Les cas paradoxaux de Médée et Phèdre - REVUE...

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Phares 97 Euripide et les femmes : Les cas paradoxaux de Médée et Phèdre THOMAS ROUSSEL, Université Laval RÉSUMÉ : Cet article vise à explorer la question de la femme chez le tragique Euripide sous un angle trop peu souvent exploité, soit celui du remaniement des mythes. Nous montrons que, loin d’être misogyne, Euripide choisit sciemment de montrer des femmes que l’on peut déclarer « mauvaises », non pas pour en critiquer « la race », mais pour faire naître la sympathie à leur égard. Nous étudions donc les histoires de Phèdre (Hippolyte Porte-Couronne ) et de Médée (Médée ) en observant quelles modifications sont apportées par l’auteur à ces histoires bien connues par le public athénien. Loin des monstres si souvent dépeints, ces femmes apparaissent profondément humaines, rationnelles et subtiles. Et si elles ont commis le crime qu’on leur connaît, ce n’est pas dû à leur « nature féminine » ou faute de vertu. Au contraire, il n’y a pas lieu de douter que ce sont-elles qui souffrent le plus vivement des malheurs de la pièce. ESCHYLE – Mais, par Zeus ! je ne mettais point en scène des Phèdres impudiques, ni des Sthénébées, et je ne sache point avoir jamais créé le personnage d’une femme amoureuse. EURIPIDE – Non, par Zeus ! car Aphrodite n’était rien pour toi. […] Et ai-je inventé l’histoire de Phèdre ? Aristophane, Les Grenouilles Nous pouvons le dire d’entrée de jeu, la misogynie n’a pas volé son étymologie grecque. Malgré tous les bénéfices que nous avons tirés de notre héritage grec, il est indéniable que l’Occident a aussi longtemps gardé la tendance grecque à la double monopolisation du discours public par les hommes, où ceux-ci (a) sont les seuls représentants dans les centres décisionnels et (b) parlent à la place des femmes,

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    Euripide et les femmes : Les cas paradoxaux de Mde et PhdreThomas Roussel, Universit Laval

    RSUM : Cet article vise explorer la question de la femme chez le tragique Euripide sous un angle trop peu souvent exploit, soit celui du remaniement des mythes. Nous montrons que, loin dtre misogyne, Euripide choisit sciemment de montrer des femmes que lon peut dclarer mauvaises , non pas pour en critiquer la race , mais pour faire natre la sympathie leur gard. Nous tudions donc les histoires de Phdre (Hippolyte Porte-Couronne) et de Mde (Mde) en observant quelles modifications sont apportes par lauteur ces histoires bien connues par le public athnien. Loin des monstres si souvent dpeints, ces femmes apparaissent profondment humaines, rationnelles et subtiles. Et si elles ont commis le crime quon leur connat, ce nest pas d leur nature fminine ou faute de vertu. Au contraire, il ny a pas lieu de douter que ce sont-elles qui souffrent le plus vivement des malheurs de la pice.

    ESCHYLE Mais, par Zeus ! je ne mettais point en scne des Phdres impudiques, ni des Sthnbes, et je ne sache point avoir jamais cr le personnage dune femme amoureuse.EURIPIDE Non, par Zeus ! car Aphrodite ntait rien pour toi. [] Et ai-je invent lhistoire de Phdre ?

    Aristophane, Les Grenouilles

    Nous pouvons le dire dentre de jeu, la misogynie na pas vol son tymologie grecque. Malgr tous les bnfices que nous avons tirs de notre hritage grec, il est indniable que lOccident a aussi longtemps gard la tendance grecque la double monopolisation du discours public par les hommes, o ceux-ci (a) sont les seuls reprsentants dans les centres dcisionnels et (b) parlent la place des femmes,

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    quils disent leur place et quils justifient leur exclusion de manire plus ou moins subtile. Et ce dernier qualificatif de subtil , si nous sommes gnralement prts lattribuer aux Grecs, nous pouvons aisment faire une exception en ce qui concerne leur traitement de la gent fminine. On leur recommandera pour seule oraison (outre la mention de silence autrement consacre aux morts et aux absents) celle du blme, le (psogos gunaikn)1. Le gnitif est ici objectif.

    Un vritable corpus duvres saveur misogyne se dmarque donc pour qui cherche dans cette Grce ayant port en institution cette sparation des genres. On notera, par exemple, lapparition de la race des femmes chez Hsiode, les mythes portant sur les Amazones et le crime lemnien, sans parler du mythe de Pandore. Les potes satiriques, les comiques et mme les tragiques ne se gneront gure pour les citer et les exploiter. Quelle soit une vengeance des dieux, une illusion de la matire, la nature de la femme ne peut tre compare lexcellence () qui dfinit lhomme. Le logos qui gouverne la cit leur est indisponible : (polits) ne saurait tre traduit au fminin.

    Cest dans ce contexte que sinscrit luvre dEuripide. Par contre, elle est pour le moins ambigu sur la question des femmes et de leur place dans la (polis). Dun ct, nous avons le scholiaste de lHippolyte qui nous rapporte quayant pous Chorile, fille de Mnsiloche, et dcouvert ses carts de conduite, [Euripide] commena par crire sa pice Hippolyte o il fustige limpudeur des femmes, et quensuite il la renvoya . Il faudrait donc simplement comprendre qu linstar de ses compatriotes, Euripide serait simplement un misogyne (et cocu) et que ses tragdies seraient son instrument cathartique. Dun autre ct, nous avons Aristophane critiquant le manque de patriotisme dEuripide qui, en fminisant la tragdie attique i.e. en prenant le parti des femmes et les faisant parler , la corrompt2.

    Mais ces interprtations ne cachent pas leur but rel. Le scholiaste voit la question de la femme comme un tremplin sa rflexion biographique sur le tragdien, tandis quAristophane porte une rflexion politique sur luvre dEuripide, ce qui nest pas toujours

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    la premire vise de celle-ci. Cette divergence davis montre un trait particulier du legs euripidien : il est le seul parmi les tragiques avoir trait suffisamment des femmes pour quapparaisse vritablement un questionnement vis--vis leur place dans son uvre.

    Nanmoins, surmonter cette opposition en utilisant les textes dEuripide lui-mme nest pas aussi ais quil ny parat. Comme le fait remarquer Bernard Knox3, luvre dEuripide contient tant dides diffrentes quon peut lui donner toute une panoplie dtiquettes contradictoires sans pour autant dire quelque chose de faux. En tudiant les textes au premier degr, travers les propos que tiennent ses personnages, on se retrouve effectivement avec un Euripide qui est tour tour un misogyne et un fministe (pour son temps, entendons-nous). Mde semble tre dangereuse par sa nature mme de femme, tandis quHcube voque lauditeur la piti propre des femmes qui la guerre a tout enlev.

    Sans prtendre rgler dfinitivement la question, cet article vise montrer que mme dans son traitement des femmes que lon pourrait dire mauvaises , Euripide montre une certaine sympathie envers leur condition. En dautres termes, nous soutenons que, malgr cette tradition, le terme de misogyne ne lui convient pas.

    Il y a quatre faons par lesquelles nous pouvons montrer quEuripide nest pas autant contre les femmes que lon pourrait le penser.

    Nous pourrions dabord amalgamer les passages indiquant que le tragdien prouve une certaine sympathie envers la gent fminine. Cette faon semble inadquate tant donn que cest prcisment ainsi que lon se retrouve avec des thses paradoxales telles que celles mentionnes par Knox. De plus, cela impliquerait quun crivain ne peut mettre dans la bouche de ses personnages que des thses quil soutient lui-mme, ce qui est videmment ridicule.

    Il serait aussi possible de prsenter en dtail les figures de femmes hroques comme la Macarie des Hraclides ou encore lIphignie de Iphignie Aulis. Par contre, aussi admirables soient-elles, il faut renoncer cette voie dfaut davoir un principe suffisant pour dire que ces femmes et non la Mde, lHermione et llectre

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    quil prsente sont paradigmatiques de la fminit telle que se la reprsente Euripide.

    Montrer quel point Euripide portait attention dtailler la psychologie fminine au travers des actes rationnels des femmes peut aussi fournir des indices vis--vis ce quil pouvait penser delles4. Nous navons pas vritablement dobjections cette mthode, mais le risque de prter faussement des intentions lauteur y est particulirement important.

    La voie que nous choisissons est souvent nglige, mais particulirement riche pour dvoiler loriginalit dun auteur de lpoque. Celle-ci consiste observer quelles sont les transformations opres sur le mythe (ou lpisode mythique) prsent. En dautres termes, Euripide, tout comme Eschyle et Sophocle avant lui, na pas pour seul mrite davoir prsent en des mots diffrents des histoires connues de tous. Pour augmenter limpact potique et rafler le premier prix, il lui fallait retravailler des mythes dont le cadre gnral tait connu pour y introduire de nouveaux lments qui sauraient marquer lesprit de lauditeur. Parmi ces transformations, nous retrouvons des personnages fminins qui commettaient dj le mal, mais la perspective que lon a sur eux est transforme.

    Nous prsentons donc deux femmes dites mauvaises dont lhistoire est modifie sous la plume dEuripide : Mde (v. 431), qui provoque la mort de ses enfants, et Phdre de lHippolyte Porte-Couronne (v. 428), qui fait une fausse accusation contre Hippolyte menant la mort de celui-ci.

    Les grands traits de ces histoires sont tous connus par le public athnien. Mde a aid Jason obtenir la Toison dor, mais se venge ensuite de lui lorsquil cherche marier une autre femme. Phdre, amoureuse de son beau-fils Hippolyte, est rejete par celui-ci et laccuse donc faussement auprs de Thse, qui provoque ensuite la mort de son fils. Finalement, la vrit est sue et Phdre se suicide.

    Nous pensons que pour mieux comprendre ce quEuripide peut bien vouloir signifier travers ces uvres, il faut, comme le propose Jennifer Marsh, se poser trois questions. Quelles sont les innovations quEuripide apporte ? Que signifient-elles pour la pice ? Que peuvent-elles nous apprendre sur les femmes ?5

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    1. Hippolyte Porte-CouronneLe matriel de cette version du mythe dHippolyte est le mme

    chez Euripide que chez les auteurs antrieurs. Phdre, la femme de Thse, tombe amoureuse de son beau-fils, Hippolyte, fils de Thse et dune amazone. Lorsquil la rejette, Phdre laccuse de viol ou de tentative de viol auprs de Thse qui revient de loin. Celui-ci demande alors Posidon de lexaucer en provoquant la mort dHippolyte. Phdre, elle, se suicide6.

    Nous connaissons trois versions de ce mythe au courant du Ve sicle : deux versions dEuripide (lHippolyte Voil et lHippolyte Porte-Courronne) et une de Sophocle (Phdre). La premire version dEuripide eut peu de succs et, bien que perdue, elle semble suivre la lgende dans sa forme la plus conventionnelle. On y aurait suivi la perspective dHippolyte, o Phdre aurait tent de le sduire sans succs et, en colre, aurait prvenu Thse dun mal que son fils lui aurait fait. Thse maudit son fils et celui-ci meurt. La vrit est connue et Phdre se tue pour viter le chtiment.7

    La pice est trs mal reue probablement cause de la scne o Phdre essaie de sduire Hippolyte et Sophocle crit ensuite une Phdre (aussi perdue) qui a plus de succs. Cette fois-ci, la pice fait de Phdre une hrone tragique : Sophocle fait attention de ne pas offusquer le public athnien par son comportement. Thse nest pas simplement absent : tous le croient mort. Ainsi, quoique particulier, lamour de Phdre nen est pas un qui relve de ladultre. On ne sait pas quelle attitude est adopte par Hippolyte, mais Phdre se tue vraisemblablement par remords et aprs une confession plutt que pour viter un chtiment.

    Cette version a vraisemblablement encourag Euripide changer de perspective sur la psychologie de Phdre pour son second Hippolyte. Elle nest plus simplement victime de ses sentiments : elle est loutil quAphrodite a trouv pour se venger dHippolyte (qui rejette tout ce qui relve delle8). Phdre tente, autant que faire se peut, de demeurer vertueuse et de souffrir en silence le mal que lui fait subir la desse, mais que peut la femme contre le dsir de la desse ?

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    Le prologue est dailleurs prononc par Aphrodite elle-mme, ce qui est probablement une innovation dEuripide pour montrer quel point Phdre dsire garder son amour secret : seule la desse peut donc informer le public. Celle-ci annonce quelle a dcid dutiliser Phdre afin de provoquer la perte dHippolyte. Trois choses sont dites propos de Phdre alors : (1) Sa passion a t introduite de lextrieur, i.e. par Aphrodite, (2) son caractre est bon et (3) elle est une victime, tout aussi destine mourir quHippolyte.

    . (l. 26-28)

    Sur la terre de Pandion, la noble pouse de son pre, Phdre fut, en le voyant, frappe au cur dun violent amour, conformment mes dsirs.

    , (l. 38-40)[] (l. 47)

    Elle gmit en silence, foudroye par laiguillon de lamour, la malheureuse, et dprit ; aucun de ses serviteurs ne connat son mal. [] Quant [Phdre], elle saura se conduire, mais elle mourra quand mme.

    Cest une chose curieuse constater tant donn le ralisme des actions et des sentiments de Phdre, mais il sagit l de la seule explication que lon ait de lamour que porte Phdre pour Hippolyte. Ds que Phdre peut faire preuve de retenue, elle le fait, montrant ainsi que lappellation d (eugens) (l. 26) que lui donne la desse nest pas une marque dironie. Quand bien mme la desse ne serait ici que la mtaphore dun amour dont elle serait incapable de se dfaire, Phdre montrera sa force morale en renonant de le manifester.

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    Lorsque sa nourrice la pousse finalement lui dvoiler la maladie qui lafflige, elle explique de quels moyens elle sest dote pour viter quelle porte atteinte sa vertu. Mais, tant donn lchec du silence (l. 392-7) et son incapacit supporter son fardeau (l. 398-9), elle dcide de se donner la mort (l. 400-2) Car elle dteste son double du premier Hippolyte !

    , (l. 413-414)

    Prisse misrablement la femme qui, la premire, souilla le lit conjugal par ladultre !

    Comme le montre Zeitlin9, il y a un jeu de miroir qui se fait entre la Phdre qui se trouve sur scne et celle que le public a dteste dans le premier Hippolyte. Celle-ci ntait probablement apparue sur scne que pour montrer des penchants adultres et mesquins, tandis que la nouvelle se garde de telles infamies en gardant en tte lhonneur de sa famille, dt-elle en mourir (l. 419-21). Finalement, laction peut de nouveau se poursuivre par lintervention de la nourrice. Pleine de sollicitude pour Phdre et craignant quelle ne se tue, elle convainc celle-ci de la laisser agir pour son bien. Phdre, ayant puise ses options, accepte, tout en prcisant que la nourrice ne doit pas en glisser un mot Hippolyte. Ce quelle fait, videmment.

    Si ce genre dintervention est bien linvention dEuripide, la nourrice montre de deux manires la vertu de cette nouvelle Phdre. Dabord, en allant parler Hippolyte, la nourrice permet que laction tragique ait lieu tout en soulignant combien Phdre prfrerait souffrir en silence et quHippolyte napprenne jamais lamour secret quelle lui porte. Ensuite, elle sert aussi augmenter le contraste entre les deux Phdre. La nourrice, avec le coryphe, est gnralement le personnage qui cherche dcourager le hros de commettre laction quil regrettera10. La version antrieure prsentait probablement une telle discussion entre Phdre et la nourrice, o cette dernire tentait de convaincre la premire de ne pas dvoiler son amour coupable Hippolyte. Que la nourrice dcide daller parler ainsi Hippolyte,

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    malgr ce que lui demande Phdre, montre combien tout se met en place contre cette dernire.

    Cet aspect de miroir se confirme avec le personnage dHippolyte. Alors que celui de la premire version tait probablement dgot par sa belle-mre, sa raction tait proportionnelle au crime et aux intentions auxquels il tait invit participer. Le second Hippolyte rpond de faon inutilement virulente la nourrice qui est pourtant pleine de bonne volont, et dcide dinclure toutes les femmes dans sa critique (l. 615-68). Si on ne comprend pas pourquoi Aphrodite dcide de manipuler Phdre, on comprend aisment pourquoi elle a une dent contre Hippolyte : pour la premire fois, sous la plume dEuripide, ces paroles que lance le jeune hros sont dfinitivement injustes.

    Phdre, quant elle, dcide immdiatement de se donner la mort lorsquelle entend les injures que vocifre Hippolyte sa nourrice, mme si elle nen connat pas la teneur exacte (l. 599-600). Toutefois, nayant pas entendu Hippolyte promettre quil ne dvoilerait pas ce que la servante lui a dit, Phdre ne peut pas raisonnablement se suicider en abandonnant tout honneur pour elle et ses enfants.

    , . (l. 716-718)

    Maintenant je ne vois quun seul remde mon malheur pour laisser mes enfants une vie honorable, et me sauver moi-mme, dans la situation critique o je me trouve.

    Au milieu de son maelstrom motionnel, Phdre dcide donc daccuser Hippolyte de lavoir viole dans une lettre qui ne sera trouve quaprs quelle se soit pendue (l. 415-18). Elle le fait nanmoins moins pour elle-mme que pour les gens qui lui sont chers. Sil avait t su quelle avait eu des sentiments adultres pour son beau-fils, ses propres enfants auraient t disgracis, et Thse aussi aurait t humili son retour.

    Quelle meure avant larrive de Thse est encore une nouveaut. Celle-ci permet Phdre de demeurer honorable, tout en la laissant

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    porter laccusation qui provoquera la mort dHippolyte, qui est un lment ncessaire du mythe. Et si elle meurt pour fuir le jugement des hommes, ce nest pas pour viter celui quils porteraient lgard dun crime quelle a commis, mais bien lgard dun secret quelle a eu la maladresse de dvoiler une servante qui se proccupait trop du bien-tre de sa matresse. Artmis, qui vient expliquer Thse lerreur quil fit en demandant la mort de son fils, confirme cette impression lauditeur.

    , , , [] . , . , , , , . , . (l. 1298-1301 ; 1304-12)

    Je suis venue te montrer que le cur de ton fils tait intgre, quil est mort glorieusement, et comment ta femme se dbattait contre sa passion, en gardant en quelque sorte sa fiert [] Tout en sefforant de vaincre Aphrodite par la raison, elle a succomb malgr elle par les artifices de sa nourrice, qui rvla ton fils sa passion, sous la foi du serment. Hippolyte, comme cela devait tre, ne se laissa pas sduire ses paroles ; et cependant, quand il portait le poids de tes maldictions, il ne voulut pas manquer son serment, car il tait pieux. Pour Phdre, craignant de se voir trahie, elle a crit ces lettres calomnieuses qui ont perdu ton fils, et auxquelles tu as ajout foi.

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    Rien nindique quArtmis soit ici ironique. Comme le fait remarquer Barrett, ceux qui seraient ports croire que Phdre agre avec le plan de la nourrice se trouvent en dsaccord avec le pote : Artmis parle au nom de celui-ci quand elle affirme linnocence et lhonneur de Phdre, et elle ne lance aucune accusation contre elle.

    Plutt que de prsenter une Phdre porte au vice de ladultre, Euripide offre au contraire une femme dont lhonneur est le mot dordre. Si on enlve lexcs dont semble faire preuve Hippolyte dans sa haine des femmes, la responsabilit des vnements ne tombe sur aucun personnage majeur, encore moins sur Phdre. Sur le plan divin, cest Aphrodite qui a orchestr ce malheur, et celle-ci lassume. Sur le plan humain, cest la nourrice qui doit prendre le blme. Euripide cherche montrer une femme pour laquelle le public ressent de la piti et de la compassion en regardant son combat perdu davance et sa mort inluctable.

    2. MdeLhistoire de Mde, princesse de Colchide, est lie celle de

    Jason. Aprs avoir aid celui-ci entrer en possession de la Toison dor et avoir arrang le meurtre du roi Plias par ses filles, Mde se voit tre trahie par Jason qui labandonne au profit de la fille du roi de Corinthe, Glauc. Pourtant, Jason a dj deux fils de son mariage avec Mde, et celle-ci na nulle part o retourner tant donn laide quelle a donn Jason : elle a d trahir sa patrie et sa famille pour le sauver et lui permettre de fuir les contres de son pre. En fait, cest elle qui a d commettre les actes les plus moralement ambigus et sans lesquels la qute de Jason naurait t possible. Notons en particulier quelle tua son jeune frre et lana ses membres la mer pour ralentir le bateau qui portait son pre et qui les poursuivait.

    Dans cette version de la tragdie, Mde, furieuse de cet abandon, se met en qute dun moyen de faire payer Jason. Dans sa rage, elle pensera le tuer, de mme que sa nouvelle femme Glauc et le roi Cron (l. 366-94). Puis ralisant que la mort est un chtiment trop doux pour le mal quil lui a fait, elle choisira finalement de ne pas tuer Jason, mais dassassiner ceux qui lui sont le plus chers, soit sa nouvelle compagne et ses enfants qui sont aussi ceux de Mde.

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    Jason vieillira donc seul, sans femme ni enfant et sa douleur ira donc en croissant avec lge. Mde prend ensuite la fuite vers Athnes o elle bnficiera de la protection du roi ge.

    La nouveaut la plus remarquable au niveau de la trame narrative est que Mde, pour la premire fois, tue volontairement ses enfants pour se venger du mal que Jason lui fit en trahissant sa couche. Avant lui, Eumelos de Corinthe (VIIIe sicle) fit du meurtre un acte involontaire : Mde tentait un rituel magique pour les rendre immortels, mais celui-ci les tua11. Approximativement la mme poque, Crophilos de Samos (VIIIe sicle) fait mourir les enfants de la main des habitants de Corinthe, furieux de la mort de leur roi. Ceux-ci auraient ensuite invent la rumeur que cest Mde qui les tua12. Nous navons pas beaucoup dinformations sur les versions dIbycos (VIIe sicle) et de Simonide de Cos (556-467), mais nous savons quils prsentent Mde comme une femme de bon caractre, qui, aprs sa mort, marie Achille aux Champs lyses ou sur lle des Bienheureux13.

    Cette nouveaut, introduite par un acte particulirement horrible pour un Grec, semble encourager la thse de la misogynie dEuripide. Pourtant, la faon dont il traite cette transformation dmontre tout fait le contraire.

    Dabord, cela change le point focal de la pice. Cet pisode a toujours t propos de la vengeance dune femme, cest entendu. Par contre, il faut considrer que la nouveaut prsente est plus importante pour lauteur que l o il suit la tradition. Le thme principal ne peut donc pas tre la vengeance (qui est rduit tre le contexte de la pice), mais plutt la relation entre parents et enfants. Ce thme se dcline de deux faons : dans la structure de la pice et dans son impact sur le personnage de Mde.

    2.1 Structure de la piceToutes les actions de la pice ont lieu cause des enfants, dune

    manire ou dune autre. Avant la pice, Jason, qui est ici beaucoup moins un hros quun homme cherchant satisfaire ses ambitions politiques, dsire se marier avec une femme grecque afin davoir des enfants lgitimes (l. 547-67). Par la suite, la colre que cela engendre chez Mde sera crainte par le roi Cron et lamnera lexiler avec

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    ses enfants. Il ne le fait toutefois pas pour sa propre scurit, mais bien pour celle de sa fille.

    , , . (l. 282-3)

    Je te crains je nai pas le cacher je crains que tu fasses mon enfant quelque mal irrmdiable.

    Cron essaie donc dempcher le mal en bannissant Mde, mais par ses explications, il lui montre de quel genre de dfense elle doit se munir pour rester.

    ; . . . (l. 326-329)

    MDE Tu me chasseras ? Tu nauras aucun gard mes prires ?

    CRON Cest que tu ne mes pas plus chre que ma maison.MDE O ma patrie ! Combien en ce jour je me souviens de toi !CRON Aprs mes enfants, pour moi aussi cest le bien de

    beaucoup le plus cher.

    Il regrettera amrement ces paroles comme cest prcisment elles qui indiqurent Mde comment agir afin davoir le sursis quelle a besoin pour commettre son forfait. Limportance quoctroie Cron la famille le fait flancher lorsquelle dit :

    . . . (l. 340-7)

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    Un seul jour ! Laisse-moi rester aujourdhui seulement, pour achever de prendre un parti sur le lieu de notre exil et trouver des ressources pour mes enfants, puisque leur pre na pas envisag le moyen de leur en procurer. Piti pour eux ! Toi aussi, tu as des enfants, tu es pre : il est naturel que tu sois bienveillant. Car ce nest pas de moi que je minquite, ni de mon exil, mais je pleure sur eux et sur leur infortune.

    Bref, elle lui demande davoir piti pour ses enfants en ce quil est lui aussi parent. videmment, il accepte, avec les rsultats dsastreux quon connat. Cette journe suffira Mde pour accomplir son terrible dessein.

    Plus tard, cette relation aux enfants est dveloppe nouveau travers du personnage dge, le roi dAthnes. Celui-ci passe par l afin den apprendre plus sur la signification dun oracle quil a eu portant sur sa possibilit davoir une progniture. Il est effectivement anxieux davoir un enfant pour lui succder et le soutenir dans son vieil ge. Cette rencontre donne Mde deux choses. Elle obtient dabord un lieu o se rfugier aprs son crime en garantissant ge la fertilit laide de sa science des herbes. Mais cest aussi ce moment que lui vient une ide (quelle annonce une fois seule aux lignes 803-6) pour faire souffrir Jason de faon plus certaine que par la mort : lempcher davoir des enfants qui pourraient veiller sur lui dans son vieil ge mme si cela implique linfanticide14.

    Laction se poursuit encore par lentremise des enfants lorsque Mde les envoie apporter la robe et la tiare empoisonnes Glauc. Cette robe est probablement aussi un lment nouveau apport par Euripide. Nous suivons Jennifer Marsh pour lexplication de cette nouveaut. En utilisant une robe en plus de la tiare que lon retrouve dans les versions antrieures du mythe15 Euripide fait en sorte que lamour de sa progniture soit nouveau la source dun drame16. Parce que Cron sait ce quest daimer sa progniture, il a laiss Mde demeurer suffisamment longtemps pour tuer sa fille. Et comme il aime celle-ci, lui aussi meurt en embrassant le terrible vtement quelle portait (l. 1210).

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    Mais le moment cl du drame reste venir avec le meurtre par Mde de ses enfants. Nous le laissons en suspens pour le moment, comme ce passage est mieux compris laide de la transformation qua subi le personnage de Mde, qui est le sujet de notre prochaine partie. Soulignons donc pour terminer propos de limpact de la thmatique parents-enfants sur la structure narrative de la pice qu la fin de celle-ci, Mde ne peut senfuir qu laide du chariot du dieu Hlios son grand-pre (l. 1320-2).

    2.2 Personnalit de MdeUn trait particulier de la pice est sa dmythisation. Jason, nous

    lavons mentionn plus tt, est bien moins le superbe et courageux hros qui dirige les Argonautes17 quun simple homme se proccupant surtout de son statut social. Contrairement Eschyle et Sophocle qui prsentent des personnages plus grands que nature, ceux dEuripide sont gnralement bien plus ordinaires.

    Il en est de mme pour Mde. Traditionnellement, celle-ci est une sorcire barbare avec des pouvoirs magiques qui lui permettent daider Jason. Lorsque sont relats les vnements prcdents la pice, cest--dire le meurtre du roi Plias, Euripide ne fait aucune mention des pouvoirs que Mde utilise dans la lgende : cest par persuasion quelle a convaincu les filles de Plias de le tuer18. Elle est (soph) (l. 294 ; 539) et sait faire usage de (pharmaka). Cest donc une femme sans pouvoir surnaturel, mais dote dune grande intelligence et dune connaissance des herbes. Lusage du poison sur la robe ne suffit pas en faire une sorcire : Cruse dans lIon et Djanire des Trachiniennes usent aussi de poisons, et aucune na pourtant la rputation dtre adepte de sorcellerie. Ce qui frappe le plus en fait dans cette pice, cest combien Mde est humaine.

    Tous les lments sont maintenant en place pour comprendre linfanticide de Mde. Rcapitulons : (1) Le thme central de la pice est celui de la relation entre une personne et sa progniture ; (2) La nouveaut principale est linfanticide, qui est aussi le climax de la pice et (3) Mde est dabord et avant tout humaine.

    Aprs sa discussion avec ge, Mde conoit son plan pour recevoir Jason. Elle lui dira quelle subira volontiers son exil, mais

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    demandera Jason de permettre aux enfants de demeurer Corinthe et de les laisser offrir la robe et la tiare la princesse pour plaider leur cause (l. 780 sq.). Lorsque la fiance les acceptera, elle ne pourra assurment plus porter les enfants de Jason. Cest ce moment quelle devra tuer les siens.

    , . (l. 791-6)

    Je pleure sur ce qui me restera accomplir. Aprs cela : je vais tuer mes enfants, personne ne pourra me les arracher. Aprs avoir ananti la maison de Jason, je quitterai ce pays, pour fuir le meurtre de mes enfants chris, et labomination que jai os commettre.

    Elle est consciente quil sagit dun crime immense et que sa conscience en souffrira, peut-tre plus mme que celle de Jason. Nanmoins, mme si elle souffrira plus, cest quand mme le moyen le plus efficace pour le faire payer19 (l. 817).

    Jason croit ses mensonges et, aprs avoir compliment Mde, il commence parler avec enthousiasme de lavenir de leurs garons (l. 916 sq.). Mde se met donc pleurer, sachant que ces esprances quelle partage encore dune certaine manire ne pourront jamais se concrtiser. Malgr sa souffrance et ses passions contradictoires, les cadeaux sont envoys et accepts par Glauc. Le destin des enfants est donc scell.

    Sensuit un important monologue qui montre que la vritable tragdie de la pice ne se droule pas entre les personnages, mais bien dans lesprit de Mde. Cest l que le combat entre le logos et le thumos a lieu et o le destin organise le malheur de ce qui est hroque (le logos), dfaut davoir un individu hroque. Mde rage en parlant de sa colre contre Jason, de sa fiert blesse, de ses ennemis qui riraient delle si elle naccomplissait pas compltement

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    sa revanche. Mais, en mme temps, elle raisonne sur lamour quelle porte ses enfants et sur le fait quelle se provoquera elle-mme le plus terrible des maux20. la premire reprsentation, les Athniens, qui navaient jamais vu une Mde qui tuait volontairement ses enfants, devaient tre terriblement anxieux de la conclusion de ce monologue.

    Et surprise ! elle abandonne effectivement son plan de les tuer : (kairet bouleumata), dit-elle. Elle considre quil ne vaut pas la peine de souffrir deux fois plus que Jason (qui est maintenant tout au plus larrire-plan sur le plan narratif) et pense partir en exil avec ses enfants (l. 1044 sq.). On voit par contre ligne 1056 quelle nest plus celle qui choisit dsormais :

    , , , , (l. 1056-7)

    Pas toi, mon cur, ne fais pas cela ; Lche-les, malheureux, pargne ces enfants.

    Le thumos est ici considr comme quelque chose qui est extrieur Mde. Sa plainte est celle dune victime devant un tyran21. Et pourtant, elle a encore la possibilit de faire une action pour le mieux. Ce tyran quest sa colre a dj jou son rle et, nouveau, les spectateurs le savent : peu importe le choix que Mde fait ce point-ci, les enfants sont destins mourir comme cest par leur entremise quelle a organis la mort de la princesse. Par contre et Euripide montre l un important souci de la psychologie maternelle , il reconnat que toutes les morts injustes ne se valent pas pour une mre. Il vaut mieux quune main aimante quune main haineuse les fasse quitter le monde.

    , . (l. 1060-4)

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    Euripide et les femmes : Les cas paradoxaux de Mde et Phdre

    Cela ne se passera pas ainsi, je nexposerai pas mes enfants aux mauvais traitements de mes ennemis. Ils doivent en tout cas mourir. Puisquil le faut, nous les tuerons, nous qui les avons mis au monde.

    Cest l la dernire petite victoire du logos sur le (thumos). Aprs tous les maux que ce dernier a pu commettre, il ne reste plus au logos que de mener la moins grave des conclusions, bien que ce soit le plus grave des maux des hommes (l. 1080).

    elle seule, Mde est donc le vritable lieu de la tragdie. En absence de cette division interne qui occupe Mde du dbut jusqu la fin de la pice22, il ny a pas vraiment de conflit. Si lon avait suivi plutt la perspective de Jason, aurait t celle dun ambitieux qui voit tous ses plans scrouler autour de lui. Il ny a aucune instance dun choix tragique. Lhrone (malgr elle) est Mde. Et la conclusion de la pice vient confirmer ce constat. Les dernires paroles quelle prononce avant dentrer dans la maison pour tuer ses enfants montrent bien la souffrance et, surtout, la rsignation quelle vit de devoir suivre la voie que le lui a trace.

    . . . ; . (l. 1236-1250)

    Amies, mon acte est dcid : le plus vite possible je tuerai mes fils et menfuirai loin de ce pays pour ne pas, par mes lenteurs, exposer

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    mes enfants prir par une main plus hostile. Il faut absolument quils meurent. Puisquil le faut, cest moi qui les tuerai, qui les ai mis au monde. Allons ! arme-toi, mon coeur ! Que tardons-nous ? Reculer devant ces maux terribles, mais ncessaires ! Va, malheureuse main, prends un glaive, prends ; marche vers la barrire dune vie de chagrins. Ne sois pas lche. Ne te souviens pas de tes enfants, que tu les adores, que tu les as mis au monde. Allons ! pour cette journe du moins, oublie tes fils : aprs, gmis ! Car si tu les tues, pourtant ils ttaient chers ; et je serai, moi, une femme infortune !

    Et la dernire mort nest pas finalement celle des enfants, mais bien celle de Mde elle-mme. Du moins, Mde en tant que femme, en tant quhumaine. Il reste bien quelque chose de Mde, mais celle-ci na plus cette division qui fait lespce humaine. En revenant de la scne du crime sur le chariot dHlios, impassible face au sort de Jason, jugeant et prophtisant telle une desse, annonant mme lapparition dun nouveau culte, on comprend quelle a abandonn lhumanit et que jamais plus elle ne souvrira aux sentiments humains. Mde lhumaine est morte avec la dualit entre sa part de logos et de thumos. Seule la petite fille dHlios vit encore23.

    Bref, travers les transformations qui sont opres dans le mythe, Euripide ne cre pas comme lon pourrait le penser une femme plus dure, violente ou mchante que celles des versions antrieures. Il prsente au contraire une Mde qui est une femme intelligente, mais dont les sentiments lont trahie, et qui se bat jusqu la fin pour empcher que son destin soit uniquement gouvern par ceux-ci. Aprs avoir suivi le parcours psychologique de Mde, il est difficile dy voir une vritable condamnation du genre fminin. Euripide se sert plutt de linfanticide pour exploiter un aspect de la douleur tragique qui ne pouvait apparatre chez les auteurs antrieurs chez qui Mde ntait quindirectement la cause de la mort de ses enfants. Elle est plus que jamais humaine et profonde.

    Conues comme un travail de dconstruction, ces deux uvres dEuripide sont admirables. Dans lHippolyte, le personnage ponyme tient exactement le discours que le spectateur attend de lui : un discours vindicatif contre la race des femmes. Mais ces propos

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    nentranent plus la condamnation de Phdre pour le public : cest plutt la sympathie et la compassion envers une victime malchanceuse qui sont ressenties. Hippolyte, lui, fait preuve dhybris : sa vision du monde est dichotomique et, pour lui, Aphrodite et les femmes ny ont pas leur place. En contraste ces emports, Phdre est noble, quoique rsigne. Elle agit selon la raison et calcule que le bien des siens lemporte sur sa vie et celle dHippolyte. Sa raison a tent sans succs de triompher de la desse (ou de lamour), et les actions sont donc approximativement les mmes que dans le mythe traditionnel. En revanche, lthos de Phdre renverse du tout au tout le sentiment du spectateur. Euripide montre quil est possible de concevoir partir du mme matriel une toute nouvelle perspective sur les femmes.

    Le mme constat peut tre fait dans le Mde. La transformation de Mde en infanticide nest pas un outil pour montrer que les femmes sont capables dactes ignobles. Cette proposition ne devient vraie que si lon y ajoute : dactes ignobles pour de bonnes raisons. Le meurtre de Glauc est un acte qui relve du thumos, et nest donc pas dfendable. Toutefois, elle tentera de se dtacher de ses passions plus (trop) tard. Nanmoins, une fois le mal commis, la conclusion raisonnable demeure de tuer ses propres enfants. Les spectateurs aussi le savent : les enfants doivent mourir, que ce soit de sa main ou dune main ennemie. Si on ne tient pas compte du fait que toute la pice volue autour des thmes de la division interne de Mde et de la relation parent-enfant, il est vrai que laction semble indiquer une dgradation du rle de Mde. Mais on oublie alors que son intelligence et son caractre, visiblement amliors, sont la source de ce dveloppement tragique.

    Les sorts des deux hrones sont donc analogues. Phdre meurt davoir succomb aux traits de lamour (l. 725-726) aprs avoir ralis que sa vie tournait invariablement au dsastre24. Mde, elle, subit une mort mtaphorique en acceptant daller au-devant dune vie de chagrin (l. 1245). Leurs malheurs dmontrent moins le caractre intrinsquement horrible de leur sexe que la condition infiniment prcaire de lhumanit.

    Pour un auteur qui est si souvent considr misogyne, Euripide construit une impressionnante dfense pour des femmes qui sont

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    Dossier : Figures et postures critiques en Grce antique

    traditionnellement considres comme mauvaises . En prsentant ses personnages comme il le fait, il suit la tradition sophistique voulant que, sur tout sujet, il y ait deux discours possibles, et quon ne puisse pas utiliser toujours la mme perspective pour expliquer un vnement donn. Sous sa plume, nous dcouvrons donc des femmes lintelligence subtile qui mritent notre sympathie et qui nous apprennent sur la condition de la femme grecque et, plus encore, sur la condition humaine.

    Dautres pices composes par Euripide peuvent aussi nous montrer comment certaines transformations dans le mythe permettent de renverser lavis quon a a priori concernant qui sont les gentils et les mchants 25. Il est lgitime de penser quune analyse de telles transformations dans dautres pices montrant des femmes dites mauvaises , y compris dans celles perdues (comme le Stnbe et lHippolyte voil), pourrait montrer encore une fois la sympathie dEuripide envers ces femmes. Existe-il en effet quelque chose de moins misogyne que de dconstruire les mythes sur lesquelles se fonde linstitutionnalisation de la sparation des sexes ?

    1. Stobe, 4, 22. Cf. C. Nancy, Euripide et le parti des femmes , dans Les Femmes dans les socits antiques, d. E. Lvy, Strasbourg, 1983, p. 111-112.

    2. Thesmo., 100 sq.3. Cf. B. Knox, Euripides dans The Cambridge History of Classical

    Literature I : Greek Literature, d. P. Easterling et B. Knox, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 317-318.

    4. E. Dodds, Euripides the irrationalist , dans The Ancient Concept of Progress, Oxford, Oxford press, 1973, p. 80.

    5. J. Marsh, Euripides the misogynist ? , dans Euripides, Women and Sexuality, d. A. Powell, Routledge, Londres et New York, 1990, p. 35.

    6. W. S. Barrett, Euripides Hippolytos, Clarendon Press, Oxford, 1964, p. 6-7.

    7. Nous utilisons les reconstructions que fait Barrett (op. cit., p. 11-13 ; 18-45). Marsh, loc. cit., p. 44.

    8. Aphrodite dit : , ,

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    . (l. 11-14) Hippolyte, suivant les leons du chaste Pitthe est le seul des citoyens de ce pays de Trzne dire que je suis la plus excrable des desses. Il ne couche pas avec les femmes, le mariage le rebute (trad. F. Bibel modifie)

    9. F. Zeitlin, The power of Aphrodite : Eros and the boundaries of the self in the Hippolytus , dans Directions in Euripidean Criticism, d. P. Burian, Durham, Duke University Press, 1985, p. 102-106.

    10. Ex. La nourrice des enfants de Mde.11. Eumelos, fr. 3, Kinkel. (Pausanias ii, 3, 10-11). Cf. Christine Harrauer,

    Der korinthische Kindermord. Eumelos und die Folgen , dans Wiener Studien, no 112 (1999), p. 528.

    12. Scholie 264 la Mde dEuripide. Cf. L. Schan, La Lgende de Mde , dans Revue des tudes grecques, no 40 (1927).

    13. A. Moreau, Le mythe de Jason et Mde, Belles Lettres, Paris, 1994, p. 60.

    14. Il est suggr, quoique jamais clairement explicit, que Jason ne pourra pas avoir dautres enfants dune nouvelle pouse. Nous pouvons supposer quaucune femme ne voudra le marier tant que la menace de Mde planera.

    15. D. L. Page, Euripides Medea, Clarendon Press, Oxford, 1952, p. xxvi.16. J. Marsh, loc. cit., p. 37.17. E.g. Pindare (Pyth. 4).18. (l. 9-10)19. . (l. 817)20. En disant que cest inutilement quelle a port ses enfants et les a

    levs car ils ne seront plus l quand elle sera vieille, Mde dit approximativement la mme chose quAndromaque sur le corps dAstyanax. Euripide, Les Troyennes, 758-760.

    21. Cf. J. Marsh, loc. cit., n. 34, p. 67.22. Que le conflit se prolonge tout le long de la pice vient par ailleurs

    lencontre de thses telles que celle de Shaw (M. Shaw, The female intruder : women in fifth century drama , CP 70, 1975, p. 258-264) concernant une volution de Mde du statut de femme vers celui dhomme. Cette division apparat par ailleurs passablement surimpose partir dune division de race entre hommes et femmes quil est difficile dattribuer Euripide. Cf. H. P. Foley, The Conception of Women in Athenian Drama , dans Reflections of Women in Antiquity, d. H. P. Foley, Gordon and Breach, Londres et New York, 1981, p. 140-163).

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    23. Nous suivons ici la lecture de Schlesinger : The granddaugther of Helios may stand in triumph on her dragon chariot, but Medea the woman is dead (E. Schlesinger, On Euripides Medea , dans Euripides : A Collection of Critical Essays, d. E. Segal, Pentice Hall, New Jersey, 1968, p. 89).

    24. . . (l. 677-679)Les malheurs de ma vie sont arrivs leur comble ; je suis la plus misrable des femmes.

    25. Pour une volution des Bacchantes, voir J. Marsh, loc. cit., p. 49-62.