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Psychopathologie africaine, 1965, I, 1 : 11-84. ASSISTANCE PSYCHIATRIQUE EN AFRIQUE (expérience sénégalaise) Henri COLLOMB Il est encore prématuré de faire le point sur un sujet aussi vaste, complexe et mouvant. Ce point supposerait une connaissance parfaite des sociétés africaines, des structures de personnalité, de la psychiatrie (taux de morbidité, formes psychopathologiques préférentielles, facteurs étiologiques…), des méthodes thérapeutiques adaptées à l’homme africain malade et à son environnement familial et social. Nous sommes encore fort éloignés de ce niveau de connais- sance et les documents de la littérature ne sont pas très nombreux. Cependant, quelques notions commencent à émerger, à prendre forme. Leur dessin est encore vague : fils conducteurs qui seront plus solides ou peut-être abandonnés demain. Les quelques notions développées ici sont essentiellement fondées sur une expérience clinique relativement récente (1958- 1965). Elles sont le fruit d'une collaboration de psychiatres, de psychologues, de psychosociologues. Elles intéressent surtout les ethnies sénégalaises et le milieu sénégalais. Elles ne sauraient être généralisées sans prudence. 1. Introduction A. – Parmi les difficultés qui s’opposent à une claire percep- tion du fait psychiatrique en Afrique, il en est quatre principales. 1° – C’est tout d’abord le manque d’information. Les mala-

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Psychopathologie africaine, 1965, I, 1 : 11-84.

ASSISTANCE PSYCHIATRIQUE EN AFRIQUE (expérience sénégalaise)

Henri COLLOMB

Il est encore prématuré de faire le point sur un sujet aussi vaste, complexe et mouvant.

Ce point supposerait une connaissance parfaite des sociétés africaines, des structures de personnalité, de la psychiatrie (taux de morbidité, formes psychopathologiques préférentielles, facteurs étiologiques…), des méthodes thérapeutiques adaptées à l’homme africain malade et à son environnement familial et social.

Nous sommes encore fort éloignés de ce niveau de connais-sance et les documents de la littérature ne sont pas très nombreux.

Cependant, quelques notions commencent à émerger, à prendre forme. Leur dessin est encore vague : fils conducteurs qui seront plus solides ou peut-être abandonnés demain.

Les quelques notions développées ici sont essentiellement fondées sur une expérience clinique relativement récente (1958- 1965). Elles sont le fruit d'une collaboration de psychiatres, de psychologues, de psychosociologues.

Elles intéressent surtout les ethnies sénégalaises et le milieu sénégalais. Elles ne sauraient être généralisées sans prudence. 1. Introduction

A. – Parmi les difficultés qui s’opposent à une claire percep-tion du fait psychiatrique en Afrique, il en est quatre principales.

1° – C’est tout d’abord le manque d’information. Les mala-

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dies mentales n'ont pas été étudiées par les médecins de la co-lonisation qui avaient d’autres tâches et n'étaient pas spécialisés. /p. 11/ Le psychiatre est d'importation récente (ou de formation récente pour ce qui concerne les médecins africains).

Les maladies mentales constituent encore à l’heure actuelle un problème très mineur de Santé publique. Le niveau de l’assistance, au sens où nous l’entendons en Europe (assistance institutionnali-sée avec structure administrative), n’est pas très élevé. Tout manque : psychiatres, infirmiers spécialisés, hôpitaux psychia-triques, dispensaires d'hygiène mentale… Dans ces conditions, les informations qui peuvent être recueillies sont très limitées.

2° – Les rares psychiatres qui travaillent en Afrique sont en-core, dans la grande majorité, des psychiatres occidentaux.

a) – Des barrières linguistiques et culturelles gênent la com-préhension du malade et limitent la perception des facteurs étiologiques psychosociaux.

b) – Les « modèles, qui sont utilisés pour l’observation des maladies mentales sont des modèles occidentaux, sécrétés par la culture occidentale. Ils ne peuvent s’appliquer étroitement aux troubles mentaux issus de cultures différentes. Ils risquent même de gêner l’observation.

c) – Les méthodes thérapeutiques psychologiques et sociales ne sont pas transférables d'une culture à l'autre.

Toutes ces difficultés que rencontre, plus ou moins rapide-ment, le psychiatre occidental, peuvent être paradoxalement celles du psychiatre africain. Ses modèles sont empruntés à la culture occidentale puisqu’il est formé dans les universités occi-dentales. Cette transculturation substitue un éclairage étranger qui masque la compréhension de phénomènes naturellement « naïvement » perçus. Le problème est d’importance.

3° – La grande masse des malades mentaux échappe encore au psychiatre.

La maladie mentale reçoit une interprétation conforme aux systèmes socio-culturels. Elle est traitée par rapport à ces sys-tèmes ; elle relève des différentes catégories de guérisseurs pro-

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fessionnels, compétents, qualifiés par leur formation et par l’adhésion du groupe.

Son approche scientifique serait plutôt du ressort de l’ethno- logue et du sociologue que du ressort du psychiatre. De /p. 12/ toute façon, il ne saurait y avoir de recherche valable dans ce domaine sans une étroite collaboration interdisciplinaire… ; type de collaboration, il faut le dire, encore mal accepté.

4° – L’Afrique est caractérisée par son morcellement eth-nique. Les cultures, jusqu’ici traditionnellement stables, sont très variées et peuvent difficilement se résoudre en un fond commun.

L’introduction des techniques occidentales va compliquer encore, en diversifiant les situations. La résistance à l’accultu- ration est plus ou moins grande selon les ethnies, selon les con-ditions socio-économiques.

Ce qui peut être saisi dans un milieu, ou un groupe, ne sera pas transférable à un autre et ne sera plus valable dans quelques années.

B. – Ces remarques préliminaires justifient la prudence avec laquelle nous devons aborder le sujet.

Au fur et à mesure de l’expérience clinique quotidienne, la spécificité de la psychiatrie et des problèmes de santé mentale devient plus évidente. Cette prise de conscience n'est pas don-née d’emblée. Le psychiatre, qui n’a pas reçu de formation eth-nologique, ou mieux anthropologique, doit prendre distance de sa propre culture, avant de percevoir les autres cultures.

La mise en forme de cette expérience se modifie avec les progrès d’une meilleure observation, d’une meilleure attention, d’une meilleure résonnance. Elle est encore approximative, sujette à des ajustements ou à des révisions plus radicales.

C. – Si nous reconnaissons la nécessité d’une collaboration entre les diverses disciplines des sciences humaines pour la compréhension de l’homme africain malade, le problème de l’assistance psychiatrique, actuellement, se pose encore en termes de Santé publique. Il est lié aux autres problèmes de Santé publique.

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Dans les pays en voie de développement, toutes les taches paraissent prioritaires. D’une façon générale, la santé de popula-tions mal nourries, mal protégées contre les parasitoses et les infections préoccupe les pouvoirs publics. Mais l’assistance psychiatrique et l'hygiène mentale ont encore une très petite /p. 13/ place dans ces préoccupations : attitude qui peut paraître légitime devant l’ampleur des autres problèmes.

Cette position doit être mise en question. On doit, pour le moins, s’interroger sur ce qui la fonde ou la justifie.

Pour une meilleure évaluation de la situation, il serait impor-tant de répondre d’abord à une série de questions sur :

– l’importance actuelle des maladies mentales en Afrique : taux de morbidité, risque ;

– le comportement traditionnel des sociétés africaines à l’égard du malade mental ;

– les conséquences de l’acculturation rapide, massive, inéluc-table.

1° – Il paraît impossible de chiffrer le taux des maladies mentales et le risque de morbidité.

Il n’a jamais été fait d’enquête épidémiologique précise en Afrique. On conçoit la difficulté de telles enquêtes. La notion de maladie mentale, définie par rapport à une culture, comporte une grande marge d’incertitude. Lorsqu’il s’agit de cultures différentes, les limites de la maladie sont encore plus difficiles à établir.

« All primitive African are psychopathic by European stan-dards », écrivait encore Carothers en 1951 [4].

En Afrique du Sud, pour une population de 13 millions d’habitants, le nombre de malades mentaux est estimé à 100 000 (Moross, 1960 [28]). Ce taux de 7,7 pour mille est inférieur à celui avancé par des statistiques européennes ou nord-américaines précises (10 à 15 pour mille). La différence n’est cependant pas aussi grande qu’une opinion, il est vrai déjà ancienne, le laissait supposer.

En l’absence d’informations épidémiologiques précises, on ne peut se baser que sur des statistiques hospitalières. Elles sont

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récentes (quelques années, une ou deux décennies), fragmen-taires (peu d’hôpitaux psychiatriques), non homogènes (qualité de la population et qualité des médecins). D’une façon générale, elles ne touchent qu’une partie de la population : celle qui, pour des raisons géographiques, sociales ou culturelles, bénéficie d’une assistance psychiatrique. Ces statistiques apportent ce-pendant le témoignage d’une demande de plus en /p. 14/ plus grande d’assistance. Le nombre des malades dirigés vers les hôpitaux ou les consultations spécialisées est de plus en plus important. À titre d’exemple, le nombre des consultants nou-veaux est passé de 500 à 5 000 par an, à la Clinique Neuro-Psychiatrique de Fann à Dakar, de 1959 à 1965.

2° – Les sociétés africaines, conformément aux systèmes de représentation et aux systèmes cosmogoniques, ont apporté des solutions aux problèmes des maladies mentales. On peut même parler de prévention et d'hygiène mentale.

Sans entrer dans le détail des explications de la maladie et des techniques de guérison, il faut souligner quelques points qui paraissent importants dans la compréhension d'une attitude, naturellement thérapeutique, vis-à-vis du malade mental.

a) – Un premier point concerne l’étiologie. La maladie n’est jamais fortuite, considérée comme accident naturel1. La maladie est le résultat de mauvaises relations avec un ou plusieurs membres du groupe, de difficultés avec la règle qui régit la communauté (règle qui implique les ancêtres et contient tous les interdits). Ces situations de relation difficile avec les ancêtres, la loi ou les autres sont :

– soit déplacées dans des relations ou des rencontres mal-heureuses avec les esprits qui vivent avec ou en marge de la communauté humaine, plus ou moins unis avec elle ou relati-vement indépendants ;

– soit projetées dans des fantasmes et des représentations                                                                                                                1  Il existerait certaines ethnies dans lesquelles la maladie mentale serait con-sidérée de façon différente : accident imprévisible, naturel, non relié aux systèmes socio-culturels.

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collectives qui utilisent certaines catégories d'hommes (vivants, en chair et en os) socialement définis par leur rôle néfaste ou leur pouvoir magique.

Le malade, la société et ses membres spécialisés dans la fonction de diagnostiquer (trouver la cause) et de guérir, se re-joignent pour donner une forme et une explication à la maladie.

Au Sénégal, les « variétés étiologiques » les plus importantes sont par ordre de fréquence [9, 16, 40, 41, 42] :

/p. 16/ – L’attaque ou la possession par les esprits : • soit par les Djinnés, esprits neutres, bons (sous réserve de sa-

voir les manipuler) ou dangereux, les Seytanés, toujours dange-reux ; ces esprits sont rattachés au système religieux, islamique ;

• soit par les esprits ancestraux ou « rab », qui sont en rela-tion d’alliance avec les hommes.

– L’attaque ou l’action menée par des individus vivants : • soit par des sorciers anthropophages qui agissent pour leur

propre compte, par des techniques magiques ; ils visent la mort par la dévoration (symbolique) de la victime ;

• soit par des marabouts2, personnages plus ou moins reli-gieux, qui agissent pour le compte d'un tiers (ennemi, compéti-teur, rival…) par des procédés magiques et religieux.

Dans les sociétés à religion animiste, le « féticheur » a les fonctions du marabout.

L’évolution des sociétés a transformé progressivement les sys-tèmes étiologiques, en l’absence de tout apport occidental [43].

En ce qui concerne l’esprit, « on pourrait distinguer trois étapes : « – les sociétés tribales dans lesquelles l’esprit ancestral est

perçu comme présence muette, la relation de l’individu avec lui est celle d’un accomplissement inconscient de la loi des an-cêtres. Cette relation est renforcée par des cérémonies rituelles,

                                                                                                               2 Le terme de marabout est ambigu ; il implique à la fois religion et magie. Il s'applique aussi bien aux personnes investies de fonctions religieuses qu'aux individus d'appartenance religieuse plus ou moins lâche, qui se livrent aux pratiques magiques du maraboutage.

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périodiques, au déroulement strictement établi (fêtes de la cou-tume, dirigées par le chef de la coutume, à différencier des fêtes ordinaires) ;

« – les sociétés rurales en transformation, chez lesquelles, à côté du prêtre de l’esprit, apparaissent quelques intermédiaires entre l’esprit et le groupe. Ces intermédiaires sont les possédés par l’esprit, à travers lesquels l’esprit prédit l’avenir du groupe et des individus qui le consultent ;

/p. 17/ « – les sociétés dont l’organisation sociale et le terrain sont bouleversés et qui ont partiellement rompu avec les occupa-tions antérieures. Chaque individu peut alors entrer en relation directe avec l’esprit. La crise de possession devient banale ».

Un phénomène de transformation analogue concerne le deu-xième élément étiologique : l’individu vivant. Le pouvoir malé-fique donné à tout homme ordinaire au départ (n’importe qui peut être sorcier anthropophage) se déplace et se concentre sur les détenteurs du pouvoir magique : le marabout ou le féticheur.

Ce qui est important dans ces systèmes encore mal élucidés, c’est la notion d’une étiologie précise de la maladie mentale ; il s’agit d’un rapport de causalité simple, linéaire, qui s’inscrit dans l’ensemble culturel.

b) – Le deuxième point concerne la maladie mentale en tant que phénomène social.

La maladie mentale est perturbation de l’ordre établi, modi-fication des rapports entre les individus et les esprits. À ce titre, la maladie intéresse non seulement l’individu et sa famille, mais l'ensemble du groupe menacé dans sa cohésion par tout chan-gement de rapport. Il faut rétablir l’ordre, restaurer les bons rapports, fixer individus et esprits dans leurs fonctions respec-tives établies depuis toujours par la coutume.

Le groupe prend en charge le malade, soit de façon collec-tive, soit par la médiation de certains de ses membres spécialisés dans la découverte des causes et la thérapeutique.

c) – Les techniques thérapeutiques traditionnelles, comme toutes les techniques thérapeutiques, comportent :

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– le médicament : essentiellement préparations végétales ob-tenues à partir de feuilles, de racines, d’écorces mélangées en des compositions très variées, adaptées à chaque situation pa-thologique. La composition du médicament tient autant compte de vertus pharmacologiques, découvertes empiriquement, que de rapports symboliques ;

– l’action sur le corps : ablutions, massages ou manipulations plus complexes qui « mesurent » et restructurent ;

– le verbe parlé, psalmodié, rythmé, chanté ou écrit ; – confessions publiques et rites sacrificiels complètent cette

gamme. /p. 18/ Il est difficile d’apprécier la qualité et l’efficacité de ces

thérapeutiques. Elles sont certainement agissantes dans beau-coup de cas. Il y a aussi des échecs. Mais ces échecs sont inter-prétés : le malade n’est pas inguérissable ; s’il ne peut guérir rapidement, c’est qu’il n’a pas rencontré le guérisseur « spéci-fique » qui pouvait comprendre et traiter son cas. Il peut at-tendre parfois plusieurs années avant que la chance ou les moyens (le guérisseur coûte cher) ne viennent favoriser cette rencontre. Même après 10 ans ou 20 ans d’évolution, l’idée d’incurabilité n’existe pas.

d) – L’attitude vis-à-vis du malade mental est encore déter-minée par la qualité particulière du « lien interhumain ».

Cette référence vise l’image de l’autre, image construite à partir des premières expériences affectives. Les études concer-nant la structure de la personnalité, selon le schéma analytique, sont encore insuffisantes pour définir un type africain (dans la mesure où cette réduction à un type est possible). Cependant, on peut penser, selon une formule trop schématique, que l’autre n’est pas l’ennemi comme il l’est dans les sociétés occidentales.

Il faudrait préciser ici que l’ennemi est perçu à la périphérie du groupe, et non à l’intérieur du groupe. L’opposition est in-ter-ethnique, le confort et l’intimité à l’intérieur de l’ethnie. Cette image de l’autre à l’intérieur du groupe est celle de tous les autres, y compris celle du malade mental. Elle ne suscite

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aucune agressivité ; le malade mental n’est pas un déviant, un aliéné, un étranger sur lequel l’agressivité pourrait s’exercer.

Les arguments développés ici n’épuisent peut-être pas toutes les motivations qui déterminent l’attitude vis-à-vis du malade mental et définissent son statut à l’intérieur du groupe.

Mais ils expliquent pour une grande part une situation géné-ralement privilégiée, dans les sociétés traditionnelles… Cette situation peut être définie de façon schématique par la série de propositions suivantes :

– le malade est « victime », victime d’un esprit ou d’un individu ; – la découverte de cette cause, qui est toujours précise, en-

traîne la thérapeutique adéquate ; /p. 19/ la cause peut toujours être découverte par le spécialiste

habile ; – tous les malades peuvent être guéris et guéris de façon dé-

finitive3 ; il suffit de trouver le guérisseur approprié au cas ; – le malade n’est pas aliéné, étranger par rapport au groupe ;

sa maladie concerne le groupe, est affaire du groupe ; – il ne suscite ni incompréhension, ni malaise, ni agressivité,

ni haine…, mais désir de l’aider et de le guérir. On pourrait opposer à cette situation celle du malade mental

dans les cultures occidentales. Dans ces cultures, la maladie mentale pourrait être définie par : – l’absence d’étiologie, – l’idée d’incurabilité, ou tout au moins de « marquage » définitif, – son caractère social, aliénant. Structure de personnalité et structures socio-économiques

                                                                                                               3 Cette proposition doit être nuancée :

a) – dans certaines ethnies, comme nous l’avons signalé, la maladie men-tale relève d’autres étiologies ou ne reçoit pas d’explication ;

b) – dans certaines ethnies, des “cas” particuliers sont attribués à des es-prits, situés entre le ciel et la terre ; ces esprits n’appartiennent ni au cycle religieux, ni au cycle humain ; on ne peut agir sur ces esprits et guérir les malades.

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développent agressivité et compétition, renforcent l’individu, le séparant et l’isolant du groupe.

Le malade mental, déviant inutile, aliéné, est incompréhen-sible, objet de mépris, rejeté hors du groupe social. Cette attitude est tempérée par des considérations rationnelles qui ne modifient pas la relation de base. Il coûte cher, il faut s’en occuper.

Avec l’acculturation, les modèles de la maladie mentale ris-quent d’évoluer vers ces formes occidentales et le malade n’aura plus cette place privilégiée que lui font encore les sociétés tradi-tionnelles.

3° – La transformation des sociétés africaines n’est peut-être pas un fait absolument nouveau. L’apport technique et culturel a certes commencé avant la colonisation. Mais ce qu’il /p. 20/ y a de caractéristique aujourd’hui, depuis la décolonisation, c’est la généralisation d’un nouveau type de rapports entre l’occident et le monde africain.

Les conséquences, pour ce qui nous intéresse, peuvent être saisies à différents niveaux.

a) – La relation de l’individu avec son groupe est profondé-ment modifiée par :

– l’économie monétaire qui tend à remplacer l’économie fermée ;

– le sentiment de supériorité des jeunes générations qui ont accès aux techniques occidentales ;

– l’option individuelle qui a remplacé la structure collective. Les rites de passage, l’intégration dans les sociétés d’âge (les

“mass” chez les Wolof du Sénégal) qui préparaient l’individu à la vie du groupe, et le liaient à ce groupe, ont perdu leur significa-tion et leur fonction. Les formes dégradées de ces conduites socialisantes sont devenues inopérantes.

La rupture des liens traditionnels, l’abandon des anciens sys-tèmes de valeurs, sans formation individuelle suffisante et sans adhésion profonde à de nouvelles valeurs, peuvent être source de désarroi, de névroses, de psychoses, de comportements so-ciaux inadaptés. Ce facteur pathogène, souvent invoqué, n’a pas

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encore été étudié de façon satisfaisante. Il est possible que les cultures africaines supportent mieux que les autres les effets d’une acculturation massive. Cependant, l’expérience montre que le risque de maladie mentale et d’inadaptation est accru parmi la population des grandes villes, les groupes de migrants (étudiants, ouvriers), les fonctionnaires.

b) – À un niveau plus profond, moins directement analysable, le nouveau rapport européen- africain peut être à l’origine de conflit intra-personnel.

La distance était grande entre colonisé et colonisateur : deux mondes différents vivaient en s’ignorant. La relation à autrui s’inscrivait à l’intérieur de chacun de ces deux mondes, sans passage et sans réciprocité de l’un à l’autre.

Actuellement, aussi bien pour l’européen que pour l’africain, l’autre peut être différent. Cette prise de conscience d’un /p. 21/ autre qui n’est plus semblable, peut être source d’inquiétude ou de déséquilibre. Les conséquences en sont assez claires chez l’européen : le risque de maladie mentale et le taux de suicides chez l’européen vivant en Afrique ont augmenté depuis la déco-lonisation. Il doit exister une situation comparable chez l’africain.

c) – La transformation des cultures africaines n’augmente pas seulement le risque de maladie mentale. Elle tend aussi à définir un nouveau statut du malade mental.

Beaucoup moins toléré ou supporté, il sera menacé d'exclu-sion. Dans les grandes villes, la nécessité de « renfermer les fous » est perçue à tous les niveaux et la demande est pressante.

Au besoin, plus grand, d’assistance, s’ajoute le désir de la so-ciété de se séparer de ses membres inutiles, encombrants et inquiétants.

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II. Les maladies mentales en Afrique

Nous envisagerons : – la demande d’assistance4 telle qu’elle peut être perçue à

l’heure actuelle à travers l’expérience hospitalière ; – les facteurs étiologiques qui paraissent avoir actuellement

une certaine importance ; – les formes psychopathologiques originales ou prévalentes.

A. – LA DEMANDE D’ASSISTANCE

À la représentation traditionnelle du malade mental (indivi-du non aliéné, non séparé du groupe, qu’il faut réintégrer dans le groupe par des techniques socio-culturelles agissantes, fon-dées sur « l’explication » de la maladie mentale) se substitue peu à peu, ou mieux se superpose, une autre représentation qui re-joint celle de l’occident.

/p. 22/ L’image de la maladie, à travers cette transformation, s’est multipliée, fragmentée en modèles variés souvent associés, motivant successivement ou simultanément un recours aux thérapeutes traditionnels et une demande d'assistance.

1° – D’une façon générale, le recours aux thérapies tradi-tionnelles et aux guérisseurs est encore la règle : marabouts, chasseurs de sorciers, féticheurs, herbalistes, devins et autres types dont les fonctions sont de diagnostic ou de thérapeutique.

Cette « médecine » traditionnelle ne s’oppose pas à la méde-cine occidentale : elle la précède généralement, s’exerce très souvent parallèlement, la complète à la sortie de l’hôpital dans beaucoup de cas.

Le malade qui arrive à l’hôpital a subi, en règle générale, déjà plusieurs traitements. Plusieurs marabouts ou guérisseurs ont été « essayés ». L’échec de ces thérapeutiques n’a pas ébranlé la

                                                                                                               4  Il s’agit de l’assistance institutionnalisée selon les structures occidentales.

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conviction que le malade peut encore guérir par des méthodes traditionnelles. Mais il arrive que les possibilités financières de la famille soient épuisées. L’hôpital ne coûte pas cher et « on peut toujours essayer » …, « d’autres ont été guéris à l’hôpital ». Dans d’autres cas, le guérisseur, spécifique du malade plus que de la maladie, ne peut être facilement contacté, ou n’a pas en-core été trouvé. L’hôpital représente davantage une solution de remplacement que le dernier recours. D’autre part, les thérapeu-tiques occidentales sont limitées dans leur efficacité : « à l’hôpital on calme, mais on ne guérit pas ». Cette idée est très largement répandue. Elle s’appuie sur la notion que les psy-chiatres occidentaux ne connaissent pas, ou n’attachent aucun crédit aux systèmes explicatifs traditionnels. « Ils ne peuvent donc comprendre et traiter les histoires de rab, de djinnés »… Cette attitude réticente aurait tendance à se modifier depuis que les médecins s'intéressent aussi aux systèmes de représentation.

Quoiqu’il en soit, il y a pratiquement toujours superposition des deux systèmes thérapeutiques. Pendant l’hospitalisation même, il est fréquent de voir la famille introduire les systèmes traditionnels : gris-gris protecteurs, lotions à base de plantes ou de versets de coran, préparations végétales. Le guérisseur même, conduit par la famille, officie la nuit et aux heures tran-quilles et adéquates de la journée.

/p. 23/ Ces conditions particulières d’assistance mériteraient d’être mieux étudiées.

– L’Africain, envahi par d’autres cultures, est volontiers syn-crétique. Sa philosophie et ses systèmes de représentation facili-tent des attitudes qui, pour les occidentaux, apparaissent con-tradictoires. Il n’y a pas opposition entre les deux systèmes thé-rapeutiques, mais complémentarité.

– Le psychiatre occidental réagit diversement selon sa for-mation et sa personnalité. Sa tolérance est fonction de nom-breux facteurs qui pourraient se réduire à deux :

– sa compréhension de la culture africaine,

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– sa sensibilité à la frustration, son attachement à la toute puissance de son pouvoir thérapeutique.

D’un point de vue pratique, il n’est pas facile de prendre po-sition et « d'organiser » une assistance qui tiendrait compte de cette situation.

2° – Un autre facteur, lié au premier, intervient dans la de-mande d’assistance : il s’agit de l’image du malade mental.

Dans la mesure où le « fou est encore un être semblable aux autres et non pas radicalement différent », il n’est pas nécessaire de le cacher, de le mettre à part, de le séparer, de l’aliéner, de l’enfermer.

Traditionnellement, le lien interhumain n’est pas modifié par la maladie mentale : le malade reste compréhensible, identique aux autres. Sa rencontre n’inquiète pas ; le lien n’est pas modifié radicalement. L’attitude qui en résulte facilite le recours aux thé-rapeutes, qu’il s'agisse de thérapeutes traditionnels ou de psy-chiatres. La « honte » n’est pas encore sur le malade ou sa famille.

Avec l’acculturation, de profondes modifications sont intro-duites à tous les niveaux. Structures administratives et juridiques, organisations hospitalières – copiées sur des modèles occiden-taux souvent périmés – risquent d'altérer rapidement et profon-dément la relation avec le malade mental. Le « fou deviendra objet de scandale et de trouble ; il relèvera de l'autorité publique qui demandera son internement.

La demande d’assistance devient une demande de protec-tion, ou de soustraction. Déjà, dans les grandes villes, la /p. 24/ tolérance est bien moindre. Les interventions qui exigent des mesures d'internement sont de plus en plus fréquentes.

3° – Les progrès de l’acculturation et ses conséquences ne sont pas homogènes. Le sort du malade mental est lié à l’attitude de la famille ou du groupe social qui l’entoure immédiatement, plus qu’aux organisations des pouvoirs publics.

Cette attitude n’est plus univoque ; elle facilitera ou gênera l’assistance.

D’une façon générale, la famille tolère, protège, provoque les

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différentes démarches pour la guérison du malade. Après les traitements traditionnels, elle conduit le malade à l’hôpital.

Avec l’extension de l’assistance psychiatrique et les résultats assez spectaculaires des méthodes biologiques, l’hôpital est par-fois le premier recours.

Pendant l’hospitalisation, la famille entoure le malade qui ne se sent jamais isolé. Elle accepte aussi de reprendre un malade non guéri, amélioré, ou présentant encore de gros troubles. Elle est auxiliaire du médecin dont le souci est de rétablir une bonne relation familiale.

Dans d’autres cas, qui deviennent beaucoup plus nombreux, avec la transformation des sociétés africaines, la famille se dé-sintéresse du malade. Celui-ci ne sera pas mal traité, mais laissé à l’écart, libre d’errer à sa guise. S’il est agressif, ou trop encom-brant, il sera abandonné à la porte de l’hôpital, où il sera fait appel à l’autorité pour s’en débarrasser. Dans de tels cas, il est souvent difficile de rétablir un lien, de faire comprendre la né-cessité de contacts et d’espérer une réintégration du malade.

Il existe une troisième éventualité qui pose des problèmes encore plus difficiles : il s’agit du rejet absolu, éprouvé comme une nécessité vitale par le groupe. Ce type de conduite est rare, localisé à quelques groupes ethniques. Dans ce cas, la guérison n’est pas possible, ou n’est pas souhaitable.

– Elle n’est pas possible : ainsi en a décidé le groupe par l’intermédiaire du devin ou du guérisseur. Le malade est perçu comme dangereux ; il risque d’introduire le mal, de « contami-ner ». Le danger doit être exclu, et c’est l’exclusion du malade, c’est-à-dire l’anéantissement, la mise hors du circuit, la sépara-tion d’avec les existants (morts ou vivants). Cette /p. 25/ exclu-sion est plus atroce que la mort, qui n’est pas la fin de l’existence dans les systèmes culturels africains.

– La guérison n’est pas souhaitable : la maladie est la part que doit payer le groupe pour protéger son existence toujours mena-cée. Elle a valeur de sacrifice ; il faut la respecter. La guérir, c’est détruire l’équilibre introduit par ce sacrifice d’un membre.

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Il est important de dépister ces cas : le retour dans la famille après guérison signifie obligatoirement rechute, comme le montre l’exemple suivant :

M. B., 18 ans, considéré et traité comme schizophrène depuis 1961, originaire du Sénégal oriental (il a rompu dans une certaine mesure avec son milieu animiste pour la religion catholique, ancien élève au sémi-naire). Lors des périodes de rémission, il exprime avec force le désir de rejoindre son village et sa famille.

L’arrivée dans la famille est toujours suivie de rechute rapide. Une enquête dans son village a permis de prouver l’attitude négative

de la famille, puis d’en comprendre les motivations profondes. M. B. est rejeté par le frère et l’ensemble du groupe familial. Ce rejet

est d’abord exprimé par des considérations « rationnelles » : M. est en-core malade, il est mieux à Dakar, il faut le laisser là-bas. Il sera près de vous ; vous lui trouverez du travail et vous pourrez le surveiller. Mais on apprend que M. B. est considéré comme inguérissable ; le guérisseur du groupe a porté un diagnostic défavorable sur son cas. Il a « mangé la viande la nuit » ; il est situé comme sorcier de façon plus ou moins expli-cite. À ce titre, il est perçu comme dangereux pour le groupe et doit être éloigné du groupe.

Compte tenu de ces conditions, le statut du malade mental est encore privilégié en Afrique.

Il facilite une assistance que les conditions modernes font plus nécessaire et plus étendue.

B. – FACTEURS ÉTIOLOGIQUES

Il est toujours malaisé d’aborder la notion d'étiologie en psy-chiatrie :

– la maladie mentale est parfois la conséquence d’un dé-sordre organique, qui touche le système nerveux : c’est le cas des psychoses organiques ;

/p. 26/ – plus souvent, la maladie mentale est un mode d’exis- tence inadapté d’un individu dans un milieu, face à une situation ou à un événement : c’est une rencontre entre une « structure et une conjoncture ». Elle est autant la conséquence d’une organisa-tion (structuration) insuffisante ou dysharmonieuse de l’individu

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que de la pression de l’environnement humain : c’est le cas des psychoses dites “fonctionnelles”, des névroses, des déviations psychopathiques, des maladies psycho-somatiques.

Facteurs organiques, facteurs psychologiques et sociocultu-rels sont souvent intriqués. Nous les envisagerons séparément.

1° – Facteurs organiques

La part des facteurs organiques est encore très grande en Afrique. La règle pratique qui s’impose est de rechercher systé-matiquement une étiologie organique devant n’importe quel tableau psychotique, même caractéristique d’une psychose fonc-tionnelle.

a) – Les méningo-encéphalites subaiguës ou chroniques relè-vent habituellement de la syphilis ou de la trypanosomiase, plus rarement de la tuberculose, exceptionnellement d’autres parasi-toses.

– La paralysie générale est la forme habituelle de la syphilis nerveuse. En six ans, à Dakar, en milieu hospitalier, 138 cas de syphilis du névraxe ont été observés, dont 113 cas de paralysie générale (2 % des malades d’un service hospitalier).

– Les troubles mentaux de la trypanosomiase sont très po-lymorphes : bouffées délirantes, délires chroniques, états confu-sionnels et pseudo-démentiels, voire même états maniaques et dépressifs typiques.

b) – Les états toxi-infectieux (ou n’importe quelle affection somatique) se compliquent volontiers de troubles psychiques de forme confuso-délirante. L’agression somatique est vécue comme une menace globale et, à ce titre, génératrice d’angoisse et de persécution. En particulier, la fréquence de la tuberculose pulmonaire chez les malades mentaux est remarquable. Ces conditions imposent plus qu’ailleurs un examen somatique /p. 27/ minutieux. Dans les services de psychiatrie, les examens de liquide céphalo-rachidien et l'électro-encéphalogramme sont systématiques.

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c) – Il existe d’autres conditions organiques dont l’incidence sur les maladies mentales est plus complexe et plus difficile à définir.

– Ce sont tout d’abord les insuffisances nutritionnelles. Cer-tains états démentiels, avec ou sans atrophie cérébrale, sont peut-être en relation avec des déficits nutritionnels, qu’il s’agisse de carence d’apport, d’insuffisances digestives, de métabolismes compétitifs, de déficits enzymatiques… La preuve est difficile à faire. C’est un domaine de la pathologie nerveuse encore très mal étudié.

On peut cependant faire quelques hypothèses par référence à ce qui est observé au niveau de la moelle et des nerfs périphé-riques ou des nerfs crâniens (grande fréquence des scléroses combinées, des polynévrites, des atrophies optiques).

– C’est aussi les conséquences sur le système nerveux des grandes endémies africaines. Des constatations élémentaires peuvent être faites :

– l’équipement protidique de l’enfant africain est modifié de fa-çon définitive après le tribut, obligatoire, payé aux maladies infec-tieuses ou parasitaires (rougeole grave, paludisme, viroses…) ;

– après les accès pernicieux palustres, les électro-encéphalo-grammes restent très longtemps grossièrement perturbés. Les conséquences de toutes ces agressions sur l’organisation ner-veuse supérieure n’ont pu encore être mesurées.

d) – La part de l’épilepsie dans la pathologie mentale doit être appréciée surtout en fonction du statut de l’épileptique.

Les épilepsies sont très fréquentes ; le cerveau de l’enfant est très exposé : traumatismes obstétricaux, encéphalites et ménin-go-encéphalites de l’enfance.

Les troubles mentaux peuvent être la conséquence de lésions cérébrales diffuses. Ils peuvent aussi être en rapport avec des mécanismes psychologiques et socio-culturels.

Les crises, surtout dans les formes à contenu sensoriel ou af-fectif (épilepsie psychomotrice), peuvent être vécues et inter-prétées /p. 28/ comme des crises de possession. Habituellement,

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la distinction est faite entre crise convulsive généralisée et crise de possession. Des mots différents, dans toutes les ethnies, distinguent ces deux types de manifestations critiques. Mais les crises partielles prêtent souvent à confusion.

Dans certaines ethnies, l’épileptique peut être l’objet de res-trictions sociales : rejet partiel, mise à l’écart du groupe, inter-dictions de certaines fonctions ou responsabilités. Mais le plus souvent, la tolérance est très grande. L’épileptique n’est pas marqué par sa condition ; il n’est pas socialement diminué et jouit de la même considération que les autres individus.

L’introduction des « normes » occidentales tend à modifier ce statut encore privilégié.

e) – Les toxicomanies ne sont pas encore très répandues en Afrique. Mais leur développement est à craindre avec l’urba- nisation, l’industrialisation, la dislocation familiale, et la diminu-tion de l’autorité traditionnelle.

L’éthylisme atteint surtout les catégories sociales les plus ac-culturées : fonctionnaires, militaires. Il s’agit d’un alcoolisme d’imitation, non culpabilisant, mais difficile à traiter. Les cures de dégoût sont inopérantes.

Le cannabisme est assez répandu chez les adolescents et les adultes jeunes des grandes villes. Il s’agit là aussi davantage d’inadaptation légère que de toxicomanie névrotique. Les adoles-cents sont attirés par les villes, où ils ne trouvent ni protection familiale, ni structure d’accueil. Le marché de la main-d’œuvre est toujours saturé. Il reste le cinéma et les cigarettes de chanvre indien, qui sont vendues à un prix modique. L’intoxication est rarement profonde; nous n'avons pratiquement jamais rencontré d'état de besoin lors des sevrages.

Seuls ont été retenus, pour cette énumération incomplète, les facteurs importants ou particuliers à l’Afrique.

2° – Facteurs psychologiques et socio-culturels

Il sera développé ici quelques aspects de l’organisation indi-viduelle et sociale, qui permettent une compréhension de la fréquence et de la forme des troubles mentaux.

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En réalité, il s’agit encore d’un champ mal exploré et les conclusions qui peuvent être avancées ne sont souvent que des hypothèses.

/p. 29/ Certes, il est satisfaisant d’articuler les déviations psy-chopathologiques avec les structures individuelles et sociales. Mais il est prudent de ne pas trop interpréter et de ne pas dé-passer ce que livre le matériel clinique et l’observation anthro-pologique.

a) – Les premières années de la vie de l’enfant africain sont assez différentes de celles de l’enfant européen. C’est une première constatation évidente. Les conséquences n’en sont pas encore parfaitement définies ; on peut les supposer déterminantes pour l’organisation d’une personnalité spécifiquement africaine.

– Avant le sevrage, l’enfant est en contact physique étroit et permanent avec sa mère. Il dort avec elle pendant la nuit ; dans la journée, il est porté sur le dos de la mère. Le sein est à sa disposi-tion à toutes les heures du jour et de la nuit. La moindre insatis-faction, le moindre inconfort sont immédiatement apaisés par le sein et la chaleur maternelle. Succion, agrippement, contact cor-porel étroit et direct sont satisfaits au delà de la demande, au cours des 18 ou 24 premiers mois.

Cette fusion, véritable gestation extra-utérine, doit condition-ner des relations objectales particulières. Il n’y a guère de place pour les frustrations orales ; l’objet est toujours présent, à la dis-position de l’enfant, adhérent à lui. S’il n’y a pas de frustration et par conséquent pas de névrose de base (selon la terminologie de Bergler), il n’y a pas d’ébauche de défense, pas de prise de dis-tance par rapport à l’objet. Ces premières structurations prolon-gent la fusion et la satisfaction immédiate des désirs, préparent mal à l’organisation de l’espace et du temps.

– Le sevrage (toujours tardif : 18 mois ou 2 ans) a pu être décrit en des termes qui en soulignent le caractère traumatisant. Brusquement, l’enfant serait séparé de la mère, abandonnant son sein, sa peau. En réalité, il n’y a pas de rejet.

Tout le comportement familial au contraire est centré sur

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l’enfant. Affectivement, il n'y a pas de rupture. La relation s’est progressivement élargie bien avant le sevrage. Le même type d'existence permissive et confortable suit le sevrage. Il durera jusqu’à l’âge de 6-7 ans, où commencera la véritable éducation avec ses interdits et ses limitations au désir.

/p. 30/ – La période qui suit le sevrage est en effet caractéri-sée par des comportements et des relations très différents de ce qui est habituellement observé dans les cultures occidentales5.

La relation corps à corps continue à être privilégiée, avec les autres enfants, avec les adultes. Elle permet une totale liberté du corps à travers lequel s’expriment fantasmes, conflits, régres-sions. Les conséquences immédiates et lointaines en sont encore mal analysées : image du corps probablement originale6, lien in-terhumain établi, renforcé, vécu à travers le contact cutané, qui accuse la fusion ; importance des somatisations superficielles ou profondes (investissement extéroceptif et proprioceptif), modali-tés particulières des maladies psychosomatiques ; action des techniques thérapeutiques qui « passent » par le corps…, pour ne citer que quelques aperçus.

L’enfant est toujours perçu par l’entourage, en relation avec les autres, dans un mouvement qui le valorise et lui donne sa place. Il fait partie du groupe, il est intégré immédiatement et à chaque instant dans la collectivité familiale. Cette attitude est radicalement différente de l’attitude occidentale : l’enfant est perçu comme existant séparément, en dehors des adultes, voire comme un objet, même s’il bénéficie d’une situation duelle pri-vilégiée ou s’il est investi de valeurs à venir.

L’autorité est distribuée à un entourage collectif, qui n’est jamais contraignant, mais réussit un modelage sans opposition directe7. L’agressivité de l’enfant est tolérée, permise dans des                                                                                                                5 J. Rabain. – L’enfant sénégalais après le sevrage (en préparation). 6 L’image du corps (et sa présence plus ou moins tolérée) se constitue sur-tout à travers les limitations imposées au corps. 7 La discipline sphinctérienne est acquise sans conflits et sans bataille. Elle est préparée et facilitée par la symbiose mère-enfant, et le conditionnement que permet une relation préverbale très étroite.

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exercices de lutte organisés et contrôlés par les adultes, qui par-ticipent et dédramatisent.

Pour réduire à l’essentiel ce que contient une telle éducation, on pourrait dire qu’elle permet à l’enfant d’exister en même temps qu’elle fusionne au groupe, alors que d’autres s’opposent à l’existence de l’enfant en le séparant et en l’individualisant.

/p. 31/ Une première conséquence est la discrétion de la com-posante anale et l’absence d’organisations défensives au sens ana-lytique. Cette absence de barrière défensive, outre qu’elle permet-tra des régressions faciles au cours de tous les états névrotiques ou psychotiques, livrera l’individu aux pressions de l’environne- ment. Il restera structure toujours ouverte, perméable, remarqua-blement plastique, prêt à toutes les identifications.

Une autre conséquence est l’absence d’intériorisation des inter-dits. La règle, qui sera formulée plus tard, reste toute extérieure ; le surmoi se structure tardivement et reste en situation périphérique. Il serait utile ici de préciser un point : s’il n’y a pas intériorisation des interdits, ceux-ci sont extraordinairement agissants du fait de la perméabilité individuelle et de la fusion au groupe.

Une troisième conséquence est la solidité des premières as-sises qui fondent la personnalité. Le libre jeu du désir et du corps qui le véhicule, la rareté des situations conflictuelles et des oppositions, la liquidation de l’agressivité dans la lutte et les jeux, l’absence d’intériorisation des conflits, l’absence de culpa-bilité…, structurent une unité homogène et harmonieuse, heu-reusement articulée avec le groupe.

La psychopathologie de l’adulte est en relation avec cette or-ganisation des premiers stades du développement de l’enfant : rareté de la schizophrénie et surtout de la névrose obsession-nelle, rareté des états mélancoliques, fréquence des bouffées délirantes suscitées par des modifications ou des menaces de l’environnement, fréquence des régressions massives et pro-fondes devant n'importe quelle difficulté vécue dans l’angoisse ou le délire.

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b) – Plus tard, les relations avec le père, les oncles et la fratrie8 sont organisées par la situation œdipienne et ses modes de résolution.

Avec les problèmes œdipiens et la menace de castration, ap-paraît l’angoisse. Cette rencontre avec l’angoisse est tardive ; elle se fait, habituellement, dans des conditions favorables. Les premiers stades ont été facilement dépassés et n’ont pas /p. 32/ laissé de traces douloureuses. La défense dans le fantasme et l’imaginaire est plus aisée.

Par rapport aux autres stades du développement (selon le schéma analytique), le stade phallique ne sera pas aussi aisément franchi. Il semble même qu’il n’y ait pas de solution individuelle, à un niveau psychologique, à la résolution de l’œdipe… Ce point est d’importance. Il aide à la compréhension de certains traits de la personnalité normale. Il éclaire la « métabolisation » névro-tique, psychotique ou psychosomatique de l’angoisse ; il explique l’efficacité des techniques traditionnelles préventives et curatives des troubles mentaux.

Ce qui apparaît, à travers l’expérience clinique, c’est l’impos- sibilité d’affronter et de dépasser le père.

– Le père, en tant que géniteur, est unique. Il est de l’ordre du créateur, il engendre ; il donne la vie, permet d’exister. Affronter le père serait menace à sa propre existence. Ne pas avoir de père, c’est ne plus exister. C'est la rupture dans la chaîne sans fin, c’est le vide. « Je ne suis rien, je n’ai pas de père », répétait un malade qui avait des doutes sur l’identité de son père géniteur. La rivalité avec le père géniteur n’est pas possible, parce que trop dange-reuse. Le danger dépasse ici la castration, ou alors il faut assimiler la non existence à la castration, ce qui est aussi séduisant et con-forme à certaines représentations traditionnelles.

Les formes dégradées de l’absence de père ou les carences du père géniteur se traduisent par un sentiment de « moins être », d’abandon. Ce sentiment permet, à travers l’agressivité

                                                                                                               8 Il sera envisagé essentiellement les rapports du fils.

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qu’il libère, une réactivation de la rivalité œdipienne profondé-ment refoulée habituellement.

Voici quelques exemples de ces situations : – le père qui n’achète pas des habits à son fils (être bien ha-

billé, c’est exister, se situer parmi les autres, avoir un père) ; – le père qui ne s’occupe pas des études de son fils, qui ne

lui achète pas les livres (ici le dépassement du père est en jeu) ; – le père qui s’oppose aux études de l’enfant ; qui, à chaque

étape de ces études, remet en question leur poursuite ; – le père qui ne rend pas visite à son fils malade, ne vient pas

le voir après un long voyage. /p. 33/ L’observation suivante condense ces situations :

Lamine est un étudiant en Sciences économiques, âgé de 29 ans. Ses difficultés avec son père commencent lorsqu’il est en seconde au Lycée : le père refuse de lui envoyer des livres, se désintéresse de lui.

Après le baccalauréat, le père veut qu’il travaille. Il lui donne en ca-deau un objet qu’il a rapporté d’un voyage. Lamine interprète ce cadeau comme un signe de « maraboutage de son père ». Son père l’a « travail-lé »9 pour l’empêcher de continuer ses études. Bien plus, il l’a donné en sacrifice à des esprits obscurs et invisibles pour bénéficier lui-même de leur appui. Il pourra ainsi avoir une réussite politique.

Sur l’insistance de son père, Lamine cesse ses études et se prépare à être instituteur. Un oncle intervient et lui propose une bourse pour une école d’ingénieurs-agriculteurs, en France. Le père n’est pas mis au cou-rant du départ de Lamine et l’apprend seulement la veille.

Quelques mois après son arrivée en France, il est hospitalisé pour une bouffée confuso-délirante déclenchée par une lettre de son père qui est un peu froide et annonce la mort d’un membre de la famille. Lamine interprète cette lettre comme une menace de mort.

Depuis cette époque (mai 1961), cette menace de mort, vécue sur un mode hallucinatoire, projetée sur le père qui le menace, lui, Lamine, sera au centre d’une relation très ambivalente. Elle s’estompe ou s'actualise bruyamment, selon le comportement du père.

                                                                                                               9 « Travailler » quelqu’un, c’est agir contre lui par des procédés magiques, directement ou par l'intermédiaire d’un marabout.

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Le père a fait un voyage à La Mecque (mai 1965) ; il n'est pas venu voir Lamine à son retour. L’état de Lamine s’est considérablement ag-gravé.

Il est à remarquer que ce cas, considéré comme schizophrénie, est beaucoup plus complexe, car il existe chez Lamine un doute quant à la fonction « géniteur » de ce père.

Le père « modèle identificateur » ne peut être imité, encore moins dépassé. L’image du père rejoint celle de l’ancêtre inéga-lable ; qui ne sera égalé que dans la mort, lorsque l’individu aura rejoint les ancêtres, sera confondu avec cet « ancêtre inégalable ».

La sortie de la situation œdipienne, par identification au père, paraît être bloquée au niveau du père. Il faut d’autres voies pour affirmer la virilité.

/p. 34/ Le père rival n’est pas concevable, ou ne peut se mesurer

au père ; on ne peut se mesurer davantage aux figures paternelles. – Le père, en tant que représentant la loi, est dilué dans

toutes les figures d'autorité. L’autorité est l’autorité du plus âgé ; elle est d’autant plus grande que l’autre est plus âgé ; elle est maximale quand l’autre a rejoint l’ancêtre dans la mort.

Ces quelques brèves considérations n’épuisent pas le sujet du père et de son rôle. Retenons simplement un affrontement et un dépassement impossibles.

Comment sortir de la situation œdipienne ? Faut-il considérer tous les pères classificatoires comme des

solutions possibles à l’affrontement et à la rivalité ? Ils sont probablement moins dangereux que le père (le danger n’est pas mortel !). Mais ils le sont encore. C’est une dilution de ces dan-gers et non pas une suppression comme le permettrait une radi-cale séparation des diverses fonctions dans des images pater-nelles différentes.

Il reste la fratrie et la classe d’âge. Le rival peut être le frère (issu du même ou des mêmes géni-

teurs) ou le frère classificatoire qui sera le compagnon de la même vague, suivra au même moment les mêmes rites d’initiation.

Mais, là aussi, l’affrontement est difficile et dangereux. Il

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semble même que tous les rites traditionnels aient pour fonc-tion de supprimer ou de rendre impossible cet affrontement. L’agressivité ne peut être exprimée directement à l’intérieur du groupe. Il lui restera la possibilité d’une expression périphé-rique, hors du groupe10.

Devenir viril à l’intérieur du groupe est toujours relatif : on l’est davantage que le plus jeune, on l’est moins que l’aîné. No-tons l’usage qui veut que les mariages se fassent dans l’ordre des naissances : un puîné se sent coupable de se marier avant l’aîné.

/p. 35/ La menace de castration est permanente. Elle cessera avec la mort, qui donne à la virilité son statut définitif, et à l'homme sa force définitive.

Le problème du dépassement à l’échelon individuel ne peut donc se poser dans les mêmes termes qu’en Europe ; il n’y a pas compétition. Il faut se situer à sa place, dans sa classe d’âge, avec le rôle et le statut définis de tout temps pour cette classe d’âge et diversifié seulement par les castes. À travers les rites initiatiques, la progression vise ce qui serait l’homme parfait, c’est-à-dire le mort, délivré à jamais de la menace, mais toujours menaçant pour les autres.

Ces particularités de la situation œdipienne, qui vient inscrire sa structure sur les assises, particulières aussi, des autres stades, rend compte de certains aspects de la psychopathologie (formes cliniques, circonstances déclenchantes, prévention, thérapeu-tique) :

– Importance et pureté des névroses phalliques, énurésie11, impuissance, hystérie sous tous ses aspects, phobies générale-ment mise en forme par les interdits socialisés, adaptées à chaque situation particulière ;

                                                                                                               10 C’est peut-être là une explication de la situation insulaire des groupes africains : l’ennemi possible, premier, c’est le groupe voisin, l’ethnie voisine. La guerre aux tribus voisines est le seul moyen d’affirmer sa virilité (le pres-tige du guerrier, la place du guerrier dans la société). 11 La signification de l'énurésie est clairement perçue. L’enfant énurétique est considéré comme menacé d’impuissance par la famille.

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– Névroses d’échec, car le dépassement n’est pas permis. Ces névroses apparaissent dans toutes les circonstances de la vie familiale, professionnelle ou sociale. Elles sont surtout re-marquables au cours des études : depuis l’entrée à l’école pri-maire jusqu'aux derniers certificats de l’enseignement supérieur.

– Dangers de la réussite, qui consacre le dépassement et se complique alors de troubles variés :

– crises d’angoisse aiguë avec fantasmes de dévoration12 ; – bouffées délirantes avec projections menaçantes et persé-

cutives de l’entourage, par la voie maraboutique, des esprits ancestraux, des djinnés ou des saytanés ;

/p. 36/ – somatisations variées, superficielles ou profondes, de-puis les malaises diffus exprimés par le terme « mal partout »13, « courant sous la peau », jusqu’aux maladies psychosomatiques

plus précises, en passant par les céphalées, les rachialgies, les pal-pitations, les coliques, les douleurs erratiques, les modifications corporelles.

– Fréquence, pour ne pas dire constance, de la persécution à l’occasion du moindre malaise physique ou de la moindre diffi-culté psychologique. La persécution colore toute la psychiatrie africaine [16]. L’agressivité, non permise, est projetée à l’exté-rieur, elle devient menace des autres – qui dévorent (sorciers anthropophages), nuisent par action magique (par l’intermédiaire du marabout ou du féticheur) – ou plus souvent menace des esprits ancestraux (Rab des Lébou) ou des esprits très éloignés

                                                                                                               12 La dévoration est souvent exprimée au cours des crises d’angoisse. L’absence d’organisation défensive anale explique les régressions orales massives et profondes au cours des névroses et des psychoses, en particulier au cours des crises anxieuses, des bouffées délirantes, des hystéries graves. On pourrait même dire que la dévoration est presque toujours sous-jacente à d'autres formes persécutives ; mais elle n’est pas toujours livrée facilement. 13 Le « mal partout » est une des catégories traditionnelles des maladies men-tales selon certains guérisseurs ; les autres catégories étant l’impuissance, celui qui tombe (épilepsie et possession), celui qui s’agite et va seul dans la brousse (le fou séparé des. hommes).

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des hommes (djinnés, saytanés)14. Il est intéressant de mettre en relation l’agressivité, ses projections, ses déplacements avec, d'une part, le degré d’autonomie individuelle et, d’autre part, les structures sociales [29].

– Asthénie physique et psychique, perte des forces, de la « force globale »…, qui conduit à des états d’inertie, dont la signification n’est pas d’emblée évidente.

– Valeur des rites de protection, qui occupent une part impor-tante de l'existence : ils débutent bien avant la naissance et durent toute la vie. Rien ne se fait, surtout s’il s’agit d’affrontement (examens, compétitions, affaires, postes professionnels ou poli-tiques), sans un certain cérémonial rituel qui protègera contre la menace obligatoirement associée à toute réussite.

– Efficacité des thérapeutiques traditionnelles qui mettent en jeu le groupe (ou des représentants mandatés par le /p. 37/

groupe) : elles annulent la menace, s’opposent aux forces mau-vaises, rétablissent des rapports de non-agressivité par la média-tion du sacrifice. L’individu est pris en charge, ses « affaires » livrées au groupe sont « arrangées » par lui. On mesure ici la difficulté de psychothérapie individuelle selon le modèle analy-tique occidental.

c) – Les premières expériences de l’enfant, l’attitude de la famille et du groupe, l’éducation traditionnelle15 et, d’une façon

                                                                                                               14 L’agressivité peut être exprimée directement, ce qui est rare ; elle est plus souvent projetée sur les hommes connus ou inconnus (sorciers, action à travers les marabouts), sur des esprits apparentés aux hommes (Rab), sans liens très étroits (djinnés, saytanés), ou totalement indépendants : certains es-prits qui n’appartiennent ni au monde de la terre (monde des hommes), ni au ciel (où sont les dieux) ; il y a là une progression évidente. 15 La véritable éducation (dans le sens d’apprentissage, d’intégration cons-ciente des règles) ne commence que vers l’âge de 6 ou 7 ans. Cette étape correspond, dans la population islamisée, au début de l’enseignement cora-nique. L’enfant est alors considéré comme susceptible de comprendre et d'exécuter des ordres. Il peut tirer un enseignement des punitions. Il doit se conformer aux interdictions prononcées par la famille ou le groupe ; il est soumis aux sanctions et châtiments corporels.

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générale, tous les rites de passage ont, entre autre fonction, celle de fondre l’individu dans la collectivité.

Ce sentiment d’appartenance au groupe est caractéristique. Il ne peut être saisi facilement par un occidental, qui ne peut en avoir qu'une notion intellectuelle, alors qu’il est essentiellement vécu.

La dimension individuelle de l’existence est plus qu’ailleurs réduite. L’existence est investie dans le groupe. Ce qui importe n’est pas la valeur individuelle donnée par le prestige, la posses-sion des richesses ou de l’autorité, mais la mise en place et la conservation de relations précises entre les différents individus de la famille (famille élargie), du groupe, les ancêtres, les esprits qui « vivent » de tout temps avec les hommes.

L’essentiel est de « se situer » par rapport aux autres, aux lieux des autres. Il faut nécessairement poser son espace par rapport à l'espace des autres. L’expression : « Je suis de nulle part » traduit la séparation d’avec les autres. Tous les rites, y compris les rites thérapeutiques, ont pour fonction de situer, de définir un espace à l’être, dans l’ensemble des espaces des êtres (vivants ou imma-tériels). L’être de l’homme africain est plus spatial que temporel. Les structures temporelles individualisent, séparent des autres. Le temps situe par rapport à soi, l’espace par rapport aux autres16.

/p. 38/ La fusion avec les autres ne signifie pas confusion ; chacun à sa place. Se déplacer, ne pas garder sa place signifie perturbation de l’ordre établi. Celui qui se singularise se sent coupable, menacé par les autres. Le besoin de travailler, au delà

de ce qui est nécessaire pour la satisfaction des besoins élémen-taires, serait volontiers considéré comme conduite anormale.

Cette appartenance n’est pas seulement vécue sur un plan synchronique, mais aussi verticalement, sur un plan diachro-                                                                                                                16 Des recherches orientées vers la compréhension de ce privilège de l’espace à travers les expériences sensorielles (toucher, contact, corps à corps, kinesthésie) permettraient une approche meilleure de la psychiatrie et de la thérapeutique.

L’Africain se situe très mal dans le temps, et surtout dans le temps de son histoire individuelle… L’expérience clinique montre qu'il est pratiquement im-possible d’établir une biographie. L’individu n’est pas investi dans le temps, mais dans l'espace. L’espace est découpé, le temps ne l’est pas.

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nique. Par delà les vivants, l’individu appartient aux ancêtres17. Il est cette existence soudée à celle de ses ascendants et de ses descendants. L'ancêtre est là, toujours « vivant ». La descen-dance est un devoir impératif. Sans descendance, on ne peut être, comme on ne peut être sans ascendance. Ne pas avoir d’enfants est aussi grave que ne pas avoir de père géniteur : c’est l’angoisse de l’exclusion.

Ce mode d’existence, vécue en étroite situation actuelle avec les autres, organise un type de personnalité perméable à autrui, toujours remaniée par ces rapports avec cet autrui. On pourrait dire – dans une certaine mesure – que l’organisation est toujours actuelle, présente, permanente, donnée qui s’oppose aux struc-tures historiques des cultures occidentales. Une telle « perméabili-té » ne peut être saisie isolément ; elle est compréhensible dans un ensemble culturel. En particulier, elle est en relation avec les techniques de maternage et d’éducation qui ne structurent pas des systèmes de défense isolant et séparant l’individu.

L’unité et la cohérence ne sont pas dans l’individu, mais dans le groupe ici, maintenant, et par delà le groupe, ici maintenant, /p. 39/ dans l’histoire de ce groupe, dans celle de l’ancêtre commun.

L’organisation de ce type de personnalité, ses possibilités adaptatives expliquent pour une part certains aspects psychopa-thologiques.

La fusion protège contre l’isolement et la séparation ; une déduction un peu simpliste conduirait à une protection contre les processus schizophréniques.

La soumission aux autres, l’étroite dépendance régie par des distances et des relations très précises et immuables, l’absence de protection individuelle… préparent l’action pathogène immédiate et brutale des variations du milieu : la fréquence des bouffées déli-

                                                                                                               17 Le sentiment d’appartenance à la lignée, d’une appartenance d’autant plus forte qu’il s’agit d’ancêtres plus éloignés, est illustré par un fait souvent très banal : quand un « griot » chante les louanges d’un individu, la joie prouvée est discrète ; s’il s’agit des louanges de son père, elle est un peu plus grande… ; au delà du grand-père, c’est le corps tout entier qui vibre d’extase à l’évocation des mérites des ancêtres.

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rantes peut trouver là une explication. L’opposition à la famille, au groupe est source d’angoisse, d’échec, de troubles divers.

Y. G. est un étudiant en Sciences de 30 ans, dont les troubles soma-tiques sont très variés et durent depuis 1957. Il est hospitalisé en avril 1965 pour un état dépressif à forte charge anxieuse qui a éclaté à l’approche d’un examen.

La vie d’élève, puis d'étudiant de Y. G. a été semée d'échecs et de troubles divers : syndrome ulcéreux, colite, céphalées, douleurs abdomi-nales diffuses, toux sans cause, asthénie physique. Les échecs de cet élève, brillant au départ, ont commencé quand il a voulu continuer ses études malgré l'opposition de la famille et du village.

La famille est pauvre ; tout le village est opposé aux études de Y. G. Il doit travailler comme les autres (c’est le premier étudiant du village). A chaque étape scolaire : certificat d'études, BEPC, baccalauréat, université, départ en France, continuation des études après le retour…, l’opposition déclenche chez Y.G. des malaises physiques ou un état anxieux. Et c’est souvent l’échec, attribué par lui à la maladie.

Cette observation représente un cas banal parmi les étudiants. La ré-ussite comme l’échec peut être liée aux troubles psychosomatiques ou aux désordres névrotiques et psychotiques. Le facteur dynamique est la transgression de l’ordre.

L’individu séparé du milieu, géographiquement ou par des conduites de singularisation (qui modifient ses relations), se sent isolé, perdu, menacé : fréquence des états psychopatholo-giques – crises anxieuses ou bouffées délirantes – dans les con-ditions de migration, dans les conditions d’acculturation.

/p. 40/ Celui qui n’a pas de descendance (ou qui n’a pas une

ascendance précise, située par un nom et un être) vit hors du

groupe. Il est menacé dans son existence, candidat aux névroses

ou aux psychoses. La stérilité rejoint ici l’impuissance dans ces conséquences funestes. L’impossibilité de se marier par insuffi-sance de dot, ou pour des raisons de soumission à la famille, préoccupe jusqu’à l’angoisse.

d) – Un autre point mériterait d'être ici développé : c’est l’anthropologie et la cosmogonie en tant que données vécues par la conscience africaine. On peut dire qu’il y a dans cette cons-cience encore beaucoup de conscience mythique par opposition

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à la conscience intellectuelle. Cette part mythique donne forme et peut-être structure aux troubles psychopathologiques, comme elle donne ses caractères à la personnalité normale.

Il est difficile de condenser toutes les implications du mythe dans la vie normale et pathologique en quelques formules. Mais nous pensons qu’il est essentiel de percevoir au moins sa pré-sence pour ne pas interpréter selon nos schémas intellectuels le comportement des malades ou le riche vécu de ce qui nous appa-raît comme délire.

La conscience mythique nous renvoie à ce qui est développé au paragraphe précédent (§ c).

– « L’homme lui-même, écrit Leenhardt, pour décrire le comportement mythique de Do Kamo (l’homme mélanésien) [24] ne se connaît que par la relation qu’il entretient avec les autres. Il n’existe que dans la mesure où il exerce son rôle dans le jeu des relations. Il ne se situe que par rapport à celles-ci ». Et Leenhardt propose un schéma de la personnalité qui est un espace, autour duquel rayonnent des traits figurant les relations de l'intéressé avec son père, son oncle, sa femme, son clan, ses ancêtres. « Le lieu vide c'est lui, et c'est lui qui a un nom ». « En dehors du tissu social qui le définit, un homme réduit à lui-même est un homme anéanti » écrit Gusdorf [20] pour définir cette conscience personnelle immergée dans la masse commu-nautaire, conscience extrinsèque et non intrinsèque. « L’identité est conférée du dehors comme une marque préfabriquée qui fournit en quelque sorte le chiffre de son comportement ».

On pourrait concevoir une structure de la personnalité en termes de personne et de personnages. La personne, c’est ce /p. 41/ qui n’est pas adhérent aux autres, ce qui est individuel, central (dans le schéma de Leenhardt) ; les personnages, ce qui est périphérique, adhérent aux autres et projeté sur les espèces

de n’importe quelle réalité extérieure (animal ou végétal). À la personnalité isolationniste et granulaire occidentale, faite sur-tout de la personne, s’oppose la personnalité diffuse et diffusée

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dans l’indivision de soi et d’autrui, faite surtout de personnages, qui caractérise l’africain dans les cultures traditionnelles.

C’est l’opposition entre la conscience égocentrique et la conscience excentrique. L’homme du mythe ne connaît pas « le divorce entre une réalité profanée et un monde de valeurs exi-lées dans l’intelligible. Il est encore l’homme de la conciliation et de la réconciliation, l’homme de la plénitude. Il ne lui est pas encore nécessaire de s’opposer pour se poser, de lutter pour obtenir d’autrui la reconnaissance. Son univers n’est pas encore dénaturé par la technique. Il ne rêve pas de se rendre toujours maître et possesseur de la nature… » [20].

Il s’agit d’une opposition schématique et théorique, car le mythe existe encore dans toutes les consciences en tant que structure primaire, première appréhension du monde, plus ou moins recouverte ou étouffée par les structures intellectuelles de l’univers technique. Chaque personnalité, quelle que soit la cul-ture, pourrait se définir par la densité de chacune de ces compo-santes : personne et personnage. Mais globalement, chaque forme « polaire » est caractéristique d’une organisation du monde assez éloignée l’une de l’autre, peut-être même assez incompré-hensible l’une par l’autre.

Il paraît séduisant de penser que ces deux organisations puissent conduire à des formes pathologiques différentes.

L’homme du mythe – prolongé par les autres, dans les autres, adhérent encore au monde- est moins que l'homme de la tech-nique – séparé des autres et du monde, rivé à la solitude de sa personne – saisi par l’angoisse et le doute. Il se sent à sa place au cœur de la réalité, protégé par elle. Le mythe est intégrateur.

Peut-être y a-t-il quelque rapport entre ces deux modes d’existence et les taux respectifs de schizophrénie.

/p. 42/ Nous voudrions seulement souligner deux points : – Le premier est d’ordre séméiologique. L’appartenance au

groupe, la fusion avec le monde, les identifications faciles à tous les autres, aux animaux, aux végétaux… anime les délires de formes et de jeux fantastiques, fantastiques pour l’observateur

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occidental qui a opéré depuis longtemps la séparation et reste limité à sa personne. Le délire est alors considéré comme incom-préhensible, paranoïde et signifie facilement la schizophrénie; tels ces délires dans lesquels le malade vit la création du monde, s’identifie à tous les êtres, ou toutes les forces de l’univers.

– Le deuxième est d’ordre thérapeutique : l’isolement est en-core beaucoup plus néfaste pour le malade africain. Isolé, coupé des autres, il cesse d’exister. La thérapeutique passe par les autres, vient des autres. Le thérapeute opère dans le groupe, à travers les représentations collectives. Le malade supporte d’ailleurs beau-coup mieux les réunions collectives que les face-à-face ou le divan.

e) – Les considérations précédentes concernent l'homme africain dans les cultures traditionnelles.

Les modifications profondes que subissent actuellement ces cultures transforment les structures individuelles et sociales.

– Ce qui est proposé à travers l’acculturation est une modifi-cation plutôt radicale de l’être dans le monde. Si nous nous référons au schéma de Leenhardt ou à la dialectique personne/ personnage, constituante de la personnalité, l’acculturation conduit à une organisation égocentrique, à une « personnifica-tion ». L’existence est investie dans un individu isolé, circons-crite dans une trajectoire temporelle précise qui est l’histoire individuelle. L’existence se fonde désormais « sur un déchire-ment, sur une séparation de soi au monde, de soi à soi, de soi à Dieu ; et tout l’effort de la sagesse et du savoir humain aura pour ambition d’y porter remède » [20].

L’individu était donné à lui-même du dehors, en continuité avec les autres, avec le monde ; il va s’organiser du dedans en op-position avec l’environnement dont il se détache et qu’il maîtrise.

Cette nouvelle existence, marquée par la séparation et l’isole- ment, propose aussi l’affrontement et la compétition. Elle /p. 43/

propose l’affrontement au père, la rivalité œdipienne brutale, le dépassement du père et des autres, la différenciation, la singula-risation dans une compétition féroce, qui commence déjà avant l’école maternelle.

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Elle est source d’insécurité, d’angoisse et de culpabilité18. Elle est vécue comme transgression, transgression de l’ordre

immuable, de la loi des ancêtres, transgression d’un interdit, transgression qui bouscule la coutume19. Cette transgression est d'autant plus traumatisante qu’elle est brutale et inconsciente.

Dans cette modification profonde est le drame de l’accultu-ration qui ne peut être compris que de l'intérieur, par ceux qui le vivent.

– La situation actuelle révèle une riche pathologie mentale, beaucoup plus qu’elle n’en modifie le contenu. Elle révèle ce que les rites traditionnels, les techniques préventives ou curatives contenaient d'une façon efficace ; les nouvelles valeurs proposées et non intégrées sont source d’angoisse et d’insécurité.

Autrement dit, l’acculturation ne modifie pas encore la forme des troubles mentaux. Elle augmente simplement leur fréquence. Elle modifiera leur forme quand elle aura atteint l’organisation des structures individuelles en transformant les premières années de la vie de l’enfant, les relations familiales, les représentations collectives. Plusieurs générations seront peut-être nécessaires pour un tel changement.

Il existe encore une pathologie mentale relativement spéci-fique, en continuité avec la personnalité et les cultures africaines.

/p. 44/ De ce qui vient d’être dit, à propos des facteurs psy-chologiques et socio-culturels, il serait utile de retenir trois axes

                                                                                                               18 « Le scindement originel dans l’existence humaine, mettant l’homme ipso facto à l’état de conscience, constitue également la découverte du péché. La découverte du péché va de pair avec la notion de soi-même. Adam après sa chute se voit pour la première fois dans toute sa nudité. Prendre conscience c'est réaliser son état de péché. Celui qui prend conscience de soi atteint, comme l'enfant prodigue, l'essence même de l’homme, c’est-à-dire le pé-ché ». Van der Leeuw [38]. 19 Dans certaines sociétés traditionnelles, « gâter » la coutume est considéré comme un crime qui comporte des sanctions redoutables : mort ou exclusion.

Beaucoup de cérémonies, fêtes ou conduites collectives ont pour but de renforcer la coutume pour que sa permanence et sa stabilité ne soient jamais en question.

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de référence, « trois clefs » pour la compréhension de la psy-chiatrie africaine :

1° les premières expériences de l’enfant, la relation mère-enfant, les premières années dans la famille, la relation au père ;

2° la part de la conscience mythique qui caractérise la conscience africaine ;

3° l’acculturation, qui entraîne des modifications dans la fré-quence des troubles mentaux, plus que dans les structures psy-chopathologiques encore organisées par les premières relations au monde et le mythe.

L’appareil analytique peut éclairer le premier axe de réfé-rence. L’universalité de la situation œdipienne est un fil conduc-teur solide. Le déroulement des premiers stades – oral, anal – peut être étudié de façon précise, tout au moins à un niveau comportement de l'enfant et des parents. Il semble possible d’en tirer les conséquences qui nous sont familières en Europe.

Mais dans la mesure où la matière qui nous est proposée pour objet d’étude est un vécu fondamentalement différent de notre vécu (ceci concerne surtout la conscience mythique), qu’il s’agisse de vécu normal ou pathologique, aucune élucidation intellectuelle ne le rendra jamais tout à fait transparent. Il y aura donc toujours un décalage, très important, entre le récit et la réalité vécue, que nos modèles et nos schémas de compréhen-sion occidentaux ne combleront pas.

C. – DISTRIBUTION NOSOGRAPHIQUE

(FORMES PSYCHOPATHOLOGIQUES) La classification habituelle sera suivie, bien qu’il soit souvent

difficile de faire coïncider les troubles observés avec les cadres définis par la psychiatrie occidentale. Il sera envisagé sommairement :

– les névroses – les psychoses – les maladies psychosomatiques

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– les déficiences mentales – les personnalités psychopathiques.

/p. 45/ 1 ° – NÉVROSES

a) - La névrose d’angoisse serait la névrose la plus banale. Mais on ne peut parler de névrose d’angoisse à propos de tous les états anxieux déclenchés si facilement par un événement inat-tendu, une modification de l’environnement, une rupture ou une altération des relations avec les autres, une difficulté per-sonnelle, la transgression d’un interdit, une « mauvaise ren-contre »… Le concept de névrose, même lorsqu’il s’agit de né-vrose anxieuse, suppose une structure névrotique permanente, caractéristique d’une personnalité. Il s’agit d’un mode réaction-nel à une situation devenue pathogène pour une personnalité trop perméable, articulée trop étroitement au milieu, mal proté-gée par l’absence de mécanismes défensifs personnels (liés à l’organisation de la personne).

Tout ce qui trouble l’équilibre, tout ce qui perturbe l’ordre établi, tout ce qui rompt la permanence et l’uniformité… peut être source d’angoisse. Il est des moments et des lieux malé-fiques qui comportent de gros risques et que l’on ne doit pas fréquenter sans précautions.

Les situations d’acculturation, les conditions de migration, d’urbanisation sont très souvent à l’origine de crises d’angoisse. Les états anxieux s’accompagnent presque toujours d’agitation motrice ou verbale et d’une riche expression somatique :

– sensations douloureuses ou désagréables de tonalités très variées, décrites en termes frappants, avec des images sugges-tives. Elles sont souvent perçues à la surface de la peau, ou sous la peau ;

– désordres gastro-intestinaux, cardio-vasculaires (la labilité de la tension artérielle et du rythme cardiaque est remarquable) ;

– troubles sexuels (impuissance). Les phénomènes végétatifs et les désordres métaboliques

sont parfois très intenses ; aggravés par l’agitation et le refus de

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nourriture, ils peuvent exceptionnellement conduire à la mort. Les crises aiguës sont souvent vécues comme une attaque sur

le corps par les sorciers anthropophages avec menace de mort imminente. L’attaque par les sorciers est toujours considérée /p.

46/ comme très grave. L’issue est en général rapide : c’est la guéri-son aussi brutale que l’attaque, ou ce peut être aussi la mort. Dans ce dernier cas, on peut parler de mort psychosomatique.

b) – L’hystérie est considérée comme la forme habituelle d’organisation névrotique. « L’hystérie est l’empreinte de la psy-chiatrie chez l’africain… Le mécanisme hystérique est si volon-tiers utilisé que les symptômes de conversion colorent non seu-lement les dépressions névrotiques et les états anxieux, mais aussi les psychoses vraies » (Dembovitz in Carothers, 1954 [4]).

Cette appréciation concerne les milieux militaires, chez les-quels, d’après nombre d’auteurs, on observe avec prédilection des phénomènes de conversion hystérique. Il semble que les conversions soient également fréquentes dans tous les milieux.

Mais il y aurait des précisions à apporter. On ne peut qualifier d’hystérique toute manifestation soma-

tique et ce serait introduire de la confusion que d’assimiler con-version à somatisation.

Il faut distinguer d’une part le symptôme hystérique, qui a valeur de message, venu de l’inconscient par la chaîne symbo-lique, et l’expression somatique plus ou moins violente et spec-taculaire qui accompagne tout état émotif.

L’organisation syncrétique, au niveau individuel, favorise la résonance et l’expression somatique. Tout vécu est global ; le corps est toujours participant. Maternage, éducation, techniques du corps, rites de passages solidarisent des synergies neuro-musculaires et végétatives avec un ensemble sociologique et culturel. Le corps toujours ouvert (en tant que structure et lieu de l'existence), reçoit et donne, exprime les émotions, les con-flits, l’angoisse.

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Aussi est-il peut-être abusif de dire que toute la psychiatrie africaine est colorée par l’hystérie, en raison de la fréquence des manifestations somatiques.

Il n’en demeure pas moins – conformément avec ce qui a été dit au chapitre précédent – que l’hystérie, névrose du stade phallique, des conflits œdipiens jamais liquidés – toujours /p. 47/

actuels – est très fréquente, qu’il s’agisse de personnalité hysté-rique ou de symptômes hystériques20.

De l’hystérie, il faut rapprocher d’autres expressions névro-tiques très fréquentes : énurésie, impuissance, inhibitions intellec-tuelle ou physique, complexe d’échec, inhibition de compétition… Toutes ces formes sont aussi en relation avec la situation œdi-pienne et les difficultés, qui font obstacle à son dépassement21.

c) – Les névroses phobiques, obsessionnelles sont un problème mal élucidé.

Pour beaucoup d’auteurs occidentaux, elles sont rares. Ef-fectivement, il est exceptionnel de rencontrer des névroses phobiques, et surtout des névroses obsessionnelles, dans des formes identiques à celles observées chez l’européen.

Et pourtant, T. A. Lambo, psychiatre nigérian, écrit à propos des névroses obsessionnelles : « Obsessional neurosis in primitive African is usually, or mistaken for normal native religions rituals. Therefore, the essential pre-requisites for sound diagnosis are thorough knowledge of the language and the subcultural group to which patient belongs, for example, his religion. From the diagno-sis standpoint, obsessional neurosis seem to be the most formida-                                                                                                                20 Les crises de possession sont parfois considérées comme manifestations hystériques. Cette assimilation n’est pas justifiée. Les crises de possession sont d’ordre socio-culturel. Si elles sont facilitées par cette disponibilité particulière de l’africain, qui favorise les identifications, elles n’en ont pas pour autant une signification hystérique. 21 Les symptômes hystériques, les malaises somatiques, sexuels, intellectuels et physiques sont très souvent interprétés comme conséquence d’un « mara-boutage ». Le marabout a le pouvoir de donner la maladie et de la guérir. Les termes « marabouter », « démarabouter » sont d’un usage courant pour dési-gner ces actions maléfiques ou bénéfiques.

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ble of all varieties of psychoneurosis among primitives. This is probably due to the fact that the apparent elasticity of the cultural environment, to accomodate the symptoms, is great ».

Selon la conception analytique, il faut séparer radicalement névrose phobique (structure génitale) et névrose obsessionnelle (structure anale). Il serait compréhensible, étant donné ce que nous avons dit des premiers stades du développement, que la névrose obsessionnelle soit rare et que la névrose phobique (hystérie d’angoisse) soit plus fréquente.

/p. 48/ En ce qui concerne les conduites phobiques, on peut dire qu’elles tissent la vie quotidienne. Mais elles sont imposées de l’extérieur et vécues collectivement dans un rituel et des inter-dits socialisés. En ce qui concerne la psychonévrose obsession-nelle, le problème n’est pas le même et des recherches sont né-cessaires pour mieux préciser son importance, sa situation et sa forme.

Une notion, facile à vérifier, complique encore le problème des névroses. Il est très souvent malaisé de les séparer des états psychotiques, tant est banale l’activité délirante et hallucinatoire à l’occasion du moindre malaise physique ou psychologique. Très souvent, les limites mêmes de l’hallucination ou du délire sont difficiles à définir. Entre une très vive représentation, un rêve qui prend soudain visage de réalité, une rêverie qui est vi-sion significative et l’hallucination authentique, il est très malai-sé d’établir des différences, même après des entretiens labo-rieux. Quant à l’interprétation délirante, elle est souvent si proche des représentations collectives qu’elle peut paraître ex-plication conforme à la logique interne des systèmes qui fon-dent l’organisation socio-culturelle.

Il faut ajouter que beaucoup d’individus psychotiques, mani-festement délirants et hallucinés et considérés comme tels par leur entourage, ont conscience de leurs troubles et demandent spontanément assistance.

Ces limites entre névroses et psychoses sont aussi très mal défi-nies et c’est là un caractère assez original de la psychiatrie africaine.

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H. Collomb – Assistance psychiatrique en Afrique

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2° – PSYCHOSES

Deux points doivent être soulignés. – Le premier concerne la distribution nosographique qui est

extrêmement variable selon les statistiques. Les taux de fréquence des psychoses affectives (états ma-

niaques, états dépressifs, psychoses circulaires) varient selon les auteurs de 1,6 % à 60 % chez les malades hospitalisés (Collomb & Zwingelstein [14]).

Il ne s’agit certainement pas de populations différentes, mais d’une façon différente de percevoir et de classer.

Ces divergences ne sont pas simplement explicables par la formation de l’observateur. Elles sont dues aussi à la difficulté /p. 49/ de faire coïncider les formes psychotiques africaines avec les cadres proposés par la psychiatrie occidentale. Dans cer-taines statistiques, le taux important des psychoses non classées

exprime cette difficulté. Dans beaucoup d'affections psychia-triques, un élément important pour le diagnostic est dans la qualité du contact entre médecin et malade. Si ce facteur peut être facile à apprécier au sein d'une même culture, c'est-à-dire

lorsque médecin et malade participent des mêmes structures

psycho-sociales, la situation est toute autre dans les conditions

d’affrontement culturel. Le risque, par exemple, est de trouver

tous les malades étranges par référence à sa propre structure (et le taux des schizophrènes augmente), ou de les considérer tel-lement différents qu’il n’est plus question de pouvoir apprécier leur étrangeté.

Pour juger de la qualité du contact, il faut un minimum d’empathie ; c’est-à-dire une possibilité d’identification par delà les barrières culturelles et les barrières léguées par l’histoire.

– Le deuxième concerne l’intérêt qu’il y aurait à définir des méthodes standard d’observation, tout au moins pour des affec-tions bien définies, pour une étude épidémiologique satisfaisante.

Il s’agit d’une entreprise difficile, mais les conséquences pour-raient en être très éclairantes pour la psychiatrie en général. S’il était prouvé que, dans certains groupes, il n’existe pas ou très peu

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de schizophrénies, le problème étiologique serait moins obscur. C’est le mérite de l’ethno-psychiatrie d’aborder ce type de re-cherches, qui ne sont encore, malheureusement, pas très avancées.

– Nous utiliserons pour définir un taux de fréquence, très approximatif, le matériel statistique du Centre Hospitalier de Fann à Dakar. Seuls les malades hospitalisés ont été retenus. Cette restriction apporte déjà une distorsion importante, car beaucoup de malades (la plupart) sont traités dans leur famille. Très peu de névroses sont hospitalisées. Beaucoup d’états déli-rants, lorsqu’il s’agit de malades non agressifs, tolérés par la famille, sont aussi suivis en consultation.

La classification, très approximative, condensée dans le ta-bleau 1, a été établie sur 2 000 malades hospitalisés, de 1959 à 1965 dans le service de psychiatrie.

/p. 50/ À titre de comparaison, nous avons reproduit les ta-bleaux correspondants de la classification standard française actuelle (tableau II) et de la classification standard internationale actuelle (tableau III), empruntés à H. Ey [18].

Dans la classification africaine (tableau 1), le taux des né-vroses n’est pas significatif de leur importance. Il correspond aux formes graves chez des malades hospitalisés (crises d’angoisse aiguës, hystéries graves).

Tableau I

Classification africaine (expérience sénégalaise).

C. M. D. B.D. D.C. SCH. N. 5 % 5 % 15 % 30 % 5 % 15 % 5 % P. O. 20 %

Tableau II

Classification standard française actuelle [18].

C. M.D B.D. D.C. SCH. N. 5 % 20 % 5 % 15 % 20 % 15 % P. O. 20 %

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Tableau III Classification standard internationale actuelle [18].

C. M.D SCH. N. 5 % 20 % 35 % 20 % P. O. 20 %

C. = états confusionnels M.D. = états maniaques, états dépressifs, psychoses périodiques B.D. = bouffées délirantes D.C. = délires chroniques SCH. = schizophrénie N. = névroses P.O. = psychoses organiques. /p. 51/

a) – Schizophrénie

Dans un travail antérieur avec J. Zwingelstein (1963 [14]), nous avons groupé 14 enquêtes faites de 1936 à 1962, concer-nant le taux des schizophrénies chez les malades hospitalisés.

Les variations de pourcentage sont considérables, approxi-mativement de 6 à 60 % :

– Moffson (Afrique du Sud), 1955 : 56,7 % [27] ; – Lamont (Afrique du Sud), 1953 : 55,8 % [23] ; – Baasher (Soudan), 1961 : 6,98 % [3]. Il est à remarquer que les taux les plus élevés sont ceux

d’Afrique du Sud. À Dakar, le taux du service ne varie pas sensiblement d’une

année à l’autre et se situe aux environs de 15 %. Ce taux est très inférieur à celui indiqué dans la classification

internationale (tableau III) et inférieur à celui de 20 % de la clas-sification française (tableau II). Dans la classification internatio-nale, la schizophrénie englobe bouffées délirantes et délires chroniques de la classification française.

De nombreux auteurs, depuis le travail de Gordon, 1936 [19], ont lié l’apparition de la schizophrénie en Afrique aux transformations qui bouleversent les sociétés africaines tradi-tionnelles : urbanisation, modifications de statut économique,

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détribalisation, adoption de nouvelles valeurs… Il serait sédui-sant de voir dans l’éducation africaine et dans la représentation mythique du monde, des systèmes qui protègent contre la dis-sociation schizophrénique. Il s’agit là d’hypothèses qui sont encore à vérifier.

Il n’a pas été fait d’études comparatives entre collectivités strictement traditionnelles et collectivités acculturées. Le par-tage est souvent difficile à faire. L’acculturation pénètre partout. Les isolats sont rares. Mais il est encore possible d’en trouver et de les utiliser pour une telle enquête.

– Quelques particularités séméiologiques peuvent être souli-gnées :

- fréquence des formes simples, rareté des formes catato-niques ; - fréquence des somatisations et des symptômes de type hystérique ;

/p. 52/ - difficultés du diagnostic avec certains états dépressifs

chroniques comportant un retrait, une séparation d’avec le groupe, une existence apparemment autistique.

– La grande tolérance du milieu permet la réintégration ra-pide dans la famille. Cette heureuse disposition de l’entourage évite l’organisation d’une aliénation asilaire. Elle supprime par-tiellement les problèmes si difficiles de sociothérapie et de thé-rapie occupationnelle à l’intérieur de l’hôpital.

Cette tolérance, qui tend à diminuer dans les grandes villes, trouve son explication dans la qualité du lien interhumain en Afrique, la représentation des maladies mentales, et peut-être surtout dans l’absence d’agressivité des malades mentaux. Cette dernière notion est corrélative de l’absence d'agressivité expri-mée par le comportement verbal et moteur normal22.

                                                                                                               22 Cette opinion n’est pas toujours communément admise : parfois même l’opinion contraire est exprimée. Il s’agit probablement dans ces cas, soit de projection personnelle, soit de représentations collectives qui gênent l’observation des faits.

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b) – Bouffées délirantes La bouffée délirante (psychose délirante aiguë, psychose

transitoire) est caractéristique de la psychiatrie africaine, aussi bien par sa forme que par sa fréquence.

Elle est observée aussi bien dans le milieu traditionnel que dans les milieux urbanisés, ou transplantés.

Dans une récente statistique (1963) faite en France, sur des malades africains de la région parisienne, le diagnostic de bouf-fée délirante a été retenu dans 50 % des cas. Les statistiques de Dakar sont un peu différentes (30 % des cas), parce qu’une partie seulement est hospitalisée. Beaucoup de malades sont traités dans leur famille. Le taux de 50 % est certainement plus proche de la réalité. Il est très éloigné de ce qui est admis dans la classification française (5 %). La classification internationale ne reconnaît pas la bouffée délirante. Elle est considérée comme schizophrénie aiguë. c) - États dépressifs, états maniaques, psychoses circulaires

• c1 – Les états maniaques sont les plus faciles à identifier, parce que conformes aux états maniaques de la psychiatrie oc-cidentale. Cependant, là aussi, le taux est très variable : /p. 53/

– Tooth (Gold Coast), 1934 : 16,1 % [37] ; – Lamant (Afrique du Sud), 1953 : 1,9 % [23]. Le taux au Sénégal est d’environ 5 % et n’a guère varié de-

puis la première statistique. Ces crises maniaques ont tendance à se renouveler ; mais il

est rare de les voir alterner avec des états dépressifs dans une psychose circulaire maniaco-dépressive caractéristique.

Lamont (1951 [22]) fait les mêmes constatations à propos de 22 cas.

• c 2 – Les états dépressifs constituent un groupe plus hétérogène : états mélancoliques, états dépressifs simples, dépressions névro-tiques, dépressions réactionnelles, dépressions d’involution… Les états mineurs sont facilement méconnus, parce que moins bruyants, n’attirant pas l’attention. Les formes camouflées par des idées délirantes systématisées de persécution, ou par des plaintes

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somatiques à teinte hypocondriaque ou asthénique, sont très fréquentes et peuvent ne pas être identifiées.

Comme pour d’autres formes psychotiques, les statistiques ne sont pas homogènes; le taux de fréquence varie entre 1 et 15 % :

– Collomb & Zwingelstein (Sénégal), 1961 : 16,1 % [14] ; – Lamont (Afrique du Sud), 1953 : 1,1 % [23]. Si certains auteurs considèrent la dépression comme rare :

Lamont, Carothers au Kenya, 1939 - 1948 [4], Vincke au Ruan-da-Urundi 1957 [39], d’autres considèrent la dépression comme une affection très commune : Aubin en milieu urbain 1959 [2], Field au Ghana ; Diop au Sénégal 1961 [15].

Prince au Nigeria en 1962 [33] reprend les problèmes posés par la fréquence, la répartition et l’aspect clinique des états dé-pressifs, à la suite des travaux de Field. Il estime, d’après ses observations au Nigeria, que la dépression est l’un des syn-dromes les plus courants en Afrique, si l’on admet dans la dé-pression les plaintes somatiques, « somatic complaint syndrome with unhappy face », et les équivalents dépressifs. Si par contre on identifie la dépression à la dépression mélancolique typique, elle devient très rare, sinon inexistante.

/p. 54/ Les statistiques de notre service à Dakar, postérieures à 1961, ont confirmé le taux approximatif de 15 %. Parmi les

caractéristiques générales des dépressions en Afrique, il faut souligner :

– l’absence des idées d’indignité et d’auto-accusation ; – la rareté des conduites suicidaires ; – l’importance des manifestations somatiques ; – la quasi constance des délires de persécution. Les états dépressifs apparaissent le plus souvent réactionnels à

des situations difficiles ou conflictuelles, familiales, profession-nelles ou sociales. L’explication de la rareté de la mélancolie dans sa forme occidentale typique, avec idées d’indignité, de culpabili-té, d’incapacité, n’est pas simple. Parmi les facteurs psycholo-giques et socio-culturels qui ont été avancés, nous retenons l’hypothèse d’une heureuse relation mère-enfant. L’étroite sym-biose mère-enfant, prolongée par la période de permissivité qui

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suit le sevrage, recule le moment des expériences angoissantes. Le mauvais objet n’est pas internalisé ; il apparaît à un moment où la confusion de soi et de l’objet n’est plus possible.

Corrélativement, les conduites suicidaires sont rares. L’en-semble des informations recueillies en milieu psychiatrique et au cours d’enquêtes systématiques – tant en milieu urbain qu’en milieu rural – confirme le taux extrêmement bas des suicides en Afrique :

– Sow (Sénégal), 1962 : 0,78 pour 100 000 habitants [36] – Asuni (Nigeria), 1961 : moins de 1 pour 100 000 habitants [1] Rappelons que le taux moyen pour l’Europe ou les États-

Unis est de 17 pour 100 000. L’extrême rareté des suicides en milieu hospitalier s’oppose à

la fréquence des états dépressifs. Cette discordance souligne encore la différence de structure de ces états en Afrique (en particulier l’absence d’auto-agressivité).

Les plaintes somatiques, souvent mises en avant, plus fré-quentes encore dans la dépression que dans les autres formes psychotiques, font barrage à une exploration plus profonde du malade et de ses relations familiales. Il est souvent difficile de dépasser le symptôme somatique, pour atteindre /p. 55/ le niveau conflictuel. Tout au plus, livre-t-il, plus ou moins rapidement, un système persécutif qui fait appel aux représentations habi-tuelles (maraboutage, attaque par les djinnés ou les saytanés, les rabs, attaque par les sorciers anthropophages). Souvent, la per-sécution est présentée comme phénomène premier et paraît dissoudre l’angoisse et la dépression.

La dépression d’involution paraît rare. Cette notion rejoint celle de la rareté relative des troubles mentaux chez les gens âgés (en dehors d’états démentiels séniles ou préséniles)23. En

                                                                                                               23 Il est une situation cependant très inconfortable et pathogène, susceptible de provoquer des troubles mentaux. Il s’agit de l’absence de descendance. Géné-ralement, l’homme n’est pas menacé, car il possède plusieurs femmes et cherche toujours à s’assurer une descendance. Mais les cas de stérilité pour cause organique sont très fréquents. Les états dépressifs et les délires à thème de grossesse, de reproduction, ou à contenu sexuel sont fréquents chez les

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Afrique, vieillir n’est pas une diminution de l’être, mais un plus être. La force24 et la sagesse augmentent avec l’âge. Les vieux sont toujours respectés et ne sont jamais rejetés, même lors-qu’ils sont déments. Cette attitude a valeur prophylactique ; elle protège le vieillard africain de l’isolement et du rejet qui guet-tent en Europe l'homme devenu vieux et improductif.

• c 3 – La forme circulaire maniaco-dépressive est très rarement si-gnalée dans les diverses statistiques. Aucune explication n’est donnée à cette rareté. Peut-être la phase dépressive, moins bruyante, est-elle ignorée. d) – Délires chroniques

Si l’on compare les tableaux I et II (classification africaine et classification française), on remarque que la place des bouffées délirantes se fait surtout aux dépens des délires chroniques, un peu moins aux dépens de la schizophrénie.

Cela pourrait signifier une moindre « chronicisation » des dé-lires. Il semble bien que ce soit le cas. Nous avons souligné plus haut les facteurs sociaux qui protègent le malade contre une évolution chronique de ses troubles (qualité du lien interhu-main, représentation de la maladie mentale, attitude de la fa-mille et du groupe vis-à-vis du malade mental).

/p. 56/ Dans le groupe des délires chroniques, la persécution reste le thème le plus banal. Les délires de revendication sont rares et la paranoïa est exceptionnelle. Elle ne s’observe que chez des individus très acculturés. e) – Psychoses puerpérales

Les psychoses puerpérales sont généralement considérées comme des psychoses organiques. Il est exceptionnel qu’inter- vienne un facteur infectieux ou endocrinien dans leur genèse. La plupart relèvent de facteurs psychologiques et socio-culturels.

Elles sont très fréquentes en Afrique. Elles ne figurent pas

                                                                                                                                                                                                                                   femmes qui atteignent la ménopause sans descendance. 24 Il ne s’agit pas de la force physique, mais de la force organisée, à valeur spirituelle, le “fit” en Wolof.

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dans la classification française ou internationale, parce qu’inclues dans le groupe des psychoses organiques. Peut-être est-ce légitime en Europe.

Dans la classification africaine, la puerpéralité est considérée comme facteur étiologique et les psychoses puerpérales se dis-tribuent dans différents groupes : bouffées délirantes surtout, états dépressifs, maniaques, confus secondairement.

En milieu hospitalier, les psychoses puerpérales représentent environ 15 % de la population féminine.

L’importance de la maternité et de la descendance au niveau psychologique et social, les interdits qui entourent la procréa-tion, la conscience du risque moral et physique de la grossesse, risque entretenu par l'entourage, la responsabilité de l’enfant exposé à toutes les menaces pendant les premières années de son existence… sont autant de facteurs qui colorent de crainte, d’appréhension toute la période de la grossesse et les premiers mois qui la suivent.

La « conspiration du silence » qui entoure la maternité (dans les ethnies sénégalaises) n’en permet pas l’expression libératrice. Mariage conventionnel obligatoire, situation polygamique, rap-ports difficiles avec les familles, crainte de la répudiation sont générateurs de tension et de conflits qui compliquent une situa-tion déjà lourde d’inquiétude et d’angoisse. On pourrait ajouter la vision de l’accouchement en milieu hospitalier qui, pour une femme venue de la brousse, séparée de son milieu, « livrée aux visions de sang et de fer », représente une condition traumati-sante redoutable.

/p. 57/ Quelle que soit leur forme, ces psychoses de la gros-sesse ou du post-partum guérissent remarquablement. Elles n'évoluent jamais vers des états chroniques. f) – Psychoses organiques

Nous avons signalé l’importance des facteurs organiques dans la psychiatrie africaine, surtout en raison des infections et des parasitoses qui atteignent le système nerveux.

Dans les différentes statistiques, le taux des psychoses orga-niques, dans les services hospitaliers, se situe entre 20 et 30 %.

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Ce groupe hétérogène comprend : – les psychoses parasitaires et infectieuses (syphilis et trypa-

nosomiase surtout) ; – les psychoses nutritionnelles (pellagre, à vrai dire assez ex-

ceptionnellement rencontrée dans sa forme mentale, kwashiorkor, dont nous parlerons à propos des maladies psychosomatiques) ;

– les psychoses épileptiques, rares en dehors des états confu-sionnels qui suivent les crises ou les états de mal ;

– les psychoses toxiques (alcoolisme, cannabisme) [7, 8] ; – les psychoses associées à une affection neurologique (ménin-

go-encéphalite, artério-sclérose cérébrale, traumatisme crânien). Notre classification africaine (tableau 1) cadrerait avec les

autres classifications : 20 %. Ce taux est très approximatif. Il est fonction en particulier de l’importance de l’endémie trypano-somique et de la tolérance à l’égard des états déficitaires, débili-té et démence.

La distribution à l’intérieur de ce groupe est très différente de celle constatée en Europe. Il est prudent de penser toujours à une affection organique devant n'importe quel état psychotique. 3° – LES MALADIES PSYCHOSOMATIQUES

Les enquêtes concernant les maladies psychosomatiques en Afrique sont très rares et généralement superficielles et incom-plètes, visant des groupes de population non homogènes. Et pour-tant, comme pour d'autres affections, les maladies psychosoma-tiques peuvent être reliées à d’autres particularités du comporte-ment humain ou de la structure de la personnalité dans des condi-tions privilégiées. À côté d'isolats figés dans des /p. 58/ structures psychosociales encore très stables, il existe des groupes en transi-tion, soumis aux bouleversements de l’acculturation. Des compa-raisons intéressantes pourraient être faites qui éclaireraient les mé-canismes encore obscurs des maladies dites psychosomatiques.

a) – Pour la clarté de ce qui va suivre, il est utile de définir, dans la mesure du possible, le concept de maladie psychosomatique.

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Tantôt la notion de maladie psychosomatique s’applique à un groupe de maladies très systématisées, rejetées du cadre des mala-dies organiques, parce qu’elles n’ont pas d’étiologie évidente, et parce qu’elles semblent influencées par des facteurs psycholo-giques.

Tantôt psychosomatique désigne une attitude générale devant la maladie, une façon globale de considérer l’homme malade.

Entre ces deux significations, il y a place pour toutes les so-matisations et… pour beaucoup de confusion. Étant donnée l’importance de la somatisation en Afrique, tout deviendra psy-chosomatique.

Il vaut mieux essayer de distinguer, comme nous l’avons fait [10], somatisation (vécu corporel immédiat d’un trouble psy-chologique), conversion (expression d’un message par une chaîne symbolique dans laquelle intervient nécessairement le langage) et maladie psychosomatique au sens limité du terme.

Il est évident que cette distinction est un peu artificielle, comme l’est toute séparation, et qu’il existe des formes qui par-ticipent de ces trois catégories ou des formes de transition.

Pour ce qui concerne les faits observés en Afrique, nous nous limiterons aux maladies psychosomatiques ; les autres aspects ayant déjà été abordés.

b) – Dans ce groupe, plusieurs affections ont retenu l’attention. • b1 – Des études récentes sur les maladies vasculaires ont

montré – contrairement aux opinions anciennes – leur grande fréquence chez les malades hospitalisés et chez les consultants des grands services de médecine générale. Les conclusions des enquêtes faites à Dakar et dans les autres villes d’Afrique sont concordantes l’hypertension artérielle /p. 59/ est aussi fréquente et aussi importante, sinon beaucoup plus, chez l’africain que chez l’européen. Elle débute très souvent avant 30 ans. Il est bon de rappeler ici que l’hypertension artérielle est deux fois plus fré-quente, aux États-Unis, chez le Noir que chez le Blanc.

Les chiffres relevés dans les hôpitaux ou les consultations des grandes villes d’Afrique s’appliquent à des populations ur-

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baines. Des tentatives ont été faites pour une étude comparative en milieu urbain et en milieu rural (Pène et coll. [ 31]).

Mais le choix de la population rurale porte sur des villages si-tués à proximité de l’agglomération dakaroise. Dans ces condi-tions, il n’a pas été relevé de différences significatives. Pour une étude de ce type, il aurait fallu comparer des populations sous-traites à l’acculturation, parfaitement isolées, ayant conservé leurs modes de vie et leurs structures sociales traditionnelles. Une enquête faite dans un groupe de villages du Sénégal orien-tal, répondant à cette situation, n’a pas relevé un seul cas d’hypertension sur 1 200 individus. Ce chiffre est trop faible pour autoriser des conclusions.

Le problème de l’athérome et de l’artériosclérose est beau-coup plus complexe. Les facteurs nutritionnels jouent un rôle important, réduisant la part des facteurs psychologiques. Les accidents occlusifs sont exceptionnels dans les artères des mem- bres et du cœur ; ils sont d’une grande fréquence dans les artères cérébrales. L’athérome accompagne souvent l’hypertension.

Par ailleurs, et ici nous tombons dans le domaine de la so-matisation, les symptômes fonctionnels cardiovasculaires sont souvent exprimés au cours des situations conflictuelles ou an-xiogènes : dyspnée d’effort, palpitations, douleurs précordiales et sensations désagréables, qui ont tendance à diffuser à partir de l'aire précordiale. Le syndrome cardiovasculaire peut être aussi aisément induit par l’exemple : l’aptitude à l’identification est très générale et facilite la « contagion ».

• b 2 – L’ulcère gastro-duodénal a fait l’objet de quelques études; sa fréquence est admise par presque tous les auteurs. Pour cer-tains, ce serait la maladie psychosomatique la plus fréquente chez l’homme (le taux est 6 fois plus élevé chez l’homme). Sur 4 000 malades d’un hôpital général à Dakar, il a été enregistré, radiolo-giquement, plus de 50 cas d’ulcères /p. 60/ gastro-duodénaux (1963). L'ulcère duodénal est beaucoup plus fréquent que l'ulcère gastrique. Payet et coll. [30] ont tenté une approche psycholo-gique à propos de 50 cas. Ils retrouvent des composantes an-xieuses et agressives, des manifestations émotionnelles intéres-sant l’appareil cardiovasculaire et digestif et soulignent les corré-

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lations avec l’acculturation occidentale, l’instabilité profession-nelle, l’urbanisation. Vincke [39] au Congo (1957), observant des populations différentes, souligne au contraire la rareté de l’ulcère gastroduodénal et de l’hyper-tension par rapport à l’asthme.

• b 3 – L’asthme est très fréquent chez l’adulte, aussi bien chez l’homme que chez la femme, dans les conditions d’observation de Dakar ; par contre, il est très rare chez l’enfant.

• b 4 – Les maladies de la peau sont également fréquentes (Basset, Dakar, 1964) : psoriasis rare en brousse et qui s’observe surtout chez les hauts fonctionnaires, les instituteurs, les chauf-feurs de taxi ; lichen plan ; eczéma séborrhéique du visage et qui s’accompagne souvent d’une anxiété importante ; prurit des régions génitales qui conduit à des grattages intempestifs et s’accompagne de préoccupations centrées sur la sphère génitale.

• b 5 - Le diabète, plus fréquent chez la femme, est assez ré-pandu. La maladie de Basedow est rare dans les deux sexes.

• b 6 - Le kwashiorkor mériterait d’être étudié dans une pers-pective psycho-somatique. Il est lié au sevrage et considéré ha-bituellement comme secondaire à une alimentation déséquili-brée. L’ensemble des symptômes : troubles gastro-intestinaux (anorexie, vomissements, diarrhée), lésions cutanées, modifica-tion du comportement (apathie, irritabilité, dépression, régres-sion psychomotrice, dépendance…), arrêt du développement et ralentissement de la croissance, suggère les tableaux bien con-nus des carences maternelles décrites par Spitz.

La carence nutritionnelle qui accompagne généralement le sevrage revendique probablement une partie des symptômes. Mais l’idée très répandue de malnutrition, en Afrique, a certai-nement infléchi l'interprétation du syndrome.

Le sevrage représente, en effet, dans certaines conditions, une rupture brutale qui met fin à l'heureuse symbiose mère-enfant.

/p. 61/ c) – Les conclusions tirées à partir d’enquêtes très mo-destes sont très contradictoires.

Puchta et Jores [34] ont fait une étude sur les « maladies de la civilisation moderne » dans l’Afrique de l’Ouest d’après le

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matériel de 5 hôpitaux urbains. Ces maladies, qui groupent né-vroses et affections psychosomatiques, seraient toutes plus fré-quentes chez l’africain que chez l’européen ; leur taux augmente à mesure que l’africain est pris dans l’engrenage de la civilisa-tion. Les hauts fonctionnaires et les fonctionnaires de niveau moyen sont les plus atteints. Les névroses viendraient en tête chez l’homme (hystérie, crises excito-motrices, neurasthénie…), l’hypertension chez la femme.

D’autres s’appuyant sur des notions telles que : facilité de somatisation, indifférenciation du psychique et du somatique, fréquence des situations anxieuses et menaçantes… expriment l’idée que les troubles psychosomatiques sont plus fréquents dans les cultures traditionnelles africaines : « la civilisation tech-nique protège l’homme et le rassure ».

Pour d’autres encore, l’homme africain n’est pas différent du blanc. Dans la mesure où l’intérêt médical s’infléchit vers les maladies psychosomatiques, on s’aperçoit qu’il « fait » les mêmes maladies avec la même fréquence ; seules les différences individuelles interviennent.

Ces opinions correspondent peut-être davantage à des pro-jections personnelles qu’à une interprétation rigoureuse des faits observés dans de bonnes conditions.

Peut-être est-il possible de mieux saisir le fait psychosoma-tique, sa fréquence, son originalité, à partir de modes d’existence propres à l’africain, tels que nous avons essayé de les définir :

– au niveau du corps organisations neuro-musculaires et vé-gétatives engagées étroitement avec des ensembles sociolo-giques et culturels ;

– existence située hors de l’individu, en tant qu’unité sépa-rée, et investie surtout dans la totalité du groupe, dans une fu-sion plus que dans une solidarité à la fois synchronique et dia-chronique.

Le corps biologique et la force vitale qui l’investit sont aussi soumis étroitement à la vie du groupe. Les transgressions /p. 62/

des règles, les tensions, les conflits ont des conséquences soma-tiques. L'observation suivante est un exemple banal :

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N. D., fille Peul de 15 ans, a perdu tous ses cheveux à l'âge de 7 ans. Après plusieurs entretiens, elle raconte les conditions qui ont abouti à cette pelade décalvante totale.

Elle a été coiffée, un jour qu’elle était en visite chez des parents, par une femme appartenant à la caste des bijoutiers. Les femmes Peul ne peuvent être coiffées par des bijoutières. La transgression de cet interdit entraîne la chute des cheveux. La petite fille n’ignorait pas l’interdit mais ne connaissait pas la femme qui l’a coiffée.

Quelques jours après, quand elle apprit la profession de la coiffeuse, la chute des cheveux commença et aboutit rapidement à une calvitie to-tale.

La parole de ceux qui ont dans le groupe le pouvoir magique (marabout, féticheur) est toute puissante ; elle donne ou enlève la maladie.

Il est possible que les cultures traditionnelles protègent des maladies psychosomatiques, comme elles protègent des mala-dies mentales par des techniques culturelles qui visent à la ré-duction des tensions et à une meilleure intégration des indivi-dus. Ce fait pourrait être vérifié par des enquêtes précises.

À l’opposé, on peut concevoir que les conditions d’accultu- ration, qui augmentent les tensions et soustraient l’individu aux techniques curatives et préventives de son milieu, favorisent les maladies psychosomatiques.

Nous retrouvons là une notion très générale. Mais, en ce qui concerne la compréhension des maladies psychosomatiques, au sens restreint du terme, en Afrique, il faudrait faire appel à une organisation assez fondamentale qui caractérise la structure indi-viduelle africaine et l’oppose à la structure individuelle occiden-tale. Cette organisation peut être approximativement définie par les termes de perméabilité, d’absence de défenses personnelles isolantes et séparantes, de structures indéfiniment ouvertes…, termes déjà utilisés dans l’ordre psychopathologique, mais qui peuvent aussi s’appliquer au domaine psychosomatique.

Autrement dit, il y aurait toujours, pendant toute l’existence, mobilisation et actualisation de mécanismes qui, dans d’autres cultures, sont figés dans des structures rapidement fermées après les premières années de l'existence. La différence /p. 63/

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est importante et permet de comprendre l’efficacité des théra-peutiques traditionnelles à l’endroit d’affections psychosoma-tiques dont on sait qu’elles sont difficiles à traiter en Europe, par la méthode analytique, parce que prises dans une organisa-tion structurée dès les premières années de l’existence.

L’expression, vulgarisée de nos jours, « l'homme est un être bio-psycho-social », s’applique surtout à l’homme africain. L’homme occidental en a séparé les termes. 4° – LES DÉFICIENCES MENTALES

Il s’agit d’un champ encore mal exploré de la psychiatrie africaine.

a) – Chez l’enfant, la fréquence des insuffisances mentales peut être estimée à l’importance des atteintes organiques du système nerveux :

– méningites purulentes souvent traitées trop tard, et laissant de graves séquelles intellectuelles affectives, sensorielles, mo-trices, épileptiques ;

– méningo-encéphalites et encéphalites virales très fréquentes et graves ;

– paludisme grave ou pernicieux, auquel personne n’échappe ; – malnutritions, déficiences vitaminiques. Très souvent, à côté des déficiences intellectuelles et affec-

tives qui grèvent le développement de l’enfant, il existe des troubles du langage qui s'installent très rapidement, après une surdité post-méningitique; la surdité conduit à une mutité com-plète, même chez les grands enfants… Peut-être ce phénomène est-il lié à l'absence de langage écrit.

Ces états déficitaires chez l’enfant, bien que probablement très fréquents, ne posent pas encore de problèmes d’assistance : d’une part, ils sont encore bien tolérés par la famille, d’autre part, l’aspect efficacité, rendement, de l’unité individuelle n’est pas encore essentiel dans les cultures africaines.

Les enfants débiles sont certainement mieux tolérés qu’en

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Europe. L’attitude à leur égard n’est pas déterminée par la cul-pabilité, la blessure narcissique, l’agressivité ou la surprotection anxieuse… qui compliquent dans la culture occidentale la rela-tion et entravent les possibilités de développement.

/p. 64/ b) – Peu de travaux ont été consacrés aux états démen-tiels chez l’adulte âgé ou le vieillard. Les quelques statistiques

publiées ne sont pas homogènes, car elles englobent sous la

dénomination de démence ou de détérioration intellectuelle, beaucoup de psychoses organiques, telles que paralysie générale

et même trypanosomiase. L’étude de Michiels [26] au Congo Belge, en 1956, porte sur

64 cas d’états démentiels, dont 32 sont rapportés à une étiologie syphilitique et les autres sont qualifiés de démence sénile (3 cas), de démence vasculaire (6 cas), de démence éthylique (4 cas) ou n'ont pas d’étiologie (19 cas).

Après une enquête effectuée au Nigeria en 1961, Leighton écrit : « It is well known that older people become “childish”, do not answer questions properly, beat around the bush, in their talks cannot remember things and in general lose their mental capacities ». « This however, is ·part of the natural course of the events and really is not illness; it is incurable and not treated by native healers » [25].

À propos de 33 cas étudiés au Sénégal, sur 1 082 malades (Collomb et coll. 1962, [14]), aucune étiologie précise n’a pu être mise en évidence ; la plupart de ces malades ont un âge compris entre 40 et 65 ans. La sénilité et la présénilité ne peu-vent pas toujours être invoquées.

L’artériosclérose cérébrale est certainement un facteur im-portant de détérioration mentale. Dans les groupes urbains, les accidents vasculaires cérébraux sont très fréquents. Des en-quêtes systématiques (au Sénégal) ont montré la fréquence des altérations athéromateuses des grosses artères du cerveau à un âge beaucoup plus jeune qu’en Europe. Dans ce domaine, il serait imprudent de généraliser à partir d’un groupe sociocultu-rel qui a des habitudes alimentaires, des modes de vie physique et psychologique particuliers. Il serait au contraire souhaitable d’étudier le status vasculaire de certains groupes limités et par-

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faitement définis quant à leur mode de vie. L’étiologie générale de l’artériosclérose pourrait en être éclairée.

D’une façon générale, les déficiences mentales chez l’adulte ne posent pas non plus de problèmes d’assistance. Nous avons souligné la grande tolérance du milieu et l'attitude valorisante envers les vieillards.

/p. 65/ Dans les services hospitaliers, la place des psychoses séniles et des psychoses par artériosclérose est relativement petite : 2 à 3 % dans l’ensemble des statistiques, alors qu’aux États-Unis, elle se chiffre au taux de 27 %. 5° – PERSONNALITÉS PSYCHOPATHIQUES (caractéropathies,

personality disorder)

Certes il est difficile de recenser les personnalités patholo-giques en Afrique sans se référer aux normes culturelles qui varient d’une ethnie à l’autre. L'attitude des diverses sociétés vis-à-vis, par exemple, des diverses formes d’activité sexuelle (homosexualité, exhibitionnisme) ou de la délinquance est très variable. Mais les individus marginaux ou antisociaux sont ce-pendant identifiés et connus dans toutes les cultures.

Le problème est un peu compliqué du fait que la plupart des études consacrées aux individus antisociaux utilisent des en-quêtes judiciaires où les inculpés sont généralement jugés pour des infractions à des lois qui leur sont étrangères. Il y a parfois une contradiction entre la loi officielle et la loi coutumière.

Les statistiques fondées sur les expertises mentales des crimi-nels ou des délinquants devraient apporter néanmoins quelques précisions. Jusqu’à présent aucune étude d’ensemble, ou même limitée, n’a pu apporter des données satisfaisantes sur les perver-sions, la délinquance et la criminalité en Afrique.

En Afrique Centrale (Congo), Vyncke (1957), sur 74 cas d’ex- pertise mentale, relève 60 affections psychiatriques caractérisées. Carothers au Kenya trouve que, sur 100 individus coupables d'homicide, 8 sont mentalement déficients et, sur 57 criminels

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(par homicide) internés à l'hôpital psychiatrique de Nairobi (1959), 14 sont des débiles mentaux (soit 25 %).

Tous ces chiffres sont trop limités pour être significatifs ; d’autre part, ils ne peuvent signifier en dehors d’un contexte socio-culturel précis.

Nous ne pouvons apporter que des impressions, faute de matériel exploitable ou exploité25.

/p. 66/ Les conduites hétéro-agressives sont plutôt rares ; elles sont à la mesure des suicides. L’agressivité en tant que facteur du comportement antisocial est vécue à l’extérieur du groupe. Elle gêne peut-être la constitution de plus grandes unités ; mais à l’intérieur du groupe, elle est rarement manifestée. Les con-duites compétitives, les conduites d’affrontement, d’opposition

sont toujours dévalorisées, depuis la naissance jusqu’à la mort. L’éducation et la vie sociale traditionnelle visent à une parfaite intégration de l’individu dans son groupe d’origine. Dans la mesure – qui est grande – où il s'éprouve dans le groupe, et dans la lignée, il ne peut entrer en conflit avec eux.

Des enquêtes sur l’alcoolisme et la délinquance ont montré que toxicomanies et délits n’avaient jamais la signification de conduites de séparation ou d’opposition à l’autorité [7, 8, 32].

Nous serions tentés de proposer là aussi une explication : l’agressivité, l’opposition à l’autre, puisent aux premiers affron-tements que propose l’existence. Si l’autre n’est jamais un enne-mi, c’est que les premières expériences n’ont pas été frustrantes, ce qui paraît être la règle dans la vie des premières années de l’enfant africain. Plus tard, l’éthique sociale peut valoriser la bra-voure et le guerrier ; il ne s’agit plus de la même agressivité !

En nous référant aux modèles psychanalytiques, nous pou-vons avancer qu’il y a peu de personnalité psychopathique, comme peu de névroses orales ou de névroses anales dans les sociétés traditionnelles.

                                                                                                               25 Une enquête portant sur 17 000 dossiers (crimes et délits), à Dakar, n’a pu encore être dépouillée (Dr Ayats) ; les conduites antisociales sont relative-ment rares chez les malades hospitalisés.

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III. Organisation de l’assistance

Il ne saurait être question de transposer simplement les mo-dèles et les méthodes occidentales.

Une organisation cohérente et efficace doit tenir compte des conditions économiques et surtout socio-culturelles : représenta-tion de la maladie mentale, attitude envers le malade mental, forme et structure des déviations psychopathologiques prévalentes, fac-teurs étiologiques, situations pathogènes actuelles et à venir…

Nous distinguerons sommairement les objectifs et les mé-thodes. /p. 67/ A. – OBJECTIFS

Le problème théorique est facile à formuler : – dépister et traiter les malades mentaux ; – protéger contre le risque de maladie mentale.

1° – DÉPISTAGE ET TRAITEMENT

a) – Dépistage et diagnostic

D’après ce qui a été développé dans les chapitres précédents, le dépistage concerne non seulement le malade, mais également la situation conflictuelle, généralement en rapport avec des ten-sions familiales ou des problèmes d’acculturation.

C’est en quelque sorte un repérage à deux niveaux : le ma-lade, et la situation pathogène, problème un peu analogue à celui de la psychiatrie de l’enfant en Europe.

• a1 – Le malade

À ce niveau, existe, comme partout, une première difficulté qui consiste à séparer l’état de maladie de l’état de bonne santé mentale.

S’il est facile de reconnaître le « fou » selon des critères simples et admis par toutes des cultures (agitation, désordre, danger pour les autres), il est plus difficile de repérer tous ceux qui auraient aussi besoin d’assistance : prépsychotiques, névro-

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sés, individus soumis à des conditions conflictuelles durables ou intenses ; enfants en danger moral…

Chaque société a ses normes et son degré de tolérance et es-saye de résoudre le problème de façon particulière.

Dans certaines collectivités, le comportement et le rende-ment des individus sont surveillés régulièrement et les pre-mières défaillances sont rapidement remarquées (milieu mili-taire, fonctionnaires, milieu scolaire). Dans l’immense majorité des cas, le dépistage est tardif, si la maladie ne débute pas brus-quement par des désordres importants.

En Afrique, la société n’exige pas de l’individu efficacité et rendement. Il est permis de ne pas avoir d’occupation précise, de ne pas travailler pendant longtemps, de vivre de la solidarité des autres, de déambuler, de se déplacer sans but précis ou de vivre seul à l’écart pendant des années. Ce type de comporte-ment peut être normal ou pathologique. Dans ce /p. 68/ dernier cas, le « malade » ne sera confié au guérisseur ou au médecin que longtemps après le début de ses troubles, à l’occasion d’un épisode d’agitation ou d’agressivité. Le fait est banal. Des ma-lades sont hospitalisés plusieurs années après le début effectif de leur psychose. L’entourage n’a pas toujours conscience de ce début lointain ; les écarts de comportement tolérés et admis sont oubliés, l’anamnèse toujours difficile à établir.

La thérapeutique des maladies mentales est d’autant plus ac-tive qu’elle est plus précoce. La maladie structure une façon « d’exister malade » qu’il est de plus en plus difficile de modifier à mesure qu’elle se prolonge. L’intérêt d’un dépistage précoce – en dehors de toute autre considération – est évident26.

                                                                                                               26 Cette notion de psychopathologie générale mériterait d’être nuancée. En Afrique, l’individu paraît beaucoup moins « lesté » par des structures forte-ment dessinées et durables. Ceci est vrai pour la psychologie normale et pour la psychopathologie. Il est surprenant d’observer des guérisons rapides et définitives chez des individus psychotiques depuis plusieurs années.

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Certaines attitudes qui, dans les cultures occidentales, retar-dent le recours au psychiatre, paraissent ne pas exister dans les cultures africaines traditionnelles :

– discrédit qui accompagne la maladie mentale (le malade et la famille sont marqués définitivement) ;

– doute sur l’efficacité des thérapeutiques à l’endroit de ma-ladies considérées depuis des siècles comme incurables ;

– réticence à l’égard des techniques qui ne sont que psycho-logiques.

La maladie mentale est toujours considérée au contraire comme guérissable ; techniques verbales et techniques du corps sont également agissantes.

Les avantages de cette représentation sont parfois annulés par de longs traitements chez un marabout ou un guérisseur avant ceux du psychiatre.

• a.2 – La situation conflictuelle pathogène

C’est un temps difficile mais indispensable pour la compré-hension et le traitement. Il nécessite des entretiens nombreux et laborieux avec le malade et les divers membres de la famille.

/p. 69/ En Europe, le malade étant reconnu, il importe – tout au moins chez l’adulte – de définir une structure prémorbide qui explique pro parte la structure pathologique selon le schéma clas-sique : la maladie mentale est la rencontre d’une structure et d’une conjoncture. D’où l’intérêt d’une biographie très précise à travers laquelle on repère plus ou moins facilement les dessins de la personnalité.

En Afrique, une biographie est extrêmement difficile. Le dé-coupage temporel manque de cadres ; l’histoire individuelle est difficile à reconstituer. D’ailleurs, a-t-elle un grand intérêt ?… puisque l’individu n’est pas investi dans son histoire indivi-duelle, mais dans ses relations avec l’environnement.

Ce sont ses relations actuelles qu’il importe de préciser. La première démarche est de situer le malade dans sa famille : le situer dans le système de filiation (généalogie) et dans le système

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d’alliance (les mariages). Ensuite, il faut percevoir et comprendre les tensions à l’intérieur de ces deux systèmes dont la dynamique peut être contradictoire. Il reste encore à situer l’individu hors de son groupe, préciser sa position d’acculturation, de séparation, avec les problèmes de dépassement, d’affrontement, de trans-gression d’interdits… que comporte souvent une telle position.

Le malade n’est qu’un des éléments d’une situation qu’il faut débrouiller et apprécier globalement pour comprendre et être efficace. b) – Traitement

D’une façon générale, les thérapeutiques psychiatriques sont actuellement très efficaces. On a pu même affirmer que la plu-part des malades devrait guérir. Cette proposition, qui n’a mal-heureusement pas encore toute l’adhésion des psychiatres et surtout des médecins généralistes, peut être acceptée sous ré-serve d’une mobilisation de toutes les méthodes thérapeutiques.

• b1 - Les progrès spectaculaires des méthodes dites biolo-giques (convulsivothérapie, neuroleptiques) ont retardé la pro-motion des méthodes psychologiques et psychosociologiques. Malgré de nombreuses recherches et de multiples tentatives, inspirées de diverses positions théoriques, peu de malades, en pratique, bénéficient d’une psychothérapie efficace, /p. 70/ pen-sée et adaptée en fonction des problèmes socio-culturels

propres à chaque groupe ou sous-groupe. Les progrès les plus évidents, dans ce domaine en occident,

ont été d’une part « l’humanisation » progressive des établisse-ments de soins, d’autre part l’extension de l’assistance hors de l’hôpital pour une prise en charge plus globale et continue des malades.

Les malades mentaux sont de moins en moins considérés comme des individus dangereux, qu’il faut soustraire de la communauté en les « renfermant ». Ils sont traités comme d’autres malades, en tenant compte de leurs possibilités sociales restreintes, de leur sensibilité aux frustrations, de leur état de régression temporaire plus ou moins profonde. Toutes ces con-

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sidérations impliquent accueil, ambiance, confort à la mesure de ces malades : l’hôpital s’est complètement transformé et il ne restera bientôt plus trace des forteresses asilaires.

L’hôpital n’est qu’une étape dans l’organisation de l’assis-tance, étape qui doit être raccourcie et même évitée. Le but de la thérapeutique est la réintégration du malade, c’est-à-dire le rétablissement des relations satisfaisantes entre le malade, sa famille et la société. Ce souci a conduit à une psychiatrie extra-hospitalière de plus en plus large : hospitalisations limitées à une partie de la journée seulement (hôpitaux de jour ou hôpi-taux de nuit selon les types de malades) ; placement dans des foyers d’accueil, centres de post-cure, ateliers de réadaptation…

L’ensemble constitue un appareil complexe et coûteux27. Il ne peut certes être installé partout ; mais il consacre une attitude qui peut inspirer une organisation en fonction des possibilités géographiques, économiques et culturelles.

• b 2 – En Afrique, les conditions d'assistance sont diffé-rentes. Le niveau économique ne permet pas de consacrer beau-coup aux besoins d’assistance. Mais, précisément, il est possible avec de faibles moyens d'être très efficace.

Les méthodes biologiques sont extrêmement efficaces, peu coûteuses et parfaitement acceptées. Tous les médecins, habi-tués /p. 71/ à la psychiatrie occidentale, s'étonnent des résultats de la convulsivothérapie28. Les malades réclament souvent eux-mêmes des électrochocs.

Les cures neuroleptiques peuvent être poursuivies pendant très longtemps à l’extérieur de l’hôpital, sous réserve d’un ap-provisionnement facile et peu coûteux, et à condition d’expli- quer au malade, à sa famille et, éventuellement, au médecin la nécessité d’un traitement de longue durée. Les consultations                                                                                                                27 Conçu pour prendre en charge la population (soins et prévention) distribuée en secteurs opérationnels. 28 Les résultats spectaculaires et quasi constants des électrochocs dans la plu-part des états psychotiques proposent des thèmes de réflexion : structure particulière des psychoses, valeur curative de l’expérience symbolique de la mort, modifications biologiques…

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sont très régulièrement suivies. Il est ainsi possible de traiter la plupart des malades dans leur famille.

Les techniques psychologiques et sociales, par contre, posent un problème qu’il n’est pas aisé de résoudre.

Certes, il est facile « d’humaniser » l’hôpital ; d’autant plus que (comme il a déjà été souligné) l’africain n’est pas agressif. Encore que ce premier temps n’ait pu être réalisé que très ré-cemment, tant était ancrée chez l’européen l’idée du noir dange-reux, agressif, violent29, et chez l’africain acculturé l’image occi-dentale du malade mental dangereux.

Cette étape est déjà très importante. Nous avons souligné ailleurs les effets catastrophiques de l’isolement chez l’africain. Ambiance agréable, confort relatif, liberté de recevoir la famille à n’importe quelle heure, possibilité de circuler librement, d’organiser des palabres et des jeux… donnent à l’hôpital l’aspect d’un lieu de repos et de réunions. L’effet thérapeutique est incontestable et se mesure souvent dès les premiers jours sans addition de drogues ou de chocs. Mais il ne s’agit pas là de techniques très structurées ; tout au plus, on peut parler d’une vague adaptation aux structures psychosociales traditionnelles.

La difficulté commence quand il s’agit de dépasser ce premier stade et d'élaborer ou d'adapter des techniques plus précises.

/p. 72/ Les psychothérapies individuelles d’inspiration analy-tique sont d’un rendement très limité. Et il n’existe pas beau-coup de psychanalystes en Afrique ! Elles permettent cependant de dénouer, parfois rapidement, des situations pathogènes sur-tout chez les enfants.

Le psychodrame ou les techniques de thérapie de groupe (sociodrame) sont des méthodes qui pourraient être très effi-caces. L’exemple des thérapies traditionnelles, notamment de la cérémonie appelée “N’Doep” chez les Lébou et les Wolof du Sénégal [9, 40, 42], est particulièrement démonstratif.                                                                                                                29  L’explication de cette image encore très actuelle dans beaucoup de représenta-tions occidentales a déjà été donnée (projection des propres tendances agres-sives, mécanisme du bouc émissaire).

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Mais la mise en forme de ces modes thérapeutiques suppose une profonde connaissance des structures psychologiques et sociales, des représentations et surtout la participation de psy-chiatres africains. C'est un domaine ouvert à la recherche, mais encore peu exploré.

Même à un niveau très modeste, qui viserait seulement l’occupation ou l’activité des malades à l’hôpital, nous sommes très embarrassés. On perçoit confusément l’importance de la danse, du rythme, des chants, des occupations collectives, des liaisons familiales, de la vie en groupe… , mais il n’est pas pour autant facile d’introduire à l’hôpital une existence fondée sur ces données. Là aussi, beaucoup reste à faire. Peut-être sommes-nous gênés par nos modèles et notre propre culture, pour inno-ver trop franchement et sortir des voies ordinaires.

Il reste que la nécessité d’une étroite dépendance du malade et de sa famille, impose au médecin des entretiens et des relations avec tous les membres de cette famille, ou tout au moins les membres « prévalents » pour le malade.

Ce temps, thérapeutique autant qu’informateur, ne saurait être négligé sous peine de passer à côté de la plupart des situa-tions conflictuelles qui éclairent la psychiatrie africaine et orien-tent une action prudente mais efficace. Le souci d'introduire la famille au centre de l'action psychiatrique suppose une organi-sation élémentaire d'un réseau d'aides sociaux et d’assistantes sociales dont la formation est un des aspects importants de l’assistance. 2° – PRÉVENTION – HYGIÈNE

a) - Prévenir une maladie, c’est en général supprimer sa cause ou rendre l’individu non réceptif.

/p. 73/ En pathologie mentale, il n’y a pas de causalité simple, linéaire (exception faite pour des maladies infectieuses ou para-sitaires qui intéressent le système nerveux : trypanosomiase, syphilis). La causalité est plurifactorielle, circulaire. Des facteurs

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sont connus, mais ne peuvent être corrigés facilement ; d’autres sont encore mal élucidés.

Le candidat à la névrose, la psychose ou la maladie psychoso-matique a une histoire qui l’a « fait » plus ou moins fragile, réceptif. Son histoire est faite de ses expériences antérieures ; les premières, les plus anciennes, sont les plus importantes. Ces expériences ont modelé sa façon de réagir, structuré des défenses ou des sensibili-tés, des résistances ou des faiblesses. Il n’est guère possible de refaire l’histoire, si l’on peut corriger des tendances, éviter des ren-contres traumatisantes ou des situations conflictuelles.

L’accord est fait sur l’importance des premières relations mère-enfant, sur les effets catastrophiques de la privation d’amour maternel, d’une façon plus générale, sur le manque d’affection dans le jeune âge. Ce manque pèsera toute l’existence comme un besoin qui – toujours présent parce que jamais satis-fait – se sensibilisera à la moindre frustration. Plus tard, les inévi-tables conflits seront ou ne seront pas supprimés sans dommage en fonction de ces premières expériences.

b) – Dans les cultures africaines traditionnelles, les premières relations de l'enfant sont vécues sur un mode privilégié (portage, satisfaction orale, permissivité, absence de contrainte avant un âge tardif, libre expression de l’agressivité) qui a comme conséquence :

– d’une part, une intégration facile dans la communauté (fu-sion au groupe) ;

– d’autre part, une perméabilité excessive à l'environnement (absence de défenses qui séparent, isolent et protègent).

L’absence de sensibilité historique à la frustration est com-pensée par une sensibilité très grande à l'environnement, signi-ficative de structure ouverte.

Les sociétés traditionnelles avaient prévu ces situations patho-gènes et élaboré de véritables méthodes de prophylaxie. Non seulement il existait (et il existe encore) des techniques /p. 74/

thérapeutiques qui réduisent les tensions nées de situations con-flictuelles, mais aussi des conduites collectives périodiques, ritua-lisées (danses de possession, rites de passage, fêtes de la coutume)

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qui avaient valeur cathartique et permettaient la libre expression de l'agressivité ou du désir dans des formes socialisées.

c) – D’après ce qui a été dit, on peut retenir deux types de si-tuations pathogènes, dont les conséquences sont souvent évi-dentes en clinique quotidienne.

• c1 – L’appartenance au groupe par un lien très puissant suggère que la séparation puisse être éprouvée comme une ex-périence frustrante, voire catastrophique. Des enquêtes, faites parmi les populations migrantes, les milieux scolaires et univer-sitaires, le confirment. En particulier, la proportion des états psychotiques ou névrotiques chez les étudiants africains en Eu-rope est considérable.

• c2 – L’appartenance au groupe n’est pas seulement vécue horizontalement, mais verticalement dans la lignée. Ne pas avoir de descendance est une rupture également catastrophique. Ces situations sont redoutées et peuvent déclencher des troubles graves. L’enfantement (grossesse, accouchement) est souvent vécu dans l’anxiété parce que, seul, il donne la valeur et justifie l’existence (fréquence des psychoses puerpérales).

Certaines coutumes imposent à l’homme une dot très im-portante. Si elle ne peut être assurée, c’est la menace du célibat, la frustration d’une descendance. Des états dépressifs trouvent leur explication dans cette situation conflictuelle.

Ces quelques exemples peuvent certes orienter une action préventive… Mais le problème est beaucoup plus vaste, il s’agit de l’équilibre de toutes les populations en voie de développe-ment, soumises à la pression des exigences de la culture tech-nique et mal préparées pour cette aventure.

d) – Ce qui est proposé impérativement aux populations africaines aujourd’hui, c’est d’une part une éducation technique, d’autre part une vie individuelle qui modifient radicalement leur façon traditionnelle d’exister. L’une et l’autre consomment une rupture. Elles sont inévitables. La rupture, /p. 75/ c’est l’angoisse

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de L’aventure ambiguë30. Peut-elle être atténuée, préparée ? C’est en ces termes que pourrait être posé le problème de l’hygiène mentale en Afrique.

• d1 – Passer de l’expérience collective à l’expérience indivi-duelle sans préparation défensive, c’est affronter la solitude, dans le dénuement le plus complet, c’est affronter le vide de l’existence sans appui.

L’expérience individuelle est une nécessité, tout au moins une étape obligatoire, pour l’efficacité et la productivité. Désir de compétition, de dépassement, d’affrontement, rivalité de-viennent valeurs d’existence. On mesure facilement à quelles contradictions et à quel désarroi peut être soumis l’individu.

• d2 – Passer de l’éducation traditionnelle à l’éducation tech-nique, c’est, dans une certaine mesure, abandonner la part my-thique de la conscience. C’est introduire le temps et l’espace dès l’enfance, les objets médiateurs dans la relation interpersonnelle ; c’est prendre une distance vis-à-vis du monde pour mieux le maîtriser. C’est s’évader du concret, ne plus adhérer au champ temporo-spatial immédiat; c’est élargir aussi une fissure qu'au-cune organisation individuelle ou sociale ne viendra immédiate-ment combler.

e) - Les solutions des difficultés de l’acculturation ne sont pas évidentes. Un premier progrès consiste à en prendre cons-cience. Un deuxième serait de proposer des recherches, non pas des recherches à court terme avec exigence de rentabilité im-médiate, mais des recherches fondamentales déployées libre-ment, en fonction de leurs exigences propres [11, 12].

Une meilleure connaissance de l’homme africain, de ses pro-blèmes actuels, de sa psychopathologie, des méthodes tradition-nelles de soins et de prévention pourra orienter utilement une « coopération » et les voies d'une transformation. Et ce, indépen-damment de la contribution que de telles recherches pourraient apporter à la psychologie et à la psychopathologie en général.

                                                                                                               30  Cheikh Hamidou Kane. –L’aventure ambiguë, Paris, 1961, 1 vol.

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En Afrique, toutes les expériences sont malheureusement possibles. Elles peuvent être catastrophiques si elles négligent le fondement socio-culturel de l’existence, si elles proposent une rupture radicale au lieu d'une transformation progressive selon une trajectoire de continuité. /p. 76/ B. – MÉTHODE ET ORGANISATION

Si les objectifs sont faciles à définir, les données de base sont

trop incertaines pour fonder une organisation précise. Notre ambition doit être actuellement très limitée. Ce qui pré-

cède ne peut servir qu’à une orientation générale : l’expérience à venir apportera son enseignement et corrigera ce qui peut-être apparaît souhaitable aujourd’hui.

Ce qui est proposé vise essentiellement l’assistance aux ma-lades. Il serait imprudent, sur des hypothèses et des connais-sances insuffisantes, de proposer des bouleversements, sous pré-texte d’une meilleure adaptation aux exigences de la vie moderne.

1° – PRINCIPES DE BASES

a) – Attitude générale Il peut être opportun ou inopportun de valoriser les pro-

blèmes de santé mentale. Dans les conditions actuelles, des arguments sont faciles à trouver pour justifier l’une et l’autre attitude. Valoriser, c’est créer le besoin d’assistance, généraliser des méthodes dont l’application sans discernement peut boule-verser des traditions qui comportent en elles-mêmes des solu-tions souvent heureuses ; minimiser, c’est renoncer à prendre conscience de facteurs pathogènes qui menacent une accultura-tion obligatoire. Il faut composer avec ces deux attitudes, doser la part de l’un et de l’autre.

Une démarche générale qui paraît utile, sinon urgente, est l’organisation d’enquêtes épidémiologiques qui viseraient à ren-seigner moins sur le taux global des maladies mentales, que sur des facteurs étiologiques socio-culturels, sur la distribution no-

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sographique en fonction de ces facteurs et sur l’efficacité des méthodes thérapeutiques traditionnelles.

b) – Organisation des soins • b 1 – Il faut condamner sans appel l’ancienne structure asi-

laire, lente à disparaître en Europe, mais qui aurait une tendance à s’instaurer en Afrique.

L’hôpital spécialisé doit être une entreprise de resocialisation autant que de traitements individuels. Il est préférable de situer le service spécialisé dans le cadre d’un hôpital général, pour éviter au malade une qualification péjorative. La structure d'un tel service est orientée vers la réhabilitation /p. 77/ sociale, c’est-à-dire qu’elle doit permettre l’existence collective dans des con-ditions identiques à celles de la vie normale. Si des centres de traitement classiques sont conservés, leur prolongement naturel doit être le ou les villages thérapeutiques distribués dans les environs immédiats. Ce type d’assistance est remarquablement efficace en Afrique. Les malades ne sont jamais isolés ; les con-ditions de vie familiale sont rapidement rétablies. Les familles habitant les villages thérapeutiques sont formées à leur rôle de foyer d’accueil, un de leurs membres travaillant à l’hôpital psy-chiatrique (T. A. Lambo, [21]).

En dehors des soins aux malades, le service spécialisé assure la formation du personnel, oriente les recherches. Il peut grou-per certains types de malades qui ne peuvent être traités conve-nablement dans les hôpitaux généraux où il n’existe pas de ser-vice spécialisé. Il est, en quelque sorte, le centre qui anime l’ensemble d’un réseau qui couvre un territoire. Un tel service exige plus de personnel qualifié que de moyens techniques.

Les services généraux participent, dans les villes où il n’existe pas de service spécialisé, au traitement des malades. Les théra-peutiques modernes donnent aux salles de psychiatrie un aspect tranquille et anonyme. Un certain nombre de lits pour malades mentaux peut être prévu dans n’importe quelle formation hos-pitalière, sous réserve de vaincre l’appréhension des médecins, qui reste grande.

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• b 2 – L’insuffisance des lits d’hospitalisation et le souci, dans la plupart des cas, de ne pas soustraire longtemps le malade à la vie familiale et sociale, conduisent à étendre les soins hors de l’hôpital. L’hospitalisation sera réservée aux malades aigus, dan-gereux ou agressifs, ou supportant mal – pour un temps – l’atmosphère familiale (qu’il est utile de connaître et de modifier).

L’efficacité des traitements neuroleptiques permet de plus en plus l’assistance extra-hospitalière, même pour des malades graves. La relation thérapeutique peut être établie par des con-tacts fréquents et l'ensemble de la famille participe au traite-ment. L'extension des soins externes demande un minimum d’organisation, du personnel, un approvisionnement facile et peu coûteux en médicaments. Elle serait infiniment moins oné-reuse que l’hospitalisation.

/p. 78/ Pour une population de 3 millions d’habitants (Séné-gal), 300 lits de psychiatrie active seraient suffisants.

Ces chiffres sont très éloignés de ceux proposés par les or-ganismes internationaux. Notre souci est de développer au maximum le service de consultations externes31.

c) – Formation du personnel [11, 12]

La formation du personnel à tous les échelons est un point important.

Cette formation doit viser le personnel africain : psychiatres, médecins généralistes, infirmiers spécialisés, travailleurs sociaux. Une « bonne psychiatrie africaine » ne saurait être faite que par des Africains.

Il appartient aux pays africains de faire une large place à la psychiatrie et aux sciences humaines voisines (psychologie, socio-logie, anthropologie), dans le programme des études médicales à tous les niveaux. Ici se pose le problème d’une participation ac-tive des pouvoirs publics dans l’organisation d’universités qui ont

                                                                                                               31 Au Centre hospitalier de Fann à Dakar, le service de psychiatrie comprend 130 lits. Le nombre des consultants externes pour troubles mentaux est environ de 4 000 par an.

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une tendance naturelle à reproduire des modèles occidentaux parfois dépassés, souvent mal adaptés.

Le programme officiel des universités françaises comporte 20 heures de psychologie médicale au cours de la première an-née des études médicales et deux mois de stage obligatoire dans un service de neuro-psychiatrie, au cours de la troisième année.

Il y a loin de ce rudiment d’initiation à l’intégration complète de la psychopathologie dans les études médicales telle que l’a réalisée Lambo à Ibadan (Nigeria). Cette situation explique en partie le discrédit jeté sur la psychiatrie, le malade mental, les infirmiers spécialisés… et les psychiatres ; discrédit dont souf-frent surtout les malades.

Deux points d’intérêt pratique seront soulignés : • c1 – Des étudiants africains sont souvent orientés, dès le

début de leurs études médicales, vers des universités occiden-tales. S’il n’y a pas de conséquences en ce qui concerne le ver-sant somatique de la médecine, il pourrait y en avoir en ce /p. 79/

qui concerne le versant psychologique et psychopathologique. Le risque serait d’utiliser trop étroitement les cadres nosographiques

occidentaux et d’appliquer trop étroitement à la compréhension de phénomènes psychopathologiques africains, les patterns so-cioculturels occidentaux. Par contre, après une première forma-tion dans les universités africaines, le contact avec l’occident (ma-lades et méthodes) peut être très enrichissant.

Un nombre restreint de psychiatres peut suffire si les méde-cins généralistes sont informés de questions de psychiatrie. Formation et information peuvent être données pendant les études médicales ; elles seront complétées par des stages de courte durée, après la fin des études, dans le service spécialisé. Cette approche, même réduite à la psychiatrie, transformerait l’attitude du médecin généraliste qui a encore « peur » du ma-lade mental et masque cette peur par un désintérêt ironique.

• c 2 – En attendant que soit formé un nombre suffisant de psychiatres africains, l’effort doit porter sur les infirmiers spé-cialisés. Le recrutement de ces infirmiers pose un problème. Les

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règles administratives, tout au moins au Sénégal, exigent d’abord le diplôme d’infirmier d’État avant toute spécialisation.

Or, en psychiatrie, la qualité de l’infirmier, qui est – nécessai-rement du fait de ses relations avec les malades – aussi théra-peute, ne se juge pas seulement à son niveau d’instruction géné-rale ou technique. Il y aurait grand intérêt à choisir le personnel parmi les individus qui possèdent au plus haut point ces com-posantes d’attitude, définies par C. Rogers, qui garantissent une bonne relation (état d’accord, empathie, considération positive inconditionnée pour le malade). Malheureusement, les modèles administratifs d’importation sont très rigides et ne permettent pas d’élargir le recrutement parmi ces thérapeutes naturels qui sont très nombreux en Afrique.

En ce qui concerne la formation proprement dite, il est né-cessaire d’introduire dans le programme, à côté de la psychia-trie, des sciences humaines de base : psychologie, sociologie. Il est surtout indispensable de « dialoguer » l’enseignement. L’Africain se prête parfaitement à ce type de formation.

Étant donnée l’importance des enquêtes familiales, des relations du malade, de l'infirmier et du médecin avec la famille du malade, il est très utile, sinon indispensable, de /p. 80/ disposer d’assistantes sociales ou d’infirmiers sociaux spécialisés en psychiatrie.

Leur formation, à partir d’un niveau de base élémentaire, est la même que celle des infirmiers. Ils font partie du groupe thé-rapeutique.

d) – Éducation sanitaire

En matière de santé mentale, l’éducation sanitaire peut viser à : – informer sur les premiers symptômes · (dépistage), sur les

possibilités thérapeutiques ; – faire mieux comprendre et accepter la maladie mentale ; – modifier ce qui, dans l’attitude de la famille et de la société,

est préjudiciable au malade mental. Cette éducation faite sans prudence et auprès de n’importe

quelle population, risque de heurter les représentations cultu-

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relles et de manquer son but. Elle peut être réservée à certains responsables de collectivités (enseignants en particulier).

La meilleure éducation est dans la façon de traiter les malades, et de recevoir les familles, et dans les succès thérapeutiques.

2° – MÉTHODES PROPOSÉES

a) – Aspect thérapeutique et préventif – L’idéal serait la mise en place d’un réseau qui couvrirait

l’ensemble d’un territoire. Ce réseau serait constitué à chaque « centre de santé » ou dis-

pensaire, d’un élément de consultation ou de dépistage confié à un infirmier spécialisé, contrôlé par un médecin généraliste.

Aux échelons supérieurs, se situent d’abords les salles de psychiatrie dans les hôpitaux généraux, puis le centre spécialisé, répondant aux caractéristiques définies précédemment.

L’ensemble du système peut fonctionner de façon satisfai-sante si la circulation, à l'intérieur de ce système, est aisée : éva-cuation rapide des malades, diffusion des informations, con-tacts fréquents et faciles entre les divers éléments du réseau.

L’effort demandé est à la portée des conditions socioéco-nomiques et se limite en fait à la formation du personnel.

/p. 81/ Un point délicat est l’intégration partielle des guéris-seurs. L’étude de leurs techniques dépasse l’intérêt folklorique ; il apporte d’utiles enseignements dont certains très originaux et de portée générale. Mais les guérisseurs sont habituellement des personnages marginaux, difficiles à contacter par les psychiatres occidentaux. Il faut au moins reconnaître qu’ils guérissent un grand nombre de malades et, de ce fait, participent à la lutte contre les maladies mentales.

– Des études précises pourraient définir les conditions de délinquance, de toxicomanie, d’inadaptation en général.

Délinquance et toxicomanies (éthylisme, cannabisme) ne constituent pas un problème majeur actuellement. Par rapport à l’ensemble d’une population mal préparée aux exigences socio-

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culturelles, on constate même une résistance remarquable, in-dice d'une bonne santé mentale !

Les difficultés d’adaptation se jugent surtout en milieu sco-laire [13]. L’école occidentale, en introduisant une langue et des structures de pensée extérieures au contexte socioculturel afri-cain, provoque une coupure dans le développement global de l'enfant. La pédagogie ne tient pas assez compte de ces difficul-tés d’acculturation.

b) – Mesures administratives

Les services de santé mentale font partie intégrante des ser-vices de santé publique. Il ne saurait y avoir séparation. Une section hygiène mentale et assistance psychiatrique devrait être créée à l’échelon Direction de la Santé publique.

La responsabilité de cette section pourrait être confiée à un psychiatre ou à un médecin informé des questions d’hygiène mentale et de psychiatrie, conseillé par un psycho-sociologue.

Le rôle de cette section serait l’organisation de l’assistance, la réalisation d’enquêtes concernant les facteurs étiologiques, l’étude de problèmes sociaux tels que la délinquance, les toxi-comanies, les inadaptations.

La définition juridique du malade mental, à l’image de ce qui existe en Europe, ne s’impose pas encore. Une telle définition risque de concrétiser le statut de « l’aliéné », ce qui peut encore être évité. /p. 82/

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42. ZEMPLÉNI A. Image de la maladie mentale se dégageant des représenta-tions et des soins traditionnels en Afrique. Thèse de Doctorat de 3e cycle (en préparation).

43. ZEMPLÉNI A. & Collomb H. (1965) Acculturation et maladies mentales. IVe Journées Médicales de Dakar, 4-10 janvier 1965.

RÉSUMÉ : Les conditions d’assistance psychiatrique en Afrique expliquent le manque d’informations générales concernant les maladies mentales et les situations ou facteurs pathogènes.

La psychiatrie n’est pas un secteur privilégié de la santé publique, il y a peu d’hôpitaux spécialisés, peu de psychiatres, très peu de psychiatres afri-cains. La véritable assistance est encore assurée par les guérisseurs tradition-nels pour le plus grand nombre de malades.

Les notions développées dans ce travail sont essentiellement fondées sur une expérience clinique de 8 ans en collaboration avec des psychiatres, des psychologues, des sociologues. Une part importante est faite aux facteurs psychologiques et socio-culturels. Ils éclairent les aspects originaux de la psychiatrie africaine.

L’organisation d’une assistance selon les modèles occidentaux, n’est pas encore possible, et n’est peut-être pas souhaitable. La formation du person-nel africain a tous les échelons est une première étape de base.

Page 80: ASSISTANCE PSYCHIATRIQUE EN AFRIQUE …psychopathologie-africaine.com/wp-content/uploads/2017/12/2... · Son approche scientifique serait plutôt du ressort de l’ethno- logue et

Psychopathologie africaine, 1965, I, 1 : 11-84.

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SUMMARY : PSYCHIATRIC ASSISTANCE IN AFRICA

(SENEGALESE EXPERIENCE)

The conditions of psychiatric assistance in Africa explain the lack of general information concerning the mental illnesses and the pathogenic situations or factors.

Psychiatry is not a privileged sector of public health, there are few spe-cialised hospitals, few psychiatrists and very few African psychiatrists. The real assistance to the greater number of sick people is given by the tradition-al medicine men.

The motions developed in this paper are essentially based on an eight years clinical experience in collaboration with psychiatrist, psychologists and sociologists. Great importance is given to psychological and socio-cultural factors and light is thrown upon the original aspects of the African psychia-try.

The organization of an assistance according to western patterns is not yet possible, and, perhaps is not to be wished for. The training of the Afri-can staff at all levels is a first basic stage.