LES ANTI-UTOPIES SONT-ELLES LIBERTAIRES ?

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IV. DYSTOPIES ET ANTI-UTOPIES SONT-ELLES LIBERTAIRES ? Le genre utopique des contre-utopies est désormais très bien connu, mais se limite trop souvent au groupe ZAMIATINE-HUXLEY-ORWELL, car la plupart des dystopies sont liées au contexte difficile du XX ème siècle : guerres mondiales, crises socio-économiques, chocs nucléaire et bactériologique, désastre écologique ou climatique, États autoritaires et totalitaires, eugénisme et génocides... Mais ce genre est certes beaucoup plus important et varié, et possède de nombreux antécédents. Mon postulat de départ est que bien des caractéristiques des dystopies, qui visent à dénoncer et contrer (via des réfractaires et autres dissidents) le côté infernal et néfaste de l’utopie (de l’utopie au sens classique, c’est à dire conformiste et anti- individualiste), notamment ses aspects autoritaires et totalitaires, permettent de ranger ce genre parmi les écrits libertaires (même si les conservateurs et réactionnaires - pour reprendre la terminologie de MESSAC 1 - de tout poil s'y abreuvent également). Présenter l'horreur possible ou potentielle, c'est stimuler les résistants et les réfractaires afin de tout faire pour l'éviter. Ainsi, comme l'écrit en avril 2015 les Jeunesses libertaires de Madrid, «nous avons la possibilité d'utiliser les dystopies imaginées ou écrites pour tenter de mettre en avant toutes les similitudes qu'elles ont avec le monde dans lequel nous vivons, et ainsi contrer l'usage que le pouvoir fait d'elles. Ce que nous voulons n'est pas une société totalement réglée, mais une société qui s'adapte à la nature humaine et à son environnement, sans pouvoir ni autorité : le communisme libertaire» 2 . D'autre part quasiment toutes les dystopies peuvent aussi se lire comme des histoires d'hérésies et/ou de résistances libertaires, victorieuses ou écrasées, puisque pointent dans la plupart d'entre elles des individus réfractaires et désobéissants, voire des groupes dissidents et/ou rebelles. Ce deuxième chapitre listant des écrits utopiques libertaires, vise donc à fournir une plus claire présentation du genre contre- utopique, à bien mettre en évidence ses aspects libertaires, et à dresser une liste et une mini-anthologie plus complète que ce que l’on rencontre en général sur ce thème. IV. DYSTOPIES ET ANTI-UTOPIES SONT-ELLES LIBERTAIRES ?...........................1 A. DES AMBIGUÏTÉS DANS LA DÉFINITION :................................................4 1 MESSAC Régis (Nacht und Nebel) Les premières utopies suivie de La Négation du progrès dans la littérature moderne ou Les Antiutopies , Paris: éditions ex nihilo, 190p, 2008, p.96 2 JJLL Utopías y distopías, -in-Contragolpes, Madrid: p.3, marzo-abril 2015 IV. Dystopies & Anti-utopies Page 1/154

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IV. DYSTOPIES ET ANTI-UTOPIES SONT-ELLES LIBERTAIRES ?Le genre utopique des contre-utopies est désormais très bien connu, mais se limite trop

souvent au groupe ZAMIATINE-HUXLEY-ORWELL, car la plupart des dystopies sont liées au contexte difficile du XXème siècle : guerres mondiales, crises socio-économiques, chocs nucléaire et bactériologique, désastre écologique ou climatique, États autoritaires et totalitaires, eugénisme et génocides...

Mais ce genre est certes beaucoup plus important et varié, et possède de nombreux antécédents.

Mon postulat de départ est que bien des caractéristiques des dystopies, qui visent à dénoncer et contrer (via des réfractaires et autres dissidents) le côté infernal et néfaste de l’utopie (de l’utopie au sens classique, c’est à dire conformiste et anti-individualiste), notamment ses aspects autoritaires et totalitaires, permettent de ranger ce genre parmi les écrits libertaires (même si les conservateurs et réactionnaires - pour reprendre la terminologie de MESSAC1 - de tout poil s'y abreuvent également). Présenter l'horreur possible ou potentielle, c'est stimuler les résistants et les réfractaires afin de tout faire pour l'éviter.

Ainsi, comme l'écrit en avril 2015 les Jeunesses libertaires de Madrid, «nous avons la possibilité d'utiliser les dystopies imaginées ou écrites pour tenter de mettre en avant toutes les similitudes qu'elles ont avec le monde dans lequel nous vivons, et ainsi contrer l'usage que le pouvoir fait d'elles. Ce que nous voulons n'est pas une société totalement réglée, mais une société qui s'adapte à la nature humaine et à son environnement, sans pouvoir ni autorité : le communisme libertaire»2.

D'autre part quasiment toutes les dystopies peuvent aussi se lire comme des histoires d'hérésies et/ou de résistances libertaires, victorieuses ou écrasées, puisque pointent dans la plupart d'entre elles des individus réfractaires et désobéissants, voire des groupes dissidents et/ou rebelles.

Ce deuxième chapitre listant des écrits utopiques libertaires, vise donc à fournir une plus claire présentation du genre contre-utopique, à bien mettre en évidence ses aspects libertaires, et à dresser une liste et une mini-anthologie plus complète que ce que l’on rencontre en général sur ce thème.IV. DYSTOPIES ET ANTI-UTOPIES SONT-ELLES LIBERTAIRES ?..................................................................1

A. DES AMBIGUÏTÉS DANS LA DÉFINITION :..................................................................................................................... 4B. L’ANTI-UTOPIE, UNE UTOPIE RÉELLEMENT ROMANESQUE ET LIBERTAIRE ?..................................................................7C. QUELS PRÉCURSEURS PEUT-ON METTRE EN AVANT ?..................................................................................................7

1. Quelques œuvres à contenus contre-utopiques partiels.........................................................................................82. «La Mappe-Monde, nouvelle papistique» contre-utopie de 1566 ?.......................................................................83. La première dystopie attribuée à COMENIUS (KOMENSKY) ?...........................................................................84. Les utopies satiriques, un genre ancien : l’importance de SWIFT........................................................................85. Une contre-utopie formosane au début du XVIIIème siècle................................................................................116. Bernard MANDEVILLE : réalisme, scepticisme, et individualisme.....................................................................127. Antoine François PRÉVOST D’EXILES, dit l’Abbé PRÉVOST (1697-1763)......................................................128. L’abbé Gabriel-François COYER (1707-1782)..................................................................................................139. TIPHAIGNE DE LA ROCHE « Histoire des Galligènes » (1765).......................................................................1310. L'anti-utopie religieuse de PILATI en 1768........................................................................................................ 1411. L’anti-utopie de TRIGUEROS en 1782.............................................................................................................. 1412. Les utopies hostiles aux Lumières : des contre-utopies ou des utopies anti-démocratiques ?..............................1413. Jeremy BENTHAM et le Panoptique 1787-1791.................................................................................................15

1 MESSAC Régis (Nacht und Nebel) Les premières utopies suivie de La Négation du progrès dans la littérature moderne ou Les Antiutopies, Paris: éditions ex nihilo, 190p, 2008, p.962 JJLL Utopías y distopías, -in-Contragolpes, Madrid: p.3, marzo-abril 2015IV. Dystopies & Anti-utopies Page 1/103

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14. La contre utopie russe de Polydore (1794).........................................................................................................1515. L’ambiguïté de Donatien-Alphonse marquis de SADE (1740-1814)....................................................................16

D. QUELQUES CAS PARTICULIERS À L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE....................................................................................161. t’SERSTEVENS A. « Un apostolat »................................................................................................................... 162. Les utopies réactionnaires et conservatrices du XIXème : importantes anticipations des anti-utopies ?..............173. Une « veine gothique » de l’anti-utopie en fin du XIXème° siècle ?....................................................................214. Jules VERNE, WELLS et STAPLEDON ?........................................................................................................... 21

a) Une anti-utopie assez manichéenne chez Jules VERNE...................................................................................................21b) WELLS (1866-1946) le vrai fondateur du genre ?...........................................................................................................22c) Originalité anti-utopique chez STAPLEDON..................................................................................................................24

E. LA CONTRE-UTOPIE « ÉTOUFFANTE »........................................................................................................................ 25F. ANTÉRIORITÉ OU SIMILARITÉ : LA PENSÉE ANTI-BUREAUCRATIQUE ANARCHISTE.......................................................25G. AUTRE SIMILARITÉ ANTI-UTOPIQUE : LES RÉCITS CRITIQUES DE VOYAGES DANS LES « PAYS DE L’AVENIR RADIEUX ».26H. QUELQUES EXEMPLES SIGNIFICATIFS DE CONTRE-UTOPIES AUX XIX, XX ET XXI° SIÈCLES.......................................28

1. Avant 1900 : contre-utopies du XIX° siècle :......................................................................................................282. Au tournant du XXème siècle : de 1900 à 1917 :................................................................................................403. De 1917 à 1990 : de la Révolution bolchevique à la Chute du Mur de Berlin.....................................................47

a) De la Révolution à la « Grande Guerre Patriotique » 1917-1945.....................................................................................47b) De la Seconde Guerre Mondiale à la fin de « l’Empire soviétique » 1945-1990...............................................................66

(1) De 1945 à 1968 : glaciation et fermetures…..............................................................................................................66(2) De 1968 à 1990 : quelques ouvertures et un souffle libertaire….................................................................................82

4. De 1990 à nos jours : contre-utopies après la chute de « l’empire soviétique »..................................................905. Quelques conclusions provisoires..................................................................................................................... 102

Les mondes définis par les œuvres contre-utopiques sont l'inverse des utopies (leur «double inversé»3), dans le sens où elles exposent les «malos sitios - mauvais lieux»4

alternatifs, pas les bons lieux des utopies. Elles sont des utopies non «progressives» (on devrait aujourd'hui dire progressistes), car elles sont «La négation du progrès» note Régis MESSAC5. Ces contre-utopies apparaîtraient également comme des utopies « traditionnelles » («classiques») poussées à l’extrême, jusqu’au bout de leur logique : pour paraphraser le fascisme, « l’État y est tout, l’individu rien ». La liberté individuelle n’existe pas ; les personnes sont broyées ou conditionnées dans des sociétés enrégimentées, uniformes, brutalement égalitaristes ; le milieu ambiant est exploité au maximum et la plupart du temps ravagé... Des élites, des maîtres sans scrupule, des surhommes déshumanisés y font la loi pour leur propre intérêt. Le terme totalitaire vient de soi en les lisant, et l’utopie n’est plus alors que « le chemin de la servitude » comme l’affirme HAYEK6, même si ce pré-libertarien mélange tout, par exemple en positionnant nazisme et dérives utopiques sur le même plan. Même un psychiatre aussi fin que Boris CYRULNIK écrit en 2012, sans nuance et visiblement sans connaissance complexe de l'objet dont il parle, que les «utopies sont meurtrières»7. Pour ces visions simplistes et fausses dans leur généralisation utopies et contre-utopies semblent donc une seule et même chose dans leur délire autoritaire et totalitaire.

Les anti-utopies sur des mondes absurdes, infernaux, terrifiants, « décadents »8, ou incroyablement calmes et statiques (ce qui est également une monstruosité humainement insupportable)... se veulent surtout pédagogiques : voilà ce qu’il ne faut pas faire, voilà ce que l’on doit à tout prix éviter, voilà où on risque d'aller si on ne prend pas garde... Comme l’exprime Georges JEAN, l’anti-utopie dénonce le mécanisme atroce et paradoxal de l’utopie qui aboutit « à l’inverse de ce à quoi elle prétend ». Elle décrit ce qui doit être rejeté. « Le propre de ces romans serait d’installer la conscience du danger chez les lecteurs modernes.

3 GODIN Christian Sens de la contre-utopie, -in-Cités. Philosophie, Politique, Histoire, Utopies, n°42, 200p, p.61-68, 2010, p.614 FERNÁNDEZ BUEY Francisco Utopías e ilusiones naturales, Barcelona: El Viejo Topo, 336p, 2007, p.2175 Cf. La Négation du progrès dans la littérature moderne (1936-37) -in-MESSAC Régis (Nacht und Nebel) Les premières utopies suivie de La Négation du progrès dans la littérature moderne ou Les Antiutopies, Paris: éditions ex nihilo, 190p, 20086 HAYEK Frederick A. The road of Serfdom, Chicago, University of Chicago Press, 19447 Cf. Atlas (L') des utopies. 200 cartes. 25 siècles d'histoire, Paris: Le Monde-La vie, HS, 186p, 2012, p.198 MINOIS Georges Histoire de l'avenir. Des Prophètes à la prospective, Paris : Fayard, 680p, 1996, p.533IV. Dystopies & Anti-utopies Page 2/103

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Ce sont des fictions qui amènent à réfléchir sur le présent, sur l’ère de l’acculturation des masses et du totalitarisme écrasant » affirme également Kwathar AYED9.

Les contre-utopies sont donc des œuvres politiques au sens fort, puisqu’elles se veulent aussi des critiques cinglantes, « ironiques », « caricaturales »10 ou « désespérées » selon les cas, de sociétés réellement existantes, par exemple le monde plus spécifiquement « soviétique » pour ZAMIATINE ou tous les totalitarismes de son époque pour ORWELL. Dès le XVII° siècle c'est en ce sens qu'agit le libertin Thomas MORTON à Merrymount vers Plymouth. Son New Canaan (1637) peut donc apparaître comme contre-utopique car opposé de manière païenne, festive, syncrétique à l'utopie théocratique des puritains11. Comme le disait Bronislaw BACZKO dans Lumières de l’utopie, en 1978, « l’anti-utopie est une expression parfois plus corrosive et puissante que l’utopie... » pour dénoncer le monde présent. Elle «est la vérité, au sens freudien, de l'utopie, elle révèle de notre réel et de notre monde les vices cachés»12. Cette contre-utopie témoigne d’un violent pessimisme en l’homme, en la nature, ce qui la démarque de presque toutes les utopies classiques qui elles sont largement optimistes et qui popularisent le mythe du bon sauvage. La dystopie peut donc à juste titre être interprétée comme une utopie du « désenchantement »13 qui prospère sur les « ruines des utopies », sur ce monde réel dont les caractéristiques ont parfois largement dépassé dans l’horreur les plus systématiques propositions utopiques.

Ce cri de secours, cette volonté radicale de défendre la liberté... sont de véritables écrits libertaires, même si rarement l’anarchisme y est présenté comme positif ou revendiqué comme idéologie ou même comme fil conducteur (sauf de prestigieuses exceptions comme chez HUXLEY par exemple, ou comme l’utopie ambiguë d’Ursula LE GUIN, à l’époque « auteure » reconnaissant une filiation anarchiste).

Ce sont donc bien le procédé, l’intention, la dénonciation et l’avertissement qui sont libertaires, pas forcément l’auteur lui-même, ni parfois la thèse ou l’idéologie qu’il défend ; quelques auteurs sont même à l’antithèse de l’anarchisme, se présentant comme des conservateurs nostalgiques, des opposants réactionnaires au changement, autant contre les valeurs des Lumières que contre le socialisme, fût-il libertaire…

Alain PESSIN (parmi d’autres) va dans le même sens que moi en liant les contre-utopistes aux partisans d’une nouvelle utopie libertaire14. Il les a cependant trop sommairement analysés, même si pour certains d’entre eux (ARISTOPHANE, SWIFT) il propose la superbe formule de « voie noire de l’utopie », noir au sens de trou noir (ou tout s’engouffre, ou tout est possible), noir du drapeau corsaire, ou noir de la bannière anarchiste.

Cependant ces dystopies sont rarement à sens unique, ou totalement désespérée ; elles possèdent souvent une part d'utopie positive, même ténue et vouée souvent à l'échec. Car il y existe souvent des brèches, des lignes de fuite… Ainsi dans la plupart des ouvrages anti-utopiques, le seul recours au monde inhumain est le rebelle, l’opposant, le dissident, le fugitif, le réfractaire, les prolétaires d’ORWELL, les sauvages d’HUXLEY, les résistants souterrains de DESSEVRES… dont la nécessité si souvent affirmée n’est pas sans rappeler les appels à la destruction et à la révolte radicale d’un COEURDEROY ou d’un BAKOUNINE, voire d’un CAMUS proche au cœur de beaucoup de libertaires. Gilles LAPOUGE a dit que le contre-9 AYED Kwathar Sur les ruines de l’utopie. L’anticipation dystopique et le désenchantement moderne chez HUXLEY (Le Meilleur des mondes), BARJAVEL (Ravage) et ORWELL (1984), Sousse (Tunisie), Université du Centre, DEA, 170p + XIII d’Annexes, 2004, p.2110 Concept surtout utilisé pour les « mauvaises » architectures, Cf. BURKHARDT François & SCHMIDT Burghart La lutte de l’utopie contre la technocratie en architecture, -in-Stratégies de l’utopie, 197911 BARD Christine/BERTIN Georges/GUILLAUD Lauric Figures de l'utopie. Hier et aujourd'hui, Rennes: PUR, 214p, 201412 GODIN Christian Sens de la contre-utopie, -in-Cités. Philosophie, Politique, Histoire, Utopies, n°42, 200p, p.61-68, 2010, p.6813 AYED Kwathar Sur les ruines de l’utopie. p.6514 PESSIN Alain L’imaginaire utopique aujourd’hui, Paris, PUF, 228p, 2001IV. Dystopies & Anti-utopies Page 3/103

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utopiste est « un libertaire libertin individualiste » qui s’oppose au monde où le « bonheur collectif » est en fait destructeur de liberté et de vérité, comme nous le rappelle Cyril MOULARD15. Ces « figures d’opposition » sont de vraies « consciences vives » qui utilisent toutes les failles des systèmes totalitaires décrit pour « pour défier les barricades des mensonges et refuser le bonheur ‘’prêt-à-porter’’ »16. Il est utile de rappeler que les femmes jouent un rôle important parmi ces rebelles positifs (positives ?), et qu'il faudrait donc mettre systématiquement au féminin les catégories énoncées.

Malgré ces quelques aspects positifs, les dystopies dans leur ensemble voient donc dans l’utopie non pas une chance pour l’humanité, mais un risque de dégénérescence terriblement inhumaine qu’il faut empêcher à tout prix. Comme c’est souvent dit à leur propos au XXème siècle, le but n’est pas de réaliser des utopies, mais au contraire d’empêcher qu’elles se réalisent.

Ce risque existe et a existé : il est présent dans les sociétés totalitaires, toutes, y compris celles qui se disaient ou se disent « communistes », « pays du socialisme réel »… C’est pourquoi à la suite De François HOURMANT17 on peut inclure dans la contre-utopie les récits de voyages critiques « au pays de l’avenir radieux».

Ces « lieux du mal » sont combattus par l’ironie, la parodie, la caricature, la parabole, l’allégorie, la fable, le pamphlet... Les ouvrages sont souvent désespérés, mais lucides : pour eux le totalitarisme, l’étatisme omniprésent, l’infantilisation généralisée, le bonheur grégaire, l’asservissement des individus et l’absence de liberté18... sont l’antithèse absolue d’une société libertaire, et malheureusement la barbarie de notre XXème siècle leur donne fréquemment raison. Raymond TROUSSON dès le XVIIIème siècle voit dans ces écrits lucides se déployer les « 4 forces destructrices de l’utopie » (il range effectivement la contre utopie dans le genre utopique littéraire) que sont « réalisme, pessimisme, individualisme et scepticisme »19.

Dénoncer, s’opposer, décrire l’horreur… c’est donc aussi en arrière plan, proposer et susciter l’inverse (une société libre, sinon libertaire). C’est pourquoi ce genre littéraire est souvent largement présent dans toutes les bibliothèques des militants anarchistes.

A. DES AMBIGUÏTÉS DANS LA DÉFINITION : Contre-utopie ou anti-utopie sont les appellations les plus courantes et sont faciles à

comprendre ; ce sont des écrits s’opposant résolument aux utopies ou eutopies dites « traditionnelles » ou « classiques » ou au « concept courant »20. Ils en rejettent l’univers conformiste et/ou totalitaire. Mais pour éviter des contresens, il faudrait ajouter un adjectif : par exemple anti-« utopie totalitaire » ou anti-« utopie absolutiste », car c’est bien ce qui est visé dans ces œuvres. Les utopies libertaires devraient donc être logiquement épargnées par ce genre littéraire et politique, ce qui n’est (heureusement) pas le cas, car le risque de corruption due au pouvoir marque également le mouvement anarchiste. Une belle idéologie, une belle proposition peuvent toujours dégénérer, car l’homme est faillible, et parce que le pouvoir, même limité, corrompt…

De l’anti-utopie on peut passer à l’anti-conte nous rappelle François BRUNE en s’inspirant du russe Vladimir PROPP (1895-1970), avec dans 1984 d’ORWELL un « anti-héros voué dès le départ à l’échec »21.

15 MOULARD Cyril L’art du mensonge dans la contre-utopie, Maîtrise Université de Nantes, juin 199716 AYED Kwathar Sur les ruines de l’utopie. respectivement p.120, 162 et 12117 HOURMANT François Au pays de l’avenir radieux. Voyages des intellectuels français en URSS, à Cuba et en Chine populaire, Paris, Aubier, 282p, 200018 Cf. HUGUES Micheline L’utopie, 1999, pour cette analyse fine des thèmes fréquents des anti-utopies19 TROUSSON Raymond L’utopie en procès au siècle des Lumières, -in-D’utopie et d’utopistes, 199920 COLOMBO Arrigo L’utopia. Rifondazione di un’idea e di una storia, Bari, Dedalo, 452p, 199721 BRUNE François Sous le soleil de Big Brother. Précis sur "1984" à l'usage des années "2000", Paris, éd. L'Harmattan, 168p, 2000, p.119IV. Dystopies & Anti-utopies Page 4/103

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Les utopies critiques mettent en avant le caractère discutable, insatisfaisant de certaines utopies. Elles sont proches des «romans d'avertissement» soviétiques des années 196022. À la différence des dystopies traditionnelles, totalement noires et sans espoir, les utopies critiques distilleraient des alternatives ou des ouvertures potentielles. En fait le distinguo est difficile à maintenir et la différenciation parfois bien imparfaite. Margaret ATWOOD avec La Servante écarlate de 1985 propose la formule comparable de speculative fiction.

Les méta-utopies sont des textes s'en prenant aux utopies, souvent de manière critique et/ou parodique. Les utopies satiriques ou ironiques et souvent les méta-utopies se moquent autant des sociétés présentes que des sociétés imaginées. Le rire devient « forme d'action directe»23, de propagande par le fait pacifique mais souvent plus destructrice. BRUNE parle alors à juste titre « d’ironie tragique »24. Dès MORE d'ailleurs, les propositions utopiques mêlent «ironie, tragédie et satire»25, tant pour limiter les risques liés aux formulations contestataires que pour montrer que les alternatives ne garantissent pas vraiment les souhaits de changement.

On peut parfois trouver le terme « d’utopies eschatologiques ou chiliastiques » pour présenter les mêmes ouvrages destructeurs, comme le fait Werner PLUM26.

Pour Fernando AINSA, les termes distopie, destopía ou dystopie (lieu du mal puisque dys- désigne le mal en grec (le contraire de eu-, le bien), lieu de l’enfer, non-lieu négatif, utopie négative27), voire kakotopies (utopie de l’enfer, Cf. Cackatopia de J.-Stuart MILL ; ce dernier serait également un des premiers à utiliser le terme dystopie28) sont plus intéressants29, car ils proposent des termes opposés à ceux des eutopies, lieux du bonheur. Il y ajoute pêle-mêle tout un ensemble de catastrophes de politique-fiction : « les chocs futuristes d’Adolph TOFFLER, les catastrophes démographiques de Paul EHNRLICH, les grandes technocraties de Herman KAHN, les projets mécanistes de Buckminster FULLER ...(voire)... la révolution prônée par Marshall MAC LUHAN » dans le domaine des communications. Dans cette optique, et en imitant une des définitions fréquente de l’utopie, Éric FAYE propose la très bonne formule suivante : « (c’est) un Enfer terrestre, mis à jour, créé par l’homme, sans intervention divine »30.

On peut également reprendre l’expression anglo-saxonne d’utopie-cauchemar (nightmare) comme dans les ouvrages de WALSH et de HILLEGAS (1967)31. La tunisienne Kawthar AYEB reprend cette formulation pour l’appliquer à certaines utopies arabes : « romans chauchemardesques ou Al-Riwayya Al-Kawabissiyya »32. La notion de « cauchemar » pour décrire les « dérives » (Chapitre VII - Dérives) de l’utopie est reprise par François CHIRPAZ33 : il dénonce plusieurs facteurs dégénératifs surtout « l’empire du collectif » et « l’espace d’enfermement ».

Quant à Arrigo COLOMBO, il insiste pour faire de la dystopie le seul mot acceptable car il présente « le modèle de la société perverse, injuste, dans laquelle les droits humains universels sont foulés »34 ou « modèle de la société vicieuse » pour reprendre la dénonciation

22 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.25523 RIVAS Quico Circarse de la risa. La risa como forma de acción directa (2003), -in-Vacaciones en Polonia Literatura y Dinamita, El ojo Portátil, nº5, p.120-122, 201124 BRUNE François Op.cit., p.14725 FERNÁNDEZ BUEY Francisco Utopías e ilusiones naturales, Barcelona: El Viejo Topo, 336p, 2007, p.83-8426 PLUM Werner Utopías inglesas, Bogotá-Caracas, 1978, p.32-33 (cité par CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo, Recortes, 203p, 1997, p.8)27 « Las utopías négativas » Titre du 3° chapitre de AÍNSA Fernando Necesitad de la utopia, Buenos Aires & Montevideo, Tupac & Nordan-Comunidad, 174p, 199028 Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, 2011, p.0529 AINSA Fernando La reconstruction de l’utopie, 1997, p.4230 FAYE Éric Les contre-utopies, -in-Magazine Littéraire, n°387, mai 2000, p.2831 WALSH C. From utopia to nightmare, London, Bles, 1962et HILLEGAS M. The future as nightmare, New York, Oxford University Press, 196732 AYED Kawthar La fiction d’anticipation arabe sous les auspices du cauchemar, -in-EIDOLON, Fictions d'anticipation politique, Presse Universitaires de Bordeaux, n° 73, p. 49-58, novembre 200633 CHIRPAZ François Raison et déraison dans l’utopie, Paris : L’Harmattan, 240p, 1999, p.17834 COLOMBO Arrigo L’utopia. Rifondazione di un’idea e di una storia, Bari, Dedalo, 452p, 1997, p.18IV. Dystopies & Anti-utopies Page 5/103

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de SWIFT. Pour lui cela inclus tous les régimes qui se sont succédés jusqu’à aujourd’hui, empires, monarchies, dictatures, démocraties dites populaires…, mais également la démocratie bourgeoise. Il rappelle également qu’à l’époque byzantine, le mot dystopos était déjà utilisé, dans le sens de « difficile ».

Frédéric ROUVILLOIS appelle ces écrits des « utopies à l’envers » et l’exposition de 2000 à la Bibliothèque Nationale de France fait le succès de cette formule, mais en l’inversant puisqu’elle utilise l’expression « l’envers de l’utopie ». Mais cette appellation peut être source de confusion avec les « mondes à l’envers » et autres carnavals… Elle est pourtant ancienne, et déjà en 1981 Kingsley WIDMER l’emploie (« utopisme inversé »35).

Michael LÖWY préfère reprendre la notion d’« utopia negativa » (qu’il développe notamment à propos de KAFKA, dont les liens avec l’anarchisme praguois sont établis). CAPPELLETTI est plus précis, en parlant « d’utopies du second degré, et de tonalité négative »36.

L’anarchiste espagnol Victor GARCIA utilise la notion « d’immersion dans le pessimisme », titre de sa deuxième partie concernant les anti-utopies dans son ouvrage Utopias y anarquismo de 1973. On parle avec lui d’utopies pessimistes, ce que faisait déjà également Pierre VERSINS dans son anthologie publiée l’année précédente (Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction). Enrique GONZÁLEZ MATAS en 1994 reprend cette formule en y ajoutant un adjectif : « utopies pessimistes radicales ».

Dans la même veine, Claude MOUVHARD les nomme utopies sombres proposant des « possibles massivement collectifs, d’une radicalité cruelle »37. Ce nouveau terme rejoint celui de « futuristes noirs » sans doute repris par WIDMER du livre de Robert VACCA en 1973 : The coming dark age.

Bref il s’agit bien d’utopies autoritaires, ou « d’utopies totalitaires » (Nicolas BERDAIEFF), dans les intentions, les méthodes ou les mondes qu’elles décrivent, et qui parfois (ou pratiquement toujours pour Jean-Paul BESSET38) se réalisent, surtout au XX° siècle et même après. Mais justement, en en faisant des épouvantails cauchemardesques, on peut penser et espérer qu’elles sont au contraire pédagogiquement, dialectiquement et fondamentalement libertaires. Et qu’elles doivent nous apprendre à rester vigilants, chacun devant se méfier « au plus profond de soi, de ce cœur totalitaire que masquent parfois des discours libertaires. On ne libère autrui que dans la mesure où l’on est soi-même intérieurement libéré » note avec prudence et justesse François BRUNE en tirant l’ultime leçon de 198439.

Il faut pour terminer parler des utopies totalitaires au sens propre du terme, comme le sont par exemple les utopies nazies. Ce sont de véritables utopies, montrant souvent la victoire de leur cause dans l'avenir : société réglementée, expurgée… Elles sont dystopiques par le message qu'elles portent, d'autant plus si on les compare à la terrible réalité que leur idéologie a entraîné. Ainsi une utopie nazie de 1933 est anti-utopique seulement pour les adversaires d'alors du nazisme. Aujourd'hui est semble dystopique pour la grande majorité des lecteurs sauf pour quelques nostalgiques, car elle évoque les drames de la dictature et de la guerre mondiale.

B. L’ANTI-UTOPIE, UNE UTOPIE RÉELLEMENT ROMANESQUE   ET LIBERTAIRE   ?

35 WIDMER Kingsley Utopía y libertad : algunos temas contemporaneos dentro de sus tradiciones culturales, -in-Literature of Liberty, Vol.IV, n°4, Winter 1981, -in-Estudios Públicos, n°33, 72pA4, p.5336 CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo, Recortes, 203p, 1997, p.837 Dictionnaire des utopies, Paris, Larousse, 200238 BESSET Jean-Paul Pour en finir avec l’utopie, -in-Entropia, Décroissance & Utopie, Lyon, Paragon, n°4, p.46-54, printemps 2008, p.4739 BRUNE François Sous le soleil de Big Brother. Précis sur "1984" à l'usage des années "2000", Paris, éd. L'Harmattan, 168p, 2000, p.153IV. Dystopies & Anti-utopies Page 6/103

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Pour reprendre l’analyse de Raymond TROUSSON40, l’utopie « moderne », notamment l’anti-utopie, remet en cause le côté normatif et figé de l’utopie « traditionnelle ». « Moderne » est sans doute ici utilisé comme synonyme de « contemporaine ».

Elle inverse l’utopie, en redonnant au héros une consistance qu’il n’avait plus ou pas dans l’utopie. Avec le héros revient également le sens de l’intrigue, le goût des choix, des pensées et des libertés individuels. L’anti-utopie redevient romanesque, vrai roman, avec des péripéties et un dynamisme qui n’existent pratiquement pas dans le genre littéraire utopique.

« La vision devient strictement individualiste, ex-centrique, donc contestataire ». Les groupes réfractaires (on peut lire libertaires) redeviennent des garants d’une ouverture possible, d’un avenir moins sombre, qu’ils soient « colons » chez DÖBLIN (allusion sans doute à Berge, Meere und Giganten  de 1924), « primitifs » chez WERFEL (peut-être dans Stern der Ungeborenen - L’étoile de ceux qui ne sont pas nés de 1946), « Méphis » chez le ZAMIATINE de Nous autres de 1920, membres de la « Fraternité » chez ORWELL (référence bakouniniste ? en 1984), « hommes-livres » chez BRADBURY (Fahrenheit 51) ou « incurables » chez LEVIN (This perfect day -Un bonheur insoutenable 1970).

En parlant des « utopies cinétiques » ou anticipations, et en développant surtout l’exemple de L’an 2440 de MERCIER, TROUSSON41 parlait également d’anti-utopie, utopie prise au sens par lui défini d’utopie traditionnelle figée et géographiquement ailleurs, mais dans une histoire contemporaine. En effet l’anticipation, en proposant un devenir, en sortant du cadre figé d’un autre lieu géographique, et en acceptant de ne pas être définitive prend en quelque sorte le contre-pied du genre dont L’utopie de MORE serait le prototype. La multiplication des nuances complique de plus en plus notre analyse.

Avec MESSAC, l'anti-utopie est celle qui remet en cause la perfectibilité de l'esprit humain (l'anti-CONDORCET42, ou l'anti-GODWIN si on retient deux exemples) et la notion de progrès, et qui donc est anti-progressive au sens fort du terme.

C. QUELS PRÉCURSEURS PEUT-ON METTRE EN AVANT   ? Quelques auteurs font remonter la contre-utopie aux mythologies antiques exposant

tyrannies et traitements souvent inhumains, pré-totalitaires. C’est ici curieusement PLUTARQUE (La vie de LYCURGUE) qui est visé, mais également (et surtout) les contre-utopies satiriques d’ARISTOPHANE. Pierre VERSINS pense que la première de ces utopies pessimistes serait L’Assemblée des femmes de -393.

Ces œuvres s’accompagnent d’une vision dystopique de l’Atlantide que PLATON nous offre vers -355 dans le Timée et le Critias : cet empire insulaire (?) devenant le symbole de la démesure (hybris), de la démence architecturale, de la folie des grandeurs… exprimées par des sociétés humaines trop orgueilleuses.

L'Histoire du gouverneur Dracula, sans doute de Fedor KOURITSYNE, publiée dans les années 1480 peut être lue en clé contre-utopique43. Le despotisme et la logique y sont tellement accentués que la charge très grossière peut être contre productive pour le pouvoir tsariste : ainsi les auteurs rappellent les bonnes intentions de Dracula et la radicalité de ses opérations : pour supprimer pauvreté et souffrance, ils brûlent tous les miséreux ! L'idéal ici présenté est celui de la «recherche de la perfection par la coercition». Nous sommes à la frontière entre justification du totalitarisme et contre-utopie.

40 TROUSSON Raymond Utopie et genre utopique, -in-D’utopie et d’utopistes, Paris, L’Harmattan, 199841 TROUSSON Raymond Du millénarisme à la théorie du progrès : L’an 2440 de L.-S  MERCIER, -in-D’utopie et d’utopistes, Paris: L’Harmattan, 199842 MESSAC Régis (Nacht und Nebel) Les premières utopies suivie de La Négation du progrès dans la littérature moderne ou Les Antiutopies, Paris: éditions ex nihilo, 190p, 2008, p.100-10243 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.26IV. Dystopies & Anti-utopies Page 7/103

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Encor plus proche de nous, une autre source est à rechercher dans les tragédies shakespeariennes, dont La Tempête (1611) serait le modèle, au point d’être reconnue comme étant à l’origine du roman de HUXLEY Brave new world - Le meilleur des mondes.

Comme indiqué ci-dessus le New English Canaan or New Canaan (1637) du mythico-libertaire Thomas MORTON appartient à cette veine qui conduira au genre diversifié de la contre-utopie.

La veine parodique ou satirique se manifeste fréquemment comme une référence possible. Elle se développe surtout à l’Époque moderne, notamment avec le XVIII ème siècle qui met « l’utopie en procès»44.

Après ARISTOPHANE, Lucien de SAMOSATE, SWIFT… même le Quijote (El ingenioso Hidalgo don Quixote de la Mancha - L'ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche - 1° partie en 1605, 2° partie vers 1615) de Miguel de CERVANTÉS SAAVEDRA (1547-1616) sont parfois mis en avant45. En parodiant les romans traditionnels, ceux de chevalerie notamment, CERVANTÉS alterne réalité et fiction, et comme pour toute utopie dénonce (ici par l’ironie) le monde de son temps pour en évoquer un alternatif en filigrane.

Au XXème siècle, la science fiction se saisirait également assez souvent du genre... Bref comme pour tout ce qui regarde l’utopie, la variété est infinie.

1. Quelques œuvres à contenus contre-utopiques partielsSi on suit toujours Pierre VERSINS, le code « sadique » des Hermaphrodites de Thomas

ARTUS en 160546 peut ouvrir le genre violent et terrifiant.Des anticipations très négatives apparaîtraient également avec Aulicus, son rêve du

retour soudain du Roi à Londres, de F.CHEYNELL en 1644 et plus tard dans l’anonyme Anticipation, ou Voyage d’un américain en Angleterre en l’an 1899, sans doute publié en 1781.

2. «La Mappe-Monde, nouvelle papistique» contre-utopie de 1566 ? En 1566 le français Pierre ESKRICH et l'italien Gianbattista TRENTO sont les auteurs de

La Mappe-Monde nouvelle papistique. Selon Frank LESTRINGANT, elle caricature la papauté romaine (l'Antéchrist pour la réforme protestante), et place cette société chrétienne figée et pervertie en Enfer, dans la gueule de Satan47.

3. La première dystopie attribuée à COMENIUS (KOMENSKY) ?Pour Yolène DILAS-ROCHERIEUX48, l’œuvre de Jean Amos KOMENSKY, dit

COMENIUS (1592-1670) de 1623 Le labyrinthe du monde et le paradis du cœur... serait la première vraie dystopie, condamnant fermement le monde mauvais et défiguré de son temps.

4. Les utopies satiriques, un genre ancien : l’importance de SWIFTCe genre très caustique, dans la lignée d’ARISTOPHANE, du VOLTAIRE de Candide,

du MARIVAUX pessimiste sur l’homme et lucide sur la corruption du pouvoir de L’île des esclaves ou plus tard de L’île des pingouins d’Anatole FRANCE... est parfois donné (et de plus en plus49) comme première forme de la contre-utopie. Mireille FARIOLI le confirme pour l'utopie

44 TROUSSON Raymond L’utopie en procès au siècle des Lumières, -in-D’utopie et d’utopistes, Paris, L’Harmattan, 199845 MARAVALL José Antonio Utopía y contrautopía en el Quijote, Santiago de Compostelle: Pico Sacro, 197646 VERSINS Pierre Encyclopédie de l’utopie et de la science fiction, Lausanne: L’Âge d’Homme, 1037p, 1972, p.20447 LESTRINGANT Frank Découvertes géographiques et conceptions politico-sociales, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopismeParis: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", 1360p, 2008, p.137-13848 DILAS-ROCHERIEUX Yolène L’utopie ou la mémoire du futur, Paris, Laffont, 200049 FERNÁNDEZ BUEY Francisco Utopías e ilusiones naturales, Barcelona: El Viejo Topo, 336p, 2007, p.135IV. Dystopies & Anti-utopies Page 8/103

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comique grecque antique50. Et évidemment comme reconnaissance de l'altérité et de la diversité, et de la nécessaire distanciation d'avec tous les pouvoirs et toutes les normes (ce que SWIFT définit si bien comme «myopie cérébrale»51). Bronislaw BACZKO fait même du pastiche, du jeu intellectuel et de la fiction ludique un des ressorts essentiels de tout le genre utopique52. Cela n'empêche pas le propos sérieux et même dangereux pour son auteur car «si l'utopie emprunte les masques du badin, du bouffon, du fou ou du sauvage, c'est pour parler gaiement de questions très graves»53.

Dans le monde britannique l'ironie et la «comédie dystopique»54 se développent au tournant des XVI-XVII° siècles. : John HALL en 1595 avec Mundus Alter et Idem (traduit en anglais en 1609 par John HEALY sous le titre The Discovery of a New World) et The Alchemist de Ben JONSON (1609) qui semble s'en inspirer. En 1638 Richard BROME avec The Antipodes décrit un monde inversé, dominé par les femmes (politiquement) et par les enfants (dans le cadre familial) : c'est une «Anti-Angleterre» ambigüe.

Dans l'ouvrage de l'évêque HALL, les mondes décrits sont aussi mauvais que celui de l'auteur : celui des gourmands (Crapulia), celui des femmes (Viraginia), celui des fous (Moronia) et celui des voleurs (Lavernia). Ce n'est pas sympathique pour les malades ni pour les femmes55.

Dans cette veine, un des auteurs les plus souvent cités semble être l’irlandais Jonathan SWIFT (Richard SYMPON 1667-1745). L’historien anarchiste Ángel CAPPELLETTI fait des GULLIVER's Travels - Voyages de GULLIVER (1726) « la première des grandes œuvres anti-utopiques »56. SWIFT, à la fois anglican humaniste et politicien conservateur, serait un des écrivains qui pratiquent «l'écart» (pré-fouriériste ?)57, c'est-à-dire la rupture avec tout l'existant, pour parvenir à toucher les méfaits de son temps. Son œuvre, comme beaucoup, est ambigüe car interprétable de différentes manières. Mais c'est bel et bien aussi une dystopie, et analysée comme telle par George ORWELL en 1950, ne serait-ce que pour ses dérives eugéniques.

Le poète anglais Alexander POPE (1688-1744), si apprécié de SHAKESPEARE, propose 3 versions d'un poème satirique : Dunciad (The Dunciad 1728, Dunciad Variorum 1735, New Dunciad 1743). La traduction du premier ouvrage donne en français : La Dunciad ou Guerre des sots. Le salut proviendrait des fous, sots, déments ou imbéciles poussés par la déesse Dulness (Bêtise). Seuls la dérision et l'irrationnel peuvent apporter quelque chose à un monde stupide, lui-même en pleine folie. C'est un peu la thématique que reprend l'uruguayen et argentin Juan José DE SOIZA REILLY (1879-1959) avec sa La Ciudad de los locos - La ville des fous de 191458.

50 FARIOLI Mireille Aux origines. L'Antiquité classique, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", 1360p, 2008, p.4151 FERNÁNDEZ BUEY Francisco op.cit., p.13652 BACZKO Bronislaw Fonctions historiques et conjonctures utopiques, -in-Europe, revue littéraire mensuelle, Regards sur l'utopie, a.89, n°985, p.16-29, mai 2011, p.21-2253 LESTRINGANT Frank La part du jeu, ou les origines rhétoriques de l'utopie, -in-Europe, revue littéraire mensuelle, Regards sur l'utopie, a.89, n°985, p39-51, mai 2011, p.4954 APPELBAUM Robert Angleterre, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", 1360p, 2008, p.236-23855 BIGNAMI Maria-Louisa Angleterre, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.579-585, 2008, p.57956 CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo, Recortes, 203p, 1997, p.657 LE BRIS Michel Le paradis perdu, Paris: Grasset-Figures, 370p, 1981, p.176-17758 HEFFES Gisela Las ciudades imaginarias en la literatura latinoamericana, Rosario: Beatriz Viterbo Editora, 288p, 2009, p.134IV. Dystopies & Anti-utopies Page 9/103

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En 1741 le dano-norvégien Ludwig HOLBERG avec Nicolai Klimii Iter Subterraneum - Voyage de Nicolas KLIM (KLIMIUS) dans le monde souterrain propose une forme de monde inversé, dans lequel les femmes occupent progressivement tous les pouvoirs. Les hommes sont réduits au rôle de travailleurs et d'objets sexuels. La domination et la prédation sexuelle ne font que changer de camp.

On peut apparemment rajouter dans la liste des successeurs de RABELAIS Laurence STERNE (1713-1768), farceur burlesque, adepte des jeux de mots et du non-sens, et profondément antiautoritaire59.

En Russie Histoire d'une ville (1869-1870) de Mikhaïl SALTYKOV-CHTCHEDRINE reprend la thématique de la Ville des sots - Gloupov (gloupy désignant en russe les stupides)60

pour dénoncer tous les régimes autoritaires passés, présents et à venir. Le ton est celui l'humour burlesque et les histoires loufoques et grotesques se succèdent un peu à la manière de RABELAIS (Cf. ci-dessous).

D’autres comme d’HERVILLY en 1883 (Josuah Electricmann), ROBIDA en 1892 (Le vingtième siècle. La vie électrique), TORNADA en 1904 (Carasco, surhomme ou le Voyage en Eucrasie, conte humain) ou Eugène MOUTON dit Mérinos (!) dès 1872 (La fin du monde) en illustrent le genre au XIXème siècle.

Avant eux, Louis REYBAUD un analyste de droite, contemporain du fouriérisme, avait caricaturé de manière très ironique le penseur bisontin et les autres utopistes, dans un ouvrage en 4 volumes de 1848-1849, intitulé Jérôme PATUROT à la recherche de la meilleure des républiques.

Un des meilleurs et des plus caustiques essais contemporains semble être La République de Mek-Ouyes (2011-2005) de Jacques JOUET, qui triomphe à la radio, au théâtre et dans la production écrite. Un héros vaincu et solitaire, grognon et peu attractif y évoque les belles idées d'autonomie et d'autogestion, renforcées par le dénigrement d'une actuelle société sordide caricaturée à l'excès. Curieuse production, évoluant entre robinsonnade (puisque la République ne comprend réellement que son fondateur), utopie et dystopie, et toujours alerte pour réveiller les auditeurs et lecteurs.

L’importance de Jonathan SWIFT et des chevaux libertaires - 1726

Pour de nombreux auteurs, « GULLIVER’s Travel - Les voyages de GULLIVER... » renforcent le genre de « l’anti-utopie » en mettant l’accent sur la méfiance, le rejet du culte du progrès, le «pessimisme misanthropique» (Francisco FERNÁNDEZ BUEY) concernant l’évolution de l’homme et de sociétés humaines. SWIFT est persuadé que la barbarie est présente en chacun de nous. Dans cet ouvrage, le grotesque, la dérision et la caricature permettent de retourner l’utopie, et de mettre en garde contre ses dangers pour l’homme. L’auteur utilise le genre ironique, satirique, les gros effets comiques... pour atteindre ses buts destructeurs. Il se situe bien dans la lignée utopique libertaire et sarcastique d’un ARISTOPHANE ou d’un RABELAIS.

Sur un autre point SWIFT est digne d’intérêt : il illustre bien la relativité des civilisations, des peuples, puisque ses voyages nous font passer du monde des petits (Lilliput), à celui des géants (Brobdingnag) ou celui des non humains (les chevaux-philosophes). D'autres cultures

59 LE BRIS Michel Le paradis perdu, Paris: Grasset-Figures, 370p, 1981, p.18360 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), Paris: Gallimard, Folio, n°2551, éd. augmentée, 304p, 1994, p.19IV. Dystopies & Anti-utopies Page 10/103

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sont respectables, et tout nationalisme et colonialisme exécrables. Le fanatisme est une de ces cibles privilégiées.

Jonathan SWIFT, notable irlandais plutôt conservateur et nationaliste modéré, dénonce autant un état de nature mythifié que l’État social institutionnalisé et figé, et les dérives ou la dégénérescence de la raison humaine. Les maniaqueries géométriques, le gouvernement des savants, le complexe de supériorité des soi-disant civilisés... y sont des cibles de choix. Dans l’île volante de Laputa, des savants fous, véritables charlatans, se livrent à des expériences dérisoires.

La société humaine est dépravée, les dirigeants corrompus, la fausse science généralisée, les hommes réduits à la pire animalité : on peut déceler un véritable anti-humanisme chez SWIFT, ou un désir de revanche contre des contemporains médiocres et envieux.

Ce pessimisme profond est en opposition avec les idées des penseurs optimistes de l’anarchisme que sont par exemple KROPOTKINE ou RECLUS... même si la société des chevaux-philosophes des Houyhnhnms incarne une sorte d’idéal libertaire, sans pouvoir ni gouvernement, sans guerre... Les lois, les juges, la monnaie... y sont proscrits. Les mots « pouvoir, gouvernement, guerre, loi, punition et mille autres ne peuvent être exprimés par aucun mot » de leur langage. L’égalité des sexes est assurée. La démocratie directe s’y exerce avec des Assemblées Générales (mais seulement tous les 4 ans !). La solidarité naturelle entre les districts révèle un appui mutuel et un fédéralisme très kropotkiniens. On comprend donc pourquoi SWIFT figure en bonne place dans les œuvres utopiques présentées par des auteurs anarchistes. Seule la raison sert de référence aux fonctionnements de cette société

Pourtant, l’existence d’une hiérarchie interne aux Houyhnhnms est décelable61. Tous les chevaux philosophes ne sont pas égaux entre eux, même si cette inégalité naturelle semble logiquement acceptée. On discerne ici la force du bourrage de crâne, ou du raisonnement érigé en forme de règle intangible. Leur société se fonde sur une espèce de patriarcat familial très développé, malgré les nombreux rôles dévolus aux femmes. Un certain eugénisme sélectif y prospère, avec des règles absurdes (pléonasme ?) : accouplement selon les couleurs des peaux, obligation de faire un mâle et une femelle... Les humains dégénérés ou Yahoos (Yahous selon les traductions), font figure d’esclaves... Les étrangers y sont peu intégrés (c’est le cas de l’auteur-conteur lui-même). Bref l’utopie libertaire et égalitaire est réservée à une élite, une aristocratie, ce qui n’est pas sans rappeler sur ce point l’abbaye de Thélème. On a affaire à une caste de privilégiés, non à une société libertaire totalement assumée.

SWIFT s’est vraisemblablement partiellement inspiré des Hermaphrodites d'Arthus Thomas D’EMBRY, pamphlet publié en 1605, faisant une dure satire des mignons d’HENRI III, puisque le royaume dépravé de HERMAPHRODITUS se trouve également sur une île flottante. Il avoue également s’être servi du thème satirique déjà largement développé par l’évêque Joseph HALL dans son voyage aux antipodes en 1595, Mundus Alter et Idem...

L’auteur caustique irlandais dispose d’une belle reconnaissance libertaire ultérieure : William GODWIN (1756-1836) en fait une des sources principales de son An enquiry concerning political Justice, and its influence on general virtue and happiness de 179362. Le style satirique et mordant est repris par les Erewhon (1872 & 1901) de Samuel BUTLER. William MORRIS (1834-1896) accentuera le côté anticolonialiste amorcé par SWIFT. Le côté noir de chaque individu est le fond de l'œuvre de William GOLDING Lord of the flies (1954).

5. Une contre-utopie formosane au début du XVIIIème siècleEn 1704 ou 1708, Georges PSALMANAAZAAR, sans doute un huguenot exilé après la

révocation de l’Édit de Nantes de 1685, décrit une société terrifiante (dystopique), théocratique

61 SWIFT Jonathan Les voyages de Gulliver, 1976, p.31962 GODWIN William Enquête sur la justice politique, Lyon : ACL, 624p, 2005, p.27IV. Dystopies & Anti-utopies Page 11/103

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et cannibale, localisée à Formosa. Il s’agit de An historical and geographical description of Formosa/Description de l’île Formosa en Asie. En fait c’est plus un pamphlet, sans doute anti-jésuite, qu’une utopie. Il faut donc le reclasser dans les écrits d’oppositions religieuses et de la dénonciation de l’intolérance de son temps.

L’auteur a reproduit à Formose la religion cruelle des Aztèques et la rigueur fanatique des jésuites et l’intolérance catholique. Cette utopie qui ne mérite pas son nom (puisqu’elle est localisée dans le temps et dans l’espace, alors que l’utopie est de « nulle part »), peut être lue comme une critique radicale de toutes les religions et surtout des théocraties. Il anticipe les analyses lucides de l'abbé PRÉVOST.

6. Bernard MANDEVILLE : réalisme, scepticisme, et individualismeDès 1705 avec The Grumbling Hive, or Knaves Turn’d Honest - Les murmures de la

ruche, ou les coquins devenus honnêtes gens, et surtout en 1714 avec sa Fable of the Bees, or Private Vices, Public Benefits - Fable des abeilles. Vices privées, bénéfices publics le néerlandais puis anglais Bernard MANDEVILLE (1670-1733) utilise la description d’une ruche, parabole de société harmonieuse et paisible, pour en révéler aussitôt les travers, l’inhumanité et l'inégalité fondamentales, qui en forment la base. MANDEVILLE est donc un des premiers à dénoncer l'utopie comme un rêve creux et à en banaliser le sens péjoratif63.

L’homme n’est pas une partie sans vie d’un tout qui le domine, mais un être de chair et de sang, soumis à des « pulsions » et des envies légitimes, à des vices et des passions. Supprimer l’humain, c’est non seulement impossible, mais contestable sur le plan des résultats. Le bonheur dépend plus de nos imperfections, de nos désirs que de normes contraignantes qui nous seraient imposées.

Comme le rappelle Armand MATTELART dans son Histoire de l’Utopie planétaire, l’œuvre mandevillienne révèle une vision pessimiste (et sans doute très perspicace) de la nature humaine. MANDEVILLE reconnaît en fait très justement que le vrai moteur des sociétés réside dans « convoitise, vanité, envie, ambition, désir de paraître et passion du luxe...  ». Autant dire qu’il est en profonde opposition à l’idéologie dominante de son siècle et à tous les mythes du bon sauvage. En effet, comme le cite VERSINS dans son Encyclopédie, son « dessein a été uniquement de faire sentir la bassesse de tous les ingrédients qui composent le véritable mélange d’une Société bien réglée ; et cela dans le but d’exalter le pouvoir étonnant de la Sagesse politique qui a su élever une si belle Machine sur les plus méprisables fondements. Je parle d’abord de la corruption… et des fautes…, ensuite les vices… »64.

Il faut donc réhabiliter les passions, les différences, les inégalités (le pré-fouriérisme semble ici évident), le luxe et l’hédonisme, la diversité, l’individualisme… afin de permettre une réelle synthèse sociale harmonieuse. Même si la réhabilitation du profit commercial a des tonalités précapitalistes (voire néolibérales), MANDEVILLE en plaçant l’individu au centre de sa réflexion semble un authentique écrivain pré-libertaire.

Cet humanisme réaliste et pessimiste se retrouve dans toutes les grandes contre-utopies du XXème siècle.

7. Antoine François PRÉVOST D’EXILES, dit l’Abbé PRÉVOST (1697-1763)

Le Philosophe anglais ou Histoire de monsieur Cleveland de l’Abbé PRÉVOST de 1731 est parfois également cité. Les trois utopies décrites dans cet ouvrage connaissent un échec retentissant. Ce sont toutes de « faux paradis » comme le note TROUSSON65. Les écrits de PRÉVOST et de MANDEVILLE sont souvent liés au thème de la « contradiction entre bonheur

63 Cf. sur cet aspect l'intelligent (mais incomplet car ignorant l'utopie libertaire) article de LOTY Laurent L'optimisme contre l'utopie, -in-Europe, revue littéraire mensuelle, Regards sur l'utopie, a.89, n°985, p.85-102, mai 2011, surtout p.92-9364 VERSINS Pierre Encyclopédie de l’utopie et de la science fiction, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1972, p.56665 TROUSSON Raymond L’utopie en procès au siècle des Lumières, p.158-159IV. Dystopies & Anti-utopies Page 12/103

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collectif et bonheur individuel » comme le rappelle Micheline HUGUES dans L’utopie de 1999, qui reprend presque mot pour mot une phrase reprise à Raymond TROUSSON.

Chez l’abbé PRÉVOST, la société liberticide dénoncée est d’autant plus inacceptable qu’elle s’en prend à la liberté individuelle et familiale. Elle soumet l’individu à un tirage au sort pour pouvoir se marier : ses choix individuels, ses inclinations sont totalement bafouées et marginalisées dans la première utopie décrite, dans l’île refuge de Saint-Hélène.

En analysant deux autres sociétés, amérindiennes d’Amérique du Nord, celle des Abaquis et celle des Nopandes, l’abbé PRÉVOST dénonce tous les pouvoirs, même et surtout les mieux intentionnés, ou reposant sur la morale ou la religion la plus harmonieuse en apparence. Il confirme qu’on ne peut pas imposer le bonheur contre l’avis des intéressés et que le pouvoir politico-religieux est sans doute le plus contraignant.

De l’utopie à la contre-utopie, le livre de l’abbé PRÉVOST est difficile à classer, mais «avec l'émergence de l'individu rebelle à un ordre totalisant… on s'achemine inéluctablement vers la dystopie»66.

8. L’abbé Gabriel-François COYER (1707-1782)Avec sa Découverte de l’isle frivole de 1751, publié comme souvent à l’époque à La

Haye, centre de relative tolérance, l’abbé utilise le genre satirique, « qui relève de l’anti-utopie » pour décrire les mœurs françaises de son temps et la vanité des délires utopiques. Il y ajoute une touche originale de « merveilleux » en inventant les « hommes-femmes ».

VERSINS (Encyclopédie) ne distingue dans cet écrit qu’une « satire légère » de l’époque.

9. TIPHAIGNE DE LA ROCHE « Histoire des Galligènes » (1765)Le communisme, pourtant patriotique, des Galligènes présentés par Charles-François

TIPHAIGNE DE LA ROCHE (1722-1774) peut sembler au premier abord sympathique pour un libertaire, puisqu’il détruit toutes les institutions autoritaires (propriété, famille, hiérarchie…). La liberté de pensée et la liberté sexuelle semblent garanties. Une démocratie d’assemblée fonctionne sans pression coercitive.

Mais cette société révèle des traits autoritaires tout aussi nombreux : une gérontocratie semble bien établie, les femmes sont rendues mineures, ou femmes-objets, puisque elles sont « communes » (mises en commun), et le patriotisme républicain est bien trop exclusif… L’individu est donc écrasé par le collectif qui nivelle et exclut toute autonomie. THIPHAIGNE, comme le rappelle Raymond TROUSSON, trouve que l’utopie n’est « ni viable, ni souhaitable » puisqu’il dit lui-même : « L’homme est né libre ; et à proportion que son esprit se fortifie, à proportion il chérit la liberté. Ainsi, lorsque la morale se présente pour lui donner des entraves, la première impression est un mouvement de répugnance »67.

Dans un autre article68, il met en avant une autre caractéristique fondamentale de l’utopie de THIPHAIGNE. Il s’agit d’un pessimisme total sur l’idée d’une évolution positive de l’humanité. Toute société vit et meurt, donc l’utopie aussi. En réintroduisant l’histoire dans l’utopie (fait rarissime à cette époque) il dénonce donc définitivement et lucidement toutes les volontés cherchant à créer des mondes parfaits et figés. À ce titre on peut avancer l’idée de contre-utopie fondamentale.

Yves CITTON69 conteste partiellement cette analyse réductrice, et rend à TIPHAIGNE toute la modernité de ses multiples propositions et de ses refus du cloisonnement. Le médecin

66 MINERVA Nadia Utopie et bonheur, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON RaymondHistoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", 1360p, 2008, p.40967 TROUSSON Raymond Le destin de la famille en utopie, -in-D’utopie et d’utopistes, Paris, L’Harmattan, 199868 TROUSSON Raymond L’utopie en procès au siècle des Lumières, p.16369 CITTON Yves Nouvel esprit utopique et non-lieu des utopies, -in-Europe, revue littéraire mensuelle, Regards sur l'utopie, a.89, n°985, p.69-84, mai 2011IV. Dystopies & Anti-utopies Page 13/103

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normand, maître de la pluralité des mondes et de l'auto-ironie, est tout à la fois utopistes, anti-utopistes, et chercheur libre et hors des dogmes.

10. L'anti-utopie religieuse de PILATI en 1768Carlo Antonio PILATI (1733-1802) publie Riflessioni di un Italiano sopra la Chiesa in

generale, sopra il clero si regolare, sopra i Vescovi ed i Pontefici romani, e sopra i diritti ecclesiastici de' Principi en 1768.

Il y décrit un monde effrayant dans la Relazione dal Regno di Cumba : les clercs et autres moines en introduisant leur religion et leurs conventions dans un peuple proche de la nature, sage et pacifique, arrivent à totalement le pervertir et à le ruiner70.

Il s'agit ici d'un écrit radicalement anticlérical voire antireligieux, et peut être d'une nouvelle dénonciation sans faille de la colonisation et des conversions forcées.

11. L’anti-utopie71 de TRIGUEROS en 1782L’espagnol Cándido María TRIGUEROS (1736-1798) écrit en 1782 El mundo sin vicios,

qui ne sera publié qu’en 1802. Ce rêve comptant une trentaine de pages, offre la curiosité de nous montrer la misanthropie d’un ermite de religion musulmane (ASEM) qui s’est retiré du monde qu’il juge trop dépravé et décevant. Il se voit présenter une société conforme à ses vœux, monde libertaire en apparence puisque sans loi, sans frontière ni patrie, sans pudeur ni famille…Mais les hommes qui le composent sont soumis aux bêtes sauvages d’une nature réelle et donc cruelle. La vie est frugale, frustre et sans fantaisie. Sans amour, ni amitié, sagesse et solidarité (charité), les hommes ne sont plus que des « automates sans âme » où un égoïsme outrancier remplace toute structure sociale.

L’ermite refuse ce monde et retourne dans la société de son temps, en y acceptant désormais les passions et les vices, puisqu’elles sont le propre de l’humanité. Ce pamphlet anti-rousseauiste, dénonçant le mythe de la bonne nature et du bon sauvage, est dans la lignée de MANDEVILLE et de son contemporain SADE. L’utopie trop parfaite et figée est un repoussoir ; seule la vie réelle compte, et le seul espoir est d’y apporter un peu de sagesse en s’appuyant sur la raison et le bon sens.

12. Les utopies hostiles aux Lumières : des contre-utopies ou des utopies anti-démocratiques ?

En prenant l’exemple de Manuel Antonio MERINO IRIGOYEN (1730-1787), auteur espagnol membres des « écoles pies », connu comme le Padre Andrès MERINO de Jesuscristo, quelques spécialistes de la littérature moderne espagnole esquissent une catégorie d’anti-utopie qui se manifeste par son caractère « antiilustrada » (littéralement anti-Lumières).

Pour ÁLVAREZ de MIRANDA, la fable de 1786 ( ?), Monarquía de los leones, apparaît comme un vrai roman « antiutópico », puisqu’il propose un « modèle de comment ne doit pas être une société » : cette société des lions, très hiérarchisée et policière, par son oppression maximale, forme un triste spectacle. L’auteur cherche à prévenir la dangerosité des réalisations humaines72, surtout quand elles sont trop systématiques.

Paul-Jacques GUINARD voit dans la Monarquía columbina, écrite sans doute à la même époque, une fable (également) qui révèle « la décadence d’une société pervertie par les passions sociales (ambition, cupidité) auxquelles elle finit de succomber »73.

70 PIGHI Laura Italie, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", 1360p, p.597-605, p.60171 AGUILAR PIÑAL Francisco La anti-utopia dieciochesca de TRIGUEROS, -in-Las utopías en el mundo hispanico (1988), Madrid, 199072 ÁLVAREZ de MIRANDA Pedro El Padre Andrés MERINO, autor de la « Monarquía columbina », -in-Les utopies dans le monde hispanique (1988), Madrid, 199073 GUINARD Paul-Jean Aspects utopiques dans le roman espagnol de la fin du XVIII° siècle, -in-Les utopies dans le monde hispanique (1988), Madrid, 1990IV. Dystopies & Anti-utopies Page 14/103

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En France, certains écrits de Jacques CAZOTTE (1719-1792) se rattachent au genre fantastique (Le diable amoureux 1772) et anticipent le genre contre-utopique (notamment sa Voltairiade de 1783).

Régis MESSAC rappelle que l'italien Giacomo CASANOVA (1725-1798) peut se rattacher à cette liste avec Icosaméron, ou histoire d’Edouard, et d’Elisabeth qui passèrent quatre-vingts ans chez les Mégramicres habitante aborigènes du Protocosme dans l’intérieur de notre globe (1788). Cet ouvrage révèle un monde identique au nôtre, et rend donc discutable toute idée de progrès humain74.

Nous disposons pour la Russie d'une bonne analyse de ce genre «anti-démocratique» autour des œuvres de Mikhaïl KHERASKOV (1733-1807), notamment Cadmos et Harmonie (1786) et Polydore, fils de Cadmos et Harmonie (1794). Dans ces deux romans, les îles (respectivement) «des philosophes» et «de Thersite» montrent des régimes appliquant les principes des Lumières et sombrant dans le chaos75. Pire, et là nous sommes réellement dans la contre utopie réactionnaire, la recherche de l'île de Chrysé par Polydore l'amène dans une île trompeuse qui apparaît sous «le masque d'harmonie et de beauté» et qui n'est en fait «qu'un lieu d'infantilisation et d'aliénation de l'individu soumis au pouvoir despotique». Ce dernier genre sera repris largement dans les ouvrages conservateurs dénonçant les révolutions, mais également d'une certaine manière par les contre-utopies antitotalitaires du XX° siècle. Michel NIQUEUX et Leonid HELLER mettent également l'accent sur la filiation avec ARISTOPHANE ; pour eux ces «utopie caricaturale, utopie pervertie, utopie simulacre… (fournissent)… les points de départ de l'anti-utopie moderne».

Cette forme un peu particulière et marginale de l’anti-utopie annonce ce que seront les utopies réactionnaires du début du XIXème siècle, qui au lieu des idées des Lumières, viseront les rêveries socialistes, jugées plus dangereuses que la société d’Ancien régime.

13. Jeremy BENTHAM et le Panoptique 1787-1791L'utilitariste britannique Jeremy BENTHAM (1748-1832) rédige son Panopticon or The

Inspection house (Panoptique, mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection et nommément des maisons de force) vers 1787 et le publie vers 1791. Malgré des penchants humanistes et hédonistes, il est avant tout un partisan de l'État et de l'ordre social.

Son ouvrage plus qu'un récit de fiction est un projet de modèle de centre pénitentiaire. Il prend en compte l'intérêt des prisonniers et des personnels, il ébauche des formes modernes d'hébergement. Mais il propose surtout un système d'omni-surveillance. Les édifices qu'il conçoit permettent à l'autorité principale (le directeur) de surveiller en permanence autant les détenus que les surveillants.

L'ouvrage devient donc un des premiers à proposer la transparence absolue, les individus n'ayant plus aucune vie privée (cachée) possible. La froide raison et l'architecture utilitariste se mettent chez BENTHAM au service d'un cadre totalitaire et terrifiant, l'humain disparaissant sous des considérations sociales et carcérales qui le dépassent.

De Nicolas LEDOUX à Arc-et-Senans jusqu'aux contre-utopies du XX° siècle, la descendance du britannique est d'une grande richesse. De là à le concevoir comme l'ancêtre de Big Brother… et une des sources principales de l'ouvrage de FOUCAULT 76, il n'y a qu'un pas facile à franchir.

74 MESSAC Régis (Nacht und Nebel) Les premières utopies suivie de La Négation du progrès dans la littérature moderne ou Les Antiutopies, Paris: éditions ex nihilo, 190p, 2008, p.10475 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.97-9976 FOUCAULT Michel Surveiller et punir, naissance de la prison, Paris: Gallimard, 1975IV. Dystopies & Anti-utopies Page 15/103

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14. La contre utopie russe de Polydore (1794)

En 1794 le russe Mikhaïl XERASKOV (KHERASKOV) avec Polydore, fils de Cadmos et Harmonie évoque la grotte de Nymphe. Si on se plie à un certain rituel et si on se soumet à Nymphe et qu'on accepte les inégalités (ce qui n'est pas libertaire), on vit dans un monde d'abondance, de fêtes et banquets, et surtout on pratique l'amour libre.

Mais l'apparente liberté n'est qu'illusion, tout est faussé, la vie libre ne l'est que dans un cadre rigide et toujours contrôlé par le pouvoir suprême et manipulateur qu'incarne Nymphe. Cette souveraine peut tout voir, en utilisant une transparence qui empêche toute vie privée et indépendante : est-ce une des anticipations ou modèles de 1984 ?

La vie insouciante ne peut l'être que si on accepte l'aliénation et la soumission volontaire au régime instaurée par la souveraine77. On sent ici un appel à la responsabilité individuelle qui évoque LA BOÉTIE.

«Le thème de la spéculation sur les idéaux, de leur détournement et leur dégradation… c'est le point de départ de l'anti-utopie moderne» note Leonid HELLER78. Les bons savants et scientifiques, une fois au pouvoir, manipulent, usurpent et récupèrent à leur profit et causent la guerre civile. C'est plutôt le BAKOUNINE dénonçant tout gouvernement des savants que cet écrivain franc-maçon et conservateur annonce.

15. L’ambiguïté de Donatien-Alphonse marquis de SADE (1740-1814)Les Hermaphrodites de Arthus Thomas D’EMBRY de 1605 annonce le procédé sadien

de prédilection, celui de la dépravation sexuelle, puisque la cour d’HERMAPHRODITUS est un lieu totalement excessif sur ce plan, ce que VERSINS avait déjà mis en avant (Cf. ci-dessus).

Quelques auteurs font de l’œuvre sadienne « une anti-utopie sexuelle », notamment ce qu’exprime le royaume de Butua décrit dans la Lettre XXXV d ’Aline et Valcour79 (1795), qui relate L’histoire de Sainville et de Léonore. La violence qui s’y déchaîne est effectivement répulsive. Ce serait une véritable dystopie, présentant la tyrannie du despote Ben MÂACORO. Le meurtre, la violence sexuelle, l'anthropophagie… y sont loués pourvus qu'ils permettent aux puissants de jouir sans entrave. L'homme est donc sans morale, ni bon ni mauvais, jouisseur impénitent et sans souci de l'autre sauf quand celui-ci lui permet d'assouvir ses désirs. Plus qu'une anti-utopie, on serait devant une œuvre résolument contraire aux idéaux des Lumières, note Raymond TROUSSEAU80.

Chose étonnante dans l’œuvre de SADE, il y oppose en quelque sorte une autre utopie, le royaume austral de Tamoé, qui présente un monde paisible, fraternel et égalitaire.

Ce procédé met encore plus en évidence le caractère insupportable et/ou radical de Butua ou tout est fait pour atteindre la jouissance absolue.

D. QUELQUES CAS PARTICULIERS À L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE

1. t’SERSTEVENS A. « Un apostolat »Un peu comme SWIFT, dit son analyste Jean Pierre MARTINET81, ce proche de

FOURIER et de KROPOTKINE dans sa jeunesse (il a même décrit « la cité KROPOTKINE », sorte de phalanstère) présente un forte critique des utopies, en en révélant les discordes internes, l’isolement pesant, les erreurs économiques, la méconnaissance de l’homme, l’optimisme béat... et surtout le danger « totalitaire »82.

77 BREUILLARD Jean Fragments d’utopies dans la littérature russe du XVIIIe siècle. LEVŠINE et XERASKOV-in-Revue des Études Slaves, Paris: t.56, 1, p.17-31, 1984, p.2978 HELLER Leonid Le livre d'or de la science-fiction soviétique. Anthologie, Paris: Pocket, n°5174, 320p, 1984, p.1479 COLOMBO Eduardo L’utopie contre l’eschatologie, -in- ACL L’imaginaire subversif, 199480 TROUSSON Raymond L'utopie et les genres apparentés, -in-Europe, revue littéraire mensuelle, Regards sur l'utopie, a.89, n°985, p.103-119, mai 2011, p.112-11381 MARTINET Jean Pierre « Un apostolat » d’A. t’SERSTEVENS, misère de l’utopie..., 1975, p.3082 MARTINET Jean Pierre, opt.cit., p.21IV. Dystopies & Anti-utopies Page 16/103

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Oubliant totalement ses penchants de jeunesse, malgré une évidente nostalgie, il décrit « ...l’histoire d’un imbécile promu anarchiste et qui finit maquereau... » et en fait « ...une peinture satirique des milieux libertaires et communistes... »83.

2. Les utopies réactionnaires et conservatrices du XIXème : importantes anticipations des anti-utopies ?

Pour se moquer du socialisme, du féminisme, des thèses communistes dites partageuses, de nombreux écrivains et auteurs dramatiques conservateurs, catholiques et/ou réactionnaires se livrent à de nombreuses caricatures, souvent humoristiques. On peut les classer parmi les dystopies ou utopies satiriques.

Les grands écrivains comme Charles NODIER (1780-1844) surtout, avec Hurlubleu, grand manifafa d’Hurlubière ou la Perfectibilité, Léviathan le Long et Zerothoctro-Schah... trois écrits de 1833, et Voyage pittoresque et industriel dans le Paraguay Roux et la Palingénésie australe en 1836, ou Pierre-Simon BALLANCHE (1776-1843) seraient parmi les premiers critiques véritables et systématiques du genre. Critiquant utopies ou mouvements politiques de leur temps ils expriment une méfiance vis à vis des idéologues socialisants, une crainte d’un développement technique mal maîtrisé, un matérialisme utilitariste trop accentué, une notion de progrès inéluctable bien discutable... NODIER (inspiré sans doute de l'écrivain monarchiste Jacques CAZOTTE ?84) apparaît comme l’ironique détracteur d’un scientisme, voire d’un positivisme aveugle, qui sont en train de se développer. Il brocarde également une naïve foi au progrès technologique. Ce sont vraisemblablement les saint-simoniens qu’il prend en ligne de mire. Les philosophes ratiocineurs et bavards, sont dénoncés comme de vrais charlatans dans les 2 premiers écrits cités85. Il renoue avec ARISTOPHANE et SWIFT sur ce plan. Avec Zerothoctro-Schah, c’est le rêve de perfection qu’il réfute, montrant que l’humanité, hier comme aujourd’hui, et même dans 10 000 ans, reste toujours aussi imparfaite. Dans des écrits moins caricaturaux NODIER avaient déjà pris position en 1835 dans la Revue de Paris avec De la perfectibilité de l’homme, et de La Fin prochaine du genre humain. Cet écrivain sarcastique et satirique nous offre ainsi une vraie critique libre, mais pas libertaire, car animée par une puissante pensée « conservatrice et contre-révolutionnaire »86, de l’utopie philo-technicienne de son temps.

En 1832 avec La ville des expiations Pierre-Simon BALLANCHE rédige une utopie de droite, chrétienne («idéal monacal» note MESSAC) et favorable à un régime dictatorial, administratif et militarisé qui contrôle les mauvais sujets dans une partie basse de la ville «qui tient du cloître et de la prison»87 où ils doivent expier (d'où le titre). L'auteur semble tomber dans son propre piège. Lui qui dénonce les (mauvaises) idées nouvelles et la notion de perfectibilité qu'elles assument, réintroduit cette perfectibilité (acquise par l'expiation) avec cette fois une tonalité éminemment chrétienne (rédemption). La ville basse ressemblerait à un purgatoire dont on peut sortir après épreuves pour voir à nouveau s'ouvrir l'accès à la ville haute (celle de la société hiérarchique et bien pensante).

Alfred MUSSET (1810-1857) n'est pas le dernier à se moquer de « l'humanitairerie» (Dupont et Durand 1838)88.

François-René, vicomte de CHATEAUBRIAND (1768-1848) exprime son pessimisme sur L'avenir du monde dès 1834. Il voit un futur uniformisé, réduisant l'intelligence et la morale, 83 MARTINET Jean Pierre, opt.cit., p.69 & 7584 MESSAC Régis (Nacht und Nebel) Les premières utopies suivie de La Négation du progrès dans la littérature moderne ou Les Antiutopies, Paris: éditions ex nihilo, 190p, 2008, p.10385 TROUSSON Raymond Émile SOUVESTRE et « Le monde tel qu’il sera », -in-D’utopie et d’utopistes, Paris: L’Harmattan, 199886 TROUSSON Raymond Science, techniques et utopies, Paris, L’Harmattan, 231p, 2003, p.13287 MESSAC Régis (Nacht und Nebel) Les premières utopies suivie de La Négation du progrès dans la littérature moderne ou Les Antiutopies, Paris: éditions ex nihilo, 190p, 2008, p.11388 MESSAC Régis (Nacht und Nebel) 2008, op.cit., p.123-124IV. Dystopies & Anti-utopies Page 17/103

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appauvrissant les langues, et se consacrant surtout à l'innovation technologique. Dans ses Mémoires d'outre-tombe (1848), il prévoit l'écrasement de l'individu et des ses idéaux autonomes par des forces collectives toutes puissantes mais réductrices de la richesse de chacun. Romantique torturé, ambigu dans ses idéaux, il défend la liberté mais combat une démocratie trop précoce pour un peuple impréparé.

Dans La Rabouilleuse, en 1842, Honoré de BALZAC (1799-1850) est également proche de l’anti-utopie et mettant l’accent sur le déplorable et dramatique échec d’une communauté de proscrits et de réfugiés français (bonapartistes et libéraux curieusement mêlés) vers 1817. L’essai communautaire, intitulé « Le Champ d’asile », se localiserait dans le Golfe du Mexique.

Émile SOUVESTRE (1806-1854) en 1845 avec Le monde tel qu’il sera passe même pour le modèle des grandes anti-utopies du XXème siècle (« la première contre-utopie véritable, d’ordre général » écrit VERSINS, « la première dystopie » suppose TROUSSON89), en dénonçant une civilisation technicienne, « univers du gadget et de l’ersatz », destructrice des valeurs humanistes qui triomphe vers le 3ème millénaire. Comme NODIER il pourfend la bourgeoisie de son temps, et fait en même temps une mordante satire du saint-simonisme et du positivisme (dont il apparaît comme un « renégat » commente TROUSSON dans plusieurs de ses ouvrages). Le capitalisme ou les socialistes qui chevauchent la vague productiviste ont tous abandonné les valeurs humaines d’individualisme, de fantaisie, de solidarité, au profit d’un « univers du machinisme » qui façonnent et uniformisent autant les hommes que la nouvelle société. Il y a presque des lueurs marxistes dans l’analyse socio-économique chez cet écrivain modéré, encore «bon enfant» (MESSAC) mais plutôt conservateur (« foncièrement » assène TROUSSON) qui a côtoyé RENAN, QUINET, Sainte BEUVE… Pire encore, il contribue à populariser une idée qui fera fortune dans les grandes dystopies ultérieures, celle du conditionnement des ouvriers - ilotes, pour en faire de vraies machines humaines. Ce conditionnement s'accompagne de pratiques de sélections eugénistes, l'homme n'est plus qu'une machine domestique dont il faut s'assurer l'aveugle efficacité.

Le « théâtre réac » semble exploser durant la saison 1848-184990. Francis RONSIN cite plusieurs titres qui touchent le socialisme ou les réformateurs sociaux, mais ce sont surtout les diatribes et vaudevilles antiféministes qui pullulent alors, ce qui doublerait largement la liste suivante : - Un voyage en Icarie. À-propos en un acte mêlé de couplets, d'Adolphe GUÉNÉE et Fernand TANDOU, Paris: Délassements Comiques, 26/08/1848- La Propriété c'est le vol. Folie-socialiste en 3 actes et 7 tableaux, de Louis CLAIRVILLE et Jules CORDIER, Théâtre du Vaudeville, 28/11/1848- À bas la famille ! ou Les Banquets, à-propos montagnard, d'Eugène LABICHE et Auguste LEFRANC, Théâtre du Gymnase, 16/12/1848- Les femmes « saucialistes ». À-propos mêlé de couplets, de VARIN et Roger DE BEAUVOIR, Théâtre de la Montansier, 21/04/1849- L'Âne à Baptiste ou le Berceau du socialisme. Grande folie lyrique en 4 actes et 12 tableaux , de Louis CLAIRVILLE et Paul SIRAUDIN, Théâtre du Vaudeville, 15/05/1849, Lagny: Impr. de Giroux, 22p, 1849 ?- La Montagne qui accouche. À-propos socialiste, de GEOFFROY, Théâtre du Gymnase, 30/05/1849- Un socialiste en province. Vaudeville en un acte, de Louis DUBREL, Théâtre du Gymnase, 05/07/1849

89 TROUSSON Raymond Science, techniques et utopies, Paris: L’Harmattan, 231p, 2003, p.13390 RONSIN Francis Les femmes « saucialistes », -in-CORBIN Alain/LALOUETTE Jacqueline/RIOT-SARCEY Michèle Femmes dans la Cité 1815-1871 (Colloque des 20 et 27 novembre 1992), Grane: Creaphis, p.515-529, 1997, p.515-516IV. Dystopies & Anti-utopies Page 18/103

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- Les Partageux. Vaudeville en un acte, de Louis CLAIRVILLE et Jules CORDIER, Théâtre du Gymnase, 17/11/1849- Jérôme PATUROT à la recherche de la meilleure des Républiques, de Marc LE PRÉVOST (à partir de Louis REYBAUD), Théâtre Choiseul, 1849- La Foire aux idées I, II & III, par DE LEUVEN (Adolphe DE RIBING) & BRUNSWICK (Léon LHERIE), 1849, Bielefeld: Velhafen & Klasig, en 1850- etc.

Heureusement, trop c'est trop, et le public aussi se lasse d'un tel déferlement de mauvais goût et de caricatures faciles. Le succès n'est donc pas forcément au rendez vous, et comme le note RONSIN, la pièce antiféministe Les femmes « saucialistes » est retirée au bout de seulement 5 semaines91.

Le penseur catholique Louis VEUILLOT avec Le lendemain de la victoire, Vision publié en 1850 dénonce la démagogie et l’ambition démesurée de tous les chefs politiques, qui monopolisent le pouvoir au détriment des prolétaires. Cette perspicace critique tant du monde politique que d’un futur État communiste n’est assurément pas pour déplaire aux libertaires, même s’ils n’avaient aucune sympathie pour son auteur.

Avec ironie le Marquis de CASTELLANE met en scène Les gaietés du socialisme, dans son Le grand lendemain de 1896, pièce de théâtre satirique de 188 pages.

Hyppolite VERLY en 1897 va dans le même sens que VEUILLOT. Dans Les socialistes au pouvoir, simple histoire à la portée de tout le monde, il s’en prend au communisme intégral qui se fait toujours au détriment des classes pauvres, et il annonce l’émergence d’une nouvelle classe de privilégiés, qui, sans scrupule, n’hésite pas à pratiquer le rationnement, le travail obligatoire, le contrôle de la vie privée... et anticipe d’une certaine et éclatante manière la future terreur stalinienne.

Les aristocrates Didier de CHOUZY en 1883 avec Ignis et Villiers de l’ISLE-ADAMS avec L’Ève future en 1886 développent le genre des robots dominateurs ou totalement déshumanisés. Les automates ne pourront pas résoudre tous les problèmes humains, heureusement, et encore moins permettre de réaliser la femme parfaite. Attention donc à un technicisme pervers et inquiétant.

Sur la fin de sa vie Ernest RENAN (1823-1892) sombre lui aussi dans le pessimisme qu'il n'avait pas plus jeune : il revoit L’Avenir de la science, pensées de 1848 et lui donne en 1890 une préface négative92. Ses Drames philosophiques, rassemblés en 1888, montrent un écrivain assez désabusé. Comme H.G. WELLS, il prévoit un monde où la masse sera dominée par une élite, sans pouvoir ni pensée autonome, où les femmes seront condamnées à n'être que « bonnes ou belles » (ce qui rappelle la formule tristement célèbre de « la femme boniche et la femme potiche » que dénoncent avec justesse les féministes). L'individu sera écrasé, sans perspective d'épanouissement autonome. Les maîtres tout puissants qu'il décrit anticipent les surhommes de mauvaise facture. La Démocratie (Caliban) ne peut rien, et au contraire est source de manipulation et de désespoir ; elle est caricaturée par l'auteur. Pire, son analyse des races et des peuples est souvent emprunt de considérations racistes. Seules notes d'optimisme : ses prédictions de la nécessaire fédération européenne centrée sur le pivot franco-allemand.

Vers 1925, poursuivant cette veine réactionnaire consistant à caricaturer la future révolution communiste en France, Marcel ALLAIN publie Paradis d’amour.

91 RONSIN Francis Les femmes « saucialistes », op.cit., 1997, p.52792 MINOIS Georges Histoire de l'avenir. Des Prophètes à la prospective, Paris: Fayard, 680p, 1996, p.525-528IV. Dystopies & Anti-utopies Page 19/103

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Ailleurs dans le Monde :

Aux ÉU, Edgar Allan POE (1809-1849) est également cité par MESSAC, notamment Some Words With a Mummy de 1845, car en comparant l'évolution scientifique contemporaine à la civilisation égyptienne, il tend à prouver que le progrès est quasi inexistant. C'est l'esprit «retardataire» de «l'aristocrate du sud» qui est ici dénoncé93.

Au Royaume Uni, Thomas LOVE PEACOCK (1785-1866), passéiste ironique, dénonce ces «coopérationnistes (qui veulent) débiter le monde en carrés comme un échiquier» (Crotchet Castle 1831)94. Est-il vraiment de droite comme le laisse penser MESSAC ? C'est contestable quand on connait sa proximité avec les textes et le ton d'un ARISTOPHANE, et son amitié intense avec le couple libertaire SHELLEY-Mary GOODWIN dans les années 1810. En fin de sa vie il publie encore Memoirs of Shelley (1858-60), ce qui semble montrer une certaine continuité de sa pensée.

En Russie, le genre débute avec le polonais d'origine Faddeï Venediktovitch BOULGARINE (1789-1959) qui fut pourtant plutôt libéral dans sa jeunesse. Cet ancien officier de l'armée napoléonienne (!) semble tourner casaque au moment de l'insurrection décembriste. Ce «renégat du libéralisme» apparemment sans scrupule (il sert sous tous les régimes et est connu pour son esprit calomniateur et polémiste) met sa plume au service du très conservateur L'Abeille du Nord du tsariste Nikolaï GRIÉTCH entre 1825-1859. Cet impétueux adversaire d'Alexandre POUCHKINE (1799-1837) publie en 1824 Fantaisies vraisemblables, ou pérégrinations à travers le monde au vingt-neuvième siècle . Nous sommes en 2824 dans une Sibérie surexploitée où le bois a quasiment disparu95. Le désastre écologique touche les animaux devenus aussi rares que la flore. Seule la mer permet encore de survivre. La Russie reste puissante, mais c'est l'Afrique qui semble dominer la nouvelle civilisation. Les pays «libéraux» et les romantiques et autres socialistes sont minorisés ou ont disparu dans l'oubli : BOULGARINE règle évidemment ses comptes avec tous les adversaires de l'absolutisme tsariste. En 1825 il continue avec Fantaisies incroyables ou Voyage au centre de la terre. Dans le centre de la terre se trouvent trois civilisations : celle des Ignorants qui boivent et qui mangent sans cesse, celle de Skotinia qui est peuplée de mauvais philosophes (les disciples de SCHELLING) et celle de la Lumière (Svetonia) dont la capitale s'appelle Utopie96. Cette bonne civilisation est celle de la modération, de la soumission aux conventions et à la morale ambiante, du travail permanent : bref une «utopie conservatrice et bien-pensante» concluent Leonid HELLER et Michel NIQUEUX. Cet antisocialiste et anti-communiste n'est cependant ni raciste, ni antisémite, ni absolutiste, ni aristocratique. C'est un conservateur moralisant, modéré et partisan d'un régime évolutif. Il sait utiliser l'ironie pour mieux saborder ses adversaires, et faire preuve d'imagination (notamment technique) pour mieux captiver ses lecteurs : son premier ouvrage serait « la première anticipation technologique russe»97.

Certaines des contre-utopies du prince Vladimir Fiodorovitch ODOÏEVSKI (1803-1869) peuvent être ici évoquées notamment La ville sans nom (1839) qui s'en prend aux théories de BENTHAM et Le dernier suicide (1844) qui dénonce les excès de MALTHUS. L'humaniste et philanthrope ODOÏEVSKI, amateur et critique d'art, membre d'un club de philosophes éclairés, comme BOULGARINE semble changer après le milieu des années 1820. Il assume progressivement des charges officielles qui en font un des maîtres de la censure d'État.

93 MESSAC Régis (Nacht und Nebel) 2008, op.cit., p.130-13294 MESSAC Régis (Nacht und Nebel) 2008, op.cit., p.106-10795 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.116-11796 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.11797 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.118IV. Dystopies & Anti-utopies Page 20/103

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Nikolaï Vassilievitch GOGOL (1809-1852) après une période plutôt libérale et critique vis-à-vis du régime russe sombre dans un conservatisme mystique et dérisoire sur la fin de sa vie, comme le prouvent ses Passages choisis d'une correspondance avec des amis (1846) qui plus qu'une anti-utopie (malgré la vision réformatrice moralisante) est une apologie de l'ancien régime. Vissarion Grigorievitch BELINSKI (1811-1848) dans une lettre le traite de «prédicateur du knout, apôtre de l'ignorance, défenseur de l'obscurantisme et des ténèbres de l'esprit, panégyriste de mœurs tartare».

En 1864, peu après son retour du bagne, Fiodor Mikhaïlovitch DOSTOIEVSKI (1821-1881) règle son compte aux utopies de sa jeunesse, notamment l’influence fouriériste. Son livre Carnets du Sous-sol (connu aussi comme Notes d'un souterrain) s’en prend surtout au livre mythique des révolutionnaires de l’époque, le Que Faire ? (1863) de Nikolaï Gavrilovitch TCHERNYCHEVSKI (1828-1889), dont le jeune LÉNINE se souviendra à l’orée du XXème siècle en reprenant le titre. Dans Les Frères KARAMAZOV (1880) refusant les risques causés par la liberté, l'écrivain en vient à justifier la servitude volontaire devant des maîtres «bienfaiteurs».

Constantin Nikolaïevitch LEONTIEV (1831-1891) est peut-être l'auteur «de l'unique utopie russe conservatrice au sens propre du mot»98 avec L'Orient, la Russie et les Slaves (1886). Il y pourfend quasiment toutes les idées nouvelles, panslaves, socialistes… au nom d'un retour à l'idéal orthodoxe byzantin originel.

3. Une « veine gothique » de l’anti-utopie en fin du XIXème° siècle ?C’est Krishan KUMAR avec son article sur Utopie et anti-utopie au XXème siècle (-in-

Utopies, BNF, 2000) qui classe aux marges du genre les écrivains « gothiques » de l’étrange, R. L. STEVENSON en 1886 avec The strange case of Dr JEKYLL and Mr HYDE, Oscar WILDE en 1891 avec The picture of Dorian GRAY et Bram STOKER avec Drakula en 1897.

Nous sommes plus proches du fantastique que de l’utopie, mais il reste vrai que l’étrange, l’ambiguïté des êtres, les ressorts secrets qui les animent peuvent expliquer bien des dérives, individuelles et sociales.

4. Jules VERNE, WELLS et STAPLEDON ?Pour Victor GARCíA, ces deux premiers auteurs sont au tournant du genre utopique :

leurs premières utopies sont plutôt « optimistes ». Mais leurs dernières œuvres reflètent un « pessimisme » qui peu à peu devient le fondement principal des anti-utopies. Comme il le dit si bien, ces auteurs, comme beaucoup de leurs contemporains, « craignent désormais des lendemains qui déchantent » et annoncent des périodes « grises et tristes ».

a) Une anti-utopie assez manichéenne chez Jules VERNE

Le premier texte contre utopique, décrivant une « cité en perdition »99, soumise aux techniques, à un machinisme destructeur d’emplois, et à un capitalisme financier fossoyeur de la culture apparaît dans Paris au XX° siècle. Il dénonce un futur uniformisant et soumis aux puissances d’argent ; c’est une dénonciation évidente de l’affairisme du Second Empire. Cet ouvrage de 1863 fut redécouvert en 1989 !

Dans le milieu des années 1880, Jules VERNE semble à nouveau s’inquiéter d’un futur scientifique et sociologique moins rose qu’il ne pouvait le croire dans ses premiers écrits. Robur le conquérant en 1886 marquerait une sorte de rupture dans les intentions de cet auteur populaire. En 1891 avec Amiens en l’an 2000 il dénonce ce que serait cette ville si elle poursuivait dans la voie du capitalisme effréné et destructeur de type états-unien.

L’ouvrage de Jules VERNE qui témoignerait le mieux de cette évolution serait peut-être L’île à hélice en 1895 ; où la totale incapacité de la bourgeoisie de penser en terme de solidarité et d’humanisme empêche toute évolution sociale positive. L’égoïsme, ici non stirnérien, mais foncièrement capitalistes, est bien un des grands éléments de blocage et 98 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.13699 CHESNEAUX Jean Jules VERNE. Un regard sur le monde. Nouvelles lectures politiques, Paris: Bayard, 298p, 2001, p.47IV. Dystopies & Anti-utopies Page 21/103

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d’autodestruction. La ville flottante, Milliard-City, est une caricature des sociétés de consommation et de gaspillage, et de luxe inutile.

La Journée d’un journaliste américain en l’an 2889 confirme en 1910 (édition posthume) ce rejet des premiers amours de Jules VERNE. L’Amérique (les États-Unis) sont devenus la patrie d’un impérialisme détestable, et d’une mécanisation déshumanisante100. Certes le roman est essentiellement de la plume de Michel, mais son père en a assumé la signature.

L’éternel Adam, publié posthume en 1910 (et sans doute partiellement de la main du fils Michel), prend pour thème un monde cyclique, dans lequel se succèdent des civilisations avancées mais stupides qui s’autodétruisent. De l’Atlantide, à la destruction du monde du XXI° siècle, on assiste à une totale remise en cause du mythe du progrès linéaire.

Pour GILLI et MONTACLAIR, l’anti-utopie apparaît également dans la ville de Stahlstadt (La ville de l’acier) fondée par le sinistre et autocratique Herr SCHULTZE (Les 500 millions de la Bégum - 1879), où dans le rôle assumé par Harry KILLER dans « L’étonnante aventure de la mission BARSAC - 1919». L’univers capitaliste sans limite, des machines s’imposant aux humains peu considérés et sans liberté, mais au contraire soumis à une discipline très militarisée du travail... anticipent un peu les Temps modernes de Charlie CHAPLIN. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la description de Stahlstadt que fait Jules VERNE « ...s’élève une masse sombre, colossale, étrange, une agglomération de bâtiments réguliers percés de fenêtres symétriques, couverts de toits rouges, surmontés d’une forêt de cheminées cylindriques, et qui vomissent par ces mille bouches des torrents continus de vapeurs fuligineuses. Le ciel en est voilé d’un rideau noir, sur lequel passent par instants de rapides éclairs rouges. Le vent apporte un grondement lointain... ». Par opposition à la ville riante et hygiéniste de France-Ville, menée démocratiquement et écologiquement par des latins, c’est le poncif germanique (militarisme prussien !) de l’esclavagisme et de l’autoritarisme qui est ainsi visé. Si l’on ajoute que le héros est alsacien, c’est une belle revanche (virtuelle) sur la défaite de 1870-71 que nous offre Les 500 millions de la Bégum. CHESNEAUX va même plus loin dans l’anachronisme, et dénonce une sorte de dystopie annonciatrice, lorsqu’il évoque le laboratoire d’Herr SCHULTZE « entouré d’un jardin paradisiaque, dans le plus pur style wagnéro-hitlérien »101.

Avec L’étonnante aventure de la mission BARSAC (1919) de Michel, on reste en plein dans la tradition vernienne, du savant fou, et de la cité de la perdition par excellence que constitue Blackland102. Elle apparaît comme une terrible illustration du capitalisme dictatorial et esclavagiste.

La dystopie vernienne met fréquemment en avant des savants fous, savants qu’on retrouve dans un grand nombre d’œuvres. CHESNEAUX en énumère beaucoup103. Non seulement ces savants sont égotistes, délirants, souvent paranoïaques, mais en plus, soit ils promeuvent des dictatures élitistes et violentes, soit ils tombent facilement sous la coupe des étatistes et des capitalistes de leur époque. Ce trait est important, car il permet de largement relativiser l’optimisme scientifique béat que l’on attribue parfois à Jules VERNE. Enfin, il est permis de penser que l’auteur est ici au diapason des idées de BAKOUNINE sur l’horreur que représenterait un gouvernement des savants, voire même influencé par l’anarchiste russe. Il le connaissait forcément, au moins au travers de leur connaissance commune, l’éditeur P.-J HETZEL, pourtant démocrate fort conservateur lui-aussi.

b) WELLS (1866-1946) le vrai fondateur du genre ?

100 TROUSSON Raymond Le mirage américain dans les utopies et les voyages imaginaires depuis la Renaissance, -in-D’utopie et d’utopistes, Paris: L’Harmattan, 1998101 CHESNEAUX Jean Jules VERNE. Un regard sur le monde. Nouvelles lectures politiques, Paris, Bayard, 298p, 2001, p.230102 CHESNEAUX Jean Op.cit., p.261103 CHESNEAUX Jean Op.cit., p.232 & ssIV. Dystopies & Anti-utopies Page 22/103

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Herbert George WELLS (1866-1946) incarne l'utopie sous toutes ses formes et tendances104, autant dans ses romans, que dans sa vie plus ou moins libre et libertine, que dans ses positions politiques et sociales. Il est l'auteur d'une quinzaine de textes utopiques entre 1895 et 1940.

Les grands ouvrages anti-utopiques de H.G. WELLS semblent assez tardifs, surtout après la Première Guerre Mondiale (qui serait un des éléments de cette rupture dans le ton) : notamment Shape of Things to Come - La fortune des choses futures de 1933 et Les perspectives de l’Homo Sapiens de 1942.

L’ouvrage de 1933 est peut-être influencé par les ouvrages de George GRIFFITH (1857-1906), notamment The Angel of The Revolution : A Tale of the Coming Terror. Nous sommes en pleine crise économique mondiale, avec la faillite de la SDN et la montée et l’expansion des totalitarismes (STALINE qui a exterminé presque tous ses rivaux potentiels, HITLER qui prend le pouvoir « légalement »...). Tous ces éléments entraînent l’auteur dans la prédiction d’une guerre mondiale de 1940 à 1970, suivie d’une longue période (1970-2036) de reconstruction en plein chaos féodal. En 2035/36 une révolution ramène l’unité et la paix, mais établit une dictature technocratique. Tout notre XXème siècle semble résumé en un seul écrit.

En fait, dès 1895/96 avec The Time Machine - La machine à remonter le temps transparaissait chez l’auteur une certaine peur d’une élite sans scrupule et s’amorçait une vision terrifiante d’une sorte de dictature du prolétariat des machinistes anthropophages, les Morlocks. À la fin de l’ouvrage, la planète disparaît dans un grave désastre écologique, certes lointain (plusieurs millions d’années). La science et ses ouvriers ne sont pas forcément l’avenir radieux attendu. Le mythe du progrès semble définitivement cassé.

The Island of Dr MOREAU - L’île du docteur MOREAU en 1896 et The invisible Man : A Grotesque Romance - L’homme invisible l’année suivante nous montrent des savants un peu pervers ou apprentis-sorciers sans scrupules, assoiffés de pouvoir et exempts d’humanité. Leur cynisme surpasse toute morale positive. Ce peut paraître comme une noire illustration de la méfiance bakouninienne envers tout gouvernement aux mains des savants.

Toute l’œuvre utopique du socialiste WELLS apparaît pessimiste : soit la civilisation se détruit d’elle-même, soit elle est une caricature de civilisation mécanique, soit une cause exogène contribue à la détruire. En 1897-1898 The War of The Worlds - La Guerre des mondes exploite habilement et avec réalisme l’invasion martienne de notre planète, et nous décrit des martiens efficaces, mais totalement dépourvus de sensibilité et d’humanité. L'idée principale de WELLS est peut-être de dénoncer l'impérialisme agressif britannique (et au-delà tous les colonialismes) au travers des méfaits causés par un autre impérialisme conquérant. C'est aussi un appel à la raison, contre l'ignorance vaniteuse de la société de son temps, qu'il dénonce à plusieurs reprises.

Les Sélénites de The First Men in the Moon - Les premiers hommes dans la lune de 1901 forment une civilisation avancée et rationnelle, mais là aussi la raison l’emporte sur le sentiment, la rigueur sur l’émotion. La froideur scientifique rationnelle est somme toute dangereuse et diablement inquiétante. Cette œuvre est donc également une dystopie.

En 1899 avec When the Sleeper Wakes - Quand le dormeur s’éveillera, il décrit une caricature de XXIIème siècle, de plus en plus mécanisé, de plus en plus uniforme (même habitat, même organisation sociale, même langue...) ou l’autonomie individuelle et la démocratie ont disparu. C’est l’ère des foules manipulées, et du règne des autocraties oligarchiques et des grands trusts sans scrupules comme La Compagnie du Travail. Le gigantisme urbain (Londres dépasserait les 30 millions d’habitants) contribue à l’écrasement des individus. Heureusement, une révolution populaire destructrice s’en prend surtout aux aéroplanes, qui sont sensés symboliser une mondialisation tyrannique, et laisse en fin de l’ouvrage une petite lueur d’espérance.

104 PARTINGTON John Le Cycle utopique de H. G. WELLS, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.911-922, 2008IV. Dystopies & Anti-utopies Page 23/103

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Une thématique semblable est reprise la même année avec A Story of the Days to Come ; la société est totalement urbanisée et industrialisée, le prolétariat esclave et abruti, et la nature est redevenue sauvage et fort inhospitalière, une manière peut-être de régler son compte à l’utopie morrissienne.

Cette anticipation sombre (vraie anti-utopie raisonnée ?) d’un avenir complètement bouleversé et dominé par science et technique, est présentée de manière plus fouillée en 1901 dans Anticipations of the Reaction of Mechanical and Scientific Progress Upon Human Life and Thought – Prévisions de l’influence du développement scientifique et technique sur la vie et la pensée humaines. Cette œuvre semble plus une ébauche de futurologie qu’une réelle utopie, mais elle marque un vrai tournant dans la pensée de WELLS, comme il le reconnaît dans ses mémoires105.

Même dans sa positive et internationaliste A Modern Utopia de 1905, WELLS pratique l'eugénisme radical, déporte fous, malades et asociaux, et livre la vie des citoyens à une élite super-armée, celle des Samouraïs. Il réintroduit ainsi une platonicienne division en classes. Cette œuvre est parfois proche du monde réel, imparfait comme la vie, avec ses vices et ses harmonies106 ; d'où la lecture plus concrète et alerte de cette œuvre majeure.

Le pessimiste évoqué de WELLS est cependant à moduler. Ses descriptions d'un avenir sombre prévisible sont autant d'alertes données aux lecteurs, et aux responsables de son temps, pour changer de cap. C'est la thèse de L. T. SERGENT107. La dystopie est donc pour lui une œuvre éminemment pédagogique. En réalité, en politique et dans sa vie personnelle, WELLS semble plutôt engagé de manière positive et plus optimiste pour le progrès de l'humanité. Certes les ravages accentués par le premier conflit mondial et les dystopies en actes dans les états totalitaires ont sans doute fortement infléchi son jugement. Malgré cela, toujours partisan d'une Fédération mondiale s'élevant au dessus des États nations, WELLS peut être aussi considéré comme un penseur universaliste aux marges de la pensée libertaire.

c) Originalité anti-utopique chez STAPLEDON

L’ouvrage de 1930 de l’anglais William Olaf STAPLEDON (1886-1950) Last and First Men - Le dernier et le premier homme serait à rapprocher des deux écrivains précédents : pour GARCÍA toujours, cette œuvre donne à voir un monde où science, travail de tous (de 4 à 6 heures par jour), mondialisation et unité du système... réaliseraient enfin un monde de loisirs et d’abondance. Il n’y a pas de rejet de principe du progrès technique, au contraire même. C’est d’ailleurs logique pour ce philosophe des techniques qu’était STAPLEDON à l’université de Liverpool.

Mais cet État mondial prévu pour 2500 est bien proche du régime stalinien contemporain de l’auteur, qui se met en place en 1930 en URSS. Dans l’ouvrage, une technocratie avant la lettre assure un rôle dominant. Racisme, sexualité contrôlée (ce fameux eugénisme qui est une des constantes de l’utopie) et guerres y persistent malheureusement. L’imbécillité humaine aboutit à la destruction atomique. De cataclysme en cataclysme, l’évolution de l’humanité ressemble à une succession des mêmes errements, quelques soient les civilisations (plus de 18 espèces se succèdent de 1930 à l’an 2 000 000 000). La tonalité de cet écrit est d’un total pessimisme, ou alors simplement d'une acceptation fataliste de notre humanité, l'homme comme les sociétés étant appelées à changer et à disparaître.

L'ouvrage de 1937 The Star Maker est tout aussi ambigu, totalement parallèle au monde alors bouleversé par l'essor des totalitarismes et la venue de la guerre mondiale. STAPLEDON y décrit des mondes sachant s'harmoniser pour éviter les conflits et accroître leurs

105 CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo, Recortes, 203p, 1997, p.75-76106 MUMFORD Lewis Storia dell'utopia (1922- préfacée 1962), Roma: Donzelli, 226p, 2008107 PARTINGTON John Le Cycle utopique de H. G. WELLS, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.911-922, 2008, p.918-19IV. Dystopies & Anti-utopies Page 24/103

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connaissances. Il n'en demeure pas moins que des guerres sont parfois nécessaires, et que si elles risquent trop de dégénérer, le suicide devient alors la seule solution.

E. LA CONTRE-UTOPIE «   ÉTOUFFANTE   » Pierre VERSINS propose de regrouper divers auteurs qui ont en commun avec KAFKA

la volonté de décrire des mondes absurdes, angoissants et étouffants. L’insolite y devient agressif, et l’absurde systématique conduit au malaise et à la déshumanisation complète. On perd tout repère moral.

L’exemple pour lui le plus typique est fourni par La chasse à l’oie sauvage de Rex WARNER en 1937.

Il cite en 1972 dans son Encyclopédie, une multitude d’auteurs qu’il regroupe dans une vague « école française contre-utopique » : La grande beuverie de René DAUMAL en 1938. Les escales de la haute nuit de Marcel BRION en 1942. Ana d’André FRÉDÉRIQUE en 1944. L’expérience de la nuit de Marcel BÉALU en 1945. Tulipe de Romain GARY en 1946 Les œuvres de Boris VIAN : L’automne à Pékin (1947), L’écume des jours (1947), L’herbe

rouge (1950) et L’arrache-cœur (1953). La ville incertaine de PAROUTAUD en 1950. Les portes Dauphines de Michel CARROUGES en 1954. Les « grands » écrits de Jacques STERNBERG : Le délit (1954), L’employé (1958), La

Banlieue et Un jour ouvrable (1961).

Comme ensuite il y rajoute Henri MICHAUD, Jorge BORGES (à juste titre) et quelques autres romanciers, on s’aperçoit vite que ce genre, non seulement est infini, très subjectif, et d’une parenté discutable avec utopies et contre-utopies.

F. ANTÉRIORITÉ OU SIMILARITÉ : LA PENSÉE ANTI-BUREAUCRATIQUE ANARCHISTE

Lorsqu’on analyse ces ouvrages anticipant les horreurs totalitaires du XXème siècle, on ne peut pas oublier de faire le parallèle avec les écrits « d’anticipation » des principaux penseurs anarchistes (PROUDHON, RECLUS, BAKOUNINE...), qui dénoncent avec lucidité le mythe de la dictature du prolétariat et de l’État communiste en mettant en garde contre ces futures dictatures « tout court ».

BAKOUNINE est sur ce plan un des plus précieux auteurs, d’abord en se révoltant contre tout gouvernement des savants (ce qui est souvent une des propositions du genre utopiste), et surtout en dénonçant à priori le monstre froid que serait un État dirigé par les socialistes étatistes.

Ainsi il écrit : « Supposez une académie de savants, composée des représentants les plus illustres de la science ; supposez que cette académie soit chargée de la législation, de l’organisation de la société… Et bien je prétends, moi, que cette législation et cette organisation seront une monstruosité, et cela pour différentes raisons. La première est que la science humaine est toujours nécessairement imparfaite… » et incomplète, donc non capable de prévoir le futur et de bien l’organiser. BAKOUNINE poursuit, c’est sa deuxième raison, qu’une société qui ferait de la science la nouvelle théologie, et l’imposerait comme le nouveau credo social, serait « une société, non d’hommes, mais de brutes »108.

Tout le mouvement anarchiste a également mis en garde contre l’évolution d’une société industrielle marquée par l’enrégimentement et l’absence d’autonomie individuelle, et une bureaucratie tentaculaire. Dans sa jeunesse libertaire, Franz KAFKA notait déjà que lorsque la

108 BAKOUNINE Michel La liberté, Paris, Pauvert, 1969, p.70 & 71IV. Dystopies & Anti-utopies Page 25/103

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« révolution se dilue, il ne reste que la place pour une nouvelle bureaucratie. Les chaînes de l’humanité torturée sont constituée de papier de bureau »109.

Max NETTLAU analyse et approfondit cette notion de contre-utopies à partir de 3 textes pour lui fondateurs en milieu anarchiste : un article de Freiheit de New York du 24/09/1894 « Les socialistes allemand au pouvoir », un article du Torch de London d’août 1895, « Les socialistes anglais au pouvoir » et surtout le texte de KROPOTKINE « Le vingtième siècle » tiré de La révolte de novembre et décembre 1889, et expressément dirigé contre l’utopie autoritaire de BELLAMY. William MORRIS a vraisemblablement tiré grand profit de ce dernier article.

G. AUTRE SIMILARITÉ   ANTI-UTOPIQUE : LES RÉCITS CRITIQUES DE VOYAGES DANS LES «   PAYS DE L’AVENIR RADIEUX   »

Les récits de voyages des pays « dits socialistes ou communistes» peuvent partiellement être intégrés au genre de la contre-utopie lucide. Il est difficile d’y trouver de nombreux libertaires affirmés, mais c’est presque toujours au nom de la liberté que des intellectuels ou des politiques, pourtant choyés et privilégiés par le régime qu’ils visitent, font preuve d’une étonnante lucidité. Ils tirent une sonnette d’alarme que les militants de la gauche non bolchevique ont tiré avant eux, surtout les Socialistes révolutionnaires de gauche et les anarchistes russes, sans oublier quelques mencheviks, dès la fin des années 1910.

Parmi les anarchistes et marxistes libertaires ou critiques, une place de choix revient à Ante CILIGA qui en 1936 publie Au pays du grand mensonge, titre transformé à la demande de l’auteur en 1950 en « Au pays du mensonge déconcertant. » Cette même année il y ajoute Sibérie, terre de l’exil et de l’industrialisation. Ces deux ouvrages, avec les parties sur LÉNINE amputées en 1938, sont réédités en 1977 par les éditions Champ libre dans une épaisse publication de 563 pages.

En France, on peut lister quelques écrits concernant l’URSS, dont de nombreux sont analysés par Fred KUPFERMAN110 ou par François HOURMANT111, dont sont tirées de nombreuses citations. 1919 Serge de CHESSIN ne fait pas dans la nuance avec Au pays de la démence rouge

publié à Paris chez Plon. Il récidive à plusieurs reprises, notamment avec en 1921 L’apocalypse russe, toujours chez Plon. Les titres sont en soi révélateurs.

1920 H. G. WELLS avec La Russie dans l'ombre témoigne à la fois de l'admiration pour ce qui se réalise et un scepticisme important sur les projets économiques centralisés et sur la glorification par LÉNINE de l'électrification.

1925 Henri BÉRAUD avec Ce que j’ai vu à Moscou est publié à Paris aux Éditions de France.

1927 : Alfred FABRE-LUCE Russie 1927 chez Grasset, lutte contre ce qu’il appelle « l’entreprise de standardisation humaine » des bolcheviks. Il n’est pas dupe et constate qu’à « ses frontières (de l’URSS) s’élève, plus infranchissable que la mer, la double glace déformante des fausses nouvelles qui l’entoure d’images trompeuses ». Il pourrait faire sien le titre de CILIGA du « pays du mensonge déconcertant.»

1936 André GIDE publie son Retour de l’URSS. Refusant la complicité, comme la plupart des autres compagnons de route de l’époque, il décrit honnêtement les tares du régime dans ce qui va être un des ouvrages les plus diffusés sur l’URSS. Par exemple, en parlant des logements ouvriers dans les kolkhozes, il reconnaît tristement que se trouvent « dans chacun d’eux les mêmes vilaIns meubles, le même portrait de STALINE, et absolument rien d’autre ; pas le moindre objet, le moindre souvenir personnel. Chaque demeure est interchangeable… Le bonheur de tous ne s’obtient qu’en désindividualisant chacun. Le

109 LÖWY Michael KAFKA, sognatore ribelle, Milano, Eléuthera, 136p, 2007110 KUPFERMAN Fred Au pays des soviets. Le voyage français en Union soviétique, Paris, Gallimard, 1979111 HOURMANT François Au pays de l’avenir radieux. Voyages des intellectuels français en URSS, à Cuba et en Chine populaire, Paris, Aubier, 282p, 2000IV. Dystopies & Anti-utopies Page 26/103

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bonheur de tous ne s’obtient qu’aux dépens de chacun. Pour être heureux, soyez conformes. » On pourrait reprendre la fin de cette citation pour désigner toutes les critiques faites à l’utopie traditionnelle.

1937 André GIDE modifie son premier texte avec Retouches à mon retour de l’URSS. Il ne change rien au fond, et en rajoute même.

1938 Kléber LEGAY Un mineur français chez les russes est publié à Paris chez Pierre Tisné.

La valeur de ces textes est très inégale, mais tous cherchent à décrypter l’utopie en actes pour concrétiser l’oppression et la domination bien réelles qui se cache derrière. Ils appuient ainsi les écrits libertaires de « retour de l’URSS » qui, plus politiques, opposaient le monde nouveau soviétique au monde nouveau libertaire qu’ils rêvaient. Je pense surtout à BERKMAN, GOLDMAN, PESTAÑA… et je me permets ici de publier la lettre du 05/03/1995 que j’avais envoyée au Nouvel Observateur qui promouvait l’ouvrage de François FURET (l’article sur le « totalitarisme » dans le N.O. n°1582) et qui ne fut jamais publiée :

« Chers Jean DANIEL et François FURET,

Votre débat sur le totalitarisme est important et intéressant, mais il me laisse une certaine irritation comme à chaque fois que ce thème, notamment sur le communisme « soviétique » est abordé. Les références sont presque toujours les mêmes (GIDE, KOESTLER...) c’est à dire des références assez tardives (même pour SOUVARINE), et souvent émanant de compagnons de route voire de communistes « repentis ». Non pas que ces oeuvres soient de peu de poids, au contraire. Elles m’ont fait autant d’effets qu’à vous deux. Mais à mon sens le débat devrait par souci d’honnêteté tenter de remonter plus loin dans l’analyse et s’ouvrir à d’autres courants. Le Nouvel Observateur occulte trop souvent le courant libertaire, ou le caricature parfois. Or sur ce thème il a une richesse d’analyse et un courage dans le débat qui devance largement les réflexions de nombre de marxistes repentis.

Il serait bon de citer quelques extraits des dernières lettres de KROPOTKINE qui tout en revendiquant le soutien à la révolution russe, dénonce dès 1920 le caractère autocratique du nouvel État. On pourrait également rappeler les multiples interventions de MALATESTA, notamment lors de son débat fameux avec l’ancien anarchiste russe SANDOMIRSKI rallié au bolchevisme et qui représente le nouvel État en Italie (printemps 1992).

Mais les ouvrages précoces les plus pertinents sur « l’illusion » bolchevique (on dit plutôt alors le « mythe ») sont écrits par des militants amers mais capables de séparer le nécessaire soutien aux révolutionnaires russes d’une critique de fond du bolchevisme :- 1920 FABBRI Luigi Dictature et révolution, publié en 1921 (réédité par les Éditions du Monde Libertaire)- 1921 ROCKER Rudolph La faillite du Communisme d’État. Les soviets trahis par les bolcheviks (réédité par SPARTACUS).- 1921 BERKMAN Alexandre Russian tragedy- 1922 GOLDMAN Emma La défaite de la révolution russe et ses causes- 1925 BERKMAN Alexandre The Bolshevik Myth (Journal de 1920-1922) réédité par une excellente petite maison d’édition artisanale, La Digitale)

Bien sûr on pourrait remonter aux critiques prophétiques de PROUDHON ou de BAKOUNINE sur l’inévitable dictature que le communisme étatique porte en lui, mais j’ai préféré citer des révolutionnaires engagés, qui ont prouvé leur solidarité voire leur participation (GOLDMAN et BERKMAN expulsés des USA vivent 2 ans en Russie et occupent même des charges officielles).

Le mouvement libertaire ne fut évidemment pas le seul dès la fin des années 10 et le début des années 20 : les S.R. voire les mencheviks furent souvent très clairvoyants (Cf. le livre de documents de Jacques BAYNAC La terreur sous LENINE). et parmi les pro-

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bolcheviks, les critiques de Rosa LUXEMBOURG pèsent d’un large poids, tout autant que celle des communistes de gauche (caricaturés et diffamés comme « gauchistes » par le trop célèbre « La maladie infantile du communisme » de LENINE) : Cf. GORTER, PANNEKOEK....

Bref dès avant STALINE, des militants et des intellectuels conscients, souvent la mort dans l’âme, ont dénoncé « cette utopie meurtrière » et ont cherché à dévoiler les dérives de ce pays « du mensonge déconcertant » pour reprendre la superbe expression d’Anton CILIGA.. « L’illusion » se déclinait déjà au « passé » pour ces écrivains encore trop souvent oubliés. »

H. QUELQUES EXEMPLES SIGNIFICATIFS DE CONTRE-UTOPIES AUX XIX, XX ET XXI° SIÈCLES...

Pour éviter des regroupements qui ont parfois peu de sens, je vais m’en tenir à l’ordre chronologique, ce qui permettra de mettre en évidence les périodes les plus riches dans la production anti-utopique. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, ce ne sont pas les années trente qui sont les plus prolixes, bien qu’elles cumulent pourtant la montée et l’expansion des fascismes, du stalinisme et des autocraties militaristes, l’effondrement du capitalisme, les derniers feux du colonialisme, la rébellion franquiste et la Guerre d’Espagne...

Toutes les œuvres citées ci-dessous sont, par un auteur ou un autre, dont moi-même, cataloguées comme anti-utopies, contre-utopies ou dystopies, ou utopies fortement satiriques... Par principe, j’ai accumulé, non discriminé, pour la raison ci-dessus explicitée.

1. Avant 1900 : contre-utopies du XIX° siècle : 1805 Jean-Baptiste Cousin de GRAINVILLE avec Le Dernier Homme, Ouvrage posthume en

10 chants, lance peut être une des premières dystopies contemporaines décrivant la fin du monde, visiblement due à un dérèglement climatique et solaire. L’astre ne permettant plus d’empêcher le froid de tout ravager.

1819 le russe décembriste Wilhelm Karlovitch KÜCHELBECKER (1797-1846) écrit ses Lettres européennes. Il décrit une Europe ravagée en 2519 dont les grandes métropoles ont disparu. L'absence de raison et de vertu a entraîné ce cataclysme qui épargne l'Amérique, puisque l'histoire est racontée par un touriste étatsunien en Europe qui est traumatisé par ce retour à la barbarie. L'auteur a connu la prison et l'exil, mais évite la peine de mort après l'insurrection de décembre 1825. Il paie donc pour ses idées et son action politique.

1824 le russe Wilhelm KÜCHELBECKER récidive avec La Terre des acéphales. Après un voyage en ballon, une terre au régime quasi totalitaire l'Acéphalie (sans cerveau, et visiblement sans cœur comme se nomme sa capitale Akardion) s'offre aux regards des voyageurs. C'est une «utopie-miroir»112 qui décrit un régime nobiliaire mauvais et aliénant qui rappelle évidemment la Russie de son temps. La sélection et les manipulations scientifiques aboutit à la création d'hommes sans tête ni cœur (au sens propre comme au sens figuré).

1824 Faddeï Venediktovitch BOULGARINE (1789-1959) Fantaisies vraisemblables, ou pérégrinations à travers le monde au vingt-neuvième siècle (Cf. ci-dessus partie sur les contre-utopies réactionnaires).

1825 Faddeï Venediktovitch BOULGARINE Fantaisies incroyables ou Voyage au centre de la terre (Cf. ci-dessus partie sur les contre-utopies réactionnaires).

1828 le prince russe Vladimir Fiodorovitch ODOÏEVSKI (1803-1869) écrit La dernière mort, «utopie apocalyptique» qui aurait inspiré DOSTOÏEVSKI113. (Cf. ci-dessus partie sur les contre-utopies réactionnaires).

1835 la deuxième contre-utopie de Vladimir Fiodorovitch ODOÏEVSKI Le dernier poète est du même registre que la première de 1828. (Cf. ci-dessus partie sur les contre-utopies réactionnaires).

Vers 1839 la troisième contre-utopie de Vladimir Fiodorovitch ODOÏEVSKI Gorod bez imeni - La ville sans nom, est une des plus connues. Elle est publiée dans le recueil de 1844

112 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.115113 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.119IV. Dystopies & Anti-utopies Page 28/103

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Russkie notchi - Les Nuits russes. Elle s'en prend aux disciples de Jeremy BENTHAM qui ruinent l'île où ils se sont établis (Benthamia) car ils ont appliqués intérêt et profit sans raison ni vertu ni sens esthétique114 ; la poésie est interdite. Cette dystopie anticapitaliste peut appartenir aux contre-utopies conservatrices ou réactionnaires.

1841 pour VERSINS, Alexandre SOUMET reprend la thématique de GRAINVILLE dans La divine épopée.

1844 la quatrième contre-utopie de Vladimir Fiodorovitch ODOÏEVSKI Le dernier suicide s'en prend cette fois aux disciples de MALTHUS dont les théories appliquées avec excès conduisent au désespoir et au suicide de la dernière humanité.

1845 Émile SOUVESTRE avec Le monde tel qu’il sera est pour Frédéric ROUVILLOIS ou Laurent PORTES, qui prolongent Pierre VERSINS, le premier écrit incontestable de ce « genre parallèle » comme il nomme la contre-utopie. Il dénonce le machinisme qui rend l’homme esclave, et il anticipe sur les manipulations psychiques que va connaître le XXème

siècle. En l’an 3000 c’est d’une industrialisation sans limite que surgit le mal et l’inhumain. Émile SOUVESTRE (1806-1854) fait plus une caricature de son siècle qu’une vraie anticipation, mais en approfondissant le côté « univers glacé, égoïste et matérialiste »115, il est un des précurseurs d’un genre dénonciateur d’un monde du gadget, de l’ersatz industriel (terme que reprendra plus tard MORRIS pour nommer le capitalisme) et d’un utilitarisme matérialiste qui commence à triompher au début du XIXème siècle. Il montre les travailleurs comme de vrais « animaux domestiques » ce que vont reprendre bientôt toutes les grandes anti-utopies. Il est également un des premiers à proposer un eugénisme fonctionnel qui anticipe les écrits d’HUXLEY. Son écrit est donc tout autant une dénonciation de la « bourgeoisie conquérante » que des rêveries socialisantes de son temps.

1846 Nikolaï Vassilievitch GOGOL (1809-1852) Passages choisis d'une correspondance avec des amis (Cf. ci-dessus partie sur les contre-utopies réactionnaires).

1848-1849 Louis REYBAUD (1799-1879) se livre à une satire des utopies de « gauche », républicaines et démocratiques dans une caricature Jérôme PATUROT à la recherche de la meilleure des Républiques. Il s'en prend surtout à l'Icarie cabétiste et au phalanstère fouriériste avec «400 pages de railleries et d'anecdotes»116, mais Louis BLANC et PROUDHON sont tout autant brocardés, le dernier surtout pour son idée de crédit gratuit, sa «chimère». Seul Pierre LEROUX se voit accorder quelques qualités. Toute l'œuvre est un hymne préparatoire au II° Empire.

1850 Louis VEUILLOT s’en prend à la corruption et au manque de scrupules des politiques démagogiques et avides de pouvoir dans Le lendemain de la victoire, Vision. Il brocarde évidemment tout ce qui remet en cause sa civilisation chrétienne, et notamment les premiers socialistes.

1852 Nathaniel HAWTHORNE (1804-1864) avec The Blythedale romance. A history of ideas romance/Valjoie publie une sorte de satire du communautarisme, notamment fouriériste, qui part de sa participation à la communauté de Brook Farm à West Roxbury en 1841. Un témoin déçu est toujours un futur critique très radical.

1859 Alfred BONNARDOT prédit dans Archéopolis un cataclysme industriel pour le XXIème

siècle. Paris, qu’il décrit en 9957 est encore sous le coup de ces ravages gigantesques est apparaît comme une ville morte. Scientifiques, ingénieurs, industriels sont des apprentis sorciers redoutables. Le progrès humain n’est pas inéluctable, ni forcément radieux avec le développement technologique.

1863 Jules VERNE propose Paris au XXème siècle, une capitale dominée et animée par les sciences et les techniques les plus modernes. Mais l’art, la culture, l’éthique sont laminées. L’humanisme qui a imprégné le scientisme du début du XIXème est bien terminé. L’œuvre est

114 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.119115 TROUSSON Raymond Émile SOUVESTRE et le « Monde tel qu’il sera », -in-D’utopie et d’utopistes, 1998116 MESSAC Régis (Nacht und Nebel) Les premières utopies suivie de La Négation du progrès dans la littérature moderne ou Les Antiutopies, Paris: éditions ex nihilo, 190p, 2008, p.143IV. Dystopies & Anti-utopies Page 29/103

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d’ailleurs dédiée à Émile SOUVESTRE, puisque le héros de cet écrit utopie négative vient se pencher sur sa tombe au Père Lachaise117.

1864 Le sous sol (Carnets du Sous-sol ou Notes d'un souterrain) est la première œuvre anti-utopique de Fedor DOSTOIEVSKI (1821-1881) qui rejette le fouriérisme de sa jeunesse et notamment celui de son contemporain NicolaÏ Gavrilovitch TCHERNYCHEVSKI devenu célèbre avec Que Faire ? publié en 1863. (Cf. ci-dessus partie sur les contre-utopies réactionnaires).

En 1869-1870 le russe Mikhaïl Ievgrafovitch SALTYKOV (pseudonyme SALTYKOV-CHTCHEDRINE 1826-1889), autrefois tenté par le fouriérisme, présente dans Les Annales de la Patrie, la revue qu'il coordonne à Saint-Pétersbourg avec le poète Nikolaï NEKRASSOV (1821-1877), une contre-utopie burlesque dans une partie de son Histoire d'une ville. «La ville des sots» (Gloupov) est dirigée par des gouverneurs tous plus ou moins «tyranniques et grotesques» dont quasiment toutes les actions et projets sont dérisoires et ubuesques118. Tous ont un point commun même s'ils diffèrent quant aux justifications avancées, ils font «donner le fouet à leur administrés» 119 et c'est vrai que les bastonnades se succèdent, utilisant ainsi la règle du comique de répétition : l'œuvre s'en prend donc pourrait-on dire à la «knoutocratie», le knout (fouet) étant le symbole du tsarisme autocratique et arbitraire. Les utopies classiques et «toutes les utopies totalitaires niveleuses» : absolutistes, militaristes et arbitrairement égalitaristes et géométriques, y sont caricaturées. Même les peuples anarchistes «sans religion ni gouvernement»120 sombrent dans l'anarchie au sens caricatural du terme : chaos, violences, stupidité absolue et guerre permanente… Ainsi le cas truculent des Cogne-têtes est exemplaire ; comme tous les autres peuples ils vivent d'abord en autonomie, mais ensuite ils s'efforcent par la force et la ruse de créer une fédération qu'ils cherchent à dominer, et comme cela ne fonctionne pas, ils s'évertuent de trouver cette fois un souverain. Mais ils sont tellement gloupy (stupides) que des princes les rejettent121 et le dernier qui accepte la responsabilité pour mieux les exploiter leur dit «comme vous n'avez pas su vivre libres, comme vous avez été assez sots pour vous asservir vous-mêmes, on ne vous appellera plus désormais Cogne-têtes, mais Gloupoviens»122. On pourrait penser que nous nous trouvons face à une vision loufoque du livre de LA BOÉTIE sur la servitude volontaire («une placidité allant jusqu'à la veulerie»123) et sur un choix ahurissant du «culte de l'autorité». C'est en tout cas un bel effort libertaire pour dénoncer autant l'autocratie réelle du régime tsariste qu'il subit, que l'autocratie prévisible des différents socialismes autoritaires ; mais la dénonciation est plus complexe car il s'en prend aussi «aux charmes perfides de l'anarchie»124 et aux errements du libéralisme. Dans le même ordre d'idée il dénonce les violences et tueries aveugles causées par les émeutes populaires et les guerres civiles («intestines»125).

Si tout le roman se lit comme une contre-utopie, il contient aussi une micro-contre-utopie hallucinante, caractérisée par le rêve fou du gouverneur OUGRIOM-BOURTCHÉIEV126, une «brute casernière». La ville du futur est totalement géométrique, tout est identique et symétrique. L'égalité entre les habitants forcenée et totalement inhumaine. La vie est très dure : rationnement, travail obligatoire sur une longue durée, absence de divertissements… Tout est militarisé, se fait au pas cadencé, sous un contrôle permanent (un mouchard par habitation). Dans ce socialisme de caserne et de prison, le pouvoir est bien sûr absolu et

117 TROUSSON Raymond Science, techniques et utopies, Paris: L’Harmattan, 231p, 2003, p.155118 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.150-153119 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), Paris: Gallimard, Folio, n°2551, éd. augmentée, 304p, 1994, p.20120 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), cit., p.27121 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), cit., p.30122 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), cit., p.35123 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), cit., p.274124 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), cit., p.52125 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), cit., p.62 & ss126 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), cit., p.228-232IV. Dystopies & Anti-utopies Page 30/103

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totalement pyramidal. Comme ce gouverneur stalinien avant la lettre est au pouvoir, pour mieux réaliser ses idées, il commence par raser la ville pour la reconstruire à sa façon. L'auteur vise peut-être le «destruam et ædificabo» proudhonien que reprennent parfois les anarchistes russes. Après avoir détruit la ville, le dictateur veut détourner la rivière qui le gêne ; il cause juste une catastrophe écologique (inondation) avant que la rivière n'ait le dernier mot et reprenne son ancien cours en ravageant tout.

Cependant, comme PROUDHON et BAKOUNINE (qu'il vise sans doute aussi pour sa courte déviation netchaeviste), SALTYKOV fait œuvre de précurseur et démontre une belle et saine prévoyance. DOSTOIEVSKI s'en est sans doute inspiré pour ses Démons ou Possédés (1871). Cette œuvre ironique et violemment anti-collectiviste est sans doute «une préfiguration des anti-utopies du XX° siècle»127 ; c'est en tous les cas une farce antiautoritaire radicale, contre tous les autocrates, y compris si ce sont des femmes (Cf. l'histoire des 6 gouverneuses). On trouve dans cet ouvrage profondément pessimiste (trait qu'il reprochait pourtant à DOSTOÏEVSKI) tout ce que le léninisme-stalinisme va plus tard généraliser : arbitraire total, cynique et irrationnel, lâcheté et délation généralisées et encouragées, culte de l'autorité, manipulations et fausses rumeurs, répressions et enfermements systématiques, réquisitions forcées, règlementations maniaques et omniprésentes, volonté de dompter la nature sans souci écologique…

Quant au fouriérisme présumé de l'auteur, il apparaît très rarement ; on trouve l'évocation d'un utopiste farfelu qui aurait pu dans sa démence créer un «phalanstère»128 ; on perçoit le goût des manies et des passions, comme celle pour les pâtés en croûte 129 ; on peut comparer le style inventif et l'imagination débordante et farfelue des deux auteurs ; etc.

L'Histoire d'une ville peut passer pour une dénonciation de l'absurdité du pouvoir autoritaire, et en contrepoint, comme un appel à une politique raisonnée et réformatrice : un régime «actif et fécond» se passe du clinquant, du «brillant et du bruyant», du fouet et de la présomption130.

Ce livre, à totalement lire entre les lignes, est malheureusement de lecture assez rébarbative pour un non-russe, car la technique répétitive lasse, et parce que les allusions multiples à des personnages réels (par exemple autant de gouverneurs que de tsars dans la période indiquée), qui ont du captiver les lecteurs russes contemporains, sont peu perceptibles aux occidentaux.

1871 : Edward George BULWER LYTTON (1803-1876), lord et ancien secrétaire d’État des Colonies, est plutôt connu pour ses grands romans historiques comme Les derniers jours de Pompéi. Avec The Coming Race - La race future il lance véritablement le genre anti-utopique dans le grand public. On peut penser, comme CAPPELLETTI, qu’il apparaît également comme un des premiers écrivains de science-fiction131, et qu’il se présente comme un des précurseurs de H.G. WELLS. La société décrite dans son ouvrage est intéressante d’un point de vue libertaire, puisque lui aussi se range en faveur d’une administration minimale, sans réel gouvernement, sans chef militaire, sans juges ni tribunaux... La population vit dans des petites communautés autonomes, sans État coercitif, et sans agressivité par rapport aux autres, avec lesquelles elles sont en relation fraternelle. Dans sa jeunesse libérale (avant de finir dans les rangs conservateurs), BULWER LYTTON a sans doute lu les écrits du père de l’anarchisme que fut GODWIN, au moins ses positions d’un gouvernement très limité, réduit à la seule administration des choses et se développant dans des petites communautés fédérées. Il accorde également aux femmes (les Gy-ei) un rôle important, une certaine autonomie et une force de caractère peu commune. Elles sont

127 HELLER Leonid Le livre d'or de la science-fiction soviétique. Anthologie, Paris: Pocket, n°5174, 320p, 1984, p.19128 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), Paris: Gallimard, Folio, n°2551, éd. augmentée, 304p, 1994, p.151129 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), cit., p.172130 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), cit., p.159-160131 CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo: Recortes, 203p, 1997, p.14IV. Dystopies & Anti-utopies Page 31/103

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totalement égales aux hommes tant dans le domaine du travail, de la formation, que celui de la sexualité. Elles semblent même plus sagaces, voire physiquement et intellectuellement supérieures. Ce féminisme est plutôt rare dans le monde des utopies du XIX° siècle, malgré les raretés éclairantes que sont FOURIER ou Pierre LEROUX. La seule réserve en ce domaine tient au fait que les femmes, une fois mariées, semblent perdre volontairement une partie de leurs imposants pouvoirs ; mais le divorce est possible. Leur soumission n'est donc jamais totale, mais leur dépendance émotive reproduit un des traits conventionnels et limite leur totale autonomie.

Un autre trait sympathique de l’utopie pour les libertaires est de présenter un monde souterrain de paix, même si celle-ci repose sur l’idée ingénue de dissuasion militaire absolue. La science et le machinisme, une anticipation de l’automatisation des travaux, ont permis de supprimer le travail aliénant, et les tâches devenues simples et attractives sont confiées, comme chez FOURIER qui semble ici une référence évidente, à des bandes (hordes fouriéristes ?) d’enfants se gérant elles-mêmes. Les adultes de ce fait dispose d’un temps de loisir énorme, et ce « droit à la paresse » peut nous faire penser au pamphlet que Paul LAFARGUE publie près de 10 années plus tard. Mais ce que l’auteur a plutôt en vue, c’est de se moquer de manière virulente du système démocratique états-unien de son temps, et son anti-électoralisme virulent qui s’en prend au « gouvernement des ignorants », c'est-à-dire la majorité électorale, a dû plaire aux anarchistes un peu simplistes. Cependant son récit s’apparente plutôt à un pamphlet conservateur, élitiste, dénonçant la loi du nombre établit par les régimes au suffrage étendu. Sur ce point de l’anti-électoralisme et de l’anti-démocratisme, il est vrai que les extrêmes souvent se rejoignaient. BULWER dénonce également l’utilitarisme, et la déshumanisation que ce nouveau monde entraîne déjà en misant trop sur le progrès technique. Le transcendantaliste et libertaire THOREAU ne disait d’ailleurs rien d’autre en menant son expérience écologiste avant la lettre, en recherchant une totale autonomie, ce qu’il a raconté dans « Walden ». La race future décrite par BULWER LYTTON, celle des Vril-ya, par sa pureté et son absence d’émotivité « humaine » peut également préfigurer le nazisme. C’est Yolène DILAS-ROCHERIEUX et surtout là encore CAPPELLETTI qui nous rappellent que vers 1930 des nazis de Berlin ont créé une « Association du Vril », qui exigeait de ses membres la preuve de leur longue hérédité aryenne ! La toute puissance du vril (qui serait un hommage à Michael FARADAY) annonce également les dystopies autour des armes absolues et terrifiantes, même si comme pour toute invention, les aspects négatifs (destructions, domination) et positifs (soins, apaisement) alternent ; il en est ainsi avec le nucléaire dont le vril peut être aussi une anticipation. En effet cette force (comme dans la Guerre des étoiles !) est un mélange de discipline mentale, de yoga, et de puissance électrique ou nucléaire puisqu’elle se présente souvent sous forme de fluide, de rayon ou d’éclair. Beaucoup d’analystes font de The Coming Race le roman qui annonce l’œuvre de BUTLER Erewhon, or over the range, qui paraît l’année suivante, et dont la thématique est très proche ; en fait il semble bien comme l'indique BUTLER lui-même qu'Erewhon soit achevé avant The Coming Race132. Mais chez BULWER LYTTON, l’utopie reste encore prégnante, alors que chez BUTLER, l’anti-utopie et la satire dominent car « ce n’est pas une utopie, mais bien une satire, selon le style inauguré, dans les lettres anglaises, par Jonathan SWIFT »133. L’ouvrage de BULWER LYTTON reste, lui, une vraie « utopie ambiguë » car, comme le note CAPPELLETTI, « il y a un étrange mélange (et non pas une synthèse) de capitalisme, de socialisme, de conservatisme et d’anarchisme »134 ! d’où cette « prétention ingénue de synthétiser, sur le terrain politique, autocratie et anarchie ».

132 BATTAGLIA Beatrice Erewhon, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.645-659, 2008, p.645133 CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo, Recortes, 203p, 1997, p.14134 CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo, Recortes, 203p, 1997, p.18IV. Dystopies & Anti-utopies Page 32/103

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1871 le britannique George TOMKINS CHESNEY décrit un futur de guerres généralisées et ravageuses pour l'humanité dans The Battle of Dorking.

1872 le britannique Samuel BUTLER (1835-1902) avec Erewhon, or over the Range (anagramme-jeu de mot sur Nowhere, « nulle part ») montre un homme totalement asservi aux machines qu’il a lui même créées. Au tournant des seventies, le progrès technique tend à déraper, et à s’éloigner des promesses darwiniennes d’évolution heureuse. À terme, au contraire, l’homme asservi devient machine lui-même, comme le décrit « Le livre des machines ». L’optimisme scientiste est désormais totalement déconsidéré. Les habitants de la vallée isolée au-delà des montagnes d'Erewhon ont décidé de détruire toutes les machines pour ne pas sombrer dans l'esclavage, et faisant cela, ils réfutent l'évolution et d'une certaine manière le darwinisme dominateur dans le RU de l'époque. L’anti-utopie dénonce également l’administration tatillonne de la justice et l’hypocrisie religieuse, ainsi que le poids de coutumes stupides. La satire sociale se fait également forte contre une éducation formaliste et sans imagination, et contre le mythe d'une raison fondamentalement progressiste. Cet écrit, pamphlet radical contre la société victorienne, annonce bien des « utopies » du XXème siècle, et montre la totale symbiose entre les structures du monde industriel et du monde politique : même mépris de l’individu, même domestication au service d’un hypothétique bien commun. BUTLER en vient parfois à vanter le luddisme, pour permettre à l’individu, en détruisant les machines, de recouvrer sa dignité. L'utopie de BUTLER («protodystopie victorienne» selon Beatrice BATTAGLIA), par son ironie mordante, rappelle SWIFT et préfigure les nombreux ouvrages anti-machinisme (comme UNAMUNO avec Mecanópolis en 1913) et les positionnements libertaires de DELEUZE et GUATTARI dans les années soixante et soixante-dix qui vont souvent la citer135.

L'auteur a paru, à son époque, ambigu et contradictoire voire incohérent, ce qui le desservait, alors que ces traits lui confèrent aujourd'hui une plus grande importance qu'il n'en a eue, surtout si on valorise son anti-dogmatisme et l'importance du relativisme. Mais des féministes par exemple trouvent qu'Erewhon peut permettre de justifier la fonction traditionnelle des femmes et leur position subalterne136. Son anticonformisme et ses incohérences et contradictions revendiquées sont pour BUTLER un moyen de mieux décaper la doxa victorienne. Sa dénonciation de la morgue des milieux scientifiques et intellectuels nous permettent de rappeler qu'il est bien sur ce plan un contemporain de BAKOUNINE.

1872 Fedor DOSTOIEVSKY avec « Les démons » ou « Les possédés » (commencés en 1869) met en scène un nihilisme caricatural, où l’idéologie libératrice se fait manipulatrice, où les fins justifient tous les moyens... C’est une contre-utopie dans le sens où elle révèle le côté sombre d’un socialisme de professionnels froids et autoritaires dont Serge NETCHAÏEV est le terrible prototype. Même BAKOUNINE s’y est temporairement laissé prendre. L’œuvre de DOSTOIEVSKY est d’ailleurs souvent citée comme anti-bakouniniste. Mais depuis les écrits de Michael CONFINO, on sait désormais que le tristement célèbre « Catéchisme du révolutionnaire », d’un blanquisme intransigeant (voire d’un bolchevisme avant la lettre), souvent attribué à BAKOUNINE, est bien l’œuvre du seul NETCHAÏEV137. Ce Catéchisme est d’ailleurs à lui seul un modèle de contre-utopie, tant il met en œuvre un rejet radical de tout humanisme. Fedor DOSTOIEVSKY réglait sans doute plutôt ses comptes avec sa jeunesse militante et fouriériste. Son ouvrage en tout cas dépasse son aspect antisocialiste, et même si l’auteur est à l’époque en pleine évolution vers un traditionalisme réactionnaire, Les Démons reste bel et bien une condamnation de tous les fanatismes.

1872 avec La fin du monde -in- Nouvelles et fantaisies humoristiques Eugène MOUTON, dit MÉRINOS, annonce un désastre écologique qui étouffe la sphère terrestre dans une vague

135 Cf. Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, 2011, p.35136 PEZZUOLI Giovanna Prigioniera in utopia. La condizione della donna nel pensiero degli utopisti, Milano: Il Formichiere, 204p, 1978, p.57137 CONFINO Michael Violence dans la violence, Paris, Maspéro, 1973IV. Dystopies & Anti-utopies Page 33/103

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de chaleur qui n’est pas sans annoncer nos craintes, un siècle plus tard, de l’effet de serre. Le désastre décrit dans les contre-utopies commence à mêler régimes sociaux oppressants, enrégimentement industriel et dégâts liés au développement économique sans limite. L’avertissement écologique devient de plus en plus présent.

1875 Etymonia, publié anonymement au Royaume Uni offre une vision radicale de l'eugénisme et de la sélection naturelle138.

1875 César-Fortuné FALK décrit Les derniers jours de la Terre au titre suffisamment explicite pour être ici cité. Cet ouvrage est publiée par la parisienne Librairie illustrée.

1876 l'australien Henry Crocker Marriott WATSON avec Adventures in New Guinea: The Narrative of Louis Trégance, A French Sailor: Nine Years in Capitivity Among the Orangwöks, a Tribe in the Interior of New Guinea propose ce que SARGENT nomme une «typical lost race dystopia - typique dystopie sur les races primitives»139.

1878 Pierre VÉRON, comme dans Archéopolis de BONNARDOT, montre un « Paris dystopique 140» détruit et asphyxié par le développement d’un machinisme sans borne dans En 1900.

1879 l'australien H.C.M. WATSON établit dans Erchomenon, or the Republic of Materialism, que le darwinisme et le positivisme ont trompé la société, et détruit tout humanisme dans le monde de l’an 2400. Les enfants sont pris en charge par les femmes, mais pas forcément par leurs mères. L’évolutionnisme n’est décidément pas synonyme d’un progrès humain systématique, aux yeux du voyageur chrétien et traditionnel qui les juge. Une dystopie qui est donc plutôt réactionnaire. Il s'agirait de la première œuvre de science fiction australienne écrite par quelqu'un né en Australie.

En 1879-1880 Nikolaï KOSTOMAROV (1817-1885) écrit Skotskoj bunt - La révolte des animaux. Le livre n'est publié qu'à la veille d'octobre 1917. KOSTOMAROV est un écrivain et historien ukrainien panslave, plutôt favorable à une solution fédéraliste. Cet ouvrage marque cependant un retournement de sa pensée, en tout cas une critique des révolutionnaires qui en lançant des mots d'ordre sans nuance risquent de créer une société pire que celle qu'ils veulent abattre. Est-ce une critique des COEURDEROY et des BAKOUNINE qui en appellent aux instincts populaires pour abattre les tyrans141 ? D'autre part la similitude avec les œuvres d'ORWELL est souvent avancée, notamment bien sûr de la Ferme des animaux.

en 1980 l'anarchiste étatsunien d'origine italienne Enrico ARRIGONI (plus connu sous son pseudonyme Frank BRAND 1894-1986) produit une dystopie clairement antisoviétique Avventure nel paese dei monoliti, oppure il paese dove la libertà fu sepolta - Aventures dans le pays des monolithes, ou Le pays où la liberté fut ensevelie. Le livre est traduit en anglais et publié par le Libertarian Book Club new-yorkais l'année suivante : Adventures in The Country of The Monoliths, or, The Country Where Liberty Has Been Buried 142.Déjà en 1975 il a publié un ouvrage sur le cauchemar totalitaire The Totalitarian Nightmare143 qui d'après le site Worldcat.org connaît 5 éditions de 1975 à 1978. Il est également l'auteur d'autres fictions et fables, certaines publiées en anglais aux ÉU, d'autres en Italie notamment dans la capitale sicilienne de l'anarchisme, Ragusa. Dans les Aventures au pays des monolithes,

138 SPINOZZI Paola Impérialisme, racisme, évolutionnisme, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.785-807, 2008, p.800139 SARGENT Lyman Tower Australian Utopian Literature: An Annotated, Chronological Bibliography 1667-1999, -in-Utopian Studies, 10.2, p.138-173, 1999, p.158140 TROUSSON Raymond Science, techniques et utopies, Paris, L’Harmattan, 231p, 2003, p.136141 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.134-135142 ARRIGONI Enrico Adventures in the country of the monoliths, or, The country where liberty has been buried, New York: Libertarian Book Club, 269p, 1981143 ARRIGONI Enrico The Totalitarian Nightmare, Culver City, Calif.?: 275p, 1975IV. Dystopies & Anti-utopies Page 34/103

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l'État nommé Monolandia représente l'URSS, pays dans lequel cumulent les pouvoirs de «l'État, du Parti Monolithique et de la Police»144.

1880 le britannique William DELISLE HAY décrit une humanité future où le racisme s'est maintenu et développé, et où les (apparents) civilisés sont issus d'une épuration raciale. Vision influencée par MALTHUS et HUXLEY et poussée à l'extrême jusqu'à la justification du génocide ?145

1880 Fiodor Mikhaïlovitch DOSTOIEVSKI Les Frères KARAMAZOV (Cf. ci-dessus partie sur les contre-utopies réactionnaires).

1881 en Australie, et sous le pseudonyme de Ghostoff GIBBONOWSKI, les Extracts from “The Decline and Fall of the British Empire” montrent l'échec de la démocratie en Grande Bretagne et le succès militaire et aristocratique russe.

1882 l’anglais Walter BESANT propose une dystopie anti-féministe : The Revolt of man. 1882 Sir William BUTLER publie The Invasion of England. 1882 l’anglais Anthony TROLLOPE décrit une utopie ambigüe réalisée en fin du XX° siècle

dans The Fixed Period. Le monde est réglé de manière mécanique, les personnes âgées sont euthanasiées après un certain âge…

1883 Ernest d’HERVILLY dans Josuah Electricmann (-in- Timbale d’histoire à la parisienne) caricature un homme submergé par des réseaux de fils et de câbles ; cela pourrait passer pour une critique avant la lettre des internautes du siècle suivant, ceux en tous les cas qui ne vivent que pour le virtuel.

1884 le révérend Edwin A. ABBOTT dans Flatland, a Romance of Many Dimensions décrit un monde absurde totalement géométrique. Les formes rigides correspondent à la volonté d'enfermement et d'autoritarisme, et expriment avec humour la stupidité des conventions et des conformismes. Les femmes particulièrement, comme il se doit perfides de nature et de forme, sont cantonnées hors de la sphère publique et si besoin éliminées. Ce «manuel de géométie romancée»146 est une dénonciation systématique des sociétés hiérarchisées.

1884 l'italien Antonio GHISLANZONI (1824-1893) avec Abrakadabra, romanzo dell’Avvenire (premiers chapitres écrits dès 1864) révèle les ravages destructeurs opérés par les apprentis sorciers scientifiques.

1885 BARRILLET-LAGARGOUSSE La guerre finale. Histoire fantastique par Barrillet-Lagargousse, ingénieur-destructeur. Cet ouvrage peu connu est cité par marc MALFANT147. L’action, projetée dans le futur, commence vers 1923 et annonce la guerre finale pour 1934. Un technicien, savant imbu de son savoir et de son pouvoir, l’ingénieur LICHTMANN, dirige l’État coopératif de Canonenstadt. La paix forcée, le travail obligatoire et visiblement un bourrage de crâne permanent et une mise au pas des consciences à créé un terrifiant « paradis terrestre », « sans passions ».

1885 After London or wild England de Richard JEFFERIES est pour Krishan KUMAR « l’archétype » de l’anti-utopie. En fait le titre est plus détaillé After London 1- The relapse into barbarism, 2- Wild England. Le britannique y décrit l’aboutissement inéluctable du phénomène industriel et urbain, trop accéléré dans le Royaume Uni de son époque. Le cataclysme devient donc l’évolution finale inéluctable du développement du machinisme à outrance. On retombe dans le monde barbare et dans la sauvagerie, comme le souligne le titre. Par contre, lueur d’espoir, la société doit après la catastrophe renouer avec la nature, et retrouver une voie plus adaptée au bonheur de l’humanité. Cette œuvre, comme celle de HUDSON ci-dessous, peuvent donc en partie être considérées comme une anticipation de

144 ADAMO Pietro L'anarchismo americano nel novecento. Da Emma GOLDMAN ai Black Bloc, Milano: Franco Angeli, 320p, 2016, p.42145 SPINOZZI Paola Impérialisme, racisme, évolutionnisme, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.785-807, 2008, p.803-804146 PEZZUOLI Giovanna Prigioniera in utopia. La condizione della donna nel pensiero degli utopisti, Milano: Il Formichiere, 204p, 1978, p.58147 MALFANT Marc Littérature conjecturale (I), Lyon, Librairie du Scalaire, 2004IV. Dystopies & Anti-utopies Page 35/103

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l’ouvrage naturaliste de William MORRIS, d’autant qu’elle connaît un certain succès 4 ans seulement avant sa rédaction.

1855-1887 : parue sous plusieurs versions L’isle prosta de Jean GHICA148 serait une fiction satirique contre les facéties et l’irréalisme des utopistes romantiques, et notamment de FOURIER ? Jean GHICA, homme politique d’importance, lié aux milieux littéraires, semble ici faire les comptes avec sa jeunesse fouriériste aux côtés du leader roumain Theodore DIAMANT. Il y dénoncerait « les illusions du progressisme à outrance ».

1886 Constantin Nikolaïevitch LEONTIEV (1831-1891) L'Orient, la Russie et les Slaves (Cf. ci-dessus partie sur les contre-utopies réactionnaires).

1887 l'ornithologue et gaucho argentino-britannique Guillermo Enrique (William Henry) HUDSON (1841-1922) avec A Crystal Age - La era de Cristal - L'âge de cristal reprend l’idée de JEFFERIES de retour indispensable aux sources, à une vie simple, débarrassée d’une science et de techniques trop omniprésentes et omnipotentes, et causes de désastres. Son inspiration pré-écologiste s'inspire de la pampa et de son amour des oiseaux, dont il fut un des grands spécialistes en son temps. Amer, malade, hypocondriaque… il ne devient réactionnaire qu'en fin de sa vie. Cette œuvre, malgré un certain mysticisme et son côté désanchanté, est également citée comme référence de l’utopie morrissienne, d’autant qu’elle met l’accès sur des petites communautés solidaires, thème cher à GODWIN, PROUDHON, KROPOTKINE et MORRIS lui même. Le monde imaginé par HUDSON décrit une forme de communautés matriarcales, sans mariage, avec des maisons communes centrées autour d'une mère respectée. La vie est végétarienne, au plus près de la nature. Les machines sont rares, l'agriculture extensive non pratiquée, l'argent est absent. Le travail obligé mais attrayant, varié, court et relativement choisi (par le héros SMITH) est peut-être une réminiscence fouriériste. L'amour fraternel semble libre, et SMITH succombe face au désir de Yolanda, mais il n'obtient pas l'harmonie voulue puisque la relation unique au sein du mariage qu'il espère lui est refusée. C'est pourquoi il finit par s'empoisonner149.

1888 LANE William “White or Yellow? A Story of the Race-war of A.D. 1908 ; Dystopie australienne raciste, les blancs écrasent les noirs !

1889 Mark TWAIN achève l'ouvrage commencé en 1886 : A Connecticut Yankee in King Arthur's Court. La communauté d'esprit démocratique fondé sur l'essor technique et matériel de Hank MORGAN se termine dans le sang et la destruction la plus totale.

1890 Henry Doniatus DONELLY publie La colonne de CÉSAR : une histoire du XXème siècle. 1891 le britannique Kenneth FOLINGSBY nous révèle la nouvelle race humaine de 5575,

issue d'une terrible sélection naturelle dans Meda. A Tale of the future. As Related by Kenneth FOLINGSBY. La vision eugénique demeure cependant modérée, et l'évolution surtout soumise au régime alimentaire adéquat150.

1891 la Journée d’un journaliste américain en l’an 2889 de Jules VERNE est une débauche d’inventivité et une parfaite caricature d’une société où technique et machines sont omniprésentes.

1891, avec The new Utopia, Jerome K. JEROME propose une satire grinçante : un monde uniforme, aplani, est peuplé d’êtres numérotés que la chirurgie maintient dans une petite taille et avec un cerveau limité (lobotomies réductrices), chacun présentant la même capacité mentale. Triste uniformité des robots créés par une médecine toute puissante et inhumaine… Les dérives scientifiques s’ajoutent aux autres désastres.

1891 l’allemand Eugen RICHER rédige un texte très critique sur le collectivisme socialiste, Sozialdemokratische Zukunftsbild.

148 IONCIOAIA Florea Les promesses de l’Harmonie : disciples et traces du fouriérisme en Roumanie - Partie 2, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon, n° 18, p.79-90, décembre, p.82149 Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, 2011, p.36-37150 SPINOZZI Paola Impérialisme, racisme, évolutionnisme, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.785-807, 2008, p.799IV. Dystopies & Anti-utopies Page 36/103

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1892 Albert ROBIDA dénonce, de manière ironique, dans Le vingtième siècle, la vie électrique la domination technologique des robots, et en sociologue avisé, montre des employés devenant des esclaves des machines. Ce thème va devenir très porteur dans la science fiction qui démarrre.

1892 Gabriel TARDE publie dans La Revue Blanche Les géants chauves, utopie du progrès scientifique montrant comment des manipulations génétiques peuvent créer une race de génies. Mais le bel ensemble incontrôlé dérape, l’homme ne pouvant plus rester le maître de ses créations. L’avenir est plutôt sombre, et l’eugénisme scientifique et mécanique se profile à l’horizon.

1893 l'espagnol Leopoldo ALAS dit CLARÍN (1852-1901) avec El Cuento futuro réinvente la problématique d'Adam et Ève à la fin du monde. Mais cette fois l'homme (Adambis) ne cède pas aux libres manigances de la femme (Evelina), l'expulse du Paradis, et se coupe ainsi toute chance de récréer une humanité. La morale évidente est libertaire : si on veut vivre et évoluer, il faut assumer la rébellion et l'appel à une sexualité libre.

1893 l'écrivain britannique Edward DOUGLAS FAWCETT (1866-1960) dans Hartmann the Anarchist; or, The Doom of the Great City montre la destruction de Londres par un aéronef anarchiste disposant d'énormes moyens de destruction. En fait l'anarchisme ici se résume en un nihilisme terrible et aveugle qui fait du héros Rudolph HARTMANN mal conseillé et sans doute très faible, un être manipulé qui en découvrant qu'il a contribué à tuer sa propre mère finit par se donner la mort. Comme l'écrit Rafael VETUSTO, nous sommes face à une étonnante anticipation, 20 ans avant, des bombardements de Londres par les zeppelins allemands en 1917151.

1893 le britannique George GRIFFITH (George C. GRIFFITH-JONES 1857-1906) sort une contre-utopie très ambigüe sur l'anarchisme : The Angel of the Revolution; or A Tale of the Coming Terror. Grâce à la terreur qu’ils exercent en dominant les airs (utilisation des aéroplanes), les anarchistes déciment tous les gouvernements (et surtout le premier visé, le Tsarisme) et imposent leur solution expéditive. Étonnant ouvrage de science fiction, en pleine période des attentats où la technologie (machines volantes) et la beauté (Natacha) profitent à la cause libertaire et à sa Fraternité de la Liberté qui évoque les mouvements russes, notamment ceux issus de l'action bakouniniste. C'est le premier ouvrage, le plus célèbre, de la trilogie de GRIFFITH152 ; il a sans doute inspiré H. G. WELLS pour The Shape of Things to Come de 1933. Cette fiction est incontestablement une contre utopie pour les ravages et la violence annoncée, avec l'empire des machines destructrices ; mais il peut aussi être classé parmi les utopies anarchisantes puisque les pouvoirs combattus sont montrés également dans toute leur anti-humanité et parce que la thématique libertaire, caricaturée, est cependant parfois exposée.

1893 Max NORDAU exprime son pessimisme devant l’évolution trop matérialiste et technicienne de notre société dans un ouvrage plus étude sociologique et pamphlet qu’utopie : Dégénérescence.

1893-1894 Camille FLAMMARION avec La fin du monde nous montre l’ampleur de ses connaissances et la justesse de nombreuses prévisions en présentant l’évolution des sciences et des techniques sur des millénaires. L’homme semble avoir triomphé du besoin et de la nature. Mais c’est au prix d’une uniformité angoissante, et d’un désastre économique et écologique final qui ramène une totale barbarie. Sa vision « eschatologique »153 est d’autant plus inquiétante qu’elle émane d’un scientifique de grande ampleur et d’une grande notoriété.

1894 le deuxième ouvrage de la trilogie de George CRIFFITH s'intitule Olga Romanoff; or The Syren of the Skies. La Fraternité anarchiste domine toujours le monde en 2030. Elle le doit à sa supériorité militaire (les engins volants) qui permettent de s'imposer, et non à son

151 VETUSTO Rafael La figura del anarquista en la literatura, -in-Vacaciones en Polonia Literatura y Dinamita, El ojo Portátil, nº5, p.11-39, 2011, p.32152 VETUSTO Rafael, 2011, op.cit., p.30-31153 TROUSSON Raymond Science, techniques et utopies, Paris, L’Harmattan, 231p, 2003, p.144-146IV. Dystopies & Anti-utopies Page 37/103

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idéologie. La lutte se prolonge surtout contre les velléités de retour du Tsarisme. L'écrasement d'une comète, en obligeant les anarchistes à se dissimuler dans les sous-sols, permet leur retour et évite leur défaite. Ils peuvent à nouveau s'installer après le cataclysme.

1894 Maurice SPRONCK (L’an 330 de la République) en analysant le développement incessant des sciences et des techniques prédit lui aussi l’apocalypse pour le XXIIème siècle. La société semble radieuse et épanouie grâce au développement accéléré du machinisme. Mais l’homme a dégénéré, vit dans une triste oisiveté et ne s’en sort que sous l’emprise des drogues… Cela n'empêche ni la montée des suicides, ni l'abandon de la procréation… la décadence ravage les corps et les esprits.

1895 l'allemand Michael Georg CONRAD avec In purpurner Finsternis. Romanimprovisation aus dem 30 Jahrhundert présente une Allemagne ancienne grande puissance industrielle et coloniale est devenue un monde vaincu dans lequel la population se réfugie dans le sous-sol. Une gérontocratie autoritaire et manipulatrice domine vie publique et vie privée, en utilisant des technologies fines. Un héros (Grege) aux allures nietzschéennes et vaguement libertaires dénonce tout pouvoir d'État et détruit la domination technologique.

1895 le dernier volume de la trilogie de George GRIFFITH s'intitule The Outlaws of the Air, et joue toujours sur les combats aériens avec la toute puissance des anarchistes qui dominent la technique. Mais une trahison interne cause leur perte, ré-allume les conflits partout. Le monde s'embrase à nouveau. Seule une minorité tente dans une île du pacifique de créer un monde libertaire plus conforme aux principes.

1895 de l'auteur écossais-australien Hume NISBET (1849-1923) est The Great Secret: A Tale of Tomorrow. Un savant fou rêve d'exterminer l'humanité. Apparemment la rébellion anarchiste, la croyance au spiritisme et la volonté d'expérimentation utopique dans une île ouvrent cependant la voie à une interprétation plus optimiste.

1895 H.G. WELLS dans The Time Machine qui nous porte en l’an 802 701 révèle avec force que le progrès technique n’est pas forcément positif, et que l’humanité ne sort pas gagnante au bout de l’évolution : les anciens maîtres (classes aisées) sont devenus de chétifs Eloïs mangeurs de fruits, et chassés et parfois mangés à leur tour par les descendants des prolétaires, les rustres et barbares Morlocks qui vivent sous terre. La lutte des classes, encore plus sauvage, résiste à la raison et prolonge ses méfaits ? La Terre elle-même semble condamnée, peut-être au nom de la loi d’entropie ( ?)154, à voir disparaître sa flore et sa faune sous une chaleur intense. Cet écrit peut être lu comme une anticipation des régimes totalitaires d'obédience marxiste, une ferme condamnation de la dictature du prolétariat. La violence et les dégâts causés par une société figée ont permis parfois de présenter l'œuvre comme archétype «d'utopie statique»155.

1896 à nouveau Gabriel TARDE, dans la plutôt rigoureuse Revue Internationale de Sociologie, publie une fable du progrès scientifique, Fragment d’histoire future, qui aboutit à un monde parfait, de paix et d’abondance. Mais l’homme restant ce qu’il est, la discorde voire la régression sociale apparaissent et disloquent l’ensemble. Le doute s’installe dans l’utopie progressiste. L’avenir n’est peut-être pas radieux.

1897 William LE QUEX avec The Great War in England in 1897 prévoit la catastrophe dans le court terme.

1897 l’italien Paolo MANTEGAZZA avec « L’anno 3000 » dans un drôle de « sogno » (rêve) prévoit l’apparition d’une élite technocratique sans scrupule. La science crée de nouvelles classes dominatrices, une nouvelle technostructure. C’est un autre thème cher aux écrits du XXème siècle. L’œuvre est également dystopique par l’emploi du conditionnement systématique et des manipulations mentales qui l’accompagnent, grâce au terrible

154 TROUSSON Raymond Science, techniques et utopies, Paris, L’Harmattan, 231p, 2003, p.147155 PARTINGTON John Le Cycle utopique de H. G. WELLS, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.911-922, 2008, p.915IV. Dystopies & Anti-utopies Page 38/103

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« psychoscope ». La transparence utilisée à des fins de contrôle sera un des poncifs des dystopies ultérieures. Le XXème siècle n’a décidément rien inventé.

1897 Hyppolite VERLY dénonce Les socialistes au pouvoir (simple histoire à la portée de tout le monde) et le régime de dictature qui semble en découler logiquement.

1897-1898 H.G WELLS décrit des envahisseurs sans scrupule et dénués d'empathie pour les peuples qu'ils cherchent à opprimer dans The War of The Worlds - La Guerre des mondes. Est-ce une critique sévère de l'impérialisme britannique et des effets mortifères et guerriers qu'il contribue à développer ?

1898 Paul ADAM publie en volume les Lettres de Malaisie, alors qu'elles sont parues en feuilleton en 1896-1897. Il s’en prend à la dégénérescence du socialisme au pouvoir, qui bascule de l’espérance à la terreur, et qui marginalise tout déviant, en utilisant l’exclusion ou la stérilisation. Comme pour VERLY, cette anticipation est d’une précoce lucidité sur les risques totalitaires de la doctrine socialiste, et sur «la future tyrannie du marxisme». La description est celle d'un socialisme de caserne, où l'égalitarisme même vestimentaire réduit les êtres au lieu de libérer leur individualité. François COPPÉE note même qu'ils vivent comme des «pourceaux»156. Sans doute fait-il allusion à la crue sexualité de l'ouvrage, qui donne l'apparence, au moins sur ce plan, d'une totale liberté des corps. Mais limites, interdits (tabac et alcool), punitions… restent de vigueur et la sexualité est plus du domaine de l'orgie pornographique orchestrée que d'un érotisme épanouissant et sans tabou. CABET et MARX mais aussi FOURIER et les anarchistes connus d'ADAM se mêlent étrangement.

1898 le britannique Matthew Phipps SHIEL (1865-1947) sort The Yellow Danger. 1899 Grant ALLEN décrit un eugénisme très sélectif avec euthanasie des malformés dans

The child of Phalanstery. FOURIER doit se retourner dans sa tombe. 1899 le russe FIODOROV sous pseudonyme N.F.D.R.V. (qui peut être autant le journaliste

N. D. FIODOROV que le philosophe N. F. - Nikolaï Fiodorovitch - FIODOROV 1829-1903157) publie L'atavisme. Dans 500 ans, dans une société rationalisée, ou tout est contrôlé, les humains sont transformés en des sortes de fourmis asexuées, enrégimentées, et conditionnées afin d'être essentiellement de bons producteurs. Eugénisme et euthanasie d'État les réduisent à des machines. Seuls des sentiments non rationnels (« l'amour, la compassion») peuvent offrir une chance de salut et de fuite. Est-ce une des sources des grandes contre-utopies du XX° siècle, notamment celles d'ORWELL ?

1899 H.G. WELLS reprend sa problématique de The Time Machine dans le When the Sleeper Wakes - Quand le dormeur s’éveillera. Le prolétariat est là aussi devenu une caricature d’humanité, réduit dans un esclavage efficace et totalement accepté grâce à un terrible conditionnement qui annonce « l’hypnopédie » de certaines dystopies ultérieures. Une dictature impitoyable et sans scrupule rabote toute liberté humaine, et arrive à contenter une partie de l'humanité servile en lui fournissant des techniques modernes et des services utiles (crèches) : une anticipation du nazisme ?

1899 H.G. WELLS récidive, à peu près sur les mêmes thèmes avec A Story of the Days to Come. L’écrivain socialisant ne prédit pas un bel avenir pour la classe travailleuse, ni pour la planète qui l’abrite.

2. Au tournant du XXème siècle : de 1900 à 1917 : 1900 l'italien Giustino FERRI dans La Fine del secolo XX décrit la fin du monde socialiste et

technologiquement avancé en Italie du fait de l'invasion des barbares chinois. 1901 Samuel BUTLER récidive avec Erewhon revisited 20 years later...- Nouveaux voyages

en Erewhon, qui reprend à peu près les mêmes positions que son ouvrage de 1872. Il en profite pour faire la satire des mouvements plus récents des sciences, des religions et du féminisme.

156 Cité par BOUCHET Thomas Les fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIX° siècle à nos jours, Paris: Stock, 352p, 2014, p.115157 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.181-182IV. Dystopies & Anti-utopies Page 39/103

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1901 The Purple Cloud de Matthew Phipps SHIEL reprend le thème du catastrophisme : les ravages quasi systématiques sont ici opérés par un nuage toxique. Adam, seul survivant, devient un Robinson tragique et violent, totalement isolé et sans espoir. Errant d'île en île, il contribue à augmenter les destructions sur les derniers sites encore peu touchés, manière d'exprimer sa haine vers l'ancienne civilisation fautive. Sa pensée, entre folie et rationalité, erre comme son corps physique, mais entre Dieu et Satan. Sa tentative stupide et orgueilleuse de se créer un immense palais est elle-même vouée à l'échec, l'ouvrage étant détruit à son tour par un séisme. C'est la découverte fortuite d'une femme rescapée qui permet de contrer ces destructions à répétition et réintroduire un peu d'espoir pour la refonte de l'humanité ; le doute n'est d'ailleurs pas permis, elle décide de se nommer Ève. Robinsonnade à connotation biblique, l'ouvrage est de structure assez simpliste : l'épuration (destructions) étant nécessaire pour refonder le monde sur des bases plus saines.

1903 John MacMillan BROWN (pseudonyme de Godfrey SWEVEN) avec Limanora The island of progress annonce HUXLEY et tous les auteurs mettant en avant le conditionnement de l’homme. BROWN le fait commencer sur l’embryon. Par le biais de produits chimiques, utilisés dans des « sanatoriums sociaux », l’individu perd toute autonomie de jugement. L’autre grand arme du conditionnement et du contrôle réside dans la télépathie, qui en assurant une totale transparence sur la pensée des individus, détruit toute leur autonomie et permet de les contrer systématiquement. En ce début du XXème siècle, la science est une menace, elle dessert l’homme, elle rend esclave ou amorphe. Ce thème s’impose totalement désormais. Cet ouvrage reste cependant ambigu, puisque à plusieurs reprises, l’auteur se dresse contre tout despotisme ! La confusion est à son comble, et nous rappelle que bien des personnes, non suspectes de totalitarisme, ont parfois défendu les contrôles génétiques et l’eugénisme. Ce sera plus dur à maintenir après la folie hitlérienne.

1903 l’historien et ami de PÉGUY, Daniel HALÉVY (1872-1962) expose son pessimisme social dans Histoire de 4 ans 1997-2001, en argumentant parfois avec une certaine morgue aristocratique sur les foules grégaires. Il dresse un sinistre bilan de ce qu’il pense être la fin du XXème siècle, marquée par la crise économique, l’explosion urbaine, des épidémies ravageuses et le retour des sectes, des guerres, et de pratiques amorales destructrices du lien social… Cependant, lueur d’espoir, quelques « colonies communistes » ou « coopératives libertaires » maintiennent des îlots préservés, prospères, vivant selon des règles naturelles et hygiénistes efficaces. La solidarité est la règle. Une pédagogie libertaire, fondée sur le libre choix et l’échange, en assure la bonne marche. La société jurassienne d’apiculteurs de Poligny dans le Jura en est un des modèles les plus achevés. La référence aux coopératives et fruitières comtoises semble évident. Mais les libertaires ont passé alliance avec les centralistes et autoritaires « scientifiques positivistes ». En sort une société hybride, de moins en moins libertaire, et de plus en plus expression d’une « utopie de la supériorité » puisque s’érige un véritable système de castes, au profit presque exclusif des élites (les sociétaires) qui enrégimentent les stagiaires et les astreints, ces derniers fournissant une véritable main d’œuvre servile. L’héroïne libertaire jurassienne de Poligny, Claire, lucide et déçue, ne peut rien faire contre ce terrible détournement de ses idéaux. Entre utopie libertaire et contre-utopie, l’œuvre de Daniel HALÉVY pose de multiples problèmes sur les diverses possibilités d’installation du socialisme et sur la nécessité de conserver une éthique forte, sans trop se fier au mirage du machinisme et des nouvelles techniques.

1903 du biologiste russe Contantin MEREJKOVSKI (1855-1921) Le paradis terrestre. Contre-utopie du XXVII° siècle. L'eugénisme radical mené grâce au stérilisateur élimine la quasi-totalité de l'humanité. Les rares sélectionnés sont beaux, éternellement jeunes et heureux, mais avec un développement intellectuel bloqué à l'âge enfantin. Sans morale ni respect de la moindre convention, ils vivent librement, aiment comme ils l'entendent, mais pour une période courte. Cette étonnante utopie hédoniste s'accompagne aussi du maintien

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d'un groupe d'esclaves programmés pour le seul service des heureux élus qui eux ne travaillent pas.

1904 le symboliste russe Valéri BRIOUSSOV (1873-1924) avec La Terre évoque un monde dépourvu d'oxygène. Les hommes disparaissent, sauf les rares réfugiés des mondes souterrains158. Désastre écologique causé par la folie humaine ?

1904 le professeur TORNADA dénonce à son tour, avec ironie, les méfaits d’une science qui se croit toute puissante, dans Carasco, surhomme ou le Voyage en Eucrasie, conte humain.

1905 Valéri BRIOUSSOV, dans La République de la Croix du Sud, dénonce le capitalisme surdéveloppé, le machinisme sophistiqué et un urbanisme gigantesque aux mains d'un État sans doute très autoritaire. Les hommes n'y résistent pas, et leur folie cause l'autodestruction de ce qui pourrait s'assimiler au Metropolis de Fritz LANG notent Leonid HELLER et Michel NIQUEUX159.

1905 Valéri BRIOUSSOV, dans Les derniers martyrs, s'en prend à un régime dictatorial issu d'une révolution. Les derniers résistants procèdent à un suicide collectif pour ne pas tomber dans la servitude. Est-ce une alerte contre la montée des totalitarismes, ou une preuve de la prévoyance lucide de l'auteur, à l'image des alertes fournies en leur temps par PROUDHON ou BAKOUNINE ? De là à voir une première «attaque contre les menées dictatoriales de LÉNINE»160, c'est peut-être trop s'avancer.

1905 Fernand KOLNEY : Cf. ci-dessous à 1910 1905 l'italien Giovanni PASCOLI écrit un très long poème Gli Emigranti nella luna. Un

groupe de terriens arrive dans une Lune agréable. Très vite leurs conflits internes et leurs décisions rigides et destructrices transportées avec eux depuis la Terre font de la Lune une deuxième terre, avec les mêmes désastres et les mêmes problèmes. Le mal inhérent à l'homme s'étend avec lui à tout l'univers ? Dystopie parodique du colonialisme ?

1906 N. D. FIODOROV publie Une soirée en 2217. Saint-Pétersbourg s'est transformée en une ville fermée, emprisonnée dans une coupole. Les hommes sont devenus de simples matricules, enrégimentés, sans la possibilité de vivre librement en couple ; les femmes sont soumises au service sexuel ; le collectivisme ou «communisme de caserne» y écrase les rares individualistes encore existants. Vision noire et anticipatrice du monde totalitaire à venir, l'issue semble impossible : l'héroïne échoue dans sa tentative de vivre son amour en toute liberté et finit par se suicider161. Même la date nous semble aujourd'hui symbolique : 2217 soit 3 siècles après la prise du pouvoir bolchevique. L'ouvrage est souvent présenté comme préfigurant Nous autres de ZAMIATINE.

En 1907, Mgr Robert-Hugh BENSON propose une contre-utopie religieuse : The Lord of the world/Le maître de la Terre, si « pessimiste » écrit VERSINS qu’il « en écrivit la contre partie optimiste en 1911 dans La nouvelle aurore »162. Cette dystopie d’un monde écrasé sous le machinisme et le matérialisme écrase la terre entière, sauf Rome, évidemment.

1907 du russe A. MORSKOÏ : Les Anarchistes du futur. Moscou dans 20 ans - Anarhisty buduščego. Moskva čerez dvadcať let. Les révolutionnaires sont au pouvoir en 1927. Le désordre est partout, la guerre civile se déchaîne et les zeppelins ravagent Moscou. La police est omniprésente, l'espionnage également163. Le terme anarchiste semble donc ici fallacieux et utilisé soit en sens péjoratif (l'anarchiste comme épouvantail), soit comme terme générique pour les révolutionnaires socialistes, puisqu'il s'agit d'un régime autocratique et policier. La vie individuelle y est contrôlée en permanence par des

158 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.180159 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.181160 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.181161 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.182-183162 VERSINS Pierre Encyclopédie de l’utopie et de la science fiction, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1037p, 1972, p.205163 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.190IV. Dystopies & Anti-utopies Page 41/103

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appareillages sophistiqués : plus que BAKOUNINE, c'est ORWELL qui semble le plus proche de cet écrit. Par certains aspects, l'ouvrage annonce celui de ZAMIATINE164.

1907 Horace W. NEWTE avec The Great Beast (ou The Master Beast) dénonce une dictature socialiste établie au début du XXIème siècle en Angleterre. Le peuple sombre dans l'ennui, les dérives alcooliques, l'absence d'énergie… Le salut viendrait d’une réaction déterminée des « barbares », qu’on peut assimiler aux « cosaques » de COEURDEROY ou à l’éloge de Stenka RAZINE qui revient si souvent chez BAKOUNINE. Le vitalisme populaire comme manière de sauver l’autonomie des gens face aux pouvoirs constitués, c’est un programme à thématique libertaire, même si l‘auteur le fait sans doute dans une optique conservatrice.

1908 le russe Leonid Nikolaïevitch ANDREÏEV (1871-1919) publie Car'-Golod - Le Roi-Faim. C'est une des premières dénonciations des drames causés par le développement industriel sans limite et de l'inhumanité de ce nouveau système généralisé de production : souffrances, paupérisme, inégalités, nouvelles servitudes…

En 1908 Valéri BRIOUSSOV évoque à nouveau la folie industrielle avec La révolte des machines. Il propose une deuxième version en 1915.

En 1908 Gilbert Keith CHESTERTON avec The man who was Thursday. A nightmare (Le nommé Jeudi. Un cauchemar) nous décrit une vision dystopique très anti-anarchiste. Le monde moderne apparaît sans foi, ni loi. La science sert de justification aux anarchistes, qui pourfendent autant la famille que l’État. Ces anarchistes sont partout, et la civilisation est menacée, notamment par une conspiration omnipotente de 7 membres, sorte de Politburo de la révolution, dont le chef tout puissant se nomme Dimanche, les autres prenant les autres jours de la semaine comme pseudonymes, Jeudi étant le dernier recruté. Heureusement le cauchemar s’arrête et les poètes contestataires et romantiques, qui sont les héros de ce roman, reviennent à un niveau plus modéré : l’horreur ne s’est pas produite. Cet ouvrage est une totale caricature de l’anarchiste lanceur de bombe et terroriste clandestin, vrai révolutionnaire professionnel qui n’a apparemment aucun problème de subsistance. Il décrit plus une société secrète jacobine, très autoritaire et hiérarchisée qu’un groupement libertaire. On peut faire un parallèle avec le Bureau des assassinats de Jack LONDON, qui lui était pourtant mieux documenté. Tout est conspiration, et l’idéal est perverti. L’anarchiste ne peut être qu’un bourgeois, en aucun cas un solide plébéien à qui l’auteur attribue une saine raison, et un conformisme social rassurant. Cependant l’ouvrage est emprunt d’une certaine ambiguïté, car les cartes sont faussées, la police infiltrant toute l’organisation secrète, et Dimanche devient lui-même le symbole du total double jeu. Toute idée ne serait-elle que manipulation ? Le monde occidental a-t-il perdu tout repère ?

1908 le socialiste Anatole FRANCE avec L’île des pingouins abandonne l’optimisme qu’il a exprimé dans Sur la pierre blanche. Un fort pessimisme se dresse face à un matérialisme déshumanisé, et à une civilisation corruptrice qui semblent s’installer partout et qui pervertit rapidement l’état de nature, sans tabou ni vice, des pingouins originels. Comme LONDON, il est effrayé par une société capitaliste de haute technicité et évoluée, mais pervertie dans ses mœurs : leurs descriptions sont fort proches, et anticipent les actuelles diatribes contre la globalisation. On peu citer celle concernant l’apogée de la Pingouinie : « Ceux qui produisaient les choses nécessaires à la vie en manquaient ; chez ceux qui ne les produisaient pas, elles surabondaient… Le grand peuple pingouin n’avait plus ni traditions, ni culture intellectuelle, ni arts. Les progrès de la civilisation s’y manifestaient par l’industrie meurtrière, la spéculation infâme, le luxe hideux. Sa capitale revêtait, comme toutes les grandes villes d’alors, un caractère cosmopolite et financier : il y régnait une laideur immense et régulière. Le pays jouissait d’une tranquillité parfaite. C’était l’apogée »165. Le refus de la société industrielle et de ce qu’elle cautionne, un pouvoir hyper centralisé,

164 HELLER Leonid ZAMIATINE, prophète ou témoin ? Nous Autres et les réalités de son époque, -in-Cahiers du Monde russe et soviétique, XXII, n°2-3, p.137-165, 1981165 FRANCE Anatole L’île des pingouins, Paris, Hachette, Collection Pourpre, 256p, 1940, p.240IV. Dystopies & Anti-utopies Page 42/103

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permet de classer parfois Anatole FRANCE dans les compagnons de route de l’anarchisme, ce qui est à mon avis excessif en ce qui concerne ce roman. Il s’agit en fait plus d’une fable ironique et amère que d’une utopie, puisque FRANCE analyse sa propre histoire et sa propre société à travers la civilisation « pingouine », de la préhistoire à nos jours ; il est donc normal que les périodes ou les thèmes qui l’ont fortement marqué sont les plus traités, je pense notamment à l’affaire DREYFUS largement retracée dans le roman au travers de l’affaire PYROT. Les rares moments d’utopie proviennent du fait que les pingouins appartiennent à une île originale, qu’ils appellent « insule ». Par contre le très court chapitre terminal tente de décrire l’avenir : « Livre VIII. Les temps futurs ». L’humanité semble s’acheminer vers une éternelle répétition de ses propres erreurs et s’enfonce dans « Une histoire sans fin », sous titre de ce VIII° Livre. La société étant tellement sordide, inégalitaire et destructrice que la seule solution est la généralisation des explosions anarchistes : FRANCE décrit une amplification de la « propagande par le fait », mais dans ses aspects surtout négatifs, même si les auteurs sont de doux personnages cultivés ! La destruction devient totale, villes et industries disparaissent, la nature reprend peu à peu ses droits, puis tout recommence à partir du retour des chasseurs et cueilleurs…

1907-1908 Jack LONDON dans The Iron Heel - Le talon de fer rédige une utopie « marxisante » (ou ouvriériste, puisque c’est la classe ouvrière qui est le moteur principal du changement) comme il l’affirme lui-même. Fernando AINSA en fait avec celle de ZAMIATINE une des deux œuvres fondamentales qui précèdent celle d’ORWELL166. La société est dominée par un machinisme systématique et apocalyptique. Il décrit également un système ploutocratique (une « oligarchie » militariste et expansionniste) écrasant très violemment le prolétariat, et des partis politiques modérés irresponsables, qui au lieu de supprimer les errements de leur société, vont établir un régime de type fascisant jusqu’au XXVIIème siècle. L’auteur dénonce donc une forme de servitude volontaire, le totalitarisme (mot qu’il n’emploie bien sûr pas) misant autant sur la violence des uns que sur la soumission des autres. Cette grande lucidité de LONDON explique que certains critiques ont vu dans Le talon de fer une anticipation de l’expansionnisme belliqueux (anticipation de la guerre de 1914-1918, si proche ?) du fascisme et de la crise du capitalisme (anticipation de 1929 !?). LONDON y annonce même la montée d’une puissance oligarchique concurrente : le Japon. Ce vibrant hommage à la révolution sociale et à la grève générale (que LONDON place avec optimisme en 1913) est une anticipation assez fantastique des évolutions du XXème siècle qui commence. Il nous rappelle que Jack LONDON, romancier de l’aventure, était un socialiste engagé, qui se servait de ses écrits comme moyen de dénonciation ou de propagande, et qui a visiblement été marqué par l’espérance issue de la première révolution russe de 1905. L’idée intéressante est de faire décrire la tentative révolutionnaire malheureuse de 1913 par un analyste (Ernest EVERHARD) vivant en 2700 dans des États-Unis enfin socialistes et pacifiques.

1908 Maurice RENARD avec Le docteur LERNE, sous dieu, évoque à nouveau le mythe du savant fou qui utilise les nouveautés techniques pour se livrer à des manipulations sur le corps humain (« greffes monstrueuses ») pour tenter de créer des êtres techniquement parfaits, au profit des puissants (militaires allemands, capitalistes étatsuniens…)167.

1908 Herbert George WELLS : The War in the Air, nouvelle dystopie centrée sur les conflits meurtriers permis par une technologie moderne malencontreusement utilisée.

1909 le russe Andréi BIÉLY écrit un roman inclassable, La Colombe d'argent. Les traits dystopiques y abondent : industrialisation sans scrupule, sectes rurales violentes, mysticisme envoutant. Le communautarisme agraire porte à la fois des valeurs positives et des risques de manipulations et de domination évidents.

166 AÍNSA Fernando Necesitad de la utopia, Buenos Aires & Montevideo, Tupac & Nordan-Comunidad, 174p, 1990, p155167 LANUQUE Jean-Guillaume La première science-fiction française (1887-1939) et l’idéologie révolutionnaire. Un rendez-vous manqué ?, -in-Avant-gardes artistiques et politiques, Dissidences, Nancy, Le bord de l’eau, n°3, 198p, p.175-188, octobre 2007, p.182IV. Dystopies & Anti-utopies Page 43/103

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1909 l'autrichien Alfred KUBIN (1877-1959) avec Die andere Seite - L'autre côté, sort un livre qui mêle réalité désuète, fantastique et utopie, ouvrage que son ami KAFKA va utiliser pour Le château. Dans les deux ouvrages sévit une société autoritaire utilisant une bureaucratie aveugle, paranoïaque et omniprésente. Un couple aisé s'établit dans la ville des Perles, dans le Royaume des rêves, dans une région qui évoque assez vaguement une contrée asiatique. Entre rêve égalitaire et réalité mystérieuse, la folie des hommes entraîne la ruine de la cité. KUBIN, influencé lui-même par GOYA, est un illustrateur pré-expressionniste connu : son ouvrage contient une cinquantaine de ses estampes168.

1909 l’espagnol de culture britannique Ramón PÉREZ DE ALAYA nous offre une œuvre sympathique Sentimental Club, qu’il sous-titre lui-même en « Bobard burlesque - Patraña burlesca ». Comme WELLS dont il s’inspire il nous décrit un gouvernement mondial sur une Terre où les frontières ont disparu. Une technologie avancée permet de fournir l’alimentation et tout le nécessaire aux habitants, avec des transports rapides et une communication collective très développée. Cet apparent monde heureux est en fait une société totalitaire aux mains du Directorio qui contrôle tout et qui uniformise tout. Les gens sont vêtus de gris et rasés. Les mœurs, les sentiments, la descendance… sont tous sur le même type. Une propagande distillée à grande échelle renforce ce conditionnement. L’individu, l’art, les passions… sont laminées et deviennent des crimes punis d’électrocution. Un petit groupe de réfractaires, agissant sous pseudonymes (Ulysse, Calixte, Antinous…) se retrouve dans le « Sentimental club » qui est un lieu où ils se réapproprient l’histoire, les sentiments, les goûts… Manger un fruit réel, s’embrasser et faire l’amour deviennent alors des actes révolutionnaires humanistes. La seule utopie qu’ils admettent est celle qu’ils se créent eux-mêmes, de leur propre initiative, en prenant le risque des imperfections (vices, violence…) qui y sont liées, car seul l’humain dans sa réalité est digne d’intérêt. Entre le rétablissement des vices déjà proposé par un MANDEVILLE, et les réfractaires nécessaires de ZAMIATINE et d’HUXLEY, cet écrit est curieusement méconnu. Il est vrai que son auteur, membre de la bohême libertaire, proche de KROPOTKINE et des Fabiens au début du XXème siècle, renie sa jeunesse en revenant dans l’Espagne franquiste après un long exil. Il réécrit alors son utopie, publiée en 1959 sous le nouveau titre de La Revolución sentimental ; mais elle n’est plus qu’un pamphlet anti-communiste trop dans la ligne des positions du caudillo pour être vraiment analysée par les historiens de l’utopie.

Au début du siècle Eugène RICHTER, (auteur en 1891 de Sozialdemokratische Zukunftsbild), homme de droite (Parti Libéral Allemand) fait habilement la satire du socialisme d’État, lui aussi de manière prophétique. Toute son œuvre semble un plaidoyer en faveur de la liberté individuelle contre un collectivisme écrasant et de ce fait peut-être rattachée à notre problématique.

1910 George GLENDON : The Emperor of the Air. Sous des velléités anarchistes se cachent une volonté de destruction (ici la ville de New York) et une soif de pouvoir absolu. Le moyen utilisé réside dans des aéronefs de grande puissance. Forte caricature du nihilisme et de l'anarchisme.

1910 Pierre LOUŸS (1870-1925) publie un conte : Une volupté nouvelle, que Régis MESSAC classe dans le genre par lui défini contre-utopique, c'est-à-dire négateur de l'idée de progrès. Callistô se réveille après 1900 ans et découvre que peu de choses ont changé, le progrès est donc bien illusoire, y compris et surtout semble-t-il à propos des plaisirs sensuels et sexuels. Nous sommes en présence de la même thématique que l'œuvre de POE Some Words With a Mummy de 1841. Le dérisoire est atteint quand la cigarette cevient une des rares inventions nouvelles et prestigieuses. Aujourd'hui même cette invention là serait rayée de l'ouvrage au nom de l'hygiénisme et de la censure médicale actuels.

168 Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, 2011, p.122IV. Dystopies & Anti-utopies Page 44/103

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1910 L’éternel Adam de Jules VERNE est publié à titre posthume. Ce qui est éternel dans cet écrit, c’est le retour cyclique des civilisations qui naissent, prospèrent et s’éteignent. La vision d’un progrès positif linéaire est durement remise en cause dans cet ouvrage.

1910 (Marc MALFANT indique plutôt 1905) KOLNEY Fernand (pseudonyme de Fernand POCHON DE COLNEY 1868-1930) avec L’amour dans 5000 ans décrit un monde où les passions, le désir et l’amour seraient supprimés. La fécondation serait assurée scientifiquement. Le Laboratoire de Fécondation Artificielle permet un total eugénisme. Les savants sont donc au pouvoir. Triste humanité future, heureusement déréglée par la persistance d’un gène rebelle, qui va permettre le retour à des pratiques autorisant la volupté. Ce monde de robot explose face à cette résistance humaine et amoureuse169.

1911 Bernard KELLERMANN dans Der Tunnel décrit une technocratie inhumaine, uniquement tournée vers une économie hyper-productive et des cadences forcenées. L’utopie est très proche de la réalité socio-économique en train de s’imposer dans l’occident capitaliste.

1912 Alexandre Ivanovitch KOUPRINE (Aleksandr Ivanovič KUPRIN 1870-1938) publie Židkoe solnce - Le Soleil liquide. Cet écrivain et aventurier dénonce ici l'usage intensif de la science et du machinisme. Nous sommes des apprentis sorciers, l'autodestruction de la planète est la conséquence logique de la manipulation sans mesure des énergies gigantesques de l'univers. Ce compagnon de route critique et temporaire des bolcheviques finit dans l'exil français.

1912 J.-H. ROSNY Aîné avec La mort de la Terre décrit l’apocalypse radioactif qui a détruit la planète. Le monde devenu désert laisse subsister quelques oasis peu peuplées plus de 100 000 ans après le cataclysme.

1909-1912 Edward Morgan FORSTER (1879-1970) dans « The machine stops - La machine s’arrête » met en scène une véritable idolâtrie des machines. Les hommes sont dans un monde totalement cloisonné. Ils vivent dans des cellules souterraines isolées, au point de ne plus communiquer que par écran. La machine gère tout, s’auto-reproduit, règle la vie des humains. La fin est cependant optimiste, si on peut dire, puisque ce monde inhumain est totalement détruit. Cette parodie de l’État mondial totalitaire aurait été écrite contre les aspects jugés trop optimistes de quelques écrits de WELLS. L’intérêt de cette œuvre réside dans la force de la volonté du jeune héros, KUNO, qui n’hésite pas à braver les interdits, remonte en surface et décide de vivre en autonomie. Ce « premier réfractaire »170 est un vrai prototype du rebelle libertaire. Il annonce les rebelles et réfractaires des célèbres dystopies plus tardives.

1913 le russe d'origine polonaise Ferdynand Antoni OSSENDOWSKI (1876-1945) publie Le brigantin La Terreur, sorte de contre-utopie sur les méfaits du développement scientifique et industriel. Cet auteur qui a participé à la révolution de 1905 combat les bolcheviks dans celle de 1917 ; il fuit et se fixe en Pologne.

1913 Ferdynand Antoni OSSENDOWSKI publie également Le combat futur. Le machinisme hyper-développé fait des hommes de véritables automates appendices des machines. Ouvrage présenté comme une violente satire du taylorisme et «un des premiers réquisitoires» contre cette forme d'organisation du travail171. La vision reste cependant ouverte, puisque résistants, réfractaires et dissidents montent une conjuration contre la dictature en place.

1913 le philosophe espagnol Miguel de UNAMUNO (1864-1936) avec Mecanópolis dénonce le règne du machinisme et l'asservissement humain qui en résulte. Il s'inscrit clairement dans la lignée de Samuel BUTLER et de son Erewhon «en haïssant le soit disant

169 ARMAND E./TRENI Hugo (pseudonyme de FEDELI Ugo) Gli utopisti e la sessualità, -in-Volontà, a.XXXV, n°4, ottobre-dicembre 1981, p.66170 TROUSSON Raymond Sciences, techniques et utopies, Paris, L’Harmattan, 231p, 2003, p.164171 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.181IV. Dystopies & Anti-utopies Page 45/103

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progrès et la culture (telle qu'elle est devenue)»172. Ce sont les restes des humains qui se trouvent dans les musées, alors que les automates fonctionnent totalement seuls.

1912-14 ( ?) Franz KAFKA avec son ouvrage Amerika - L’Amérique (publié seulement en 1927 - et connu également comme Der Verschollene - Le disparu) révèle lui aussi les méfaits d’une taylorisation systématique qui conduit au « décervellement », et à une quasi-mécanisation des êtres humains : l’aliénation est dramatiquement exposée. L’univers mécanique omniprésent est source d’une angoisse majeure ; la société fonctionne selon des rythmes aveugles, où la création humaine n’a plus de place. L’habileté de KAFKA - « en associant la froideur bureaucratique avec un despotisme individuel »173 - apparaît dans son choix de partir de la description d’un microcosme tyrannique (l’Hôtel Occidental) pour en faire le modèle d’une nouvelle civilisation purement technique. L’art, l’imagination, la fantaisie en sortent broyés. La nouvelle société se révèle donc comme un monde sans culture. KAFKA, écrivain tourmenté, fut proche des anarchistes au tournant du siècle, ce qu’oublient souvent ses biographes, sauf Michael LÖWY174. L’autoritarisme s’incarne pour cet auteur dans la bureaucratie tatillonne et envahissante, milieu qu’il connaissait bien pour avoir été « juriste-bureaucrate ». Son autre source, hormis son expérience personnelle, provient sans doute de la lecture de Amerika heute und morgen (1912), ouvrage fort critique du socialiste juif Arthur HOLITSCHER (1869-1941), compagnon de route des libertaires, et proche des IWW et des anarchistes comme Emma GOLDMAN. Plus tard en 1924, KAFKA semble lecteur assidu des mémoires d’HOLITSCHER Lebensgeschichte eines Rebellen. Meines Erinerungen - Souvenir sur l’histoire de la vie d’un rebelle qui confirme l’imprégnation libertaire et antibureaucratique de sa pensée.

Écrit en 1914, mais publié en 1919, La colonie pénitentiaire - In der Strafkolonie de Franz KAFKA est aux yeux de Michael LÖWY une des rares œuvres sans concession, qui présente « l’autorité sous un visage aussi injuste et meurtrier »175. Cet ouvrage anticolonialiste (c’est la France coloniale de l’époque qui est visée) met en scène une machine (« Apparat ») sans état d’âme qui opprime froidement ceux qui sont jugés nocifs ou tout simplement en-dehors.

Écrit en 1914, mais publié après sa mort en 1925, Le procès, permet à Franz KAFKA de continuer sa dénonciation prémonitoire des mécanismes totalitaires et pré-concentrationnaires, ce que reconnait Bertold BRECHT dès 1937 « Les démocraties bourgeoises portaient au plus profond d’elles-mêmes la dictature fasciste, et KAFKA dépeignait avec une imagination grandiose ce qu’allaient être les camps de concentration, l’absence de toute garantie légale, l’autonomie absolue de l’appareil étatique »176. Victor SERGE en avril 1944 trouve que son ouvrage est une «satire visionnaire d'une époque à venir»177. Le critique Ernst FISCHER écrivait très bien que « KAFKA regarde en avant et découvre dans le détail d’aujourd’hui l’enfer de demain… »178, ce qui peut passer pour une très belle définition de la contre-utopie. Cependant Michael LÖWY note avec grande pertinence que ce ne sont pas des États d’exception que juge KAFKA dans le Procès et le Château, mais des États de droit, « normaux »… dont le seul fonctionnement devient bureaucratiquement liberticide : cela confirme à ses yeux et aux nôtres sa proximité avec les libertaires sur la nature de l’État, de tout État179. Le héros du Procès, Joseph K., accusé et arrêté sans preuve, est totalement écrasé par une machine judiciaire aux ordres du

172 Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, 2011, p.36173 LÖWY Michael Le cas KAFKA, -in-BERTOLO Amedeo et autres Juifs et anarchistes, Paris-Tel Aviv, Éditions de l’éclat, p.91-112, avril 2008, p.107174 LÖWY Michael Franz KAFKA, rêveur insoumis, Paris, Stock, 188p, 2004175 LÖWY Michael Le cas KAFKA, -in-BERTOLO Amedeo et autres Juifs et anarchistes, Paris-Tel Aviv, Éditions de l’éclat, p.91-112, avril 2008, p.107176 LÖWY Michael Franz KAFKA, rêveur insoumis, Paris, Stock, 188p, 2004, p.88177 SERGE Victor Les Carnets (1936-1947), Marseille: Agone, XXI+842p, 2012, p.494178 LÖWY Michael Franz KAFKA, rêveur insoumis, Paris, Stock, 188p, 2004, p.153179 LÖWY Michael Le cas KAFKA, -in-BERTOLO Amedeo et autres Juifs et anarchistes, Paris-Tel Aviv, Éditions de l’éclat, p.91-112, avril 2008, p.109-110IV. Dystopies & Anti-utopies Page 46/103

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Léviathan. Sans doute marqué par les procès antisémites ou par le cas FERRER (KAFKA a participé au gigantesque mouvement de solidarité en faveur du pédagogue anarchiste espagnol assassiné en 1909), le romancier praguois avait déjà à son époque tristement trop de cas flagrants sous la main pour dénoncer l’arbitraire étatique.

Toujours en 1914, Jack LONDON publie The Dream of DEBS – Le rêve de DEBS, qui peut se lire comme une utopie syndicaliste du grand soir, du grand chambardement. Après l’insurrection les puissants syndicats s’emparent des moyens de production et s’organisent pour répondre aux besoins des populations. Mais une guerre civile meurtrière oppose tenants de la bourgeoisie déchue et sous-prolétaires non organisés (le Lumpenproletariat). L’avenir est loin d’être totalement dégagé.

En début de 1914, Herbert George WELLS publie le prophétique The World set free, traduit en français par La destruction libératrice180. Prophétique, car il annonce Guerre mondiale, armes modernes et essor atomique. Le monde s’autodétruit dans les années 1950 par une guerre utilisant la force atomique et des armes mobiles sophistiquées (qui ne sont qu’ébauchées à la veille de la 1° Guerre mondiale). Le romancier pacifiste, proche des Fabiens, connaisseur de William MORRIS et de KROPOTKINE, qu’est WELLS semble ainsi entrer dans la lignée des utopies pessimistes envisageant la destruction planétaire. L’imbécillité militaire (guerrière) et politique engendre effectivement notre ruine. La science mal utilisée, et notamment l’énergie atomique, vont déchaîner un terrible cataclysme. La catastrophe ravage tout, les États, les villes, le modèle économique en place. Si on s’arrête ici (plus de la majorité de l’ouvrage) ce n’est qu’une contre-utopie classique et un peu datée. Par contre ce qui ressort de la destruction, en libérant les chances d’un futur plus humain, fait de ce texte un essai utopique optimiste et parfois libertaire, c’est pourquoi je l’analyse plus longuement dans la partie consacrée aux utopies libertaires181. Le république universelle et la marche vers une abondance libérant l’homme de la servitude sont effectivement d’un autre registre.

En 1915 Valéri BRIOUSSOV évoque à nouveau la folie industrielle avec sa deuxième version de La révolte des machines. La première date de 1908.

1916 la féministe états-unienne Charlotte PERKINS GILMAN propose la dystopie With Her in Ourland  qui voit l’héroïne issue d'un monde féminin, pacifiste et doux (le monde de Herland, décrit dans l'ouvrage homonyme de l'auteure de 1915), décrire le monde extérieur contemporain : un pays machiste, militariste et capitaliste. C'est l'utopie qui rentre dans le monde non utopique, et c'est bien le monde réel qui est dystopique dans cette œuvre astucieuse.

En 1916 Guillaume APOLLINAIRE avec Le Poète assassiné montre à la fin de son ouvrage une chasse aux poètes, ceux-ci incarnant la rêverie et la liberté. L’anti-utopie est évidente : le rêve, l’imagination, l’utopie… ne sont plus tolérés. L’homme est réduit en un être exécutant et obéissant.

3. De 1917 à 1990 : de la Révolution bolchevique à la Chute du Mur de Berlin

a) De la Révolution à la « Grande Guerre Patriotique » 1917-1945

1917 Les Contes de Théta du russe Ievgueni Ivanovitch ZAMIATINE (1884-1937), écrits en septembre 1917 pour la revue socialiste-révolutionnaire La cause populaire, forment une des premières caricatures littéraires d'un LÉNINE vu comme dictateur bureaucrate «engendré par la paperasse et bavant l'encre»182. Cette nouvelle fut publiée en 1922 à Berlin dans le recueil Contes pour des enfants adultes ; le livre ne sera réédité qu'en 1976

180 WELLS Herbert George La destruction libératrice, Bruxelles, Grama, 276p, 1995181 Cf. ANTONY Michel Ferments libertaires dans quelques écrits utopiques & utopies libertaires, 1° édition 1995, sur le même site182 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.203IV. Dystopies & Anti-utopies Page 47/103

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par l'immigration russe dans le Messager183. Théta ou Tekta est la caricature du fonctionnaire-bureaucrate du type rat de bibliothèque, et buveur d'encre (au sens propre et au sens figuré), qui promut à de hautes charges, exerce un pouvoir totalitaire et burlesque : il abolit famine et choléra par ordonnances ! Totalement obscurantiste il fait raser les cathédrales dont il ne connaît pas l'origine, il laisse en prison les hommes corrects et en fait chasser les délinquants. On sait que dans le goulag (comme plus tard dans les camps hitlériens) le régime en place traitait plus avec les criminels qu'avec les politiques : belle prémonition ou déjà connaissance des premiers camps ? Il impose la destruction des villes, remplacées par des baraques uniformes qui évoquent caserne, monastères ou prisons ; les appartements, tous pareils, sont des cellules numérotées. Les habitants - hommes et femmes - sont tous tondus au nom d'un égalitarisme obsessionnel. Les livres sont interdits, les intelligents doivent se convertir en parfaits imbéciles ; la seule résistance consiste à lire rapidement tous les livres possibles et à les apprendre : belle anticipation de BRADBURY. Il dépend de l'inspecteur Ouliane Petrovitch dont le premier nom rappelle LÉNINE (OULIANOV). Ce très court texte est une superbe et ironique dénonciation du totalitarisme qui vient, de l'utopie géométrique et uniforme et de l'absurdité des bureaucrates tous puissants. L'espoir, c'est un que les imbéciles feignent de l'être, et deux que comme chacun le sait et comme s'achève le conte, «seuls les imbéciles sont heureux».

1917 Les Insulaires (satire des mœurs anglaises) d'Ievgueni Ivanovitch ZAMIATINE dénonce le conformisme et la vie monotone des temps industriels, dont l'exemple britannique présente alors un des phénomènes les plus avancés.

1917 les frères Abba et Vol'f GORDIN, signant sous le nom collectif de GORDIN Br, sortent une utopie paysanne qui peut être interprétée comme contre-utopie Počemu. Hi как mužik popal v stranu anarhii - Pourquoi. Ou comment le paysan a atteint le pays de l'anarchie. Un paysan maltraité fuit en ville et devient un prolétaire malheureux. Il fuit ville et campagne et trouve un monde d'anarchie, sans chef, qui lui convient. Pour les GORDIN « l'État c'est la mort»184, en tout cas l'immobilisme. L'ouvrage dénonce autant l'ancien régime que le régime bolchevique. Il s'en prend à la novlangue marxiste et se fait ainsi un des précurseurs de ZAMIATINE et d'ORWELL. La Tchéka est pourfendue comme nouvelle Inquisition et l'élite révolutionnaire en place démontée parce qu'instituant une nouvelle forme de servilisme.

1918 Charles BINET-SANGLÉ donne avec Le Haras humain une autre anticipation de l’eugénisme et de la politique d’épuration nazie. Son « anthropogénétique », qui utilise stérilisations, avortements et euthanasie pour épurer la société fait froid dans le dos. Heureusement l’excès descriptif prête à la caricature et nous permet de relativiser, comme le prouve cette citation fournie par Raymond TROUSSON : « On importera donc des hommes et des femmes destinés à la reproduction, comme on importe des étalons et des juments… » ; « les hommes musclés, poilus, barbus, à gros testicules, à scrotum ferme, à sperme épais, ayant un peu de la combativité du taureau, de l’étalon, du bélier ou du bouc, les femmes hanchues et tétonnières seront pris de préférence aux autres  ». Cependant le rire s’arrête quand on compare ces mariages rationnels et ces saillies sans sentiments avec des témoignages de l’Allemagne de la fin des années 1930 et pendant la Deuxième guerre, comme les tristes énumérations du livre Au nom de la race de Marc HILLEL185.

1918 Valeri BRIOUSSOV avec son Dictateur semble décrire l'autocratie qui se met en place.

1918 Max BROD relate dans Das grosse Wagnis l’histoire d’une colonie utopique nommée Liberia, regroupant marginaux et intellectuels, régie par le docteur ASKONAS qui met en avant ses positions sur la liberté sexuelle. C’est une forme caricaturale du rôle d’Otto

183 HELLER Leonid Le livre d'or de la science-fiction soviétique. Anthologie, Paris: Pocket, n°5174, 320p, 1984, p.43-52184 HELLER Léonid Voyage au pays de l'anarchie. [Un itinéraire : l'utopie], -in-Cahiers du Monde russe et soviétique, p.249-275, n.37-3, 1996, https://www.persee.fr/doc/cmr_1252-6576_1996_num_37_3_2460, consulté le 28/03/2018, p.266185 HILLEL Marc Au nom de la race, Paris, Fayard, 1975IV. Dystopies & Anti-utopies Page 48/103

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GROSS (1877-1920,) psychanalyste libertaire autrichien, dans la colonie d’Ascona avant 1914. GROSS en s’opposant au refoulement, en appelait à libérer nos potentialités et à vivre librement notre sexualité, en renouant avec le matriarcat (supposé) émancipateur des origines. L’ouvrage de BROD, lié aux mêmes milieux progressistes de GROSS, entre bohème allemande et mouvements expressionniste et dadaïste, montre un GROSS simpliste et autoritaire, véritable gourou d’une communauté qui va vite dégénérer.

1918 l'œuvre du britannique Owen GREGORY Meccania, the Super-State révèle un monde autoritaire dominé par les machines qui évoque l'Allemagne en guerre et le succès de la dynastie de BISMARCK (ODIRON) sur les idées socialistes notamment celles de Karl MARX (SPOTTS). Dans ce pays des années 1970, passe un chinois qui y réside et qui le décrit de l'intérieur. Les dissidents sont considérés comme des malades mentaux, la plupart sont enfermés dans des camps de concentration. Tout est contrôlé et censuré. L'eugénisme est de rigueur au profit des seuls dominants. Le monde est enrégimenté et tous les habitants portent des uniformes correspondant à leurs fonctions. Belle anticipation du nazisme, mais aussi du stalinisme, ce que ne voit alors pas bien l'auteur, forcément vu la date de l'écrit.

1918 Le déclin de l'occident d'Osvald SPENGLER (1880-1936) oscille entre l'essai politique réaliste et la contre-utopie. Comme toute civilisation, la nôtre entame son long déclin. Il en appelle à rejeter un optimisme béat pour un pessimisme constructif. C'est pourquoi ce n'est pas vraiment une contre-utopie, mais plutôt un essai alertant l'opinion et l'intelligentsia pour tenter un sursaut salutaire.

1918 Efim ZOZOULIA (1891-1941) dans La Mort de la Ville principale montre comment les rivalités systématiques et figées conduisent à la destruction de l'habitat de tous les belligérants.

1919 Albert ROBIDA dans L’ingénieur von SATANAS décrit un monde en guerre, ravagé par les gaz, les bombardements, la crise écologique… qui rappelle évidemment les zones d’affrontements de la première Guerre mondiale.

1919 Eduardo URZAIZ RODRÍGUEZ, né à Cuba en 1876 mais implanté au Mexique comme écrivain, pédagogue, psychiatre… jusqu'à sa mort en 1955 dans le Yucatán écrit Eugenia, Esbozo novelesco de costumbres futuras - Eugénia, Ébauche romancée des coutumes futures. Il y décrit les mœurs de Villautopia, située dans la Sous-confédération d'Amérique Centrale en 2218. Cette ville mêle des traits architecturaux mayas et grecs. Le monde a jusqu'alors connu des guerres désastreuses, causées surtout par les nations hostiles, ce qui fait que désormais ces nations sont proscrites, et la terre est divisée en grandes confédérations. Le désarmement imposé n'empêchent pas les conflits, mais ceux-ci concernent surtout le commerce et tous les échanges. L'économie est globalement sous forme étatique. La vie morale est relativement libre, les personnes vivant leur vie de couple comme elles l'entendent, les femmes n'engendrant quasiment plus, l'amour libre et surtout physique supplantant la procréation qui tombe en déshérence. C'est donc l'État, par politique eugénique et manipulation génétique (sur hommes ou femmes) qui contrôle et assume la procréation nécessaire au renouvellement de l'espèce. Ernesto tente de résister à ce devoir imposé, d'abord avec sa compagne Celiana, mais il cède ensuite aux amours avec la belle Eugenia, avec laquelle ils mettent au monde un enfant. Ce bel et nouvel amour n'en apparait pas moins comme une défaite.

1919 Efim ZOZOULIA avec Ak et l'humanité apparaît comme une des sources possibles de Nous autres de ZAMIATINE.

1920 Henri FALK avec L’âge de plomb montre un monde assailli par une radioactivité dangereuse qui nécessite l’invention permanente de moyens de protection.

1920 l'écrivain, inventeur et nutritionniste étatsunien Milo HASTINGS (1884-1957) publie son principal roman de science fiction The City of Endless Night. Il est apparu l'année précédente (mai-novembre 1919) en feuilletons dans The Story Magazine sous le nom de Children of Culture. Véritable ouvrage de prospection, issu du terrible choc de la Première

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Guerre mondiale et de la menace d'un germanisme autoritaire et déjà totalitaire, il prédit ce que sera Berlin en 2041. La ville est devenue gigantesque, la vie est règlementée par un socialisme autocratique (qui s'inspire évidemment d'une riche analyse du nazisme naissant). La presse, l'alimentation, la religion, la vie sexuelle et les mariages… sont tous sous contrôle. L'eugénisme et la vision raciale bien mise en avant.

Cet ouvrage trop méconnu aurait peut-être servi de modèle à Fritz LANG pour son célèbre film de 1927 : Metropolis.

1920 Franz KAFKA publie son texte écrit sans doute vers 1914, Dans la colonie pénitentiaire. Ouvrage foncièrement anti-colonialiste et anti-militariste, il a une portée incontestablement anti-utopique en décrivant un univers pré-concentrationnaire et totalement déshumanisé qui peut se lire comme une prémonition des camps et des tortures du XXème siècle. Michael LÖWY affirme que lire ce livre après les révélations sur les camps au sortir de la Seconde Guerre mondiale en a changé toutes les grilles d’analyse.

1920 le russe Ivan KREMNIOV (pseudonyme d'Alexandre TCHAYANOV exécuté par le stalinisme en 1937) dans Voyage de mon frère Alexis au pays de l’utopie paysanne raconte les désastres du nouveau régime dans la paysannerie et la rigueur qui réduit les acquis révolutionnaires. Il semble en accord avec les révoltes paysannes qui éclatent alors un peu partout, en Ukraine, à Tambov, et avec tous ces mouvements qui vont bientôt connaître leur apogée dans l’insurrection de Cronstadt en début 1921. On pourrait voir dans ce texte un pamphlet contre les aspects dystopiques et caricaturaux du « communisme de guerre » qui sévit de 1918 à 1921. On comprend mieux alors la répression qui s’abat sur son auteur dès 1930. Ce texte commençait pourtant plutôt bien puisque la description de la société correspondait à celle d’une immense cité-jardin, ou villes et campagnes se confondaient. Mais l’uniformité, le refus de toute différence, une vie privée et publique totalement prévue et programmée rendent les hommes semblables à de simples machines.

1920-1921 l’ingénieur de constructions navales russe Eugène (Evgueni) ZAMIATINE récidive avec My - Nous Autres (We en anglais). Le titre évoque la manière dont on se nommait dans une période révolutionnaire qui excluait le je et imposait le collectif. Une des dernières traductions françaises186 réutilise tout simplement le Nous à la place du traditionnel Nous autres. ZAMIATINE s'est toujours opposé aux conformismes et aux autoritarismes, déjà sous le tsarisme avec Choses de provinces en 1913 et Au Diable vauvert en 1914 (saisi par la censure). Il a alors été inquiété et forcé de s'exiler. Il rentre pour participer à la révolution mais quitte rapidement le parti au pouvoir. Dès 1918, lui qui est pourtant pro-bolchevique, est désabusé vis-à-vis du pouvoir qui se met en place (Cf. Les Contes de Théta et Les Insulaires). Avec Nous Autres il propose peut-être une des plus lucides critiques du taylorisme généralisé, du monde urbanisé et industrialisé, et surtout du socialisme d’État, vu de l’intérieur de l’URSS. Presqu'immédiatement interdit de publication (1923), le livre est publié à l'étranger (ÉU) en anglais en 1924 187, mais n'est réédité en Russie qu'en 1988. Une version russe est cependant publiée à Prague en 1927. La première version française aux éditions Montaigne date de 1926, et celle de Gallimard de 1929. ZAMIATINE est sans doute proche des frères SERAPION vers 1921. Ancien bolchevique, comptant encore quelques amitiés intéressantes et certains appuis intellectuels (GORKI), il arrive à fuir son pays en 1931 avec l'étonnante autorisation de STALINE, ce qui lui permet de finir ses jours à Paris. Cet intellectuel raffiné (« l'anglais de Moscou» pour Aleksander BLOK) a connu les geôles tsaristes pour ses liens avec le bolchevisme, et les geôles bolcheviques (en 1919 et en 1922) pour sa fidélité aux valeurs émancipatrices188. Son œuvre de 1920, si on exclut Les Insulaires de 1917, se présente comme la première des grandes contre-utopies du XXème siècle, « le premier modèle de

186 ZAMIATINE Evgueni Nous, Arles: Actes Sud, trad. Hélène Henry, 235p, 2017187 ZAMIATINE Evgueni We, New York: E.P. Dutton, trad. Gregory Zilboorg, 1924188 ASMODEO R.-K. Genesis y paradoja de Mil Novecientos Ochenta y Cuatro, -in-Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, 2011, p.162IV. Dystopies & Anti-utopies Page 50/103

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l’anti-utopie moderne »189. Elle est dans la lignée des œuvres de WELLS que ZAMIATINE a contribué à faire connaître en Russie. « L’État unique » où règne le « Bienfaiteur » (qui annonce le Grand Frère d'ORWELL) est une sinistre anticipation du stalinisme et une caustique analyse de ce que déjà en 1920 recèle le système bolchevik. Sur ce plan la dystopie confirme ce que pensent de plus en plus d'analystes du système soviétique : STALINE est dans LÉNINE, et n'est donc pas une branche autonome et pervertie du bolchevisme ; le stalinisme n'a fait que systématiser ce que les premières années du régime ont déjà créé. La Tcheka et les camps des îles Solovki apparaissent dès la prise du pouvoir d'Octobre 17, il ne faut pas l'oublier. Dans l'ouvrage, au XXXVIème siècle, même si un bonheur mécanique et matériel existe, le conformisme a tout laminé, les hommes constamment surveillés, sont tous semblables et ne se distinguent que par des numéros. Le collectif a écrasé toute autonomie individuelle, les libertés sont ravagées, et le triste héros du roman ne peut s'exprimer qu'au travers d'un journal intime (belle trouvaille méthodologique de ZAMIATINE). Tout changement est prohibé, et l’histoire semble bien arrêtée en un moment cauchemardesque. Les nouvelles idoles : la Science, l'État… semblent avoir triomphé dans leur pire aspect, celui qu'avaient anticipé STIRNER puis BAKOUNINE, et NIETZSCHE ensuite.

La transparence (qui est aussi matérielle, avec un usage important du verre dans l’urbanisme urbain) est largement totalitaire et non libératrice, alors qu’on a plutôt l’habitude de la présenter favorablement comme garantie de la démocratie. Ce n’est pas sans rappeler la transparence des activités des travailleurs des Salines d’Arc-et-Senans au service des entrepreneurs, transparence inscrite dans l’organisation architecturale et urbanistique de Nicolas LEDOUX. L’autre référence est évidemment le Panopticon de Jeremy BENTHAM qui appliquait une transparence absolue aux maisons de détention en fin du XVIIIème siècle. Le verre comme matériau, valorisé par FOURIER, les expositions de la fin du XIX°, la nouvelle architecture autrichienne et soviétique des années 1910-1920… devient un outil d'asservissement.

Avec ZAMIATINE, sous l’omniprésent contrôle d’inquisiteurs, les hommes ne peuvent penser et aimer librement ; les opposants, rarissimes, sont lobotomisés dans des « auditorias » comme D-503, le héros du livre. Tout semble figé, et pourtant…

Le principal optimisme de l’ouvrage reste la croyance de l’auteur en d’autres secousses, d'autres révoltes ultérieures, qui renverseront donc peut-être l’univers carcéral qu’il décrit, même si la révolte de l'héroïne est écrasée sans pitié. Autre source d'espoir : l’existence, hors des cités de verre du régime, des Méphis, rebelles indépendants, une sorte de dissidents libertaires avant la lettre. ZAMIATINE pensait que « les hérétiques sont le seul (et amer) remède contre l'entropie de la pensée humaine»190 et sans doute de tout pouvoir autoritaire. Sur le plan individuel, la force libertaire s'exprime aussi par l'amour libre, une passion sexuelle qui sort du cadre imposé. Car c’est une femme, nommée I-330, follement audacieuse, irrationnelle, amoureuse et donc dissidente, qui incarne la possibilité de s’en sortir. Cette féminité, potentiellement libératrice et réfractaire, est une des autres originalités de l’ouvrage, ce qui permet aussi à Simone DEBOUT de rattacher cette œuvre à l'héritage fouriériste191. Il est intéressant de remarquer la dette que ZAMIATINE reconnaît vis à vis de WELLS, surtout A Story of the Days to Come et When the Sleeper Wakes de 1899. En tout cas, la lueur présentée par des rebelles irréductibles, malgré la répression qu’ils subissent, est une particularité assez souvent exprimée par les grands théoriciens de l’anarchisme : ZAMIATINE est de ceux-là, en faisant du droit à « l’hérésie le (vrai) moteur de l’histoire » et de la liberté. Le salut provient des non-civilisés, quand la civilisation est synonyme d’oppression, ou de ceux qui vivent en marge ou qui sortent volontairement du système. On

189 TROUSSON Raymond Sciences, techniques et utopies, Paris, L’Harmattan, 231p, 2003, p.166190 Cité par HELLER Leonid Le livre d'or de la science-fiction soviétique. Anthologie, Paris: Pocket, n°5174, 320p, 1984, p.317191 DEBOUT Simone «La Théorie des quatre mouvements» ou le dessein d'un «grand œuvre», in-Théorie des quatre mouvements Dijon: Presses du réel, 1998, p.108-109IV. Dystopies & Anti-utopies Page 51/103

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retrouve ici un important jalon utopique qui nous rattache au KUNO de l’œuvre de FORSTER (1909-1912), aux « barbares » de NEWTE (1907), et qui annonce les « colons » de DÖBLIN trois ans après.

ZAMIATINE influence le Vladimir NABOKOV d'Invitation au supplice qui le lit à Paris en 1936192 et incontestablement ORWELL qui le découvrirait seulement (?) en 1946.

1921 Rossum’s Universal Robots - RUR du tchèque Karel ČAPEK (1890-1938) œuvre - rédigée en 1920 - qui peut être lue comme une contre-utopie technicienne. En apparence, dans une île éloignée, la nouvelle société scientifique et technicienne dans laquelle le travail est désormais totalement assuré par des robots, libère l’homme et lui offre repos et loisirs. En fait, il est dépossédé de ses fonctions essentielles, et l’oisiveté l’entraîne dans une dépréciation de lui-même et engendre un recul culturel qui avilit la société. Cette vision un peu naïve, qui reprend en quelque sorte l’adage populaire célèbre (oisiveté mère de tous les vices) est intéressante par la création du robot comme genre nouveau de la littérature. Mais le technicien-démiurge, comme dans le Frankenstein de Mary SHELLEY, est vite dépassé par la créature (ici les créatures) qu’il fait naître. La révolutionnaire Helena leur a permis de penser (le terme tchèque Rossum signifie entendement), et très vite ils se révoltent, demandent des garanties de travail et n'obtenant rien ils anéantissent leurs maîtres. Restés seuls, ils sont perdus et se rendent compte qu'ils n'ont pas encore la possibilité de se reproduire, mais comme l'écrit l'auteur de l'article de Vacaciones en Polonia «deux d'entre eux, Primus et Eva, tombentamoureux, ce qui laisse la porte ouverte d'un futur possible pour leur espèce». ČAPEK, libéral un peu nationaliste, angoissé par les forces autoritaires qui montent (les divers fascismes et le communisme) est condamné par les deux mouvances ; il sera poursuivi par la Gestapo (son frère meurt lui à Bergen-Belsen en 1945), et sera «oublié» dans la Démocratie populaire de l'après seconde guerre mondiale, les communistes n'ayant sans doute pas oublié son pamphlet de 1924 Pourquoi je ne suis pas communiste. Karel et son frère Josef sont les inventeurs du néologisme «robot» pour désigner les automates ; il provient du tchèque «robota» qui signifie esclavage ou servage. La pièce a peut être été influencée par El señor de Pigmalion de Jacinto GRAU, que ČAPEK lui-même avait montée à Prague la même année193. R.U.R. a connu une belle carrière, joué dès 1922 aux ÉU (avec Basil RATHBONE) et à Londres en 1923 ; à Paris en 1924, le robot Marius est incarné par Antonin ARTHAUD…

1921 Karel ČAPEK poursuit son travail de démolition des systèmes autoritaires, hiérarchisés et militarisés avec Ze Života hmyzy - De la vie des insectes. Ce livre méconnu semble une anticipation de la Ferme des animaux d'ORWELL. Nous sommes dans le domaine de la fable satirique à forte portée politique. Les différents insectes occupent des places sociales particulières, les scarabées sont les bourgeois, les papillons les intellectuels, les fourmis les soldats…

1921 Claude FARRÈRE avec Les condamnés à mort réalise une « contre-utopie réactionnaire » typique d’après VERSINS.

1921 Jacinto GRAU DELGADO (1877-1958) décrit dans El señor de Pigmalion une rébellion de marionnettes qui incarnent de fait un monde nouveau. Les créatures qui se révoltent contre leur(s) créateur(s) devient peu à peu un genre entier de la littérature utopique et de science-fiction.

1921 Aldous HUXLEY (1894-1963), petit fils de Thomas HUXLEY, sort son premier grand ouvrage dystopique Crome Yellow - Jaune de Chrome, traduit en espagnol sous le titre de Les scandales de Chrome (Los escándalos de Cromo). Il s’agit déjà, au moment où MUSSOLINI ne dispose encore pas du pouvoir absolu, d’une fiction révélant un État tout puissant, fondé sur une application à la politique de la rationalité tayloriste. Les hommes sont sinistrement hiérarchisés et compartimentés, avec pour chaque groupe une éducation-conditionnement adaptée. Cette société trifonctionnelle renvoie à des schémas historiques

192 LANÇON Philippe ZAMIATINE, l'ombre du futur. «Nous» retraduit, -in-Libération, Paris: p.43-45, 01-02/04/2017193 Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, 2011, p.127IV. Dystopies & Anti-utopies Page 52/103

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proche de l’œuvre de DUMÉZIL, et reprend en grande partie PLATON194 : les intelligences supérieures (qui remplacent les guerriers), les hommes de la foi et de la persuasion, le troupeau des travailleurs… La société, complètement conditionnée et épurée, anticipe le monde de clones et le totalitarisme de ses ouvrages de 1932 et de 1933. En effet, la reproduction ests totalement réalisée en laboratoire, ce qui permet à l’amour d’être totalement libéré des problèmes liés à la naissance.

1921 la « dadaïste, naturiste, pacifiste, anarchiste »195 Renée DUNAN dresse dans La dernière jouissance un réquisitoire post- bakouninien contre un gouvernement de scientifiques fous et pré-fascistes (Les Mille) qui « soumettent 10 000 000 d’individus à une surexploitation digne du pire lumpenprolétariat ». Les rares héros (libertaires ?) font un retour à « l’état naturel, voire sauvage »196, ce que J.-G. LANUQUE juge apparemment négatif, alors que c’est un des thèmes fréquents de bien des utopies libertaires, et un fond qu’on retrouve chez des anarchistes importants (COEURDEROY, BAKOUNINE…). L’état de nature devant aider à se régénérer, et les forces vives et spontanées que la nature incarne, devant fournir un peu d’énergie aux résistants et autres dissidents, tout en permettant, on peut rêver, de balayer le vieux monde ou le nouveau monde totalitaire.

1921 le russe Ivan NAJIVINE avec Les Brumes de l'avenir montre une Russie de 1947 complètement ravagée par la domination communiste puis par des envahisseurs orientaux. Le cataclysme est également écologique, une bonne partie du pays étant transformé en désert. La nouvelle civilisation qui se met lentement en place dans quelques secteurs isolés n'a sans doute tiré aucune leçon de l'histoire russe : elle se recompose comme dans la période ancienne «tribale pré-kiévienne»197.

1921 Max PICARD, auteur helvétique, publie à Vienne une « belle apocalypse expressionniste »198 : Le dernier homme, selon le titre français de l’édition belge vers 1925.

1921 On classe parfois George Bernard SHAW Back to Methuselah : a metabiological Pentateuch - Retour à Mathusalem, dans le genre des utopies négatives. La race future, à grande longévité, abolit le mariage et fait quasiment disparaître l'activité sexuelle. Une surhumanité s'échappe donc des contraintes génétiques, l'esprit l'emportant sur le physique. Les jeux sexuels ne durent que quelques années, et les enfants naissent dans des œufs. L'eugénisme négatif (suppression des inaptes) est poussé à sa caricature.

1921-1922 Théo VARLET, avec Les Titans du ciel et L’agonie de la Terre, évoque un monde bouleversé par l’invasion martienne. Il dresse, aux dires de Jean-Guillaume LANUQUE199, un étonnant constat anti-anarchiste, anti-fouriériste (VARLET cite les phalanstères) et anti-communiste, étonnant pour un « instituteur d’extrême gauche » (aux dires de George SADOUL). Cependant le pacifisme, un travail réduit à 3 heures par jour, un néo-malthusianisme actif, l’essor du temps libre et de nouveaux loisirs… rattachent cette dystopie (Les Titans du ciel) au courant libertaire.

1922 Paul ADAM publie une nouvelle édition de Lettres de Malaisie dont le titre est précédé de La cité prochaine. C’est sans doute une manière de prendre en compte la révolution bolchevique, ce que ne pouvait pas faire l’édition de 1898.

1922 l'humoriste russe exilé Arkadi AVERTCHENKO (1881-1925) expose Le Paradis sur terre. La Sovpedie (l'URSS) s'est autodétruit, les bolcheviks dégénèrent et deviennent des sauvages adaptés aux forêts où ils se réfugient.

194 CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo, Recortes, 203p, 1997, p.111195 LANUQUE Jean-Guillaume La première science-fiction française (1887-1939) et l’idéologie révolutionnaire. Un rendez-vous manqué ?, -in-Avant-gardes artistiques et politiques, Dissidences, Nancy, Le bord de l’eau, n°3, 198p, p.175-188, octobre 2007, p.179196 LANUQUE Jean-Guillaume Op.cit., p.181197 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.233198 MALFANT Marc Littérature conjecturale (I), Lyon, Librairie du Scalaire, 2004199 LANUQUE Jean-Guillaume La première science-fiction française (1887-1939) et l’idéologie révolutionnaire. Un rendez-vous manqué ?, -in-Avant-gardes artistiques et politiques, Dissidences, Nancy, Le bord de l’eau, n°3, 198p, p.175-188, octobre 2007, p.177IV. Dystopies & Anti-utopies Page 53/103

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1922 Henri ALLORGE renoue avec JEFFERIES (After London or wild England, 1885) et avec Camille FLAMMARION (La fin du monde 1894) dans Le grand cataclysme. Si dans une première phase, l’homme a su avec bonheur dominer la nature grâce à une technique hyper-efficace (nous sommes en 9978), celle se retourne contre lui en le déshumanisant progressivement et en finissant par tout détruire. Les survivants renouent obligatoirement avec la vie naturelle, et ce retour aux sources, certes difficile, semble malgré tout bénéfique.

1922 T.S. ELIOT avec The waste land/La terre vaine nous dépeint à son tout un monde au capitalisme peu engageant, avec un machinisme dominateur.

En 1922 Karel ČAPEK dénonce toute Fabrique d’absolu. 1922 (mais publié en 1926 ou 1934) Franz KAFKA avec Das Schloss - Le château nous

décrit une société fantastique, un univers fermé dominé par l’ombre menaçante, quoique pourtant peu explicitée, d’un château fonctionnant avec une cohorte de fonctionnaires. Le château, comme l’île utopique, est la métaphore du monde clos, et l’allégorie du pouvoir hors de toute atteinte. On peut parler d’une esquisse de dictature bureaucratique et pointilleuse. Une hiérarchie maniaque et un autoritarisme intransigeant transparaissent dans la moindre des attitudes des personnages du roman. Le pire, c’est que les membres de cette société trouvent tout cela « normal » et justifie l’injustifiable, dans une sorte de « servitude volontaire » telle que LA BOÉTIE l’avait décrite. Le laminage anti-libertaire des esprits aurait donc parfaitement réussi ? Les êtres sont façonnés, deviennent à leur tour des rouages sans âme de la machine totalitaire, et idolâtrent l’appareil bureaucratique, cette machine qui agit par elle-même, pour elle-même.

1923 Karel ČAPEK continue. Dans Továrna na absolutno - L'usine de l'Absolu, ildécrit une n nouvelle création scientifique qui se retourne contre ses inventeurs. L'extraordinaire machine Karburator engendre de l'énergie atomique. Mais lors de la «combustion» est libéré un esprit divin, l'Absolu, qui rend les hommes en pleine extase. Pour se procurer ce fluide se déclenche alors une vraie guerre civile, à connotations religieuses. Au final, la seule terrifiante solution réside dans la destruction de toutes les machines.

1923 Karel ČAPEK reprend le même thème avec Krakatit. L'ingénieur Prokop invente une machine surpuissante dont la force énergétique est capable de détruire toutes les villes et toutes les armées. Mais le savant est atteint de troubles délirants, la rationalité explose, et les risques de destruction et de guerre civile augmentent.

1923 Ilia ERENBOURG (Ilya Grigorievitch EHRENBOURG 1891-1967) Trust D.E. : l'Europe est détruite par un conflit cataclysmique causé par des milliardaires étatsuniens et par l'invasion de l'Armée rouge, mais également par des guerres internes et par l'usage de l'arme bactériologique. En 1940 il ne reste plus que des «barbares et des cannibales»200.

1924 Ricardo BAROJA Y NESSI (frère de Pio) publie El Pedigree dans la Revista de Occidente, puis en livre en 1926. Cette pièce méconnue aurait pourtant inspiré PIRANDELLO et anticipe la célèbre dystopie d'Aldous HUXLEY. Une société future recherche l'amélioration de la race humaine (un Zoroastro parfait) au moyen de sélections génétiques et d'ablations et manipulations physiques systématiques. Mais la science atteint vite ses limites, lorsque que Medoro, qui ne peut aimer la parfaite Eva, se lie à Sahara, une guenon. La race humaine - malgré une apparente beauté physique - dégénère et retourne aux âges anciens. Les influences seraient à rechercher chez DARWIN et NIETZSCHE mais aussi chez VACHER DE LAPOUGE201 qui est une des sources des positions raciales du futur hitlérisme.

1924 l’autrichien Paul BIRNBAUM avec Der Kaiser und der Architekt propose une satire poétique des rêves de cités idéales, trop parfaites pour être honnêtes, en quelque sorte. L’ouvrage décrit les 34 tentatives de constructions de cités, toutes plus diverses les unes que les autres. Mais l’échec est toujours là, sauf pour la dernière tentative. La cité céleste

200 HELLER Leonid Le livre d'or de la science-fiction soviétique. Anthologie, Paris: Pocket, n°5174, 320p, 1984, p.30-31201 Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, 2011, p.48-49IV. Dystopies & Anti-utopies Page 54/103

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semble bien dressée, mais suprême ironie, à la suite d’un éboulement, elle écrase sous son poids son créateur qui semblait pourtant satisfait. L’action prométhéenne est vaine, les individus et les sociétés refaisant toujours les mêmes erreurs sous des formes diverses. Terrible pessimisme !

1924 Mikhaïl Afanassievitch BOULGAKOV (1891-1940) écrit L’île pourpre, adaptée pour le théâtre et présentée en décembre 1928. Dans un îlot, des « rouges » indigènes s’opposent à des arabes « blancs ». Rendant hommage à Jules VERNE, BOULGAKOV brocarde et parodie autant les rouges que les blancs, et dénonce une littérature de commande et très simpliste. Curieusement autorisée, la presse officielle s’enflamme cependant contre cette vision clownesque de la révolution. Dans sa fameuse Lettre à Staline de mars 1930 l’auteur reconnaît qu’il s’agit d’un acte conscient en faveur de la liberté et contre toute censure.

1924 Raymond TROUSSON fait référence à Alfred DÖBLIN qui avec Berge, Meere und Giganten, en mettant en avant le rôle positif des réfractaires que sont les « colons » qui agissent contre la normalisation en place, renforce lui aussi le rôle indispensable des en-dehors et est dans la lignée sur ce plan de ZAMIATINE. Leur vie libre et naturelle leur permet d’être les seuls survivants, un peu comme les communautés libertaires de Daniel HALÉVY (1903) étaient les plus en mesure de lutter contre la catastrophe. Il y a donc bien dans certaines dystopies un optimisme utopique parfois libertaire qui surgit ici et là. Par contre le monde totalement urbanisé et industrialisé qui finit par s’autodétruire est un poncif du genre dystopique, répétitif et peu original.

1924 André REUZE avec La Vénus d’Asnières ou Dans les ruines de Paris reprend le thème classique d’un monde détruit (ici les ruines de Paris au 3° millénaire). L’ironie provient de l’origine des survivants, et explorateurs sur le sol européen, puisqu’il s’agit d’africains noirs. Le renversement de situation est évidemment provocateur.

1925 dans la veine « très réactionnaire » (VERSINS) consistant à caricaturer la future révolution communiste en France, Marcel ALLAIN publie Paradis d’amour.

1925 Cœur de chien de Mikhaïl BOULGAKOV, saisi en 1926, et publié en URSS seulement en 1987, est un curieux ouvrage fantastique et dystopique, plein d’humour. Il part de manipulations médicales (par greffes on mêle des organes de chien et de prolétaire) pour dénoncer un prolétariat profiteur du nouveau régime, et une bureaucratie pseudo-scientifique qui joue les apprentis sorciers. Les tares de l’ancien régime ne sont pas compensées par l’homme nouveau, apparemment bien au contraire. Le message est donc pessimiste et foncièrement critique sur la nouvelle Russie en train d’émerger. Pire cette sinistre histoire de greffes évoque évidemment les espoirs eugéniques du nouveau régime qui a créé 2 sociétés eugéniques officielles en 1921. Les « folies scientifiques» de la réalité vont même parfois plus loin que la dystopie de BOULGAKOV, notamment avec les projets de greffe singe et homme pour revitaliser la race humaine202.

1925 Mikhaïl BOULGAKOV dénonce dans Rokovye jajca - Les Œufs fatidiques ou Les Œufs du destin les excès de la bureaucratie et une société qui jouent les apprentis-sorciers avec des œufs de reptiles passés au «rayon rouge» : la prolifération incontrôlée entraîne un terrible cataclysme.

1925 (1919) l'australien Erle COX (1873-1950) publie Out of the Silence - La Sphère d'or qui dit-on influence René BARJAVEL pour son La Nuit des temps de 1968. Elle a été écrite et publiée en feuilletons en 1919 dans l'hebdomadaire The Argus. L'œuvre est traduite en français en 1929 (collection Le Masque). Le monde décrit évoque les positions eugéniques et raciales qui vont triompher en Europe avec le nazisme. Une sphère maléfique recueille les vieilles idées du monde et utilise sa technologie pour éliminer les personnes non conformes aux idées totalitaires : un rayon lumineux tue surtout les peuples noirs.

1925 le hongrois Frigyes KARINTHY (1888-1938) propose une contre utopie féministe Capillaria. Le pays des femmes. La description est paradisiaque ; dans un monde d'abondance édénique, les jouissances sont libres et sans tabous, le plaisir est dûment

202 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.205IV. Dystopies & Anti-utopies Page 55/103

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revendiqué. Mais cela ne concerne que les femmes, les Ohias (clin d'œil inversé à SWIFT). les hommes sont petits, réduits à l'état d'esclaves travailleurs, sans avantages ni bonne place. Les femmes jouisseuses et toutes puissantes se passent d'eux, y compris et surtout sexuellement : le confident (et narrateur) d'une des femmes importantes perd ses privilèges dès qu'il est vu en érection ! Elles ne font in fine que les gazer ou les dévorer quand ils ne servent plus à rien. Outre le monde inversé de SWIFT, on peut penser dans le même genre à la contre utopie japonaise de 1956 Kachikujin Yapu Yapoo - Yapou, bétail humain qui ne laisse aux hommes qu'une place réduite et douloureuse.

1925 Valentin Petrovitch KATAÏEV (1897-1986) Le Maître du métal, science fiction catastrophiste russe ?

1925 le russe M. KOZYREV avec Leningrad, revisitée presque 25 ans plus tard en 1951, semble anticiper le monde et les descriptions d'ORWELL pour Leonid HELLER et Michel NIQUEUX203.

1925 le roman du français José MOSELLI (1882-1941) La fin d'Illa est une réaliste évocation des terribles créations du futur III° Reich, un des héros LIMM évoquant HIMMLER et le dictateur RAIR anticipant HITLER. Les hommes vivent longtemps (200 ans), mais comme de véritables vampires qui profitent du sang des autres. L'horreur présentée, dans ce livre pour cela difficile à lire, est en symbiose avec ce que seront les expérimentations nazies.

1925 V. ORLOVSKI La Machine de la peur, science fiction catastrophiste russe ? 1925 Alexis (Alekseï) Nikolaïevitch TOLSTOÏ (1882-1945) L'Hyperboloïde de l'ingénieur

GARINE, science fiction catastrophiste russe ? 1926 Charlotte HALDANE en décrivant le Man’s world - Le monde des hommes, ajoute une

touche de critique féministe. Une société fortement industrialisée, aux mains d’une technique toute puissante déshumanise la société qui a besoin de conditionnement, de drogue et de persuasion au moyen de pressions psychologique pour survivre. Cet ouvrage qui annonce HUXLEY, fait des femmes des êtres inférieurs, classés en fonction de leur rôle (entre bonne procréatrice et repos du guerrier) qui est déterminé par l’homme, par la société, mais jamais par leur propre volonté.

1926 l’allemand Fritz LANG avec son film « Metropolis » serait pour Georges JEAN à rattacher au genre. La cité paradisiaque de Vorhiwara n’est en fait qu’un monde reposant sur une exploitation totale du travail prolétaire. La ville monstrueuse devient la métaphore de la société, elle-même monstrueuse.

1925 ou 1926 Boris Andreevici LAVRENIOV (1891-1959) Căderea republicii lui Itl - La Chute de la République Itl, science fiction catastrophiste russe ?

1926 le britannique D.H. LAWRENCE dans The man who loved islands dénonce l’idéalisme excessif, déshumanisant. L’homme finit par mourir solitaire après avoir échoué dans une vie communautaire aliénante.

1926 le socialiste réformiste et pacifiste français Émile PIGNOT dénonce la violence systématique, la confiscation du pouvoir par des chefs sans scrupules et vise vraisemblablement la dégénérescence et ce qu’il juge la trahison bolchevique dans son ouvrage au titre éloquent : Le lendemain du Grand soir, effroyable et prophétique descente aux enfers.

1927 le russe Jurij OLEŠA (ou Iouri OLECHA 1899-1960) dans L'Envie s'en prend aux «"hommes nouveaux" normalisés» d'après Léonid HELLER204. Un poète défend une vision de l'amour libre non utilitariste face à un système qui l'instrumentalise et le réduit à un simple acte physique hygiénique. Simone DEBOUT le relie à FOURIER205 car il met en avant l'homme sensible, épris de désir (et donc d'envies, de penser, d'agir, d'aimer…), et un

203 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.226204 HELLER Léonid À la recherche d'un Nouveau Monde Amoureux. L'utopie russe et la sexualité, -in-RES, LXIV, Fasc.4, p.583-602, 1992, p.597205 DEBOUT Simone «La Théorie des quatre mouvements» ou le dessein d'un «grand œuvre», in-Théorie des quatre mouvements Dijon: Presses du réel, 1998, p.109-110IV. Dystopies & Anti-utopies Page 56/103

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des rares capables de pourfendre au moins momentanément le cadre totalitaire. FOURIER comme OLECHA pourfend l'indifférence et le laisser-aller.

1927 Selon Saint Jean est une vraie description apocalyptique de Dominique PIERRE, s’appuyant justement sur la parabole des fameux 4 cavaliers de l’apocalypse.

1927 Le Jugement Dernier du biologiste marxisant britannique John Burdon SANDERSON révèle une vision de vénusiens, composés d’humains conditionnés, totalement automatisés, où le collectif a écrasé toute autonomie individuelle. Un « monde de fourmis », d’automates remplacent toute autonomie.

1927 le scientifique J. D. BERNAL avec The world, the Flesh and the Devil décrit une dictature interplanétaire de scientifiques considérant les derniers rejetons de la race humaine comme membres d’un « zoo » sur lesquels on peut pratiquer des expériences. Physique, biologie et psychologie sont déterminantes pour cette domination.

1927 Jean SUBERVILLE dans L’homme qui fait sauter le monde. Roman des temps bolcheviques semble placer l’apocalypse dans la prise du pouvoir du bolchevisme en France en 1999.

1927 le polonais Stanislas Ignacy WITKIEWICZ (1885-1939) publie L'Adieu à l'automne. Tous les pouvoirs autoritaires et collectivistes et/ou niveleurs réduisent en miettes l'individu et sa pensée autonome.

1928 Bruno JASIEŃSKI (de son vrai nom Wiktor ZYSMAN 1901-1938 polonais mort en Russie) Je brûle Paris, science fiction catastrophiste russe ?

1928 le russe Vladimir MAÏKOVSKI avec La Punaise, pièce en 5 actes et 9 tableaux, propose une vision déchantée et ironique de l'époque de la NEP.

1928 V. ORLOVSKI La Révolte des atomes, science fiction catastrophiste russe ? 1928 A.PALEÏ Golfstroem, science fiction catastrophiste russe ? 1928 utopie nazie de Karl SCHWORM publiée en feuilleton dans le Völkischer Beobachter :

Es liegt eine Krone im tiefen Rhein. L'utopie dépasse ici la pire des dystopies. 1929 BANVILLE D’HOSTEL avec Z ! Drame de la fin des temps reprend le thème du

pouvoir phagocyté par des savants imbus d’eux-mêmes, et apprentis-sorciers. Ils poussent la logique jusqu’au bout : favoriser l’explosion du globe. Nous avons ici affaire à une vraie contre-utopie apocalyptique. D’après Marc MALFANT206 l’ouvrage se serait d’abord appelé Drapeau noir, titre expliqué peut être par les amitiés libertaires de l’auteur puisqu’il est présenté par Han RYNER207 et que Gérard de LACAZE-DUTHIERS fait sa biographie et sa promotion208. Le thème du pouvoir dément des savants pourrait alors s’expliquer par un vieux fond bakouniniste.

1929 Alexandre BÉLIAEV Le Marchand de l'air, science fiction catastrophiste russe ? 1929 l'italien DE ROBERTO Federico a son roman L'Imperio qui sort posthume (2 ans

après sa mort). La logique poussée à l'extrême assure que la meilleure société est celle qui n'existe pas. La mort des hommes est donc une solution qu'avance la confraternité des Geoclasti. Cette volonté d'autodestruction totale est une forme absolue de dystopie, rarement imaginée, sauf si on la compare aux écrits apocalyptiques.

1929 l'allemand Hans HEYCK propose une dystopie völkisch (nationaliste et patriotique) Deutschland ohne Deutschen. Il y anticipe la fin cataclysmique de Weimar et le déferlement des conflits civils et raciaux.

1927-29 Andreï PLATONOV (de son vrai nom Andreï KLIMENTOV 1899-1951) avec Tchevengour - Les herbes folles de Tchevengour décrit surtout la période 1917-1923. Cette œuvre, qui part de relations de divers personnages qui tous convergent vers la localité homonyme (nord ouest de la Volga), est portée par l’idéal et la critique (ironie satirique), et se situe entre utopie (la commune de Tchevengour) et contre-utopie (description de

206 MALFANT Marc Littérature conjecturale (I), Lyon, Librairie du Scalaire, 2004207 RYNER Han (NER Henri) BANVILLE D’HOSTEL, L’homme de rêve et l’homme d’action, Paris, Maison des Écrivains, 48p, 1923208 LACAZE-DUTHIERS Gérard de BANVILLE D’HOSTEL et l’anticipation : Z !, Paris, Maison des Écrivains, 30p, 1930IV. Dystopies & Anti-utopies Page 57/103

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l'accaparement du pouvoir et de la fin des libertés et l'élimination brutale de tous ceux qui sont considérés comme «bourgeois»). PLATONOV s'est enthousiasmé pour la révolution, et a participé à la guerre civile ; il connait une belle promotion intellectuelle grâce au nouveau régime ; mais il sombre vite dans le pessimisme, et critique courageusement la bureaucratie et l'autoritarisme. En 1928 il écrit Makar pris par le doute, écrit satirique traité de «nihiliste» et «d'anarcho-individualiste», et immédiatement censuré209. Tchevengour entraîne lui aussi les foudres de la censure, animée alors par GORKI, qui en d'autres périodes s'est montré plus ouvert. L'ouvrage ne sera publié sur le sol russe que sous la perestroïka (en 1988), plus d'un demi siècle plus tard. Le monde idéal de PLATONOV décrit une communauté rurale sans hiérarchie, sans règle rigoureuse, sans travail forcé, sans argent… c'est-à-dire une sorte de communisme utopique réalisé, mais un communisme de la frugalité, de la modestie, pas un communisme d'abondance. Guerre civile, famines, déportations… sont bien connues de l'auteur ! Ursula LE GUIN reprendra plus tard cette idée d'installer une expérimentation communiste (au sens propre) en milieu hostile et dans un monde de pénurie. Il s’agit d’un écrit, mi épopée révolutionnaire - mi épopée médiévale, qui révèle un monde nouveau fantasque, destructeur... malgré la lueur incarnée par une certaine déification de Rosa LUXEMBOURG de la part d'un des héros du roman (KOPIONKIN). Citer Rosa, c’est à cette époque un acte délictueux, car elle fut une des premières et des plus importantes, en camp marxiste, à dénoncer la dictature du parti. Face à un communisme soviétique de plus en plus concentré, la commune de Tchevengour valorise la coopération et toute solidarité (ou appui mutuel kropotkinien) désintéressée. Parlant beaucoup des plus démunis, des déclassés, PLATONOV exprime une empathie avec le Lumpenprolétariat qui n'est pas sans rappeler quelques formules de BAKOUNINE. Une des communes du secteur porte d'ailleurs le nom «d'Amitié des pauvres». Cette «œuvre unique… (définissant une) utopie ambigüe, ambivalente, ouverte»210 semble incontestablement libertaire, révélant «une perception anarchique du monde» (comme l'écrit GORKI)211.

1929 Upton SINCLAIR publie une œuvre écrite vers 1907, Millenium, décrivant un monde capitaliste en pleine crise destructive. On comprend mieux ainsi la date de parution de cette dystopie économique et sociale, qui avait anticipé en quelque sorte la « grande dépression ».

1930 Georges DUHAMEL dénonce un communisme « bourgeois », tiré de ses connaissances des potentialités socio-économiques des ÉU, qui sacrifie l’individu de la même manière que le communisme soviétique de son temps. Ses Scènes de la vie future sont donc d’une certaine originalité et mettent en avant la communauté de destins entre un capitalisme aveugle et un communisme oppresseur.

1930 Friedrich FREKSA propose une utopie nietzschéenne réactionnaire Druso, Oder die gestohlene Menschheit, préfigurant le succès d'un régime qu'on peut apparenter au nazisme. Une utopie de la droite extrême dystopique donc par ce qu'elle propose et ce qu'elle annonce.

1929-30 Andreï PLATONOV récidive avec Kotlovan - La fouille, qui est une contre-utopie allégorique du système soviétique. Un prolétariat totalement contrôlé, est condamné à construire sans fin un immense palais idéal qui reste inachevé. Le système soviétique utilise de mauvais moyens pour aboutir à une mauvaise fin, puisqu’on n’en voit jamais l’aboutissement. Les promesses d’avenir radieux sont vaines et illusoires, mais elles n'en entraînent pas moins meurtres et désolation.

1930 L'essai d'Herman HESSE La mobilisation totale est déjà une présentation du totalitarisme, dénonçant une société de plus en plus centralisée et hiérarchisée qui écrase l'individu. Mais l'ouvrage est vue comme contre-utopie aujourd'hui, alors qu'à l'époque, on

209 FERNÁNDEZ BUEY Francisco Utopías e ilusiones naturales, Barcelona: El Viejo Topo, 336p, 2007, p.199210 FERNÁNDEZ BUEY Francisco op.cit., p.205211 FERNÁNDEZ BUEY Francisco op.cit., p.214IV. Dystopies & Anti-utopies Page 58/103

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peut y voir, et c'est toute l'ambiguïté de l'auteur, une apologie de l'étatisme technologique et d'un vitalisme sans scrupule.

1930 Olaf William STAPLEDON avec Last and first men : a story of the near and fast future/Les derniers et les premiers, critique le monde tel qu’il devient et s’exprime pour un futur sans autorité et sans État autoritaire, un peu dans la lignée socialisante de H. G. WELLS. Il évoque à nouveau brièvement cette prédiction antiautoritaire dans The star maker en 1937.

1930 Stanislas Ignacy WITKIEWICZ reprend sa thématique de 1927 dans L'Inassouvissement.

1931 Adam et Ève pièce de Mikhaïl BOULGAKOV annonce la fin des temps dans une guerre totale entre le nouveau régime soviétique et le reste du monde.

1931 Aldous HUXLEY reprend ses idées froidement rationnelles sur la reproduction en laboratoire. Il veut assurer la libération de l’amour vis-à-vis de la procréation dans son The scientific world.

1931 Nikolaï Alekseïevitch ZABOLOTSKI (1903-1958) Le Triomphe de l'agriculture, long poème utopique mais jugé trop satirique, son auteur est considéré «ennemi de classe»212.

1931-1932 Aldous HUXLEY (1894-1963) publie Brave New World, dont le titre est peut être tiré d'un des dialogues de la Tempête de SHAKESPEARE213. Il s'agit sans doute d'un des plus célèbres ouvrages anti-utopiques sur les dérives scientifiques et politiques et sur les effets prévisibles de la standardisation aveugle et sans sentiment humain, un fordisme généralisé. Dans la lignée de SWIFT, il dresse une parodie des utopies, et peut être surtout de celle de WELLS Men Like Gods - Les hommes aiment les dieux de 1923. Sa dénonciation des méfaits de la biologie et de la science psychologique doit beaucoup aux recherches de son frère Julian, célèbre généticien. Il s’inspire également de la notion « d’ectogenèse » lancée par le généticien John Burton S. HALDANE en 1928, notion qui prévoit le développement d’embryon humain hors du corps féminin et qui annonce l’ouvrage plus scientifique qu’utopique (?) d’Henri ATLAN L’utérus artificiel (2005)214. La position pro-libertaire de HUXLEY est forte dans ses années là et imprègne son œuvre. Comme le relate CAPPELLETTI, HUXLEY a écrit dans la Left Review de 1937 que « mes sympathies vont naturellement au gouvernement (espagnol durant la Guerre civile), mais encore plus pour les anarchistes, parce que je suis persuadé que l’anarchisme est le mieux placé pour atteindre le changement social désiré que le communisme dictatorial et centralisé  »215. Dans une préface de 1946 à une réédition de son Brave New World il regrette de ne pas avoir proposé une alternative « décentraliste » et libertaire, « de politique kropotkinesque (sic) et coopérative »216. Cela aurait pu être une troisième voie plus optimiste entre le technicisme totalitaire et la sauvagerie (au sens positif et non dénaturé de primitivisme ou de naturalisme) qu’il oppose dans son livre. Le sauvage (incarné par John) deviendrait ainsi l’éternel réfractaire, la chance de liberté, la possibilité optimiste de rendre compte d’un avenir moins sombre. Cet éloge du primitivisme, on l’oublie trop souvent, comme seul recours à la tyrannie, est une référence supplémentaire au livre de ZAMIATINE. Cette remarque de 1946 est une autre preuve de la similarité entre esprit libertaire et message des contre-utopies qui nous sert de postulat. Le livre d’HUXLEY, « paradigme de l’anti-utopie contemporaine » écrit TROUSSON, montre une terrifiante utopie pour dans plus de 600 ans. Au nom du bonheur de tous, les individus sont totalement conditionnés par la biochimie, la psychologie, le culte de l’autorité et de la hiérarchie, la nouvelle religion « fordiste » (Cf. l’eugénisme, « l’hypnopédie », le bourrage de crâne d’une éducation

212 HELLER Leonid Le livre d'or de la science-fiction soviétique. Anthologie, Paris: Pocket, n°5174, 320p, 1984, p.35213 FERNÁNDEZ BUEY Francisco Utopías e ilusiones naturales, Barcelona: El Viejo Topo, 336p, 2007, p.221214 IACUB Marcela L’utopie de l’utérus artificiel, -in-Les utopies aujourd’hui, Nouvel Observateur HS, n°59, juillet-août 2005215 CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo, Recortes, 203p, 1997, p.115216 HUXLEY Aldous Le meilleur des mondes, Paris, Pocket Junior, 1994, p.9 & 10IV. Dystopies & Anti-utopies Page 59/103

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dirigiste et propagandiste, la drogue - le soma - etc.). L’aliénation et la sélection de l’espèce se produisent dès la fécondation in vitro qui est systématisée. Tout est contrôlé dans la fameuse Salle de Prédestination Sociale. La première éducation s’opère dans la Salle de Conditionnement néo-pavlovien ! L’usage d’une pharmacopée au service du conditionnement nous renvoie au Limanora de BROWN de 1903. On vise ici l’uniformité absolue, et l’idéal est celui d’un monde de clones (le fameux « procédé BOKANOVSKY ») où les sentiments et les attitudes personnelles et indépendantes sont systématiquement contrés. Ainsi le sexe est totalement libéré et encouragé ; en bon libertaire, on pourrait louer cet amour libre, si cette prolixe et mécanique activité sexuelle n’avait pas, au contraire, pour but de se substituer à l’amour et aux sentiments. Le slogan « Communauté, Identité, Stabilité » est une singerie des idéaux révolutionnaires français. La Stabilité est celle d’un monde parfait, sans Histoire (les archives, les rappels du passé… sont supprimés), donc sans avenir, sans fantaisie, une sorte de mort humaine en quelque sorte. Les individus sont classés, enrégimentés dans une hiérarchie écrasante de tous les instants, des Alphas aux Omégas, jusqu’aux Epsilons semi-avortons et aux Sauvages... La similitude d’une part avec un taylorisme et fordisme (« ère de Notre Ford » est le nom donné pour dater l’époque analysée) poussé à l’extrême, et d’autre part avec la folle classification raciale qu'HITLER va imposer peu après la sortie du livre, est assez remarquable, sans compter le totalitarisme stalinien, qui lui est bien contemporain. HUXLEY fait une sorte de pot pourri de tous les systèmes aliénants de son époque. Ce monde est totalement mécanisé, aseptisé... mais science et technique sont ici infiniment déshumanisantes. Dans l’introduction à sa réédition de 1946, l’auteur parle lui-même « d’un État totalitaire » où les chefs politiques (« le Grand Administrateur » annonce le « Grand timonier » maoïste) et leur bureaucratie de « collaborateurs » dominent un « peuple d’esclaves » génétiquement façonnés et vraisemblablement sous hypnose. Cette vision effarante des possibilités inhumaines de la science moderne est bien aux antipodes de ce que fut l’illusion progressiste et scientiste du XIXème siècle. C’est assurément l’antithèse de KROPOTKINE sur ce point. En s’attaquant à ce monde fou dominé par des savants, il rejoint incontestablement les préventions de BAKOUNINE contre tout « gouvernement des savants ». Comme ZAMIATINE, il reconnaît sa dette vis à vis de WELLS, surtout Les premiers hommes dans la lune de 1901. Une note d’espoir repose sur des individus d’exception, Bernard MARX notamment qui est pourtant employé du Centre d’Incubation et de Conditionnement. Le fait qu’il soit dissident, au cœur du système, est un des rares aspects optimistes du livre d’HUXLEY. Le cas de Lenina CROWN est plus ambigu. Certes la fin est dure pour les hommes conscients : John Le Sauvage se suicide, Bernard MARX et Helmholtz WATSON sont exilés. Mais le suicide peut apparaître comme une ultime preuve de liberté et l’exil comme la preuve qu’une autre vie reste possible.

1932 le britannique David Herbert LAWRENCE (1885-1930) avec Apocalypse pourfend les deux mille ans de christianisme, et présente le retour sur terre d'un Jésus qui comprend ses erreurs tactiques et stratégiques. Au nom d'une spiritualité collective ambigüe, il a dans sa vie terrestre nié la réalité corporelle et le sens réel de la vie. Il a par sa mort et son sacrifice non pas libéré l'homme, mais emprisonné celui-ci dans un sentiment de culpabilité et d'extériorité à sa propre essence. Entre le monde chrétien tel qu'il est devenu et le message christique se dresse désormais un abîme insoutenable.

1932 avec Der Arbeiter - Le Travailleur, Herman HESSE récidive dans l'ambiguïté. Comme dans La Mobilisation totale de 1930, il décrit un monde hiérarchisé, efficace et mobilisé, foncièrement totalitaire, et mythifie et dénonce à la fois la société qui pointe dans son pays. Là encore une double lecture est possible : une justification à priori du nazisme, ou une dénonciation des sociétés inhumaines de son temps.

1932 l’anarchiste Alfonso MARTINEZ RISO avec El amor dentro 200 anos/L’amour dans 200 ans présente une utopie communiste libertaire encore bien imparfaite, avec un monde techniciste, uniforme, eugéniste, aux loisirs et aux mœurs réglementés... Bien des libertés

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sont acquises, la libération sexuelle semble assurée, mais l’individu reste soumis à un système encore très contraignant. La révolte anarchiste se fait contre les contrôles des automates et par leur sabotage systématique. L’auteur, militant anarchiste espagnol, semble avoir lu HUXLEY et s’en être imprégné pour certaines descriptions et réflexions.

1933 l'utopie nationale-socialiste d'Ernst BERGMANN Deutschland, das Bildungsland der neuen Menschen prévoyant le succès des aryens en 1960 est en soi une terrible contre-utopie. Mais c'est bien une utopie pour son auteur, pas une dystopie.

1933 Georg RICHTER propose lui aussi une (terrifiante) utopie nationale-socialiste Reichstag, 1975, Eine Vision. (même remarque que pour BERGMANN)

1933 Léon RIOTOR avec L’univers en feu prévoit une prochaine guerre destructrice déchaînée par les intérêts égoïstes des capitalistes avides regroupés en consortium mondial : « Le Trust des Gros »217.

1933 une autre utopie nazie, celle de SCHMID : Im Jahre 2000 im Dritten Reich. Eine Schau in die Zukunft.

L’ouvrage de Salvio VALENTÍ Del éxodo al paraiso. Un ensayo de comunismo libertario(1933) paraît atypique et peut être plus novateur que la multitude des écrits anarchistes sur le communisme libertaire parus durant la période républicaine espagnole (1931-1939), qui sont tous des utopies plutôt optimistes. Il présente une utopie inversée, jouant sur les mots un peu comme Thomas MORE avec NAKUBIN (BAKUNIN) ou SNISTER (STIRNER) vivant en Ardiaka (Arcadia). Plus réaliste qu’utopiste, ou plus pessimiste, sa projection prend des allures de dystopie (« antiutopia ») aux yeux de MADRID SANTOS218.

1933 H.G. WELLS récidive avec The Shape of Things to Come, en décrivant des notions et évènements qui peuvent se comparer au fascisme (voire au nazisme qui prend le pouvoir cette année là) et au modèle comportementaliste et de conditionnement psychologique, ce qui anticipe partiellement SKINNER. Pouvoir politique et méthodes scientifiques s’interpénètrent désormais totalement. La rationalité économique, sans âme, devient un des piliers et une méthode omniprésente dans les dictatures réelles (voire dès 1933-34 l’organisation des SS au pouvoir) comme dans leur miroir imaginé et vrai repoussoir que sont les contre-utopies.

1934 Blaženstvo. Son inženera Rejna - La félicité. Le rêve de l'ingénieur Thein est une autre œuvre dystopique de Mikhaïl BOULGAKOV. Malgré la censure et son isolement, il se range courageusement ici dans la tradition de ZAMIATINE, son ami. Un État totalitaire gère les vies des individus, au besoin via une machine à remonter le temps. Mêlant le XVI° siècle d’Ivan le Terrible à son époque désespérée, BOULGAKOV assassine (souvent de manière comique et satirique) les bureaucrates et les bourreaux de toutes les époques. Le bourrage de crâne et le conditionnement imposés par une idéologie dogmatique sont les cibles d'un auteur qui veut rester libre. La Félicité donne naissance en 1935 à une œuvre théâtrale un peu modifiée, la pièce Ivan Vassiliévitch.

1934 le drame du chilien Vicente HUIDOBRO (1893-1948) En la luna est une caricature humoristique et réaliste des systèmes totalitaires, notamment ceux d’Amérique Latine. Bon connaisseur de l’Europe où il séjourne, l’écrivain « utilise les signes et les représentations de la culture libertaire pour récuser les systèmes oligarchiques » de son continent219.

1934 Bernard SHAW propose une nouvelle caricature de l'eugénisme avec les robinsons de The Simpleton of the Unexpected Isles. Dans une île du Pacifique, la sélection eugénique est de mise. Quatre superbes enfants sont créés, mais ils sont dépourvus de conscience et sont stériles ; inutiles ils sont donc à leur tour soumis au néant. La femme directement concernée prend alors conscience de l'absurdité des réglementations et procédés, et renoue avec un vitalisme libéré en louant la diversité que la vie nous procure.

1934 Stanislas Ignacy WITKIEWICZ publie la pièce Les Cordonniers.217 MALFANT Marc Littérature conjecturale (II), Lyon, Librairie du Scalaire, 2004218 MADRID SANTOS Francisco Op. cit., p.16219 PEREIRA POZA Sergio Antología crítica de la dramaturgia anarquista en Chile, Santiago, Editorial de la Universidad, 358p, 2005, p.106IV. Dystopies & Anti-utopies Page 61/103

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1934-1935 « l’instituteur anarchiste 220» Régis MESSAC mort dans les camps nazis (1893-1945) publie Quinzinzinzili221. Il part de la terrible réalité de son temps, qu'il se contente parfois de simplement décrire dans les débuts de son ouvrage. On ne peut que s'étonner aujourd'hui de sa perspicacité concernant par exemple le rôle de l'Asie, les lâchetés et trahisons pour justifier le conflit, le jeu des alliances… Certaines descriptions sont de vraies anticipations de ce qu'il va se produire 4 ou 5 ans après la publication. Il révèle ensuite un monde ravagé, détruit par une guerre sans merci entre impérialismes et par l’usage de moyens techniques atroces, et notamment une guerre chimique totale : un gaz mortel aux aspects cyniquement hilarants, inventés par les japonais mais utilisé et subi par tout le monde. Un homme Gérard DUMAURIER et 9 enfants dont une «femelle» ne doivent leur salut qu'au fait d'avoir visité des cavernes profondes qui se sont révélées protectrices. Immédiatement c'est la dégénérescence et la sauvagerie qui s'imposent, MESSAC montrant son pessimisme profond et sans doute la remise en cause du credo anarchiste sur la nature heureuse et bonne de l'homme. Les enfants forment bien vite une sorte de tribu hiérarchisée, réinventent un langage réduit, se dotent d'une religion stupide et inquiétante. Le mot de «Quinzinzinzili» provient d'ailleurs de la formule religieuse «Qui es in caelis - Qui êtes aux cieux» qu'ils ont transcris dans leur langage barbare en formule incantatoire. Le salut futur repose sur un instituteur décadent et qui a baissé les bras, et sur un groupe de jeunes qui reviennent à l'état de sauvagerie, où les sentiments et la mort ne comptent plus. Ils baisent et s'entretuent de manière purement mécanique. L'humanité s'est perdue, et sa renaissance risque d'être une pire répétition du passé : noirceur absolue de l'ouvrage. « L’utopien » pacifiste et ouvert qu’est MESSAC ne laisse ici aucune note d’espoir222.

1935 Avec Liquidation du monde. Les dieux sans âme, CONSTANTIN prévoit une fin apocalyptique malgré le niveau de perfection atteint par les hommes nouveaux.

1935 le polonais Zygmunt KRASINSKI révèle dans Nie-Boska Komedia - Comédie Non Divine l'échec d'un mouvement révolutionnaire qui agissait au nom des valeurs humanistes, et pour l'égalité et la liberté.

1935 Sinclair LEWIS It Can't Happen Here- Impossible ici. 1935 Vladimir NABOKOV (1899-1977), étatsunien né russe, publie Istreblenie tiranov -

L'Extermination des tyrans, une œuvre antitotalitaire. 1935 l'œuvre de l'irlandais Joseph O'NEILL (1886-1953) Land under England - Le Peuple

des ténèbres décrit une dictature totalitaire. L'ouvrage est une profonde analyse des régimes fascistes, notamment par la description des moyens de contrôle des gens, particulièrement ceux qui utilisent la télépathie. Il est souvent cité comme un pamphlet antifasciste de qualité.

1935 Jacques SPITZ avec L’agonie du Globe décrit la fin apocalyptique du globe, celui étant coupé en deux et laissant 2 corps célestes indépendants.

1936 Karel ČAPEK, ancien président du Pen Club tchécoslovaque de 1925 à 1933, prolonge son pessimisme antitotalitaire avec Válka s Mloky - La Guerre des Salamandres. Pour son auteur, il s'agit bien d'une réflexion sur la réalité sociopolitique de son époque (essentiellement la montée inexorable de l'hitlérisme)223, à partir de la description des salamandres de l'île indonésienne de Tana Masa. Les salamandres sont l'équivalent des robots de R.U.R., et la trame est semblable dans les deux dystopies. Ces animaux intelligents et travailleurs sont vite exploités par un capitalisme sans scrupule, et par des États opportunistes et sans morale. Les salamandres subissent une formation accélérée pour être plus productifs et esclaves économiques. Mais leur intelligence leur permet de se révolter, de profiter de la cupidité et des divisions nationalistes de leurs maîtres humains, et

220 LANUQUE Jean-Guillaume La première science-fiction française (1887-1939) et l’idéologie révolutionnaire. Un rendez-vous manqué ?, -in-Avant-gardes artistiques et politiques, Dissidences, Nancy, Le bord de l’eau, n°3, 198p, p.175-188, octobre 2007, p.181221 Réédition MESSAC Régis Quinzinzinzili, Arbre Vengeur, 195p, 2008222 MALFANT Marc Littérature conjecturale (II), Lyon, Librairie du Scalaire, 2004223 FERNÁNDEZ BUEY Francisco Utopías e ilusiones naturales, Barcelona: El Viejo Topo, 336p, 2007, p.227-230IV. Dystopies & Anti-utopies Page 62/103

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de gagner progressivement le conflit. Tout à la fois dénonciation des banques et du nationalisme, cet ouvrage est un cri contre une Europe divisée, timorée et impuissante qui laisse un hâbleur hitlérien prendre peu à peu une énorme dimension. Dans cette contre-utopie, la Conférence-capitulation de Munich (de 1938) semble être annoncée par celle de Vaduz dans le roman. L'ouvrage est un cri pour réveiller les consciences et empêcher un triste avenir pour la Tchécoslovaquie.

1935-1936 Vladimir NABOKOV écrit Priglasheniye na kazn' - L'Invitation au supplice, œuvre antitotalitaire, dont la tonalité doit sans doute beaucoup à la lecture de Nous autres de ZAMIATINE que l'auteur lit (et découvre ?) justement à cette époque. L'ouvrage est publié en russe à Paris en 1938, mais il était déjà sorti en feuilleton dans Sovreménnye zapiski - Notes contemporaines, également à Paris, en 1935-36. L'ouvrage décrit l'attente de décapitation (sens réel en russe et en anglais au lieu de supplice retenu en français) d'un condamné dans un monde totalitaire (l'URSS est évidemment visée) où la folie et l'absurde sont la règle. KAFKA est parfois évoqué mais son auteur réfute ce point disant qu'il ignorait cet auteur à l'époque.

1936 Jacques SPITZ dans Les évadés de l’an 4000 décrit la destruction climatique du globe, par refroidissement excessif. Seuls quelques africains en réchappent et tentent différentes voies pour s’en sortir. La plupart vivent reclus dans des grottes. Mais le pire est à craindre, des dirigeants sans scrupules réduisent toute vie intellectuelle et scientifique afin de maintenir la majorité des rescapés sous leur contrôle. L’espoir réside dans une minorité libertaire qui pousse à une insurrection nécessaire pour renverser l’élite dominante.

1937 sort le chef d'œuvre du brésilien Mário de ANDRADE (1893-1945) : Macunaíma, o héroi sem nenhum caráter. Il y décrit les péripéties mythiques et réalistes d'un leader indigène entre son monde primitif et la société urbaine (São Paulo surtout). Déchiré entre une civilisation cosmopolite attractive mais destructrice, et un monde traditionnel mythifié, le héros symbolise la perte d'identité, l'acculturation, et la vanité du rêve primitiviste aujourd'hui sans grand fondement. Macunaíma, au cœur de l'Amazonie inspire tout de même une belle espérance de régénération. Mais l'espoir qu'il permet n'est que douce illusion. Le bonheur édenique semble à jamais perdu.

1937 Katherine BURDEKIN (sous pseudonyme : Penelope CONSTANTINE MURRAY) : Swastika Night. Le nazisme veut éradiquer toute mémoire pour accroître sa domination absolue.

1937 le libertaire Régis MESSAC récidive avec La cité des asphyxiés. Un désastre écologique pousse les derniers réfugiés à vivre sous terre. Une société pacifiste conserve néanmoins des traces hiérarchiques importantes, les prolétaires ou « zéroes » subissant des manipulations cérébrales pour garantir leur servilité. Seule l’élite a accès à un air épuré. L’auteur pourfend le bourrage de crâne religieux et scientifique, et prône une forme de libération sexuelle étonnante entre deux êtres autonomes très dissemblables.

1937 William Olaf STAPLEDON fait de The Star Maker une œuvre quasi interprétative de la société de son temps : conflits, rivalités et tentatives d'unité se mêlant les uns aux autres. L'homme est capable du pire, mais il peut aussi être l'occasion de belles fusions harmoniques avec d'autres êtres ou d'autres sociétés. La guerre semble cependant inéluctable, soit par la folie de sociétés organisées, soit par la politique que d'autres adoptent de manière préventive à leurs égards. Ce concept de guerre juste ou de guerre nécessaire est étonnant chez ce socialisant lié aux fabiens, mais il semble anticiper de manière fort lucide la réaction (tardive) des démocraties face au nazisme en 1939, soit à peine deux ans plus tard.

1938 le slovène Vladimir BARTOL écrit Alamut décrivant une société oppressive. 1938 Vladimir NABOKOV écrit en russe Izobretenie Val'sa - L'Invention de Valse, œuvre

antitotalitaire. C'est une tragi-comédie en 3 actes publiée à Paris la même année. Elle est traduite en anglais en 1966. Salvator WALTZ, un inventeur fou et sans scrupule fait croire qu'il détient une arme terrible, et cherche à en profiter pour obtenir luxe, femmes et

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richesses. La bureaucratie militaire flattée révèle son égo surdimensionné et son incapacité d'appréhender la réalité. C'est la déclaration finale de WALTZ qui l'amène à l'asile, pas la subtilité de la bureaucratie.

1939 Ernst JÜNGER avec Sur les falaises de marbre réussit une sorte d’allégorie du nazisme, dont le barbare « grand Forestier » peut en partie s’identifier à HITLER.

1939 l'émigré russe Vladimir KRYMOV publie Au Royaume des idiots. 1940 l'argentin Jorge Luis BORGES (1899-1966) publie dans un magasine Tlön, Uqbar,

Orbis Tertius (rééditée ensuite dans Ficciones de 1944). Comme toutes les œuvres de l'argentin, celle-ci est ambivalente, ambigüe. Parfois libertaire en réfutant Dieu et en dénonçant tout scientisme et tout matérialisme absolutiste et en acceptant la relativité des choses ; parfois totalitaire en niant la création individuelle224.

1940 la suédoise Karin BOYE publie La kallocaïne, dystopie d’un État mondial aux mains des scientifiques, ici les « chimistes ». Le totalitarisme écrase les individus, « bourre le crâne » des enfants : tous sont contrôlés, soumis à un enrégimentement systématique. Les drogues engendrent une délation qui est utilisée comme un art pour le contrôle des esprits. Seule une secte, des tribus… aux marges du pays conserveraient une petite autonomie. Toujours le thème des barbares qui préservent des parcelles de liberté. Ce livre apparaît orwellien avant la lettre, 8 ans avant 1984.

1941 La Biblioteca de Babel de Jorge Luis BORGES, elle aussi rééditée dans Ficciones de 1944, peut se lire à la fois comme un lieu harmonique et eudémonique puisque toutes les questions et tous les problèmes du monde ont une solution dans la gigantesque Bibliothèque. Tout serait donc prévisible ou analysable : c'est un peu l'inverse de ce que BORGES met en scène dans La lotería en Babilonia. Mais c'est aussi une œuvre satirique, voire dystopique, vis-à-vis de toutes les utopies classiques soucieuses du moindre détail et de la rigueur taxonomique la plus absolue. La totale Perfection visée dans l'état de la Bibliothèque est évidemment inhumaine voire cauchemardesque. Pire l'ensemble est tellement immense que ses organisateurs et « inquisiteurs » détiennent de fait un superpouvoir. Enfin hors la Bibliothèque, point de salut et point de vie : la parodie de l'enfermement est ici totale et range donc aussi cet écrit parmi les dystopies.

1941 du même BORGES La Lotería en Babilonia (1941) se rapproche de l'utopie ou de la contre-utopie. Elle décrit un monde organisé, structuré, autoritairement contrôlée par l'Organisation de la loterie : la Compañia, une institution toute puissante, quasiment religieuse, qu'on peut comparer au Grand Frère d'ORWELL et qui évoque les Jésuites autant que les multinationales. C'est le propre des utopies classiques ou des utopies totalitaires et des contre-utopies. La référence à HELIOGABALE (203-222) pourrait amplifier l'aspect cauchemardesque et décadentiste225. Mais d'autres traits peuvent se rattacher à des utopies émancipatrices : l'action du peuple, même violente, la suppression de la monnaie, de la marchandisation du système de tirage au sort, la complexité d'un système qui échappe même à ses créateurs ou gestionnaires… La grosse différence avec l'utopie traditionnelle tient au fait que cette organisation est due au seul hasard (la roue de la fortune) et non pas à l'empire de la raison226. Tout est donc imprévisible et changeant, ce qui est l'inverse des utopies classiques qui visaient à l'éternité et à l'immobilisme. La lecture uniquement contre-utopique peut donc se discuter.

224 LE MARC'HADOUR Rémi Les mondes imaginaires de BORGES : aux frontières de l'utopie, -in-América, Utopies en Amérique latine. Séminaire du CRICCAL, Paris: Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III, n.32, p.129-143, 2004, p.140225 TOURNIER Clément La dimension contre-utopique de « La Lotería en Babilonia » de Jorge Luis BORGES, -in-América, Utopies en Amérique latine. Séminaire du CRICCAL, Paris: Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III, n.32, p.145-160, 2004, p.149226 LE MARC'HADOUR Rémi Les mondes imaginaires de BORGES : aux frontières de l'utopie, -in-América, Utopies en Amérique latine. Séminaire du CRICCAL, Paris: Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III, n.32, p.129-143, 2004, p.135-136IV. Dystopies & Anti-utopies Page 64/103

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1942 Robert HEINLEIN dans Beyond this horizon réalise une société idéale, sans maladie ni problèmes socio-économiques, atteinte grâce à un eugénisme très poussé. Mais la perfection et l’oisiveté ennuient mortellement les individus, à qui on propose plus de jeux, d’aventures, et surtout d’activités violentes, notamment les duels qui sont réhabilités. Pierre BOULLE n’est pas loin (1971 Les jeux de l’esprit), de même que toutes les versions cinématographiques des Rollerball…

1943 René BARJAVEL (1911-1985) dans Ravage, terminé en septembre 1942, pour réhabiliter la place de l’homme dans la nature, prend le décor des anti-utopies comme cadre : machinisme triomphant et aliénant, vie mécanique et conformiste, gigantisme et pollution marquent le Paris de l’an 2052, et toute l’Eurasie apparemment réunifiée de l’Atlantique à Vladivostok. Comme le livre est écrit en 1942, on est tenté de faire le triste parallèle avec la volonté hitlérienne d’unifier l’Europe sous la direction nazie, d'autant que la publication se fait en 1943 en feuilleton dans le journal d'extrême-droite Je suis partout. Le livre est donc d’emblée ambigu dans ses interprétations. Les techniques, ultra-développées, sont anti-écologiques, et pire, elles ont réduit l’homme urbain à un être totalement démuni et sans autonomie. L’abrutissement d’une société désœuvrée est la règle, par le biais du sexe en abondance, de jeux et de programmes télévisés ; on se croirait dans une anticipation des tristes « loft » ou « star académie » télévisuels du tournant du XXIème siècle. Mais la machine s’enraye. L’énergie vient subitement à manquer et toute l’économie, tous les gadgets, toute la vie sociale s’effondrent. Les villes brûlent d’un feu tout à la fois destructeur et purificateur, les hommes redeviennent des bêtes, et la loi de la jungle s’impose dans les cités en ruine et sur les chemins. Le héros, François DESCHAMPS le bien nommé, car il incarne les vertus rurales, réussit dans une fuite éperdue et une longue marche hallucinante à sauver ses proches (dont la bien terne Blanche, certes belle femme, mais sans grande cervelle et sans énergie autonome, et qui s’était laissée piéger par les fastes superficiels de la société ancienne) et à atteindre son ancien village de Vaux. Pour s’en sortir, le héros accepte la loi de la jungle, la violence absolue, et d’une certaine manière il cautionne le monde en folie qu’il cherche à éviter. Dans son pays natal, il rétablit une société agraire, totalement anti-technique, anti-intellectuelle (sauf pour une élite restreinte) et anti-progrès, qui brûle les livres (terribles autodafés qu’on ne peut que rattacher aux délires nazis) et détruit les machines sans discernement. Une société communautaire, mais très autoritaire et patriarcale, à forte valeur religieuse, rétablit la polygamie et ne survit et prospère qu’en vivant de la terre dans un cadre frugal et puritain (l’alcool est largement prohibé). Pierre VERSINS présente cet ouvrage comme « une utopie du retour à la terre »227, le machinisme ayant détruit l’homme et la société. Seule une société rigoureuse, patriarcale donc fortement hiérarchique, centrée sur le travail et œuvrant pour la seule communauté, en pratiquant la censure et le contrôle face à toute initiative individuelle, permet aux survivants de s’en sortir. En pleine période « patriarcale » pétainiste et dans le délire du Travail, Famille, Patrie, ou de slogans stupides comme « la terre elle ne ment pas », le thème développé est très fortement ambigu. Raymond TROUSSON qui analyse cet ouvrage dans une vision surtout centrée sur la vision apocalyptique228, passe à côté de ce contexte pourtant brûlant. Même la belle analyse de Kwathar AYED ne creuse pas assez ce contexte trouble pour décrypter l’œuvre de BARJAVEL. Serge LATOUHCE en mettant surtout en avant l'aspect précurseur de la décroissance minimise également trop les aspects inquiétants229. En tout cas l’écrit de BARJAVEL est un hymne pessimiste, anti-progrès à forte connotation élitiste (en faveur des hommes et des chefs, les seuls à avoir le droit de lire et d’écrire et à conserver quelques livres). Nous sommes très loin d’une contre-utopie libertaire ou de l’optimisme kropotkinien.

227 VERSINS Pierre Encyclopédie de l’utopie et de la science fiction, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1037p, 1972, p.99228 TROUSSON Raymond Sciences, techniques et utopies, Paris, L’Harmattan, 231p, 2003, p.183-184229 LATOUCHE Serge Les précurseurs de la décroissance. Une anthologie, Paris: Le passager clandestin, p.229-230, 2016IV. Dystopies & Anti-utopies Page 65/103

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Le pessimisme semble total, car les deux sociétés décrites sont appelées à disparaître, le dictateur qu’est devenu François DESCHAMPS étant lui-même assassiné en fin du roman par un de ses disciples qui a réinventé une machine. L’éternel retour proposé par cette vision cyclique de l’histoire laisse au moins un espoir : toutes les civilisations sont périssables, les pires comme les plus supportables.

1943 l'allemand Hermann HESSE avec Das Glasperlenspiel - Le jeu des perles de verre dénonce en Castalée (ou Castalie) un monde froid, rigoureusement scientifique, où la part humaine est trop écrasée pour fournir la possibilité de s'opposer victorieusement à la marche de l'histoire. C'est sans doute une parodie de la République de Weimar. Un terrible conflit (évidemment pour HESSE la 2° guerre mondiale) a tout ravagé. Les perles colorées de verre, qui symbolisaient autrefois toutes les avancées plurielles de l'esprit humain ne sont désormais plus que des billes inertes, maniées par un vieillard sans force au milieu d'un champ de ruines. Savants et universitaires issus de de Waldzell dans le roman, humanistes, artistes, pacifistes, rationalistes, serviteurs de la cause publique, et même le plus lucide et le plus influent d'entre eux le «Magister Ludi» Joseph KNECHT… ont tous échoués en ne sachant pas prévenir le fléau. La bonne utopie (eutopie ?) de Castalie est un donc monde fragile, impuissant, et figé, sans doute aussi amoindri pour en avoir écarté les femmes, si rares protagonistes du roman230.

Pour la petite histoire Timothy LEARY, influencé par cet ouvrage, anime la Fondation Castalia au Nord de New York, à Millbrook, en 1964.

Castalie, malgré tous ses défauts et son échec, reste une des rares productions littéraires universalistes et humanistes foncièrement antithétiques d'un nazisme alors dominant.

1943 Jacques SPITZ avec Les Signaux du Soleil prévoit une double catastrophe : celle de la détérioration du Soleil qui entraîne des ravages climatiques et sismiques sur la Terre  ; celle de la dictature scientifique exercée par un étudiant génial en tant que «  Grand Dictateur Technique » pour tenter de sauver la planète. Même si la cause est bonne, la solution (nous sommes en 1943 !) est tristement dans l’air du temps. BAKOUNINE,  le pourfendeur de tout gouvernement des savants et de tout pouvoir autoritaire doit s’en retourner dans sa tombe !

b) De la Seconde Guerre Mondiale à la fin de « l’Empire soviétique » 1945-1990

(1) De 1945 à 1968 : glaciation et fermetures… 1945 Eric Arthur BLAIR, plus connu sous le nom d’ORWELL George (1903-1950), utilise la

fable (ce que reprend le titre italien231), employée peu avant (1936) par Karel ČAPEC, pour faire passer des analyses dérangeantes. Il s'inspire sans doute également de Nikolaï KOSTOMAROV et de sa Révolte des animaux de 1880. En tous les cas, il frappe un grand coup avec Animal Farm - La ferme des animaux (ou Les animaux partout comme dans la première traduction). Ce livre, conçu en 1937232, écrit entre 1943-1944, n'est publié qu'en août 1945, du fait des relations cordiales entre RU et URSS ; toute sa préface écrite en 1945, mais publiée seulement en 1972, dénonce ce servilisme prosoviétique de l'intelligentsia britannique d'alors et rappelle que la diversité d'opinion, quel que soit le contexte, est la seule garantie de notre liberté. Même les libertaires de Freedom, malgré l'appui de George WOODCOCK, ne donnent pas suite à ses demandes de publication.

230 SCIMONELLO Giovanni Das Glasperlenspiel, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON RaymondHistoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.951-963, 2008, p.952231 ORWELL George La Fattoria degli Animali. Una Fiaba, Bolsena: Roberto Massari Editore, nuova traduzione, 176p, 2016232 ORWELL George La libertà de stampa (1945 ; 1972), -in-La Fattoria degli Animali. Una Fiaba, Bolsena: Roberto Massari Editore, nuova traduzione, p.129-144, 176p, 2016IV. Dystopies & Anti-utopies Page 66/103

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Face à ces refus l'auteur, aidé du poète anarchiste Paul POTTS, avait d'ailleurs pensé le publier lui même à compte d'auteur. Face à ces obstacles, et au blocage par des autorités britanniques soucieuses de ne pas nuire à l’alors allié stalinien233, ORWELL a rédigé une préface à Animal Farm, The Freedom of the Press, qui n'a été retrouvée qu'en 1971-1972. Animal Farm connaît pourtant un succès immédiat, est plusieurs fois réédité, et surtout traduit presque immédiatement dans un nombre incroyable de langues (26 recensées par Guido BULLA234).

ORWELL, descendant d'écossais, né en Inde, fonctionnaire en Birmanie, engagé volontaire auprès du POUM en Espagne républicaine, proche des libertaires et des socialistes indépendants (ILP) s'en prend aux maux de son époque. Cette « fable du temps présent », est une dénonciation sans appel du « mythe soviétique » et une condamnation du totalitarisme socialiste et de la dégénérescence du bolchevisme, cet endroit « où tous sont égaux, même s’il y en a des plus égaux que d’autres », pour rappeler la formule célèbre. En 1947, ORWELL affirme que «depuis une dizaine d'années il est convaincu que la destruction du mythe soviétique est essentielle si on désire une reprise du mouvement socialiste»235.

Ce pessimisme d'ORWELL transparaît dans un article (Can Socialists be happy? - Les socialistes peuvent-ils être heureux ?) qu'il publie dans The Tribune sous pseudonyme (John FREEMAN) en décembre 1943, c'est-à-dire au moment où il rédige Animal Farm. Roberto MASSARI a eu l'intelligence de le retraduire pour la réédition de 2016 : Possono i socialisti essere felici?. ORWELL écrit que «toutes les tentatives de décrire une condition de bonheur permanent … ont échoué» et que les rares utopies «positives» se sont révélées immanquablement peu attractives et privées de toute vitalité, y compris chez des auteurs aussi essentiels que J. SWIFT, W. MORRIS, C. DICKENS ou H. G. WELLS236. Même les paradis grec, chrétien ou musulman n'attirent personne, malgré pour ce dernier la proposition alléchante des 77 vierges. Bref, si les socialistes veulent faire des propositions séduisantes, il ne faut surtout pas qu'ils se lancent dans la description d'un bonheur que tous ont montré monotone et décevant ; ils doivent se contenter d'évoquer des pistes alternatives, mais surtout pas détailler un univers prochain idéal qui sera forcément détestable dans sa réalisation.

Animal Farm est aussi un appel à la résistance, ce que traduit bien le titre espagnol de Rebelión en la granja – Révolte dans la ferme. Ce monde apparemment autogéré par tous les animaux, est en fait dirigé par les porcs - bureaucrates (bolcheviques). Cette fable au vitriol, dans la lignée de SWIFT, utilise un humour décapant contre le culte de la personnalité et l’hymne au dictateur est un modèle du genre et un camouflet radical contre tous les ténors du réalisme socialiste et de la vile allégeance. Il est difficile de ne pas penser au poème laudatif d’ARAGON quand on lit ORWELL. Car on peut aisément identifier le chef charismatique NAPOLEON en STALINE (ou en MUSSOLINI, si on pense au film de CHAPLIN Le dictateur). Si les tyrans existent, c’est bien parce que la masse reste conformiste et passive, semble nous dire tristement l’ancien milicien du POUM en Espagne révolutionnaire que fut ORWELL ; c’est en luttant en Espagne qu’ORWELL a renforcé son socialisme humaniste et libertaire, d’autant qu’il a rappelé par la suite sa proximité avec la position de la CNT de l’été 1936. Dans le manuscrit découvert en 1971, on apprend d’ailleurs d’ORWELL lui-même que la trame de cette caricature remonte à l’année 1937, celle sans doute où la position contre révolutionnaire et sans scrupule des staliniens saute aux yeux des observateurs lucides, après les faits sanglants de Barcelone en mai.

233 BRUNE François 1984 ou Le règne de l’ambivalence. Une relecture d’ORWELL, Paris, Lettres modernes, 160p, 1983, p.152234 BULLA Guido Sulla Fattoria degli Animali (2000), -in-La Fattoria degli Animali. Una Fiaba, Bolsena: Roberto Massari Editore, nuova traduzione, p.164-174, 176p, 2016, p.165235 BULLA Guido Sulla Fattoria degli Animali (2000), op.cit., 2016, p.166236 ORWELL George (FREEMAN John) Possono i socialisti essere felici ? (1943), -in-La Fattoria degli Animali. Una Fiaba, Bolsena: Roberto Massari Editore, nuova traduzione, p.154-163, 176p, 2016, p.155-157IV. Dystopies & Anti-utopies Page 67/103

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L’anarchiste « tory » est après guerre de plus en plus libertaire, ce qui nous autorise à faire une lecture de son œuvre en sens pro-anarchiste, comme ces liens pas toujours paisibles avec George WOODCOCK, Vernon RICHARDS ou Maria Luisa BERNERI et l’équipe de Freedom nous y autorisent237. En 1995-96, une canadienne ( ?) Jane DOE reprend l’idée d’ORWELL en publiant Anarchist farm. Mais les libertaires oublient peut-être trop que le brillant Snowball du récit évoque plutôt TROSKI que MAKHNO !

1944-1946 Xavier DE LANGLAIS se rattache au genre avec L’île sous cloche. Pour Jean SERVIER dans son Histoire de l’utopie, ce livre dénonce le formalisme de démocraties parlementaires qui ne font en fait que conditionner les individus. L’île sous cloche semble renouveler le genre d’HUXLEY en décrivant un monde régit par les biologistes. L'univers démocratique n'a plus de ressort, sombre dans le formalisme et l'ennui. Les individus perdent peu à peu tous sens moral. L'ouvrage décrit une lente dégénérescence qui semble inéluctable.

1946 l'anarchiste suédois Stig DAGERMAN avec De dömdas ö - L'île des condamnés met en scène 7 naufragés sur une île déserte. Ce roman sombre est parfois considéré comme une allégorie du fascisme, les rapports de pouvoir s'imposant progressivement. L'autoritarisme et la soif de domination sont inhérents à l'humanité semble nous dire le pessimiste écrivain anarcho-syndicaliste. L'ouvrage annonce sur bien des points Sa majesté des mouches de William GOLDING.

1946 Jean LÉONARDI avec Après demain, la fin du monde, annonce un bouleversement planétaire dont ne devraient échapper que ceux qui réalisent parfaitement l’acte sexuel238.

1945-1946 Vladimir NABOKOV écrit en anglais Bend Sinister - La Brisure à senestre. Il est publié en 1947. Dans un régime totalitaire les hommes doivent être serviles et uniformes, en conformité avec une idéologie imposée : l'ekwilisme. Le héros tente de résister et refuse de faire les louanges du dictateur et de son système ; mais l'échec est inéluctable et après la folie, c'est une balle qui met fin à ses jours. Nous sommes dans la lignée de ZAMIATINE, et le monde visé est sans doute le système soviétique que NABOKOV a fui.

1946 WERFEL Stern der Ungeborenen - L’étoile de ceux qui ne sont pas nés fait allusion à un groupe de contestataires, les « primitifs », qui s’opposent à la société totalitaire régnante. Une nouvelle fois c’est la ligne libertaire des réfractaires qui est à l’honneur (Cf. ZAMIATINE).

1947 René BARJAVEL dans Le Diable l’emporte prévoit toujours l’apocalypse pour l’humanité, mais cette fois dans une vision nucléaire. Les bombes atomiques d’Hiroshima et Nagazaki d’août 1945 n’ont pas fini de produire des traumatismes au sein des sociétés des années 1940 et 1950, et ultérieures. BARJAVEL ouvre la voie à un thème très employé dans les contre-utopies à venir.

1947 Vladimir NABOKOV avec Bend sinister/Brisure à senestre, se lance lui aussi dans le genre contre-utopique, qu’il va reprendre avec Tyrants destroyed/L’extermination des tyrans en 1975.

1948 Burrhus Frederic SKINNER publie Walden Two, écrit en 1945, en hommage à THOREAU (Walden ou La Vie dans les bois). On peut parfois classer cette utopie communautaire dans le genre anti-utopique car, si la société proposée est harmonieuse et libertaire239, cela est obtenu grâce à une « ingénierie du comportement », donc à une forme de conditionnement psychologique dont le docteur SKINNER était le spécialiste. En somme, on propose le bonheur aux individus malgré eux, et l’énorme paradoxe de l’œuvre réside dans le fait que l’utopie cherche à « créer des hommes spontanés et libres au moyen d’un système de contrôle tyrannique »240. L’intention est louable et non violente, et pas au

237 ORWELL George Essais, articles, lettres 1945-1950, Paris, Ivrea, 2001238 MALFANT Marc Littérature conjecturale (II), Lyon, Librairie du Scalaire, 2005239 Cf. ma courte analyse dans D.2 Un précurseur ambigu : Burrhus Frederic SKINNER (1904-1990), -in-ANTONY Michel Ferments libertaires dans quelques écrits utopiques & utopies libertaires, Magny Vernois: Fichier sur le même site, 1° publication 1995, 259p, novembre 2014240 CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo, Recortes, 203p, 1997, p.149IV. Dystopies & Anti-utopies Page 68/103

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service d’un totalitarisme quelconque, mais la méthode fut évidemment très critiquée dans les milieux libertaires, notamment par le structuraliste anarchiste Noam CHOMSKY qui y consacra un pamphlet. La manière de vivre est également assez contraignante, le refus de la famille quasi imposé, tout comme l'éducation des enfants hors du cadre familial ; il n'y a apparemment pas liberté de choix. Les traits libertaires de ce roman ambigu permettent cependant de l’analyser dans la partie que j’ai consacrée aux utopies libertaires.

1949 Oskar Maria GRAF (1894-1967) décrit une utopie ambigüe : Die Eroberung der Welt (rééditée en 1959 sous le titre Die Erben des Untergangs). Un monde post-apocalyptique survit dans le désert. Une autorité suprême et une armée mondiale, maux nécessaires, permettent de maintenir un cadre de vie plus ou moins harmonieux entre tous les rescapés. Les communautés sont autogouvernées, une autogestion qui renvoie au passé libertaire (Monte Verità, République des Conseils), antimilitariste et antinazie de l'auteur.

1948-49 Aldous HUXLEY récidive avec son roman d’anticipation satirique sans doute le plus sombre, Ape and Essence - Temps Futurs. Le titre proviendrait de SHAKESPEARE (de Measure for Measure). Nationalismes imbéciles et industrialisation à outrance ont conduit les hommes à épuiser leur planète et à pousser leur erreur jusqu’au choc atomique extrême. Le cœur de ce système aberrant est représenté désormais par les États-Unis et non plus par la Grande Bretagne. La barbarie triomphe dans un monde post-atomique peuplé d’être contaminés, vivant des suites de l’irradiation, et présentant des traces incroyables de dégénérescence. HUXLEY reprend la thématique nucléaire de BARJAVEL (1947). Seule la Nouvelle Zélande a échappé à la destruction totale issue de la 3° Guerre mondiale, par son isolement ; au début du XXIIè siècle une expédition provenant de cette île des antipodes se rend en Amérique du Nord (Californie surtout). Elle découvre qu’y subsiste une vie primitive, bestiale, à faible lueur solidaire. Un culte effarant et satanique de BELIAL est exercé au profit d’une caste de prêtres fanatiques et eunuques. L’existence d’un État prolétaire tout puissant et tyrannique révèle que l’obsession stalinienne reste fondamentale chez HUXLEY comme chez ORWELL. Euthanasie sacrificielle des êtres les plus difformes, écrasement des femmes, répression antisexuelle, autodafés permanents… sont le lot de cette société qui a totalement régressé. Le pessimisme s’est profondément approfondi chez l’auteur britannique et sa vision des âges sombres qu’il assimile à une caricature de Moyen Âge ne doit assurément rien à William MORRIS. Cependant, la fuite du couple formé par le Docteur Alfred POOLE et l'indigène Loola vers une île isolée, relance l’espoir et l’utopie. Seuls des êtres rebelles, misant sur l’amour et affirmant progressivement leur personnalité (comme POOLE), peuvent encore sauver quelque chose. Les citations finales de SHELLEY, compagnon de Mary, la fille du proto-anarchiste GODWIN, permettent malgré leur ambiguïté de maintenir l'optimisme.

1948-49 le deuxième grand chef d’œuvre romanesque de George ORWELL Nineteen Eighty-Four - 1984, publié quelques mois avant sa mort, est aujourd’hui le grand classique pour ceux qui veulent sous forme de fable (ou « d’anti-conte » écrit François BRUNE), pourfendre le totalitarisme de notre siècle, tous les totalitarismes ou formes totalitaires de domination241, et pas seulement le communisme ou le fascisme que l’auteur a connu et combattu. Nous sommes ici évidemment dans le prolongement de l'œuvre de ZAMIATINE, ce qu'avait avancé très tôt Isaac DEUTSCHER242 et ce que confirment tous les analystes récents243. Peut-être qu'ORWELL connaissait également l'œuvre libertaire d'Ivan KREMNIOV (Alexandre TCHAYANOF ou TCHAÏANOV ; 1888-1937) Voyage de mon frère Alexis au pays de l’utopie paysanne de 1920, qui analyse une société douce édifiée en 1984. Le 1984 d'ORWELL a connu une première mouture en 1947, et la version définitive

241 Cf. surtout sur ce plan BRUNE François Sous le soleil de Big Brother. Précis sur "1984" à l'usage des années "2000", Paris, éd. L'Harmattan, 168p, 2000242 Cf. DEUTSCHER Isaac 1984. The Mysticism of Cruelty, -in-Heretics and renegades, and Other Essays, London: 1955243 Cf. ASMODEO R.-K. Genesis y paradoja de Mil Novecientos Ochenta y Cuatro, -in-Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, 2011, p.160-163IV. Dystopies & Anti-utopies Page 69/103

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est rédigée l'année suivante, dans des conditions difficiles, liées à la maladie d'ORWELL et aux retombées de la perte de sa première épouse (mars 1945). L’ouvrage peut paraître globalement pessimiste, tant par la fin qui révèle l’échec de toute résistance, que par le premier titre auquel avait pensé ORWELL : Last Man in Europe - Le dernier européen, puisque le héros échoue en se reniant lui-même et sa propre humanité. Le terme 1984 est parfois devenu générique pour désigner une société totalitaire. Avec la Guerre Froide, au stalinisme et au nazisme se sont ajoutées depuis peu la folie maccarthyste des États-Unis et les crises coloniales liées aux essais de plus en plus systématiques d’indépendance. La radio et le cinéma massivement utilisés, la naissance de l’informatique et la balbutiante télévision donnent au contrôle des esprits des moyens de plus en plus sophistiqués. La technocratie et la bureaucratie étendent partout leur toile, comme l'analyse James BURNHAM en 1941244, ouvrage considéré également comme une des sources essentielles de 1984. Le contexte est donc très lourd au moment où l’auteur écrit son texte. D’autre part, cette dystopie de l’enrégimentement et du contrôle absolu est sans doute son testament politique. La toute puissance du « Grand Frère » (Big Brother – l’équivalent du NAPOLEON de Animal Farm) d’Oceania, le dogmatisme, la langue de « bois » ou newspeak - novlangue, le culte pervers de la personnalité (pervers car à double face : Big Brother - GOLDSTEIN), l’autocritique et l’autocensure obligatoire et permanente, la réécriture du passé, la répression sexuelle et politique, la délation systématiquement encouragée, une censure partout présente, le conditionnement psychologique et le contrôle permanent à l’aide surtout du Télécran... sont tous terriblement d’actualité en 1950. Le Télécran est lui aussi à double face, émetteur continuel -car impossible à arrêter - des pensées officielles ou « télévision comme la nôtre »245, il est aussi enregistreur-espion des faits, gestes, prédispositions… des spectateurs. Et pourtant, on ignore à l’époque ce que seront les folies maoïstes ou les terreurs orchestrées par les khmers rouges ou les bandes de tortionnaires du Chili de PINOCHET ou de l’Argentine des colonels ; d’autre part l’informatique généralisée et l’empire télévisuel n’en sont qu’à leurs premiers essais. On n’ose imaginer ce qu’aurait écrit l’auteur 30 ans plus tard ! Pour certains (tous ?) États actuels, l’analyse n’a pas vieilli, au contraire. C'est encore plus vrai en 2017 note Fernando AÍNSA, en pleine période de fake news-fausses nouvelles, de théories du complot et de « trumperies» (mot forgé à partir du nom du président étatsunien) «l'ignorance est la force»246. Sur ce plan 1984 n'a jamais été aussi actuel.

La seule vraie note d’espoir, c’est celui incarné par l’amour autonome, «sauvage» dans le meilleur sens du terme, puis assumé, entre Julia et Winston. Cela reste bien mince, même si aimer librement devient le « premier acte révolutionnaire »247 dans toute société totalitaire qui écrase les individus, car « l’instinct animal, le désir simple et indifférencié » dispose de sa propre puissance, note ORWELL. Et il ajoute que c’est en ce désir que se trouve « la force qui mettrait le Parti en pièces ». Julia incarne donc « la part du feu » libérateur, comme le note François BRUNE248 : sexualité avide et naturelle, donc en rébellion évidente avec les mensonges du système en place et les refoulements imposés. Elle assume son corps, sa nudité, ses passions, elle magnifie ainsi son autonomie et la rend encore plus insupportable aux censeurs et inquisiteurs laïcs du roman. En 1984, en effet, tout amour, tout lien érotique, toute tendresse, donc toute fusion intime, personnelle est prohibée, car elle échappe à l’emprise de l’État. Comme le note CAPPELLETTI, la jonction de la répression sexuelle et du totalitarisme fait d’ORWELL un probable connaisseur du

244 BURNHAM James The Managerial Revolution: What is Happening in the World, New York: John Day Company 1941245 BRUNE François Op.cit., p.15246 AÍNSA Fernando "L'ignoranza è la forza", -in-A Rivista anarchica, Milano: a.47, n°5(417), p.72-74, giugnio 2017247 AYED Kwathar Sur les ruines de l’utopie. p.123248 BRUNE François 1984 ou Le règne de l’ambivalence. Une relecture d’ORWELL, Paris, Lettres modernes, 160p, 1983, p.107IV. Dystopies & Anti-utopies Page 70/103

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freudisme révolutionnaire et de Wilhelm REICH249. Donc, comme pour ZAMIATINE, mais à la différence de BARJAVEL et de manière plus ambiguë avec Lenina pour HUXLEY, c’est une femme qui incarne la rébellion, la possibilité de la dissidence, tout simplement parce que, malgré ses travers et ses manques, elle incarne la vie, le vivant, donc ce qui est par définition et essence impossible à totalement canaliser. Cependant ces deux figures exemplaires sont bien seules, même si dans le roman d’autres dissidents apparaissent parfois, et si les prolétaires restent une chance ultime (c’est ORWELL qui l’évoque lui-même), par leur masse plus que par leur conscience, par leur vitalisme parfois orgiaque plus que par leur pensée…

Claude MICHEA dans son ORWELL, anarchiste tory de 1995 (ORWELL aimait se définir « anarchiste conservateur ») met l’accent sur un concept nouveau que l’œuvre illustre : « l’intellectualisation du socialisme » comme source de la perversion totalitaire, concept que Jan Waclaw MAKHAÏSKI250 avait déjà analysé vers 1900 en montrant la soif de pouvoir sans limite ni scrupule de la caste des intellectuels, habiles en toutes manipulations. Et justement, c’est cette subtile dénonciation du pouvoir, et de son corollaire, l’amour du pouvoir, qui fait d’ORWELL un bakouniniste évident : « tout pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument », cite-t-on souvent dans les milieux libertaires en attribuant cette formule indûment à BAKOUNINE. Cette centralité, cette primauté du pouvoir sur tous les autres aspects, y compris vis à vis de l’histoire, de la science et de la technique sont ce qui différencie ORWELL de bien des contre-utopies antérieures, dans lesquelles c’étaient la science, les savants fous, la technique envahissante, les technocrates, les martiens et autres aliens… qui dominaient. Le pouvoir peut tout car il fausse tout puisque «  celui qui contrôle le passé contrôle l’avenir, et celui qui contrôle le présent contrôle le passé  ». ORWELL, comme PROUDHON et BAKOUNINE qui l’ont dénoncé par anticipation, comme MALATESTA qui l’a analysé, est un pourfendeur définitif du léninisme ou du marxisme-léninisme réduit à son équation politique primordiale de conquête de l’État : « nous savons que jamais personne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. L’objectif de la persécution est la persécution ; le mobile de la torture est la torture ; l’objet du pouvoir est le pouvoir »251. Le refus de la révolution par STIRNER, car créatrice de système, de nouvel absolu, donc de tyrannie, au profit de la révolte, doit être évoqué à la suite de cette tirade inexorable. Le froid inquisiteur O’BRIEN dans 1984 affirme comme une évidence que : « le parti veut le pouvoir pour le pouvoir, sans détour, pleinement et simplement. Le bien être des autres ne nous intéresse pas ; seul nous intéresse le pouvoir ». Le cas de la Fraternité, apparent mouvement oppositionnel, mais réelle manipulation et invention du pouvoir totalitaire lui-même, est à développer. Apparemment le terme renvoie aux propositions sectaires de BAKOUNINE et ses multiples Fraternités révolutionnaires. Pire, la formule d’adhésion à cette Fraternité est un étonnant rappel du terrible Catéchisme longtemps attribué à tort au révolutionnaire russe : il faut tuer, saboter, trahir, « tromper, faire des faux, extorquer, corrompre… »252, bref « croire, obéir, et combattre » sans scrupule (si on reprend la formule mussolinienne), même si c’est contraire à nos convictions. En effet, chez ORWELL, cette Fraternité qui recourt aux méthodes violentes, manipulatrices, autoritaires, pour qui la fin justifie les moyens, est une vraie caricature-dénonciation du blanquisme et du léninisme dans sa vision « netchaievienne » (de NETCHAIEV, le tristement célèbre et seul vrai auteur comme l’a prouvé Michael CONFINO du Catéchisme du révolutionnaire253). La Fraternité – Brotherhood est le pendant de Big Brother : ce sont les deux faces d’une même pièce (avec

249 CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo, Recortes, 203p, 1997, p.181250 MAKHAÏSKI J.W. Le socialisme des intellectuels, Paris, Seuil, 1979251 ORWELL George 1984, Paris, Gallimard, Folio, 439p, 1974, p.371252 BRUNE François Sous le soleil de Big Brother. Précis sur "1984" à l'usage des années "2000", Paris, éd. L'Harmattan, 168p, 2000, p.89253 CONFINO Michael Violence dans la violence, le débat BAKOUNINE-NECAEV, Paris, Maspéro, 1973IV. Dystopies & Anti-utopies Page 71/103

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le même terme « Brother »254), et le système et son anti-système se complètent pour réaliser ainsi un totalitarisme exemplaire, puisque dans les deux cas c’est l’affirmation du moi qui est interdite, brisée, déconstruite. L’œuvre doit également beaucoup à WELLS, notamment à When the Sleeper Wakes de 1899. Cette anti-utopie est cependant aussi un écrit d’espérance, et de mise en garde au nom d’un socialisme démocratique que n’a jamais renié l’auteur255 : il faut éviter ce que fascismes et communismes et autres totalitarismes ont édifié au XXème siècle. Cet avertissement vaut également pour les démocraties à économie de marché qui manipulent des masses qui deviennent grégaires, et qui utilisent tous les moyens techniques modernes pour y parvenir (Cf. l’omniprésence dans le roman d’ORWELL de l’écran géant placé dans toutes les maisons, et qui est à la fois un organe de bourrage de crâne et de surveillance totalitaire). La condition ultime de la libération « humaine » des êtres enserrés dans les mailles totalitaires, c’est de ne pas rechercher dans un autre système (la toute puissance du désir, la militance autoritaire, la recherche d’un autre culte de la personnalité – ici O’BRIEN, mais ce pourrait être toute superstition religieuse) le moyen de s’en sortir. Car tout système porte en lui l’oppression, et ici le message est réellement dans la lignée des anarchistes, utopiques ou non. La richesse du roman et sa lecture possible sous divers angles font de 1984 une sorte de modèle ou de référence, pas l'ovni isolé et unique dont semble parler Philippe CURVAL256. La date elle-même va être reprise comme terme générique, signifiant autant toutes les formes de totalitarismes que tous les conditionnements et autre bourrages de crâne. En 1970 l'ouvrage d'Andreï AMALRIK (1938-1980) L'URSS survivra-t-elle en 1984 ? en est un bon exemple et vaut à son auteur un séjour dans le goulag de la Kolyma.

La violence des attaques de tout type contre l'œuvre et son auteur prouve incontestablement que 1984 est un des grands ouvrages du XX° siècle et au-delà.

1949 aux ÉU, Gore VIDAL publie Messiah. 1950 Aldous HUXLEY réédite son ouvrage de 1932 Brave new World257. Il contient une

introduction (Foreword) de l'auteur écrite en 1946, soit au lendemain d'Hiroshima, qui regrette de ne pas avoir plus développé la menace nucléaire alors qu'il convient que la discussion était déjà ouverte dans les années 1930. Mais le principal intérêt de ce petit texte est surtout celui d'ouvrir plus l'utopie, en laissant aux primitifs et autres exilés et fuyards, une troisième alternative plus positive et foncièrement libertaire : la «communauté» de ces rebelles et réfractaires devrait reposer sur une «économie décentralisée inspirée par les idées d'Henry GEORGE, une politique kropotkinienne et coopérative». Les technologies utilisées seraient faites par et pour l'homme, hors de toute autre servitude potentielle258.

1950 l'allemand Walter JENS (né en 1923) décrit un monde autocratique totalitaire dans Die Welt der Angeklagten - Le monde des accusés.

1951 le polonais Stanislas (Stanislaw) LEM (1921-2006) écrit son premier roman de science fiction, Astronautes. Il y décrit une société impérialiste qu'un aveugle complexe de supériorité conduit à l'échec. Une manière de critiquer la superbe de chacun des Blocs qui se sont mis en place et structurés depuis 1947.

1952 Cyril KORNBLUTH et Frederik POHL avec The space merchants - Planète à gogos dénoncent un monde inhumain, dominé par la publicité et les médias. L’ironie est lucide et mordante dans ce livre-pamphlet.

1952 Kurt J. VONNEGUT dans Le pianiste déchaîné- The Player Piano décrit un monde grotesque et caricatural, tellement mécanisé que les hommes y sont devenus inutiles. La

254 BRUNE François 1984 ou Le règne de l’ambivalence. Une relecture d’ORWELL, Paris, Lettres modernes, 160p, 1983, p.90255 LANCELIN Aude « 1984 » de George ORWELL, -in-Le Nouvel Observateur, 15-21 août 2002256 CURVAL Philippe 1984. L'ovni de la science fiction, -in-Le Nouvel Observateur, HS, Les chefs d'œuvres de la littérature, p.75-76, juin-juillet 2013257 HUXLEY Aldous Brave new world (1932), London: Chatto & Windus, with Foreword (1946), 1950258 Cf. nouvelle traduction italienne dans HUXLEY Aldous Prode mondo nuovo. Ritorno a Prodo mondo nuovo, Bolsena: Massari, Aspidistra 21, romanzo fantapolitico, trad. Roberto Cruciano, 384p, 2016, p.16IV. Dystopies & Anti-utopies Page 72/103

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firme Ilium Works de Paul PROTEUS repose uniquement sur des robots, au point que son possesseur est en perte d'identité.

1952 l'étatsunien Bernard WOLFE (1915-1985) avec Limbo, fait du pouvoir absolu une doctrine imposée, un dogme. Ce psychologue et amateur de musique est un incontestable libertaire comme l'a prouvé sa participation au livre de Mezz MEZZROW La rage de vivre. Comme on ne prête qu'aux riches, on lui a attribué un rôle dans la garde rapprochée de TROTSKI à Mexico. Limbo décrit un monde ravagé par les conflits causés par la folie humaine. La seule voie pacifiste radicale consiste alors à lobotomiser ou supprimer les membres néfastes : les hommes se transforment en robots diminués physiquement par la chirurgie. La psychologie du comportement complète la donne en façonnant les esprits. WOLFE est ici proche de son contemporain SKINNER. Même la fuite dans une île isolée n'empêche rien. Cet ouvrage emblématique de la crainte du risque atomique, de la guerre froide et des manipulations scientifiques est marqué d'un profond pessimisme.

1953 Ray (Raymond Douglas) BRADBURY (1920-2012) dans Fahrenheit 451 décrit une société aseptisée, totalement décervelée, uniforme, où l’action des forces de l’ordre s’exprime dans un permanent autodafé, véritable allégorie du nazisme (mais aussi de tout pouvoir autoritaire ou totalitaire). Le contrôle des individus est permanent, et renforcé par l'usage des nouvelles technologies ; le conformisme ici dénoncé s'en prend à la société de consommation.

Seule chance : un travail prométhéen d’un « pompier ». Il sauve d'abord des livres, puis par son effort de mémoire, il en apprend d'autres. Il tente d’éviter cette terrifiante politique de la table rase culturelle, et rejoint d’autres « hommes-livres », réfractaires réfugiés souvent hors les villes comme les « sauvages » de HUXLEY ou les Méphis de ZAMIATINE. Comme souvent dans les dystopies modernes, c'est une femme libre qui sert de détonateur à la révolte et qui pousse Guy MONTAG à réfléchir malgré sa propre femme qui est stupidement et dangereusement conformiste (elle le dénonce). La fuite finale du pompier donne cependant une note d'optimisme.

Le pompier résistant et le thème de l'autodafé ont déjà été traités à maintes reprises par l'auteur avant 1953, notamment en 1951 avec The Fireman. Alessandra CALANCHI cite 5 ouvrages259. BRADBURY a peut-être eu également connaissance du petit texte de 1917 Les Contes de Théta du russe Ievgueni Ivanovitch ZAMIATINE qui déjà, avant l'autodafé, montrait les gens lire avidement les derniers livres pour sans doute éviter leur oubli définitif260. Le film de François TRUFFAUT (1967) rend très bien compte de ce combat libertaire contre la censure aveugle. La mémoire, la résistance passive permettent de conserver les traces du passé, de refuser le présent qui les détruit et de préserver les chances d’un futur plus souriant. En relisant cet ouvrage, on ne peut que faire le parallèle avec tous ces dissidents soviétiques qui passaient une grande partie de leur temps à se remémorer des poèmes, à réécrire des œuvres dans de fragiles éditions du samizdat, pour les mêmes raisons que les héros du livre. Dans la Russie tsariste comme dans l'URSS bolchevique, la mémoire libre a toujours été utilisée par des opposants amoureux de la lecture.

L’autre grande référence, revendiquée par BRADBURY lui-même en 1965261, c’est la volonté anti-maccarthyste, et le rejet de toute « chasse aux sorcières ». Sa contre-utopie est assumée comme une «attaque directe contre le genre de force destructrices de la pensée qu'il représentait dans le monde»262. The Fireman déjà cité avait été transformé peu

259 FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", 1360p, 2008, p.995260 HELLER Leonid Le livre d'or de la science-fiction soviétique. Anthologie, Paris: Pocket, n°5174, 320p, 1984, p.52261 TROUSSON Raymond Sciences, techniques et utopies, Paris, L’Harmattan, 231p, 2003, p.193262 CALANCHI Alessandra Fahrenheit 451, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON RaymondHistoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.93-1003, 2008, p.997IV. Dystopies & Anti-utopies Page 73/103

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après sa parution dans la revue Galaxy en une nouvelle Fire, Fire. Burn Books, publiée en pleine folie maccarthyste.

La filiation ou similitude (inconsciente) avec le fouriérisme avancée par Simone DEBOUT me semble peu évidente263.

1953 l'étasunienne Ann Warren GRIFFITH (1911-1983) publie Captive Audience dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction. Il s'agit d'un œuvre dénonçant la société de consommation et surtout les méthodes intrusives pour nous imposer des envies via une publicité totalement manipulatrice. En 1975 sort en France la traduction sous le titre Auditions forcées à perpétuité ; Audience captive est rééditée en français en 2016 au Passager Clandestin. L'œuvre peut être considérée comme une des anticipations de la décroissance264.

1953 David KARP dans One s’inscrit dans la tradition orwellienne ; un monde totalitaire écrase toute autonomie individuelle.

1954 Arthur C. CLARKE avec La fin de l’enfance annonce l’aboutissement ultime de la course effrénée à la technique, à la conquête de l’espace et aux armements : la destruction de notre monde qu’il prévoit pour 2100 environ. Heureusement une deuxième partie plus libertaire et optimiste permet grâce à l’aide de bons étrangers « aliens » intervenant au bon moment, de réaliser une utopie égalitaire, sans productivisme, où règnent liberté sexuelle et religieuse... Mais le bonheur provient des autres ; notre humanité semble désormais dépassée.

1954 le britannique William GOLDING (1911-1993) avec Lord of the Flies - Sa majesté des mouches présente un monde détruit par une guerre mondiale. Un avion de transport s'écrase en mer, tuant tout l'équipage, mais permettant la survie de quelques jeunes sur une île isolée de l'aire intertropicale (il fait toujours chaud et souvent humide). Les jeunes jouissent de l'eau, du climat, et semblent retomber dans le paradis originel, le premier signe étant celui de la nudité naturelle adoptée par beaucoup d'entre eux. L'île est inhabitée sauf par des cochons sauvages, et est encore inexploitée ; les fruits abondent. Les jeunes redeviennent donc des chasseurs-cueilleurs par nécessité.

Ceux qui s'adonnent à la chasse et à la tuerie - d'abord des animaux, du milieu naturel, puis de leurs supposés rivaux - deviennent progressivement les chefs, et définitivement après un vrai coup d'État. Il s'agit surtout Jack MERRIDEW qui dès le départ du livre apparaît comme un responsable autoritaire d'une bande paramilitaire, mais aussi de Roger le plus fanatique et le plus rationnel dans l'horreur (on pense ici au nazisme). Ils occupent les fonctions militaires et religieuses, et imposent un culte du pouvoir comme dans tous les régimes totalitaires. Les sages (Simon) et les démocrates (Ralph), minoritaires, sont pourchassés parfois jusqu'à la mort (Piggy), tout comme les marginaux (par exemple Simon l'épileptique ; cela a sans doute aussi joué en défaveur du «très gros», porteur de lunettes et asthmatique qu'est Piggy le mal nommé). Piggy, perspicace et intelligent, mais peu courageux, offre dès le départ une cible de choix.

Les rares institutions démocratiques qu'ils mettent en place : l'alternance des prises de paroles, les assemblées regroupées au son d'un coquillage, le travail réparti au mieux… s'érodent très vite ou sont rapidement contournées.

GOLDING révèle que toute société, même innocente, même composée d’enfants, repose toujours sur la violence et des rapports d’autorité. «La méchanceté est innée et inchangeable»265, inscrite dans notre humanité, tout comme une religiosité superstitieuse et irrationnelle. Il s’approche en cela de la thématique d’Orange Mécanique et reprend bien des idées de l'anarchiste Stig DAGERMAN (L'île des condamnés 1946) dont on aimerait

263 DEBOUT Simone «La Théorie des quatre mouvements» ou le dessein d'un «grand œuvre», in-Théorie des quatre mouvements Dijon: Presses du réel, 1998, p.110264 LATOUCHE Serge Les précurseurs de la décroissance. Une anthologie, Paris: Le passager clandestin, 270p, 2016, p.216265 CAPPELLINI Roberta Intoduzione di GOLDING William Il signore delle mosche (2000), Milano: Mondadori-La lettura-Scuola, traduzione Filippo Donini, 2° ed., 280p, 2008, p.XIV. Dystopies & Anti-utopies Page 74/103

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savoir s'il le connaissait. Il révèle aussi la servitude volontaire des plus jeunes, des moins courageux, des plus conformistes… et nous renvoie à LA BOÉTIE. Son livre, pessimiste ou extrêmement lucide, montre que le naturel humain porte toujours à des attitudes non libertaires, y compris pour les apparemment moins pervertis (ou encore peu endoctrinés) que sont les enfants. En fait il s'agit de collégiens britanniques, et ils ont donc connu la forte discipline de ces institutions ; on sent ici le fort pessimiste de GOLDING, sans doute appuyé sur des faits vécus : il était enseignant. Comme le cadre s'apparente aux robinsonnades (des jeunes naufragés dans une île déserte) il règle également son compte aux théories d'un homme bon dans un milieu naturel non corrompu. Enfin les volontés autogestionnaires, et l'effort mutualiste et coopératif, que manifestent quelques enfants sont elles-mêmes inopérantes et n'empêchent pas le désastre final. La barbarie instinctive et naturelle ne peut pas in fine être compensée par la raison. Le titre évoquerait le diable, dont c'est un des surnoms.

Après environ un an d'isolement, le retour à la civilisation se fait dans un monde dévasté par la guerre : rien n'est optimiste ni rassurant dans cette célèbre contre-utopie. Il n'y a pas de salut possible.

GOLDING issu d'une famille libérale (père socialiste, mère féministe), marié à une militante communiste (Anne BROOKFIELD), reste pourtant surtout marqué lui-même par le christianisme, par l'expérience de la guerre (dont il revient avec une haine de la violence et de l'imbécilité du commandement discipliné), et par sa carrière d'enseignant. Cela explique sans doute un fort pessimisme et le fait qu'il propose une éducation dirigée, et non pas l'autogestion puisqu'il nous en offre une caricature. Écrivain prolixe, il est surtout connu pour cette contre-utopie dont le titre reprend un des surnoms du Diable, surtout dans les milieux anglo-saxons ; elle est sans doute pour beaucoup dans l'attribution du prix Nobel de littérature à son auteur.

1955 l’étasunien Rex GORDON (pseudonyme de Stanley Bennett HOUGH) publie Utopia 239, un roman de science fiction qui décrit une tentative de vivre de manière libertaire dans une société ravagée par un désastre nucléaire.

1956 le grec Nikos ATHANASSIADIS publie Au-delà de l’humain qui décrit le monde horrible d’un pays totalitaire, inspiré plutôt par l’URSS que par la Grèce des colonels.

1956 Jean-Louis CURTIS dans un Saint au néon s’en prend aux méfaits de la technologie aveugle. Le monde qui se veut conforme au triptyque anti-républicain « inégalité, conformité, plasticité » conditionne l’homme, et au pire lobotomise les réfractaires, comme chez ZAMIATINE. Cette lobotomisation permet de « retourner » ces dissidents, et d’en faire les nouveaux propagandistes du régime.

1956 André DHÔTEL montre un monde à la technologie inhumaine dans L’île aux oiseaux de fer. L’ordinateur et les automates règlent totalement la vie des hommes, jusqu’à détruire toute velléité d’indépendance par des robots tueurs que sont les oiseaux métalliques. Eugénisme et conditionnement sont également présents, comme dans la plupart des grandes utopies négatives du XXème siècle.

1956 : le japonais SHOZO Numa (né en 1926 - c’est apparemment un pseudonyme) sort la première version de Kachikujin Yapu Yapoo - Yapou, bétail humain. En fait l’écriture s’est faite sur une longue période de 1955 à 1970 et il semble donc que la première version la plus valide date de 1970 au Japon, d’autant qu’elle comporte une Postface de l’auteur lui-même, judicieusement reproduite dans le Tome 1 de 2005. Car l’ouvrage est enfin édité en français en 2 tomes en 2005-2006 chez l’éditeur Désordre. Laurence VIALLET. C’est une terrible fable, qui décrit une race de sous-hommes, les Yapous qui sont en fait les ex-humains de « race » jaune. Réduits à l’état de bétail servile, soumis à toutes les manipulations physiques, génétiques… les Yapous ne peuvent que servir et honorer une caste supérieure de pseudo-divinités où les femmes sont toutes puissantes (« gynécocratie »). Les noirs, les plus nombreux dans cet empire interstellaire du 4° millénaire, sont eux aussi soumis, mais en tant qu’esclaves, ils conservent une trace

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d’humanité. Écrit dans l’après guerre, alors que le Japon est dominé par les puissances « blanches » anglo-saxonnes, cet écrit est bien un ouvrage de circonstances. Par les pires traitements qu’il décrit et par les justifications théoriques employées (issues d’ailleurs des thèses du Dr ROESNBERG !), c’est bien une œuvre issue de la connaissance des pires totalitarismes : les manipulations d’Harbin ou d’Auschwitz, les théories raciales et racistes des années 1930-1945, l’usage inhumain de technologies sophistiquées… sont constamment inscrites en filigrane. Ce livre m’a été de difficile lecture, le sado-masochisme permanent et surtout la destruction et l’avilissement sans alternative ni espoir du héros japonais Rinichito sont parfois insupportables, malgré la dose d’humour et d’auto-ironie sinistre qui est aussi visiblement présente. L’auteur se complait visiblement dans l’envers absolu de la société japonaise : le pouvoir absolu dans tous les sens du terme appartient aux seuls blancs anglo-saxons, et en réalité aux seules femmes de cette minorité régnante, qui sont considérées comme des déesses. SHOZO Numa, malgré des aspects un peu répétitifs, crée un monde futur totalement autre et innovant, plein de surprises : mais le pouvoir totalitaire est bien le même que celui que son siècle a tenté d’instaurer.

1957 Ernst JÜNGER publie Die gläserne Bienen - Abeilles de verre qui reprend le cadre terrifiant d’un monde dominé par une froide technologie, des robots remplaçant peu à peu ce qui reste de notre humanité. Tout y semble sans âme, purement automatique.

1957 Hans Helmut KIRST avec Personne n’en sortira reprend le thème dystopique du danger atomique.

1957 l’allemand Arno SCHMIDT (1914-1979) propose une forte satire de la Die Gelehrtenrepublik - République des Savants, qui présente des tonalités très bakouniniennes sur ce thème. L'ouvrage part d'une traduction de 2008. On y apprend que les ravages des explosions atomiques ont détruit d'importantes contrées. Le monde connaît désolation, désertification et mutations génétiques (notamment la présence de centaures et d'hexapodes). La civilisation est bouleversée, l'allemand est devenu une langue morte. Un bateau-île, qui abrite la République des Sages, est un refuge protégé par une grande muraille. Mais il présente une structure bipolaire qui rappelle la Guerre froide, le tiers monde étant symbolisé par une zone neutre abritant surtout des hindous. En sont exclus politiques, vedettes, militaires, éditeurs, prêtres… mais l'île est accueillante pour artistes, savants et intellectuels. Ceux-ci cependant, tant dans l'aire russe que dans l'aire étatsunienne, subissent des modifications physiques et des manipulations idéologiques qui en font d'étonnants mutants et qui leur empêchent de vivre librement et harmonieusement. Penseur pessimiste et antitotalitaire, SCHMIDT dresse une stature de penseur autonome et relativement libertaire, pas toujours bien compris par l'Allemagne meurtrie de son temps.

1957 Nevil SHUTE avec On the beach/Le dernier rivage fait de l’Australie le dernier lieu habité après le cataclysme nucléaire, ce qui renvoie à l’ouvrage de HUXLEY de 1949.

1958 BELCAMPO (pseudonyme du néerlandais Herman Pieter SCHÖNFELD WICHERS 1902-1990) place Les Choses au pouvoir dans son recueil De fantasieën van BELCAMPO (traduit en français Le Monde fantastique de BELCAMPO, Paris, Denoël, 1963). Littéralement les objets (les Choses) se révoltent, pacifiquement, sans effusion de sang et laissent les humains dans des maisons totalement vide, sans moyens ni vêtements. Dans ce monde étonnant où les enclumes donnent des conseils, où les armoires organisent les festivités, où les poupées s'humanisent, où les oiseaux apportent la pâtée aux humains, ces derniers prennent conscience de leur erreurs anciennes. Cette fable dénonce le pouvoir sans scrupule (même vis-à-vis des objets et des animaux), combat les apparences et les conventions, rend aux humains la possibilité d'une vie simple, naturelle et naturiste et respectueuse de leur environnement naturel et matériel.

1958 Une autre nouvelle de BELCAMPO dans le même recueil, Le récit d'Oosterhuis, décrit un monde écologique, d'apparence pacifiste et totalement égalitaire, dissimulé au fin fond d'un abysse, loin des rayons solaires. Les enfants vivent indépendants, et sont pris en charge par la communauté (éducation, nourriture, amour…) ; ils ne restent avec leur mère

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que tant qu'ils ne peuvent se déplacer seuls. Le mariage n'existe pas, au sens conventionnel du terme ; au contraire il est critiqué comme un amoindrissement des capacités d'amour et de découvertes. Les hommes et les femmes s'aiment donc librement, en toute simplicité et franchise, de manière la plus naturelle qui soit. On a l'impression d'une société harmonieuse, entre néo-fouriérisme et communisme libertaire. Mais la réalité est plus complexe et terrible, et le bonheur de la communauté dépend en fait des pillages et du meurtre commis par quelques uns des membres qui se sont sacrifiés. La fable est forte, et curieusement amorale, le narrateur qui s'échappe rêve de revenir dans ce milieu qui a malgré tout contribué à l'épanouir, et qui est somme toute moins hypocrite que sa (notre) propre société contemporaine.

1958 Aldous HUXLEY publie Brave new world revisited - Retour sur le Meilleur des mondes, qui s’appuie sur un ensemble d’articles déjà publiés dans la revue Newsday. Il y approfondit sa célèbre contre-utopie et en note les naïvetés et l’insuffisance. Il reprend ainsi la tradition de Samuel BUTLER qui avait également revisité sa propre production en 1901 (Erewhon revisited 20 years later). Brave new world revisited n'est pas vraiment une utopie ou une contre-utopie, mais une réflexion sur un monde devenu lui-même encore plus dystopique, et sur la pertinence des prévisions de 1932, et sur celle d'ORWELL de 1948.

L’évolution du monde (par exemple le stalinisme connaît une légère éclipse après 1953 mais il reste majeur en Chine Populaire) et de la science rendent encore pires les énumérations anciennes de l’auteur et il pense, avant les décroissants, que l'essor technologique ne peut que favoriser «la concentration des pouvoirs» tant économiques que politiques. Dans sa volonté de généraliser, de recherches de lois communes, la science contribue selon HUXLEY à minorer notre multiplicité et donc «en pratique à passer de la diversité humaine à une uniformité surhumaine, de la liberté à l'esclavage» (chapitre 3). Pire peut être, les techniques de manipulation, de suggestion et d'apparente autosuggestion et de conditionnement ont encore progressé depuis les années 1930, et particulièrement avec la «propagande dans les sociétés démocratiques» (chapitre 4), mais également avec les pratiques de «lavage de cerveaux» (chapitre 7), de «persuasion subconsciente» (chapitre 9) et «d'hypnopédie» durant le sommeil (chapitre 10), sans compter tout ce qui permet «la persuasion chimique» (chapitre 8). Sur ce dernier point, l'usage politique du «soma» qui était développé dans Brave new world devient de nos jours un moyen banalisé, et donc sans doute plus délétère, tant pullulent les produits qui y ressemblent. HUXLEY, d’une certaine manière, et sans doute abusivement (on omettant ses velléités libertaires), peut passer comme l’anti-SKINNER (l’utopiste de Walden Two) le plus radical. Toutes les techniques qu'il évoque sont souvent liées à «l'art de vendre» (chapitre 6) si efficient et si insidieux désormais dans les pays développés autant dans le domaine économique que dans le champ politique ; l'auteur, avant les situationnistes, a bien compris l'ère de la marchandisation-spectacle, aliénante pour les personnes et pour leur autonomie. La science et ses possibilités de conditionnement et de manipulation des esprits sont devenues des réalités que développent même les démocraties. Ainsi le conformisme et la « servitude volontaire » sont en train de détruire les aspirations à la liberté puisque « la liberté, y compris le désir de liberté, disparaissent de manière alarmante dans les pays démocratiques » nous signale HUXLEY. D’autre part les jeux et distractions de masse («ce flux impossible à arrêter»)266, à l’Est comme à l’Ouest, détournent peu à peu les gens des vraies questions et laissent les mains libres aux dirigeants. Par rapport à 1984 d'ORWELL qu'il loue, HUXLEY pense que sa propre dystopie est plus pertinente, car aux châtiments physiques il a substitué toutes les méthodes douces d'aliénation qui semblent plus efficientes que la force brute. La surpopulation (obsession « malthusienne » constante de notre auteur qui en fait ici son premier chapitre) et la destruction des ressources s’accélèrent. Surpopulation, sous-développement et totalitarisme sont pour l'auteur

266 HUXLEY Aldous Prode mondo nuovo. Ritorno a Prodo mondo nuovo, Bolsena: Massari, Aspidistra 21, romanzo fantapolitico, trad. Roberto Cruciano, 384p, 2016, p.310IV. Dystopies & Anti-utopies Page 77/103

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étroitement liés, même si à la lueur des faits récents qu'il n'a pu connaître, sa prédiction qu'une trop grande population impose une dictature communiste semble aujourd'hui sans fondement. Le pessimisme est ici au maximum, puisque HUXLEY s’est rendu compte depuis son premier chef d’œuvre que ses pires prévisions se sont réalisées, et souvent en pire. Renouant avec LA BOÉTIE, il annonce la catastrophe finale d’individus qui en arriveront à apprécier leur esclavage puisque « sous la férule d’un dictateur scientifique, l’éducation produira vraiment les effets voulus et il en résultera que la plupart des hommes et des femmes en arriveront à aimer leur servitude ». Le conditionnement pourrait-il définitivement détruire notre humanité ? Curieusement ( ?) HUXLEY en vient, face à ses dangers accélérés, à revendiquer encore plus un nécessaire eugénisme (deuxième chapitre), et rejoint les positions libertaires néo-malthusiennes du début du XX è siècle ; mais le drame est qu’il s’inspire plutôt de penseurs réactionnaires, comme par exemple W.H. SHELDON, même si, bien entendu, il n’a rien à voir avec l’euthanasie nazie.

D’un point de vue libertaire, HUXLEY nous intéresse largement : il réitère ses idées en faveur d’une communauté autogérée, du pluralisme de pensée et de liberté individuelle. Pour lui «l'organisation est indispensable afin que la liberté surgisse et acquiert du sens seulement au sein d'une communauté composée d'êtres libres et coopérants, qui se gère elle-même» ; mais conclut-il cette organisation doit être limitée, sinon elle amène l'effet contraire, la servitude267. Il se dresse contre toute centralisation destructrice et toute pensée grégaire et n’accepte comme organisation que celle qui est immanente, pas transcendante. Malgré ses restes de « positivisme scientiste », il aspire à « un humanisme socialiste et à un socialisme en liberté. Portées jusqu’à leurs ultimes conséquences, ces aspirations formulent un socialisme libertaire »268. Son cri libertaire en faveur d’une éducation libre («éducation à la liberté», chapitre 11), reposant sur un puissant écrit critique le rattache à toute une tradition de pédagogues liés plus ou moins aux grandes idées de l’anarchisme. Il cite d'ailleurs John DEWEY à plusieurs reprises. Pour contrer toutes nos dérives et toutes les atteintes à nos libertés, il faut donc renforcer nos valeurs fondamentales de liberté et de tolérance269, et rappeler l'importance de «la diversité individuelle et de l'unicité génétique… et de la réciproque charité»270 (on peut préférer aide mutuelle ou solidarité au dernier terme). Il replace donc l'éthique au premier plan, et c'est sans doute pour cela qu'il s'inspire parfois de KROPOTKINE qui s'était rangé à cette idée dans un ouvrage célèbre (L'Éthique, 1921). Mais l'éducation et la volonté ne suffisent pas. Dans son 12° chapitre «Que faire ?» qui reprend la célèbre formule de TCHERNYCHEVSKI et de LÉNINE il répète que s'il faut une éducation à la liberté, elle doit s'accompagner «d'une organisation sociale pour la liberté, d'un contrôle des naissances pour la liberté, d'une législation pour la liberté» cette dernière étant au moins préventive271. La décentralisation et l'autogouvernement se présentant comme principales garanties du mieux vivre et de la liberté.

1958 Michael Dunlop YOUNG avec The Rise of the Meritocracy se livre à une étonnante analyse prospective sur la montée des élites. YOUNG aurait inventé le mot « méritocratie » d’après l’architecte anarchiste Colin WARD. Cette satire porte le regard sur un futur assez proche (2033) : une inexorable sélection sociale a divisé la société entre les méritants et les manuels. L’objectif est de créer une société efficace pour le bien de tous. Mais les basses classes majoritaires se révoltent en 2034, appuyées par des intellectuels dissidents hostiles à toutes les différenciations, surtout des femmes (ce qui rejoint bien des contre-utopies rejetant un pouvoir masculin nocif, et prônant une libération par des femmes à priori moins corrompues et moins autoritaires).

1959 à la limite, on peut considérer The naked lunch - Le festin nu de Williams BURROUGHS comme la contre-utopie de l’univers des camés. Sa description loufoque,

267 HUXLEY Aldous Prode mondo nuovo, op.cit., 2016, p.298268 CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo: Recortes, 203p, 1997, p.144269 HUXLEY Aldous Prode mondo nuovo, op.cit., 2016, p.362270 HUXLEY Aldous Prode mondo nuovo, op.cit., 2016, p.369271 HUXLEY Aldous Prode mondo nuovo, op.cit., 2016, p.373-75IV. Dystopies & Anti-utopies Page 78/103

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violente, sexuelle et délirante, souvent insupportable, des hallucinations des toxicomanes, crée un monde à part, dont l’issue est toujours désastreuse. En effet, que ce soit le monde de « Libertie » ou celui « d’Annexie » ce sont toujours les criminels, les « fourgueurs », les médecins fous (l’horrible BENWAY), les manipulateurs, les flics corrompus... qui ont le dernier mot sur une plèbe dégénérée, totalement « accro » et livrée corps et âmes à ses bourreaux. Plus que la torture ou le camp de concentration, que BENWAY juges inutiles, c’est la tyrannie de la transparence, l’impossibilité de vivre tranquillement sa vie privée qui exprime l’horreur dans l’ouvrage de BURROUGHS. La beat generation introduit de nouvelles illustrations, mais reprend de vieilles thématiques (comme le lavage de cerveaux) dans la contre-utopie.

1959 aux États-Unis, Alan HARRINGTON avec Life in the Crystal Palace décrit des multinationales sans scrupules qui travestissent la réalité pour justifier toutes leurs turpitudes, en mêlant publicité et propagande. La vérité est donc modifiable en fonction des seuls intérêts des grands groupes économiques : même les sociétés dites libérales engendrent une forme douce de totalitarisme.

1959 Eden du polonais Stanislas LEM décrit un monde dominé par la manipulation et le contrôle totalitaire de l'information. Les humains, trop imbus d'eux-mêmes et fermés, échouent dans la communication avec un autre monde.

1959 Ramón PÉREZ de ALAYA publie la deuxième version de sa contre-utopie de 1909 (Cf.ci-dessus) sous le titre de La revolución sentimental. En pleine époque franquiste, l’ancien écrivain libéral a sans doute été obligé de se soumettre à la vulgate nationaliste, et son œuvre devenue simple ouvrage radical anti-communiste a perdu de la saveur libertaire qui faisait la force de la première version.

1959 Mordecai ROSHWALD dans Level 7 montre une humanité, qui bien que descendant de plus en plus sous la terre jusqu’au niveau 7 pour échapper aux radiations issues de la destruction d’origine nucléaire, finit par disparaître.

1960 HUTLY avec Fecal Justice reprend l’idée de la lobotomie déjà présente chez ZAMIATINE, pour empêcher toute autonomie et toute fantaisie. C’est un thème récurrent, que l’on retrouve également dans La planète des singes de Pierre BOULLE.

1960 Ira LEVIN avec The boys from Brazil propose un cauchemar mêlant l’histoire contemporaine et la science la plus risquée. L’ancien médecin fou d’Auschwitz, le docteur MENGELE, décide de reproduire en grand nombre Adolph HITLER en utilisant la technique du clonage humain. La résistance est difficile face à ce rêve dément.

1960 Walter M. MILLER dans A canticle for LEIBOWITZ reprend la trame de la catastrophe nucléaire ; dans l’ère post-atomique, le retour à la barbarie est une fatalité. Mais peu à peu le monde se reconstitue, et commet les mêmes erreurs : ce roman de l’éternel retour dystopique nous montre un homme décidément incorrigible, qui renouvelle toujours les mêmes erreurs.

1961 le dissident soviétique Iouli DANIEL (qui écrit souvent sous pseudonyme de N. ARJAK 1925-1988) écrit une satire confinant à l'absurde du système concentrationnaire (Govorit Moskvá - Ici Moscou), autour de l'organisation de la Journée des grands meurtres publics. Ouvrage publié à l'étranger en 1965.

1961 l'autrichien Herbert W. FRANKE (né en 1927) donne à voir dans Der Orchideenkäfig - La Cage aux orchidées un monde dominé par les machines, avec dégénérescence induite, physique et mentale, des êtres humains.

1961 Solaris de Stanislas LEM est un chef d'œuvre de la science fiction, et de plus fortement popularisé par le cinéma (Andrei TARKOVSKI en 1972 et Steven SODERBERGH en 2002). Ouvrage complexe, il est très diversement interprété, tant comme utopie que comme dystopie. Son auteur y voyait surtout une critique de « l'anthropomorphisme et de l'infatuation scientifique»272 et donc de blocage et de limite, d'absence de sens de la diversité et de la relativité, notamment dans nos rapports à l'altérité. Cette vision pessimiste

272 FERNÁNDEZ BUEY Francisco Utopías e ilusiones naturales, Barcelona: El Viejo Topo, 336p, 2007, p.269IV. Dystopies & Anti-utopies Page 79/103

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annonce l'échec de tout contact avec un autre monde, comme l'auteur l'a déjà abordé dans Eden. Cependant, le choix assumé par le héros Kris KELVIN de ne pas retourner sur terre et de tenter l'aventure et l'ouverture spatiales laisse une note d'optimisme, comme le rappelle LEM lui-même en critiquant la vision cinématographique de TARKOVSKI sur ce point273.

1962 l’anglais Anthony BURGESS propose dans The Wanting Seed de résoudre le danger de la surpopulation en instituant des tueries systématiques entre les humains.

1962-63 Anthony BURGESS récidive avec A Clockwork Orange - Orange mécanique. L’ouvrage est placé dans cette série d’utopies pessimistes par Victor GARCÍA notamment. Le pessimiste est évident. La description d’une utopie inquiétante est par contre plus délicate à mettre en avant : sans doute la déshumanisation de la jeunesse, la perte de toute valeur, l’extrême isolement des gens dans leurs foyers, le sadisme et la violence banalisés, l'emprise de la télévision sur les esprits de plus en plus décervelés... sont les signes d’un monde fort répulsif. Il est important de rappeler que BURGESS se présentait comme un « humaniste catholique libéral renégat inclinant à l’anarchie »274. Ce n’est pas simple… Dans l'ouvrage il met en scène un État totalitaire qui use du Ludovico Method pour contrôler mentalement les déviants réels ou potentiels.

1962 la russe Ariadna GROMOVA (née en 1916) sort Glegi - Les Glègues. L'excès scientifique détruit l'humanité et fait de l'homme un être-machine : exemple d'utopie-avertissement, dénonçant les totalitarismes275.

1962 les prolixes frères STROUGATSKI publient Tentative de fuite dans Fantastika, autre exemple d'utopie-avertissement, dénonçant les totalitarismes.

1962 sous le pseudonyme d’Abraham TERTZ, le dissident Andreï SINIAVSKI (1925-1997) publie Lioubimov, ville aimée. Y est notamment décrit une machine automatique à censurer (« l’idéoscope »), dans un monde totalitaire qui domestique la pensée. Le délire d'un dictateur qui transforme l'eau en vodka évoque l'œuvre à venir (1973) de Venedikt EROFEIEV Moscou-sur-Vodka. Lioubimov est publié en 1965 à l'étranger.

1962 dans Cat's Craddle, Kurt VONNEGUT dépeint un monde qui s'autodétruit en utilisant la découverte terrifiante d'un apprenti sorcier ou savant fou, l'inquiétant Dr Felix HENNIKER. Parodie grotesque du cataclysme nucléaire ?

1963 Ray BRADBURY L’éclat du Phénix. 1963 Pierre BOULLE dans La planète des singes montre une société post-atomique où les

singes remplacent les hommes (nouvelle mouture du procédé des mondes à l’envers , ou de la fable animalière ?) devenus à leur tour animaux et esclaves. La barbarie se détruit ici par un retour à la plus totale animalité. Les nouveaux dirigeants « singent » les hommes dans ce qu’ils ont fait de plus mauvais, si on ose ce jeu de mot, avec une société hiérarchisée, autoritaire, où la liberté de pensée est réduite au minimum et où l’état de guerre et de conquête contre les hommes survivants est permanent. Cette société de l’après nucléaire est en soi terrifiante, l’homme apprenti sorcier, par sa possibilité de tout détruire, peut inverser l’évolution ou créer une toute autre civilisation.

1964 Herbert MARCUSE dans L’homme unidimensionnel décrit l’écrasement de l’individu dans une société uniformisée et standardisée comme celle des pays développés du monde « occidental ». La mondialisation est pour la première fois vraiment analysée dans son réductionnisme humain. Plus qu’une utopie, c’est une description du monde stérilisant et monotone qui est en train de se réaliser.

les frères Arkadi et Boris STROUGATSKI (1925-1991 & 1933-2012) avec Trudno byt'bogom - Il est difficile d'être un dieu commence à publier une de leurs nombreuses contre-utopies.

1965 l’anglais J. G. (James Graham) BALLARD (1930-2009) décrit la fin de la Terre à la suite d’une sécheresse épouvantable dans The Drought. Cet ouvrage fait partie des contre-

273 FERNÁNDEZ BUEY Francisco op.cit., p.276-277274 VITOUX Frédéric Les confessions de BURGESS, -in-Le Nouvel Observateur, Paris: 14-20/11/1996275 HELLER Leonid Le livre d'or de la science-fiction soviétique. Anthologie, Paris: Pocket, n°5174, 320p, 1984, p.40IV. Dystopies & Anti-utopies Page 80/103

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utopies et des ouvrages de science fiction décrivant des drames environnementaux et écologiques. L’auteur récidive donc après avoir décrit l’engloutissement de la planète (Le monde englouti, 1962) ou sa destruction par des vents violents (The Wind From Nowhere - Le Vent de nulle part, 1962, titre à la tonalité utopique manifeste)…

1965 Philipp K. DICK avec The Three Stigmata of Palmer Eldritch montre l'emprise des drogues pour manipuler les personnes, remplacer la vie réelle par la vie virtuelle ou assujettir les consommateurs. L'individu est broyé et en pleine addiction, et ne résiste plus aux marchands et aux créateurs de rêves.

1965 Jean Luc GODARD réalise Alphaville, superbe anticipation cinématographique d’un monde sans amour et conformiste où les attitudes humaines s’assimilent à celles de robots.

1965 les frères Arkadi et Boris STROUGATSKI (1925-1991 & 1933-2012) écrivent Xiščnye vešči veka - Choses rapaces du siècle. L'hyper développement des techniques mènent à la création d'individus égoïstes et médiocres.

1966 Posle perezapizi - Après le réenregistrement du russe A. CHAROV dénonce l'endoctrinement des régimes idéocratiques.

1966 le russe Sever GANSOVSKI (né en 1918) écrit Den'gneva - Dias irae. Le développement à outrance des techniques (notamment sur la sélection des individus) et de la production amènent au cataclysme et à la déshumanisation.

1967 Donald WESTLAKE sous le pseudonyme de Curt CLARK publie Anarchaos, dont le jeu de mot est évident, et le positionnement simpliste : l’anarchie au sens péjoratif règne en maître. Le chaos est partout et le combat de tous contre tous l’inexorable loi de ce monde caricatural.

1967 les frères Arkadi et Boris STROUGATSKI publient Skazka o trojke - Le Conte de la Troïka délirante contre utopie de l'époque khrouchtchévienne276 ?

1967 les frères Arkadi et Boris STROUGATSKI publient Ulitka na sklone - L'Escargot sur une pente.

1967 les frères Arkadi et Boris STROUGATSKI alertent à nouveau sur les excès d'un technicisme déshumanisant avec Vtoroe našestvie Marsian - La deuxième invasion des martiens.

1967 Pobeg-La fuite du russe Ilia VARCHAVSKI dénonce la création d'un monde totalitaire et concentrationnaire. Le rêve de l'homme nouveau porte ses propres cataclysmes.

1967 la britannique Pamela ZOLINE dans The Heat Death of the Universe met en parallèle l'effondrement intérieur de l'héroïne Sara BOYLE avec la dégénérescence d'un monde de plus en plus technologique mais sans âme.

(2) De 1968 à 1990 : quelques ouvertures et un souffle libertaire…

1968 le russe B. BORINE dans Oranževaja planeta - Planète orange évoque le système totalitaire, concentrationnaire et déshumanisé dirigé par un dictateur d'une planète lointaine.

1968 John BRUNNER avec Stand on Zanzibar - Tous à Zanzibar propose une vision dystopique d’une évolution démographique mondiale impossible à freiner, et aboutissant à une surpopulation riche en conflits et désastres.

1968 Keith ROBERTS dans son uchronie Pavane décrit une société dominée par l’Église, avec répression, censure et conflits. C’est une présentation inquiétante d’une théocratie agressive et dominatrice.

1969 l'étasunien James BLISH (1921-1975) avec We All Die Naked - Nous mourrons nus277

dénonce une société productiviste qui croule sous le poids de ses déchets. 1969 le russe Ivan Antonovitch EFREMOV (1907-1972) plus connu pour sa Nébuleuse

d’Andromède, publie Chas Bika - L'Heure du Taureau qui est partiellement la suite du premier ouvrage. La volonté manifeste pour établir envers et contre tous une société

276 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.257277 Repris en Français par Le Passager Clandestin en 2014IV. Dystopies & Anti-utopies Page 81/103

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communiste semble ranger le livre dans la catégorie des contre-utopies. Leoni HELLER en fait « l'anti-utopie la plus détaillée de la nouvelle S-F soviétique »278. Il aurait eu quelques ennuis avec la censure pour ce second livre, jugé dérangeant par les autorités.

1968 les frères Arkadi et Boris STROUGATSKI publient en samizdat leur Gadkie lebedi - Mutants du brouillard. Ils y révèlent l'inéluctable dégénérescence des systèmes totalitaires.

1969 Norman SPINRAD avec Jack BARRON et l’éternité/Bug Jack BARRON décrit un monde très proche du nôtre, mais de plus en plus déshumanisé, sous l’empire des médias et de la société du spectacle. Les politiciens eux aussi, comme les animateurs télévisuels, sont tous des manipulateurs et les oligarchies ne rêvent que d’exploiter les pauvres, surtout ceux des minorités ethniques non protégées, pour s’assurer l’éternité. Ce drame sur les vampires capitalistes modernes, ici le terme de vampire est pris au sens propre et au sens figuré, a marqué largement les années seventies. L’étatsunien qu’est SPINRAD a été parfois proche de l’anarchisme, ce qu’il revendique lui-même ; Dan CLORE279 cite ainsi deux de ses ouvrages : un qui présente un monde sans gouvernement, Child of fortune (1985) et un qui laisse apparaître des réflexions tirées de l’anarcho-syndicalisme, Greenhouse summer (1999). Il semble plutôt que ce dernier ouvrage soit une sorte de contre-utopie climatique, Paris étant décrite comme une ville désormais tropicale, avec toutes les mésaventures qui sont liées à ce dramatique changement.

1970 J. G. BALLARD dans The Atrocity Exhibition donne à lire une sorte d'utopie ambigüe. Le monde désespérant se prête à toutes les manipulations. Un psychiatre contribue à rompre toutes les frontières et toutes les digues entre l'univers intérieur et les diverses réalités décrites. L'écriture, les histoires mêlées, la multiplicité des interrogations… accentuent de manière formelle le désarroi des humains dans un monde (des mondes) qui leur échappe.

1970 le dissident russe Nicolas BOKOV (né en 1945 ; exilé à Paris en 1975) avec Neverojatnye priključenija Vani Čmotanova - Les Aventures étonnantes de Vania Tchemotanov décrit une parodique course poursuite autour du vol de la tête de LÉNINE. Le choc causé entraîne la guerre civile280. Est-ce le même ouvrage que La Tête de Lénine publié à Paris en 1982 ?

1970 l'argentin Jorge Luis BORGES publie El informe de BRODIE qui décrit une société africaine dégénérée racontée par un moine écossais de passage David BRODIE. Les hommes-singes adorent le fumier, ne mangent que des choses pourries, ne parlent presque pas, déconsidèrent leur roi et se livrent aux superpouvoirs des sorciers. La reine manifeste des envies érotiques animales et se délecte des odeurs des étrangers de passage avant de copuler. Entre monde à l'envers, utopie satirique ou contre-utopie, la nouvelle évoque à sa manière les misérables Yahoos de SWIFT281.

1970 l'autrichien Herbert W. FRANKE évoque dans Zone Null un totalitarisme habile, sachant se faire accepter tant par des concessions que par ce qui peut apparaît comme une nouvelle forme de servitude volontaire

1970 Ira LEVIN avec This Perfect Day - Un bonheur insoutenable décrit à son tour un monde futur (XXIIIème siècle) totalement régenté par un ordinateur (Uni). Ce monde parfait, sans maladie, sans guerre, sans difficultés, à orientation écologique, où chacun puise au tas dans un régime d’abondance... est une forme de bonheur imposé, donc insoutenable, car l’homme n’a ni volonté, ni autonomie, ni imagination, ni vie privée. Sa vie sexuelle, l’âge de sa mort, son prénom, son travail (affectation)... sont définis par l’ordinateur. Une drogue

278 HELLER Leonid De la Science-Fiction soviétique. Par delà le dogme, un univers, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1979279 CLORE Dan Anarchist and Libertarian Societies in Science Fiction, June 2001, Visité le 30/05/2006 sur http://www.niribanimeso.org/eng/ess/anlib.html280 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.260281 LE MARC'HADOUR Rémi Les mondes imaginaires de BORGES : aux frontières de l'utopie, -in-América, Utopies en Amérique latine. Séminaire du CRICCAL, Paris: Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III, n.32, p.129-143, 2004, p.134-135IV. Dystopies & Anti-utopies Page 82/103

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d’origine médicale et des émissions de TV obligatoires contribuent à son abrutissement et annihilent toute sa volonté. Le conformisme est roi. La liberté a été sacrifiée à l’efficacité. En arrière plan une caste supérieure de savants (les programmeurs) tirent les ficelles et s’assurent pour eux seuls une vie de rêve. Après des hésitations, le héros COPEAU détruit l’ordinateur, et donc le système entier et la hiérarchie des savants, et repart dans son monde fruste et difficile, mais choisi : c’est un nouvel éloge de la rébellion libertaire désintéressée, radicale, au nom de la vie. Peut-on y voir un éloge du terrorisme individuel ? Ce livre est souvent présenté comme un autre chef d’œuvre, avec la fameuse trilogie ZAMIATINE, HUXLEY, ORWELL, dont il adopte bien des thématiques.

1970 les frères Arkadi et Boris STROUGATSKI écrivent Grad obrečennyi - La Cité condamnée. L'ouvrage n'est publié qu'en 1988-89. Dans une ville close sont rassemblées tous les types de réformateurs et utopistes de l'humanité, de l'extrême gauche à l'extrême droite. Tout s'annule ? Tous sont néfastes ? Toute idéologie est passible de dégénérescence et d'antihumanisme ? Si oui, alors nous sommes devant une des plus pessimistes dystopies.

1970 les frères Arkadi et Boris STROUGATSKI proposent Piknik na obočine - Le Pique-nique au bord de la route serait une vision catastrophiste et pessimiste de l'avenir282.

1970 les frères Arkadi et Boris STROUGATSKI écrivent Obitaemyj ostrov - L'Île habitée qui dénonce le bourrage de crâne dans une société totalitaire.

1970 Ilia VARCHAVSKI (1909-1974) Pobeg - Évasion : courte nouvelle évoquant la fuite d'un camp de concentration, jugée anti-utopique car ne laissant pas beaucoup de place à l'espoir d'un ailleurs meilleur. La description du bagne est terrifiante : pas de vie personnelle, pas d'isolement possible, bourrage de crâne quasi permanent, épuisement physique, hiérarchie raciale… Mais la description de l'évasion est pire, car en fait c'est une totale manipulation et une vraie mise en scène, renforcée par l'hypnose, pour redonner du tonus à des cadavres vivants qui seront ainsi encore plus productifs. L'auteur est souvent reconnu pour son esprit satirique et ironique, et par une grande lucidité ; avec cette nouvelle Leonid HELLER affirme que «la SF soviétique retrouve le courage de l'incertitude»283. En fait l'espoir n'existe plus, sauf sous une forme factice récupérée pour accroître au maximum l'exploitation des détenus.

1971 Pierre BOULLE poursuit sa mission de mise en garde, avec Les jeux de l’esprit. Une société déshumanisée, en plein XXIème siècle, rend les hommes veules et passifs. On ne leur offre en compensation que du pain et des jeux. Ces exercices sont de plus en plus gigantesques, cruels et violents, jusqu’à l’extermination nucléaire. Pourtant l’idée de départ est intéressante, s’inspirant autant de WELLS que de TEILHARD : le but est de réaliser un gouvernement mondial, sans les « honteuses » barrières nationales, avec pour objectifs de pacifier la planète et de développer l’instruction pour tous, de manière obligatoirement égalitaire. Ce gouvernement de savants (thème cher à de nombreuses utopies, depuis la Maison de Salomon de la Nouvelle Atlantide de BACON en 1623) reprend l’idée saint-simonienne d’inutilité des politiques. L’instruction et le travail se veulent attrayants, fouriéristes en quelque sorte. Mais rapidement tout dégénère, la masse (visiblement méprisée par BOULLE) demande des satisfactions matérielles immédiates et ne voit dans la science que la manière de réaliser ses rêves de pierre philosophale ou de prédictions astrologiques, voire de prévisions sur les jeux de hasard. La mélancolie s’installe, la perte de confiance se généralise, la dépendance vis à vis du machinisme dénature la capacité d’autonomie de l’individu. Pour y parer est créé un Ministère Mondial de Psychologie qui propose sexe, sang et massacres pour redonner du tonus, créer un parfait dérivatif et réussir cette « sublimation de l’intérêt » qui n’est en fait qu’une manipulation totale des gens. La science se met au service des intérêts les plus sordides, en se déshumanisant

282 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.255283 HELLER Leonid Le livre d'or de la science-fiction soviétique. Anthologie, Paris: Pocket, n°5174, 320p, 1984, p.133IV. Dystopies & Anti-utopies Page 83/103

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totalement. Cette fable totalement pessimiste, même si parfois très ironique, est malheureusement au diapason de l’époque, et renvoie sans doute aux ralliements de nombreux savants aux totalitarismes du XXème siècle. Elle reprend un thème développé par CAPEK en 1921 : l’homme libéré du travail sombre dans l’animalité et l’inculture au lieu de profiter de ses nouveaux loisirs pour parfaire ses connaissances et pour améliorer son quotidien et son environnement. Les jeux créés pour occuper la plèbe et la détourner des vrais problèmes est vieille comme l’humanité (Cf. « du pain et des jeux » de l’époque romaine).

1971 le polonais Stanislas LEM écrit Kongres futurologiczny - Le congrès de futurologie, décrivant une vision du future très sombre, « apocalyptique ». Il est traduit en français en 1976. À première vue, c'est la description d'un monde (New York en 2039) paisible, où la technologie à tout résolu : climat, naissances, nourritures, vie intellectuelle… se créent à volonté et selon les goûts et besoin du moment. Plus de guerre, plus d'Église, plus de famines… En fait il s'agit d'une pure hallucination collective, les habitants étant soumis ou rendus béats par des drogues mêlées à l’eau du robinet. La domination gouvernementale est donc d’ordre « psy-chimique » puisque la personnalité est façonnée à l’aide de substances chimiques. La société est toujours la même, mais les gens pensent qu’elle a changé en bien. Cette fable sur l’illusionnisme totalitaire est décrite souvent en termes assez durs, les habitants ayant tout pour être heureux, mais ne le sont pas, car ils pensent tous pareil et sont plus proches des robots façonnés que d'êtres pensants.

1971 l'ouvrage de l'étatsunien Robert SILVERBERG The World Inside - Les Monades urbaines décrit un monde gigantesque du XXIV° siècle puisque près de 75 milliards d'individus vivent dans de gigantesques conurbations (les monades). On pense ici au gigantisme des proposions urbaines de LE CORBUSIER. L'apparence est eutopique, paradisiaque : tout semble possible à des habitants pour qui tout est permis et fourni, y compris les drogues. Mais l'intérieur du décor révèle un monde de frustrations, d'angoisses et de manipulations. La règle nataliste fait des habitants des cités des reproducteurs obligés et les rapports sexuels sont imposés et doivent être effectués à chaque demande sous peine de sanction terrible. On assiste là une dystopie décrivant les dégénérescences possibles de l'esprit 68 et le triomphe d'un totalitarisme doux mais inexorable au détriment de toute vie privée et autonome. L'œuvre peut être lue évidemment en clé libertaire, comme dénonciation de la religion dogmatique, des politiques natalistes et du collectivisme totalitaire.

1972 John BRUNNER avec Le troupeau aveugle décrit une nouvelle dystopie écologique. 1972 Robert MERLE, dans Malevil, reprend l’idée du retour à une société autocratique et

inhumaine après le choc nucléaire. 1972 Trevožnyx simptomov net - Aucun symptôme inquiétant du russe Ilia VARCHAVSKI

traite de la manipulation de la mémoire et de la réécriture de l'histoire pour solidifier le totalitarisme.

1973 le colombien Pedro GÓMEZ VALDERRAMA (1923-1992) publie dans le recueil La procesión de los ardientes, le conte Los papeles de la Academia Utópica. Il y décrit l'histoire de Martín CASTRO, aventurier portugais, qui séjourne dans l'Utopie réalisée de Thomas MORE. Très vite il s'oppose à la vie uniforme et aseptisée de la communauté et en réfute les lois contraignantes. Il veut au contraire, bien qu'étranger et sans droits sexuels, vivre son amour avec Teresa. Comme dans bien des utopies totalitaires, c'est l'amour, la sexualité, la liberté féminine… qui font exploser le cadre contraignant. CASTRO préfère la vie libre, même violente et dangereuse plutôt que l'absence de vie tout court. Il sombre dans la folie de ne pouvoir y être totalement parvenu, mais sa dissidence, son hérésie284 assumée en font un être libre voire libertaire : GÓMEZ VALDERRAMA « es libertario en la

284 MONTOYA COMPUZANO Pablo Las utopías de Pedro GÓMEZ VALDERRAMA, -in-América, Utopies en Amérique latine. Séminaire du CRICCAL, Paris: Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III, n.32, p.219-232, 2004, p.223-224IV. Dystopies & Anti-utopies Page 84/103

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medida en que fue un escritor que defendió la libertad del individuo - est libertaire dans la mesure où il défendit la liberté de l'individu »285.

1973 le Tchèque Jiří GRUŠA (né en 1938) qui a participé au printemps de Prague publie en samizdat Mimner ou Le Jeux du pouilleux (Mimner aneb Hra o smraďocha), la seule réelle dystopie de la littérature tchèque. Elle est parue en revue dès 1969. Le héros se retrouve dans un pays jusqu'ici inconnu, la Kalpadocie, dont l'univers est un étrange mélange des Tristes Tropiques de LÉVI-STRAUSS, de ZAMIATINE et de HUXLEY : rituels barbares, collectivisme et transparence, eugénisme… L'auteur sera poursuivi par la justice de son pays, accusé de dissidence, de pornographie… et interdit de toute publication (interdiction professionnelle) : le roman ne paraîtra officiellement qu'en 1991. Auteur de samizdat et signataire de la Charte 77 GRUŠA n’aura d’autre issue que l’émigration ; il en perdra sa nationalité tchécoslovaque. De retour après la chute du communisme, il se rattrape avec une carrière politique (ministre, ambassadeur…) et littéraire de haut vol.

1973 aux États Unis, Robert VACCA publie le sombre The Coming Dark Age (La venue des âges sombres) qui prévoie la dégénérescence de l’humanité en poussant au maximum les évolutions énergétiques, économiques, démographiques et médicales.

1974 Daniel BELL dans The Coming of Post-Industrial Society met lui-aussi l’accent sur le triomphe prévisible d’une caste gouvernementale technocratique, élitiste et hyper-privilégiée.

1974 Robert HEILBRONER, pourtant économiste états-unien de gauche, ne prévoit rien d’autre qu’un futur aux mains d’une théocratie militaire dans son ouvrage An Inquiry into the Human Prospects. À propos de ce livre et de celui de Daniel BELL paru la même année, WIDMER dans un ton bakouninien assumé reconnaissait que « la domination des bureaucraties technologiques est ce que les libertaires doivent considérer comme une des plus détestables et des plus réalisables contre-utopies, puisque cela paraît être le programme implicite de nombreuses personnes286 ».

1975 J.G. BALLARD avec L’île de béton met en scène une utopie du sexe et de la technologie, mais présente en fait, d’après le critique Michel LE BRIS, dans le numéro spécial du Magazine Littéraire de mai 2000, une vraie « érotique de la catastrophe ».

1975 l'argentin Jorge Luis BORGES récidive avec une utopie pouvant être interprétée comme anti-utopique et satirique dans la lignée de SWIFT : La Utopía de un hombre que está cansado/L’utopie d’un homme qui est fatigué, publiée dans El libro de arena287.

1975 John BRUNNER avec L’onde de choc écrit une autre dystopie, fondée sur les dérèglements de l’informatique.

1975 Jean DUTOURD avec 2024 décrit un monde économiquement et écologiquement à l’agonie, avec une société en pleine dépopulation, et dégénérée. Les vieillards sont majoritaires. La science poussée à l’extrême, en encourageant l’égoïsme, anéantit progressivement la nature et l’espèce.

1975 Ursula LE GUIN dans Les dépossédés, utopie libertaire largement étudiée par ailleurs, décrit Urras un monde qui ressemble fort à ce que pourrait devenir le nôtre : étatisme autoritaire, désastre social et écologique, violences, grèves et guerres endémiques... malgré quelques attraits (individualisme, habitations plaisantes, consommation facilitée…). Ce monde gris, n’offrant pas d’issue pour l’humain, si ce n’est l’esclavage ou le total rejet, n’est pas une totale dystopie puisque le militant d’Anarres, la cité « libertaire » opposée le reconnaît lui-même, et hésite longtemps avant de faire son choix.

285 MONTOYA COMPUZANO Pablo Pedro GÓMEZ VALDERRAMA, Mito y el Frente Nacional, -in-Estudios de Literatura Colombiana, Medellín: Universidad de Antioquia, n.17, p.71-81, julio-diciembre 2005, p.73286 WIDMER Kingsley Utopía y libertad : algunos temas contemporaneos dentro de sus tradiciones culturales, -in-Literature of Liberty, Vol.IV, n°4, Winter 1981, -in-Estudios Públicos, n°33, 72pA4, p.53287 ANTONY Michel III.C.40. Jorge Luis BORGES « poète anarchiste paisible » (1941 & 1975), Magny Vernois: 1° publication 1995, 290p, décembre 2018 - http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3A-FERM.DOC. IV. Dystopies & Anti-utopies Page 85/103

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1975 Vladimir NABOKOV Tyrants destroyed - L’extermination des tyrans dresse le tableau de société très autoritaire où la rébellion, voire le tyrannicide offrent la seule issue.

1975 Georges PEREC avec W ou le Souvenir d'enfance se rapproche du genre contre-utopique. L'organisation de l'île W s'apparente au régime nazi, et l'œuvre en vient à évoquer la folie d'un système totalitaire. Tout y est «rationnellement» organisé, contrôlé, minuté. La pratique omniprésente du sport sous une forme enrégimentée contribue à façonner les êtres, et à les rendre identiques. L'idéologie sportive de W renvoie autant au culte du corps qu'aux camps de concentration et renforce l'analogie avec le III° Reich. Anna SAIGNES288, récemment, n'hésite donc pas à lier cet ouvrage à celui de ZAMIATINE.

1976 Nouvelle évocation d'une dictature modérée dans Ypsilon Minus d'Herbert W. FRANKE. Le pouvoir est exercé par une technocratie qui s'appuie sur les nouvelles technologies, et qui est longue à découvrir que la perfection mécanique na rien à voir avec la perfection humaine.

1976 avec Woman on the Edge of Time, Marge PIERCY est entre utopie et dystopie. L'héroïne hispano-étatsunienne aux prises avec un univers concentrationnaire psychiatrique résiste à ce qui peut passer pour une vision parodique et dystopique des ÉU.

1976 le coréen YI Chong-jun (YI Ch'ôngjun 1939-2008) écrit Ce paradis qui est le vôtre289. Dans une île isolée et de mauvaise réputation (lépreux) se pratique une révolution sociale autoritaire et destructive pour les individus. Les drames du continent, le Cambodge surtout, servent ici de terrifiante et réelle toile de fond.

1976 Alexandre ZINOVIEV (1922-2006) avec Les Hauteurs béantes propose une comédie grinçante située en 9974 à Iranburg, dénonçant dans cette fable futuriste la dictature soviétique et la tyrannie idéologique du socialisme ou « socisme ». Mais il refuse apparemment de se ranger dans la lignée des anti-utopies.

1977 Angela CARTER avec the Passion of the New Eve nous montre des États Unis ravagés par la guerre civile, avec une civilisation éclatée entre races, classes et genres. Malmené dans ses convictions et son machisme, le professeur Evelyn tombe sous le charme d'une femme atypique Leilah, mais la traite fort mal. Capturé ensuite par des féministes radicales, il est changé en Eve et subit à son tour toutes les vicissitudes que connaissent les femmes, jusqu'au viol. Après de multiples péripéties, la renaissance s'opère et Eve-Evelyn rejette enfin tout son passé autoritaire et machiste. Fable ambigüe, l'ouvrage de CARTER se veut avant tout une dystopie critique ou pédagogique pour mettre à mal le pouvoir masculin, voir le pouvoir tout court.

1977 Edmond PIDOUX publie en Suisse Une île nommée « Newbegin ». Assez classiquement, l’œuvre est d’abord apocalyptique : le monde est détruit par une explosion nucléaire. Mais l’espoir de renouveau appartient à une poignée de rescapés sur une île perdue dans le Pacifique austral.

1978 Anthony BURGESS parodie ORWELL avec 1985 et comme dans ses œuvres précédentes, il met en scène un univers vile, sadique, très déshumanisé.

1978 Alexandre ZINOVIEV continue dans son œuvre d’analyse et de démolition du « socialisme » soviétique avec L’avenir radieux. Le totalitarisme est ici décortiqué au quotidien, et la réalité à la fois modère la vision et impose avec plus de justesse la réflexion critique. Le grotesque, et l’humour sombre, sont ici des armes efficaces.

1978 la revue L’Assommoir, de facture anarchisante et situationniste, éditée chez Plasma, sort un numéro 2 intitulé 1984. Le futur accompli, qui montre dans la ligne de ZAMIATINE et d’ORWELL, que 1984 est tristement déjà réalisé : de multiples citations et documents mettent l’accent sur la robotisation aliénante, la servitude du travail, la dégradation urbaine et écologique, l’abrutissement systématique par les paradis artificiels médicamenteux,

288 SAIGNES Anna L'autre, le moi et l'histoire. Lecture croisée de Nous autres d'Eugène ZAMIATINE et W ou le Souvenir d'enfance de Georges PEREC, -in-Europe, revue littéraire mensuelle, Regards sur l'utopie, a.89, n°985, p.217-229, mai 2011289 YI Chong-jun Ce paradis qui est le vôtre, trad. de Patrick MAURUS, Arles: Éditions Actes Sud, coll. « Lettres coréennes », 256p, 1993IV. Dystopies & Anti-utopies Page 86/103

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politiques ou religieux... Toute la revue nous offre une vision dystopique du présent et des évolutions prévisibles qui en renforcent la noirceur.

1978 Anthony BURGESS avec 1985 reprend les idées pessimistes et dystopiques d’une humanité où l’homme se laisse aller, ne résiste plus à l’envahissement des machines et à la primauté des technocrates.

1978 William L. PIERCE, dont le pseudo est Andrews MACDONALD, est le créateur d’une des rares, mais très typée, dystopie d’extrême-droite, The Turner diaries décrivant un monde jugé insupportable car multiracial, où les blancs finissent par triompher.

1979 le dissident Nicolas BOLKOV dans Gorod Solnca - La Ville du Soleil décrit un monde dirigé par des animaux rationalistes qui imposent aux humains «un ordre scientifiquement calculé pour assurer leur bien être»290. L'avenir radieux ne convient qu'aux esclaves ?

1979 l'étatsunienne Octavia Estelle BUTLER (1947-2006) avec Kindred mêle utopie, dystopie et «slave narratives» au travers du voyage dans le temps d'une jeune fille noire (Dana) qui renoue avec ses ancêtres esclaves : elle est projetée violemment de 1976 aux débuts du XIX°s. Contre sexisme et racisme c'est le même combat libertaire contre toutes les pensées autoritaires. La jeune femme se forme lors de ce voyage initiatique et s'affirme autonome et hostile envers toutes les contraintes.

1980 Walter Stone TEVIS (1928-1984) obtient le prix Nebula pour Mockingbird - L'oiseau d'Amérique. Dans la société future les hommes vivent apparemment bien et sans tabous vis-à-vis du sexe et des drogues, comme les «sopor», pilules rendant tranquilles le corps et l'esprit. Mais ils vivent sans grande énergie ni capacité de comprendre les choses du passé et du présent ; le confort les rend inaptes à la réflexion et aux tâches intelligentes ou autonomes. C'est d'autant plus évident que tout est fait par des robots-esclaves, qui en plus s'autoproduisent et se réparent eux-mêmes ; mais les robots eux-mêmes ne vont pas bien, certains cherchant même à se détruire. Tout semble se déglinguer, sciences, techniques et évolutions des mœurs réduisant l'humanité. La redécouverte des écrits et de la lecture ouvrent cependant des portes à un éventuel renouveau, et là aussi, comme dans bien d'autres œuvres dystopiques, un amour qui se veut libre et personnel permet l'expression d'une vraie rébellion.

1981 Charles BERTIN reprend dans Les Jardins du désert le thème de la catastrophe atomique. La survie n’est possible que dans une petite communauté insulaire, vivant selon le strict rythme de la nature et rejetant la technologie maudite. Cette description nous ramène à l’œuvre fondatrice du genre, Ravage de BARJAVEL.

1981 le serbo-croate Danilo KIS écrit L’encyclopédie des morts, une petite utopie d’une vingtaine de pages, autour de l’entreprise utopique de regrouper dans un immense fichier tous les disparus et la vie qu’ils ont menée, surtout pour les plus humbles et surtout pour ceux qui ont souffert des carnages collectifs et massifs du terrifiant vingtième siècle. C’est une utopie du rêve, de l’égalité absolue (les morts sont traités de manière identique). C’est une utopie de la réparation, d’un devoir de mémoire pour toutes les victimes du totalitarisme.

1981 la canadienne Élizabeth VORNARBURG avec Le Silence de la vie s'inscrit dans la lignée d'HUXLEY et d'ORWELL. Une société autoritaire souterraine à haute technologie régit la vie, manipule les mutants, et soumet les femmes. Le pouvoir des savants fous laisse peu de place à la liberté. L'espoir réside dans l'unique survivante de cette Cité souterraine qui reconstruit un monde harmonieux en surface, en s'inspirant des traditions communautaires autochtones et des espoirs antiautoritaires d'un mouvement proche des hippies des sixties. Rien n'y est parfait, mais c'est toujours préférable à l'autoritarisme rejeté.

1982 le vénézuélien José BALZA dans Percusión décrit un itinéraire initiatique d'un homme cherchant un lieu ou se cherchant lui-même à travers les multiples villes réelles ou imaginaires visitées. L'utopie ou l'imagination tout comme la réalité semblent illusoires et

290 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.260IV. Dystopies & Anti-utopies Page 87/103

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inefficaces puisqu'en fin de ce parcours cyclique, le héros revient au point de départ à Caranat (Caracas ?) et semble peu changé par l'aventure. Vanité des recherches et des espoirs humains dans le changement ? Le monde réel reste toujours quasi apocalyptique, peuplé de maladies graves (comme celle de la compagne du héros, Janneke) et de guerres meurtrières291.

1982 le russe dissident Fazil ISKANDER avec Krolilki i udavy - Les Lapins et les boas reprend l'idée de la fable animalière pour dénoncer le totalitarisme et pour évoquer les possibles résistances.

1982 Ismaïl KADARÉ avec Le palais des rêves propose une vision de l’enfer au travers du prisme totalitaire albanais qu’il a si bien connu. C’est une dystopie au sens propre du terme, plus qu’une relecture de DANTE. Cet auteur, curieusement, est un des rares, vivant dans un régime totalitaire, celui de Enver HOXHA en Albanie, à pouvoir faire des paraboles, des analogies anti-totalitaires. Dès 1973, le dictateur est visiblement brocardé dans Le grand hiver, ce qu’il reprend en 1988 avec le Concert. D’autres ouvrages proches de l’anti-utopie sont La niche de la honte et La pyramide. Ce romancier, mondialement connu, reste donc en marge d’un régime qu’il dénonce avec ses propres armes, la littérature, tout en étant relativement peu inquiété grâce à sa notoriété.

1982 le soviétique Vladimir TENDRIAKOV (1923-1984) avec L'Attentat aux mirages évoque une ville soleil totalitaire : évolution logique des pensées de CAMPANELLA ?

1983 Dans 1985, le dissident hongrois György DALOS (né à Budapest en 1943 dans une famille juive), émigré en Allemagne après avoir été condamné pour « activités subversives », imagine le destin des personnages de 1984 d'ORWELL après la mort du « Grand frère ». Les conflits s’intensifient, le chaos aussi, mais il semble qu’une note d’optimisme se fait sentir avec l’affaiblissement de l’emprise totalitaire et la reprise des résistances. Pour le dissident qu’est DALOS, l’espoir demeure, comme pour tous les lutteurs démocratiques de son époque. Le ton est également plus ironique que celui d’ORWELL.

1984 Ismaïl KADARÉ avec La niche de la honte poursuit sa dénonciation détournée du totalitarisme albanais.

1984 Mario VARGAS LLOSA au Pérou avec Historia de MAYTA a écrit une sorte d’anti-utopie dénonçant la folie gauchiste groupusculaire, l’aveuglement marxiste et l’aspect absurde, dérisoire et tragique de la voie insurrectionnelle. On sent que l’auteur a vécu de l’intérieur les mini-tragédies des groupes politiques marxistes, y compris le PC péruvien : les pages sur les conflits internes, les excommunications, les autocritiques, et l’utilisation d’un verbiage pseudo révolutionnaire… sont de belle qualité. Dans sa phase résolument anti-castriste et son évolution vers le centre droit, cette position du grand écrivain péruvien ne surprend pas. Nous avons ici un roman de la désillusion révélant une position très pessimiste sur les chances de bouleversement rapide du cône sud américain. L’ouvrage fait cependant preuve de réalisme sociologique et est une bonne source d’informations sur les tentatives communautaires du Pérou des années 1950-1960, notamment sur la Communauté d’Uchabamba dans la région de Jaula. Mais dans le roman émerge ici ou là le souffle de l’utopie libertaire, utopie toujours cependant détachée du réel, comme notamment la longue déclaration anti-centraliste, antibureaucratique et antihiérarchique rêvée (au sens propre et au sens figuré) par le héros MAYTA pour le futur (proche  ?) de son pays292.

1984 Alexandre ZINOVIEV avec Un Avertissement au futur : le monde après la Troisième guerre mondiale propose une de ses rares anti-utopies.

1985 Margaret Eleanor ATWOOD, romancière canadienne née à Ottawa en 1939, primée en 2000 (lauréate du Booker Prize pour The Blind Assassin - L’assassin aveugle) écrit une

291 Cf. HEFFES Gisela Las ciudades imaginarias en la literatura latinoamericana, Rosario: Beatriz Viterbo Editora, 288p, 2009, p.207292 VARGAS LLOSA Mario Histoire de MAYTA, Paris, Gallimard, 1986, p.378-379 de l’édition FolioIV. Dystopies & Anti-utopies Page 88/103

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contre-utopie féministe, décrivant l’insupportable oppression des femmes, The Handmaid’s Tale - La Servante écarlate. ATWOOD s'inspire de 1984 comme elle l'affirme elle-même. Elle dédie son roman à une ancêtre Mary WEBSTER, jugée autrefois comme sorcière. Dans une société issue d’un cataclysme (sûrement une guerre nucléaire et bactériologique) et en guerre ouverte contre des mondes extérieurs et des dissidents intérieurs, un pouvoir totalitaire, conformiste, masculin et machiste s’est établi sur tous les aspects de la vie et de la société. Il prend le nom trompeur de République de Gilead. Il s’agit en fait d’une sorte de pouvoir manipulateur, s’appuyant sur une idéologie religieuse et sectaire et sur la manipulation des esprits dans des «centres de rééducation». Les femmes sont réduites à des fonctions strictement organisées, sans aucune autonomie ni liberté, ni droit d'expression : reproductrices (les femmes totalement voilées, habillées de rouges d’où le nom de « servantes écarlates » sont réduites à être des purs réceptacles), ménagères, épouses-potiches, femmes esclaves dans les colonies, femmes-capos (les « tantes »)… L’autocensure, la crainte, le conformisme et la terreur mise en spectacle (les victimes sont exposées avec un capuchon ensanglanté sur la tête)… amplifient le phénomène de servitude volontaire pourtant dénoncé des siècles auparavant par Étienne DE LA BOÉTIE. Le fait que les femmes soient endoctrinées pour être conformes au pouvoir mâle prouve que domination, inégalité et soumission ne sont pas innées, mais imposées.

Mais les déviant(e)s clandestin(e)s, et la manifestation d’une sensualité forcément libératrice laissent une petite note d’espoir. Offred, l'héroïne, commence à résister en cachette en rêvant et pensant par elle-même ; elle revit par l'esprit maintes alternatives possibles au monde cauchemardesque dans lequel elle se trouve prisonnière. Elle évoque un passé certes insuffisant mais humain et varié pour résister au conformisme et à l'éradication imposée des sens et sentiments. Elle est appuyée par sa mère féministe et par son amie Moira, lesbienne assumée. Malgré des risques inouïs elle cherche à vivre au mieux sa sexualité propre hors des rituels imposés, notamment avec un servant, Nick, qui risque autant qu'elle. Les femmes feignent la soumission pour mieux s'assumer pleinement aux moindres risques. Offred semble survivre au régime de Gilead, ne serait-ce que par la narration qu'elle fait à la première personne : l'espoir n'est donc pas écrasé, même si l'héroïne a dû à maintes reprises s'humilier et se taire lâchement.

1985 Doris LESSING avec The Good Terrorist - Le bon terroriste esquisse une contre-utopie contemporaine. Elle décrit une caricature de communauté politique, établie dans un squat londonien. Un monde de paumés vit une existence dérisoire et sordide. Nous sommes loin du squat libertaire résolument assumé. L’éthique s’étiole bien vite face aux difficultés de la vie quotidienne ; la vie collective rétablit rapidement les différenciations sexuelles et l’autoritarisme des rapports humains est permanent. Seule Alice tente de faire front, en cherchant à créer une grande famille ; mais c’est le plus souvent contre le groupe, et celui-ci ne l’accepte que quand cela est à son bénéfice. Triste communauté, triste rêve des années post-sixties qui dégénère dans une grise banalité. L’homme n’est pas modifiable ?

1985 Fazil ISKANDER, abkhaze de l’ex-URSS publie Les lapins et les boas pour décrire les rapports très inégaux d’un monde qui fait de l’égalité un dogme non appliqué.

1987 Octavia BUTLER commence sa trilogie Xenogenesis avec Dawn. 1988 Octavia BUTLER publie le deuxième volet de sa trilogie Xenogenesis avec Adulthood

Rites. 1989 Octavia BUTLER termine sa trilogie Xenogenesis avec Imago. Les trois volumes sont

regroupés en 2000 sous le titre Lilith's Brood. Dans les 3 romans, Lilith et ses enfants génétiquement modifiés appartiennent à un groupe de survivants recueillis par des extra-terrestres, les Oankali. Ils évitent ainsi le génocide. Chez les Oankali, le troisième genre constitué par les ooloi forme un groupe doté de pouvoirs étonnants : maître des transformations génétiques et habiles aux séductions sexuelles, ils sont également révélateurs des pouvoirs cachés de chaque être. Avec eux, les différents genres et les

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différents groupes humains peuvent se fondre au profit de tou-te-s et s'épanouir en acceptant leurs différences. Avec les ooloi, l'altérité devient un atout harmonieux, pas une cause de disparité et de conflit.

1989 le russe Alexandre KABAKOV avec Non-retour montre un scénario catastrophe : le système soviétique explose, les guerres civiles se multiplient, la fiction de l'unanimisme communiste ne résiste pas à la sombre réalité.

1988-1989 Bruce STERLING montre la réalité du réseau mondial et de l’idéologie libérale qui l’anime dans Islands in the net – Les mailles du réseau. Dans les années 2020, les États-Unis sont de fait un conglomérat de transnationales, l’État a disparu, par pour des raisons libertaires, mais au nom d’un libéralisme absolu. Les pauvres et rejetés n’ont qu’une solution pour se faire entendre : la menace terroriste la plus médiatisée qui soit.

4. De 1990 à nos jours : contre-utopies après la chute de « l’empire soviétique »

1990 Roy LEWIS The Extraordinary Reign of King LUDD - La véritable histoire du dernier roi socialiste. Description d'un royaume socialiste qui s'effondre sous les coups d'une révolution néo-libérale. Cette «histoire-fiction»293 s'inspire de nombreuses anti-utopies et d'utopies ironiques.

1990 Philippe MURAY sort L’Empire du bien. Il y décrit le nouveau monde, Cordicopolis (de cor, cordis, cœur). Un humanisme soporifique noie les idéaux passés et la capacité critique d’une société superficielle. Le passé, méconnu, y est caricaturé et empêche toute prise réelle sur un présent mal maîtrisé. Les jeux et les loisirs, le sexe et la pornographie, la communication… semblent libérés, mais contribuent en fait à une infantilisation systématique. Toute subversion est désormais récupérée, subventionnée, et perd ainsi toute efficacité libertaire. La littérature seule peut-elle préserver la liberté et le sens critique ?

1991 Marge PIERCY dans He, She and It qu’elle réédite en 1992 sous le nom de Body of glass propose une contre-utopie dénonçant le pouvoir mâle, mais aussi une proposition utopique d’égalité des sexes. Refusant un strict séparatisme sexuel, absurde, elle rejoint donc les propositions libertaires sur ce thème.

1991 le français Antoine VOLODINE publie Alto solo. 1988-1992 Ismaïl KADARÉ, dans La pyramide, autour d’une interrogation sur les

constructions pharaoniques, incroyable utopie architecturale, se pose la question des pouvoirs bureaucratiques et absolus qui peuvent contraindre leur peuple à faire de tels travaux de prestige, sans considération et en toute inhumanité. De l’Égypte à l’Albanie, il n’y a qu’un pas, bien évidemment. Le bâtiment de prestige, pour toutes les civilisations, traduit des rapports sociaux autoritaires et des formes sociales autocratiques, plutôt que des choix esthétiques novateurs.

1992 le singapourien Gopal BARATHAM a peu à inventer pour décrire un Singapour maladivement conformiste et sous contrôle dans A Candle or The Sun.

1992 le samoan Albert WENDT décrit une Nouvelle Zélande totalitaire dominant la communication et réécrivant l'histoire dans Black Rainbow.

1993 David BRIN avec Glory season/La jeune fille et les clones décrit une société aristocratique et clanique sur Stratos. Des amazones clonées dominent totalement le monde masculin. Les hommes sont considérés comme des animaux reproducteurs et sont parqués dans des réserves. Les apprentis sorciers scientifiques ont créé un monde détestable, y compris pour des femmes non clonées qui échouent dans leur résistance. La seule solution restante ne peut satisfaire que les féministes les plus intransigeantes et les plus sectaires.

293 BACZKO Bronislaw Fonctions historiques et conjonctures utopiques, -in-Europe, revue littéraire mensuelle, Regards sur l'utopie, a.89, n°985, p.16-29, mai 2011, p.21IV. Dystopies & Anti-utopies Page 90/103

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1993 Vincent SAFRAT lance un petit pamphlet J’irai cracher sur vos arbres, qui peut s’apparenter au genre de la contre-utopie écologique. Un simple employé s’en prend avec délices aux arbres, pelouses et autres espaces verts. Il ne vit correctement que dans un univers de béton et de plastique, de parkings omniprésents et de centrales nucléaires... Ce destructeur est aussi un chasseur forcené. L’auteur ne fait que nous présenter l’arrivée progressive au pouvoir de ce monstre banal, qui ne fait qu’exprimer les dérives anti-nature les plus évidentes de nos sociétés sur-urbanisées. Théo, ce futur président, est d’autant plus inquiétant que ce qui est révélé apparaît tristement crédible à l’aube du XXIème siècle.

1993 Gianni TOTI avec son « VidéoPoèmeOpéra » Planetopolis décrit l’horreur d’un monde désormais totalement urbanisé, asphyxiant pour les individus, et pénalisant artistes, rêveurs, utopistes... La destruction de tous les liens avec la nature fait que celle-ci semble désormais disparue ou totalement transformée.

1994 James Graham BALLARD écrit Rushing to paradise - La course au paradis. Des écologistes s'emparent d'une île du Pacifique, menée par une femme machiavélique, le Dr Barbara. Ils recherchent très vite l'autonomie et l'autarcie, n'acceptant les visiteurs que pour intégrer les femmes dans leur communauté. Curieusement presque tous les hommes tombent malade ou disparaissent, sauf ceux qui sont considérés comme étalons (Neil). Un despotisme féminin coupe l'île de toute rationalité et égalité.

1994 le nigérien Anezi OKORO avec Pariah Earth montre un monde postcolonial dystopique. La reconstruction n'a préservé ni la démocratie, ni la nature ; les nouvelles bourgeoises ou camarillas au pouvoir et les multinationales encore toutes puissantes sont la cause d'un vrai désastre écologique.

1995 Antony AZIZ et Sammy CUCHER réalisent dans la série artistique « Dystopia », l’œuvre intitulée Chris. Un individu est présenté avec tous les orifices du visage bouchés. L’isolement du monde et de la vraie vie est désormais total., La vision rigoureusement hostile à l’uniformité reprend la critique traditionnelle faite aux utopies

1995-96 Jane DOE (canadienne ?) fait un remake de Animal farm d’ORWELL : il s’agit d’Anarchist farm, qui reprend surtout l’humour dans la description du milieu libertaire pris comme cible.

1995 Théodore KACZINSKI, plus connu sous le pseudonyme de « UNABOMBER » publie son Manifeste. L’avenir de la société industrielle, aux relents terroristes, ancrés dans une veine individualiste libertaire et naturaliste propre aux ÉU. Sa révolution violente contre la société techno-industrielle s’appuie sur une analyse sociologique et technologique qui reprend de grands thèmes des ouvrages dystopiques. « La science-fiction d’hier est devenue la réalité d’aujourd’hui... » affirme-t-il dans son art.160. Contre l’emprise prévisible des machines ou de leur élite gestionnaire, destructeurs des individualités autonomes, il faut réagir sans état d’âme. Ce retour au terrorisme comme seule solution est un air bien connu, mais il s’appuie sur une impressionnante analyse de la réalité, ce qui rend encore plus terrifiant ce choix d’Unabomber, car il ne s’agit pas, en apparence en tout cas, d’un désaxé.

1995 l’étasunien Saab LOFTON, ancien membre des Guardian Angels, publie A.D., décrivant un monde dystopique sous l’emprise des extrémismes violents de Nation of Islam ou de White Aryan Resistance. Heureusement, un dormeur imagine une société Libertaire, Socialiste et Démocratique, en un mot LSD !

1996 Le britannique Peter ACKROYD décrit les rêves utopiques religieux au Nouveau Monde avec son MILTON in America (traduit en français en Un puritain au paradis, qui me semble un titre mieux adapté). En fait le poète aveugle, à priori sympathique, car démuni physiquement, et pourchassé comme symbole du républicanisme et de l’anti-monarchie autoritaire, prend très vite l’allure du tyran. C’est une vraie contre-utopie totalitaire qui est décrite ici, autour d’un intellectuel manipulateur et habile, qui sans vraiment créer une nouvelle autocratie, n’en possède pas moins tous les leviers de commande du pouvoir, qui s’exerce sans limite sur les corps comme sur les âmes. La petite communauté puritaine,

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apparemment républicaine et égalitaire, est en fait un milieu clos, fermé à la fantaisie et à la liberté individuelle, et donnant au contraire des lettres de noblesse à la délation, l’intolérance et une ascétique pudibonderie imbéciles. Curieusement, les deux autres communautés, celle des autochtones amérindiens, plus fantasques et proches de la nature, et celle de voisins catholiques, plus ouverts à l’autonomie individuelle et à la vie tout court, proposent des choix utopiques plus acceptables. Mais l’existence simultanée de plusieurs modes de vie différents est elle aussi un rêve impossible : la violence et la volonté hégémonique, tristement humaines, entraînent une guerre qui profitent évidemment aux plus fanatiques. L’humour d’ACKROYD ne cache pas son pessimisme quant à notre nature humaine. À partir d’une théocratie de l’époque moderne, c’est en fait toutes les idéocraties et tous les fanatismes que ce livre dénonce, y compris et surtout ceux qui sont animées en apparence par les plus prestigieux penseurs ou par les meilleures intentions. MILTON devient le prototype de l’ayatollah ou du petit père du peuple imbu de lui-même et de ses théories.

1996 la nicaraguayenne Gioconda BELLI avec Waslala offre un récit qui se termine un peu comme celui de José BALZA en 1982. Melisandra, l'héroïne, en fin de sa quête de cité en cité jusqu'à l'ultime et mythique Waslala, découvre un monde vide (peuplé seulement par sa mère) et comprend que pour elle rien n'a vraiment changé. Elle acquiert la connaissance d'elle-même mais en même temps se révèle la vanité de sa quête. Le monde réel reste inchangé, toujours plein de bruits et de fureurs. Waslala peut donc également être lu comme une affirmation de l'inutilité et de l'inefficacité des utopies : « l'idéal, s'il se concrétise, sera inévitablement imparfait», car créé par des êtres imparfaits294.

1996 Marie DARRIEUSSECQ avec Truisme nous offre une satire sociale, une fable de la mutation qui peut être interprétée comme une contre-utopie. Ce petit écrit à gros succès éditorial fixe une vision dégradante d’une humanité qui est en fait très superficielle, surtout lorsque la sexualité est en jeu. L’asservissement volontaire renvoie LA BOÉTIE vers le néant !

1996 le cyberpunk étatsunien Bruce STERLING avec Holy fire décrit un XXI° siècle aux mains des multinationales. Mais des rebelles post-situationnistes tentent de mener la résistance.

1997 la mexicaine Carmen BOULLOSA (née en 1954) évoque diverses situations utopiques, dont une étrange communauté nommée Atlantide dans Ciellos de la Tierra. Tout y à l'apparence du paradis terrestre, tranquille, paisible, sans maladie ni vieillesse. La maîtrise de la natalité permet de choisir au mieux ses descendants. Tous ont les mêmes chances et l'égalité semble absolue, sans distinction de race ou d'apparence…

Cela n'empêche pas d'étonnants comportements déviants, à la marge, ni une certaine dégénérescence bestiale. La communauté décide de supprimer le langage, de perdre donc l'échange humain et tout ce qui ressort de l'humanité. L'éthique disparaissant, tous les actes mêmes les plus destructeurs se manifestent et font éclater la communauté.

1998 Michel HOUELLEBECQ réalise avec Les particules élémentaires une sorte d’utopie de la déshumanisation : l’homme n’est pas perfectible, sauf si une race modifiée, dont les désirs sont supprimés, le remplace. Cette vision eugéniste et le monde du clonage qu’elle annonce, forment bien une des dernières utopies de l’humanité, mais pour quel avenir ? Cet ouvrage est une description des errements (surtout moraux, comportementaux) du XXème

siècle par un « nouvel homme » de la fin du XXIème, dont l’apparition date des années 2020-2030. L’histoire est cliniquement, froidement, crûment racontée, dans un style d’entomologiste qui essaie de comprendre les passions, les mœurs d’autrefois, avant que l’humanité ne se perfectionne. La nouvelle société paraît fonctionner autour des principes d’une forme de pensée scientifique (voire scientiste) néo-saint-simonienne, avec un rôle puissant accordé aux généticiens qui font figure de nouveaux « démiurges ». La cible

294 Cité par HEFFES Gisela Las ciudades imaginarias en la literatura latinoamericana, Rosario: Beatriz Viterbo Editora, 288p, 2009, p.207IV. Dystopies & Anti-utopies Page 92/103

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principale semble être la pensée libertaire, ou pensée post-soixante-huitarde, surtout dans ces avatars « new age », qui seraient une des meilleures formes exprimant le « suicide occidental ». La dégénérescence de la communauté libertaire, dit « Lieu du changement », initialement lieu d’autonomie et de libération des mœurs, vers un dévoiement de ses valeurs et une ouverture sur une économie essentiellement marchande prend figure de parabole. Cet ouvrage très « malin », bien écrit, joue avec l’air du temps, la dénonciation des soit disant « bobos » et le retour de balancier contre les années soixante et soixante-dix du XXème siècle. Il est également très documenté et fournit une mine d’allusions sur diverses utopies (principalement SAINT SIMON, FOURIER, HUXLEY, théorie anarchiste…) mais perd de sa crédibilité en mettant tout sur le même plan, en confondant libertaire et libertarien, utopie et contre-utopie et en caricaturant largement ce qu’il veut brocarder… Pour ces dernières remarques, on peut classer HOUELLEBECQ parmi les utopies « réactionnaires », durement anti-matérialistes et anti-individualistes, qui cherchent à renouer avec « le sens de la collectivité, de la permanence et du sacré » comme il l’écrit lui-même. Mais attention, l’humour, le second degré, le refus du définitif (puisque « l’histoire existe ») laissent suffisamment de possibilités de lire l’ouvrage sous d’autres angles.

1999 Norman SPINRAD avec Greenhouse summer, traduit en français sous le titre Bleue comme une orange, dénonce la culpabilité des industriels et des nations dans le terrible changement climatique qui touche la planète. L’effet de serre à causé un réchauffement qui fait de Paris une ville tropicale.

2000 le scientifique français Bernard DEBRÉ dans La Grande transgression se livre à une analyse mi-scientifique, mi-fantaisiste du monde futur, où l’humain ne sera plus qu’un artefact, mutant, produit de manipulations scientifiques diverses. Entre les craintes parfois non fondées vis à vis de l’évolution, et les réalités scientifiques, la marge est malheureusement plus étroite qu’on ne le croit.

2000 avec les Rivages interdits, Luc GIRERD présente une île autarcique, isolée, subissant une catastrophe épidémique qui contribue à accentuer son isolement par l’organisation de son blocus. La seule solution, c’est de supprimer toute liberté, de maintenir un ordre autoritaire et de développer de nouvelles mœurs obligatoires. Cette vision très pessimiste de l’avilissement humain, décrit une situation désespérée ; l’homme semble incapable de résister aux démons du siècle.

2000 Partir pour Edéna, de Christian GRENIER est d’abord une contre-utopie, dénonçant un monde tristement uniforme, contrôlé en permanence, aseptisé, figé... Toute liberté et fantaisie sont absentes. Les médecins pratiquant l’eugénisme, et la police des mœurs sont omniprésents... Mais Edéna est la porte utopiste optimiste et libertaire qui permet d’y échapper, l’ouverture pour un monde humaniste, ouvert, améliorable, à tenter immédiatement. Dans cette proposition libératoire se trouvent réunies presque toutes les conceptions libertaires concernant l’utopie en fin du XXème siècle.

2000 Ursula LE GUIN se risque dans la dystopie avec The Telling alors qu'elle a jusqu'alors plutôt mêlé les genres dans ses romans. La jeune Sutty, en visitant la planète Aka, se confronte à la renaissance des fondamentalismes et de leurs effets destructeurs.

2000 (?) Serge LEHMAN avec Nulle part à Liverion décrit un monde du XXIème siècle presque totalement privatisé, aux mains des grands groupes ou « Puissances ». Leur « Instance » est en passe de supprimer l’ONU. Leurs mercenaires policiers, les B-men remplacent la police, leurs satellites peuvent tout voir et contrôler. Big Brother semble être réel ! Le monde n’est plus qu’un grand « Village », de plus en plus uniforme, relié de plus en plus rapidement par les médias et le projet dément de Alley DARWIN. Face à ce monde effrayant, un héros-chercheur retrouve l’existence d’une « cité inversée », d’une Terre Libre nommée Liverion, fondée pendant la Révolution Française dans le Caucase et étudiée subrepticement par un traité de 2029. Cette riante vallée, invisible des satellites fait l’objet de la quête du héros. Sa seule existence permet de croire que le contrôle total de l’individu n’est jamais possible. Optimisme excessif ou importance donnée à l’espérance ? Celle-ci

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est une forme de résistance nécessaire, même si l’objectif rêvé n’est qu’illusion. La quête, comme l’utopie, sont indispensable pour échapper au moins en rêve à l’écrasante société.

2000 Marc PETIT avec L’utopie du docteur Kakerlak décrit une contre-utopie médicale. En Transoxanie, sous l’autocratie néo-marxiste du Regulator et le contrôle omniprésent d’une sorte de KGB, la Schmolka, des savants veulent, à partir du modèle des autistes aphasiques, engendrer une humanité silencieuse et privée de sens. Le thème des savants fous ou inquiétants est une constante de la littérature d’horreur, et pas seulement dans le genre dystopique. L’œuvre est surtout un clin d’œil ironique à ORWELL, avec des remarques intéressantes sur la nécessaire liberté du langage et une vision optimiste sur la puissance de l’amour et de la simulation comme forces de résistance au totalitarisme.

2000 le cubain Antonio José PONTE dans son conte Un arte de hacer ruinas peut être classé dans les dystopies, car sa cité souterraine Tuguria ne vit que des déchets des villes développées de surface, et se fait archétype des inégalités de développement. Utilisant ses observations (sans doute à partir de La Havane) PONTE montre que la plaie de la «tugurización» semble inévitable : développement démographique et accroissement urbain, manque de moyens pour l'entretien des habitations et aveuglement des pouvoirs autoritaires et inégalitaires… entraînent un inexorable délabrement urbain. Ma propre découverte de La Havane au milieu des années 2000, malgré de rares îlots entretenus (ceux concernant le tourisme international ou la nomenklatura) ne font que confirmer le pessimiste de l'auteur. Dans ce lieu «tout pourrait ressembler au paradis, mais tout s'est converti en enfer»295. Tuguria n'est donc qu'une «ciudad de pesadilla»296 dont une cité de cauchemar, ce qui rejoint la définition anglo-saxonne d’utopie-cauchemar (nightmare) pour désigner dystopies.

2000 l’états-unien John UPDIKE avec Aux confins du temps, reprend la vieille idée d’un monde post-atomique en 2020, ravagé par une guerre nucléaire. Même les rares régions épargnées des ÉU sont sous la menace de rackets opérés par des bandes, mi-police privée, mi groupes de délinquants, et de bestioles mutantes... Mais les petits problèmes humains quotidiens persistent, amour, libido, menaces du vieillissement... Nos petits soucis matériels et misérables ramènent la vie au premier plan, et forment un dérisoire mais positif antidote à la violence inhumaine environnante.

2001 Un collectif d'auteurs sous la direction d'Iván DE LA NUEZ sort Cuba y el día después. Doce ensayistas nacidos con la revolución imaginan el futuro297. Les écrivains y contestent la notion « d'homme nouveau » autrefois lancé par le CHE et font état de leur désespérance dans un hors-lieu contre-utopique. Ils évoquent leurs nouvelles attitudes et parfois nouvelles motivations, comme celle d'atteindre plutôt un « homme démocratique » plus que « nouveau », où les individus enfin compteraient vraiment (donc à la différence de leur place dans l'autocratie castriste)298.

2002 Antoine VOLODINE avec Dondog laisse un déporté Ybür, après 30 années de captivité, raconter les utopies soviétiques du début du XXème siècle. Il met en avant « l’absurdité sanglante » qui y met fin ou augmente leur dégénérescence et leurs dérives vers une « atroce parodie ». L’extrême domination engendre fatalement l’extrême violence ? À part peut-être partiellement le cas roumain, la réalité historique nous a au contraire montré des empires « soviétiques » s’effondrant comme des châteaux de cartes entre 1989 et 1991, contre toute attente et en absence de toute analyse sérieuse, sauf peut-être quelques lueurs fournies par Hélène CARRÈRE D’ENCAUSSE.

2000 la française Joëlle WINTREBERT (née en 1949) élimine les hommes dans une société totalement féminine et autonome : La femme est l'avenir de l'homme. Nous sommes

295 Cité par HEFFES Gisela, 2009, op.cit., p.217296 Cité par HEFFES Gisela, 2009, op.cit., p.220297 Cuba y el día después. Doce ensayistas nacidos con la revolución imaginan el futuro, Barcelona: Mondadori-Literatura Rancom House, 233p, 2001298 MACHOVER Jacobo Cuba : l'utopie réalisée, -in-América, Utopies en Amérique latine. Séminaire du CRICCAL, Paris: Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III, n.32, p.87-99, 2004, p.91-92IV. Dystopies & Anti-utopies Page 94/103

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dans une utopie féministe réductrice, gynocentrique299 et donc peu libertaire puisque ne concernant qu'un seul genre.

2003 la canadienne Margaret ATWOOD récidive, 18 ans après La Servante écarlate, dans le genre dystopique avec Oryx and Crake.

2003 Le syrien Talib UMRAN s’inspire des évènements du 11 septembre et de la nouvelle guerre du Golfe pour écrire Les temps ténébreux300. Le classique procédé du rêve et du réveil est utilisé pour nous porter (par l’intermédiaire d’Hani) dans le monde ravagé de 2039. Il y dénonce un Nord impérialiste (sous forme de « puissance mondiale ») et un Sud soumis à des dictatures particulières, les « États royalistes démocratiques », où l’apparente démocratie n’est qu’un leurre et où la collaboration avec l’occupant une réalité. Assez pessimiste, l’auteur nous montre des dissidents (« terroristes ») isolés et vite réduits, malgré un espoir amené par quelques résistants venant de l’extérieur.

2004 le colombien Héctor ABAD FACIOLINCE dans Angosta décrit une ville «maudite» qui n'a pas effacé les plaies de son temps et de son pays, surtout dans le troisième secteur de Tierra caliente où vivent les déshérités : drogues, pouvoirs autoritaires et violents, mafias et paramilitaires… La seule répartition des individus en 3 zones inégalitaires, avec un système d'apartheid généralisé, révèle un monde désuni et conflictuel, symbolisant autant la lutte des classes que les inégalités de développement. Même dans le microcosme communautaire de l'hôtel La Comedia (humaine ?) la verticalité et les violences des rapports interpersonnels sont déterminantes : «l'idéal de la fraternité universelle est irréalisable» 301. Avenir bouché, dont on ne sort que par l'exil (rarissime) et la mort le plus souvent (et rarement volontairement choisie).

2004 Liliane GIRAUDON décrit un monde horrible dans La fiancée de MAKHNO. Dans un monde ravagé, détruit, les espaces vierges (« les zones ») sont livrés à des mutants terrifiants (notamment « les naines »). La domination est assurée par « le Centre ». Un pouvoir totalitaire, misant sur les modifications génétiques, les transplantations, les réimplantations de mémoires, l’hybridation… y règne sur des êtres qui n’ont plus rien d’humain, sauf lorsque les souvenirs percent et semblent ramener à la surface des parcelles d’humanité. Il en est ainsi de Laïka, qui se dit l’ancienne fiancée de l’anarchiste ukrainien MAKHNO dont elle évoque les chevauchées fantastiques et honore la mémoire. Comme le « cosaque libertaire », elle tente de se retrouver et fuit le Centre. De plus en plus loin des traitements, elle semble revivre et redonner espoir. En réalité elle tombe dans un monde pire que celui qu’elle a quitté, s’étiole peu à peu, et finit par être retrouvée. Le dernier chapitre est sa fin, ou alors peut-être le début, puisque ceux qui la (re)trouvent l’analysent déjà cliniquement. Le Centre la récupère pour de nouveaux traitements ? Malgré l’image de MAKHNO, le pessimisme semble absolu et toute « vérité est un mensonge » (p.148), « toute alternative est devenue impossible ».

2004 Mustapha KILANI Miroirs des Heures mortes est une contre utopie arabe (Tunisie ?) qui révèle un monde lointain (vers 2725) régit par une administration mondiale autoritaire. Dans le Sud, un pays totalitaire et violent renforce le pouvoir de son dictateur (Le Grand NESNES) en étant le seul fournisseur des produits de base (oxygène notamment), car la pollution a rendu la vie normale quasiment impossible302. Ce roman traite de la collusion entre les pouvoirs locaux du Sud et les puissances mondiales, du Nord surtout. La mondialisation se fait au détriment des peuples. Vision pessimiste et désenchantée nous assure Kawthar AYED car la résistance au nom des valeurs individuelles est absente de cet

299 VAS-DEYRES Natacha Les utopies féminines/féministes. De la science-fiction à l'histoire : figures de l'alternative ou de l'artifice ?, -in-BARD Christine/BERTIN Georges/GUILLAUD Lauric Figures de l'utopie. Hier et aujourd'hui, Rennes: PUR, p.139-150, 2014, p.140300 AYED Kawthar La fiction d’anticipation arabe sous les auspices du cauchemar, -in-EIDOLON, Fictions d'anticipation politique, Bordeaux: Presse Universitaires de Bordeaux, n° 73, p. 49-58, novembre 2006301 Cf. HEFFES Gisela Las ciudades imaginarias en la literatura latinoamericana, Rosario: Beatriz Viterbo Editora, 288p, 2009, p.209 & 211302 Cf. AYED Kawthar L’anticipation dystopique et le désenchantement moderne, Nice: 8p A4, 2005IV. Dystopies & Anti-utopies Page 95/103

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écrit. Il n’y a même pas de dissidents ! La servitude forcée et volontaire a tout ravagé et le pouvoir est absolu. Seule note d’espoir : l’auteur utilise l’ironie pour permettre une lecture au second degré d’une dictature et de ses valets qui si ridiculisent par leurs excès.

2004 Anna ROZEN dans Bonheur 230 révèle l’échec des utopies, puisque les 229 premières tentatives se sont soldées par un échec. L’homme est incapable de se libérer et d’atteindre le bonheur, l’utopie est un rêve sans fin, la perfection une chimère… Le roman rejoint toutes les questions actuelles sur l’utopie, pas seulement sur les dystopies.

2004 Jean-Christophe RUFFIN dans Globalia rejoint la lignée de Nous Autres, Le meilleur des mondes et 1984 auxquels il emprunte bien des thématiques et des anecdotes (la langue, l’urbanisme transparent du contrôle absolu, la délation comme système, l’encadrement des populations, la réécriture de l’histoire, le couple – Kate et Baïkal SMITH - qui cherche à s’évader, la référence à FORD…). La comparaison peut se faire également avec l’existence des en-dehors, des « non-zones » qui est un espoir de vie autre, marginale, archaïque et ardue, mais non soumise, que l’on retrouve dans presque tous les grands écrits anti-utopiques ; on peut dire la même chose sur les lecteurs (le cercle Walden, et le bel hommage au libertaire THOREAU), ceux-ci en conservant la mémoire non faussée sont jugés aussi dangereux que ceux de Fahrenheit 51. Globalia, comme le reconnaît l’auteur, est un monde où la démocratie est poussée à son maximum (« une démocratie poussée aux limites de ses dangers »)303 : en apparence tout est paisible, bien réglé, dans un monde d’abondance et de vie quasi-éternelle, avec une nature et un corps totalement domestiqués. Tout semble idyllique, si ce n’est un pesant conformisme, un ennui mortel, un conditionnement de tous les instants, et un rejet hors du paradis globalien de tous les déviants. Tout est inventé dans ce monde trompeur : les plaisirs, les devoirs, les ennemis eux-mêmes… La manipulation est totale et l’illusion complète. Le pessimisme est donc très fort, malgré la fuite heureuse du couple non-conformiste et malgré la lucidité du manipulateur en chef, Ron ALTMAN, qui cherche le repos en fuyant finalement ses responsabilités (où en prévoyant de passer dans l’opposition ?). Cette démocratie est régie par les descendants des grands groupes multinationaux ; la globalisation dans son côté négatif, semble bien achevée.

2005 Le tunisien Abdelaziz BELKHODJA propose, si l’on en croit le bel article de Kwathar AYED304, une utopie proche de la dystopie : 2103, Le Retour de l’éléphant. Une partie du Maghreb a mis sur pied un nouvel Empire carthaginois, développé et démocratique. S’inspirer de l’histoire propre de l’Afrique pour décrire un monde évolué, c’est faire un beau pied de nez aux sinistres théoriciens qui pensent que la civilisation ne peut être qu’occidentale. La description de BELKHODJA, en inversant la réalité, permet de dénoncer son propre monde tunisien, et la domination mondiale de puissances capitalistes qui font de multiples entorses avec les règles du droit et de l’humanisme. Dans son roman, c’est le Sud qui est politiquement et économiquement développé et respectueux de ses citoyens, alors que le Nord est livré aux vampires capitalistes et dictatoriaux. La description est faite par un étatsunien, John, qui a du mal à passer dans ce pays, car le contrôle de l’immigration (provenant désormais du Nord !) est rigoureux.

2006 Stephen AMIDON, né dans la Massachusetts, publie The New city. La ville nouvelle du Maryland, appelée Newton, présente une volonté de vivre en communauté pluri-ethnique, fondée par deux couples, appartenant à deux groupes ethniques différents. Dans l‘Amérique du XXI° siècle, une ville modèle, où tous les hommes vivent libres, présente un mode de self-government. L’État est remplacé par une communauté visiblement autogérée. La ville se protège du monde environnant par une sorte de mur infranchissable. L’utopie se caricature en île pour privilégiés. Mais très vite les passions et les conflits renaissent à l’intérieur, et un nouveau mur réapparaît entre les diverses composantes de la

303 RUFIN Jean-Christophe Globalia, Paris: Gallimard, 498p, 2004, p495304 AYED Kawthar L’utopie et l’expression de la crise dans ‘’2103, Le Retour de l’éléphant’’, Laval: Communication à l’Université de Laval, 10pA4, 2008IV. Dystopies & Anti-utopies Page 96/103

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communauté, notamment sur le plan ethnique. La peur et les préjugés détruisent rapidement l’idéal. Notre humanité ne peut se complaire dans la perfection.

2006 Johan HELIOT, avec Führer prime time, nous révèle des années 2040 cauchemardesques. La vie démocratique a disparu au profit de l’empire des médias. Des clones de personnages historiques (Elvis PRESLEY, Adolf HITLER) s’affrontent face à des spectateurs de plus en plus décervelés. Un Front de libération des Avatars historiques essaie de dérégler la machine. Mais n’est ce pas une autre péripétie purement virtuelle et médiatique ? Le monde du spectacle a tout perverti.

2006 Céline MINARD avec Le Dernier monde reprend la dystopie de la fin du monde et de la totale destruction de l’humanité, et du retour sur terre d’un survivant spationaute qui doit se réinventer des émotions et des compagnons virtuels pour survivre.

2006 le tchèque Patrik OUREDNíK nous offre le savoureux Instant propice, 1855305. Ouvrage de forte tonalité anarchiste, il décrit la construction d’une Colonie anarchisante dans le sud du Brésil au milieu du XIX° siècle. Les colons sont massivement italiens, avec d’autres, surtout français et allemands. L’inspiration de l’auteur est évidente : les colonies fouriéristes, l’aventure du docteur MURE, les positions de DÉJACQUES et surtout de Giovanni ROSSI et la célèbre colonie Cecilia… sont plus qu’évoqués. La centralité de l’amour libre, du problème de l’émancipation féminine, de l’autogestion… sont largement débattus. Nos militants européens, confrontés aux rigueurs de la traversée et aux difficultés rencontrées au Brésil, sombrent vite dans la division, la recherche de méthodes autoritaires, une rationalité destructrice de la spontanéité amoureuse et révolutionnaire, et le retour aux pires conventions et absurdités : nationalisme, racisme anti-nègre, justice expéditive, repli sur des couples fermés… L’anarchie reste belle et sauve, mais elle n’a pas empêché la dérive totalitaire qui fait exploser la colonie Fraternitas désormais bien mal nommée. Et tant mieux, tout compte fait, car le microcosme risquait de dégénérer encore plus.

2006 Jacques de SAINT-VICTOR dénonce dans Couple interdit un futur lointain (2163) eugénique et réglementé. Une sorte de « communisme sexuel » imposé bannit la vie à deux et cherche à domestiquer les désirs et les sentiments qui sont proscrits. Le héros, Michael, cherche au contraire à réinventer une liaison simple et traditionnelle, mais se heurte à une bureaucratie terrifiante, incarnée notamment par le BBS (Bureau des Besoins Sexuels) ! L’utopie est ici un peu archaïsante, puisque rétablissant d’une certaine manière l’importance du lien conjugal.

2006 Azzedine SOLTANI avec Zone Utopique en Péril peut être rattaché au genre contre-utopique, pas seulement à cause de son titre. Il décrit de l’intérieur le monde des cités, ce qu’il appelle « les encubés » des clapiers. Il évoque la vie dans ces quartiers particuliers, et démonte l’inexorable dégénérescence qui les ravage. Ce qui laisse la place « aux nouveaux unificateurs », les islamistes et autres manipulateurs qui jouent sur le mirage paradisiaque d’une « là-bas » nostalgique. Marianne (la République) échoue sauf si on pense à cette timide résistance des femmes, plus ouvertes sur l’extérieur et qui ont tout à gagner face à un obscurantisme totalement paternaliste et machiste.

2007 Les Éditions libertaires sortent Le vol des faucons de Pierre-Emmanuel DESSEVRES. C’est une vraie contre-utopie, jouant sur 3 dimensions temporelles : le présent de l’auteur (début XXI° siècle), le présent du héros Damon (2040) et le futur qu’il visite : 2090. La trame est assez classique, tournant autour d’un voyage dans le futur qui doit permettre d’éclairer le présent et les évolutions en germe dans la société de l’auteur et dans celle du héros. Ce héros peut peut-être modifier le futur si les découvertes et les analyses qu’il ramène dans son monde sont négatives : nous sommes ici entre l’Uchronie ou les dystopies du type Terminator. L’ouvrage est simple : il dénonce l’évolution en germe à son époque, une mondialisation capitaliste qui touche toute la planète, et qui profite aux seuls pays développés, et parmi eux à une seule couche de la population. Cette globalisation est aux couleurs des États-Unis de BUSH, et s’appuie sur une caste de politiciens et de

305 OUŘEDNÍK Patrik Příhodná chvíle, 1855 - Instant propice, 1855, 2006 - Paris: Allia, 160p, 2006IV. Dystopies & Anti-utopies Page 97/103

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responsables de grandes firmes et des médias qui dominent le monde. Il y a ici aussi une reprise classique de la dénonciation du pouvoir des médias, et de la volonté de décerveler la grande majorité des populations en leur offrant du « pain et des jeux ». On découvre également le désastre écologique sur une partie délaissée de la planète, avec notamment une Afrique dans sa totalité devenue un désert et poubelle du monde. La société de 2090 est trifonctionnelle : la caste des privilégiés, une minorité de soldats et de travailleurs qui la protège et lui procure l’aisance, et une grande masse rejetée. La technologie a écrasé les possibilités de résistance, la servitude volontaire s’est installée massivement dans les têtes. Les rares résistants de 2090 vivent sous terre, sans moyens réels, sans avenir, mais avec une force de volonté hors du commun. Ceux de 2040 sont des résistants qui utilisent les avantages technologiques et le pouvoir des médias : ils sont plus dissidents, hackers… que guérilleros. L’univers de ces États du Monde Unis de 2090, déjà prévus et organisés par les privilégiés de 2040 (la théorie du complot néolibéral est sans cesse démontrée dans le livre), est terrifiant. C’est d’autant plus lourd à envisager que tout s’appuie sur nos actuelles dérives et nos mauvais choix politico-économiques, qui sont seulement poussés dans leur propre logique. Par contre, nous avons affaire à une dystopie optimiste, car l’auteur ne ferme rien. Les résistants et dissidents, dans d’atroces et misérables conditions, parviennent à survivre et s’opposer. L’éthique, la force des sentiments et la « raison du cœur » (beaux personnages de femmes, notamment Susan) restent essentiels chez ces êtres pourtant aux abois. La force de conviction n’est donc pas écrasée en sa totalité, et même un pourri animateur des médias va donner suffisamment d’échos aux informations ramenées par le héros Damon pour renverser la vapeur et en finir en 2040 avec capitalistes et autoritaires qui détruisent nos vies. L’ouvrage est facile à lire, mais trop bavard car il se veut trop didactique. Il n’y a pas assez d’actions pour en faire un ouvrage attractif de science fiction libertaire. Et la très courte partie finale, centrée sur le sursaut libertaire, qui permet de redonner vie à l’utopie et renverser les tyrans, est trop irréaliste et incohérente par rapport à tout ce qui a été présenté. Mais le message qui affirme que rien n’est irréparable si on le veut vraiment, est fort sympathique.

2007 la britannique Gemma MALEY avec The declaration - La déclaration révèle un monde de 2140 où l’immortalité est possible pour les adultes. La seule condition est d’arrêter de procréer. Mais il y a des ratés, et des jeunes non voulus font désormais figure d’immigrés clandestins : maltraités, refoulés, emprisonnés. La jeune Anna incarne la révolte, refusant l’embrigadement et faisant de son ami Peter un révélateur totalement accepté. Rare dystopie adaptée aux enfants et ados, traduit la même année en français.

2008 économiste et spécialiste de PROUDHON, Jacques LANGLOIS propose un essai réaliste plus qu'une contre-utopie306 : 2084 : chronique d'une catastrophe annoncée.

2009 Les années fastes du chinois CHAN Koonchung (publié en France en 2012307 et interdit en Chine) s'interroge sur l'inconséquence humaine par rapport aux désastres que le monde subit : l'oubli, la distanciation, l'absence de recul et la censure ou la manipulation… promettent des jours sombres à une humanité qui visiblement n'a rien compris. Dans le roman, la Chine radieuse de 2013 a rayé purement et simplement un mois de son histoire ; peu à peu on découvre que pour sortir de la crise économique mondiale le nouveau régime chinois a fait une révolution encore plus totalitaire que dans le passé. Les gens semblent heureux dans un monde calme et d'abondance, mais en fait ils sont domestiqués et quasiment hébétés, encore sous le choc des purges massives effectuées durant cette terrible transition.

2008 le canadien Cory DOCTOROW (1971-) écrit Little Brother, qui décrit un monde dominé par la techno-science, une sorte d'ÉU autocratiques dominés par le militarisme industriel. Pour s'affirmer, le héros développe une politique de détournement, de sabotages et de codage qui lui permettent de s'émanciper du joug des machines et de l'informatique.

306 LANGLOIS Jacques 2084 : chronique d'une catastrophe annoncée, Édilivre-Aparis, 218p, 2008307 CHAN Koonchung Les années fastes Paris: Grasset, 416p, 2012IV. Dystopies & Anti-utopies Page 98/103

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2009 l'italien Paolo PASI (né en 1963) écrit Memorie di un sognatore abusivo. En 2003 la Comunità, régime autoritaire et dictatorial, contrôle tout, y compris les rêves Ceux-ci sont même taxés (IVO-Imposto sul Valore Onirico). Mais Bob, rebelle malgré la peur omniprésente, assume ses rêves et les note dans son carnet (psicodiario).

2010 les italiens Fulvio MARTINI et Francesco PORZIO décrivent allégoriquement notre terre ravagée par nos choix politiques et écologiques stupides dans Il pianeta del nula.

2010 Dario MOLINO Il budda, la ragazza, il professore Dystopie sur le monde scolaire turinois. L'école, lieu de surveillance, de contrainte et de conformisme, qui plus est livrée aux antagonismes communautaires, laisse peu d'initiative aux élèves qui pourtant résistent à leur manière pour conserver un semblant d'autonomie.

2011 José ARDILLO (pseudonyme de José Antonio GARCÍA, né à Madrid en 1969) avec El salario del gigante308 décrit la Péninsule ibérique en 2098, ravagée par la crise écologique et l'extrême rareté des ressources : matières fossiles, eau douce... Une société autoritaire, sorte «d'écofascisme» enrégimente toute la société et rend le travail obligatoire, notamment pour les pauvres qui n'ont plus d'horizon radieux pour compenser.

2011 Sort en français l'ouvrage 1Q84 du japonais MURAKAMI. La référence orwellienne est évidente. Il s'agit d'une trilogie, évoquant l'emprise d'une secte gangrénée par le pouvoir et une aliénation mystique, qui cherche à contrôler les Little people. Les rapports avec la secte Aum semblent patents. L'ouvrage oscille donc entre descriptions réalistes (issues de la réalité du pays) et imaginaire. La liberté féminine (les héroïnes agissent en relative indépendance) et la soif de lectures arrivent tout de même à compenser quelque peu l'oppression omniprésente.

2012 Juan IBARRONDO sort son «thriller futuriste» Gerotron-2050 (Madrid: Libros en acción, 190p). Le désastre planétaire laisse le pouvoir à deux multinationales sans scrupules. La firme Gerotron cherche à remplacer les énergies fossiles épuisées par la traction humaine. Mais la crise du système, connue sous le nom d'Erreur fatale, bouleverse tous les plans.

2013 Orsetta BELLANI, collaboratrice de A Rivista anarchica de Milan publie dans cette revue Quando la fine verrà-Quand tu verras la fin 309. Le monde a subi le désastre écologique prévisible, l'économie faute d'énergie fonctionne au ralenti, les voyages et les échanges sont quasi tous stoppés, les usines fermées, les lumières éteintes… Seule la terre permet encore une forme de subsistance difficile, avec des produits d'ersatz, car plus rien n'arrête la nocivité des rayons solaires. Un pouvoir autoritaire et « technofasciste» l'Autarchia dirigée par le Campione (copie du Cavaliere - BERLUSCONI), contrôle tout et impose aux habitants des rites civiques obligatoires au nom d'une idéologie unique, oltreumanista-au delà de l'humanisme. La dénonciation du surhomme nietzschéen ou nazi est patente. Le parti au pouvoir est celui des Amici della Libertà, sans doute un net renvoi à l'usurpation droitière et berlusconienne du terme libertà. La novlangue est de rigueur et le sens des mots est détourné systématiquement. Seuls les petits propriétaires fonciers plus ou moins autarciques, comme Anna, gardent un minimum d'indépendance. Les gens, avec les pillules bleues, deviennent de plus en plus indifférents et apathiques ; l'usage de la chimie sert également pour éliminer les résistants. Il est dur de retrouver sa libre pensée et sortir du conditionnement. Mais quelques rebelles résistent, comme Petra. Leur idéologie et leurs méthodes révolutionnaires restent cependant marquées du sceau du passé : autoritarisme et militarisme… Ils reproduisent une autre autocratie, et prolongent l'ancienne sous d'autres formes puisqu'ils s'allient à une partie de l'ancien mouvement au pouvoir et qu'ils en couvrent les exactions. Anna qui a presque tout compris finie exécutée à la méthode des militaires argentins, jetée enchaînée dans la mer. Petra, le nouveau dictateur, finit sous le couteau d'un néo-anarchiste. Son assassin répète le geste de Gaetano BRESCI

308 ARDILLO José El salario del gigante, Logroño: Pepitas de calabaza ed., 338p, 2011309 BELLANI Orsetta Quando la fine verrà, -in-A Rivista anarchica, Milano: a.43, n°6(382), p.185-233, estate 2013IV. Dystopies & Anti-utopies Page 99/103

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: les puissants eux-aussi sont mortels. Texte très pessimiste qui donne peu de solution, mais qui fournit de nombreuses mises en garde.

2014 le journaliste italien David BECHETTI avec 2041 nous montre une Italie dominée par technocratie et «bancocratie». Lors d'une gigantesque crise financière la Banque Centrale et l'Union Européenne mettent Rome sous tutelle. Le parti quasi unique Nazionaldemocratico et l'Ente di Programmazione Nazionale dominent la vie de tous les citoyens. Les faibles, marginaux et minorités sont soumis aux déportations menées par des fonctionnaires sans scrupule. Seul l'amour permet de bloquer momentanément les rouages du système totalitaire, mais l'happy end n'est pas au rendez-vous.

2015-2017 aux ÉU, Kelly Sue DECONNICK et Valentine DE LANDRO sortent les deux tomes de Bitch Planet, Extraordinary Machine en 2015 et President Bitch en 2017. La traduction se fait rapidement, par exemple chez Glénat en Français en 2016-2017 et chez Astiberri Ediciones en 2017-2018 en Espagne. Dans un monde autoritaire machiste et religieux, les femmes sont totalement soumises, et conditionnées, notamment par des méthodes mystico-subliminales. Si besoin elles sont rééduquées dans une prison spatiale, Bitch Planet. Leur capacité de rébellion est cependant sans limite et tout est bon pour tenter de s'en sortir, y compris en participant à des sortes de jeux du cirque hyper-violents.

2015 l'algérien Boualem SANSAL revise ORWELL avec 2084. Le totalitarisme, la soumission aveugle, la répression violente et institutionnalisée, la pensée unique… dépendent désormais d'une vision religieuse intégriste. L'Abistan est soumis aux serviteurs du dieu Yölah. Le livre saint Gkabul est intouchable et détermine toute la vie des habitants. SANSAL cible de manière privilégiée les islamistes, qu'il a bien connus en Algérie. Mais le totalitarisme religieux est inhérent à toutes les religions, et la revendication d'une idéologie unique et qui aurait réponse à tout est le propre de toutes les dictatures, religieuses ou politiques. Peu d'espoir donc dans cette oeuvre implacable, sauf peut-être l'évocation de traces anciennes, parfois dérisoires mais détonnantes comme le zinc d'un bistrot de libre accès, et la croyance en une région hors d'Abistan qui resterait rebelle. Ouvrage entre fable et thriller, le livre parfois sacrifie un peu l'intrigue en misant sur le didactisme un peu répétitif. Mais le message est clair et noir, si on ne réagit pas et si on ne se lève pas, le totalitarisme religieux est à nos portes.

2015 Jean-Claude TARONDEAU et Dominique XARDEL avec L'île des Femmes propose un livre paradoxal décrivant Califia, une île circulaire de 5 km de diamètre, aux mains d'une communauté féminine de plusieurs centaines de personnes. L'analyse porte sur une longue période (entre la création en 2017 et 2087). On a d'abord l'impression d'un éloge du féminisme séparatiste (les femmes seules sur leur propre domaine présentant une belle autonomie et vivant en quasi autarcie). Le texte parait radical et libertaire, notamment vis à vis de la domination machiste ou du mariage vu comme prostitution légale310. L'émancipation de la femme semble acquise par rapport aux hommes (insémination), aux travaux pénibles (robotique), aux intempéries et aux risques de rareté (nouvelles technologies, produits de substitution…). L'évocation d'une communauté démocratique apparaît ici ou là.

Mais rapidement on se rend compte que la communauté est parcourue de conflits internes quasi omniprésents (pacifisme-violence, plaisir ou non, place des hommes, type de démocratie…) : ce n'est pas l'harmonie. La démocratie présentée est pendant longtemps de type très autoritaire sous le règne quasi total de Lilith-Lolita311 ; certes la venue d'Eve dès 2057 pacifie un peu cette micro-société et ouvre d'autres pistes. La règlementation est très stricte sinon rigide. Les femmes qui le veulent sont désolées de ne pouvoir garder leur enfant car l'éducation et la garde collectives s'imposent. Malgré la généralisation des nouvelles techonologies la durée du travail avoisinne toujours les 6-8 heures par jour. Les

310 TARONDEAU Jean-Claude/XARDEL Dominique L'île aux Femmes, Aix-en-Provence, Éditions Persée, 166p, 2015, p.53-54311 TARONDEAU Jean-Claude/XARDEL Dominique L'île aux Femmes, op.cit., 2015, p.29-61IV. Dystopies & Anti-utopies Page 100/103

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fonctions laissées aux humains sont pauvres et peu intéressantes. Pour toutes ces raisons on assiste donc à une fuite de femmes, surtout jeunes, ce qui prouve que ce n'est pas vraiment le paradis. Le pire semble atteint sur le plan de la sexualité, les rapports sexuels n'existent quasiment plus, l'insémination scientifique et l'eugénisme (sélections génomiques312) tuent le plaisir des sens. Les rares hommes tolérés (hormis le médecin narrateur Bill, car castré) sont confinés dans un harem et réduits en simple appareils de reproduction. Ce sont des étalons prisonniers et drogués, qu'on entretient au mieux pour récupérer un sperme sélectionné qui doit permettre des inséminations efficaces.

Pour retrouver humanité et féminité, ève et ses partisanes sont obligées de se révolter, d'agir clandestinement (y compris sexuellement) puis de quitter cette île aux allures trop concentrationnaires313.

Ouvrage un peu trop schématique, moraliste et didactique, très hostile à toutes les expérimentations utopiques jugées inhumaines ou liberticides.

2016 la britannique Naomi ALDERMAN (née en 1974 se veut dans le prolongement des écrits de Margaret ATWOOD à laquelle elle dédie sa dystopie The Power. Elle reçoit pour cet ouvrage le prix Baileys Women's Prize for Fiction en 2017. Il est traduit en italien en 2017 sous le titre de Ragazze elettriche (Filles électriques) alors que la traduction française en 2018 garde la similitude avec l'anglais (Le Pouvoir). Les femmes, bénéficiant de décharges électriques, prennent progressivement le pouvoir sur les hommes, tant physiquement que socialement. Mais la société ne change pas, elle reste autoritaire et pyramidale, seule la place des genres est inversée. La société n'a rien à gagner en passant d'un dictateur à une dictatrice, d'autant plus que celle-ci utilise comme chez ATWOOD la religion pour laver les cerveaux et accroître l'asservissement. Ces contre-utopies permettent de valider la pensée anarchiste, ce n'est pas la prise du pouvoir qui est nécessaire et salutaire (ni par une classe, ni par une caste, ni par un genre…), c'est l'abattre ou le disperser qui permettra d'atteindre une meilleure harmonie.

2016 l'étatsunien John FEFFER décrit un désastre écologique du genre déluge en 2022 dans Splinterlands (Zones de Divergence dans la traduction française de Maxime BERRÉE chez les Éditions Incultes en 2017). De nombreuses plaies accablent le monde entre 2022 et 2050, un peu comme les plaies d'Égypte dans la Bible, mais cette fois les moustiques sont porteurs de virus et les tueurs sont des bandes de robots déjantés. Tous les grands ensembles politiques se sont disloqués. Le géo-paléonthologue Julian WEST, à la recherche des siens disparus, les retrouvent dans une Europe en miettes, en proie à la xénophobie et au pouvoir des militaires, dans un capitalisme chinois ultra-libéral ou aux prises avec des djihadistes toujours aussi totalitaires et dangereux. Bref le monde de 2016 poussé à l'extrême et ayant accompli les pires prévisions émises du temps de l'auteur…

2016 la finlandaise Johanna SINISALO est traduite en français : Avec joie et docilité évoque un monde eusistocratique parfait. La paix, une vie heureuse et une santé bien prise en charge par un Bureau central sont la règle. Mais cette société est faite pour les hommes, les virilos. Les femmes leurs sont dévouées justement avec joie (apparente) et docilité comme l'indique le titre français, surtout sexuellement, ce qui est une forme d'esclavage doux. Le bonheur est également au prix de contrôles multiples, d'interdictions des déviances, et de toutes les drogues. Bref une perfection inquiétante, consacrant la totale inégalité des sexes. Pour l'auteure c'est un vrai cri d'alarme contre l'évolution de nos sociétés soporifiques et à nouveau très moralisantes, et toujours au détriment de la femme ou des minorités sexuelles.

2017 en Espagne Carlos AZAGRA, Encarna REVUELTA et David TERRER sortent Revuelta porcina. El último aragonès314. Un désastre écologique détruit quasiment toute vie et activité humaines en Aragon. Les animaux subissent des mutations étonnantes. Les

312 TARONDEAU Jean-Claude/XARDEL Dominique L'île aux Femmes, op.cit., 2015, p.59313 TARONDEAU Jean-Claude/XARDEL Dominique L'île aux Femmes, op.cit., 2015, p.151314 AZAGRA Carlos/REVUELTA Encarna/TERRER David Revuelta porcina. El último aragonès vivo, GP ediciones, 108p, 05/2017IV. Dystopies & Anti-utopies Page 101/103

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porcs développent des qualités nouvelles, parlent, réfléchissent, dressent une cité souterraine et se vengent de siècles d'oppression.

2017 l'enseignante et traductrice française Amanda BELASSAMI-SIDERIS écrit son premier roman illustré par le grec Pavlos HABIDIS : Gaïa. Conte de la Montagne bleue. Une ville, Kokkinopolis, subit un pouvoir totalitaire sous le joug du Suprême, car ce dernier capte jusqu'aux rêves afin d'empêcher leur réalisation. Mais Gaïa, une Parapoussière, sait que des rêves réfractaires sont cachés au-delà de la montagne bleue. L'espoir reste possible.

5. Quelques conclusions provisoires

1. Cette longue liste un peu rébarbative prouve que le genre contre-utopique est un genre ancien, et très varié. Il prouve que les ORWELL ou ZAMIATINE n’ont fait que reprendre une tradition forte et souvent caustique de dénonciation du présent et/ou de l’avenir prévisible qu peut encore être pire que ce présent détesté.

2. Le XXème siècle a donné à ce genre un nouvel essor (totalitarismes définis par HARENDT, désastres écologiques, pressions démographiques, évolutions scientifiques mal contrôlées…) mais il faut reconnaître que bien des esprits lucides avaient déjà tiré les sonnettes d’alarme. La désastreuse globalisation ultra-libérale donne au genre une autre thématique qui se développe à l’orée du XXIème siècle, et curieusement « la pensée unique » aujourd’hui si souvent dénoncée ne fait que nous renvoyer à la novlangue tout aussi unique décrite par ORWELL dans 1984.

3. La plupart de ces œuvres sont bien d’esprit libertaire, car la grande majorité d’entre elles en dénonçant autocraties, autoritarismes, oligarchies, globalisation conformiste, folie du pouvoir des scientifiques… mettent en avant la liberté, plus que l’égalité. Au contraire, celle-ci, qui forme un « utopème » fréquent, est dénoncée comme source d’uniformité sclérosante.

4. L’autre thème libertaire souvent utilisé est celui d’un monde trop civilisé, trop mécanique dont le salut n’est dû qu’à ceux qui sont restés en marge, peu civilisés, rebelles ou rejetés, ou réfractaires volontaires… La révolte, la fuite (révolte négative ou passive), le retour à une saine barbarie (assumée ou acceptée par nécessité), proche d’une nature trop oubliée, sont des axes que le mouvement anarchiste a souvent largement développé.

5. L’intérêt de ce regroupement est de montrer qu’une thématique résolument libertaire, écologiste, de révolte nécessaire… est rarement faite aujourd’hui par des anarchistes reconnus. Ceux ci sont peu nombreux comme auteurs, peu présents désormais dans le monde réel pour servir de référence. Les grands ancêtres (BAKOUNINE surtout) ont vieilli, sont oubliés. Mais la thématique développée autrefois par l’anarchisme imprègne désormais tous ceux qui mettent l’homme au centre : « l’anarchisme diffus », « l’anarchisme culturel » sont des notions aujourd’hui fortement validées dans les contre-utopies.

6. Pour résumer, on peut rappeler les grands thèmes de la contre-utopie qui sont en parallèle avec les positions anarchistes :

- la dénonciation de tout pouvoir, du totalitarisme, de toute hiérarchie au nom de la liberté individuelle en est bien sûr la base.- le fait que la liberté soit une valeur supérieure à celle d’égalité, car l’égalité uniformise, « désindividualise », réduit l’homme à un clone in fine, rejoint les positions de presque tous les théoriciens anarchistes.- une société trop scientifique et trop industrielle conduit au désastre écologique, à l’esclavage humain (servants, robots et automates) et au règne des savants ou des technocrates, règne souvent plus dangereux que celui des administrateurs classiques, car se voulant plus logique, plus rationnel, donc moins humain.- la contre-utopie est intéressante justement dans cette énumération des nouvelles classes dominantes, qui ne sont pas forcément ni seulement les politiques, les riches, les prêtres, les démagogues ou les militaires ; les savants, et surtout les médecins et les

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Page 103: LES ANTI-UTOPIES SONT-ELLES LIBERTAIRES ?

biologistes, les administrateurs des jeux publics, les animateurs des grands médias, la technocratie apatride… apparaissent ici et là.- la contre-utopie est donc une utopie libertaire lucide, une dénonciation d’un esprit de système dangereux, d’un conformisme réducteur, et d’une soif d’absolu qui devient une nouvelle théologie tout aussi aliénante que l‘ancienne.- elle prône résolument le non-conformisme, la révolte, la dissidence, le retour à des valeurs plus humaines, même si elles sont moins parfaites et peut-être dangereuses, car plus risquées, changeantes, diversifiées et donc moins rassurantes.

Ce travail est une œuvre mutualiste en constante modification. Soyez donc attentifs aux dates de mise à jour indiquées. Si vous trouvez des erreurs ou des ajouts à faire,

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avec la référence de l’auteur, l’adresse du site et la date de visite. Merci.Michel ANTONY

Contact : [email protected] Première édition : 1995 - Mise à jour : 13/05/2023

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