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Les Bastions remémorent la Première guerre mondiale Textes, images, musiques et documents de la guerre 1914-1918 Abel Gance, J’accuse, 1919

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Les Bastions remémorent la Première guerre mondiale

Textes, images, musiques et documents de la guerre 1914-1918

Abel Gance, J’accuse, 1919

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Les Bastions remémorent la guerre de 1914-1918 11 Novembre 2014

Salle B 106 9.00-19.00

Le 11 novembre des enseignants de la faculté des Lettres de l’UNIGE se retrouveront pour remémorer la guerre de 1914-1918. La journée est ouverte à tous dans un esprit de partage et d’enseignement.

On entend faire découvrir des images, des textes, des traces de ce conflit et montrer comment ces expressions ne cessent de nous parler, au présent. La nouveauté de cette guerre qui en compte plus d’une, et des plus monstrueuses, est aussi, peut-être, dans la rencontre qu’elle a provoquée entre des formes sauvages de mort et des artistes.

La date du 11 novembre n’est pas fortuite. M.R.

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Les Bastions remémorent la guerre de 1914-1918 11 Novembre 2014

Salle B 106 9.00 Deux mots pour ouvrir la journée, Nicolas Zufferey doyen de la faculté des Lettres 9.15 1. Michel Porret : Le paradis est à l’ombre du sabre. Georges Franju, Hôtel des Invalides (1951,1952) 2. Sylviane Dupuis : J’ai tué de Blaise Cendrars : un poète dans la guerre. 3. Lukas Erne : « Strange Meeting » de Wilfred Owen et le « War Requiem » de Benjamin Britten. 4. Pierre Souyri : « Dis, grand-père, pourquoi tu as un trou dans la tête ? » 10.15 5. Sandrine Kott : « La paix maintenant ! » Les socialistes internationalistes à Zimmerwald en septembre 1915 6. Daniele Carluccio : « Sentimentaux à peine plus qu'il était de saison » (Breton et Vaché) 7. Claire Forel : Un matériau linguistique inédit : des lettres adressées à l’Agence internationale des prisonniers de guerre dès 1914 11.15-11.30 Pause 11.30 8. Guy Poitry : « Gustave Roud : l’emploi du temps » 9. Markus Winkler et Jeanne Wagner : La poésie allemande face à la guerre : à propos de Rainer Maria Rilke et Georg Trakl 12.30-14.00 : Déjeuner 14.00 10. Juan Rigoli : Les futuristes, la guerre et ‘l'hygiène du monde’ 11. Valérie Bucheli : ‘Mort pour la France’ - La Grande Guerre de Victor Segalen (1878-1919) 12. Julien Zanetta : Claude Simon - La mort instantanée, peut-être 15.00 13. Marco Sabbatini : Lecture de “La Guerre” de Giuseppe Ungaretti (1916-1919) 14. Martin Rueff : « La guerre ne passait pas » : le Voyage au bout de la nuit de Céline 15. Sveva Frigerio :Le journal de guerre et de captivité de Carlo Emilio Gadda 16.00.16.30 Pause 16. Jan Blanc :Quand les temps se confondent 17. Sébastien Heiniger : « Ceci est notre corps rompu pour tous » ; Les Hosties noires de Senghor entre hommage et espérance 18. Irène Hermann : Sortie de guerre conflictuelle en pays neutre 17.30 19.Patrizia Lombardo :Kubrick et la guerre 20. Brenno Boccadoro :James Reese Europe

18.30/ 19.00 : Concert James Reese Europe par The Fats Boys (Adriano Bassani, BrennoBoccadoro, Thomas Winteler)

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1. Michel Porret : Le paradis est à l’ombre du sabre. Georges Franju, Hôtel des Invalides (1951,1952)

CINÉASTE du réalisme poétique et du fantastique social à la croisée du roman populaire d’avant 1914 et du surréalisme, co-fondateur en 1935 avec Henri Langlois de la Cinémathèque française, Georges Franju (1912-1987) s’affirme mondialement avec Le sang des bêtes (1948, 24 min.) sur les abattoirs de Paris. Avant ses fictions littéraires - La tête contre les murs (1958), Les yeux sans visage (1960), Thérèse Desqueyroux (1962), Judex (1963) Thomas l'Imposteur (1965), La Faute de l'abbé Mouret (1970), Nuits rouges (1975 -, son troisième documentaire

(Hôtel des invalides, 1951) suit la visite guidée par l’adjudant-patriote R. (grand mutilé de 1914-1918) du Musée de l'Armée, dans l’Hôtel des Invalides (fondé le 24 mai 1670). Des armures de François Ier aux bombes modernes via les uniformes et les bannières : les reliques du roman national ombrent les silhouettes crépusculaires des pensionnaires du Panthéon des Invalides, où depuis 1840 gisent les cendres de Napoléon Ier. Entremêlant la dérisoire beauté des vestiges militaires et la prostration des corps mutilés, les images de Franju accusent la puissance et la gloire militaires. Bardés de médailles payées au prix fort des blessures physiques et mentales, les anciens combattants de 1914-1918 communient en l’Église-de-Saint-Louis-des Invalides… car le « paradis est à l’ombre du sabre ». Si, sous le dôme de Mansart, résonne in fine la voix cristalline des enfants-visiteurs, ils entonnent pourtant la fameuse marche militaire du XVIIIe siècle « Auprès de ma blonde ». Hôtel des invalides, 1951, sortie en salle 1952. Scénario : Georges Franju. Commentaires : idem, dit par Michel Simon et les guides du musée. Images : Marcel Fradetal. Musique : Maurice Jarre. Assistants réalisateurs : Roland Coste et Michel Worms. Production : « Forces et Voix de France (Paul Legros). Format : 35 mm, noir et blanc, durée : 22 min. G. Franju, « Hôtel des Invalides », L'Avant-scène, Cinéma, 38, 1964, pp. 45–48 (découpage et script). Parmi de rares études, cf. récemment Kate Ince, Georges Franju, Manchester, MUP, 2005 ; Frank Lafond (dir.), Le Mystère Franju, Condé-sur-Noireau, Charles Corlet, 2011.

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2. Sylviane Dupuis. J’ai tué de Blaise Cendrars : un poète dans la guerre

Références : J'ai tué. Prose par Monsieur Blaise Cendrars et 5 dessins de Monsieur Fernand Léger, Paris, À la Belle Édition, chez François Bernouard, 1918.

Œuvres autobiographiques complètes, tome I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, pp. 811-816. Édition publiée sous la direction de Claude Leroy.

couverture de la 1ère édition (1918) par Fernand Léger

[…] Les camions ronflent. À gauche, à droite, tout bouge lourdement, pesamment. Tout s’avance par à coups, par saccades, dans la même direction. Des colonnes, des masses s’ébranlent. Tout le tremblement. Cela sent le cul de cheval enflammé, la motosacoche, le phénol et l’anis. On croirait avoir avalé une gomme tant l’air est lourd, la nuit irrespirable, les champs empestés. L’haleine du père Pinard empoisonne la nature. Vive l’aramon dans le ventre qui brûle comme une médaille vermeille ! Soudain un avion s’envole dans une grande pétarade. Les nuages l’avalent. La lune roule par derrière. Et les peupliers de la route nationale tournent comme les rayons d’une roue vertigineuse. Les collines dégringolent. La nuit cède sous cette poussée. Le rideau se déchire. Tout pète, craque, tonne, tout à la fois. Embrasement général. Mille éclatements. Des feux, des brasiers, des explosions. C’est l’avalanche des canons. Le roulement. Les barrages. Le pilon. Sur la lueur des départs se profilent éperdus des hommes obliques, l’index d’un écriteau, un cheval fou. Battement d’une paupière. Clin d’œil au magnésium. Instantané rapide. Tout disparaît. On a vu la mer phosphorescente des tranchées, et des trous noirs. Nous nous entassons dans les parallèles de départ, fous, creux, hagards, mouillés, éreintés et vannés. Longues heures d’attente. On grelotte sous les obus. Longues heures de pluie. Petit froid. Petit gris. Enfin l’aube en chair de poule. Campagnes dévastées. Herbes gelées. Terres mortes. Cailloux souffreteux. Barbelés crucifères. L’attente s’éternise. Nous sommes sous la voûte des obus. On entend les gros pépères entrer en gare. Il y a des locomotives dans l’air, des trains invisibles, des télescopages, des tamponnements. On compte le coup double des rimailhos. L’ahannement du 240. La grosse caisse du 120 long. La toupie ronflante du 155. Le miaulement fou du 75. Une arche s’ouvre sur nos têtes. Les sons en sortent par couples, mâle et femelle. Grincements. Chuintements. Ululements. Hennissements. Cela tousse, crache, barrit, hurle, crie et se lamente. Chimères d’acier et mastodontes en rut. Bouche apocalyptique, poche ouverte, d’où plongent des mots inarticulés, énormes comme des baleines soûles. Cela s’enchaîne, forme des phrases, prend une signification, redouble d’intensité. Cela se précise. On perçoit un rythme ternaire particulier, une cadence propre, comme un accent humain. À la longue, ce bruit terrifiant ne fait pas plus d’effet que le bruit d’une fontaine. On pense à un jet d’eau, à un jet d’eau cosmique, tant il est régulier, ordonné, continu, mathématique. Musique des sphères. Respiration du monde. Je vois nettement un plein corsage de femme qu’une émotion agite doucement. Cela monte et descend. C’est rond. Puissant. Je songe à « La Géante » de Baudelaire. Sifflet d’argent. Le colonel s’élance les bras ouverts. C’est l’heure H. On part à l’attaque la cigarette aux lèvres. Aussitôt les mitrailleuses allemandes tictaquent. Les moulins à café tournent. Les balles crépitent. On avance en levant l’épaule gauche, l’omoplate tordue sur le visage, tout le corps désossé pour arriver à se faire un bouclier de soi-même. On a de la fièvre plein les tempes et de l’angoisse partout. On est crispé. Mais on marche quand même, bien aligné et avec calme. Il n’y a plus de chef galonné. On suit instinctivement celui qui a toujours montré le plus de sang froid, souvent un obscur homme de troupe. Il n’y a plus de bluff. Il y a bien encore quelques braillards qui se font tuer en criant « Vive la France ! » ou « C’est pour ma femme ! » Généralement, c’est le plus taciturne qui commande et qui est en tête, suivi de quelques hystériques. Voilà le groupe qui stimule les autres. Le fanfaron se fait petit.

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L’âne brait. Le lâche se cache. Le faible tombe sur les genoux. Le voleur vous abandonne. Il y en a qui escomptent d’avance des porte-monnaie. Le froussard se carapate dans un trou. Il y en a qui font le mort. Et il y a toute la bande des pauvres bougres qui se font bravement tuer sans savoir comment ni pourquoi. Et il en tombe ! Maintenant les grenades éclatent comme dans une eau profonde. On est entouré de flammes et de fumées. Et c’est une peur insensée qui vous culbute dans la tranchée allemande. Après un vague brouhaha, on se reconnaît. On organise la position conquise. Les fusils partent tout seuls. On est tout à coup là, parmi les morts et les blessés. Pas de répit. « En avant ! En avant ! » On ne sait pas d’où vient l’ordre. Et l’on repart en abandonnant le sac. Maintenant on marche dans de l’herbe haute. On voit des canons démolis, des fougaces renversées, des obus semés dans les champs. Des mitrailleuses vous tirent dans le dos. Il y a des Allemands partout. Il faut traverser des feux de barrage. De gros noirs autrichiens qui écrabouillent une section entière. Des membres volent en l’air. Je reçois du sang plein le visage. On entend des cris déchirants. On saute les tranchées abandonnées. On voit des grappes de cadavres, ignobles comme les paquets des chiffonniers ;; des trous d’obus, remplis jusqu’au bord comme des poubelles ; des terrines pleines de choses sans nom,du jus, de la viande, des vêtements et de la fiente. Puis, dans les coins, derrière les buissons, dans un chemin creux, il y a les morts ridicules, figés comme des momies et qui font leur petit Pompéï. Les avions volent si bas qu’ils vous font baisser la tête. Il y a là-bas un village à enlever. C’est un gros morceau. Le renfort arrive. Le bombardement reprend. Torpilles à ailettes, crapouillots. Une demi-heure et nous nous élançons. Nous arrivons à 26 sur la position. Prestigieux décor de maisons croulantes et de barricades éventrées. Il faut nettoyer ça. Je revendique alors l’honneur de toucher un couteau à cran. On en distribue une dizaine et quelques grosses bombes à la mélinite. Me voici l’eustache à la main. C’est à ça qu’aboutit toute cette immense machine de guerre. Des femmes se crèvent dans les usines. Un peuple d’ouvrier trime à outrance au fond des mines. Des savants, des inventeurs s’ingénient. La merveilleuse activité humaine est prise à tribut. La richesse d’un siècle de travail intensif. L’expérience de plusieurs civilisations. Sur toute la surface de la terre on ne travaille que pour moi. Les minerais viennent du Chili, les conserves d’Australie, les cuirs d’Afrique. L’Amérique nous envoie des machines-outils, la Chine de la main d’œuvre. Le cheval de la roulante est né dans la pampa de l’Argentine. Je fume un tabac arabe. J’ai dans ma musette du chocolat de Batavia. Des mains d’hommes et des mains de femmes ont fabriqué tout ce que je porte sur moi. Toutes les races, tous les climats, toutes les croyances y ont collaboré. Les plus anciennes traditions et les procédés les plus modernes. On a bouleversé les entrailles du globe et les mœurs ; on a exploité des régions encore vierges et appris un métier inexorable à des êtres inoffensifs. Des pays entiers ont été transformés en un seul jour. L’eau, l’air, le feu, l’électricité, la radiographie, l’acoustique, la balistique, les mathématiques, la métallurgie, la mode, les arts, les superstitions, la lampe, les voyages, la table, la famille, l’histoire universelle sont cet uniforme que je porte. Des paquebots franchissent les océans. Les sous-marins plongent. Les trains roulent. Des files de camions trépident. Des usines explosent. La foule des grandes villes se rue au ciné et s’arrache les journaux. Au fond des campagnes les paysans sèment et récoltent. Des âmes prient. Des chirurgiens opèrent. Des financiers s’enrichissent. Des marraines écrivent des lettres. Mille millions d’individus m’ont consacré toute leur activité d’un jour, leur force, leur talent, leur science, leur intelligence, leurs habitudes, leurs sentiments, leur cœur. Et voilà qu’aujourd’hui j’ai le couteau à la main. L’eustache de Bonnot. « Vive l’humanité ! » Je palpe une froide vérité sommée d’une lame tranchante. J’ai raison. Mon jeune passé sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés, prêt à bondir dans la réalité. J’ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle. Je vais braver l’homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poings, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre.

Nice, 3 février 1918.

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3. Lukas Erne :« Strange Meeting » de Wilfred Owen et le « War Requiem » de Benjamin Britten

It seemed that out of battle I escaped Down some profound dull tunnel, long since scooped Through granites which titanic wars had groined. Yet also there encumbered sleepers groaned, Too fast in thought or death to be bestirred. Then, as I probed them, one sprang up, and stared With piteous recognition in fixed eyes, Lifting distressful hands, as if to bless. And by his smile, I knew that sullen hall,— By his dead smile I knew we stood in Hell. With a thousand fears that vision's face was grained; Yet no blood reached there from the upper ground, And no guns thumped, or down the flues made moan. “Strange friend,” I said, “here is no cause to mourn.” “None,” said that other, “save the undone years, The hopelessness. Whatever hope is yours, Was my life also; I went hunting wild After the wildest beauty in the world, Which lies not calm in eyes, or braided hair, But mocks the steady running of the hour, And if it grieves, grieves richlier than here. For by my glee might many men have laughed, And of my weeping something had been left, Which must die now. I mean the truth untold, The pity of war, the pity war distilled. Now men will go content with what we spoiled. Or, discontent, boil bloody, and be spilled. They will be swift with swiftness of the tigress. None will break ranks, though nations trek from progress. Courage was mine, and I had mystery; Wisdom was mine, and I had mastery: To miss the march of this retreating world Into vain citadels that are not walled. Then, when much blood had clogged their chariot-wheels, I would go up and wash them from sweet wells, Even with truths that lie too deep for taint. I would have poured my spirit without stint But not through wounds; not on the cess of war. Foreheads of men have bled where no wounds were. “I am the enemy you killed, my friend. I knew you in this dark: for so you frowned Yesterday through me as you jabbed and killed. I parried; but my hands were loath and cold. Let us sleep now. . . .” Source: The Poems of Wilfred Owen, edited by Jon Stallworthy (W. W. Norton and Company, Inc., 1986) Benjamin Britten, War Requiem - Libera me Pt. 2-3

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4. Pierre Souyri : « Dis, grand-père, pourquoi tu as un trou dans la tête ? »

Au début des années 1980, j'ai fait acte d'histoire orale en interviewant mon grand père sur son expérience de la 1e guerre mondiale à laquelle il participa dans les tranchées, de 1915 à sa démobilisation en 1919 et dont il revint, profondément pacifiste. A travers quelques anecdotes surprenantes qu'il m'a livrées, je tenterai en quelques minutes de restituer quelques faits peu connus - parfois drôles, parfois tragiques - de cette guerre, et surtout la manière dont, 60 ans plus tard, il tentait de (se) la raconter

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5. Sandrine Kott : « La paix maintenant ! » Les socialistes internationalistes à Zimmerwald en septembre 1915

Adresse de Sympathie de la conférence socialiste international de Zimmerwald (septembre 1915) «La Conférence socialiste internationale envoie l'expression de son ardente sympathie aux victimes innombrables de la guerre, au peuple polonais, au peuple belge, au peuple juif, au peuple arménien, aux millions d'êtres humains se débattant dans d'atroces souffrances, victimes d'horreurs sans précédent dans l'histoire, immolés à l'esprit de conquête et à la rapacité impérialiste.»

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6. DanieleCarluccio : « Sentimentaux à peine plus qu'il était de saison » (Breton et Vaché)

Jacques Vaché

Les siècles boules de neige n'amassent en roulant que de petits pas d'hommes. On n'arrive à se faire une place au soleil que pour étouffer sous une peau de bête. Le feu dans la campagne d'hiver attire tout au plus les loups. On est mal fixé sur la valeur des pressentiments si ces coups de bourse au ciel, les orages dont parle Baudelaire, de loin en loin font apparaître un ange au judas. C'est ainsi qu'en 1916 ce pauvre employé qui veillait permit à un papillon de demeurer sous l'appareil réflecteur dans son bureau. En dépit de sa jolie visière, — on était dans l'Ouest — il semblait n'avoir dans la tête qu'un alphabet morse. Il passait son temps à se souvenir des falaises d'Étretat et de parties de saute-mouton avec les nuages. Aussi accueillit-il avec empressement l'officier aviateur. A vrai dire, on ne sut jamais dans quelle arme Jacques servait. Je l'ai vu couvert d'une cuirasse, couvert n'est pas le mot, c'était le ciel pur. Il rayonnait avec celle rivière au cou, l'Amazone, je crois, qui arrose encore le Pérou. Il avait incendié de grandes parties de forêt vierge, on le voyait à ses cheveux et à tous les beaux animaux qui s'étaient réfugiés en lui. Ce n'est pas le serpent à sonnettes qui m'empêcha jamais de lui donner la main. Il redoutait plus que tout certaines expériences sur la dilatation des corps. Si cela, disait-il, n'entraînait que des déraillements ! La barre qu'on chauffe à blanc dans Michel Strogoff n'était donc pas faite pour l'aveugler. Je l'ai vu souvent prendre à parti le Maître de Forges qu'il n'avait pas lu. « Le feu du rasoir se communique à deux ou trois chambrettes en forme d'œufs dans un nid. Vous ferez bien de repasser. Le fer à cheval est une jolie invention à l'usage des gens sédentaires et s'explique par les vers d'Alfred de Musset. – Du temps des Grecs, le vase de Soissons » (il montre sa tête, la garniture de cheminée) ; ainsi de suite. Les élégances masculines sortent de l'ordinaire. La couverture du Miroir des Modes est couleur de l'eau qui baigne le gratte-ciel où on l'imprime. Les ventres humains, bâtis sur pilotis, sont par ailleurs d'excellents parachutes. La fumée qui s'échappe de ces chapeaux hauts de forme encadre de noir le diplôme d'honneur que nous voulions montrer aux amis et connaissances. Un jour les décorations nous grimperont après comme de petits chats. Si nous nous mettons encore à genoux devant la femme, c'est pour lacer son soulier. Dans les retours sur soi, mieux vaut emprunter les routes carrossables. La voiture de Madame est avancée puisque les chevaux tombent à la mer. Aimer et être aimé se poursuivent sur la jetée, c'est dangereux. Soyez sûrs que nous jouons plus de notre fortune dans les casinos. Surtout, ne pas tricher. Tu sais, Jacques, le joli mouvement des maîtresses sur l'écran, lorsque enfin on a tout perdu ? Fais voir tes mains, sous lesquelles l'air est ce grand instrument de musique : trop de chance, tu as trop de chance. Pourquoi aimes-tu faire affluer le sang bleu aux joues de cette petite ? J'ai connu un appartement qui était une merveilleuse toile d'araignée. Il y avait au centre de la pièce une cloche assez grosse qui rendait un son vexant tous les ans ou tous les quarts d'heure. À l'en croire la guerre n'aurait pas toujours existé, on n'aurait jamais su par ce temps ce qui pouvait arriver, etc. Il y avait bien entendu de quoi rire. Le débardeur d'alors n'y manquait pas, son amie lui faisait de jolies dettes comme de la dentelle. L'ancien élève de M. Luc-Olivier Merson savait sans doute qu'en France l'émission de fausse monnaie est sévèrement punie. Que voulez-vous que nous fassions ? La belle affiche : Ils reviennent. — Qui ? — Les Vampires, et dans la salle éteinte les lettres rouges de Ce soir-là. Tu sais, je n'ai plus besoin de prendre la rampe pour descendre, et sous des semelles de peluche, l'escalier cesse d'être un accordéon.

Nous fûmes ces gais terroristes, sentimentaux à peine plus qu'il était de saison, des garnements qui promettent. Tout ou rien nous sourit. L'avenir est une belle feuille nervée qui prend les colorants et montre de remarquables lacunes. Il ne tient qu'à nous de puiser à pleines mains dans les chevelures échouées. Le repas futur est servi sur une nappe de pétrole. L'ingénieur des usines et le fermier général ont vieilli. « Nos pays chauds, ce sont les cœurs. Nous avons mené la vie tambour battant. — Mon cher André, les épures vous laissent froid. J'ai fait venir ce rhum de la Jamaïque. L'élevage, voyez-vous, raidit l'herbe des prés ; d'un autre côté, je compte sur le sommeil pour tondre mes troupeaux. L'alouette du matin, c'est encore une de vos paraboles. » Les équilibres sont rares. La terre qui tourne sur elle même en vingt-quatre heures n'est pas le seul pôle d'attraction. Dans le Colorado brillant les filles montent à cheval et ravagent superbement notre désir. Les blouses étoilées des porteurs d'eau, ce sont nos calculs approchants. Les croisés s'arrêtaient à des puits empoisonnés pour boire.

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Le célèbre baptême du feu rentre dans la nuit des superstitions adorables où figurent pour moi ces deux poisons attachés par une corde. C'est à elle que je t'abandonne. Des fruits moisissent sur l'arbre dans le feuillage noir. Je ne sais pas si l'on bat le grain ou s'il faut chercher une ruche tout près. Je pense à une noce juive. Un intérieur hollandais est ce qu'il y a de plus loin. Je te vois, Jacques, comme un berger des Landes : tu as de grosses échasses de craie. Le boisseau de sentiments n'est pas cher cette année. Il faut bien faire quelque chose pour vivre et la jolie relève à la capote souillée est une laitière dans le brouillard. Tu méritais mieux, le bagne par exemple. Je pensais t'y trouver avec moi en voyant le premier épisode de La Nouvelle Aurore, — mon cher Palas. Pardon. Ah ! nous sommes morts tous deux. C'est vrai que le monde réussit à bloquer toutes les machines infernales. Il n'y a pas de temps perdu ? De temps, on veut dire les bottes de sept lieues. Les boîtes d'aquarelles se détériorent. Les seize printemps de William. R. G. Eddie… gardons cela pour nous. J'ai connu un homme plus beau qu'un mirliton. Il écrivait des lettres aussi sérieuses que les Gaulois. Nous sommes au XXe siècle (de l'ère chrétienne) et les amorces partent sous les talons d'enfants. Il y a des fleurs qui éclosent spécialement pour les articles nécrologiques dans les encriers. Cet homme fut mon ami. Source : André Breton, Les Pas perdus, Paris, Gallimard, 1969, p. 56-60.

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7. Claire Forel : Un matériau linguistique inédit : des lettres adressées à l’Agence internationale des prisonniers de guerre dès 1914

Dans sa Grammaire des fautes Henri Frei se propose « avec le seul souci de l’objectivité, [de] recherche en quoi les fautes sont conditionnées par le fonctionnement du langage et comment elles le reflètent » (p.9). Pour cela il utile le matériau inédit que sont des demandes adressées à l’Agence internationale des prisonniers de guerre créée dès octobre 1914. Le linguiste parisien Antoine Meillet n’hésitera pas à les qualifier de « lettres d’illettrés adressés à des illettrés ». L’organisation –qui est une émanation du Comité international de la Croix Rouge– s’était installée au Musée Rath (photo) pour répondre à l’importante correspondance, plus de 5'000 envois par jour, qui lui parvient.

AIPG a65

Réf. Frei, H. 1982 [1929] La grammaire des fautes, Genève, Slatkine . Meillet, A., c.r. de La grammaire des fautes, BSL 30, 1929-1930, pp. 147-8.

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8. Guy Poitry : « Gustave Roud : l’emploi du temps »

Journal, Ecole d’officiers, 1ère Division

Vendredi 13. VII. 17

Matin 5 h Diane

5 h ½ - 6 h Bain

6 ½ Déjeuner

7-8 Tactique

8-9 Lecture de carte

9-10 Cours de fortifications

10-11 Ecole de soldat

11 ½ Lunch

Soir 1 ½ -3 ½ Ecole de Section

3 ½ - 4 ½ Tactique

4 ½ - ¾ Travaux de rétablissement

5 ¾ Inspection du lieutenant Maeder

6 ½ Appel principal

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7 h Dîner

11 h Appel en chambre

11 h ¼ Extinction des feux

Samedi 14 juillet 1917

Matin 4 ½ Diane

5-6 Gymnastique

6 h Déjeuner

7-9 Lecture de carte sur le terrain

9-10 Tactique

10-11 Fortifications

11-12 ½ Travaux de rétablissement

12 h ½ Lunch

Soir 2 h Appel principal : la compagnie est déconsignée jusqu’à dimahce soir, quart d’heure après l’arrivée du dernier train

Lundi 16 juillet 1917

Matin 5 h Diane

5 h ½ -6 h ½ Gymnastique

6 h ½ Déjeuner

7-8 20 Ecole du soldat

8 ½ - 9 h 20 Fortifications

9 h 30-11 h 30 Tir à la mitrailleuse, instruction, nomenclature des parties

11 h 15 Lunch

Soir 2-5 Etude de terrain : orientation sur route de Cœuve

5 Travaux rétablissement

6 h 45 Appel principal

7 h Dîner

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9 ¾ Appel en chambre

10 h Extinction des feux

Mardi 17 juillet

Matin 5 h Diane

5 ¼ - 6 ½ Bains

6 ½ Déjeuner

7 ¼ Départ de la compagnie dans la direction de Chevenex pour assister à un exercie combiné d’infanterie (bat 4 mitr.) et artillerie

Soir 1 h Départ de Chevenex

2 Rentrée au cantonnement

Lunch

3 ¼ Rétablissement –

5 10 Fortifications

6 40 Inspection des armes par le chef de section

6 50 Appel principal

7 h Dîner

9 ¾ Appel en chambre

10 Extinction des feux

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9. Markus Winkler et Jeanne Wagner : La poésie allemande face à la guerre : à propos de Rainer Maria Rilke et Georg Trakl

Rainer Maria Rilke: Fünf Gesänge August 1914

I

ZumerstenMalsehichdichaufstehn hörengesagterfernsterunglaublicher Kriegs-Gott. Wiesodichtzwischen diefriedlicheFrucht furchtbares Handelngesätwar,plötzlicherwachsenes.

5 Gesternwar esnoch klein,bedurfte derNahrung, mannshoch stehtesschonda:morgen überwächstesdenMann.Dennderglühende Gott , · reißtmitEinemdasWachstum ausdemwurzelndenVolk,unddieErntebeginnt.

10 Menschlich hebtsichdasFeldinsMenschengewitter.DerSommer bleibtüberholtzurück unterdenSpielenderFlur. Kinderbleiben,diespielenden,Greise,gedenkende, unddievertrauendenFrauen. Blühender Linden rührenderRuchdurchtränktdengemeinsamen Abschied

15 undfürJahrehinaus behältesBedeutung diesenzuatmen, diesenerfülltenGeruch. Bräutegehen erwählter: alshättenichtEiner sichzuihnen entschlossen,sonderndasganze Volksiezufühlen bestimmt. MitlangsamermessendemBlick

20 umfangen dieKnabendenJüngling,derschon hineinreicht indiegewagtere Zukunft:ihn,dernoch eben hundertStimmenvernahm,unwissend, welcheimRechtsei, wieerleichtert ihn jetztdereinigeRuf;denn was wärenichtWillkürneben derfrohen, neben dersicheren Not?

25 Endlich einGott.Dawirdenfriedlichenoft nichtmehrergriffen,ergreiftunsplötzlichderSchlacht-Gott, schleudertdenBrand:undüberdemHerzen vollHeimat schreit,denerdonnerndbewohnt,seinrötlicher Himmel.

Rainer Maria Rilke: Gedichte. 1910 bis 1926, hrsg. v. Manfred Engel und Ulrich Fülleborn. Frankfurt/M., Leipzig, Insel, 1996, p. 106-107.

Rainer Maria Rilke: Cinq chants

I

Pour la première fois, je te vois qui te lèves, incroyable et notoire et si lointain dieu de la Guerre. Je vois combien parmi la fructification paisible était si dru semé l’agir terrible, l’agir de soudaine poussée.

5 Hier encore il était petit, avait besoin qu’on le nourrisse, et déjà le voici là debout grand comme un homme, et demain grandi plus haut que l’homme. Car le dieu rougeoyant d’un coup arrache la croissance

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du peuple enraciné, et la moisson commence. 10 Vers l’orage des hommes se soulève le champ, humainement. L’été

reste en retrait parmi les jeux de la belle campagne, dépassé, Et les enfants pareillement, les joueurs, restent aussi, et les vieillards avec leurs souvenirs et les femmes confiantes. L’odeur prenante

15 des tilleuls fleuris imbibe l’adieu commun et de la respirer, cette odeur saturée demeurera pour des années et des années riche de sens. Les fiancées vont plus élues encore : comme si ce n’était un seul être qui s’était décidé pour elles, mais le peuple entier qui se destinait

20 à les sentir. Les lents regards appréciateurs des garçons enveloppent le jeune homme qui part et qui déjà débouche dans l’avenir plus audacieux : lui qui venait encore d’entendre cent voix, ignorant laquelle avait raison, comme il est aujourd’hui soulagé par cet appel uni : quelle chose en effet

25 ne serait arbitraire, en regard de l’urgence joyeuse, de l’urgence certaine ? Enfin un dieu. Puisque souvent nous ne saisissons plus le pacifique dieu, c’est celui des batailles qui soudain nous saisit, et qui lance le feu ;; tandis qu’au-dessus du cœur gorgé de patrie crie celui qu’il habite, tonneur, son ciel rougeoyant.

Rainer Maria Rilke : « Cinq chants », trad. par Jean-Pierre Lefebvre, Œuvres poétiques et théâtrales, éd. publiée sous la direction de Gerald Stieg, Paris, Éditions Gallimard, 1997, p. 519-520.

Georg Trakl: Grodek Am Abend tönen die herbstlichen Wälder Von tödlichen Waffen, die goldnen Ebenen Und blauen Seen, darüber die Sonne Düstrer hinrollt; umfängt die Nacht

5 Sterbende Krieger, die wilde Klage Ihrer zerbrochenen Münder. Doch stille sammelt im Weidengrund Rotes Gewölk, darin ein zürnender Gott wohnt Das vergoßne Blut sich, mondne Kühle;

10 Alle Straßen münden in schwarze Verwesung. Unter goldnem Gezweig der Nacht und Sternen Es schwankt der Schwester Schatten durch den schweigenden Hain, Zu grüßen die Geister der Helden, die blutenden Häupter; Und leise tönen im Rohr die dunkeln Flöten des Herbstes.

15 O stolzere Trauer! ihr ehernen Altäre Die heiße Flamme des Geistes nährt heute ein gewaltiger Schmerz, Die ungebornen Enkel.

Georg Trakl: Veröffentlichungen im »Brenner« 1914/15, Deutsche Literatur von Luther bis Tucholsky, S. 548858 (vgl. Trakl-DW, S. 94-95), http://www.digitale-bibliothek.de/band125.htm

Georg Trakl : Grodek

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Le soir, les forêts automnales résonnent D’armes de mort, les plaines dorées, Les lacs bleus, sur lesquels le soleil Plus lugubre roule, et la nuit enveloppe

5 Des guerriers mourants, la plainte sauvage De leurs bouches brisées. Mais en silence s’amasse sur les pâtures du val Nuée rouge qu’habite un dieu en courroux Le sang versé, froid lunaire ;

10 Toutes les routes débouchent dans la pourriture noire. Sous les rameaux dorés de la nuit et les étoiles Chancelle l’ombre de la sœur à travers le bois muet Pour saluer les esprits des héros, les faces qui saignent ; Et doucement vibrent dans les roseaux les flûtes sombres de l’automne.

15 Ô deuil plus fier ! autels d’airains ! La flamme brûlante de l’esprit, une douleur puissante la nourrit aujourd’hui, Les descendants inengendrés.

Georg Trakl : « Grodek », trad. par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Œuvres complètes, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p. 161.

Georg Trakl : Grodek Le soir résonnent les forêts d’automne D’armes de mort, les plaines dorées Et les lacs bleus par-dessus lesquels le soleil Plus sombre roule ; la nuit enserre

5 Des guerriers mourants, la plainte effarée De leurs bouches fracassées. Mais en silence au fond du pâtis Une nuée rouge où habite un dieu en courroux Amasse le sang versé, froid lunaire ;

10 Toutes les routes débouchent dans une noire putréfaction. Sous la ramée dorée de la nuit et les étoiles Traverse vacillante l’ombre de la sœur le bosquet silencieux, Pour saluer les esprits des héros, les têtes sanglantes ; Et doucement résonnent dans les roseaux les flûtes sombres de l’automne.

15 O deuil plus fier ! et vous autels d’airain La flamme brûlante de l’esprit aujourd’hui nourrie par une puissante douleur, Les descendants qui ne sont pas nés.

Georg Trakl : « Grodek », trad. par Philippe Forget.

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10. Juan Rigoli : Les futuristes, la guerre et ‘l'hygiène du monde’

LA SPLENDEUR GÉOMÉTRIQUE ET MÉCANIQUE ET LA SENSIBILITÉ NUMÉRIQUE (1914)

MANIFESTE FUTURISTE

Nous avons déjà bâclé les funérailles grotesques de la Beauté passéiste (romantique, symboliste et décadente) qui avait pour éléments essentiels la Femme Fatale et le Clair de lune, le souvenir, la nostalgie, l’éternité, l’immortalité, le brouillard de légende produit par les distances de temps, le charme exotique produit par les distances d’espace, le pittoresque, l’imprécis, l’agreste, la solitude sauvage, le désordre bariolé, la pénombre crépusculaire, la corrosion, la patine = crasse du temps, l’effritement des ruines, l’érudition, l’odeur de moisi, le goût de la pourriture, le pessimisme, la phtisie, le suicide, les coquetteries de l’agonie, l’esthétique de l’insuccès, l’adoration de la mort.

Nous dégageons aujourd’hui du chaos des nouvelles sensibilités une nouvelle beauté que nous substituons à la première et que j’appelle Splendeur géométrique et mécanique. Elle a pour éléments le Soleil rallumé par la Volonté, l’oubli hygiénique, l’espoir, le désir, le périssable, l’éphémère, la force bridée, la vitesse, la lumière, la volonté, l’ordre, la discipline, la méthode ;; l’instinct de l’homme multiplié par le moteur ; le sens de la grande ville ; l’optimisme agressif qu’on obtient par la culture physique et par le sport ; la femme intelligente (plaisir, fécondité, affaires) ;; l’imagination sans fils, l’ubiquité, le laconisme et la simultanéité qui caractérisent le tourisme, les grandes affaires et le journalisme ;; la passion pour le succès, le record, l’imitation enthousiaste de l’électricité et de la machine, la concision essentielle et la synthèse ; la précision heureuse des engrenages et des pensées lubrifiées ;; la concurrence d’énergies convergentes en une seule trajectoire.

Mes sens futuristes perçurent pour la première fois cette splendeur géométrique sur le pont d’une dreadnought. La vitesse du navire, les distances des tirs fixées du haut de la passerelle dans la ventilation fraîche des probabilités guerrières, la vitalité étrange des ordres transmis par l’amiral et brusquement devenus autonomes et inhumains, à travers les caprices, les impatiences et les maladies de l’acier et du cuivre : tout cela rayonnait de splendeur géométrique et mécanique. Je perçus l’initiative lyrique de l’électricité courant à travers le blindage des tourelles quadruples, et descendant par des tubes blindés jusqu’aux soutes, pour tirer obus et gargousses jusqu’aux culasses, vers les volées émergeantes. Pointage en hauteur, en direction, hausse, flamme, recul automatique, élan personnel du projectile, choc, broyement, fracas, odeur d’œuf pourri, gaz méphitiques, rouille ammoniaque, etc. Voilà un nouveau drame plein d’imprévu futuriste et de splendeur géométrique, qui a pour nous cent mille fois plus d’intérêt que la psychologie de l’homme avec ses combinaisons limitées.

Les foules peuvent parfois nous donner quelques faibles émotions. Nous préférons les affiches lumineuses, fards et pierreries futuristes, sous lesquels, chaque soir, les villes cachent leurs rides passéistes. Nous aimons la solidarité des moteurs zélés et ordonnés. Rien n’est plus beau qu’une grande centrale électrique bourdonnante, qui contient la pression hydraulique d’une chaîne de montagnes et la force électrique de tout un horizon, synthétisées sur les tableaux de distribution, hérissées de claviers et de commutateurs reluisants. Ces tableaux formidables sont nos seuls modèles en poésie. Nous avons quelques précurseurs et ce sont les gymnastes, les équilibristes et les clowns qui réalisent dans les développements, les repos et les cadences de leurs musculatures cette perfection étincelante d’engrenages précis, et cette splendeur géométrique que nous voulons atteindre en poésie par les mots en liberté.

1. – Nous détruisons systématiquement le Moi littéraire pour qu’il s’éparpille dans la vibration universelle, et nous exprimons l’infiniment petit et les agitations moléculaires. Ex. : la foudroyante agitation moléculaire dans un trou creusé par un obus (dernière partie du FORT CHEITTAM-TEPE dans mon ZANG TOUMB TOUMB). La poésie des forces cosmiques supplante ainsi la poésie de l’humain. Nous abolissons en conséquence les vieilles proportions (romantiques, sentimentales et chrétiennes) du récit, suivant lesquelles un blessé dans la bataille avait une importance très exagérée en comparaison des engins destructeurs, des positions stratégiques el des conditions atmosphériques. Dans mon poème ZANG TOUMB TOUMB, je décris brièvement, la mort d’un traître bulgare fusillé, tandis que je prolonge une discussion de deux généraux turcs sur les distances de tir et sur les canons des adversaires. J’ai noté en effet, durant le mois d’octobre 1911, en vivant avec les artilleurs de la batterie De Suni, dans les tranchées de Tripoli, combien le spectacle de la chair humaine meurtrie est négligeable en comparaison de la volée luisante et agressive d’un canon torréfiée par le soleil et le feu accéléré.

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2. – J’ai plusieurs fois démontré que le substantif, usé par les contacts multiples et par le poids des adjectifs parnassiens et décadents, peut être ramené à sa valeur absolue en le dépouillant de tout adjectif et en l’isolant. Je distingue 2 genres de substantifs nus : le substantif élémentaire et le substantifsynthèse-mouvement (ou nœud de substantifs). Cette distinction n’est pas absolue, car elle se fonde sur des intuitions presque insaisissables. Je vois chaque substantif comme un wagon, ou comme une courroie mise en mouvement par le verbe à l’infinitif.

3. – Sauf des besoins de contraste et de changement de rythmes, les divers modes et temps du verbe doivent être supprimés, parce qu’ils font du verbe une roue disloquée de diligence, qui s’adapte aux aspérités des rampes, mais ne peut guère rouler vélocement sur une route plane. Le verbe à l’infinitif est le mouvement même du nouveau lyrisme, car il a la souplesse glissante d’une roue de train ou d’une hélice d’aéroplane. Les divers modes et temps du verbe expriment un pessimisme prudent et rassurant, un égotisme épisodique, accidentel, une hausse et baisse de force et de fatigue, de désir et de désillusion, des arrêts en somme dans l’élan de l’espoir et de la volonté. Le verbe à l’infinitif exprime l’optimisme même, la générosité absolue et la folie du devenir. Quand je dis courir, quel est le sujet de ce verbe ? Tous et tout, c’est-à-dire l’irradiation universelle de la vie qui court et dont nous sommes une petite partie consciente. Ex. : fin du poème « Salon d’Hôtel » du mot-libristeFolgore. Le verbe à l’infinitif c’est le moi passionné qui s’abandonne au devenir du tout, continuité héroïque, désintéressement de l’effort et de la joie d’agir. Verbe à l’infinitif = divinité de l’action.

4. – En plaçant un ou plusieurs adjectifs isolés entre parenthèses, ou bien en marge des mots en liberté, derrière une ligne perpendiculaire (c’est-à-dire en guise de ton), on peut aisément donner les différentes atmosphères du récit et les différents tons qui le gouvernent. Ces adjectifs-atmosphère ou adjectifs-ton ne peuvent pas être remplacés par des substantifs. Ce sont là des convictions intuitives, et que l’on ne peut guère démontrer. Je crois néanmoins qu’en isolant par exemple le substantifférocité (ou en le disposant comme un ton) dans la description d’un carnage, on obtiendra un état d’âme de férocité trop immobile et trop fermé dans un profil trop net. Tandis que si je place entre parenthèses ou en guise de ton l’adjectif féroce, je le transforme en un adjectif atmosphère ou en un adjectif-ton qui enveloppera toute la description du carnage sans arrêter le courant des mots en liberté.

5. – La syntaxe contenait toujours une perspective scientifique et photographique absolument contraire aux droits de l’émotion. Dans les mots en liberté, cette perspective photographique disparaît, et l’on obtient la perspective émotionnelle, qui est multiforme. (Ex.: le poème intitulé « Homme + montagne + vallée » du mot-libriste Boccioni).

6. – Dans les mots en liberté nous formons parfois des tables synoptiques de valeurs lyriques qui nous permettent de suivre en lisant simultanément plusieurs courants de sensations croisées ou parallèles. Ces tables synoptiques ne doivent pas être le principal objet des recherches mot-libristes, mais un moyen pour augmenter la force expressive du lyrisme. Il faut donc éviter toute préoccupation picturale, et ne pas s’amuser à faire d s jeux de lignes bizarres, ni d’étranges disproportions typographiques. Tout ce qui dans les mots en liberté ne concourt pas à exprimer avec une splendeur géométrique et mécanique la fuyante sensibilité futuriste, doit être banni. Le mot-libristeCangiullo dans son poème « Fumeurs IIe classe » fut très habile en donnant par cette analogie dessinée : F U M E E R les rêveries monotones et l’expansion de la fumée, durant un long voyage dans un train. Pour exprimer la vibration universelle avec un maximum de force et de profondeur, les mots en liberté se transforment naturellement en auto-illustration moyennant l’orthographe et la typographie libre expressive, les tables synoptiques de valeurs lyriques et les analogies dessinées. (Ex. : le ballon dessiné typographiquement dans mon poème ZANG TOUMB TOUMB). Dès que ce maximum d’expression est atteint, les mots en liberté reprennent leur ruissellement normal. Les tables synoptiques de valeurs sont de plus la base de la critique en mots en liberté. (Ex. : « Bilan 1910-1914 » du mot-libristeCarrà).

7. – L’orthographe et la typographie libre expressive servent à exprimer la mimique du visage et la gesticulation du conteur. Les mots en liberté utilisent (en l’exprimant intégralement) cette partie d’exubérance communicative et de génie épidermique que les esprits méridionaux ne pouvaient guère exprimer dans les cadres de la prosodie, de la syntaxe et de la typographie traditionnelle. Ces énergies d’accent, de voix et de mimique, trouvent aujourd’hui leur expression naturelle dans les mots déformés et dans les disproportions typographiques correspondant aux grimaces du visage et à la force ciselante des gestes. Les mots en liberté deviennent ainsi le prolongement lyrique et transfiguré de notre magnétisme animal.

8. – Notre amour grandissant de la matière, notre désir de la pénétrer et de connaître ses vibrations, la sympathie physique qui nous attache aux moteurs nous poussent à nous servir toujours davantage de l’onomatopée. Le bruit étant le résultat du choc des solides ou des gaz en vitesse, l’onomatopée qui reproduit le bruit est nécessairement l’un des éléments les plus dynamiques de la poésie. Comme telle l’onomatopée peut remplacer le

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verbe à l’infini surtout si on l’oppose à une autre ou à plusieurs autres onomatopées. (Ex. : l’onomatopée tatatatatata des mitrailleuses, opposée à l’hourrah des Turcs à la fin du chapitre « PONT » dans mon ZANG TOUMB TOUMB). La brièveté des onomatopées permet dans ce cas de créer des combinaisons très souples de rythmes différents. Ceux-ci perdraient une grande partie de leur vitesse s’ils étaient exprimés d’une façon plus abstraite avec un plus grand développement, c’est-à-dire sans l’onomatopée. Je distingue : a) L’onomatopée directe, imitative, élémentaire, réaliste, qui ajoute au lyrisme une réalité brutale et le garde des excès d’abstraction et des élégances artistiques (ex.: pic pacpoum, fusillade). De plus, les onomatopées directes sont de puissants moyens de synthèse. Dans la partie « CONTREBANDE DE GUERRE » de mon ZANG TOUMB TOUMB l’onomatopée stridente ssiiiiii, qui reproduit le sifflement d’un remorqueur sur la Meuse est suivie par l’onomatopée voilée fiiiiifiiiii, écho de l’autre rive. Les 2 onomatopées m’ont évité la peine de décrire la largeur du fleuve qui est ainsi définie par le contraste des consonnes s et f. b) Onomatopée indirecte, complexe et analogique. (Ex. : dans mon poème DUNES, l’onomatopée analogique doum-doum-doum-doum exprime le bruit rotatif du soleil africain et le poids orangé du ciel, en créant un rapport entre les sensations de poids, chaleur, couleur, odeur et bruit. Autre ex. : l’onomatopée stridionlàstridionlàstridionlaire qui revient dans le 1er chant de mon poème épique LA CONQUETE DES ETOILES forme une analogie entre la stridence des épées et l’agitation des vagues au début d’une grande bataille d’eaux en tempête.) c) Onomatopée abstraite, expression sonore et inconsciente des mouvements plus complexes et mystérieux de notre sensibilité (ex. : dans mon poème « DUNES », l’onomatopée abstraite ranranran ne correspond à aucun bruit de la nature ou du machinisme, mais exprime un état d’âme). d) Accord onomatopéique psychique.

9. – Mon amour pour la précision et pour la brièveté essentielle m’a donné naturellement le goût des chiffres qui vivent et respirent sur le papier comme des êtres vivants à travers ma nouvelle sensibilité numérique. Ex. : au lieu de dire comme un écrivain traditionnel : un son de cloches vaste et profond (notation imprécise et inexpressive) ou bien comme un paysan intelligent : les habitants de tel ou tel village entendent cette cloche (notation plus précise et plus expressive) je saisis avec une précision intuitive le son de la cloche et j’en détermine l’ampleur en disant : don dan cloches ampleur du son 20 Km2. Je donne ainsi tout un horizon vibrant et une quantité d’individus lointains qui tendent l’oreille au même son de cloche. Je sors de l’imprécis, je m’empare de la réalité par un acte volontaire qui déforme la vibration même du métal. Les signes mathématiques + - x - = servent à obtenir de merveilleuses synthèses et concourent par leur simplicité abstraite d’engrenages impersonnels au but final, qui est la Splendeur géométrique et mécanique. Il faudrait en effet plus d’une page de description traditionnelle pour donner imparfaitement ce très vaste horizon de bataille compliquée dont voici l’équation lyrique définitive : « horizon = vrille aiguiiiiiisée du soleil + 5 ombres triangulaires chaque côté 1 Km + 3 losanges de lumière rose + 5 fragments de collines + 30 colonnes de fumée + 23 flammes. » J’emploie l’ x pour indiquer les arrêts interrogatifs de la pensée. J’élimine ainsi le point d’interrogation qui localise trop arbitrairement sur un seul point de la conscience son atmosphère dubitative. Au moyen de l’ x mathématique la suspension dubitative se répand sur l’agglomération entière des mots en liberté. En suivant mon intuition, j’introduis parmi les mots en liberté les numéros qui n’ont pas de signification ni de valeur directe, mais qui (s’adressant phoniquement et optiquement à la sensibilité numérique) expriment les différentes intensités transcendentales de la matière et les réponses incontrôlables que leur donne la sensibilité ; je crée de véritables théorèmes et des équations lyriques en introduisant des numéros choisis intuitivement et disposés au milieu même d’un mot. Avec une certaine quantité de + - x = je donne l’épaisseur et la forme des choses que le mot doit exprimer. La disposition + - + - + + x sert à donner par ex. les changements et l’accélération des vitesses d’une automobile. La disposition + + + + sert à donner l’entassement de sensations égales. (Ex. : odeur fécale de la dysenterie + puanteur mielleuse etc., dans le « TRAIN DE SOLDATS MALADES » de mon ZANG TOUMB TOUMB.)

Ainsi par les mots en liberté nous substituons au ciel antérieur où fleurit la beauté de Mallarmé la Splendeur géométrique et mécanique et la Sensibilité numérique.

F.T. Marinetti

Milan, le 11 mars 1914.

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11. Valérie Bucheli : ‘Mort pour la France’ - La Grande Guerre de Victor Segalen (1878-1919)

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12. Julien Zanetta : Claude Simon – La mort instantanée, peut-être

L'Acacia

« Les témoignages que l’on put recueillir étaient vagues : il fut impossible de savoir où la première balle l’avait atteint. Peut-être aux jambes, puisqu’ensuite il ne lui fut plus possible de se tenir debout comme à la manœuvre ainsi qu’avaient encore coutume de le faire les officiers en ce début de guerre, observant à travers ses jumelles les mouvements de l’ennemi, et que ses hommes durent le porter à la lisière du bois, l’asseyant au pied d’un arbre d’où, son dos calé contre le tronc, il continua à donner des ordres. Ou peut-être fut-il atteint à la poitrine, ou encore au ventre. D’une façon suffisamment grave en tout cas pour se résigner à cette position d’où la vue qu’il pouvait avoir sur le champ de bataille (le paysage faiblement ondulé, les champs de betteraves, les chaumes coupés, les boqueteaux, la dépression où coulait la rivière) était forcément réduite.

La seconde balle l’atteignit au front. A l’époque, le port du casque n’avait pas encore été institué et les combattants étaient simplement coiffés d’un képi de forme molle dont la calotte rouge était ornée pour les officiers d’un galon d’or tressé dessinant un motif décoratif de quatre boucles en croix. Le numéro du régiment était brodé en fils de cuivre, également dorés, sur la partie antérieure de la coiffe. La visière était en cuir bouilli. Les témoins ne précisèrent pas si le projectile fait d’un alliage de cuivre et de tungstène frappa le front au-dessus ou au-dessous de la visière. Toutefois ses jumelles de capitaine que l’on renvoya par la suite à sa veuve étaient intactes, ce qui laisse supposer que la balle frappa assez haut, à moins qu’il n’en ait pas fait usage en cet instant, les tenant simplement d’une main posée sur sa cuisse ou pendant à son côté. Toujours est-il qu’on peut présumer qu’emportant avec elle des fragments de cuir et de tissu l’ogive de métal brûlant fracassa l’os frontal et, un peu tordue par le choc, alla se loger avec quelques esquilles dans le cerveau. La mort fut certainement instantanée. L’armée était alors en pleine retraite après la défaite de Charleroi et le corps fut abandonné sans sépulture à l’endroit même où il gisait, peut-être toujours adossé contre l’arbre, le visage caché par une nappe de sang gluant qui peu à peu s’épaississait, obstruant les orbites, s’accumulant sur la moustache, s’égouttant de plus en plus lentement sur la barbe drue et carrée, la tunique sombre. Avant de le laisser derrière eux, son ordonnance, ou celui de ses officiers à qui avait échu le commandement de la compagnie, eut cependant soin d’emporter la plaque de zinc de couleur grisâtre attachée à son poignet et portant son nom ainsi que son numéro matricule. Cette plaque fut plus tard envoyée à la veuve en même temps que les jumelles et une citation du mort à l’ordre de l’armée suivie peu après par l’attribution de la croix de la Légion d’honneur décernée à titre posthume.

Ce fut tout. Le régiment subit par la suite de telles pertes (il dut être entièrement reformé plusieurs fois au cours de la guerre) qu’il fut pratiquement impossible de retrouver et d’interroger les témoins directs de cet événement sur lequel les détails font défaut, de sorte que l’incertitude continue à subsister tant sur la nature exacte de la première blessure que sur celle de la seconde, le récit fait à la veuve et aux sœurs (ou celui qu’elles en firent pas la suite), quoique sans doute de bonne foi, enjolivant peut-être quelque peu la chose ou plutôt la théâtralisant selon un poncif imprimé dans leur imagination par les illustrations des manuels d’histoire ou les tableaux représentant la mort d’hommes de guerre plus ou moins légendaires, agonisant presque toujours à demi étendus dans l’herbe, la tête et le buste plus ou moins appuyés contre le tronc d’un arbre, entourés de chevaliers revêtus de cottes de mailles (ou tenant à la main des bicornes emplumés) et figurés dans des poses d’affliction, un genou en terre, cachant d’une main gantée de fer leur visage penché vers le sol.

Rien d’autre, donc, que ces vagues récits (peut-être de seconde main, peut-être poétisant les faits, soit par pitié ou complaisance, pour flatter ou plutôt, dans la mesure du possible, conforter la veuve, soit encore que les témoins – ceux qui s’étaient trouvés là ou ceux qui avaient répété leurs récits – se soient abusés eux-mêmes, glorifiés, en obéissant à ce besoin de transcender les événements auxquels ils avaient plus ou moins directement participé : on a ainsi vu les auteurs d’actions d’éclat déformer les faits pourtant à leur avantage dans le seul but inconscient de les rendre conformes à des modèles préétablis), rien donc n’assure que lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux les combattants ennemis (c’étaient des hommes eux aussi exténués, sales, couverts de poussière ou de boue, qui depuis trois semaines n’avaient cessé de marcher et de se battre sans connaître de repos, les yeux bordés de rouge par le manque de sommeil, les paupières brûlantes et les pieds en sang dans leurs courtes bottes) le trouvèrent ainsi, c’est-à-dire, comme on le raconta plus tard à la veuve, toujours adossé à cet arbre comme un chevalier médiéval ou un colonel d’Empire (il n’est pas jusqu’à l’expression stéréotypée de la balle « reçue en plein front » qui ne rende la chose incertaine), et non pas, comme il est plus probable, sous la forme imprécise qu’offrent au regard ces tas informes, plus ou moins souillés de boue et de sang, et où la première chose qui frappe la vue c’est le plus souvent les chaussures d’une taille toujours bizarrement démesurée, dessinant un V

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lorsque le corps est étendu sur le dos, ou encore parallèles, montrant leurs semelles cloutées où adhèrent encore des plaques de terre et d’herbe mêlées si le mort gît la face contre le sol, ou collées l’une à l’autre, ramenées près des fesses par les jambes repliées, le corps lui-même tout entier recroquevillé dans une position fœtale, distraitement retourné du pied par l’arrivant dont l’attention est soudain alertée à la vue des galons, se penchant alors peut-être pour déboutonner la tunique poisseuse à la recherche de quelque papier d’état-major ou de quelque ordre de marche, de quelque carte oubliée par mégarde ou, simplement, d’une montre. » Claude Simon, L’Acacia (1989), éditions de Minuit, réédition collection « Double », p. 324 à 327.

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13. Marco Sabbatini : Lecture de “La Guerre” de Giuseppe Ungaretti (1916-1919)

PRÉLUDE

un nom j’avais gravé sur cette poussière qu’on nomme mon cœur un vent a passé sur ce désert qu’on nomme ma vie et la poussière s’est éparpillée en nuée

Giuseppe Ungaretti, La guerre. Une poésie, Nantes, Le Passeur, 1999, p. 16.

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14. Martin Rueff : « La guerre ne passait pas » : Voyage au bout de la nuit

« Sans le maréchal des logis Destouches, il n’y aurait jamais eu Céline » déclare celui-ci en 1939. Sans guerre de 1914, pas de Voyage. Et même si « la guerre en somme c’était tout ce qu’on ne comprenait pas », même si « ça ne pouvait pas continuer », la guerre ne passe pas : elle est ce qui, ne passant pas, passe tout en expérience, en horreur, en imagination même. Elle est la nuit du Voyage au bout de la nuit qui aimante tout le roman : ses aventures, ses personnages, ses mouvements les plus profonds. Mais sans Voyage au bout de la nuit, la guerre de 1914 ne serait pas non plus pour les lecteurs de langue française ce qu’elle est devenue.

Georges Bataille attribuait cetteimportance à une nouvelle espèce de pitié : « la grandeur du Voyage au bout de la nuit consiste en ceci qu’il n’y est fait aucun appel au sentiment de pitié démente que la servilité chrétienne avait lié à la conscience de la misère, : aujourd’hui prendre conscience de cette misère, sans en excepter les pires dégradations – de l’ordure à la mort, de la chiennerie au crime – ne signifie plus le besoin d’humilier les êtres humains devant une puissance supérieure : la conscience de la misère n’est plus extérieure et aristocratique mais vécue ; elle ne se réfère plus à une autorité divine, même paternelle : elle est devenue au contraire le principe d’une fraternité d’autant plus poignante que la misère est plus atroce, d’autant plus vraie que celui qui en prend conscience reconnaît appartenir à la misère, non seulement par le corps et le ventre, mais par la vie entière » (Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970. tome I, pp. 321-322).

Est-ce cette nouvelleforme de pitié qui fait que le Voyage au bout de la nuit ne passe pas non plus ?

« Allez-vous-en tous ! Allez rejoindre vos régiments ! Et vivement ! qu’il gueulait. – Où qu’il est le régiment, mon commandant ? qu’on demandait nous… – Il est à Barbagny. – Où que c’est Barbagny ? – C’est par là ! »

Par- là, où il montrait, il n’y avait rien que la nuit, comme partout d’ailleurs, une nuit énorme qui bouffait la route à deux pas de nous et même qu’il n’en sortait du noir qu’un petit bout de route grand comme la langue.

Allez donc le chercher son Barbagny dans la fin d’un monde ! Il aurait fallu qu’on sacrifiât pour le retrouver son Barbagny au moins un escadron tout entier ! Et encore un escadron de braves ! Et moi qui n’étais point brave et qui ne voyais pas du tout pourquoi je l’aurais été brave, j’avais évidemment encore moins envie que personne de retrouver son Barbagny, dont il nous parlait d’ailleurs lui-même absolument au hasard. C’était comme si on avait essayé en m’engueulant très fort de me donner l’envie d’aller me suicider. Ces choses-là on les a ou on ne les a pas.

De toute cette obscurité si épaisse qu’il vous semblait qu’on ne reverrait plus son bras dès qu’on l’étendait un peu plus loin que l’épaule, je ne savais qu’une chose, mais cela alors tout à fait certainement, c’est qu’elle contenait des volontés homicides énormes et sans nombre.

Cette gueule d’État-major n’avait de cesse dès le soir revenu de nous expédier au trépas et ça le prenait souvent dès le coucher du soleil. On luttait un peu avec lui à coups d’inertie, on s’obstinait à ne pas le comprendre, on s’accrochait au cantonnement pépère tant bien que mal, tant qu’on pouvait, mais enfin quand on ne voyait plus les arbres, à la fin, il fallait consentir tout de même à s’en aller mourir un peu ;; le dîner du général était prêt.

Tout se passait alors à partir de ce moment-là, selon les hasards. Tantôt on le trouvait et tantôt on ne le trouvait pasle régiment et son Barbagny. C’était surtout par erreur qu’on les retrouvait parce que les sentinelles de l’escadron de garde tiraient sur nous en arrivant. On se faisait reconnaître ainsi forcément et on achevait presque toujours la nuit en corvées de toutes natures, à porter beaucoup de ballots d’avoine et des seaux d’eau en masse, à se faire engueuler jusqu’à en être étourdi en plus du sommeil.

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Au matin on repartait, groupe de la liaison, tous les cinq pour le quartier du général des Entrayes, pour continuer la guerre.

Mais la plupart du temps on ne le trouvait pas le régiment et on attendait seulement le jour en cerclant autour des villages sur les chemins inconnus, à la lisière des hameaux évacués, et les taillis sournois, on évitait tout ça autant qu’on le pouvait à cause des patrouilles allemandes. Il fallait bien être quelque part cependant en attendant le matin, quelque part dans la nuit. On ne pouvait pas éviter tout. Depuis ce temps-là, je sais ce que doivent éprouver les lapins en garenne.

Ça vient drôlement la pitié. Si on avait dit au commandant Pinçon qu’il n’était qu’un sale assassin lâche, on lui aurait fait un plaisir énorme, celui de nous faire fusiller, séance tenante, par le capitaine de gendarmerie, qui ne le quittait jamais d’une semelle et qui, lui, ne pensait précisément qu’à cela. C’est pas aux Allemands qu’il en voulait, le capitaine de gendarmerie.

Nous dûmes donc courir les embuscades pendant des nuits et des nuits imbéciles qui se suivaient, rien qu’avec l’espérance de moins en moins raisonnable d’en revenir et celle-là seulement et aussi que si on en revenait qu’on n’oublierait jamais, absolument jamais, qu’on avait découvert sur la terre un homme bâti comme vous et moi, mais bien plus charognard que les crocodiles et les requins qui passent entre deux eaux la gueule ouverte autour des bateaux d’ordures et de viandes pourries qu’on va leur déverser au large, à La Havane.

La grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu’à quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière.

Je l’aurais bien donné aux requins à bouffer moi, le commandant Pinçon, et puis son gendarme avec, pour leur apprendre à vivre ;; et puis mon cheval aussi en même temps pour qu’il ne souffre plus, parce qu’il n’en avait plus de dos ce grand malheureux, tellement qu’il avait mal, rien que deux plaques de chair qui lui restaient à la place, sous la selle, larges comme mes deux mains et suintantes, à vif, avec des grandes traînées de pus qui lui coulaient par les bords de la couverture jusqu’aux jarrets. Il fallait cependant trotter là-dessus, un, deux… Il s’en tortillait de trotter. Mais les chevaux c’est encore bien plus patient que des hommes. Il ondulait en trottant. On ne pouvait plus le laisser qu’au grand air. Dans les granges, à cause de l’odeur qui lui sortait des blessures, ça sentait si fort, qu’on en restait suffoqué. En montant dessus son dos, ça lui faisait si mal qu’il se courbait, comme gentiment, et le ventre lui en arrivait alors aux genoux. Ainsi on aurait dit qu’on grimpait sur un âne. C’était plus commode ainsi, faut l’avouer. On était bien fatigués nous-mêmes, avec tout ce qu’on supportait en aciers sur la tête et sur les épaules.

Le général des Entrayes, dans la maison réservée, attendait son dîner. Sa table était mise, la lampe à sa place.

« Foutez-moi tous le camp, nom de Dieu, nous sommait une fois de plus le Pinçon, en nous balançant sa lanterne à hauteur du nez. On va se mettre à table ! Je ne vous le répéterai plus ! Vont-ils s’en aller ces charognes ! » qu’il hurlait même. Il en reprenait, de rage, à nous envoyer crever ainsi, ce diaphane, quelques couleurs aux joues.

Voyage au bout de la nuit, (1932), in Céline, Romans, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1981, pp. 23-25

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15.SvevaFrigerio :Le journal de guerre et de captivité de Carlo Emilio Gadda

Edolo, 6 octobre 1915 En fin de compte, le désordre est la loi de ces gros tas pansus, ils passent leur vie à se renvoyer la balle: allez chez Tizio, il vous expédie chez Luigi et Luigi chez le général et le général au commandement de Brescia, et à Brescia tout le monde roupille, et […]. L’ignorance des hauts commandements, leur incapacité absolue, la négation de tout bon sens logistique, sont des faits qui sautent aux yeux du pire crétin. Et par-dessus le marché, ici, à Edolo, il y a des « guides à cheval », des nobles analphabètes […], sous-lieutenants sans titre ni raison, les futurs héros de l’après-guerre, qui volent leur salaire à ceux qui n’ont pas assez à manger. Canove, 28 septembre 1916 Les qualités intellectuelles d’un officier ne me font certes pas défaut: préparation technique, fervent esprit de discipline (les jugements peu bienveillants envers mes supérieurs sont enfermés dans ce journal comme dans une tombe), etc., mais je manque d’autorité pour énoncer mes convictions et les faire accepter par les esprits primitifs de ces hommes, justement parce que l’habitude du raisonnement critique m’a appris à ne jamais rien affirmer sans certitude absolue, alors que pour parler à ce genre d’individus il faudrait la sûreté de parole de l’auto-adorateur. Il me manque l’énergie, la sévérité, la confiance en soi, le propre de l’homme qui ne pense pas trop, qui ne se torture pas avec mille considérations, qui ne pèse pas chacun de ses actes sur un trébuchet, mais qui agit, agit, agit spontanément, en exécutant sans discuter une action qui lui est imposée par une volonté extérieure. Tous mes actes sont soumis au contrôle gênant de ma sensibilité morale et civile, nationale et ethnique, sociale et humaine, alors qu’il faudrait sacrifier certaines convictions et certaines habitudes mentales, s’adapter au milieu, user des mêmes armes que l’adversaire (l’adversaire étant en l’occurrence le soldat que je dois dominer et conduire), ajuster les manifestations de sa propre entité psychologique sur celles des camarades et des hommes avec lesquels on doit vivre. Il faudrait en finir avec certaines finesses et travailler à l’emporte-pièce avec ce genre de caboches. Clairière Langabisa (baraque des officiers), 26 octobre 1916 Ce livre écrit d’un premier jet, même dans les passages de beau style ou presque, contient beaucoup d’indications sur de petites choses, d’autant plus importantes qu’elles échapperont à l’Histoire. Il contient aussi les accès de rage d’un pauvre militaire italien, plein de défauts en tant qu’homme, plein d’amertumes pour des raisons personnelles, familiales, patriotiques, ethniques, mais peut-être pas trop mauvais soldat. Celle-Lager. Baraque 15 B. 21 juillet 1918 Je souffre bien entendu pour ma famille, pour ma patrie, surtout dans les moments les plus graves: l’angoisse me prend alors à la gorge jusqu’à l’étouffement. Mais la douleur la plus bestiale, le poids le plus énorme, la rage la plus dégueulasse que je doive supporter est celle dont je parle sans cesse: c’est de manquer à l’action, d’être bloqué ici pendant que les autres combattent, de ne plus pouvoir affronter ce danger que j’avais fini par aimer plus que tout, comme l’alcoolique qui adore le poison qui le tuera. (C.E. Gadda, Journal de guerre et de captivité, trad. par Monique Baccelli, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1993, pp. 91, 316, 346, 383)

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16. Jan Blanc : Quand les temps se confondent

1914 – année de tous les commencements et année de toutes les fins ? Selon beaucoup d’historiens le premier conflit mondialapparaît comme la véritable année zéro du XXe siècle, mais aussi, et avec lui, la mort d’un vieillissant XIXe siècle, qui ne cessait d’agoniser. Cette lecture, pourtant, comme toute lecture rétrospective, est simplement illusoire en nous persuadant de la lucidité des acteurs et de la clarté du spectacle. Rien n’est plus frappant, en observant les œuvres d’art que livre l’année 1914, que cette obscure et terrible confusion des temps qui, pour les uns, annonce déjà la catastrophe à venir, et qui, pour les autres, n’est qu’un immense voile opaque jeté sur le réel. C’est à ces peintres et ces sculpteurs, vivants ou morts en 1914, dans la lumière de leurs ateliers ou à l’ombre de leurs tranchées, que cette lecture est dédiée.

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17. Sébastien Heiniger : « Ceci est notre corps rompu pour tous » ; Les Hosties noires de Senghor entre hommage et espérance

Poème liminaire À L.-G. DAMAS

Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ?

Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux Je ne laisserai pas — non ! — les louanges de mépris vous enterrer furtivement. Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France.

Car les poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse Ils chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de simarre Ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux Car les poètes chantaient les rêves des clochards sous l’élégance des ponts blancs Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique.

Ah ! ne dites pas que je n’aime pas la France — je ne suis pas la France, je le sais — Je sais que ce peuple de feu, chaque fois qu’il a libéré ses mains A écrit la fraternité sur la première page de ses monuments Qu’il a distribué la faim de l’esprit comme de la liberté À tous les peuples de la terre conviés solennellement au festin catholique. Ah ! ne suis-je pas assez divisé ? Et pourquoi cette bombe Dans le jardin si patiemment gagné sur les épines de la brousse ? Pourquoi cette bombe sur la maison édifiée pierre à pierre ?

Pardonne-moi, Sira-Badral, pardonne étoile du Sud de mon sang Pardonne à ton petit-neveu s’il a lancé sa lance pour les seize sons du sorong Notre noblesse nouvelle est non de dominer notre peuple, mais d’être son rythme et son cœur Non de paître les terres, mais comme le grain de millet de pourrir dans la terre Non d’être la tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette.

Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude, couchés sous la glace et la mort ?

Paris, avril 1940

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18. Irène Hermann : Sortie de guerre conflictuelle en pays neutre

Le 11 novembre 1918, à minuit, débutait la grève la plus importante que la Suisse ait jamais connue. Cet événement a été unanimement interprété comme le signe – réjouissant ou inquiétant – d'une percée des idéaux de gauche, typique d'une période d'incertitudes et de révolutions européennes. En reprenant le texte de l'appel au débrayage et en l'inscrivant dans une chronologie fine, comme la date de cette journée d'études nous invite à le faire, on repère plus qu’une simple volonté de changement radical. Les préoccupations exprimées ainsi que le timing de l'événement trahissent un réel souci de l’intégrité suisse qui permet de déceler l'existence d'une compréhension purement helvétique de la contestation internationale.

Appel du Comité d'Olten 11 novembre 1918

Au peuple laborieux de la Suisse,

La classe ouvrière de presque toutes les grandes villes de la Suisse a protesté avec une force inattendue et une rare unanimité par une grève de 24 heures contre la mobilisation provocatrice du Conseil fédéral. Le Comité d’action d’Olten, représentant légitime des organisations ouvrières suisses a, en corrélation avec cette grève de protestation, qui a eu un cours aussi brillant, demandé le retrait immédiat des troupes.

Cette revendication a été refusée par le Conseil fédéral. A une époque où la pensée de la démocratie et de la liberté triomphe à l’étranger, au moment historique où les Etats jusqu’ici monarchistes vacillent, où les couronnes roulent dans la poussière, au moment solennel où les peuples de l’Europe se réveillent d’une nuit d’horreur et de terreur et veulent prendre eux-mêmes leurs destinées en mains, le Conseil fédéral de la "plus vieille démocratie de l’Europe" s’empresse d’étrangler le peu de liberté dont jouit encore le pays, de proclamer l’état de siège et de dominer le peuple au moyen des baïonnettes et des mitrailleuses.

Un tel gouvernement prouve qu’il est incapable de suffire à cette période historique et à ses besoins. Sous le prétexte de maintenir la tranquillité et l’ordre, de sauvegarder la sécurité intérieure et extérieure du pays, il met délibérément en jeu la tranquillité et l’ordre, la sécurité intérieure et extérieure de ce même pays. Avec une arrogance à laquelle il n’a aucun droit, il se donne comme un gouvernement de la démocratie et du peuple. En vérité, la démocratie et le peuple ont retiré leur confiance aux dirigeants actuels du pays.

Ces autorités ont perdu tout droit de parler au nom du peuple et de la démocratie par lesquels elles ont été désavouées. Elles ont perdu le droit de fixer la destinée d’un peuple qui refuse son assentiment à sa politique. Le moment est venu où le peuple laborieux doit prendre une influence décisive sur le développement ultérieur de la vie de l’Etat.

Nous demandons la réforme immédiate du gouvernement actuel du pays, conformément à la volonté présente du peuple. Nous demandons que le nouveau gouvernement s’engage à réaliser le programme minimum suivant :

1. Renouvellement immédiat du Conseil national d’après la proportionnelle.

2. Droit de vote et d’éligibilité de la femme.

3. Introduction du droit au travail pour tous.

4. Introduction de la semaine de 48 heures dans toutes les entreprises publiques et privées.

5. Organisation d’une armée essentiellement populaire.

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6. D’accord avec les producteurs agraires, assurer le ravitaillement.

7. Assurance vieillesse et invalidité.

8. Monopole de l’Etat pour l’importation et l’exportation.

9. Payement des dettes publiques par les possédants.

Il est inutile de motiver ce programme plus amplement. C’est le minimum de ce que le peuple laborieux a le droit de réclamer.

L’expérience a démontré que l’on ne peut obtenir aucune concession efficace des autorités par la voie des négociations ;; elles n’ont de la compréhension que pour les intérêts des possédants, elles ménagent les accapareurs et les spéculateurs et refusent leur protection au peuple travailleur. Il faut que le peuple s’aide lui-même s’il ne veut pas à l’avenir être livré sans défense aux riches et aux puissants.

C’est pour cette raison que les directions des organisations soussignées ont décidé à l’unanimité, et après mûre réflexion sur la situation intérieure et extérieure, de proclamer la grève générale dans tout le pays.

La grève commencera lundi, 11 novembre 1918, à minuit. Elle doit comprendre les ouvriers et les ouvrières de toutes entreprises publiques et privées. Après que le Conseil fédéral a répondu à la grève limitée du 9 novembre par de nouvelles provocations, la grève générale nationale doit être continuée jusqu’à ce que nos revendications soient acceptées. Elle devra se terminer sur l’ordre des directions des organisations soussignées.

Ouvriers !

Nous comptons sur vous. Nous attendons que vous souteniez énergiquement et sans défaillance notre lutte qui doit conduire le peuple laborieux à un avenir meilleur. Vous avez été dupés trop longtemps déjà par la classe régnante et vous avez dû vous contenter des miettes que celle-ci voulait bien vous concéder. Votre patience doit prendre fin, vous devez lutter pour vos intérêts avec fermeté et ne craindre aucun sacrifice s’il ne reste plus d’autres moyens pour aboutir.

Soldats !

C’est à vous que les possédants feront appel pour sauvegarder le régime par la puissance des armes. On exigera que vous tiriez sur vos propres concitoyens, sans honte on vous condamnera à assassiner votre femme et vos enfants. Nous sommes persuadés que vous refuserez de vous soumettre à ces ordres. Vous ne voudrez pas être les bourreaux de vos proches et de vos concitoyens. Pour éviter tout conflit sanglant, nous vous invitons à instituer dans toutes les unités mobilisées des conseils de soldats qui prendront leurs mesures d’accord avec les organisations ouvrières.

Cheminots ! Employés de l’Etat !

On exigera que vous soyez les briseurs de grève. On vous soumettra à la mobilisation forcée. Refusez de porter ainsi préjudice à vos propres intérêts. Répondez à la mobilisation en refusant de trahir le peuple. Par votre fermeté vous abrégerez la lutte, c’est de votre attitude que dépend le dénouement de la grève générale nationale.

Nous invitons les organisations ouvrières à prendre toutes les mesures pour que la grève soit exécutée d’une façon digne et sérieuse. Nous attendons des typographes qu’ils refusent de faire paraître les journaux bourgeois, qu’ils refusent d’imprimer des nouvelles qui soient dirigées contre notre mouvement populaire.

Afin d’assurer le ravitaillement, les organisations ouvrières locales devront créer, avec l’aide des autorités, des cuisines populaires pour nourrir les masses de grévistes. Nous ne voulons pas de réquisitions, mais l’achat en

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commun des denrées par les communes et les organisations. Aidez-vous les uns les autres, que personne ne refuse sa collaboration.

Toute consommation d’alcool doit être évitée pendant la durée de la grève. L’ouverture des cafés et restaurants ne doit avoir lieu que selon les instructions des organisations locales. Celui qui ne tient pas compte de leurs décisions porte préjudice à sa propre cause.

Camarades, en avant, avec résolution et énergie ! Repoussez toute provocation avec fermeté, d’où qu’elle provienne.

La grève doit être exécutée avec unanimité et dignité. Nous voulons opposer à l’anarchie, aux fauteurs de troubles et aux actions particulièrement néfastes l’action de masse organisée. C’est sous son emblème que nous voulons triompher, ou succomber en luttant.

Vive la solidarité !

Vive les temps nouveaux !

Source : http://www.lescommunistes.org/spip.php?article281 (accédé le 22 octobre 2014)

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19.Patrizia Lombardo :Kubrick et la guerre

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20. BrennoBoccadoro : James Reese Europe

En 1902, la proposition du chairman E. B. Hay - directeur artistique du Grand ArmyEncampment of Music -, d’accorder aux fanfares militaires la permission de « défiler dans la Pensylvania Avenue sur des airs de Ragtime » suscita la plus grande indignation du comité, qui qualifia ce projet de « sacrilège ». Mais en 1916, cette musique au visage fardé de noir, issue des maisons closes, revêt elle aussi l’uniformepour servir la nation. Les bureaux de la propagande militaire tireront profit de sa fièvre contagieuse, « sexuellement transmissible », pour inonder le pays de ragtimes « martiaux » au swing hyper-vitaminé transmis de bouche à oreille comme un virus pour convaincre le plus grand nombre de volontaires à rejoindre les troupes en France. L’année suivante, lorsque les Etats Unis entrent en guerre, cet élan ira jusqu’à pousser les autorités à lever les frontières ségrégationnistes pour intégrer un orchestre noir de ragtime – celui du célèbre lieutenant James Reese Europe - au sein du 369e Régiment d’infanterie (the Hellfighters) ; un orchestre auquel on confiera la tâche de soutenir le moral guerrier des troupes moyennant un régime de ragtimes et de chansons syncopées à la mode, comme pour donner l’illusion aux troupes que l’enfer du front ne sera en réalité qu’une longue soirée dansante au son du fox-trot.

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