Les cadences prolétariennes
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21/2/2014 Les cadences prolétariennes
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Les cadences prolétariennesLE MONDE | 23.11.1978 à 00h00 • Mis à jour le 23.11.1978 à 00h00 |
LOUIS MARCORELLES
EMPORTÉ par la vague qui amène sur nos écrans les œuvres primées
début octobre au Festival de Paris, Blue Collar, premier film écrit et mis en
scène par le scénariste Paul Schrader (Yakuza, de Sydney Pollack, Taxi
Driver, de Martin Scorsese), nous parvient auréolé du grand prix du public,
la plus importante récompense avec le prix de la mise en scène, attribuée
par un jury de cinéastes aux Rendez-vous d'Anna, de Chantai Akerman. Les
spectateurs couronnaient un récit bien mené, une franchise sociale comme
on n'a pas l'habitude de la trouver à l'intérieur du système hollywoodien.
Mais déjà Taxi Driver (palme d'or du Festival de Cannes 1976) avait
conquis une récompense suprême tout en jetant le doute parmi les tenants
d'un intégrisme cinématographique : par-delà les arabesques visuelles, les
effets d'éclairage, les mille petits chichis chers au metteur en scène de
Means Street se jouait une autre partie, d'ordre métaphysique : la folie d'un
homme, un simple chauffeur de taxi au bord de la désintégration spirituelle.
On trouve déjà en prémonition les thèmes de deux films remarqués depuis
la rentrée, la Femme gauchère de Peter Handke - le romancier-cinéaste fait
d'ailleurs référence expressément à Travis Bickle, le chauffeur de Taxi
Driver, dans l'entretien qu'il a accordé à Yvonne Baby à la veille de la
présentation du film à Cannes, le 18 mai 1978 - et, toujours, les Rendez-
vous d'Anna.
Blue Collar, avec son thème social au tout premier degré, est en apparence
bien moins révélateur de pareilles préoccupations. Comme le disait Paul
Schrader dans son texte d'introduction publié dans le programme du
Festival de Paris, rien n'empêche une lecture marxiste de cette histoire de
trois copains ouvriers - deux Noirs, un Blanc - travaillant dans une usine
automobile à Detroit, liés par un même travail à la chaîne et une même
condition prolétarienne, que la corruption avancée du milieu ambiant va
progressivement séparer. Un engrenage impitoyable se met en place, un
peu à l'image de ces plans d'introduction d'une force sonore et visuelle
impressionnante : le travail dans l'usine, le bruit infernal, les cadences, cet
univers d'aliénation qui restera toujours inacceptable.
Écrivain dans l'âme, plus que simple scénariste et fabricant de gadgets
romanesques, Paul Schrader réalise sous nos yeux et nos oreilles stupéfaites
une démonstration presque exemplaire : la vie familiale relève de la
21/2/2014 Les cadences prolétariennes
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caricature, les besoins quotidiens vous prennent à la gorge, la morale n'a
que faire, la femme est exploitée à outrance, en tant qu'épouse, en tant que
prostituée. La charge serait presque grossière sauf que, à l'évidence, le récit
ne veut surtout rien prouver, rien dénoncer. Non par quelque détachement
souverain, mais d'abord parce que Hollywood n'autorise guère ce genre de
fantaisie, ensuite parce que le cinéaste nous invite à une traversée des
apparences, à découvrir un monde, une culture, un ordre qui, tout en se
réclamant de la morale chrétienne, caricaturent ces mêmes valeurs.
Dans la tour d'ivoire
À ceux qui l'interrogent aujourd'hui, Paul Schrader reconnaît avoir tourné
un film politique, mais pas brechtien pour deux sous - on lira et relira
l'extraordinaire entretien qu'il a accordé à Hollywood aux Cahiers du cinéma
(numéro de novembre 1978). La page est pour lui désormais tournée,
l'artiste se replie dans sa tour d'ivoire, si une telle formulation peut avoir un
sens dans les studios californiens. Oui, Blue Collar - comme son second film
Hardcore - emprunte à des souvenirs personnels, à son enfance et à son
adolescence à Grand-Rapids, Michigan, ces histoires qu'on se racontait sur
le travail dans les grandes métropoles voisines. Jusqu'à l'âge de dix-sept ans
le futur cinéaste, élevé dans un milieu austère de calvinistes hollandais, n'a
pas vu un film. Il arrivera à la création, il aime à le rappeler, sans cet
énorme bagage de références cinématographiques qui accompagnent les
grands metteurs en scène comme les plus humbles spectateurs.
Après des études de droit et de théologie à Calvin College, Paul Schrader en
sort diplômé en 1968, âgé de vingt et un ans, non sans avoir préalablement
rencontré, lors d'une fugue à New-York, en 1965, celle qui allait devenir la
plus célèbre critique de cinéma américaine, Pauline Kael (1). Elle sera son
guide et son mentor quand il voudra s'inscrire un peu plus tard dans une
des prestigieuses écoles de cinéma de Los Angeles - réputation à son avis
entièrement surfaite. Après trois ans d'études à UCLA (université de
Californie à Los Angeles) sous la direction de Colin Young de 1968 à 1970, il
entre à l'American Film Institute avec une bourse de recherche. Surpris par
les méthodes qui y prévalent - on se contente d'inviter des vétérans
célèbres, les Billy Wilder, les Frank Capra, on ne travaille pas sérieusement,
- il met néanmoins le point final à un livre important, Transcendantal Style :
Ozu, Bresson, Dreyer (1972), dont des extraits parurent en mars dernier
dans les Cahiers du cinéma.
À Noël 1971, de passage à New-York, il se voit offrir par Pauline Kael un
poste de critique à Chicago, à prendre sur-le-champ. Paul Schrader refuse,
et, de retour en Californie, se met aussitôt à écrire son premier scénario. "
Wonder boy " du nouvel Hollywood, il vend Yakuza pour 300 000 dollars
American Gigolo, son troisième film, dont il va entreprendre le tournage
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début janvier avec John Travolta dans le rôle principal, est d'abord un
scénario acheté par le studio pour 250 000 dollars, dont le producteur
pense confier la réalisation à un tiers, jusqu'à ce qu'il s'aperçoive que le
scénariste serait son meilleur metteur en scène. Hardcore, histoire d'un
père puritain - film a été tourné dans la ville natale de Paul Schrader, le
père du film rappelle par bien des traits le père du cinéaste - parti à la
recherche de sa fille qui a fait carrière dans le film pornographique, comme
American Gigolo, qui évoque le monde particulier de Los Angeles,
renvoient, semble-t-il, plus que Blue Collar, aux obsessions profondes de
l'auteur, à cette notion omniprésente du péché et de la grâce qu'on le voit
développer au cours d'une discussion passionnée avec Robert Bresson (Film
Comment, septembre-octobre 1977), comme dans l'entretien des Cahiers
du cinéma.
Paul Schrader, sans avoir l'air d'y toucher, s'attaque aux fondements de la
société et de la morale américaines, où la politique, même si cela nous
choque profondément, vient en second. Choisissant l'introspection, le
portrait dans un miroir, il aborde le cinématographe comme le romancier
non abouti qu'il est et reste malgré tout : " Il faut cinq ans pour écrire
sérieusement un roman ", reconnaît-il volontiers, d'où le recours au cinéma.
Diriger des acteurs, c'est aussi un processus difficile, le tournage de Blue
Collar fut un combat entre trois comédiens luttant l'un contre l'autre, cette
tension perceptible fait d'ailleurs le prix du film. Mais le sujet n'a pas été
trahi. Le succès total, à l'américaine, récompensera-t-il cet artiste très
ambitieux, qui ou bien s'imposera aux conditions fixées par lui ou s'effacera
tout naturellement d'Hollywood ?
(1) Pauline Kael assure, en alternance avec Pénélope Gilliatt, la critique
cinématographique au New Yorker.
LOUIS MARCORELLES