un problème
de nature économique — agriculture, industrie, commerce. Les spécialistes de la santé
en appellent donc aux économistes pour mettre en œuvre ce plan. Nous sommes
convaincus que les économistes sont de plus en plus conscients des nobles objectifs de
la médecine préventive. Le temps où les accords commerciaux et les mesures douanières
étaient appliqués sans considération aucune pour les besoins des masses et de la santé
publique tire à sa fin672. »
Ce rapport, destiné aux différentes administrations publiques, cautionnait non seulement
le fait que la nutrition représentait l’une des composantes fondamentales de la santé et de
la médecine préventive, mais il mettait aussi en évidence le fait que la science de la
nutrition devait désormais être liée à toute intervention en matière de santé publique. Il est
plausible de considérer que cette caution officielle marque un jalon important, puisque le
rapport cible précisément ce sur quoi le travail doit porter :
« La Commission reconnaît le fait que le déficit des diètes modernes a surtout à voir avec
des aliments denses en énergie plutôt qu’à des aliments protecteurs riches en minéraux,
en vitamines et en « bonnes » protéines673. »
Le rapport fait également état de la situation dans différents pays et propose quelques
remarques éclairantes à plus d’un égard sur le régime alimentaire qui est en train de se
670 Santé Canada (2012), « Élaboration des apports nutritionnels de référence », Historique des normes de
nutrition en Amérique du Nord, Ottawa : Santé Canada. 671 Burnet, E., Aykroyd, W. R. (1935), « Nutrition and public health », Quarterly Bulletin of the Health
Organisation of the League of Nations, vol. 4, n° 1, p. 1-52. 672 Idem., p. 4. 673 Idem., p. 16.
213
constituer en Amérique du Nord et qui se répandra au sortir la Seconde Guerre mondiale
dans les pays industrialisés :
« Aux États-Unis, le régime quotidien, surtout composé de pain blanc et autres aliments
faits de farine blanche, de sucre, de viandes, de lait et de légumes, est celui qui contient
les aliments les plus protecteurs pour la santé. […] Dans les autres régions où le régime
est pauvre en protéines et de mauvaise qualité (les diètes asiatiques essentiellement
constituées de riz, de fèves de soya et de quelques légumes verts), les viandes rouges
constitueraient vraisemblablement un apport important comme aliment protecteur. Dans
les autres régions où le régime est essentiellement constitué d’aliments cuisinés et de
nourritures sèches, les fruits et légumes contribueraient pour leur part à augmenter de
façon significative l’apport d’aliments protecteurs. […] De tous les aliments protecteurs,
les plus importants sont le lait et les produits laitiers, incluant le beurre, les œufs et les
viandes rouges. Viennent ensuite les légumes verts, les fruits, les huiles et le poisson. Les
aliments non protecteurs sont le sucre, les céréales moulues et certains gras. Parmi les
aliments denses en énergie et les moins protecteurs, on retrouve les céréales non moulues
et le sucre raffiné674. »
En 1938, la Commission technique sur la nutrition675 de la Ligue des Nations publie ses
recommandations à propos du calcium et du fer. Cinq aliments sont alors identifiés qui
pourraient contribuer à en consommer plus : la viande, le lait, les légumes verts, les fruits,
les œufs et le poisson676. La British Medical Association et le gouvernement britannique,
pour leur part, en se référant aux recherches du médecin et nutritionniste John Boyd Orr
(1880-1971) effectuées entre 1920 et 1930, recommandent que les gens boivent 80 % plus
de lait, mangent 55 % plus d’œufs et consomment 40 % plus de beurre et de viande677,
toutes des recommandations qui feraient aujourd’hui sursauter les nutritionnistes.
674 Idem., p. 16. 675 Technical Commission on Nutrition (1938), « Report by the Technical Commission on Nutrition on the
Work of its third session, held in London from November 15th to 20th », Bulletin of the Health Organisation,
vol. 7, p. 460-502. 676 Barona, J. L. (2010), The Problem of Nutrition, Experimental Science, Public Health and Economy in
Europe, 1914-1945, Bruxelles: P.I.E. Peter Lang, Éditions scientifiques internationales, p. 70. 677 Grivetti, L. E. (2000), Food prejudices and Taboos, in Cambridge World History of Food, Cambridge :
Cambridge University Press.
214
Dans la foulée des rapports de la Ligue des Nations, le Canada crée, en 1938, le Conseil
canadien de la nutrition678 (aboli en 1969) dont le mandat est « d’étudier et d’analyser les
problèmes de nutrition à l’échelle nationale ou régionale et de recommander des
solutions679. » Le premier guide alimentaire canadien intitulé Règles alimentaires
officielles au Canada, publié en juillet 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale, a pour
mission de prévenir les carences nutritionnelles et à améliorer la santé de la population
canadienne, malgré le rationnement des vivres en temps de guerre. En 1941, dans la foulée
de l’appel du président Roosevelt à l’effort de guerre collectif, et dans le cadre de la
National Nutritional Conference for Defence, le médecin en chef des États-Unis, Thomas
Parran (1892-1968), appelle à une mobilisation nationale pour « faire en sorte que nos
citoyens atteignent un niveau de santé et une vigueur jusqu’ici inégalées680. » En 1943, en
pleine Seconde Guerre mondiale, l’USDA publie le National Wartime Food Guide681 dans
lequel sont à la fois répertoriés sept groupes alimentaires nécessaires au maintien de la
santé, ainsi que des références au rationnement et à la conservation des aliments en temps
de guerre682. En écho à ce rationnement, les messages diffusés par le gouvernement
américain dans les journaux, les magazines et la radio mettront l’emphase sur le fait de
« cuisiner et de manger pour la victoire683 ». Les années de guerre « feront de l’austérité
alimentaire une vertu autant individuelle que collective684 ».
En 1944, le Conseil canadien de la nutrition opère un virage important avec la
publication de sa nouvelle mouture intitulée Règles alimentaires au Canada (à remarquer
la suppression du mot officielles par rapport à la publication précédente) : les
recommandations ne sont plus fondées sur le respect intégral des normes alimentaires,
678 Morrell, C. A. (1963), « Looking back over 25 years at the Canadian council on nutrition », Canadian
Nutrition Notes / Notes sur l’hygiène alimentaire au Canada, p. 49-54. 679 Santé Canada (2012), « Les guides alimentaires canadiens, de 1942 à 1992 », Aliments et nutrition. 680 Parran, T. (1941), « The Job Ahead », Survey Graphic, July, The Surgeon General, United States Public
Health Service. 681 USDA (1943), National Wartime Food Guide, Washington : USDA. 682 Norman, J. (2013), Eating for Victory: Healthy Home Front Cooking on War Rations, New York : Michael
O'Mara Books. 683 Davis, G., Saltos, E. (1999), « Dietary Recommendations and How They Have Changed Over Time »,
America's Eating Habits: Changes and Consequences, Frazao, E. (ed), Agriculture Information Bulletin, n°
750. 684 Coveney, J. (2000), Food, Morals, and Meaning: The Pleasure and Anxiety of Eating, London :
Routledge, p. 111.
215
comme c’était le cas pour la publication de 1942, « mais plutôt sur l’obtention d’une
silhouette tout à fait acceptable685. » Il s’agit là d’un changement de perspective qui n’est
ni banal ni trivial, car il engage le fait de s’alimenter dans la perspective d’un corps
socialement attendu, donc d’une normalisation du corps par l’alimentation qui se traduira
par la silhouette attendue. En 1961, le Conseil canadien de la nutrition propose non
seulement des recommandations alimentaires revues en profondeur, mais aussi un tout
nouvel intitulé : Guide alimentaire canadien. À souligner ici le retrait du mot règles, à
connotation plutôt directive, pour le mot guide, à connotation plutôt suggestive — il s’agit
désormais de recommandations et non plus de prescriptions. Ce guide tient également
compte du fait que l’évolution des technologies, des méthodes de transformation,
d’entreposage et de transport des aliments (chaîne de froid), ont particulièrement élargi
l’éventail des aliments offerts en toutes saisons686.
En 1977, deux rapports reconfigureront le lien à l’alimentation : d’une part, le Comité
[canadien] sur le régime alimentaire et les maladies cardio-vasculaires presse le
gouvernement d’agir afin de prévenir les maladies chroniques liées à l’alimentation687 ; le
sénateur américain George S. McGovern (1922-2012) propose désormais des objectifs à
atteindre pour la santé de la population.
Le Guide alimentaire canadien de 1982, inspiré des recommandations du Comité sur le
régime alimentaire et les maladies cardio-vasculaires, comporte trois modifications
importantes par rapport aux guides précédents : (i) « le concept d’équilibre énergétique a
été élargi de manière à promouvoir un équilibre entre l’apport énergétique et la dépense
énergétique688 » ; (ii) la notion de modération est apparue — réduire la consommation de
gras, de sucre, de sel, d’alcool — ; (iii) « freiner l’augmentation des maladies chroniques
liées à l’alimentation, grâce à une modification des habitudes alimentaires689 ». Il s’agit là
685 Conseil canadien de la nutrition (1944), « Procès-verbal, 9e réunion, les 8 et 9 mai », Santé et Bien-être
social Canada. Action concertée pour une saine alimentation : rapport technique [1990]. 686 Nutrition Division, National Department of Health and Welfare (1961), « Rules out Guide », Canadian
Nutrition Notes / Notes sur l’hygiène alimentaire au Canada, vol. 17, n° 7, p. 49-50. 687 Santé et Bien-être social Canada (1976), Rapport du Comité sur le régime alimentaire et les maladies
cardio-vasculaires. 688 Santé Canada (2012), op. cit. 689 Idem.
216
d’une réorientation qui reflète les changements importants survenues dans la société
canadienne au cours des années 1950, 1960 et 1970, car il n’est plus question de carences
nutritives comme dans les guides précédents, mais bien de modération où l’abondance
alimentaire étant dorénavant omniprésente, où l’espérance de vie ayant bondie, où la
sédentarisation s’étant accrue, les maladies chroniques se développent de plus en plus.
Avec la publication, en 1977, du Dietary Goals for The United States690, projet piloté par
le sénateur George S. McGovern, un changement de position s’annonce pour les
gestionnaire de la santé publique dans les pays industrialisés : c’est le passage de la notion
de « recommandations » des guides alimentaires publiés au cours des décennies
précédentes à celle d’« objectifs à atteindre ». Comme le souligne le sénateur McGovern :
« Ce rapport a pour but de souligner que les habitudes alimentaires de ce présent siècle
représentent un problème de santé publique comme jamais auparavant. Nous devons
admettre et reconnaître que le public est désorienté face à ce qu’il doit manger ou non
pour améliorer sa santé. Si nous voulons, en tant que gouvernement, réduire les coûts de
santé et optimiser la qualité de vie de tous les Américains, nous avons l’obligation
d’informer adéquatement chaque citoyen en lui proposant des guides pratiques, tout
comme l’obligation de déterminer des objectifs alimentaires à atteindre à l’échelle
nationale. Cet effort est depuis longtemps nécessaire. Cette étude se veut un premier pas
dans cette direction691. »
À tout bien considérer, cette préface pose un constat : les Américains ne se préoccupent
pas ou très peu de leur santé, d’où l’idée qu’il ne suffit plus de suggérer des
recommandations comme le proposaient les guides précédents, mais de fixer des objectifs
à atteindre. Et que ces objectifs soient ou non atteignables dans un avenir plus ou moins
rapproché importe peu, car ils impliquent un effort à la fois individuel et collectif pour les
atteindre. Ce renversement de position — passage de la simple recommandation à l’atteinte
d’un objectif — aura des impacts majeurs. Premièrement, il souligne d’entrée de jeu que
690 United States. Congress. Senate. Select Committee on Nutrition and Human Needs (1977), Eating in
America: Dietary Goals for the United States : Report of the Select Committee on Nutrition and Human
Needs, U.S. Senate, Boston : MIT Press. 691 U.S. Senate (1977), Dietary Goals for The United States, Washington D.C. : U.S. Government Printing
Office, Foreword (notre traduction).
217
le régime alimentaire américain type est un facteur de risque692. Deuxièmement, il souligne
que la consommation d’aliments trop gras, tout comme celle du sucre et du sel, serait
directement liée aux problèmes cardiovasculaires, au cancer, à l’obésité et à la crise
cardiaque — en 1949, aux États-Unis, le tiers des décès était lié à la crise cardiaque contre
six sur dix en 1975693, alors qu’au Canada, plus de 200 000 hospitalisations en moyenne
étaient liées à des problèmes cardiovasculaires sérieux entre 1971 et 1976694. À titre
d’exemple, la consommation de boissons gazeuses, depuis 1960 a doublé, passant
annuellement à plus de 295 cannettes de sodas de 12 onces par individu, reléguant le lait
au second rang des breuvages les plus consommés695.
Comme le montre le graphe de la page suivante, le transfert historique au niveau mondial
de l’apport énergétique total par macronutriments — selon que les calories sont apportées
par des glucides, ou des lipides, ou des protéines — amorce un virage significatif au sortir
de la Seconde Guerre mondiale. Cette concentration et cette combinaison de glucides et de
lipides comme apport énergétique, à partir des années 1980, signalent un virage important
dans la façon de s’alimenter des nord-américains et des européens qui n’est peut-être pas
sans conséquence sur le métabolisme et la prise de poids. D’où l’idée suggérée par le
rapport McGovern que six des dix causes principales de mortalité seraient éventuellement
liées à la seule transformation du régime alimentaire.
692 Idem, p. 2. 693 The Surgeon General, Healthy People: The Surgeon General’s Report on Health Promotion and Disease
Prevention, Washington, D.C.: Government Printing Office, 1979, p. vii. 694 Stewart, P. J., Sales, P. (2000), The Changing Face of Heart Disease and Stroke in Canada, Heart and
Stroke Foundation of Canada, p. 48. 695 Idem.
218
Figure 5 —Apport calorique en fonction des glucides, des lipides et des protéines en fonction du temps
Source : Sabbagh, C., Etiévant, P. (2012), « Les comportements alimentaires / Oléagineux, Corps Gras,
Lipides », in Dossier : mondialisation et impact sur les consommations alimentaires, vol. 19, n° 5, Septembre-
Octobre, p. 261-269.
Troisièmement, devant de telles données, le gouvernement américain a l’obligation de
reconnaître cet état de fait et propose six objectifs à atteindre et sept moyens pour y
parvenir :
Objectifs
augmenter la consommation de glucides pour atteindre de 55 % à 60 % de
l’apport énergétique ;
219
réduire la consommation globale de gras pour atteindre 40 % à 30 % de l’apport
énergétique ;
réduire la consommation globale de gras saturés pour atteindre 10 % de l’apport
énergétique ;
réduire la consommation de cholestérol à environ 300 mg par jour ; (v) réduire
la consommation de sucre d’environ 40 % pour atteindre 10 % de l’apport
énergétique°;
réduire la consommation de sel d’environ 50 % à 85 %, soit approximativement
3 grammes par jour696.
Moyens envisagés pour atteindre les objectifs
augmenter la consommation de fruits, de légumes et de grains entiers ;
diminuer la consommation de viande rouge et augmenter la consommation de
poulet et de poisson ;
diminuer la consommation d’aliments riches en gras et substituer partiellement
les gras polyinsaturés par des gras non saturés ;
substituer le lait écrémé au lait entier ;
diminuer la consommation de beurre, d’œufs et autres sources élevées de
cholestérol ;
diminuer la consommation d’aliments riches en sucre ;
diminuer la consommation d’aliments riches en sel697.
Impacts des moyens envisagés pour atteindre les objectifs
une meilleure santé, une plus grande espérance de vie, un meilleur rendement au
travail, une vie plus active ;
un régime alimentaire équilibré procure un effet préventif ;
les bénéfices d’un changement de régime alimentaire profitent à tous ;
les bénéfices d’un changement de régime alimentaire s’étalent sur le long
terme698.
696 Idem, p. 12. 697 Idem, p. 13. 698 Weir, E. C. (1971), Benefits From Human Nutrition Research, Agricultural Research Service, U.S.
Department of Agriculture, Issued in August 1971 by Science and Education Staff, Washington D.C.
220
Hormis quelques modifications apportées au fil du temps, cet effort aura installé pour les
décennies à venir le discours de la diminution de la consommation d’aliments riches en
gras saturés et en cholestérol et d’aliments à haute valeur énergétique699.
Avec les années 1980, les premiers outils cognitifs font leur apparition qui permettent
aux citoyens d’appréhender rapidement et efficacement les recommandations alimentaires.
En 1980, l’USDA publie la toute première édition de Nutrition and Your Health : Dietary
Guidelines for Americans700, dont les grandes lignes directrices recommandent de réduire
la consommation de graisse, de cholestérol et de sel. En 1981, l’American Journal of
Clinical Nutrition701 propose le concept d’index glycémique permettant d’évaluer l’impact
d’un repas sur le niveau d’insuline dans le sang. En 1984, l’USDA arrive à cibler, avec son
ouvrage A Pattern for Daily Food Choices702 ce qui constituera les cinq grands groupes
alimentaires actuellement reconnus : céréales ; légumes ; fruits ; produits laitiers ; viandes,
poissons, légumineuses. En 1984, la publication par le médecin en chef des États-Unis du
The Surgeon’s General Report on Nutrition and Health703 fait l’effet d’une véritable
bombe : c’est la première véritable démonstration scientifique liant les excès alimentaires
aux maladies chroniques. En 1977, pour la première fois, le Guide alimentaire canadien,
afin d’en faciliter sa compréhension, introduit, d’une part, « des illustrations en couleur
d’aliments disposées autour d’une représentation graphique du soleil704 », et d’autre part,
le Manuel du Guide alimentaire canadien qui fera office d’outil pédagogique pour
sensibiliser les gens à une saine alimentation à travers des exemples sur les fonctions
nutritives des aliments. En 1992, l’intitulé Guide alimentaire canadien est remplacé par
celui de Guide alimentaire canadien pour manger sainement où, sur le plan pédagogique,
les quatre groupes alimentaires (produits céréaliers, légumes et fruits, produits laitiers ainsi
que viandes et substituts) sont désormais présentés dans un arc-en-ciel. Le nouvel intitulé
699 Le but, ici, n’est pas de discuter du bien-fondé ou non des propositions avancées dans ce rapport, mais bel
et bien de rendre compte de l’émergence du phénomène. 700 USDA (1980), Nutrition and Your Health : Dietary Guidelines for Americans, Washington: USDA. 701 Jenkins, D. J. (1981), « Glycemic index of foods: a physiological basis for carbohydrate exchange », The
American Journal of Clinical Nutrition, vol. 34 n° 3. March Issue, p. 362-366. 702 USDA (1984), A Pattern for Daily Food Choices, Washington : USDA. 703 The Surgeon’s General (1984), The Surgeon’s General Report on Nutrition and Health, Washington: U.S.
Department of Health and Human Services, Public Health Service. 704 Santé Canada (2012), op. cit.
221
« pour manger sainement » est significatif et montre bien que dès 1992, la saine
alimentation, en tant que construction sociale, était bien installée au Canada.
Le 8 novembre 1990, aux États-Unis, le Nutrition Labeling and Education Act est adopté.
Ce projet de loi exige que soit imprimée sur tous les emballages alimentaires la fiche
nutritionnelle afin d’identifier les composants d’un aliment qui pourraient éventuellement
favoriser la prise de poids, ainsi que le développement de problèmes métaboliques.
D’entrée de jeu, ce qui est immédiatement identifié sur la fiche en question, c’est ce qui
peut directement conduire à la prise de poids : les calories. Dans un deuxième temps, est
clairement identifié ce qui peut provoquer des problèmes cardiovasculaires : gras saturés,
cholestérol, sodium, calories. Dans un troisième temps, est désigné ce qui est bon pour la
santé : fibres, protéines, vitamines. Cette construction discursive n’est ni banale ni triviale :
elle engage une réflexion, une prise de conscience de ce qui est à éviter et à privilégier.
Que les gens ne s’y conforment pas ou ne s’y conforment qu’en partie n’a pas vraiment
d’importance, car une proposition existe et c’est ce qui importe. Elle précise ce qui, dans
la consommation quotidienne, doit être réduit ou augmenté. D’ailleurs, non seulement le
Canada s’alignera-t-il, en 1985, sur la formule de l’étiquetage nutritionnel américain705
avec son projet de loi intitulé Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de
consommation706, mais s’alignera aussi sur le fait « qu’une substance est un élément nutritif
si elle est reconnue comme tel par l’Institute of Medicine (IOM) of the National Academies
des États-Unis707. » Et comme le souligne Santé Canada, les étiquettes708 des aliments
peuvent aider à faire des choix alimentaires éclairés, puisque la recherche a démontré que
les Canadiens considèrent les étiquettes comme une source importante de
renseignements709.
705 Institute of Medicine (US) Subcommittee on Interpretation and Uses of Dietary Reference Intakes (2003),
Dietary Reference Intakes: Applications in Dietary Planning, Washington (DC): National Academies Press. 706 L.R.C. (1985), ch. C-38. 707 Agriculture et agroalimentaire Canada (2011), « Allégations nutritionnelles autorisées au Canada », in
Système de réglementation du Canada pour les aliments procurant des bienfaits pour la santé - Un aperçu
pour l'industrie. 708 Gouvernement du Canada (2005), « Outil interactif : l'étiquetage nutritionnel interactif », Étiquetage
alimentaire. 709 Santé Canada (2011), « Le gouvernement du Canada et Produits alimentaires et de consommation du
Canada lancent une initiative d’étiquetage alimentaire », Campagne d'éducation sur le tableau de la valeur
nutritive.
222
En 1992, l’USDA publie pour la toute première fois le célèbre Food Guide Pyramid710
qui installera la notion de pyramide alimentaire, qui elle-même connaîtra un succès
retentissant dans l’ensemble des pays industrialisés. L’impact sera énorme : elle sera
utilisée autant par les enseignants, que les médias, que le complexe agroalimentaire711. Elle
sera diffusée et affichée dans les salles de classe, les cafétérias, les officines des médecins,
les hôpitaux et même sur les emballages. Ce qui étonne le plus, ce n’est pas tant sa diffusion
et sa facilité de compréhension que sa non-application. Malgré la diffusion massive de la
pyramide alimentaire depuis plus de vingt ans, malgré le fait qu’elle soit connue et
reconnue par une grande majorité de santés publiques dans les pays industrialisés, malgré
tous les conseils des médecins, des nutritionnistes et des chroniqueurs médiatiques en
matière de santé, malgré toutes les campagnes de santé publique recommandant de
consommer 5 portions de légumes et de fruits par jour, malgré toutes les exhortations à
faire quotidiennement de l’exercice, rien ne semble y faire : l’obésité est galopante.
L’ensemble de toutes ces recommandations et guides alimentaires confirme avant tout
une chose : la volonté politique de faire de la saine alimentation une question de santé
publique. Il faut peut-être considérer que cette volonté politique établit définitivement la
saine alimentation comme une construction sociale, et au risque de se répéter, il s’agirait
bien d’une construction socialement créée, objectivée et intériorisée par les individus dont
la finalité est d’adopter, sur une base volontaire, des comportements de plus en plus
orientés vers des pratiques préventives en matière d’alimentation.
L’ère des régimes
La réponse populaire à toutes les recommandations alimentaires officielles émises par
les instances publiques trouvera sa voie de sortie dans une multitude de régimes populaires
visant la perte de poids, proposés tant par des médecins, que des nutritionnistes, que des
autodidactes, relatant par là-même que la saine alimentation est bel et bien une construction
sociale. S’il y a une constante qui traverse toutes ces propositions, c’est bel et bien la perte
710 USDA (1992), The food guide, Food Wheel: A Pattern for Daily Food Choices, Washington : USDA. 711 Welsh, S., Davis, C., Shaw, A. (1992), « Development of the Food Guide Pyramid », Nutrition Today,
November/December, p. 12-23.
223
de poids. Il peut sembler saugrenu d’insister sur la question de la perte de poids, mais il
n’en reste pas moins que le discours de la santé, bien qu’articulé autour d’une saine
alimentation et de l’activité physique, fait l’adéquation que la minceur est synonyme de
santé. Et l’analyse de quelques moments clés de l’ère des régimes montre bien cette
préoccupation et cette adéquation
La publication en 1917 de Diet and Health, with the Key to the Calories712, par le médecin
américain Lulu Hunt Peters (1843-1930), amorce définitivement l’ère des livres dédiés aux
régimes et aux calories713. Vendu à plus de 800 000 copies, en quatrième position au
palmarès des ventes en 1923 selon le Publisher’s Weekly, le livre est un succès de librairie.
Publié au plus fort de la Première Guerre mondiale, Peters recommande la mise en place
de séances d’informations intitulées Watch Your Weight / Anti-Kaiser Classes dédiées à
soutenir l’effort de guerre par le rationnement alimentaire. Pesant plus de 220 livres, Lulu
Hunt Peters y expose sa méthode par laquelle elle est parvenue à perdre 70 livres en
comptant les calories. Le livre connaîtra un tel succès, qu’il sera réédité et réimprimé
pendant plus de vingt ans714. Mais plus encore, il amorce la mouvance de la réduction de
la consommation des calories :
« Vous devez connaître et utiliser le mot « calorie » le plus souvent possible que les mots
pied, verge, pinte, gallon et ainsi de suite. Vous allez donc manger des calories de
nourriture. Au lieu de dire une tranche de pain ou un morceau de tarte, vous direz 100
calories de pain ou 350 calories de tarte715-716. »
En 1927, plus de 40 000 pèse-personnes payants (public penny scales) sont répartis sur
l’ensemble de tout le territoire américain. Bien qu’introduits vers la fin du XIXe siècle, ce
n’est que dans la seconde moitié des années 1920 qu’ils connaîtront un engouement tout
particulier, lequel engouement « reflétera la conviction croissante qu’il importe de
712 Peters, L. H. (1917), Diet and Health: With Key to the Calories, New York : Reilly and Lee. 713 Brumberg, J. J. (1988), Fasting Girls; The emergence of anorexia nervosa as a modern disease, Boston :
Harvard University Press. 714 Austin, S. B. (1999), « Fat, loathing and public health: the complicity of science in a culture of disordered
eating », in Culture, medicine and psychiatry, June, vol. 23, n° 2, p. 245-268. 715 "You should know and also use the word calorie as frequently, or more frequently, than you use the wors
foot, yard, quart, gallon and so forth. Hereafter you are going to eat calories of food. Instead of saying one
slice of bread, or a piece of pie, you will say 100 calories of bread, 350 calories of pie." 716 Brumberg, J. J. (1988), op. cit.
224
connaître son propre poids717 » pour être en santé et la maintenir. Cette période, s’étendant
de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1929, permet déjà de constater que la calorie est en passe
de devenir une construction sociale, bien qu’elle ne le soit pas encore tout à fait. Ce constat
correspond bien à cette idée que la calorie est objectivée par l’individu, car il faut dire
« 100 calories de pain ou 350 calories de tarte », qu’elle est intériorisée, car il importe de
connaître la quantité de calories ingérées, et qu’elle vise une finalité de nature préventive.
En 1972, le docteur Robert Atkins (1930-2003) publie son célèbre Diet Revolution718
dans lequel est suggéré aux gens de manger tout ce qu’ils veulent, pourvu qu’il s’agisse
d’aliments à forte teneur en protéines et à faible teneur en glucides. Le régime proposé par
le docteur Atkins connaîtra à la fois un franc succès auprès du grand public et une franche
controverse auprès de la communauté scientifique719. Une étude pour tirer les choses au
clair et menée sur plus de 311 femmes préménopausées à qui ont été proposés 4 régimes
différents, a révélé que le régime Atkins, sur une période de 12 mois, s’est révélé le plus
efficace de tous avec une perte moyenne de poids de 4,7 kg (10 livres) et avec des effets
métaboliques bénéfiques observables720.
En 1981, le docteur Atkins publie un second ouvrage, New Diet Revolution, qui aura
autant de succès que le premier. Atkins suggère alors que la consommation de gras saturés
conduirait à une réduction de la production d’insuline. La théorie proposée par Atkins dans
ce nouveau livre suggère que l’apport élevé en gras saturés mènerait à une réduction de
l’insuline dans l’organisme. Conséquemment, l’augmentation de la production de corps
cétoniques (métabolites produits dans le foie à partir de la dégradation des lipides), qui
remplacent le glucose dans le corps lorsque les glucides sont en quantité plus réduite,
conduirait alors à une diminution de l’appétence, d’où la réduction de poids, d’où
717 Schwartz, H. (1986), op. cit., New York : Free Press. 718 Atkins, R. (1972), Diet Revolution, New York : Bantam Books. 719 Astrup, A., Larsen, T. M., Harper, A. (2004), « Atkins and other low-carbohydrate diets: hoax or an
effective tool for weight loss? », in The Lancet, vol. 364, n° 9437, p. 897-899. 720 Gardner, C. D., Kiazand, A., Alhassan, S. et al. (2007), « Comparison of the Atkins, Zone, Ornish, and
LEARN Diets for change in weight and related risk factors among overweight premenopausal women. The
A to Z Weight Loss Study: a randomized trial », Journal of the American Medical Association, vol. 297, n°
9, p. 969–977.
225
l’importante contribution du docteur Atkins à propager l’idée que les aliments de type
féculents favoriseraient la prise de poids.
En septembre 1996, le British Medical Journal publie un article scientifique confirmant
que les végétariens vivent plus longtemps et en meilleure santé que les non-végétariens.
L’étude, menée pendant plus de 17 ans et comportant plus de 11 000 végétariens, a mis en
lumière que le taux de mortalité lié au cancer chez ces derniers était de la moitié moins
élevé que celui retrouvé dans la population en général. Des études antérieures avaient
estimé ce taux à près de 40 % en ce qui concerne le cancer et de 30 % en ce qui concerne
la crise cardiaque721. En 2014, une étude autrichienne, en revanche, démontre non
seulement que les végétariens visitent plus souvent leurs médecins, mais qu’ils sont
également plus sensibles aux allergies, ont 50 % plus de chances de développer un cancer
ou d’être affectés par une maladie coronarienne, et qu’ils sont plus susceptibles de
développer des problèmes d’anxiété et de dépression. Par contre, ils sont généralement
non-fumeurs, ont tendance à être plus actifs et à consommer moins d’alcool722.
À bien y regarder, tous ces régimes proposés au fil du temps par différents types
d’intervenants révèlent deux phénomènes. D’une part, ces régimes constituent en quelque
sorte une certaine connaissance populaire (folk-knowledge, folk-psychology, disent les
anglo-saxons) qui reformule en permanence le discours de l’élite, des experts, des
possesseurs d’une connaissance dite savante ou scientifique723. Les frontières entre
discours savant et discours commun ne sont jamais étanches, puisque s’effectue en
permanence ce passage de l’un à l’autre d’idées-forces qui structurent cette représentation
sociale de la saine alimentation. D’autre part, ils mettent en place une idée-force
particulièrement structurante voulant que la minceur soit synonyme de santé, car la finalité
de ces régimes n’est-elle pas de viser la perte de poids ?
721 Key, T. J., Thorogood, M., Appleby, P. N., Burr, M. L. (1996), « Dietary habits and mortality in 11,000
vegetarians and health conscious people: results of a 17 year follow up », British Medical Journal, vol. 313,
p. 775-779. 722 Burkert, N. T. et al. (2014), « Nutrition and Health – The Association between Eating Behavior and
Various Health Parameters: A Matched Sample Study », in PLOS One, Institute of Social Medicine and
Epidemiology, Medical University Graz, Austria. 723 Moscovici, S., Hewstone, M. (1984), « De la science au sens commun », in S. Moscovici (ed), Psychologie
Sociale, Paris : Presses Universitaires de France.
226
Les produits vedettes
En parallèle des guides alimentaires et des régimes de toutes sortes se développe toute
une série de courants nutritionnels qui feront la promotion qui d’un aliment, qui d’un
breuvage, qui d’une molécule quelconque possédant la capacité non seulement de surseoir
aux effets délétères de certains aliments, mais possédant surtout des propriétés capables de
prévenir plusieurs problèmes de santé, mais aussi d’assurer la santé tout comme la minceur
et de les maintenir. Autrement dit, la personne à peine en surpoids ou en surpoids léger, en
sus de porter une attention toute particulière aux calories, a tout intérêt à ingérer ces
molécules susceptibles de prémunir des effets néfastes du développement de la masse
adipeuse qui, selon la littérature scientifique, serait à l’origine d’une kyrielle de problèmes
métaboliques. La personne déjà en surpoids ou obèse, aura elle aussi tout intérêt à
consommer ces molécules pour diminuer les impacts de l’excès de graisse, car ce faisant,
elle amorce le processus de sa propre rédemption. En fait, les produits vedettes se sont
inscrits comme des incontournables pour accéder à la santé, que l’individu ne soit ni en
surpoids ou obèse, mais à plus fort titre s’il est en surpoids ou obèse.
En fait, tout commence avec les vitamines. La période s’étendant de 1910 à 1950 est
généralement considérée comme le premier Âge d’or de la nutrition, période au cours de
laquelle les principales vitamines et les grands principes nutritionnels permettant de
soutenir la vie sont alors identifiés724. En 1912, c’est la découverte de la toute première
vitamine, la B1725. Ce moment est décisif726 : (i) l’invention du mot vitamine727 (du latin
vita et amine728) perçue comme la « nouvelle arme de guerre contre les maladies729 » ; (ii)
un important contingent de scientifiques s’engage dans la recherche autour de la thiamine
et de la vitamine B1 ; (iii) la notion même de vitamine capture non seulement l’imagination
724 L’importance de ces découvertes a un effet imprévisible. Au cours des années 1940, l’Université d’Oxford
refuse de créer un département dédié à la nutrition sous prétexte que l’essentiel des connaissances en matière
de nutrition ont été acquises. 725 Elle ne sera purifiée et commercialisée qu’à compter de 1926. 726 McCollum, E. V. (1957), A History of Nutrition, New York : Houghton Miffin, p. 201–318. 727 Carpenter, K. J. (2004), The Nobel Prize and the Discovery of Vitamins, Nobel Foundation, June 22. 728 Tout composé obtenu par substitution de radicaux hydrocarbonés univalents à l’hydrogène de l’ammoniac. 729 Thorne, V. B. (1921), A New Weapon in the War Against Disease, New York : New York Times, March
27.
227
de la communauté scientifique, mais saisit également celle de la population en général730.
Dans la foulée de cet engouement scientifique et populaire, les grandes sociétés
pharmaceutiques Squibb et Metz Laboratories cibleront les magazines féminins et
vanteront les mérites des suppléments vitaminés. Dès 1922, l’éditorial du Journal of the
American Medical Association s’inquiétait déjà de « l’utilisation indiscriminée de
prétendues préparations vitaminées731 ». En 1942, le marché nord-américain des vitamines
avait atteint les 130 millions de dollars732. Cet engouement pour les vitamines ne se
démentira pas au fil du temps : en 2012 l’agence Euromonitor International rapportait que
le marché planétaire des vitamines avait atteint les 68 milliards de dollars733.
Le Second Âge d’or de la nutrition, quant à lui, débute en 1982 avec la publication par
la National Academy of Science du rapport Diet, Nutrition and Cancer734 portant sur la
possible relation qui existerait entre certains aliments et le cancer. Il s’agit d’un autre
moment charnière dans lequel s’inscrira la logique nutritionnelle. En plus de suggérer qu’il
faut diminuer la consommation de gras, de sel, de calories et de glucides et augmenter celle
des fibres, le rapport propose l’idée que certaines substances non nutritives, les composés
phytochimiques — phytonutriments ou polyphénols735 —, posséderaient des propriétés
anticarcinogéniques. Les travaux du docteur Lee Watenberg sont fondateurs en ce sens et
introduisent la notion de chimioprévention736 : les glucosinolates contenus dans le chou-
fleur, le brocoli et les choux de Bruxelles possèderaient de telles propriétés
chimiopréventives. Certains polyphénols, comme la quercétine737, présente dans les fruits,
les légumes, les céréales, les légumineuses, le thé et le vin, auraient de multiples effets
730 Apple, R. D. (1996), Vitamania: Vitamins in American Culture, New Brunswick: Rutgers University
Press, p. 13. 731 JAMA (1922), « Vitamin Theories », Journal of the American Medical Association, vol. 79, p. 381–382. 732 Idem. p. 11. 733 Euromonitor International (2013), « Vitamins and dietary supplements market research », Consumer
Health. 734 National Research Council (1982), Diet Nutrition And Cancer, Washington D.C. : National Academy
Press. 735 Il importe aussi de préciser que les polyphénols sont des molécules que les plantes produisent
naturellement pour se défendre contre diverses agressions : rayons ultraviolets, insectes, champignons et
différentes maladies. 736 Wattenberg, L. (1985), « Chemoprevention of Cancer », Cancer Research, vol. 45, p. 1-8, January. 737 Griffiths, G., Trueman, L., Crowther, T., Thomas, B., Smith, B. (2002), « Onions — A global benefit to
health », Phytotherapy Research, vol. 16, n° 7, p. 603–615.
228
bénéfiques738 pour la santé739 en général. Les anthocyanes — pigments naturels des plantes
de la classe des flavonoïdes allant du rouge ou bleu — dont regorgent les petits fruits
colorés — bleuet, myrtille, raisin rouge, fraise, framboise, aronia, canneberge, cassis,
groseille, açaï — seraient réputés posséder des propriétés antioxydantes740 tout comme la
capacité à traiter certaines maladies métaboliques741.
Le nouveau millénaire s’ouvre sur une problématique bien particulière : un certain type
d’alimentation serait responsable de différents cancers742. Dès lors, la recherche ira dans
deux sens : identifier ce qui induit le problème et identifier ce qui prémunit. De nombreux
travaux suggèrent que les polyphénols auraient la capacité de réguler une diversité de
processus cellulaires et moléculaires, leur conférant ainsi des propriétés anti-
athérogéniques, anti-inflammatoires, anti-thrombotiques, anti-carcinogéniques et
neuroprotectrices743. Deux scientifiques seront les principaux porteurs de ce courant
nutritionnel préventif : le biochimiste canadien Richard Béliveau, dans les pays
francophones, avec son ouvrage Les aliments contre le cancer : la prévention du cancer
par l’alimentation744, et le médecin français David Servan-Schreiber (1961-2011), tant
dans les pays francophones qu’anglophones, avec ses ouvrages Anticancer prévenir et
lutter grâce à nos défenses naturelles 745 et Anticancer : A New Way Of Life746.
738 Jana, A. T., Kamlia, M. R. et al. (2010), « Dietary Flavonoid Quercetin and Associated Health Benefits
— An Overview », Food Reviews International, vol. 26, n° 3, p. 302-317. 739 Liu, R. H. (2003), « Health benefits of fruit and vegetables are from additive and synergistic combinations
of phytochemicals », American Journal for Clinical Nutrition, vol. 78, n° 3, p. 5175-5205. 740 Hennebelle, T., Sahpaz, S., Bailleul, F. (2004), « Polyphénols végétaux, sources, utilisations et potentiel
dans la lutte contre le stress oxydatif », Phytothérapie, vol. 2, n° 1, p. 3-6. 741 Amiot, M. J., Riollet, C., Landrier, J. F. (2009), « Polyphénols et syndrome métabolique: Polyphenols and
metabolic syndrome », Médecine des Maladies Métaboliques, vol. 3, n° 5, November, p. 476–482. 742 Afin d’obtenir un portrait global et exhaustif de la situation, il faudrait établir une chronologie, depuis
1960, des différentes études publiées, et ce, pour chacun des aliments ici mentionnés. Cette méthode
permettrait d’étayer ou non, avec un bon degré de certitude, comment la prétention des aliments anticancer
s’est socialement construite et si elle est devenue un fait social total. 743 Murkovic, M., Adam, U., Pfannhauser, W. (2000), « Analysis of Anthocyane in Human Serum », Journal
of Analytical Chemestry, p. 379-381. 744 Béliveau, R. (2005), Les aliments contre le cancer : la prévention du cancer par l'alimentation, Montréal :
Éditions du Trécarré. 745 Servan-Schreiber, D. (2007), Anticancer : prévenir et lutter grâce à nos défenses naturelles, Paris :
Éditions Robert Laffont. 746 Servan-Schreiber, D. (2008), Anticancer A New Way Of Life, New York : Viking.
229
Pour le biochimiste canadien Richard Béliveau :
« une personne qui mange de six à dix portions de fruits et de légumes par jour consomme
de 2 g à 4 g de molécules phytochimiques bénéfiques. C’est énorme ! C’est l’équivalent
de ce que l’on donne en chimiothérapie à certains patients. La différence, c’est que ces
molécules, plutôt que d’être synthétisées dans les laboratoires de l’industrie
pharmaceutique, sont synthétisées par des cellules végétales747 ».
Partant de là, et au vu des nombreux avantages que présenteraient les polyphénols, il est
plausible d’avancer l’idée que l’univers de la nutrition serait en passe d’intégrer dans
l’aliment le bénéfice de la diète, autrement dit, un renversement de la relation jusqu’ici
entretenue envers la nourriture, soit celle du péché alimentaire, pour une gastronomie
diététique, soit celle du régime du plaisir :
« En un mot, c’est de plus en plus conjointement, de plus en plus indistinctement, au nom
du plaisir et de la santé réunis, que cuisine et diététique revendiquent le gouvernement
du territoire global de l’alimentation quotidienne et du corps748. »
Et cette lente construction du produit santé vedette a une histoire qu’il importe de retracer
en partie afin de comprendre comment il a à ce point contribué à la construction sociale de
la saine alimentation à travers l’aliment préventif.
En 1995, l’American Health Foundation déclare que boire dix tasses de thé vert par jour
fournit la quantité quotidienne requise d’antioxydants749. En fait, de simple breuvage, le
thé vert est devenu, en se basant sur une multitude d’études scientifiques, une boisson aux
propriétés curatives et thérapeutiques. Partant de là, le thé vert pourrait combattre le
747 Conférence prononcée par le Dr. Richard Béliveau lors du FAV Health 2005, symposium organisé par
l’Institut des nutraceutiques et des aliments fonctionnels (INAF) de l’Université Laval. 748 Fischler, C. (2001), L’Homnivore, Paris : Odile Jacob, p. 243. 749 American Health Foundation (1995), « Exploring the chemopreventive properties of tea, primary care and
cancer », American Health Foundation Update, vol. 15, n° 2, p. 30-31.
230
cancer750, réduire la pression artérielle751, éliminer les radicaux libres752, abaisser le taux
de mauvais cholestérol753, soulager l’asthme754, conduire à la perte de poids755, réduire les
infections756, contrôler l’athérosclérose757. Ici, l’efficacité des solutions passe par l’autorité
scientifique des études proposées auprès des préventionnistes et des nutritionnistes.
Lorsque le biochimiste Richard Béliveau758 affirme que
« parmi toutes les catéchines présentes dans le thé vert, l’une joue un rôle primordial
dans l’action anticancéreuse de cette boisson, l’épigallocatéchine-3-gallate, possède la
plus forte activité anticancéreuse et bloque également la capacité des tumeurs à
provoquer l’angiogenèse, c’est-à-dire la formation d’un nouveau réseau de vaisseaux
sanguins essentiel à leur croissance759 »,
750 « […] En buvant quotidiennement du thé vert, vous soumettez donc votre corps à des doses D'ECGD
suffisantes pour bloquer la progression de microtumeurs en cancers virulents ! […] De nombreuses études
scientifiques suggèrent que la consommation régulière de thé vert joue un rôle important dans la réduction
du risque de développer plusieurs cancers, notamment ceux de la prostate, de la vessie, de l'estomac ainsi que
du sein (Béliveau, 2005 : 25 novembre, 51). » 751 Holmes, E., Loo, R. L., Stamler, J. et al. (2008), « Human metabolic phenotype diversity and its
association with diet and blood pressure », Nature, vol. 453, p. 396-400. 752 Blot, W., Li J., Lot, W., Taylor P. (1993), « Nutrition intervention trials in Linxian, China :
supplementation with specific vita-min/mineral combinations, cancer incidence, and disease – specific
mortality in the general population », Journal of National Cancer Institute, vol. 85, p. 1483-1491. 753 Teddy, T. C., Koo, Y., Koo, M. (2000), « Chinese green tea lowers cholesterol level through an increase
in fecal lipid excretion », Life Sciences, vol. 66, n° 5, p. 41-43. 754 Donà, M., Dell’Aica, I., Calabrese, F., et al. (2003), « Neutrophil Restraint by Green Tea: Inhibition of
Inflammation, Associated Angiogenesis, and Pulmonary Fibrosis », The Journal of Immunology, vol. 170, p.
4335-4341. 755 Westerterp-Plantega, M. S., Lejeune, M., Kovacs, E. (2005), « Body Weight Loss and Weight
Maintenance in Relation to Habitual Caffeine Intake and Green Tea Supplementation », Obesity Research,
vol. 13, p. 1195–1204. 756 Weber, J.M., Imbeault, L., Ruzindana-Umunayana, A., Sircar, S. (2003), « Inhibition of adenovirus
infection and adenain by green tea catechins », Antiviral Research, vol. 58, n° 2, p. 167–173. 757 Sasazuki, S., Kodama, H., Yoshimasu, K., et als (2000), « Relation between Green Tea Consumption and
the Severity of Coronary Atherosclerosis among Japanese Men and Women », Annals of Epidemiology, vol.
10, n° 6, p. 401–408. 758 Richard Béliveau, docteur en biochimie, directeur du laboratoire de Médecine moléculaire, chercheur au
service de neurochirurgie de l’Hôpital Notre-Dame de Montréal, et auteur du livre à succès intitulé « Les
aliments contre le cancer (Béliveau, 2005) » traduit en plusieurs langues. Ici, les conditions de base sont
réunies pour faire en sorte que le docteur Béliveau devienne une figure d’autorité en matière de propriétés
anticancer du thé vert. Dès lors, préventionnistes et nutritionnistes sont fondés dans leur démarche de croire
dans les dires du docteur Béliveau. 759 Béliveau, R. (2005), Boire du thé vert pour prévenir le cancer, Le Journal de Montréal, 25 novembre, p.
51.
231
toutes les conditions sont réunies — crédibilité scientifique, publications (livres et
chroniques), émission de télévision — pour étayer ses dires. Conséquemment, les gens sont
non seulement amenés à croire dans les capacités curatives du thé vert, mais le thé vert
devient un puissant symbole de santé. Il s’établit dès lors une relation entre le symbole et
la chose symbolisée, à savoir que l’individu qui boit du thé vert se pense, dans une certaine
mesure, à l’abri des maladies que les scientifiques ont identifiées. Le consommateur de thé
vert acquiert alors la « conviction » qu’il a adopté un comportement sain.
Décembre 1996 marque une date structurante : l’OMS suggère officiellement de
consommer 5 portions de fruits et légumes par jour — se rappeler de Hazel Stiebeling qui
fut la première, en 1939, à proposer cette démarche. Cette recommandation, déduite à partir
d’un large corpus de recherche portant sur les effets bénéfiques des aliments et d’études
épidémiologiques, met en évidence que, bien que les effets bénéfiques de cette
consommation puissent varier d’un individu à l’autre, elle réduit les risques de cancer, de
maladies coronariennes et de formation de la cataracte760.
L’année 1997 voit l’arrivée du consensus à propos de l’huile d’olive et de ses effets
bénéfiques dans un régime alimentaire de type méditerranéen761-762. L’huile d’olive
deviendra non seulement une huile privilégiée par les nutritionnistes763, mais mettra en
place tout un discours articulé autour d’un aliment naturel consommé depuis l’Antiquité,
d’où sa prétendue pureté et ses effets bénéfiques pour la santé dans un contexte
d’alimentation industrialisée. L’huile d’olive s’inscrit dès lors dans la mouvance du régime
de type méditerranéen réputé bon pour la santé764, ainsi que dans la mouvance des aliments
biologiques. En 2000, l’huile d’olive se révèle un aliment potentiellement anticancer :
760 Gary Williamson, (1996) « Protective effects of fruits and vegetables in the diet », Nutrition & Food
Science, vol. 96, n° 1, p. 6-10. 761 Assmann, G., de Backer, G., Bagnara, S. et al. (1997), « International consensus statement on olive oil
and the Mediterranean diet: implications for health in Europe », European Journal of Cancer Prevention,
vol. 6, n° 5, p. 418-421. 762 Lipwortha, L., Martinez, M. E., Angella, J. (1997), « Olive Oil and Human Cancer: An Assessment of the
Evidence », Preventive Medicine, vol. 26, n° 2, p. 181-190. 763 Covas, M. I., Nyyssonen, K., Poulsen, H. E. (2006), « The effect of polyphenols in olive oil on heart
disease risk factors: a randomized trial », Annals of Internal Medicine, vol. 145, n° 5. 764 Meneley, A. (2007), « Like an extra virgin », American Anthropologist, vol. 109, n° 4, p. 678–687.
232
contre le cancer du côlon765 ; contre le cancer de la peau766 ; contre les radicaux libres —
deux nouveaux polyphénols contenus dans l’huile d’olive contribueraient à la santé
générale par leur pouvoir particulièrement antioxydant (pinoresinol, 1-
acetoxypinoresinol)767. Le curcuma, tout comme l’huile d’olive, pourrait prévenir le cancer
du côlon768, serait même un puissant anti-inflammatoire naturel permettant de contrecarrer
le développement de tumeurs cancéreuses769.
À la fin des années 1990, le chocolat noir devient un aliment à privilégier pour diminuer
les risques de maladies coronariennes770-771. De 2000 à 2010, le marché du chocolat noir à
l’échelle planétaire avait atteint des ventes annuelles de l’ordre de 83,2 milliards de dollars
et il est même attendu qu’il franchisse les 98,3 milliards de dollars en 2016772.
Que faut-il tirer comme conclusion de ces aliments, produits ou molécules réputés
prévenir le cancer ? En fait, notre interprétation du discours de l’alimentation anticancer
s’articule autour de 5 critères : (i) le risque de cancer est réellement présent ; (ii)
l’alimentation est responsable pour une bonne part du développement du cancer
(alimentation saine/alimentation malsaine) ; (iii) l’autorité scientifique ; (iv) les ingrédients
actifs ; (v) la possibilité affirmée de contrer le développement du cancer.
765 Fitó, M., Covas, M.I., Lamuela-Raventós, R.M. et al. (2000), « Protective effect of olive oil and its
phenolic compounds against low density lipoprotein oxidation », Lipids, vol. 35, n° 6, p. 633-638. 766 Budiyanto, A., Ahmed, N. U., Wu, A. et al. (2000), « Protective effect of topically applied olive oil against
photocarcinogenesis following UVB exposure of mice », Carcinogenesis, vo. 21, n° 11, p. 2085-2090. 767 Leea, A., Thurnhama, D. I., Chopra, M. (2000), « Consumption of tomato products with olive oil but not
sunflower oil increases the antioxidant activity of plasma », Free Radical Biology and Medicine, vol. 29, n°
10, p. 1051-1055. 768 Mariadason, J. M., Corner, G. A., Augenlicht, L. H. (2000), « Genetic Reprogramming in Pathways of
Colonic Cell Maturation Induced by Short Chain Fatty Acids: Comparison with Trichostatin A, Sulindac,
and Curcumin and Implications for Chemoprevention of Colon Cancer », Cancer Research, vol. 60. 769 Chauhan, D. P. (2000), « Chemotherapeutic Potential of Curcumin for Colorectal Cancer », Current
Pharmaceutical Design, vol. 8, n° 19, p. 1695-1706. 770 Arts, I. C. W., Hollman, P. C. H., Kromhout, D. (1999), « Chocolate as a source of tea flavonoids », The
Lancet, vol. 354, n° 488. 771 Vinson, J. A., Proch, J., Zubik, L. (1999), « Phenol antioxidant quantity and quality in foods: cocoa, dark
chocolate, and milk chocolate », Journal of Agricultural and Food Chemistry, vol. 47, n° 12, p. 4821-4824. 772 Markets and Markets (2012), Global Chocolate, Cocoa Beans, Lecithin, Sugar and Vanilla Market By
Market Share, Trade, Prices, Geography Trend and Forecast (2011-2016), Dallas : M&M.
233
Premièrement, tout individu, quel qu’il soit, et à plus forte raison un individu obèse, est
susceptible de développer, tout au cours de sa vie, par le truchement de différents facteurs
de risque, un cancer :
« Aujourd’hui, on estime que plus d’une personne sur trois en Occident aura à combattre
un cancer au cours de sa vie et que, malheureusement, une personne sur quatre perdra
cette bataille […] Or, l’alimentation serait responsable de plus du tiers des nouveaux cas
de cancers diagnostiqués […] Ces statistiques soulignent l’importance d’une
alimentation saine et intelligente pour réduire l’incidence aussi bien que la progression
du cancer773. »
Deuxièmement, un certain type d’alimentation a été repéré comme l’un des facteurs de
risque importants favorisant le développement d’un quelconque cancer. L’identification de
ce qui constitue une alimentation saine qui prémunirait du cancer versus une alimentation
malsaine qui favoriserait le développement du cancer — normalisation de l’alimentation
— est établi :
« Au fil des années, de nombreuses études fondamentales, cliniques et épidémiologiques
ont montré qu’une consommation accrue de produits végétaux dont les fruits et les
légumes représente un facteur clé dans la réduction du risque de cancer774. »
« […] on retrouve dans tous les pays un lien entre la fréquence des cancers et la
consommation de viande, de charcuterie et de produits laitiers. À l’inverse, plus
l’alimentation d’un pays est riche en légumes et en légumineuses (pois, haricots, lentilles,
etc.), moins les cancers sont fréquents775. »
Troisièmement, l’appel à l’autorité scientifique, qui permet de cautionner la démarche
d’adopter une saine alimentation pour éviter le développement d’un quelconque cancer :
« De récentes recherches démontrent que, en plus des fruits et des légumes, d’autres
aliments tels que le thé vert, le curcuma ou le chocolat, contiennent de fortes quantités
de composés anticancéreux776. »
773 Béliveau, R. (2005), op. cit. 774 Béliveau, R. (2005), op. cit. 775 Servan-Schreiber, D. (2008), op. cit., p. 137. 776 Béliveau, R. (2005), op. cit.
234
« Le département d’épidémiologie de l’Université de Harvard a montré, en 2006 — dans
une étude longitudinale sur 91 000 infirmières suivies pendant douze ans — que le risque
du cancer du sein chez les femmes en préménopause est deux fois plus élevé chez celles
qui consomment de la viande rouge plus d’une fois par jour comparé à celles qui en
mangent moins de trois fois par semaine777 »
Quatrièmement, une fois l’appel à l’autorité scientifique réalisé, s’effectue l’appel aux
ingrédients actifs de certains aliments identifiés par l’autorité scientifique qui prémunissent
du cancer ou qui provoquent le cancer :
« […] certains aliments ont la capacité de tuer dans l’œuf les microtumeurs que nous
développerons tous au cours de notre vie et qui menacent de devenir des cancers. En
effet, certains aliments contiennent une quantité importante de composés chimiques non
nutritifs (phytochimiques) qui semblent jouer un rôle crucial dans cet effet
chimiopréventif […] une diète quotidienne contenant un mélange de fruits, de légumes
et des boissons telles que le thé vert et le vin rouge, permet l’absorption d’une quantité à
proprement parler thérapeutique de composés phytochimiques anticancéreux778. »
« On sait, en revanche, que la viande et les produits laitiers (ainsi que les gros poissons
qui sont en haut de la chaîne alimentaire) constituent plus de 90 % de l’exposition
humaine à des contaminants qui sont des cancérigènes connus comme dioxine, les PCB
ou certains pesticides qui persistent dans l’environnement malgré leur interdiction depuis
plusieurs années. Les végétaux des marchés français en contiennent, eux, cent fois moins
que les produits animaux, et le lait «bio» est moins contaminé que le lait
conventionnel779. »
« Le thé vert bloque l’angiogenèse. […] Après deux ou trois tasses de thé vert, l’EGCG
(épigallocatéchine-3-gallate) est largement présent dans le sang et se répand dans tout
l’organisme à travers les petits vaisseaux capillaires qui entourent et nourrissent chaque
cellule du corps. […] L’EGCG est aussi capable de bloquer les récepteurs qui
déclenchent la création de nouveaux vaisseaux […] nécessaires à la croissance des
tumeurs780. »
777 Servan-Schreiber, D. (2008), op. cit., p. 146. 778 Béliveau, R. (2005), op. cit. 779 Servan-Schreiber, D. (2008), op. cit., p. 147. 780 Idem., p. 185.
235
Cinquièmement, il existe cette possibilité clairement affirmée de contrer le
développement du cancer par le truchement d’une saine alimentation :
« L’apport quotidien de ces différents aliments au régime alimentaire constitue un moyen
simple et efficace pour contrer le développement et la progression du cancer781. »
« Le nouveau régime de Lenny, atteint d’un cancer du pancréas, comprenait notamment,
les différents choux, les brocolis, l’ail, le soja, le thé vert, le curcuma, les framboises, les
myrtilles, le chocolat noir. […] Vous avez quelques mois, il va falloir manger de ces
aliments répartis sur tous les repas et ne jamais dévier. Il ne s’agit pas d’en prendre à
l’occasion. Il faut consommer ces aliments tous les jours, trois fois par jour. Il indiqua
aussi ce qui devait être proscrit : tous les corps gras, excepté l’huile d’olive ou l’huile de
lin ou de colza, pour éviter les Omega-6 qui activent l’inflammation782. […] Lenny
survécut quatre ans et demi. Longtemps, sa tumeur s’était stabilisée et avait même
régressé de près du quart. […] Son cancérologue à New York disait qu’il n’avait jamais
vu une chose pareille. Tout se passa pour un temps comme s’il avait porté son cancer
sans être malade, même si son organisme finit par succomber783. »
L’appel à l’autorité scientifique tient un rôle clé dans la démarche du discours de
l’alimentation anticancer, car elle contribue, dans un premier temps, à la construction
sociale de l’alimentation anticancer — une construction créée, objectivée, et intériorisée
par les individus —, d’où les comportements personnels de plus en plus orientés vers des
pratiques alimentaires chimiopréventives qui engage l’individu et les institutions dans une
démarche globale vouée à maîtriser, contrôler, normaliser et réguler les pratiques
alimentaires. En fait, l’autorité scientifique fournit une caution, et cette caution, reprise par
les médias de masse, vient, au fil des publications scientifiques, appuyer le discours de
l’alimentation anticancer.
Quelques constats
Quatre constantes, en matière d’alimentation, traversent les XXe et XXIe siècles : (i) à
travers les recommandations alimentaires officielles et les régimes populaires émerge
781 Béliveau, R. (2005), op. cit. 782 Servan-Schreiber, D. (2008), op. cit., p. 178. 783 Idem., p. 179.
236
l’adéquation voulant que la minceur soit gage de santé ; (ii) les recommandations
alimentaires se calent dans une double logique784 : celle de la « nutrition négative », c’est-
à-dire ce qui est contenu dans l’aliment et qui peut nuire à la santé (cf. la fiche nutritionnelle
imprimée sur les emballages) et celle du produit santé vedette susceptible de contrer les
effets potentiellement néfastes des facteurs identifiés par la nutrition négative ; (iii) les
recommandations alimentaires peuvent faire l’objet de révisions fréquentes, tomber en
désuétude et être remplacées par d’autres à la lumière de nouvelles études dans un avenir
plus ou moins rapproché ; (iv) la science de la nutrition dépend de nombreuses
connaissances spécialisées — médecine, pathologie, biologie, biochimie, statistique,
épidémiologie, sociologie, et selon la nature de la recherche, de la psychologie, des
sciences environnementales et d’autres sciences —, d’où les constantes remises en question
des acquis du passé, d’où les recommandations parfois contradictoires.
Ces quatre constantes représentent les quatre piliers sur lesquels s’appuie la saine
alimentation en tant que construction sociale, c’est-à-dire une représentation collective de
l’alimentation qui s’inscrit dans des cadres de pensée préexistants qui permettent, sur le
plan individuel, de se construire des systèmes de pensée et de connaissances pour agir sur
le corps, et sur le plan collectif, d’adopter des visions consensuelles de l’agir sur le corps,
qui permettent de maintenir un lien social, voire une continuité de la communication de la
notion de saine alimentation. Et cette construction sociale de la saine alimentation a sa
propre logique discursive, à savoir : l’affirmation santé ; la prétention santé ; la fonction
santé.
De plus, la saine alimentation, en tant que construction sociale, possède également un
statut qui relève de l’ordre du symbolique : établir un lien, faire image, évoquer, dire et
faire dire, partager un sens dans quelques propositions transmissibles, et dans le meilleur
des cas, résumer en un cliché ce qui fera étiquette sociale (minceur = santé ; antioxydant =
santé métabolique ; Omega-3 = santé cardiovasculaire ; fibres alimentaires = santé
intestinale). Finalement, le concept même de saine alimentation se cale dans la même
784 Nagler, R. H. (2010), « Steady diet of confusion: contradictory nutrition messages in the public
information environment », Scholarly Commons, Paper AAI3429172.
237
logique que les produits vedettes pour la santé : l’affirmation santé, la prétention santé et
la fonction santé.
À l’évidence, la personne obèse ne souscrit définitivement pas aux préceptes de la saine
alimentation, puisque son corps, par sa seule apparence, condense tout ce que la saine
alimentation suggère de ne pas consommer. Et la pression sociale est forte pour que la
personne obèse adopte une mode de vie plus sain dans son ensemble. En ce sens, comme
l’a montré ce chapitre, la saine alimentation est bel et bien une construction sociale
(représentation collective de la saine alimentation) articulée autour de trois critères :
l’affirmation santé ; la prétention santé ; la fonction santé. La saine alimentation est
indubitablement une construction créée, objectivée et intériorisée par les individus dont la
finalité est d’adopter, sur une base volontaire, des comportements de plus en plus sains
orientés vers des pratiques préventives visant à atteindre ou maintenir un poids santé.
239
Conclusion
L’interrogation première de notre recherche était :
- Pourquoi l’obésité est-elle devenue un phénomène majeur dans nos sociétés
développées au point que la lutte contre l’obésité soit devenue une priorité des
politiques sociales et sanitaires ?
- Quelles sont les conditions socio-historiques qui ont engendré un phénomène social
d’une telle ampleur ?
À cette double question notre recherche a-t-elle apporté les réponses attendues ? Oui et
non. Oui, dans le sens où il a été possible de repérer plusieurs phénomènes qui peuvent,
pris séparément, expliquer en partie les conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité.
Non, dans le sens où il est impossible d’identifier un phénomène en particulier qui aurait
pu jouer un rôle prépondérant. Certes, la contenance de soi et la gouvernance de soi ont
fédéré, au fil du temps, les actions à déployer sur le corps, mais elles n’ont pas pu présider
à elles seules à la constitution du phénomène.
À tout bien considérer, notre démarche a surtout mis en lumière que le nœud de l’affaire
en matière de prise de poids se résume avant tout à un choix crucial pour l’individu : la
liberté dont dispose chaque individu de consommer les produits proposés par le complexe
agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide. Autrement dit : une liberté
personnelle qui serait apparemment en contradiction avec les politiques publiques de lutte
contre tout ce qui peut favoriser la prise de poids, mais contradiction dont l’issue ne peut
qu’être favorable à la prise de poids pour certaines tranches de la population. Dans une
telle perspective, (i) l’obésité doit dès lors être considérée autant comme un problème
socio-culturel (je suis libre, je mange ce que je veux) qu’industriel (comment résister à ce
qu’on me propose ? pourquoi souffrir ?), et (ii) la lutte contre l’obésité doit dès lors être
conçue comme une réaction à ce problème socio-culturel et industriel, d’où son ampleur.
Ainsi, Claude Fischler souligne-t-il que « dans la plupart des pays développés, une forte
proportion de la population se rêve mince, se vit grasse et souffre apparemment de cette
240
contradiction785. » Qui alors, face à cette contradiction, peut être réellement en mesure de
faire preuve d’un équilibre personnel entre prise alimentaire et discipline ? Il s’agit là de
toute la problématique des conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité.
Les conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité
À partir des constats effectués au cours des chapitres précédents, il est possible de
dégager trois grandes lignes de force que schématise la Figure 6 : le corps équilibré et de
justes proportions ; la contenance de soi et la gouvernance de soi ; l’inévitable prise de
poids (épidémie d’obésité).
Premièrement, la notion de corps équilibré et de justes proportions apparaît avec le
peintre Alberti à la Renaissance ; elle s’implantera comme valeur sociale de représentation
du corps et traversera toutes les époques. Au fil du temps, elle se modulera en fonction des
valeurs que chaque société de chaque époque se donnera :
(i) de la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle, c’est le corps sans trop d’excès de
graisse qui sera considéré comme socialement acceptable ;
(ii) avec le XIXe siècle, avec la Révolution industrielle, c’est le corps au travail dans
le cadre d’une société au travail dans les usines, d’où le modèle socialement
acceptable d’un corps sans excès de graisse ;
(iii) avec le XXe siècle, c’est le corps sans excès de graisse qui domine et devient
socialement légitime, paradigme selon lequel le corps de la femme est
préférablement mince et svelte, et celui de l’homme, svelte et musclé.
Deuxièmement, l’idée du corps façonnable à volonté initiée par l’éducateur Mercurialis
à travers l’activité physique, concept que la santé publique et l’industrie du contrôle de la
prise de poids (régimes, remise en forme, fitness, sport et plein air, éditeurs) mettront en
avant dans l’ensemble de leurs interventions pour brûler les calories ingérées et contrer les
effets néfastes de la sédentarité.
785 Fischler, C. (2001), op. cit., p. 309.
241
Figure 6 — Les conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité
XVe XVIe XVIIe XVIIIe XIXe XXe XXIe
Obésité globale moyenne USA+Europe : ≈ 5 % 9,7 % 11,3 % 23 % 30,5 %
Corps équilibré (Alberti)
Corps façonnable (Mercurialis)
Corps réparable (Vésale)
Contenance de soi Gouvernance de soi (Réforme protestante)
Passage du statut d’être un corps à celui d’avoir un corps Publication des traités de civilités
Corps énergique et tonifié Autonomisation de l’individu
IMC Miroir Balance Mode
Quantification de soi
Corps sans trop d’excès de graisse
Complexe agroalimentaire
Restauration rapide
Cholestérol Gras saturés
Rapport McGovern Ère des régimes
Pyramide alimentaire
Épidémie d’obésité
Saine alimentation
Automobile
Espace bâti
Type emploi
Corps sans graisse femme = mince + svelte
homme = svelte + musclé
Culture de l’acceptation de la responsabilité
personnelle
Calories
Corps sans excès de graisse
242
Troisièmement, l’idée du corps réparable par l’intervention médicale initiée par le
médecin Vésale, concept que l’industrie pharmaceutique (médicalisation) et la chirurgie
(dérivation gastrique, dérivation biliopancréatique, gastroplastie verticale calibrée,
gastrectomie longitudinale) reprendront à leur compte pour intervenir sur le corps obèse et
l’amincir.
Ces trois valeurs seront fédérées, dès le XVIIe siècle, par trois événements marquants qui
constitueront l’assise de la notion de gouvernement de soi :
(i) la Réforme protestante, qui arrache le corps à l’emprise du grand corps collectif,
et qui fait du corps un lieu d’épanouissement personnel par la bonne condition
physique et l’absence de souffrances morales ou physiologiques : le protestantisme
se veut une culture du primat de la responsabilité personnelle ;
(ii) le passage du statut d’être un corps à celui d’avoir un corps dont l’individu sera
personnellement et socialement responsable ;
(iii) la parution des traités de civilité qui engagent le corps dans des pratiques de
modération et de retenue de la morale puritaine par la contenance de soi (devoir
d’équilibre ; devoir d’attention ; devoir d’effort ; devoir de maîtrise et de restriction)
et par la gouvernance de soi (capacité d’un individu à établir, à travers son corps, un
juste rapport à la collectivité et au monde : lien social ; le moi en compagnie ;
l’individu en société ; le lien avec l’autre). Non seulement ce gouvernement de soi
traversera-t-il toutes les époques modernes, mais il sera à la source même de la nature
de l’ensemble des interventions à déployer sur le corps, soit pour lui empêcher de
prendre du poids, soit pour lui faire perdre du poids.
Deux dispositifs, en particulier, viendront asseoir les prétentions au gouvernement de
soi : la quantification de soi et la saine alimentation. Au milieu du XIXe siècle, avec
l’apparition de l’indice de masse corporelle qui permet de juger de l’état d’un corps par
rapport à tous les autres corps et d’en déterminer l’état de santé, avec l’avènement d’une
mode qui colle de plus en plus corps et qui dévoile de plus en plus les graisses en excès,
avec la démocratisation du miroir, qui renvoie à l’individu une image précise de
l’apparence de son propre corps, avec la commercialisation à grande échelle du pèse-
personne qui informe l’individu, chiffres à l’appui, des débordements actuels ou potentiels
243
de son corps, c’est toute une quantification de soi qui se met en place et qui fait que
l’individu est désormais maître et esclave de son image des pieds à la tête.
En ce qui concerne la saine alimentation, en tant qu’outil du gouvernement de soi, celle-
ci sera structurée par quatre grands moments : (i) la calorie clairement identifiée comme
source de la prise de poids au début du XXe siècle ; (ii) le cholestérol reconnu comme
source de maladies coronariennes au début des années 1960 ; (iii) le rapport du sénateur
McGovern, en 1977, qui balise définitivement pour l’individu les moyens pour contrer la
prise de calories et de gras saturés ; (iv) la publication, en 1992, de la pyramide alimentaire,
et l’impression, en 1990, de la fiche nutritionnelle sur les emballages, qui signale ce qu’il
faut consommer et éviter de consommer pour être en santé.
Parallèlement à ce gouvernement de soi qui s’est mis en place au fil du temps, se sont
développés le complexe agroalimentaire et le transport motorisé dès le début du XXe siècle.
C’est alors qu’apparaissent l’industrie de la restauration rapide à compter de 1940 et une
toute nouvelle structure de l’espace bâti, la banlieue. Au sortir de la Seconde Guerre
mondiale, de nouveaux types d’emplois sont aussi offerts, exigeant de moins en moins
d’efforts physiques. Tous ces facteurs seront réputés favoriser la prise de poids et
conduiront éventuellement à une épidémie d’obésité à la fin des années 1990.
Et s’il s’agit bien de deux développements parallèles, dans le sens où l’un semble
totalement indépendant de l’autre, le seul lien les unissant en est un d’opposition. Pour
mieux comprendre ce lien d’opposition, il faut tout d’abord voir quelles sont les lignes de
force qui ont présidé, dans un premier temps, à la représentation du corps socialement
attendu et de ses dérives, et dans un deuxième temps, à la construction sociale que
représente l’infrastructure de la prise de poids.
Le corps socialement attendu
Tout d’abord, il importe de prendre en considération le fait que préexiste une certaine
représentation sociale du corps doté de justes proportions, représentation totalement
indépendante de l’infrastructure de la prise de poids (complexe agroalimentaire, industrie
de la restauration rapide, espace bâti, transport motorisé, type d’emploi occupé). Cette
représentation sociale du corps s’est constituée depuis la Renaissance. Trois lignes de force
244
la structureront, qui traversent toutes les époques : le type de corps socialement attendu ;
le type de jugement moral porté sur l’obèse et le gros ; les types de causes et de solutions.
Comme le schématise la Figure 7, le type de corps socialement attendu, tant pour
l’homme que pour la femme, est celui qui est dynamique, énergique et de justes
proportions. Deux types de corps socialement attendus seront à l’ordre du jour en fonction
d’un événement particulier : la quantification de soi au XIXe siècle avec l’indice de masse
corporelle, le miroir, la mode et le pèse-personne, de sorte qu’il y aura un type de corps
socialement attendu pré-quantification de soi et un type de corps post-quantification de soi.
Le type de corps masculin pré-quantification de soi est ni trop mince ni trop gros : il
possède un embonpoint relativement bien réparti où le ventre affirmé indique une certaine
ascendance sociale. Le type de corps masculin post-quantification de soi est dans une tout
autre dynamique : il se doit d’être sans excès de graisse, la minceur, ici, signalant
l’ascendance sociale ; il est svelte, fort, robuste, musclé et viril. Certes, cette représentation
ne sera pas immédiate et se construira dès la fin du XIXe siècle avec la Muscular
Christianity tout en cohabitant avec les Fat Men’s Club (hommes de pouvoir gros et
obèses). Par contre, la pression sociale de la minceur, dès le début du XXe siècle, à travers
le travail de la médecine, des nutritionnistes, de la santé publique et des médias de masse
viendra sonner le glas des Fat Men’s Club et installera définitivement l’image de l’homme
qui a socialement réussi, dont le corps est sans aucun excès de graisse, et dont la
musculature et la force se laissent deviner sous les vêtements, et ce, par sa seule découpe.
245
Figure 7 — La représentation sociale du corps obèse
XVe + XVIe XVIIe XVIIIe XIXe XXe XXIe
Corps
attendu
Femme
Jugement
moral
Qui est
gros ?
IMC Mode
Balance
Miroir
aristocrates
clergé
cuisiniers
aristocrates
bourgeois
marchands
clergé
aristocrates bourgeois
marchands
intendants magistrats
clergé
fermiers
l’ensemble des
détenteurs de
privilèges
démocratisation
de la graisse
dans l’ensemble
des couches
sociales
classes défavorisées
classes moyennes
médiane et inférieure
Causes
Solutions
surnutrition ; sédentarité
régimes ; diètes ; exercice médicalisation ; chirurgie ;
saine alimentation
dynamique, énergique, de justes proportions
ni trop mince ni trop gros ; ventre affirmé = ascendance sociale
mince de taille et toute en poitrine ; rondeurs ; délicatesse, charnue, mais sans excès de graisse
manque de volonté ; paresseux ; mou ; fainéant ; oisif ; abuseur ; gourmand ; glouton ; improductif
Svelte, fort, robuste, musclé, viril ;
minceur = ascendance sociale
mince de taille et toute en poitrine ;
sans aucun excès de graisse
malbouffe ; emploi; milieu
de vie ; mode de vie
Homme
247
Le type de corps féminin pré quantification de soi est mince de taille et tout en poitrine.
Il doit afficher un embonpoint bien réparti, des rondeurs, être charnu, mais sans trop
d’excès de graisse. Le type de corps féminin post quantification de soi est mince de taille
et tout en poitrine, sauf qu’il ne doit plus afficher un quelconque excès de graisse, afficher
le moins possible de rondeurs et ne pas être charnu. Il s’agit d’une toute nouvelle
représentation du corps que le peintre Pierre-Paul Rubens, au XVIIe siècle, avait déjà si
bien saisi : l’absence de rides, la nuque tout juste charnue, les épaules bien espacées, les
seins ronds et fermes, les fesses rebondies, les reins et les hanches bien proportionnés, la
peau du ventre lisse et ferme, la cuisse tout juste bien en chair, la jambe droite, galbée et
élégante.
Qu’il s’agisse du corps masculin ou féminin, le jugement moral à l’aune du manque de
volonté de l’obèse traverse systématiquement toutes les époques. Il préexiste à
l’infrastructure de poids. Autrement dit, ce qui traverse toutes les époques, ce sont tous ces
mots qui qualifient l’obèse : gourmand, goinfre, glouton, gros porc, gras double ;
paresseux, mou, fainéant, oisif ; abuseur, profiteur.
Tout comme pour l’apparence du corps, les groupes visés par la prise de poids se
répartissent en fonction de l’arrivée de la quantification de soi. Au cours de la période pré
quantification de soi, les classes les plus particulièrement visées par la prise de poids sont
celles qui sont détentrices de privilèges et de pouvoirs : aristocrates ; bourgeois ;
marchands ; entrepreneurs ; financiers ; intendants ; magistrats ; membres du clergé. Avec
la Révolution industrielle, période post quantification de soi, la graisse commence à se
démocratiser. Du milieu du XIXe siècle et jusque dans les années 1930, deux modèles liés
aux classes dominantes cohabiteront : la corpulence et le ventre affirmé versus le corps à
la découpe musclée, fort, robuste et viril. D’autre part, avec un accès accru aux denrées
alimentaires, avec la montée graduelle de la classe moyenne, avec l’augmentation du
niveau de vie et de l’espérance de vie au début du XXe siècle, la masse adipeuse commence
à se répandre dans toutes les couches de la population. Au milieu des années 1970, se
produira un renversement graduel de la situation où les classes les plus aisées seront celles
qui seront de moins en moins affectées par la prise de poids, tandis que les milieux ouvriers
et les classes plus défavorisées seront de plus en plus affectés par la prise de poids. Les
causes identifiées de la prise de poids et les solutions apportées, depuis la Renaissance
248
jusqu’à aujourd’hui, resteront les mêmes : la surnutrition et la sédentarité en ce qui
concerne les causes ; les régimes, les diètes et l’activité physique en ce qui concerne les
solutions.
Pour résumer, la représentation socialement attendu du corps est sous l’égide de deux
grandes lignes de force qui traversent toutes les époques : (i) le corps énergique, dynamique
et de justes proportions ; (ii) le gouvernement de soi (contenance de soi, la gouvernance de
soi, la quantification de soi). Non seulement ces deux lignes les traversent-elles, mais elles
préexistent à l’infrastructure de la prise de poids. Il est possible d’envisager l’idée que ces
deux lignes de force ont socialement ancré une certaine vision du corps qui s’est retrouvée
confrontée — avec la montée du complexe agroalimentaire et de l’industrie de la
restauration rapide, avec la transformation de l’espace bâti, des moyens de transport et des
types d’emploi occupés — à une vision en totale opposition avec la vision dominante, d’où
tout le courant de la saine alimentation et de l’activité physique qui se développera au cours
du XXe siècle.
Cela étant précisé, il faut également être en mesure d’identifier ce qui est actuellement la
norme du corps socialement attendu, à savoir, le corps énergique, dynamique et de justes
proportions. En reportant le regard sur la période qui va de la Renaissance jusqu’au milieu
du XIXe siècle, le corps socialement attendu a tout d’abord été porté par les élites, ensuite
par les classes détentrices de privilèges, suivies de celles des bourgeois, des marchands et
des entrepreneurs. Il s’agit en quelque sorte d’un phénomène de percolation, c’est-à-dire
que ce corps socialement attendu s’est graduellement diffusé depuis les classes les mieux
nanties de la société (aristocratie) vers certaines classes sociales moins aisées. Le meilleur
exemple en est bel et bien donné par le Bourgeois gentilhomme (1670) de Molière, qui
suggère un monsieur Jourdain dont les rondeurs et l’embonpoint conviennent tout à fait à
l’homme fortuné, alors que ce même monsieur Jourdain est bien décidé à accéder à la classe
sociale des mieux nantis en adoptant les attitudes et comportements de celle-ci. Et c’est
dans cette logique que la bourgeoisie marchande, qui se constitue au XVIe siècle, adoptera
graduellement les manières de tables de l’aristocratie et sera éventuellement gagnée par les
mêmes problèmes de santé de la classe qu’elle cherche à imiter.
249
Il est intéressant de constater et de relever que le même phénomène a prévalu tout au
cours du XXe siècle, alors que les classes les mieux nanties ont été porteuses du corps
socialement attendu, à savoir, le corps svelte, fort, robuste et viril pour l’homme, et le corps
mince de taille et tout en poitrine de la femme qui ne doit comporter aucun excès de graisse.
La sociologue Faustine Régnier a fort bien rendu compte de cette dynamique786, alors
qu’elle a pu mettre en lumière que les classes supérieures s’approprient un modèle donné
du corps et le diffusent, que les classes intermédiaires et modestes, en contact direct avec
ces mêmes classes supérieures, affichent une hyper adhésion au modèle proposé, que les
classes modestes et populaires ont plutôt une réaction critique face au modèle proposé, et
que les classes défavorisées et précaires sont indifférentes au modèle en question787. Partant
de là, comment faut-il envisager l’ampleur du phénomène social que représente la lutte
contre l’obésité ?
La lutte contre l’obésité en tant que construction sociale
En se référant au fait qu’une construction sociale correspond à un ensemble de
phénomènes où les pratiques de savoir et les savoirs pratiques jouent un rôle essentiel,
puisque ces savoirs s’inscrivent dans des expériences ou des événements éprouvés par les
individus et partagés en société, et qu’ils engagent les individus tout comme les institutions
dans une démarche globale, la lutte contre l’obésité, vouée à maîtriser, contrôler,
normaliser et réguler la prise de poids, elle correspond effectivement à cette définition.
Cela étant précisé, et la présente thèse l’ayant largement démontré, il faut maintenant tenter
d’établir en quoi consistent les conditions qui ont justement présidé à son émergence.
Comme il a été souligné au début de cette conclusion, il est impossible d’identifier un
phénomène prépondérant ayant conduit à cette émergence, car plusieurs phénomènes y ont
contribué : les différentes lignes de force explorées en témoignent. Par contre, il est
possible d’identifier une dynamique qui aurait fédéré tous ces phénomènes pour créer une
certaine convergence et qui aurait conduit à récuser la graisse sous toutes ses formes.
786 Régnier, F. (2009), « Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d’alimentation et
appartenance sociale », in Revue française de sociologie, vol. 5, n° 4, p. 747-773. 787 Régnier, F. (2011), « La perception des messages de santé par les populations défavorisées », in Cahiers
de Nutrition et de Diététique, vol. 46, n° 4, p. 206-212.
250
Premièrement, il y a un individu réputé souverain de lui-même depuis la Réforme,
souverain à la place du souverain depuis le Siècle des Lumières, totalement autonome,
architecte de sa vie et maître de son destin. Doté, depuis Ralph Waldo Emerson au XIXe
siècle, de la self reliance (cet appui sur soi qui permet d’agir sur le monde), et
consommateur souverain aux XXe et XXe siècles, l’individu serait mieux placé que l’État
pour savoir et décider de ce qui est bon pour lui : le projet de loi voté par le Congrès
américain en 2005 et intitulé American Personal Responsibility in Food Consumption Act
en est un bon exemple. Cette souveraineté de l’individu se cale dans une culture de
l’acceptation de la responsabilité personnelle où l’individu serait le seul responsable de sa
prise de poids et de son obésité, nonobstant tout autre facteur d’ordre socio-économique.
En somme, la responsabilité personnelle et l’autorégulation doivent primer sur la contrainte
publique.
Deuxièmement, il y a un complexe agroalimentaire et une industrie de la restauration
rapide, un certain type d’espace bâti et des emplois qui favorisent la prise de poids. Alors
que le complexe agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide se calent dans la
logique d’une offre saturée de produits et d’incitatifs mettant à dure épreuve le juste
équilibre à trouver entre prise alimentaire et discipline, l’espace bâti et certains types
d’emploi favoriseraient plutôt la prise de poids et n’inciteraient pas les gens à être actifs.
Troisièmement, il faut supposer que toute la question de la saine alimentation, aux XXe
et XXIe siècles, serait avant tout une réaction en opposition à l’infrastructure de la prise de
poids, alors qu’une adéquation est établie voulant qu’une alimentation équilibrée et un
mode de vie sain puissent contrecarrer les effets négatifs de l’infrastructure de la prise de
poids. D’ailleurs, le rapport du sénateur McGovern ne suggère plus de simples
recommandations comme le proposaient les guides alimentaires précédents, mais il fixe
bel et bien pour l’individu des objectifs à atteindre : (i) augmenter la consommation de
fruits, de légumes et de grains entiers ; (ii) diminuer la consommation de viande rouge et
augmenter la consommation de poulet et de poisson ; (iii) diminuer la consommation
d’aliments riches en gras et substituer partiellement les gras polyinsaturés par des gras non
saturés ; (iv) substituer le lait écrémé au lait entier ; (v) diminuer la consommation de
beurre, d’œufs et autres sources élevées de cholestérol ; (vi) diminuer la consommation
d’aliments riches en sucre ; (vii) diminuer la consommation d’aliments riches en sel.
251
Mais le problème, comme il a été expliqué au chapitre 4, c’est que chacune de ces
recommandations est susceptible d’être remise en question à un moment ou l’autre : les
œufs et le beurre sont un cas de figure en la matière, et « cette difficulté est particulièrement
aiguë en matière de nutrition, si l’on en juge du moins par la fréquence des revirements de
la doctrine médicale788 » et des nutritionnistes.
Quatrièmement, les médias de masse, magazines féminins, documentaires télévisés,
téléréalités, livres, blogues, sites Internet spécialisés en santé, médias sociaux, publicités
dédiées à la perte de poids et aux campagnes de santé publique, confèrent un très haut degré
d’attention à la question de l’obésité.
Partant de ces quatre constats, en quoi consiste au juste cette dynamique fédératrice ? Il
se pourrait bien qu’il s’agisse d’une simple aversion envers le corps hors norme, cette
norme ayant été établie depuis la Renaissance sous l’égide du gouvernement de soi formulé
par la Réforme. Conséquemment, le corps obèse n’est que l’un de ces multiples corps hors
norme rencontrés dans la société qui suscite l’aversion.
L’aversion comme dynamique de la lutte contre l’obésité
Concrètement, l’aversion envers le corps hors norme signale qu’il y a quelque chose
d’anormal et que cette anomalie doit être rectifiée. Et cette aversion envers le corps hors
norme n’a pas seulement à voir avec l’obésité, mais aussi avec le corps qui grossit, peu
importe l’origine du grossissement. À ce titre, la grossesse est un cas de figure :
« Grossesse ne rime pas forcément avec baleine échouée sur la plage. Grossesse peut aussi
rimer avec sirène789. » Même dans le fonctionnement normal du corps de la femme,
l’enfantement, l’idée de grossir, de devenir hors norme, inspire de la crainte. Ce n’est pas
rien. Le phénomène indique vraisemblablement que l’aversion envers le corps hors norme
a un ancrage socioculturel relativement profond et de nature morale. En ce sens, le corps
obèse condenserait à la fois excès de graisse et opprobre. La nature même du corps obèse,
son expansion, son relâchement, sa fluidité, sa découpe mal définie et sa tendance à exsuder
788 Fischler, C. (2001), op. cit., p. 333. 789 Un cocon pour bébé, Maillots de Bain de Grossesse : Pour être la Sirène de la Plage ;
http://bit.ly/1qWQau4, consulté le 8 juin 2013.
252
inspirerait le rejet et l’aversion. Dès lors, le corps obèse suggère de se tenir à distance et de
tout faire pour éviter d’y ressembler. Conséquemment, toute tentative de réduire les
dimensions du corps obèse en se soumettant à une diète sévère, en faisant de l’exercice, en
consommant des médicaments ou en subissant une quelconque chirurgie, répond à une
finalité : contrecarrer chez les autres cette aversion que provoque le corps obèse. Cette
volonté affirmée de contrecarrer chez les autres cette aversion suggère dès lors que
l’aversion serait avant tout une opposition tranchée entre ce qui est considéré comme
normal et anormal, délimitant ainsi les frontières du lien social : par exemple, être mince,
dans la société du XXIe siècle, est considéré comme normal, alors qu’être obèse ou même
en simple surpoids est considéré comme anormal.
Si le gouvernement de soi (contenance de soi, gouvernance de soi, quantification de soi)
a fédéré, depuis la Renaissance, la vision d’un corps énergique, dynamique et de justes
proportions façonnable et réparable à volonté, l’aversion envers le corps hors norme a
fédéré trois concepts qui sont devenus la dynamique même du gouvernement de soi et de
la lutte contre l’obésité : l’individu autonome et souverain de lui-même ; la culture de
l’acceptation de la responsabilité personnelle en tout ; le juste équilibre à trouver entre prise
alimentaire et discipline personnelle. Cette dynamique particulière a mis en place tout un
système de valeurs qui considère désormais le corps comme un vecteur d’épanouissement
personnel et d’identification ultime à soi, un corps performant, flexible et agile.
En fait, cette dynamique a érigé un système de valeurs qui permet dès lors de signaler ce
qui est déviant, de le normaliser et d’informer l’individu de ce qui pourrait être déviant.
Ainsi, signaler les aliments susceptibles de conduire à la prise de poids, normaliser les
environnements et les comportements obésogènes, amener l’individu à se prémunir lui-
même de tout ce qui pourrait le conduire à la prise de poids devient ce qui préside à
certaines attitudes et comportements. Par exemple, le XIXe siècle, par rapport aux siècles
précédents, a instauré une toute nouvelle façon de signaler ce qui pouvait être déviant en
matière de prise de poids par l’introduction de l’indice de masse corporelle, du pèse-
personne, de la mode et du miroir. Du coup, la normalisation du corps s’est articulée autour
d’un poids moyen médian. Conséquemment, les façons de se prémunir de la prise de poids
ont été modifiées, et certains aliments, par rapport aux siècles précédents, sont devenus
particulièrement suspects, de même que la Framingham Heart Study a introduit une
253
nouvelle façon de signaler, au milieu des années 1950, ce qui pouvait être déviant avec le
cholestérol, tout comme la science de la nutrition l’a fait au tournant du second millénaire
avec les aliments susceptibles de provoquer le cancer, d’où la série d’études portant sur les
aliments anti-cancer.
À y regarder de près, cette dynamique révèle aussi que chaque introduction d’une
nouvelle information scientifique, technique ou méthode ne modifie en rien les fondements
intrinsèques de l’aversion envers le corps hors norme, bien au contraire. Elle ne fait que
reformuler les façons de signaler ce qui est déviant, de normaliser ce qui est déviant et de
prémunir l’individu de ce qui pourrait être déviant. Partant de là, se pourrait-il qu’existe,
chez l’être humain, une prédisposition inhérente et innée, un genre d’aversion intrinsèque
envers tout ce qui est hors norme par rapport au corps ? La question reste ouverte.
De la représentation sociale d’un corps attendu à l’intervention sociale sur le corps
déviant
L’originalité de cette thèse se résume en quatre points :
(i) elle a réussi à recenser la chronologie des évolutions historiques qui ont
construit une représentation sociale du corps énergique, dynamique et de justes
proportions (de la grosseur à la minceur) à l’aune du gouvernement de soi
(contenance de soi, gouvernance de soi, quantification de soi) ;
(ii) elle a révélé les discours qui ont peu à peu construit le rejet du gras, non
seulement celui qui s’épand dans le corps, mais également celui logé dans le
moindre aliment proposé par le complexe agroalimentaire et l’industrie de la
restauration rapide, ou encore celui dont l’espace bâti et le type d’emploi occupé
favorisent le développement ;
(iii) elle a réussi à identifier les instruments ad hoc qui permettent la quantification
de soi (IMC, miroir, mode, pèse-personne, saine alimentation), laquelle
quantification permet alors d’agir sur le corps pour le régulariser et le
normaliser en fonction du modèle socialement attendu ;
(iv) elle a mis en lumière la construction d’un certain ordre social fondé sur la
répression des corps afin d’occulter les enjeux de pouvoir et de domination : le
254
corps comme champ de bataille (aversion envers le corps hors norme), c’est-à-
dire que les classes les mieux nanties s’approprient une certaine représentation
du corps (le corps contenu et gouverné) et qu’elles en font la promotion (santé
publique, médecine, nutritionnistes, médias de masse), non pas de façon
coercitive, mais comme un état idéal à atteindre, et qu’elles proposent des
moyens pour y parvenir (saine alimentation, activité physique, régimes, diètes,
méthodes proposées par l’industrie du contrôle de la prise de poids) à travers
une gamme d’interventions à la fois scientifiquement fondées et populaires.
De ces quatre points mis en lumière, il résulte trois constats :
(i) dans une société de pénurie alimentaire, le mieux nanti est gros, alors que dans
une société d’abondance alimentaire relative, le mieux nanti est mince, avec un
corps bien entretenu, tandis que le moins bien nanti est mal nourri (malbouffe),
est gras, en surpoids, voire obèse ;
(ii) l’aversion vis-à-vis du gras est vraisemblablement une émergence de la répulsion
du mieux nanti vis-à-vis du moins bien nanti (émergence d’une sorte de racisme
inhérent à toute société d’inégalités et de castes) ;
(iii) cette aversion légitime se décline sous la forme d’une lutte contre l’obésité, c’est-
à-dire contre le moins bien nanti et son corps en débordement (surveiller et punir :
Foucault).
Mais encore, ce dont cette thèse rend compte, c’est que la lutte contre l’obésité, plus que
d’être un simple ensemble d’interventions pour tous à déployer sur le corps pour le réguler
et le normaliser, suggère un type de corps véhiculé par des classes sociales favorisées qui
ont fait leurs le gouvernement de soi et sa dynamique, c’est-à-dire, l’individu autonome et
souverain de lui-même ; la culture de l’acceptation de la responsabilité personnelle en tout ;
le juste équilibre à trouver entre prise alimentaire et discipline personnelle. Ces classes plus
favorisées tendront à se constituer en « entre soi » » pour assurer leur position et prospérer,
et elles le feront en instaurant des frontières du corps comme celles que délimitent l’indice
de masse corporelle, le pèse-personne, le miroir et la mode ou l’achat d’aliments de qualité
et la pratique d’une activité physique ou sportive haut de gamme signalant leur
appartenance à classe sociale aisée.
255
Conséquemment, les frontières ainsi délimitées sont autant physiques que symboliques,
immatérielles, mais marquées : elles assurent un intérieur du groupe d’appartenance versus
un extérieur du groupe d’appartenance. Et ces jeux sur ces frontières — jeux sur des
apparences (le costume) sans doute, mais surtout jeux sur des corps et des formes physiques
—, d’une part, augmentent ou renforcent le modèle du corps socialement attendu, et d’autre
part, transitent par des modulations sur des signes extérieurs visibles qui assurent le
repérage (une sorte de mise en alerte). Interviennent ainsi fortement des marqueurs
corporels qui délimitent les frontières de positions et de places sociales.
En considérant la chose sous cet angle, il est plausible d’envisager que tout le courant
actuel de lutte contre l’obésité, loin d’être coercitif, puisque l’individu est souverain de lui-
même, traduit non seulement l’incapacité politique à modifier en amont de l’individu
l’infrastructure de la prise de poids, mais exprime aussi le contexte social néolibéral dans
lequel baigne l’individu : l’autonomie. En ce sens, l’obésité inscrit socialement un individu
en défaut de gouvernement de soi (comportement attendu), d’où sa stigmatisation, d’où
l’ensemble des interventions suggérées à déployer. En somme, la lutte contre l’obésité se
fonde et s’organise au travers d’inégalités sociales, elle est une sorte de clivage souverain
à l’instar de ceux inhérents à toute société d’inégalités.
Épilogue
Cette thèse ne clôt en rien le sujet des conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité.
Au plus, arrive-t-elle à identifier une convergence de phénomènes et une dynamique qui
ont présidé à son émergence, et c’est là que réside son principal apport à l’édifice
scientifique. Il reste un important travail de recherche à faire sur le gouvernement de soi,
la quantification de soi, l’autonomisation de l’individu et l’aversion envers le corps hors
norme. En fait, étant donné que l’actuelle démarche s’est essentiellement concentrée à
référer à des notions pour faire sa démonstration, il reste désormais à travailler comment
celles-ci prendront statut de concepts.
En ce qui concerne le gouvernement de soi, il faut particulièrement fouiller et étayer dans
quelles conditions (i) s’est effectué le passage, au XVIIe siècle, du statut d’être un corps à
celui d’être un corps dont l’individu est personnellement et socialement responsable, (ii)
256
comment la Réforme en est-elle arrivée à proposer la contenance de soi et la gouvernance
de soi (problème de la grâce), (iii) comment les traités de civilités ont-ils permis de donner
forme à la contenance de soi et à la gouvernance de soi dans la pratique quotidienne. En ce
qui concerne la quantification de soi, bien que cette thèse ait mis en évidence que l’IMC,
le pèse-personne, le miroir et la mode ont rendu l’individu maître et esclave de son image
des pieds à la tête, elle en n’explore pas pour autant tous les aspects et implications induits
à partir de ce nouveau type de corps socialement attendu qui se dessine au milieu du XIXe
siècle, corps qui deviendra une norme portée par les classes socialement favorisées, celles-
ci soutenues dans leur démarche par la santé publique, la médecine, les nutritionnistes, la
recherche scientifique et les médias de masse.
L’autonomisation de l’individu qui prend place avec la Réforme a déjà fait l’objet de
plusieurs études dont celles de Weber, Elias et Foucault. Par contre, peu d’études portent
spécifiquement sur l’autonomisation du corps. Autrement, même s’il existe plusieurs
études sur l’aversion au risque, même si Goffman et plusieurs autres sociologues ont
largement traité de la question de l’aversion, il n’existe ni une théorie de l’aversion du
corps, ni une sociologie de l’aversion.
Au final, cette thèse soulève d’autres questions. Se pourrait-il que la spécificité de notre
époque ne soit pas le phénomène lui-même — la lutte contre l’obésité —, mais son
ampleur ? Se pourrait-il que la spécificité de notre époque ne réside pas dans la structure
qui a créé le phénomène, mais dans les conjonctures qui l’entourent ? Ce qui distinguerait
alors la nature même de la lutte contre l’obésité de ce qu’elle était avant le milieu des
années 1990, serait sa mesure, c’est-à-dire le nombre de sujets touchés et l’importante
mobilisation des institutions publiques. Se pourrait-il également que, du moment où la
prévalence de l’obésité dans la population descendrait sous un certain seuil, que la lutte
contre l’obésité changerait de statut, qu’elle ne serait plus une construction sociale, mais
plutôt un problème de santé publique comme bien d’autres qu’il suffit simplement de traiter
ponctuellement et non structurellement ?
C’est à ces interrogations ouvertes que cette thèse aura tenté de répondre. Il serait
présomptueux d’avancer qu’elle y a totalement répondu. Néanmoins, les phénomènes
décrits et analysés montrent bien que la question de l’inscription sociale des corps en
257
surpoids ou obèses n’implique pas seulement des réponses biologiques ou médicales : elle
requiert tout autant une approche sociologique, que culturelle, que médicale. Telle serait
notre contribution.
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