LES AUTOCHTONES ET NOUS Ignorance crassel’anthropologue Bernard Arcand, Les Lieux Communs,...

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oici l’un des grands spécialistes québé- cois en matière de question amérin- dienne. Il a initié et formé des gens de toutes les couches sociales à cette réalité, et continue à le faire : politiciens, fonc- tionnaires, exploitants forestiers, po- liciers, étudiants. Les communautés autochtones elles-mêmes lui demandent de mettre en perspective leur propre histoire éludée par des siècles de colo- nisation. Auteur prolifique, (plus d’une douzaine de livres, dont la série avec l’anthropologue Bernard Arcand, Les Lieux Communs, popularisée à Radio- Canada), l’ethno-historien Serge Bouchard est un amoureux de l’Amérique sous toutes ses formes et un libre-penseur doublé d’un merveilleux conteur. Il con- tribue sans contredit à hausser le débat en matière de question autochtone au Québec et à améliorer la qualité de notre écoute de l’autre. Lorsque nous l’avons rejoint, Serge Bouchard s’apprêtait à se rendre à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). R. Vous partez prochainement en Abitibi-Témiscamingue pour former des étudiants, des professeurs et des gestionnaires de l’Université du Québec sur la question autochtone. Que souhaitez-vous transmettre à la communauté universitaire? LES AUTOCHTONES ET NOUS Ignorance crasse ! UNE ENTREVUE DE PAULE LEBRUN Les Amérindiens ont souffert d’une mise à l’écart physique et culturelle. Nous en avons fait l’objet de toutes nos amnésies. L’anthropologue et historien SERGE BOUCHARD pose un regard décapant sur la question autochtone et démolit clichés et idées toutes faites. S.B. Le principe même qui fonde le dia- logue, c’est la connaissance de l’autre. Le problème dans notre relation avec les Premières Nations, c’est qu’on ne sait pas qui ils sont. Ça débute mal une conversation! Mon objectif de for- mation est d’essayer de communiquer l’identité actuelle de ces gens, une identité qui, tout comme la nôtre, est le résultat de leur histoire. Qui est aussi notre histoire, sauf que dans notre his- toire de Canadiens français, Canadiens anglais ou Américains, on a carrément évacué les Autochtones. Ils ont un rôle purement accessoire. Avec les étudiants, je reprends l’histoire des Premières Nations à par- tir du début. Qui sont ces gens? On passe en revue l’immense richesse de leur diversité culturelle sur l’ensemble du continent nord-américain. On se demande qui sont les Algonquins par rapport aux Sioux, aux Iroquois ou aux Innus. DOSSIER DENIS SAVARD 18

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  • oici l’un des grands spécialistes québé-cois en matière de question amérin-dienne. Il a initié et

    formé des gens de toutes les couches sociales à cette réalité, et continue à le faire : politiciens, fonc-tionnaires, exploitants forestiers, po-liciers, étudiants. Les communautés autochtones elles-mêmes lui demandent de mettre en perspective leur propre histoire éludée par des siècles de colo-nisation. Auteur prolifique, (plus d’une douzaine de livres, dont la série avec l’anthropologue Bernard Arcand, Les Lieux Communs, popularisée à Radio-Canada), l’ethno-historien Serge Bouchard est un amoureux de l’Amérique sous toutes ses formes et un libre-penseur doublé d’un merveilleux conteur. Il con-tribue sans contredit à hausser le débat en matière de question autochtone au Québec et à améliorer la qualité de notre écoute de l’autre. Lorsque nous l’avons rejoint, Serge Bouchard s’apprêtait à se rendre à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT).

    R. Vous partez prochainement en Abitibi-Témiscamingue pour former des étudiants, des professeurs et des gestionnaires de l’Université du Québec sur la question autochtone. Que souhaitez-vous transmettre à la communauté universitaire?

    LES AUTOCHTONES ET NOUS

    Ignorance crasse ! UNE ENTREVUE DE PAULE LEBRUN

    Les Amérindiens ont souffert d’une mise à l’écart physique et culturelle.

    Nous en avons fait l’objet de toutes nos amnésies.

    L’anthropologue et historien SERGE BOUCHARD pose un regard décapant

    sur la question autochtone et démolit clichés et idées toutes faites.

    S.B. Le principe même qui fonde le dia-logue, c’est la connaissance de l’autre. Le problème dans notre relation avec les Premières Nations, c’est qu’on ne sait pas qui ils sont. Ça débute mal une conversation! Mon objectif de for-mation est d’essayer de communiquer l’identité actuelle de ces gens, une identité qui, tout comme la nôtre, est le résultat de leur histoire. Qui est aussi notre histoire, sauf que dans notre his-toire de Canadiens français, Canadiens

    anglais ou Américains, on a carrément évacué les Autochtones. Ils ont un rôle purement accessoire.

    Avec les étudiants, je reprends l’histoire des Premières Nations à par-tir du début. Qui sont ces gens? On passe en revue l’immense richesse de leur diversité culturelle sur l’ensemble du continent nord-américain. On se demande qui sont les Algonquins par rapport aux Sioux, aux Iroquois ou aux Innus.

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  • R. On a tendance à mettre tous les Autochtones dans le même bain…

    S.B. Oui, et c’est profondément insul-tant en partant. Ce sont des gens qui ont des cultures extrêmement différen-tes. Ils n’étaient pas une bande de sau-vages qui partaient à la chasse, point à la ligne. Il y a, dans notre culture, une méconnaissance fondamentale et par-fois une ignorance crasse par rapport aux Amérindiens.

    R. Quel serait l’un des premiers points qu’on ignore?

    S.B. D’abord l’histoire. Ces gens étaient nombreux en Amérique; ils avaient des pays, des frontières, des empires, des villes. Ils étaient « cultivés » au sens anthropologique du terme. Ils ont grandement contribué à la richesse nord-américaine telle qu’on la connaît aujourd’hui. Notamment au Canada, par la traite des fourrures. C’est ce qui a gardé les Européens ici jusqu’au 19e siècle, la traite des fourrures. Et les Autochtones étaient des partenaires actifs et productifs en matière de traite des fourrures.

    Autre exemple de méconnaissan-ce historique : ces peuples ont joué un rôle crucial dans la géopolitique telle qu’elle est aujourd’hui, autant dans la constitution des États-Unis que dans celle du Canada. Par exemple, ce sont les Micmacs qui ont permis la survie des Acadiens. Les Micmacs étaient pro-Français. Lors de la déportation des Acadiens, tous ceux qui se sont sauvés dans les bois n’auraient pas survécu sans les Micmacs. Les Français se seraient fait massacrer par les Anglais. L’Angle-terre s’est servie des Premières Nations pour se défendre contre les Américains moult fois. Elles ont joué un rôle poli-tique et économique important dans

    la construction de l’Amérique telle qu’on la connaît aujourd’hui.

    Pendant ce processus, il y a eu un im-mense métissage biologique et culturel qui a formé les nouveaux peuples.

    R. On dit que 70 % des Québécois sont des sang-mêlé. Votre avis?

    S.B. La réponse est oui. Nous avons entre 200 et 300 ans de métissage derrière nous. Ça a créé les Métis de l’ouest, les Canadiens français à l’est, les Indiano-écossais, les Indiano-irlan-dais… D’où pensez-vous que nous vient notre rapport au territoire, notre bougeotte, notre sens des grands espaces? Ça nous vient du métissage.

    R. Que pensez-vous des revendications territoriales en cours basées sur l’antériorité? Certains voient cela comme une volonté d’apartheid.

    S.B. Voilà une argumentation falla-cieuse et produite par l’ignorance. Si les Indiens ne paient pas de taxes, ce n’est pas par privilège, ce n’est pas par négociation, c’est en fait in-terdit par la loi canadienne qui est une loi raciste. C’est le Canada qui a interdit aux Indiens les impôts et les taxes parce qu’ils étaient considé-rés comme des enfants, comme des mineurs, comme des irresponsables devant la loi, et comme non-citoyens canadiens. Est-ce que ça vous tente d’être considérée comme une non-citoyenne par l’État, de la naissance à la mort, pour avoir des privilèges fiscaux? On est gêné de dire qu’on n’aime pas les Noirs, mais avec les Indiens on se permet des jugements à l’emporte-pièce. On a toujours consi-déré les Indiens comme inférieurs intel-lectuellement. Encore aujourd’hui, on les considère souvent comme des gens

    non productifs et non capables. On apprécie les Indiens plus spectaculaires de l’Arizona, mais on trouve que nos Indiens font dur! C’est cruel ! Ce phé-nomène est remarquable, surtout chez les gens cultivés. Cela reste un grand mystère pour moi.

    R. Quel est le rôle de l’éducation dans la reprise d’autonomie amérindienne?

    S.B. Les Premières Nations sortent d’un cauchemar qui dure depuis presque deux cents ans. Leur insignifiance po-litique et économique, leur margina-

    Notons la réimpression récen-

    te par les Éditions du Boréal

    d’un document ethnologique

    incontournable. Le récit de

    ce chasseur montagnais fait

    revivre un monde ancien dont

    nous sommes culturellement

    coupés.

    « Le Québec est la province canadienne

    la plus avancée dans le dialogue

    avec les Premières Nations. »

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    AMÉRINDIENS

  • « Si les Indiens ne paient pas de taxes,

    ce n’est pas par privilège, ce n’est pas par négociation,

    c’est en fait interdit par la loi canadienne, qui est une loi raciste. »

    DOSSIER

    lisation a commencé en 1812. Après, les Indiens sont devenus des nuisances pour le développement, et on a finale-ment créé les humiliantes réserves indiennes. On pensait bien qu’ils allaient alors s’assimiler et mourir. Ils ne l’ont pas fait. La seule façon dont ils vont se sortir de ce cauchemar qui les a démo-lis psychologiquement et socialement, c’est par l’éducation.

    R. D’après vous, est-ce que l’éducation n’équivaut pas à une forme d’assimilation? Y a-t-il moyen de maintenir le lien entre tradition et modernité?

    S.B. C’est une grande question qui va demeurer. Vous savez, lorsque les Noirs américains sont devenus médecins, on a dit qu’ils s’assimilaient et qu’ils quittaient leurs communautés de base en laissant le peuple dans la misère. Les classes se refor-ment. C’est une constante historique. Ce qui est certain, c’est que les Indiens du Canada sont en pleine conscientisation politique et luttent pour faire reconnaître leurs droits identitaires et territoriaux.

    R. Peut-on vraiment, en 2004, donner aux Indiens les territoires qu’ils réclament à cause de l’antériorité?

    S.B. Encore une fois, ce cliché repose sur la méconnaissance. Leurs deman-des sont légales dans notre constitu-tion. Ils ont entièrement raison sur ce point. C’est selon le droit canadien, le droit britannique en fait. Dans les traités et la Proclamation royale, il est spécifié que l’État canadien reconnaît les droits souverains. La Cour suprême elle-même reconnaît la validité de ces déclarations juridiques. Mais atten-tion : il n’y a aucune Première Nation qui, à ma connaissance, réclame la souveraineté sur les territoires, à part les Iroquois qui vivent maintenant pour la plupart en ville et qui n’ont pas de territoire. Sur le territoire canadien, les Autochtones ne demandent pas la sou-veraineté : ils demandent le partena-riat. Ils demandent simplement d’être reconnus et d’avoir un retour sur la ri-chesse. À la Baie-James, il y a des Cris. C’est un peuple distinct qui veut profi-ter de la mise en valeur de l’endroit où ils habitent. Il n’est pas question de se départir de nos territoires.

    R. Cela nous amène au nationalisme québécois versus les Autochtones. Quelle est votre perception du débat actuel?

    S.B. Le nationalisme québécois a toujours eu de la difficulté avec la question autochtone. Il y a un fond à cela. Un patriote est « dur aux étran-gers », disait Jean-Jacques Rousseau. Les nationalistes québécois ont hérité de la mauvaise habitude de valoriser le coté franco-québécois, et de dire

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    AUTOCHTONES :

    La génération montante La population autochtone du Canada est plus jeune et croît plus vite que la population canadienne dans son ensemble. D’après la Commission royale sur les peuples autochtones (1996), plus de 60 % des membres des Premières Nations ont moins de 30 ans. Et près de la moitié d’entre eux vivent

    en milieu urbain. Les enfants, les jeunes et les familles autochtones qui résident tant à l’inté-rieur qu’à l’extérieur des réserves sont plus sus-ceptibles que l’ensemble de la population cana-dienne de connaître la pauvreté, les problèmes sociaux, d’être peu instruits et sans emploi. Les jeunes autochtones sont surreprésentés parmi les enfants en difficulté, les décrocheurs scolai-res et ceux chez qui on décèle des problèmes de comportement. Par conséquent, ces jeunes

    sont encore sous-représentés dans les établissements postsecondaires. Les efforts déployés pour corriger ces problèmes demeurent jusqu’à maintenant fragmentés. Plusieurs programmes fédéraux destinés aux familles autochtones sont consacrés aux secteurs de l’éducation, de la justice, des soins de garde, de l’aide à la jeu-nesse et du soutien culturel. Les gouvernements provinciaux s’efforcent à leur tour d’améliorer leurs relations avec les collectivités autochtones.

    Paul-Émile Dominique, joueur de tambour traditionnel, lors d’une rencontre avec des jeunes au Collège d’Alma.

  • « Il faut dire que ce sont les vieux nationalistes canadiens-français

    du début du siècle qui ont écrit l’histoire canadienne-française catholique

    dans laquelle les Indiens sont considérés comme des sauvages. »

    que la parenté, c’est la France. Ils sont généralement anti-Américains, anti-Anglais, et, à la limite, anti-In-diens, parce que les Indiens sont en terre d’Amérique. Il faut dire que ce sont les vieux nationalistes canadiens français du début du siècle qui ont écrit l’histoire canadienne française catholique dans laquelle les Indiens sont considérés comme des sauva-ges. Les Canadiens français de l’épo-que ont toujours insisté pour dire eux-mêmes qu’ils n’étaient pas des sauvages. Tout Canadien français est pourtant un sauvage. Encore une fois, nous sommes métissés jusqu’à l’os!

    Aujourd’hui, le nationalisme qué-bécois évolue et les portes sont plus grandes ouvertes. Le Québec est la province canadienne la plus avancée dans le dialogue avec les Premières Nations. Beaucoup plus avancée que l’Ontario – l’Ontario est en fait la moins avancée des provinces en ce domaine. Pour nous, c’est grâce, entre autres, à la convention la Paix des Braves de la Baie-James.

    R. De votre point de vue d’historien, quelle est la prochaine étape pour les communautés autochtones?

    S.B. Vous savez, on parle maintenant de toutes petites nations. Prenez les Innus de la Côte-Nord et du Labra-dor. Ils ne sont pas plus de 19 000 personnes à défendre leur langue, leur culture, leur territoire. Ces gens évoluent. Les populations sont jeunes – ils font beaucoup d’enfants – et ces jeunes utilisent Internet, s’éduquent et voyagent. Vont-ils s’assimiler? J’aime à penser qu’on s’en va vers une plus grande reconnaissance des sociétés distinctes. Nous assistons à une révolution tranquille, mais je ne sais pas où elle nous mènera.

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    La disparitiondes langues ancestrales

    Parmi les 170 langues autochtones qui étaient parlées sur le territoire canadien à l’arrivée des colons, seulement 50 sont toujours vivantes.« C’est tout un pan du patrimoine humain qui est en train de disparaître et,

    à mon avis, toutes les langues autochtones sont menacées, même le cri, l’ojibway et l’inuktitut », mentionne Lynn Drapeau, professeure au Département de linguistique et de didactique et langues et spécialiste des questions autochtones.

    « Généralement, les matières de base sont dispensées en français ou en anglais, précise madame Drapeau. Sauf exception, les jeunes amérindiens, métis et inuits sont scolarisés dans une des deux langues officielles du pays, soit le français ou l’anglais. Plusieurs écoles autoch-tones enseignent tout de même aux élèves la langue de leurs ancêtres. Les langues indigènes sont enseignées comme langue seconde. Développer du matériel pédagogique dans les langues autochtones demande beaucoup de ressources et une volonté indéfectible », explique la professeure.

    D’après elle, une loi visant à préserver et à promouvoir les langues autoch-tones aurait sûrement sa place. À l’instar de la loi 101, elle pourrait augmenter le nombre de contextes dans lesquels les langues autochtones sont utilisées : l’école, l’affichage public ou le milieu de travail par exemple. Mais une mesure législative ne saurait suffire. On ne peut pas forcer les gens à parler une langue.

    « Je pense qu’avant tout, il faut sensibiliser les Autochtones à la beauté de leurs langues et aux impacts de leurs comportements vis-à-vis celles-ci », estime madame Drapeau.

    La professeure nous rappelle que les Autochtones sont soumis aux mê-mes pressions que la population en général. « Leur économie traditionnel-le s’est à toute fin utile effondrée. Et aujourd’hui, comme tout le monde, ils se retrouvent dans une société du savoir. Les parents veulent que leurs enfants réussissent à l’école, qu’ils aillent au cégep et à l’université. Et nous savons bien que ces établissements n’offriront jamais leurs cours en langue autochtone. C’est très déchirant pour eux. Mais je pense qu’on peut encore mettre en place des conditions qui rendront les gens fiers de parler leur langue ancestrale. »

    En 1991, madame Drapeau a publié un dictionnaire du montagnais qui comprenait près de 22 000 mots. Au cours de prochaine année, elle compte entreprendre la préparation d’une grammaire montagnaise.

    SOURCE : Forget, Dominique, L’UQAM Volume 31, Numéro 6 , 15 novembre 2004

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