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LES CONDITIONS D’ÉMERGENCE DE LA LUTTE CONTRE L’OBÉSITÉ Thèse Pierre Fraser Doctorat en sociologie Philosophiæ doctor (Ph. D.) Québec, Canada © Pierre Fraser, 2016

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LES CONDITIONS D’ÉMERGENCE

DE LA LUTTE CONTRE L’OBÉSITÉ

Thèse

Pierre Fraser

Doctorat en sociologie

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

© Pierre Fraser, 2016

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Résumé

Rendre compte des conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité, c’est aussi rendre

compte d’un corps socialement attendu. Ce corps socialement attendu, en Occident, prend

racine à la Renaissance dans les discours du peintre Alberti et le corps de justes proportions,

de l’éducateur Mercurialis et le corps transformable à volonté, et avec le médecin Vésale

et le corps réparable : il s’agit là de trois constantes qui traverseront toutes les époques. Ce

corps socialement attendu sera fédéré sous la contenance de soi et la gouvernance de soi

issues de la Réforme. De là, une image sociale du corps émerge qui se doit d’être contenu

et gouverné, d’où les jugements moraux de plus en plus en sévères portés sur le corps en

excès de masse adipeuse.

Au XVIIe siècle, dans la foulée des traités de civilités, c’est le passage de l’idée d’être un

corps à celle d’avoir un corps dont l’individu est personnellement et socialement

responsable, qui culminera, au milieu du XIXe siècle, avec l’introduction de l’indice de

masse corporelle, du pèse-personne, du miroir et de la mode : l’individu est désormais

maître et esclave de son image des pieds à la tête. Cette quantification de soi aura comme

impact de confronter directement l’individu à son propre poids et à ses propres

comportements, d’où la mise en place d’une batterie d’interventions à déployer sur le corps

pour le maintenir dans une fourchette de poids idéal.

Au milieu du XXe siècle, avec la montée du complexe agroalimentaire, de la montée de

l’industrie de la restauration rapide, de la transformation profonde du tissu urbain, de

l’arrivée massive de l’automobile, de la transformation des emplois de plus en plus

orientées vers le secteur tertiaire, se met graduellement en place ce qu’il est convenu

d’appeler l’infrastructure de la prise de poids qui entraînera dans son sillage tout un

discours de la modération.

Le XXIe siècle se donnera pour mission non pas de modifier l’infrastructure de la prise

de poids mise en place au XXe siècle, mais de donner à l’individu les moyens de lutter

contre la prise de poids à travers le discours de la saine alimentation et de la discipline

personnelle. L’obèse ou la personne en simple surpoids est désormais totalement

responsable de sa propre condition.

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Table des matières

Résumé ............................................................................................................................... iii

Liste des tableaux .............................................................................................................. vii

Liste des figures ................................................................................................................. ix

Liste des abréviations et des sigles .................................................................................... xi

Remerciements ................................................................................................................. xiii

Introduction ......................................................................................................................... 1

La représentation sociale du corps obèse ...................................................................... 12

L’infrastructure de la prise de poids ............................................................................. 17

La réponse des institutions pour contrer la prise de poids ............................................ 21

La saine alimentation comme moyen pour contrer la prise de poids ............................ 24

La lutte contre l’obésité ................................................................................................ 27

Chapitre 1 La représentation sociale du corps obèse ........................................................ 29

Contenance de soi, gouvernance de soi, quantification de soi ...................................... 29

Renaissance : les nouvelles frontières du corps ............................................................ 37

XVIIe siècle : avoir un corps ......................................................................................... 46

Siècle des Lumières : le corps épanoui ......................................................................... 56

XIXe siècle : le corps au travail .................................................................................... 71

Les XXe et XXIe siècles : l’ultime identification au corps ........................................... 91

Quelques constats........................................................................................................ 101

Chapitre 2 L’infrastructure sociale, économique et politique de la prise de poids ......... 103

La mondialisation de l’alimentation ........................................................................... 104

La montée du complexe agroalimentaire .................................................................... 108

Le poids économique et social du complexe agroalimentaire .................................... 114

L’espace bâti ............................................................................................................... 118

Quelques constats........................................................................................................ 128

Chapitre 3 Complexe agroalimentaire, interventions publiques et comportements des

individus en matière d’alimentation dans les sociétés nord-américaines et européennes

......................................................................................................................................... 131

Le contexte de l’offre et de la demande alimentaires ................................................. 134

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La nature de l’intervention publique ........................................................................... 140

L’assainissement de l’offre alimentaire dans l’espace public ..................................... 152

Le défi posé aux campagnes de sensibilisation........................................................... 160

L’incontournable responsabilité de l’individu face à sa prise de poids ...................... 167

Quelques constats........................................................................................................ 173

Chapitre 4 La « saine alimentation » en tant que construction sociale ........................... 177

La quantification alimentaire ...................................................................................... 183

L’amorce de la saine alimentation comme construction sociale ................................ 186

Le gras comme bouc émissaire d’une mauvaise santé ................................................ 196

La montée des guides alimentaires ............................................................................. 211

L’ère des régimes ........................................................................................................ 222

Les produits vedettes................................................................................................... 226

Quelques constats........................................................................................................ 235

Conclusion ...................................................................................................................... 239

Les conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité ............................................. 240

Le corps socialement attendu ...................................................................................... 243

La lutte contre l’obésité en tant que construction sociale ........................................... 249

L’aversion comme dynamique de la lutte contre l’obésité ......................................... 251

De la représentation sociale d’un corps attendu à l’intervention sociale sur le corps

déviant ......................................................................................................................... 253

Épilogue ...................................................................................................................... 255

Bibliographie................................................................................................................... 259

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Liste des tableaux

Tableau 1 — Catégories d’aliments par région qui ont connu la plus forte croissance de

2012 à 2013 130

Tableau 2 — Les 20 aliments les plus consommés aux États-Unis par groupes d’âges 131

Tableau 3 — Taxonomie des problématiques liées au milieu urbain en lien avec la prise

de poids 136

Tableau 4 — Variation de l’IMC au Canada entre 2005 et 2008 156

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Liste des figures

Figure 1 — Pourcentage de l’obésité dans la population américaine 16

Figure 2 — Coût de l’obésité à l’échelle mondiale 17

Figure 3 — Taux d’obésité chez les personnes de 20 à 79 ans, selon le sexe, 2007-2009,

Canada et États-Unis 157

Figure 4 — Répartition de la population de 18 ans et plus selon les catégories de poids et

le sexe, 2009-2010 158

Figure 5 —Apport calorique en fonction des glucides, des lipides et des protéines en

fonction du temps 233

Figure 6 — Les conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité 255

Figure 7 — La représentation sociale du corps obèse 259

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Liste des abréviations et des sigles

CDC : Center for disease control

FDA : Food and Drug Administration

IMC : Indice de Masse Corporelle

OMS : Organisation mondiale de la santé

ONU : Organisation des Nations-Unies

UPA : Union des producteurs agricoles

USDA : United States Department of Agriculture

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Remerciements

Tout d’abord, un remerciement tout spécial à Richard Marcoux qui, à l’automne 2011, a

accepté ma candidature au doctorat en sociologie : ce fut pour moi un virage important et

significatif dans ma carrière. Des remerciements également à Daniel Mercure et Olivier

Clain qui, par leurs précieux conseils, m’ont permis de passer avec succès l’examen de

synthèse et la présentation du projet de thèse. Finalement, la rédaction de cette thèse, au

cours des trois dernières années, aurait été impossible sans l’indéfectible appui de Simon

Langlois, mon directeur de thèse, et de Georges Vignaux, chercheur au CNRS et ami de

longue date. Combien de fois m’ont-ils demandé de remettre le travail sur le métier ? Il

serait difficile de le préciser, mais chose certaine, leur insistance à le faire aura conduit à

proposer un travail qui répond aux exigences scientifiques de la sociologie. En ce sens, je

leur suis énormément redevable.

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Introduction

Le 27 novembre 1996, pour la première fois, dans un article, le New York Times fait

référence à une épidémie d’obésité, alors qu’un certain docteur Atkins souligne que les

gens « qui sont au pouvoir ont créé une épidémie d’obésité. » Et lorsque le journaliste lui

demande qui sont ces gens, il répond : « En partie le gouvernement, en partie les médias.

Ils proposent un régime riche en glucides avec le terme inapproprié de faible teneur en

gras. Un régime doit être nommé d’après ce que vous mangez, et non pas d’après ce que

vous ne mangez pas1-2. » Le célèbre docteur fera fortune avec cette simple idée. Plus de 40

millions de personnes achèteront ses livres3 et suivront éventuellement son régime4. Par la

suite, au tournant des années 2000, lorsque les chercheurs tireront la sonnette d’alarme à

propos de cette épidémie d’obésité, les médias de masse s’empareront du phénomène,

comme en témoignent les articles publiés par le New York Times à ce sujet : de 1990 à

1999, le moteur de recherche de ce grand journal, pour la requête obesity, recensera plus

de 1 150 articles traitant de l’obésité ; 38 200 articles de 2000 à 2009 ; plus de 22 500

articles de 2010 à 2013. Le bond est phénoménal, le concept d’épidémie d’obésité est sur

sa lancée.

L’année 2004, pour sa part, marque définitivement un point de bascule dans la perception

collective de l’obésité comme facteur de risque : le Time Magazine5 déclare 2004 l’année

de l’obésité ; l’OMS publie le document Global Strategy on Diet, Physical Activity and

1 « But people in this country had to be warned. The people in power have created an obesity epidemic.’

What people? ‘Partly government, partly media,’ he says. ‘They are pushing a high-carbohydrate diet with

the misnomer of low fat. A diet should be named after what you do eat, not what you don't eat. » 2 Witchel, A. (1996), Refighting The Battle Of the Bulge, New York Times, November 27 ;

http://www.nytimes.com/1996/11/27/garden/refighting-the-battle-of-the-bulge.html, consulté le 23

novembre 2012. 3 Source : http://www.atkins.com/Science/Articles---Library/General-Health-Issues/Dukan-Diet,-Where-Is-

The-Science.aspx, consulté le 23 novembre 2012. 4 Le régime repose sur deux idées : une alimentation modérément riche en protéines animales et végétales et

sans restriction de graisses bien équilibrées ; une alimentation faible en glucides. 5 Balko, R., Brownell, K., Nestle, M. (2004), « America's Obesity Crisis:Are You Responsible for Your Own

Weight? », Time Magazine, « Overcoming Obesity in America », June 7, vol. 163, n° 23.

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Health6 ; le CDC (Center for Disease Control) d’Atlanta suggère, pour la première fois,

avec preuves statistiques à l’appui, que le taux de mortalité lié à un régime alimentaire mal

équilibré et le manque d’exercice surclassera celui lié au tabagisme aux États-Unis7. Pour

sa part, l’OMS, en 2005, soutient que « le développement économique va de pair avec

l’urbanisation et la mécanisation, lesquelles entraînent une réduction de l’activité physique

tout en améliorant l’accès à des aliments énergétiques — une combinaison de facteurs

souvent qualifiée d’environnements obésogènes8. » À ce titre, les récentes données

américaines du CDC (voir Figure 1) et du cabinet conseil McKinsey (voir Figure 2) en

matière d’obésité ont de quoi alimenter et soutenir les thèses du CDC et de l’OMS,

suggérant d’autant la nécessité d’intervenir.

Figure 1 — Pourcentage de l’obésité dans la population américaine

Source : CalorieLab (2011), Mississippi is the fattest state for 6th straight year, Colorado still

leanest, Rhode Island getting fatter, Alaska slimmer, CalorieLab’s United States of Obesity.

6 OMS (2004), L'Assemblée Mondiale de la Santé adopte la stratégie mondiale pour l'alimentation, l'exercice

physique et la santé, http://www.who.int/mediacentre/news/releases/2004/wha3/fr/. 7 Mokdad, A., Marks, J.S., Stroup, D.F., Gerberding, J.L. (2004), « Actual Causes of Death in the United

States », Journal of American Medical Association, vol. 291, n° 10, p. 1238-1245. 8 Hawkes, C. (2005), « The role of foreign direct investment in the nutrition transition », in Public Health

Nutrition, vol. 8, p. 357-365.

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Figure 2 — Coût de l’obésité à l’échelle mondiale

Source : Dobbs, R., Sawers, C., Thompson, F. et al. (2014), « Overcoming obesity: An initial economic

analysis — Discussion Paper », McKinsey Global Institute Report, November : http://bit.ly/1AlFbCV.

Et comme le souligne Margaret Chan, directrice générale de l’OMS :

« le système alimentaire mondial — du fait de sa dépendance de la production

industrielle et de la globalisation des marchés — produit d’abondantes disponibilités,

mais il crée quelques problèmes de santé publique. Une partie du monde dispose de très

peu à manger, ce qui rend des millions de personnes vulnérables à la maladie et à la mort

pour cause de carences nutritionnelles, tandis qu’une autre partie du monde mange trop,

ce qui répand l’obésité, réduit l’espérance de vie et propulse les coûts des soins de santé

vers des niveaux astronomiques9. »

Il faut vraisemblablement supposer que la publication de données statistiques par des

organismes crédibles (OMS, CDC), la déclaration par un magazine de renom (Time) que

l’obésité représente un problème majeur, la couverture élargie du sujet par un grand média

national (New York Times), ont établi ce qui peut être considéré comme un point de bascule

dans la prise de conscience populaire et de la nécessaire mise en place de campagnes de

santé publique, ainsi que de dispositifs et de réglementations pour contrer la prise de poids

excessive dans la population. La lutte contre l’obésité sera la réponse collective à cette

9 OMS/FAO (2014), Les pays s’engagent à combattre la malnutrition avec des politiques et des mesures

énergiques, Communiqué de presse conjoint OMS/FAO, 19 novembre :

http://www.who.int/mediacentre/news/releases/2014/icn2-nutrition/fr/, consulté le 22 novembre 2014.

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prise de poids où l’individu et les institutions seront convoqués, et comme le souligne le

rapport publié par le cabinet conseil McKinsey :

« L’éducation et la responsabilité personnelle en matière de prise de poids sont des

facteurs essentiels de tout programme visant à lutter contre l’obésité, mais ils ne peuvent

à eux seuls y parvenir. Des interventions additionnelles sont nécessaires qui s’appuient

moins sur des choix personnels que sur des changements à apporter à l’environnement

et aux normes sociétales. De telles interventions favoriseraient l’adoption d’habitudes de

vie plus saines : diminuer les portions par défaut ; modifier les méthodes de marketing ;

restructurer l’environnement urbain et celui du milieu scolaire afin d’inciter à l’activité

physique10. »

Comme il est possible de le constater, le chantier est vaste et couvre trois grands champs

d’intervention : (i) éducation (responsabilité éducative parentale, milieu scolaire,

campagnes de santé publique) ; (ii) responsabilité personnelle (régimes et diètes, saine

alimentation, transport actif, médication, chirurgie) ; (iii) environnement (espace bâti, type

d’emploi occupé, aliments riches et dense en énergie, fiche nutritionnelle, publicité,

campagnes de promotion, contrôle des portions, subventions et taxation fiscale)11.

Partant de ces constats, que faut-il au juste entendre par « lutte contre l’obésité » ? D’une

part, il faut entendre l’ensemble des attitudes, des représentations, des pratiques

individuelles et des environnements favorisant la prise de poids. D’autre part, il faut

entendre l’ensemble des interventions proposées par les institutions permettant de réguler

et de normaliser à la fois les environnements et les comportements potentiellement

obésogènes, l’expression « obésogène » renvoyant à l’ensemble des dispositifs d’un

environnement donné favorisant la prise de poids, ainsi que l’ensemble des comportements

d’un individu conduisant à la prise de poids.

10 Dobbs, R., Sawers, C., Thompson, F. et al. (2014), « Overcoming obesity: An initial economic analysis —

Discussion Paper », McKinsey Global Institute Report, November, p. viii : http://bit.ly/1AlFbCV. 11 Idem.

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Ces environnements potentiellement obésogènes sont multiples et constituent ce qu’il est

convenu d’appeler l’infrastructure de la prise de poids12 : le complexe agroalimentaire et

l’industrie de la restauration rapide ; l’espace bâti ; le type d’emploi occupé. En somme,

tout semble concourir à la prise de poids. Dans les pays industrialisés, ce n’est pas

uniquement l’environnement qui serait obésogène, mais le quotidien même de l’individu.

C’est-à-dire que, nonobstant tout ce que l’individu puisse faire pour contrer le

développement de la masse adipeuse, il baigne systématiquement, dans sa vie de tous les

jours, dans un environnement obésogène. La position n’est pas innocente, car elle implique

que le moindre relâchement de la vigilance de la part d’un individu le met inévitablement

à risque d’être en surpoids ou de devenir obèse. Le milieu de vie lui-même serait devenu

un facteur de risque obésogène et le seul fait de déclarer que certains environnements sont

obésogènes revient à signaler un danger potentiel pour la santé. De plus, en intégrant au

vocabulaire le néologisme « obésogène », il y a, conséquemment, l’acceptation implicite

que certains environnements, attitudes ou comportements sont susceptibles de favoriser le

développement de la graisse par la disponibilité accrue de nourriture, la motorisation des

déplacements et la sédentarisation des jeux et des loisirs13. Ce travail de signalement, fondé

sur la notion d’environnements, d’attitudes et de comportements obésogènes, est constant.

Il devient ce par quoi il est possible de rendre compte des dangers qui guettent à tout instant

l’individu dans son combat contre la prise de poids.

Il importe également de préciser que le phénomène de lutte contre l’obésité est avant tout

issu du paradigme biomédical14, c’est-à-dire : (i) l’application en médecine de la méthode

analytique des sciences exactes où les faits scientifiques sont reconnus comme une vérité

(modèle pastorien : la vaccination est efficace), et (ii) le fait de considérer que l’individu

est le seul et unique responsable de sa santé et que le rôle du spécialiste, dans un tel

contexte, est de lui indiquer et signaler les risques encourus par ses comportements, d’où

la suggestion qui lui est faite de modifier ceux-ci pour améliorer sa propre santé.

12 Stanton, K. R., Acs, Z. J. (2005), « The infrastructure of obesity an the obesity epidemic : implications for

public policy », Journal of Applied Health Economics and Health Policy, vol. 4, n° 3, p. 139-146. 13 Bourrillon, A., Benoist, G. (2009), Pédiatrie. Abrégés. Connaissances et pratique, Paris : Elsevier Masson. 14 À l’inverse, le modèle biopsychosocial suggère que l’évolution clinique des patients est déterminée, non

pas par les seuls facteurs biologiques, mais aussi par les formes de vie collectives et les événements

psychosociaux qui sont co-constitutifs de la vie du sujet, ainsi que par les structures et les valeurs qui

caractérisent une communauté donnée.

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Deuxièmement, il existe deux courants de pensée dans la lutte contre l’obésité : le premier

se concentre surtout sur la perte de poids comme facteur essentiel pour recouvrer la santé,

et le second se focalise sur la saine alimentation et l’activité physique. À première vue, il

peut sembler incongru de faire une telle distinction, mais elle a son importance.

Le courant qui se concentre sur la perte de poids est surtout animé par l’institution

médicale, les nutritionnistes, les kinésiologues et la santé publique. L’hypothèse sur lequel

il s’appuie suggère qu’il y a une épidémie d’obésité — la prise de poids excessive — et

que la situation exige des interventions publiques pour juguler le problème. Les données

obtenues par une multitude d’études et de recherches, quant à elles, démontreraient

clairement qu’il existe non seulement un lien de causalité fort entre excès de poids et

maladies métaboliques de toutes sortes, mais que l’obésité pourrait conduire à une mort

prématurée, que la génération actuelle d’enfants obèses aura une espérance de vie moins

longue que la génération précédente, que l’obésité a des effets débilitants sur la santé en

général.

À l’inverse, le second courant de pensée, plutôt animé par des chercheurs provenant

essentiellement des sciences sociales (Glen Gaesser15, Paul Campos16, Eric Oliver17,

Abigail Saguy18), remet en cause les fondements mêmes du premier courant, celui de la

perte de poids. Ces chercheurs considèrent que les tenants du premier courant font non

seulement une mauvaise interprétation des données disponibles, mais surtout une sur-

appréciation de celles-ci. Leurs principaux contre-arguments se présentent comme suit : (i)

il n’y a pas plus de personnes obèses qu’au cours des décennies précédentes, mais plutôt

une modeste augmentation du poids moyen dans la population qui ne représente pas

forcément une épidémie d’obésité19 ; (ii) l’espérance de vie, dans les pays industrialisés, a

15 Gaesser, G.A. (2002), Big Fat Lies: The Truth About Your Weight and Your Health, Carlsbad, CA. : Gurze

Books. 16 Campos, P. (2004), The Obesity Myth: Why America's Obsession with Weight is Hazardous to Your Health,

New York : Gotham Books. 17 Oliver, E. (2006), Fat Politics: The Real Story behind America's Obesity Epidemic, Oxford : Oxford

University Press. 18 Saguy, A.C. (2013), What's Wrong with Fat?, Oxford : Oxford University Press. 19 Campos, P., Saguy, A., Ernsberger, P., Oliver, E., Gaesser, G. (2006), « The epidemiology of overweight

and obesity : public health crisis or moral panic », International Journal of Epidemiology, vol. 35, n° 1, p.

55.

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augmenté et non baissé, malgré le discours qui prétend que l’obésité abrège l’espérance de

vie20 ; (iii) il n’y a aucune preuve statistique et épidémiologique voulant que l’obésité

entraîne automatiquement une kyrielle de problèmes de santé, alors que les statistiques

suggèrent plutôt que ce ne sont que les gens en situation d’obésité morbide ou excessive

qui seraient vraiment à risque — les données suggéreraient plutôt qu’un certain surpoids

et un certain excès de graisse auraient des effets protecteurs chez les personnes plus

âgées21 ; (iv) les études épidémiologiques n’ont pas été en mesure de démontrer hors de

tout doute que la perte de poids signifiait forcément une amélioration de la santé, puisque

les diètes à répétition dégraderaient plutôt la santé générale22 ; (v) la graisse est considérée

comme un symptôme plutôt que la cause de certaines maladies déjà présentes23 ; (vi)

l’activité physique régulière est plus importante pour la santé que le seul critère de la perte

de poids24.

L’un des chercheurs du second groupe, Eric Oliver, affirme que ceux qui proclament haut

et fort que l’obésité est un problème de santé publique majeur sont justement ceux qui ont

intérêt à ce que l’obésité soit considérée comme une maladie25. Paul Campos va encore

plus loin et affirme que ceux qui épousent la cause de l’épidémie d’obésité le font avant

tout pour des intérêts financiers, qu’ils ont des accointances avec l’industrie de la perte de

poids, qu’ils désinforment délibérément le public quant aux causes réelles du problème,

qu’ils stigmatisent les gens obèses en faisant d’eux des parias de la société26. Certains

nutritionnistes du second courant de pensée mettent surtout l’emphase sur la saine

alimentation comme facteur pivot d’une bonne santé : peu importe le poids, l’idée étant

qu’il n’existe pas un état moyen des corps représentatif de la santé, mais que la santé se

20 Idem., p. 56. 21 Idem., p. 58. 22 Idem., p. 58. 23 Idem., p. 59. 24 Idem., p. 60. 25 Oliver, E. (2006), op. cit. 26 Campos, P. (2004), op. cit.

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distribue autrement que par la simple question de poids. Autrement dit, un individu peut

être en surpoids ou en surpoids excessif et être tout de même en santé27.

Les intervenants impliqués dans la démarche du courant dominant (paradigme

biomédical) de la lutte contre l’obésité (chercheurs, législateurs, politiciens, santé publique,

spécialistes de la santé, nutritionnistes, épidémiologistes, kinésiologues, entraîneurs,

sociologues, psychologues) participent à sa construction, son élaboration, son

renforcement et sa diffusion. En fait, l’ensemble de ces intervenants s’appuie sur deux

affirmations fortes : (i) tout excès de graisse correspond à un risque avéré pour la santé

(problèmes cardiovasculaires, diabète, hypertension, problèmes musculo-squelettiques,

syndrome métabolique, mort prématurée) ; (ii) le nombre de gens obèses est en constante

progression, tant dans les pays industrialisés que dans les économies émergentes.

Chercheurs et décideurs ont convenu que l’excès de graisse est dommageable pour la santé,

et que face à ce problème épidémique d’ordre à la fois social, économique et politique de

portée mondiale, il était impérieux d’agir. Leurs recommandations, et il importe ici de

préciser qu’il s’agit bien de recommandations et non de prescriptions, ont dès lors pour

finalité d’amener les gens à modifier leurs habitudes de vie, à manger plus sainement et à

faire plus d’exercice, en somme, à adopter un mode de vie sain, car tout est dans le mode

de vie, ce dernier étant le référentiel par lequel il est possible de mesurer l’état de santé

globale du corps. Ils en appellent, d’autre part, aux autorités pour réguler les

environnements publics susceptibles de favoriser la prise de poids et de légiférer sur les

activités commerciales du complexe agroalimentaire et de l’industrie de la restauration

rapide réputées favoriser la prise de poids.

Par contre, pour le sociologue, bien que très pratiques, tous ces constats relevant du

paradigme biomédical ne peuvent expliquer à eux seuls comment la lutte contre l’obésité

s’est socialement construite, ni quelles couches de la population elle cible, ni comment

s’est construite la représentation sociale du corps obèse ainsi que celle du corps de justes

proportions socialement attendu. En fait, l’état de la recherche en matière d’obésité est

actuellement ancré dans le paradigme biomédical. Une fouille approfondie de la littérature

27 Aphramor, L. (2005), « Is a weigth-centred health framework salutogenic ? Some thoughts on unhinging

certain dietary ideologies », in Social Theory, vol. 3, n° 4, p. 315-340.

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scientifique francophone et anglophone n’a pas permis de relever des études ou des

recherches traitant spécifiquement des conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité.

Par contre, il existe une pléthore d’articles scientifiques et de livres traitant du

développement de l’obésité, de son traitement et des mesures de santé publique.

Conséquemment, il faut utiliser une autre approche que celle du paradigme biomédical

pour appréhender les conditions sociales d’émergence de la lutte contre l’obésité.

Considéré sous l’angle de la sociologie, que faut-il alors entendre par « lutte contre

l’obésité » ? Le phénomène de la lutte contre l’obésité est une construction sociale dans le

sens de Berger et Luckmann28, c’est-à-dire une construction créée, objectivée et intériorisée

par les individus dont la finalité est éventuellement d’inciter à adopter des comportements

de plus en plus orientés vers des pratiques préventives en matière de santé. En somme, il

s’agit d’un phénomène qui engage les individus et les institutions dans une démarche

globale vouée à maîtriser, contrôler, normaliser et réguler la prise de poids.

Partant de cette mise en situation, l’objectif de cette thèse est double : (i) recenser les

conditions sociohistoriques qui ont conduit à structurer la lutte contre l’obésité — pratiques

et méthodes — ; (ii) mettre en lumière comment des faisceaux de représentations et

d’argumentations convergent dans une longue histoire des idées à propos du corps et

construisent ainsi des mutations du rapport entre le collectif et l’individuel (une sociologie

du sensible en quelque sorte). La méthode pour y parvenir est articulée en deux temps : (i)

celle d’une « lecture lente », c’est-à-dire la lecture intégrale d’un imposant corpus de

documents imprimés anciens, modernes et contemporains ; (ii) celle du « recoupement

rapide » avec les technologies numériques de recherche croisée des systèmes Google

Scholar, Google Books, Érudit et quelques autres pour valider et mettre en perspective

globale ce qui a été préalablement lu dans les imprimés — d’où la profusion d’exemples

et de sources citées pour appuyer la démarche. Il importe aussi de préciser en quoi cette

cette thèse ne consiste pas : une recherche sur les causes de l’obésité ; une étude sur la

stigmatisation dont sont victimes les personnes obèses ; une étude de genre sur l’obésité ;

l’obésité comme instrument de lecture des inégalités sociales ; le regard des médias sur

l’obésité ; les moyens et méthodes déployés pour contrer l’obésité ; les impacts de l’obésité

28 Berger, P., Luckmann, T. (1986), La construction sociale de la réalité, Paris : Klincksieck.

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sur le système de santé ; l’obésité infantile ; une théorie sur l’obésité ; une théorisation du

corps.

De là, un questionnement en deux temps : (i) Pourquoi l’obésité est-elle devenue un

phénomène majeur dans les sociétés développées au point que la lutte contre l’obésité soit

devenue une priorité des politiques sociales et sanitaires ? ; (ii) Quelles sont les conditions

socio-historiques qui ont engendré un phénomène social d’une telle ampleur? Afin de

répondre le plus adéquatement possible à cette question, une hypothèse de travail qui se

formule comme suit : les concepts de contenance de soi et de gouvernance de soi issus de

la Réforme ont fédéré un ensemble de représentations et d’interventions à déployer sur le

corps afin de lui conférer un certain aspect socialement attendu, à savoir, un corps de

justes proportions et sans excès de graisse. Afin de relever les conditions sociales

d’émergence de la lutte contre l’obésité, quatre aspects seront abordés dans autant de

chapitres : la représentation sociale du corps obèse à travers le temps ; la nature de

l’infrastructure de la prise de poids ; la réponse des institutions pour contrer la prise de

poids ; la saine alimentation comme réponse individuelle à la prise de poids. Pour chacun

de ces chapitres, différentes approches théoriques seront convoquées.

Dans le chapitre 1, afin de rendre compte de la représentation sociale du corps obèse

depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui, la méthode utilisée sera fondée sur la notion de

représentation collective élaborée par Émile Durkheim, c’est-à-dire que la démarche

consistera à repérer dans une multitude d’ouvrages anciens, modernes et contemporains

« ce que les représentations collectives traduisent, [autrement dit] […] la façon dont le

groupe se pense dans ses rapports avec les objets qui l’affectent29. » Cette approche devrait

permettre de dégager un portrait relativement fidèle de la représentation sociale que le

collectif se fait du corps obèse par rapport au corps socialement attendu au fil du temps.

Le chapitre 2 cherchera avant tout à démontrer, dans un premier temps, comment s’est

élaborée l’infrastructure de la prise de poids depuis le début du XXe siècle, et dans un

deuxième temps, comment l’individu doit composer avec cette même infrastructure. Pour

analyser la situation dans laquelle se trouve l’individu, c’est le concept de

29 Durkheim, E. ([1894] 2002), Les Règles de la méthode sociologique, Paris : Payot, p. 18.

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gouvernementalité de Michel Foucault30 qui sera convoqué, c’est-à-dire que l’État

encourage le citoyen à prendre ses responsabilités, et ce, librement, sans coercition, afin

d’être en santé et le demeurer, l’idée étant que les gouvernements néolibéraux dépendent,

pour leur bon fonctionnement social, tout comme pour leur prospérité, de citoyens qui

acceptent en toute connaissance de cause d’adhérer à tel ou tel type de comportement31,

d’où celui de trouver le juste équilibre entre prise alimentaire et discipline.

Le chapitre 3 analysera comment les institutions réagissent pour contrer la prise de poids.

Pour parvenir à cette analyse, il sera fait appel à trois modèles théoriques : (i) le concept

d’assemblage de la sociologue australienne Deborah Lupton32, qui s’est particulièrement

intéressée au phénomène de l’intervention publique en matière de prise de poids ; (ii) le

nudging (théorie de l’action) proposé par Cass Sunstein, qui a pour finalité d’orienter les

décisions d’un individu ; (iii) la sociologie de l’individu proposée par Alain Ehrenberg,

c’est-à-dire un individu immergé dans un environnement social lui prescrivant d’être lui-

même tout en faisant preuve de discipline personnelle. La méthode analytique de Lupton

permet de voir comment les institutions de pouvoir — État, santé publique, médecine —,

en connectant ensemble des éléments aussi disparates que la discipline personnelle, la

culpabilisation, la stigmatisation, les campagnes de santé publique, l’argument de

l’espérance de vie raccourci, les législations, les réglementations, les techniques marketing

et les supports médiatiques, influent, par leurs recommandations, sur les comportements,

les pratiques, les attitudes et les environnements susceptibles de favoriser la prise de poids.

Les travaux de Sunstein relatifs au nudging qui suggèrent qu’il est plus facile de ne pas

prendre de décisions plutôt que d’avoir à mettre en œuvre toute une série d’interventions

pour régler un problème, c’est-à-dire proposer à l’individu une architecture de choix qui

l’oriente vers des habitudes alimentaires plus saines. Finalement, la proposition d’Alain

Ehrenberg du gouvernement de soi où l’individu est de moins en moins confronté à une loi

morale qui l’écrase et de plus en plus soumis à une injonction permanente d’image de soi.

30 Foucault, M. (2012), Du gouvernement des vivants : Cours au Collège de France (1979-1980), Paris :

Seuil. 31 Foucault, M. (1988), Technologies of the Self : A Seminar with Michel Foucault, London : Tavistock. 32 Lupton, D. (2012), Fat, London : Routledge.

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Le chapitre 4, qui veut rendre compte de la réponse individuelle pour conter la prise de

poids, s’appuiera essentiellement sur la question de la « saine alimentation » comme outil

de régulation du corps qui a comme finalité de remettre entre les mains de l’individu la

responsabilité de faire des choix éclairés en matière de prise alimentaire. Il s’agira de voir

comment la notion même d’alimentation équilibrée s’est développée et a fait l’objet de tant

d’analyses et de promotions tout au cours du XXe siècle en parallèle du développement du

complexe agroalimentaire et de l’industrie rapide comme moyen non seulement de prévenir

la prise de poids, mais aussi de maintenir la santé. Pour expliquer l’ampleur du phénomène

social que représente la saine alimentation, il sera fait appel au concept de « construction

sociale » de Berger et Luckmann33 où se recomposent en permanence des représentations

alimentaires, indices de nouvelles catégorisations du social, et comment se bousculent des

frontières dans les présentations sociohistoriques de l’aliment et comment enfin, certaines

représentations ont un impact direct sur des mutations dans la pratique alimentaire, surtout

celle qui favorise la prise de poids. Il s’agit non seulement de repérer les éléments clés pour

comprendre ce qui, à chaque fois, dans l’analyse des représentations collectives, se donnera

comme conditions d’établissement d’une vérité commune, mais aussi d’identifier ce qui,

dans la société, va faire sens, et susciter l’émergence et la production du discours de la

saine alimentation.

La représentation sociale du corps obèse

De l’éthique et de la morale puritaines du XVIe siècle, qui exigent la contenance de soi

et la gouvernance de soi, c’est toute la question du gouvernement de soi qui traverse les

époques jusqu’à aujourd’hui et qui suggère par conséquent aux gens obèses certaines

pratiques, attitudes et comportements relevant d’une culture de l’acceptation de la

responsabilité personnelle. Tout d’abord, avec la Renaissance, c’est non seulement

l’émergence du corps délivré des attaches mortifères du Moyen-Âge, mais c’est aussi

l’émergence du corps occidental moderne que vont structurer trois courants dominants : (i)

avec le peintre Alberti, c’est le corps idéal, de justes proportions, glorifié et par la suite

magnifié par Michel-Ange et Léonard de Vinci qui s’impose ; (ii) avec l’éducateur

Mercurialis surgit l’idée qu’il est possible de façonner le corps par l’activité physique —

33 Berger, P., Luckmann, T. (1986), op. cit.

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le corps n’est plus donné une fois pour toutes ; (iii) avec le médecin Vésale s’impose l’idée

qu’il est désormais possible de réparer le corps et d’éviter son dépérissement prématuré.

Le XVIIe siècle opère un virage d’importance dans la foulée des idées de la Renaissance :

l’identification au corps, c’est-à-dire le passage du statut d’être un corps à celui d’avoir un

corps dont l’individu est personnellement et socialement responsable. Avec les traités de

civilité qui engagent le corps dans des pratiques de modération et de retenue, c’est-à-dire

la contenance de soi34, le corps devient porteur d’identités sociales. C’est à cette

représentation du corps que l’obèse sera jugé. Dans l’œuvre de Shakespeare, lorsque le

corpulent Jack Falstaff dit au futur roi Henri V, alors qu’il risque d’être expulsé ou exécuté,

« Être gros c’est être détesté », il exprime le ressentiment du peuple anglais pour son

aristocratie peuplée de gros et gras personnages replets : des gens paresseux, oisifs,

fainéants, immoraux, cupides, lâches, veules, profiteurs et complaisants. Le jugement

moral sur l’obèse s’installe, la stigmatisation prend forme.

Le XVIIIe siècle, pour sa part, annonce que l’individu est désormais autonome, libéré du

joug des puissants, abandonné au destin, libre de penser par lui-même, souverain de lui-

même. L’individu aurait désormais la capacité et la liberté de faire des choix éclairés. Ce

qui est ici implicitement entendu, c’est la notion aristotélicienne voulant qu’une personne

soit uniquement responsable des actes qu’elle choisit librement et volontairement de poser,

d’où l’idée que l’obèse n’aurait pas fait les choix éclairés qui s’imposent. Avec le XVIIIe

siècle, le corps s’explique désormais par le fonctionnement de la fibre et du nerf : il doit

avoir du tonus, théâtre de tensions, de vibrations et de spasmes produits par la densité du

réseau nerveux. C’est aussi la crainte généralisée de l’amollissement, qui se transformera

par la suite en cette puissante idée structurante de dégénérescence de l’individu et de la

race. Et cette idée de dégénérescence autorisera le déploiement d’une multitude

d’interventions, tant au niveau individuel (régimes, exercice) que collectif (eugénisme et

hygiénisme au XIXe siècle), d’où l’idée que le corps doit être énergique et avoir du tonus,

d’où l’idée que l’obèse manque d’énergie, d’où l’idée encore que l’obèse puisse perdre ses

34 « Faire bonne, mauvaise contenance. Témoigner ou non de la fermeté. Nous étions sans armes. Cependant

nous fîmes bonne contenance », (About, La Grèce contemporaine, 1854, p. 389) ». Par extension : « Garder

ou non son sang froid. [Elle] cherchait à faire bonne contenance, mais elle était au fond fort intimidée »,

(Drieu La Rochelle, Rêveuse bourgeoisie, 1939, p. 311).

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facultés génésiques. C’est une réhabilitation du corps propre impliquée par ce

« désenchantement du monde » opéré par les Lumières, dont traitait Marcel Gauchet.

Le XIXe siècle, dans un premier temps, par l’entremise de la morale puritaine de la

contenance de soi et de la gouvernance de soi, a établi les fondements psychologiques d’un

corps à parfaire. Dans un second temps, la science a établi les bases méthodologiques

(nutrition, activité physique) pour parvenir à un corps en santé et robuste garant de l’ordre

social. Dans un troisième temps, la mode, la mesure du poids et le miroir ont reconfiguré

les frontières du corps : (i) la mode dévoile davantage les corps et dévoile d’autant ses

imperfections ; (ii) Adolphe Quetelet met au point le célèbre Indice de masse corporelle

(IMC) — le corps est désormais mesurable et comparable aux autres corps ; (iii) avec

l’industrialisation de la technique du coulage35, le marché du miroir est en pleine expansion

et modifie en profondeur le rapport au corps — désormais tous peuvent juger des ravages

de la graisse et du temps, mais aussi des corrections à apporter. Vers la fin du XIXe siècle,

l’individu est désormais maître et esclave de son image, des pieds à la tête, et s’accroît ainsi

l’exigence d’une plus grande attention à soi. Au total, l’effet combiné de la contenance de

soi et de la gouvernance de soi (le corps à parfaire), du miroir et de la mode (l’évaluation

directe de l’apparence du corps), du pèse-personne et de l’indice de masse corporelle (la

normalisation du corps), a assis les fondements de toutes les interventions à déployer sur

le corps pour le réguler et le normaliser, modèle de corporéité qui deviendra dominant aux

XXe et XXIe siècles. À la fin du XIXe siècle, dans un contexte où l’accès à une plus grande

richesse alimentaire s’accroît, une tendance émerge qui aura des impacts à long terme.

Alors que la grosseur chez l’homme marquait jusque-là un signe d’ascendance sociale, un

glissement graduel s’opère qui va faire de l’homme découpé et musclé celui qui est en

position de pouvoir, tendance qui s’accentuera tout au long du XXe siècle pour finalement

s’imposer au XXIe siècle, transférant ainsi vers les classes sociales plus défavorisées

l’opprobre de l’excès de poids.

Le XXe siècle est définitivement le siècle du corps. Le corps est devenu la clé de voûte

d’interventions de toutes sortes — politique, sociale, médicale, culturelle, économique —

35 La matière vitreuse est étalée sur une table de métal bordée de réglettes, puis laminée par un rouleau de

cuivre, et enfin transportée dans un four à recuire, où la glace met plusieurs jours à refroidir.

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liées à la médecine, l’invalidité, le travail, la consommation, l’âge et l’éthique. Le corps est

désormais un terrain contesté où sont menées des luttes pour s’en arroger le contrôle. Il

suffit de penser à cette lutte systématique contre la prise de poids, à cette volonté affirmée

de modifier le corps selon ses propres désirs, à cette idée d’accéder à une espérance de

santé optimale, tant physique qu’intellectuelle, jusqu’à un âge très avancé. L’émergence

du corps comme vecteur de réalisation de soi se reflète également dans la culture populaire

avec les livres de croissance personnelle, les régimes miracles, la chirurgie esthétique, la

remise en forme, les médications censées retarder le vieillissement, les aliments anticancer,

la mode qui colle au corps et le moule, le met en évidence. Tout concourt à faire du corps

un outil d’émancipation personnelle, et le corps obèse ne serait pas ce corps.

Avec le XXe siècle, le vieillissement et l’invalidité subissent un glissement important. Le

vieillissement n’est plus seulement une simple et banale condition naturelle, mais une

maladie qui peut être « guérie » — la biomédecine, la génomique, les neurosciences, la

nanotechnologie, la bio-informatique et le programme transhumaniste sont porteurs de ce

projet36. L’invalidité ne relève plus seulement de la condition médicale ou du bien-être de

l’individu, mais relève aussi d’une problématique d’atteinte aux droits de la personne —

accès aux immeubles, accès aux lieux publics, accès à l’activité sportive ou récréative,

accès à l’activité culturelle. Les mouvements pro-obésité reprendront ce discours à leur

compte : mobilier urbain, sièges d’avion, de restaurant, de cinéma, de théâtre, civières et

lits d’hôpitaux mal adaptés. D’autre part, les projets de transformation du corps par

l’alimentation, l’activité physique et la chirurgie traduisent un certain travail corporel où

le corps performant, beau, découpé, mince, svelte et musclé le qualifient et le quantifient

comme valeur marchande dans le monde de l’emploi, des relations personnelles et de

l’amour. Le travail de la médecine, pour sa part, s’est graduellement déplacé depuis une

médecine qui guérit vers une médecine qui vise à la construction et à l’élaboration d’un

corps optimal et en santé en mesure de défier le vieillissement. La mondialisation du

capitalisme, dans sa logique du juste à temps, exige des corps de plus en plus flexibles en

mesure de s’adapter aux heures de travail de plus en plus décalées où l’individu est de plus

en plus enserré dans les milliers de fils invisibles de la communication qui le relient

36 Droit, R.P., Atlan, M. (2012), Humain — Une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos

vies, Paris : Flammarion.

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constamment au travail. Le corps obèse ne posséderait pas cette propriété, à savoir,

l’énergie nécessaire pour rebondir face aux situations, ainsi que la flexibilité requise pour

s’adapter à tous changements impromptus de situation.

Avec le XXIe siècle, c’est une lutte systématique qui est engagée contre l’obésité. En ce

sens, la téléréalité américaine The Biggest Loser condense à la fois toutes les craintes,

toutes les peurs et toutes les angoisses face à la prise de poids, tout comme elle condense

l’ensemble des jugements moraux envers le corps obèse et les interventions à déployer sur

celui-ci pour le normaliser. Cette téléréalité n’hésite pas à montrer des corps en grand excès

de poids s’installer sur la pesée et être soumis au regard de dizaines de millions de

téléspectateurs. L’équipe de production fournit aux participants des vêtements mettant

subtilement en évidence toute cette graisse qui déborde, tous ces bourrelets qui franchissent

parfois les frontières de ces mêmes vêtements. Les hommes doivent se présenter torse nu

sur la pesée, d’où la mise en scène de mamelons masculins évidents, de ventres débordant

sur la région pelvienne. Les femmes, quant à elles, sont vêtues d’une simple brassière

ajustée au corps qui accentue le débordement adipeux du torse, d’un slip d’entraînement

également ajusté aux corps pour mieux mettre en évidence l’excès de graisse au niveau des

hanches, des cuisses et des fesses, afin de mieux montrer les bourrelets qui débordent sur

la ligne de démarcation du slip. Tout contribue à montrer le péché, le manque de volonté,

le laisser-aller, la paresse, la gourmandise, la gloutonnerie. La première pesée sert non

seulement à montrer ce péché, à montrer l’excès, mais surtout à montrer le travail

titanesque qui attend chaque participant.

Les entraîneurs de cette téléréalité n’hésitent pas à vociférer contre ces gens, à leur dire

à quel point ils ont failli à leur tâche. Pendant plus de 16 semaines, les participants, car tout

ceci est bien entendu sur une base volontaire, sont soumis à une humiliation constante pour

leur plus grand bien : avouer leur péché, être puni pour avoir péché, et obtenir par la perte

de poids l’absolution. Car c’est bien d’une absolution dont il s’agit, d’une renaissance en

quelque sorte, l’indice de masse corporelle médian marquant ici la normalité. Et pour y

parvenir, les producteurs n’hésitent pas à montrer l’effort : survêtements détrempés par la

sueur ; visages grimaçants traduisant la douleur induite par un exercice trop intense ;

vomissements consécutifs à un trop grand effort ; chûtes douloureuses du tapis roulant ;

effondrements après un exercice au-delà de ce qui est acceptable. Tout le spectacle est

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construit autour de l’idée de sanctionner, là, maintenant, sous le regard de téléspectateurs

impatients de voir s’opérer la métamorphose, de punir le laisser-aller de tant d’années de

relâchement, de défaut de contenance de soi et de gouvernance de soi. Le médecin en chef

de l’émission, pour sa part, n’hésite surtout pas à utiliser les arguments les plus menaçants :

« Vous avez 30 ans, mais vous avez un corps de 60 ans… » ; « Vous avez un diabète de

type 2… » ; « Vous vous dirigez droit vers l’infarctus… »; « Votre mauvais cholestérol

se situe à un niveau alarmant… »; « Vous êtes dans un état pitoyable… ».

Toute la structure narrative de cette téléréalité est construite autour du fait que les gens

obèses sont seuls, isolés de la société, exclus par défaut de toute relation amoureuse,

émotionnellement instables, sujets à la dépression, paresseux et sans ambition. Ils doivent

conséquemment être punis, souffrir par l’intensité de l’exercice et être affamés par des

diètes restrictives. Les enjeux sont importants, car la graisse est un péché envers soi et

envers les autres, d’où l’absolution par l’exposition publique du péché et des efforts

déployés pour y parvenir. Ce qui est important, ici, c’est le processus de mise en scène qui

convoque la population et rejoint par là les figures antiques de mises à mort exemplaires

dans les religions : flagellations publiques, exhibitions morbides, lapidations, etc.

En somme, de la Renaissance jusqu’au XXIe siècle, en Occident, deux constantes se

dégagent : le gouvernement de soi et l’apparence attendue du corps. La première constante,

le gouvernement de soi, par la contenance de soi et la gouvernance de soi, permettrait

d’éviter la prise de poids excessive et signalerait une éthique et une morale du corps :

l’obèse se serait ainsi volontairement soustrait à cette obligation de contenance de soi et de

gouvernance de soi par son manque de volonté. La seconde constante suggère le corps

svelte et mince pour la femme —hanches affirmées, taille resserrée, poitrine rebondie —

et le corps tout en puissance musculaire pour l’homme — découpe, robustesse, endurance,

virilité.

L’infrastructure de la prise de poids

La calorie, depuis le début du XXe siècle, s’est imposée comme mesure du sain et du

malsain. Malsain, dans le sens où si elle est ingérée en trop grande quantité, elle risque de

favoriser la prise de poids. Sain, dans le sens où si elle est consommée en quantité

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raisonnable, c’est-à-dire le seuil énergétique qu’exige quotidiennement le corps, elle ne

pose aucun problème. Mais voilà, la calorie est présente dans le moindre aliment.

L’industrialisation de l’agriculture et de la transformation alimentaire, le développement

de la restauration rapide, l’abondance accrue des aliments, un mode de vie devenu de plus

en plus sédentaire, des emplois exigeant de moins en moins de force physique, le

développement de la banlieue à l’américaine, les interminables heures passées devant la

télévision, l’ordinateur ou la console de jeux, sont tous des phénomènes qui ont largement

contribué à loger la calorie dans les moindres recoins de l’existence. Elle est dans ce

smoothie acheté au coin de la rue, dans la barre tendre, dans les sodas, dans le fast-food,

dans les frites, dans les hamburgers, dans les mets préparés, dans les céréales, dans les

pizzas, etc. Elle se retrouve dans les distributeurs automatiques installés dans les écoles,

les hôpitaux, les cafétérias, les arénas, les cinémas, les lieux publics. Elle est même dans le

type d’emploi occupé, là où elle ne peut être brûlée, favorisée par un travail qui exige peu

d’effort physique. Elle se cache insidieusement dans les moyens de transport motorisés

pour se rendre au travail. Elle s’embusque même dans l’aménagement d’un tissu urbain

qui ne favorise pas l’activité physique : absence de trottoirs, d’éclairage adéquat, de

sentiers pédestres, de pistes cyclables. Elle trouve également refuge dans l’espace bâti où

les règlements de zonage uniformisent le mode d’habitation, éloignant d’autant l’accès par

ses propres moyens de locomotion aux commerces. En somme, l’impact de la calorie

malsaine serait surmultiplié par la seule configuration des milieux de vie auxquels le corps

a accès. Conséquemnent, la calorie est devenue un paria de la santé. Il faut désormais la

compter, la mesurer, la débusquer, l’afficher, la maîtriser et trouver tous les moyens

possibles pour en juguler ses impacts négatifs. Il s’agirait d’un euphémisme de dire que

l’un des plus importants facteurs favorisant la prise de poids concerne l’alimentation, et

que cette alimentation se retrouve partout, a fortiori lorsqu’elle s’affiche sur les enseignes

publicitaires.

La littérature scientifique, depuis le milieu du XXe siècle, a particulièrement souligné le

rôle du complexe agroalimentaire et de ses techniques de commercialisation sur les

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pratiques de commensalité37-38-39 et sur l’ingestion de calories. Il est même suggéré que les

stratégies de production, de transformation, de distribution et de marketing40 mises en

œuvre par le complexe agroalimentaire inciteraient non seulement les gens à manger plus,

mais aussi à consommer des aliments à teneur toujours plus élevée en calories41-42. En

somme, tout semble concourir à la prise de poids. Dans les pays industrialisés, et

nonobstant tout ce que l’individu puisse mettre en œuvre pour contrer le développement de

la masse adipeuse, il baigne systématiquement, au quotidien, dans un environnement

obésogène. La position n’est pas innocente, car elle implique que le moindre relâchement

de la vigilance de la part d’un individu lui fait inévitablement courir le risque d’être en

surpoids ou de devenir obèse. Le quotidien lui-même serait devenu un facteur de risque

obésogène. D’ailleurs, l’OMS soutient à ce sujet que :

« le développement économique va de pair avec l’urbanisation et la mécanisation,

lesquelles entraînent une réduction de l’activité physique tout en améliorant l’accès à des

aliments énergétiques — une combinaison de facteurs souvent qualifiée

d’« environnements obésogènes ». La mondialisation économique et culturelle joue un

rôle prépondérant dans cette évolution. Les sociétés transnationales alimentaires, par

exemple, sont l’un des principaux investisseurs dans les pays à faible et moyen revenu

au vu des bénéfices énormes pouvant être retirés de la transformation et de la vente au

détail des aliments43.»

37 Wang, Y., Beydoun, M.A. (2007), « The Obesity Epidemic in the United States — Gender, Age,

Socioeconomic, Racial/Ethnic, and Geographic Characteristics: A Systematic Review and Meta-Regression

Analysis », Epidemiological Reviews, Oxford Journals, vol. 29, n° 1, p. 6-28. 38 Astrup, A., Ryana, L. (2000), « The role of dietary fat in body fatness: evidence from a preliminary meta-

analysis of ad libitum low-fat dietary intervention studies », British Journal of Nutrition, vol. 83, suppl. S1,

p. S25-S-32. 39 Saris, W.H.M., Astrup, A., et als (2000), « Randomized controlled trial of changes in dietary

carbohydrate/fat ratio and simple vs complex carbohydrates on body weight and blood lipids: the CARMEN

Study », International Journal of Obesity, vol. 24, p. 1310-1318. 40 Harris, J.L., Pomeranz, J.L., Lobstein, T., Brownell, K.D., (2009), « A Crisis in the Marketplace: How

Food Marketing Contributes to Childhood Obesity and What Can Be Done », Annual Review of Public

Health, Vol. 30, p. 211-225. 41 Katz, D.L., O'Connell, M., Njike1, et als. (2008), « Strategies for the prevention and control of obesity in

the school setting: systematic review and meta-analysis », International Journal of Obesity, vol. 32, p. 1780–

1789. 42 Williams, A.J., Henley, W.E. et als (2013), « Systematic review and meta-analysis of the association

between childhood overweight and obesity and primary school diet and physical activity policies »,

International Journal of Behavioral Nutrition and Physical Activity, vol. 10, p. 101. 43 Hawkes, C. (2005), op. cit.

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En fait, au fil des siècles, au fil des disettes et des périodes d’abondance, la disponibilité

alimentaire s’est révélé un facteur essentiel de la régulation de la prise alimentaire. Avec

l’industrialisation de l’agriculture, avec la mise en place d’un vaste réseau d’épiceries au

XXe siècle, avec le développement de la ville et de la banlieue et du complexe

agroalimentaire, avec l’augmentation sans précédent du niveau de vie au sortir de la

Seconde Guerre mondiale, le tout a créé un environnement où l’accès à la nourriture est

devenu quasi illimité ; telle est l’infrastructure de la prise de poids. Et cette infrastructure

de la prise de poids s’articule autour de quatre facteurs déterminants : internationaux,

nationaux ou régionaux, communautaires, individuels.

En partant de l’idée que le complexe agroalimentaire, comme le suggère le sociologue

Claude Fischler, définirait la structure même des pratiques alimentaires, et possèderait la

capacité de reconfigurer des structures culturelles du goût — tout comme la capacité

d’uniformiser les goûts à l’échelle planétaire —, est-il possible de faire en sorte que

l’individu puisse atteindre et maintenir ce qu’il est convenu d’appeler un « poids santé » ?

La réponse à cette question n’est pas simple. Certes, il est possible de dire que l’individu a

toute la latitude voulue pour manger ce qu’il veut. Certes, il est possible de dire que, sans

l’intervention des médecins, de la santé publique et des nutritionnistes, le complexe

agroalimentaire n’aurait pas changé ses pratiques ni proposé des produits dits « santé ». En

fait, le complexe agroalimentaire est fondamentalement une industrie articulée autour d’un

modèle marchand régulé par les lois de l’économie de marché, c’est-à-dire une production

et une distribution de masse pour une consommation de masse. Par ailleurs, si le complexe

agroalimentaire repère que le discours ambiant est aux aliments « santé », il s’adaptera en

conséquence aux besoins et desiderata des consommateurs pour ne pas perdre ses parts de

marché, tout en sachant fort bien que ce qu’il vend aujourd’hui comme produit « santé »

risque fort d’être remplacé et déclassé dans quelques années par d’autres effets de mode

qu’auront proposés les nutritionnistes et la recherche scientifique en matière

d’alimentation.

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La réponse des institutions pour contrer la prise de poids

Dès le début du XXe siècle, dans la foulée de la Révolution industrielle, un constat est

posé : les Américains mangent trop44. Un changement de position important s’opère alors :

c’est le passage de la préoccupation « Quelle quantité de nourriture faut-il absorber ? » à

celle de « Quel type d’aliments faut-il consommer ? ». Le renversement n’est pas

seulement déterminant, il est structurant et il a une histoire. De l’Antiquité jusqu’au milieu

du XIXe siècle, la notion de modération en toutes choses a prédominé ; c’est la quantité qui

est visée. Avec la Révolution industrielle, cette notion de modération se resserre, car, dans

un contexte d’abondance alimentaire accrue, trop manger devient un signe de gloutonnerie,

de perte de contrôle personnel, sinon un problème moral. À cette époque, peu manger est

rarement une pratique délibérée et relève surtout de déterminants socioéconomiques hors

du contrôle de l’individu. À l’inverse, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, peu manger

pour garder la forme devient une pratique délibérée et signale l’appartenance à une classe

sociale plus aisée. En fait, le constat que les Américains mangent trop conduira à une

transformation progressive des pratiques alimentaires qui se construira petit à petit tout au

long du XXe siècle à travers une toute nouvelle façon pédagogique d’envisager le

problème : les recommandations alimentaires ; le guide alimentaire ; la pyramide

alimentaire ; la fiche nutritionnelle — tous de nouveaux outils cognitifs de régulation du

corps. Cet effort pédagogique contribue dès lors à la formulation d’un ensemble de mesures

de dissuasion et d’interdiction et dénonce par le fait même les comportements alimentaires

susceptibles de favoriser la prise de poids.

Les recommandations alimentaires élaborées tout au cours du XXe siècle s’inscrivent

dans un contexte à la fois, social, politique et économique. Il importe ici de rendre compte

de ce contexte pour comprendre comment le discours du nutritionniste s’est graduellement

construit, comment la lutte contre la prise de poids s’est structurée, comment l’individu

réagit à ce qui lui est proposé. Et dans ce passage du temps lié aux recommandations en

matière d’alimentation, deux grandes époques se dégagent : (i) la nutrition positive, de

1827 à 1977, où l’accent est surtout mis sur les aliments « bons pour la santé » ; (ii) la

44 Schwartz, H. (1986), Never Satisfied : a cultural history of diets, fantasies and fat, New York : The Free

Press, p. 42.

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nutrition négative, dans la foulée du rapport du sénateur américain McGovern sur

l’alimentation, de 1978 à aujourd’hui, où l’accent est surtout mis sur les aliments « nocifs

pour la santé ». Ce changement de perspective dans la façon de construire le rapport à

l’alimentation est vraisemblablement à l’origine de toutes nouvelles pratiques visant à

signaler ce qui est potentiellement obésogène, de normaliser tout ce qui est potentiellement

obésogène et de prémunir de tout ce qui pourrait être éventuellement obésogène.

Conséquemment, l’alimentation, repérée comme cause principale du développement de la

masse adipeuse, va ainsi motiver l’émergence, au cours des trois dernières décennies du

XIXe siècle, du diététicien, celui qui conçoit les régimes, et au début du XXe siècle, d’un

spécialiste entièrement dédié à la compréhension du phénomène de la prise alimentaire, le

nutritionniste. Trois moments décisifs construiront cette discipline.

Un premier moment, au milieu du XIXe siècle, avec l’arrivée de la médecine clinique, où

se produit un double resserrement du champ couvert par la notion de diète à l’inverse de

l’antique diaita des médecins grecs : (i) la diète se définit dorénavant uniquement vis-à-vis

de l’alimentation et non plus comme un régime de vie global ; (ii) la clientèle visée ne

comporte désormais que des gens malades, et non plus, comme auparavant, des gens tant

en santé que malades45. Un second moment émerge au début du XXe siècle, où s’effectue

un nouveau déplacement avec la réintégration des gens en santé dans la clientèle visée, la

diète étant désormais réputée outil de prévention contre le développement de différentes

maladies. C’est aussi en 190346 que la nutrition devient une « branche de la science, qui

traite de la nourriture et des nutriments chez l’homme ; qui étudie l’alimentation et les

régimes alimentaires47 ». Dès lors, les régimes alimentaires ne sont plus seulement

composés de simples aliments : ils sont désormais conçus de façon à tenir compte des

derniers développements scientifiques en matière de physiologie humaine et de biochimie,

d’où l’introduction de leur spécialiste, le nutritionniste48. C’est alors que se produit un

resserrement lexical avec le diététicien devenu nutritionniste — spécialiste des problèmes

45 Fischler, C. (2001), op. cit., p. 229-237. 46 Oxford English Dictionnary (Online September 2009), 3 Apr. 555/2, « Applicants may be examined in one

or more of the following subjects; Agricultural statistics; physiology and nutrition of man ; [etc.]. » 47 Idem. 48 Yang, R. (2010), The Invention of Nutrition, University of Washington : Winner, of 2010 Library Research

Award for Undergraduates.

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de la nutrition —, rendant ainsi compte de l’alimentation comme préoccupation sociale49.

À noter que dans plusieurs pays, le terme « nutritionniste »50 n’est pas un titre légalement

réservé, mais que c’est bel et bien le terme dietitian, diététicien ou diététiste51 qui désigne

ce membre d’un ordre professionnel. Ce glissement populaire est intéressant à plus d’un

égard, car il implique peut-être un phénomène d’appropriation directement lié à la notion

même de nutrition comme catégorie sociale52. Un troisième moment apparaît au tournant

du second millénaire, où la saine alimentation est ce par quoi la santé arrive53. Avec le

XXIe siècle, le nutritionniste s’installe définitivement comme une personne d’autorité en

matière d’alimentation et de santé, sinon comme un prescripteur de santé.

Le rôle du nutritionniste n’est pas innocent. Au même titre que la médecine et la santé

publique, le nutritionniste devient un acteur de la santé disposant de la capacité à émettre

des recommandations afin de réguler les environnements potentiellement obésogènes, tout

comme de transformer les attitudes pouvant éventuellement conduire à des comportements

obésogènes. Le nutritionniste exercerait un biopouvoir54 au sens où l’entend Michel

Foucault, à la fois sur les corps et la population par l’intermédiaire de normes édictées à

partir de statistiques et de recherches scientifiques en matière de nutrition. En ce sens, le

nutritionniste est aussi un régulateur des consciences et des corps. Régulateur des

consciences, dans le sens où manger sainement est présenté comme une vertu, où afficher

un corps mince et en santé est aussi synonyme de vertu, d’où exclusion et stigmatisation

sociale pour ceux qui n’affichent pas cette vertu à travers leur corps. Régulateur des corps,

dans le sens où manger sainement correspond à une image idéalisée du corps initiée au

XIXe siècle par Adolphe Quetelet et son indice de masse corporelle : le corps sans excès

49 Riversa, J.P.W. (1979), « The profession of nutrition — An historical perspective », Proceedings of the

Nutrition Society, vol. 38, n° 2, p. 225-331, 50 Les diététistes du Canada, Diététiste ou nutritionniste : quelle est la différence ?,

http://www.dietitians.ca/find-a-dietitian/difference-between-dietitian-and-nutritionist.aspx. 51 Terme employé au Québec depuis 1966. 52 Yang, R. (2010), op. cit. 53 Idem. 54 Notion introduite par Michel Foucault dans son dernier cours intitulé « Il faut défendre la société » au

Collège de France (1965-1976) et subséquemment développée dans son ouvrage « La volonté de savoir ».

(Sources : Foucault, M. ([1976] 1997), Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, Paris :

Gallimard ; Foucault, M. ([1976] 1994), Histoire de la sexualité, t. 1, La volonté de savoir, Paris : Gallimard,

p. 223.)

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de poids symbole de santé. Par contre, le taux actuel d’obésité dans la population semble

démontrer que : (i) la capacité du biopouvoir du nutritionniste à réguler les consciences et

les corps serait plus ou moins efficace ; (ii) l’individu dispose de la liberté d’adhérer ou

non aux normes proposées par le nutritionniste.

La saine alimentation comme moyen pour contrer la prise de poids

À quoi l’individu est-il convié pour se prémunir des comportements et des attitudes qui

favoriseraient la prise de poids ? La réponse est simple : adopter un régime alimentaire

équilibré et pratiquer une quelconque activité physique. Autrement dit, les calories ingérées

en surplus doivent être brûlées par une activité physique équivalente. Qui doit s’adonner à

cette pratique ? Tout individu qui pense que ses propres comportements sont à risque, peu

importe son statut socio-économique. À quel moment toutes ces calories ingérées doivent-

elles être brûlées ? Pendant les moments de loisirs et de détente. Dans une société tournée

vers le rendement et la performance où le travail occupe une part très importante, où

l’individu est attaché aux milliers de fils invisibles de la communication, les seuls moments

où il devient possible de garder la forme et de remettre son corps sur les rails de la santé,

ce sont, ou bien les soirs de la semaine et le week-end, ou bien, tôt le matin avant de se

rendre au travail. Encore là, ceci n’est accessible qu’à ceux dont le travail se répartit, les

jours de semaine, sur l’avant-midi et l’après-midi. Pour les autres, dont les quarts de travail

sont éclatés, il leur revient d’aménager leur temps pour y parvenir. La logique est simple :

il faut, tout comme dans le monde professionnel, rechercher l’efficacité, planifier son

temps, gérer ses activités, ses temps libres et ses relations interpersonnelles pour s’assurer

de contenir le risque que représente la prise de poids. Le surpoids et l’obésité auraient ainsi

peu de chances de survenir pour qui est flexible, pour qui a su domestiquer, maîtriser et

gérer son temps, pourvu qu’il ait la volonté de le faire et la ferme intention de déployer

tous les efforts nécessaires pour y parvenir.

Quatre critères devraient guider l’individu dans sa démarche d’autosurveillance pour

éviter le développement de la masse adipeuse : (i) le type de nourriture ingérée ; (ii) la prise

de poids inédite ; (iii) l’augmentation du tour de taille ; (iv) le manque d’activité physique.

Médecins, nutritionnistes, spécialistes de la santé, kinésiologues, chroniqueurs santé,

magazines, émissions de télé et sites Internet spécialisés deviennent les sources auxquelles

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il doit se référer pour non seulement améliorer ses connaissances concernant sa santé, mais

aussi, et surtout afin d’agir sur lui-même de façon tout à fait autonome. Il revient alors à

l’individu de faire ce choix. La chose ne lui est pas imposée, mais fortement suggérée.

Deux comportements types doivent sonner l’alarme chez l’individu : la sédentarité et une

mauvaise alimentation. Ceux-ci ont été identifiés comme les deux facteurs déterminants

menant au surpoids et à l’obésité55. En fait, les maladies non transmissibles associées à la

sédentarité et à la mauvaise alimentation représentent à elles seules le principal problème

de santé publique de la plupart des pays dans le monde. En 2008, des 57 millions de décès

survenus à l’échelle mondiale, 63 % avaient pour cause des maladies non transmissibles :

maladies cardiovasculaires (48 %), cancer (21 %), insuffisance pulmonaire chronique

(11,6 %) et diabète (3,6 %)56. Autre fait intéressant, non seulement la prévalence de ces

maladies a-t-elle augmenté de façon disproportionnée dans les pays à faible revenu, mais

elle représente dorénavant 80 % des maladies non transmissibles dans ces pays. L’impact

est important : 29 millions de décès prématurés, soit un taux de mortalité de plus de 29 %

avant l’âge de 60 ans57.

Armés de telles statistiques, il devient évident pour l’institution médicale et les services

de santé publique que la sédentarité doit être considérée comme un facteur de risque majeur

lié à une mort prématurée. Ce qu’elles signalent avant tout, c’est que l’individu doit

sérieusement reconsidérer son mode de vie et ce qu’il implique. Et les recommandations

de l’OMS à ce sujet sont claires : « une activité physique modérée 30 minutes par jour,

l’arrêt du tabac et une alimentation équilibrée58. » Elle propose également aux autorités et

aux responsables politiques de créer un milieu de vie favorable à l’individu en prenant

diverses mesures : mise en œuvre d’une politique des transports assurant la sécurité des

piétons et des cyclistes ; interdiction légale de fumer dans les bâtiments et lieux publics ;

création de parcs, terrains de jeux et centres communautaires facilement accessibles ;

promotion des programmes d’activité physique dans les écoles, les communautés et les

55 OMS (2012), Alimentation et exercice physique : une priorité de santé publique, Stratégie mondiale pour

l’alimentation, l’exercice physique et la santé. 56 OMS (2011), Non Communicable Disease Mortality and Morbidity, Global Health Observatory. 57 Idem. 58 Idem.

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services de santé. L’enjeu est majeur, car au moins 60 % de la population mondiale ne

parvient pas à pratiquer le niveau d’exercice physique requis pour être minimalement en

santé. En conséquence, il y a urgence à agir, car la sédentarité renforcerait toutes les causes

de mortalité, doublerait le risque de maladies cardiovasculaires, de diabète, d’obésité et

augmenterait les risques de cancer du côlon, d’hypertension artérielle, d’ostéoporose, de

troubles lipidiques, de dépression et d’anxiété.

En ce qui concerne l’alimentation, celle-ci a été repérée depuis le XVIIIe siècle comme

un facteur important du développement de la masse adipeuse. À l’échelle de la planète,

actuellement, selon les données de l’OMS, plus de 2,7 millions de décès sont attribuables

à une consommation insuffisante de fruits et de légumes59. Des régimes proposés par

l’américain William Banting au XIXe siècle, en passant par les recommandations du

gastronome français Brillat-Savarin, jusqu’aux prescriptions des nutritionnistes du XXe

siècle et du second millénaire, une ligne directrice est présente : l’intervention préventive

est tentée, suivent régimes et restrictions. Côté intervention préventive, l’OMS vise deux

niveaux : individuel et collectif. Sur le plan individuel, il est recommandé : d’équilibrer

l’apport énergétique pour conserver un poids normal ; de limiter l’apport énergétique

provenant de la consommation de graisses ; de réduire la consommation de graisses

saturées et de gras trans ; de privilégier les graisses non saturées ; de consommer davantage

de fruits et de légumes ; de consommer davantage de légumineuses, de céréales complètes

et de noix ; de limiter la consommation de sucres libres ; de limiter la consommation de

sel, toutes sources confondues, et veiller à consommer du sel iodé60. Sur le plan collectif,

les gouvernements sont encouragés à formuler des recommandations diététiques et à les

actualiser en s’appuyant sur des études scientifiques de source nationale ou internationale.

Côté régimes et restrictions alimentaires, médecins, nutritionnistes et l’ensemble de

l’industrie de la perte de poids ont déjà préparé le terrain et il est bien balisé, pour non

seulement atteindre un poids idéal, mais surtout pour le maintenir.

59 OMS (2012), Alimentation et exercice physique : une priorité de santé publique, op. cit. 60 OMS (2004), Stratégie mondiale pour l’alimentation, l’exercice physique et la santé, p. 5.

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La lutte contre l’obésité

Pour Claude Fischler, il existerait derrière le phénomène de la lutte contre l’obésité, « des

courants de fond, civilisationnels61 » : « la médecine ; la mode et l’apparence corporelle ;

la cuisine et l’alimentation quotidienne62. » Ces courants de fond définiraient le corps

socialement acceptable — médecine et mode — et la pratique alimentaire susceptible

d’affecter le corps socialement acceptable — cuisine et alimentation quotidienne.

Tout d’abord, Fischler fait voir comment opèrent les changements sémantiques dans le

discours sur le corps obèse. Le discours médical et le discours médiatique à propos de la

minceur seraient ainsi « travaillés par les mêmes représentations et les mêmes mythes,

lesquels [sont] eux-mêmes liés aux processus sociaux et à l’évolution civilisationnelle

sous-jacente63. » Jusqu’au milieu du XIXe siècle, juste avant l’arrivée de la médecine

clinique et de l’introduction de l’indice de masse corporelle par Quetelet, le mot

« embonpoint » désignait une personne « en-bon-point », c’est-à-dire en santé. Avec tout

le travail civilisationnel de la fin du XIXe siècle en Occident effectué par la montée d’une

science positive, de la médecine clinique et des travaux statistiques de Quetelet sur les

populations, l’« embonpoint » est devenu un terme à connotation péjorative. Ensuite, il faut

voir comment le seuil acceptable d’obésité s’est modulé à travers le temps, comment

l’inquiétude est passée du corps obèse au corps en embonpoint, et partant de là, comment

de nouveaux seuils d’embonpoint sont constamment redéfinis qui traduisent une inquiétude

constamment renouvelée : « la variabilité culturelle des normes et des étiquetages sociaux

est indiscutable, mais ce qui varie, c’est moins la notion d’excès de poids elle-même

(l’obésité) que les normes et les critères qui la définissent, les limites qui la bornent64. »

L’expression « maladie de civilisation » prend ici tout son sens, car chaque nouveau seuil

ainsi redéfini exerce dans ce cas pleinement sa fonction de producteur de catégories

sociales de santé et de maladie. Tout le travail de la médecine, de la santé publique, des

61 Fischler, C. (2001), op. cit., p. 361. 62 Idem., p. 317. 63 Idem., p. 310. 64 Idem., p. 315.

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nutritionnistes et des spécialistes de la remise en forme est dès lors « un processus de

construction de la maladie en tant que situation sociale marquée du signe de la déviance65. »

Côté alimentation, Fischler montre comment la médecine, la science, les médias et le

public en général influencent les pratiques alimentaires en condamnant ou en

recommandant tel ou tel aliment plutôt qu’un autre :

« les jugements moraux sur le sucre comme les préjugés sur la graisse sont le fait des

scientifiques autant sinon davantage que celui des profanes et ils ne s’expliquent que par

des tendances sociales préexistantes : médecins et savants sont eux-mêmes travaillés par

les mouvements profonds de la civilisation et de la société66. »

Ce qui revient à dire, selon Fischler, qu’il n’y aurait pas d’habitudes alimentaires, « mais

des systèmes culinaires, des structures culturelles de goût, des pratiques sociales chargées

de sens. Ces « patterns » sont intériorisés par les individus, au moins en grande partie67. »

Et en ce sens, tous les aliments allégés en gras ou en sodium, tous les aliments améliorés

de nutraceutiques, tous les aliments bios et non manufacturés industriellement disponibles

dans les supermarchés renvoient à des « patterns » alimentaires connus des individus, parce

que promus par une kyrielle d’intervenants de la santé, autant scientifiques que profanes.

Au final, avec l’effet combiné de la recension sociohistorique et de l’analyse proprement

dite de cette même recension, cette thèse espère dégager un portrait le plus juste possible

des conditions qui ont conduit à la formulation de ce en quoi consiste la lutte contre

l’obésité au XXIe siècle et sa signification. Au risque de se répéter, il s’agit bien de voir

comment des faisceaux de représentations et d’argumentations convergent dans une longue

histoire des idées à propos du corps et construisent ainsi des mutations sociales définissant

une certaine représentation sociale du corps.

65 Herzlich, C. (1984), « Médecine moderne et quête de sens », in M. Augé et C. Herzlich (eds), Le sens du

mal — Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie, Montreux : Éditions des archives contemporaines,

p. 195-196. 66 Fischler, C. (2001), op. cit., p. 330. 67 Idem., p. 333.

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Chapitre 1

La représentation sociale du corps obèse

Ce chapitre se propose d’explorer la représentation sociale du corps obèse de l’homme

et de la femme à travers les époques pour mieux en comprendre les attitudes, les

comportements, les gestes et les postures qui lui sont associés, tout comme les interventions

à déployer pour le rendre conforme à certaines attentes, surtout l’amener à un certain idéal

de corporéité. La trajectoire du corps obèse, au fil des siècles, en Occident, est contingente

de trois grands courants qui instaurent l’idée qu’il est possible, avec le peintre Alberti,

d’aspirer à un corps de justes proportions comme idéal de beauté (réinstauration de l’idéal

des canons grecs de la beauté : Phydias et Michel Ange), avec le médecin Vésale, de réparer

le corps, de le soigner efficacement, de le guérir et lui redonner vitalité, avec l’éducateur

Mercurialis, de fabriquer un corps et de le façonner en quelque sorte selon sa volonté. La

Réforme protestante, pour sa part, sous l’égide de sa morale puritaine, élaborera les

concepts de contenance de soi et de gouvernance de soi pour réguler le corps. Par la suite,

la quantification de soi, au XIXe siècle, à travers le pèse-personne, l’indice de masse

corporelle, la mode et le miroir, sera la mesure par laquelle s’articulera efficacement et de

façon tout à fait inédite cette contenance de soi et cette gouvernance de soi où l’individu

devient à la fois maître et esclave de son image des pieds à la tête.

Contenance de soi, gouvernance de soi, quantification de soi

Dans son ouvrage Quatro Libri della famiglia initialement publié en 1432, et plus

particulièrement dans la section concernant l’usage du corps, Alberti insiste sur

« l’exercice grâce auquel on peut conserver son corps longtemps sain, robuste et beau,

ce dernier terme n’étant nullement indifférent puisqu’il revient avec insistance à la fin

du passage qui associe jeunesse et beauté et caractérise en particulier celle-ci par la

«bonne couleur et la fraîcheur du visage68. »

68 Arasse, D. (2005), « La chair, la grâce et le sublime », in G. Vigarello (ed), Histoire du corps. Tome 1. De

la Renaissance aux Lumières, Paris : Seuil, p. 440.

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La préoccupation d’un corps en santé n’est définitivement pas récente. Elle a ses échos

qui se répercutent de siècle en siècle depuis la Renaissance, tout comme elle a également

ses échos dans cette ferme volonté à vouloir conserver au corps le plus longtemps possible

la robustesse, la jeunesse, la beauté et la santé. Ces propos d’Alberti ne sont pas innocents

pour le corps du XXIe siècle. Ils démontrent que depuis longtemps déjà, les fondements de

la relation contemporaine au corps ont été établis. En fait, les préoccupations sont

fondamentalement les mêmes : le corps qui mérite considération est bel et bien celui de

justes proportions. L’obèse, déjà au XVe siècle, est discrédité face à ce corps glorifié. Le

XVIe siècle est un peu à l’image du Gargantua de Rabelais qui fait tout ce qu’il peut pour

dégourdir ses membres et fortifier ses muscles, c’est-à-dire une vaste entreprise collective

de rééquilibrage du corps et de l’esprit. Il s’agit d’un corps qui n’est plus à la merci d’un

Dieu qui peut le rappeler quand il le veut, d’où l’idée que la gymnastique serait préventive

et que par un exercice soutenu et régulier il serait possible d’acquérir la santé et la

maintenir. Dès lors, la gymnastique ne se donne jamais comme finalité, à savoir, un corps

achevé une fois pour toutes, mais bel et bien comme un corps idéal qui s’inscrit dans un

devenir constant.

Tout au cours des XVe et XVIe siècles émergera définitivement l’idée d’un corps de justes

proportions comme idéal de beauté, d’où la conviction qui naît à ce moment-là qu’il est

possible de façonner le corps selon son propre vouloir et désir, une nouvelle conception du

corps fondée sur l’opposition entre déséquilibre (le gros/le mince) et équilibre (l’inspiration

de la statuaire grecque antique) qui se met en place. Avec la Renaissance, la représentation

du corps propre à la Grèce antique fait retour. Le corps est un reflet en miniature de

l’univers. Il faut voir comment « le microcosme du corps répète les dispositifs de l’univers,

retentit à ses mouvements, connaît en lui-même des rapports similaires d’harmonie ou de

déséquilibre entre les fluides (les humeurs) et les parties solides qui le composent69. » Le

corps, dès lors, commence son long périple réductionniste sous l’emprise d’une pensée

organisée autour de la partie, devient circuit producteur d’objectivations, de définitions et

de délimitations. Au tournant du XVIe siècle, c’est le corps de la modernité qui est

annoncé : actif, énergique, laborieux, transformable par l’exercice physique et la

69 Peter, J. P. (2011), « Du corps redécouvert à l’éveil clinicien », in G. Vigarello, D. Sicard (eds), Aux

origines de la médecine, Paris : Fayard, p. 73.

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gymnastique. Pour Michel Foucault70, Max Weber71 et Norbert Élias72-73, c’est la Réforme

protestante qui sera le facteur pivot de tous ces changements.

Dès les tout débuts de la Réforme, le corps a été placé au cœur même des préoccupations :

le corps laborieux et vigoureux au service de Dieu. Mais, être au service de Dieu impose

certaines obligations : la contenance de soi (rapport à soi-même et à son propre corps) et la

gouvernance de soi (rapport du corps au collectif). Cette morale puritaine, qui ne tolère pas

que les temps libres se passent dans l’oisiveté ou l’inaction, conduira à effacer toute

coupure entre travail et loisir, à lutter contre le temps mort, la vacuité, l’inoccupation, à

être constamment en besogne, à s’assurer d’une activité continue. Concrètement, la

Réforme a arraché le corps à l’influence du grand corps collectif : l’homme est désormais

personnellement et socialement responsable de son propre corps. Il s’agit

vraisemblablement d’un nouveau type de souci de soi auquel doit répondre la société, où

« le corps, loin d’être un lieu de perdition, peut devenir au contraire source

d’épanouissement74. » Cette proposition de l’éthique protestante, à l’opposé de celle du

catholicisme, stipule qu’il faut

« donner à celui ou celle qui se trouve en situation critique les moyens de surmonter ses

difficultés et de vaincre ses angoisses, d’accepter le sort qui lui est fait, non pas pour

abandonner la partie, mais pour apprendre au contraire à se maîtriser et par là se

dépasser75. »

En somme, la santé, la bonne condition physique, l’absence de souffrances morales ou

physiologiques sont les conditions de l’épanouissement de la personne, d’où la nécessaire

contenance de soi. Et cette contenance de soi n’est possible, d’une part, qu’à la condition

de remplir adéquatement quatre devoirs bien précis : devoir d’équilibre ; devoir

d’attention ; devoir d’effort ; devoir de maîtrise et de restriction. Devoir d’équilibre, dans

le sens où il est attendu de l’individu qu’il parvienne à un corps équilibré pour assumer

70 Foucault, M. (1966), Les mots et les choses, Paris : Gallimard. 71 Weber, M. (1964), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris : Plon. 72 Élias, N. (1973), La civilisation des mœurs, Paris : Seuil. 73 Élias, N. (1975), La dynamique de l’Occident, Paris : Seuil. 74 Gélis, J. (2005), « Le corps, l’Église et le sacré », in G. Vigarello (ed), Histoire du corps. 1. De la

Renaissance aux Lumières, tome 1, coll. Points / Histoire, Paris : Seuil, p. 109. 75 Idem.

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adéquatement et efficacement le rôle social qu’il a à jouer. Devoir d’attention, dans le sens

où il faut porter une attention toute particulière au corps, à ce qu’il ingère et à son activité

en général. Devoir d’effort, dans le sens où il faut se soumettre à certaines pratiques pour

maintenir le corps en santé. Devoir de maîtrise et de restriction, dans le sens où il faut éviter

de succomber à la tentation des plaisirs et des facilités qu’offre la vie moderne tout en

adoptant des attitudes et des comportements qui empêchent de sombrer dans l’excès sous

toutes ses formes. La contenance de soi n’exige pas d’adhérer à un quelconque credo ou à

une quelconque norme, car ce qui compte avant tout, ce sont les actions que l’individu est

librement, volontairement et consciemment en mesure de poser qui comptent. Ces actions

fondent son autorité et par là, sa légitimité. S’il ne les pose pas, il se condamne lui-même

à la stigmatisation sociale et à l’impitoyable regard des autres. Être en défaut de contenance

de soi, c’est également être en perte de souci de soi, en perte du respect de soi-même, et

par conséquent, des autres. Tout individu en défaut de contenance de soi est forcément une

menace à sa propre intégrité (respect de soi), à sa propre identité (souci de soi) et à sa

propre vertu (désirs incontrôlés).

D’autre part, trois événements, au XVIIe siècle, contribueront à la mise en pratique des

devoirs imposés par la contenance de soi : (i) les traités de civilités qui engagent le corps

dans une pratique de modération et de retenue76 ; (ii) le passage du statut d’être un corps à

celui d’avoir un corps dont l’individu est individuellement et socialement responsable —

un corps devenu porteur d’identités sociales, un corps devenu vecteur d’épanouissement.

Par exemple, les débordements adipeux de l’obèse seraient la preuve d’un défaut de

contenance de soi : ils se lisent dans son physique, dénotent quelque chose de non maîtrisé

et d’ingouvernable, qui menacent son corps à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. De

l’intérieur, parce que son métabolisme, devenu ingouvernable par son attitude elle-même

non gouvernée, semble sans cesse produire de la masse adipeuse. De l’extérieur, parce qu’il

ne sait résister ou établir le juste équilibre entre toutes les tentations qui lui sont proposées.

76 « Faire bonne, mauvaise contenance. Témoigner ou non de la fermeté. Nous étions sans armes. Cependant

nous fîmes bonne contenance », (About, La Grèce contemporaine, 1854, p. 389) ». Par ext. : « Garder ou

non son sang froid. [Elle] cherchait à faire bonne contenance, mais elle était au fond fort intimidée », (Drieu

La Rochelle, Rêveuse bourgeoisie, 1939, p. 311).

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Dans un tel contexte, le corps n’est pas un vecteur d’épanouissement, car l’épanouissement

passe forcément par la contenance de soi.

La gouvernance de soi77, quant à elle, renvoie à la capacité d’un individu à établir un

juste rapport à la collectivité et au monde en général. Cette saine gouvernance de soi n’est

rendue possible qu’à la condition expresse de mettre en pratique de façon efficace les quatre

devoirs imposés par la contenance de soi, c’est-à-dire que la pratique de ces devoirs forme

un ensemble de contrôles positifs qui permettent la gouvernance de soi. La contenance de

soi est indubitablement au cœur même de l’exercice de la gouvernance de soi. Elle a tout à

voir avec le lien social, au moi en compagnie, à l’individu en société, au lien avec l’autre :

elle est cette capacité au self-control. Autrement dit, une fois les quatre devoirs de

contenance de soi correctement accomplis, qui permettent d’établir un juste rapport à soi-

même et à son propre corps, il est dès lors possible d’établir une relation équilibrée au

collectif et au monde en général. Plus spécifiquement, la contenance de soi est la condition

sine qua non de la gouvernance de soi. Conséquemment, une gouvernance de soi

correctement menée sous l’égide de la contenance de soi est en quelque sorte garante de

l’ordre social.

En résumé, la contenance de soi, qui vise l’individu dans son rapport avec lui-même, et

la gouvernance de soi, qui vise l’individu dans son rapport avec le collectif, forment le

gouvernement de soi.

Corollaire à la contenance de soi et à la gouvernance de soi, si le corps peut être vecteur

d’épanouissement, c’est forcément la crainte de l’amollissement qui le guette et qu’il

faudra combattre — la graisse comme symptôme d’abandon de soi aux vices de la

gourmandise et de la jouissance. Cette crainte de l’amollissement, initiée par le XVIIe

siècle, se transformera par la suite aux XVIIIe et XIXe siècles en cette puissante idée

structurante de dégénérescence de l’individu et de la race qui autorisera le déploiement

d’une multitude d’interventions, tant au niveau individuel (régimes, activité physique) que

collectif (eugénisme et hygiénisme au XIXe siècle).

77 Non pas dans le sens de la question de la liberté humaine, mais bel et bien dans le sens du gouvernement

de soi.

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Avec le XIXe siècle, le chiffre s’installe dans le corps collectif mesuré et évalué : la

balance, pour la première fois, impose un verdict public78, celui d’une nouvelle relation au

corps, celui d’un corps mesuré à l’aune de tous les autres corps. Le XIXe siècle est porteur

d’un nouveau corps. Le naturaliste Adolphe Quetelet (1796-1874) en dessinera ses grandes

lignes en posant différents constats qui orienteront l’ensemble des interventions à déployer

sur celui-ci :

« On a soigneusement recherché l’influence qu’exerce sur les naissances et les décès la

différence des âges, des sexes, des professions, des climats, des saisons; mais en

s’occupant de la viabilité de l’homme, on n’a pas fait marcher de front l’étude de son

développement physique ; on n’a point recherché numériquement comment il croît sous

le rapport du poids ou de la taille, comment se développent ses forces, la sensibilité de

ses organes et ses autres facultés physiques ; on n’a point déterminé l’âge où ces facultés

atteignent leur maximum d’énergie, celui où elles commencent à baisser, ni leurs valeurs

relatives aux différentes époques de la vie, ni le mode d’après lequel elles s’influencent,

ni les causes qui les modifient79. »

Ce que Quetelet propose ici c’est une mesure objective qu’il identifie dans le rapport qui

existe entre poids et taille — le célèbre indice de masse corporelle (IMC). Une fois ce

rapport identifié, il devient dès lors possible d’évaluer dans quelle mesure le corps d’un

seul correspond à une moyenne relevée dans tous les corps. Pour la première fois, avec

Quetelet, le corps individuel peut être comparé au corps collectif. Ce n’est pas rien. Voilà

une mesure qui légitimera et autorisera l’État à déployer, à travers une multitude

d’intervenants, des campagnes de santé publique pour tenter de modifier le mode de vie de

ses citoyens, c’est-à-dire, légiférer pour le bien de la société en général. En fait, comme le

propose Quetelet, en déterminant avec le plus de précisions possible « l’âge où les facultés

atteignent leur maximum d’énergie80 », il devient possible de répartir les populations en

sous-groupes et d’agir sur elles. Partant de là, il devient également possible de déterminer

des seuils de corpulence, même de prédire où se situera le corps susceptible d’être sujet à

différents problèmes liés au surpoids. Cette mesure n’est pas banale, car elle engage des

78 Idem., p. 178. 79 Quetelet, A. (1835), Sur l’homme et le développement de ses facultés ou Essai de physique sociale, tome

1, Paris : Bachelière, p. 2. 80 Idem.

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seuils qui déterminent ou non la santé. Elle indique également ce à quoi doit correspondre

un corps médian, et d’une certaine façon, un corps idéal. L’autre élément du discours de

Quetelet, qui doit retenir l’attention et interpeller, est bien celui de la condition morale de

l’individu : « On ne s’est guère occupé davantage d’étudier le développement progressif

de l’homme moral et intellectuel, ni de reconnaître comment, à chaque âge, il est influencé

par l’homme physique, ni comment, lui-même, il lui imprime son action81. » Il ne s’agit

plus seulement de mesurer objectivement le corps, mais bien de savoir comment le rapport

entre poids et taille détermine la moralité et l’intelligence d’un individu. Mais encore, la

condition physique d’un individu, en fonction de son âge, aurait une influence sur l’agir

moral et l’intelligence, d’où le célèbre mens sana in corpore sano (un esprit sain dans un

corps sain) de Juvénal, car pour la première fois, il serait possible de connaître le moment

chiffré de cet esprit sain. Partant de là, l’obèse a-t-il un esprit sain dans un corps sain ? Il

est tout à fait légitime de poser la question et de tenter de voir comment le XIXe siècle y

répond, car concrètement, le corps individuel du XIXe siècle est un corps qui s’inscrit

dorénavant dans la mesure collective. Trois moments décisifs en reconfigureront les

frontières : la mode, la mesure du poids, le miroir.

Premier moment décisif, alors que la mode dévoile davantage les corps, elle dévoile

d’autant les difformités induites par la graisse. L’adipeux devient dès lors objet de

surveillance. Le soupçon de ce que soustraient à la vue les vêtements est maintenant

confirmé et les modistes lancent un cri d’alarme :

« Engraisser ! Mais c’est l’effroi de toute femme82. » Ils se proposent donc un objectif :

concevoir des vêtements qui amincissent le corps, découpent une silhouette et

rajeunissent l’apparence. Dès 1870, la traditionnelle amplitude du bas de la robe est

effacée. Elle rétrécit la taille, dévoile à la fois les hanches, le bassin, les jambes. Pour la

première fois, les « hanches imposent [...] leur présence et leur tracé [...] révélant

davantage leurs dérives possibles et leurs excès83. »

Deuxième moment décisif, la mesure du poids. D’une part, tout le XIXe siècle est une

aventure métrologique dominée par la mise en place du système métrique dont l’ampleur

81 Ibidem. 82 L’obésité, « Le Journal de la Beauté », 28 novembre 1897. 83 Vigarello, G. (2010), op. cit., p. 226.

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est sans équivalent dans l’histoire. Les balances de type Roberval et Béranger se retrouvent

sur presque tous les comptoirs des commerçants. Le chiffre s’impose partout où il trouve

sa place. La célèbre balance automatique, munie d’une aiguille qui pointe le poids de l’objet

pesé, s’installe vers la fin du XIXe siècle. Les premiers pèse-personnes, fondés sur le

principe du pont à bascule, font leur apparition. Celle installée au Jardin du Luxembourg à

Paris connaît un grand succès, un engouement porté à la fois par les campagnes de salubrité

et d’hygiène publique, un engouement porté par le simple plaisir de découvrir son poids,

ou bien, à la suite des recommandations du médecin. D’autre part, les travaux de Quetelet

et sa théorie de « l’homme moyen », dès 1835, ouvrent cette perspective complètement

nouvelle de gérer les problèmes sociaux comme ceux de la santé ou de la pauvreté qui se

développent à cette époque. Quetelet commence tout d’abord par étudier la diversité des

caractères physiques, comme la taille et le poids, facilement mesurables, et se demande s’il

n’y aurait pas présence d’une certaine unité sous cette diversité. La fameuse courbe en

cloche (courbe de Gauss) lui apporte la réponse attendue : c’est la mise en relation de la

distribution des tailles et des poids. Partant de là, Quetelet met au point un indice permettant

d’évaluer le poids idéal d’une personne : le poids (en kilogrammes) divisé par le carré de

la taille (en mètres) — le célèbre indice de masse corporelle (IMC). Mais c’est aussi

l’installation définitive d’un outil de stigmatisation des personnes en excédent de masse

adipeuse. Le très gros ne sera plus désormais le seul à être stigmatisé : le glissement se fera

aussi vers l’individu en surpoids ou présentant de l’embonpoint.

Troisième moment décisif, avec l’industrialisation de la technique du coulage, la chute

du coût de fabrication des glaces permet d’inonder le marché de miroirs que se procurent

aussi bien les mieux nantis que les classes populaires84. Les miroirs « ont modifié non

seulement leur usage quotidien — toilette, ameublement —, mais aussi un rapport plus

général à l’image, à l’imitation et à la figuration85. » Se distinguer, s’étudier, se représenter,

se transformer, telles sont les différentes fonctions que met en œuvre le miroir qui permet

de juger des ravages de la graisse, mais aussi des corrections à apporter à ces ravages. Avec

le XIXe siècle, l’individu est désormais maître et esclave de son image des pieds à la tête.

84 Rabelais, en avance de deux siècles sur son temps, avait rêvé de doter chacune des 9 332 chambres de

l’abbaye de Thélème d’un « miroir cristallin de telle grandeur qu’il pouvait représenter toute la personne ». 85 Melchior-Bonnet, S. (2011), « L'invention du reflet », Art et techniques, n° 1008, 15 janvier, p. 18.

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De ces trois moments décisifs découlent deux impacts majeurs. Premier impact, la

démocratisation de la graisse : les classes aisées autant qu’ouvrières sont désormais

affectées par le phénomène86 ; les hommes et les femmes sont indistinctement confrontés

à la stigmatisation ; la mode, plus resserrée au corps, laisse entrevoir les formes ; le miroir

révèle les formes ; la balance rend un implacable verdict sur la forme corporelle générale.

Second impact, la stigmatisation accentuée du gros : il peut désormais être statistiquement

comparé à ses pairs ; il est relégué à un rôle de gourmand en manque de contenance de soi

et de gouvernance de soi ; il est perçu comme un être privé de bonheur qui peine face aux

difficultés sociales. Au total, avec le XIXe siècle, la grosseur devient souffrance par

stigmatisation interposée.

Les XXe et XXIe siècles fédéreront ainsi l’ensemble de leur démarche de lutte contre la

prise de poids sous la gouverne de la contenance de soi, de la gouvernance de soi et de la

quantification de soi. La recherche scientifique, les avancées médicales et les campagnes

de santé publique viendront soutenir et étayer ce processus visant à diminuer l’impact des

attitudes, des comportements et des environnements potentiellement obésogènes. Il faut

maintenant repérer toutes ces transitions historiques dans la représentation sociale du corps

en excès de poids et les moyens déployés au fil du temps, afin de bien saisir et comprendre

comment se structure aujourd’hui l’ensemble des interventions pour lutter contre la prise

de poids, l’idée étant que cette démarche contemporaine n’est pas survenue ex nihilo. Fruit

d’une longue histoire, elle est aussi un puissant révélateur des mouvements sociologiques

à l’œuvre dans chaque époque.

Renaissance : les nouvelles frontières du corps

Dans la foulée de cette vision du corps laborieux et en activité, le corps devient l’assise

même de la représentation iconographique à partir du XVe siècle, glorifié et magnifié, dont

la valorisation passe obligatoirement par l’exaltation de sa beauté physique. Le peintre

florentin Leon Batista Alberti (1404-1472) engage, avec la publication de son ouvrage De

Pictura (1435), un programme théorique et pratique, tout comme un modèle d’unité

86 Parallèle intéressant ici à faire, alors que dans la société du XXIe siècle il y aurait plus d’obèses dans les

classes défavorisées.

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organique et artistique, qui aura un impact fondamental sur l’image du corps et de sa

représentation. Ne dira-t-il pas : « C’est pourquoi le peintre qui voudra que ses simulacres

de corps paraissent vivants devra faire en sorte qu’en eux chaque membre exécute

parfaitement ses mouvements. Mais il faut, dans chaque mouvement, rechercher la grâce

et la beauté87. » Au cœur du propos d’Alberti se dessine cette idée de « la mesure et [de] la

définition des limites [du corps ...] C’est, qu’en effet, elles possèdent une sorte de vertu

merveilleuse presque incroyable88. » À travers les proportions du corps et les effets

d’affects de la représentation de cette beauté, avec cette glorification du corps, sa grâce,

son élégance, sa découpe et ses muscles mis en mouvement sous l’effet des jeux de

couleurs, Alberti lie la dignité humaine à une valorisation explicite du corps.

Au XVIe siècle, Michel-Ange et Raphaël seront au centre de ce déploiement

iconographique de la vie corporelle, de ce corps nouveau, dynamique et énergique aux

muscles en saillie. Avec le corps nu retrouvé, à travers sa volupté et sa magnificence

exprimées sous toutes les formes possibles, émergent une certaine érotisation du regard et

un certain culte de la forme humaine idéale. Le Torse du Belvédère sculpté par l’Athénien

Appolinios, tant loué par Michel-Ange, représente cet idéal recherché par les peintres de

la Renaissance : « l’effort grandiose, la puissante attache des cuisses, la fierté du

mouvement, le mélange de passion humaine et de noblesse idéale89 », sont conformes à

cette nouvelle représentation du corps. D’ailleurs, toute la peinture italienne de la

Renaissance roule sur cette idée, sur ces « muscles qui soulèvent une épaule, et par contre-

coup arc-boutent le tronc sur la cuisse opposée90. » Tout ce qui entoure le corps, tout ce qui

le contextualise n’est que mise en scène, fonds, accompagnement, préparation,

développement pour mettre en valeur le corps. L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci

(1452-1519), intitulé Étude des proportions du corps humain selon Vitruve (1492),

s’affiche non seulement comme le symbole même de l’humanisme de la Renaissance, où

87 Alberti, L. B. ([1435] 1868), De la statue et de la peinture, trad. Claudius Popelin, Paris : Levy Éditeur, p.

151. 88 Idem., p. 72. 89 Taine, H. (1990), Voyage en Italie. À Rome, Paris : Éditions Complexe, p. 82. 90 Idem., p. 111.

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l’homme est définitivement au centre de l’Univers qu’il s’est réapproprié, mais aussi

comme celui de l’homme de justes proportions.

À l’inverse de la représentation de ce corps idéalisé, de ce corps aux proportions quasi

parfaites, du muscle révélé, l’iconographie rend également compte de corps appesantis,

replets et obèses. Le peintre Nicolas Froment, en 1476, représente un roi René au visage

massif, au double menton. L’image du ravi « au visage bouffi, yeux clos, col court, épaules

rondes, ventre largement entraîné vers l’avant91 » illustré dans le mariage de la vierge du

Livre des heures d’Étienne Chevalier retrace cette préoccupation. Le glouton de la

Cavalcade des vices, chevauché à la fois par l’ours et le bourgeois, illustre l’empâtement

du corps, indique son indolence et sa paresse. La distinction sociale de l’apparence des

corps est fort bien illustrée dans la miniature de Gaston Phœbus du Livre de chasse où des

serviteurs ventrus sont opposés à des nobles plus minces à la ligne plus découpée. Ils

traduisent l’ascension sociale d’une certaine bourgeoisie marchande, d’une certaine

ascension des obèses en quelque sorte. Le Chanoine Van der Paele de Jan Van Eyk, le

Juvénal des Ursins de Jean Fouquet, le Chancelier Rolin de Jean Perréal témoignent de

cette période où l’ascendant des hommes se mesure à leur poids : « La fin de l’homme étant

de manger, la plus haute dignité appartient à celui qui mange davantage et l’office de l’art

sera de perpétuer les preuves que le modèle l’emporta en richesse et autorité puisqu’il eut

plus de pouvoir que d’autres de manger92. »

L’image péjorative du très gros, ignorant et abuseur, n’est pas propre à la Renaissance ni

au Moyen-Âge. Elle peut au moins être retracée dans les œuvres des auteurs de l’Antiquité

comme « symbole de l’ivresse, de la gloutonnerie, mais aussi de l’obscénité et de

l’ignorance93. » La Renaissance reprendra cette idée qu’un individu qui a « un gros ventre,

avec une masse de chair molle et pendante, indique un homme inintelligent, ivrogne et sans

retenue, adonné à la volupté et à l’amour94. » Le jugement sur le très gros est sans

équivoque. Par ailleurs, tous les traités de physiognomonie qui circulent à l’époque, qui

91 Vigarello, G. (2010), Les métamorphoses du gras, Paris : Seuil, p. 48. 92 Sendrail, M. (1967), Sagesse et délire des formes, Paris : Hachette. p. 110. 93 Pellé, A. S. (2012), « Mesurer l’excès : Albrecht Dürer et la figure obèse », Histoire de l’art, Recherche et

enseignement en archéologie et histoire de l'art, n° 70. 94 Voir par exemple Platon, Timée 88b-c ; Anonyme latin, Traité de physiognomonie, Jacques André (ed. et

trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 100. (Source : Pellé, A.S. (2012), op. cit.).

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prétendent juger de la qualité d’un individu par ses traits et qui associent grosseur à luxure,

contribuent largement à cette idée. Le poète et humaniste italien Pomponius Gauricus

(1481-1530) ira jusqu’à dire, dans son ouvrage De Sculptura, en 1504 : « Une poitrine

obèse avec les mamelons pendants dénonce le débauché, l’ivrogne, le gourmand95. » La

représentation du corps obèse dans la peinture se confirme tout d’abord avec le peintre

Andrea Mantegna (1431-1506) par des peintures peuplées de « dieux grotesques, ivrognes,

bagarreurs et obscènes flanqués de filles obèses qui vocifèrent. Le réalisme s’exaspère

jusqu’au grotesque le plus cru, noir sur blanc et netteté de bas-relief96. » Le peintre

« fait explicitement référence au modèle du putto, aussi bien d’un point de vue formel

qu’iconographique, pour élaborer sa propre typologie du personnage obèse, faute de

modèle préexistant. Il reprend les bourrelets qui se succèdent sur le corps potelé des putti

pour les transposer sur le corps adulte. Il parvient ainsi à illustrer, dans toute son ampleur,

la gêne fonctionnelle qui emprisonne les corps de Silène et de la femme à sa gauche,

puisqu’ils sont en effet totalement incapables de marcher97. »

Impressionné par les travaux de Mantegna, le jeune peintre allemand Albrecht Dürer

(1471-1528) reprendra, à sa façon, le thème du personnage obèse à travers une étude

systématique des proportions du corps des petits, des maigres et des obèses. Son Traité des

proportions, paru à titre posthume en 1528, pose non seulement de nombreuses réflexions

d’ordre esthétique sur le corps, mais également d’ordre social sur ce corps qui incarne

l’excès de poids et la démesure. Pour la première fois, avec Dürer, l’obésité est mesurée,

analysée mathématiquement sous toutes ses coutures, inscrite dans le célèbre cercle du

canon des proportions idéales de Vitruve. Mais le corps obèse résiste à toute

systématisation mathématique. Impossible de totalement le cadrer dans le cercle de

Vitruve. Impossible de « localiser les amas graisseux situés au niveau du ventre, mais aussi

pour définir le seuil entre le gros et le très gros98. » Problème de mesure donc, tant sur le

95 La première œuvre, conservée au Louvre, est un tableau réalisé en 1504 pour le studiolo d’Isabelle d’Este,

la seconde un dessin conservé au British Museum qui a été gravé par l’atelier de Mantegna vers 1500 ; cf J.

Martineau (éd.), Andrea Mantegna, peintre, dessinateur et graveur de la Renaissance italienne (cat. exposition

: Londres / New York, 1992), Paris / Milan, Gallimard / Electa, 1992, p. 438-441 et 462-467. (Source : Pellé,

A.S. (2012), op. cit.). 96 Dagen, P. (2008), « L'œuvre obstinée de Mantegna », Culture, Le Monde, 30 septembre. 97 Pellé, A. S. (2012), op. cit. 98 Idem.

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plan mathématique que moral, dans cette impossibilité d’évaluer objectivement

l’envahissement séreux, aussi bien que d’évaluer l’emportement quasi compulsif du très

gros dans ses abus de nourriture et de boisson.

Par rapport au Moyen-Âge où dominait l’art plus guerrier du chevalier, la Renaissance

impose l’apparence du courtisan et de ses manières affinées. Désormais, l’énorme est

dévalorisé. Le gros et le grossier se rapprochent davantage, ce qui n’est pas sans

conséquence, car il est supposé qu’une possible noblesse puisse émaner d’une grosseur

mesurée. D’une part, le gros, tout comme au Moyen-Âge, conserve son ascendance sociale.

L’homme de robe, celui qui détient certains pouvoirs, en témoigne : l’abondance est au

service de l’ascendance. Le trop gros suscite la défiance. Le XVe siècle redéfinit dès lors

les frontières entre gros et très gros : la critique est « centrée davantage sur la lenteur, la

fainéantise, voire l’inintelligence des choses et des gens. Le soin envers le gros s’accentue

aussi, centré davantage sur les régimes et les contraintes physiques, ceintures ou corsets,

directement appliqués sur les chairs99. »

Le champ du gross’élargit : la grosseur physique devient lourdeur globale liée aux péchés

capitaux. Les pôles d’attention se sont déplacés. Dès lors, ce n’est plus tout à fait le très

gros, la gourmandise et la gloutonnerie qui sont spécifiquement visés comme au Moyen-

Âge, mais la paresse, la mollesse et l’inefficacité. D’autre part, le discours médical tend à

prôner une certaine retenue pour être en santé. Par contre, étant donné que le médecin n’est

pas encore en mesure d’expliquer les modes d’engendrement et de composition de la masse

adipeuse, il ne peut qu’en constater les effets : démarche chaloupée, comportements, traits,

silhouette empâtée fortement marquée par la cellulite, allure de la peau, rougeur du visage,

épaississement des veines, sentiments divers d’élancement ou de pesanteur. Constat pour

le médecin : il s’agit bien d’un individu trop sédentaire et trop bien nourri, comme il en

existait de plus en plus dans la classe la plus aisée de l’époque100 — les peintres sont là

pour le rappeler. Il s’applique dès lors à associer honte et gloutonnerie, inactivité et

fainéantise, d’où ses messages et recommandations « transformés en règles de vie, son

appel aux moralistes et aux théologiens, son évocation du plus grand péché : référence

99 Vigarello, G. (2010), op. cit. p. 59. 100 Delumeau, J. (1967), La civilisation de la Renaissance, Paris : Arthaud, p. 333.

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morale, encore, autant que vision médicale d’un corps dont il faut ménager les humeurs101-

102 » afin d’atteindre l’équilibre des proportions. L’homme se doit d’être ni trop mince ni

trop gros, tandis que la femme se doit d’être mince de taille et toute en poitrine. Comme le

souligne l’écrivain Pierre de Bourdeille Brantôme (1540-1614) : « pour rendre une femme

toute parfaite et absolue en beauté. […] Il lui faut trente beau sis [dont] trois larges : la

poitrine ou le sein, le front et l’entre-sourcil [et] trois estroites : la bouche, l’une ou l’autre,

la ceinture ou la taille et l’entrée du pied103. »

Avec la Renaissance, pour la première fois, se produit graduellement un glissement du

jugement moral visant le très gros qui atteint désormais le gros. Le bestiaire disponible

pour parler de cet obèse impénitent est bien étoffé. Alors que le porc, depuis l’Antiquité

est invariablement associé à la saleté, la gourmandise et la gloutonnerie, l’érudit italien

Cesare Ripa (1555-1622), dans son ouvrage Iconologia, traitera des différentes

problématiques liées au porc et à la représentation iconographique de différents vices, dont

la gourmandise et la gloutonnerie :

« ce n’est pas sans cause que pour emblème de ce vice [l’impiété], cette femme tient en

un de ses bras un cochon, pour montrer que comme il n’est point d’animal plus sale que

celui-ci104. […] Le pourceau goûte tout, jusqu’à la boue même et aux plus sales ordures :

mais nous laissons à part ces choses, puisqu’elles procèdent d’un effet de

gourmandise105. »

La gourmandise, quant à elle,

« est en effet telle qu’on la voit dans cette figure. Elle a un col de grue, pour goûter plus

longtemps et plus délicieusement le vin et les viandes, qu’elle tient en l’une et l’autre

101 Vigarello, G. (2010), op. cit. p. 52. 102 À remarquer ici la similitude entre le discours du XVe siècle et celui d’aujourd’hui. Des règles de vie

formulées par un cortège de spécialistes du XXIe siècle — médecins, nutritionnistes, kinésiologues — formés

aux pratiques scientifiques les plus rigoureuses dont la crédibilité peut difficilement être mise en doute. Une

morale du péché qu’entretiennent des émissions de téléréalité comme The Biggest’s Loser, qui montrent

l’excès aux téléspectateurs où des entraîneurs ne cessent de rappeler à des participants obèses à quel point ils

ont failli à leur responsabilité d’être en santé. 103 Brantôme, Pierre Bourdeille de ([1740] 1872), La vie des dames galantes, Nouvelle édition revue et

corrigée sur l'édition de 1740, Paris : Garnier Frères Éditeurs, p. 153-154. 104 Ripa, C. (1677), Iconologie, ou les principales choses qui peuvent tomber dans la pensée touchant les

Vices et les Vertus, sont représentées sous diverses figures, Paris: Louis Billaine, p. 214. 105 Idem., p. 55.

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main ; et comme elle est insatiable, ce n’est pas merveille si elle a le ventre si gros, vu

qu’elle ne pense qu’à s’engraisser, à l’imitation du pourceau qui l’accompagne106. »

Par sa description de la gourmandise, Ripa élargit ainsi le champ du bestiaire et y ajoute

les animaux aux longs cous :

« […] et ne parlons non plus des oiseaux à long col, tels que la grue et l’onocrotale

semblable au cygne, puisqu’ils sont aussi de vrais symboles d’un appétit gourmand et

tout à fait déréglé. […] Témoin Phyloxène fils d’Éritride, qui se plaignait contre la Nature

de ce qu’elle ne lui avait donné le col d’une grue, pour pouvoir plus à loisir et plus

longtemps goûter le vin, et savourer les viandes107. »

L’Antiquité confirme les dires de Ripa et renvoie à des symboles de gourmandise et de

dérèglement. La grue sera aussi cette femme facile et vénale, la prostituée, d’où

l’expression faire le pied de grue (attendre un client). Le champ lexical s’étendra à la

bécasse, à la dinde, à l’oie pour parler d’une personne niaise, le plus souvent une femme.

L’avarice sera aussi liée à la grosseur du ventre :

« Cette femme qui a le ventre si gros, qui tient une bourse, et qu’un loup maigre

accompagne, ne représente pas mal le naturel des avares, lesquels semblables aux

hydropiques, ne peuvent éteindre la soif qu’ils ont des richesses, mais tels que des loups

ravissants, ont pour les choses du monde une faim insatiable, ou même enragée108. »

La stigmatisation de l’obèse sera aussi en fonction des qualités humorales d’un individu,

liée une fois de plus à des animaux :

« Le flegmatique est un homme gras et replet, ayant le teint blanc, [...] parce que de la

même sorte que la sécheresse du corps procède de la chaleur, la réplétion et la graisse

sont causes, selon Galien, d’un excès de froideur et d’humidité. On l’habille de la

fourrure d’un blaireau, pour montrer que le flegmatique n’est pas moins paresseux ni

moins assoupi que cet animal : ce qui procède de ce qu’il n’a fort peu d’esprit. [...] D’où

il arrive que les flegmatiques ne sont guères propres à l’étude, à cause qu’ayant l’esprit

106 Idem., p. 207. 107 Idem., p. 55. 108 Idem., p .193.

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émoussé, ils ne peuvent comprendre rien de sublime et de grand. Ce qui est encore donné

à connaître par la tortue, qui ne marche que pesamment et à pas tardifs109. »

Et le flegmatique serait aussi cuisinier, ce cuisinier gourmand qui a cédé la place au

moine glouton du Moyen-Âge. Sa fonction le dévalorise, le relègue à la saleté, la grosseur

et la lenteur, victime qu’il serait de son vice, la gourmandise. L’écrivain italien Tomazo

Garzoni (1549-1589) parle en termes éloquents du vice du cuisinier :

« […] mangeant à chaque heure et à chaque moment comme des affamés ; de l’action,

rôtissant, faisant frire, tournant la broche, faisant cuire la marmite, léchant, buvant

comme un ivrogne et se remplissant le ventre ; de la passion, souffrant de la fumée dans

les yeux, du feu aux mains, la teinture à la moustache, l’ébriété à la tête, le vomi au

ventre, fait réceptacle et sentine de toutes les ordures de la bouche110. »

L’image est installée : le cuisinier est à la fois gourmet, goulu, goinfre, glouton, ivrogne,

gros, sale, couvert de graisse et de vomissures. À l’origine des plaisirs de bouche, à la

croisée des chemins entre les traités culinaires et les traités artistiques, devenu protagoniste

des livres de cuisine, « le corps du cuisinier gourmand [au ventre énorme] est souvent un

simple repoussoir, subordonné à un dessein parodique […]111 ». Et ce corps ventru sera

fort bien dépeint par le dessinateur suisse Just Amman (1539-1591) avec le Cuisinier dans

sa cuisine (1581) où un cuisinier ventripotent, couteau et écuelle à la main, trône dans sa

cuisine. Le peintre Albrecht Dürer, avec L’hôtesse et le cuisinier (1496), représentera deux

personnages bien en chair, l’homme obèse au ventre saillant, aux cuisses généreuses et aux

mamelons développés, et la femme dont la robe laisse deviner un gros ventre. Pour sa part,

Rabelais, pour parler de ballonnement et de pesanteur du ventre, créera le mot embonpoint

pour désigner la corpulence ni trop grasse ni trop maigre à partir de l’expression en bon

point inscrite dans différents passages mentionnés dans les Cent Nouvelles nouvelles :

« très belle, gente de corps et en bon point112 »; « l’abesse, qui belle et jeune et en bon

109 Idem., p. 64. 110 Garzoni, T. (1585), Piazza Universale di tutte le professioni del mondo, Venetia : Giovanni Battista

Somalco, p. 1097, traduction de Valérie Boudier (2012), « Le cuisinier gourmand au XVIe siècle, lecture

iconographique », in K. Karila-Cohen et F. Quellier (eds), Le corps gourmand, Rennes : Presses

universitaires de Rennes, p. 225. 111 Boudier, V. (2012), « Le cuisinier gourmand au XVIe siècle, lecture iconographique », in K. Karila-Cohen

et F. Quellier (eds), Le corps gourmand, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 221. 112 Pot, P. (de Loan, P.) ([1462] 1858), Les Cent Nouvelles nouvelles, Paris : P. Jannet, p. 129.

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point113 » ; « cette vaillante femme, jeune, fraîche et en bon point114 » ; « cette meunière

très belle et en bon point115 ».

Faut-il préciser que les observations de Ripa et de Rabelais, les représentations d’Amman

et de Dürer, ne procèdent pas en tant que telles d’une démarche entièrement originale. Il

faut que leurs commentaires, leurs peintures, leurs gravures et leurs dessins s’ancrent dans

un registre de valeurs sociales déjà établies en constante construction et mutation ; ils

donnent à voir une époque, ils donnent à saisir les glissements de catégories et de jugement

moral. Il faut vraisemblablement supposer que la stigmatisation du très gros opérait depuis

un certain temps déjà. Déjà à la Renaissance, et il faut même remonter jusqu’à l’Antiquité,

le corps de l’obèse était porteur d’identités sociales, incorporait une multitude de vices,

depuis l’avarice, en passant par l’impiété et la gloutonnerie, jusqu’à la paresse, l’indolence,

l’idiotie et la faiblesse d’esprit. Les traités de civilités diront des gourmands qu’ils

« tiennent toujours trois morceaux au lieu d’un, l’un à la bouche, l’autre à la main et le

troisième des yeux au plat ou à l’assiette116. » Les obèses, associés au gourmand, sont aussi

« ces hommes, qui ont ordinairement un gros ventre, une face rebondie, et une voix de

tonnerre, […] ils ont en général mauvais ton, ils manquent presque toujours d’éducation,

et leur conversation est à peu près nulle […] Ils sont très gros mangeurs […] On les

reconnaît à leur cou apoplectique, à leurs épaisses moustaches et à leur visage bouffi et

enviné117. »

L’apparence du corps médiatise ainsi la perception des autres. Le corps obèse agit

systématiquement comme trait distinctif de la personnalité de son propriétaire. Le très gros

est non seulement un idiot sans éducation et incapable de conversation, mais aussi un

profiteur et un abuseur dont l’état même renvoie à une pathologie, l’apoplexie. Dans un

seul individu se concentre un ensemble de vices et de jugements moraux où le corps obèse

met en avant des groupes sociaux et des métiers. La corpulence reflète une structure sociale

113 Idem., p. 114. 114 Idem., p. 125. 115 Idem., p. 17. 116 La civilité d’Érasme imitée en français par C. Calviac, 1560, cité par Bonnet, J.C. (1977), « La table des

civilités » , La qualité de la vie au XVIIe siècle, 7e colloque de Marseille, Marseille, n° 109, p. 102. 117 Grimod de La Reynière (1807), Almanach des gourmands servant de guide dans les moyens de faire

excellente chère ; par un vieil amateur, Cinquième année, Paris : Cellot / Maradan, p. 51-52.

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et un statut social, le ventre en est le témoin, concentrateur de la graisse. Le corps obèse

est définitivement un corps anormal, tant sur le plan physiologique, par ses débordements

adipeux, qu’esthétique, parce que de mauvaises proportions, que social, par ses déviances

aux normes de la bonne société.

Ce changement graduel de perspective, tant dans l’iconographie que dans les mots, n’est

pas sans conséquence, car il engage une nouvelle façon d’envisager les frontières du corps

en excès de graisse, de le stigmatiser en fonction de son apparence, de ses dimensions, de

ses comportements et de ses attitudes. Cette nouvelle vision de la masse adipeuse qui

transforme les chairs annonce aussi des pratiques pour la réguler et la contrôler. Une vague

idée de grosseur mesurée s’installe, qui n’est pas encore celle de la minceur prônée à partir

du XIXe siècle, mais elle fait tout de même son chemin.

La représentation du corps à la Renaissance est triple : (i) celle d’un corps idéal dont les

peintres rendent compte, un corps à l’image même de l’humanisme, à savoir, un corps

réapproprié ; (ii) celle d’un corps collé à la réalité de certaines professions ou positions

sociales où le ventre est privilégié — bourgeois, cuisiniers, boulangers, bouchers ; (ii) celle

d’un corps obèse qui se situe aux extrêmes de l’idéal des proportions, objet de satire,

symbole de l’ivresse, de la gloutonnerie, de l’obscénité et de l’ignorance. Ce sont là trois

visions qui forment la trame de la représentation d’un corps qui se cherche encore et que

Peter Paul Rubens se réappropriera au XVIIe siècle.

XVIIe siècle : avoir un corps

C’est au XVIIe siècle que l’aversion envers le corps en excès de graisse prend

définitivement source avec le passage du statut d’être un corps à celui d’avoir un corps

dont l’individu est personnellement et socialement responsable : le corps est devenu

support des relations sociales et porteur d’identités. Le fait d’être en surpoids ou obèse

traduirait par conséquent ce manque de contrôle et de volonté face à cette nouvelle

responsabilité d’avoir un corps. Le corps en excès de graisse devient cible de

stigmatisation. Les mots et les images sont là pour en témoigner, puisque l’iconographie et

la littérature du XVIIe siècle font du très gros un individu paresseux, mou, indolent,

fainéant, profiteur, et abuseur. Et c’est bien de cette crainte de l’amollissement que provient

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la modernité corporelle, celle qui subsumera toutes les interventions à venir sur le corps au

cours des siècles qui suivront.

En fait, le XVIIe siècle est un siècle charnière pour le corps, une rupture en quelque sorte

par rapport au siècle précédent : le corps ne s’inscrit plus dans le cosmos sous l’égide de la

Raison, qui vérifie, analyse, démonte, dissèque et décortique. La thèse mécaniste gagne en

popularité où le savoir se réduit au seul aspect identifiable des processus, où le corps est

livré aux seules lois des forces mouvantes. Le fonctionnement du corps est assimilé à celui

des machines : montres et horloges, pompes et fontaines. Le corps est irrémédiablement

soumis aux lois déterministes de la matière : il est une mécanique complexe faite de

circuits, de flux et d’articulations. Prolongement aussi de l’idée de mouvement du XVIe

siècle où le corps est dorénavant associé à un agencement de poulies, de leviers, de couples

de force et de ressorts.

Le peintre Pierre-Paul Rubens (1577-1640), pour sa part, participe à cette représentation

du corps en grossissant les volumes, en déformant les chairs, les têtes et les cous, en

boursouflant les ventres et les membres dans un effondrement systématique des chairs. Sa

propre version des Trois grâces déchues, par rapport à celle de Raphaël au siècle précédent,

est une claire indication de vouloir montrer ce débordement de chairs en expansion sous

l’effet d’une masse adipeuse croissante. Dans l’une de ces lettres, Rubens dira à son

interlocuteur à propos de cet envahissement adipeux :

« La principale raison pourquoi les corps humains de notre temps sont différents de ceux

de l’antiquité, c’est la paresse, l’oisiveté et le peu d’exercice que l’on fait. Car la plupart

des hommes n’exercent leur corps qu’à boire et à faire bonne chère. Ne vous étonnez

donc pas, si, amassant graisse sur graisse, on a un ventre gros et chargé, des jambes

molles et énervées, et des bras qui se reprochent à eux-mêmes leur oisiveté118. »

Considéré sous cet angle, le gros serait victime de sa paresse et de son insatiable

gourmandise119. Il est objet de curiosité avec sa graisse paralysante qui infiltre le corps

118 Gachet, E. (1840), « Lettre inédites de Pierre-Paul Rubens », trad. par René de Piles du fragment latin sur

l'Antique, in Cours de peinture par principes, p. 127, in-12, 1766, Bruxelles : Hayez, p. lxxxi. 119 Difficile, une fois de plus, de ne pas se référer à la téléréalité américaine The Biggest Loser où les

entraîneurs montrent par « A+B » aux participants le résultat de leur paresse et de leur insatiable gourmandise

en les affichant sur une pesée pour le plus grand plaisir de millions de téléspectateurs ; aujourd’hui, la paresse

et la gourmandise se mesurent objectivement.

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dans ses moindres interstices, craquelant les chairs. À l’inverse du corps magnifié et

glorifié du XVIe siècle, le XVIIe siècle met en scène un corps dans ce qu’il a de plus

ordinaire, « fait d’humeurs et de graisse, sécrétant odeurs et suintements, aux fonctions

organiques inavouables120 », ramené à son plus petit dénominateur commun, corps grossier

qui « étale sa matérialité physique où l’embonpoint érotique devient obésité

répugnante121. » Paradoxalement, à l’inverse de ce corps grossier, avec Rubens, ce sont

trois siècles d’art et d’excès de graisse qui se profilent. De Jacob Jordaens (1593-1678) à

Pierre-Auguste Renoir (1841-1919), « déités plantureuses, cupidons à fossettes, voire

martyres potelées ou saintes mamelues122 » peupleront la peinture où les « formes

rebondies, à l’égal des nuées qui ravissaient les béates jusqu’aux parvis [les accueillent par]

des rondes de chérubins dodus123. »

La représentation iconographique des rois et des puissants se distingue également de celle

du siècle précédent. Il ne s’agit plus de montrer le roi ou le noble vêtu de son armure,

chevauchant sa monture, pourfendant l’ennemi ou s’adonnant à la pratique de la chasse,

mais bien plutôt de mettre en valeur de nouvelles représentations du corps à travers ses

apparences :

« attitude moins massive, par exemple, travaillée par l’élégance, le maintien. Il s’agit,

plus profondément encore, d’un renouvellement des valeurs données à l’excellence

physique […]. Un ensemble de références […] centrées davantage sur le raffinement de

la pose et des vêtements que sur l’expression physique de la force124. »

Et cet avènement de l’« honnête homme », qui représenterait cet achèvement de la

civilité, courtois et cultivé, mesuré et sans excès, de justes proportions et maître de lui-

même, proposé par Érasme (1466-1536) un siècle plus tôt dans son traité intitulé La civilité

puérile (1530), représente fort bien ce corps civilisé dont les manifestations naturelles,

fonctionnelles et corporelles sont tenues à distance et contrôlées. Le XVIIe siècle

s’emparera de cette représentation du corps et la montera en modèle où monsieur Jourdain,

120 Laneyrie-Dragen, N. (2008), L’invention du corps, Paris : Flammarion, p. 162. 121 Arasse, D. (2005), op. cit., p. 476. 122 Sendrail, M. (1967), op. cit., p. 109. 123 Idem., p. 111. 124 Vigarello, G. (2005), « S’exercer, jouer », G. Vigarello (ed), Histoire du corps. Tome 1. De la Renaissance

aux Lumières, Paris : Seuil, p. 248.

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le Bourgeois gentilhomme de Molière, gras et replet, cherche à atteindre une classe sociale

qui n’est pas la sienne, qui n’a pas compris que la noblesse ne consiste pas en un

déguisement, mais dans l’élégance, le maintien et la juste mesure, alors qu’il est tout sauf

cela. Ne demandera-t-il pas « Est-ce que les gens de qualité apprennent la musique ? »

L’obèse, dans cette perspective, ne représente pas cet honnête homme mesuré et raffiné,

bien au contraire. Il est à mille lieues de cet idéal de raffinement, d’élégance et d’excellence

physique. Il est ce corps massif, brutal, grossier, balourd, à peine civilisé, qui ne peut

prétendre à la prestance, car la graisse n’est ni tenue à distance ni contrôlée.

En somme, alors que Rubens déforme volontairement le corps, se moque délibérément

du corps en excès de graisse du bourgeois, alors qu’ailleurs le corps est montré dans sa

souffrance sous différentes facettes mille fois reproduites, celui des élites et des nobles

suggère, a contrario, la minceur, la retenue, la découpe, l’élégance et le raffinement. Avec

ces trois types d’iconographies, le XVIIe siècle renvoie à la population l’image d’un corps

socialement stratifié : le corps souffrant du peuple, le corps boursouflé des bourgeois trop

bien nourris, le corps civilisé, cultivé, raffiné et élégant de l’élite.

La minceur, et il s’agit bien là de son aspect le plus marquant au XVIIe siècle, touche

particulièrement la femme. L’amincissement féminin devient de plus en plus une

préoccupation qui commence avec la dame du palais que l’on destine avant tout à un rôle

esthétique :

« une apparence féminine faite pour l’accueil, le dedans, l’ornement des demeures et des

appartements, alors que l’apparence masculine serait faite pour le dehors, l’affrontement

des choses et des gens. Autant de différences renforcées sans ambiguïté dans les traités

de beauté du XVIIe siècle : la force pour l’homme, la beauté pour la femme ; à l’un le

travail de la ville et des champs, à l’autre le couvert de la maison125. »

Mais plus concrètement, il faut voir aussi comment la femme se retrouve dans une telle

position. Les propos de Peter-Paul Rubens publiés dans Théorie de la figure humaine126

125 Vigarello, G. (2010), op. cit., p. 119. 126 Rubens, P. P. (1773), Théorie de la figure humaine, considérée dans ses principes, soit en repos ou en

mouvement, gravures de Pierre Aveline, Paris : Charles-Antoine Jombert.

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sont éclairants à plus d’un égard à ce sujet. Il ouvre comme suit le chapitre intitulé Des

proportions de la femme :

« Les éléments de la figure humaine sont différents dans l’homme et dans la femme, en

ce que dans l’homme tous les éléments tendent à la perfection, comme le cube et le

triangle équilatéral : dans la femme, au contraire, tout se trouve plus faible et plus petit.

D’où il arrive que, dans la femme, la perfection est moindre, mais l’élégance des formes

est plus grande. On peut inférer que, pour la perfection des formes, la femme tient le

second rang après l’homme, étant plus sujette à la prédestination : la forme de l’homme

n’a donc besoin d’aucun autre animal, mais elle est construite sur ses propres principes :

l’idée de la beauté de l’homme ayant été créée parfaite, comme il est très probable qu’elle

a existé primitivement dans Adam et le Christ127. »

À remarquer ici le statut inférieur de la femme par sa perfection moindre,

comparativement à celle de l’homme qui est parfaite, et son second rang dans l’échelle de

la création. À remarquer aussi le rôle d’élégance dans lequel la femme est cantonnée. Bien

que les propos de Rubens s’inscrivent dans une démarche pédagogique destinée aux

peintres, il n’en reste pas moins que, en creux, tous les repères sociaux féminins de l’époque

s’y retrouvent :

« En un mot, dans la figure de la femme, il faut obtenir que ses traits ou les contours de

ses muscles, sa façon de se poser, de marcher, de s’asseoir, tous les mouvements et toutes

ses actions soient représentées de manière qu’on n’y aperçoive rien qui tienne de

l’homme ; mais que, conformément à son élément primitif, qui est le cercle, elle soit

entièrement ronde, délicate, et souple, et entièrement opposée à la forme robuste et virile.

À la beauté des formes et des contours délicats de la femme, il faut ajouter beaucoup de

modestie, et une grande simplicité et égalité dans la contenance. Il faut surtout éviter

avec soin, soit dans les membres, soit dans ses attitudes, toute raideur et apparence de

muscles128. »

Rondeur, délicatesse, souplesse, contours délicats, mais surtout modestie dans

l’apparence, simplicité et égalité dans la contenance, articulent une vision du corps féminin

qui prend racine au XVIIe siècle et qui objectivera la représentation que la femme se fera

127 Idem., p. 49. 128 Idem., p. 52.

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de son corps au XXIe siècle. La chose n’est pas banale. Elle est fortement porteuse de

représentations d’identités. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les propos de Rubens

concernant le corps féminin idéal :

« Le corps ne doit être ni trop mince ou trop maigre, ni trop gros ou trop gras, mais d’un

embonpoint modéré, suivant le modèle des statues antiques. La chair solide, ferme, et

blanche, teinte d’un rouge-pâle, comme la couleur qui participe du lait et du sang, ou

formée par un mélange de lys et de roses. Le visage gracieux, qui ne soit défiguré par

aucune ride : le col un peu longuet, charnu, fait au tour, d’un blanc de neige, dégagé, et

sans aucun poil. Les épaules médiocrement larges : les bras ronds et mollets : la main

longue et charnue, les doigts allongés et flexibles, qui se plient et se courbent pour

toucher avec légèreté. La poitrine unie et ample, avec un peu d’élévation : les tétons ou

mamelles doucement séparées, ronds, point flasques ni mous, saillant modérément sur la

poitrine. Les reins vers la ceinture doivent être plus étroits que le haut du corps, en sorte

que cette partie ait une forme triangulaire. Le pli des hanches, la hanche ou le haut de la

cuisse, et les cuisses elles-mêmes doivent être larges et amples. La peau du ventre ne doit

pas être lâche, ni le ventre pendant, mais mollet et d’un contour doux et coulant depuis

la plus grande saillie jusqu’au bas du ventre. La partie naturelle petite et relevée. Les

fesses rondes, charnues, d’un blanc de neige, retroussées, et point du tout pendantes. La

cuisse enflée, surtout du côté où elle se joint aux fesses : le genou charnu et rond. La

jambe doit être droite, dont le gras saille avec élégance, faire au tour, allant en diminuant

avec grâce, comme une pyramide, jusqu’au talon.129 »

À bien y regarder, le XVIIe siècle inscrit en toutes lettres le programme de représentation

du corps de la femme des XXe et XXIe siècles dont s’empareront les industries de la beauté,

du contrôle du poids, de la remise en forme, de l’alimentation et de la chirurgie esthétique.

L’absence de rides, la nuque tout juste charnue, les épaules bien espacées, les seins ronds

et fermes, les fesses rebondies, les reins et les hanches bien proportionnés, la peau du ventre

lisse et ferme, la cuisse tout juste bien en chair, la jambe droite, galbée et élégante, sont là

des éléments de représentations du corps féminin que Rubens avait très bien cerné.

Concrètement, ce que Rubens décrit n’est pas une simple vue de l’esprit, mais bel et bien

une inscription pérenne du corps de la femme. Et c’est bien sur cette représentation du

129 Rubens, P. P. (1773), op. cit. p. 50.

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corps féminin que s’appuieront toutes les interventions qui seront par la suite déployées

pour accéder à ce type de corps. Par contre, rares sont les corps féminins en mesure de

rencontrer l’ensemble de ces exigences. Pour s’en approcher, et sans disposer de tout

l’arsenal technique, technologique et médical du XXIe siècle, les médecins tenteront de

contraindre les chairs par différents artifices : « Elles ont un corset ou camisole qu’elles

appellent corps piqué, qui rend leur tournure plus légère et plus svelte. Il est agrafé par

derrière ce qui rend encore plus belle la forme du sein130 », l’idée étant de mouler les formes

et les traits et attendre d’eux qu’ils se plient aux volumes imposés :

« Technique décisive, cette constriction des chairs confirme une double visée : la

tentative de limiter la grosseur d’une part, la croyance aux effets des contraintes

mécaniques de l’autre. Une nouvelle ère s’ouvre, imposant l’espoir d’agir directement

sur les formes en les obligeant131. »

Il va sans dire que la femme obèse ou en excès de poids déroge non seulement à ce

modèle idéal du corps féminin proposé par Rubens, ce modèle attendu par le XVIIe siècle,

« ni trop mince ou trop maigre, ni trop gros ou trop gras, mais d’un embonpoint

modéré132 », mais qu’il contrevient aussi aux propositions générales de l’époque en matière

d’éducation, d’alimentation, d’activité physique et d’évacuation. Reste tout de même la

volonté de prévenir tout échappement de ventre, de modeler le corps pour le cadrer dans

cette vision. En somme, le XVIIe siècle amorce un travail sur l’extérieur du corps avec

corsets et autres artifices de contrainte des chairs sans pour autant en changer sa

configuration, alors que le XXIe siècle viendra modifier la donne en travaillant à l’intérieur

même du corps par la chirurgie. Dans l’un comme dans l’autre, il n’y a que cette simple

volonté de modeler ou de remodeler le corps. Et cette nouvelle perspective préfigure du

corps féminin de la modernité et de la modernité avancée. Elle en inscrit les fondements.

La représentation du corps masculin se modifie également. Le caractère péjoratif du

cuisinier gourmand du XVIIe siècle s’efface graduellement : « le cuisinier devient svelte,

130 Tommaseo, M. N. (1838), Relations des ambassadeurs vénitiens sur les affaires de France au XVIe siècle,

Paris : Imprimerie Royale, p. 559. 131 Vigarello, G. (2010), op. cit. p. 120. 132 Idem.

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civilisé et homme de science133 », comme le souligne particulièrement bien Grimod de la

Reynière dans son Almanach des gourmands :

« Il importe donc essentiellement qu’un cuisinier soit pourvu d’une délicatesse extrême

dans tous ses sens et dans tous ses organes. Mais ses qualités physiques ne sont rien

auprès des qualités morales que cet état exige. Zèle, probité, désintéressement, activité,

propreté, coup-d’œil juste, esprit calme, observateur et profond ; sobriété, vigilance,

fermeté, patience, modération, modestie, amateur du travail, attachement à ses maîtres,

etc. voilà ce qu’on doit trouver dans un cuisinier vraiment de ce nom ; ce qui suppose

une bonne éducation et une sagesse imperturbable134. »

Il s’agit d’un véritable changement de registre. Si le moine — ce glouton du Moyen-Âge

— et le cuisinier — ce gourmand de la Renaissance — incarnaient les défauts et les vices,

c’est désormais le bourgeois trop gras et trop gros qui prendra leur place : les mots pour le

désigner, par rapport aux siècles précédents, sont à la jonction de cette nouvelle redéfinition

du corps et de la responsabilité que l’individu a envers celui-ci : balourd, empoté,

maladroit, paresseux, lâche, oisif, gourmand, goinfre, fainéant, incapable, profiteur,

abuseur.

Le lexicographe Antoine Furetière, dans son dictionnaire135, définit comme suit

l’embonpoint : « Pleine santé qui est accompagnée d’un peu trop de graisse ». La

définition a de quoi surprendre pour un homme du XXIe siècle, habitué qu’il est à entendre

parler du combat contre l’obésité et du corps mince et en santé qui n’a aucun excédent de

graisse. Les mots traitant de la graisse, au sens propre — gras, grasset, grassouillet, ventru

— comme au sens figuré — coche, dodu, gras double —, y trouvent également leur place :

Gras, grasse : Qui est chargé de graisse, plein de graisse, qui a de l’embonpoint. [...] Un

homme gras et replet.

Grasset : diminutif de gras.

Grassouillet : autre diminutif de grasset. Qui est gras et douillet.

133 Boudier, V. (2012), op. cit., p. 242. 134 Grimod de La Reynière (1807), op. cit., p. 62-63. 135 Furetière, A. (1690), Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que

modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, tome 1, 2 et 3, La Haye : Arnout et Reinier Leers.

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Ventru : qui a un gros ventre.

Dodu : gras, potelé, douillet. C’est un homme bien gras, bien dodu. On le dit aussi

figurément d’un homme riche et aisé, qui vit délicatement. Cet homme est dodu. On dit

aussi d’une femme qui a beaucoup d’embonpoint qu’elle est dodue.

Coche : truie ; la femelle du verrat. […] On dit figurément et bassement d’une femme

extraordinairement grasse, et trop chargée d’embonpoint, que c’est une grosse coche ;

une vieille coche.

Gras : [...] On dit qu’une femme dort la grasse matinée, pour dire qu’elle se lèvera tard

et qu’elle se tient au lit pour devenir grasse [...] On dit aussi gras comme un moine, pour

dire, fort gras.

Glouton : goulu, gourmand qui mange avec avidité, qui engloutit.

Gouliaffre : glouton, homme qui mange avec avidité.

Goulu : gouliaffre, glouton, gourmand qui mange beaucoup ert fort vite.

Gourmand : celui qui mange avec avidité et intempérance.

Gras double : [...] On dit qu’un homme est chargé de gras double quand il a le ventre si

gros, qu’il s’y fait comme des feuillets sur la peau qui semble être redoublée.

Alors que l’embonpoint des marchands et des bourgeois témoigne de leur réussite et de

leur richesse, celui de la femme semble être la cible d’un jugement moral : « une grosse

coche », « elle se tient au lit pour devenir grasse », sans compter qu’est toujours présente

cette dérive vers le très gros, comme pour les siècles précédents, qui dérange : le « gras

double » représente et décrit bien cet individu.

Dans les œuvres théâtrales, les mots soutiennent non seulement l’apparence du gros et

du très gros, mais ils le stigmatisent également. Molière (1622-1673), avec son Bourgeois

gentilhomme (1670), suggère un monsieur Jourdain qui a de l’embonpoint dont les

rondeurs conviennent bien à l’homme fortuné. La tradition théâtrale en a d’ailleurs fait un

« gros bouffon », un « dindon superbe », un « balourd gesticulant », un personnage qui

révèle sa raideur et sa couardise, alors qu’il apprend l’art noble et élégant de l’escrime.

Dans l’œuvre de Shakespeare (1564-1616), le corpulent Jack Falstaff dit au futur roi Henri

V, alors qu’il risque d’être expulsé ou exécuté :

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« Si être vieux et heureux est un péché [...] si être gros, c’est être détesté [...] bannissez

Pistol, bannissez Bardolph, bannissez Nym, mais [...] ce si gentil Falstaff [...] vaillant

Jack Falstaff, peut-être le plus vaillant de tous, ce vieux Jack Falstaff. [...] Bannissez ce

gros Jack, bannissez tout le monde.»

Pour rappel, ce personnage obèse créé par Shakespeare, ami et compagnon du prince Hal,

le futur Roi Henry V, est un individu obèse qui mange constamment et boit à se saouler,

vaniteux, vantard et lâche, un couard qui, sur le champ de bataille, déshonore le soldat,

vole, médit et calomnie. Il dira des soldats qu’ils ne sont que de la chair à canon (food for

powder). Il ira même jusqu’à poignarder le cadavre de son ennemi Hotspur qu’il traitera

comme un trophée de guerre. Les comportements du gros Jack, non seulement le placent-

ils dans une position intenable par rapport au roi, mais renvoient aussi cette image du gros,

lâche et veule, profiteur, gras et replet, abusant des bonnes choses de la vie. Falstaff incarne

le vice, mais plus encore, il incarne ce qui perturbe et déstabilise l’ordre social par ses

agissements, alors qu’il fait bombance et couche avec des femmes mariées. En fait, Jack

Falstaff représente ce que les citoyens britanniques détestaient le plus de l’aristocratie : des

gens paresseux, fainéants, immoraux, cupides et complaisants. Lorsque Falstaff dit au futur

roi, «Être gros, c’est être détesté», il ne saurait mieux traduire l’image que le XVIIe siècle

se fait du gros et du très gros. Deux siècles plus tard, François-Victor Hugo, fils du célèbre

Victor Hugo, dans sa préface de la traduction des œuvres complètes de Shakespeare, dira

de cette époque et du corps obèse :

« Les générations modernes sont à leur aise pour juger Henry VIII ; [...] elles peuvent

exposer dans sa turpitude repoussante ce monarque goutteux, à l’œil stupide, à la face

bouffie et luisante, tuméfié par le bien-être bestial, cloué par l’obésité sur la chaise percée

impériale, brusque, violent, infatué, irascible par pédanterie, implacable par dévotion,

effroyable en conscience, priant, sermonnant, blasphémant, écumant, et content de lui-

même. Mais, au temps de Shakespeare, on n’était pas libre de voir ainsi Henry VIII136. »

Certes, il est possible de supposer que François-Victor Hugo porte un regard sur le XVIIe

siècle à travers le prisme culturel du XIXe siècle. Par contre, il n’en reste pas moins que les

mots utilisés traduisent cette aversion envers Henry VIII par le seul défaut de sa corpulence.

136 Hugo, F. V. (1873), Shakespeare, Œuvres complètes, tome 13, Paris : Pagnerre, p. 35-36.

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François-Victor Hugo suggère que, parce qu’il est un «monarque goutteux», qu’il a une

«face bouffie et luisante», qu’il est «cloué par l’obésité sur la chaise percée impériale»,

qu’il serait brusque, violent, infatué, irascible, implacable et effroyable. En somme, le gros

et le très gros, par leur seule apparence, comme le suggèrent Molière, Shakespeare et

François-Victor Hugo, seraient porteurs de défauts dont les gens plus minces seraient peut-

être exempts. Et le glissement est d’autant plus intéressant par rapport au XXIe siècle, qu’il

représente un simple déplacement de classe sociale. Alors que ce sont les gens des classes

plus défavorisées et ceux du bas de la classe moyenne qui, aujourd’hui, sont les plus

susceptibles d’être victime d’obésité, les défauts auparavant attribués aux gens des classes

aisées ont tout simplement suivi ce glissement qui s’est effectué. Autrement dit, la

stigmatisation ne vise pas tant la classe sociale à laquelle appartient l’obèse que le corps

obèse lui-même.

En somme, l’apparence même du corps décrite par les mots est porteuse d’identités : « il

devient possible, pour quiconque sait [les] lire, de retrouver une âme à travers les replis du

corps137. » Autrement dit, une personne attend d’être révélée ou de se révéler une fois le

corps purgé et épuré de toute la graisse qui l’enveloppe. Le corps existerait dans son

enveloppe charnelle immédiate comme dans ses références représentatives. Il révélerait les

passions de manière naturelle et la personnalité par une sorte d’isomorphie entre l’intérieur

et l’extérieur.

Siècle des Lumières : le corps épanoui

C’est au XVIIIe siècle que l’individu devient responsable de sa condition et de ce qui lui

arrive. D’une part, dans la foulée de l’individu autonome annoncé par le Siècle des

Lumières, le corps, loin d’être un lieu de perdition, peut devenir, au contraire, une source

d’épanouissement. En somme, tout dépend de ce que l’individu fait de lui-même et de ce

qu’il se fait à lui-même. D’autre part, l’excès de graisse est pointé pour la première fois

comme un facteur ayant un impact psychologique et génésique. Impact psychologique,

dans le sens où l’excès de graisse rend l’individu malheureux et l’empêcherait d’avoir accès

137 Desjardins, L. (2001), Le corps parlant : savoirs et représentation des passions au XVIIe siècle, Québec :

Presses de l'Université Laval, p. 11.

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à l’amour. Impact génésique, dans le sens où l’excès de graisse découlant d’une

surabondance alimentaire et de la sédentarité serait responsable de son impuissance, tant

sexuelle que générale, d’où l’idée voulant qu’un corps beau, fort, endurant et de justes

proportions serait peut-être gage de santé. Au total, le XVIIIe siècle installe ce qui fera

repère pour réguler et normaliser le corps au cours des siècles suivants.

Si les XVe et XVIe siècles ont magnifié et glorifié le corps dans la peinture, si le XVIIe

siècle a mis en scène des corps mutilés et souffrants, gros et boursouflés, le Siècle des

Lumières s’engage dans une autre dynamique. La peinture se diversifie, semble être celle

d’un siècle « élégant et frivole, libre de mœurs, vif d’esprit, voué coupablement et

délicieusement à une fête insouciante138 ». Le style rococo, de 1750 à 1781, embellit la

femme, en montre ses plaisirs et sa volupté. Le thème des fêtes galantes, en rupture avec

la représentation des puissants des siècles passés, cherche plutôt à représenter les plaisirs

intimes et personnels ; c’est un retour sur soi dans la foulée de l’idée d’avoir un corps et de

l’exprimer. Le néo-classicisme, pour sa part, signale un retour à l’austérité. La surcharge

du rococo est abandonnée au profit d’une plus grande sobriété. La peinture de la Révolution

française dépeint le corps du sans-culotte comme un corps robuste, musclé et équilibré en

opposition à celui des élites, obèse, boursouflé et bouffi. La représentation iconographique

de corps en excès de graisse au XVIIIe siècle n’est pas simple à cerner. Seuls les enfants et

les chérubins semblent potelés. L’œuvre Groupe d’enfants dans le ciel (1766) de Jean-

Honoré Fragonard (1732-1806) montre une débauche d’enfants en excès de graisse à la

limite de la cellulite. Autrement, la graisse n’a plus la prédominance que lui donnait un

Rubens au siècle précédent. Elle est autre. Peut-être faut-il prendre ailleurs les repères de

la graisse en ce siècle qui privilégie la réactivité et le mouvement. À ce titre, le portrait de

Pierre-Jacques-Onésyme Bergeret de Grancourt, réalisé en 1774 par le peintre néo-

classique François-André Vincent (1746-1816), dépeint un individu en surpoids au ventre

flasque, aux mamelons naissants qui se laissent deviner à travers le chemisier, mais ne

tombe pas pour autant dans le corps boursouflé et craquelé par l’abondance des chairs

représenté jadis par Rubens ; le peintre est dans la retenue.

138 Starobinski, J. (1987), L’invention de la liberté, Paris : Flammarion, p. 9.

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Les hommes sont généralement représentés sous deux types différenciés : le noble svelte

et élégant et l’homme aux muscles saillants. Par exemple, et pour ne citer que ceux-ci, côté

noble svelte et élégant, on retrouve Les heureux hasards de l’escarpolette de Fragonard,

Le dépit amoureux de Laurent Cars (1699-1771). Côté muscles saillants, on retrouve le

Hercule et Omphale de François Boucher (1703-1770) et Le Verrou de Fragonard. En ce

qui concerne la femme, bien qu’elle semble grasse au regard des critères du XXIe siècle, la

majorité des peintres la représentent, selon l’expression du marquis d’Argenson, avec « un

joli embonpoint bien distribué139. »

Qu’il s’agisse de La naissance de Vénus et Diane sortant du bain de Boucher, Le feu aux

poudres de Fragonard, Égine visitée par Jupiter de Jean-Baptiste Greuze (1725-1805),

Femme nue et couchée de Jean-Antoine Watteau (1684-1721), le corps nu de la femme est

toujours charnu et sans excès de graisse. À l’inverse, lorsque le corps de la femme est vêtu,

il est mince de taille et tout en poitrine sous l’effet du corset à baleines. Le corps nu et le

corps vêtu de la femme ont ainsi chacun leur logique. Le premier, dans l’intimité, doit

rendre compte de la santé et de la capacité de la femme à enfanter dans ce siècle marqué

par l’idée de dégénérescence de la race. Le second doit plaire en société, inciter à la fête

galante et au plaisir. Les XXe et XXIe siècles, quant à eux, ne retiendront qu’une seule

logique : la minceur, tant dans l’intimité qu’en société. En fait, ce qui était intime au XVIIIe

siècle peut éventuellement être offert au regard des autres sur la plage aux XXe et XXIe

siècles ou en d’autres occasions.

D’autres supports iconographiques serviront également à structurer une certaine

représentation du corps : la gravure et la silhouette. Tout d’abord, les gravures de la

seconde moitié du XVIIIe siècle, en particulier les scènes du journaliste français Philibert-

Louis Debucourt (1757-1832), ou celles du caricaturiste écossais Isaac Cruikshank (1756-

1811), « s’ingénient à diversifier les contours, tout en désignant physiquement des

distinctions : celles allant du noble au roturier, du maître au serviteur, du dominant au

139 de Voyer Argenson, R.L. (1862), Journal et mémoires du Marquis d’Argenson, tome 4, Paris : Société de

l’histoire de France, p. 174.

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dominé, du corps replet au corps émacié140 » ; l’anatomie l’emporte sur le faste et le

spectacle de l’habit.

Avec la montée du journalisme, la presse est désormais un vecteur de diffusion des

représentations du corps. La caricature s’y taille une place tout à fait inédite jusque-là. Celle

de Cruikshank, intitulée Indecency (1799), est particulièrement éloquente à ce sujet, qui

représente une grosse femme urinant au coin d’une rue. Les gravures de Debucourt, à partir

de 1789, avec la liberté d’expression nouvellement instituée en France, trouvent un filon

profitable. Sa plus célèbre, publiée au bas de l’Almanach mural de 1791, représente une

grosse marchande qui vend des journaux à la criée et au numéro. Le peintre et graveur

anglais William Hogarth (1697-1764) sera un pionnier de l’investigation

morphologique141. Dans La diligence ou la Cour de l’auberge de campagne (1747),

Hogarth propose ni plus ni moins qu’un répertoire d’anatomies différenciées esquissant les

différentes facettes du paysage social. Ses œuvres, The Bench (1758) et Simon, Lord Lovat,

mettant en scène des magistrats gras, replets et obèses, ou An Election Entertainment

(1755), représentant un foisonnement d’individus aux morphologies fort différentes

occupés à festoyer, forment non seulement la trame d’une nouvelle prise de conscience de

la diversité des corps, mais également de jugements moraux à travers l’attitude et le

vêtement dans des contextes du quotidien de la vie des gens.

Un autre support iconographique, la silhouette, prendra d’assaut le paysage des

morphologies humaines. Le contrôleur des finances de Louis XV, Étienne de Silhouette

(1709-1767) sera à l’origine de l’expression à la silhouette (1759) désignant des objets faits

à l’économie, d’une façon sommaire. Rousseau, en 1765, adoptera l’expression profil à la

silhouette, qui définira le dessin au trait de profil exécuté en suivant l’ombre projetée par

un visage. Vers 1788, le mot silhouette deviendra ce qui décrit l’apparence morphologique

d’une personne. Le glissement n’est pas anodin, car il révèle le « trait singulier des chairs,

celui des galbes et des profils, avec d’infinies différences dans l’ampleur des poitrines, la

protubérance des ventres, la courbure de dos142 », qui s’affirme, et rend compte de la

140 Vigarello, G. (2012), La silhouette, Paris : Seuil, p. 26. 141 Idem., p. 27. 142 Idem., p. 29.

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diversité sociale représentée par l’image du commun, car le profil à la silhouette ne peut

se confiner à rendre uniquement compte des aristocrates. Il impose la diversité,

l’émiettement des allures et des fonctions sociales. Il s’agit bien du programme des

Lumières qui est ici souligné dans cette démarche : celle du corps réapproprié par chaque

individu, le corps qui manifeste la personne, le corps qui n’a qu’à exprimer lui-même.

Autre fait intéressant, le mot silhouette, en anglais, sera conservé tel quel. La silhouette est

ici en passe de s’imposer non seulement comme gabarit de référence, mais comme ce qui

permet également d’atteindre la silhouette rêvée. Le mot fera école au XXIe siècle, autant

dans l’alimentation — « Yogourt sans gras et sans sucre ajouté Danone Silhouette143 » —

, que dans le vêtement — « Pour trouver votre silhouette type, mesurez-vous […]. Pensez

que chaque corps est unique144 » —, que dans les lunettes — « qui vous découpent un look

de vedette : Silhouette Eyewear145. » La silhouette deviendra ainsi le « lieu privilégié du

moi146 ».

Avec le XVIIIe siècle, ce n’est plus seulement le bourgeois qui incarne l’obésité et

l’incapacité : intendants, courtisans, marchands, notables, magistrats, abbés, curés,

évêques147 et fermiers généraux seront inscrits au panthéon des improductifs, des inutiles,

des oisifs, des abuseurs et des escrocs. Le glissement s’effectue graduellement surtout vers

les très gros qui détiennent une certaine forme de pouvoir. La chanson populaire reprendra

ces thèmes à profusion :

« Le pesant petit magistrat au cerveau vide, au long rabat, fait de la publique misère son

unique occupation ; tout bonnement le pauvre hère ternit l’éclat de sa maison148. » ;

« Monsieur de Voyer d’Argenson soutient l’honneur de sa maison ; il profite de la misère

d’un pauvre public indigent. Jadis, son bonhomme de père pour s’enrichir en fit autant.

143 Danone, Silhouette Grec, Le bonheur ça se nourrit ; http://www.danone.ca/fr/produits/silhouette, consulté

le 12 novembre 2013. 144 Labrecque, L. (2013), Avec style, la référence pour tous vos secrets de styles ;

http://www.louiselabrecque.com/?page=mesurezvous, consulté le 12 novembre 2013. 145 http://www.silhouette.com. 146 Vigarello, G. (2012), op. cit., p. 137. 147 Raunier, É. (1882), Chansonnier historique du XVIIIe siècle, vol. 7, Paris: A. Quantin, p. 238. (« […] de

tels repas ne coûtent pas. C’est pourtant ce qui rend si gras : moinillon, prêtre et prélat. ») 148 Idem., p. 240.

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[…] Il s’engraisse de la substance de la veuve et de l’orphelin. Et le peuple, dans

l’abondance, périt de misère et de faim149. »

La cible, en ce XVIIIe siècle, se précise : celle des privilèges que détiennent les fortunés.

Le magistrat n’est pas grand, il est petit, au sens de petitesse morale, et il en fournit la

preuve avec sa préoccupation pour la misère, qui ne vise que la bonne renommée de sa

maison, tout comme monsieur Voyer d’Argenson, qui s’engraisse de la même façon au

détriment de le veuve et de l’orphelin, d’où l’idée d’accaparement du bien des moins nantis

au profit des mieux nantis par ces personnages gras et replets. Autrement, c’est l’apparence

des individus qui est visée, celle-ci étant témoin de leurs vices et de leur luxure :

« Le Roi m’a dit : Mon gros cousin, votre rabat ne tient à rien150. » ; « Que monseigneur

le gros Dauphin ait l’esprit comme la figure, que l’État craigne le destin d’un second

monarque en peinture151. » ; « Que son ventre soit son Dieu, et que sa femme soit son

temple152. » ; « Ce sont jeux pour ce preux en luxure, il en a l’œil rayonnant, son gros

nez boutonnant, en est l’affiche impure, grand buveur, tout l’enchante153. »

Le marquis d’Argenson, dans ses mémoires, dira du Dauphin qu’il est

« d’un extrême embonpoint, ennemi du mouvement et de tous les exercices, sans

passions, même sans goûts, tout l’étouffe, rien ne l’anime. Si l’esprit étincelle encore de

quelques traits, ce doit être un feu mourant, que la graisse et la dévotion achèveront

d’éteindre. Pour avoir du mérite, il faut avoir été ce qu’on doit être dans ses âges. Il aura

passé ses beaux jours sans plaisirs et sans amours154. »

Le jugement moral porté sur l’obésité est dur, et d’Argenson ne fait pas seulement

souligner que le Dauphin est un être ramolli et sans ambition, mais qu’il est aussi un être

malheureux qui, à cause de ses excédents de graisse, n’a pu connaître les plaisirs de la vie

et de l’amour. Toujours dans le même ordre d’idées, la reine du roi Louis-Philippe

d’Orléans dira de ce dernier : « Mon cochon est une immense masse de chair qui mange,

149 Idem., p. 236-237. 150 Idem., p. 293. 151 Idem., p. 120. 152 Idem., p. 121. 153 Idem., p. 350. 154 de Voyer Argenson, R.L. (1862), op. cit. p. 172.

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qui boit, mais qui débande155. » En une seule phrase, elle décrit non seulement ce qu’est

l’obésité — une immense masse de chair —, mais également ses possibles conséquences

— problème d’érection —, d’où les potentielles « procédures de nullité de mariage pour

impuissance » courantes au XVIIIe siècle.

Le cas de l’avocat parisien Jean-Baptiste Jacques Élie de Beaumont est particulièrement

éloquent à ce sujet. Dans une correspondance156 entretenue pendant plus de dix ans entre

1765 et 1776 avec les médecins Antoine Petit (1718-1794) et Samuel-Auguste Tissot,

l’avocat en question « à l’âge de 32 ans se retrouve extrêmement incommodé d’un excès

d’embonpoint qui devient chaque jour plus considérable : il demande par quels moyens on

pourrait au moins en arrêter le progrès157 [...] pour contrer les effets de son obésité,

essentiellement la somnolence et l’impuissance158. » Le pauvre homme est découragé,

comme en rend si bien compte Tissot :

« Rien ne l’émeut, rien ne l’excite. La vue d’une belle femme, le spectacle de l’opéra, les

livres les plus propres à l’objet, tout en un mot ce qui flatte et anime les sens, le laisse

dans son assiette naturelle, c’est-à-dire nulle. [...] Il est fermement persuadé que s’il

pouvait perdre beaucoup de son embonpoint il recouvrerait d’autant la faculté générative,

parce que toute la substance que son ventre absorbe tournerait au profit des parties

inférieures et qu’elles recouvreraient le ton et le ressort qu’elles ont absolument

perdu159. »

Et lorsque Elie-de-Beaumont arrive à quelque chose, il s’agit d’une

« Situation molle et flasque, même au moment de l’émission de la semence. De là une

répugnance secrète pour un acte où la grosseur fréquente et les mauvais succès réitérés

font trouver peu d’attrait. Ou bien, dans un moment de passion, émission instantanée par

155 De Baecque, A. (1993), Le corps de l’histoire. Métaphores en politique (1770-1800), Paris : Calmann-

Lévy, p. 94. 156 Teysseire, D. (1995), Obèse et impuissant : le dossier médical d’Elie-de-Beaumont, 1765-1776,

Grenoble : Éditions Jérôme Millon. 157 Fonds Tissot de la Bibliothèque Cantonale et Universitaire (BCU) de Lausagne-Dorigny, coté IS 3784.

Cote 1444, 4e chemise, que se trouvent les seize pièces concernant Jean-Baptiste Jacques Elie-de-Beaumont.

[Source : Teysseire, D. (1995)]. 158 Teysseire, D. (1995), op. cit., p. 68. 159 Lettre de Tissot datée du 9 juin 1776. [Source : Fonds Tissot de la Bibliothèque Cantonale et Universitaire

(BCU) de Lausagne-Dorigny].

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le simple contact ; quelquefois même par l’imagination, et ensuite impossibilité

d’acquérir une seconde émission160. »

Il importe de bien considérer certains éléments de ce discours. Tout d’abord, l’obésité

provoquerait non seulement une atonie du membre viril, mais une atonie généralisée, une

certaine perte de jouissance de la vie. Deuxièmement, lorsque la passion se pointe, ce n’est

que dans un moment furtif et de grande célérité qu’elle trouve son exécution.

Troisièmement, moins d’embonpoint serait synonyme de réactivité retrouvée au profit des

parties inférieures. Ce discours de la capacité sexuelle lié à la minceur retentira jusqu’au

XXIe siècle dans la téléréalité américaine The Biggest Loser où jeunes hommes et jeunes

femmes obèses parlent de leur désespoir d’arriver à trouver un conjoint, et pour ceux qui

sont déjà en couple, d’avoir une vie sexuelle accomplie. Se dessine et se précise ici, en

filigrane, dès le XVIIIe siècle, Le martyre de l’obèse161, dont Elie-de-Beaumont est en

quelque sorte le précurseur, notion qui prendra de l’ampleur au cours des siècles suivants.

Ce déplacement dans le discours est significatif, car il est désormais supposé que l’obésité

rend non seulement l’individu malheureux, impuissant et affligé de différents problèmes

de santé, mais qu’elle l’empêcherait d’avoir accès à l’amour. Le très gros, à l’aune de cette

nouvelle représentation du corps, ne correspond en rien aux critères de force, de beauté et

de réactivité propre au Siècle des Lumières, bien au contraire. Et Tissot, en disant que les

effets d’une « vie trop sédentaire sont de détruire la force des muscles, et de les mettre, par

la désuétude, hors d’état de supporter le mouvement162 », engage non seulement une façon

de travailler sur l’intérieur du corps, mais indique aussi ce qui doit être fait pour éviter

l’amollissement et la dégénérescence. Ne reste plus qu’à déterminer scientifiquement ce

qui doit être fait pour y parvenir, et les siècles suivants y pourvoiront.

En somme, l’attention portée au très gros s’est à nouveau déplacée. Il n’est plus un simple

balourd inculte ou incapable, il est désormais un personnage inutile, improductif et peut-

être même impuissant. L’individu est non seulement aspiré dans une affirmation de soi

avec son autonomie nouvellement acquise, mais aussi dans le fait de trouver en lui les

ressorts internes pour vivre pleinement sa vie d’être humain. Le très gros sera stigmatisé à

160 Idem. 161 Béraud, H. (1922), Le martyre de l’obèse, Paris : Kieffer. 162 Tissot, S. A. (1820), op. cit., p. 49.

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l’aune de cette idée : le manque de réactivité interne, car il n’a pas su trouver en lui cet

appui sur soi qui permet d’agir.

En 1702, l’introduction au dictionnaire d’Antoine Furetière du mot obésité est

intéressante à plus d’un égard, tout d’abord par sa définition même : « Terme de médecine.

État d’une personne trop chargée de graisse ou de chair », alors que dans le langage

populaire, pour décrire l’apparence physique de l’obèse, cohabitent les mots bouffi,

balourd, corpulent, charnu, dru, dodu, embonpoint, empoté, étoffé, fessu, gros,

grassouillet, lourd en taille, ventru, potelé, obèse, pesant, ramassé, replet, rond. Pour le

jugement moral, certains mots — goinfre, glouton, gros porc, huileux, poisseux, licencieux

— établissent une adéquation entre paillardise et avidité, suggérant par là-même le manque

de contrôle et de discipline, voire la luxure ou le péché. Ces mots ont ceci de particulier

qu’ils révèlent à la fois une stigmatisation individuelle et collective. Ils renvoient à des

jugements moraux accrédités par le collectif. Ils interrogent la signification sociale et

culturelle de la norme corporelle suggérée au Siècle des Lumières, celle de la réactivité. Ils

renvoient systématiquement à ce qui définit et délimite les seuils de mesure et de tolérance

de cette époque articulés autour de ce que l’individu fait de lui-même et de ce qu’il se fait

à lui-même. Le médecin Philippe Hecquet (1661-1737), pour sa part, dénonce clairement

le problème, alors qu’il considère que les gens obèses « flatte[nt] leur trop grand

attachement à la vie163 » et qu’ils ont la fâcheuse tendance à « entretenir en eux un

embonpoint toujours inutile, et souvent même criminel164. » L’individu est définitivement

et entièrement responsable de sa condition.

Il devient manifestement évident pour les médecins du XVIIIe siècle que l’obésité doit

être traitée par les régimes et les diètes. Tronchin, ne dira-t-il pas :

« Les effets […] de la vie trop sédentaire sont de détruire la force des muscles, et de les

mettre, par la désuétude, hors d’état de supporter le mouvement165. […] Leurs vaisseaux

se remplissent d’une trop grande quantité de sang ; les cellules, réservées à la graisse

s’engorgent, les organes intérieurs sont comprimés de tous côtés ; ils deviennent

163 Hecquet, P. (1712), De la digestion et des maladies de l’estomac suivant le système de la trituration et du

broyement, Paris : François Fournier, p. 396. 164 Idem. 165 Tissot, S. A. (1869), op. cit., p. 49.

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paresseux et pesants ; le moindre mouvement les met en sueur et hors d’haleine ; ils

périssent avant leur temps, ou d’apoplexie, ou d’un cathare suffocant, ou de quelqu’une

maladie des maladies occasionnées par la pléthore […]166 »

Cette mise en garde de Tronchin préfigure du discours qui s’amorcera au XIXe siècle

concernant l’excès d’embonpoint, discours conduit, aux XXe et XXIe siècles, aussi bien

par les médecins, les nutritionnistes et les kinésiologues, que par les médias, dont la finalité

est de mettre l’individu en garde contre les excès de la bonne chère et de la sédentarité.

Tous les dangers, symptômes et fatalités, déjà au XVIIIe siècle, sont bien identifiés :

envahissement séreux, compression des organes, adiposité excessive et engorgement des

artères, pour les dangers ; souffle court et sudation excessive à l’effort, pour les

symptômes ; mort prématurée et crise cardiaque, pour les fatalités. Autre point à

considérer, ces régimes et diètes, non seulement réfèrent-ils, tout comme à la Renaissance,

au léger, au lourd, au sec, au liquide — John Arbuthnot le démontre bien167 —, mais ils se

contredisent souvent. À ce titre, Tissot, à propos de son patient Elie-de-Beaumont, écrira :

« Ce qui le chagrine assez c’est l’opposition qu’il trouve entre les différents avis que lui

ont donnés Messieurs les Médecins. L’un défend le thé, l’autre le conseille ; l’un ordonne

le vin blanc, puis le défend tout à fait ; l’un lui ordonne de diminuer beaucoup le travail

de l’esprit, l’autre n’y trouve pas d’inconvénient168. »

Autrement, régimes et diètes obtiennent une place notable dans les lettres, les mémoires

et les récits biographiques, comme si le seul fait d’en parler plus fréquemment faisait en

sorte de rendre les gens plus en santé. « Le régime devient objet de commentaire et

d’échange dans la classe cultivée des Lumières : mentionné jusqu’à l’inquiétude, décliné

jusqu’au détail, avec la certitude constante de servir la santé de l’interlocuteur169. » Le

rapprochement, ici, est plus qu’intéressant à faire avec la situation actuelle. Le XXIe siècle

n’a jamais autant parlé de santé, d’alimentation et d’activité physique sous toutes les

166 Idem., p. 57. 167 Arbuthnot, J. (1751), A supplement to the miscellaneous works of the late Dr. Arbuthnot, Glasgow : J.

Carlile, p .177. 168 Teysseire, D. (1995), op. cit. 169 Vigarello, G. (2010), op. cit., p. 163.

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formes et sur toutes les tribunes médiatiques possibles, et pourtant, l’obésité touche près

du tiers de la population nord-américaine et le quart de la population européenne.

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) suggère qu’il faut revenir au lait, aux fruits, voire à

l’eau fraîche, car la consommation de viande conduirait à l’amollissement170. Ne dira-t-il

pas, dans Émile ou l’éducation, « Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses,

tout dégénère dans les mains de l’homme171 » ? Sous son influence, les médecins suisses,

Théodore Tronchin et Samuel Auguste Tissot développeront une hygiène par réduction où

la valeur d’une alimentation s’établit à la mesure de sa modération et de sa pureté. Alors

que Tronchin propose « la promenade, les régimes frugaux et les bains froids comme

moyens d’acquérir et d’entretenir une bonne santé172 », Tissot recommande le bon air, le

sommeil, l’exercice, les évacuations, un régime alimentaire sain composé, d’une part,

d’eau de source, de chocolat et de lait, et d’autre part, de « viandes jeunes » (veau, poulet),

d’œufs à la coque, de « graines farineuses, préparées et cuites en crème avec du bouillon

de viande173 ». Pour sa part, Hecquet conseille de ne « point exagérer sans aucun fondement

l’excellence du maigre, et les avantages par rapport à la santé, pour nous persuader

d’observer plus exactement les abstinences qui sont d’obligation174. »

L’autre originalité du Siècle des Lumières, qui n’est pas sans rappeler notre propre

époque, est celle du débat entre régimes carné et végétarien : manger de la viande est nocif

pour la santé — pouvant même conduire au cancer du côlon —, tandis que manger cinq

portions de fruits et légumes par jour est bon pour la santé. Autre phénomène intéressant

qui émerge au XVIIIe siècle, c’est le débat opposant cuisiniers et médecins, bonne chère et

régimes alimentaires, car « un célèbre médecin a fait voir que la plupart des maladies

proviennent des vices de la digestion175. » Et François Marin, dans Les dons de Comus ou

les délices de la table, expose fort bien la situation : « Je ne suis point en état de décider si

170 Voltaire (1694-1778), dès 1750, dans son Dictionnaire philosophique, repère ce déplacement : « la nation

rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus

romanesques encore et de disputes théologiques sur la grâce et les convulsions, se mit à raisonner sur les

blés ». (Voltaire (1838), Dictionnaire Philosophique, Paris : Cosse et Gaultier-Laguionie, p. 229.) 171 Rousseau, J. J. (1866), Émile ou de l’éducation, Paris : Garnier Frères, p. 5. 172 Turcot, L. (2007), Le Promeneur à Paris au XVIIIe siècle, Paris : Gallimard, p. 117. 173 Tissot, S. A. (1820), Œuvres choisies de Tissot, tome 3, Paris : Alut, p. 345. 174 Hecquet, P. (1712), op. cit. p. 396. 175 Marin, F., Bougeant, B. (1739), Les dons de Comus ou les délices de la table, Paris : Prault et Fils, p. xxiv.

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la cuisine moderne est préférable à l’ancienne pour la santé, et quand je pourrais traiter la

question, je suis entre les médecins et les sensuels, je ne veux point d’affaires avec les

premiers, et je dois respecter l’opinion des autres176. » Marin se retrouve dans la même

position que le mangeur du XXIe siècle. D’un côté, il est possible de retrouver tout le

cortège des nutritionnistes et des médecins qui suggèrent et proposent une saine

alimentation libérée du gras et du sel, et de l’autre, un succès à la fois de librairie — jamais

n’y a-t-il eu autant de livres de cuisine publiés — et de télévision — les émissions mettant

en vedette des chefs célèbres et les téléréalités d’apprentis-chefs qui occupent les créneaux

horaires en heure de grande écoute sur les chaînes spécialisées.

Le débat n’est pas récent et la question était ouvertement posée par Marin : « Il me

paraîtrait moins difficile de justifier la Cuisine en général des reproches qu’on lui fait de

tout temps, d’abréger la vie par son art funeste. On dit que le médecin n’est occupé qu’à

contre-miner le faiseur de sauces : serait-il impossible de les réconcilier ?177 » Partant de

là, quel est ce facteur qui rend l’individu obèse, qui le conduit ainsi à prendre du poids ? Si

les médecins du XVIIIe siècle ont décrété qu’une alimentation trop riche en est responsable,

rien n’est moins certain pour le cuisinier :

« Est-ce en effet la diversité, la qualité, l’apprêt des aliments, ou l’abus et l’excès qu’on

en fait qui nous les rendent pernicieux ? En un mot, la vie des gens de bonne chère est-

elle nécessairement plus courte que celle des autres hommes ? Je crois que l’expérience

est au moins pour et contre. Mais pour qui, dira-t-on, sont réservées ces maladies aiguës

qui font payer si cher les plaisirs de la table ?178 »

À la première interrogation de Marin, « Est-ce en effet la diversité, la qualité, l’apprêt

des aliments, ou l’abus et l’excès qu’on en fait qui nous les rendent pernicieux ? », non

seulement toute la question de la modération est déjà posée, mais elle met aussi en lumière

le fait que tout n’est pas noir et blanc en matière d’alimentation et de prise de poids. En

fait, le problème est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. À la seconde

question, « La vie des gens de bonne chère est-elle nécessairement plus courte que celle

des autres hommes ? », le XVIIIe siècle ne peut encore y répondre, mais il annonce le

176 Idem., p. xxi. 177 Idem., p. xxii. 178 Idem., p. xxiij.

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champ d’investigation qu’investira au XIXe siècle Adolphe Quetelet et son indice de masse

corporelle pour tenter d’y répondre. Les XXe et XXIe siècles mettront clairement en

évidence cette adéquation voulant que l’obésité puisse conduire à une mort prématurée, et

s’en serviront également comme clé de voûte dans les campagnes de santé publique pour

inciter les gens à adopter un mode de vie plus sain.

Finalement, quand Marin pose la question « La vie des gens de bonne chère est-elle

nécessairement plus courte que celle des autres hommes ? », il met en place toute une

dynamique que relèveront Buffon au XVIIIe siècle et Quetelet au XIXe siècle en chiffrant

le poids dont s’empareront les compagnies d’assurance-vie américaines à la fin du XIXe

siècle. Avec le Siècle des Lumières prend définitivement source le débat d’une

suralimentation productrice d’obésité comme le souligne très bien Marin : « Voilà

comment on impute à l’art innocent de la cuisine les effets de l’intempérance179. » Les

cuisiniers, les gourmets et les gourmands des siècles suivants n’ont qu’à bien se tenir : ils

seront sous la loupe des médecins et des nutritionnistes qui occuperont le terrain de la saine

alimentation.

Avec le XVIIIe siècle, ce qui change également, c’est l’appréciation des contours et de

leur nuance. La mesure du poids fait son apparition. Deux nuances désignent désormais la

grosseur :

« l’image canonique des grosseurs ne tient plus à la seule généralisation des rondeurs.

Les vieilles accumulations sphériques, jusqu’ici dominantes, ne sont plus les seules à

désigner le très gros […], le degré de grosseur est plus systématiquement relevé comme

plus systématiquement étudié.180 »

La silhouette s’affirme, devient objet de catégorisation sociale. Deux univers de la

silhouette se mettent en place : un fort étranglement de la taille féminine et une liberté plus

grande de la taille masculine. Le vêtement détermine ici la différence sociale. Chez

l’homme, il sera conçu de façon à bien mettre en évidence le ventre, signe d’opulence,

sinon d’ascendant social. En fait, l’homme de robe du XVIIIe siècle est le financier, le

marchand et le bourgeois. En ce sens, il est de bon ton de souligner sa réussite sociale par

179 Idem., p. xxiv. 180 Vigarello, G, (2010), op. cit., p. 137-138.

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un embonpoint marqué du ventre sans pourtant dériver vers le très gros. Par contre, on dira

de la femme qu’elle est élégante si elle a « un joli embonpoint bien distribué181. »

En ce qui concerne le corps de la femme, les siècles précédents, avec leurs famines et

disettes récurrentes, ont bien montré que le corps féminin trop mince et mal alimenté est

plus susceptible de faire des fausses couches que celui d’une femme plus grasse et plus

charnue. Dans le contexte du XVIIIe siècle, prévaut, d’une part, cette idée de

dégénérescence de la race, et d’autre part, celle de l’individu réactif et dynamique. Le corps

de la femme qui sera privilégié sera celui de la femme potelée, aux hanches évasées et à la

poitrine abondante (Boucher, Fragonard) que met bien en évidence le corset à baleines et

que toutes les cours d’Europe propageront. La femme doit projeter l’image d’une créature

capable de perpétuer l’espèce avec des rejetons en santé. En un mot, ce qui importe, c’est

que la femme soit à la fois potelée, corsetée, mince de taille et toute en poitrine, ce qui

constitue non seulement l’idéal esthétique du corps féminin au XVIIIe siècle, mais qui aura

ses échos jusqu’à aujourd’hui avec les régimes alimentaires et les liposuccions pour

diminuer le ventre dans le but d’obtenir une taille mince et les implants mammaires pour

augmenter le volume des seins. Les canons de la beauté du XVIIIe siècle sont autant de

repères pour comprendre ceux d’aujourd’hui. Seuls les moyens pour y parvenir ont changé,

l’un par la contrainte des chairs, l’autre par la chirurgie. En somme, par rapport au XVIIe

siècle, où le corps de la femme était en bonne partie orienté pour les plaisirs de l’homme

et la décoration intérieure, le Siècle des Lumières le renvoie essentiellement à son rôle de

mère.

Il faut ici apporter une nuance et elle est importante. Au contraire du mythe répandu

voulant que la femme grasse et potelée représente essentiellement l’image attendue du

corps féminin au XVIIIe siècle, il appert qu’il s’agirait bien d’un corps féminin possédant,

certes, des rondeurs, mais des rondeurs qui ne dépassent jamais un certain seuil. Diderot,

dans son encyclopédie, est fort clair à ce sujet : l’embonpoint est une « disposition naturelle

bien proportionnée de toutes les parties du corps182. » Toujours selon Diderot,

l’embonpoint ne se juge que « par l’apparence, s’annonce par un visage plein dont la peau

181 De Voyer Argenson, R. L. (1862), op. cit., p. 174. 182 Diderot, D., d’Alembert, J. (1777), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences des arts et des

métiers, tome 12, Genève : Pellet, p. 221.

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est assez tendue ; d’un teint vif et frais, […] par les membres charnus et peu chargés de

graisse ; par l’agilité du corps dans ses mouvements183. » Ce qui fait ici repère, ce sont les

« membres charnus et peu chargés de graisse », qui indiquent clairement ce en quoi

consiste « un joli embonpoint bien distribué » comme le soulignait le marquis d’Argenson.

Par contre, Diderot mentionne que : « On se sert cependant communément de ce terme

embonpoint dans un sens qui lui est moins propre : on l’emploie pour exprimer la

constitution d’un corps gras, replet, qui n’est ni souvent rien moins qu’en bonne santé

[…]184 » À l’inverse, à défaut de disposer d’une mesure chiffrant le poids, « lorsque cette

constitution est sensiblement défectueuse par excès, c’est ce qu’on appelle le trop

d’embonpoint, qui dégénère en maladie » et lorsque se présente un « défaut d’embonpoint

[...] c’est la maigreur185. » À partir du milieu du XIXe siècle, avec la mesure du corps

moyen idéal de Quetelet, c’est bel et bien cette connotation de gras et de replet qui sera

retenue pour désigner l’embonpoint. La nuance viendra de la capacité à chiffrer le poids.

À la question « Quel est le poids de la graisse en fonction du poids du corps ? »,

l’anatomiste Boissier de Sauvages répondra en disant que : « Dans les sujets médiocrement

gras, j’ai trouvé que le poids de la graisse était la moitié de celui de tout le corps186. »

Concrètement, ce que la culture du Siècle des Lumières cherchera à faire en voulant chiffrer

le poids, c’est d’arriver à identifier le plus correctement possible un état moyen des corps.

Dans la même foulée, et pour la première fois, les analyses du naturaliste Georges-Louis

Leclerc de Buffon (1707-1788) permettront non seulement d’étalonner une population

selon une échelle du moins gros au plus gros, mais aussi d’installer un mode de penser le

collectif :

« Le poids d’un homme de cinq pieds six pouces doit être de cent soixante à cent quatre-

vingts livres : il est déjà trop gros, s’il pèse deux cents livres ; trop gros s’il en pèse deux

cent trente ; et beaucoup trop épais, s’il pèse deux cent cinquante et au-dessus. Le poids

d’un homme de six pieds de hauteur doit être de deux cent vingt livres : il sera déjà gros,

183 Idem. 184 Idem. 185 Idem. 186 Boissier de Sauvages, F. (1771), Nosologie metodique, dans la quelle les maladies sont rangées par

classes, suivant le systême de Sydenham & l'ordre des botanistes, tome 3, Paris : Herissant le Fils, p. 277.

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relativement à sa taille, s’il pèse deux cent soixante, trop gros à deux cent quatre-vingts,

énorme à trois cents et au-dessus187. »

Cette réflexion de Buffon est intéressante, en ce sens qu’elle met en avant l’idée qu’il

existerait une corrélation entre poids, grandeur et l’état général d’un individu : gros, trop

gros, beaucoup trop épais. Et c’est à l’aune de cette différence d’épaisseur que sera

désormais stigmatisé l’individu en surpoids. Concrètement, avec Buffon, la graisse se

quantifie. Et cette quantification, à elle seule, déterminera le ou les seuils permettant de

stigmatiser les individus. Envisagée sous cet angle, la stigmatisation plus ou moins

prononcée d’un individu a un poids qui lui est désormais associé. De là, les campagnes de

santé publique pour le contrôle de la prise de poids, les conseils des corporations médicales,

les primes d’assurance-vie plus élevée liées au poids, la montée des nutritionnistes,

l’imposition, dans le système scolaire, de programmes d’éducation physique. En somme,

un chiffre permet d’étalonner un individu et son coût financier pour la société, car l’obésité

a effectivement un coût financier, tout comme elle a des impacts sur l’économie et

l’aménagement des espaces publics.

Au final, le Siècle des Lumières introduit l’idée d’un corps « normalisé » avec la mesure

du poids. Déplacement, également, de la vision portée sur le très gros : il n’est plus

seulement ce simple balourd inculte ou incapable de la Renaissance, mais bien ce

personnage inutile, improductif, impuissant et abuseur dans un contexte où l’individu est

devenu maître de lui-même et de son destin.

XIXe siècle : le corps au travail

Tout d’abord, le XIXe siècle, dans le contexte de la Révolution industrielle, s’est donné

une vision du corps qui lui est propre : il est système, machine productrice d’énergie,

moteur créateur de rendement. Il est aussi collectif, comme celui de la masse laborieuse

soumise à d’autres « corps » : corps médical, corps des patrons, corps des politiciens, corps

des ingénieurs, etc. Le corps n’est plus seulement considéré comme une entité, mais bien

comme un ensemble de processus et de fonctions sur lesquels il est possible d’intervenir,

tout comme une machine, d’où la grande idée du conditionnement du corps, d’où l’idée de

187 Cépède, B. G. (1818), Œuvres complètes de Buffon, tome 5, Paris : Rapet, p. 90.

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condition physique et de culture physique, d’où l’idée de travailler le corps par

l’alimentation et l’exercice, d’où l’idée d’un corps à parfaire et d’une métamorphose

corporelle sous l’égide de la morale puritaine : le salut de l’âme ici même sur terre à travers

le corps. En somme, c’est toute la question centrale protestante de la grâce qui se déplace

de la richesse matérielle vers un autre signe : la maîtrise du corps et de soi, elle-même

porteuse de richesses personnelles et collectives.

Certaines constantes déjà repérées au cours des siècles précédents perdurent : (i)

l’aversion envers le corps obèse ne fait que se renforcer ; (ii) l’excès de graisse des

individus détenteurs de privilèges témoigne encore de leurs vices, de leur luxure, de leur

oisiveté, de leur paresse et de leur propension à abuser des gens; (iii) se passer de la

médecine pour être en santé, méthode qui consiste à modifier son régime alimentaire et à

faire de l’exercice; (iv) la femme mince de taille et toute en poitrine. Par contre, deux

déplacements majeurs modifient la donne par rapport aux siècles passés : le ventre affirmé

chez l’homme n’est plus tout à fait signe de prospérité, mais indique un défaut de

contenance de soi et de gouvernance de soi ; la graisse s’est démocratisée et touche

dorénavant toutes les classes sociales par la modification du mode de vie imposé par la

Révolution industrielle.

Alors que le XIXe siècle est traversé par l’idée de dégénérescence, un constat s’impose :

ce n’est plus seulement le luxe qui, comme par les siècles passés, est signe de

dégénérescence, mais bel et bien les conditions de travail des classes ouvrières, le milieu

de vie, l’alimentation, le niveau d’activité physique, l’appauvrissement corporel,

l’appartenance à une classe sociale. Et pour combattre cette corruption potentielle du corps,

c’est la construction, dans les années 1860, de nombreux gymnases conçus par leurs

promoteurs comme des îlots de salubrité régénérante dans les espaces moralement et

physiquement corrompus de la grande ville. Le déplacement n’est pas sans conséquence :

il oblige à de nouvelles façons de gérer l’ordre social, d’où la volonté de vouloir réguler

les corps à travers une science de l’alimentation et ses guides alimentaires, d’où la volonté

de modifier et de métamorphoser les corps à travers l’éducation physique et des campagnes

de santé publiques.

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Les notions mêmes de saine alimentation et d’éducation physique seront élaborées à

partir de fondements religieux chrétiens. En matière d’alimentation, en Angleterre et aux

États-Unis, au milieu du XIXe siècle, différents courants spirituels chrétiens suggèrent que

la purification de l’âme passe avant tout par la purification du corps, d’où l’idée de

développer des approches de santé holistiques orientées vers une saine alimentation où il

s’agit avant tout de préserver à la fois la santé de l’âme et du corps : céréales, fruits et

légumes sont dès lors au menu. En matière d’éducation physique, aux États-Unis, c’est tout

le mouvement de la Muscular Christianity, au milieu du XIXe siècle, en affirmant que la

moralité est autant une question de forme musculaire que de piété religieuse, qui

reconfigurera systématiquement l’image corporelle de l’homme viril, fort, robuste et

énergique. En somme, le XIXe siècle, dans un premier temps, par l’entremise de la religion,

a établi les fondements psychologiques d’un corps à parfaire, et dans un second temps, par

l’entremise de la science, a établi les bases méthodologiques pour y parvenir. Cette

combinaison est structurante, car elle a engagé toute une vision qui perdurera au cours des

siècles suivants : celle des interventions à déployer sur le corps pour lui assurer santé, force

et robustesse. L’effet combiné de la morale puritaine à l’américaine (le corps à parfaire) et

de la Muscular Christianity (le corps à purifier dans le feu de la souffrance physique) de la

dernière moitié du XIXe siècle ont assis les fondements de toutes les interventions à

déployer sur le corps pour le réguler et le normaliser, modèle de corporéité qui deviendra

dominant aux XXe et XXIe siècles.

Ces déplacements sont non seulement fondateurs dans la construction de la corporéité

des XXe et XXIe siècles, mais ils dégagent graduellement l’Europe de son emprise dans la

construction sociale du corps. Le déplacement géographique et culturel est important, ne

serait-ce que par le fait que toutes ces interventions sur le corps devront tout d’abord venir

de l’individu lui-même : c’est la self reliance et l’individu autonome à l’américaine de

Ralph Waldo Emerson, l’appui sur soi qui permet d’agir sur le monde, car c’est par le salut

individuel que passe celui du collectif. L’individu en santé est un agent social

transformateur et stabilisateur du collectif pour son plus grand bien. Il contribue à la fois à

la régénération de la nation et à l’ordre social : la santé serait l’amie de l’ordre. Du coup,

être en santé est une obligation morale, à la manière d’un devoir chrétien, à la manière d’un

devoir de santé implicite envers soi-même et les siens.

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La santé ne peut dès lors se faire que par deux passages obligés : l’alimentation et

l’activité physique. Tout le travail scientifique du XIXe siècle sur la grande diversité de la

nature et l’unicité de ses plans d’organisation permettra de théoriser et de rationaliser une

nouvelle science, celle de la nutrition : chaque substance qui entre dans la composition

d’un repas sera analysée, décortiquée, soupesée. La cuisine n’est plus seulement considérée

comme un art, mais aussi comme une science, la « science culinaire ». Il s’agit là d’un

glissement significatif et d’une appropriation systématique par le magistère scientifique et

médical dont les répercussions se traduiront par la construction d’un appareil normatif

inédit en matière d’alimentation fédéré sous une grande préoccupation « Quelle quantité

de nourriture faut-il absorber ? » à celle de « Quel type d’aliments faut-il consommer ? ».

Le renversement n’est pas seulement déterminant, il est structurant et il a une histoire qui

s’élaborera par la suite tout au cours de la première moitié du XXe siècle à travers une

nouvelle discipline, la nutrition, et son exécutant, le nutritionniste.

Le poids même de la notion d’activité physique sera également déterminant dans le

façonnement de cette nouvelle corporéité. L’éducateur physique allemand Johann

Gutsmuths annonce que « Nous sommes faibles, parce qu’il ne nous est jamais venu à

l’esprit que nous pourrions être forts si nous le voulions188. » Dans cette seule phrase,

Gutsmuths résume non seulement tout le programme social voué à combattre la

dégénérescence, notion si chère au XIXe siècle, mais résume aussi cette implication

personnelle envers soi si propre à la morale puritaine du corps : « Si nous ne sommes plus

aussi forts et en santé que nos ancêtres, c’est entièrement de notre faute, et non celle de la

Nature189. » Il s’agit clairement d’un plaidoyer pour le gouvernement actif de soi visant à

faire faire plutôt qu’à restreindre, inciter plutôt qu’à empêcher, stimuler plutôt qu’inhiber.

Dans tout ce courant d’éducation physique, il sera clairement établi qu’un individu en

santé, au corps fort et robuste, est forcément un individu aux valeurs morales élevées,

puisqu’il fait de son corps le lieu même de son échange avec Dieu, son temple : la santé

serait porteuse de valeurs morales bénéfiques pour la société. Cette idéologie culminera au

188 Gutsmuths, J. (1800), Gymnastics for Youth : or a Guide to Healthful and Amusing Exercices for the

Use of Schools, London : J. Johnson, p. 1. 189 Idem.

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XXe siècle avec la figure de « l’homme nouveau » qu’ambitionnèrent de bâtir les régimes

nazis et communistes.

La science sous-tend l’ensemble de l’édifice de la vision du corps que s’est donnée le

XIXe siècle. Avec l’indice de masse corporelle (IMC), voilà une mesure qui légitimera et

autorisera l’État à déployer, à travers une multitude d’intervenants, des campagnes de santé

publique pour réguler le mode de vie de ses citoyens, c’est-à-dire, légiférer pour le bien de

la société en général, savoir quand il faut ou non intervenir sur le corps pour le ramener à

son état médian, ou de proposer des campagnes de santé publique visant les gens ayant

dépassé certains seuils de poids. Avec Quetelet, c’est non seulement l’établissement d’une

normalité, mais c’est aussi la construction déterminante d’outils cognitifs pour appréhender

le poids désormais chiffrable. La stigmatisation du corps hors norme devient possible, dans

le sens où certains seuils sont acceptables, et d’autres, qui ne le sont pas ou qui ne le sont

plus, sont susceptibles de tomber sous la férule du jugement moral. Conséquemment, la

graisse est désormais associée au milieu de vie, à l’emploi occupé, aux activités pratiquées,

à tout ce qui peut donner repère pour catégoriser socialement et stigmatiser les individus.

Le spectre social du gros est dès lors clairement défini, et ce qui oriente le regard porté

envers la graisse au XIXe siècle, c’est dorénavant la position sociale.

Comment l’obèse se positionne-t-il dans un tel contexte ? Tout d’abord, jusqu’au milieu

du XIXe siècle, le ventre affirmé, tout comme par les siècles passés, est encore signe de

fortune et modèle de réussite sociale en Europe : la réussite doit se lire dans le physique.

Pourtant, le ventre affirmé est de plus en plus sujet de moqueries. Les romanciers français

de la seconde moitié du XIXe siècle feront la vie dure aux obèses : Zola parle du « peuple

des boules » pour les décrire ; Baudelaire louange la minceur ; Verdi met en scène un

Falstaff devenu non seulement devenu l’archétype des études sur l’obésité, mais aussi

l’archétype du gros homme jovial privé du désir sexuel, condition dès lors présentée

comme une force positive dans la reconstruction même de l’ordre social.

La stigmatisation de l’obèse se gradue dès lors en trois moments précis avec la thèse de

la dégénérescence graisseuse de Wilhelm Ebling : le premier, où le poids fait l’envie ou

fait rarement l’objet d’une attention particulière, le second, où le corps corpulent devient

objet de railleries, et le troisième, où le corps, par sa fluidité adipeuse, devient objet de pitié

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et de commisération. Cette thèse fera repère. Le second moment, celui de la raillerie,

indiquera le manque de volonté de l’individu, son laisser-aller, sa paresse et son oisiveté,

tandis que le troisième moment, indiquera le dérèglement corporel et la nécessité

d’intervenir. Et c’est dans tout le spectre du second moment que l’individu aura la pression

du collectif pour déployer sur son corps une batterie d’interventions pour le réguler et le

normaliser. Autrement dit, le second stade implique l’individu et seulement lui-même,

renvoie à la contenance de soi et à la gouvernance de soi, tandis que le troisième implique

l’intervention lourde de la médecine. La stigmatisation pour cause de manque de volonté

serait affaire de degré et elle a tout à voir avec le second moment.

En résumé, au XIXe siècle, l’obèse est bel et bien cet individu en défaut de contenance et

gouvernance de soi. Premièrement, il n’a pas su saisir l’appui sur soi qui permet d’agir,

condition minimale exigée de chaque individu autonome. Deuxièmement, en ne respectant

pas les devoirs imposés à chaque citoyen — devoir d’équilibre, devoir d’attention et

d’effort, devoir de maîtrise et de restriction —, son corps prend de l’expansion et ne

correspond plus au corps médian défini par Quetelet. Ce faisant, il contrevient à l’ordre

social, parce que son rapport à lui-même et à son propre corps est délictueux : il

l’empêcherait dès lors d’établir un juste rapport avec autrui, ce qui l’empêcherait également

d’établir un juste rapport au monde.

Par sa fluidité adipeuse, le corps de l’obèse contreviendrait à l’ordre social,

contreviendrait à cette nouvelle exigence de la corporéité que dessine le XIXe siècle, celle

d’un corps svelte et musclé pour l’homme, celle d’un corps mince et découpé pour la

femme, avec son ventre plat, ses hanches de justes proportions et ses seins affirmés. En

souterrain, la mode, la balance et le miroir obligent désormais à la contenance et à la

gouvernance de soi en rappelant constamment à l’individu son état. Finalement, l’effet

combiné de la morale puritaine et de la Muscular Christianity ont mis en place une

dynamique qui ne cessera de travailler le corps tout au cours des XXe et XXIe siècles.

Pourtant, et malgré ce renvoi constant à la minceur, malgré la suggestion d’un travail

incessant sur le corps, les XXe et XXIe siècles verront se développer une obésité galopante

qui touchera approximativement le tiers de la population dans les pays industrialisés. Les

5 000 Fat Men’s Club répertoriés en 1897 par le Los Angeles Times en sont peut-être le

signe avant-coureur. Alors que le XIXe siècle a définitivement installé les notions de défaut

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de contenance de soi et de gouvernance de soi, les XXe et XXIe siècles feront de ces notions

leur cheval de bataille dans une lutte sans fin contre tout ce qui s’apparente de près ou de

loin à de la graisse.

L’iconographie du XIXe siècle, pour sa part, a ceci de particulier qu’elle oppose la plupart

du temps les bourgeois ventrus aux prolétaires affamés, annonce un nouvel érotisme, un

règlement de comptes avec la morale bourgeoise de l’amour telle qu’elle se concevait au

XVIIIe siècle, à savoir, le caractère utile de l’hygiène conjugale, celui de la procréation et

du maintien du capital. Tout au cours du XIXe siècle,

« Sous le couvert d’une adresse au public bourgeois, l’artiste fait de ce dernier la cible

véritable de sa critique lisible en filigrane des œuvres. La condamnation voilée s’adresse

à son tour à un public virtuel anti-bourgeois et exprime une solidarité avec le potentiel

révolutionnaire qui réside en ce public, véritable destinataire de l’œuvre produite —

poème, roman, caricature ou autre190. »

Le changement de point de vue est significatif. Et comme le souligne le médecin et

écrivain français Marcel Sendrail (1900-1976), « L’alternance régulière des cortèges de

gras et des cortèges de maigres dans le défilé iconographique des âges reproduit l’histoire,

mais elle la reproduit au négatif. Tant il importe que l’art ne se justifie qu’à contrarier la

vie. Pour l’art, dire vrai, c’est mentir191. » À ce titre, le poète français Charles Baudelaire

(1821-1867) s’ingéniera non seulement à contrarier la vie et à dire vrai, mais il fera partie

de ceux qui délaisseront les corps féminins enrobés du siècle précédent au profit des

femmes plus minces. En fait, Baudelaire se positionne comme un renégat de la graisse,

alors qu’il propose de quitter la grasse Hanna pour la maigrichonne et osseuse Marianne.

Voilà pourquoi il dira à son ami le scélérat : « Tu répudies ta grosse Hanna, Pour aimer

quoi ? Un échalas, un sac d’os nommé Marianne ! ». Voilà comment Charles Baudelaire

oppose grosseur et minceur dans un premier temps, à travers l’apparence physique, alors

que dans un deuxième temps, il poursuit l’opposition à travers la fonction sexuelle

reproductrice et les plaisirs glauques de l’érotisme : « Si la femme grasse est parfois un

charmant caprice, la femme maigre est un puits de voluptés ténébreuses. » Et si la nature

190 Boyer, S. (2004), La femme chez Heinrich Heine et Charles Baudelaire : le langage moderne de l'amour,

Paris : L'Harmattan, p. 8. 191 Sendrail, M. (1967), op. cit., p. 113.

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« vous a adjugé une maîtresse sans gorge, dites ; « je possède un ami — avec des

hanches ! » et allez au temple rendre grâces aux dieux. » C’est une toute nouvelle vision

du corps qu’engagent ici les poètes.

Avec Eugène Delacroix (1798-1863), les femmes enrobées ont encore une place assurée.

Qu’il s’agisse de La barque de Dante (1822), de La mort de Sardanapale (1827), de

Femmes d’Alger dans leur appartement (1834), ou d’Andromède (1852), la volonté de

rendre compte de l’enrobement d’un certain type du corps féminin est encore d’actualité.

À l’inverse, la tendance généralisée à vouloir épurer les lignes, à rendre compte de

l’élancement et de la fluidité prend de plus en plus d’ampleur. La ligne droite de la

Révolution industrielle — chemin de fer, rues, routes, quadrilatères, bâtiments — renvoie

constamment à cet élancement, alors que l’utilisation de la ligne droite renvoie à l’idée de

fluidité, de vitesse, de mobilité, de fonctionnalité. Les corps s’inscrivent désormais dans

cette logique, gagnent en minceur, répondent à ce besoin d’efficacité : la caricature et le

portrait répondent à cette nouvelle exigence. La presse, grande consommatrice d’images,

profite de trois nouvelles technologies : la mécanisation de la fabrication du papier ; la

mécanisation de la production d’un journal ; la gravure sur bois ; la lithographie pour les

images. En somme, la ligne et le dessin doivent rapidement illustrer et intensifier un propos,

grossir les traits, rendre compte d’une situation ou d’un événement.

Dès le début du XIXe siècle, ce n’est pas seulement le poids qui prend le devant de la

scène, mais bel et bien l’aspect du corps par ses circonférences, ses volumes et ses contours.

Il s’agit là d’une conséquence du mouvement hygiéniste qui s’ébauche, des doctrines de

salubrité qui prennent le pas, du retour au naturel comme cela s’opère en peinture avec

Delacroix, Ingres et Courbet. Adolphe Quetelet, dans la foulée de cette nouvelle vision du

corps, dès 1832, définit comme suit l’homme moyen :

« Nous devons avant tout perdre de vue l’homme pris isolément, nous éliminerons tout

ce qui est accidentel, et les particularités individuelles qui n’ont que peu ou point d’action

sur la masse s’effaceront d’elles-mêmes et permettront de saisir les résultats généraux.

L’homme que je considère ici est dans la société l’analogue du centre de gravité dans les

corps. Il est la moyenne autour de laquelle oscillent les différents éléments sociaux. Ce

sera si l’on veut un être fictif pour qui toutes les choses se passeront conformément au

résultat moyen obtenu par la société. Si l’on cherche à établir en quelque sorte les bases

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d’une physique sociale, c’est lui qu’on doit considérer sans s’arrêter aux cas particuliers

ni aux anomalies192. »

Avec Quetelet se construisent des outils cognitifs pour appréhender le poids désormais

chiffrable. La statistique des corps commence à découper géographiquement la répartition

de la graisse dans la population :

« C’est devant ce bassin dans lequel s’agite pêle-mêle un amas de créatures humaines à

l’état primitif, que l’on comprend bien l’utilité des habits brodés, des galons, des

décorations, des insignes et des oripeaux du luxe et de la vanité ; sans ce clinquant du

dehors, combien ne serait-il pas difficile d’assigner à chacun la place qu’il occupe193. »

Elle découpe également des populations, répartit géographiquement la graisse dans le

tissu urbain, tant chez les prostituées, que chez les dames de maison, ou les prisonniers :

« Il faut attribuer cet embonpoint souvent remarquable des prostituées, à la grande

quantité de bains chauds qu’elles prennent pour la plupart, et surtout à la vie inactive que

mènent la plupart d’entre elles, à la nourriture abondante qu’elles se procurent.

Indifférentes pour l’avenir, mangeant à chaque instant, consommant beaucoup plus que

toutes les autres femmes qui travaillent péniblement, ne se levant qu’à dix ou onze heures

du matin, comment, avec une vie aussi animale, n’engraisseraient-elle pas ?194 »

À remarquer ici le jugement moral porté sur la prostituée, sa vie animale, indifférente à

son sort, paresseuse, qui ne cesse de manger et qui se complaît dans la luxure en prenant

fréquemment des bains chauds. Cette référence aux prostituées souvent très grasses

accentue le comportement en porte-à-faux de celles-ci avec ces autres femmes qui

travaillent péniblement. Autrement, « si l’embonpoint est fréquent chez les prostituées, il

l’est bien davantage chez les dames de maison : ces dernières sont quelquefois, à cet égard,

véritablement remarquables195. » Finalement, comme le souligne Parent-Duchâtelet, « ne

sait-on pas d’ailleurs que presque tous les prisonniers engraissent, par le seul fait de leur

192 Quetelet, A. (1835), op. cit., p. 21. 193 Briffaut, E. (1845), Le diable à Paris: Paris et les Parisiens - moeurs et coutumes, caractères et portraits

des habitants de Paris, tableau complet de leur vie privée, publique, politique, artistique, littéraire,

industrielle, etc., vol. 1, Paris : J. Hetzel, p. 138. 194 Parent-Duchâtelet, A. J. B. (1837), De la prostitution dans la ville de Paris sous le rapport de l’hygiène,

2e éd. revue et corrigée, tome 1, Paris : Baillière, p. 195. 195 Idem., p. 196.

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détention et de la régularité du nouveau genre de vie qu’ils sont forcés de mener ?196 ». En

somme, la graisse est désormais associée au milieu de vie, à l’emploi occupé, aux activités

pratiquées, à tout ce qui peut donner repère pour catégoriser socialement les individus. Le

spectre social du gros est dès lors clairement défini, et ce qui oriente le regard porté envers

la graisse au XIXe siècle, se traduit aussi dans la position sociale.

L’année 1884 est marquante. Pour la première fois, le Dictionnaire de l’Académie

française désigne l’embonpoint comme étant l’état d’une personne grasse. Pourtant, en

1866, le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré le décrivait comme un « bon

état du corps ». En moins de 20 ans, le changement de vision sociale aura été majeur.

L’américain William Banting, lui-même ex-obèse, repère deux causes principales à

l’obésité : « la conformation naturelle de la personne […], chaque individu étant né avec

certaines prédispositions197 » ; « la consommation de substances farineuses198. » Le

chirurgien Louis-Alexandre de St-Germain, quant à lui, souligne que « l’obésité est une

maladie du tissu cellulo-adipeux […] caractérisée par une accumulation morbide de la

graisse sur les points de l’économie où elle se trouve normalement déposée199. » Suite à ce

constat, Louis-Alexandre de St-Germain développe des pratiques alimentaires graduées,

mesurées et chiffrées, qu’il teste lui-même et démontre par le fait même que « tout sujet

atteint d’obésité peut, dans un temps assez court, arriver à restreindre sans danger

l’envahissement du tissu cellulaire par la graisse200. » Il est plausible d’avancer l’idée que

ce qui caractérise la dernière moitié du XIXe siècle, c’est non seulement cette idée

émergente d’un mode de vie à l’aune des régimes et de l’exercice, mais aussi celle de

l’image d’un brûleur interne qui consumerait les graisses, témoignant ainsi du fait que

l’obèse est en déficit de vitalité. En somme, être gros est désormais synonyme de perte de

souplesse de taille, d’où l’aiguisement des pressions sur l’affinement. Tout ceci n’est pas

banal et aura des conséquences sur la suite des types d’interventions à déployer sur le corps.

196 Parent-Duchâtelet, A. J. B. (1837), op. cit. p. 195. 197 Banting, W. (1865), op. cit., p. 55. 198 Idem., p. 58. 199 St-Germain, L. A. de (1883), Chirurgie orthopédique — Thérapeutique des difformités congénitales ou

acquises, Troisième leçon, L'obésité et son traitement, Paris : Baillière, p. 41. 200 Idem, p. 56.

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Quatre champs d’investigation orienteront dorénavant l’analyse de la graisse : son

origine, son évolution, ses effets et ses menaces201. Il s’agit là d’une rupture importante

d’avec les siècles précédents depuis que Lavoisier a établi que l’oxygène est combustion.

L’origine de la graisse est désormais considérée comme une substance non brûlée. Le

sucre, la fécule, les gommes, et l’amidon engendreraient la matière adipeuse, alors que sa

formation accaparerait

« une certaine portion de l’oxygène nécessaire aux fonctions vitales, et cela toutes les

fois que l’oxygène absorbé par la peau et le poumon est insuffisant pour transformer en

acide carbonique le carbone destiné à cette combustion : [...] Il se forme de la graisse [...]

toutes les fois qu’il y a disproportion entre le carbone introduit dans l’économie et

l’oxygène absorbée202. »

Deux explications émergent alors quant au développement de la masse adipeuse :

l’abondance alimentaire et la trop grande sédentarité. D’où l’idée que :

« 1° la bonne santé consiste dans la juste mesure des actions vitales, dont il est nécessaire

de se faire une idée précise ; 2° tout ce qui paraît en deçà de cette mesure est un signe de

dépérissement ; 3° le praticien doit s’attacher scrupuleusement à faire avorter toute

irritation naissante, comme à rétablir graduellement les forces épuisées203. »

D’où également l’idée que deux moments particuliers favoriseraient son développement :

« l’obésité se montre normalement à deux époques de la vie, dans l’enfance et vers la

quarantième année ; c’est-à-dire avant la puberté et à l’époque où l’activité sexuelle

diminue ; la ménopause marque, pour un grand nombre de femmes, une période

d’exubérance graisseuse204. »

Dans cette démarche globale d’investigation de la graisse, l’inquiétude trouve à se

préciser, la menace à se graduer205, d’où un corps plus sensible aux morbidités : « les traits

201 À noter que l’ordre ici énoncé varie selon les professions et les milieux sociaux. 202 Lévy, M. (1857), Traité d'hygiène publique et privée, 3e éd., revue, corrigée et augmentée, Paris : Ballière,

p. 301. 203 De Férussac, A. E. J. P., (1828), Bulletin des sciences médicales, 3e section du Bulletin Universel, tome

XIII, Paris : Didot, p. 252. 204 Idem, p. 299. 205 Encore là, étonnant parallèle avec le discours de la santé du XXIe siècle qui a su faire de l’inquiétude son

cheval de bataille pour tenter de lutter contre une certaine épidémie d’obésité en recourant aux menaces

cardiovasculaires de toutes sortes.

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du visage sont noyés, le menton et le cou masqués par des replis géminés. [...] Les

personnes d’une obésité considérable ont les mouvements difficiles, roides, embarrassés,

ce qui donne à leur démarche un caractère particulier206. » Ainsi, chez le très gros, les

excédents de graisse envahiraient non seulement le corps dans son apparence, mais

également dans les organes internes, d’où les menaces d’imminence morbide, ce « passage

de l’état normal (incitation) à l’état morbide (irritation)207 », décelé dans les années 1830

par les médecins. L’hypothèse d’Hippocrate voulant que « les corps naturellement replets

sont plus exposés aux morts subites que les corps grêles208 » se vérifierait :

« la respiration et la circulation sont habituellement gênées chez les obèses, par le

refoulement du diaphragme, par la diminution de la capacité thoracique, par la déposition

graisseuse qui s’opère sur le cœur ; de là une tendance congestionnelle vers les organes

de la poitrine et de la tête, une prédisposition à l’anévrysme, à l’apoplexie cérébrale et

pulmonaire209. »

Aux États-Unis, vers 1850, la classe capitaliste prend son véritable envol avec pour

conséquence la constitution d’une véritable bourgeoisie nord-américaine. Et cette nouvelle

bourgeoisie, tout comme celle de l’Europe, sera sujette à la prise de poids. Dès 1860, se

forment, à travers le pays, des Fat Men’s Club. Le plus célèbre d’entre tous, le Connecticut

Fat Men’s Club, ouvre ses portes en 1866 et n’accepte que des gens fortunés pesant

minimalement 200 livres ; c’est dire que l’aisance matérielle doit directement se lire dans

l’apparence du corps. En 1897, le Los Angeles Times, pour sa part, répertorie plus de 5 000

associations de personnes obèses au pays210. La New York’s Fat Men’s Association, lors

d’un défilé dans les rues de la ville, n’exhibe que des hommes de plus de 300 livres, dont

son ex-président qui, entre 1871 et 1884, est passé de 350 à 401 livres211. À l’été 1893, le

Fat Men’s Club de Washington D.C. organise une excursion sur le Potomac avec plus de

6 200 personnes à bord de trois navires à vapeur212 ; c’est dire l’importance et l’influence

206 Lévy, M. (1857), op. cit., p. 300. 207 Broussais, F.M.C. (1826), Dissertation sur l'imminence morbide, Strasbourg : D.M.S., in-4°, 28 juin. 208 Hippocrate, Aphorismes, 44, sect. II. 209 Lévy, M. (1857), op. cit., p. 301. 210 Los Angeles Times (1897), Our Quota of Club Freaks, August 1, p. 17. 211 New York Times (1884), The Glory of Adipose, August 28, p. 5. 212 Washington Post (1893), Outing of the Fat Men’s Club, June 20, p. 2.

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de ces associations. En août 1893, les membres du Jolly Fat Men’s Club défilent dans les

rues de Washington confortablement assis à bord de luxueux fiacres213. Avec la montée

des Fat Men’s Club aux États-Unis, émerge également la montée d’une stigmatisation

sociale de l’obésité plus orientée vers la classe entrepreneuriale américaine. Dans la foulée

des barons voleurs ou des grands bâtisseurs de l’Amérique — selon le point de vue du

lecteur —, une adéquation sera établie entre le fait d’être gros et celui d’être sans morale,

situation à rapprocher de celle des aristocrates et nobles européens des siècles passés.

Pourtant, en 1869, le journal Brooklyn Eagle ne soulignait-il pas que « les gens obèses sont

des gens de bonne vie, honnêtes, qui se plaignent rarement et occupent des postes clés dans

la société : banquiers, directeurs de théâtre, commerçants, propriétaires de chemins de fer,

tenanciers, présidents de conseils d’administration, politiciens de carrière214. » C’est dire

toute l’ambivalence qui existe encore autour du corps obèse et de sa représentation sociale.

Il est plausible d’avancer l’idée que c’est approximativement au début de la décennie

1880 que l’obésité se démocratise aux États-Unis. Elle se déplace graduellement, d’une

part, des grandes fortunes vers les petits entrepreneurs et gagne par la suite les ménages de

la classe moyenne au fur et à mesure que se développe le réseau ferroviaire et sa capacité

à fournir l’ensemble du territoire en aliments préparés, mis en canne, ensachés et emballés

dans les grands centres urbains. D’autre part, les entrepreneurs, conscients que les

personnes en surpoids et obèses représentent un marché en croissance, mettent en place des

infrastructures ou des accommodements pour attirer cette nouvelle clientèle. Par exemple,

le Holmes’ Star Theater de Brooklyn, au moment de son ouverture en 1890, annonce dans

sa publicité que les rangées 7 et 8 du plancher principal seront munies de sièges

surdimensionnés : 42 pouces de large au lieu des 20 pouces standards215. Ces

préoccupations du XIXe siècle rejoignent celle d’aujourd’hui dans la foulée du Fat Activism

où les associations de personnes obèses réclament un réaménagement des infrastructures

en invoquant le fait que celles actuellement en place sont discriminatoires à leur égard. La

problématique n’est pas récente. Si les entrepreneurs du XIXe siècle y voyaient une

213 Washington Post (1893), Jolly Fat Men Parade, September 1, p. 2. 214 O’Lanus, C. (1869), Corry O’Lanus Epistle, Brooklyn Eagle, November 27, p. 2. 215 Brooklyn Eagle (1890), Holmes' Star Theater, September 24, p. 9.

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occasion d’affaires, ce qui est encore le cas aujourd’hui, la clientèle obèse de l’époque, par

contre, en n’avait pas encore fait son cheval de bataille.

Aux États-Unis, dès 1880, l’obésité chez les femmes était déjà un sujet de préoccupation

dans les journaux. Parlant de la ville de Saratoga dans l’État de New York, l’endroit le plus

huppé de tout le pays, un journaliste fait remarquer : « Il y a de plus en plus de grosses

femmes à Saratoga que partout ailleurs au pays à cette période-ci de l’année. [...] Sur plus

de 40 femmes que j’ai dénombrées à l’hôtel Windsor, 33 devaient peser au moins 200

livres. [...] alors qu’au Union Hotel, j’ai compté plus de 100 gentilles grosses dames.216.»

Un autre journaliste, après avoir visité New York, Boston et Washington en 1884, rapporte

que :

« mes récentes visites des endroits les plus fréquentés me font dire que le vieil adage

européen voulant que les femmes les plus minces sont ici, en Amérique, n’a plus sa raison

d’être. [...] Il y a de cela vingt ans, les personnes grasses et replètes étaient l’exception.

Aujourd’hui, c’est l’inverse. Cette situation ne peut plus être ignorée. La cause est

possiblement liée à la richesse, à l’augmentation du niveau de vie et aux commodités de

la vie moderne217. »

En 1884, un journaliste de Chicago parle d’une situation quasi épidémique :

« [la ville] a été saisie par la crainte de l’obésité. Il s’agit presque d’un niveau d’alarme

épidémique. Les médecins ont prescrit la marche — au moins trente minutes par jour.

De plus, la mode a décrété que ces promenades devaient se tenir entre 4 et 5 heures, et

surtout aux moments où les avenues et les boulevards sont bondés de grosses et riches

dames âgées entre 35 et 45 ans, vêtues de leurs plus resplendissantes peluches et

fourrures218.»

Un journaliste du quotidien Syracuse Herald rapporte que, après avoir visité plusieurs

villes de l’État de New York au cours de l’été 1911, il lui est apparu que « pour chaque

homme obèse qu’il voyait, il dénombrait pas moins de quatre grosses femmes. [...] Ce ratio

216 Pennsylvania Bucks County Gazette (1880), Fat Women’s Paradise, October 11, p. 7. 217 Washington Post (1884), American women growing stouter, November 2, p. 4. 218 Washington Post (1884), Handsome women in Chicago, December 14, p. 7.

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s’est avéré exact, peu importe le moment ou l’endroit où je me trouvais. Ces femmes étaient

toutes âgées de 35 à 55 ans219. »

Autrement, une idée énoncée un siècle plus tôt par le célèbre philosophe et économiste

écossais David Hume (1711-1776) à propos de l’obésité refait surface : l’obésité serait

également un problème d’ordre nerveux. La psychanalyste Hilde Bruch, par ailleurs,

rapporte que David Hume, souffrant d’obésité, dans une lettre à son médecin, tente de

comprendre l’origine de son état : « Toute mon ardeur, écrit-il, semblait s’être éteinte en

un moment, et il ne m’était plus possible d’élever mon esprit jusqu’à cette intensité qui me

comblait, avant, d’un plaisir si intense220 », à savoir, un « appétit dévorant » qui aurait

débouché sur un « effet inhabituel », la prise de poids. Le biologiste français Gabriel Leven

lors d’une conférence médicale en 1888221 propose alors l’hypothèse d’une étiologie

psychologique qu’il précisera à la fois dans sa thèse de doctorat222 et dans son ouvrage

intitulé L’obésité et son traitement223. Les propositions de Hume et de Leven suggèrent que

l’obésité ne relève pas seulement d’une question d’ordre moral, de suralimentation ou de

comportements inadéquats, mais bien d’une chaîne de causalités entre un événement

psychologique et la prise de poids. Partant de là, à la fin du XIXe siècle, en plein essor, la

psychiatrie française va systématiquement problématiser l’obésité comme un symptôme

d’ordre nerveux224.

L’autre grande idée qui sera également développée à propos de l’obésité est celle voulant

que la prise de poids n’est pas forcément liée à un manque de volonté et de discipline, et

l’américain William Banting (1796-1878), mesurant 5 pieds 5 pouces et pesant plus de 202

livres, tentera de prouver que ce n’est pas le cas en décidant de faire part de sa condition

d’obèse à toute l’Amérique. Dans son fascicule Letter on Corpulence Addressed to the

Public225, il commence tout d’abord par clamer que « De tous les parasites qui affectent

219 Syracuse Herald (1911), Why are they fat ?, September 11, p. 5. 220 Bruch, H. (1975), Les yeux et le ventre, l’obèse, l’anorexique, Paris : Payot. 221 Montezuma Millrun (1888), Scientific Miscellany, February 25, p. 3. 222 Leven, G. (1901), De l’obésité, Thèse de Paris, Paris : G. Steinheil, Éditeur. 223 Leven, G. (1905), L’obésité et son traitement, Paris : Baillière. 224 Heckel, F. (1911), De l’émotion au trouble nutritif la névrose d’angoisse et les états d’émotivité anxieuse,

Paris : Masson. 225 Banting, W. (1865), Letter on Corpulence Addressed to the Public, San Francisco : A. Roman & Co., p.

55.

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l’humanité, je n’en connais aucun, ou du moins que je puisse imaginer, plus inquiétant que

celui de l’obésité226. » D’entrée de jeu, le jugement est sévère et porte surtout sur la

stigmatisation dont il est victime. D’une part, sa seule apparence attire les railleries. D’autre

part, les gens pensent qu’il a voulu cette situation. À propos des railleries, Banting souligne

que ce qui l’a le plus marqué, c’est le regard que les autres portent sur son corps :

« Aucune personne souffrant d’obésité ne peut rester insensible aux railleries et aux

remarques blessantes et cruelles proférées dans les assemblées publiques, les transports

en commun ou sur le trottoir. Personne ne peut rester insensible au fait d’avoir de la

difficulté à trouver un espace adéquat dans une assemblée publique ou s’il désire tout

simplement prendre un verre en bonne compagnie, parce que tout ceci l’amène

naturellement à ne plus fréquenter ces endroits, afin de ne pas être la cible de moqueries

de la part des autres227. »

Afin de démontrer que l’obésité n’est pas forcément un problème de comportement, il

tient également à souligner qu’elle n’est due ni à l’inaction ni à l’oisiveté :

« Peu d’hommes ont mené une vie aussi active que la mienne, tant physique que mentale.

Toujours anxieux de ma propre condition, j’ai plutôt penché pour une vie bien ordonnée

tout au cours de mes cinquante années de carrière en tant qu’homme d’affaires. [...] Ma

corpulence et mon obésité ne sont pas le fait d’un manque d’activité physique, ni d’avoir

trop mangé ou trop bu, ni d’une quelconque négligence envers ma personne228. »

Ce que pose ici Banting n’est pas innocent. L’obésité ne serait pas le seul fait d’un

manque de volonté ou d’une quelconque oisiveté ou paresse, puisque l’homme a été actif

toute sa vie. En fait, le pauvre homme, à cause de sa condition, est désormais incapable de

lacer ses souliers, éprouve de la difficulté à se loger dans le cabinet d’aisance, est obligé

de descendre lentement les escaliers pour soulager ses genoux — il les esquinte, et respire

à grands efforts lorsque vient le moment de monter les marches229. En somme, sa vie est

transformée, mais son milieu de vie, lui, ne l’a pas été. Le constat posé par ses médecins

est clair : ses problèmes de santé ne sont pas dus au vieillissement, mais bel et bien à sa

226 Idem., p. 3. 227 Idem., p. 34. 228 Idem., p. 5. 229 Idem., p. 8.

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condition d’obèse. Le 26 août 1862, sous les recommandations de son médecin, Banting

se met au régime, alors qu’il pèse 202 livres. Un an plus tard, il est fier d’annoncer qu’il a

non seulement perdu 46 livres, mais que son entourage lui dit qu’il a meilleure mine et

qu’il semble être en meilleure santé. Comme il le souligne lui-même, il se sent

effectivement en meilleure santé, il a plus de tonus musculaire, il mange et boit avec appétit

et dort beaucoup mieux230. Le changement physique et physiologique est d’importance.

Comment y est-il parvenu ? C’est son médecin, William Harvey qui, après avoir assisté à

une conférence du célèbre médecin parisien Claude Bernard traitant du rôle du foie dans le

diabète, en vient à la conclusion que certains aliments seraient susceptibles de contribuer

au développement de la masse adipeuse. Il lui suggère de réduire considérablement sa

consommation de glucides et perd, en moins d’un an, les livres excédentaires. Il peut

désormais descendre les escaliers sans problème, les monter sans effort indu, bouger et se

déplacer sans contrainte231.

Le fascicule de Banting, publié en 1863, est un succès. L’expression banting entre dans

le langage courant pour parler du processus de perte de poids. Le mot suédois pour se

mettre à la diète devient banting. William Harvey, profitant du succès de William Banting,

clame que les avancées scientifiques en physiologie et en chimie permettent désormais

d’affirmer que l’obésité peut être traitée comme peuvent l’être toutes les autres maladies.

Cette affirmation, dans le monde médical, aura un impact particulier. L’obésité ne serait

pas juste une question de manque de volonté, elle serait peut-être aussi dérèglement de

l’organisme, d’où la volonté de vouloir désormais la traiter.

Autrement, le corps corpulent objet de railleries trouvera son aboutissement dans le

célèbre opéra Falstaff de Verdi avec Sir Jack Falstaff, ce gros et gras personnage obèse

créé par Shakespeare, celui-là même qui disait « Être gros c’est être détesté » qui est mis

en scène, alors que Verdi lui attribue une voix de baryton en place et lieu d’une voix de

basson232, contribuant ainsi non pas à sa féminisation, mais à un rapport où sa masculinité

230 Idem., p. 17. 231 Idem., p. 13. 232 Par ailleurs, Charles Dickens procédera au même traitement sur la masculinité en établissant une nette

démarcation entre Joe, le gros gaillard qui s’empiffre et s’endort en tous lieux, en toutes circonstances et à

toute heure, et monsieur Pickwick qui, dès les premières lueurs du jour, malgré sa grosseur, bondit hors du

lit. À constater que dans cette œuvre de Dickens, tous les personnages sont gros.

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même est remise en question. Ce qui rend le personnage de Falstaff si ridicule et si comique

à la fois, c’est justement ce travail qu’effectue Verdi sur celui-ci. Il le désexualise en lui

attribuant un timbre de voix plus haut, montre les signes pathologiques de son obésité, le

met en scène avec un balai en lieu et place d’une épée, le fait jeter par les veuves de

Windsor dans la rivière après que celles-ci auront découvert son manège — l’extorsion —

et l’assoit à une table, là où l’attend son destin. D’une part, l’intérêt premier de Falstaff

n’est pas tant le sexe que l’argent, et d’autre part, le spectateur se rend bien compte que la

nourriture est un expédient au sexe. Que reste-t-il à Jack Falstaff une fois privé de sa

masculinité, sauf le fait d’être un gros homme jovial ? Considérée sous cet angle, la perte

du désir sexuel chez le très gros est dès lors présentée comme une force positive dans la

reconstruction même de l’ordre social, car à l’époque victorienne, cette idée que les gens

obèses puissent donner naissance à de gros enfants, à des « obèses en attente233 » en

quelque sorte, prévalait également.

Le spectateur de cet opéra, même s’il est lui-même en excès de poids, sait fort bien qu’il

n’est pas ce gros homme objet de moqueries et de railleries et qu’il ne sera surtout pas celui

qui perdra sa vitalité sexuelle. Au final, l’opéra Falstaff de Verdi annonce non seulement

le corps du XXe siècle qui se devra d’être à la fois svelte et musclé, mais annonce surtout

un changement de vision sociale sur le corps, celle de l’homme de pouvoir ou fortuné dont

le ventre n’est pas affirmé. La représentation que Verdi fait de l’obèse est avant tout une

inscription dans une certaine manière de lire le social, un corps travaillé par des apparences,

par certaines postures, des comportements, des attitudes et des habitudes. Le corps de

l’obèse, à l’image de celui de Falstaff, est vulnérable aux stigmates de cette idée de

dégénérescence qui traverse tout le XIXe siècle. La masculinité de l’homme passera

désormais par sa bonne forme, car être gros ou obèse est susceptible de conduire à une

perte de ses facultés de reproduction. Quel homme voudrait en arriver là et être stigmatisé

pour un tel défaut ? Le XIXe siècle proposera, pour éviter de sombrer dans la

dégénérescence et le ridicule,

233 Jukes, E. (1833), On Indigestion and Costivness; A Series of Hints to Both Sexes, London: John Churchill,

p. 287.

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« des définitions de la masculinité qui vont faire peu à peu toute sa place à la puissance

musculaire. Ce modèle, s’incarnera [aux États-Unis] en Andrew Jackson : soldat et

pionnier, homme du peuple et homme d’État, l’homme robuste et corpulent […]. Dès les

années 1840, le modèle de l’homme musclé influencera ainsi fortement l’image

corporelle idéale de l’homme américain234. »

Le Falstaff de Verdi dénonce justement ce corps obèse, et qu’il ne s’agit surtout pas d’un

état désirable. La satire de l’iconographie du corps obèse fait son œuvre, et aux États-Unis,

tout comme en Europe, un nouveau corps se dessine pour l’homme. Le corps devient une

nouvelle frontière, la puissance corporelle virile devient un signe essentiel de la beauté et

du pouvoir : « Le type athlétique, le corps puissant du sportif, constituera la norme-étalon

à la fin du siècle […]235 »

En sus du personnage de Falstaff, le corps obèse objet de railleries trouvera également

un autre bouc émissaire dans le « gros Juif ». Trois visions contribueront à cette

construction : le Juif en tant qu’homme d’affaires prospère ; le Juif membre de la race

diabétique ; les mariages consanguins.

Premièrement, comme le souligne le médecin allemand Carl von Noorden (1858-1944),

« la plupart des Juifs qui sont riches sont de gros hommes236 », mangent une nourriture

beaucoup trop riche et boivent beaucoup trop d’alcool.

Deuxièmement, tout au long du XIXe siècle, (et jusqu’à aujourd’hui) le diabète a avant

tout été considéré comme une maladie découlant de l’obésité, et par une singulière

adéquation, le Juif a été considéré comme obèse, justement à cause d’une apparente

augmentation de la fréquence du diabète chez les Juifs ; en somme, une tautologie.

Conséquemment, la notion de « gros Juif »237 aura du succès, car il est remarqué que les

juifs semblent à la fois plus corpulents et beaucoup plus prédisposés au diabète que le reste

de la population. En termes de racisme et d’antisémitisme tel que pouvait l’imaginer le

234 Courtine, J. J. (1993), « Les stakhanovistes du narcissisme — Body-building et puritanisme ostentatoire

dans la culture américaine du corps », in G. Vigarello (ed), Le gouvernement du corps, Paris : Seuil, p. 232. 235 Idem., p. 233. 236 Von Noorden, C. (1910), Die Fettsucht, Wien : Alfred Hölder, p. 63. 237 Boyarin, D. (1992), « The great fat massacre : Sex, death, and the grotesque body in the Talmud », in

Eilberg Schwartz (ed), People of the Body: Jews and Judaism from Embodied perspective, Albany : State

University of New York Press, p. 88.

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XIXe siècle, il s’agira d’une autre façon de considérer les Juifs comme une race inférieure,

la « race diabétique ».

Troisièmement, le neurologiste français Jean-Martin Charcot, en 1888, dans sa

correspondance avec Freud, dira que le comportement incestueux des Juifs (entendre

consanguinité) a laissé sa marque sur le corps et l’âme juive sous forme de diabète238. Et

cette stigmatisation du corps du Juif obèse ira en s’accentuant, car le diabète, désormais

associé à la consanguinité, devient l’objet d’une préoccupation sociale toute particulière.

En fait, en refusant le mariage en dehors de leur propre société, les Juifs ont

conséquemment été perçus comme une entité économique indépendante tirant sa

subsistance de la société tout en n’y contribuant pas :

« Les gens des classes les plus aisées mangent généralement plus, sortent peu de leur

demeure, ne font presque pas d’exercice et affaiblissent leur système nerveux en se

concentrant trop sur l’acquisition de savoirs et en mettant trop l’accent sur les affaires ou

le plaisir [...] Cette description convient tout à fait au Juif bien nanti, qui monte dans

l’échelle sociale par sa seule intelligence, et qui évite notoirement toute activité

physique239. »

Mais le contraire est aussi vrai. James Rothschild, banquier Juif du XIXe siècle, devient

l’un des principaux acteurs du monde de la haute finance. Suivront, dans son sillage,

d’autres entrepreneurs Juifs venus de tous les coins de l’Europe, qui investiront alors dans

l’industrie des matières premières et du transport. À travers leurs mécénats, ils animeront

non seulement une riche vie artistique, mais ils soutiendront la recherche médicale et feront

la promotion d’un urbanisme inspiré des théories de l’hygiénisme. En Amérique, ils

occuperont à la fois le monde de la haute finance et investiront, avec l’arrivée de la caméra,

le domaine du cinéma. Jacob Schiff (1847-1920), l’un des plus puissants financiers

américains, fondera les célèbres entreprises Western Union et Wells Fargo Express. Paul

Moritz Warburg (1868-1932) contribuera à la création de la Réserve fédérale des États-

Unis.

238 Gilman, S.L. (2006), « Obesity, the Jews and psychoanalysis: on shaping the category of obesity », in

History of Psychiatry, vol. 17 n° 1, p. 55-66 [57]. 239 Saundby, R. (1897), « Diabetes mellitus », in T. Clifford (ed), A System of Medecine, London : MacMillan,

p. 197.

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Malgré tout, et justement à cause de cette mainmise sur la finance et des secteurs clés de

l’économie, le jugement sera clair : le « gros Juif », bien qu’intelligent et ayant le sens des

affaires, bien qu’ayant la capacité à se hisser dans l’échelle sociale et à faire fortune,

refuserait de se mêler au reste de la population240. Il faudra attendre les travaux de Joseph

Jacobs et Maurice Fishberg241 pour démontrer que le diabète est avant tout une maladie de

civilisation et non une maladie de race.

Les XXe et XXIe siècles : l’ultime identification au corps

Le XXe siècle est définitivement le siècle du corps ; il le traverse. Le corps est devenu la

clé de voûte d’interventions de toutes sortes — politique, sociale, médicale, culturelle,

économique — liées à la médecine, l’invalidité, le travail, la consommation, l’âge et

l’éthique. Le corps est désormais un terrain contesté où sont menées des luttes pour s’en

arroger le contrôle. Il suffit de penser à cette lutte systématique contre la prise de poids, à

cette volonté affirmée de modifier le corps selon ses propres désirs, à cette idée d’accéder

à une espérance de santé optimale, tant physique qu’intellectuelle, jusqu’à un âge très

avancé. L’émergence du corps comme vecteur de réalisation de soi se reflète également

dans la culture populaire avec les livres de croissance personnelle, les régimes miracles, la

chirurgie esthétique, la remise en forme, les médications censées retarder le vieillissement,

les aliments anticancer, la mode qui colle au corps, le moule, le met en évidence. Tout

concourt à faire du corps un outil d’émancipation personnelle flexible selon les désirs de

son propriétaire242.

Confronté à sa propre finitude, l’individu constate qu’il aurait peut-être dans son génome

une prédisposition à telle ou telle maladie. De leur côté, les nutritionnistes élargissent

constamment le spectre des aliments sains et malsains. Les recherches scientifiques

alignent des sommes impressionnantes de dangers potentiels pour la santé, parfois au

tréfonds même d’une protéine ou d’une quelconque molécule. Le corps est devenu

240 Gilman, S. L. (2013), op. cit., p. 110. 241 Jacobs, J., Fishberg, M. (1905-1926), « Diabetes mellitus », The Jewish Encyclopedia, New York : Funk

& Wagnalls, vol. 4, p. 553-556. 242 Malabou, C. (2014), L’être humain est plastique, pas flexible, Philosophie Magazine, n° 83.

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réservoir de problèmes pouvant porter atteinte à la santé. Être sain se résumerait à n’avoir

aucune prédisposition à une quelconque maladie, d’où l’idée de dépistage. En matière de

tension artérielle, l’individu n’est plus « normotensif » s’il se situe dans le dernier quart de

l’échelle normative, mais « pré-hypertensif », même s’il ne manifeste aucun symptôme. La

notion de mode de vie, bon ou mauvais, définit maintenant la relation du sain au malsain.

Prévention de soi, dépistage, saine nutrition et pratiques sportives sont dorénavant les

passages obligés pour mettre à distance les dangers. Les campagnes de santé publiques

rappellent constamment à l’individu cette mise à distance, tout comme la fiche

nutritionnelle inscrite sur les emballages des aliments normalise cette mise à distance des

dangers en matière d’alimentation. Souscrire à l’utilisation de technologies médicales

personnelles (tensiomètre, cardiomètre, mesure de la glycémie, etc.) suppose que l’individu

est conscientisé à la prévention de soi. L’utilisation, à la maison, de détergents

antibactériens, l’élimination de tous les produits chimiques au profit de produits dits

écologiques sont des pratiques confirmées d’une prise de conscience personnelle face aux

dangers logés dans les moindres habitudes ou comportements. La mise à distance des

dangers est avant tout une purification de soi et de son environnement immédiat, l’idée

étant que les agissements adéquats de chacun profitent au collectif.

La normalisation des espaces, des comportements et des corps a changé de registre : c’est

l’aboutissement d’une logique de la prévention de soi amorcée au XIXe siècle, mais qui est

aussi rupture. Aboutissement, dans le sens où la pratique individuelle de prévention de soi

est plus que jamais à l’ordre du jour. Rupture, dans le sens où l’État n’a plus le rôle

disciplinaire du XIXe siècle, ni tout à fait le rôle protecteur du XXe siècle, d’où un

présupposé important : l’addition de toutes les pratiques individuelles de prévention de soi

conduirait à une protection collective généralisée nonobstant toutes autres considérations

de nature sociale. Ce changement de position n’est pas innocent : la santé est désormais du

total ressort de l’individu. Cette prévention se traduit dans la mise en pratique d’un mode

de vie sain adossé à trois piliers : dépistage, nutrition et activité physique.

Autrement, ce qui démarque sur le plan iconographique les XXe et XXIe siècles par

rapport aux siècles précédents, c’est que le corps n’est plus l’apanage de la simple peinture.

Ses supports de représentation sont dorénavant multiples : statues de cire, photographie,

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rayons X, imagerie médicale, pornographie, cinéma, vidéo, publicité, journaux, magazines,

télévision, Internet, médias sociaux. Il ne s’agit plus de représenter le corps dans sa

morphologie et de le vêtir en fonction des circonstances et des contextes dans lesquels il

s’inscrit, mais bien de le présenter tel qu’il se présente, c’est-à-dire dans sa réalité la plus

quotidienne et la plus commune et ordinaire. En fait, « l’art du XXe siècle nous montre du

corps ce que les techniques de visualisation ont permis de voir les unes après les autres243. »

En matière vestimentaire, du début du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, c’est l’idée de

soustraire qui s’applique : il est exigé de la femme une exiguïté charnelle. La silhouette,

c’est-à-dire, le corps mince et svelte, s’impose. Norme incontournable, la silhouette, bien

que soumise de temps à autre à contestation par différents courants marginaux est

irrévocable. Même la révolution féministe des années 1970 n’aura pu empêcher son

avancée. Les magazines féminins continueront, imperturbables, à promouvoir cette

silhouette à affiner, car l’échec de l’apparence est peut-être aussi échec de l’identité, chose

impensable dans la société des XXe et XXIe siècles où dominent la légèreté, l’efficacité, la

performance, la mobilité, l’instantanéité et la fluidité.

La mode féminine de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1910, est faite pour augmenter le

volume des seins et élancer les reins. Elle est aussi recherche d’épuration des formes et

d’affinement progressif : « Une robe ne peut aller aujourd’hui que si elle est bien ajustée,

collante en un mot244. » Le corset, amincisseur par excellence, a encore de beaux jours

devant lui. En France, il s’en vend des millions chaque année245. Par contre, la décennie

1910 marque son déclin que Marcel Proust dépeint fort bien :

« Les coussins, le strapontin de l’affreuse tournure avaient disparu, ainsi que des corsages

à basques qui dépassaient la jupe et raidis [...] La verticale des effilés et la courbe des

ruches avaient cédé la place à l’inflexion d’un corps qui faisait palpiter la soie comme la

sirène bat l’onde et donnait à la percaline une expression humaine, maintenant qu’il

243 Michaud, Y. (2006), « Visualisations. Les corps et les arts visuels », in J.J. Courtine (ed), Histoire du

corps, tome 3, Les mutations du regard. Le XXe siècle, Paris : Seuil, coll. Points/Histoire, p. 431. 244 Le Caprice (1876), 1e juin, p. 9. 245 Avenel, G. (1902), Les mécanismes de la vie moderne, tome 4, Paris, p. 67.

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s’était dégagé comme une forme organisée et vivante du long chaos et de

l’enveloppement des modes détrônées246. »

En 1925, la modiste américaine Jane Warren Well, dans la foulée d’une mode initiée par

tout un courant européen d’épurement des formes et de vêtements qui collent au corps,

dont Coco Chanel est la figure de proue, publie un fascicule intitulé Dress to Look Slender,

qui connaîtra un vif succès auprès des femmes nord-américaines. Sa préface rend bien

compte de cette tendance imposée par la nouvelle mode qui, pour le grand malheur des

femmes, révèle les moindres imperfections du corps, surtout les hanches et les bourrelets

de graisse :

« Le désir d’être attirante, de se sentir confiante, même si on n’est pas vêtue comme une

carte de mode, est propre à chaque femme. Avec la venue de la silhouette mince et svelte,

la femme ou la jeune fille dont le corps est en surpoids a un problème. Il faut savoir qu’il

n’est plus du tout à la mode de paraître grosse, et il est tout à fait normal de se sentir

coupable. Heureusement, il existe un moyen de faire en sorte d’être vêtue à la mode tout

en faisant des choix judicieux et en évitant de paraître grosse. [...] À vous toutes, qui avez

essayé des régimes qui n’ont rien donné, qui se sont découragées, tenez bon ! Lisez

chaque page de ce livre et appliquez-en les règles. Je vous garantis que vous retrouverez

votre confiance en vous et en votre apparence247. »

Il faut relever, dans cette préface de Jane Warren Well, quelques jalons structurants. Tout

d’abord, le sentiment de honte ou de culpabilité que procurent désormais les vêtements qui

collent au corps et avant tout conçus pour les femmes déjà minces. En réponse à cette

redéfinition de la mode et de la représentation du corps féminin des Années folles, certaines

entreprises de prêt-à-porter devront ajuster leurs patrons à toutes ces femmes qui ne

correspondent pas au modèle svelte et mince afin de proposer des vêtements qui avantagent

la ligne et la silhouette : « La femme éprise de mouvement et d’activité exige une élégance

appropriée, pleine de désinvolture et de liberté248. » Malgré tout, la mode est cruelle pour

ces femmes hors normes avec cette tendance vestimentaire à épouser de plus en plus

directement les lignes du corps. Non seulement la mode vise-t-elle à l’épurement, mais elle

246 Proust, M. (1962), À l’ombre des jeunes filles en fleur, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris : Gallimard,

p. 618. 247 Well, W. J. (1924), Dress to Look Slender, Scranton, Pennsylvania : Personal Arts Company. 248 Les Modes (1936).

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vise aussi à l’élimination des contours — c’est la mode « à la garçonne », cheveux plus

courts, dégagement de la ceinture et du cou —, voire même à l’effacement mammaire : « Il

est plus joli que la robe suive les lignes du corps et dessine la silhouette sans

indiscrétion249. » La femme des décennies 1920 et 1930 est une ligne, une silhouette. Elle

ne vaut non plus seulement par sa minceur, mais par sa ligne. Et la ligne renvoie bien à la

notion même de silhouette du siècle précédent.

En 1913, c’est le président de la Housekeeper’s Cooperative de Pittsburgh, John

Flannery, qui s’en prend à la mode qui lui semble être uniquement conçue pour les femmes

minces : « Quelle chance a une femme plus corpulente face à cette mode ? Les femmes

minces et sveltes ont le monopole. [...] Qui a décrété que juste la peau et les os constituaient

un idéal de beauté ? Ceci a trop longtemps duré et doit immédiatement cesser250.» Dans la

foulée de cet appel lancé par l’homme d’affaires, les chroniques de mode des différents

journaux et magazines de l’époque présenteront alors à leurs lectrices des vêtements qui

leur permettront de paraître moins grosses. En 1915, une chronique parue dans le

Washington Post suggère plutôt aux femmes de manger moins, de faire plus d’exercice, et

« de laisser tomber tous ces régimes bidon pour perdre du poids et ces vêtements qui

prétendent amincir la taille251. » En 1916, l’ingénieur Alfred Malsin, en se fondant à la fois

sur les données statistiques nationales et sur plus de 200 000 relevés anthropométriques

fournis par une compagnie d’assurance, en vient à la conclusion que plus de 40 % des

femmes américaines seraient en excès de poids, soit 13 219 759. De ce 40 %, il évalue que

5 685 438 d’entre elles seraient en surpoids, alors que plus de 17 % de celles-ci seraient

obèses252.

En 1908, la ville de Chicago décide d’imposer des standards pour tous les hommes

désirant postuler un emploi à titre de policier ou de pompier. Par exemple, le poste de

policier exige désormais qu’un individu mesure entre 5 pieds 8 pouces et 6 pieds 5 pouces

pour des poids respectifs variant entre 150 et 250 livres. En fait, il est désormais convenu

que « l’obésité, la faiblesse musculaire et une mauvaise condition physique générale sont

249 Le Messager des modes (1910), p. 2. 250 Oakland Tribune (1913), Call to the fat, October 8. 251 Washington Post (1915), Thin dresses and fat dresses, March 28, p. D6. 252 Malsin, A. (1915), Science turns its attention to stout people, Washington Post, April 2, p. MT5.

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des barrières insurmontables pour tout homme désireux de faire partie de cette élite253. »

En 1910, le commissaire de police Theodore Bingham du service de police de la ville de

New York démet de ses fonctions le capitaine William H. Hodgin pour cause d’obésité

excessive. Après avoir prouvé qu’il était capable, malgré son poids, de courir et de sauter

au même titre que ses collègues, ce dernier sera réinstauré dans ses fonctions254. En 1938,

le commissaire de police Lewis Valentine de la ville de New York déplore que « plusieurs

des postulants au poste de policier ont non seulement une moyenne d’âge variant entre 33

et 34 ans, mais surtout que plusieurs d’entre eux sont chauves et corpulents255. » Au

moment de leur assermentation, le commissaire les met en garde : « Nous ne voulons pas

vous voir prendre du poids trop rapidement, et mieux encore, pas du tout256 » [sans compter

que] « l’époque du policier rondouillard et à la moustache débordante est désormais chose

du passé257. »

En 1907, le quotidien Philadelphia Record relate qu’il est très difficile pour les hommes

en surpoids d’obtenir un emploi dans la fonction publique municipale de Philadelphie :

« Les employeurs des différents services de la ville considèrent que les hommes obèses

sont indolents et improductifs, alors que les employés plus minces sont débrouillards,

nerveux, énergiques et abattent 30 % plus de travail que leurs vis-à-vis en surpoids258. » En

1916, la ville de New York adopte certaines règles d’embauche et compartimente les

emplois en fonction du poids : la catégorie n° 1 autorise une certaine grosseur modérée

pour tous les emplois de bureau n’exigeant pas d’effort physique particulier ; la catégorie

n° 2 exige un minimum de souplesse et d’endurance physique, car l’employé se retrouve

souvent à l’extérieur, peut devoir marcher de longues distances, ou, à l’occasion, soulever

et transporter de faibles charges ; les catégories n° 3 et 4 incluent les gens qui doivent

effectuer des travaux manuels exigeants, les policiers et les pompiers. En sus de ces critères

physiques d’embauche, la ville de New York se réserve également le droit de ne pas

253 Garrison, W. W. (1908), Chicago has 5,000 police-men athletes, Kiowa County Press (Eads, Colorado),

October 30, p. 6. 254 Washington Post (2010), Bingham sued for 100,000 $, June 4, p. 4. 255 New York Times (1938), Valentine prefers educated rookies, December 20, p. 36. 256 New York Times (1939), New policemen warned on obesity, March 10, p. 25. 257 Idem. p. 25. 258 Los Angeles Times (1907), Fat men and jobs, October 27, sec. 2, p. 4.

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embaucher tout individu ayant des problèmes de consommation d’alcool, ou de drogue, ou

atteint d’un cancer ou de la tuberculose259.

En 1923, dans leur combat contre l’obésité, certaines villes suédoises envisagent

sérieusement d’imposer une taxe tant aux hommes qu’aux femmes pesant plus de 200

livres, ainsi qu’une surtaxe pour tous ceux pesant plus de 300 livres260. L’argument avancé

par les autorités de la petite municipalité de Gutenberg ira dans le sens suivant :

« les citoyens obèses, à cause de leur poids, soumettent les infrastructures de la ville —

trottoirs, pavés, ponts — à une usure plus grande que la normale. Ils consomment plus

d’eau que la moyenne et brisent, en s’assoyant, les bancs publics, ainsi que les chaises

des musées et des bibliothèques [...] Leurs plaintes constantes à propos de la chaleur et

de bien d’autres choses qui les indisposent font d’eux une nuisance publique. […] Ils ne

paient que le tarif normalement exigé pour une personne de poids normal lorsqu’ils

utilisent les services des transports publics. Ils dégradent l’aspect esthétique de la ville et

laissent aux visiteurs une mauvaise impression261. »

Un parallèle intéressant est ici à faire avec la situation actuelle en regard de certaines

compagnies aériennes qui imposent une surtaxe aux gens obèses qui occupent deux sièges,

et également certaines municipalités, comme la ville de New York, qui cherchent à imposer

une surtaxe sur les aliments jugés malsains pour la santé. En somme, ce qui importe, ce

n’est pas tant l’idée de faire payer plus cher l’utilisation de certains services aux gens qui

sont en excès de poids, mais bien de montrer que le poids excessif est socialement

inacceptable et que tout individu en surpoids doit être personnellement tenu responsable

de sa condition. Autrement dit, si un individu ne veut pas payer de surtaxes, il n’a qu’à

normaliser son corps. Toujours dans le même ordre d’idées, en 1935, l’hebdomadaire

Berlinois Judenkenter propose d’imposer une surtaxe à tous ces gens obèses qui n’ont

définitivement pas leur place dans la nouvelle Allemagne. Certaines exemptions seraient

toutefois accordées aux gens qui feraient la preuve que leur condition est due à une maladie

ou que toute perte de poids serait nuisible à leur santé. Les Juifs se verraient imposer une

taxe dix-sept fois supérieure à celles des Allemands de souche, car « il est statistiquement

259 Nebraska Lincoln Daily News (1916), No jobs for fat men there, July 1, p. 4. 260 New York Times (1923), Taxing the Fat, February 1, p. Opinion. 261 Utah Ogden Standard Examiner (1923), To tax every pound you weigh over 200, February 18.

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démontré que le niveau de vie des Juifs est en moyenne dix-sept fois supérieur à celui de

l’aryen moyen262. »

En 1930, les dirigeants de la Commission scolaire de New York se retrouvent au cœur

d’une controverse qui défraie les manchettes en refusant non seulement d’accorder à

l’enseignante Rose Freistater un statut de professeur permanent parce qu’elle dépasse de

30 livres le poids maximal déterminé par la Commission de l’éducation de l’État de New

York, mais aussi parce que sa condition est « un modèle d’hygiène inacceptable pour les

enfants263. » Rebutée, Rose Freistater attaque en justice la Commission scolaire et soutient

que les standards actuariels du système de pension de l’État (120 à 150 livres pour une

personne mesurant 5 pieds 2 pouces comme elle) sont discriminatoires. En fait, l’argument

principal évoqué par la Commission scolaire prétend que « les gens en surpoids ont un taux

de décès prématurés plus élevé que les gens de poids normal, sont plus souvent absents et

sont également moins efficaces au travail. [...] L’espérance de vie de ces gens étant plus

réduite constitue un problème pour la pérennité du fonds de pension collectif264. » Malgré

toutes ses démarches, malgré une perte de poids de plus de 30 livres, de 182 à 152 livres,

Rose Freistater se verra définitivement refuser, en 1936, un certificat permanent

d’enseignement.

Aux États-Unis, au cours des premières décennies du XXe siècle, le regard porté sur

l’obèse est différencié : autant le gros ou le gras personnage représente dans certains cas

un état désirable, autant la minceur est de plus en plus privilégiée. Un état désirable, dans

le sens où les gens de pouvoir qui sont gras et replets sont réputés être joviaux, sages, d’une

nature équitable et mesurée. En 1909, le Washington Post265 souligne à quel point les gens

qui détiennent des postes clés dans la société ont tendance à être gros et cite à cet égard des

personnages politiques célèbres pour appuyer son argument : Armand Fallières (1841-

1931), président de la France de 1906 à 1913 ; la reine Victoria et le roi Édouard, le tsar

Alexandre III et la reine Catherine II de Russie. Un état désirable, parce que les épouses

262 Washington Post (1935), Editor of Nazi paper urges fat folk tax, December 14, p. 9. 263 New York Times (1935), City holds woman to fat to teach, July 16, p. 21. 264 Idem., p. 21. 265 Washington Post (1909), Most Rulers Have Tendacy to Fat, January 24, p. E4.

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des gros hommes qui ont réussi ont tendance à être à la fois grosses et heureuses. Et pour

le journaliste, la raison de leur bonheur s’explique par une simple adéquation :

« Les femmes des hommes qui ont réussi sont grosses parce qu’elles n’ont pas à se

préoccuper du loyer à payer le mois prochain, ni à se demander s’il y aura quelque chose

sur la table, ni à savoir si les enfants auront quelque chose de décent à se mettre sur le

dos. Les gens qui prennent en pitié les grosses femmes font tout simplement preuve

d’ignorance : les femmes qui se plaignent de leur grosseur se rendent elles-mêmes

malheureuses, alors qu’elles devraient être parmi les femmes les plus heureuses de la

terre266. »

L’adéquation est ici établie entre le fait d’être grosse et le bonheur : les femmes heureuses

sont celles qui n’auraient pas de problèmes d’ordre financier et qui engraisseraient sous le

seul effet du bonheur. Un état désirable également, parce que les plus grands écrivains sont

gros, très gros ou obèses — Balzac, Alexandre Dumas père, Sainte-Beuve, Eugène Sue,

Jules Gabriel Janin, Victor Hugo, Théophile Gauthier, Émile Zola, Rossini, Lord Byron,

Georges Sand, Madame de Stael —, état qui serait lié à leur intelligence267. Il serait de bon

ton de devenir gros ou même très gros pour atteindre cet état de génie. À l’inverse, tout un

courant articulé autour de la silhouette émerge : « Même les grands de ce monde ne peuvent

se soustraire aux diktats de la mode qui décrètent que tous les hommes et toutes les femmes

doivent faire preuve de contenance268 » rapporte un journal du Colorado tout en précisant

que « la graisse est désormais considérée comme une indiscrétion, voire un crime. Seuls

les gens bornés veulent être gros et de moins en moins de gens valorisent la corpulence

[surtout] que même les caricaturistes l’associent désormais au capitaliste type269. »

Toujours dans le même ordre d’idées et en matière de jugement moral, le San Antonio

Daily Light rapporte que « les gens obèses ont moins d’énergie que les gens plus

minces270 », sans compter qu’ils sont

266 Oakland Tribune (1907), Grow prosperous : fatten your wife, Oakland Tribune, January 4, p. 14. 267 Washington Post (1914), Corpulence and Genious, March 25, p. 6. 268 Akron Weekly Pioneer Press / Colorado (1914), Fat men unpopular now, April 17, p. 6. 269 Idem. 270 Brooklyn Eagle (1887), The fat and the lean, April 1, p. 2.

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« plus conservateurs, qu’ils ont également une pensée d’une autre époque. Ils sont

prudents et ont une aversion particulière pour les nouvelles expériences. Ils n’adoptent

rien qui n’ait été préalablement testé et vérifié. [...] Ils ne sont pas enclins à faire plus que

ce qui leur est demandé, sauf manger et dormir. [...] Ils sont régulés comme des horloges

dans leurs habitudes, surtout lorsque vient le temps du dîner. Autrement, ils ne sont

jamais pressés271. »

En fait, les premières décennies du XXe siècle ont déjà installé les repères et les balises

pour les décennies à venir qui travailleront le corps et définiront de nouvelles normes

sociales de représentation : le niveau d’alarme épidémique ; l’abondance alimentaire ; les

diktats de la mode ; la minceur comme idéal de beauté ; manger moins ; faire plus

d’exercice ; le manque de volonté. Il est clair que la stigmatisation de l’obèse n’est pas

seulement de l’ordre privé, mais qu’elle s’expose aussi publiquement dans les journaux.

Cette exposition médiatique est significative et indique vraisemblablement un

renversement graduel des valeurs envers la graisse, alors que deux visions de celle-ci

cohabitent encore.

Au milieu du XXe siècle, les Nord-Américains se sédentarisent, s’inscrivent dans une

société d’abondance, sont pris dans un cycle incessant d’absorption et d’élimination, tant

sur le plan alimentaire qu’économique. L’autodiscipline, la contenance et la gouvernance

de soi, l’activité physique et la remise en forme, la sueur et les calories brûlées à marcher,

courir, jogger et pédaler se révèlent dès lors des pratiques en miroir, similaires et inversées

de remplissage des chariots de supermarchés et d’incorporation de nourriture.

Conséquemment, l’ensemble du XXe siècle correspond à la fois à une montée de l’obésité

et à une volonté affirmée de vouloir contrôler cette même obésité. Mais plus encore, le XXe

siècle marque deux moments particuliers : (i) ce n’est plus seulement le très gros et l’obèse

qui sont visés par cette démarche de régulation et de normalisation du corps, mais tout

individu présentant des apparences de surpoids ; (ii) avec la Framingham Study, ce n’est

plus seulement la graisse qui envahit le corps qui préoccupe, mais bien la graisse désormais

identifiée comme facteur de risque : le cholestérol. La graisse, sous toutes ses formes,

devient l’ennemi à combattre. Conséquemment, ce qui est mince devient le maître mot : la

271 San Antonio Dalily Light (1888), Indebted to our fat men, November 2.

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minceur du corps — la force, le muscle et la découpe pour l’homme, la finesse de la taille

et de la silhouette pour la femme — et l’aliment allégé — viandes maigres, yaourt sans

gras, lait écrémé, etc. Du coup, le corps obèse, tant féminin que masculin, est travaillé par

de nouvelles normes et représentations.

Quelques constats

À la suite de ce qui a été énoncé dans ce chapitre, il est possible de relever cinq constantes

qui ont systématiquement traversé les époques : (i) le gouvernement de soi (contenance de

soi, gouvernance de soi) ; (ii) le corps de justes proportions ; (iii) la possibilité de travailler

le corps et de le refaçonner à travers l’activité physique et l’alimentation ; (iv) la minceur

pour la femme ; (v) la stigmatisation du corps en excès de poids sous différentes formes —

iconographie, railleries, vocabulaire, manque de volonté, vêtements. Ces cinq constantes

constitueront l’assise des interventions à déployer sur le corps en excès de poids pour le

rendre plus conforme à un certain modèle de corporéité.

Certains jalons structurants, de la Renaissance jusqu’à aujourd’hui, appuyés sur l’assise

que forment les cinq constantes qui traversent les époques, vont définir en quelque sorte la

nature des interventions à déployer sur le corps en excès de poids. Tout d’abord, le XVIIe

siècle opère le passage du statut d’être un corps à celui d’avoir un corps dont l’individu est

individuellement et socialement responsable à travers les traités de civilités. Le XVIIIe

siècle rend l’individu autonome, architecte de sa vie et maître de son destin, devenant

responsable de tout ce qu’il fait et de ce qu’il se fait à lui-même : s’il prend trop de poids,

s’il perd ses facultés génésiques, il n’a qu’à s’en prendre à lui-même, car il est en défaut de

gouvernement de soi — c’est la crainte de la dégénérescence de la race. Le XIXe siècle,

pour sa part, marque des jalons importants à travers la quantification de soi : la mesure du

poids (pèse-personne, IMC), la mode et le miroir rendront l’individu maître et esclave de

son image des pieds à la tête. La Muscular Christianity marquera, chez l’homme, une

rupture du gros ventre comme signe d’aisance sociale. L’homme à la découpe musclée et

virile deviendra progressivement le modèle de l’aisance sociale, c’est-à-dire celui qui a les

revenus nécessaires pour accéder à une alimentation équilibrée et de qualité. Avec la

montée du complexe agroalimentaire au XXe siècle et l’augmentation générale du niveau

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de vie, un déplacement significatif s’opère : la graisse se déplace depuis les classes les

mieux nanties vers la classe moyenne et les classes moins favorisées. Avec la montée des

essais cliniques randomisés à grande échelle, la notion de facteur de risque prend forme :

le corps est devenu un vecteur de menaces, d’incertitudes et de peurs, le corps peut trahir.

À l’aune de cette idée, l’obésité deviendra un facteur de risque précurseur d’une kyrielle

de problèmes métaboliques. Un autre déplacement significatif intervient dans la foulée de

la notion du facteur de risque : ce n’est plus seulement le fait d’être en surpoids excessif

qui est un facteur de risque, mais le fait d’être en simple surpoids, ou bien de consommer

des aliments trop riches en graisses saturées. En somme le déplacement de la graisse

s’effectue depuis celle qui s’affiche dans le corps vers celle qui se cache insidieusement

dans les aliments qui pose désormais problème.

Ces constantes qui traversent les époques et ces jalons structurants qui définissent la

nature des interventions à déployer sur le corps en excès de poids n’expliquent pas pour

autant la nature du même du discours de la lutte contre l’obésité tel qu’il se présente

actuellement. Autrement dit, ces constantes et ces jalons expliquent comment s’est

structurée la représentation sociale du corps obèse et des interventions à déployer celui-ci,

mais n’expliquent pas pour autant les conditions d’émergence de cette lutte systématique

contre l’obésité. D’autres facteurs doivent vraisemblablement entrer en ligne de compte

qui sont peut-être d’ordre structurel dans les pays développés. Les deux prochains chapitres

tenteront de mettre en lumière ce phénomène.

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Chapitre 2

L’infrastructure sociale, économique et politique de la prise de poids

Le premier chapitre a permis de dégager une constante qui traverse toutes les époques et

qui fédère l’ensemble des actions à déployer sur le corps pour lui éviter la prise de poids :

la contenance de soi et la gouvernance de soi. Une adéquation a dès lors été établie voulant

que la minceur corresponde à l’idée du corps en santé. À l’aune de cette suggestion de la

minceur, la représentation sociale du corps obèse s’est structurée autour du défaut de la

contenance de soi et de la gouvernance de soi. Le regard social porté sur l’obèse suggère

alors un individu oisif, paresseux et manquant de volonté, incapable de gouverner ses

appétits et ses comportements. Ces adéquations simplistes, pourtant socialement ancrées,

font l’économie rapide d’une réalité d’un tout autre ordre, à savoir, qu’il est impossible de

prendre du poids s’il n’y a pas une infrastructure qui encourage cette même prise de

poids272. Le présent chapitre tentera de voir comment la prise de poids, au cours du dernier

siècle, s’est socialement, économiquement et politiquement inscrite dans une infrastructure

de la prise poids constituée par le complexe agroalimentaire, l’espace bâti et le type

d’emploi occupé. En fait, il s’agira de voir comment cette infrastructure de la prise de poids

est un défi constant posé à la contenance de soi et à la gouvernance de soi.

Afin de bien comprendre en quoi consiste l’infrastructure de la prise de poids, c’est la

notion de « contexte » proposée par Boudon qui sera utilisée. Tout d’abord, les

caractéristiques données d’un contexte doivent être empiriquement observables273. Partant

de là, l’analyse historique, factuelle et descriptive de l’ensemble des éléments qui ont

contribué à la mise en place de l’infrastructure de la prise de poids (observation empirique)

devra conduire à mettre en lumière le défi posé à la contenance de soi et à la gouvernance

de soi (construction d’un discours normatif274). Pour reprendre Boudon, il s’agit, dans un

premier temps, de révéler les « systèmes d’interdépendances » (complexe agroalimentaire,

272 Stanton, K. R., Acs, Z. J. (2005), op. cit. 273 Boudon, R. (2014), « What is context ? », in Soziologie und Sozialpsychologie, Kölner Zeitschrit, ed.,

suppl. 66, p. 17-45 [17]. 274 Idem., p. 32.

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industrie de la restauration rapide, industrie de la perte de poids, santé publique, médecine,

publicité) où les comportements et les rôles sociaux ne sont pas définis a priori. Dans un

deuxième temps, il s’agit de révéler les « systèmes fonctionnels » qui font en sorte que

l’individu a de « bonnes raisons d’agir » de façon à prendre du poids (attentes,

comportements, attitudes). Ces deux types de systèmes, « systèmes d’interdépendances »

et « systèmes fonctionnels » forment ce que Boudon nomme un « système d’interactions »,

c’est-à-dire, un contexte social dans lequel est engagée l’action de l’individu (rôle social).

Ce faisant, Boudon postule non seulement la liberté stratégique des individus dans une

situation sociale donnée refusant tout déterminisme a priori — ce qui n’excluent pas pour

autant que les individus ne soient pas influencés dans leur action par la structure sociale

dans laquelle ils évoluent —, mais il met aussi en évidence « la puissance de l’analyse

contextuelle275 ».

La mondialisation de l’alimentation

Depuis la fin du XVe siècle, l’expansion coloniale européenne outre-Atlantique et le

développement du capitalisme ont non seulement systématiquement remodelé les régimes

alimentaires à travers le monde, mais ont également modifié en profondeur la relation de

l’homme à l’agriculture. Les puissances impériales européennes ont provoqué des

changements écologiques radicaux, tant en Afrique qu’en Amérique, en déportant des

millions d’esclaves africains et en les implantant sur de nouvelles terres pour les cultiver.

Disposant dès lors de grandes quantités de produits agricoles à écouler, les Européens ont

créé, à l’échelle de la planète, des filières complexes et extrêmement efficaces de

production, de distribution et de mise en marché. Ces nouvelles chaînes

d’approvisionnement mondialisées ont contribué à l’introduction de nouveaux aliments,

dont le maïs, la pomme de terre et le sucre, et entraîné par le fait même des changements

dans les pratiques alimentaires et dans les structures culturelles du goût, tant en Europe, au

Moyen-Orient, qu’en Asie276.

275 Boudon, R. (2014), op. cit. 276 Earle, R. (2000), « The Columbian Exchange », in The Oxford Handbook of Food History, Jeffrey M.

Pilcher (ed), Oxford : Oxford University Press, p. 342.

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Premier cas, le maïs, devenu au fil du temps un aliment de base pour des millions

d’Africains réduits en esclavage entre le XVIe et le XIXe siècle, s’est révélé si efficace sur

le plan énergétique et nutritif en Europe, en Afrique et en Asie277, qu’il s’est rapidement

imposé comme aliment de subsistance essentiel pour les classes populaires. D’ailleurs, les

données présentées dans l’atlas d’André Rémond du XVIIIe siècle montrent comment le

maïs et la pomme de terre, dans les régions de la France contiguës aux grands ports de mer,

ont effectivement contribué à améliorer la santé des gens et à augmenter leur espérance de

vie, alors que les régions de l’intérieur des terres en ont beaucoup moins bénéficié278. Un

phénomène similaire s’est également produit en Angleterre aux XVIe, XVIIe et XVIIIe

siècles, alors que l’introduction de la culture du maïs et de la pomme de terre dans les

communautés proches des grands centres d’échanges commerciaux (East Anglia, East

Kent) a provoqué à la fois une croissance commerciale importante et le développement

d’une solide expertise dans le commerce des produits agricoles. À l’inverse, les villages et

les communautés éloignées des grands centres d’échanges commerciaux (Devon,

Cumberland, Westmoreland, Northumberland), qui n’avaient pas adopté les nouvelles

cultures, ont périclité279.

La pomme de terre illustre non seulement comment l’introduction d’un nouvel aliment

est en mesure de bouleverser des pratiques alimentaires déjà bien établies, mais aussi

comment la mondialisation d’une culture maraîchère crée de nouveaux marchés et de

nouvelles opportunités d’affaires. D’une part, sans l’introduction de la pomme de terre en

Europe, il aurait été impossible, selon le spécialiste américain des questions énergétiques

Arnulf Grübler, de nourrir une population de plus de huit millions d’habitants, alors en

pleine expansion démographique280 : il aurait peut-être même été impossible de garantir

l’apport énergétique minimal quotidien. Et les chiffres tendent à donner raison à Grübler,

car dès 1793, en France, la culture de la pomme de terre occupait déjà plus 30 000 hectares,

avait bondi, en 1815, à plus de 350 000 hectares, à 983 000 en 1835 et à plus de 1,5 million

277 Idem., p. 350. 278 Braudel, F. (1992), Civilization and Capitalism, 15th-18th Century: The perspective of the world,

Berkeley : University of California Press, p. 340. 279 Wallerstein, I. ([1974] 2011), The Modern World-System I: Capitalist Agriculture and the Origins of the

European World-Economy in the Sixteenth Century, Berkeley : University of California Press, p. 110-111. 280 Grübler, A. (1998), Technology and Global Change, Cambridge : Cambridge University Press, p. 139.

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en 1900281. Dès le début du XIXe siècle, plus de la moitié des terres cultivables d’Irlande

étaient dédiées à sa culture. D’autre part, la pomme de terre a été exportée partout sur la

planète. L’anthropologue allemand Berthold Laufer (1874-1934) signale son introduction

en Afrique par les missions chrétiennes à la fin du XVIIe siècle sous forme de petites

plantations282. On la trouve également en 1675 en Inde283 et dans la province du Yunnan

en Chine dès 1745284. Elle arrive aux Philippines en 1594285 avec les Espagnols et en

Indonésie à la fin du XVIIIe siècle avec les Hollandais. Elle est introduite en 1773 en

Nouvelle-Zélande lors du second voyage de James Cook286. Les Français et les Anglais

l’apportent en Océanie287. Tous les Européens contribueront, tout au cours de la période

coloniale, à l’extension de l’aire géographique de la pomme de terre et à faire de celle-ci

l’un des principaux aliments de base du régime des paysans et des classes défavorisées288.

Pour l’anthropologue Sydney Mintz289, le sucre, consommation de nantis à l’origine, est

emblématique de cette transformation des pratiques alimentaires. Intimement lié à

l’expansion coloniale occidentale, aux réseaux de production, de consommation et de

pouvoir, le sucre a eu un impact majeur à l’échelle planétaire, non seulement sur les

pratiques alimentaires, mais aussi sur les façons de faire du commerce. Mintz suggère

même que l’exceptionnel appétit des Anglais pour le sucre s’explique avant tout par une

convergence de pressions provenant de plusieurs groupes influents de la société britannique

intéressés à en diffuser la consommation dans les classes populaires. En effet, c’est à partir

de 1850, en Angleterre, que le sucre devient l’aliment des pauvres, alors qu’il est

281 Rousselle, R., Robert, Y., Crosnier, J. C. (1996), La pomme de terre : production, amélioration, ennemis

et maladies, utilisations, Paris : Éditions Quae, p. 44. 282 Laufer, B. (1938), « The American plant migration, Partie 1, The Potato », Anthropological Series, vol.

28, n° 1. 283 Gopal, L., Srivastava, V. K. (2008), History of Agriculture in India, Up to C. 1200 A.D., New Delhi :

Center for studies in civilizations, p. 150. 284 Gitomer, C. S. (1996), Potato and Sweetpotato in China: Systems, Constraints, and Potential, Beijing :

Chinese Academy of Agricultural Sciences, p. 7. 285 Woolfe, J. A. (1992), Sweet Potato: An Untapped Food Resource, Cambridge: Cambridge University

Press, p. 16. 286 Rhodes, R.F. (2001), « A Fantastik Voyage », in C. Graves (ed), The Potato Treasure of the Andes: From

Agriculture to Culture, p. 143. 287 Lebot, V. (2009), « Tropical Root and Tuber Crops: Cassava, Sweet Potato, Yams and Aroids », Crop

Production Science in Horticulture, n° 17, p. 195. 288 Rousselle, R., Robert, Y., Crosnier, J. C. (1996), op. cit., p. 44. 289 Mintz, S. (1991), Sucre blanc, misère noire. Le goût et le pouvoir, Paris : Nathan.

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graduellement intégré aux repas et ajouté au pain. La mélasse connaît un franc succès

auprès de la classe ouvrière, et à partir des années 1880, la confiture, fabriquée

industriellement, devient une des bases de l’alimentation populaire, transformant ainsi des

pratiques alimentaires séculaires290.

Autrement, l’exploitation industrielle des fruits en provenance des pays du Sud, pour sa

part, n’a pas été sans conséquence. Hormis les conditions de travail souvent dures et

pénibles dans les plantations, les entreprises exploitantes ont été dans l’obligation, pour

écouler leurs produits, de procéder à une transformation des goûts dans les pays situés dans

l’hémisphère nord. La United Fruit Company, entreprise américaine fondée en 1899, mieux

connue aujourd’hui sous le nom corporatif de Chiquita Brands International, a connu un

succès commercial sans précédent avec la banane. Introduite comme fruit exotique à la fin

du XIXe siècle, ce n’est qu’au début des années 1920 que la banane, à travers une campagne

publicitaire agressive dédiée aux maîtresses du foyer, investit de façon massive le marché

nord-américain : elle devient rapidement un aliment de base du régime alimentaire nord-

américain. La Hawaiian Pineapple Company, fondée en 1851 par James Dole, aujourd’hui

connue sous le nom corporatif de Dole Food Company, ouvre non seulement la première

plantation d’ananas, mais innove tout particulièrement en mettant au point des procédés

industriels de culture et d’emballage de fruits, tant pour l’ananas, que la banane et les noix.

Pour pénétrer le marché américain, la Hawaiian Pineapple Company, au début du XXe

siècle, proposera des publicités qui renverront au public des images de forêts luxuriantes,

de soleil et de plages. La machine marketing de la distribution alimentaire était déjà sur sa

lancée.

Au-delà de toutes ces considérations historiques, ce qui intéresse au premier chef, c’est

que ces trois aliments à haute valeur énergétique — maïs, pomme de terre, sucre —,

exportés partout sur la planète par les empires coloniaux de l’époque, sont encore

aujourd’hui au cœur de la stratégie du complexe agroalimentaire ; ils sont même plus

présents que jamais. En fait, la pomme de terre frite, dont on retrouve une première recette

290 McMichael, P. (2004), « Global development and the corporate food regime », The Sociology of Global

Development, XI World Congress of Rural Sociology, Trondheim, July.

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chez Diderot en 1778291, deviendra, au XXe siècle, avec le hamburger, l’emblème même

de la malbouffe. Le sucre, pour sa part, se retrouvera en quantités considérables dans les

sodas, investira toute une gamme d’aliments transformés et préparés. Le maïs, transformé

en fructose, ajouté à certains aliments, sera soupçonné d’être un facteur important de la

prise de poids292. Autrement dit, avant la Révolution industrielle, l’Europe a réussi, par

l’intermédiaire de son vaste réseau maritime et par ses pratiques commerciales, à investir

l’ensemble des marchés avec ces trois aliments qui ont contribué à modifier les pratiques

alimentaires existantes, parfois même à se substituer à certains aliments de base. Avec la

Révolution industrielle, le complexe agroalimentaire nord-américain et européen, alors en

pleine gestation, s’est saisi de ces trois aliments à haute valeur énergétique, les a

transformés, les a adaptés et les a diffusés et redistribués à grande échelle. La boucle

alimentaire énergétique était dès lors bouclée. Par la suite, le XXe siècle consolidera

l’emprise commerciale du maïs, de la pomme de terre et du sucre, tandis que le XXIe siècle

en affinera les stratégies de distribution, de publicité et de vente.

La montée du complexe agroalimentaire

Avec l’arrivée des grandes industries au milieu du XIXe siècle, avec la migration des

paysans vers les villes, avec la nécessité de disposer d’une main-d’œuvre de plus en plus

abondante, il y a aussi eu nécessité de disposer de procédés de fabrication alimentaire à

grande échelle qui ont fait basculer l’équilibre du pouvoir agricole depuis les petits

producteurs au profit du complexe agroalimentaire naissant. Dans cet effort sans précédent

de standardisation des aliments transformés et manufacturés, le complexe agroalimentaire

a non seulement su répondre aux demandes des Américains, mais aussi à celles de plusieurs

pays industrialisés tout au cours du XXe siècle. C’est à partir du milieu du XIXe siècle, aux

États-Unis, que naît le complexe agroalimentaire. Composé de cinq grands secteurs —

l’agro-industrie d’amont, l’industrie de transformation de la matière première, l’industrie

de la transformation alimentaire, l’industrie de la distribution alimentaire, l’industrie de la

291 Diderot (1778), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome 34,

Paris : Pellet, p. 381. 292 Campbell, E., Schlappal, A., Geller, E., Castonguay, T. W. (2014), « Fructose-Induced

Hypertriglyceridimia: A review », in R. R. Watson (ed), Nutrition in the Prevention and Treatment of

Abdominal Obesity, p. 197-206 [197].

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restauration rapide —, le complexe agroalimentaire, par son seul poids économique,

transformera les pratiques alimentaires et uniformisera certaines structures culturelles du

goût, de la même façon que le commerce du maïs, du sucre et de la pomme de terre l’avaient

fait avant la Révolution industrielle. Ainsi, le Big Mac, qui sera consommé à Paris aura le

même goût que celui consommé à New York ou Beijing. Les céréales vendues par Kellog

seront l’ordinaire du petit déjeuner, autant des anglais, que des canadiens, des américains,

des italiens et des français. En somme, le goût s’est universalisé, uniformisé et démocratisé

par le seul fait du poids économique et financier du complexe agroalimentaire et de sa

capacité à investir une multitude de niches alimentaires.

L’agro-industrie d’amont est composée de quatre secteurs, tous dominés par de grandes

entreprises : (i) machines agricoles : Massey Ferguson, International Harvester, John

Deere, Renault, Fiat ; (ii) semences : Monsanto, Cargill, Dreyfus ; (iii) produits chimiques :

Monsanto, Ciba, Bayer, Dupont, Geigy, Dow Chemical, BASF, ICI ; (iv) alimentation

animale : Ralston Purina, Cargill, CPC, Anderson-Clayton, Spillers. C’est la convergence

des efforts commerciaux de toutes ces firmes qui, au cours des cent dernières années, a

conduit aux transformations importantes qui ont eu lieu dans ce secteur dont : la mise au

point de variétés de semences à haut rendement ; le transfert de variétés Nord/Sud qui ont

révolutionné une partie des agricultures, tant en Asie qu’en Amérique Latine ; la mise en

place d’un système agricole intensif en capital à haute productivité de travail293.

Les industries du secteur agroalimentaire se sont spécialisées dans la transformation de

la matière première294. La General Mills, fondée en 1856, s’accapare tout d’abord du

marché de la farine, du marché des céréales consommées au petit déjeuner et du marché

des soupes en canne. La H.J. Heinz Company, fondée en 1869, inonde rapidement le

marché, au début du XXe siècle, d’une multitude de produits, dont le célèbre Ketchup

Heinz, les condiments et les légumineuses. Dès ses tout débuts, en 1901, la Fremont

Canning Company propose différents produits en canne, dont les poix, les haricots, les

fruits et les légumes produits par des fermiers locaux. Son produit phare, le Gerber Baby,

lancé en 1928 — nourriture pour bébé commercialisé dans de petits pots de verre —,

293 Hugon, P. (1998), « L'industrie agro-alimentaire. Analyse en termes de filières », Tiers-Monde, tome 29,

n° 115, p. 686. 294 Goldberg, R. A. (1957), A concept of Agribusinesss, Boston : Harvard University.

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connaît un véritable succès qui ne se démentira pas au fil des années et que l’on retrouve

encore aujourd’hui sur les tablettes des supermarchés. Dès sa fondation en 1906, la société

Kellogg s’impose rapidement dans le marché des céréales consommées au petit déjeuner,

tout comme dans celui des biscuits et des craquelins. En 1911, l’entreprise Proctor &

Gamble commercialise la célèbre graisse Crisco, un shortening fait d’huiles végétales, qui

facilitera grandement la tâche des cuisinières pour confectionner tartes et autres pâtisseries

feuilletées. La Coca-Cola Company, au tournant du XXe siècle, investit littéralement le

marché de la boisson gazeuse avec son produit vedette Coca-Cola et se diversifie par la

suite dans une multitude de breuvages, dont les jus Minute Maid. En 1948, la société suisse

Nestlé lance aux États-Unis le Nestlé Quick, poudre chocolatée, qui gagnera rapidement le

marché du petit déjeuner. Ce secteur est actuellement dominé par neuf grands groupes.

Nestlé pour la nutrition infantile, les chocolats, les confiseries, les produits surgelés, les

glaces, les produits laitiers frais et l’eau embouteillée. Unilever, pour les glaces, les

condiments, et la margarine. La Kraft Foods, pour le chocolat et les produits de confiserie,

le café, la biscuiterie, la boulangerie industrielle et la fabrication de fromages. La Tyson

Foods, pour les produits à base de viande fraîche ou réfrigérée, essentiellement du bœuf,

du poulet et du porc. Danone, pour les produits laitiers, l’eau minérale et la nutrition

infantile. La Coca-Cola Company pour les sodas et les jus de fruits, et Pepsico pour les

sodas, les croustilles et les céréales. Finalement, le géant brésilien JBS pour les produits

dérivés à base de viandes, Anheuser-Busch pour la bière, et Mars Inc. pour le chocolat et

les produits de confiserie, l’alimentation pour animaux de compagnie, le riz et les plats

préparés.

L’industrie de la transformation alimentaire se divise en trois grands secteurs : la

première transformation (lait, viande, sucre, farine, huiles et graisses, fruits et légumes, jus

et conserves) ; la seconde transformation (boulangerie, produits dérivés de la viande,

aliments pour animaux, confiserie, produits laitiers) ; la troisième transformation (produits

surgelés, produits laitiers très transformés, céréales pour petit déjeuner, boissons non

alcoolisées, cafés instantanés, brasserie, ingrédients alimentaires, aliments pour

nourrissons et animaux domestiques). Le processus d’industrialisation et

d’internationalisation de ce secteur a conduit à d’importantes innovations, dont « les

transports et l’emballage, la longue conservation, la chaîne du froid, l’irradiation des

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denrées périssables, la normalisation à des fins sanitaires, de forts gains de productivité sur

l’énergie et les matières premières295. » De plus, la constante création sans cesse renouvelée

de nouveaux produits est au cœur même de sa stratégie commerciale dans le but de

conserver ses parts de marché. Pour sa part, la filière biologique a particulièrement innové

et a connu, partout dans le monde, une rapide croissance. Ses ventes ont excédé les 50

milliards de dollars en 2008, soit le double du total de 25 milliards de dollars enregistré en

2003296-297. Comme la demande pour les produits biologiques au sein des nations du G-7 a

dépassé la capacité de production intérieure de ces mêmes pays, ce qui a donné lieu à une

pénurie dorénavant comblée par les importations, les gains les plus importants en matière

de production d’aliments biologiques ont été obtenus dans les pays en développement, dont

le marché intérieur de la consommation pour ces produits est très faible298. En somme, la

consommation pour les produits biologiques s’est surtout concentrée dans les pays

industrialisés les plus riches, alors que la production de ceux-ci s’est mondialisée. Au total,

cette nouvelle dynamique permet dès lors à l’industrie de cibler de nouveaux

consommateurs dans les économies émergentes299 qui cherchent à s’alimenter comme les

nord-américains et les européens, et au discours de la saine alimentation de conforter sa

position dans les pays industrialisés.

La montée de l’industrie de la restauration rapide a profondément modifié le paysage

alimentaire nord-américain. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’essentiel de la

classe moyenne et de la banlieue se constitue, le rythme économique s’accélère, tout

comme les cadences de travail. Le transport par automobile s’intensifie depuis la banlieue

vers le centre-ville et vice-versa, réduisant d’autant le temps disponible autrefois réservé à

d’autres activités. Dans un tel contexte, la restauration rapide trouve naturellement sa place

où l’automobile est devenue reine et bénéficie d’un espace tout à elle, le service-au-volant.

Les géants de la restauration rapide entrent en scène et ils le font sur le mode industriel en

295 Hugon, P. (1998), op. cit. 296 Service d'exportation agroalimentaire (2010), Produits biologiques. Vue d'ensemble du marché, Bureau

des marchés internationaux, Canada, Novembre. 297 Par le passé, l'industrie des aliments biologiques était fondée spécifiquement sur les fruits et légumes frais,

et bien que les fruits et légumes biologiques connaissent toujours la plus forte croissance au niveau des ventes,

l'industrie offre maintenant de nombreux produits manufacturés à valeur ajoutée (OTA, 2010). 298 Organic Monitor (2006). Research News. 299 Mintel Global New Products Database (2011).

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adoptant l’idée de « la cuisine comme une chaîne d’assemblage et le cuisinier comme un

technicien remplaçable à volonté300. » Le concept, énoncé en 1936 par Walter Anderson

de la société américaine White Castle, la première véritable chaîne de restauration rapide

à s’être installée aux États-Unis, servira de base à ce qui deviendra par la suite le modèle

de production de l’ensemble de l’industrie de la restauration rapide.

Fondée en 1940 et ayant standardisée ses produits dès 1948, la chaîne McDonald’s se

positionne rapidement dans le marché des hamburgers, cheeseburgers, sandwiches au

poulet, pommes de terre frites, petits déjeuners, sodas, milk-shakes et desserts. En 2012,

l’entreprise était présente dans plus de 119 pays, possédait plus de 34 000 points de vente,

employait plus de 1,8 millions de personnes et dégageait un chiffre d’affaire annuel de près

de 26,56 milliards de dollars (US). En 1953, est fondée la société Insta Burger King, qui

sera renommée un an plus tard Burger King. À remarquer dans le premier libellé de

l’entreprise le mot « Insta » pour « instantané ». Dès son entrée sur le marché de la

restauration rapide, elle occupe le même espace alimentaire que la société McDonald’s. En

2012, l’entreprise était implantée dans plus de 73 pays, possédait plus de 12 700 points de

vente et dégageait un chiffre d’affaire annuel de plus de 1,97 milliards de dollars (USD).

Dans le segment de marché de la volaille, la société Kentucky Fried Chicken (KFC) se

distingue tout particulièrement. Fondée par Harlam Sanders pendant la Grande Dépression,

le petit restaurant situé à la croisée des chemins dans la ville de Corbin aux États-Unis

propose à ses clients des repas à base de poulet frit, et surtout, à un prix abordable dans le

contexte économique de l’époque. Sanders saisit rapidement tout le potentiel derrière le

poulet frit et décide de proposer des franchises. La première est ouverte en 1952 en Utah

et connaît un franc succès301. Non seulement Sanders démarque-t-il son entreprise du

traditionnel hamburger en investissant la restauration rapide avec le poulet, mais il se

positionne lui-même comme une marque de commerce en tant que tel sous le nom de

« Colonel Sanders », tout comme avec sa célèbre recette secrète composée de « onze épices

et fines herbes ». En 2012, KFC se positionnait comme la deuxième plus grande chaîne de

300 Jansz, M. (1994), The Big Bite Book of Burgers, New York : Smithmark Pub. 301 Smith, A. F. (2009), The Oxford Companion to American Food and Drink, Ocford : Oxford University

Press.

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restauration rapide à l’échelle planétaire avec plus de 18 000 points de vente, plus de

190 000 employés et des revenus annuels de plus de 15 milliards de dollars (USD).

Dans le segment de marché des produits laitiers transformés, le premier restaurant Dairy

Queen ouvre ses portes en 1940 à Joliet en Illinois. Sa spécialité : crème glacée, crème

molle, milk-shakes, smoothies, sundaes. C’est au cours des années 1950 à 1960, que le

restaurant Dairy Queen deviendra à la fois une icône culturelle et un lieu de socialisation

où se rassemblaient les jeunes gens du Midwest américain et des États du sud. En 2010, la

société était présente dans plus de 19 pays, avec plus de 5 700 points de vente.

De plus, dans un contexte élargi de libéralisation et de mondialisation des marchés302, il

est pertinent de constater que plusieurs économies émergentes se retrouvent de plus en plus

dans la même situation que les sociétés nord-américaines et européennes : la nourriture

dense en énergie a la cote303. Selon l’OMS, en 2010, le monde comptait plus de 42 millions

d’enfants en surpoids, dont près de 35 millions vivaient dans les pays en voie de

développement304. Et pour l’OMS, les principales causes de l’augmentation de l’obésité

infantile se trouvent dans un changement de régime alimentaire combiné à une

consommation accrue d’aliments énergétiques riches en graisses et en sucres, mais pauvres

en vitamines, minéraux et autres micronutriments sains, et à une tendance à la diminution

de l’activité physique305. À titre d’exemple, en 2012, McDonald’s disposait de plus de

1 500 restaurants en Chine contre 4 600 (600 autres à venir) pour KFC306. En Amérique

latine, en 2011, McDonald’s possédait plus de 1 757 restaurants, faisant ainsi du continent

sud-américain sa deuxième plus grosse franchise, représentant plus de 5% de ses ventes

globales307. La société YUM!, et sa filiale Tricon Global Restaurants, propriétaire de KFC,

Pizza Hut et Taco Bell, établie au Mexique depuis 1996, a connu une croissance soutenue :

en l’espace de seulement quatre ans, son chiffre d’affaires a atteint plus de 200 millions de

302 La croissance du complexe agroalimentaire est intimement liée à la mondialisation. 303 Chopra, M., Darnton-Hill, I. (2004), « Tobacco and obesity epidemics : not so different after all ? »,

British Medical of Medicine, vol. 328, June, p. 1559. 304 OMS (2012), Surpoids et obésité de l'enfant, Stratégie mondiale pour l'alimentation, l'exercice physique

et la santé. 305 OMS (2012), Alimentation et exercice physique : une priorité de santé publique, Stratégie mondiale pour

l'alimentation, l'exercice physique et la santé. 306 Patton. L. (2012), McDonald’s Sales Drop in Asia Signals Fast-Food Slowdown, Bloomberg, June 11. 307 Gold, D.H. (2011), Arcos Dorados Shows Appetite For Growth, Investor Business Daily, August 29.

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dollars (US). Pour la seule année 2008, sa division KFC, avec plus de 350 restaurants et

avec plus de 21 % des parts de marché, a vendu plus de 25 millions de poulets. L’Amérique

latine est son marché le plus dynamique308, venant tout juste derrière la Chine309.

Phénomène intéressant, malgré la récession économique, les ventes de la restauration

rapide, dans toute l’Amérique latine, tout secteurs confondus, ont explosé depuis 2008310.

Les économistes attribuent en bonne partie ce succès en Amérique latine à des changements

importants dans la donne économique et démographique : la concentration croissante de la

population dans les milieux urbains, l’augmentation du niveau de vie, la mise en place

d’une véritable classe moyenne, l’arrivée en force des femmes sur le marché du travail311.

Au vu de tels chiffres et constatations d’économistes, toute la question du choix alimentaire

relève peut-être aussi de facteurs indirectement liés à l’aliment lui-même. En somme, en

l’espace de deux décennies, le spectre alimentaire de la restauration rapide américaine, qui

ne fait appel ni aux fruits ni aux légumes, a été complété : la viande rouge, le poulet, les

produits à base de lait, et finalement la pizza, avec pâte, fromage et charcuterie.

Le poids économique et social du complexe agroalimentaire

Àtout bien consiréer, le complexe agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide

représentent, à eux seuls, deux poids lourds de l’alimentation. Par exemple, la province de

Québec, en Canada, avec plus de 8 millions d’habitants, est un cas de figure intéressant en

soi. Une étude, commandée en 2009 par l’Union des producteurs agricoles du Québec, a

démontré que les investissements dans le secteur agricole et de la transformation

alimentaire ont généré plus d’emplois et de retombées économiques pour le même montant

investi que dans l’industrie de la construction, de l’extraction minière, du pétrole et du

gaz312. Toujours selon cette étude, la production et la transformation des produits agricoles

ont généré, en 2007, plus de 174 000 emplois directs et indirects au Québec et entraîné des

308 YUM! Brands (2012), Form 10-K, Annual Report, Filing Date Feb 21. 309 Patton. L. (2012), op. cit. 310 Idem. 311 Just-Food (2001), Latin America: Lifestyle changes driving fastfood expansion, July 26. 312 Doyon, M., Olar, M., Jacques, L.S., Nolet, J., LeBreton, M. (2009), Retombées économiques de

l’agriculture pour le Québec et ses régions : rapport Final, Québec : Eco Ressources Consultants.

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retombées économiques de plus de 13 milliards de dollars. À l’échelle d’une seule

province, la chose n’est pas banale.

En comparaison, en France, dans un pays de plus de 66 millions d’habitants, le complexe

agroalimentaire revendique la première position de tous les secteurs industriels confondus

avec un chiffre d’affaires de plus de 150 milliards d’euros, regroupant plus de 10 000

entreprises qui emploient plus de 400 000 salariés313. Le complexe agroalimentaire français

se concentre surtout sur la transformation de produits de l’agriculture et de la pêche en

aliments et boissons pour l’homme ou l’animal. Dans la chaîne de valeur, les industries

alimentaires françaises sont situées entre des producteurs ou des importateurs de matières

premières agricoles et des réseaux de distribution qui alimentent le marché de

consommation finale.

Finalement, dans un pays de plus de 317 millions d’habitants, le cas des États-Unis est

tout à fait particulier. Le complexe agroalimentaire y occupe toutes les niches : depuis la

machinerie agricole, les semences, la production agricole, ainsi que la production bovine

et porcine, en passant par l’industrie de la transformation de la matière première et

l’industrie de la transformation alimentaire, jusqu’à la distribution alimentaire et la

restauration rapide. Premièrement, plus du sixième des emplois, aux États-Unis, est lié au

complexe agroalimentaire314. Deuxièmement, les producteurs agricoles, à eux seuls, ont

généré des ventes de l’ordre de plus de 297 milliards de dollars315, soit une augmentation

de 48 % par rapport à 2002. Troisièmement, les États-Unis exportent environ 30 % de leur

production agricole316. Quatrièmement, le secteur de la transformation alimentaire, à lui

seul, en 2010, a généré des profits de l’ordre de 9,95 billions de dollars317. Cinquièmement,

avec plus de 300 000 restaurants et plus de 3,9 millions employés, l’industrie de la

restauration rapide, dont la principale caractéristique repose sur l’uniformisation de

l’aménagement des lieux, de l’expérience, de la confection, des ingrédients et des goûts, le

313 PIPAME (2012), Enjeux et perspectives des industries agroalimentaires face à la volatilité du prix des

matières premières, étude réalisée par Deloitte Conseil et GCL Développement Durable, p. 11. 314 USDA (2007), National Agricultural Statistics Service, Census of Agriculture, March 15th. 315 U.S. Census Bureau (2011), Statistical Abstract of the United State, Agriculture, section 17, September

27th. 316 USDA (2007), Frequently Asked Questions About Agricultural Trade, Foreign Agricultural Service. 317 USDA (2010), Economic Research Service, FAQs.

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tout articulé autour du concept de la franchise, a généré un chiffre d’affaires de l’ordre de

199,4 milliards de dollars en 2013, soit une augmentation de plus de 69 milliards par

rapport à 2002318.

Au vu de ces chiffres, il est plausible d’admettre que la capacité du complexe

agroalimentaire et de l’industrie de la restauration rapide à influer sur les pratiques

alimentaires n’est pas anodine et qu’elle a un impact bien réel et mesurable. Comme

l’illustre ce tableau, la consommation alimentaire mondiale semble bel et bien évoluer et

concorder dans ce sens pour une bonne part avec les produits proposés par le complexe

agroalimentaire.

Tableau 1 — Catégories d’aliments par région qui ont connu la plus forte croissance de 2012 à 2013

Europe Amérique du Nord Asie-Pacifique EEMEA319 Amérique latine

Soupes

surgelées : 25%

Boissons

énergisantes / pour

sportifs : 52%

Fines herbes / épices :

33%

Croustilles à base

de céréales : 137%

Boissons prêtes-à-

boire : 75%

Boissons

énergisantes /

pour sportifs :

24%

Œufs : 28% Graisses / huiles à

fritures : 29%

Boissons

énergisantes / pour

sportifs : 66%

Aliments frais en

bouchées : 33%

Fruits surgelés :

24%

Boissons prêtes-à-

boire : 20%

Mélanges de

fruits/noix/graines :

28%

Boissons prêtes-à-

boire : 58%

Légumes et

surgelés :33%

Jus de fruits /

légumes

surgelés : 13%

Produits laitiers /

succédanés du lait :

11%

Boissons

probiotiques :28%

Infusions d’herbes /

de fruits : 45%

Beurre / succédanés

de beurre : 32%

Œufs : 12% Eau 10% Croustilles à base de

légumes : 25%

Trempettes : 42% Tartinades sucrées :

29%

Source : FCC-FAC (2011), « L’évolution de la consommation alimentaire », À la fine pointe : Les tendances de la

consommation, 12 avril, p. 10.

Une telle croissance de certains types de produits et une telle prépondérance de l’offre

alimentaire ne peuvent qu’avoir des impacts importants sur la construction des pratiques

alimentaires. Le prochain tableau, répertoriant les 20 aliments les plus prisés par les

Américains, brosse un portrait tout à fait éclairant à ce sujet, puisque se retrouvent, dans

les dix premières positions, des aliments denses en énergie : collations sucrées à base de

318 Statista (2014), Revenue of the fast food restaurant industry in the U.S. from 2002 to 2013 (in billion U.S.

dollars), The Statisical Portal. 319 Europe de l'Est, Moyen-Orient, Afrique.

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céréales, sodas et boissons énergétiques, pizzas, pâtes alimentaires, desserts à base de lait,

céréales prêtes à manger.

Tableau 2 — Les 20 aliments les plus consommés aux États-Unis par groupes d’âges

Rang Tous âges confondus

Moyenne de 2 157 calories par

jour

Enfants et adolescents : 2-18

ans

Moyenne de 2 027 calories par

jour

Adultes : 19 ans et +

Moyenne de 2 199 calories par jour

1 Collations à base de céréales ou

barres tendres (138 cal.)

Collations à base de céréales

(138 cal)

Collations à base de céréales ou

barres tendres (138 cal)

2 Pain blanc enrichi (129 cal.) Pizza (136 cal.) Pain blanc enrichi (134 cal.)

3 Poulet et mets à base de poulet

(121 cal.)

Sodas, boissons énergétiques,

breuvages sportifs (118 cal.)

Poulet et mets à base de poulet (123

cal.)

4 Sodas, boissons énergétiques,

breuvages sportifs (114 cal.) Pain blanc enrichi (114 cal.)

Sodas, boissons énergétiques,

breuvages sportifs (112 cal.)

5 Pizza (98 cal.) Poulet et mets à base de poulet

(113 cal.) Breuvages alcoolisés (106 cal.)

6 Breuvages alcoolisés (82 cal.) Pâtes alimentaires (91 cal.) Pizza (86 cal.)

7 Pâtes alimentaires (81 cal.) Lait réduit en matières grasses

(85 cal.) Tortillas, burritos, tacos (86 cal.)

8 Tortillas, burritos, tacos (80

cal.) Desserts à base de lait (76 cal.) Pâtes alimentaires (78 cal.)

9 Viandes rouges (64 cal.) Croustilles de pommes de terre

ou de maïs (70 cal.) Viandes rouges (71 cal.)

10 Desserts à base de lait (62 cal.) Céréales prêtes à manger (55

cal.) Desserts à base de lait (69 cal.)

11 Croustilles de pommes de terre

ou de maïs (56 cal.)

Tortillas, burritos, tacos (63

cal.) Hamburgers (53 cal.)

12 Hamburgers (53 cal.) Lait entier (60 cal.) Fromage (51 cal.)

13 Lait réduit en matières grasses

(51 cal.) Confiseries (56 cal.)

Croustilles de pommes de terre ou

de maïs (51 cal.)

14 Fromage (49 cal.) Breuvages aux fruits (55 cal.) Saucisses, bacon, côtes levées (49

cal.)

15 Céréales prêtes à manger (49

cal.) Hamburgers (55 cal.) Noix, graines et mélanges (47 cal.)

16 Saucisses, bacon, côtes levées

(49 cal.)

Pommes de terre frites (52

cal.) Pommes de terre frites (46 cal.)

17 Pommes de terre frites (48 cal.) Saucisses, bacon, côtes levées

47( cal.) Céréales prêtes à manger (44 cal.)

18 Confiseries (47 cal.) Fromage (43 cal.) Confiseries (44 cal.)

19 Noix, graines et mélanges (42

cal.) Viandes rouges (43 cal.)

Œufs et préparations à base d’œufs

(42 cal.)

20 Œufs et préparations à base

d’œufs (39 cal.)

Jus de fruits à 100%, excluant

jus d’orange (35 cal.) Riz et mets à base de riz (41 cal.)

Source : U.S.D.A. (2010), Dietary Guidelines for Americans, 2010, p. 12

Mais, ce qui est intéressant à plus d’un égard, c’est de constater que les produits de type

collation à base de céréales figurent en bonne position dans le lot des aliments à valeur

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énergétique élevée. Et il y a forcément des raisons à cet engouement. Le fait de constater

que les céréales et leurs dérivés entrent dans la catégorie des aliments les plus prisés par

les Américains, que les sodas s’octroient la quatrième position dans ce classement, que les

produits à base de lait, les hamburgers, les frites et les pizzas se positionnent favorablement,

alors que les fruits et les légumes occupent une place moins prépondérante, dénote peut-

être qu’un tel type de spectre alimentaire généralisé à toute une nation n’arrive pas ex

nihilo.

L’espace bâti

L’espace bâti dans lequel circule le corps comporte trois grands cercles concentriques :

le voisinage immédiat, l’arrondissement, et à une échelle plus large, la ville dans son

ensemble320. Cet espace est constitué de bâtiments commerciaux et industriels, sportifs et

éducationnels, hospitaliers et résidentiels, de rues et de routes, de trottoirs et de pistes

cyclables, de circuits dédiés au transport en commun, de parcs urbains et de mobiliers

urbains, d’aménagements paysagers et de prestations artistiques urbaines321. Afin de saisir

au mieux possible comment le corps se connecte aux espaces qu’il traverse et qu’il

fréquente, il faut surtout tenir compte de son voisinage immédiat, c’est-à-dire, le milieu qui

est le plus susceptible d’influer sur son comportement et plus spécifiquement sur les façons

qu’il a de s’alimenter et de bouger. Cinq critères permettent de définir la nature du lien qui

connecte le corps à l’ensemble de tous les éléments de l’espace bâti : la densité et

l’intensité, le zonage, la connectivité routière, la dimension des rues, l’aménagement

paysager.

La densité et l’intensité renvoient à la quantité d’activité dans un espace donné : nombre

de personnes, de ménages et d’emplois322. Il est possible de mesurer cette densité et cette

320 Handy, S. L., Boarnet, R., Killingsworth, R. E. (2002), « How the built environment affects physical

activity : views form urban planning », American Journal of Preventive Medicine, vol. 23, n° 2, p. 64-73. 321 Frank, L. D., Engelke, P.O., Schmidt, T. L. (2003), Health and community design : The impact of the built

environment on physical activity, Washington D.C. : Island Press. 322 Frumkin, H., Frank, L., Jackson, R. (2004), Urban sprawl and public health : Designing, planning, and

building for healthy communities, Washington D.C. : Island Press.

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intensité en fonction du nombre de personnes et d’emplois dans un kilomètre carré, ou dans

un quartier, ou dans un arrondissement, ou dans un comté électoral323.

Le zonage renvoie à l’aménagement même d’une section du territoire global et de ce qui

la compose : quartiers résidentiels, bureaux d’affaires, industries, magasins, restaurants,

parcs urbains, aménagements sportifs et récréatifs, écoles, hôpitaux, installations

culturelles324. Par exemple, la ville de Québec est l’exemple d’une ville aux zonages bien

définis. Il y a le centre-ville qui mélange l’habitation résidentielle avec les commerces, les

bureaux d’affaires, les parcs urbains, les écoles, les hôpitaux, les restaurants, les cinémas,

les théâtres, etc. Il y a les quartiers contigus au centre-ville, qui mélangent l’habitation

résidentielle avec des commerces, des parcs industriels, des écoles, des hôpitaux et des

restaurants. Il y a les banlieues, essentiellement résidentielles, qui renvoient en périphérie

les centres-commerciaux et autres commerces.

La connectivité routière renvoie au nombre de connexions existantes entre rues,

boulevards, routes et autoroutes dans un espace donné325. Elle détermine non seulement

comment s’effectue le transport des gens et des biens entre un point A et un point B, mais

détermine également vers quels lieux converge cette connectivité326. Par exemple, dans la

ville de Québec, cette connectivité est conçue de façon à conduire les gens vers deux grands

points de convergence : le centre-ville où sont situés le siège du parlement, les principales

places d’affaires et les principales institutions culturelles ; l’arrondissement de Sainte-Foy

où sont situés les principales institutions d’enseignement supérieur — université et collèges

—, les principaux centres commerciaux, plusieurs places d’affaires et plusieurs complexes

hôteliers. Les rues des banlieues, à faible connectivité, sont conçues de façon à diriger les

gens vers les grands boulevards, ou bien, directement vers les quatre grandes autoroutes

situées dans l’axe nord-sud qui mènent toutes aux deux points de convergence de la ville :

le centre-ville et l’arrondissement de Ste-Foy. Autre caractéristique de la connectivité, plus

323 Idem. 324 Idem. 325 Idem. 326 Handy, S. L., Boarnet, R., Killingsworth, R. E. (2002), op. cit.

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on se dirige vers les points de convergence depuis les banlieues tout en transitant par les

quartiers contigus aux points de convergence, plus la connectivité entre rues augmente.

La dimension des rues renvoie à la distance des bâtiments par rapport à la rue et à la

hauteur de ces mêmes bâtiments par rapport à la rue327. En fait, la hauteur des bâtiments et

leur distance par rapport à la rue ont un impact majeur sur l’aménagement de l’espace

devant ces mêmes bâtiments. Autrement dit, plus l’espace entre les bâtiments et la rue est

large, plus il est possible d’aménager à la fois trottoir et piste cyclable, favorisant de facto

le transport actif — marche, vélo, skateboard328. Au-delà de son aspect strictement

utilitaire, le transport actif s’est vu conférer une fonction santé en se fondant sur un constat

bien précis, la sédentarité :

« Les avancées technologiques du XXe siècle ont passablement diminué les exigences

physiques liées aux tâches domestiques, au travail et au transport et, pour un pourcentage

important de la population, l’activité physique de loisir est devenue l’avenue privilégiée

pour le maintien d’un niveau suffisant d’activité physique tout au long de la vie329. »

Le corollaire à ce constat suggère que l’aménagement urbain favorise la dépendance à

l’automobile et que cette dépendance engendre un mode de vie sédentaire. Autrement dit,

l’activité physique de loisir doit faire le passage à une activité physique utilitaire, car les

statistiques semblent confirmer que ce passage est non seulement désirable, mais qu’il est

devenu essentiel. Dans les secteurs où plus de 95 % des gens vont en voiture au travail,

54 % de la population affiche un excès de poids330. Chaque tranche supplémentaire de 60

minutes par jour passée en voiture, aussi bien comme conducteur que passager, correspond

à une hausse de 6 % de la probabilité d’être obèse331. Chaque kilomètre parcouru à pied

sur une base quotidienne est associé à une diminution de presque 5 % de la probabilité

327 Idem. 328 Agence de la santé publique du Canada (2002), Unité des modes de vie sains : qu’est-ce que le transport

actif ?. 329 Nolin , B., Hamel, D. (2008), L’état du Québec 2009, tout ce qu’il faut savoir sur le Québec d’aujourd’hui,

sous la direction de Miriam Fahmy, Institut du Nouveau Monde, Éditions Fides. 330 Direction de la santé publique de Montréal (2006), Le transport urbain, une question de santé, Rapport

annuel 2006 sur la santé de la population montréalaise, Agence de la santé et des services sociaux de

Montréal, Québec. 331 Idem.

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d’être obèse332. En 2008, une étude menée à Montréal et Trois-Rivières par le Groupe Ville

et mobilité démontrait que seulement 30 % des écoliers québécois marchaient pour se

rendre à l’école333, alors qu’en 1971, selon Kino-Québec, environ 80 % des enfants

canadiens de 7 à 8 ans le faisaient. Partant de là, il y aurait obligation à agir.

Dans les banlieues, la largeur des rues est déterminante pour favoriser ou non la marche.

Une rue trop large et sans trottoir invite les automobilistes à conduire plus rapidement, ce

qui n’incite pas les résidents à marcher, alors que des rues plus étroites forcent les

automobilistes à diminuer de beaucoup leur vitesse, incitant d’autant les résidents à y

prendre des marches. Finalement, l’aménagement paysager renvoie à l’aspect esthétique

de l’espace : architecture, mobilier urbain, propreté, entretien, présence d’arbres et de

fleurs, espaces verts, parcs urbains334. Il a été démontré que l’aspect esthétique joue un rôle

important pour inciter les gens à fréquenter et occuper l’espace public : les gens qui vivent

dans les milieux où l’aménagement paysager incite à l’activité physique ont un indice de

masse corporelle moins élevé que dans les quartiers moins bien aménagés335.

Il est plausible d’envisager l’idée que la densité et l’intensité, le zonage, la connectivité

routière, la dimension des rues et l’aménagement paysager contribuent ou non à la prise de

poids. Par exemple, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs pays industrialisés,

avec l’augmentation du niveau de vie, la consolidation de la classe moyenne et l’arrivée

massive de l’automobile, ont créé les banlieues. Qui dit banlieue, dit aussi un certain type

d’aménagement du territoire où l’offre de transport collectif, de pistes cyclables, de

trottoirs, de parcs et de terrains de jeux est plus réduite qu’au centre-ville. L’évolution de

cet environnement, tout au cours des soixante dernières années, selon différentes études336,

aurait été marquée par un déclin généralisé de l’activité physique et de la dépense

énergétique. Encore là, tout comme pour la question de l’alimentation en tant que facteur

obésogène, l’espace bâti s’inscrit dans un contexte plus global où la faible densité

332 Idem. 333 Université de Montréal (2008), 70 % des écoliers ne marchent pas pour se rendre à l’école,

Nouvelle@UdeM, 3 décembre. 334 Frumkin, H., Frank, L., Jackson, R. (2004), op. cit. 335 Idem. 336 Berrigan, D., Troiano, R. (2002), « The association between urban form and physical activity in U.S.

adults », American Journal of Preventive Medicine, vol. 23, n° 2s, p. 74-79.

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d’occupation, la faible connectivité entre les rues, le manque de trottoirs et le manque de

parcs et de terrains de jeux contribueraient au déclin de l’activité physique et à une

augmentation de la prise de poids, ce qu’illustre fort bien ce tableau.

Tableau 3 — Taxonomie des problématiques liées au milieu urbain en lien avec la prise de poids

Problématiques Facteurs de risques Impacts potentiels

Aménagement du

territoire

• Fermeture d’usines et perte

d’emplois

• Proximité d’industries polluantes

• Manque de supermarchés

• Édifices abandonnés

• Terrains vacants

• Allongement des déplacements, réduction de

la marche

• Pollution décourage les activités extérieures

• Plus difficile d’accéder à une saine

alimentation

• Réduit la densité et augmente la criminalité

• Augmente la criminalité et décourage la

marche

Infrastructures,

maintenance et services

• Trottoirs et arbres en bordure des

rues

• Éclairage

• Transport en commun

• Un manque de trottoirs décourage la marche.

• La peur de la criminalité empêche les gens de

sortir.

• L’accès réduit au transport en commun incite à

conduire

Environnement social • Pauvreté et inégalité des revenus

• Ségrégation raciale

• Criminalité

• Les secteurs démunis manquent

d’investissements

• Empêche d’accéder aux prêts financiers

• Résulte en une diminution de l’activité

physique

Source : Lopez, P.R., Hynes, H.P. (2006), « Obesity, physical activity, and the urban environment: public health

research needs », Environmental Health, vol. 5, n° 25.

Paradoxalement, comparés aux résidents des banlieues, ceux des centres-villes ont

généralement un taux d’obésité et d’inactivité plus élevé, malgré un voisinage plus dense,

malgré une excellente connectivité entre les rues, malgré une profusion de trottoirs, malgré

la présence de parcs urbains337. Il est plausible de penser que ce paradoxe s’inscrit dans la

complexité même de l’aménagement du territoire et des politiques qui l’accompagnent. Par

exemple, dans les banlieues, une plus faible densité d’occupation du territoire est

généralement liée à des réglementations de zonage plus restrictives, alors que dans les

centres-villes, elle est généralement le résultat de la baisse des investissements, des

commerces qui migrent vers les centres commerciaux et la désaffection de certains édifices

finalement laissés à l’abandon338. À bien y regarder, le phénomène suggère que des causes

337 Srivivasan, S, Liam, R., Dearry, A. (2003), « Creating Healthy Communities, Healthy Homes, Healthy

People : Initiating a Research Agenda on the Built Environment and Public Health », American Journal of

Public Health, vol. 93, n° 9, pp. 1446-1450. 338 Kuo, F. E. (2001), « Coping with Poverty: Impacts of Environment and Attention in the Inner City »,

Environment and Behavior, January, vol. 33 n° 1, p. 5-34.

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différentes peuvent conduire à des résultats similaires, et c’est là que se situe peut-être toute

la complexité du problème de l’espace bâti en lien avec la prise de poids.

Plusieurs études339 ont démontré qu’il y aurait non seulement un lien entre l’expansion

de l’étalement urbain et l’augmentation de l’obésité340, mais qu’il y aurait également une

relation avec la diminution de la pratique de l’activité physique341-342. Certains chercheurs

considèrent également que le design même de la majorité des banlieues nord-américaines

— faible présence de trottoirs, de pistes cyclables, de parcs et de terrains de jeux —

contribuerait à la prise de poids, tant chez les enfants que chez les adultes. À l’inverse, une

meilleure répartition de l’aménagement encouragerait la marche et l’activité physique343.

Les études tendent également à démontrer que les gens qui vivent près des parcs ont plus

tendance à les fréquenter et qu’ils sont par conséquent plus physiquement actifs que ceux

qui n’y ont pas accès344. De plus, il semblerait qu’un aménagement du territoire combinant

commerces, industries et quartiers résidentiels contribuerait également à la pratique de

l’activité physique345, alors qu’un aménagement strictement constitué de quartiers

résidentiels aurait l’effet inverse346. Finalement, la structure même de l’espace bâti serait

susceptible d’affecter la nature même du lien social, soit en restreignant ou en stimulant la

motivation à entrer en contact avec les autres347.

339 Berringan, D., Troiano, R. P. (2002), op. cit. 340 Ewing, R. et al. (2003), « Relationship Between Urban Sprawl and Physical Activity, Obesity, and

Morbitdity », American Journal of Health Promotion, vol. 18, n° 1, p. 47-57. 341 Idem. 342 Lopez, R. (2004), « Urban sprawl and risk for being overweight or obese », American Journal of Public

Health, vol. 94, n° 9, p. 1574-1579. 343 Berrigan, D., Troiano, R. (2002), op. cit. 344 Giles-Corti, B., Giles-Corti, R. (2002), « The relative influence of individual, social and physical

environment determinants of physical activity », Social Science and Medicine, vol. 54, p. 1793-1812. 345 Frank, L., Schmid. T., et al. (2005), « Linking objectively measured physical activity with objectively

measured urban form: findings from SMARTRAQ », American Journal of Preventive Medicine, vol. 28,

suppl. 2, p. 117-125. 346 Cervero, R., Duncan, M. (2003), « Walking, bicycling, and urban landscapes: evidence from the San

Francisco Bay Area », American Journal of Public Health, vol. 93, n° 9, p. 1478-1483. 347 Freeman, L, (2001), « The effects of sprawl on neighborhood social ties. An explanatory analysis »,

Journal of the American Planning Association, vol. 67, n° 1, p. 69-77.

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Dans cet espace bâti, différentes études ont identifié quatre types d’environnements

susceptibles de favoriser la prise de poids : le micro-environnement, le méso-

environnement, l’exo-environnement et le macro-environnement348.

Le micro-environnement correspond au quotidien de la vie : le milieu de travail, les

installations récréatives, la maison, le centre commercial, l’épicerie, les moyens de

transport, l’école, etc. Les aliments disponibles dans ce micro-environnement contribuent

à la constitution d’un certain type de régime alimentaire. Par exemple, en obligeant les

cafétérias des écoles à modifier leur offre alimentaire pour une alimentation plus saine,

moins grasse et moins calorique, certains étudiants ont déserté les cafétérias pour les

établissements de restauration rapide situés à proximité des écoles. Le voisinage immédiat

du lieu d’habitation est un autre micro-environnement qui contribue ou non à la prise de

poids. Les gens qui vivent à proximité de parcs urbains bien aménagés, de rues comportant

des trottoirs et des espaces cyclables, de rues agrémentées d’arbres et de verdure où la

circulation automobile est grandement réduite, ont moins de chance de prendre du poids

que ceux vivant dans des environnements ne comportant pas ces avantages349. De plus, la

proximité d’une épicerie ou d’un supermarché qui offre une large variété de produits frais

à prix abordables est susceptible d’amener les gens à cuisiner plutôt qu’à consommer des

aliments déjà préparés, transformés ou surgelés350. Autrement dit, le micro-environnement

a une influence directe sur les choix alimentaires effectués et contribue ainsi à la prise de

poids.

Le méso-environnement est ce lien qui connecte l’ensemble de tous les micros-

environnements de l’ensemble de tous les individus351. Il est constitué des environnements

physiques fréquentés par un individu et de toutes les interactions qui peuvent y survenir —

toutes expériences partagées par l’ensemble de ceux qui s’y trouvent. Par exemple, se

348 Spence, J. C., Lee, R. E. (2003), « Toward a comprehensive model of physical activity », Psychology

Sport Exercice, vol. 4, n° 1, p. 7-24. 349 Giles-Corti, B., Donovan, R. J. (2003), « Relatives influences of individual, social environmental, and

physical environmental correlates of walking », American Journal of Public Health, vol. 93, n° 9, p. 1583-

1589. 350 Morland, K., Wing, S., Diez-Roux, A. (2002), « The contextual effect of the local food environment on

residents’ diet : The atherosclerosis risk in communities study », American Journal of Public Health, vol. 92,

n° 11, p. 1761-1767. 351 Spence, J. C., Lee, R. E. (2003), op. cit.

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déplacer de la maison vers le travail représente un méso-environnement. C’est le lien qui

connecte le corps à un micro-environnement précis : l’automobile, les transports en

commun, le vélo, la marche. Autrement dit, chaque micro-environnement auquel le corps

est connecté a un impact direct et/ou indirect sur la prise de poids. Si quelqu’un se rend au

travail en voiture et passe en moyenne deux heures par jour entre l’aller et le retour, il se

trouve de facto dans une situation qui l’empêche non seulement d’être physiquement actif

pendant plus de deux heures, mais l’empêche également d’avoir du temps pour cuisiner,

faire ses courses, participer à un loisir et avoir des relations sociales enrichissantes — tous

des facteurs susceptibles de contribuer à la prise de poids352. L’enquête américaine

Continuing Survey of Food Intake de l’USDA353 a bien démontré cette connexion en

fonction de l’heure de la journée, du milieu fréquenté et de l’emploi occupé. En fait, de

1977 à 1998, les Américains ont de plus en plus délaissé le repas du midi pris à la maison

au profit des restaurants — restauration rapide, restauration traditionnelle —, ont

consommé de plus en plus de collations sur les lieux de travail ou à l’école, et ont de plus

en plus inclus dans leur boîte à lunch des mets préparés ou congelés354, le tout dans un

contexte croissant d’abondance alimentaire où s’exerce une constante pression à la baisse

sur le prix des aliments préparés. Conséquemment, la prise de calories a augmenté de 268

pour les hommes et de 145 pour les femmes355.

L’exo-environnement représente le lien qui connecte les micros-environnements d’un

individu sans que l’individu y soit lui-même directement partie prenante. Un enfant peut

ne jamais avoir visité le lieu de travail de l’un de ses parents, mais être indirectement

influencé par la présence de l’un de ses parents dans cet environnement de travail. Par

exemple, si l’un des parents occupe un emploi dans un milieu où est faite la promotion de

saines habitudes de vie — cafétéria qui propose des mets équilibrés, absence de

distributeurs automatiques, aménagements qui favorisent le déplacement actif —, l’enfant

352 Sallis, J. F., Bauman, A., Pratt, M. (1998), « Environmental and policy interventions to promote physical

activity », American Journal of Preventive Medicine, vol. 15, n° 4, p. 379-397. 353 USDA (2000), « Major trends in food supply, 1909-1999 », Food Review. 354 Naik, Y. N., Moore, M. J. (1996), « Habit infotmation and intertemporal substitution in individual food

consumption », Review of Economical Statitistics, vol. 321, n° 8. 355 Idem.

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sera influencé par l’attitude de son parent et adoptera peut-être des comportements ne

favorisant pas la prise de poids.

Le macro-environnement constitue le contexte social élargi, englobe à la fois les

environnements micro, méso et exo et inclut également l’ensemble des politiques qui

régulent l’espace public dans son ensemble. Par exemple, s’il n’existe aucune

recommandation ou législation interdisant ou limitant près des écoles la présence

rapprochée de commerces de restauration rapide, les chances sont alors plus élevées que

ce macro-environnement favorise la prise de poids. Autre exemple, le sous-investissement

en termes d’infrastructures et d’aménagement du territoire urbain dans les quartiers

défavorisés est susceptible de favoriser la prise de poids. Le modèle traditionnel de la

banlieue nord-américaine, essentiellement résidentiel, possède généralement de bonnes

infrastructures incitant à l’activité physique — parcs urbains, aires de jeux, sentiers

pédestres, espaces verts, trottoirs, rues éclairées, aménagement paysager —, mais déporte

les commerces en périphérie, obligeant par le fait même l’utilisation de la voiture pour les

courses356. À l’inverse, les centres-villes nord-américains disposent de commerce de

proximité, mais ne disposent pas d’infrastructures facilitant l’activité physique — trafic

intense, intersections dangereuses pour les piétons, mauvaise signalisation, absence de

parcs urbains, absence d’aires de repos. Autrement dit, le macro-environnement est

l’environnement sur lequel l’individu n’a pas ou peu d’emprise directe : il y est d’une

certaine façon contraint, car il peut s’avérer difficile d’atteindre un poids santé et de le

maintenir, car tous les environnements convergent vers des comportements et des attitudes

qui ne favorisent pas une saine alimentation et une activité physique quotidienne.

En se référant aux considérations précédentes, il faudrait s’attendre à ce qu’un milieu

urbain, qui inclut des trottoirs et des rues, qui disposent d’un bon éclairage, de parcs bien

aménagés et facilement accessibles, de terrains de jeux et de plusieurs accès au transport

collectif, accroisse le niveau de santé des gens qui y vivent et permette d’éviter d’autant le

développement de l’obésité, mais ce n’est pas forcément le cas. En fait, la prévalence de

l’obésité, de l’inactivité physique, de diabète et de problèmes cardiovasculaires est plus

356 Regan, G., Lee, R. E., Booth, K., Reese-Smith, J. (2006), « Obesogenic influences in public housing : A

mixed-method analysis », American Journal of Health Promotion, vol. 20, n° 4, p. 282-290.

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grande en milieu urbain que dans les banlieues. Ce phénomène s’explique en partie par le

fait que, dans les centres-villes, l’obésité est liée à la position qu’un individu occupe sur le

gradient social : elle varie inversement avec le niveau de scolarisation et de revenus357.

Concrètement, les familles disposant d’un faible revenu achèteraient peu de produits frais,

tels que fruits et légumes dont la densité énergétique est plus faible et le coût plus élevé. Il

existerait également une relation entre (i) un niveau de scolarité peu élevé et l’obésité chez

les hommes et les femmes ayant un emploi ; (ii) entre un faible revenu et l’obésité chez les

femmes ; (iii) entre l’obésité et le mariage chez les jeunes travailleurs ; (iv) entre l’obésité

et certaines conditions de travail : travail de soirée ou de nuit, ou bien, un nombre excessif

d’heures travaillées358.

À partir des constats énoncés par les différentes études, un lien semble directement établi

entre l’espace bâti et la prise de poids, lien d’implication qui se formulerait de la façon

suivante : « type d’espace bâti une baisse de l’activité physique une augmentation de

la sédentarité le développement de l’obésité ». Rien n’est moins certain. Pourquoi ?

Quatre hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cette adéquation : (i) certaines

conditions économiques ont tendance à dicter, pour une bonne part, des choix alimentaires

susceptibles de favoriser une prise alimentaire accrue et le développement de l’obésité dans

les milieux aux ressources modestes ; (ii) le discours dominant de la saine alimentation et

de l’activité physique a surtout à voir avec une certaine tranche de la population qui dispose

des revenus nécessaires pour y accéder ; (iii) plusieurs facteurs de l’environnement des

centres-villes, incluant l’espace bâti et l’environnement socio-économique, exerceraient

une influence négative nette sur leurs habitants ; (iv) certains aménagements des centres-

villes, supposés stimuler l’activité physique et diminuer la prise de poids, fonctionnent

différemment de ceux des quartiers des banlieues.

Autrement, si le centre-ville semble représenter des risques pour la santé des gens en ne

stimulant pas l’activité physique, une autre réalité vient s’ajouter à ce type de problème :

le manque d’épiceries disposant de produits frais et le difficile accès aux supermarchés

357 Drewnowski, A., Specter. S. E. (2004), « Poverty and Obesity : the role of energy density and energy

costs », American Journal of Clinincal Nutrition, vol. 79, p. 6-16. 358 Park, J. (2010), Obésité et travail, Statistiques Canada, Division de l'analyse des enquêtes auprès des

ménages et sur le travail.

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généralement situés en périphérie des quartiers résidentiels des banlieues359. En fait, les

études démontrent que, généralement, les supermarchés offrent une gamme de produits

plus variés, plus frais et moins coûteux que les épiceries des centres-villes360. Conséquence

de la chose, l’accès à des produits de moindre qualité et plus chers conduit à une situation

qui favoriserait une mauvaise alimentation, d’où la prise de poids éventuelle et le

développement de problèmes de santé de différentes natures.

De plus, les inégalités sociales, plus concentrées dans les centres-villes, peuvent affecter

la qualité des infrastructures. Ici, tout est question de choix politiques municipaux en

matière de revitalisation, d’investissements et de planification361. La détérioration

graduelle des parcs publics et des terrains de jeux, parce que laissés à l’abandon, suivis de

leur désaffection par le public, contribuent à une diminution de l’activité physique. À

l’inverse, des feux de circulation bien synchronisés, de bonnes mesures d’atténuation du

trafic, la présence de plusieurs abribus et d’aménagements piétonniers ou cyclables

facilement accessibles, contribuent largement à l’augmentation de l’activité physique362.

Quelques constats

L’industrialisation de l’agriculture et de la transformation alimentaire, le développement

de la restauration rapide, l’abondance alimentaire, un mode de vie devenu de plus en plus

sédentaire, des emplois exigeant de moins en moins de force physique, le développement

de la banlieue à l’américaine, les interminables heures passées devant la télévision,

l’ordinateur ou la console de jeux, ont largement contribué à loger la prise de poids dans le

moindre recoin de l’existence. Au vu du poids social, économique et politique du complexe

agroalimentaire et de l’industrie de la restauration rapide, au vu de l’influence sur la prise

359 Committee NAUA (2003), Urban agriculture and community food security in the United States: farming

from the city center to the urban fringe, California : Venice, Community Food Security Coalition. 360 Morland, K., Wing, S., Diez-Roux, A., Poole, C (2001), « Neighborhood characteristics associated with

the location of food stores and food service places », in American Journal of Preventive Medicine, vol. 22,

n° 1, p. 23-29. 361 Smith, N., Caris, P., Wyly, E. (2001), « The "Camden syndrome" and the menace of suburban decline.

Residential disinvestment and its discontents in Camden County », Urban Affairs Review, vol. 36, n° 4, p.

497-531. 362 Frank, L., Engelke, P., Schmid, T. (2003), Health and community design: the impact of the built

environment on physical activity, Washington D.C., Island Press.

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de poids de l’espace bâti et du type d’emploi occupé, une question se pose : est-il possible

de changer à l’échelle de toute une population les pratiques alimentaires ? Il se pourrait

bien qu’il s’agisse là d’un vaste chantier, puisque l’inscription socioculturelle, économique

et politique du complexe agroalimentaire, de l’espace bâti et des types d’emplois occupés

est profonde. Et pourquoi l’est-elle ? La réponse à cette question s’articule autour de deux

critères : (i) il est impossible de dissocier la pratique alimentaire de sa production, de sa

transformation, de sa distribution et de sa promotion ; (ii) il est impossible de dissocier la

prise de poids de l’espace bâti et du type d’emploi occupé. Il faut peut-être envisager que

le problème de la prise de poids n’est pas seulement de l’ordre de l’individu, mais aussi de

l’ordre de l’environnement dans lequel il évolue, c’est-à-dire d’ordre structurel. Certes,

cette position n’a rien d’originale, mais c’est plutôt l’analyse proposée dans le prochain

chapitre qui le sera.

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Chapitre 3

Complexe agroalimentaire, interventions publiques et

comportements des individus en matière d’alimentation

dans les sociétés nord-américaines et européennes

Le premier chapitre a mis en lumière comment s’est construite la représentation sociale

du corps obèse à l’aune d’un défaut de contenance de soi et de gouvernance de soi. Le

second chapitre a montré comment le corps obèse évolue dans un environnement et un

contexte susceptibles de favoriser la prise de poids, posant ainsi un défi constant à la

contenance de soi et la gouvernance de soi. Le présent chapitre s’efforcera de voir comment

s’est structurée l’intervention publique face à cette infrastructure de la prise de poids pour

justement la circonvenir et favoriser d’autant la contenance de soi et la gouvernance de soi.

Tout comme pour le chapitre 2, il s’agira de mettre en lumière, dans un premier temps, le

contexte363 de l’offre et de la demande alimentaire pour explorer et expliquer, dans un

deuxième temps, le discours normatif et les interventions publiques que vont élaborer et

déployer les instances responsables de la santé publique pour réguler l’offre et la demande

alimentaire. Pour arriver à faire cette démonstration, trois modèles seront utilisés : celui de

l’assemblage proposée par la sociologue australienne Deborah Lupton364, qui a largement

étudié les questions d’obésité, celui du nudging365 (théorie de l’action) développé par Cass

Sunstein, et celui d’une sociologie de l’individu à l’américaine comme le propose Alain

Ehrenberg.

La sociologue Deborah Lupton avance l’hypothèse que les institutions de pouvoir que

sont l’État, la santé publique et la médecine utilisent certaines méthodes pour contrer la

prise de poids qu’il est possible de regrouper sous trois catégories d’interventions : (i)

l’utilisation de l’appareil législatif (réglementation de la publicité, réglementation sur

363 Boudon, R. (2014), « What is context ? », Soziologie und Sozialpsychologie, Kölner Zeitschrit, ed., suppl.

66, p. 17-45. 364 Lupton, D. (2012), op. cit. 365 Sunstein, C. R. (2012), Why Nudge? The Politics of Libertarian Paternalism, New Haven : Yale

University Press.

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l’affichage de la fiche nutritionnelle, réglementation sur les formats de certains produits,

obligation pour les restaurants d’afficher le nombre de calories, bannissement de certains

produits) ; (ii) les supports informatifs pour rejoindre la population (campagnes de santé

publique, techniques de marketing modernes, dépliants pédagogiques) ; (iii) les types

d’arguments pour sensibiliser la population à la perte de poids (espérance de vie raccourcie,

risque cardiovasculaire, discipline personnelle, culpabilisation, stigmatisation). Ces trois

catégories d’interventions sont censées influer sur les comportements, les pratiques, les

attitudes et les environnements susceptibles de favoriser la prise de poids. Dans cette

perspective proposée par Lupton, analyser l’inscription du corps obèse dans un territoire

donné, celui des corps non obèses, c’est aussi explorer et analyser les différents

assemblages qui agissent pour tenter de contrer la prise de poids.

Le juriste et philosophe américain Cass Sunstein, pour sa part, propose une théorie de

l’action qu’il nomme nudging (incitation à…). Le concept central de Sunstein s’articule

autour de l’idée qu’il est plus facile de ne pas prendre de décisions plutôt que d’avoir à

mettre en œuvre toute une série d’interventions pour régler un problème. Autrement dit, au

lieu d’enseigner aux gens comment surmonter leur propre indécision (inertie), il faut plutôt

tirer avantage de cette indécision afin de solutionner un problème donné. En fait, pour

Sunstein, il s’agit d’élaborer et d’exploiter ce qu’il nomme une « structure de choix » pour

encourager des attitudes et des comportements favorisant le maintien d’un poids santé. Par

exemple, la campagne de santé publique recommandant de manger 5 portions de fruits et

de légumes par jour et de faire 30 minutes d’activité physique quotidiennement est un

incitatif (nudge) à adopter un mode de vie sain. Conséquemment, le nudging suppose que

l’individu qui s’alimente en dehors des balises de cet incitatif saura qu’il n’a pas adopté les

attitudes et comportements voulus pour maintenir un poids santé. L’individu est dans une

position où il doit prendre une décision, c’est-à-dire qu’il doit surmonter sa propre

indécision.

Chaque décision à prendre, selon Sunstein, est sujette à une architecture de choix,

laquelle offre une certaine gamme de possibilités — elle est non contraignante, elle est

incitative. Ainsi, s’il est souhaitable qu’un individu modifie ses habitudes alimentaires afin

de maintenir ou d’atteindre un poids santé, et qu’il est difficile d’amener l’individu à le

faire, il faut alors lui proposer une architecture de choix à partir de laquelle il pourra juger

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de sa propre condition, ce qui l’amènera éventuellement à faire les « bons choix ». Par

exemple, en offrant à un individu le soda de format moyen plutôt que le plus grand, cette

incitation tire avantage de sa propre indécision (inertie). Dans un nudge world typique, un

individu qui commande un verre de soda au cinéma recevra par défaut un verre de format

moyen — aucune question à se poser, c’est le format par défaut — à moins que l’individu

décide de choisir un plus petit ou un plus grand format (architecture de choix). Dans un

nudge world idéal, ce seront plutôt les sodas diètes de format moyen qui seront proposés

par défaut, et pour obtenir une version non diète, l’individu devra la commander.

Finalement, dans le meilleur des nudge world, les producteurs et les détaillants devraient

offrir par défaut le format moyen.

Certes, comme le spécifie Sunstein, le nudging a un côté paternaliste, mais c’est un

paternalisme peu contraignant, car il a tout à voir avec les moyens et non avec la finalité :

il ne s’agit pas d’obliger les gens à adopter telle ou telle attitude, mais d’orienter leurs

choix. Pour Sunstein, il ne s’agit pas d’une obligation, car l’individu conserve non

seulement son autonomie, mais aussi la possibilité de faire d’autres choix. En ce sens, le

nudging est une incitation à tendre vers tel ou tel type de comportement à partir d’une

architecture de choix qu’il suffirait de concevoir de façon à ce qu’elle soit efficace. Cette

façon de procéder pose cependant un problème d’un tout autre ordre : qui peut s’arroger le

droit d’élaborer une structure de choix qui conduira un individu à adopter des

comportements alimentaires plus sains ? L’individu n’est-il pas réputé libre de ses propres

choix ? Pour le philosophe Marc D. White366, le nudging possède, en ce sens, un certain

côté manipulateur qui retire à l’individu la possibilité de disposer librement de ses choix.

Et sur ce point, il y a tout un débat qui fait actuellement rage autour de la notion de nudging.

Par contre, à y regarder de près, le nudging s’inscrit quasi naturellement dans cette actuelle

tendance santé tous azimuts que proposent tant les institutions de pouvoir responsables de

la santé publique, que les médias de masse, que les nutritionnistes et promoteurs de

l’activité physique, à savoir, l’incitatif à adopter un mode de vie sain (alimentation, activité

366 White, M. D. (2013), The Manipulation of Choice: Ethics and Libertarian Paternalism, New York :

Palgrave Macmillan.

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physique), c’est-à-dire qu’il faut vivement inciter les gens à faire les bons choix. Ce

troisième chapitre tentera aussi de voir comment s’articule le nudging et son efficacité.

Alain Ehrenberg parle d’un individu immergé dans un environnement social lui

prescrivant d’être lui-même367. Non seulement doit-il être en mesure de s’adapter à toutes

les situations, mais il doit constamment donner des preuves d’autocontrôle, faire preuve de

flexibilité et de discipline personnelle. Pour Ehrenberg, « on assiste à la naissance d’un

nouveau modèle normatif [où] les individus sont de moins en moins confrontés à une loi

morale qui les écrase, et de plus en plus soumis à une injonction permanente de

performance, de réussite368. » Conséquemment, l’individu se doit de trouver en lui-même

ses référents d’action. Comme le souligne Ehrenberg dans La société du malaise, le modèle

social d’action auquel est désormais confronté l’individu est celui de l’individualisme à

l’américaine, c’est-à-dire un individualisme organisé autour de l’auto-épanouissement

personnel associé à la représentation d’une société méritocratique où « l’accent est mis sur

l’autonomie, conçue à la fois comme liberté (de se diriger soi-même) et comme égalité

(permettant aux individus de saisir des opportunités)369. » Il s’agit bien du gouvernement

de soi (contenance de soi, gouvernance de soi, quantification de soi) installé avec la

Réforme que cette thèse présente depuis le premier chapitre. Et en ce sens, l’obèse ne donne

pas de preuves d’autocontrôle et de discipline personnelle qui « se montre d’abord dans le

self-government370 », bien au contraire, car il fait défaut à se diriger lui-même et à saisir les

opportunités qui lui sont offertes pour perdre du poids où adopter un mode de vie plus sain.

Le contexte de l’offre et de la demande alimentaires

Tout d’abord, dans les sociétés occidentales, l’État, dans un contexte de libre marché,

fonctionne sur un double mode : d’une part, il soutient et encourage l’économie par

différents incitatifs afin de permettre aux entreprises de se développer et de maintenir leur

position concurrentielle sur les marchés, et d’autre part, il invite le citoyen à faire preuve

367 Ehrenberg, A. (2012), op. cit. 368 Martucelli, D., Singly, F. (2012), Les sociologies de l’individu, 2e éd., coll. 128, Paris : Armand Colin, p.

69. 369 Ehrenberg, A. (2012), op. cit., p. 231. 370 Idem., p. 35.

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de prudence face à ce qu’il consomme. En matière de santé, l’État doit prôner, à travers le

discours de la santé publique, une alimentation équilibrée à travers différentes campagnes

de santé publique, mais il ne peut, dans le même souffle, balayer du revers de la main

l’offre commerciale alimentaire en se fondant sur le simple critère de l’aliment jugé

« sain » pour la santé, son rôle, en ce domaine, se limite essentiellement à la question de

salubrité et de comestibilité des aliments. Conséquemment, dans une société où l’individu

est réputé autonome, c’est à ce dernier qu’est essentiellement dévolue l’obligation de

trouver le juste équilibre entre prise alimentaire et discipline, c’est-à-dire, la contenance de

soi et la gouvernance de soi pour éviter la prise de poids. De plus, dans une société qui

privilégie l’hédonisme (qualité de vie, bien-être, plaisirs de table) en sus de la contenance

de soi et de la gouvernance de soi, l’individu fait face à un défi de taille. Et c’est là où se

structurent les interventions à déployer sur le corps, dans cette constante tension entre prise

alimentaire et discipline, d’où l’idée que toute augmentation de la prise de poids au-delà

de l’indice de masse corporelle idéal révélerait un individu ayant de la difficulté à trouver

cet équilibre, et ce, nonobstant tous les autres facteurs d’ordre socio-économique.

Cette difficulté à trouver le juste équilibre implique deux types d’interventions. Au

niveau individuel, toute augmentation excessive de la prise de poids au-delà de l’indice de

masse corporelle idéal appelle une intervention qui va du simple régime, à l’activité

physique, à la médicalisation ou à la chirurgie. Au niveau collectif, toute augmentation

significative de la prise de poids de la population au-delà de l’indice de masse corporelle

médian motive le déploiement d’une multitude d’intervenants et d’interventions publiques

vouées à contenir le phénomène et à réguler les environnements ou les produits favorisant

la prise de poids. Ceci étant dit, il importe de vérifier si cette hypothèse de l’individu

entièrement responsable de contrôler sa prise de poids se vérifie dans les faits, et les travaux

de l’équipe multidisciplinaire de la chercheure Shiriki K. Kumanyika371 représentent un

bon point de départ. L’équipe de Kumanyika aborde le problème de la prise de poids (offre

et demande alimentaire) à travers quatre facteurs hiérarchisés : (i) facteurs internationaux

(mondialisation des marchés, industrialisation du complexe agroalimentaire, médias et

marketing) ; (ii) facteurs nationaux/régionaux (politiques d’éducation, de transport,

371 Kumanyika, S., Ritenbaugh, C., Morabia, A., Jeffery, R., Antipatis V. (2002), « Obesity prevention: the

case for action », International Journal of Obesity, vol. 26, p. 425–436 [430].

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d’urbanisation, de santé, alimentaires, familiales, culturelles, économiques) ; (iii) facteurs

de la communauté (transport public, sécurité, aménagement urbain, disponibilité et

accessibilité alimentaires, publicité et médias, revenus, offre d’activité physique) ; (iv)

facteurs individuels (occupation, déplacements, loisirs, activités sportives, alimentation,

image corporelle, génétique), c’est-à-dire la façon dont l’individu s’alimente372 et dépense

son énergie au quotidien.

Cette façon de présenter les choses est intéressante à plus d’un égard, car elle signale à

quel point il est difficile d’agir en amont de l’individu. En fait, s’il est déjà difficile d’agir

au niveau des facteurs relevant de la communauté (transport public, sécurité, aménagement

urbain, disponibilité et accessibilité alimentaires, publicité et médias, revenus, offre

d’activité physique) afin de réduire l’impact d’un milieu de vie favorisant la prise de poids,

il est plausible d’envisager qu’intervenir encore plus en amont sur les facteurs nationaux

et régionaux, ainsi que sur les facteurs internationaux, devient très difficile, car ils forment

en quelque sorte un genre de noyau dur sur lequel sont économiquement fondées et ancrées

les pratiques alimentaires du XXIe siècle. Ce constat est central à l’argumentation de la

présente démarche, à savoir que l’individu en surpoids, gros ou obèse est à la fois bouc

émissaire de l’état de son propre corps et porteur de la responsabilité de régler la situation.

Bouc émissaire, dans le sens où il doit endosser une responsabilité pour laquelle il est

partiellement non responsable (facteurs internationaux, nationaux, régionaux,

communauté), car il lui est impossible d’agir efficacement sur ces facteurs en amont

susceptibles de favoriser la prise de poids. Porteur de la responsabilité de régler la situation

(facteurs individuels), dans le sens où l’individu doit lui-même mettre en œuvre les moyens

nécessaires pour perdre du poids à travers une saine alimentation et une activité physique

régulière, même si sa part de responsabilité n’est pas totale.

Cette double position de bouc émissaire et de porteur de responsabilité montre à quel

point agir sur la mondialisation des marchés, sur l’industrie, les médias et le marketing

relève d’un tout autre ordre que celui d’agir au niveau de l’individu. Alors que la logique

de ces facteurs en amont de l’individu est celle de l’ordre marchand, c’est-à-dire, le profit

372 Nestle, M. (2003), « Food Politics: How the Food Industry Influences Nutrition and Health », in D.

Goldstein (ed), California Studies in Food and Culture, Berkeley : University of California Press.

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et la rentabilité et une production de masse pour une consommation de masse, comment

devient-il dès lors possible de faire en sorte que ces derniers soient alignés sur la santé

immédiate de l’individu ? Peut-être bien que, en matière de santé et de contrôle de prise de

poids, tout le défi est là, à savoir, comment est-il possible d’influer sur des facteurs sociaux,

économiques et politiques qui sont situés si loin en amont de l’individu ? Et c’est peut-être

justement de là que vient en partie l’idée qui incite l’individu à être entièrement responsable

de sa santé, et ce, dans un contexte où celui-ci se doit d’être de plus en plus autonome,

architecte de sa vie et maître de son destin373. Et c’est peut-être aussi pourquoi les

technologies personnelles dédiés au monitorage de la santé (applications pour téléphones

intelligents) semblent si bien se prêter à cet exercice : elles consolident la position de

l’individu autonome374.

En partant de l’idée que le complexe agroalimentaire, très loin en amont de l’individu,

définit la structure même des pratiques alimentaires, possède la capacité de reconfigurer et

d’uniformiser certaines structures culturelles du goût375 par une production et une

distribution de masse pour une consommation de masse, est-il possible de changer quoi

que ce soit376 ? Mais qui plus est, la structure même du complexe agroalimentaire montre

à quel point l’alimentation, telle qu’elle se présente aujourd’hui, a été façonnée par de

puissants intérêts économiques, financiers et politiques. Elle montre aussi comment

l’alimentation s’est socialement inscrite, et comment les attentes des consommateurs

dépendent des produits proposés, limitant d’autant, pour ce dernier, non pas la diversité —

le complexe agroalimentaire propose une gamme de produits constamment renouvelés : en

2002, plus de 11 300 nouveaux produits alimentaires avaient investi le marché américain377

—, mais bien les alternatives alimentaires. En fait, à moins de cuisiner des produits frais,

la consommation de produits déjà transformés semble s’imposer d’elle-même : facilité,

rapidité, ratio énergie/satiété élevé. Par contre, cette dynamique que semble imposer le

373 Ehrenberg, A. (2012), La société du malaise, Paris : Odile Jacob. 374 Fraser, P. (2014), « L'individu est-il vraiment ce grand oublié de la pratique médicale contemporaine? »,

Aspects Sociologiques, vol. 21, n° 1, p. 206-210. 375 Raisson, V. (2010), « Les Futurs du Monde ou les paramètres du changement », Revue internationale et

stratégique, vol. 4, n° 80, p. 51-59. 376 Fischler, C. (2001), L’homnivore, Paris : Odile Jacob, p. 333. 377 Schlosser, E. ([2001] 2012), op. cit.

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complexe agroalimentaire est-elle bien réelle ? En fait, il est possible de dire que l’individu

a toute la latitude voulue pour manger ce qu’il veut, pourvu qu’il dispose des ressources

financières adéquates pour le faire. Il est aussi possible de dire que sans l’intervention des

médecins, de la santé publique et des nutritionnistes, le complexe agroalimentaire n’aurait

pas changé ses pratiques ni proposé des produits dits « santé ». À l’inverse, il est également

possible de dire que si le complexe agroalimentaire repère que le discours ambiant est aux

aliments dits « santé », il s’adaptera en conséquence aux besoins et desiderata des

consommateurs pour ne pas perdre ses parts de marché, tout en sachant fort bien que ce

qu’il vend aujourd’hui comme produits « santé » risque fort d’être remplacé et déclassé

dans quelques années par d’autres effets de mode qu’auront proposés les nutritionnistes et

la recherche scientifique en matière d’alimentation. Le constat est presque sibyllin.

Dans cette logique de l’offre et de la demande alimentaire, deux intervenants majeurs

aux logiques commerciales opposées, mais complémentaires (l’un ne peut exister sans

l’autre), se positionnent tout particulièrement : d’une part, le complexe agroalimentaire et

l’industrie de la restauration rapide et, d’autre part, l’industrie du contrôle de la prise de

poids où les premiers fournissent la matière première au second. Pour le complexe

agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide, deux critères devraient guider les

interventions publiques : (i) toute forme de réglementation étatique est potentiellement

nuisible, tant pour le consommateur, qui verra le prix des produits augmenté, que pour le

développement de produits novateurs378 ; (ii) les choix alimentaires doivent entièrement

relever de l’individu et non pas être dictés par l’État379. Pour l’industrie du contrôle de la

prise de poids, et sans vouloir être cynique, il importe que la situation actuelle change le

moins possible, autrement elle perdrait des parts de marché importantes. Et cette

dynamique, entre complexe agroalimentaire et restauration rapide, versus l’industrie du

contrôle de la prise de poids, fonctionne vraisemblablement très bien, car en 2013,

l’industrie des régimes et produits amaigrissants avait généré un chiffre d’affaires de plus

378 Acs, Z. J., Henderson, L. J. (2007), « A policy framework for confronting obesity », Obesity, Business

and Public Policy, Zoltan J., Acs & Alan Lyles, eds., Northampton, MA : Edward Elgar Publishing Limited,

p. 221-252 [240]. 379 Idem.

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de 61 milliards de dollars380 sur le seul territoire américain, ce qui n’est pas anodin en

termes économiques.

L’industrie du contrôle de la prise de poids, au-delà des simples régimes et produits

amaigrissants, englobe aussi bien l’industrie des régimes et des produits amaigrissants que

l’industrie de la remise en forme, l’industrie de l’édition, l’industrie des produits naturels,

l’industrie des appareils de conditionnement physique, l’industrie du sport et plein air. En

somme, l’individu est dans une double logique de l’offre et de la demande, à savoir des

aliments gratifiants et satisfaisants offerts par le complexe agroalimentaire, d’une part, et

des services pour perdre du poids, d’autre part. En ce sens, le complexe agroalimentaire et

l’industrie du contrôle de la prise de poids peuvent être considérés comme un écosystème

économique en équilibre articulé autour de l’offre et de la demande alimentaire où les deux

intervenants y trouvent mutuellement leur compte au détriment de l’individu qui est

engraissé et de l’État qui doit assumer les coûts de la prise de poids dans l’ensemble de la

population en tentant d’altérer l’offre et la demande.

En tenant compte du fait qu’il est quasi impossible pour l’individu d’agir sur les facteurs

plus en amont (facteurs internationaux, nationaux, régionaux, communauté) qui favorisent

la prise de poids, et en tenant compte du fait que le complexe agroalimentaire et l’industrie

du contrôle de la prise de poids se retrouvent dans une quasi situation d’équilibre

économique, il semble bien que cette dynamique toute particulière implique que l’individu

est bien celui par lequel l’intervention pour contrôler sa prise de poids arrive

inévitablement. Certes, l’individu peut agir sur ses occupations, ses déplacements, ses

loisirs, ses activités sportives et son alimentation ; tout dépend de l’effort qu’il veut bien y

consentir en fonction de son statut socio-économique et de son niveau d’adhésion à l’idée

d’adopter des comportements plus sains. La communauté, les écoles, la ville ou la

municipalité, pour leur part, peuvent agir sur le milieu de vie et les infrastructures en

fonction des revenus publics disponibles et de la volonté politique des élus, mais dans

quelle mesure peuvent-elles le faire ? Là est toute la question et c’est ici qu’interviennent

les thèses de Deborah Lupton (assemblage) et de Cass Sunstein (nudging).

380 Market Data Enterprises (2014), Weight Loss Market in U.S. Up 1.7% to $61 Billion, February 1.

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La nature de l’intervention publique

Face à l’offre et à la demande alimentaire, les institutions publiques sont confrontées à

un vaste chantier, et pour arriver à contrer la prise de poids et en prévenir les impacts, il

leur faut

« intervenir à la fois sur plusieurs aspects : agroalimentaire, économique, scolaire,

municipal, médiatique et dans plusieurs secteurs : travail, justice, transports, santé et

services sociaux et recherche. C’est donc un effort collectif et sociétal qui est requis pour

freiner les problèmes reliés au poids et leurs conséquences381. »

Bien que cet énoncé ait été formulé par le Ministère de la Santé et des services sociaux

du Québec, il n’en reste pas moins qu’il est représentatif des interventions déployées à

l’échelle internationale pour contrer la prise de poids :

« La fréquence de l’obésité est en augmentation un peu partout dans le monde, chez les

adultes comme chez les enfants, à un point tel que l’OMS a qualifié la situation

d’épidémie, voire de pandémie. Elle a d’ailleurs enjoint toutes les nations d’entreprendre

des actions vigoureuses afin de prévenir et contenir l’épidémie, car l’obésité contribue au

fardeau des maladies chroniques à l’échelle mondiale382-383. »

Ce constat posé par l’OMS enjoint non seulement les institutions publiques à s’investir

dans la lutte contre le développement de la masse adipeuse, mais elle leur fait aussi prendre

conscience qu’à l’obésité sont liés des problèmes menaçants pour la société :

« La diminution de l’espérance de vie et surtout, de l’espérance de vie en bonne santé

constitue-t-elle, selon plusieurs experts, une menace réelle384. Les coûts associés au

traitement et à la maîtrise des maladies chroniques, y compris les problèmes reliés au

381 Lachance, B., Drouin, D., Poirier, A. (2012), Investir pour l’avenir, in «Plan d’action gouvernemental de

promotion des saines habitudes de vie et de prévention des problèmes reliés au poids, 2006-2012», Ministère

de la Santé et des services sociaux du Québec, p. 40. 382 OMS (2000), Obesity, Preventing and Managing the Global Epidemic, «Report of a WHO Consultation»,

série de rapports techniques, n° 894, Genève : Organisation mondiale de la santé. 383 Idem., p. 11. 384 National Audit Office (2001), Tackling obesity in England, Rapport du vérificateur des comptes, HC220,

session 2000-2001 : 15 février.

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poids, atteindront donc bientôt un niveau insoutenable pour la société, et cela amputera

une part du financement que doit consacrer l’État aux autres secteurs385-386. »

Le danger financier qu’encourt la société s’impose ici. Par exemple, au Québec, alors

que plus de 43 % du budget total de l’État est déjà consacré aux services de santé387, cette

proportion devrait s’accroître en raison, notamment, du vieillissement de la population et

l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques, dont les problèmes reliés au

poids, qui nécessitent des interventions de plus en plus coûteuses. Pour ce faire, les

institutions publiques doivent tout d’abord s’assurer de créer des environnements et des

conditions favorables à l’adoption et au maintien de saines habitudes de vie qui permettront

de contrôler le développement de la masse adipeuse sur une longue période de temps :

« L’amélioration de l’état de santé de la population nécessite un travail de longue haleine.

Pour ce faire, le gouvernement, avec ses partenaires, doit assurer la pérennité des mesures

afin que les actions mises en place perdurent au fil des ans et que de véritables

changements puissent se réaliser dans les environnements. Seules des actions à long

terme permettront de constater des résultats sur la santé de la population388. »

La mise en œuvre d’un tel programme nécessite la contribution de nombreux acteurs

sociaux : instances gouvernementales, organismes communautaires, associations diverses,

entreprises privées, et en bout de ligne, l’individu lui-même. La cible de ce programme :

« la promotion d’une saine alimentation et la pratique d’activité physique389. » Pour agir

efficacement et amener un changement effectif, notamment en ce qui concerne les

habitudes de vie,

« il faut intervenir sur les comportements individuels tout en instaurant un environnement

et des conditions de vie qui favorisent l’adoption de saines habitudes de vie. Le but est

de rendre les choix de santé durables, conviviaux et faciles à faire390. »

385 OMS (2005), Prévention des maladies chroniques : un investissement vital, Genève : Organisation

mondiale de la santé. 386 OMS (2000), Obesity, Preventing and Managing the Global Epidemic, op. cit. 387 Service du Développement de l’Information (2006), Répartition du budget de dépenses du gouvernement

québécois selon la grande mission de programme en 2005-2006, Québec, ministère de la Santé et des

Services sociaux. 388 Lachance, B., Drouin, D., Poirier, A. (2012), op. cit., p. 37. 389 Idem., p. 12. 390 Lachance, B., Drouin, D., Poirier, A. (2012), op. cit., p. 13.

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Pour y parvenir : un but, des objectifs, une clientèle. Le but est triple : favoriser

l’adoption et le maintien de saines habitudes de vie ; favoriser un mode de vie

physiquement actif ; favoriser une saine alimentation391. Pour atteindre ce but, trois

mesures qui doivent : (i) faciliter l’adoption et le maintien, à long terme, de saines

habitudes alimentaires et un mode de vie physiquement actif ; (ii) réduire la prévalence de

l’obésité et des problèmes reliés au poids et leurs conséquences sur les individus et la

société québécoise ; (iii) valoriser les saines habitudes de vie et une variété de schémas

corporels. La finalité de ces mesures, d’ici 2012, devraient réduire de 2 % le taux de

prévalence de l’obésité chez les jeunes adultes et de réduire de 5 % le taux de prévalence

de l’embonpoint chez les jeunes adultes. Finalement, la clientèle visée, les jeunes de 0 à 25

ans, car les habitudes de vie s’acquièrent dès le tout jeune âge. L’efficacité de ces

interventions, tant chez les jeunes que chez les adultes, est-elle avérée ? En fait, il est

beaucoup trop tôt pour le dire, le programme n’étant vraiment en place que depuis 2006.

Par contre, il est possible de rendre compte de l’état actuel de la situation :

« Entre la fin des années 1980 et aujourd’hui, la prévalence de l’obésité a augmenté de

façon marquée tant aux États-Unis qu’au Canada. Les augmentations affichent un profil

comparable dans l’un et l’autre pays, particulièrement chez les hommes. Chez les

femmes, des hausses s’observent également dans les deux pays ; toutefois, vers la fin des

années 1980 ainsi qu’aujourd’hui, les estimations de la prévalence de l’obésité chez les

jeunes femmes et les femmes d’âge moyen aux États-Unis sont considérablement plus

élevées que celles pour leurs homologues au Canada392. »

Tableau 4 — Variation de l’IMC au Canada entre 2005 et 2008

2005

0-25 ans 2008

0-25 ans Variation 2005

Adultes 2008

Adultes Variation

Poids

normal

71 % 75 % 4 % 38,9 % 36,09 % - 2,81 %

Embonpoint 19,52 % 24 % 4,48 % 34,95 % 36,8 % 1,13 %

Obésité 9,24 % 7,79 % - 1,45 % 24,38 % 25,1 % 0,72 %

Source : Shields, M., Carroll, M.D., Ogden, C.L. (2011), Prévalence de l’obésité chez les adultes au Canada et aux

États-Unis, in « NCHS Data Brief », Number 56, Mars.

391 Baum, F. (2002), The New Public Health, Second Edition, Victoria (Australia) : Oxford University Press. 392 Shields, M., Carroll, M. D., Ogden, C. L. (2011), « Prévalence de l’obésité chez les adultes au Canada et

aux États-Unis », in NCHS Data Brief, Number 56, Mars.

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Au Canada, entre 2005 et 2008, chez le groupe 0-25 ans393, la prévalence de l’obésité a

effectivement diminué, mais il y a eu un gain de 4,48 % dans la catégorie de l’embonpoint.

Chez les adultes394, moins de gens sont en poids normal (-2,81 %), et de plus en plus de

gens sont en situation d’embonpoint (1,13 %) et d’obésité (0,72 %). Par contre, la

compilation des données pour les années 2007 à 2009 semble démontrer, au Canada, un

léger infléchissement de la prévalence de l’obésité, soit un taux de 24,1 %.

Figure 3 — Taux d’obésité chez les personnes de 20 à 79 ans, selon le sexe, 2007-2009, Canada et États-Unis.

Source : Statistique Canada, Indice de masse corporelle (IMC) mesuré chez les adultes, selon le groupe d’âge et le

sexe, population à domicile de 18 ans et plus excluant les femmes enceintes, Tableau 105-0507.

Toujours au Canada, la situation, chez les adultes, pour 2009 et 2010, indique une

importante baisse par rapport à la situation de 2008395, alors que l’embonpoint passe de

36,8 % à 33,9 % et que l’obésité glisse de 25,1 % à 16,4 %.

393 Statistique Canada, Indice de masse corporelle (IMC) mesuré chez les jeunes, selon le groupe d'âge et le

sexe, population à domicile de 12 à 17 ans excluant les femmes enceintes, Tableau 105-05061,10. 394 Statistiques Canada, Indice de masse corporelle (IMC) mesuré chez les adultes, selon le groupe d'âge et

le sexe, population à domicile de 18 ans et plus excluant les femmes enceintes, Tableau 105-0507. 395 Institut de la statistique du Québec, Le Québec chiffres en main, Édition 2012, p. 19.

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Figure 4 — Répartition de la population de 18 ans et plus selon les catégories de poids et le sexe, 2009-2010

Source : Institut de la statistique du Québec, Le Québec chiffres en main, Édition 2012, p. 19.

Faut-il pour autant voir là une corrélation entre l’efficacité des programmes proposés par

différents acteurs sociaux et la baisse de la prévalence de l’obésité chez les adultes ? Rien

n’est moins certain, et la question reste entière tant que d’autres données ne viendront pas

confirmer cette tendance à la baisse au Canada. Faudrait-il plutôt envisager que le

processus d’autonomisation de l’individu en matière de santé serait le principal responsable

de la situation ? Sont-ce plutôt les programmes de santé publique, ou les campagnes de

promotion de la santé, ou les efforts d’une multitude d’acteurs sociaux, ou l’individu qui a

décidé de prendre en charge sa propre santé, qui ont conduit à cette baisse ? Encore là,

difficile d’y répondre. Peut-être s’agit-il d’un assemblage ou d’une convergence de tous

ces facteurs qui y ont contribué. Ce qu’il est possible par contre d’affirmer, dans un tel

contexte, c’est qu’il n’y a aucune certitude par rapport à un phénomène précis qui aurait eu

ou non prépondérance sur l’un ou l’autre.

Quels axes d’intervention devrait-on mettre d’avant pour justement contrer la prise de

poids ? Selon le Ministère québécois de la santé et des services sociaux, il importe de : (i)

favoriser une saine alimentation (production, transformation et distribution alimentaire,

sécurité alimentaire, établissement scolaires, municipalités, secteur de la restauration) ; (ii)

favoriser un mode de vie physiquement actif (familles, services de gardes, établissement

scolaires, milieux municipal, communautaire et associatif, milieu de travail, milieu de vie) ;

(iii) promouvoir des normes sociales favorables (campagnes sociétales, médias, publicité,

programmes d’éducation grand public, valorisation et reconnaissance, norme santé) ; (iv)

améliorer les services aux personnes aux prises avec un problème de poids (intervenir sans

nuire, orientation et soutien, formation et pratiques professionnelles, encadrement des

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produits, services et moyens amaigrissants, protection des consommateurs) ; (v) favoriser

la recherche et le transfert de connaissances396.

La question de la régulation du poids et de la normalisation des comportements pour y

parvenir est non seulement un vaste chantier social, mais exige aussi un engagement, une

mobilisation et une concertation sans précédent de tous les acteurs sociaux. L’adhésion des

citoyens à de saines habitudes de vie en matière de développement de la masse adipeuse

semble être à ce prix :

« S’ils sont bien informés sur les questions de santé et sur leur contribution possible à

l’amélioration de l’état de santé général, les individus seront beaucoup plus réceptifs aux

actions visant l’amélioration des habitudes de vie, dont l’alimentation et l’activité

physique, de même que la prévention des problèmes reliés au poids397. »

Partant de tous ces constats relativement à la nature de l’intervention publique pour

contrer la prise de poids, c’est ici que la notion d’assemblage proposée par la sociologue

australienne Deborah Lupton398 prend toute sa signification, car elle permet de voir

comment les institutions de pouvoir — État, santé publique, médecine, médias de masse

—, en connectant ensemble des éléments aussi disparates que le fait de consommer 5

portions de fruits et légumes par jour, de faire 30 minutes quotidiennes d’activité physique,

de réguler la prise alimentaire par une discipline toute personnelle, par l’assainissement de

l’offre alimentaire dans les lieux publics, par des mesures favorisant le transport actif, par

la reconfiguration de l’espace bâti, par la publication de guides alimentaires, par des

chroniques dans les médias, par des émissions télé centrées sur la santé, par des campagnes

de santé publique utilisant à la fois les toutes dernières techniques marketing et des supports

technologiques à la fine pointe des médias de masse et des médias sociaux, influent en

partie, à travers cet assemblage, sur les comportements, les pratiques, les attitudes et les

environnements susceptibles de favoriser la prise de poids. Et la finalité est claire : les

actions concertées de tous les acteurs sociaux doivent conduire l’individu à prendre

conscience de ses comportements malsains. Il doit voir dans l’amélioration de ses

comportements une condition de sa santé. Par contre, à quoi les interventions publiques en

396 Idem., p .17. 397 Idem., p .36. 398 Lupton, D. (2012), op. cit.

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matière de prise de poids sont-elles réellement confrontées sur le terrain ? Deux exemples

retiendront l’attention pour explorer cette réalité : l’assainissement de l’offre alimentaire

dans l’espace public et les campagnes de santé publique pour contrer la prise de poids.

Par exemple, bannir les distributeurs automatiques de sodas et de collations dans les

écoles est un moyen de restreindre l’offre, alors que mettre sur pied des campagnes

d’éducation visant à promouvoir chez les étudiants une saine alimentation est une tentative

pour altérer la demande. De plus, d’un strict point de vue économique, et particulièrement

dans le contexte d’une société consumériste, il revient à l’individu de décider comment il

entend dépenser son argent et consommer ce qu’il veut bien : c’est la liberté de choix. Par

contre, cette liberté de choix est en partie contrainte par le complexe agroalimentaire.

Certes, l’individu peut décider d’acheter des aliments sains, mais l’offre du complexe

agroalimentaire est telle qu’elle influe sur sa liberté de choix. Autrement dit, « si la liberté

de choix existe, les alternatives de choix doivent coïncider avec la liberté de choix399 », ce

qui n’est actuellement pas tout à fait le cas, et la répartition annuelle de la consommation

de protéines du panier d’épicerie nord-américain, en 2010, est plus que révélatrice à ce

sujet. Alors que le bœuf a compté pour 28 %, que le porc a compté pour 19 %, et que la

volaille a compté pour 17 %, les autres sources de protéines, poisson et œufs, ont

respectivement compté pour 15 % et 6 %400. En fait, les dépenses régionales montrent que

le bœuf a été la source de protéine préférée aux États-Unis. Après le bœuf, la région du Sud

a acheté davantage de porc, alors que les états du Nord-est ont acheté plus de volaille et de

poisson. Les consommateurs du Midwest ont consacré moins d’argent à l’achat de volaille,

de poisson et d’œufs que toutes les autres régions des États-Unis.

Afin de rééquilibrer cette liberté de choix en partie contrainte par le complexe

agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide, la santé publique s’est engagée dans

des campagnes faisant la promotion d’un mode de vie plus sain. Par contre, certaines études

ont particulièrement démontré que ces campagnes, à l’exemple des campagnes anti-tabac,

399 Baharad, E., Nitzan, S. (2000), « Extended preferences and freedon of choice », Social Choice Welfare,

vol. 17, p. 629-637 [630]. 400 Service d'exportation agroalimentaire (2010), Rapport sur les tendances alimentaires américaines —

Poisson et produits de mer aux États-Unis. Vue d'ensemble du marché, Bureau des marchés internationaux,

Canada, Janvier.

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fonctionnent plus ou moins bien401. En fait, même si ces campagnes proposent des mesures

et des recommandations scientifiquement fondées, elles sont plutôt généralement perçues

par certaines tranches de la population comme des contraintes visant à restreindre la

consommation d’une nourriture « gratifiante » et « satisfaisante »402. Tout à fait conscient

de ce dilemme, le complexe agroalimentaire a su habilement saisir l’occasion et a

systématiquement inondé les différentes tribunes médiatiques de campagnes publicitaires

en faisant la promotion de produits « gratifiants » et « satisfaisants » favorisant la prise de

poids403, et les chiffres sont tout à fait éloquents, car selon les données de l’OMS, pour

chaque tranche de 100 $ investie dans la production de fruits et de légumes, plus de 1 000 $

ont été investis dans la publicité pour les boissons gazeuses et les confiseries404. De plus,

pour chaque dollar investi par l’OMS afin de promouvoir une saine alimentation, 500

dollars ont été investis par l’industrie agroalimentaire pour promouvoir une vaste gamme

de produits transformés, préparés, congelés et surgelés. Au Canada, en 2010, l’industrie

alimentaire a dépensé 1 178 fois le montant consacré à la campagne gouvernementale

visant la saine alimentation, soit plus de 11 milliards de dollars contre 9,5 millions405. Aux

États-Unis, cette dépense a atteint plus de 30 milliards de dollars406. En 2012, McDonald’s

a dépensé plus de 1,37 milliards de dollars seulement pour le marketing, contre 1,3

milliards pour Unilever407.

En ce qui concerne la publicité télévisée proposée par les chaînes de restauration rapide

et le complexe agroalimentaire, les spécialistes considèrent que sa simple diffusion aux

heures de grande écoute inciterait les jeunes à consommer plus de produits riches en gras

et en sucre. Qu’en est-il au juste ? En France, une étude réalisée par l’UFC-Que Choisir a

401 Hu, T. W., Sung, H. Y., Keeler, T. (1995), « The state antismoking campaign and the industry response :

the effects of advertising on cigarette consumption in California », American Economic Review, Papers and

proceeedings, vol. 85, n° 2, p. 85-90. 402 Naik, Y. N., Moore, M.J. (1996), op. cit. 403 Ippolito, P., Mathios, A. (1995), « Information and advertising : the case of fat consumption in the United

States », American Economic Review, Papers and proceedings, vol. 85, n° 2, p. 91-95. 404 IACFO (2003), Broadcasting bad health Why food marketing to children needs to be controlled,

Consumer Food Organizations for the World Health Organization consultation on a global strategy for diet

and health, Cambridge. 405 Nadeau, M. E. (2011), La publicité alimentaire destinée aux enfants. Recension des effets, stratégies et

tactiques, Coalition québécoise sur la problématique du poids, p. 13. 406 Chopra, M., Darnton-Hill, I. (2004), op. cit.. 407 LLLLITL (2012), Publicité : les 36 marques qui ont dépensé plus d’1 milliard $ en 2012 !, 5 décembre.

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montré que sur 1 039 publicités diffusées lors des programmes jeunesse en 2007, 87 %

d’entre elles portaient sur des produits gras et sucrés408. Alors que les enfants sont

annuellement exposés à plus de 40 000 spots publicitaires, et que 75 % de ceux-ci

proviennent de l’industrie alimentaire faisant la promotion d’aliments riches en gras et en

sucre409, les chercheurs Frederick Zimmerman et Janice Bell en sont arrivés à la conclusion

que la publicité télévisée, plus que le fait d’écouter la télévision, serait associée à la prise

de poids410, d’où l’idée que ces publicités guideraient les choix alimentaires411 et

inciteraient à la consommation412. D’ailleurs, l’OMS considère que le marketing d’aliments

à haute teneur énergétique et à faible valeur nutritionnelle est un facteur contribuant à

l’épidémie d’obésité413. Même de brèves expositions à ces publicités suffiraient pour

influencer les préférences alimentaires des enfants d’âge préscolaire414. Finalement, les

enfants grignoteraient 45 % plus d’aliments jugés malsains lorsqu’ils sont exposés à des

publicités associées à la nourriture415. Par exemple, en 2004, alors que les enfants avaient

été moins soumis au battage publicitaire pour des produits alimentaires riches en gras et en

sucre qu’en 1977, le taux d’obésité s’était pourtant révélé bien plus faible en 1977416. Une

première explication suggère que les enfants, aujourd’hui, sont de plus en plus influencés

408 Ezan, P., Gollety, M. Guichard, N., Nicolas-Hemar, V. (2009), Tu pousses le bouchon un peu trop loin

Maurice ! — Vers un repérage des leviers publicitaires influençant les enfants, Application au domaine

alimentaire, Communication inscrite dans le cadre du programme Marketing and Children Obesity, Session

6, p. 2. 409 Groupe de recherche Médias et santé — UQAM (2010), Jean-Philippe Laperrière. M.A. 410 Zimmerman, F. J., Bell, J. F. (2010), « Associations of Television Content Type and Obesity in Children »,

American Journal of Public Health, February, vol. 100, n° 2, p. 334-340. 411 Hitchings, E., Moynihan, P. J. (1998), « The Relationship Between Television Food Advertisements

Recalled and Actual Foods Consumed by Children », Journal of Human Nutrition and Dietetics, vol. 11, n°

6, p. 511-517. 412 Halford, J. C., Gillespie, J. et al. (2004), « Effect of Television Advertisements for Foods on Food

Consumption in Children », vol. 42. n° 2, Appetite, p. 221-225. 413 OMS (2003), « Diet, Nutrition and Prevention of Chronic Diseases », WHO Technical report series, n°

916, section 5.2.4, Strength of evidence, Table 7, p. 63. 414 Borzekowski, D. L., Robinson, T. N. (2011), « The 30-Second Effect: An Experiment Revealing the

Impact of Television Commercials on Food Preferences of Preschoolers », Journal of the American Dietetic

Association, vol. 101, n° 1, p. 42-46. 415 Harris, J. L. et al. (2009), « Priming Effects of Television Food Advertising on Eating Behavior », Health

Psychology, vol. 28, n° 4, p. 404–413. 416 Desrochers, D. M., Holt, D. J. (2007), « Children’s exposure to television Advertising: implications for

Childhood Obesity », Journal of Public Policy and Marketing, vol. 26, n° 2, p. 182-201.

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par de nouvelles formes de communication telles qu’Internet et le placement de produits417.

Les chercheurs suggèrent également que les publicitaires actuels disposent d’une meilleure

connaissance de la cible enfantine et emploieraient des leviers de persuasion mieux

adaptés418-419. Partant de là, et en considérant que « si le public fait davantage confiance

aux professionnels de la santé en ce qui concerne leur information, ce n’est pas de ceux-ci

que les individus reçoivent l’information, mais bien des médias420 ».

Hormis la télévision et les médias sociaux, les entreprises misent particulièrement sur la

promotion croisée ou tie-in (association avec l’industrie du cinéma, du sport, du jouet et de

la culture), une technique de marketing permettant de doubler, voire de tripler le volume

des ventes hebdomadaires des repas pour enfants421. Il semblerait également qu’une

exposition récurrente de trente secondes à une publicité télévisuelle vantant le fast-food

influencerait de manière importante le choix des enfants422 en augmentant de trois à cinq

fois la probabilité de choisir le produit présenté423. De plus, la diffusion de messages tel

que « il n’y a pas d’aliments mauvais pour la santé ; c’est la manière de les consommer qui

peut l’être424 », contribuerait également à cette démarche commerciale pour inciter de plus

en plus de gens à consommer des aliments riches et denses en énergie.

D’autre part, afin de promouvoir la vente de leurs produits et d’en faciliter l’accès, les

entreprises ont multiplié les points de vente et augmenté la taille des portions tout en

réduisant les prix de celles-ci. Par exemple, le contenu d’une bouteille de Coca-Cola dédiée

à la consommation individuelle a augmenté de trois à cinq fois en l’espace de dix ans425. Il

417 Moore, E. S. (2004), « Children and the changing world of advertising », Journal of business Ethics, vol.

52, p. 161-167. 418 Schor, J. (2004), Born to Buy, New York : Scribner. 419 Tissier-Desbordes, E. (2004), « L’analyse de visuels : pour une complémentarité des approches »,

Décisions Marketing, n° 36, octobre-décembre, p. 63-74. 420 Dahlgren, P., Sandberg, H. (2007), « La construction de l’obésité dans l’espace public suédois »,

Questions de communication, vol. 11, p. 33-49. 421 Schlosser, E. ([2001] 2012), Fast Food Nation: The Dark Side of the All-American Meal, New York :

Mariner Books. 422 Maddock, J. (2004), « Relationship between obesity and prevalence of fast food restaurants : State-level

analysis », American Journal of Health Promotion, n° 19, suppl. 2, p. 137-143. 423 Davey, R.C. (2004), op. cit. 424 Chopra, M., Darnton-Hill, I. (2004), op. cit. 425 Davey, R. C. (2004), « The obesity epidemic: too much food for thought? », British Journal of Sports and

Medecine, vol. 38, p. 360-363.

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faut également souligner que c’est là où les distributeurs de sodas sont présents, c’est-à-

dire dans plus de 60 % des écoles primaires et secondaires des États-Unis426, là où il y a le

plus de restaurants de type fast-food par habitant427, que le taux d’obésité est le plus élevé.

De plus, l’ajout de sucre, de sel et de graisses aux aliments favoriserait la prédilection

physiologique de l’homme pour le sucré, le salé et le gras. Finalement, étant donné que la

satiété, cette période d’absence de faim qui suit le repas dépend de la composition

nutritionnelle du repas et surtout de sa densité énergétique, le « choix d’aliments très denses

en énergie indui[rai]t une faible satiété et favorise[rait] la surconsommation passive428. »

Bien que l’idée de taxer les produits nocifs pour la santé soit de plus en plus répandue,

elle reste tout de même mitigée. Par exemple, au Québec, la Coalition sur la problématique

du poids429 a fait des pressions sur le gouvernement pour l’implantation d’une telle taxe.

Au Canada, tandis que « plusieurs organisations de la société civile soutiennent clairement

le recours à une taxe sur les boissons sucrées, les acteurs industriels émettent généralement

de grandes réserves quant à la pertinence et aux effets potentiels de mesures qui cibleraient

spécifiquement un aliment ou une boisson en particulier. Sur le plan politique, aucun

consensus n’a semblé émerger jusqu’alors430. » Par contre, certains pays, comme le

Danemark, la France et la Roumanie ont déjà adopté une taxe sur toute boisson avec sucre

ajouté. Aux États-Unis, les États ou les villes qui votent des règlementations pour taxer la

malbouffe ou les sodas sont constamment engagés dans des luttes judiciaires. Par exemple,

lorsque l’État du Maryland a proposé une taxe sur les collations, l’entreprise Frito-Lay (une

division de PepsiCo), spécialisée dans les grignotines, a menacé de déménager dans un

autre État son important centre de distribution431. La ville de New York, qui a tenté de

426 Fried, E. J., Nestle, M. (2002), « The growing political movement against soft drinks in schools », Journal

of American Medical Association, vol. 288, n° 17, p. 2181. 427 Maddock, J. (2004), op. cit. 428 Bellisle, F. (2005), « Faim et satiété, contrôle de la prise alimentaire », EMC – Endocrinologie, vol. 2, n°

4, December, p. 179–197. 429 Voyer, C., (2015), Rapport de la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise | La Coalition Poids

salue la recommandation d'étudier la mise en place d'une taxe sur les boissons sucrées, Coalition québécoise

sur la problématique du poids, 19 mars. 430 Le Bodo, Y., Dumas, N., Ricard, L., Massougbodji, J., De Wals, P. (2012), Taxes pour la santé ? Le cas

des boissons sucrées, fruitées, gazeuses, Plateforme d'évaluation en prévention de l'obésité, p. 11. 431 Shelsby, T. (2004), House comittee abolishes 5 % snack tax : Harford officials worried it was threat to

Frito-Lay, Baltimore Sun, March 24, p. B1.

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légiférer avec la Soda Tax432 pour réduire le format des sodas vendus dans les cinémas et

les commerces de restauration rapide, a non seulement été confrontée à des poursuites

judiciaires433 de la part des fabricants de sodas, mais a été déboutée en cours en mars 2013,

et ce, quelques jours avant l’adoption de son propre règlement municipal434, lequel

règlement a finalement été déclaré inconstitutionnel en cour d’appel en juillet 2013435.

L’État de la Californie a déposé un projet de loi qui obligerait le retrait de tous les

distributeurs automatiques de tous les édifices et bureaux gouvernementaux. Le débat

autour de ce projet de loi s’est intensifié, alors que les opposants ont décrié cette

intervention étatique comme étant une porte ouverte vers le Nanny State436. Le sénat de

l’État du Texas, pour sa part, a voté un projet de loi visant à réduire la consommation de

sodas dans les écoles : en septembre 2013, il était désormais impossible, avec les nouveaux

contrats de location de distributeurs automatiques de vendre des boissons gazeuses437. Au

moment où sont rédigées ces lignes, la ville de New-York se retrouve sous le coup d’une

injonction permanente qui l’empêche de mettre en œuvre une autre mesure, qui elle, aurait

limité le format des boissons gazeuses à 16 onces (473 ml.) dans les restaurants, les

cinémas, les stades et les arénas.

En réplique à toutes les actions entreprises par différents pouvoirs publics, les sociétés

PepsiCo et Coca-Cola, ainsi que l’American Beverage Association, ont dépensé plus de

70 $ millions en lobbying entre 2009 et 2012 pour contrer la surtaxation des boissons

gazeuses. Résultat de l’opération : plus de 30 états ont été obligés de faire marche arrière438.

Malgré toutes les attaques juridiques provenant de l’industrie alimentaire, en 2008, la ville

de New York a récidivé et étendu l’obligation, pour les restaurants, d’afficher le nombre

de calories de tout ce qui est servi. Dans la foulée de cette démarche, en mars 2011, la

législation fédérale a imposé à toutes les chaînes de restaurants, et ce, à l’échelle du

432 Leonard, T. (2010), New York City's mayor plans 'soda tax', The Telegraph, March 8. 433 Stanford, D. D. (2013), New York Expands Fight Against Soda to Juice Drinks, Bloomberg, June 3. 434 Ax, J. (2013), Judge blocks New York City large-soda ban, Mayor Bloomberg vows fight, Reuters, March,

11. 435 Ax, J. (2013), Bloomberg's ban on big sodas is unconstitutional: appeals court, Reuters, July 30. 436 KTLA Staff (2013), Bill Targets Junk Food in Vending Machines at State Offices, May 8. 437 Ward, M. (2013), Senate votes to limit sugary drinks at schools, The Austin American-Statesman, May

21. 438 Idem.

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territoire américain, d’afficher clairement le nombre de calories de chaque repas. Suite à

tous ces efforts déployés, le nombre de calories par transaction aurait semble-t-il baissé de

6 %, soit de 247 à 232 calories par individu439.

Rebuffades et poursuites judiciaires de la part du complexe agroalimentaire et l’industrie

de la restauration rapide envers les législations proposées et la mise en place par les

autorités publiques de réglementations pour assainir l’offre alimentaire et informer le

public s’entrecroisent dans un ballet où les frontières du sain et du malsain sont

constamment redéfinies au gré des avancées et des reculs de chacune des deux parties. Et

le phénomène ne se limite pas seulement aux États-Unis. Par exemple, au Canada, la

province de l’Ontario oblige les entreprises de restauration rapide à afficher le nombre de

calories des mets servis440 ; le gouvernement britannique propose une législation visant à

freiner le développement de la restauration rapide441 ; le parlement écossais, en 2007, a

voté une loi pour bannir la malbouffe des écoles442 ; en 2014, le gouvernement mexicain a

voté une loi pour restreindre la publicité proposée par les chaînes de restauration rapide et

de l’industrie des boissons gazeuses443.

L’assainissement de l’offre alimentaire dans l’espace public

Le cas de l’assainissement de l’offre alimentaire dans les lieux publics est intéressant à

plus d’un égard. Tout d’abord, un premier constat : l’OMS considère que

« l’obésité a atteint les proportions d’une épidémie mondiale, 2,8 millions de personnes

au moins décédant chaque année du fait de leur surpoids ou de leur obésité. Problème

autrefois réservé aux pays à revenu élevé, l’obésité existe aussi désormais dans les pays

à revenu faible ou intermédiaire. Les gouvernements, les partenaires internationaux, la

439 Wright, S. H. (2013), Calorie Posting in Chain Restaurants, National Bureau of Economic Research, June

4. 440 CBC News (2014), Ontario law to force calorie count on fast-food menus - Big chains would have to

show calories alongside prices, February 24. 441 Cavill, N., Rutter, H. (2014), Obesity and the environment: regulating the growth of fast food outlets,

London: Public Health England. 442 BBC News (2007), School junk food ban law passed, March 15. 443 Hennessy, M. (2014), Mexico restricts junk food ads; time for rethink on advertising?, Food Vision, July

22.

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société civile, les organisations non gouvernementales et le secteur privé ont tous un rôle

essentiel à jouer pour contribuer à prévenir l’obésité444. »

Par exemple, au Canada, en 2010, plus de 23,5 % des adultes de plus de 18 ans étaient

obèses445. Alors que, en 2005, l’embonpoint et l’obésité touchaient 717 945 personnes de

moins de 18 ans, en 2005, ce nombre avait augmenté à plus de 620 959 personnes en 2006.

Aux États-Unis, l’obésité a doublé chez les enfants et plus que triplé chez les adolescents

au cours des 30 dernières années446 ; le pourcentage des enfants obèses âgés entre 6 et 11

ans a augmenté de 7 % en 1980 à 18 % en 2010, tandis qu’il est passé de 5 % à 18 % chez

les adolescents âgés entre 12 et 19 ans447 pour la même période.

Un second constat : de tous les espaces ayant été identifiés comme pouvant être les plus

susceptibles de favoriser la prise de poids, c’est bien celui de l’école, avec sa cafétéria et

ses distributeurs automatiques, qui remporte, en quelque sorte, la palme. Par exemple, pour

contrer cette prise de poids en milieu scolaire, le gouvernement de l’Ontario, en 2010, a

émis des normes d’alimentation qui ont force de loi pour toutes les écoles. Ainsi, tous les

produits contenant « généralement peu ou pas d’éléments nutritifs de base ou contiennent

de grandes quantités de matières grasses, de sucre ou de sodium […] ne peuvent pas être

vendus dans les écoles. On peut ranger dans cette catégorie les sodas, les bonbons, le

chocolat, les barres et boissons énergisantes et les aliments frits448. » Au Québec, en 2012,

une seule école primaire possédait des distributeurs automatiques449 et « aucune école ne

servait des boissons gazeuses ordinaires ou diètes, ou des boissons caféinées (café, thé,

boissons énergisantes) aux élèves450. » Dans les écoles secondaires québécoises, en 2012,

les distributeurs automatiques étaient présents dans plus de 75 % des établissements :

444 OMS (2014), 10 faits sur l’obésité. 445 Statistique Canada (2012), Embonpoint et obésité chez les adultes (mesures autodéclarées). 446 Ogden, C. L., Kit, B. K., Flegal, K. M. (2012), « Prevalence of obesity and trends in body mass index

among US children and adolescents, 1999-2010 », Journal of the American Medical Association, vol. 307,

n° 5, p. 483-490. 447 National Center for Health Statistics (2012), Health, United States (2011), With Special Features on

Socioeconomic Status and Health, Hyattsville, MD : U.S. Department of Health and Human Services. 448 Ministère de l'Éducation de l'Ontario (2010), Normes d'alimentation de l'Ontario pour les écoles,

Document d'information, 15 janvier. 449 Institut national de santé publique (2012), Portrait de l’environnement alimentaire dans les écoles

primaires du Québec, Direction du développement des individus et des communautés, p. 7. 450 Idem. p. 11.

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« L’eau en bouteille et les jus de fruits constituaient les boissons les plus répandues.

Seulement cinq écoles servaient des boissons gazeuses dans ses distributrices

automatiques. Toutefois, les trois quarts (77 %) y offraient d’autres boissons riches en

sucre ajouté ou avec substitut de sucre451. »

Aux États-Unis, en 2008, au niveau élémentaire, la situation était très différente de celle

du Canada, alors que plus de 17 % des écoles possédaient des machines distributrices,

contre 82 % au niveau secondaire et 97 % au niveau collégial. Des produits offerts par les

machines distributrices dans les écoles secondaires, seulement 15 % étaient qualifiés

« santé », contre 21 % au niveau collégial452. Plus de 18 % des étudiants de niveau

secondaire de l’État de la Floride consommaient, en moyenne, 2 jours sur 5, une collation

ou un breuvage en provenance d’une machine distributrice plutôt que de se procurer l’un

des repas offerts par la cafétéria ou préparé à la maison. Les produits les plus fréquemment

achetés étaient les chips, les bretzels, les grignotines, les barres de chocolat, les boissons

gazeuses et les breuvages sportifs453. Plus d’étudiants ont choisi des collations ou des

boissons dans les écoles où les distributeurs automatiques étaient disponibles que ne le

faisaient les élèves des écoles où ces distributeurs n’étaient pas disponibles : 19 % et 7 %

respectivement. Au vu de ces données, il semblerait que s’impose un assainissement de

l’offre alimentaire dans l’espace scolaire afin de réduire la potentielle prise de poids, mais

le fait de retirer ces distributeurs entraîne parfois un manque annuel à gagner important

pour le financement de certaines activités parascolaires454, et les conseils d’administration

des écoles ont dû faire preuve d’imagination pour trouver des solutions.

Pour bien comprendre la situation, un bref retour historique s’impose pour comprendre

la différence entre la situation canadienne et la situation américaine en matière

d’alimentation en milieu scolaire. Un article publié dans le New York Times en septembre

451 Institut national de santé publique (2012), Portrait de l’environnement alimentaire dans les écoles

secondaires du Québec, Direction du développement des individus et des communautés, p. 18. 452 Finkelstein, D. M., Hill, E. L., Whitaker, R. C. (2008), « School Food Environments and Policies in US

Public Schools », Pediatrics, vol. 122, n° 1, July, p. 251-259. 453 Park, S., Sappenfield, W. M., Huang, Y, Bensyl, S. B. (2010), « The impact of the availability of school

vending machines on eating behavior during lunch: the Youth Physical Activity and Nutrition Survey »,

Journal of American Diet Association, vol. 110, n° 10, p. 1532-1536. 454 Wimmer, N. (2013), School bans vending machines, plans 5K to fill financial gap, KSL Media, May 30.

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2001455 est révélateur de la situation qui prévalait à l’époque. Tout d’abord, c’est la

Grocery Manufacturers of America et son porte-parole qui posent un constat : « Il n’y a

pas de bonne ou de mauvaise nourriture. Il n’y a que de bons ou mauvais régimes

alimentaires. » Selon les représentants de cette industrie, ce dont les enfants ont avant tout

besoin, c’est de plus d’exercice et non pas de voir réduire l’offre alimentaire (nudging). Au

cours de la décennie 1980, l’USDA, dans son combat contre la National Soft Drink

Association, avait tenté de bannir les boissons gazeuses et les friandises des écoles, mais

avait été débouté en Cours d’appel en 1983456. Vingt ans plus tard, la réglementation

fédérale avait autorisé les écoles à mettre hors tension les distributeurs automatiques situés

dans les cafétérias, et ce, seulement pendant les heures de repas. Par exemple, le contrat

liant la Pepsi-Cola Company et l’école Montgomery Blair High School à Silver Spring

dans le Maryland, stipulait que, « si le conseil scolaire s’avisait de mettre hors tension les

distributeurs automatiques pendant les heures de classe, l’école ne recevrait pas sa

commission garantie. » En fait, au fil des décennies, les distributeurs automatiques sont

parfois devenus la principale source de revenus pour financer les activités parascolaires,

mais signe des temps et de l’effort d’assainissement de l’offre alimentaire en milieu

scolaire, en 2008, aux États-Unis, moins du tiers des écoles du pays limitaient l’accès aux

friandises et aux boissons gazeuses, alors qu’en 2010, deux tiers des écoles imposaient

cette limite457.

Au même titre que les distributeurs automatiques, les cafétérias des écoles ont

particulièrement été visées depuis les dix dernières années. Par exemple, au Québec, en

décembre 2004, après « les cris d’alarme lancés depuis plus de cinq ans par les médecins,

les nutritionnistes et les responsables de la santé publique au Québec458 », le Ministère de

l’éducation annonçait son intention d’élaborer une politique d’élimination de la malbouffe

des écoles de la province :

455 Winter, G. (2001), Some States Fight Junk Food Sales in Schools, New York Times, september 9. 456 OpenJurist (1983), National Soft Drink Association v. R Block, National Soft Drink, Appellant, v. John R.

Block, Secretary, Department of Agriculture, 721 F. 2ed, vol. 1348, n° 80, p. 1751. 457 Harris, G. (2010), A Federal Effort to Push Junk Food Out of Schools, New York Times, February 7. 458 Deglise, F. (2004), Bouffe et malbouffe : Une frite-sauce à la cafétéria ?, Le Devoir, 11 décembre.

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« Cette mesure salutaire, nécessaire et hautement délicate à mettre en place, tout en

prévenant les mauvais comportements alimentaires des générations montantes, devra

aussi être pensée pour réparer les erreurs du passé459. »

À souligner ici l’idée des « erreurs du passé ». L’introduction de cette notion est

intéressante. D’une part, elle suggère que le régime alimentaire des décennies précédentes

porte un préjudice certain à la santé ; les générations précédentes ont agi de façon

irresponsable en laissant le complexe agroalimentaire prendre autant d’importance ; les

générations précédentes ont inculqué aux générations montantes de mauvaises pratiques

alimentaires. D’autre part, elle suggère aussi qu’il s’agit d’une vaste entreprise

d’assainissement des comportements, car c’est une « mesure salutaire [et] nécessaire. »

Concrètement, elle se donne comme mission de protéger les générations montantes de ce

fléau. La mission est aussi hygiéniste, car il faut élaborer une politique d’élimination de la

malbouffe des écoles de la province. Malgré tout, malgré tous les efforts déployés depuis

dix ans au Québec, un constat s’impose :

« La plupart des écoles du Québec qui offrent des services de cafétéria ont maintenant

retiré la malbouffe de leur menu pour la remplacer par des aliments santé. Pourtant, des

jeunes du secondaire préfèrent aller dîner dans des restaurants à service rapide plutôt que

de manger à la cafétéria ou encore apporter leur repas de la maison460. »

Le fait de retirer la malbouffe des cafétérias scolaires et le fait que les jeunes étudiants

fréquentent les restaurants de type fast-food permettent de voir que, lorsqu’une architecture

de choix (nudging) n’est pas proposée qui inciterait les étudiants à s’alimenter, ceux-ci se

rabattent sur une autre architecture de choix, qui elle, se trouve inscrite dans l’espace bâti

avoisinant l’école. Cet effort sans précédent d’assainissement de l’offre alimentaire en

milieu scolaire, en l’absence d’une architecture de choix, n’est pas sans revers. Comme

bien d’autres de ses confrères, le concessionnaire qui gère la cafétéria de l’école de

Châteauguay a effectivement dû arrêter de servir des frites et du peppéroni comme l’exige

le Ministère de l’Éducation du Québec : « Avant, on servait 450 repas par jour, avec des

459 Idem. 460 Blondin, A. S. (2013), « Des idées pour retenir les jeunes dans les cafétérias des écoles », Bien dans son

assiette, Radio-Canada, 8 mai.

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sommets à 560 repas […]. Aujourd’hui, on fait de 225 à 250 repas par jour461.» Un

enseignant en éducation physique soutient que « Le McDonald’s va attirer plusieurs jeunes

le midi […] Leur alimentation est déjà déficiente. La malbouffe fait partie de leur quotidien.

Ce sera pire quand ils y auront accès pour dîner462. » Lorsque cet enseignant relève que

l’alimentation des jeunes est déjà déficiente, il sous-entend par le fait même que ce

« mauvais » comportement alimentaire a forcément une origine, à savoir que ces habitudes

sont acquises pour une bonne part dans le milieu familial. En fait, le comportement

alimentaire des jeunes a une histoire, et cette histoire est aussi celle de leurs parents, de

leurs familles, de leurs cercles d’amis, du complexe agroalimentaire, de valeurs culturelles

bien installées, tout comme de celle de l’espace bâti. D’ailleurs, une étude californienne a

démontré que la présence de restaurants ou de comptoirs de restauration rapide à proximité

des écoles augmente de 5 % le risque d’obésité chez les jeunes463. Par comparaison, les

chercheurs Yan Kestens et Mark Daniel de l’Université de Montréal ont mis en lumière

que, au Québec, 75 % des écoles primaires et secondaires du grand Montréal (incluant les

rives nord et sud) ont au moins un restaurant-minute à 1 km ou moins ; 42 % des écoles

ont au moins un restaurant-minute à 500 mètres ou moins°; 119 écoles ont au moins 10

restaurants-minute à 1 km ou moins°; 433 mètres de distance moyenne du restaurant-

minute le plus près des écoles situées dans des quartiers où le revenu moyen est de

36 000$ ; 1,2 km de distance moyenne du restaurant-minute le plus près des écoles situées

dans des quartiers où le revenu moyen annuel est de 79 000 $464.

En France, en juillet 2011, malgré le prononcé d’un arrêté rendant obligatoire l’équilibre

nutritionnel dans les cafétérias scolaires, malgré des incitatifs à consommer cinq fruits et

légumes par jour, à manger moins gras, moins salé, moins sucré, la malbouffe semblait

avoir gagné du terrain dans les collèges et les lycées. Selon une étude465 portant sur plus de

600 cantines scolaires, la cantine traditionnelle se trouverait désormais en concurrence avec

des stands de type cafétéria, fast-food ou sandwicherie. Au menu de ces commerces, des

461 Allard, M. (2012), Écoles ciblées sur l'autoroute de la malbouffe, La Presse, 22 octobre. 462 Idem. 463 Brennan, D., Carpenter, C. (2009), « Proximity of Fast-Food Restaurants to Schools and Adolescent

Obesity », American Journal of Public Health, vol. 99, n° 3, p. 505-510. 464Bouchard, C. (2011), « Le poids de la pauvreté | Des soucis et des hommes », Québec Science, 4 mai. 465 AFP (2013), Cantines: la malbouffe s'installe, Le Figaro, 19 mars.

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aliments de type pizza-frites-gaufres ou panini-brownie-soda. Le chargé de mission

alimentaire et nutrition à l’UFC, Olivier Andrault, souligne que cette « junkfood s’installe

et se développe en dehors de toute obligation. C’est une découverte inquiétante qui nous

amène à demander une extension de la réglementation466. » Dans un tel contexte, pour les

tenants de la saine alimentation, le temps n’est plus à la réflexion, mais à l’action : il faut

légiférer, prendre les grands moyens.

Autrement, comme il a été établi par plusieurs études que l’activité physique en milieu

scolaire a de nombreux effets bénéfiques sur le bien-être psychologique, la santé mentale,

les compétences sociales, les habiletés cognitives467 et la réussite scolaire468, il faut non

seulement en faire la promotion, mais veiller aussi à une implantation pérenne de celle-ci.

En fait, l’activité physique est réputée améliorer au premier chef les performances

scolaires469 en favorisant notamment la capacité d’attention, la concentration, la mémoire

et un meilleur comportement en classe470, toutes des valeurs hautement priorisées en milieu

éducatif471. Elle favoriserait également le sentiment d’appartenance à l’école et tendrait à

assurer une plus grande persévérance scolaire472. Cette hypothèse suggère alors que

l’enfant en surpoids ou obèse risque de passer outre tous ces multiples avantages que

procure l’activité physique. La démarche n’est pas banale, car elle implique que l’enfant

risque d’être confronté à un déficit cognitif et qu’il risque éventuellement d’être un

mésadapté social, d’où l’idée qu’il importe avant tout de déployer une multitude

d’interventions à différents niveaux en milieu scolaire pour réguler les comportements de

466 Idem. 467 Hillman, C. H., Erickson, K. I., Kramer, A. F. (2008), « Be smart, exercise your heart: exercise effects on

brain and cognition », Nature Reviews Neuroscience, vol. 9, p. 58-65. 468 Comité scientifique de Kino-Québec, (2011), L’activité physique, le sport et les jeunes – Savoir et agir,

Québec : Secrétariat au loisir et au sport, ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. Gouvernement du

Québec. 469 Trudeau, F., Shephard, R. J. (2008), « Physical education, school physical activity, school sports and

academic performance », International Journal of Behavioral Nutrition and Physical Activity, vol. 5, n° 10. 470 Sigfusdottir, I. D., Kristjansson, A. L., Allegrante, J. P. (2007), « Health Behaviour and Academic

Achievement in Icelandic School Children », Health Education Research, vol. 22, n° 1, p. 70-80. 471 Rasberry, C. N. & al. (2011), « The association between school-based physical activity, including physical

education, and academic performance: a systematic review of the literature », Preventive Medicine, vol. 52,

n° 1, p. S10-S20. 472 Sigfusdottir, I. D. et al. (2007), op. cit.

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ces futurs adultes. Comment y parvenir ? La Coalition québécoise sur la problématique du

poids propose cinq interventions pour permettre aux jeunes d’être plus actifs à l’école :

« rendre obligatoire un temps minimal consacré aux cours d’éducation physique et à la

santé ; favoriser les activités physiques intramuros et parascolaires ; intégrer l’activité

physique à d’autres programmes d’enseignement ; organiser et encadrer des récréations

actives dans des cours d’école bien aménagées ; favoriser les déplacements actifs entre

le domicile et l’école473. »

C’est donc par le déploiement de mesures incitant à l’activité physique pour éviter la

prise de poids que l’étudiant serait en mesure de s’investir dans le développement de ses

capacités cognitives et sociales, ce qui n’est pas rien. En somme, par ces mesures, il serait

possible de mettre à distance ce qui favorise la prise de poids en milieu scolaire : cafétéria,

distributeurs automatiques, proximité des chaînes de restauration rapide. Tout comme avec

l’espace alimentaire, tout comme avec l’espace bâti, tout comme avec le statut socio-

économique, tout comme avec le type d’emploi occupé, il semble bien que le gros et

l’obèse soient dans une position difficile à concilier, car tout peut les empêcher de perdre

du poids.

En ce qui concerne les arénas, les centres sportifs et les stades, ce qui est mis en avant

comme argument, c’est l’incohérence entre la mission du lieu — pratique d’une activité

sportive, promotion de l’activité physique — et l’offre alimentaire proposée — hotdogs,

frites, sodas, boissons énergisantes, bières et autres alcools. Les solutions adoptées pour

mettre à distance la prise de poids liée à ces espaces publics sont simples : améliorer l’offre

alimentaire dans les établissements municipaux, arénas, centres sportifs et stades ; offrir

des choix santé dans les fêtes et les événements populaires ; interdire la vente de boissons

énergisantes ; augmenter l’accès aux fruits et aux légumes ; planifier un aménagement

stratégique du territoire ; installer des fontaines d’eau.

Dans une perspective plus globale, les municipalités sont également appelées à jouer un

rôle important en ce qui concerne la mise en place d’environnements favorables aux saines

habitudes de vie en offrant : des choix santé dans les fêtes et événements populaires ; en

473 Coalition québécoise sur la problématique du poids, 5 interventions prometteuses, réalisables et qui font

consensus ; http://www.cqpp.qc.ca/fr/dossiers/activite-physique-a-l-ecole/solutions-prometteuses, consulté

le 13 avril 2013.

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interdisant la vente de boissons énergisantes dans les édifices municipaux ; en augmentant

l’accès aux fruits et légumes ; en réduisant la visibilité des aliments moins nutritifs ; en

mettant en valeur les aliments sains ; en modifiant les prix en faveur des aliments sains ;

en retirant les friteuses ; en retirant les boissons énergisantes ; en retirant les boissons

gazeuses et autres boissons sucrées ; en retirant les distributeurs automatiques de friandises.

Pour le Réseau québécois de Villes et Villages en santé, il faut être « Ensemble pour le

bonheur municipal474 » en créant « des conditions environnementales, sociales,

économiques, culturelles et politiques globales qui permettent et favorisent l’amélioration

de la santé475-476. » Pour la Coalition québécoise sur la problématique du poids, il faut

travailler à

« créer des consensus et à revendiquer des lois, des réglementations et des politiques

publiques afin de modifier les environnements pour favoriser la saine alimentation,

l’activité physique et des normes sociales favorables à la santé477. »

En somme, le champ d’assainissement de l’offre alimentaire de l’espace public est vaste,

le programme est ambitieux et son efficacité est vraisemblablement difficile à mesurer.

Le défi posé aux campagnes de sensibilisation

Dans cette obligation d’action et cette volonté de contrer la prise de poids, des différences

majeures émergent quant aux méthodes utilisées en fonction des pays. Par exemple, au

Canada, la santé publique opte plutôt pour des campagnes à connotation positive, c’est-à-

dire consommer 5 portions de fruits et de légumes chaque jour et faire 30 minutes

d’exercices quotidiennement. Au Québec, « l’une des solutions retenue fut la mise sur pied

d’une campagne médiatique (Vers un Québec en Santé) suscitant la promotion de saines

habitudes de vie telles qu’une alimentation équilibrée, la pratique d’activités physiques et

474 Réseau québécois de Villes et Villages en santé, Fondements de l’action ;http://www.rqvvs.qc.ca/fr/sante-

publique/fondements-de-l-action, consulté le 4 avril 2013. 475 Hancock, T., Labonte, R., Edwards, R. (1999), « Indicators that count! Measuring population health at the

community level », Canadian Journal of Public Health, vol. 90, suppl. 1, p. 22-526. 476 Hancock. T., (2011), « People, partnerships and human progress: building community capital », Health

Promotion International, vol. 16, n° 3, p. 275-280. 477 Coalition québécoise sur la problématique du poids ; http://www.cqpp.qc.ca/, consulté le 4 avril 2013.

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le non-usage du tabac478. » Cette campagne avait pour but de : (i) favoriser l’adoption d’un

comportement visant l’intégration de la consommation quotidienne d’au moins cinq

portions de fruits et légumes ; (ii) faire connaître la gamme de fruits et de légumes du

Québec accessibles et disponibles sur le marché ; (iii) favoriser de bonnes pratiques de

manipulation des aliments pour ainsi conserver la salubrité des produits alimentaires. Par

contre, aux États-Unis, la situation s’avère particulièrement différente. Le cas du

Département de la santé de la ville de New-York, déjà impliqué dans une bataille juridique

visant à réglementer le format des boissons gazeuses sur son territoire est intéressant, car

il s’en prend également aux boissons sportives et énergisantes qu’il considère comme étant

tout aussi néfastes479. La campagne, composée de publicités télévisuelles et d’affiches

placardées un peu partout dans le métro, est particulièrement intense et agressive. L’une de

ces publicités montre un patient diabétique amputé de quelques orteils, conséquence de son

obésité. Une autre publicité met en scène un homme obèse buvant à grandes rasades une

boisson sportive de couleur bleu-néon et un chirurgien procédant à une intervention

cardiaque. Pour le docteur Thomas Farley du Département de la santé de la ville de New-

York, la campagne est tout à fait justifiée, car il faut « avertir les gens que ces boissons

contiennent autant de calories que les boissons gazeuses, sinon plus, et que nous sommes

présentement confrontés à un sérieux problème d’épidémie d’obésité480. »

Pour la chercheure Le’a Kent, cette tendance des autorités publiques américaines à

produire des publicités chocs se structure essentiellement autour de l’aversion envers le

corps obèse, un corps qui serait inévitablement engagé dans un processus de mort

prématurée, d’où l’idée que cette possibilité de mort prématurée inciterait dès lors

l’individu à assainir son mode de vie481. En fait, la notion même d’aversion envers le corps

obèse est souvent utilisée comme argument stratégique dans certaines campagnes de santé

publique visant la prise de poids482. En 2011, au Mexique, une campagne anti-obésité

478 Richer, Y. (2007), Perception de la campagne « Vers un Québec en santé » par des jeunes québécois de

12 à 14 ans, sous la direction de Lise Renaud, Groupe de recherche Médias et santé, UQAM, p. 214. 479 Stanford, D. D. (2013), op. cit. 480 Idem. 481 Kent, L. (2001), « Figthing abjection : representing fat women », in J. E. Braziel & K. LeBesco (eds),

Bodies Out of Bounds : Fatness and Transgression, Berkeley : University of California Press, p. 130-150. 482 Leahy, D. (2009), « Disgusting Pedagogies », Biopolitics and the ‘Obesity Epidemic’, London :Rtouledge,

p. 172-182.

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nationale montrait des personnes bedonnantes manger des aliments gras, reportant par le

fait même non seulement tout le poids de la responsabilité sur l’individu483, mais le

stigmatisant de surcroît. En 2012, dans l’État du Minnesota, une campagne anti-obésité484

diffusée à la télé a non seulement tablé sur cette idée d’aversion, mais a aussi tablé sur celle

de la stigmatisation des comportements des gens obèses. Dans la première publicité, une

mère obèse fait ses courses au supermarché tout en remplissant son panier d’épicerie

d’aliments réputés faire engraisser. Derrière elle, sa jeune fille l’imite en remplissant son

propre petit panier. Lorsque la mère découvre le manège, elle regarde sa fille d’un ton

réprobateur et un slogan s’affiche alors à l’écran qui dit : « Aujourd’hui est le jour où nous

devons donner le bon exemple à nos enfants. » Dans la seconde publicité, dans le décor

d’un fast-food, deux jeunes adolescents se relancent à qui mieux-mieux afin de savoir

lequel de leurs pères peut absorber le plus de nourriture. Alors que le père de l’un de ceux-

ci arrive avec un plateau chargé de frites et de hamburgers, il entend son fils dire fièrement :

« Quand je serai grand, je mangerai deux fois plus que mon père ! » et le même slogan

s’affiche alors à l’écran : « Aujourd’hui est le jour où nous devons donner le bon exemple

à nos enfants. »

Le Children’s Healthcare d’Atlanta a lancé une campagne controversée où des enfants

obèses sont mis en scène avec des messages chocs485 : « It’s hard to be a little girl if you’re

not » ; « My Fat May Be Funny To You But It’s Killing Me » ; « Being Fat Takes The Fun

Out Of Being A Kid. » L’instigateur de la campagne, le docteur Marc Manley, précise qu’il

était nécessaire d’utiliser la culpabilisation, car

483 Parker-Pope, T. (2011), Fat Stigma Spreads Around the Globe, New York Times, March 30,

http://well.blogs.nytimes.com/2011/03/30/spreading-fat-stigma-around-the-globe/, consulté le 3 avril 20103. 484 Abrams, L. (2012), Think of the (Fat) Children: Minnesota's ‘Better Example’ Anti-Obesity Campaign,

The Atlantic, September 24 ; http://www.theatlantic.com/health/archive/2012/09/think-of-the-fat-children-

minnesotas-better-example-anti-obesity-campaign/262674/, consulté le 2 juin 2013. 485 Keneally, M. (2012), 'Mom, why am I fat?': Controversy over shock anti-obesity ads featuring overweight

children, Mail Online, January 2 ; http://www.dailymail.co.uk/news/article-2081328/Weighty-debate-anti-

obesity-ads-featuring-fat-kids-causes-criticism-health-advocates-shock-tactics.html, consulté le 28 mai

2013.

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« la génération actuelle d’enfants aura une espérance de vie plus courte que celle de leurs

parents. C’est la première fois qu’un tel phénomène est anticipé aux États-Unis, et

l’obésité en est la principale cause486-487. »

Le cas est classique : le sentiment qu’il y a urgence à agir, et l’urgence à agir justifie les

moyens, et la campagne du Children’s Healthcare d’Atlanta pour contrer l’obésité est

révélatrice en ce sens, car elle procède à un assemblage de moyens pour y parvenir :

l’argument de l’espérance de vie raccourci, l’argument de l’épidémie d’obésité, la

culpabilisation, la stigmatisation, la publicité, les slogans, les affiches. Pour la

chroniqueuse américaine Lindy West, « C’est déjà assez difficile d’être un enfant obèse,

sans que le gouvernement vienne vous dire que vous êtes une épidémie488. » Comme elle

le fait remarquer : « Tu es un problème qui doit être résolu489. » En fait, ce genre de

campagne cible avant tout les gens obèses plutôt que le système qui conduit les gens à

prendre du poids. Elle considère qu’une campagne anti-personne-obèse reste et demeure

avant tout une campagne anti-personne :

« Traiter les gens comme des animaux, les dépeindre comme des personnages de bandes-

dessinées accros à la crème glacée, et les considérer comme des vecteurs de maladie est

décidément malsain pour la santé des gens. […] Il n’y a rien que personne ne puisse faire

pour que les gens obèses deviennent minces demain matin. La réalité, c’est que le

problème est complexe, difficile à résoudre et beaucoup moins amusant pour les gens qui

prennent leur pied à détester et à haïr les gens obèses490. »

À remarquer la formulation et le vocabulaire utilisés par la chroniqueuse. Tout d’abord,

un positionnement anthropomorphique avec les animaux et les personnages de bandes-

dessinées. La démarche permet de constater que le corps obèse provoque de l’aversion, du

dégoût, de la révulsion et qu’il mérite peu de considération. Ensuite, l’énonciation du fond

du problème qui renvoie la responsabilité de l’obésité au système. Cette approche cherche

486 Idem. 487 « What convinced him was an analysis that predicted the current generation of children will have a shorter

life expectancy than their parents. This is the first time in U.S. history that this is anticipated to happen, he

says, and obesity is the main cause. » 488 West, L. (2012), It's Hard Enough to Be a Fat Kid Without the Government Telling You You're an

Epidemic, Jezebel, September 24. 489 Idem. 490 Idem.

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à mettre en lumière une dynamique sous-jacente dont ne tiennent pas compte, la plupart du

temps, ceux qui tournent en dérision les gens obèses. Finalement, la cible de la harangue :

les gens qui détestent le corps obèse, sa présence, ses manifestations, ses attitudes, ses

comportements. Ce sont ces derniers qui devraient faire un examen de conscience et non

les gens obèses. La réflexion que pose Lindy West résume non seulement en quelques mots

la posture psychologique dans laquelle se trouvent les gens obèses face aux campagnes

publiques modulées sur la culpabilisation, mais met également en évidence le fait qu’il y a

deux camps aux positions quasi irréconciliables. En fait, lorsque les positions sont aussi

campées de part et d’autre, que l’une des deux parties est la victime des attaques de l’autre,

que la partie dominante est soutenue par des interventions contre la prise de poids

répercutées sur toutes les tribunes médiatiques, il faut vraisemblablement envisager que

l’impact psychologique sur la personne n’est pas sans effet, qu’elle ressent le tout comme

une injonction à normer son corps, et qu’elle peut contester, par la prise de poids elle-

même, l’ensemble des interventions publiques pour justement faire dissidence.

Le fat activism491 est éloquent à ce sujet. Le mouvement a fait son apparition aux États-

Unis vers la fin des années 1960, alors que la société américaine était engagée dans un

vaste chantier politique d’équité et de justice sociale. Le Fat Liberation Manifesto492,

rédigé par les membres du Fat Underground, exigeait alors que les gens obèses soient

traités sur le même pied d’égalité que tous les autres citoyens493. Depuis ce temps, et

particulièrement depuis la survenue de l’épidémie d’obésité au tournant des années 2000,

le fat activism a connu un regain d’intérêt significatif494. Des groupes comme la National

Association to Advance Fat Acceptance495 militent contre ce qui est dorénavant considéré

comme de la discrimination structurelle : lits d’hôpitaux, sièges d’avions, d’autobus, de

cinéma et bancs publics inadaptés aux corps hors normes. D’autres groupes visent à

signaler à la société que les gens obèses sont sexuellement désirables et attrayants. Certains

491 LeBesco, K. (2004), Revolting Bodies ? The Struggle to Redefine Fat Identity, Boston : University of

Massachussetts Press, p. 14 & p. 63. 492 Bracha Fishman, S. G. (1998), Life In The Fat Underground, Radiance – A Magazine for Large Women. 493 Solovay, S., Rothblum E. (2009), « Introduction », in The Fat Studies Reader, New York : New York

University Press, p. 1-7. 494 Johnston, J., Taylor, J. (2008), « Feminist consumerism and fat activists : a comparative study of

grassroots activism and the Dove Real Beauty campaign », in Signs, vol. 33, n° 4, p. 941-966. 495 http://naafa.org.

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s’en prennent à des centres de remise en forme parce qu’ils exploitent l’obésité pour faire

commerce. Des médias alternatifs ont été créés pour faire valoir un autre point de vue sur

l’obésité.

De plus, le fat activism a une affinité toute particulière avec d’autres grands mouvements

comme le féminisme, la lutte pour les droits civils, la reconnaissance des gays et lesbiennes,

et même les droits des handicapés. Ce qui est évoqué ici, c’est l’idée même de

marginalisation fondée sur les caractéristiques physiques des individus et sur les

connotations culturelles négatives qu’elles suggèrent et supposent. En fait, le mouvement

féministe, le combat des gays et lesbiennes pour leur reconnaissance, et la lutte des

homosexuels contre les préjugés à propos du sida, ont largement contribué à l’élaboration

de la position du fat activism. Il s’agit désormais d’empêcher la stigmatisation ainsi que la

marginalisation et d’éviter que les discours moralistes à propos de leur condition

prolifèrent. De plus, en se référant au modèle social des gens à mobilité réduite et des

handicapés, les tenants du fat activism pointent directement les limites des infrastructures

actuelles et affirment que la société se doit de les accommoder. Ne représentent-ils tout de

même pas 33 % de la société américaine et 25 % de la population européenne ?

En somme, le fat activism réclame plus de justice sociale. Il cherche à contrer

l’humiliation, la frustration et la colère vécue par ses membres. Les gens ne veulent plus

se sentir marginalisés ni être considérés comme un problème et une épidémie. Pour eux,

les campagnes de santé publique dirigée contre la prise de poids et tous les efforts de

l’industrie dédiée au contrôle du poids exagéreraient les effets néfastes de l’obésité sur la

santé. Comme le souligne la chroniqueuse Lindy West :

« Je sais que personne ne va me croire. […] Je ne mange pas de céréales au chocolat ni

de pot entier de crème glacée. Chaque matin, je marche plus d’un mile pour me rendre

au coffee shop qui est situé dans la même rue où se trouve ma coopérative de produits

biologiques, là où je fais régulièrement mon épicerie. Je mange des portions tout à fait

normales de produits non transformés, frais, et qui proviennent en grande partie de fermes

locales. Mon taux de mauvais cholestérol est bas et ma pression artérielle est normale. Je

n’attrape presque jamais la grippe. Je n’ai jamais été hospitalisée. J’ai un emploi

merveilleux et je vis très bien. Je suis incroyablement sociable. Parfois, je mange des

desserts, parfois non. Je paie mes impôts. Je prends soin de ma famille. Je ne commets

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pas de crime. Je suis accueillante avec les étrangers. En somme, je considère que je

contribue plus au monde que je ne retire de celui-ci. Et tout ça pour me faire dire que je

suis un problème et une épidémie ?496 »

Ce cri du cœur venant d’une femme obèse et socialement engagée, dont le comportement

et les attitudes correspondent si peu aux préjugés et aux idées préconçues véhiculés à

propos des gens obèses, interpelle tout particulièrement, car il démontre que les clichés ont

la vie dure et qu’ils stigmatisent. La démarche du fat activism se situe dans une perspective

où il faut éliminer les stéréotypes, où il faut éviter de faire en sorte que les femmes obèses

soient considérées comme des victimes, tout comme de considérer que les jeunes filles

n’ont pas nécessairement besoin d’être minces pour trouver un amoureux497-498.

Il va sans dire que les campagnes de santé publique de sensibilisation à la prise de poids

ne sont pas toutes articulées autour de l’effet de culpabilisation, bien au contraire. Par

contre, il n’en reste pas moins que le discours visant à contrer la prise de poids se retrouve

partout, à commencer par l’exposition médiatique soutenue des nutritionnistes, la fiche

nutritionnelle imprimée sur les emballages et contenants, dans les chroniques santé des

émissions de télé et de radio, des journaux, des magazines dédiés tant aux femmes qu’aux

hommes, dans les livres de cuisine, sur les sites Internet spécialisés, au cabinet du médecin,

sur les panneaux publicitaires annonçant des vêtements à la toute dernière mode ou des

produits de beauté, etc. Partant de là, il est plausible d’avancer l’idée que la santé publique

est largement appuyée dans sa démarche pour contrer la prise de poids par une pression

sociale visant à la minceur — ainsi que toutes les valeurs sociales bénéfiques qui lui sont

associées —, pression qui prend source dans un assemblage de moyens pour en faire la

promotion. Dans un tel contexte, et sans vouloir faire de jeu de mots, être gros n’est pas

une mince affaire, car la pression en provenance de toutes parts pour perdre du poids est

constante et elle implique au premier chef l’individu et sa propre responsabilité.

496 West, L. (2012), op. cit. 497 Mitchell, A. (2005), Fat : The Anthroplogy of an Obsession, New York : Penguin, p. 211-225. 498 Warin, M. et al. (2008), « Bodies, mothers and identities : rethinking obesity and the BMI », Sociology of

Health & Illness, vol. 31, n° 6, p. 854-871.

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L’incontournable responsabilité de l’individu face à sa prise de poids

Parce que l’individu, comme le suggère Ehrenberg, dispose de « la liberté de choix au

nom de la propriété de soi et la capacité à agir de soi-même dans la plupart des situations

de la vie499 », celui-ci est privilégié par la société, parce que sa « capacité à s’affirmer de

manière maîtrisée et appropriée devient un ingrédient essentiel de la socialisation à tous les

niveaux de la hiérarchie sociale500. » À ce titre, en décembre 2001, la cas du Secrétaire

américain à la Santé, Tommy Thompson, après avoir publié un document sur la situation

de l’obésité aux États-Unis501 est plus que révélateur : « Quand j’ai été nommé à ce poste

et que j’ai vu autant de gens obèses autour de moi, je me suis dit, nous sommes le

Département de la Santé, nous devons donner l’exemple. Je dois donner l’exemple. Depuis,

j’ai perdu 15 livres502. » Ironiquement, la même semaine, la Chambre des Représentants

adoptait par 273 voix contre 139 le projet de loi temporairement intitulé Cheeseburger Bill,

projet de loi qui allait mettre à l’abri de toute poursuite judiciaire les chaînes de restauration

rapide. Dans le même ordre d’idées, le ministre de la santé du Québec, le docteur Gaétan

Barrette, personne obèse, a été confronté à une pétition publique l’enjoignant à perdre du

poids :

« Joint par Le Soleil, M. Pierre-Étienne Vachon a déclaré que l’idée de voir le Dr Barrette

nommé ministre de la Santé le laissait amer. Il a cependant précisé qu'il ne remet

absolument pas en question les compétences de M. Barrette pour diriger un cabinet

ministériel. Mais selon lui, comme la santé représente bien plus que la gestion

administrative, nous remettons en question l'image projetée par M. Barrette face à la

santé en général503. »

Ces deux situations illustrent fort bien le rôle limité de l’État dans une société articulée

autour du libre marché en matière d’alimentation et de santé. Alors que la santé publique

doit prôner une saine alimentation (5 portions de fruits et de légumes par jour) et l’activité

499 Ehrenberg, A. (2012), op. cit. p. 12. 500 Idem. p. 13. 501 The Surgeon General (2001), Overweight and Obesity Threaten U.S. Health Gains, Communities Can

Help Address the Problem, Surgeon General Says, U.S. Department of Health and Human Services,

December 13. 502 Cérisola, A. S., Mistrali, J. (2004), « L’obésité aux États-Unis, enjeux économique et défis politiques »,

in Agence financière, ambassade de France aux États-Unis, DT 01, p. 22. 503 Rémillard, D. (2014), Une pétition pour un ministre de la Santé en santé, Le Soleil, 23 avril.

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physique (30 minutes d’exercice par jour), elle ne peut balayer du revers de la main l’offre

commerciale alimentaire en se basant sur le simple critère de l’aliment dit « santé ». Par

contre, comme l’a recensé ce chapitre, les mesures dont disposent les autorités publiques

ne font peut-être pas toujours le poids face au poids social, économique et politique des

géants de l’alimentation.

Par exemple, en 2005, lorsque le Cheeseburger Bill est devenu un projet de loi intitulé

American Personal Responsibility in Food Consumption Act504, comment encore douter,

aux États-Unis, que l’entière responsabilité de la prise de poids soit entièrement renvoyée

vers l’individu ? Un tel projet de loi n’est pas anodin, car il inscrit socialement et

profondément la responsabilité individuelle face à la prise de poids. D’ailleurs le libellé

d’introduction de celui-ci est particulièrement explicite à ce sujet :

« Ce projet de loi vise à éviter que les fonctions législatives et réglementaires soient

usurpées par des actions en responsabilité civile intentées contre les fabricants de

produits alimentaires, les commerçants, les distributeurs, les annonceurs, les vendeurs et

les associations professionnelles concernant des demandes de dommage liées à la prise

de poids d’une personne, à l’obésité, ou à un quelconque problème de santé associé à la

prise de poids ou à l’obésité505-506. »

Le Congrès américain, pour contrer toutes poursuites judiciaires envers le complexe

agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide, a articulé son projet de loi autour de

quatre critères qui ne laissent aucune incertitude quant à la responsabilité pleine et entière

de l’individu et sa prise de poids. Premier critère : l’industrie des aliments et des breuvages

représentent une part significative de l’économie américaine507. Second critère : les

activités des producteurs et des revendeurs d’aliments et de breuvages affectent de façon

importante les échanges commerciaux entre les États de ce pays et les pays étrangers508.

504 U.S. Government Printing Office (2005), Bill Summary & Status, 109th Congress, H.R.554. 505 « To prevent legislative and regulatory functions from being usurped by civil liability actions brought or

continued against food manufacturers, marketers, distributors, advertisers, sellers, and trade associations for

claims of injury relating to a person's weight gain, obesity, or any health condition associated with weight

gain or obesity. » 506 U.S. Government Printing Office (2005), Text of the Personal Responsibility in Food Consumption Act of

2005, H.R.554 : https://www.govtrack.us/congress/bills/109/hr554/text. 507 Idem. 508 Idem.

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Troisième critère : la prise de poids, l’obésité ou une quelconque condition de santé

associée à la prise de poids sont avant tout fondées sur une multitude de facteurs, incluant

des facteurs génétiques, le mode de vie, la pratique d’une quelconque activité physique et

des choix individuels, de sorte que : la prise de poids, l’obésité ou une quelconque

condition de santé associée à la prise de poids ne peuvent être directement associées à la

consommation d’un aliment ou d’un breuvage spécifique509. Quatrième critère : parce que

la promotion d’une culture de l’acceptation de la responsabilité personnelle est l’un des

moyens les plus importants pour promouvoir une société plus saine, toutes poursuites

visant à blâmer les fournisseurs d’aliments et de breuvages individuels liés à la prise de

poids, à l’obésité, ou à un quelconque problème de santé associé à la prise de poids ou à

l’obésité ne sont pas seulement légalement frivoles et économiquement préjudiciables,

mais aussi nuisibles à une Amérique en bonne santé510.

Il importe de constater que les deux premiers critères sont de nature économique : il ne

faut pas mettre en péril une industrie rentable et profitable pour le pays ; le facteur

économique prime sur l’individu. Le troisième critère évacue définitivement tout ce qui

serait susceptible de favoriser la prise de poids autre que la seule responsabilité

individuelle : facteurs génétiques, mode de vie, pratique d’une quelconque activité

physique, choix individuels. Le quatrième critère renvoie systématiquement à cet individu

autonome, maître de sa vie et architecte de son destin si propre à la culture américaine où

la notion même de l’individu autonome (culture de l’acceptation de la responsabilité

personnelle) désigne d’abord et avant tout deux choses : « la liberté de choix au nom de la

propriété de soi, et la capacité à agir de soi-même dans la plupart des situations de la

vie511. » C’est l’idée de l’affirmation de soi en toutes circonstances, et cette affirmation

« est à la fois une norme, parce qu’elle est contraignante, et une valeur, parce qu’elle est

désirable512. » Et c’est justement là où s’ancre le discours de ce projet de loi, dans cette

idée de l’individu qui use de sa volonté pour contrer le développement de la masse

adipeuse. Conséquemment, faire porter le fardeau de la preuve sur l’individu, le rendre

509 Idem. 510 Idem. 511 Ehrenberg, A. (2010), La société du malaise, Paris : Odile Jacob, p. 12. 512 Ibidem.

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responsable de sa situation, est aussi politiquement et économiquement désirable. Ici,

l’autonomie prend toute sa signification, car elle légitime l’idée que l’individu n’a pas su

trouver en lui les ressorts nécessaires pour contenir le développement de la masse adipeuse,

d’où l’idée de manque de volonté, d’où un défaut de la self reliance énoncée au XIXe siècle

par Ralph Waldo Emerson.

Mais surtout, ce projet de loi montre à quel point il est impossible de modifier à court

terme la structure culturelle et économique même de la société, comment il est impossible

de modifier les pratiques et la structure même du complexe agroalimentaire et de l’industrie

de la restauration rapide, comment il est impossible d’intervenir sur l’infrastructure globale

de la prise de poids. Certes, d’autres pays n’ont pas adopté ce genre de législation, mais

cela ne signifie pas pour autant que l’idée centrale de l’individu autonome et de sa

responsabilité en matière de prise de poids n’y prévaut pas pour autant. À ce sujet, Alain

Ehrenberg a bien souligné, dans son ouvrage intitulé La société du malaise513, à quel point,

dans un contexte de délestage étatique et de désagrégation du filet de sécurité social, cette

notion de l’individu autonome et architecte de sa vie est en passe de devenir la norme et de

transformer les sociétés en empruntant le modèle américain.

Autrement, cette idée de l’entière responsabilité individuelle face à la prise de poids,

s’étend également à toute personne ayant la charge d’un mineur. Par exemple, les

documents pédagogiques préparés pour les campagnes de santé publique pour contrer

l’obésité chez les enfants sont généralement destinés aux familles, et plus spécifiquement

aux mères514. Comme le rapporte l’équipe de la chercheure Rachel Colls à propos de la

campagne britannique Change4Life515, une mère aimante et attentionnée doit offrir à ses

enfants des aliments sains et bons pour la santé afin de leur éviter de devenir obèses, même

si la chose implique d’argumenter constamment avec l’enfant, alors que celui-ci désire

manger autre chose516. Il faut éventuellement en déduire que cette responsabilité

individuelle face à la prise de poids s’étend à toute personne mineure dont un individu a

513 Ehrenberg, A. (2012), op. cit. 514 Fullagar, S. (2009), « Governing healthy family lifestyles through discourses of risk and responsability »,

in J. Wright et V. Harwood (eds), Biopolitics and the Obesity Epidemic, London : Routledge, p. 127-140. 515 Change4Life : http://www.nhs.uk/Change4Life/Pages/why-change-for-life.aspx. 516 Evans, B., Colls. R., Horschelmann, K. (2011), « Change4Life for your kids : embodied collectives and

public health pedagogy », in Sport, Education and Society, vol. 16, n° 3, p. 323-341.

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légalement la charge. Désormais, le défaut parental s’étend au poids des enfants, au même

titre que l’abus physique, la négligence et la malnutrition : ne pas maintenir son enfant dans

une fourchette de poids acceptable devient un préjudice légal.

À ce titre, en novembre 2011, les services sociaux de l’État de l’Ohio ont retiré de son

milieu familial un enfant de huit ans dont le poids atteignait plus de 200 livres (90 kg)517,

prétendant que sa mère n’avait pas pris toutes les dispositions nécessaires pour éviter une

telle situation et que l’enfant risquait de développer des problèmes de santé graves : diabète

de type 2 et hypertension. La directrice des services sociaux a affirmé que, après plus d’un

an de travail et de rencontres avec la mère, rien n’avait vraiment changé. Même plus, la

mère n’aurait pas appliqué les recommandations du médecin. Voyant que la situation ne

s’améliorait pas, la directrice a décidé qu’il y avait urgence à agir, d’où le retrait de l’enfant

de son milieu familial. Toujours dans le même ordre d’idées, en Australie, les parents

d’enfants obèses risquent dorénavant d’être confrontés à la « police de la graisse »518.

Autrement dit, les parents négligents qui ne font rien pour empêcher leurs enfants de

devenir obèses seront dénoncés. Sous le couvert de la notion légale de « négligence

médicale » — incapacité de fournir et d’arranger l’accès à des soins ou à un traitement

adéquat — les parents australiens seront tenus pour responsables de la condition de leurs

enfants. Il va par contre sans dire que cette démarche est balisée et ne peut être appliquée

que sous certaines conditions bien précises. Dans les cas d’obésité sévère ou morbide, s’il

est constaté que les parents ne veulent pas ou ne semblent pas adhérer aux différents

programmes de perte de poids, la question de « négligence médicale » devra être soulevée.

Les médecins devront prendre leur décision en fonction des risques de santé que l’enfant

encourt à plus ou moins long terme. Ces risques de santé doivent répondre à trois critères :

(i) un enfant obèse dont la prise de poids progresse malgré les interventions répétées des

services de santé ; (ii) des parents qui ne contribuent pas à une promotion active de saines

pratiques ; (iii) la négligence parentale ou le mal-être psychologique de l’enfant. Et

517 Dissell, R. (2011), County places obese Cleveland Heights child in foster care, Northeast Ohio, November

26 ; http://blog.cleveland.com/metro/2011/11/obese_cleveland_heights_child.html, consulté le 2 décembre

2011. 518 Mulany, A. (2012), Parents of obese children may face fat police, The Daily Telegraph, Australia ;

http://www.perthnow.com.au/news/parents-of-obese-children-face-fat-police/story-e6frg12c-

1226442982166, consulté le 8 septembre 2012.

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l’implantation de la procédure a déjà porté ses fruits, puisque deux enfants ont été retirés

de leur milieu familial, dont un garçon pesant plus 110 kg et une jeune fille dont le tour de

taille était plus élevé que sa propre grandeur.

Même si ces cas semblent anecdotiques, ils ne le sont pourtant pas — une équipe de

sociologues australiens a bien documenté le phénomène519 — et se situent bel et bien dans

le prolongement de cette culture de l’acceptation de la responsabilité personnelle520-521-522.

En fait, cet accent mis sur la responsabilité parentale commence dès le moment où les

femmes enceintes, déjà en surpoids ou obèses, doivent perdre du poids, car il en irait de la

survie du fœtus523. Dès que l’enfant est né, il revient alors à la mère de s’assurer que son

enfant ne devienne pas obèse en se positionnant elle-même comme un modèle en la

matière : de saines habitudes de vie, une alimentation équilibrée, la pratique d’une

quelconque activité physique. Si l’enfant prend exagérément du poids, la mère sera à

blâmer pour ne pas avoir pris les dispositions nécessaires. Elle pourrait même être

confrontée à un retrait de l’enfant du milieu familial524. De plus, étant donné que les médias

portent une attention toute particulière à cette question de responsabilité parentale et

maternelle, plusieurs mères se sentent au premier chef concernées par la prise de poids de

leur enfant et craignent par le fait même d’être stigmatisées pour ne pas s’être comportées

comme de bonnes mères et de ne pas s’être conformées aux impératifs en vigueur525. Elles

sont souvent représentées comme des mères trop permissives, incapables d’imposer une

certaine discipline, faibles et inefficaces526.

519 Zivkovic, T., Warin, M., Davies, M., Moore, V. (2010), « In the name of the child. The gendered politics

of childhood obesity », Journal of Sociology, December, vol. 46, n° 4, p. 375-392. 520 Ogden, J., Reynolds, R., Smith, A. (2006), « Expanding the concept of parental control: A role for overt

and covert control in children's snacking behaviour? », Appetite, vol. 47, n° 1, July, p. 100–106. 521 Schwartz, M. B., Puhl, R. (2003), « Childhood obesity: a societal problem to solve », Obesity Reviews,

vol. 4, n° 1, February, p. 57-71. 522 Holm, S. (2008), « Parental Responsibility and Obesity in Children », Public Health Ethics, vol. 1, n° 1,

p. 21-29. 523 Keanan, J., Stapleton, H. (2010), « ‘Bonny Babies ?’ Motherhood and nurturing in the age of obese

society », Health, Risk and Society, vol. 12, n° 4, p. 369-383. 524 McNaughton, D. (2011), « From the womb to the tomb : obesity and maternal responsability », Critical

Public Health, vol. 21, n° 2, p. 179-190. 525 Fullagar, S. (2009), op. cit. 526 Bell, K., McNaughton, D., Salmon, A. (2009), « Medicine, morality and mothering : public health

discourse on fœtal alcohol xposure, smoking around children and childhood nutrition », Critical Public

Health, vol. 19, n° 2, p. 155-170.

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Au total, l’individu et sa responsabilité personnelle, pour lui-même et pour les personnes

dont il a la charge, sont définitivement au cœur même du propos de la prise de poids et

confirme plus que jamais que l’individu en surpoids, gros ou obèse, est à la fois bouc

émissaire de l’état de son propre corps et porteur de la responsabilité de régler la situation

même s’il n’en porte pas l’entière responsabilité. Il s’agit bel et bien là d’une culture de

l’acceptation de la responsabilité personnelle face aux différents problèmes rencontrés tout

au cours d’une vie. À lui de prendre tous les moyens mis à sa disposition pour y parvenir.

Et l’un de ces moyens, relevant entièrement de la responsabilité de l’individu, nonobstant

tous les facteurs d’ordre socio-économique, passera par la saine alimentation comme le

suggère le projet de loi américain American Personal Responsibility in Food Consumption

Act. Certes, ce projet de loi n’a aucune prise en dehors des États-Unis, mais son idée

centrale, l’acceptation de la responsabilité personnelle en tout, n’en reste pas moins

prégnante dans les économies d’obédience néolibérale. En fait, le néolibéralisme est

devenu l’opérateur central du progrès, et en ce sens, l’individu autonome responsable en

tout est le levier de ce progrès.

Quelques constats

Au vu de ce qui a été analysé dans le présent chapitre, la thèse de Deborah Lupton voulant

que l’État, la santé publique et la médecine procèdent à un assemblage de moyens

disparates afin de tenter de modifier les pratiques, les attitudes et les comportements face

à l’alimentation se vérifie, tant aux États-Unis, qu’au Canada, qu’en France et en Grande-

Bretagne. Effectivement, l’État, à travers son appareil législatif et réglementaire, met en

place des dispositifs pour assainir l’offre alimentaire. La santé publique, pour sa part, utilise

les moyens modernes de communication (affiches, dépliants pédagogiques, médias de

masse, médias sociaux) pour rejoindre la population et l’inciter à adopter un mode de vie

sain (discipline personnelle). Les types d’arguments pour sensibiliser la population à la

perte de poids sont diversifiés et passent autant par la simple incitation pour adopter un

mode de vie sain (5 portions de fruits et légumes par jour ; 30 minutes d’activité physique

quotidiennement), qu’à l’utilisation de l’argument de peur (espérance de vie raccourcie,

risque cardiovasculaire), qu’à la culpabilisation et la stigmatisation.

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Ceci étant précisé, il faut aussi constater que cet assemblage de moyens a une portée

relativement limitée, puisque le taux de prévalence de l’obésité dans les pays occidentaux

se maintient, en moyenne, depuis la fin des années 1990, entre 20 et 30 %, ce qui n’est pas

anodin. Il faut également relever notre propre hypothèse voulant que s’il est déjà difficile

d’agir au niveau des facteurs relevant de la communauté (transport public, sécurité,

aménagement urbain, disponibilité et accessibilité alimentaires, publicité et médias,

revenus, offre d’activité physique), afin de réduire l’impact d’un milieu de vie favorisant

la prise de poids, il faut définitivement envisager qu’intervenir encore plus en amont sur

les facteurs nationaux et régionaux, ainsi que sur les facteurs internationaux, devient très

difficile, car ils forment en quelque sorte un genre de noyau dur sur lequel sont

économiquement fondées et ancrées les pratiques alimentaires du XXIe siècle.

Conséquemment, la responsabilité du contrôle de la prise de poids relève en bonne partie

de l’individu lui-même convié à déployer une batterie d’interventions au quotidien sur son

corps pour le normaliser. Il faut voir, et cela a été démontré dans ce chapitre, comment le

Canada, le Québe, l’Ontario, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne ont abordé le

problème à travers différentes législations et recommandations.

En ce qui concerne la notion de nudging proposée par Cass Sunstein, force est de

constater que, en matière d’alimentation, elle est battue en brèche sur plusieurs fronts. Aux

États-Unis, particulièrement, les lobbies du complexe agroalimentaire livrent une bataille

juridique sans fin aux instances publiques qui avancent force législations et

réglementations en évoquant le libre choix du consommateur tout en brandissant

l’argument que l’État n’a pas à s’immiscer dans la vie des gens, surtout en ce qui concerne

ce qu’ils veulent bien manger. Autrement, l’exemple des cafétérias scolaires qui bannissent

frites et pizzas et qui conduit à la fuite de la clientèle estudiantine vers les commerces de

restauration rapide, montre à quel point l’implantation d’une architecture de choix dans les

cafétérias scolaires pourrait vraisemblablement « retenir » cette clientèle. Par exemple, le

repas par défaut pourrait bien être un repas dit « santé » à un prix plus bas qu’un repas

étiqueté « malbouffe ». Plutôt que de retirer les distributeurs automatiques des écoles, ou

que ces derniers n’offrent strictement que des produits dits « santé », la même logique

d’architecture de choix (prix plus bas par défaut pour les produits dits « santé ») pourrait

éventuellement s’appliquer. Autrement, dans les lieux publics comme les arénas, les stades

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et les fêtes publiques, plutôt que d’aseptiser l’offre alimentaire, la logique de l’architecture

de choix pourrait également s’appliquer. D’ailleurs, comme il a été vu dans ce chapitre,

autant le Canada, que les États-Unis, que l’Australie, la France et la Grande-Bretagne

tentent, par différents moyens, de mettre en place une archicture de choix.

Finalement, dans un contexte croissant d’autonomisation de l’individu et de délestage

étatique où il est quasi impossible d’agir sur les facteurs de la communauté, les facteurs

nationaux/régionaux et les facteurs internationaux pour modifier l’offre alimentaire, le

fardeau de la preuve se reporte conséquemment sur les facteurs individuels, comme le

suggère Alain Ehrenberg, c’est-à-dire sur la capacité d’un individu à déployer une batterie

d’interventions pour normaliser son corps (occupation, déplacements, loisirs, activités

sportives, alimentation, image corporelle, génétique), c’est-à-dire la façon dont un individu

s’alimente et dépense son énergie au quotidien. En ce sens, la thèse d’Ehrenberg se vérifie

et permet de mieux cerner pourquoi il est plus simple d’agir au niveau de l’individu qu’au

niveau des structures économiques du complexe agroalimentaire. Il semble bien que

l’individu autonome, discipliné et responsable, était tout désigné à s’inscrire dans un cadre

de consommation où prévaut l’abondance alimentaire, auquel cas, l’obèse n’a que lui-

même à désigner comme responsable de sa prise de poids.

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Chapitre 4

La « saine alimentation » en tant que construction sociale

Nous avons vu dans le chapitre 3 qu’il est quasi impossible de modifier les facteurs loin

en amont de l’individu (facteurs internationaux, facteurs nationaux/régionaux, facteurs de

la communauté) qui contribuent à la prise de poids. Il revient à l’individu de faire les choix

alimentaires appropriés pour éviter la prise de poids, tout en étant soumis à une

infrastructure favorisant la prise de poids et en fonction de paramètres qui orientent ses

choix. Partant de là, tout au cours du XXe siècle et du début du XXIe siècle, s’est

graduellement développée la notion de « saine alimentation » comme contrepoids à la prise

de poids, notion qui a comme finalité de remettre entre les mains de l’individu la

responsabilité de faire des choix éclairés en matière de prise alimentaire. À souligner ici la

notion même de « choix éclairé » renvoyant à l’image de l’individu autonome, celui qui a

la capacité de gérer sa propre vie, celui qui a la capacité de juger par lui-même de ce qui

est bon ou non pour lui. Il est réputé maître de son destin, architecte de sa vie et

entrepreneur de lui-même, donc réputé capable de mettre en œuvre tous les moyens

nécessaires pour être en santé et le rester.

Cette notion de choix éclairé et de responsabilité personnelle, au cœur même de la

question de la saine alimentation, sera le fil conducteur de la démarche du présent chapitre,

car en remettant entre les mains de l’individu l’entière responsabilité du contrôle de la prise

de poids par la saine alimentation, cette façon de faire aura comme conséquence non

seulement de mobiliser plusieurs acteurs (médecine, santé publique, nutritionnistes,

complexe agroalimentaire, industrie de la restauration rapide, industrie des régimes

alimentaires et de l’activité physique, industrie du marketing) dans la lutte contre la prise

de poids, mais aussi de mettre en place toute une batterie de recommandations non

contraignantes et d’interventions à déployer sur le corps pour lui éviter la prise de poids.

Conséquemment, au fil du temps, la notion de saine alimentation deviendra une

construction sociale dans le sens où l’entendent Berger et Luckmann527, c’est-à-dire une

527 Berger, P., Luckmann, T. (1986), La construction sociale de la réalité, Paris : Klincksieck.

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construction créée, objectivée et intériorisée par les individus dont la finalité est d’adopter,

sur une base volontaire, des comportements de plus en plus orientés vers des pratiques

préventives visant à atteindre ou maintenir un poids santé.

A posteriori, il est facile de dégager une ligne directrice de tout ce processus amorcé au

début du XXe siècle, mais cette ligne directrice n’existe tout simplement pas. En fait, tout

ce qui a présidé au discours de la saine alimentation relève plutôt d’une série de

tâtonnements et de recherches, d’essais et d’erreurs, de recommandations suggérées et par

la suite mises de côté, de tentatives ratées et réussies, de propositions politiques et de

programmes de santé publique plus ou moins fructueux, d’une volonté affirmée de protéger

les populations et de suggestions pour amener l’individu à prendre conscience de ce qu’il

mange et de l’inviter à prendre toutes les dispositions nécessaires pour éviter la prise de

poids. L’idée centrale de ce chapitre sera de voir comment se recomposent en permanence

des représentations alimentaires, indices de nouvelles catégorisations du social, et

comment se bousculent des frontières dans les présentations sociohistoriques de l’aliment,

et comment, enfin, certaines représentations ont un impact direct sur des mutations dans la

pratique alimentaire, surtout celles qui favorisent la prise de poids. Il s’agit non seulement

de repérer les éléments clés pour comprendre ce qui, à chaque fois, dans l’analyse des

représentations collectives, se donnera comme conditions d’établissement d’une vérité

commune, mais aussi d’identifier ce qui, dans la société, fera sens, et susciter l’émergence

et la production du discours de la saine alimentation528.

Comme le soulignait Émile Durkheim : « Ce que les représentations collectives

traduisent, c’est la façon dont le groupe se pense dans ses rapports avec les objets qui

l’affectent529. » À ce titre, la notion même de « saine alimentation » est bel et bien une

représentation collective, c’est-à-dire une manière tout à fait particulière de définir et de

penser le rapport avec les aliments qui nuisent ou non à la santé. À notre avis, et c’est ce

528 Notre recension de la littérature historique nord-américaine et européenne a surtout mis en lumière le fait

que les Américains, avec la force économique de leur complexe agroalimentaire et de leur complexe

scientifique à l’échelle planétaire, ont été à l’avant-garde de plusieurs démarches en matière de santé

publique, car le problème de l’obésité s’est très rapidement présenté à eux, et ce, dès la fin du XIXe siècle.

Les autres pays développés s’inspireront largement des démarches entreprises aux États-Unis et les

adapteront par la suite à leurs propres contextes socioculturels. 529 Durkheim, E. ([1894] 2002), Les Règles de la méthode sociologique, Paris : Payot, p. 18.

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que nous tenterons de démontrer dans le présent chapitre, la représentation collective de la

saine alimentation s’articule autour de trois critères : l’affirmation santé ; la prétention

santé ; la fonction santé530.

L’affirmation santé détermine la relation qui existe entre un aliment, ou un nutriment, ou

un supplément, ou une molécule, et la possibilité de réduire ou de prévenir le

développement d’une quelconque affection ou d’améliorer la santé ou de contribuer à

maintenir la santé, le tout fondé sur de solides arguments scientifiques et sur un certain

consensus dans la communauté scientifique.

La prétention santé, quant à elle, suggère qu’il faut consommer un aliment quelconque

pour prévenir le développement d’une affection ou d’améliorer la santé ou de contribuer à

maintenir la santé. À l’inverse de l’affirmation santé, la prétention santé extrapole. Par

exemple, lorsque les nutritionnistes suggèrent qu’il faut boire quotidiennement une

certaine quantité de vin rouge pour prévenir le développement de maladies coronariennes,

ils se fondent sur des données scientifiques établies et vérifiées. Par contre, ils extrapolent

en voulant faire du vin rouge une boisson cardiopréventive pour tous en omettant de dire

que l’effet préventif en question ne s’applique qu’aux gens qui consomment déjà et

régulièrement de bonnes portions d’aliments saturés en gras531. Autre exemple, dire que

les Omega-3 ont un effet cardiopréventif entre exactement dans la même logique, alors que

les méta-analyses concluent que les Omega-3 n’ont peu ou pas d’effet sur la prévention de

la mortalité coronarienne532. Même chose pour les fibres, alors que les études convergent

toutes vers un même point : il n’y aucun bénéfice attendu en ce qui concerne le syndrome

du côlon irritable533. Une autre caractéristique de la prétention santé est que, malgré les

études invalidant les effets préventifs attendus, elle conserve cette prétention santé pendant

plusieurs années.

530 Hasler, C. M. (2008), « Evidence for Health Claims on Food: How Much Is Enough? Health Claims in

the United States: An Aid to the Public or a Source of Confusion? », Journal of Nutrition, vol. 138, n° 6, p.

12165-12205. 531 Constant, J. (1997), op. cit. 532 Rizos, E. C., Ntzani, E. E., Bika, E. et al. (2012), op. cit. 533 Cann, P. A., Read, N. W. (1984), op. cit.

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La fonction santé, pour sa part, renvoie à l’idée du fonctionnement sur le corps de

l’aliment, du nutriment, du supplément ou de la molécule. Par exemple, les fibres

alimentaires seraient réputées diminuer le risque associé au développement du caractère du

côlon, tout comme abaisser le taux de cholestérol, tandis que les Omega-3 permettraient de

réduire le risque coronarien et peut-être même le risque de la maladie d’Alzheimer534.

Ceci étant précisé, pour bien saisir ce qui fera sens, il faut tout d’abord mettre en lumière

les moments clés qui structureront la représentation collective de la saine alimentation

comme moyen de réguler la prise de poids et de maintenir le corps en santé, et de voir aussi

comment l’obèse n’adhère pas à cette représentation collective de la saine alimentation.

Six moments spécifiques participeront à l’élaboration du concept de saine alimentation

dans l’ensemble des pays industrialisés tout au cours du XXe siècle. Trois moments,

d’origine américaine535 — prise de conscience de la prise de poids ; travaux des

nutritionnistes Carol Hunt et Hazel Stiebeling sur la calorie et le régime alimentaire ; le

cholestérol et ses effets négatifs révélés par les travaux de la Framingham Heart Study —,

installent une nouvelle conception de la mesure de l’aliment. Trois moments, définis par la

recherche scientifique internationale — mutations sociales survenues au sortir de la

Seconde Guerre mondiale ; publication des guides alimentaires ; arrivée de l’aliment

réparateur ou préventif —, transforment systématiquement la relation à l’aliment.

Premièrement, une prise de conscience concernant la prise de poids. Dès le début du XXe

siècle, dans la foulée de la Révolution industrielle, un constat est posé : les Américains

mangent trop536. Le biochimiste américain Russell H. Chittenden (1846-1943), en 1907, à

partir des travaux de scientifiques allemands537, est le premier à souligner le phénomène

534 Fotuhi, M., Mohassel, P., Yaffe, K. (2009), « Fish consumption, long-chain omega-3 fatty acids and risk

of cognitive decline or Alzheimer disease: a complex association », Nature Clinical Practice in Neurology,

vol. 5, n° 3, p. 140-152. 535 Il importe de préciser le rôle prépondérant de la recherche scientifique américaine en matière de nutrition

du début du XXe siècle jusqu’au début des années 1980, recherche qui aura un impact sur les recommndations

qu’adopteront par la suite les services de santé publique de plusieurs pays industrialisés. Les travaux de

Caroline Hunt, de Hazel Stiebeling, de la Framingham Heart Study et du sénateur McGovern (Food Guide

Pyramid) en sont un bon exemple. 536 Schwartz, H. (1986), op. cit., p. 42. 537 Vickery, H. B. (1944), « Biographical Memoir of Russell Henry Chittenden », National Academy of

Sciences Biographical Memoirs, vol. 24, p. 86.

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avec son ouvrage intitulé The Nutrition of Man538, ouvrage qui aura par la suite un impact

certain sur les conceptions populaires de l’alimentation et de ce qui constitue une saine

diète avec l’arrivée des recommandations alimentaires émises par les instances publiques

de différents pays. Ce changement de position, articulé autour des travaux du chimiste

américain Wilbur Olin Atwater (1844-1907), marquera trois jalons dans la notion même

de régime alimentaire : en 1889, Atwater publie le premier véritable guide alimentaire

dédié aux familles — Principles of Nutrition and Nutritive Value of Food539 — fondé sur

la valeur énergétique des aliments ; en 1894, Atwater met au point les premières tables

calorimétriques concernant différents types d’aliments et définit la valeur des calories en

fonction des glucides, des protéines et du gras ingérés ; en 1894, avec la publication de

Foods : Nutritive Value and Cost540, pour la première fois, sont scientifiquement recensés

les aliments les plus nutritifs et les plus sains à consommer à travers différentes tables

d’équivalence. Il s’agit dès lors d’un changement de position important et Chittenden ne se

demande plus : « Quelle quantité de nourriture faut-il absorber ? », mais bien : « Quel type

d’aliments faut-il consommer ? ». Au plus fort de la Première Guerre mondiale, Chittenden

alors invité par les Britanniques, les Français et les Italiens pour mettre en place un plan de

rationnement alimentaire national articulé autour de 2 300 calories par jour pour le citoyen

moyen541, développera toute une série de recommandations qui deviendront non seulement

la base de ce qui constituera la norme alimentaire dans l’ensemble des pays industrialisés,

mais aussi de recommandations fondées sur la quantification alimentaire.

Deuxièmement, les travaux de deux nutritionnistes américaines, Caroline Hunt et Hazel

Stiebeling, feront de la saine alimentation un contrepoids à la prise de poids et une véritable

construction sociale, travaux qui seront par la suite repris par la santé publique de différents

pays et contribueront largement à faire de la saine alimentation un passage obligé pour être

en santé. Caroline Hunt, d’une part, montre à quel point certaines pratiques alimentaires

modifient l’apparence du corps et risquent de porter atteinte à la santé. Hazel Stiebeling,

538 Chittenden, R. H. (1907), The Nutrition of Man, London : Heinemann. 539 Atwater, W. O. ([1889] 1910), « Principles of Nutrition and Nutritive Value of Food », Farmer's Bulletin,

n° 142, Washington: Government Printing Office. 540 Atwater, W. O. (1894), « Foods: Nutritive Value and Cost », Farmer's Bulletin, n° 23, Washington:

Government Printing Office. 541 Vickery, H. B. (1944), op. cit., p. 86-89.

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d’autre part, installe la calorie comme mesure de facto. Ce faisant, en installant la mesure

au cœur même du moindre aliment, Hazel Stiebeling met en place la possibilité de poser

des jugements moraux concernant l’alimentation des gens et des impacts sur le corps de

cette même alimentation.

Troisièmement, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les sociétés nord-américaines

et européennes subissent de profondes mutations sociales avec l’industrialisation

systématique de l’agriculture, le déplacement des populations rurales vers les villes,

l’augmentation graduelle du niveau de vie, le développement du réseau routier et

autoroutier, l’expansion de la banlieue, l’arrivée sur le marché du travail de plus en plus de

femmes, la sédentarisation croissante des emplois (développement du secteur tertiaire),

l’implantation de la télévision, le développement rapide du marketing, etc.

Conséquemment, le complexe agroalimentaire, avec l’expansion soutenue du réseau

d’épiceries et de supermarchés, avec le développement de l’industrie des additifs et des

préservatifs alimentaires, avec l’innovation de la chaîne de froid, ajuste son offre avec

l’arrivée du TV Dinner (le consommateur mange de plus en plus devant la télévision et un

peu moins à la table), des mets préparés, congelés et surgelés pour cette société où les

membres du ménage disposent de moins en moins de temps pour cuisiner.

Conséquemment, comme il a été précisé dans le chapitre précédent, une infrastruture de la

prise de poids est en place qui favorise la prise de poids.

Quatrièmement, avec la publication, au milieu des années 1950, des premiers résultats

de la Framingham Heart Study, chaque aliment devient potentiellement un vecteur de

menaces, d’incertitudes et de peurs pour la santé. Le mauvais cholestérol, devenu l’ennemi

numéro un à combattre, est décrété responsable de plusieurs problèmes coronariens. La

graisse, sous toutes ses formes, qu’elle s’épande dans le corps ou qu’elle loge dans certains

aliments, est traquée. Dans cette perspective, le corps obèse devient le concentrateur de

toutes ces menaces pour la santé, car celui-ci est gavé de calories et de graisses qui

conduisent au développement de problèmes métaboliques et cardiovasculaires. Ce faisant,

la surveillance quasi systématique de tout ce qui est ingéré est une pratique à adopter pour

contrer la prise de poids.

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183

Cinquièmement, tout au cours du XXe siècle, la publication successive par la santé

publique de guides alimentaires officiels, dans l’ensemble des pays industrialisés, et

l’implantation graduelle de l’industrie du contrôle de la prise poids, arrivent non seulement

comme une réponse à cette abondance alimentaire et à l’ingestion de plus en plus croissante

de calories, mais correspondent aussi à une prise de conscience collective du problème de

la prise de poids et de ses impacts sur la santé des populations.

Sixièmement, avec l’arrivée de ces aliments ou molécules possédant la capacité de

surseoir aux effets délétères d’aliments jugés malsains, de prévenir plusieurs problèmes de

santé et d’assurer la santé et de la maintenir (fibres alimentaires ; Omega-3 ; huile d’olive ;

antioxydants — thé vert, petits fruits rouges, vin rouge, polyphénols), tout un discours de

l’aliment réparateur ou préventif s’est installé pour contrer la prise de poids.

Conséquemment, le corps obèse suggère que son propriétaire ne consomme pas en quantité

suffisante ces produits qui pourraient l’éloigner d’autant de la prise de poids.

La quantification alimentaire

La quantification alimentaire est à classer dans toute cette mouvance de quantification

de soi amorcée au milieu du XIXe siècle à travers la mode, la mesure du poids (pèse-

personne, indice de masse corporelle) et le miroir. Cette première phase de quantification

de soi a opéré un renversement dans la représentation du corps et des interventions à

déployer sur celui-ci pour le rendre socialement acceptable : l’individu est devenu maître

et esclave de son image, des pieds à la tête, puisqu’il est en mesure de se quantifier.

L’arrivée de la quantification alimentaire, pour sa part, complète la panoplie des moyens

pour se quantifier, car elle agit à la source pour modifier l’apparence du corps et non sur

l’apparence déjà donnée du corps. L’individu, sachant désormais qu’il peut agir sur sa

consommation alimentaire pour éviter la prise de poids, se voit dès lors inscrit dans une

démarche où toute prise de poids devient suspecte.

Ce processus de quantification alimentaire commence précisément le 15 mai 1862 aux

États-Unis, alors que le président Abraham Lincoln approuve un projet de loi créant le

United States Department of Agriculture (USDA). Cette initiative engage non seulement

une démarche qui va révolutionner l’agriculture à l’échelle planétaire, mais qui va aussi

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redéfinir une toute nouvelle vision de l’alimentation, celle de la quantification versus celle

de l’appréciation. Les chimistes de l’époque décortiquent dans ses moindres composants

les aliments — calories, gras, protéines, glucides, vitamines — et montrent qu’il existe une

réelle corrélation entre ce qui est ingéré et la quantité de travail que le corps peut accomplir.

Il s’agit en somme de savoir comment le corps peut atteindre le maximum d’efficacité en

fonction de tel ou tel type d’aliments. Ces découvertes conduiront à établir que ce qui est

consommé en trop doit être brûlé par une activité physique équivalente — réplication du

modèle des moteurs à combustion.

Avec les recherches scientifiques sur la nutrition, un nouveau vocabulaire se développe

pour quantifier les aliments : un simple repas se décrit désormais en termes de calories, de

glucides, de gras, de protéines et de vitamines. Ce faisant, la science met au point à la fois

des techniques pour mesurer la valeur nutritive des aliments et des techniques simples et

efficaces pour communiquer au public ce qu’il doit manger. Ces deux nouvelles capacités,

qui permettent de catégoriser, quantifier et diffuser les valeurs nutritives des aliments,

configureront systématiquement tout ce qui entoure la nutrition pour le siècle à venir. En

fait, la quantification alimentaire, à travers la notion de calorie, deviendra non seulement

la méthode privilégiée de la santé publique pour communiquer ses recommandations

alimentaires, mais deviendra aussi un nouvel instrument de quantification de soi

qu’utiliseront l’ensemble des pays industrialisés542. L’individu dispose dorénavant de tous

les outils nécessaires pour intervenir sur son corps afin de le conformer au corps

socialement attendu.

La notion même de calorie transformera la relation que l’individu entretient avec les

aliments. En fait, ce n’est pas un simple changement de degré dans un seul et même registre

portant sur la compréhension des effets de l’alimentation, mais bel et bien un changement

de registre dans la relation avec l’aliment, d’où l’intérêt porté par la communauté

scientifique à la quantification des aliments à travers l’excès de calories et ses effets

négatifs sur le corps. En fait, des mesures bien établies et standardisées permettent de

dégager les individus de toutes erreurs d’interprétation. Par exemple, dire qu’une canette

542 Hargrove, J. L. (2006), « History of the Calorie in Nutrition », American Society for Nutrition, vol. 136,

n° 12, p. 2957-2961.

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de boisson gazeuse contient 150 calories est non discutable. Par la suite, dire qu’une prise

régulière de 150 calories supplémentaires peut favoriser la prise de poids si cette prise

supplémentaire n’est pas accompagnée d’une activité physique correspondante est

également non discutable, car la science a bien établi, par des tables de correspondances

calorimétriques, qu’il en est ainsi. Ce faisant, l’utilisation de la quantification assoit l’idée

que les nombres écartent le jugement de valeur sur un sujet donné et contribuent à la mise

en place d’« une certaine grammaire du langage pour penser le monde dont sont absents

les adjectifs, les adverbes et autres descripteurs de qualification543. »

Comme le souligne le physicien John Ziman, « faire appel au langage des nombres

désambiguïse la communication, et c’est bel et bien parce que les nombres désambiguïsent

la communication que la science a choisi le langage des nombres pour communiquer544. »

Par exemple, la calorie est universellement reconnue par la communauté scientifique

comme la quantité de chaleur dégagée pour augmenter la température d’un gramme d’eau

de 14,5 °C à 15,5 °C. Conséquemment, définir cette mesure et en faire un étalon permet

aux chercheurs et aux nutritionnistes de parler en termes de quantités de calories et d’établir

des tables de correspondances calorimétriques alimentaires. De là, la validité de la valeur

de la calorie affichée sur les emballages des aliments à laquelle se réfèrent éventuellement

les consommateurs pour acheter ou non le produit en question — l’incitatif à la prise ou

non de décision d’acheter.

Dans toute cette démarche de quantification alimentaire, ce sont fondamentalement les

travaux de deux nutritionnistes américaines, Caroline Hunt (1865-1927) et Hazel

Stiebeling (1896–1989), qui définiront les standards pour tous les pays. Même plus, les

recommandations alimentaires, les guides alimentaires et les pyramides alimentaires

proposés par les chercheurs américains et la santé publique américaine, depuis le début du

XXe siècle, deviendront également des standards acceptés par les santés publiques de la

plupart des pays545. En ce sens, il est possible de dire que la notion même de « saine

543 Cohen, P. (1999), A Calculating People : The Spread of Numeracy in early America, New York :

Routledge, p. 46. 544 Ziman, J. (1978), Reliable Knowledge : An Exploration of the Grounds for Belief in Science, Cambridge :

Cambridge University Press, p. 11. 545 Porter, T. (1995), Trust in Numbers : The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton :

Princeton University Press.

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alimentation » est avant tout américaine et qu’elle se diffusera par la suite dans la plupart

des pays industrialisés comme le soutient Claude Fishler dans son ouvrage L’homnivore546.

L’amorce de la saine alimentation comme construction sociale

En 1916, la nutritionniste américaine Caroline Hunt, pour la première fois, dans un article

publié pour le compte de l’USDA (United States Department of Agriculture), Food for

Young Children547, introduit la notion de « groupes alimentaires ». Elle en détermine cinq

qui recoupent sensiblement ceux d’aujourd’hui : produits à haute teneur en protéines

(produits laitiers, œufs, viande, poisson) ; céréales ; fruits et légumes ; glucides ; gras.

Partant de là, il importe d’explorer les groupes alimentaires proposés par Caroline Hunt,

car non seulement montrent-ils comment se construit un discours sur l’alimentation, mais

surtout comment se construit un certain type de relation à l’alimentation.

Le premier groupe alimentaire identifié par Caroline Hunt est celui des fruits et légumes

qui doivent se retrouver à un moment ou l’autre dans l’alimentation au quotidien : pommes,

bananes, petits fruits, agrumes, épinards et autres légumes verts, navets, tomates, melons,

choux, haricots verts, petits pois, maïs vert, et de nombreux autres légumes et fruits. Sans

l’apport de ces fruits et légumes, Caroline Hunt estime qu’il serait impossible de combler

les besoins en minéraux du corps. De plus, ces aliments contribuent non seulement au bon

fonctionnement du corps, mais aident particulièrement à prévenir la constipation et à

donner du volume aux aliments, conduisant ainsi à une impression de satiété548. À

remarquer que l’idée de donner du volume aux aliments pour combler l’appétence et

d’éviter ainsi le besoin de manger plus que ce qui est nécessaire est déjà installée. À

remarquer aussi que l’idée de la fibre alimentaire qui permet de régulariser le transit

intestinal est déjà en gestation, idée que reprendra, en 1953, le chercheur Ancel Keys dans

son article scientifique Atherosclerosis: a problem in newer public health 549.

546 Fischler, C. (2001), op. cit. 547 Hunt, C. L. (1916), « Food for Young Children », Farmer's Bulletin, n° 717, Washington : Government

Printing Office. 548 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 8. 549 Keys, A. (1953), « Atherosclerosis: a problem in newer public health », Journal of Mount Sinai Hospital,

vol. 20, p. 118-139.

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Le deuxième groupe alimentaire identifié par Caroline Hunt est celui des viandes et des

substituts de la viande, ainsi que celui de tous les aliments riches en protéines : viandes

modérément grasses, lait, volaille, poisson, œufs, fromage, légumineuses, noix. Elle

considère que ces aliments, riches en protéines, sont essentiels à la reconstitution des tissus

et à la maintenance globale du corps. En ce qui concerne les enfants, « la maîtresse de

maison aura tout intérêt à privilégier le lait entier, et non pas le lait écrémé550 ». Ce qu’il

faut ici prendre en considération, et il importe de le souligner, c’est que Caroline Hunt

condense les avancées scientifiques de l’époque.

Le troisième groupe alimentaire identifié par Hunt est celui des aliments qui contiennent

de l’amidon : les céréales (blé, riz, seigle, orge, avoine, maïs) et les pommes de terres

(blanche ou sucrée). En fait, la nutritionniste considère que les céréales

« sont presque des aliments complets, et que dans la plupart des régimes elles contribuent

largement à une bonne alimentation plus que tout autres aliments. Par contre, il n’est pas

recommandé de s’alimenter uniquement de céréales. […] Peu importe la forme sous

laquelle se présente une céréale, elle fournit les éléments nécessaires au bon maintien du

corps551. »

Cette idée de la céréale comme aliment complet a connu un succès tout à fait particulier

dans la construction alimentaire nord-américaine et européenne où elle a systématiquement

investi par la suite le petit déjeuner au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Le quatrième groupe alimentaire identifié par Hunt regroupe des aliments contenant du

sucre : sucre (granulé, pulvérisé, brun, d’érable), miel, mélasse, sirops et autres sucreries

sont un excellent carburant pour donner de l’énergie, et elle y octroie une place importante

dans le régime alimentaire quotidien :

« Le sucre est nutritif et doit avoir une place privilégiée dans le régime alimentaire, mais

l’apport alimentaire qu’il fournit est strictement sous forme de carburant et ne sert pas à

reconstruire les tissus cellulaires ou à réguler les fonctions du corps. […] Heureusement,

550 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 8. 551 Idem., p. 9.

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le sucre n’est pas si difficile à trouver qu’il ne le semble, et la maîtresse de maison aura

tout intérêt à l’inclure dans tous les repas552. »

En fait, de 1900 à 1909, s’il y a un produit qui s’est démocratisé et a réussi à s’étendre à

toutes les classes sociales dans l’ensemble des pays industrialisés, c’est bien le sucre. Sa

consommation est passée de 40 livres par année par habitant en 1900 à 65 livres en 1909

aux États-Unis. En 2005, cette consommation atteignait presque 100 livres par année par

habitant553. Dit autrement, alors qu’en 1822 les Américains consommaient en moyenne 12

onces de sucre en l’espace de cinq jours, ils consomment aujourd’hui cette même quantité

en l’espace de 7 heures554. Par contre, les Américains ne sont pas les plus grands

consommateurs de sucre sur une base quotidienne (sucre des aliments + sucres ajoutés).

Les Australiens tiennent le haut du pavé avec une consommation de 123,8 g/j555, suivis des

Allemands (118,5 g/j)556, des Américains (117 g/j)557, des Canadiens (106,6 g/j), des

Britanniques (96,5 g/j)558, et des Français (95 g/j)559.

L’insistance sur le sucre, de la part de Caroline Hunt comme élément de base d’un régime

alimentaire quotidien, est essentielle aux fins de la présente démarche, car elle signale

comment les discours se transforment au fil du temps. Et il importe de souligner à nouveau

que, certes les connaissances scientifiques changent au fil du temps, mais celles-ci sont

toujours contingentes des autres savoirs qui les produisent et du contexte social dans

lesquelles elles se produisent560. En ce sens, le sucre identifié par Hunt comme composant

552 Hunt, C.L. (1917), op. cit., p. 11. 553 Johnson, R. K., Appel, L. J., Brands et al. (2009). « Dietary sugars intake and cardiovascular health: A

scientific statement from the American Heart Association », Circulation, vol. 120, p. 1011-1020. 554 Guyenet, S. J., Landen, J. (2012), « Sugar Consumption in the US Diet between 1822 and 2005 », Whole

Health Source. 555 Commonwealth Department of Health and Aged Care (2001), Comparable data on food and nutrient

intake and physical measurements from 1983, 1985 and 1995 national surveys. 556 Bundesforschungsinstitut für Ernährung und Lebensmittel (2008), Nationale Verzehrs Studie II: Die

bundesweite Befragung zur Ernährung von Jugendlichen und Erwachsenen Karlsruhe: Max Rubner-Institut. 557 U.S.D.A. Agricultural Research Service (2012), « Nutrient Intakes from Food: Mean Amounts Consumed

per Individual, by Gender and Age, What We Eat in America », NHANES 2009-2010. 558 Public Health England (2014), National Diet and Nutrition Survey: Results from Years 1-4 (combined) of

the Rolling Programme (2008/2009 – 2011/12). 559 Dubuissona, C., Lioreta, S., Touviera, M. (2010), « Trends in food and nutritional intakes of French adults

from 1999 to 2007: results from the INCA surveys », The British Journal of Nutrition, vol. 103, p. 1035-

1048. 560 Il ne s’agit surtout pas ici de dire que les connaissances scientifiques d’une époque donnée ne sont pas

valables, mais bien de rappeler que la science n’arrête pas une fois pour toutes ces connaissances à propos

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important d’un régime alimentaire adéquat aurait de quoi faire sourire un nutritionniste du

XXIe siècle, puisqu’il va totalement à l’encontre du dogme dominant qui cherche par tous

les moyens possible à réduire le sucre dans la consommation quotidienne.

Le cinquième groupe alimentaire identifié par Caroline Hunt est celui des aliments riches

en gras : bacon, porc salé, beurre, huile, graisse de rognon, lard, crème, etc. Pour Hunt, ces

« aliments sont d’importantes sources de carburant pour le corps. Sans leur présence, si

infime soit-elle, les aliments ne seraient pas assez riches ni n’auraient le goût qu’ils ont561. »

Ce groupe alimentaire proposé par Caroline Hunt se retrouve plutôt actuellement dans la

catégorie des aliments à proscrire. D’ailleurs, aujourd’hui, sur la fiche nutritionnelle

imprimée sur les emballages, les gras, sous toutes les formes possibles, sont tout au haut

de la liste de ce qui doit être consommé en quantités réduites et parfois même bannis.

En s’appuyant sur ses propres recommandations, Caroline Hunt passe par la suite à une

autre étape dans sa démarche : préciser en quoi devrait consister l’alimentation pour

certaines catégories de citoyens. Ainsi, pour l’homme qui effectue un travail musculaire

soutenu en usine, ce dernier devrait consommer quotidiennement : 1 ½ livre de pain ; 2

onces ou ¼ de tasse de beurre (ou tout autre corps gras) ; 2 onces ou ¼ de tasse de sucre ;

1 ⅓ livre de fruits et de légumes ; 12 onces de viandes ou de substituts de viandes. En ce

qui concerne l’homme qui travaille à l’extérieur, afin de combler ses besoins énergétiques,

Hunt suggère donc d’augmenter chacune des portions prévues pour l’homme qui travaille

en usine. Pour une famille comportant un père et une mère — qui travaillent modérément

—et trois enfants âgées de 3 à 12 ans, la maîtresse de maison devrait prévoir une

consommation quotidienne de 4 ½ livres de pain ; de ¾ de tasse d’un quelconque corps

des objets qu’elle analyse. L’une des principales caractéristiques de la science étant sa capacité à se remettre

en question, il faudrait peut-être prendre parfois avec un grain de sel les affirmations des nutritionnistes du

début du XXIe siècle qui affirment avec grande certitude que tel ou tel aliment est malsain, ou que tel ou tel

aliment est sain. Pourquoi ? Parce que se prononcer à propos des effets sur le métabolisme de certains

composants de tel ou tel aliment impose une grande humilité scientifique. Nos connaissances sur l’ensemble

des mécanismes du corps sont récentes, à peine 150 ans. Partant de là, toute affirmation péremptoire à propos

de la nocivité ou l’innocuité de tel ou tel aliment exige d’être soumise au principe de réfutation de Karl

Popper. 561 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 9.

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gras ; un peu plus qu’une tasse de sucre ; 4 livres de fruits et de légumes ; 3 pintes de lait ;

1 livre de viande ou de substituts de la viande562.

Cette démarche de recommandations alimentaires en fonction du statut social d’un

individu interpelle la sociologie. Lorsque Caroline Hunt, en 1917, recommande que le

régime alimentaire familial quotidien soit composé à 12 % de protéines, à 75 % de

glucides, à 13 % de gras et que

« […] la valeur énergétique des repas pour une seule et même famille devait être

d’environ 10 000 calories par jour, ou l’équivalent de 3 000 calories par homme par jour ;

de 330 grammes de protéines par famille par jour ou 100 grammes par homme par

jour563 »,

et qu’elle constate que « les aliments les plus coûteux sont la viande, les fruits et les

légumes frais et les sucres564 », elle indique que, à presque 100 ans de distance, que la

viande, les fruits et les légumes sont encore et toujours parmi les aliments les moins

accessibles aux classes les plus défavorisées.

De plus, lorsqu’elle évoque que

« la santé et l’apparence d’une famille sont un bon test de la qualité d’un régime

alimentaire. Si les membres de la famille semblent forts, robustes, bien développés pour

leur âge, sans maladie, pleine d’énergie et d’ambition, quelqu’un pourra affirmer avec

certitude que leur alimentation est équilibrée. Par contre, s’ils semblent sans énergie et

sans motivation, qu’ils semblent mal développés, tant physiquement que mentalement,

et si un médecin compétent n’identifie aucun problème qui puisse expliquer leur

condition, une mère devrait se demander si la nourriture qu’elle sert aux membres de sa

famille est appropriée, et si elle constate qu’elle n’est pas appropriée, elle devrait

remédier à la situation565 »,

c’est tout un aspect social de l’alimentation et de l’apparence du corps qu’elle aborde, ce

qui n’est pas anodin. En fait, deux idées issues des propositions de Caroline Hunt

émergeront et contribueront en bonne partie à structurer la vision contemporaine de

562 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 3. 563 Idem., p. 4-5. 564 Idem., p. 5. 565 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 12.

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l’alimentation : (i) une saine alimentation est non seulement gage d’une certaine vertu —

corps bien développé et robuste sans excès de graisse —, mais est avant tout gage d’une

prise de responsabilité face à son propre corps ; (ii) la culpabilité maternelle face à sa

capacité à nourrir adéquatement les membres de sa famille, culpabilité qui se traduira, au

XXIe siècle, par celle de favoriser la prise de poids chez les membres de sa famille.

En matière de prise de poids, l’individu et sa responsabilité personnelle, pour lui-même

et pour les individus dont il a la charge, sont définitivement au cœur même du propos du

contrôle de la prise de poids et confirment plus que jamais que l’individu en surpoids, gros

ou obèse, est à la fois bouc émissaire de l’état de son propre corps et porteur de la

responsabilité de régler la situation même s’il n’en porte pas l’entière responsabilité. Il

s’agit bel et bien là d’une culture de l’acceptation de la responsabilité personnelle face aux

différents problèmes rencontrés tout au cours d’une vie. À lui de prendre tous les moyens

mis à sa disposition pour y parvenir. Et l’un de ces moyens, relevant entièrement de la

responsabilité de l’individu, nonobstant tous facteurs d’ordre socio-économique, passera

inévitablement par la saine alimentation.

Toujours dans le même ordre d’idées, lorsque Caroline Hunt souligne que

« tous les efforts doivent être faits pour amener les enfants à adopter de bonnes habitudes

alimentaires566. [Ils les adoptent] en ayant accès à des quantités adéquates d’aliments qui

leurs sont servis de façon à manger ce qui leur convient567 »,

et qu’

« un enfant se satisferait volontiers d’aliments sucrés, mais ce type d’alimentation n’est

pas tout à fait adéquat pour lui. [De plus], un régime essentiellement composé de pommes

de terre ou de bananes conduit souvent à penser que l’on a mangé suffisamment, mais

c’est oublier qu’il ne fournit pas tout ce dont le corps besoin568 »,

il y a déjà, dans ses propositions, inscrite en filigrane, la notion d’alimentation équilibrée

qui émerge, et qu’il faut inculquer, tôt dans la vie, de bonnes habitudes alimentaires pour

éviter la prise de poids et être en santé. Il s’agit bien là d’une autre composante du discours

566 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 12. 567 Idem., p. 13. 568 Hunt, C. L. (1917), op. cit., p. 8.

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de la saine alimentation, discours qui établira un clivage net entre l’aliment « malsain »

versus l’aliment « sain », sans oublier que ce qui était sain à une époque donnée ne l’est

plus forcément aujourd’hui, avec pour justification les avancées de la recherche

scientifique en matière de nutrition.

En 1933, se fondant sur les travaux de Caroline Hunt, en pleine crise économique, dans

un contexte où de plus en plus de gens vivent sous le seuil de la pauvreté, où le chômage

est endémique (plus de 30% de la force nationale de travail était sans emploi569), où les

marches contre la faim570 et les mobilisations citoyennes pour faire changer les choses sont

de plus en plus fréquentes, la nutritionniste Hazel Stiebeling, recrutée par l’USDA, reprend

le discours alimentaire fondé sur la quantification, c’est-à-dire informer les gens sur la

quantité d’aliments qu’ils doivent consommer pour rester en vie et survivre et dans quels

aliments trouver ce qu’il faut consommer. À ce titre, le guide intitulé Adequate Dietes for

Families with Limited Incomes571 préparé par Hazel Stiebeling et son équipe, s’ouvre

comme suit:

« L’actuelle situation économique oblige à porter toute notre attention, aussi bien au

niveau national qu’individuel, sur la planification de ce qui constitue la meilleure

utilisation possible des ressources alimentaires disponibles. Fondamental à toute

planification, vient tout d’abord la connaissance exacte des valeurs nutritives des

aliments, des besoins nutritionnels du corps et de la relation qui existe entre alimentation

et santé572 .»

Il importe de souligner que, bien que les conditions socio-économiques de 1933 aient été

totalement différentes de celles de 1917, le discours à propos de l’alimentation est resté

fondamentalement inchangé573. Alors que le guide de Caroline Hunt spécifiait comment

déterminer les besoins alimentaires et les combler, celui de Hazel Stiebeling reprendra la

569 Nixon, R. A., Samuelson, P.A. (1940), « Estimates of Unemployment in the United States », The Review

of Economics and Statistics, vol. 22, n° 3, August, p. 101-111. 570 Le 31 octobre 1932, à Chicago, plus de 25 000 personnes descendront dans la rue pour participer à une

marche contre la faim dans le but de protester contre les coupures dans les allocations aux plus démunis. 571 Stiebeling, H. K. (1931), « Food budgets for nutrition and production programs », USDA Micellaneous

Publication, n° 183, Washington : USDA. 572 Idem., p. 1. 573 Young, E. G. (1964), « Dietary standards », in G. Beaton, E.W. McHenry (eds), Nutrition, A

Comprehensive Treatise, vol. 2, New York: Academic Press, p. 299-350.

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même démarche et s’emploiera avant tout à aider l’individu à choisir les aliments qui lui

permettront de s’alimenter correctement en fonction de sa position sur l’échelle sociale.

Alors que dans les années 1920 la croyance populaire voulait qu’une mauvaise santé relève

avant tout d’une méconnaissance de ce qui constitue un régime alimentaire efficace, celle-

ci fait place, après le krach boursier de 1929, à l’adéquation voulant que la mauvaise santé

est directement liée à la pauvreté. Le corps, par sa seule apparence, était porteur, dans de

telles conditions, de son identité sociale et par le fait même de sa propre stigmatisation.

Il faut également préciser que le Canada, pris au dépourvu par la crise économique,

mettra sur pied une série de mesures pour les nombreux chômeurs, en émettant tout d’abord

des coupons échangeables pour l’alimentation, l’habillement, le logement et le

combustible, coupons qui seront par la suite remplacés par des chèques, sans exiger un

travail en retour. Le gouvernement canadien, malgré tous ses efforts pour assurer l’apport

alimentaire, constate le faible niveau d’éducation alimentaire et, en 1939, mandate le

Conseil Canadien de la nutrition de corriger la situation. S’appuyant sur les travaux de

Stiebeling574, le Conseil Canadien de la nutrition propose ses premières recommandations

alimentaires575. En 1942, le Conseil canadien de la nutrition adopte définitivement les

recommandations des États-Unis par souci d’uniformité, mais les remets en question en

1945 et publie ses propres normes. En 1940, les recommandations de Stiebeling seront par

la suite reprises par le Royaume-Uni et la Ligue des nations576.

Le guide alimentaire de Hazel Stiebeling, sur le plan quantitatif, est beaucoup plus

élaboré que l’était celui de Caroline Hunt. Comprenant plus de 60 pages agrémentées de

plusieurs graphes et statistiques, le but du guide est essentiellement de montrer qu’il est

possible, peu importe le budget dont un individu dispose, de rencontrer les exigences

alimentaires requises, aussi bien à un coût minimal, qu’à un coût modéré, qu’à un coût

élevé. Par exemple, sur une base annuelle, un individu contraint à un régime à coût minimal

devrait consommer 240 livres de céréales et 8 livres d’œufs, alors que celui qui peut se

574 Harper, A.E. (2003), « Contributions of Women Scientists in the U.S. to the Development of

Recommended Dietary Allowances », Journal of Nutrition, vol. 133, n° 11. p. 3698-3702. 575 Canadian Council on Nutrition (1940), The Canadian dietary standards, National Health, n° 8, p. 1-9. 576 Miller, D. F. & Voris, L. (1968), « Chronologic changes in the Recommended Dietary Allowances »,

Journal of American Diet Association, n° 54, p. 109-117.

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permettre un régime où le coût n’a pas vraiment d’importance devrait consommer 100

livres de céréales et 30 douzaines d’œufs. Cette différence est tout simplement due au fait

que la personne qui en a les moyens peut varier à volonté les groupes alimentaires qui lui

permettront d’atteindre les valeurs adéquates pour être en santé. Avec son guide

alimentaire, Hazel Stiebeling a réussi a établir des corrélations entre le revenu disponible,

la classe sociale d’appartenance et la valeur énergétique des aliments.

Cette façon d’approcher l’alimentation par des équivalences chiffrées marque une étape

importante dans la construction sociale de la saine alimentation. En reprenant la démarche

de Caroline Hunt, Hazel Stiebeling a en quelque sorte définitivement installé la

quantification comme mesure de facto. Ce faisant, en installant la mesure au cœur même

du moindre aliment, Hazel Stiebeling a aussi mis en place la possibilité de poser des

jugements moraux à propos de l’alimentation des gens. Et ceci n’est pas innocent, car la

démarche de Hazel Stiebeling a établi deux critères qui structureront le discours de la saine

alimentation : (i) une compréhension scientifique de la valeur nutritive des aliments et du

coût lié à cette même valeur nutritive ; (ii) l’institutionnalisation de l’idée voulant qu’un

aliment de qualité se mesure en termes quantitatifs. Autrement dit, juger d’un aliment sain

ne relève ni d’un jugement personnel ni d’une question de goût, mais de mesures

scientifiquement établies (nutriments contenus dans un aliment, composants nocifs pour la

santé, coût d’un aliment). Tout ce discours aurait été impensable, voire même impossible,

si Caroline Hunt n’avait pas instauré la quantification de l’alimentation.

Par exemple, dans ses recommandations, Hazel Stiebeling souligne qu’il est important

que les enfants consomment en moyenne un quart de pinte de lait par jour et que les adultes

en consomment une pinte complète. Autrement, elle suggère de consommer surtout des

céréales brunes et de servir des aliments denses en protéines. En fait, elle considère qu’

« il n’y a aucune raison de se soustraire à ces saines habitudes alimentaires, même en

temps en normal, et spécialement pour les familles qui ont la possibilité de faire pousser

leurs propres légumes ou fruits ou d’élever du bétail ou de la volaille577. »

En somme, pour Stiebeling, peu importe ce qui se retrouvera dans l’assiette, ce qui

compte avant tout c’est la valeur nutritive des aliments. Et qu’il s’agisse d’une période

577 Stiebeling, H. K. (1931), op. cit., p. 13.

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d’abondance ou de récession économique, la valeur nutritionnelle des aliments ne change

pas en fonction de la situation économique. Conséquemment, tout individu, qu’il soit dans

une situation financièrement précaire ou autrement, a la possibilité de demeurer en santé.

Ce n’est pas rien comme proposition, car elle engage directement la responsabilité de

l’individu et sa capacité à faire des choix éclairés.

Il importe également de relever ce qui, aujourd’hui, dans ce que propose Hazel

Stiebeling, va à l’encontre du discours de la saine alimentation. Tout d’abord, Stiebeling

souligne à quel point il est important de consommer des produits laitiers : « le lait contient

le plus vaste assortiment de nutriments dans un seul et même aliment, et il doit être

considéré comme le fondement même d’un régime alimentaire adéquat578. » Les gras, pour

leur part, « sont d’importantes sources d’énergie. Le lard doit être considéré comme le gras

en chef dans tout bon régime, si le lait est plus ou moins disponible579. » Les « œufs doivent

être consommés sur une base régulière, car ils sont une importante source de fer et autres

minéraux, de vitamines A et D, et de protéines580. » À 80 ans de distance, tout bon

nutritionniste qui se respecte sursauterait à la seule lecture de ces recommandations. Et

pourtant, tout comme le font les nutritionnistes d’aujourd’hui, Hazel Stiebeling a engagé

une population entière dans des façons spécifiques de s’alimenter. Il ne s’agit pas ici de

savoir si les recommandations de Stiebeling et les recommandations des nutritionnistes

d’aujourd’hui sont ou non valables, mais bien de mettre en lumière comment ces savoirs

construisent des normes sociales de commensalité, comment elles construisent socialement

des attitudes et des comportements alimentaires, comment elles suggèrent des façons d’être

par rapport à l’alimentation, comment elles tracent des lignes de démarcation entre classes

sociales.

Un autre point des propositions de Stiebeling qui mérite d’être relevé concerne les fruits

et légumes. Dans toutes les recherches effectuées pour la rédaction de cette thèse, il

semblerait bien, et ce, sous toute réserve, que ce soit Hazel Stiebeling qui, pour la première

fois, recommande de consommer « 5 portions de fruits et de légumes par jour581 ». En se

578 Idem., p. 14. 579 Ibidem. 580 Idem. 581 Idem., p. 3.

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fiant à la méthode de quantification alimentaire utilisée par Stiebeling, il est fort probable

qu’elle ait visé juste, car aujourd’hui, la même norme tient toujours la route et a été reprise

à la fois par l’OMS et les santés publiques de plusieurs pays industrialisés.

Le gras comme bouc émissaire d’une mauvaise santé

Au début des années 1950, deux autres « ennemis » de la santé seront particulièrement

pointés du doigt : les gras saturés et le cholestérol. Alors que la calorie est réputée favoriser

la prise de poids, les gras relèveraient d’une tout autre dynamique, plus pernicieuse, qui

entraînerait des problèmes coronariens importants. Il importe de retracer les moments qui

ont conduit à faire des gras et du cholestérol des éléments clés dans la construction sociale

de la saine alimentation dans l’ensemble de tous les pays industrialisés : (i) John Goffman

(1918-2007), en 1950, établit un lien fort entre cholestérol et problèmes coronariens ; (ii)

l’épidémiologue américain Ancel Keys (1904-2004), en 1953, établit un lien entre

consommation d’huiles végétales et maladies cardiovasculaires ; (iii) la Framingham Heart

Study, en 1955, prouve que certains aliments et habitudes de vie sont des facteurs de risque

des maladies cardiovasculaires ; (iv) le cardiologue français Michel de Lorgeril, en 1990,

propose la thèse du French Paradox ; (v) le chirurgien britannique Dennis Burkitt (1911-

1993), en 1962, avance l’idée que la consommation de fibres alimentaires peut réduire la

possibilité de développer le cancer du côlon — dans la foulée de ses travaux, d’autres

chercheurs avanceront l’idée que les fibres alimentaires réduisent les taux de mauvais

cholestérol.

Premièrement, cholestérol et problèmes coronariens. En 1950, le médecin américain

John Goffman suggère que le cholestérol serait responsable de la majorité des problèmes

cardiovasculaires582 :

« Certains assurent que le cholestérol sanguin est significativement élevé chez une

majorité de patients atteints d’athérosclérose, alors que d’autres le contestent avec

582 Gofman, J. W., et al. (1950), « The role of lipids and lipoproteins in arteriosclerosis », Science, vol. 111,

p. 166-181.

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vigueur. On peut dire avec certitude qu’un nombre considérable de personnes souffrant

des conséquences de l’athérosclérose ont des taux de cholestérol sanguins normaux583. »

Comment Goffman en est-il arrivé à une telle conclusion ? En pleine guerre de Corée, le

gouvernement américain dépêche sur place une équipe de pathologistes pour en apprendre

un peu plus à propos des blessures de guerre. Dissection après dissection, vérification après

vérification, les pathologistes posent un constat auquel nul ne s’attendait : des 300 corps

autopsiés, 35 % d’entre eux présentaient des dépôts graisseux sur les parois des artères ;

41 % présentaient des lésions artérielles ; 3 % avaient des dépôts graisseux suffisamment

larges pour bloquer une artère coronarienne. Ce qui surprend le plus les pathologistes, c’est

que ces soldats, tous dans la vingtaine, puissent être affectés par un tel problème,

corroborant ainsi une certaine hypothèse qui circulait depuis la fin de la Seconde Guerre

mondiale dans les milieux scientifiques voulant qu’il y ait eu une augmentation

significative des maladies cardiovasculaires584 chez les jeunes hommes et les hommes

d’âge moyen585. La santé publique américaine se mobilise alors pour juguler le problème,

investit plus de 4 millions de dollars dans des campagnes d’information visant les aliments

gras, met au point des slogans et identifie un coupable : le cholestérol, la molécule

responsable de la formation de plaques d’athérosclérose qui boucheraient les artères586. La

solution au problème est de réduire ou d’éliminer tout ce qui pourrait contribuer à

augmenter le niveau de cholestérol dans le sang.

Deuxièmement, les huiles végétales. L’année 1953, avec la publication de l’article

scientifique Atherosclerosis: a problem in newer public health 587 par le chercheur Ancel

Keys (1904-2004), les huiles végétales sont directement pointées du doigt. Cet article,

fondé sur les habitudes alimentaires de sept différents pays, établit un lien direct entre

583 Idem., p. 166. 584 Fox, C. S., Evans, J.C., Kannel, W.B., Levy, D. (2004), « Temporal Trends in Coronary Heart Disease

Mortality and Sudden Cardiac Death From 1950 to 1999 / The Framingham Heart Study », Coronary Heart

Disease, American Heart Association, vol. 110, p. 522-527. 585 Uemura, K., Pisa, Z. (1988), « Trends in cardiovascular disease mortality in industrialized countries since

1950 », in World Health Statistics Quarterly, Geneva : Division of Epidemiological Surveillance, World

Health Organization, vol. 41, n° 3-4, p. 155-178. 586 Shepard, W. P. (1950), « The American Heart Association as an national voluntary public health agency »,

in Circulation, vol. 2, n° 3, p. 736-741. 587 Keys, A. (1953), op. cit.

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nutrition et maladies cardiovasculaires, d’où les recommandations de Keys de réduire de

façon significative la consommation des huiles végétales et de margarine et de se tourner

plutôt vers un régime de type méditerranéen. Les travaux de Keys mèneront à la

formulation de l’hypothèse « Diet-Heart », hypothèse qui deviendra non seulement la clé

de voûte d’une démarche globale en matière de régimes, mais qui modifiera de façon

significative la relation entretenue entre le gras et la santé588.

Troisièmement, les gras comme facteur de risque. L’année 1957 marque un jalon

important dans la reconfiguration des pratiques alimentaires avec la Framingham Heart

Study menée depuis 1948 dans la ville de Framingham dans le Massachusetts aux États-

Unis589, car elle débouche sur une toute nouvelle façon d’envisager et de traiter les

problèmes cardiovasculaires avec la notion de facteur de risque. Auparavant perçues

comme une conséquence inévitable de l’âge, les maladies cardiovasculaires entrent

désormais dans le giron des maladies induites par l’environnement et l’alimentation.

L’hypertension sera le premier facteur de risque à être officiellement identifié590. L’excès

de cholestérol, fortement soupçonné d’y contribuer, ne sera confirmé officiellement qu’en

1977591. Après la publication des premiers résultats de la célèbre Framingham Heart Study

mettant en cause comme source de maladies les habitudes de vie (tabagisme, nourriture

riche en lipides, sédentarité)592, et avec la publication de plusieurs autres études menées sur

le cholestérol par l’industrie de la margarine, se répandra de plus en plus l’idée que le

beurre et les œufs sont mauvais pour la santé593.

588 Keys, A. (1980), Seven countries: a multivariate analysis of death and coronary heart disease, London:

Harvard University Press. 589 Mahmood, S. S., Levy, D., Vasan, R. S., Wang, T. J. (2014), « The Framingham Heart Study and the

epidemiology of cardiovascular disease: a historical perspective », The Lancet, vol. 383, p. 999-1008. 590 Dawber. T. R., Moore, F. E., Mann, G. V., « Coronary heart disease in the Framingham study [archive] »,

American Journal of Public Health, 1957, vol. 47, n° 4. 591 Gordon, T., Castelli, W. P., Hjortland, M.C., Kannel, W. B., Dawber, T.R. (1977), « High density

lipoprotein as a protective factor against coronary heart disease. The Framingham study », American Journal

of Medecine, vol. 62, p. 707–714. 592 Kannel, W., Gordon, T. (1968), The Framingham Study, Washington D.C. : U.S. Government Printing

Office. 593 Dupré, R. (1999), « If It's Yellow, It Must be Butter": Margarine Regulation in North America Since

1886 », The Journal of Economic History, Cambridge : Cambridge University Press, vol. 59, n° 2, June, p.

353-371.

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En s’appuyant sur les résultats de la Framingham Study, de plus en plus de chercheurs

établissent des liens de cause à effet entre la mortalité par maladies cardiovasculaires et la

consommation de gras594. D’ailleurs, les statistiques internationales montrent, avec preuves

à l’appui, qu’il existerait une corrélation forte entre le fait de consommer des aliments

saturés en gras (produits laitiers et viandes) et la mortalité coronarienne595. L’étude Finnish

Mental Hospital Study, menée de 1959 à 1971 dans deux hôpitaux situés tout près

d’Helsinki, aurait clairement établi ce lien en remplaçant le beurre par des huiles végétales,

la démarche conduisant à une réduction significative de la mortalité coronarienne chez les

hommes596. D’autres études statistiques menées en Norvège et en Finlande soutiennent

elles aussi cette thèse du gras lié à la mortalité coronarienne : (i) pendant la guerre, alors

que la consommation de gras provenant du lait, du beurre et des œufs avait grandement

diminué, les chercheurs auraient constaté une diminution importante de la mortalité

coronarienne ; (ii) une fois la guerre terminée, une fois le réseau de distribution alimentaire

rétabli, le taux de mortalité coronarienne était revenu à son niveau d’avant-guerre597. Au

Canada, ce sont en bonne partie les données statistiques de 1959598 et 1971599 de la

Metropolitan Life Insurance qui serviront de point de départ pour élaborer une suite de

recommandations relativement à la consommation de gras.

En réponse à la corrélation établie par la Framingham Study entre la consommation

d’aliments riches en gras saturés et le risque de mortalité coronarienne, et en réponse au

changement démographique en train de survenir au cours des années 1970 — de plus en

plus de gens vivent au-delà de 65 ans600 —, la santé publique des pays développés amorce

594 World Health Organization (1976), World Health Statistics Annual 1973. Volume I: Vital statistics and

causes of death, Geneva : World Health Organization. 595 Strom, A. J., Jensen, R. A. (1951), « Mortality from circulatory diseases in Norway 1940-1945 », The

Lancet, vol. 1, n° 126. 596 Turpeinen, O. (1979), « Effect of cholesterol-lowering diet on mortality from coronary heart disease and

other causes », Circulation, vol. 59, p. 1-7. 597 Malmros, H., (1950), « The relation of nutrition to health. A statistical study of the effect of the war-time

on arteriosclerosis, cardio-sclerosis, tuberculosis and diabetes », Acta of Medecine of Scandinavia, vol. 138,

suppl. 246, n° 137. 598 Metropolitan Life Insurance Company (1959), New Weights Standards for Men and Woman, Statistical

Bulletin, vol. 40, p. 1-10.4. 599 Metropolitan Life Insurance Co. (1971), « Cardiovascular diseases : United States, Canada and Western

Europe », Statistical Bulletin, vol. 52, p. 2-7. 600 Jacobsen, L. A., Kent, M., Lee, M., Mather, M. (2011), « America's aging population », Population

Bulletin, vol. 66, n° 1, Washington D.C.: Population Refrence Bureau, p. 2.

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un virage et se concentre de plus en plus sur des campagnes de préventions portant sur les

maladies chroniques et dégénératives. En fait, alors qu’au début du XXe siècle les maladies

cardiovasculaires et le cancer ne comptaient que pour 20 % des décès, ce taux s’était

déplacé, au début des années 1970, à plus de 70 %601.

Au début des années 1970, afin de réduire la consommation de gras et de cholestérol,

l’American Heart Association y va d’une recommandation importante et suggère de ne

consommer que 3 œufs par semaine602. Cette recommandation ne sera pas sans

conséquence, puisque nutritionnistes, médecins et médias des pays industrialisés

s’empareront de celle-ci et transformeront l’œuf en un aliment mis à l’index, car trop riche

en cholestérol603. En fait, au cours des cinq dernières décennies, il a fortement été suggéré

de limiter la consommation hebdomadaire d’œufs et de beurre afin de réduire le risque de

développer des problèmes cardiovasculaires. Cette suggestion, fondée sur l’hypothèse de

la Framingham Heart Study, voulant que les aliments riches en gras saturés et en

cholestérol augmentent le risque de développer un problème coronarien, a particulièrement

été appliquée aux œufs. Puisque les œufs sont (i) riches en cholestérol, (ii) qu’il a été

démontré, selon certaines études, que manger des aliments riches en cholestérol augmente

le cholestérol sérique (cholestérol associé à une plus grande fréquence des maladies

cérébrovasculaires et des artères coronaires), (iii) qu’un taux élevé de cholestérol sérique

favorise grandement le risque coronarien, la logique qui s’est installée a conduit à reléguer

l’œuf au rang des aliments nocifs pour la santé. Ce faisant, une certaine norme à la fois

sociale et alimentaire a modifié la consommation de ces deux aliments.

Afin de confirmer ou d’infirmer ces hypothèses relatives à l’œuf, en 1982, la

Framingham Heart Study lance une étude comparative entre des gens qui mangent

plusieurs œufs par semaine et des gens qui en consomment très peu : les résultats ne

révèlent alors aucune augmentation du cholestérol sérique entre les hommes qui mangent

plusieurs œufs par semaine et ceux qui en consomment très peu. Chez les femmes, les

601 Rosamond, W. et al. (2008), « Heart Disease and Stroke Statistics 2008 Update », Circulation, vol. 117,

n° 4, p. e25-e146. 602 Herron, K. L., Fernandez, M. L. (2004), « Are the Current Dietary Guidelines Regarding Egg

Consumption Appropriate? », Journal of Nutrition, vol. 134, n° 1, p. 187-190. 603 Vergroesend, A. J. (1972), Dietary fat and cardiovascular disease : possible modes of action of linoleic

acid, Journals of Cambridge, «Procedures Act of The Nutrition Society», p. 323-329.

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résultats révèlent une très faible augmentation du cholestérol sérique chez celles qui

consomment plusieurs œufs par semaine604. En 1990, une étude longitudinale composée de

plus de 26 000 participants, tous membres de l’Église Adventiste californienne, ne révèle

aucune augmentation d’événements coronariens chez les gens qui consomment plusieurs

œufs par semaine versus ceux qui en consomment moins605. Une autre étude longitudinale

conduite à la même époque sur plus de 5 000 hommes finlandais n’a révélé aucun impact

de la consommation d’œufs par rapport au taux de mortalité associé à un événement

coronarien606. La Fakuoka Heart Study japonaise, après avoir examiné plus de 600 patients

victimes d’une crise cardiaque, n’identifie aucune relation entre la consommation d’œufs

et le risque d’un événement coronarien607. Une étude italienne randomisée n’a montré

aucun lien entre la consommation d’œufs et le risque d’un événement coronarien608.

L’étude la plus significative à ce sujet, d’une durée de 14 ans (1980-1994) et comportant

plus de 117 000 participants (37 581 hommes âgés de 40 à 75 ans, 80 082 femmes âgées

de 34 à 59 ans), a cherché à mettre en évidence la relation entre la consommation d’œufs

et le risque d’un événement coronarien. La conclusion de l’étude révèle que manger sept

œufs par semaine n’a aucun impact sur le risque d’un événement coronarien609. Finalement,

une étude longitudinale japonaise comportant plus de 37 000 participants révèle de façon

tout à fait surprenante que manger un œuf par jour réduit de 30 % le risque d’un événement

coronarien par rapport à ceux qui ne mangent pas ou très peu d’œufs610.

604 Dawber, T. R., Nickerson, R.J., Brand, F.N., Pool, J. (1982), « Eggs, serum cholesterol, and coronary

heart disease », American Journal of Clinical Nutrition, vol. 36, p. 617-625. 605 Fraser, G. E. (1999), « Associations between diet and cancer, ischemic heart disease, and all-cause

mortality in non-Hispanic white California Seventh-day Adventists », American Journal of Clinical

Nutrition, vol. 70, p. 532S-538S. 606 Knekt, P., Reunanen, A., Jarvinen, R., et al. (1994), « Antioxidant vitamin intake and coronary mortality

in a longitudinal population study », American Journal of Epidemioly, vol. 139, p. 1180-1189. 607 Sasazuki, S. (2001), « Case-control study of nonfatal myocardial infarction in relation to selected foods

in Japanese men and women », Japan Circulatory Journal, vol. 65, p. 200-206. 608 Gramenzi, A., Gentile, A., Fasoli, M., et al. (1990), « Association between certain foods and risk of acute

myocardial infarction in women », British Medical Journal, vol. 300, p. 771-773. 609 Hu, F. B., Stampfer, M. J., Rimm, E. B., et al. (1999), « A prospective study of egg consumption and risk

of cardiovascular disease in men and women », Journal of American Medical Association, vol. 281, p. 1387-

1394. 610 Sauvaget, C., Nagano, J., Allen, N. (2003), « Intake of animal products and stroke mortality in the

Hiroshima/Nagasaki Life Span Study », Internet Journal of Epidemiology, vol. 32, p. 536-43.

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202

En 1997, l’étude Multiple Risk Factor Intervention Trial révèle que les individus qui ont

le taux de cholestérol sérique le plus bas (< 200) sont ceux qui consomment le plus grand

nombre d’œufs611. Toujours dans le même ordre d’idées, l’étude longitudinale britannique

Third National Health and Nutrition Examination Survey612 (20 000 participants) met en

lumière que ceux qui consomment moins d’un œuf par semaine ont des niveaux de

cholestérol sérique plus élevé que ceux qui en mangent 4 par semaine.

En résumé, les données indiquent que la consommation d’œufs n’a aucun impact négatif

sur la santé coronarienne. Au vu de ces résultats, il n’est pas si simple de trancher à savoir

si l’œuf est ou non nocif pour la santé. D’ailleurs, à ce titre, au tournant 2007613, l’œuf et

le beurre614 seront en quelque sorte réifiés615. Pourtant, ni le beurre616, qui est alors

confronté au lobby de la margarine617, ni l’œuf, qui se révèle également une excellente

source de plus de 11 nutriments618, n’avaient strictement rien perdu de leurs propriétés

intrinsèques. La seule chose qu’ils aient perdue, depuis 50 ans, c’est un peu de leurs

propriétés « agressives » antérieurement signalées par la recherche scientifique pour en

acquérir une nouvelle, celle d’être sains pour la santé pourvu qu’ils soient consommés

modérément. En fait, en 2000, après plus de 40 ans d’une campagne dénigrant les œufs

comme responsables de l’augmentation du cholestérol sérique, l’American Heart

Association modifie ses recommandations et suggère désormais qu’il est tout à fait

acceptable de consommer un maximum de 300 mg de cholestérol par jour (un œuf contient

611 Tillotson, J. L., Bartsch, G. E., Gorder, D., Grandits, G. A., Stamler, J. (1997), « Food group and nutrient

inakes at baseline in the Multiple Risk Factor Intervention Trial », American Journal of Clinical Nutrition,

vol. 65, p. 228S-257S. 612 Song, W. O., Kerver, J.M. (2000), « Nutritional contribution of eggs to American Diets », Journal

American College Nutrition, vol. 19, p. 556S-562S. 613 Hu, F. B. (2007), « Diet and Cardiovascular Disease Prevention. The Need for a Paradigm Shift », Journal

of the American College of Cardiology, vol. 50, p. 22-24. 614 Jones, M. O. (2007), « Food Choice, Symbolism, and Identity: Bread and Butter Issues for Folkloristics

and Nutrition Studies », Journal of American Folklore, vo. 120, n° 476, p. 129-177. 615 Qureshia, A. I., Suricid, F. K., Ahmed, S. et als (2007), « Regular egg consumption does not increase the

risk of stroke and cardiovascular diseases », Medecine Science Monitor, vol. 13, n° 1. 616 Slattery, M. L., Randall, D. E. (1988), « Trends in coronary heart disease mortality and food consumption

in the United States between 1909 and 1980 », American Journal of Clinical Nutrition, vol. 47, n° 6, p. 1060-

1067. 617 Dupré, R. (1999), « If It's Yellow, It Must Be Butter: Margarine Regulation in North America Since

1886 », The Journal of Economic History, vol. 59, n° 2, p. 353-371. 618 Applegate, E. (2000), « Introduction: nutritional and functional roles of eggs in the diet », Journal of

American College of Nutrition, vol. 19, p. 495S-498S.

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approximativement 280 mg de cholestérol), et ne mène plus aucune campagne contre les

œufs. Pour leur part, la Food Standards Authority britannique619 et Santé Canada620 se

rangeront à cet avis et affirmeront que les œufs représentent une bonne source de protéines,

de vitamines et de minéraux, et concluront en disant que, bien que les œufs soient riches

en cholestérol, ce cholestérol ne représente presque aucun danger pour la santé

cardiovasculaire.

En ce qui concerne les gras en général, en décembre 1997, une étude américaine suggère,

contrairement au consensus scientifique, que les aliments gras (pour chaque 3 % de la

consommation totale de gras, une réduction de plus de 15 % du risque de crise cardiaque

s’ensuivrait) ne seraient pas les seuls responsables des maladies coronariennes et qu’ils

pourraient même avoir un effet protecteur, pourvu que l’individu ne soit pas obèse621. En

juillet 1998, celui-là même qui avait attiré l’attention des scientifiques et du grand public à

ce sujet dans les années 1950, le biochimiste américain David Kritchevsky (1920-2006),

suggère qu’il se pourrait bien que le fromage — riche en gras saturé — puisse être en

mesure d’empêcher le cholestérol de bloquer les artères et de conserver au système

circulatoire sa santé622. Pour sa part, la biochimiste américaine Mary Enig avance

l’hypothèse que ce ne sont pas des aliments comme le beurre et les œufs qui sont les grands

coupables, mais bel et bien la margarine623. En 1999, une étude finlandaise portant sur plus

de 29 133 hommes âgés de 50 à 69 ans met en lumière le fait que les hommes dont le taux

de cholestérol est trop bas sont les plus susceptibles de développer des troubles d’anxiété

et de dépression624.

Quatrièmement, le French Paradox625 et les Omega-3. En 1979, une étude longitudinale

conduite dans plus de 18 pays révèle une forte association négative entre consommation

619 Food Standards Authority (2007), FSA nutrient and food based guidelines for UK institutions, p. 2. 620 Santé Canada (2011), Bien manger avec le guide alimentaire canadien, p. 3. 621 BBC (1997), Fat may decrease the risk of stroke, December 24. 622 BBC (1998), Cheese and milk: recipe for a healthy heart?, July 14. 623 Enig, M. G., Fallon, S. (1998-1999), The Oiling of America : Margarine's the Bad Guy, Butter and Eggs

the Good Guys, Nexus Magazine. 624 Partonen, T., Haukka, J., Virtamo, J. et al. (1999), « Association of low serum total cholesterol with major

depression and suicide », British Journal of Psychiatry, vol. 175, p. 259-262. 625 Renaud, S., de Lorgeril, M. (1992), « Wine, alcohol, platelets, and the French paradox for coronary heart

disease », The Lancet, vol. 339, n° 8808, p. 1523-1526.

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d’alcool et maladies coronariennes et attribue le phénomène à la consommation de vin

rouge626. Cette étude amorce une série de recherches qui mèneront, au début des années

1990, à proposer le régime alimentaire méditerranéen composé d’aliments riches en gras

saturés et à faible incidence d’événements coronariens — élaboré par le cardiologue

français Michel de Lorgeril. L’idée est la suivante : malgré un régime alimentaire riche en

gras saturés, les Français seraient moins sujets aux maladies coronariennes que les

populations des autres pays industrialisés. Cet effet protecteur, lié au resveratrol (un

antioxydant) contenu dans le vin rouge (consommation quotidienne de 20 à 30 gr.),

réduirait de 40 % le risque de maladies coronariennes en prévenant la formation de plaques

d’athérosclérose. En 1993, l’équipe de recherche d’Artaud-Wild, après une étude

longitudinale menée dans plus de 40 pays, excluant la France et la Finlande, arrive à la

conclusion que le vin rouge peut éventuellement prévenir le développement de maladies

coronariennes à la condition expresse que la consommation soit déjà liée à des populations

consommant d’importantes quantités de gras saturés627. En 1997, des chercheurs de

l’Université de l’Illinois suggèrent que le resveratrol contenu dans le raisin rouge serait

non seulement susceptible d’aider à prévenir les maladies coronariennes, mais également

à prévenir le cancer628-629. D’autres équipes de chercheurs reviennent sur le French

Paradox et confirment que les propriétés cardiopréventives du vin rouge résideraient avant

tout dans l’action des flavonoïdes, spécifiquement le resveratrol présent dans le vin

rouge630.

Toujours dans la même logique, les années 1980 marquent le début de l’aventure des

effets bénéfiques de l’huile de poisson. Tout commence en 1971 avec la publication d’une

626 St. Leger, A. S., Cochrane, A. L., Moore, F. (1979), « Factors associated with cardiac mortality in

developed countries with particular reference to theconsumption of wine », The Lancet, vol. 1, p. 1017-1020. 627 Artaud-Wild, S. M., Connor, S. L., Sexton, G., Connor, W. E. (1993), « Differences in coronary mortality

can be explained by differences in cholesterol and saturated fat intakes in 40 counties but not in France and

Finland », Circulation, vol. 88, p. 2771-2779. 628 Jang, M., Cai, L., Ideani, G. O. et al. (1997), « Cancer Chemopreventive Activity of Resveratrol, a Natural

Product Derived from Grapes », Science, vol. 7, n° 5297, p. 218-220. 629 Clément, M. V., Hirpara, J. L., Chawdhury, S. H., Pervaiz, S. (1998), « Chemopreventive Agent

Resveratrol, a Natural Product Derived From Grapes, Triggers CD95 Signaling-Dependent Apoptosis in

Human Tumor Cells », Blood, vol. 92, n° 3, p. 996-1002. 630 Constant, J. (1997), « Alcohol, ischemic heart disease, and the french paradox », Clinical Cardiology, vol.

20, p. 420-424.

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première étude portant sur le cholestérol des Esquimaux du Groenland631. Suivent, dix ans

plus tard, d’autres études qui lieront le régime alimentaire riche en poisson des Esquimaux

du Groenland632-633 et celui des Japonais634 à la faible incidence de mortalité par maladies

coronariennes : les longues chaînes n-3 d’acides gras polyinsaturés, abondante dans la chair

des poissons, contribueraient à abaisser de façon significative les niveaux de mauvais

cholestérol, à augmenter la vasodilatation et à réduire l’agrégation plaquettaire635-636. Afin

de vérifier si la consommation de poissons et de fruits de mer (2,23 gr/j d’Omega-3) a un

réel effet sur la santé cardiovasculaire, une vaste étude637, qui durera six ans, est lancée en

1986. Comportant plus de 44 895 participants âgés de 40 à 75 et sans problèmes

cardiovasculaires préalablement connus638, l’étude en question sera l’objet d’un suivi

méthodique pendant plus de dix ans. En octobre 1995, les premiers résultats de l’étude

amorcée en 1986 à propos des Omega-3 sont publiés : des 44 895 participants, 1 543 ont

été victimes d’un quelconque événement coronarien. De ceux-ci, 264 sont directement

décédés d’une crise cardiaque, 547 ont été victimes d’un infarctus non fatal du myocarde

et 732 ont dû subir un pontage ou une angioplastie. L’étude en arrive à la conclusion « […]

que consommer un ou cinq repas de poisson par semaine est peu susceptible de réduire le

risque coronarien chez des hommes ne présentant aucun problème cardiovasculaire

préalablement connu639. » En 2006, une méta-analyse portant sur plus de 41 études de

cohortes arrive à la conclusion que « les longues chaînes et les plus courtes chaînes d’acides

631 Bang, H. O. Dyerberg, J, AaseBrondum, N. (1971), « Plasma lipid and lipoprotein pattern in greenlandic

wet-coast eskimos », The Lancet, vol. 1, n° 7710, p. 1143-1146. 632 Bang, H. O., Dyerberg, J, Sinclair, H. M. (1980), « The composition of the Eskimo food in north western

Greenland », American Journal of Clinical Nutrition, vol. 33, p. 2657-2661. 633 Kromann, N., Green, A. (1980), « Epidemiological studies in the Upernavik district, Greenland: incidence

of some chronic diseases 1950-1974 », Acta Medica Scandinavia, vol. 208, p. 401-406. 634 Hirai, A., Hamazaki, T., Terano, T., et al. (1980), « Eicosapentaenoic acid and platelet function in

Japanese », The Lancet, vol. 2, p. 1132-1133. 635 Leaf, A., Weber, P. C. (1988), « Cardiovascular effects of n-3 fatty acids », New England Journal of

Medicine, vol. 318, p. 549-557. 636 Schmidt, E. B., Dyerberg, J. (1994), « Omega-3 fatty acids: current status in cardiovascular medicine »,

Drugs, vol. 47, p. 405-424. 637 Hunter, D. J., Rimm, E. B., Sacks, F. M., et al. (1992), « Comparison of measures of fatty acid intake by

subcutaneous fat aspirate, food frequency questionnaire, and diet records in a free-living population of US

men », American Journal of Epidemiology, vol. 135, p. 418-427. 638 Ascherio, A. et al. (1995), « Dietary Intake of Marine n-3 Fatty Acids, Fish Intake, and the Risk of

Coronary Disease among Men », New England Journal of Medecine, vol. 332, p. 977-983. 639 Hunter, D. J., Rimm, E. B., Sacks, F.M., et al., op. cit.

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gras Omega-3 n’ont pas d’effet clairement établi sur la mortalité totale — événements

coronariens ou cancer640. » Par contre, le marché des suppléments d’Omega-3 prend

littéralement son envol au milieu des années 1990641 et atteint, en 2011, des ventes

annuelles de l’ordre de 25,42 milliards de dollars642. Finalement, en 2012, une méta-

analyse arrive à la conclusion que la prise de suppléments d’Omega-3 ne peut en aucune

façon être associée à une diminution du risque de mortalité, tant pour la mortalité en général

que pour la crise cardiaque, la mort subite ou l’infarctus du myocarde associé ou non à

l’obésité643. Pour sa part, la Food and Drug Administration approuve l’administration de

suppléments d’Omega-3 uniquement comme agent permettant d’abaisser le taux de

triglycérides chez les patients hypercholestérolémiques644.

Cinquièmement, les fibres alimentaires. En 1962, le chirurgien britannique Dennis

Burkitt (1911-1993) arrive à établir une relation de cause à effet entre la faible prévalence

du cancer du côlon chez les Africains ruraux et leur régime alimentaire riche en fibres645.

Les conclusions de Burkitt auront des échos et un impact non négligeables jusqu’à

aujourd’hui646. Des échos, dans le sens où l’hypothèse de Burkitt n’a toujours pas été

confirmée et fait encore objet de débat647. Un impact, dans le sens où la consommation de

fibres est encore aujourd’hui considérée comme un facteur préventif par nombre de

médecins et de nutritionnistes648, sans compter que le complexe agroalimentaire s’est

640 Hooper, L., Thompson, R. L., Harrison, R. A. (2006), « Risks and benefits of omega 3 fats for mortality,

cardiovascular disease, and cancer: systematic review », British Medical Journal, vol. 332, n° 752. 641 Bimbo, A. P. (2009), « Raw material sources for the long-chain omega-3 market: Trends and

sustainability. Part 1 », 99th AOCS Annual Meeting & Expo in Seattle, Washington, USA. 642 Sprinkle, D. et al. (2012), Global Market for EPA/DHA Omega-3 Products, Packaged Facts for The Global

Organization for EPA and DHA Omega-3, p. 3. 643 Rizos, E. C., Ntzani, E. E., Bika, E. et al. (2012), « Association Between Omega-3 Fatty Acid

Supplementation and Risk of Major Cardiovascular Disease EventsA Systematic Review and Meta-

analysis », Journal of American Medical Association, vol. 308, n° 10, p. 1024-1033. 644 USFDA, http://www.accessdata.fda.gov/drugsatfda_docs/label/2012/021654s034lbl.pdf. 645 Burkitt, D. P., et al. (1963), « Some geographical variations in disease patterns in East and Central

Africa », East African Medical Journal, vol. 40, n° 1. 646 Burkitt, D. P. (1988), « Dietary fiber and cancer », in Journal of Nutrition, vol. 118, p. 531-533. 647 Fucsh, C. S. et al. (1999), « Dietary Fiber and the Risk of Colorectal Cancer and Adenoma in Women »,

The New England Journal of Medecine, vol. 340, p. 169-176. 648 Goodlad, R. A. (2001), « Dietary fibre and the risk of colorectal cancer », Gut, vol. 48, p. 587-589.

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emparé du phénomène et en a profité pour afficher sur ses emballages le libellé « Riche en

fibres » comme preuve de facteur préventif pour la santé :

« dans le cadre de la prévention du cancer du côlon […] il faut un régime riche en fibres,

mais provenant de l’alimentation, en particulier des fruits et des légumes. De telles fibres

naturelles sont bénéfiques pour ce qu’elles contiennent, mais aussi pour ce qu’elles ne

contiennent pas : des graisses et des calories en excès649. »

Et il faut vraisemblablement envisager que le changement de perspective650 n’est pas

banal, au point que, en 1971, Burkitt avance l’idée qu’un régime riche en fibres aurait un

effet protecteur pour protéger du cancer du côlon651. Le constat est le suivant : avec un

régime pauvre en fibres alimentaires, les populations des pays industrialisés souffrent plus

de constipation, de diverticules et de cancer du côlon que dans les pays en voie de

développement où ces problèmes de santé sont peu fréquents. L’hypothèse de la fibre

alimentaire protectrice, dite Hypothèse de Burkitt, est lancée652. En 1990, la British

Nutrition Foundation arrive à la conclusion que l’hypothèse de Burkitt voulant qu’une

déficience en fibres soit à la fois la cause du syndrome du côlon irritable, de la formation

de diverticules et du cancer colorectal n’est pas fondée, ni que la consommation de fibres

protégerait du diabète, de l’obésité et des maladies cardiovasculaires653. En 1994,

l’hypothèse voulant que le son non traité et riche en fibres aide à mieux gérer le syndrome

du côlon irritable est remise en question avec la parution d’une multitude d’études en

double aveugle. Les résultats de ces études convergeront tous vers un même point : il n’y

a aucun bénéfice attendu en rapport avec le syndrome du côlon irritable654 ; l’effet

bénéfique associé à une douleur abdominale relevant du syndrome du côlon irritable serait

649 Idem., p. 589. 650 Le Fanu, J. (1991) « A healthy diet – Fact or fashion », Health, lifestyle and environment: Countering the

panic, Social Affairs Unit, USA. 651 Burkitt, D. P., Trowell, H. C. (1977), « Dietary fibre and western diseases », Irish Medical Journal, vol.

70, n° 9, p. 272-277. 652 Southgate, D. A. T. (1992), « The dietary fibre hypothesis: A historical perspective », in ILSI Human

Nutrition Reviews, p 3-20, Schweizer, T. F. & Edwards, C. A. eds, New York : Springer-Verlag. 653 British Nutrition Foundation (1990), Complex Carbohydrates in Foods: the Report of the British Nutrition

Foundation's Task Force, London : Chapman & Hall. 654 Cann, P. A., Read, N. W. (1984), « What is the benefit of coarse wheat bran in patients with irritable

bowel syndrome? », Gut, vol. 25, n° 168.

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dû à un effet placebo655 ; une consommation excessive de son pourrait éventuellement

favoriser l’apparition du syndrome du côlon irritable656 ; le son est recommandé dans les

cas de constipation, car il accélère le transit intestinal657 . À ce sujet, en 1996, l’Imperial

Cancer Research Fund rappelle la communauté scientifique à l’ordre :

« Jusqu’à ce qu’il soit démontré que les fibres ont un réel effet sur la santé, nous

demandons instamment que la retenue soit affichée en ce qui concerne l’ajout de

suppléments de fibres aux aliments, et que toutes allégations non fondées relatives aux

bienfaits des fibres soient grandement limitées658. »

En 1997, une étude américaine menée pendant plus de 16 ans et portant sur plus de 90 000

personnes révèle qu’« une consommation à teneur élevée en fibre ne diminue pas les

possibilités de développer ou non un cancer du côlon659. » Malgré tout, malgré les mises

en garde et la validité plus ou moins affirmée des bienfaits avérés de la fibre alimentaire,

cette idée sera reprise jusqu’à aujourd’hui par le complexe agroalimentaire et les

nutritionnistes.

Au-delà des controverses scientifiques concernant les fibres alimentaires et le cancer du

côlon, les travaux de Burkitt ont conduit plusieurs chercheurs à tester et vérifier si celles-

ci possédaient d’autres propriétés préventives660. En fait, les résultats de plusieurs études

655 Lucey, M. R., Clark, M. L., Lowndes, J., Dawson, A. M. (1987), « Is bran efficacious in irritable bowel

syndrome? A double blind placebo controlled crossover study », Gut, vol. 28, n° 221. 656 Francis, C. Y., Whorwell, P. J. (1994), « Bran and irritable bowel syndrome: time for reappraisal », The

Lancet, vol. 344, n° 39. 657 Arffmann, S., Andersen, J. R., Hegnhoj, J. et al. (1985), « The effect of coarse wheat bran in the irritable

bowel syndrome. A double-blind cross-over study », Scandinavian Journal of Gastroenterology, vol. 20, n°

295. 658 Wasan, H. S., Goodlad, R. A. (1996), « Fibre-supplemented foods may damage your health », The Lancet,

vol. 348, p. 319. 659 Vainio, H. (1999), « Chemoprevention of cancer : a controversial and instructive story », British Medical

Bulletin, vol. 55, n° 3, p. 593-599. 660 De Vries, J. (2003), « On defining dietary fibre », Procedures of the Nutrition Society, vol. 62, p. 37-43.

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épidémiologiques661-662-663 accordent aux fibres alimentaires un rôle non négligeable dans

la prévention des maladies coronariennes qui se traduit par une amélioration sensible des

profils lipidiques664. D’ailleurs, plusieurs essais cliniques confirment les résultats de ces

études665-666 et suggèrent la consommation quotidienne de fibres alimentaires.

Que faut-il tirer comme premières conclusions de cette aventure concernant les gras et le

cholestérol versus l’obésité ? Tout d’abord, c’est bien au cours de la décennie 1950 que se

met en place une logique alimentaire articulée autour du cholestérol avec la Framingham

Study, faisant de celui-ci la pierre angulaire d’une stratégie globale vouée à combattre le

gras sous toutes ses formes, depuis les aliments gras et denses en énergie, en passant par le

développement de toute une industrie de l’amaigrissement, jusqu’aux chirurgies destinées

à contrôler la prise de poids. Si, au cours des années 1930, il a été suggéré de faire passer

l’alimentation sous le magistère de la santé publique, et si au cours des années 1940 il a été

suggéré de mettre sur pied un programme national d’éducation en matière d’alimentation,

c’est bien au cours des années 1950 que les grandes institutions publiques seront mobilisées

et utiliseront les techniques modernes de marketing pour faire passer le message que les

gras et le cholestérol sont nuisibles à la santé. Lentement, mais sûrement, la lutte contre la

graisse, sous toutes ses formes, en amont comme en aval, qu’elle soit déjà logée dans le

corps ou dans le moindre aliment, est devenue une construction sociale vouée à maîtriser,

contrôler, normaliser et réguler sa prise. De plus, le rôle de la Framingham Study n’est pas

anodin dans cette construction sociale, car avec la notion de facteur de risque, elle a fait du

661 Vuksan, V., Jenkins D. J., Spadafora, P. et al. (1999), « Konjac-mannan (glucomannan) improves

glycemia and other associated risk factors for coronary heart disease in type 2 diabetes: a randomized

controlled metabolic trial », Diabetes Care, vol. 229, p. 913-919. 662 Jenkins, D. J., Kendall C. W., Vuksan, V. et al (2002), « Soluble fiber intake at a dose approved by the

US Food and Drug Administration for a claim of health benefits: serum lipid risk factors for cardiovascular

disease assessed in a randomized controlled crossover trial », American Journal of Clinical Nutrition, vol.

75. p. 834- 839. 663 Liu, S., Buring, J., Sesso, H. et al. (2002), « A prospective study of dietary fiber intake and risk of

cardiovascular disease among women », Journal of American College of Cardiology, vol. 39, p. 49-56. 664 Lupton, J.R., Turner, N.D. (2003), « Dietary Fibre and Coronary Disease: Does the evidence support an

association? », Current Atherosclerosis Reports, vol. 5, p. 500-505. 665 World Health Organization (1988), « MONICA Project (monitoring trends and determinants in

cardiovascular disease): a major international collaboration », Journal of Clinical Epidemiology, vol. 41,

p.105- 114 666 Rimm, E. B., Ascherio, A., Giovannucci, E. et al (1996), « Vegetable, Fruit, and Cereal Fiber Intake and

Risk of Coronary Heart Disease Among Men », Journal of the American Medical Association, vol. 275, n°

6, p. 447-451.

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cholestérol un précurseur à une kyrielle de problèmes métaboliques. En somme, les années

1950 mettent en place un ensemble de conditions et de savoirs qui orienteront

vraisemblablement les interventions à venir au cours des décennies qui suivront : le mode

de vie.

Au cours des années 1960, la notion de mode de vie (lifestyle) émerge et renvoie à « la

façon dont un individu adopte certains comportements plutôt que d’autres qui le

prédisposeraient à la maladie667. » En fait, ce qui intéresse ici au premier chef, c’est que la

notion même de mode de vie intègre celle du facteur de risque développée par la

Framingham Heart Study : (i) serait à risque tout individu n’adoptant pas de saines

habitudes de vie ; (ii) certains modes de vie comporteraient une collection de facteurs de

risque pour la santé ; (iii) la notion même de mode de vie implique qu’il relèverait de

l’entière responsabilité de l’individu de modifier ses habitudes de vie, car certains aliments

représenteraient un facteur de risque. D’autre part, selon le chercheur Neal Tannahill, la

contre-culture hippie des années 1960 aurait largement contribué à modifier les pratiques

alimentaires avec l’introduction des lentilles et du riz brun. Ces aliments, fortement

recommandés par les gourous hindouistes et bouddhistes de l’époque, ont alors été perçus

comme des aliments auréolés de spiritualité et de santé. Au milieu des années 1970, même

si les hippies quittaient massivement la contre-culture, plusieurs d’entre eux continueront

à s’alimenter « sainement » et auront dans une certaine mesure contribué à modifier l’offre

du complexe agroalimentaire668.

Concrètement, tout au cours du XXe siècle, avec la notion de facteur de risque lié à

l’alimentation, avec les modes de vie à risque, avec la lutte déclarée aux calories, aux

glucides, aux gras et au cholestérol, émerge la notion de nutrition négative en opposition

directe avec la nutrition positive des décennies précédentes, c’est-à-dire celle qui identifie

et proscrit, celle qui délimite la frontière entre sain et malsain, plutôt que celle qui suggère

la santé. Ce virage n’est pas sans conséquence, car il engage un certain rapport à l’aliment,

c’est-à-dire que sont plutôt mises en avant les propriétés « nocives » que les propriétés

bénéfiques de celui-ci, la fiche nutritionnelle imprimée sur les emballages en faisant foi.

667 Coveney, J. (2000), Food, Morals and Meaning. The Pleasure and Anxiety of Eating, London : Routledge. 668 Tannahill, R. (1988), Food in History, New York : Penguin Books.

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La décennie 1980, pour sa part, avec l’arrivée sur la scène alimentaire des Omega-3 et

du resveratrol (produit actif du vin rouge), met en lumière un phénomène particulièrement

intéressant, à savoir, extraire d’un régime global de vie et d’un régime alimentaire global

d’une population donnée un seul composant et en faire une panacée universelle pour la

santé, pour tous, dans n’importe lequel environnement, n’aboutit qu’à des conclusions

illusoires. Mais le complexe agroalimentaire s’emparera de cette idée, proposant, qui des

œufs, qui du lait, qui du yogourt, qui de la margarine contenant des Omega-3, ou bien, qui

des barres tendres et qui des céréales auxquelles ont été ajoutés des antioxydants. Il s’agit

d’une tout autre logique commerciale qui s’installe, car en affichant sur l’emballage que

tel ou tel produit contient des Omega-3 ou des antioxydants, celui-ci se retrouve

automatiquement dans la catégorie des aliments santé. Et cette logique se répercutera sur

un ensemble de produits libellés « riches en fibre », « réduits en sel », « à faible teneur en

gras saturés », « sans cholestérol », « contient des Omega-3 », « riche en antioxydants »,

etc. Lorsque le sérieux magazine scientifique britannique The Lancet, lors du décès de

Dennis Burkitt, déclare,

« Certaines des hypothèses originales de Burkitt à propos des propriétés préventives des

fibres alimentaires ont été abandonnées, plusieurs ont été nuancées ou modifiées, mais

grâce aux travaux de Burkitt, la science de la nutrition a été galvanisée et a changé de

façon drastique, dans tout le monde occidental, les habitudes alimentaires des gens669 »,

il s’agit effectivement d’une confirmation sans équivoque que la notion de saine

alimentation est une construction sociale.

La montée des guides alimentaires

Les guides alimentaires élaborés par les santés publiques de l’ensemble des pays

industrialisés, en s’adressant directement aux consommateurs, contribueront largement à

faire de la saine alimentation une construction sociale pour contrer la prise de poids. Quatre

événements majeurs participeront à cette construction : (i) de 1935 à 1938, la Ligue des

Nations émet une suite de recommandations alimentaires destinées aux santés publiques

669 Altman, L. K. (1993), Dr. Denis Burkitt Is Dead at 82; Thesis Changed Diets of Millions, New York

Times, April 16.

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de différents pays ; (ii) en 1977, le projet Dietary Goals for The United States, piloté par

le sénateur américain George S. McGovern, redéfinit systématiquement les actions que doit

poser la santé publique en matière de santé des populations ; (iii) suite aux

recommandations du projet du sénateur McGovern, les santés publiques de différents pays

mettront au point la célèbre pyramide alimentaire, dont le Canada670, la France et le

Royaume-Uni.

En 1935, la Ligue des Nations, à partir d’une étude effectuée par E. Burnet and W.R.

Aykroyd671, arrive à la conclusion que la nutrition

« n’est pas seulement un problème de nature physiologique, mais également un problème

de nature économique — agriculture, industrie, commerce. Les spécialistes de la santé

en appellent donc aux économistes pour mettre en œuvre ce plan. Nous sommes

convaincus que les économistes sont de plus en plus conscients des nobles objectifs de

la médecine préventive. Le temps où les accords commerciaux et les mesures douanières

étaient appliqués sans considération aucune pour les besoins des masses et de la santé

publique tire à sa fin672. »

Ce rapport, destiné aux différentes administrations publiques, cautionnait non seulement

le fait que la nutrition représentait l’une des composantes fondamentales de la santé et de

la médecine préventive, mais il mettait aussi en évidence le fait que la science de la

nutrition devait désormais être liée à toute intervention en matière de santé publique. Il est

plausible de considérer que cette caution officielle marque un jalon important, puisque le

rapport cible précisément ce sur quoi le travail doit porter :

« La Commission reconnaît le fait que le déficit des diètes modernes a surtout à voir avec

des aliments denses en énergie plutôt qu’à des aliments protecteurs riches en minéraux,

en vitamines et en « bonnes » protéines673. »

Le rapport fait également état de la situation dans différents pays et propose quelques

remarques éclairantes à plus d’un égard sur le régime alimentaire qui est en train de se

670 Santé Canada (2012), « Élaboration des apports nutritionnels de référence », Historique des normes de

nutrition en Amérique du Nord, Ottawa : Santé Canada. 671 Burnet, E., Aykroyd, W. R. (1935), « Nutrition and public health », Quarterly Bulletin of the Health

Organisation of the League of Nations, vol. 4, n° 1, p. 1-52. 672 Idem., p. 4. 673 Idem., p. 16.

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constituer en Amérique du Nord et qui se répandra au sortir la Seconde Guerre mondiale

dans les pays industrialisés :

« Aux États-Unis, le régime quotidien, surtout composé de pain blanc et autres aliments

faits de farine blanche, de sucre, de viandes, de lait et de légumes, est celui qui contient

les aliments les plus protecteurs pour la santé. […] Dans les autres régions où le régime

est pauvre en protéines et de mauvaise qualité (les diètes asiatiques essentiellement

constituées de riz, de fèves de soya et de quelques légumes verts), les viandes rouges

constitueraient vraisemblablement un apport important comme aliment protecteur. Dans

les autres régions où le régime est essentiellement constitué d’aliments cuisinés et de

nourritures sèches, les fruits et légumes contribueraient pour leur part à augmenter de

façon significative l’apport d’aliments protecteurs. […] De tous les aliments protecteurs,

les plus importants sont le lait et les produits laitiers, incluant le beurre, les œufs et les

viandes rouges. Viennent ensuite les légumes verts, les fruits, les huiles et le poisson. Les

aliments non protecteurs sont le sucre, les céréales moulues et certains gras. Parmi les

aliments denses en énergie et les moins protecteurs, on retrouve les céréales non moulues

et le sucre raffiné674. »

En 1938, la Commission technique sur la nutrition675 de la Ligue des Nations publie ses

recommandations à propos du calcium et du fer. Cinq aliments sont alors identifiés qui

pourraient contribuer à en consommer plus : la viande, le lait, les légumes verts, les fruits,

les œufs et le poisson676. La British Medical Association et le gouvernement britannique,

pour leur part, en se référant aux recherches du médecin et nutritionniste John Boyd Orr

(1880-1971) effectuées entre 1920 et 1930, recommandent que les gens boivent 80 % plus

de lait, mangent 55 % plus d’œufs et consomment 40 % plus de beurre et de viande677,

toutes des recommandations qui feraient aujourd’hui sursauter les nutritionnistes.

674 Idem., p. 16. 675 Technical Commission on Nutrition (1938), « Report by the Technical Commission on Nutrition on the

Work of its third session, held in London from November 15th to 20th », Bulletin of the Health Organisation,

vol. 7, p. 460-502. 676 Barona, J. L. (2010), The Problem of Nutrition, Experimental Science, Public Health and Economy in

Europe, 1914-1945, Bruxelles: P.I.E. Peter Lang, Éditions scientifiques internationales, p. 70. 677 Grivetti, L. E. (2000), Food prejudices and Taboos, in Cambridge World History of Food, Cambridge :

Cambridge University Press.

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Dans la foulée des rapports de la Ligue des Nations, le Canada crée, en 1938, le Conseil

canadien de la nutrition678 (aboli en 1969) dont le mandat est « d’étudier et d’analyser les

problèmes de nutrition à l’échelle nationale ou régionale et de recommander des

solutions679. » Le premier guide alimentaire canadien intitulé Règles alimentaires

officielles au Canada, publié en juillet 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale, a pour

mission de prévenir les carences nutritionnelles et à améliorer la santé de la population

canadienne, malgré le rationnement des vivres en temps de guerre. En 1941, dans la foulée

de l’appel du président Roosevelt à l’effort de guerre collectif, et dans le cadre de la

National Nutritional Conference for Defence, le médecin en chef des États-Unis, Thomas

Parran (1892-1968), appelle à une mobilisation nationale pour « faire en sorte que nos

citoyens atteignent un niveau de santé et une vigueur jusqu’ici inégalées680. » En 1943, en

pleine Seconde Guerre mondiale, l’USDA publie le National Wartime Food Guide681 dans

lequel sont à la fois répertoriés sept groupes alimentaires nécessaires au maintien de la

santé, ainsi que des références au rationnement et à la conservation des aliments en temps

de guerre682. En écho à ce rationnement, les messages diffusés par le gouvernement

américain dans les journaux, les magazines et la radio mettront l’emphase sur le fait de

« cuisiner et de manger pour la victoire683 ». Les années de guerre « feront de l’austérité

alimentaire une vertu autant individuelle que collective684 ».

En 1944, le Conseil canadien de la nutrition opère un virage important avec la

publication de sa nouvelle mouture intitulée Règles alimentaires au Canada (à remarquer

la suppression du mot officielles par rapport à la publication précédente) : les

recommandations ne sont plus fondées sur le respect intégral des normes alimentaires,

678 Morrell, C. A. (1963), « Looking back over 25 years at the Canadian council on nutrition », Canadian

Nutrition Notes / Notes sur l’hygiène alimentaire au Canada, p. 49-54. 679 Santé Canada (2012), « Les guides alimentaires canadiens, de 1942 à 1992 », Aliments et nutrition. 680 Parran, T. (1941), « The Job Ahead », Survey Graphic, July, The Surgeon General, United States Public

Health Service. 681 USDA (1943), National Wartime Food Guide, Washington : USDA. 682 Norman, J. (2013), Eating for Victory: Healthy Home Front Cooking on War Rations, New York : Michael

O'Mara Books. 683 Davis, G., Saltos, E. (1999), « Dietary Recommendations and How They Have Changed Over Time »,

America's Eating Habits: Changes and Consequences, Frazao, E. (ed), Agriculture Information Bulletin, n°

750. 684 Coveney, J. (2000), Food, Morals, and Meaning: The Pleasure and Anxiety of Eating, London :

Routledge, p. 111.

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comme c’était le cas pour la publication de 1942, « mais plutôt sur l’obtention d’une

silhouette tout à fait acceptable685. » Il s’agit là d’un changement de perspective qui n’est

ni banal ni trivial, car il engage le fait de s’alimenter dans la perspective d’un corps

socialement attendu, donc d’une normalisation du corps par l’alimentation qui se traduira

par la silhouette attendue. En 1961, le Conseil canadien de la nutrition propose non

seulement des recommandations alimentaires revues en profondeur, mais aussi un tout

nouvel intitulé : Guide alimentaire canadien. À souligner ici le retrait du mot règles, à

connotation plutôt directive, pour le mot guide, à connotation plutôt suggestive — il s’agit

désormais de recommandations et non plus de prescriptions. Ce guide tient également

compte du fait que l’évolution des technologies, des méthodes de transformation,

d’entreposage et de transport des aliments (chaîne de froid), ont particulièrement élargi

l’éventail des aliments offerts en toutes saisons686.

En 1977, deux rapports reconfigureront le lien à l’alimentation : d’une part, le Comité

[canadien] sur le régime alimentaire et les maladies cardio-vasculaires presse le

gouvernement d’agir afin de prévenir les maladies chroniques liées à l’alimentation687 ; le

sénateur américain George S. McGovern (1922-2012) propose désormais des objectifs à

atteindre pour la santé de la population.

Le Guide alimentaire canadien de 1982, inspiré des recommandations du Comité sur le

régime alimentaire et les maladies cardio-vasculaires, comporte trois modifications

importantes par rapport aux guides précédents : (i) « le concept d’équilibre énergétique a

été élargi de manière à promouvoir un équilibre entre l’apport énergétique et la dépense

énergétique688 » ; (ii) la notion de modération est apparue — réduire la consommation de

gras, de sucre, de sel, d’alcool — ; (iii) « freiner l’augmentation des maladies chroniques

liées à l’alimentation, grâce à une modification des habitudes alimentaires689 ». Il s’agit là

685 Conseil canadien de la nutrition (1944), « Procès-verbal, 9e réunion, les 8 et 9 mai », Santé et Bien-être

social Canada. Action concertée pour une saine alimentation : rapport technique [1990]. 686 Nutrition Division, National Department of Health and Welfare (1961), « Rules out Guide », Canadian

Nutrition Notes / Notes sur l’hygiène alimentaire au Canada, vol. 17, n° 7, p. 49-50. 687 Santé et Bien-être social Canada (1976), Rapport du Comité sur le régime alimentaire et les maladies

cardio-vasculaires. 688 Santé Canada (2012), op. cit. 689 Idem.

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d’une réorientation qui reflète les changements importants survenues dans la société

canadienne au cours des années 1950, 1960 et 1970, car il n’est plus question de carences

nutritives comme dans les guides précédents, mais bien de modération où l’abondance

alimentaire étant dorénavant omniprésente, où l’espérance de vie ayant bondie, où la

sédentarisation s’étant accrue, les maladies chroniques se développent de plus en plus.

Avec la publication, en 1977, du Dietary Goals for The United States690, projet piloté par

le sénateur George S. McGovern, un changement de position s’annonce pour les

gestionnaire de la santé publique dans les pays industrialisés : c’est le passage de la notion

de « recommandations » des guides alimentaires publiés au cours des décennies

précédentes à celle d’« objectifs à atteindre ». Comme le souligne le sénateur McGovern :

« Ce rapport a pour but de souligner que les habitudes alimentaires de ce présent siècle

représentent un problème de santé publique comme jamais auparavant. Nous devons

admettre et reconnaître que le public est désorienté face à ce qu’il doit manger ou non

pour améliorer sa santé. Si nous voulons, en tant que gouvernement, réduire les coûts de

santé et optimiser la qualité de vie de tous les Américains, nous avons l’obligation

d’informer adéquatement chaque citoyen en lui proposant des guides pratiques, tout

comme l’obligation de déterminer des objectifs alimentaires à atteindre à l’échelle

nationale. Cet effort est depuis longtemps nécessaire. Cette étude se veut un premier pas

dans cette direction691. »

À tout bien considérer, cette préface pose un constat : les Américains ne se préoccupent

pas ou très peu de leur santé, d’où l’idée qu’il ne suffit plus de suggérer des

recommandations comme le proposaient les guides précédents, mais de fixer des objectifs

à atteindre. Et que ces objectifs soient ou non atteignables dans un avenir plus ou moins

rapproché importe peu, car ils impliquent un effort à la fois individuel et collectif pour les

atteindre. Ce renversement de position — passage de la simple recommandation à l’atteinte

d’un objectif — aura des impacts majeurs. Premièrement, il souligne d’entrée de jeu que

690 United States. Congress. Senate. Select Committee on Nutrition and Human Needs (1977), Eating in

America: Dietary Goals for the United States : Report of the Select Committee on Nutrition and Human

Needs, U.S. Senate, Boston : MIT Press. 691 U.S. Senate (1977), Dietary Goals for The United States, Washington D.C. : U.S. Government Printing

Office, Foreword (notre traduction).

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le régime alimentaire américain type est un facteur de risque692. Deuxièmement, il souligne

que la consommation d’aliments trop gras, tout comme celle du sucre et du sel, serait

directement liée aux problèmes cardiovasculaires, au cancer, à l’obésité et à la crise

cardiaque — en 1949, aux États-Unis, le tiers des décès était lié à la crise cardiaque contre

six sur dix en 1975693, alors qu’au Canada, plus de 200 000 hospitalisations en moyenne

étaient liées à des problèmes cardiovasculaires sérieux entre 1971 et 1976694. À titre

d’exemple, la consommation de boissons gazeuses, depuis 1960 a doublé, passant

annuellement à plus de 295 cannettes de sodas de 12 onces par individu, reléguant le lait

au second rang des breuvages les plus consommés695.

Comme le montre le graphe de la page suivante, le transfert historique au niveau mondial

de l’apport énergétique total par macronutriments — selon que les calories sont apportées

par des glucides, ou des lipides, ou des protéines — amorce un virage significatif au sortir

de la Seconde Guerre mondiale. Cette concentration et cette combinaison de glucides et de

lipides comme apport énergétique, à partir des années 1980, signalent un virage important

dans la façon de s’alimenter des nord-américains et des européens qui n’est peut-être pas

sans conséquence sur le métabolisme et la prise de poids. D’où l’idée suggérée par le

rapport McGovern que six des dix causes principales de mortalité seraient éventuellement

liées à la seule transformation du régime alimentaire.

692 Idem, p. 2. 693 The Surgeon General, Healthy People: The Surgeon General’s Report on Health Promotion and Disease

Prevention, Washington, D.C.: Government Printing Office, 1979, p. vii. 694 Stewart, P. J., Sales, P. (2000), The Changing Face of Heart Disease and Stroke in Canada, Heart and

Stroke Foundation of Canada, p. 48. 695 Idem.

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Figure 5 —Apport calorique en fonction des glucides, des lipides et des protéines en fonction du temps

Source : Sabbagh, C., Etiévant, P. (2012), « Les comportements alimentaires / Oléagineux, Corps Gras,

Lipides », in Dossier : mondialisation et impact sur les consommations alimentaires, vol. 19, n° 5, Septembre-

Octobre, p. 261-269.

Troisièmement, devant de telles données, le gouvernement américain a l’obligation de

reconnaître cet état de fait et propose six objectifs à atteindre et sept moyens pour y

parvenir :

Objectifs

augmenter la consommation de glucides pour atteindre de 55 % à 60 % de

l’apport énergétique ;

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réduire la consommation globale de gras pour atteindre 40 % à 30 % de l’apport

énergétique ;

réduire la consommation globale de gras saturés pour atteindre 10 % de l’apport

énergétique ;

réduire la consommation de cholestérol à environ 300 mg par jour ; (v) réduire

la consommation de sucre d’environ 40 % pour atteindre 10 % de l’apport

énergétique°;

réduire la consommation de sel d’environ 50 % à 85 %, soit approximativement

3 grammes par jour696.

Moyens envisagés pour atteindre les objectifs

augmenter la consommation de fruits, de légumes et de grains entiers ;

diminuer la consommation de viande rouge et augmenter la consommation de

poulet et de poisson ;

diminuer la consommation d’aliments riches en gras et substituer partiellement

les gras polyinsaturés par des gras non saturés ;

substituer le lait écrémé au lait entier ;

diminuer la consommation de beurre, d’œufs et autres sources élevées de

cholestérol ;

diminuer la consommation d’aliments riches en sucre ;

diminuer la consommation d’aliments riches en sel697.

Impacts des moyens envisagés pour atteindre les objectifs

une meilleure santé, une plus grande espérance de vie, un meilleur rendement au

travail, une vie plus active ;

un régime alimentaire équilibré procure un effet préventif ;

les bénéfices d’un changement de régime alimentaire profitent à tous ;

les bénéfices d’un changement de régime alimentaire s’étalent sur le long

terme698.

696 Idem, p. 12. 697 Idem, p. 13. 698 Weir, E. C. (1971), Benefits From Human Nutrition Research, Agricultural Research Service, U.S.

Department of Agriculture, Issued in August 1971 by Science and Education Staff, Washington D.C.

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Hormis quelques modifications apportées au fil du temps, cet effort aura installé pour les

décennies à venir le discours de la diminution de la consommation d’aliments riches en

gras saturés et en cholestérol et d’aliments à haute valeur énergétique699.

Avec les années 1980, les premiers outils cognitifs font leur apparition qui permettent

aux citoyens d’appréhender rapidement et efficacement les recommandations alimentaires.

En 1980, l’USDA publie la toute première édition de Nutrition and Your Health : Dietary

Guidelines for Americans700, dont les grandes lignes directrices recommandent de réduire

la consommation de graisse, de cholestérol et de sel. En 1981, l’American Journal of

Clinical Nutrition701 propose le concept d’index glycémique permettant d’évaluer l’impact

d’un repas sur le niveau d’insuline dans le sang. En 1984, l’USDA arrive à cibler, avec son

ouvrage A Pattern for Daily Food Choices702 ce qui constituera les cinq grands groupes

alimentaires actuellement reconnus : céréales ; légumes ; fruits ; produits laitiers ; viandes,

poissons, légumineuses. En 1984, la publication par le médecin en chef des États-Unis du

The Surgeon’s General Report on Nutrition and Health703 fait l’effet d’une véritable

bombe : c’est la première véritable démonstration scientifique liant les excès alimentaires

aux maladies chroniques. En 1977, pour la première fois, le Guide alimentaire canadien,

afin d’en faciliter sa compréhension, introduit, d’une part, « des illustrations en couleur

d’aliments disposées autour d’une représentation graphique du soleil704 », et d’autre part,

le Manuel du Guide alimentaire canadien qui fera office d’outil pédagogique pour

sensibiliser les gens à une saine alimentation à travers des exemples sur les fonctions

nutritives des aliments. En 1992, l’intitulé Guide alimentaire canadien est remplacé par

celui de Guide alimentaire canadien pour manger sainement où, sur le plan pédagogique,

les quatre groupes alimentaires (produits céréaliers, légumes et fruits, produits laitiers ainsi

que viandes et substituts) sont désormais présentés dans un arc-en-ciel. Le nouvel intitulé

699 Le but, ici, n’est pas de discuter du bien-fondé ou non des propositions avancées dans ce rapport, mais bel

et bien de rendre compte de l’émergence du phénomène. 700 USDA (1980), Nutrition and Your Health : Dietary Guidelines for Americans, Washington: USDA. 701 Jenkins, D. J. (1981), « Glycemic index of foods: a physiological basis for carbohydrate exchange », The

American Journal of Clinical Nutrition, vol. 34 n° 3. March Issue, p. 362-366. 702 USDA (1984), A Pattern for Daily Food Choices, Washington : USDA. 703 The Surgeon’s General (1984), The Surgeon’s General Report on Nutrition and Health, Washington: U.S.

Department of Health and Human Services, Public Health Service. 704 Santé Canada (2012), op. cit.

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« pour manger sainement » est significatif et montre bien que dès 1992, la saine

alimentation, en tant que construction sociale, était bien installée au Canada.

Le 8 novembre 1990, aux États-Unis, le Nutrition Labeling and Education Act est adopté.

Ce projet de loi exige que soit imprimée sur tous les emballages alimentaires la fiche

nutritionnelle afin d’identifier les composants d’un aliment qui pourraient éventuellement

favoriser la prise de poids, ainsi que le développement de problèmes métaboliques.

D’entrée de jeu, ce qui est immédiatement identifié sur la fiche en question, c’est ce qui

peut directement conduire à la prise de poids : les calories. Dans un deuxième temps, est

clairement identifié ce qui peut provoquer des problèmes cardiovasculaires : gras saturés,

cholestérol, sodium, calories. Dans un troisième temps, est désigné ce qui est bon pour la

santé : fibres, protéines, vitamines. Cette construction discursive n’est ni banale ni triviale :

elle engage une réflexion, une prise de conscience de ce qui est à éviter et à privilégier.

Que les gens ne s’y conforment pas ou ne s’y conforment qu’en partie n’a pas vraiment

d’importance, car une proposition existe et c’est ce qui importe. Elle précise ce qui, dans

la consommation quotidienne, doit être réduit ou augmenté. D’ailleurs, non seulement le

Canada s’alignera-t-il, en 1985, sur la formule de l’étiquetage nutritionnel américain705

avec son projet de loi intitulé Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de

consommation706, mais s’alignera aussi sur le fait « qu’une substance est un élément nutritif

si elle est reconnue comme tel par l’Institute of Medicine (IOM) of the National Academies

des États-Unis707. » Et comme le souligne Santé Canada, les étiquettes708 des aliments

peuvent aider à faire des choix alimentaires éclairés, puisque la recherche a démontré que

les Canadiens considèrent les étiquettes comme une source importante de

renseignements709.

705 Institute of Medicine (US) Subcommittee on Interpretation and Uses of Dietary Reference Intakes (2003),

Dietary Reference Intakes: Applications in Dietary Planning, Washington (DC): National Academies Press. 706 L.R.C. (1985), ch. C-38. 707 Agriculture et agroalimentaire Canada (2011), « Allégations nutritionnelles autorisées au Canada », in

Système de réglementation du Canada pour les aliments procurant des bienfaits pour la santé - Un aperçu

pour l'industrie. 708 Gouvernement du Canada (2005), « Outil interactif : l'étiquetage nutritionnel interactif », Étiquetage

alimentaire. 709 Santé Canada (2011), « Le gouvernement du Canada et Produits alimentaires et de consommation du

Canada lancent une initiative d’étiquetage alimentaire », Campagne d'éducation sur le tableau de la valeur

nutritive.

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222

En 1992, l’USDA publie pour la toute première fois le célèbre Food Guide Pyramid710

qui installera la notion de pyramide alimentaire, qui elle-même connaîtra un succès

retentissant dans l’ensemble des pays industrialisés. L’impact sera énorme : elle sera

utilisée autant par les enseignants, que les médias, que le complexe agroalimentaire711. Elle

sera diffusée et affichée dans les salles de classe, les cafétérias, les officines des médecins,

les hôpitaux et même sur les emballages. Ce qui étonne le plus, ce n’est pas tant sa diffusion

et sa facilité de compréhension que sa non-application. Malgré la diffusion massive de la

pyramide alimentaire depuis plus de vingt ans, malgré le fait qu’elle soit connue et

reconnue par une grande majorité de santés publiques dans les pays industrialisés, malgré

tous les conseils des médecins, des nutritionnistes et des chroniqueurs médiatiques en

matière de santé, malgré toutes les campagnes de santé publique recommandant de

consommer 5 portions de légumes et de fruits par jour, malgré toutes les exhortations à

faire quotidiennement de l’exercice, rien ne semble y faire : l’obésité est galopante.

L’ensemble de toutes ces recommandations et guides alimentaires confirme avant tout

une chose : la volonté politique de faire de la saine alimentation une question de santé

publique. Il faut peut-être considérer que cette volonté politique établit définitivement la

saine alimentation comme une construction sociale, et au risque de se répéter, il s’agirait

bien d’une construction socialement créée, objectivée et intériorisée par les individus dont

la finalité est d’adopter, sur une base volontaire, des comportements de plus en plus

orientés vers des pratiques préventives en matière d’alimentation.

L’ère des régimes

La réponse populaire à toutes les recommandations alimentaires officielles émises par

les instances publiques trouvera sa voie de sortie dans une multitude de régimes populaires

visant la perte de poids, proposés tant par des médecins, que des nutritionnistes, que des

autodidactes, relatant par là-même que la saine alimentation est bel et bien une construction

sociale. S’il y a une constante qui traverse toutes ces propositions, c’est bel et bien la perte

710 USDA (1992), The food guide, Food Wheel: A Pattern for Daily Food Choices, Washington : USDA. 711 Welsh, S., Davis, C., Shaw, A. (1992), « Development of the Food Guide Pyramid », Nutrition Today,

November/December, p. 12-23.

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de poids. Il peut sembler saugrenu d’insister sur la question de la perte de poids, mais il

n’en reste pas moins que le discours de la santé, bien qu’articulé autour d’une saine

alimentation et de l’activité physique, fait l’adéquation que la minceur est synonyme de

santé. Et l’analyse de quelques moments clés de l’ère des régimes montre bien cette

préoccupation et cette adéquation

La publication en 1917 de Diet and Health, with the Key to the Calories712, par le médecin

américain Lulu Hunt Peters (1843-1930), amorce définitivement l’ère des livres dédiés aux

régimes et aux calories713. Vendu à plus de 800 000 copies, en quatrième position au

palmarès des ventes en 1923 selon le Publisher’s Weekly, le livre est un succès de librairie.

Publié au plus fort de la Première Guerre mondiale, Peters recommande la mise en place

de séances d’informations intitulées Watch Your Weight / Anti-Kaiser Classes dédiées à

soutenir l’effort de guerre par le rationnement alimentaire. Pesant plus de 220 livres, Lulu

Hunt Peters y expose sa méthode par laquelle elle est parvenue à perdre 70 livres en

comptant les calories. Le livre connaîtra un tel succès, qu’il sera réédité et réimprimé

pendant plus de vingt ans714. Mais plus encore, il amorce la mouvance de la réduction de

la consommation des calories :

« Vous devez connaître et utiliser le mot « calorie » le plus souvent possible que les mots

pied, verge, pinte, gallon et ainsi de suite. Vous allez donc manger des calories de

nourriture. Au lieu de dire une tranche de pain ou un morceau de tarte, vous direz 100

calories de pain ou 350 calories de tarte715-716. »

En 1927, plus de 40 000 pèse-personnes payants (public penny scales) sont répartis sur

l’ensemble de tout le territoire américain. Bien qu’introduits vers la fin du XIXe siècle, ce

n’est que dans la seconde moitié des années 1920 qu’ils connaîtront un engouement tout

particulier, lequel engouement « reflétera la conviction croissante qu’il importe de

712 Peters, L. H. (1917), Diet and Health: With Key to the Calories, New York : Reilly and Lee. 713 Brumberg, J. J. (1988), Fasting Girls; The emergence of anorexia nervosa as a modern disease, Boston :

Harvard University Press. 714 Austin, S. B. (1999), « Fat, loathing and public health: the complicity of science in a culture of disordered

eating », in Culture, medicine and psychiatry, June, vol. 23, n° 2, p. 245-268. 715 "You should know and also use the word calorie as frequently, or more frequently, than you use the wors

foot, yard, quart, gallon and so forth. Hereafter you are going to eat calories of food. Instead of saying one

slice of bread, or a piece of pie, you will say 100 calories of bread, 350 calories of pie." 716 Brumberg, J. J. (1988), op. cit.

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connaître son propre poids717 » pour être en santé et la maintenir. Cette période, s’étendant

de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1929, permet déjà de constater que la calorie est en passe

de devenir une construction sociale, bien qu’elle ne le soit pas encore tout à fait. Ce constat

correspond bien à cette idée que la calorie est objectivée par l’individu, car il faut dire

« 100 calories de pain ou 350 calories de tarte », qu’elle est intériorisée, car il importe de

connaître la quantité de calories ingérées, et qu’elle vise une finalité de nature préventive.

En 1972, le docteur Robert Atkins (1930-2003) publie son célèbre Diet Revolution718

dans lequel est suggéré aux gens de manger tout ce qu’ils veulent, pourvu qu’il s’agisse

d’aliments à forte teneur en protéines et à faible teneur en glucides. Le régime proposé par

le docteur Atkins connaîtra à la fois un franc succès auprès du grand public et une franche

controverse auprès de la communauté scientifique719. Une étude pour tirer les choses au

clair et menée sur plus de 311 femmes préménopausées à qui ont été proposés 4 régimes

différents, a révélé que le régime Atkins, sur une période de 12 mois, s’est révélé le plus

efficace de tous avec une perte moyenne de poids de 4,7 kg (10 livres) et avec des effets

métaboliques bénéfiques observables720.

En 1981, le docteur Atkins publie un second ouvrage, New Diet Revolution, qui aura

autant de succès que le premier. Atkins suggère alors que la consommation de gras saturés

conduirait à une réduction de la production d’insuline. La théorie proposée par Atkins dans

ce nouveau livre suggère que l’apport élevé en gras saturés mènerait à une réduction de

l’insuline dans l’organisme. Conséquemment, l’augmentation de la production de corps

cétoniques (métabolites produits dans le foie à partir de la dégradation des lipides), qui

remplacent le glucose dans le corps lorsque les glucides sont en quantité plus réduite,

conduirait alors à une diminution de l’appétence, d’où la réduction de poids, d’où

717 Schwartz, H. (1986), op. cit., New York : Free Press. 718 Atkins, R. (1972), Diet Revolution, New York : Bantam Books. 719 Astrup, A., Larsen, T. M., Harper, A. (2004), « Atkins and other low-carbohydrate diets: hoax or an

effective tool for weight loss? », in The Lancet, vol. 364, n° 9437, p. 897-899. 720 Gardner, C. D., Kiazand, A., Alhassan, S. et al. (2007), « Comparison of the Atkins, Zone, Ornish, and

LEARN Diets for change in weight and related risk factors among overweight premenopausal women. The

A to Z Weight Loss Study: a randomized trial », Journal of the American Medical Association, vol. 297, n°

9, p. 969–977.

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l’importante contribution du docteur Atkins à propager l’idée que les aliments de type

féculents favoriseraient la prise de poids.

En septembre 1996, le British Medical Journal publie un article scientifique confirmant

que les végétariens vivent plus longtemps et en meilleure santé que les non-végétariens.

L’étude, menée pendant plus de 17 ans et comportant plus de 11 000 végétariens, a mis en

lumière que le taux de mortalité lié au cancer chez ces derniers était de la moitié moins

élevé que celui retrouvé dans la population en général. Des études antérieures avaient

estimé ce taux à près de 40 % en ce qui concerne le cancer et de 30 % en ce qui concerne

la crise cardiaque721. En 2014, une étude autrichienne, en revanche, démontre non

seulement que les végétariens visitent plus souvent leurs médecins, mais qu’ils sont

également plus sensibles aux allergies, ont 50 % plus de chances de développer un cancer

ou d’être affectés par une maladie coronarienne, et qu’ils sont plus susceptibles de

développer des problèmes d’anxiété et de dépression. Par contre, ils sont généralement

non-fumeurs, ont tendance à être plus actifs et à consommer moins d’alcool722.

À bien y regarder, tous ces régimes proposés au fil du temps par différents types

d’intervenants révèlent deux phénomènes. D’une part, ces régimes constituent en quelque

sorte une certaine connaissance populaire (folk-knowledge, folk-psychology, disent les

anglo-saxons) qui reformule en permanence le discours de l’élite, des experts, des

possesseurs d’une connaissance dite savante ou scientifique723. Les frontières entre

discours savant et discours commun ne sont jamais étanches, puisque s’effectue en

permanence ce passage de l’un à l’autre d’idées-forces qui structurent cette représentation

sociale de la saine alimentation. D’autre part, ils mettent en place une idée-force

particulièrement structurante voulant que la minceur soit synonyme de santé, car la finalité

de ces régimes n’est-elle pas de viser la perte de poids ?

721 Key, T. J., Thorogood, M., Appleby, P. N., Burr, M. L. (1996), « Dietary habits and mortality in 11,000

vegetarians and health conscious people: results of a 17 year follow up », British Medical Journal, vol. 313,

p. 775-779. 722 Burkert, N. T. et al. (2014), « Nutrition and Health – The Association between Eating Behavior and

Various Health Parameters: A Matched Sample Study », in PLOS One, Institute of Social Medicine and

Epidemiology, Medical University Graz, Austria. 723 Moscovici, S., Hewstone, M. (1984), « De la science au sens commun », in S. Moscovici (ed), Psychologie

Sociale, Paris : Presses Universitaires de France.

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Les produits vedettes

En parallèle des guides alimentaires et des régimes de toutes sortes se développe toute

une série de courants nutritionnels qui feront la promotion qui d’un aliment, qui d’un

breuvage, qui d’une molécule quelconque possédant la capacité non seulement de surseoir

aux effets délétères de certains aliments, mais possédant surtout des propriétés capables de

prévenir plusieurs problèmes de santé, mais aussi d’assurer la santé tout comme la minceur

et de les maintenir. Autrement dit, la personne à peine en surpoids ou en surpoids léger, en

sus de porter une attention toute particulière aux calories, a tout intérêt à ingérer ces

molécules susceptibles de prémunir des effets néfastes du développement de la masse

adipeuse qui, selon la littérature scientifique, serait à l’origine d’une kyrielle de problèmes

métaboliques. La personne déjà en surpoids ou obèse, aura elle aussi tout intérêt à

consommer ces molécules pour diminuer les impacts de l’excès de graisse, car ce faisant,

elle amorce le processus de sa propre rédemption. En fait, les produits vedettes se sont

inscrits comme des incontournables pour accéder à la santé, que l’individu ne soit ni en

surpoids ou obèse, mais à plus fort titre s’il est en surpoids ou obèse.

En fait, tout commence avec les vitamines. La période s’étendant de 1910 à 1950 est

généralement considérée comme le premier Âge d’or de la nutrition, période au cours de

laquelle les principales vitamines et les grands principes nutritionnels permettant de

soutenir la vie sont alors identifiés724. En 1912, c’est la découverte de la toute première

vitamine, la B1725. Ce moment est décisif726 : (i) l’invention du mot vitamine727 (du latin

vita et amine728) perçue comme la « nouvelle arme de guerre contre les maladies729 » ; (ii)

un important contingent de scientifiques s’engage dans la recherche autour de la thiamine

et de la vitamine B1 ; (iii) la notion même de vitamine capture non seulement l’imagination

724 L’importance de ces découvertes a un effet imprévisible. Au cours des années 1940, l’Université d’Oxford

refuse de créer un département dédié à la nutrition sous prétexte que l’essentiel des connaissances en matière

de nutrition ont été acquises. 725 Elle ne sera purifiée et commercialisée qu’à compter de 1926. 726 McCollum, E. V. (1957), A History of Nutrition, New York : Houghton Miffin, p. 201–318. 727 Carpenter, K. J. (2004), The Nobel Prize and the Discovery of Vitamins, Nobel Foundation, June 22. 728 Tout composé obtenu par substitution de radicaux hydrocarbonés univalents à l’hydrogène de l’ammoniac. 729 Thorne, V. B. (1921), A New Weapon in the War Against Disease, New York : New York Times, March

27.

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de la communauté scientifique, mais saisit également celle de la population en général730.

Dans la foulée de cet engouement scientifique et populaire, les grandes sociétés

pharmaceutiques Squibb et Metz Laboratories cibleront les magazines féminins et

vanteront les mérites des suppléments vitaminés. Dès 1922, l’éditorial du Journal of the

American Medical Association s’inquiétait déjà de « l’utilisation indiscriminée de

prétendues préparations vitaminées731 ». En 1942, le marché nord-américain des vitamines

avait atteint les 130 millions de dollars732. Cet engouement pour les vitamines ne se

démentira pas au fil du temps : en 2012 l’agence Euromonitor International rapportait que

le marché planétaire des vitamines avait atteint les 68 milliards de dollars733.

Le Second Âge d’or de la nutrition, quant à lui, débute en 1982 avec la publication par

la National Academy of Science du rapport Diet, Nutrition and Cancer734 portant sur la

possible relation qui existerait entre certains aliments et le cancer. Il s’agit d’un autre

moment charnière dans lequel s’inscrira la logique nutritionnelle. En plus de suggérer qu’il

faut diminuer la consommation de gras, de sel, de calories et de glucides et augmenter celle

des fibres, le rapport propose l’idée que certaines substances non nutritives, les composés

phytochimiques — phytonutriments ou polyphénols735 —, posséderaient des propriétés

anticarcinogéniques. Les travaux du docteur Lee Watenberg sont fondateurs en ce sens et

introduisent la notion de chimioprévention736 : les glucosinolates contenus dans le chou-

fleur, le brocoli et les choux de Bruxelles possèderaient de telles propriétés

chimiopréventives. Certains polyphénols, comme la quercétine737, présente dans les fruits,

les légumes, les céréales, les légumineuses, le thé et le vin, auraient de multiples effets

730 Apple, R. D. (1996), Vitamania: Vitamins in American Culture, New Brunswick: Rutgers University

Press, p. 13. 731 JAMA (1922), « Vitamin Theories », Journal of the American Medical Association, vol. 79, p. 381–382. 732 Idem. p. 11. 733 Euromonitor International (2013), « Vitamins and dietary supplements market research », Consumer

Health. 734 National Research Council (1982), Diet Nutrition And Cancer, Washington D.C. : National Academy

Press. 735 Il importe aussi de préciser que les polyphénols sont des molécules que les plantes produisent

naturellement pour se défendre contre diverses agressions : rayons ultraviolets, insectes, champignons et

différentes maladies. 736 Wattenberg, L. (1985), « Chemoprevention of Cancer », Cancer Research, vol. 45, p. 1-8, January. 737 Griffiths, G., Trueman, L., Crowther, T., Thomas, B., Smith, B. (2002), « Onions — A global benefit to

health », Phytotherapy Research, vol. 16, n° 7, p. 603–615.

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bénéfiques738 pour la santé739 en général. Les anthocyanes — pigments naturels des plantes

de la classe des flavonoïdes allant du rouge ou bleu — dont regorgent les petits fruits

colorés — bleuet, myrtille, raisin rouge, fraise, framboise, aronia, canneberge, cassis,

groseille, açaï — seraient réputés posséder des propriétés antioxydantes740 tout comme la

capacité à traiter certaines maladies métaboliques741.

Le nouveau millénaire s’ouvre sur une problématique bien particulière : un certain type

d’alimentation serait responsable de différents cancers742. Dès lors, la recherche ira dans

deux sens : identifier ce qui induit le problème et identifier ce qui prémunit. De nombreux

travaux suggèrent que les polyphénols auraient la capacité de réguler une diversité de

processus cellulaires et moléculaires, leur conférant ainsi des propriétés anti-

athérogéniques, anti-inflammatoires, anti-thrombotiques, anti-carcinogéniques et

neuroprotectrices743. Deux scientifiques seront les principaux porteurs de ce courant

nutritionnel préventif : le biochimiste canadien Richard Béliveau, dans les pays

francophones, avec son ouvrage Les aliments contre le cancer : la prévention du cancer

par l’alimentation744, et le médecin français David Servan-Schreiber (1961-2011), tant

dans les pays francophones qu’anglophones, avec ses ouvrages Anticancer prévenir et

lutter grâce à nos défenses naturelles 745 et Anticancer : A New Way Of Life746.

738 Jana, A. T., Kamlia, M. R. et al. (2010), « Dietary Flavonoid Quercetin and Associated Health Benefits

— An Overview », Food Reviews International, vol. 26, n° 3, p. 302-317. 739 Liu, R. H. (2003), « Health benefits of fruit and vegetables are from additive and synergistic combinations

of phytochemicals », American Journal for Clinical Nutrition, vol. 78, n° 3, p. 5175-5205. 740 Hennebelle, T., Sahpaz, S., Bailleul, F. (2004), « Polyphénols végétaux, sources, utilisations et potentiel

dans la lutte contre le stress oxydatif », Phytothérapie, vol. 2, n° 1, p. 3-6. 741 Amiot, M. J., Riollet, C., Landrier, J. F. (2009), « Polyphénols et syndrome métabolique: Polyphenols and

metabolic syndrome », Médecine des Maladies Métaboliques, vol. 3, n° 5, November, p. 476–482. 742 Afin d’obtenir un portrait global et exhaustif de la situation, il faudrait établir une chronologie, depuis

1960, des différentes études publiées, et ce, pour chacun des aliments ici mentionnés. Cette méthode

permettrait d’étayer ou non, avec un bon degré de certitude, comment la prétention des aliments anticancer

s’est socialement construite et si elle est devenue un fait social total. 743 Murkovic, M., Adam, U., Pfannhauser, W. (2000), « Analysis of Anthocyane in Human Serum », Journal

of Analytical Chemestry, p. 379-381. 744 Béliveau, R. (2005), Les aliments contre le cancer : la prévention du cancer par l'alimentation, Montréal :

Éditions du Trécarré. 745 Servan-Schreiber, D. (2007), Anticancer : prévenir et lutter grâce à nos défenses naturelles, Paris :

Éditions Robert Laffont. 746 Servan-Schreiber, D. (2008), Anticancer A New Way Of Life, New York : Viking.

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Pour le biochimiste canadien Richard Béliveau :

« une personne qui mange de six à dix portions de fruits et de légumes par jour consomme

de 2 g à 4 g de molécules phytochimiques bénéfiques. C’est énorme ! C’est l’équivalent

de ce que l’on donne en chimiothérapie à certains patients. La différence, c’est que ces

molécules, plutôt que d’être synthétisées dans les laboratoires de l’industrie

pharmaceutique, sont synthétisées par des cellules végétales747 ».

Partant de là, et au vu des nombreux avantages que présenteraient les polyphénols, il est

plausible d’avancer l’idée que l’univers de la nutrition serait en passe d’intégrer dans

l’aliment le bénéfice de la diète, autrement dit, un renversement de la relation jusqu’ici

entretenue envers la nourriture, soit celle du péché alimentaire, pour une gastronomie

diététique, soit celle du régime du plaisir :

« En un mot, c’est de plus en plus conjointement, de plus en plus indistinctement, au nom

du plaisir et de la santé réunis, que cuisine et diététique revendiquent le gouvernement

du territoire global de l’alimentation quotidienne et du corps748. »

Et cette lente construction du produit santé vedette a une histoire qu’il importe de retracer

en partie afin de comprendre comment il a à ce point contribué à la construction sociale de

la saine alimentation à travers l’aliment préventif.

En 1995, l’American Health Foundation déclare que boire dix tasses de thé vert par jour

fournit la quantité quotidienne requise d’antioxydants749. En fait, de simple breuvage, le

thé vert est devenu, en se basant sur une multitude d’études scientifiques, une boisson aux

propriétés curatives et thérapeutiques. Partant de là, le thé vert pourrait combattre le

747 Conférence prononcée par le Dr. Richard Béliveau lors du FAV Health 2005, symposium organisé par

l’Institut des nutraceutiques et des aliments fonctionnels (INAF) de l’Université Laval. 748 Fischler, C. (2001), L’Homnivore, Paris : Odile Jacob, p. 243. 749 American Health Foundation (1995), « Exploring the chemopreventive properties of tea, primary care and

cancer », American Health Foundation Update, vol. 15, n° 2, p. 30-31.

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cancer750, réduire la pression artérielle751, éliminer les radicaux libres752, abaisser le taux

de mauvais cholestérol753, soulager l’asthme754, conduire à la perte de poids755, réduire les

infections756, contrôler l’athérosclérose757. Ici, l’efficacité des solutions passe par l’autorité

scientifique des études proposées auprès des préventionnistes et des nutritionnistes.

Lorsque le biochimiste Richard Béliveau758 affirme que

« parmi toutes les catéchines présentes dans le thé vert, l’une joue un rôle primordial

dans l’action anticancéreuse de cette boisson, l’épigallocatéchine-3-gallate, possède la

plus forte activité anticancéreuse et bloque également la capacité des tumeurs à

provoquer l’angiogenèse, c’est-à-dire la formation d’un nouveau réseau de vaisseaux

sanguins essentiel à leur croissance759 »,

750 « […] En buvant quotidiennement du thé vert, vous soumettez donc votre corps à des doses D'ECGD

suffisantes pour bloquer la progression de microtumeurs en cancers virulents ! […] De nombreuses études

scientifiques suggèrent que la consommation régulière de thé vert joue un rôle important dans la réduction

du risque de développer plusieurs cancers, notamment ceux de la prostate, de la vessie, de l'estomac ainsi que

du sein (Béliveau, 2005 : 25 novembre, 51). » 751 Holmes, E., Loo, R. L., Stamler, J. et al. (2008), « Human metabolic phenotype diversity and its

association with diet and blood pressure », Nature, vol. 453, p. 396-400. 752 Blot, W., Li J., Lot, W., Taylor P. (1993), « Nutrition intervention trials in Linxian, China :

supplementation with specific vita-min/mineral combinations, cancer incidence, and disease – specific

mortality in the general population », Journal of National Cancer Institute, vol. 85, p. 1483-1491. 753 Teddy, T. C., Koo, Y., Koo, M. (2000), « Chinese green tea lowers cholesterol level through an increase

in fecal lipid excretion », Life Sciences, vol. 66, n° 5, p. 41-43. 754 Donà, M., Dell’Aica, I., Calabrese, F., et al. (2003), « Neutrophil Restraint by Green Tea: Inhibition of

Inflammation, Associated Angiogenesis, and Pulmonary Fibrosis », The Journal of Immunology, vol. 170, p.

4335-4341. 755 Westerterp-Plantega, M. S., Lejeune, M., Kovacs, E. (2005), « Body Weight Loss and Weight

Maintenance in Relation to Habitual Caffeine Intake and Green Tea Supplementation », Obesity Research,

vol. 13, p. 1195–1204. 756 Weber, J.M., Imbeault, L., Ruzindana-Umunayana, A., Sircar, S. (2003), « Inhibition of adenovirus

infection and adenain by green tea catechins », Antiviral Research, vol. 58, n° 2, p. 167–173. 757 Sasazuki, S., Kodama, H., Yoshimasu, K., et als (2000), « Relation between Green Tea Consumption and

the Severity of Coronary Atherosclerosis among Japanese Men and Women », Annals of Epidemiology, vol.

10, n° 6, p. 401–408. 758 Richard Béliveau, docteur en biochimie, directeur du laboratoire de Médecine moléculaire, chercheur au

service de neurochirurgie de l’Hôpital Notre-Dame de Montréal, et auteur du livre à succès intitulé « Les

aliments contre le cancer (Béliveau, 2005) » traduit en plusieurs langues. Ici, les conditions de base sont

réunies pour faire en sorte que le docteur Béliveau devienne une figure d’autorité en matière de propriétés

anticancer du thé vert. Dès lors, préventionnistes et nutritionnistes sont fondés dans leur démarche de croire

dans les dires du docteur Béliveau. 759 Béliveau, R. (2005), Boire du thé vert pour prévenir le cancer, Le Journal de Montréal, 25 novembre, p.

51.

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toutes les conditions sont réunies — crédibilité scientifique, publications (livres et

chroniques), émission de télévision — pour étayer ses dires. Conséquemment, les gens sont

non seulement amenés à croire dans les capacités curatives du thé vert, mais le thé vert

devient un puissant symbole de santé. Il s’établit dès lors une relation entre le symbole et

la chose symbolisée, à savoir que l’individu qui boit du thé vert se pense, dans une certaine

mesure, à l’abri des maladies que les scientifiques ont identifiées. Le consommateur de thé

vert acquiert alors la « conviction » qu’il a adopté un comportement sain.

Décembre 1996 marque une date structurante : l’OMS suggère officiellement de

consommer 5 portions de fruits et légumes par jour — se rappeler de Hazel Stiebeling qui

fut la première, en 1939, à proposer cette démarche. Cette recommandation, déduite à partir

d’un large corpus de recherche portant sur les effets bénéfiques des aliments et d’études

épidémiologiques, met en évidence que, bien que les effets bénéfiques de cette

consommation puissent varier d’un individu à l’autre, elle réduit les risques de cancer, de

maladies coronariennes et de formation de la cataracte760.

L’année 1997 voit l’arrivée du consensus à propos de l’huile d’olive et de ses effets

bénéfiques dans un régime alimentaire de type méditerranéen761-762. L’huile d’olive

deviendra non seulement une huile privilégiée par les nutritionnistes763, mais mettra en

place tout un discours articulé autour d’un aliment naturel consommé depuis l’Antiquité,

d’où sa prétendue pureté et ses effets bénéfiques pour la santé dans un contexte

d’alimentation industrialisée. L’huile d’olive s’inscrit dès lors dans la mouvance du régime

de type méditerranéen réputé bon pour la santé764, ainsi que dans la mouvance des aliments

biologiques. En 2000, l’huile d’olive se révèle un aliment potentiellement anticancer :

760 Gary Williamson, (1996) « Protective effects of fruits and vegetables in the diet », Nutrition & Food

Science, vol. 96, n° 1, p. 6-10. 761 Assmann, G., de Backer, G., Bagnara, S. et al. (1997), « International consensus statement on olive oil

and the Mediterranean diet: implications for health in Europe », European Journal of Cancer Prevention,

vol. 6, n° 5, p. 418-421. 762 Lipwortha, L., Martinez, M. E., Angella, J. (1997), « Olive Oil and Human Cancer: An Assessment of the

Evidence », Preventive Medicine, vol. 26, n° 2, p. 181-190. 763 Covas, M. I., Nyyssonen, K., Poulsen, H. E. (2006), « The effect of polyphenols in olive oil on heart

disease risk factors: a randomized trial », Annals of Internal Medicine, vol. 145, n° 5. 764 Meneley, A. (2007), « Like an extra virgin », American Anthropologist, vol. 109, n° 4, p. 678–687.

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contre le cancer du côlon765 ; contre le cancer de la peau766 ; contre les radicaux libres —

deux nouveaux polyphénols contenus dans l’huile d’olive contribueraient à la santé

générale par leur pouvoir particulièrement antioxydant (pinoresinol, 1-

acetoxypinoresinol)767. Le curcuma, tout comme l’huile d’olive, pourrait prévenir le cancer

du côlon768, serait même un puissant anti-inflammatoire naturel permettant de contrecarrer

le développement de tumeurs cancéreuses769.

À la fin des années 1990, le chocolat noir devient un aliment à privilégier pour diminuer

les risques de maladies coronariennes770-771. De 2000 à 2010, le marché du chocolat noir à

l’échelle planétaire avait atteint des ventes annuelles de l’ordre de 83,2 milliards de dollars

et il est même attendu qu’il franchisse les 98,3 milliards de dollars en 2016772.

Que faut-il tirer comme conclusion de ces aliments, produits ou molécules réputés

prévenir le cancer ? En fait, notre interprétation du discours de l’alimentation anticancer

s’articule autour de 5 critères : (i) le risque de cancer est réellement présent ; (ii)

l’alimentation est responsable pour une bonne part du développement du cancer

(alimentation saine/alimentation malsaine) ; (iii) l’autorité scientifique ; (iv) les ingrédients

actifs ; (v) la possibilité affirmée de contrer le développement du cancer.

765 Fitó, M., Covas, M.I., Lamuela-Raventós, R.M. et al. (2000), « Protective effect of olive oil and its

phenolic compounds against low density lipoprotein oxidation », Lipids, vol. 35, n° 6, p. 633-638. 766 Budiyanto, A., Ahmed, N. U., Wu, A. et al. (2000), « Protective effect of topically applied olive oil against

photocarcinogenesis following UVB exposure of mice », Carcinogenesis, vo. 21, n° 11, p. 2085-2090. 767 Leea, A., Thurnhama, D. I., Chopra, M. (2000), « Consumption of tomato products with olive oil but not

sunflower oil increases the antioxidant activity of plasma », Free Radical Biology and Medicine, vol. 29, n°

10, p. 1051-1055. 768 Mariadason, J. M., Corner, G. A., Augenlicht, L. H. (2000), « Genetic Reprogramming in Pathways of

Colonic Cell Maturation Induced by Short Chain Fatty Acids: Comparison with Trichostatin A, Sulindac,

and Curcumin and Implications for Chemoprevention of Colon Cancer », Cancer Research, vol. 60. 769 Chauhan, D. P. (2000), « Chemotherapeutic Potential of Curcumin for Colorectal Cancer », Current

Pharmaceutical Design, vol. 8, n° 19, p. 1695-1706. 770 Arts, I. C. W., Hollman, P. C. H., Kromhout, D. (1999), « Chocolate as a source of tea flavonoids », The

Lancet, vol. 354, n° 488. 771 Vinson, J. A., Proch, J., Zubik, L. (1999), « Phenol antioxidant quantity and quality in foods: cocoa, dark

chocolate, and milk chocolate », Journal of Agricultural and Food Chemistry, vol. 47, n° 12, p. 4821-4824. 772 Markets and Markets (2012), Global Chocolate, Cocoa Beans, Lecithin, Sugar and Vanilla Market By

Market Share, Trade, Prices, Geography Trend and Forecast (2011-2016), Dallas : M&M.

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Premièrement, tout individu, quel qu’il soit, et à plus forte raison un individu obèse, est

susceptible de développer, tout au cours de sa vie, par le truchement de différents facteurs

de risque, un cancer :

« Aujourd’hui, on estime que plus d’une personne sur trois en Occident aura à combattre

un cancer au cours de sa vie et que, malheureusement, une personne sur quatre perdra

cette bataille […] Or, l’alimentation serait responsable de plus du tiers des nouveaux cas

de cancers diagnostiqués […] Ces statistiques soulignent l’importance d’une

alimentation saine et intelligente pour réduire l’incidence aussi bien que la progression

du cancer773. »

Deuxièmement, un certain type d’alimentation a été repéré comme l’un des facteurs de

risque importants favorisant le développement d’un quelconque cancer. L’identification de

ce qui constitue une alimentation saine qui prémunirait du cancer versus une alimentation

malsaine qui favoriserait le développement du cancer — normalisation de l’alimentation

— est établi :

« Au fil des années, de nombreuses études fondamentales, cliniques et épidémiologiques

ont montré qu’une consommation accrue de produits végétaux dont les fruits et les

légumes représente un facteur clé dans la réduction du risque de cancer774. »

« […] on retrouve dans tous les pays un lien entre la fréquence des cancers et la

consommation de viande, de charcuterie et de produits laitiers. À l’inverse, plus

l’alimentation d’un pays est riche en légumes et en légumineuses (pois, haricots, lentilles,

etc.), moins les cancers sont fréquents775. »

Troisièmement, l’appel à l’autorité scientifique, qui permet de cautionner la démarche

d’adopter une saine alimentation pour éviter le développement d’un quelconque cancer :

« De récentes recherches démontrent que, en plus des fruits et des légumes, d’autres

aliments tels que le thé vert, le curcuma ou le chocolat, contiennent de fortes quantités

de composés anticancéreux776. »

773 Béliveau, R. (2005), op. cit. 774 Béliveau, R. (2005), op. cit. 775 Servan-Schreiber, D. (2008), op. cit., p. 137. 776 Béliveau, R. (2005), op. cit.

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« Le département d’épidémiologie de l’Université de Harvard a montré, en 2006 — dans

une étude longitudinale sur 91 000 infirmières suivies pendant douze ans — que le risque

du cancer du sein chez les femmes en préménopause est deux fois plus élevé chez celles

qui consomment de la viande rouge plus d’une fois par jour comparé à celles qui en

mangent moins de trois fois par semaine777 »

Quatrièmement, une fois l’appel à l’autorité scientifique réalisé, s’effectue l’appel aux

ingrédients actifs de certains aliments identifiés par l’autorité scientifique qui prémunissent

du cancer ou qui provoquent le cancer :

« […] certains aliments ont la capacité de tuer dans l’œuf les microtumeurs que nous

développerons tous au cours de notre vie et qui menacent de devenir des cancers. En

effet, certains aliments contiennent une quantité importante de composés chimiques non

nutritifs (phytochimiques) qui semblent jouer un rôle crucial dans cet effet

chimiopréventif […] une diète quotidienne contenant un mélange de fruits, de légumes

et des boissons telles que le thé vert et le vin rouge, permet l’absorption d’une quantité à

proprement parler thérapeutique de composés phytochimiques anticancéreux778. »

« On sait, en revanche, que la viande et les produits laitiers (ainsi que les gros poissons

qui sont en haut de la chaîne alimentaire) constituent plus de 90 % de l’exposition

humaine à des contaminants qui sont des cancérigènes connus comme dioxine, les PCB

ou certains pesticides qui persistent dans l’environnement malgré leur interdiction depuis

plusieurs années. Les végétaux des marchés français en contiennent, eux, cent fois moins

que les produits animaux, et le lait «bio» est moins contaminé que le lait

conventionnel779. »

« Le thé vert bloque l’angiogenèse. […] Après deux ou trois tasses de thé vert, l’EGCG

(épigallocatéchine-3-gallate) est largement présent dans le sang et se répand dans tout

l’organisme à travers les petits vaisseaux capillaires qui entourent et nourrissent chaque

cellule du corps. […] L’EGCG est aussi capable de bloquer les récepteurs qui

déclenchent la création de nouveaux vaisseaux […] nécessaires à la croissance des

tumeurs780. »

777 Servan-Schreiber, D. (2008), op. cit., p. 146. 778 Béliveau, R. (2005), op. cit. 779 Servan-Schreiber, D. (2008), op. cit., p. 147. 780 Idem., p. 185.

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Cinquièmement, il existe cette possibilité clairement affirmée de contrer le

développement du cancer par le truchement d’une saine alimentation :

« L’apport quotidien de ces différents aliments au régime alimentaire constitue un moyen

simple et efficace pour contrer le développement et la progression du cancer781. »

« Le nouveau régime de Lenny, atteint d’un cancer du pancréas, comprenait notamment,

les différents choux, les brocolis, l’ail, le soja, le thé vert, le curcuma, les framboises, les

myrtilles, le chocolat noir. […] Vous avez quelques mois, il va falloir manger de ces

aliments répartis sur tous les repas et ne jamais dévier. Il ne s’agit pas d’en prendre à

l’occasion. Il faut consommer ces aliments tous les jours, trois fois par jour. Il indiqua

aussi ce qui devait être proscrit : tous les corps gras, excepté l’huile d’olive ou l’huile de

lin ou de colza, pour éviter les Omega-6 qui activent l’inflammation782. […] Lenny

survécut quatre ans et demi. Longtemps, sa tumeur s’était stabilisée et avait même

régressé de près du quart. […] Son cancérologue à New York disait qu’il n’avait jamais

vu une chose pareille. Tout se passa pour un temps comme s’il avait porté son cancer

sans être malade, même si son organisme finit par succomber783. »

L’appel à l’autorité scientifique tient un rôle clé dans la démarche du discours de

l’alimentation anticancer, car elle contribue, dans un premier temps, à la construction

sociale de l’alimentation anticancer — une construction créée, objectivée, et intériorisée

par les individus —, d’où les comportements personnels de plus en plus orientés vers des

pratiques alimentaires chimiopréventives qui engage l’individu et les institutions dans une

démarche globale vouée à maîtriser, contrôler, normaliser et réguler les pratiques

alimentaires. En fait, l’autorité scientifique fournit une caution, et cette caution, reprise par

les médias de masse, vient, au fil des publications scientifiques, appuyer le discours de

l’alimentation anticancer.

Quelques constats

Quatre constantes, en matière d’alimentation, traversent les XXe et XXIe siècles : (i) à

travers les recommandations alimentaires officielles et les régimes populaires émerge

781 Béliveau, R. (2005), op. cit. 782 Servan-Schreiber, D. (2008), op. cit., p. 178. 783 Idem., p. 179.

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l’adéquation voulant que la minceur soit gage de santé ; (ii) les recommandations

alimentaires se calent dans une double logique784 : celle de la « nutrition négative », c’est-

à-dire ce qui est contenu dans l’aliment et qui peut nuire à la santé (cf. la fiche nutritionnelle

imprimée sur les emballages) et celle du produit santé vedette susceptible de contrer les

effets potentiellement néfastes des facteurs identifiés par la nutrition négative ; (iii) les

recommandations alimentaires peuvent faire l’objet de révisions fréquentes, tomber en

désuétude et être remplacées par d’autres à la lumière de nouvelles études dans un avenir

plus ou moins rapproché ; (iv) la science de la nutrition dépend de nombreuses

connaissances spécialisées — médecine, pathologie, biologie, biochimie, statistique,

épidémiologie, sociologie, et selon la nature de la recherche, de la psychologie, des

sciences environnementales et d’autres sciences —, d’où les constantes remises en question

des acquis du passé, d’où les recommandations parfois contradictoires.

Ces quatre constantes représentent les quatre piliers sur lesquels s’appuie la saine

alimentation en tant que construction sociale, c’est-à-dire une représentation collective de

l’alimentation qui s’inscrit dans des cadres de pensée préexistants qui permettent, sur le

plan individuel, de se construire des systèmes de pensée et de connaissances pour agir sur

le corps, et sur le plan collectif, d’adopter des visions consensuelles de l’agir sur le corps,

qui permettent de maintenir un lien social, voire une continuité de la communication de la

notion de saine alimentation. Et cette construction sociale de la saine alimentation a sa

propre logique discursive, à savoir : l’affirmation santé ; la prétention santé ; la fonction

santé.

De plus, la saine alimentation, en tant que construction sociale, possède également un

statut qui relève de l’ordre du symbolique : établir un lien, faire image, évoquer, dire et

faire dire, partager un sens dans quelques propositions transmissibles, et dans le meilleur

des cas, résumer en un cliché ce qui fera étiquette sociale (minceur = santé ; antioxydant =

santé métabolique ; Omega-3 = santé cardiovasculaire ; fibres alimentaires = santé

intestinale). Finalement, le concept même de saine alimentation se cale dans la même

784 Nagler, R. H. (2010), « Steady diet of confusion: contradictory nutrition messages in the public

information environment », Scholarly Commons, Paper AAI3429172.

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logique que les produits vedettes pour la santé : l’affirmation santé, la prétention santé et

la fonction santé.

À l’évidence, la personne obèse ne souscrit définitivement pas aux préceptes de la saine

alimentation, puisque son corps, par sa seule apparence, condense tout ce que la saine

alimentation suggère de ne pas consommer. Et la pression sociale est forte pour que la

personne obèse adopte une mode de vie plus sain dans son ensemble. En ce sens, comme

l’a montré ce chapitre, la saine alimentation est bel et bien une construction sociale

(représentation collective de la saine alimentation) articulée autour de trois critères :

l’affirmation santé ; la prétention santé ; la fonction santé. La saine alimentation est

indubitablement une construction créée, objectivée et intériorisée par les individus dont la

finalité est d’adopter, sur une base volontaire, des comportements de plus en plus sains

orientés vers des pratiques préventives visant à atteindre ou maintenir un poids santé.

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Conclusion

L’interrogation première de notre recherche était :

- Pourquoi l’obésité est-elle devenue un phénomène majeur dans nos sociétés

développées au point que la lutte contre l’obésité soit devenue une priorité des

politiques sociales et sanitaires ?

- Quelles sont les conditions socio-historiques qui ont engendré un phénomène social

d’une telle ampleur ?

À cette double question notre recherche a-t-elle apporté les réponses attendues ? Oui et

non. Oui, dans le sens où il a été possible de repérer plusieurs phénomènes qui peuvent,

pris séparément, expliquer en partie les conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité.

Non, dans le sens où il est impossible d’identifier un phénomène en particulier qui aurait

pu jouer un rôle prépondérant. Certes, la contenance de soi et la gouvernance de soi ont

fédéré, au fil du temps, les actions à déployer sur le corps, mais elles n’ont pas pu présider

à elles seules à la constitution du phénomène.

À tout bien considérer, notre démarche a surtout mis en lumière que le nœud de l’affaire

en matière de prise de poids se résume avant tout à un choix crucial pour l’individu : la

liberté dont dispose chaque individu de consommer les produits proposés par le complexe

agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide. Autrement dit : une liberté

personnelle qui serait apparemment en contradiction avec les politiques publiques de lutte

contre tout ce qui peut favoriser la prise de poids, mais contradiction dont l’issue ne peut

qu’être favorable à la prise de poids pour certaines tranches de la population. Dans une

telle perspective, (i) l’obésité doit dès lors être considérée autant comme un problème

socio-culturel (je suis libre, je mange ce que je veux) qu’industriel (comment résister à ce

qu’on me propose ? pourquoi souffrir ?), et (ii) la lutte contre l’obésité doit dès lors être

conçue comme une réaction à ce problème socio-culturel et industriel, d’où son ampleur.

Ainsi, Claude Fischler souligne-t-il que « dans la plupart des pays développés, une forte

proportion de la population se rêve mince, se vit grasse et souffre apparemment de cette

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contradiction785. » Qui alors, face à cette contradiction, peut être réellement en mesure de

faire preuve d’un équilibre personnel entre prise alimentaire et discipline ? Il s’agit là de

toute la problématique des conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité.

Les conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité

À partir des constats effectués au cours des chapitres précédents, il est possible de

dégager trois grandes lignes de force que schématise la Figure 6 : le corps équilibré et de

justes proportions ; la contenance de soi et la gouvernance de soi ; l’inévitable prise de

poids (épidémie d’obésité).

Premièrement, la notion de corps équilibré et de justes proportions apparaît avec le

peintre Alberti à la Renaissance ; elle s’implantera comme valeur sociale de représentation

du corps et traversera toutes les époques. Au fil du temps, elle se modulera en fonction des

valeurs que chaque société de chaque époque se donnera :

(i) de la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle, c’est le corps sans trop d’excès de

graisse qui sera considéré comme socialement acceptable ;

(ii) avec le XIXe siècle, avec la Révolution industrielle, c’est le corps au travail dans

le cadre d’une société au travail dans les usines, d’où le modèle socialement

acceptable d’un corps sans excès de graisse ;

(iii) avec le XXe siècle, c’est le corps sans excès de graisse qui domine et devient

socialement légitime, paradigme selon lequel le corps de la femme est

préférablement mince et svelte, et celui de l’homme, svelte et musclé.

Deuxièmement, l’idée du corps façonnable à volonté initiée par l’éducateur Mercurialis

à travers l’activité physique, concept que la santé publique et l’industrie du contrôle de la

prise de poids (régimes, remise en forme, fitness, sport et plein air, éditeurs) mettront en

avant dans l’ensemble de leurs interventions pour brûler les calories ingérées et contrer les

effets néfastes de la sédentarité.

785 Fischler, C. (2001), op. cit., p. 309.

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Figure 6 — Les conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité

XVe XVIe XVIIe XVIIIe XIXe XXe XXIe

Obésité globale moyenne USA+Europe : ≈ 5 % 9,7 % 11,3 % 23 % 30,5 %

Corps équilibré (Alberti)

Corps façonnable (Mercurialis)

Corps réparable (Vésale)

Contenance de soi Gouvernance de soi (Réforme protestante)

Passage du statut d’être un corps à celui d’avoir un corps Publication des traités de civilités

Corps énergique et tonifié Autonomisation de l’individu

IMC Miroir Balance Mode

Quantification de soi

Corps sans trop d’excès de graisse

Complexe agroalimentaire

Restauration rapide

Cholestérol Gras saturés

Rapport McGovern Ère des régimes

Pyramide alimentaire

Épidémie d’obésité

Saine alimentation

Automobile

Espace bâti

Type emploi

Corps sans graisse femme = mince + svelte

homme = svelte + musclé

Culture de l’acceptation de la responsabilité

personnelle

Calories

Corps sans excès de graisse

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Troisièmement, l’idée du corps réparable par l’intervention médicale initiée par le

médecin Vésale, concept que l’industrie pharmaceutique (médicalisation) et la chirurgie

(dérivation gastrique, dérivation biliopancréatique, gastroplastie verticale calibrée,

gastrectomie longitudinale) reprendront à leur compte pour intervenir sur le corps obèse et

l’amincir.

Ces trois valeurs seront fédérées, dès le XVIIe siècle, par trois événements marquants qui

constitueront l’assise de la notion de gouvernement de soi :

(i) la Réforme protestante, qui arrache le corps à l’emprise du grand corps collectif,

et qui fait du corps un lieu d’épanouissement personnel par la bonne condition

physique et l’absence de souffrances morales ou physiologiques : le protestantisme

se veut une culture du primat de la responsabilité personnelle ;

(ii) le passage du statut d’être un corps à celui d’avoir un corps dont l’individu sera

personnellement et socialement responsable ;

(iii) la parution des traités de civilité qui engagent le corps dans des pratiques de

modération et de retenue de la morale puritaine par la contenance de soi (devoir

d’équilibre ; devoir d’attention ; devoir d’effort ; devoir de maîtrise et de restriction)

et par la gouvernance de soi (capacité d’un individu à établir, à travers son corps, un

juste rapport à la collectivité et au monde : lien social ; le moi en compagnie ;

l’individu en société ; le lien avec l’autre). Non seulement ce gouvernement de soi

traversera-t-il toutes les époques modernes, mais il sera à la source même de la nature

de l’ensemble des interventions à déployer sur le corps, soit pour lui empêcher de

prendre du poids, soit pour lui faire perdre du poids.

Deux dispositifs, en particulier, viendront asseoir les prétentions au gouvernement de

soi : la quantification de soi et la saine alimentation. Au milieu du XIXe siècle, avec

l’apparition de l’indice de masse corporelle qui permet de juger de l’état d’un corps par

rapport à tous les autres corps et d’en déterminer l’état de santé, avec l’avènement d’une

mode qui colle de plus en plus corps et qui dévoile de plus en plus les graisses en excès,

avec la démocratisation du miroir, qui renvoie à l’individu une image précise de

l’apparence de son propre corps, avec la commercialisation à grande échelle du pèse-

personne qui informe l’individu, chiffres à l’appui, des débordements actuels ou potentiels

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de son corps, c’est toute une quantification de soi qui se met en place et qui fait que

l’individu est désormais maître et esclave de son image des pieds à la tête.

En ce qui concerne la saine alimentation, en tant qu’outil du gouvernement de soi, celle-

ci sera structurée par quatre grands moments : (i) la calorie clairement identifiée comme

source de la prise de poids au début du XXe siècle ; (ii) le cholestérol reconnu comme

source de maladies coronariennes au début des années 1960 ; (iii) le rapport du sénateur

McGovern, en 1977, qui balise définitivement pour l’individu les moyens pour contrer la

prise de calories et de gras saturés ; (iv) la publication, en 1992, de la pyramide alimentaire,

et l’impression, en 1990, de la fiche nutritionnelle sur les emballages, qui signale ce qu’il

faut consommer et éviter de consommer pour être en santé.

Parallèlement à ce gouvernement de soi qui s’est mis en place au fil du temps, se sont

développés le complexe agroalimentaire et le transport motorisé dès le début du XXe siècle.

C’est alors qu’apparaissent l’industrie de la restauration rapide à compter de 1940 et une

toute nouvelle structure de l’espace bâti, la banlieue. Au sortir de la Seconde Guerre

mondiale, de nouveaux types d’emplois sont aussi offerts, exigeant de moins en moins

d’efforts physiques. Tous ces facteurs seront réputés favoriser la prise de poids et

conduiront éventuellement à une épidémie d’obésité à la fin des années 1990.

Et s’il s’agit bien de deux développements parallèles, dans le sens où l’un semble

totalement indépendant de l’autre, le seul lien les unissant en est un d’opposition. Pour

mieux comprendre ce lien d’opposition, il faut tout d’abord voir quelles sont les lignes de

force qui ont présidé, dans un premier temps, à la représentation du corps socialement

attendu et de ses dérives, et dans un deuxième temps, à la construction sociale que

représente l’infrastructure de la prise de poids.

Le corps socialement attendu

Tout d’abord, il importe de prendre en considération le fait que préexiste une certaine

représentation sociale du corps doté de justes proportions, représentation totalement

indépendante de l’infrastructure de la prise de poids (complexe agroalimentaire, industrie

de la restauration rapide, espace bâti, transport motorisé, type d’emploi occupé). Cette

représentation sociale du corps s’est constituée depuis la Renaissance. Trois lignes de force

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la structureront, qui traversent toutes les époques : le type de corps socialement attendu ;

le type de jugement moral porté sur l’obèse et le gros ; les types de causes et de solutions.

Comme le schématise la Figure 7, le type de corps socialement attendu, tant pour

l’homme que pour la femme, est celui qui est dynamique, énergique et de justes

proportions. Deux types de corps socialement attendus seront à l’ordre du jour en fonction

d’un événement particulier : la quantification de soi au XIXe siècle avec l’indice de masse

corporelle, le miroir, la mode et le pèse-personne, de sorte qu’il y aura un type de corps

socialement attendu pré-quantification de soi et un type de corps post-quantification de soi.

Le type de corps masculin pré-quantification de soi est ni trop mince ni trop gros : il

possède un embonpoint relativement bien réparti où le ventre affirmé indique une certaine

ascendance sociale. Le type de corps masculin post-quantification de soi est dans une tout

autre dynamique : il se doit d’être sans excès de graisse, la minceur, ici, signalant

l’ascendance sociale ; il est svelte, fort, robuste, musclé et viril. Certes, cette représentation

ne sera pas immédiate et se construira dès la fin du XIXe siècle avec la Muscular

Christianity tout en cohabitant avec les Fat Men’s Club (hommes de pouvoir gros et

obèses). Par contre, la pression sociale de la minceur, dès le début du XXe siècle, à travers

le travail de la médecine, des nutritionnistes, de la santé publique et des médias de masse

viendra sonner le glas des Fat Men’s Club et installera définitivement l’image de l’homme

qui a socialement réussi, dont le corps est sans aucun excès de graisse, et dont la

musculature et la force se laissent deviner sous les vêtements, et ce, par sa seule découpe.

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Figure 7 — La représentation sociale du corps obèse

XVe + XVIe XVIIe XVIIIe XIXe XXe XXIe

Corps

attendu

Femme

Jugement

moral

Qui est

gros ?

IMC Mode

Balance

Miroir

aristocrates

clergé

cuisiniers

aristocrates

bourgeois

marchands

clergé

aristocrates bourgeois

marchands

intendants magistrats

clergé

fermiers

l’ensemble des

détenteurs de

privilèges

démocratisation

de la graisse

dans l’ensemble

des couches

sociales

classes défavorisées

classes moyennes

médiane et inférieure

Causes

Solutions

surnutrition ; sédentarité

régimes ; diètes ; exercice médicalisation ; chirurgie ;

saine alimentation

dynamique, énergique, de justes proportions

ni trop mince ni trop gros ; ventre affirmé = ascendance sociale

mince de taille et toute en poitrine ; rondeurs ; délicatesse, charnue, mais sans excès de graisse

manque de volonté ; paresseux ; mou ; fainéant ; oisif ; abuseur ; gourmand ; glouton ; improductif

Svelte, fort, robuste, musclé, viril ;

minceur = ascendance sociale

mince de taille et toute en poitrine ;

sans aucun excès de graisse

malbouffe ; emploi; milieu

de vie ; mode de vie

Homme

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Le type de corps féminin pré quantification de soi est mince de taille et tout en poitrine.

Il doit afficher un embonpoint bien réparti, des rondeurs, être charnu, mais sans trop

d’excès de graisse. Le type de corps féminin post quantification de soi est mince de taille

et tout en poitrine, sauf qu’il ne doit plus afficher un quelconque excès de graisse, afficher

le moins possible de rondeurs et ne pas être charnu. Il s’agit d’une toute nouvelle

représentation du corps que le peintre Pierre-Paul Rubens, au XVIIe siècle, avait déjà si

bien saisi : l’absence de rides, la nuque tout juste charnue, les épaules bien espacées, les

seins ronds et fermes, les fesses rebondies, les reins et les hanches bien proportionnés, la

peau du ventre lisse et ferme, la cuisse tout juste bien en chair, la jambe droite, galbée et

élégante.

Qu’il s’agisse du corps masculin ou féminin, le jugement moral à l’aune du manque de

volonté de l’obèse traverse systématiquement toutes les époques. Il préexiste à

l’infrastructure de poids. Autrement dit, ce qui traverse toutes les époques, ce sont tous ces

mots qui qualifient l’obèse : gourmand, goinfre, glouton, gros porc, gras double ;

paresseux, mou, fainéant, oisif ; abuseur, profiteur.

Tout comme pour l’apparence du corps, les groupes visés par la prise de poids se

répartissent en fonction de l’arrivée de la quantification de soi. Au cours de la période pré

quantification de soi, les classes les plus particulièrement visées par la prise de poids sont

celles qui sont détentrices de privilèges et de pouvoirs : aristocrates ; bourgeois ;

marchands ; entrepreneurs ; financiers ; intendants ; magistrats ; membres du clergé. Avec

la Révolution industrielle, période post quantification de soi, la graisse commence à se

démocratiser. Du milieu du XIXe siècle et jusque dans les années 1930, deux modèles liés

aux classes dominantes cohabiteront : la corpulence et le ventre affirmé versus le corps à

la découpe musclée, fort, robuste et viril. D’autre part, avec un accès accru aux denrées

alimentaires, avec la montée graduelle de la classe moyenne, avec l’augmentation du

niveau de vie et de l’espérance de vie au début du XXe siècle, la masse adipeuse commence

à se répandre dans toutes les couches de la population. Au milieu des années 1970, se

produira un renversement graduel de la situation où les classes les plus aisées seront celles

qui seront de moins en moins affectées par la prise de poids, tandis que les milieux ouvriers

et les classes plus défavorisées seront de plus en plus affectés par la prise de poids. Les

causes identifiées de la prise de poids et les solutions apportées, depuis la Renaissance

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jusqu’à aujourd’hui, resteront les mêmes : la surnutrition et la sédentarité en ce qui

concerne les causes ; les régimes, les diètes et l’activité physique en ce qui concerne les

solutions.

Pour résumer, la représentation socialement attendu du corps est sous l’égide de deux

grandes lignes de force qui traversent toutes les époques : (i) le corps énergique, dynamique

et de justes proportions ; (ii) le gouvernement de soi (contenance de soi, la gouvernance de

soi, la quantification de soi). Non seulement ces deux lignes les traversent-elles, mais elles

préexistent à l’infrastructure de la prise de poids. Il est possible d’envisager l’idée que ces

deux lignes de force ont socialement ancré une certaine vision du corps qui s’est retrouvée

confrontée — avec la montée du complexe agroalimentaire et de l’industrie de la

restauration rapide, avec la transformation de l’espace bâti, des moyens de transport et des

types d’emploi occupés — à une vision en totale opposition avec la vision dominante, d’où

tout le courant de la saine alimentation et de l’activité physique qui se développera au cours

du XXe siècle.

Cela étant précisé, il faut également être en mesure d’identifier ce qui est actuellement la

norme du corps socialement attendu, à savoir, le corps énergique, dynamique et de justes

proportions. En reportant le regard sur la période qui va de la Renaissance jusqu’au milieu

du XIXe siècle, le corps socialement attendu a tout d’abord été porté par les élites, ensuite

par les classes détentrices de privilèges, suivies de celles des bourgeois, des marchands et

des entrepreneurs. Il s’agit en quelque sorte d’un phénomène de percolation, c’est-à-dire

que ce corps socialement attendu s’est graduellement diffusé depuis les classes les mieux

nanties de la société (aristocratie) vers certaines classes sociales moins aisées. Le meilleur

exemple en est bel et bien donné par le Bourgeois gentilhomme (1670) de Molière, qui

suggère un monsieur Jourdain dont les rondeurs et l’embonpoint conviennent tout à fait à

l’homme fortuné, alors que ce même monsieur Jourdain est bien décidé à accéder à la classe

sociale des mieux nantis en adoptant les attitudes et comportements de celle-ci. Et c’est

dans cette logique que la bourgeoisie marchande, qui se constitue au XVIe siècle, adoptera

graduellement les manières de tables de l’aristocratie et sera éventuellement gagnée par les

mêmes problèmes de santé de la classe qu’elle cherche à imiter.

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Il est intéressant de constater et de relever que le même phénomène a prévalu tout au

cours du XXe siècle, alors que les classes les mieux nanties ont été porteuses du corps

socialement attendu, à savoir, le corps svelte, fort, robuste et viril pour l’homme, et le corps

mince de taille et tout en poitrine de la femme qui ne doit comporter aucun excès de graisse.

La sociologue Faustine Régnier a fort bien rendu compte de cette dynamique786, alors

qu’elle a pu mettre en lumière que les classes supérieures s’approprient un modèle donné

du corps et le diffusent, que les classes intermédiaires et modestes, en contact direct avec

ces mêmes classes supérieures, affichent une hyper adhésion au modèle proposé, que les

classes modestes et populaires ont plutôt une réaction critique face au modèle proposé, et

que les classes défavorisées et précaires sont indifférentes au modèle en question787. Partant

de là, comment faut-il envisager l’ampleur du phénomène social que représente la lutte

contre l’obésité ?

La lutte contre l’obésité en tant que construction sociale

En se référant au fait qu’une construction sociale correspond à un ensemble de

phénomènes où les pratiques de savoir et les savoirs pratiques jouent un rôle essentiel,

puisque ces savoirs s’inscrivent dans des expériences ou des événements éprouvés par les

individus et partagés en société, et qu’ils engagent les individus tout comme les institutions

dans une démarche globale, la lutte contre l’obésité, vouée à maîtriser, contrôler,

normaliser et réguler la prise de poids, elle correspond effectivement à cette définition.

Cela étant précisé, et la présente thèse l’ayant largement démontré, il faut maintenant tenter

d’établir en quoi consistent les conditions qui ont justement présidé à son émergence.

Comme il a été souligné au début de cette conclusion, il est impossible d’identifier un

phénomène prépondérant ayant conduit à cette émergence, car plusieurs phénomènes y ont

contribué : les différentes lignes de force explorées en témoignent. Par contre, il est

possible d’identifier une dynamique qui aurait fédéré tous ces phénomènes pour créer une

certaine convergence et qui aurait conduit à récuser la graisse sous toutes ses formes.

786 Régnier, F. (2009), « Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d’alimentation et

appartenance sociale », in Revue française de sociologie, vol. 5, n° 4, p. 747-773. 787 Régnier, F. (2011), « La perception des messages de santé par les populations défavorisées », in Cahiers

de Nutrition et de Diététique, vol. 46, n° 4, p. 206-212.

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Premièrement, il y a un individu réputé souverain de lui-même depuis la Réforme,

souverain à la place du souverain depuis le Siècle des Lumières, totalement autonome,

architecte de sa vie et maître de son destin. Doté, depuis Ralph Waldo Emerson au XIXe

siècle, de la self reliance (cet appui sur soi qui permet d’agir sur le monde), et

consommateur souverain aux XXe et XXe siècles, l’individu serait mieux placé que l’État

pour savoir et décider de ce qui est bon pour lui : le projet de loi voté par le Congrès

américain en 2005 et intitulé American Personal Responsibility in Food Consumption Act

en est un bon exemple. Cette souveraineté de l’individu se cale dans une culture de

l’acceptation de la responsabilité personnelle où l’individu serait le seul responsable de sa

prise de poids et de son obésité, nonobstant tout autre facteur d’ordre socio-économique.

En somme, la responsabilité personnelle et l’autorégulation doivent primer sur la contrainte

publique.

Deuxièmement, il y a un complexe agroalimentaire et une industrie de la restauration

rapide, un certain type d’espace bâti et des emplois qui favorisent la prise de poids. Alors

que le complexe agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide se calent dans la

logique d’une offre saturée de produits et d’incitatifs mettant à dure épreuve le juste

équilibre à trouver entre prise alimentaire et discipline, l’espace bâti et certains types

d’emploi favoriseraient plutôt la prise de poids et n’inciteraient pas les gens à être actifs.

Troisièmement, il faut supposer que toute la question de la saine alimentation, aux XXe

et XXIe siècles, serait avant tout une réaction en opposition à l’infrastructure de la prise de

poids, alors qu’une adéquation est établie voulant qu’une alimentation équilibrée et un

mode de vie sain puissent contrecarrer les effets négatifs de l’infrastructure de la prise de

poids. D’ailleurs, le rapport du sénateur McGovern ne suggère plus de simples

recommandations comme le proposaient les guides alimentaires précédents, mais il fixe

bel et bien pour l’individu des objectifs à atteindre : (i) augmenter la consommation de

fruits, de légumes et de grains entiers ; (ii) diminuer la consommation de viande rouge et

augmenter la consommation de poulet et de poisson ; (iii) diminuer la consommation

d’aliments riches en gras et substituer partiellement les gras polyinsaturés par des gras non

saturés ; (iv) substituer le lait écrémé au lait entier ; (v) diminuer la consommation de

beurre, d’œufs et autres sources élevées de cholestérol ; (vi) diminuer la consommation

d’aliments riches en sucre ; (vii) diminuer la consommation d’aliments riches en sel.

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Mais le problème, comme il a été expliqué au chapitre 4, c’est que chacune de ces

recommandations est susceptible d’être remise en question à un moment ou l’autre : les

œufs et le beurre sont un cas de figure en la matière, et « cette difficulté est particulièrement

aiguë en matière de nutrition, si l’on en juge du moins par la fréquence des revirements de

la doctrine médicale788 » et des nutritionnistes.

Quatrièmement, les médias de masse, magazines féminins, documentaires télévisés,

téléréalités, livres, blogues, sites Internet spécialisés en santé, médias sociaux, publicités

dédiées à la perte de poids et aux campagnes de santé publique, confèrent un très haut degré

d’attention à la question de l’obésité.

Partant de ces quatre constats, en quoi consiste au juste cette dynamique fédératrice ? Il

se pourrait bien qu’il s’agisse d’une simple aversion envers le corps hors norme, cette

norme ayant été établie depuis la Renaissance sous l’égide du gouvernement de soi formulé

par la Réforme. Conséquemment, le corps obèse n’est que l’un de ces multiples corps hors

norme rencontrés dans la société qui suscite l’aversion.

L’aversion comme dynamique de la lutte contre l’obésité

Concrètement, l’aversion envers le corps hors norme signale qu’il y a quelque chose

d’anormal et que cette anomalie doit être rectifiée. Et cette aversion envers le corps hors

norme n’a pas seulement à voir avec l’obésité, mais aussi avec le corps qui grossit, peu

importe l’origine du grossissement. À ce titre, la grossesse est un cas de figure :

« Grossesse ne rime pas forcément avec baleine échouée sur la plage. Grossesse peut aussi

rimer avec sirène789. » Même dans le fonctionnement normal du corps de la femme,

l’enfantement, l’idée de grossir, de devenir hors norme, inspire de la crainte. Ce n’est pas

rien. Le phénomène indique vraisemblablement que l’aversion envers le corps hors norme

a un ancrage socioculturel relativement profond et de nature morale. En ce sens, le corps

obèse condenserait à la fois excès de graisse et opprobre. La nature même du corps obèse,

son expansion, son relâchement, sa fluidité, sa découpe mal définie et sa tendance à exsuder

788 Fischler, C. (2001), op. cit., p. 333. 789 Un cocon pour bébé, Maillots de Bain de Grossesse : Pour être la Sirène de la Plage ;

http://bit.ly/1qWQau4, consulté le 8 juin 2013.

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inspirerait le rejet et l’aversion. Dès lors, le corps obèse suggère de se tenir à distance et de

tout faire pour éviter d’y ressembler. Conséquemment, toute tentative de réduire les

dimensions du corps obèse en se soumettant à une diète sévère, en faisant de l’exercice, en

consommant des médicaments ou en subissant une quelconque chirurgie, répond à une

finalité : contrecarrer chez les autres cette aversion que provoque le corps obèse. Cette

volonté affirmée de contrecarrer chez les autres cette aversion suggère dès lors que

l’aversion serait avant tout une opposition tranchée entre ce qui est considéré comme

normal et anormal, délimitant ainsi les frontières du lien social : par exemple, être mince,

dans la société du XXIe siècle, est considéré comme normal, alors qu’être obèse ou même

en simple surpoids est considéré comme anormal.

Si le gouvernement de soi (contenance de soi, gouvernance de soi, quantification de soi)

a fédéré, depuis la Renaissance, la vision d’un corps énergique, dynamique et de justes

proportions façonnable et réparable à volonté, l’aversion envers le corps hors norme a

fédéré trois concepts qui sont devenus la dynamique même du gouvernement de soi et de

la lutte contre l’obésité : l’individu autonome et souverain de lui-même ; la culture de

l’acceptation de la responsabilité personnelle en tout ; le juste équilibre à trouver entre prise

alimentaire et discipline personnelle. Cette dynamique particulière a mis en place tout un

système de valeurs qui considère désormais le corps comme un vecteur d’épanouissement

personnel et d’identification ultime à soi, un corps performant, flexible et agile.

En fait, cette dynamique a érigé un système de valeurs qui permet dès lors de signaler ce

qui est déviant, de le normaliser et d’informer l’individu de ce qui pourrait être déviant.

Ainsi, signaler les aliments susceptibles de conduire à la prise de poids, normaliser les

environnements et les comportements obésogènes, amener l’individu à se prémunir lui-

même de tout ce qui pourrait le conduire à la prise de poids devient ce qui préside à

certaines attitudes et comportements. Par exemple, le XIXe siècle, par rapport aux siècles

précédents, a instauré une toute nouvelle façon de signaler ce qui pouvait être déviant en

matière de prise de poids par l’introduction de l’indice de masse corporelle, du pèse-

personne, de la mode et du miroir. Du coup, la normalisation du corps s’est articulée autour

d’un poids moyen médian. Conséquemment, les façons de se prémunir de la prise de poids

ont été modifiées, et certains aliments, par rapport aux siècles précédents, sont devenus

particulièrement suspects, de même que la Framingham Heart Study a introduit une

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nouvelle façon de signaler, au milieu des années 1950, ce qui pouvait être déviant avec le

cholestérol, tout comme la science de la nutrition l’a fait au tournant du second millénaire

avec les aliments susceptibles de provoquer le cancer, d’où la série d’études portant sur les

aliments anti-cancer.

À y regarder de près, cette dynamique révèle aussi que chaque introduction d’une

nouvelle information scientifique, technique ou méthode ne modifie en rien les fondements

intrinsèques de l’aversion envers le corps hors norme, bien au contraire. Elle ne fait que

reformuler les façons de signaler ce qui est déviant, de normaliser ce qui est déviant et de

prémunir l’individu de ce qui pourrait être déviant. Partant de là, se pourrait-il qu’existe,

chez l’être humain, une prédisposition inhérente et innée, un genre d’aversion intrinsèque

envers tout ce qui est hors norme par rapport au corps ? La question reste ouverte.

De la représentation sociale d’un corps attendu à l’intervention sociale sur le corps

déviant

L’originalité de cette thèse se résume en quatre points :

(i) elle a réussi à recenser la chronologie des évolutions historiques qui ont

construit une représentation sociale du corps énergique, dynamique et de justes

proportions (de la grosseur à la minceur) à l’aune du gouvernement de soi

(contenance de soi, gouvernance de soi, quantification de soi) ;

(ii) elle a révélé les discours qui ont peu à peu construit le rejet du gras, non

seulement celui qui s’épand dans le corps, mais également celui logé dans le

moindre aliment proposé par le complexe agroalimentaire et l’industrie de la

restauration rapide, ou encore celui dont l’espace bâti et le type d’emploi occupé

favorisent le développement ;

(iii) elle a réussi à identifier les instruments ad hoc qui permettent la quantification

de soi (IMC, miroir, mode, pèse-personne, saine alimentation), laquelle

quantification permet alors d’agir sur le corps pour le régulariser et le

normaliser en fonction du modèle socialement attendu ;

(iv) elle a mis en lumière la construction d’un certain ordre social fondé sur la

répression des corps afin d’occulter les enjeux de pouvoir et de domination : le

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corps comme champ de bataille (aversion envers le corps hors norme), c’est-à-

dire que les classes les mieux nanties s’approprient une certaine représentation

du corps (le corps contenu et gouverné) et qu’elles en font la promotion (santé

publique, médecine, nutritionnistes, médias de masse), non pas de façon

coercitive, mais comme un état idéal à atteindre, et qu’elles proposent des

moyens pour y parvenir (saine alimentation, activité physique, régimes, diètes,

méthodes proposées par l’industrie du contrôle de la prise de poids) à travers

une gamme d’interventions à la fois scientifiquement fondées et populaires.

De ces quatre points mis en lumière, il résulte trois constats :

(i) dans une société de pénurie alimentaire, le mieux nanti est gros, alors que dans

une société d’abondance alimentaire relative, le mieux nanti est mince, avec un

corps bien entretenu, tandis que le moins bien nanti est mal nourri (malbouffe),

est gras, en surpoids, voire obèse ;

(ii) l’aversion vis-à-vis du gras est vraisemblablement une émergence de la répulsion

du mieux nanti vis-à-vis du moins bien nanti (émergence d’une sorte de racisme

inhérent à toute société d’inégalités et de castes) ;

(iii) cette aversion légitime se décline sous la forme d’une lutte contre l’obésité, c’est-

à-dire contre le moins bien nanti et son corps en débordement (surveiller et punir :

Foucault).

Mais encore, ce dont cette thèse rend compte, c’est que la lutte contre l’obésité, plus que

d’être un simple ensemble d’interventions pour tous à déployer sur le corps pour le réguler

et le normaliser, suggère un type de corps véhiculé par des classes sociales favorisées qui

ont fait leurs le gouvernement de soi et sa dynamique, c’est-à-dire, l’individu autonome et

souverain de lui-même ; la culture de l’acceptation de la responsabilité personnelle en tout ;

le juste équilibre à trouver entre prise alimentaire et discipline personnelle. Ces classes plus

favorisées tendront à se constituer en « entre soi » » pour assurer leur position et prospérer,

et elles le feront en instaurant des frontières du corps comme celles que délimitent l’indice

de masse corporelle, le pèse-personne, le miroir et la mode ou l’achat d’aliments de qualité

et la pratique d’une activité physique ou sportive haut de gamme signalant leur

appartenance à classe sociale aisée.

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Conséquemment, les frontières ainsi délimitées sont autant physiques que symboliques,

immatérielles, mais marquées : elles assurent un intérieur du groupe d’appartenance versus

un extérieur du groupe d’appartenance. Et ces jeux sur ces frontières — jeux sur des

apparences (le costume) sans doute, mais surtout jeux sur des corps et des formes physiques

—, d’une part, augmentent ou renforcent le modèle du corps socialement attendu, et d’autre

part, transitent par des modulations sur des signes extérieurs visibles qui assurent le

repérage (une sorte de mise en alerte). Interviennent ainsi fortement des marqueurs

corporels qui délimitent les frontières de positions et de places sociales.

En considérant la chose sous cet angle, il est plausible d’envisager que tout le courant

actuel de lutte contre l’obésité, loin d’être coercitif, puisque l’individu est souverain de lui-

même, traduit non seulement l’incapacité politique à modifier en amont de l’individu

l’infrastructure de la prise de poids, mais exprime aussi le contexte social néolibéral dans

lequel baigne l’individu : l’autonomie. En ce sens, l’obésité inscrit socialement un individu

en défaut de gouvernement de soi (comportement attendu), d’où sa stigmatisation, d’où

l’ensemble des interventions suggérées à déployer. En somme, la lutte contre l’obésité se

fonde et s’organise au travers d’inégalités sociales, elle est une sorte de clivage souverain

à l’instar de ceux inhérents à toute société d’inégalités.

Épilogue

Cette thèse ne clôt en rien le sujet des conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité.

Au plus, arrive-t-elle à identifier une convergence de phénomènes et une dynamique qui

ont présidé à son émergence, et c’est là que réside son principal apport à l’édifice

scientifique. Il reste un important travail de recherche à faire sur le gouvernement de soi,

la quantification de soi, l’autonomisation de l’individu et l’aversion envers le corps hors

norme. En fait, étant donné que l’actuelle démarche s’est essentiellement concentrée à

référer à des notions pour faire sa démonstration, il reste désormais à travailler comment

celles-ci prendront statut de concepts.

En ce qui concerne le gouvernement de soi, il faut particulièrement fouiller et étayer dans

quelles conditions (i) s’est effectué le passage, au XVIIe siècle, du statut d’être un corps à

celui d’être un corps dont l’individu est personnellement et socialement responsable, (ii)

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comment la Réforme en est-elle arrivée à proposer la contenance de soi et la gouvernance

de soi (problème de la grâce), (iii) comment les traités de civilités ont-ils permis de donner

forme à la contenance de soi et à la gouvernance de soi dans la pratique quotidienne. En ce

qui concerne la quantification de soi, bien que cette thèse ait mis en évidence que l’IMC,

le pèse-personne, le miroir et la mode ont rendu l’individu maître et esclave de son image

des pieds à la tête, elle en n’explore pas pour autant tous les aspects et implications induits

à partir de ce nouveau type de corps socialement attendu qui se dessine au milieu du XIXe

siècle, corps qui deviendra une norme portée par les classes socialement favorisées, celles-

ci soutenues dans leur démarche par la santé publique, la médecine, les nutritionnistes, la

recherche scientifique et les médias de masse.

L’autonomisation de l’individu qui prend place avec la Réforme a déjà fait l’objet de

plusieurs études dont celles de Weber, Elias et Foucault. Par contre, peu d’études portent

spécifiquement sur l’autonomisation du corps. Autrement, même s’il existe plusieurs

études sur l’aversion au risque, même si Goffman et plusieurs autres sociologues ont

largement traité de la question de l’aversion, il n’existe ni une théorie de l’aversion du

corps, ni une sociologie de l’aversion.

Au final, cette thèse soulève d’autres questions. Se pourrait-il que la spécificité de notre

époque ne soit pas le phénomène lui-même — la lutte contre l’obésité —, mais son

ampleur ? Se pourrait-il que la spécificité de notre époque ne réside pas dans la structure

qui a créé le phénomène, mais dans les conjonctures qui l’entourent ? Ce qui distinguerait

alors la nature même de la lutte contre l’obésité de ce qu’elle était avant le milieu des

années 1990, serait sa mesure, c’est-à-dire le nombre de sujets touchés et l’importante

mobilisation des institutions publiques. Se pourrait-il également que, du moment où la

prévalence de l’obésité dans la population descendrait sous un certain seuil, que la lutte

contre l’obésité changerait de statut, qu’elle ne serait plus une construction sociale, mais

plutôt un problème de santé publique comme bien d’autres qu’il suffit simplement de traiter

ponctuellement et non structurellement ?

C’est à ces interrogations ouvertes que cette thèse aura tenté de répondre. Il serait

présomptueux d’avancer qu’elle y a totalement répondu. Néanmoins, les phénomènes

décrits et analysés montrent bien que la question de l’inscription sociale des corps en

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surpoids ou obèses n’implique pas seulement des réponses biologiques ou médicales : elle

requiert tout autant une approche sociologique, que culturelle, que médicale. Telle serait

notre contribution.

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