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L'ENSEIGNEMENT DE L'IMMUNOLOGIE : THÈMES DE RECHERCHE

Guy Rumelhard

faire converger des questionnements tranversaux

une recherche pédagogique de l'INRP

Dans ses premières livraisons la revue Aster a choisi pour thème central regroupant les principaux articles la transversa-lité : un concept présent dans de nombreux domaines scienti­fiques tel l'énergie, une question épistémologique ou didactique commune à plusieurs domaines tels l'écriture de textes scien­tifiques, ou la modélisation. Ce numéro est apparemment centré sur un contenu disciplinaire. Nous aurions choisi la verticalité. En fait le questionnement transversal d'un do­maine de savoir implique de se forger une double compétence et il aboutit souvent à une dispersion des domaines scientifi­ques analysés. Il est difficile de faire converger des questionne­ments transversaux réalisés par des personnes ou des groupes différents, sur un même domaine de savoir. C'est ce que nous avons tenté ici. L'occasion en a été fournie par un sujet de recherche pédagogique accepté par le conseil scientifique de l'INRP à Paris en avril 1986 sous le numéro 152 et intitulé : "l'enseignement de l'immunologie : représentations, obstacles et conditions de possibilité'.

Ce sujet a été principalement travaillé dans le cadre du sémi­naire de recherche du lycée Condorcet à Paris d'octobre 1985 à juin 1989. Ont ainsi participé régulièrement ou occasionnel­lement à ce séminaire : Marie-Hélène Genty, Gabriel Gohau, Marie-Andrée Bihouès, Jacques Dewaele, Pierre Didkovsky, Alain Monchamp, Daniel Raichvarg, Alain Pilot, Maïtena Ron-cin, Catherine Tliéret, Christine Le Conte-Dakessian, Michèle Kaleka, Christian Courteille, Aïcha Benamar, Suzanne Malot, Pecem Ngoussou, Babacar Gueye, Eric Perez, Janine Brächet, Corinne Fortin, Marie Sauvageot-Skibine, Martine Salvy, Souad Kassou, Samira Jebbari, Peny Papadogeorgi, la direction étant assurée par Guy Rumelhard.

Le travail collectif a consisté à dégager le contenu et les limites des thèmes de recherche centrés sur l'epistemologie ou la didactique de cette matière. Certains participants ont ensuite pris la responsabilité de rédiger un article soumis à la discus­sion collective. Voici les principaux thèmes retenus.

1. Une réflexion sur les principaux concepts de l'immunologie et leur transposition didactique L'enseignement scientifique reste largement dominé par l'image symbolique de l'ingénieur, c'est-à-dire que le contenu de l'en­seignement scientifique est essentiellement constitué de la description des résultats, des mécanismes, des processus connus. Il n'est pratiquement fait aucune place à la présenta-

ASTER N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP. 29. rue d'Ulm. 75230. Paris Cedex 05.

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tion des problèmes, des concepts, des méthodes démonstrati­ves, des techniques expérimentales. Une réflexion est donc à faire sur tous ces points et en particulier sur l'analyse du savoir en termes de concepts. Nous avons donc centré une partie des analyses sur une sélection de concepts ayant une grande importance non seule­ment en immunologie, mais également transversalement dans d'autres domaines de la biologie, de la chimie, de la physique et de la philosophie. Ainsi : - le concept de régulation permet de définir l'immunologie

comme fonction préservatrice de l'intégrité d'un tout, - le concept de réseau immunitaire oblige à repenser totale­

ment la finalité des réactions, l'opposition soi/ non-soi, les notions d'éducation, de mémoire, le caractère événementiel des réactions,...

- le concept d'individu est au cœur du discours génétique et immunologique, mais il est également à la charnière des questions philosophiques, sociales et médicales. Il a cepen­dant été considéré pendant longtemps comme un obstacle à l'étude des êtres vivants,

- le concept de système non pas anatomique, mais fonctionnel pour décrire l'ensemble des réactions immunitaires de rejet et de tolérisation,

- le concept de reconnaissance spécifique, - la distinction entre le soi et le non-soi.

2 . Une é tude des représentat ions d es étudiants , e t de la ges t ion pédagogique de cel les-c i

L'analyse des représentations, des résistances et de leur fonc­tion éventuelle d'obstacle à l'assimilation d'un domaine de savoir est une direction d'étude qui conditionne les autres.

3. Une étude des méthodologies démonstratives, des techniques expérimentales, du type de déterminisme en cause, ainsi que leur utilisation en travaux pratiques et en évaluation Une réflexion épistémologique est indispensable pour préciser le statut et le rôle du travail pratique fait en classe et demandé aux examens lors de sujets contenant des "documents".

statut et rôledes Ainsi l'expérimentation fait appel à deux principes qui se expériences dédoublent chacun selon que l'on étudie l'homme ou un modèle

animal d'une part, selon que l'on travaille sur l'organisme entier ou sur un modèle simplifié in vitro d'autre part. - Premier principe : déduire le rôle à partir de la suppression

d'un organe ou d'une fonction : raisonnement en présence/ absence.

- Deuxième principe : rétablir la fonction par transfert d'un endroit à un autre ou d'un animal à un autre (trans-fusion, trans-plantation,...).

des concepts centraux et interdisciplinaires

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Toutes les techniques expérimentales, même apparemment aussi "simples" qu'une ablation, impliquent une réflexion sur les hypothèses et les représentations du vivant qu'elles véhicu­lent et donc une discussion critique de leur valeur démonstra­tive.

4. Une étude du vocabulaire scientifique et de ses ambiguïtés Le vocabulaire scientifique n'a pas de définition univoque. En effet il est rarement créé de toutes pièces et emprunte donc souvent au vocabulaire courant dont il garde une partie de la polysémie. Mais, même créé, il peut garder la cicatrice des conceptions auxquelles on a dû renoncer, et acquérir une ambiguïté au cours de l'évolution scientifique et de la réorgani­sation nécessaire des connaissances. Un travail est donc à réaliser sur l'étymologie des mots, leur usage courant éventuel, leurs connotations et les risques de parasitages ou de distor­sion de compréhension qui peuvent ainsi être introduits.

5. Une étude des figures, des schémas, des images Elle est nécessaire pour des raisons parallèles à l'étude du vocabulaire, de sa polysémie, de ses ambiguïtés. Mais de plus, cette approche est souvent sous-estimée ou négligée tandis que la place relative des représentations figurées augmente.

6. Une étude des formulations successives du savoir La question des "niveaux" de formulation se heurte à la

les réorganisations conception de l'enseignement qui identifie vérité et savoir le du savoir plus récent, autrement dit qui nie la dimension historique du

travail scientifique et la fonction réelle des réorganisations successives du savoir. Sur le modèle analogique "clé/serrure" il est possible de définir quatre "niveaux de formulation" qui intègrent les concepts impliqués, la valeur explicative de l'analogie retenue, les repré­sentations et surdéterminations auxquelles il faut renoncer.

7. Une étude des s i tuat ions didact iques privi légiées

En pleine connaissance des difficultés et obstacles éventuels dont nous venons d'évoquer l'analyse, il est possible de choisir des situations didactiques ou des approches qui permettront non pas d'éviter les obstacles, mais de les surmonter plus aisément et d'éviter celles qui risquent au contraire de les renforcer.

La réalisation de ce vaste programme nécessite la conjonction de plusieurs compétences différentes qui n'ont pas pu toutes être réunies dans le même groupe. Nous avons recherché des collaborations plus spécialisées. Ainsi, si l'on ajoute l'article sur

la polysémie du vocabulaire et des figures

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l'immunologie, une science renouvelée

étroitement liée au domaine social et médical

les techniques de l'autoradiographie déjà publié dans le numé­ro huit de cette même revue*, nous pensons pouvoir présenter ci-dessous un échantillon de chacun de ces thèmes de ré­flexion. A condition d'admettre, bien évidemment que chaque article croise lui-même deux ou plusieurs thèmes.

Restent à préciser les raisons du choix de ce domaine d'ensei­gnement et de recherche didactique. 1. Deux changements de programme récents, l'un étant entré en vigueur dans le second cycle en septembre 1984, l'autre devant entrer en vigueur dans le premier cycle de l'enseigne­ment secondaire, en classe de Troisième, en septembre 1989 ont remis au premier plan une discipline totalement renouve­lée : l'immunologie. Absente du second cycle depuis 1958 cette matière n'était abordée dans le premier cycle que sous ses aspects cliniques ou appliqués à l'hygiène sociale. Une réflexion est donc indispensable pour donner à cette discipline son statut de science fondamentale dans l'enseignement.

2. Renouvelée quant à son statut dans l'enseignement, cette discipline née vers 1880 a pris récemment un essor explosif aboutissant à une importante conversion de pensée, au ren­versement paradoxal de nombre de ses concepts comme le souligne par exemple le terme "d'anticorps facilitant". Les enseignants sont donc incités non pas tant à l'acquisition d'un nouveau savoir qu'à une rectification totale d'un savoir ancien, et ceci ne va pas sans difficultés.

3. D'une manière plus large les nouveaux programmes insis­tent sur la liaison entre sciences et techniques et sur la culture technique indispensable à côté d'une culture scienti­fique. Ainsi, sa liaison étroite avec la vie sociale confère à l'immunologie un statut privilégié pour cette réflexion. Pour la biologie en effet, le domaine technique correspondant est au premier plan le domaine médical. Par les pratiques de vaccina­tion, d'hygiène, de prévention des épidémies, les obligations et interdictions réglementaires et les discours qui les accompa­gnent, l'immunologie conduit à relier étroitement les problèmes fondamentaux, cliniques, sociaux et institutionnels.

4. Les élèves sont donc concernés dès leur plus jeune âge par certaines de ces pratiques et certains de ces discours. C'est une source d'intérêt pédagogique, mais aussi de connaissances et de représentations préalables à l'enseignement qu'il est utile d'analyser comme point de départ éventuel d'un enseignement sous forme d'aide ou sous forme d'obstacle. 5. Ce domaine enfin, a alimenté historiquement depuis Pas­teur, et alimente encore les grands mythes d'un progrès médical incessant, d'une médecine susceptible de devenir

Alain MONCH AMP, Jacques DEW AELE. "Une technique expérimen­tale et son utilisation en évaluation : l'autobiographie". Aster n° 8 Expérimenter, Modéliser. Paris. TJSTRP. 1989.

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totalement préventive, c'est-à-dire d'une médecine sans mala­des et d'un monde sans maladies ! Des réussites certaines dans ce domaine ont contribué à convertir une demande de guérison jamais assurée en une revendication d'un droit à La santé assurée pour tous. L'enseignement doit-il, ici, donner prise à l'utopie ou à l'idéologie ? Peut-il l'éviter ?

Guy RUMELHARD Lycée Condorcet, Paris Équipe de didactique des sciences expérimentales, INRP.

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LE CONCEPT DE SYSTEME IMMUNITAIRE

Guy Rumelhard

En biologie fondamentale et médicale le terme de système, couramment employé a souvent un sens ambigu. De système anatomique il doit devenir système fonctionnel. Mais en immunologie l'ensemble des réactions n'a longtemps pas formé une fonction générale permanente de l'organisme. Il s'agissait plutôt d'une bizarrerie de la nature, une suae d'événements accidentels liés à l'histoire individuelle. Longtemps tourné uniquement vers le rejet, le système immunitaire présente désormais une deuxième face, celle de la facilitation. La perspective évolutive enfin complique encore le tableau Pédagogiquement, pour lutter contre cette présentation de Vimmunologie l'auteur propose de sélectionner des situa­tions paradoxales jouant une fonction polémique.

on apprend grâce et contre un savoir antécédent

Acquérir un savoir nouveau est parfois difficile pour une raison à laquelle on ne prête pas assez attention. En effet s'il est indispensable de s'appuyer sur des savoirs antérieurs, ceux-ci font aussi souvent obstacle à la compréhension. Un savoir nouveau n'est pas une pièce supplémentaire dans un édifice cohérent qui aurait ménagé par avance une place pour l'incor­porer. Il entraîne un processus de réorganisation, de redéfini­tion de certains concepts, et donc de rectification. Autrement dit on apprend grâce et contre un savoir antérieur auquel il faut alors renoncer. Mais il y aurait des domaines de savoir entièrement neufs, selon certains, et là au moins le travail serait plus facile à condition d'éviter les explications par trop restrictives qui devraient par la suite être considérées comme fausses. Si l'on adhère à l'hypothèse pédagogique popularisée sous le terme de "représentation", il faut admettre que, en biologie, même le savoir constitué reste mêlé de représenta­tions, et qu'il n'existe pas de domaine entièrement neuf qui serait apparu sans combat, sans avoir à déplacer sinon un savoir, du moins une représentation antérieure toujours-déjà présente.

Nous analyserons donc d'abord la présentation traditionnelle de ce domaine de savoir en montrant que cette tradition constitue une représentation largement surdéterminée par son origine médicale. Nous suivrons ensuite les étapes de la constitution de l'ensemble des réactions immunitaires comme un système anatomique, puis comme un système fonction­nel, puis comme un système de systèmes. Ce changement profond se heurte à la représentation antécédente qui constitue alors un obstacle très résistant dont le vocabulaire entre autre portera longtemps la trace. Nous proposerons donc des situa­tions pédagogiques qui en s'appuyant sur des situations expé­rimentales ou cliniques paradoxales devraient permettre d'ouvrir

ASTER N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP, 29. rue d'Ulm. 75230. Paris Cedex 05.

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faire l'épreuve de changer de savoir

un conflit entre les modèles analogiques et de surmonter éventuellement certains obstacles. L'immunologie offre aux enseignants eux-mêmes l'occasion d'éprouver, au sens d'une dure épreuve, qu'il est bien difficile non pas de changer de savoir, non pas d'organiser des connais­sances partielles et fragmentaires, mais de rectifier son savoir, de le réorganiser autrement, et de renoncer à une partie de celui-ci par suite du mouvement même du progrès des connais­sances. Il existe bien évidemment d'autres raisons psychologi­ques ou idéologiques qui déterminent notre propre rapport au savoir et le fait qu'on y tienne comme à un objet précieux.

1. PRÉSENTATION TRADITIONNELLE DE L'IMMUNOLOGIE

une tradition sans mémoire

un système de cellules et de molécules

1.1. Les manuels et les programmes Sans remonter aux débuts de l'enseignement de l'immunologie à l'Institut Pasteur, nous demanderons à un manuel scolaire du "cours Obré" destiné aux élèves préparant le baccalauréat dans les séries Sciences expérimentales, Philosophie ou Mathé­matiques, rédigé par H. Camefort et A. Gama et édité en 1953 à Paris, dans la collection des Classiques Hachette de nous présenter un échantillon de cette tradition. Les mécanismes de l'immunité sont présentés dans le cadre de l'unité de l'organisme comme troisième volet après l'exposé de deux mécanismes de régulation (nerveux : le rythme cardiaque, humoral : la glycémie), et du milieu intérieur. Il s'agit "d'un système de défense commun contre toute agression risquant de porter atteinte à l'intégrité de l'organisme". Autrement dit on place côte à côte les mécanismes assurant l'intégrité et ceux assurant l'intégration des organes.

Le mot système vient sous la plume du rédacteur car il s'agit de décrire un ensemble assez complexe de cellules et de molécules dont le fonctionnement est articulé sinon régulé, et déclenché de l'extérieur de l'organisme : - des cellules spéciales : les phagocytes (micro- et macropha­

ges) ; - des anticorps (au sens large du terme), et sous ce terme on

distingue divers types de molécules que nous ne nommons plus toutes actuellement anticorps :

. des antitoxines ;

. des agglutinines ;

. des bactériolysines, qui ressemblent aux hémolysines et qui agissent grâce à deux substances : une sensibilisa­trice (anticorps s.str.) spécifique, et un complément non spécifique (= enzymes) ;

. des anticorps qui prédisposent les microbes à la phagocy­tose. Il s'agit du problème de l'opsonisation c'est-à-dire

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d'une tentative pour expliquer la spécificité de l'action des phagocytes. Mais aucune molécule n'avait été isolée à l'époque.

Dans cette présentation la fonction de reconnaissance spécifi­que et la fonction effectrice sont clairement distinguées à la fois dans le cas des cellules et dans le cas des molécules.

Les présentations que l'on pourrait décrire dans les livres destinés à la classe de Troisième des collèges, de 1952 à 1983, en France, souffrent d'un défaut commun à toutes les présen­tations "médicales" de l'immunologie. L'anticorps y est forte­ment valorisé au point de faire disparaître totalement toute

le complément référence au complément. Découverte au tout début du siècle découvert et par J. Bordet cette molécule (dont on sait maintenant qu'il s'agit recouvert par d'un système complexe d'enzymes) a permis la mise au point de l'anticorps divers tests de détection de maladies dont le célèbre B.W.

(Bordet-Wassermann) pour la recherche de la syphilis. Sa spécificité d'action n'est pas "individuelle" puisqu'il s'agit d'en­zyme, mais c'est elle qui joue le rôle effecteur et non pas l'anticorps. Par contre on ne reprochera pas la forte minoration du rôle des cellules puisque, en dehors des phagocytes, les lymphocytes ne sont venus que tardivement sur le devant de la scène. Quant à la spécificité d'action et de reconnaissance des macro­phages c'est une question encore controversée.

un problème a disparu faute de réponse

Examinons maintenant le programme d'enseignement et ses commentaires explicatifs destinés aux élèves de la classe Terminale de la série D publiés au Bulletin officiel n°4 du 26 janvier 1989 (cf. encadré ci-après). Nous n'avons pas analysé les programmes d'enseignement d'autres pays, mais il est vraisemblable que nous trouverions les mêmes caractéristiques que celles que nous allons dégager maintenant. Ici encore le système immunitaire est essentiellement tourné vers le pathologique (maladies) et l'anormal. Le cas des groupes sanguins vient "compléter" l'étude et bien évidemment on y ajoute le système HLA inconnu en 1953, mais la discrimi­nation soi / non-soi reste au second plan. L'organisme possède ou acquiert des moyens de lutte en "réponse", en "réaction", pour se défendre et maintenir son intégrité. Les mécanismes de défense peuvent eux-mêmes se dérégler, ainsi l'allergie s'est compliquée et les maladies auto-immunes se sont ajoutées aux données de 1953. En revanche la réaction des macro- et microphages est devenue "non spécifique", le concept, long­temps vide, d'opsonisation ayant disparu. Le complément réapparaît après une longue éclipse.

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II. La réponse immunoiogique

L'organisme humain évolue en permanence dans un milieu peuplé d'une multitude de microbes, dont cer­tains sont responsables de maladies, soit passagères, soit endémiques, et H est en contact avec des subs­tances chimiques variées. De même, des cellules anor­males sont produites régulièrement, et des dérèglements cellulaires, souvent liés â des anomalies géniques peu­vent s'établir. L'organisme possède ou est capable d'acquérir les moyens de lutte lui permettant de main­tenir son intégrité et de reconnaître le soi.

1. Les réactions immunitaires cellulaires et humorales

EHes seront présentées en approfondissant certains acquis de troisième. Ainsi, les réactions immunitaires non spécifiques seront opposées aux réactions spécifi­ques, en décrivant tes principaux effecteurs de ces réac­tions, leurs caractéristiques, leur évolution, leurs modes de reconnaissance, de multiplication, de communica­tion et d'action. Le complément et quelques étapes de ses mécanismes d'action seront envisagés.

Les organes de l'immunité seront situés, sans en faire une élude histologique détaillée. On abordera la notion de coopération cellulaire et quelques-unes des princi­pales modalités. Les facteurs permettant la reconnais­sance et l'activité des cellules ou des substances produites — récepteurs membranaires. structures anti-géniques — seront signalés.

On insistera sur l'intérêt et l'importance de la diversité des réponses, lavorisant la survie de l'espèce tors d'une épidémie.

2. Structure et diversité des anticorps

Les caractéristiques de la structure de la molécule d'anti­corps, permettant d'expliquer sa spécificité et les méca­nismes essentiels par lesquels elle assure la défense de l'organisme, seront présentées. L'origine et le mode de formation des anticorps seront expliqués simplement, et la grande diversité de ces molécules sera reliée à la connaissance du code génétique et de son expres­sion, traitées dans la première partie. L'évolution qua­litative et quantitative des anticorps, au cours du développement de l'individu, sera envisagée.

Extrait du programme d'enseignement et des de Terminale D. Janvier 1989.

3. L'étude des réactions immunitaires vis-à-vis d'élé­ments étrangers sera complétée par celte des méca­nismes de discrimination du soi et du non-soi. Les antigènes des groupes sanguins et ceux d'histocom-palibilité seront définis et localisés ; l'organisation géné­tique du complexe HLA sera abordée d'une manière simple.

4 . Les dé règ lemen ts et les déf ic iences d u sys tèm e immun i t a i r e

Au cours de l'élude des mécanismes de délense. on situera quelques exemples de dérèglements et de défi­ciences du système immunitaire : hypersensibilité (aller­gies et mécanismes de la reaction allergique), réactions auto-immunes — leur diversité et les (acteurs lavori­sant l'apparition de maladies auto-immunes — déficits immunitaires. SIOA

5. L'aide à la réponse immunitaire

Une approche moderne, basée sur les mécanismes de défense, permettra une définition des méthodes d'aide à ta réponse immune ; leurs principes, illustrés par quel­ques exemples, montreront les progrès réalisés de la médecine pastorienne aux connaissances actuelles en biologie cellulaire.

6. Génie génétique et vaccins

L'Homme ne sait pas encore se proléger contre certai­nes maladies graves et fréquentes — maladies parasi­taires, cancer. SIOA... — d'où la nécessité de mise au point de vaccins de conception nouvelle. Toutes les ressources des biotechnologies modernes sont mises à la disposition du chercheur. Quelques techniques nou­velles et leurs principes, permettant la production de vaccins par génie génétique, seront signalées, ainsi que les perspectives de fabrication de vaccins synthétiques.

Cette étude enrichira celle des applications du génie génétique dans les domaines de la santé et agroalimen­taires traitées dans la première partie.

BO n° 4 • 26 janvier 1989

commentaires explicatifs destinés à la classe

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En un sens précis il y a tradition car tous les éléments décrits en 1953 étaient tous déjà présents vers 1910. Tout au plus certains problèmes bien posés (spécificité d'action des phago­cytes) ont-ils disparu faute de réponse, et inversement certai­nes réponses ont envahi trop fortement le devant de la scène (nature et diversité des anticorps) avant de retrouver une place

le complément plus raisonnable. Les autres questions se sont plus ou moins réapparaît compliquées, mais pour le dire autrement il n'y a pas eu de

révolution, de changement complet des bases. Les antigènes ont toujours une seule fonction, les anticorps aussi, le système immunitaire également. Le mot système n'apparaît qu'inci­demment, sans qu'on s'y attarde. Mais il n'y a tradition que par oubli d'une tentative avortée pour constituer l'ensemble des réactions immunitaires en un système ayant une réelle fonc­tion générale dans l'organisme, celle de phagocyter. Nous reviendrons un peu plus loin sur Metchnikoff.

système simple, système de systèmes, système de systématisation

un système anatomique

1.2. Le mot système Quel sens précis donner au mot système quand on dit, sans vraiment y penser, "système nerveux" ? S'agit-il d'un ensemble d'organes (nerfs, centres nerveux, récepteurs, organes des sens) reliés entre eux par une (ou des) fonctions communes, s'agit-il d'un ensemble articulé de fonctions déclenchées dans un certain ordre : fonction de détection, fonction d'intégration, fonction effectrice ? On doit certainement aux inventeurs du concept de réflexe la conception du système nerveux comme système de systèmes, chaque arc réflexe constituant un système et en même temps un élément d'un ensemble plus vaste. La simple addition des parties est devenue avec Sherring­ton intégration et régulation, le système nerveux devenant alors système de systématisation. Il est vrai que la conception dominante actuelle reste celle de réflexes constituant des unités élémentaires juxtaposées en mosaïque. L'organisme entier en constitue plutôt l'addition qu'une véritable intégra­tion conçue comme de plus en plus étroite quand on monte dans "l'échelle" des êtres vivants. Signe de ceci, le réflexe myotatique inventé en 1925 et constituant un premier exemple de régulation nerveuse et d'intégration, entre pour la première fois en France dans l'enseignement secondaire en 1989.

Qu'en est-il pour le système immunitaire ? On vient de le noter, le mot est utilisé comme synonyme d'appareil c'est-à-dire ensemble d'organes qui participent à la même fonction. Le système c'est d'une part la circulation sanguine et lymphatique (le système lymphatique) qui relie, d'autre part des organes "centraux" (rate, thymus,...) et des organes périphériques (ganglions,...). Il existe également des cellules dispersées dans l'organisme qui assurent une fonction commune ou des fonc­tions parallèles telles les cellules du système réticulo-endothé-lial.

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des propriétés ponctuelles

l'oubli des phagocytes et de la phagocytose

un fonctionnement occasionnel, déclenché. tourné vers l'extérieur

Ce premier sens est déjà une étape dans l'étude des réactions immunitaires. On n'a pas assez souligné en effet qu'initiale­ment l'ensemble des réactions immunitaires ne constitue pas une fonction générale de l'organisme, pas même une propriété commune des êtres vivants. C'est une "condition" qui fait que certaines personnes ou certaines espèces échappent naturelle­ment à une maladie régnante. Cette immunisation peut égale­ment être obtenue grâce à des inoculations que l'on nommera vaccinations. Il s'agit donc d'interventions et de techniques ponctuelles. L'immunité a une dimension événementielle, liée à l'histoire d'un individu et à sa constitution. Si c'est une propriété elle est particulière. Ce phénomène ponctuel consti­tue une sorte de privilège, une exception, la possibilité d'échap­per à la règle commune. Ce n'est pas une propriété physiologi­que, mais plutôt une bizarrerie de la nature. Sans faire un historique précis nous emprunterons à A.M. Moulin (1986) la description d'une étape, celle de Metchnikoff, celle de la première tentative pour constituer les réactions immunitaires en un système. L'étude de la phagocytose, largement oubliée, ou du moins ramenée aux dimensions d'un phénomène anecdotique, avait permis de rassembler dans une fonction commune toutes sortes de phagocytes particuliers à chaque organe, mais également une masse de phagocytes communs à l'organisme entier : les globules blancs. Ces cellules ont une fonction générale. Ce sont "un système de régulateurs qui veillent à la vigueur des parties de l'organisme et dirigent les phénomènes de laformation et de la disparition des organes". Ce phénomène de digestion ne concerne donc pas seulement la lutte antiinfectieuse, mais (surtout?) l'élimination des cellules devenues inutiles (reliquats larvaires au moment de la méta­morphose des insectes), ou vieillissantes (phagocytose des globules rouges). Cette fonction de régulation de la forme existe par ailleurs de manière comparative dans toute la série animale (Etoile de mer, Amphibiens, Mollusques, Oiseaux, et même les Unicellulaires qui phagocytent aussi). Ce phénomène enfin n'est plus occasionnel, mais quotidien. C'est donc une véritable fonction permanente et commune à tous les êtres vivants.

Mais si l'on constitue la phagocytose comme cas particulier de la digestion, et la destruction des agents infectieux comme cas particulier de la phagocytose, il fallait encore expliquer la relative spécificité d'action de ces phagocytes intervenant dans ce type d'immunité que l'on persiste à nommer actuelle­ment "non spécifique" par ignorance. Metchnikoff a buté sur ce point et son système a été enterré. L'expression système de phagocytes a disparu, sauf peut-être celle de "système reticulo­endothelial". Metchnikoff a également buté sur le problème de la grande diversité des réactions spécifiques.

Depuis la première guerre mondiale jusqu'aux années 70 s'ouvre donc une longue période durant laquelle le terme de système immunitaire employé plus occasionnellement que

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une analogie avec le système nerveux

systématiquement désigne un appareil dont le fonctionnement est déclenché essentiellement de l'extérieur, occasionnelle­ment, et est tourné vers la défense de l'organisme et le rejet. Ce que nous avons nommé la tradition. Il faut reconnaître que la théorie de la formation des anticorps par moulage sur les antigènes, qui a perduré très longtemps, a largement renforcé cette conception événementielle du fonc­tionnement du système immunitaire. Parallèlement le système nerveux a proposé une conception du fonctionnement réflexe qui présentait beaucoup d'analogies avec celui du système immunitaire : le réflexe est déclenché depuis l'extérieur de l'organisme, dans les exemples classiques il n'est pas régulé mais atteint son but à la manière d'une balle de fusil, il n'a pas de fonctionnement propre permanent.

1.3. Le vocabulaire guerrier Il est possible d'expliquer que Metchnikoff ait buté sur la spécificité et sur la diversité et donc d'admettre son échec. Il est moins aisé de comprendre pourquoi la volonté de constituer l'ensemble des réactions immunitaires comme une fonction générale permanente de l'organisme liée à son fonctionne­ment normal ordinaire et non comme des réponses événemen­tielles, liées aux maladies ou aux anomalies est elle-même restée au second plan. Dans les manuels scolaires et universitaires, dans les docu­ments de vulgarisation (livres, films, photos,...) dans les répon­ses aux enquêtes, il est aisé de repérer un ensemble de termes faisant appel à l'image de la lutte, du combat avec les multiples

les stratégies du stratégies du combattant : attaque, défense, agression, vaincre, combattant mais également éviter, ne pas attraper, devancer, e tc . . L'orga­

nisme est le lieu de la bataille, le champ de bataille entre un envahisseur étranger et des défenses. L'ensemble des réactions immunitaires est décrit comme ayant cette seule fonction tournée vers l'extérieur agressif, ou l'intérieur déréglé. L'origine médicale des premières études du système immuni­taire a valorisé fortement etvraisemblablement pour longtemps l'image de l'organisme comme citadelle assiégée, obligée de monter des réactions de défense spécifiques. Quelles que soient les maladies, maladies infectieuses ou parasitaires, maladies

une valorisation de carence, trouble interne endocrinien ou neurologique, tou-d'origine tes induisent l'idée d'une lutte, lutte contre un "étranger" ou médicale lutte contre un dérèglement. Finalement l'étymologie du mot

guérir redouble cette image. Guérir c'est protéger, défendre, munir quasi militairement contre une agression. Guérir c'est garder, garer. L'immunité dans l'étymologie de la racine grec­que "munio" évoque l'idée de protection à l'intérieur des murs de la cité, les limites de la cité étant facilement assimilées aux limites du corps humain. Quant à la guérison elle peut venir, selon l'idéologie médicale à laquelle on adhère, soit de l'organisme lui-même, soit du

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se substituer a l'organisme pour guérir le malade

penser les rapports entre l'organisme et son milieu

médecin qui aide l'organisme, soit du médecin qui se substi­tue à l'organisme pour guérir le malade. Cette dernière con­ception correspond bien à l'exigence profonde d'une époque qui croit encore à la toute puissance d'une technique médicale fondée sur la science et qui en tire son efficacité. Réciproque­ment les scientifiques ont besoin, pour justifier leurs travaux et les financements qui y correspondent, d'une liaison étroite avec l'efficacité clinique. Mais il y a plus. L'origine de cette dernière conception de la maladie doit être cherchée dans la façon culturelle dont les hommes vivent leurs rapports d'ensemble avec le milieu. Nous avons développé ailleurs les diverses façons de penser les relations organisme/milieu et les conditions auxquelles ce type de rapport peut devenir un véritable concept biologique et non une idéologie. De nombreuses raisons viennent renforcer la tentation intellec­tuelle permanente de penser les deux termes organisme et milieu isolément, de manière séparée comme des "en soi", puis de les réunir mais dans un rapport d'extériorité, et d'affron­tement, comme la rencontre de deux séries causales indépen­dantes et préexistantes l'une à l'autre. Au nombre de ces raisons on peut ajouter l'angoisse, l'anxiété de se vivre comme étranger à notre environnement sinon même, comme nous l'a révélé S. Freud, comme "étranger à nous-même". D'où le sentiment de se vivre dans un corps de combat, de fuite, bardé de "réflexes de défense", et non dans "un corps de contact, d'accueil et d'échange".

un mode de relation nécessaire au milieu

une fonction de résistance

Nous avions demandé à la thermodynamique d'apporter une vision plus objective, sinon plus sereine ou moins chargée d'anxiété. Les systèmes vivants sont en équilibre dynamique instable et entretiennent leur organisation interne grâce à un emprunt perpétuel d'énergie aux dépens d'un milieu caractéri­sé soit par le désordre moléculaire, soit par l'ordre figé du cristal. Les systèmes vivants sont donc nécessairement ouverts et maintiennent donc leur organisation à la fois en raison de leur ouverture à l'extérieur et malgré leur ouverture. Les mécanismes d'auto-organisation, auto-régulation, auto-immu­nisation ne décrivent pas un vivant replié sur lui-même, mais un mode de relation nécessaire à l'environnement. Mais selon le second principe de la thermodynamique toute transfor­mation s'accompagne d'une dégradation. Les mécanismes assurant l'intégration et l'intégrité de l'organisme constituent donc une fonction de retardement et de résistance à l'usure, à l'augmentation inéluctable du désordre, qui sera finalement sanctionnée par la mort.

Voici donc un obstacle particulièrement coriace car profondé­ment ancré, et cette représentation de la lutte constituera certainement pendant longtemps une première étape difficile­ment évitable mais indispensable à rectifier.

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2 . UN SYSTÈME À PLUSIEURS FONCTIONS

les deux faces du miroir

reconnaître et être reconnu

rejet et facilitation

2.1. Rejet versus facilitation L'ensemble des réactions dites "immunitaires" a longtemps été, et est encore largement identifié à sa fonction de rejet, c'est-à-dire à l'arrêt de croissance, ou la destruction simple ou accélé­rée, passive ou active de cellules ou de molécules dites précisé­ment "immunogènes". Or il apparaît explicitement au milieu des années soixante un nouvel objet biologique : la conception des réactions immuni­taires regroupées en deux ensembles, en deux faces en miroir. Il n'y a plus un système monofonctionnel mais deux fonctions inverses. Et il ne s'agit plus de système anatomique, mais fonctionnel. En fait cette conception était implicitement pré­sente dès les premières études faites sur les phénomènes dits de "tolérance". Certaines molécules ne sont pas nécessaire­ment immunogènes "par elles-mêmes", elles peuvent devenir "tolérogènes" selon les conditions (selon les doses par exemple). Mais ce sont surtout les travaux de J . Oudin à Paris et de H. Kunkel à New York qui sont en 1963 au point de départ de ce renversement. Un anticorps n'a pas pour fonction unique de reconnaître, il peut également être reconnu comme molécule immunogène. On peut parler de "révolution newtonienne" pour décrire ce jeu de miroir, mais cette révolution est encore très largement inaperçue dans les manuels scolaires et même dans certains manuels universitaires. Les articles de J.Dewaele(1) et de G. Gohau l2) décrivent certains aspects de cette nouvelle conception du système immunitaire à la fois sur le plan théorique et sur le plan expérimental. Nous développerons ici un autre aspect de cette même question.

On peut regrouper en une perspective unique un ensemble de réactions dites "inverses" au rejet et que l'on désigne par une grande variété de termes : tolérance, échappement, tolérisa-tion, déviation, facilitation, suppression, blocage,... parce qu'el­les représentent une fonction analogue. On peut ainsi globalement opposer : 1. des réactions de rejet, conçues essentiellement comme bénéfiques, mais qui sont aussi parfois "excessives" sinon même mortelles (dans certains cas d'hypersensibilité) et qui sont dues essentiellement à : - des anticorps capables d'activer le complément, - des lymphocytes helpers et cytotoxiques, - des cellules tueuses ADCMC (cytotoxicité à médiation cellu­

laire dépendant d'anticorps),

(1) DEW AELE Jacques. "Le concept de réseau idiotypique". Dans ce numéro 10 d'Aster, pp. 57-82.

(2) GOHAU Gabriel. "Le soi et le non-soi". Dans ce numéro 10 d'Aster. pp. 47-56.

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- une hypersensibilité retardée, - des facteurs solubles ; 2. des réactions de tolérance (conception restrictive et plutôt négative), ou de facilitation (conception positive) conçues comme indispensables quand il s'agit des antigènes du soi ou des antigènes du foetus de Mammifère, et conçues comme regrettables quand il s'agit de tumeurs cancéreuses, mais que l'on a bien du mal à considérer comme indispensables et même bénéfiques au développement du foetus, et qui sont dues essentiellement à : - des anticorps facilitants (qui n'activent pas le complément),

un équilibre " o u ^ ^ agissent en formant des complexes immuns fixés sur déplaçable les lymphocytes,

- des anticorps anti-idiotypes, - des lymphocytes régulateurs dits "suppresseurs", - des facteurs solubles. Ces deux types de réaction coexistent chez un individu et forment une "balance", un équilibre susceptible d'être déplacé dans un sens ou l'autre selon les moments et selon les condi­tions. Cet équilibre est théoriquement déplaçable médicale­ment pour obtenir un effet thérapeutique non seulement en "supprimant" la réaction de rejet (sérum dit antilymphocytaire par exemple), mais aussi (et surtout ?) en stimulant positive­ment la réaction de facilitation (même si ce n'est pas encore actuellement le cas, en dehors des polytransfusions sanguines qui facilitent la prise des greffes de rein).

observable dans En dehors des cas de tolérance et des réalisations expérimen-des situations taies d'anticorps anti-idiotypes analysées dans les deux articles privilégiées, précédemment cités, les situations privilégiées qui permettent paradoxales actuellement d'étudier ces réactions sont :

- les relations du foetus de Mammifère avec sa mère, - le cas des tumeurs qui échappent au rejet, ou des greffes de

tumeurs, - les réactions dites "du greffon contre l'hôte".

2 .2 . Le greffon contre l'hôte

Précisons quelque peu de quoi il s'agit pour le lecteur non biologiste. En effet cette réaction GVH (graft versus host) peut servir de modèle pour étudier les phénomènes de facilitation. Chez un individu gravement irradié les cellules les plus attein­tes et détruites sont celles du tube digestif et celles de la moelle osseuse. Ces dernières sont à l'origine des cellules sanguines qui se renouvellent régulièrement à grande vitesse (tissu

la greffe attaque hématopoïé tique). On serait tenté de greffer de la moelle os-l'hôte seuse, mais cette opération conduit parfois au décès de l'indi­

vidu qui a été "attaqué" par cette greffe. D'une manière plus générale, sur des souris, si des cellules dites immunocompétentes (qui jouent un rôle dans les réac­tions immunitaires), cellules de la rate ou cellules de la moelle osseuse d'un donneur de type A sont injectées à un receveur de

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malgré l'intention bénéfique de la greffe

type différent B mais qui est incapable de réagir pour l'une des trois raisons suivantes : - receveur immunosupprimé par rayonnement, - receveur de type hybride A.B qui est donc tolérant pour les

cellules du parent A, - souriceau B en période de tolérance néonatale, les cellules du donneur reconnaissent celles du receveur comme étrangères, elles se multiplient et attaquent le foie, la peau, le tube digestif ce qui peut entraîner la mort du receveur. On comprend bien, sur cet exemple, l'effet de renversement ou l'effet de miroir que l'intention bénéfique de la volonté de greffer ne prédispose pas à accepter. On peut modifier expéri­mentalement cette réaction par une préimmunisation du donneur A. Et si ce donneur A est une femelle il est possible de démontrer que la gestation joue le même rôle qu'une immuni­sation temporaire. Précisons quelque peu le modèle expérimen­tal, avant de renvoyer le lecteur aux articles cités en référence. On peut donc protéger les animaux receveurs incapables de se défendre par eux-mêmes pour l'une des trois raisons citées précédemment, soit en leur injectant directement un sérum contenant des anticorps dit facilitants anti-A, soit en préimmu­nisant le futur donneur A en lui injectant un "extrait de tissu B lyophilisé" par exemple.

les nombreuses ambiguïtés et contradictions du vocabulaire

le privilège du rejet

2 . 3 . Problème de vocabulaire

Avant même ce renversement en miroir, de nombreux termes du vocabulaire immunologique posaient déjà problème. Le mot antigène par exemple est particulièrement mal construit : anti, mais anti quoi ? Et "gène" risque de faire confusion avec la génétique. En fait les auteurs voulaient signifier "qui donne naissance à l'anti-corps". Dès que l'on admet les phénomènes de tolérance la situation se complique beaucoup et devient même inextricable. Le même antigène peut devenir tolérogène dans certaines conditions. Ainsi des termes apparemment inverses peuvent désigner la même chose, ou bien un même mot désigner des mécanismes très différents. En fait le vocabu­laire est à la croisée de plusieurs types de difficultés. - La prédominance historique et le privilège idéologique du

rejet. En fonction de quoi le verbe "tolérer" semble bien restrictif, et le mot "immunodéviation" semble impliquer une "réaction normale". Tous les termes fabriqués avec le préfixe "anti" et qui gardent la trace indélébile, la cicatrice d'une lutte peuvent en venir à désigner l'inverse : ainsi anticorps facili­tant.

- La forte finalisation des réactions en fonction de l'utilité pour l'homme (ou l'animal) : si le foetus se développe c'est positif, mais si la tumeur se développe c'est négatif (elle échappe), mais dans les deux cas le mécanisme est peut-être le même. Cancer/foetus même combat !

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comment désigner par un seul mot les deux faces du miroir ?

- Le caractère des réactions décrit comme "actif' ou "passif'. L'emploi de ces termes est particulièrement ambigu : l'injec­tion d'un immunsérum sera considérée comme passive, comme une sérothérapie car elle est extérieure à l'organisme et agit à sa place (ou soit-disant) ; une immunisation sera considérée comme active, telle une vaccination, car elle stimule les mécanismes propres de l'individu.

qui est actif, qui " L'emploi inconsidéré des termes "inverse", opposé, contraire, est passif ? symétrique, en miroir,... car il y a parfois asymétrie entre la

présence d'une réaction et son absence. Ayant défini par exemple le rejet "normal" d'une tumeur, on peut définir son rejet accéléré (second set), mais que définira-t-on comme "inverse" ? Le rejet retardé, la prise simple, ou l'augmentation de taille qui finit par tuer l'hôte ? Si l'hôte rejette la greffe, l'inverse sera-t-il la greffe qui tue l'hôte ?

- Le fait que la réaction soit "naturelle", ou bien le fait que l'homme agit dans une intention seulement expérimentale ou dans une intention thérapeutique.

Quels mots retenir ? Le mot tolérance est restrictif et apparem­ment passif. Mais il y a une tolérance active, d'où la création du néologisme de tolérisation qui engloberait la tolérance comme cas particulier. Le mot facilitation (qui désigne parfois un blocage !) est proposé par G.A. Voisin (1975) comme plus général et il engloberait la tolérisation. Mais il y a des facilita­tions passives. Dans certains cas, lorsqu'il y a augmentation du poids du placenta par exemple, faciliter est tout autre chose que tolérer.

Si l'on supprime le mot antigène il restera possible de parler de molécules ou de cellules qui seront, selon les conditions, immunogènes ou tolérogènes. Les mécanismes seront donc d'immunisation ou de tolérisation ou de facilitation selon les cas. Mais quel mot mettre en face de "immunitaire" ? Et peut-on continuer à conserver ce terme pour désigner à la fois ces deux types de réactions ? Après tout le mot hormone créé explicitement pour désigner des mécanismes de stimulation en vient aussi à désigner l'éven­tuelle inhibition. Misère du vocabulaire indispensable mais qui est aussi inévitablement obstacle. Peut-on continuer à définir l'antigène comme molécule étran­gère si l'on admet le concept d'image interne ? Peut-on utiliser

il devient difficile le même terme d'antigène pour désigner aussi les molécules des de se faire une groupes sanguins et du système HLA (ou du CMH chez les représentation animaux). Le classique balancement entre les définitions por­

tant sur la nature (nature chimique ici), la finalité explicite ou supposée, la fonction physiologique téléonomique mais non finalisée est ici bien embrouillé. La superfamille des immuno-globulines comprend des anticorps circulants, mais aussi des récepteurs d'antigènes, et des antigènes du CMH. Et les anti­corps peuvent devenir eux-mêmes antigéniques. Définir un concept par sa fonction dans une relation qui est elle-même éventuellement changeante, chaque terme du système étant

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des termes qui faudrait abandonner

éventuellement polyfonctionnel, conduit à des définitions bien difficiles à se représenter concrètement ou de manière imagée. Plus exactement la tentation permanente de s'en faire une représentation entretiendra encore pendant longtemps la confusion. Ajoutons donc, pour compliquer la situation, que ces molécules membranaires jouent certainement un rôle au cours du développement embryonnaire et de la construction de l'organisme. A ceci il faut joindre des difficultés liées à l'ancienne théorie "instructionniste" de la formation des anticorps. Elle a induit un vocabulaire moulé sur le modèle pédagogique qu'il faudrait abandonner (mémoire, immunité acquise,...) ou du moins redéfinir. De manière analogue le concept de maladie auto­immune ne relève pas nécessairement d'un dérèglement patho­logique, mais peut être compris dans la logique du système et de son insuffisante complexité.

3 . RECHERCHER DES SITUATIONS PÉDAGOGIQUES PRIVILÉGIÉES

certaines situations permettent de dépasser un obstacle

le familier a effacé le paradoxal

3.1. Le concept de situation privilégiée Si l'on met en regard la représentation décrite sous le terme de "tradition d'enseignement", et l'évolution des conceptions du système immunitaire, il reste à rechercher et décrire des situations privilégiées qui seront dans notre cas, inattendues ou paradoxales. Ces situations peuvent conduire à des renversements, obliger à la critique d'un savoir traditionnel, disloquer des certitudes bien ancrées. Grâce précisément à la connaissance des obstacle à franchir l'enseignant pourra gérer un conflit(3) susceptible d'aboutir au dépassement de l'obsta­cle. Il ne faut pas oublier en effet qu'un objet biologique (une galle végétale sur un chêne par exemple) ou une technique médicale telle la vaccination, ne sont pas automatiquement un problème biologique. La familiarité d'une observation n'est pas synonyme de simplicité. Le questionnement scientifique ne s'enracine pas nécessairement dans l'expérience vécue, la tradition d'enseignement ou la culture d'une époque. L'histoire des sciences montre qu'il existe souvent des approches ou des situations privilégiées qui permettent de débloquer un pro­blème. Et on oublie qu'une longue habitude d'enseignement a éventuellement rendu totalement familières des situations qui à leur époque étaient largement inattendues sinon paradoxa­les, constituant alors des renversements, parfois conflictuels, d'attitude, de concept ou de méthode. Il en est ainsi des petits pois de Mendel par exemple.

(3) Sur cette notion de conflit cognitif cf. Procédures d'apprentissage en sciences expérimentales. Coll. Rapports de recherches, n°3, Paris INRP, 1985, pp.21-24 et 195.

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le familier n'est pas le simple

utiliser les pratiques sociales des élèves

s'éloigner des finalités trop évidentes

le bébé est une greffe ?

Le risque existe de scléroser ces situations dans des équivalen­ces simples du type : un concept à assimiler = un exemple bien choisi. On peut également utiliser comme critère de sélection de ces situations non pas leur fonction polémique par rapport à des représentations, mais le fait qu'elles rendent le savoir évident en donnant à voir et non pas à concevoir.

3.2. La relation femelle gestante / foetus Présenter les données essentielles de l'immunologie à partir des pratiques médicales de vaccination, de transfusion sanguine et de transplantation d'organes a l'avantage de faire appel à des connaissances assez largement répandues dans le public sco­laire français et référant à des pratiques sociales qu'il a lui-même vécues ou vues dans sa proche famille. Les pratiques communes peuvent même éventuellement constituer un obsta­cle à la compréhension. Cette première étape sera peut-être longtemps inévitable dans la mesure où elle donne un ancrage médical au savoir théorique et constitue donc bien plus qu'une motivation plus ou moins alléchante, elle donne le sens même de ce savoir, elle rend le savoir signifiant pour l'élève.

Il reste que plusieurs renversements, ou plus exactement plusieurs repliements en miroir seront à établir. La recherche de situations paradoxales peut contribuer à aider au franchis­sement des obstacles liés à ces retournements que nous venons d'analyser. Accéder directement au concept de système immunitaire conçu selon N.Jerne comme la détection et le traitement dans un réseau des informations portées par des molécules et aboutis­sant à l'amplification d'un système effecteur semble délicat pour un enseignement biologique peu habitué à la biologie théorique. Sans abandonner la fonction de défense, il est possible de la ramener à un cas particulier d'une fonction plus large qui ne serait pas tant la surveillance de l'intégrité du soi immunologi-que, que bien plutôt la capacité de discrimination active entre le soi et le non-soi réalisée seulement chez les Vertébrés. Certes la finalité d'un tel système devient incertaine mais cela présente l'avantage de nous faire sortir de cette finalité trop évidente et anthropomorphique de la défense-surveillance. Ces deux approches théoriques sont présentées dans les deux articles cités précédemment en (1) et (2). Nous développerons ici une troisième approche possible. Dès 1954, au moment où il obtenait le prix Nobel pour la découverte du phénomène dit de "tolérance" en immunologie, Sir Peter Medawar reconnaissait que la grossesse était une violation flagrante des "lois" de la transplantation. Cette con­ception donne aisément des réflexions "accrocheuses" mais qui ne le sont précisément que parce que l'explication unique est celle du rejet : le bébé est une greffe, il devrait être rejeté ; la "survie" d'un bébé dans l'utérus de sa mère est contre nature ; ou bien le bébé est comparable à un cancer qui trompe son hôte pour se développer.

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mais il doit être reconnu comme étranger

cette situation oblige à penser simultanément les deux facettes

Dans cette logique les premières hypothèses pour expliquer ce paradoxe furent d'abord négatives : absence d'antigènes expri­més par le placenta du foetus, absence ou diminution des réactions immunitaires de la mère. Mais à la suite des travaux réalisés à partir du milieu des années soixante et surtout des années soixante-dix il a fallu admettre que "le bébé doit d'abord se faire reconnaître comme étranger pour que sa venue au monde se déroule le mieux possible". Nous résumerons rapide­ment ici les travaux de G.A. Voisin et G. Chaouat à partir d'une de leurs publications (1982). 1. La femelle gestante fait une réaction de rejet (déprimée)

dirigée contre des antigènes foetaux d'origine paternelle. On prouve ainsi la présence de cellules maternelles capables de tuer, in vitro, des cellules embryonnaires ou de lignée pater­nelle, ainsi que la présence de cellules maternelles capables de faire une réaction greffon-contre-hôte chez des nouveau-nés de lignée paternelle.

2. La femelle gestante fait une réaction de facilitation (notable) envers les antigènes foetaux d'origine paternelle. Elle éla­bore des anticorps facilitants spécifiques des antigènes paternels, ainsi que des cellules suppressives inhibitrices d'une réaction anti-paternelle.

3. Les réactions de rejet et les réactions de facilitation inter­agissent dans la gestation et les réactions de facilitation l'emportent. De plus certains auteurs développent des arguments montrant que la réaction de facilitation est non seulement présente, mais nécessaire et bénéfique au déve­loppement du foetus. Elle semble également bénéfique au développement des espèces et en particulier elle favorise les gestations allogéniques (entre lignées différentes) et donc le phénomène de la vigueur hybride.

Voici donc un bel exemple du délicat équilibre entre les deux mécanismes de rejet et de facilitation qui oblige d'entrée à les penser simultanément.

4 . AVANTAGES ET LIMITES DU CONCEPT DE SYSTÈME

En rupture avec une anatomie trop simple sinon naïve, le concept de système entendu comme articulation entre des fonctions de détection d'une information moléculaire, de trai­tement de l'information et d'intégration d'informations contra-

le système dictoires, puis de choix d'un mécanisme effecteur de rejet ou de préexiste à son facilitation, permet de rompre avec une finalité et un anthro-déclenchement pomorphisme trop évidents. Il permet d'exprimer une téléono-

mie, mais sans finalité. Tout événement immunitaire n'est plus isolé. Il prend naissance dans une structure qui préexiste et qui a un fonctionnement propre.

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le système peut être modifié cliniquement

mais ce concept a des limites

il est difficile de s'en faire une représentation

L'intérieur de l'organisme acquiert une certaine autonomie avant d'entrer en relation avec un milieu moléculaire extérieur. D'une certaine façon le système immunitaire est d'abord enga­gé "dans un discours sur lui-même" avant de modifier son discours en fonction de l'extérieur. Il n'est plus "silencieux" et simplement "déclenché" occasionnellement. On pourrait noter la même évolution dans la conception que l'on a des relations entre les centres nerveux et les détecteurs sensoriels ouverts sur le milieu intérieur ou extérieur. Cette conception intègre la pathologie dans la logique du système, et l'expression de maladies du système de défense contre les maladies, n'est plus paradoxale. Cette conception détrône la toute puissance de la génétique moléculaire qui en apportant une réponse objective aux deux notions traditionnelles et chères aux médecins, celle d'individu et celle de terrain, avait également cru pouvoir apporter une réponse unique aux problèmes de transplanta­tion. Pour greffer il suffit de respecter la génétique du donneur et du receveur grâce à un système complexe d'échange d'orga­nes à travers certains pays (riches). On peut désormais espérer agir sur des équilibres réversibles pour les déplacer dans un sens favorable à l'action thérapeutique.

Plus largement le concept de système autonomise l'immunolo­gie comme champ de recherche théorique autant que clini­que en coordonnant des travaux, des observations, des problè­mes jusqu'alors disparates. Mais derrière l'idée d'une organisa­tion et d'une structuration pointe l'image d'une cristallisation éventuelle. Il ne s'agit pas d'une simple métaphore facile. Délimiter un champ de recherche est positif, mais il se profile le risque de le clore. Structurer une problématique est positif mais le risque de sclérose est immédiatement présent.

Mais c'est au niveau clinique et thérapeutique que la concep­tion systémique trouve ses limites. Dans un ensemble d'inter­relations il n'y a pas "d'entrée", de début ou de cause principale aisément désignable sur laquelle agir. De plus l'interdépen­dance des facteurs conduit à définir des actions thérapeutiques qui, à quelques années de distance se renversent totalement. Ainsi des transfusions sanguines, évitées autrefois avant les transplantations et maintenant multipliées dans l'espoir de multiplier les anticorps facilitants. Les médecins et le public des malades se satisfont mieux d'équivalences plus simples, binaires si possible, dans lesquelles on peut désigner des effets et des causes sur lesquelles agir. Si tout est "déséquilibré" dans une multiplicité d'in ter-actions en plus ou en moins, par quel bout va-t-on s'y prendre pour agir ? Ne risque-t-on pas en permanence un effet inverse à celui escompté ?

Il se superpose à cela un problème de représentation au sens figuratif du terme. Un système anatomique même dispersé dans l'organisme comprend cependant des "centres" et des "voies de circulation". Cette nouvelle conception du système impose le concept de traitement de l'information, de la néces­sité donc d'une intégration et d'une régulation des mécanis­mes et c'est un avantage. Mais cette détection, cette intégration,

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les mécanismes effecteurs doivent être pensés au niveau de chaque cellule immunocompétente circulante. Le système est décentralisé, il est délocalisé, il est mobile, il est dynamique (multiplication cellulaire, et phagocytose). Et il est bien difficile de se faire une image d'un cerveau mobile et dispersé, d'un détecteur mobile même si l'on se représente trop aisément l'armée mobile des effecteurs qui se rendent sur le champ de bataille. L'idée de système risque enfin d'unifier trop fortement la représentation que l'on se fait du système immunitaire des Vertébrés. La réaction immunitaire a évolué en deux étapes au cours des temps. Chez les Invertébrés il existe un système binaire de reconnaissance : le soi d'un côté, et de l'autre côté "tout le reste", perçu de manière non différenciée et que l'on serait tenté de nommer non-soi, c'est-à-dire comme une caté­gorie unique, si hélas, précisément ce terme n'avait été utilisé

il unifie trop pour les Vertébrés dans un autre sens. Les Invertébrés recon-fortement le naissent les marqueurs du soi, et ceci n'est pas appris. La fonctionnement distinction est déterminée génétiquement. Pour "le non-soi" (le

reste) il suffit "d'une colle universelle", d'une sorte de détecteur de particules. Chez les Vertébrés la distinction soi/non-soi est nécessairement "apprise". La différence est fondamentale, ainsi vis-à-vis d'une greffe hybride A.B faite au parent A, la réaction est inverse. L'Invertébré reconnaît le marqueur A et accepte cette greffe. Le Vertébré reconnaît le marqueur B du non-soi et rejette la greffe. Plusieurs auteurs pensent que ce premier type de réaction immunitaire persiste chez les Vertébrés et que son support cellulaire serait les macrophages ou peut-être certains lymphocytes, autrement dit, elle correspondrait, pour partie au moins, à ce que l'on nomme "immunité non spécifique" et dont la spécificité est de nature différente. Il coexisterait donc chez les animaux évolués deux systèmes immunitaires différents.

Ces quelques remarques sur les limites du concept de système immunitaire visent à éviter la tentation permanente de la "fermeture" de la réflexion. Bien évidemment il fallait rectifier, critiquer, remanier un savoir antérieur, mais cette fois, enfin, nous aurions atteint le but. Si la fonction polémique que nous avons tenté, après bien d'autres, de transformer en procédé pédagogique a un sens, il est difficile de lui assigner des limites a priori. Si l'enseignement scientifique a pour but d'expliquer les résultats du savoir actuel et les conditions théoriques et techniques qui en légitiment la validité, il devrait également se fixer comme but d'encourager à maintenir la réflexion ou­verte, prête à rebondir. Il devrait donc montrer, par delà les scléroses, d'autres "possibles" historiques, et inciter à chercher comment et jusqu'où il est possible de penser et d'agir expéri­mentalement autrement.

Guy RUMELHARD Lycée Condorcet, Paris Équipe de didactique des sciences expérimentales, INRP.

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Bibliographie

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QUELQUES REPRÉSENTATIONS À PROPOS DES VACCINATIONS ET DES TRANSPLANTATIONS

Marie-Andrée Bihouès Suzanne Malot

Les pratiques de vaccination, de prévention des épidémies, de greffes et de transplantations, ainsi que les règlements et les institutions qui les concrétisent, constituent une source de représentations concernant l'immunologie qu'un ensei­gnement se doit d'analyser. Sur le trajet de 1'assimûation d'un savoir (concepts, techniques, méthodes), ces représentations seront source d'intérêt pédagogique, aides ou obstacles selon les situations. L'analyse concerne ici des élèves de 14 à 18 ans de l'enseignement secondaire.

la présence obsédante de valeurs étrangères à la connaissance

Images, mythes, idéologies, schémas de pensée, archétypes

L'analyse des représentations concernant un domaine de sa­voir scientifique et de leur fonction d'obstacle pédagogique éventuel est une direction de travail actuellement bien admise. Mais, malgré un grand développement de ce type d'études, de nombreux domaines restent totalement inexplorés. De plus ces représentations concernent essentiellement le savoir scientifi­que, les concepts et fort peu les méthodologies démonstratives, les techniques expérimentales, ou les conceptions du détermi­nisme en Biologie.

Rappelons en quelques mots de quoi il s'agit car l'utilisation dans les travaux de didactique d'un vocabulaire commun (y compris le mot de représentation lui-même) ne garantit pas l'identité de conception du travail à réaliser. Les sciences humaines ont mis l'accent sur la présence obsédante, dans l'acte initial de la connaissance, de valeurs étrangères à la connaissance et qui en perturbent la construction. De plus, bien souvent, ces valeurs persistent dans la science constituée, particulièrement dans le domaine de l'immunologie qui est profondément ancré dans l'étude et la recherche de moyens de guérison de certaines maladies, c'est à dire dans la vie sociale. A condition, bien sûr, de considérer la maladie comme un phénomène social total, et non comme un accident organique qui ne concerne que le médecin en tant que physiologiste.

On peut ainsi faire l'hypothèse que dans l'acte d'enseignement et dans l'appropriation d'un savoir donné par les élèves il existe, de manière analogue à celle de l'invention des savoirs mais pour des raisons éventuellement différentes, des images, des archétypes, des mythes, des schémas de pensée dérivés des pratiques corporelles, des pratiques techniques, des pratiques institutionnelles, des idéologies qui apportent leurs lots de survalorisation et de surdétermination expliquant certains types de difficultés scolaires. Le microbe qui est au coeur de

ASTER N°10. 1990. L'immunologie, Jeux de miroirs, INRP, 29. rue d'Ulm. 75230, Paris Cedex 05.

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l'Immunologie est un bon exemple de ce phénomène social total puisqu'il a contribué à créer des gestes de la vie courante, des pratiques médicales, des institutions, des réglementations d'obligations et d'interdictions.

1. METHODE D'ANALYSE

un questionnaire-enquête, avec des réponses écrites

trois propriétés permanence apparente. latence, résistance

Nous rendrons compte ici essentiellement d'une enquête réali­sée à l'aide de questions écrites entièrement rédigées à l'avance et impliquant des réponses écrites. Ce procédé a des inconvénients déjà discutés dans une précédente étude(1) mais par ailleurs il limite les effets de distorsion dus à l'enquêteur et à la dynamique d'un dialogue oral dans lequel l'enquêteur risque d'induire les réponses. L'écrit n'évite pas totalement ce travers bien évidemment. Nous avons pu recenser de très nombreux questionnaires dans la littérature, surtout depuis l'apparition du SIDA- Mais aucun ne donnant satisfaction nous avons retenu, après plusieurs essais, une liste limitée de dix questions pour chacun des deux questionnaires portant l'un sur les vaccinations, l'autre sur les transplantations et les greffes. Notons enfin que la notion d'enquête elle-même est discutable. En effet, en quelques mots, rappelons que tout travail demandant aux élèves de formuler par écrit "leurs" représentations est toujours-déjà aussi un travail d'élabora­tion intellectuelle tout autant qu'un travail de production de "réponses spontanées", de production de représentations qui préexisteraient à leur formulation écrite. L'enquête est déjà un travail pédagogique. Le questionnaire-enquête peut donc être utilisé (sous une forme éventuellement réduite) comme outil d'enseignement.

Il faudrait enfin répondre par avance à deux objections qui pourraient venir de la forme nécessairement limitée de cet article. Entre l'obtention des réponses des élèves et leur traduction dans cet article se place un travail collectif d'interprétation et de confrontation visant à dégager ce qui peut réellement être considéré comme une "représentation" ayant des propriétés de résistance et de permanence suffisante. Le caractère latent des représentations implique ce travail toujours discutable de type interprétatif car elles ne sauraient se livrer simplement en réponse à une question. Deuxième difficulté dont nous avons fait en grande partie l'économie dans cet article, faute de place, il s'agirait encore de montrer de manière convainquante que ces représentations jouent effectivement un rôle d'obstacle ou d'aide temporaire sur le trajet de l'assimilation de certains concepts de l'immunolo­gie, de certaines méthodes expérimentales ou cliniques, de

(1 ) Guy RUMELH ARD. La génétique et ses représentations dans l'ensei­gnement. Bern. Peter Lang. 1986, p. 30 - 37.

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certains types de déterminisme. Nous l'évoquerons cependant sur quelques exemples pour montrer un échantillon de cet aspect indispensable du travail. Il n'y a pas de méthode a priori pour formuler des questions susceptibles de faire surgir de manière prévisible et répétitive des "représentations". Nous avons fait plusieurs essais, en nous limitant à deux domaines cliniques en relation étroite avec l'immunologie : les vaccinations et les transplantations car elles font partie du vécu des élèves interrogés.

Questionnaire vaccinations 1. Pourquoi se fait-on vacciner ? Citez des exemples. 2. Comment concevez-vous le mécanisme de la vaccination ? 3. Les vaccinations sont-elles sans risques ? Connaissez-vous des cas d'accidents

ou d'inconvénients ? 4. Pourquoi certaines vaccinations sont-elles obligatoires ? 5. Comprenez-vous l'attitude de ceux qui refusent les vaccinations ?

- contre les maladies que l'on peut soigner avec des médicaments ? - contre les maladies que l'on ne sait pas actuellement soigner ?

6. Dans un pays donné, n'y aurait-il plus aucun individu malade si tout le monde était vacciné pour une maladie donnée ?

7. Peut-on faire disparaître la cause d'une maladie à la surface de la terre en pratiquant la vaccination pour cette maladie dans tous les pays du monde ?

8. Vaut-il mieux vacciner que soigner avec des médicaments quand on sait le faire ? 9. Pourra-t-on un jour vacciner contre toutes les maladies ? 10. Comment peut-on expérimenter pour savoir si un vaccin est efficace ?

Questionnaire greffes, transplantations 1. Les mots greffe et transplantation ont-ils le même sens ? 2. La transplantation d'un organe : le coeur, ou le cerveau, ou le foie ou le rein, peut-

elle changer la personnalité de l'individu ? 3. Une transfusion sanguine peut-elle changer la personnalité ? 4. La greffe de quelques cellules nerveuses dans le cerveau est possible chez les

animaux (souris). Est-ce que cela deviendra possible, et utile chez l'homme ? 5. Pourquoi fait-on des transplantations puisqu'il y a rejet ? 6. Comment essaie-t-on de limiter le rejet de greffe ? Peut-on l'éviter totalement ?

Peut-on faciliter la prise d'une greffe ? 7. La notion de groupe sanguin correspond au fait que, en transfusant le sang de

certaines personnes à d'autres, il se produit une agglutination des globules rouges du donneur dans le sang du receveur. Est-ce une anomalie de l'un des sangs, ou des deux ? Ce phénomène d'agglutination peut-il avoir une utilité ?

8. Garde t-on le même groupe sanguin toute sa vie ? 9. Comment évite-t-on les accidents d'agglutination lors des transfusions sangui­

nes? 10. A quoi servent les greffes chez les animaux de laboratoire?

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2. ANALYSE DES REPONSES DES ELEVES

A partir des questionnaires décrits précédemment et plusieurs fois remaniés, nous avons analysé les réponses de différentes catégories d'élèves : - élèves d'enseignement général de 3ème, 2de, 1ère, A, B et S,

Terminale A, B et D (la classe de Terminale D est une section où l'enseignement de la biologie a une place importante), d'origine géographique diverse (Paris, banlieue, St Quentin)

- élèves d'enseignement spécialisé agricole (2de et BEP) - élèves d'un lycée algérien recevant un enseignement en arabe

depuis un an mais dont la maîtrise du français est remar­quable

- élèves d'un établissement de la République Populaire du Congo.

Pour un même niveau d'âge, lorsque les réponses sont équiva­lentes, seules les différences sont signalées. Les pourcentages n'ont qu'une valeur indicative. Il est également signalé si le cours d'immunologie a eu lieu ou non avant l'enquête pendant la même année scolaire. Ces quelques données, brièvement indiquées dans le texte, sur le niveau scolaire des élèves ayant répondu, ainsi que sur leur origine géographique, n'ont aucune prétention de caractérisa-tion sociale, ontogénétique, culturelle ou ethnique. Elles sont ici l'indication d'un travail qui reste à faire.

2 . 1 . Le quest ionnaire "vaccinations"

Il n'y a pas de correspondance mécanique entre les questions posées et les réponses obtenues. Nous avons donc délibéré­ment choisi de regrouper certaines questions qui se sont révélées a posteriori complémentaires. De même, l'analyse détaillée des réponses individuelles étant trop fastidieuse dans le cadre d'un tel article, nous avons choisi de les organiser selon un cadre qui bien évidemment n'apparaît comme tel dans aucune des réponses particulières.

1.

2.

Pourquoi se fait-on vacciner

Comment concevez-vous le

Questions 1 et 2

? Citez des exemples.

mécanisme de la vaccination ?

A l'échelon individuel la vaccination permet : - de ne pas attraper, d'éviter (réponse la plus fréquente à tous

niveaux) - de protéger - de combattre - de devancer, de prévenir (2de et 1ère agricole) - d'immuniser (réponse rarissime, sauf après un cours récent).

une tentative pour diversifier les catégories d'éièves

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le vaccin agit contre

tout est question de dose

le préfixe "anti" implique une lutte

A l'échelon collectif la vaccination permet : - de limiter les épidémies (10 % en 2de agricole). Les verbes employés ["combattre", "protéger",...) suggèrent les diverses modalités d'une lutte entre deux antagonistes : le "uacdn"qui agit contre "la maladie", ou contre "les maladies", ou contre "les microbes" e t /ou "virus".

• Les exemples de vaccination

Les exemples correctement cités par les élèves concernent : - leur vécu personnel : BCG, polio (tous niveaux) ; le tétanos et le DT (2de agricole, 1ère, Terminale D) - les vaccinations conseillées dans leur entourage, telles que la grippe, la rubéole, la rougeole, les oreillons, l'hépatite, la fièvre jaune - les vaccinations animales : fièvre aphteuse, brucellose (dans l'enseignement agricole). Il n'y a que peu d'erreurs. Sont ainsi cités : la peste, la septicémie. Dans toutes les réponses apparaît une certaine notion de spécificité d'action d'un vaccin, c'est à dire une sorte de correspondance univoque entre maladie et vaccin.

• La composition du vaccin

Elle est conçue comme : - agent pathogène à petites doses : "unepetite quantité de virus"; "un peu de la maladie qu'on envoie dans le corps" (réponse de 3ème, 2de agricole, plus rare en 1ère). Il y a donc homogénéité entre la cause de la maladie et son remède. Tout est question de dose et vraisemblablement de seuil. - agent pathogène modifié : "virus dont on a retiré le mauvais", "virus atténué", "venin que l'on a brûlé", "microbes morts" (tous niveaux). Le mauvais peut être retourné en "bon"et, en quelque sorte agir contre lui-même. - substance chimique telle que "pénicilline", "sérum de cheval", "produtt fabriqué à l'aide des chromosomes tuant les bactéries" (1ère), "antivirus capable de se multiplier dans le corps" (1ère, Term), "injection de cellules immunitaires" (Term). La confusion entre vaccin et antibiotique n'est pas pour sur­prendre dans l'optique d'une lutte. Elle peut être induite par le mot "anti-corps". L'idée que le produit doive se "multiplief' pour répondre à une invasion qui est également conçue comme multiplication est plus intéressante (cf.ci-après). Pour les deux premières catégories de réponse on peut penser que l'on retrouve les schémas qui ont guidé les premières vaccinations et qui ont été enseignés comme tels, même si leur explication est restée énigmatique et s'ils ont été abandonnés: action de petites doses du même produit que le produit néfaste ou d'un produit supposé "atténué". On retrouve les mêmes schémas de pensée quand on s'inter­roge sur le sens usuel des notions d'habitude et d'accoutu­mance.

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• Le mode d'action du vaccin

l'attaquant et le champ de bataille

une représentation fortement finalisée

Il est essentiellement conçu selon les termes et les diverses modalités de la stratégie militaire. - Le vaccin (conçu comme agent) "attaque" et "détruit" microbes et virus (3ème, 2de agricole) ; il est là pour "lutter" contre les maladies présentes ou à venir (1ère) ; il "apporte" à l'organisme ce qui lui manque pour réagir face à la maladie (1ère). - Le vaccin (conçu comme produit chimique) "détruit" les virus ou les microbes de la maladie. L'action curative (citée assez rarement mais à tous niveaux) est assimilée au modèle du médicament ou à la sérothérapie. Dans les deux cas, l'action préventive est largement connue. - L'organisme (dans la plupart des réponses) ne semble pas avoir de rôle propre, il n'est que le champ de bataille où s'affrontent le produit en place depuis plusieurs semaines au minimum et l'assaillant. - Le vaccin se répand dans le corps, "se mélange au sang et circule avec lui" ; "reste dans le corps" ; "va à l'endroit où. le corps en a besoin", "il saura reconnaître ses cellules et lutter contre", "les anticorps stockés depuis la vaccination vont ressortir et détruire les microbes". "Le vaccin disparaît après la lutte et il faudra le remplacer", c'est le sens donné aux "piqûres de rappel". - Avec une tonalité plus biologique, peut-être liée à l'idée de multiplication, on relève encore l'idée d'une sorte de "lutte biologique entre microbes". Les microbes injectés sinon détrui­sent directement, du moins éliminent les "microbes maladifs". Mais alors les "microbes contenus dans le vaccin" risquent d'éliminer "des microbes utiles à l'homme". Il s'agirait d'une sorte de concurrence vitale qui dans ce cas suppose l'existence d'un mécanisme qui ne serait pas fortement finalisé par l'idée "que le microbe est attaqué parce qu'il est dangereux". La répartition, le stockage, la circulation du vaccin sont forte­ment finalisés à l'intérieur de l'organisme. Cette représentation serait à mettre en relation avec les études réalisées sur la circulation sanguine. ,2)

• Les réactions propres de l'organisme-hôte

Dans la plupart des réponses, c'est le vaccin (selon ses diverses conceptions) qui agit seul à l'intérieur de l'individu. Toutefois, chez les élèves de Terminale (40%) apparaît une formulation ambigue. Le vaccin "permet d'acquérir des anticorps spécifi­ques quipermettent de lutter contre un type de maladie". On peut s'interroger sur le sens donné à "acquérir". Si le mot est

(2) Bernard DUCROS. Le concept de circulation du sang. Production d'outils didactiques. Thèse. Univ. Paris 7. Juin 1989. André LA V ARDE. Sept cent ans de représentation de l'appareil circu­latoire. Mémoire de DEA de Didactique. Univ. Paris 7.1984.

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l'organlsme-hôte passif

une pensée binaire : une maladie = un vaccin

une sous-estlmation des toxines

dissocier pouvoir immunogène et pouvoir pathogène

synonyme de "apporter à", dans ce cas l'organisme est toujours passif, mais si le mot est synonyme de "faire fabriquer par l'organisme", ce dernier apparaît alors dans un rôle actif, dynamique. Ce rôle dynamique est explicité dans quelques rares cas : - le corps fabrique des anticorps (3ème) - l'organisme va créer des antivirus (1ère) - pour que l'organisme puisse se défendre par ses propres moyens contre microbes et virus. De plus quelques réponses font état d'une "acquisition" par l'habitude : "... afin de permettre à l'organisme de s'habituer aux corps étrangers et de fabriquer les anticorps correspondants"; "... pour habituer l'organisme à combattre".

• La correspondance : une maladie = un microbe = un vaccin

C'est le terme de correspondance qui vient dans les réponses, et non celui de spécificité, pour désigner le fait qu'un vaccin agit pour une maladie précise donnée et pas une autre. A contrario "... pour certaines maladies il n'y a pas de vaccin". Mais aucun mécanisme n'est proposé pour expliquer cette spécificité. Mais ce qui est implicitement admis, c'est la correspondance : une maladie infectieuse = un microbe précis (virus ou bactérie). Et ce microbe agit "par lui-même" et non par l'intermédiaire d'une toxine, dans toutes les réponses obtenues. Autrement dit si la théorie microbienne des maladies inaugurée par Pasteur a bien diffusé, l'existence de toxines dans certains cas de maladies (tétanos, diphtérie) est peu connue. Il est vrai que cette découverte détruit d'une certaine façon la belle simplicité et, au fond, l'optimisme de la théorie pasteurienne. Est-ce une explication de ce type de réponse ? La distinction, il faudrait dire la dissociation, la séparation théorique et technique entre un pouvoir pathogène et un pouvoir immunogène de certains microbe n'apparaît dans les réponses que pour les élèves de terminale, après le cours. "On injecte un virus ayant perdu son pouvoir pathogène mais ayant gardé son pouvoir antigénique afin que le corps acquière une immunité, et fabrique des anticorps qui pourront répondre à une agression du même virus, mais celui-là pathogène." Rappelons à ce propos que si Pasteur parle d'atténuation il ne conçoit pas, dans ses premiers travaux, qu'il modifie les microbes. Très attaché à prouver leur existence puisque dans de nombreux cas il ne peut les observer, ou bien qu'ils sont polymorphes, il admet au contraire leur fixité, leur invariance, leur constance. Les diverses techniques dites d'atténuation ont pour lui un effet quantitatif, en diminuant le nombre, même si à l'époque il ne peut effectuer de réels dénombrements. Quant à l'organisme c'est un simple milieu de culture qui éventuel­lement s'épuise.

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Questions 3 ,4 ,5 ,8

3. Les vaccinations sont-elles sans risque ? Connaissez-vous des cas d'accidents ou d'inconvénients ?

4. Pourquoi certaines vaccinations sont-elles obligatoires ?

5. Comprenez-vous l'attitude de ceux qui refusent les vaccinations - contre les maladies que l'on peut soigner ? - contre celles que l'on ne sait pas actuellement soigner ?

8. Vaut-il mieux vacciner que soigner avec des médicaments quand on sait le faire ?

Pour les élèves de 3ème, 1ère, Terminales (10 à 20%), lycée agricole (50%), les vaccinations sont sans risques, ni inconvé­nients. Certains ne donnent aucun argument à l'appui, d'au­tres tentent une explication : "... le corps introduit lors de la vaccination n'est plus pathogène" (Term), "on a enlevé auproduit le quelque chose qui déclenche la maladie". S'il y a risque, il est mineur et sans gravité, ou bien largement minoré : - réaction localisée au point d'inoculation : rougeur, gonflement - il y a rejet du vaccin - il y a une allergie bénigne. Un nombre infime d'élèves (1ère, Terminale exclusivement) ont eu connaissance de séquelles graves : - allergie grave - troubles mentaux : "fai entendu dire qu'elle causait parfois mais très rarement des troubles mentaux". Ils avancent alors une explication en situant les causes : - ce sont les antigènes - ce sont les conditions d'aseptie qui ne sont pas respectées - la notion de seuil réapparaît dans l'expression "si l'on abuse des doses ... quelles seraient alors les séquelles ?' - "depuis les vaccinations en Afrique Ü y a recrudescence de virus, car le virus est plus fort". S'agit-il d'une modification du virus lui-même, ou de l'apparition (sélection) de souches résis­tantes ? - "le sujet ne réagit pas lors de la vaccination et les microbes se développent ensuite". La représentation de la vaccination est donc ici fortement positive et certainement liée à l'enseignement et à la vulgarisa­tion scientifique et médicale. Les débats liés à la variole ne semblent par exemple pas connus. On peut rapprocher ceci de certaines études faites sur ce que l'on a aussi nommé "l'image mentale" c'est-à-dire la représentation sociale de certaines maladies et en particulier celle de la tuberculose ,3). La repré-

(3) P. FREMOUR et al. "L'image mentale de la tuberculose". Rev. de Tub. et de Pneum. Tome 23, n°4, p.428^139.

minoration des risques

une représentation fortement positive

une survalorisation de la médecine

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sentation a été tellement modifiée "positivement" que certains malades tuberculeux hospitalisés ne s'estiment pas conta­gieux ! Apparemment les lycéens algériens de notre enquête ont une connaissance (livresque ou vécue ?) de plus nombreux acci­dents : - néphropathie à la suite de vaccinations contre la variole, - choc anaphylactique précoce, - cardiopathie, hémopathie, - cas d'encéphalite et de paralysies.

mieux vaut L'information du public est-elle différente, ou bien attribue-t-prévenir que on aux vaccins des séquelles imputables à d'autres causes, ou guérir bien les accidents sont-ils réellement plus nombreux ?

Logiquement donc l'aspect obligatoire de certaines vaccina­tions n'est pas contesté. Il est admis à cause : - du danger couru sur le plan collectif par les épidémies, - du danger couru sur le plan individuel par les maladies mortelles et fréquentes. Apparaissent ici des idées reçues sous forme de formules toutes faites : "mieux vaut prévenu- que guérir", "pour être majeur et vacciné", "ça a toujours été comme ça". De ce fait "ils ne comprennent pas l'attitude de ceux qui reßisent les vaccinations" mais beaucoup d'entre eux (50 %) tentent cependant de donner quelques explications à ce refus :

• Irrédentisme à la science officielle justifié a posteriori par de multiples raisons :

- libre arbitre (exclusivement en Terminale), attitude compara­ble à celle de ceux qui refusent de porter la ceinture de sécurité ; ou refus de recevoir des produits dont ils ne connaissent pas ta composition - respect de dogmes religieux - risque d'allergie - scepticisme sur l'efficacité du vaccin - peur des accidents post-vaccinatoires

• Incapacité d'intégrer un certain nombre de problèmes dans le champ de la conscience, dont ceux de la vaccina­tion :

- peur de la douleur causée par la piqûre (tous niveaux) le vaccin -manque d'information médicament - inconscience d'un besoin de vaccin. panacée - raisons pécunières liées aux conditions socio-économiques

des chômeurs en fin de droits. Ainsi cette confiance quasiment aveugle, ou librement donnée en cet aspect de la médecine se retrouve lorsqu'à l'unanimité le vaccin est déclaré préférable au médicament. Vaccins et médicaments sont comparés avec précision : - l'emploi du vaccin est jugé plus commode, moins cher, dans la mesure où il ne nécessite qu'un acte médical : c'est rapide et moins astreignant (tous niveaux) ;

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- son action est "durable, plus sûre et efficace". L'aspect préven­tif de la vaccination opposé à l'action curative des médicaments se retrouve chez la plupart des élèves du second cycle : "on soigne la maladie quand eue est apparue, avec des médica­ments, et il est parfois trop tard". La minorité qui a connaissance de la participation active de l'organisme déclenchée par la vaccination voit en elle une action naturelle préférable au rôle passif d'un composé chimique et on retrouve ainsi l'idée de vaccin-anticorps sous-jacente : "ce n'est pas un artifice car Ü agit en coopération avec l'organisme". La méconnaissance des risques de la vaccination relatée plus haut se retrouve ici alors que l'inefficacité, la toxicité des

paré de toutes les médicaments sont largement développées : vertus " un vaccin fait courir beaucoup moins de risques à l'individu"

"la maladie produit un choc et une fatigue, certaines personnes ne supporteront peut-être pas le traitement'. " les traitements longs entraînent parfois des séquelles" " non, je n'ai plus confiance envers les médicaments" L'accoutumance aux médicaments est souvent évoquée et parfois opposée à la non-accoutumance aux vaccins :

peu coûteux " Onpeut s'accoutumer aux médicaments, pour le vaccin le corps économiquement se défend tout seul" (1ère).

Sur le plan social, les avantages de la vaccination en cas d'épidémies sont à nouveau évoqués ici : "elle nous libère du souci d'être contaminés", "on n'est pas contagieux". Sur le plan humanitaire, il vaut mieux vacciner dans le Tiers Monde "car les médicaments leur sont restreints".

Questions 6,7,9

6. Dans un pays donné, n'y aurait-il plus aucun individu malade si tout le monde était vacciné pour une maladie donnée ?

7. Peut-on faire disparaître la cause d'une maladie à la surface de la terre en pratiquant la vaccination pour cette maladie dans tous les pays ?

9. Pourra-t-on un jour vacciner contre toutes les maladies ?

A la différence des réponses aux questions précédentes où les différents niveaux s'imbriquaient de la 3ème à la Terminale, une divergence apparaît ici entre la seconde et la 1ère : 50 % des élèves de 3ème et de lycée agricole sollicités pensent que la maladie disparaîtra totalement mais la plupart des élèves de 1ère et pratiquement tous ceux de Terminale estiment que quelques cas subsisteront : "il est très dur de vacciner la totalité d'une population" "il y aurait toujours quelques individus malades car certains ne réagissent pas aux vaccins"

quelques restrictions cependant

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les maladies se réfugient, ou renaissent

les maladies sont une multitude

"il me semble que les vaccins ne tuent pas les virus mais ralentissent leur développement'. Les arguments concernent donc les limites du possible du point de vue pratique pour la vaccination de tous les terriens et les limites de l'efficacité du vaccin liées à des variations individuel­les, des contre-indications médicales (allergies) ou des limites de l'efficacité du vaccin dans le temps. L'aspect polymorphe de l'agent pathogène n'est évoqué qu'en 1ère et Terminale : "les virus évohient, rendant certains vaccins inefficaces". On trouve aussi l'idée que l'on pourrait nommer T'hydre aux cent têtes" : "quand une est vaincue, une autre apparaît'. Il y a donc une idée de réapparition incessante et de multitude. Ce qui entraîne également qu'il serait impossible de vacciner contre toutes les maladies (infectieuses) car "il y en a des centaines". Une version un peu écologique du même thème suppose l'idée de "refuge" chez les animaux ou les plantes.

Question 10

10. Comment peut-on expérimenter pour savoir si un vaccin est efficace ?

spécificité stricte, ou bien degré de proximité

le vaccin est aussi un remède

La majorité des réponses se contente d'énumérer les catégories d'êtres vivants sur lesquels les expérimentations ont lieu sans en préciser les modalités : "animal de laboratoire", animal "qui aiesmêmescaractéristiquesquel'homme", "chimpanzé", "gorille", "homme volontaire, malade ou condamné" "chercheur lui-même" (allusion qui était alors d'actualité au cas du Professeur Zagury testant le vaccin contre le Sida qu'il a élaboré). Cela signifierait-il qu'un vaccin contre un agent pathogène donné n'aurait pas la même efficacité chez les individus d'espè­ces différentes à moins qu'ils n'aient des caractéristiques "proches" à définir ? La notion de spécificité ou de "correspon­dance" serait ici donc à moduler, en fonction des réactions obtenues selon la nature de l'hôte. Certaines réponses laissent penser qu'il s'agit de montrer l'efficacité d'un vaccin sur une personne : soit en observant la réaction localisée au point d'inoculation, soit en faisant appel à des autorités compétentes, soit encore en réalisant des tests en laboratoire (ex : par les analyses d'urine). D'autres réponses proposent des expérimentations testant l'efficacité d'un vaccin sur l'ensemble d'une population. La confusion avec la sérothérapie réapparaît quand il est avancé : "introduction de la maladie à un animalpuis injectlondu vaccin", ou "injection du vaccin à un homme atteint de la maladie et dont le cas est désespéré". (Le seul cas correspondant à ce schéma est celui de la vaccination antirabique et il ne semble pas connu). Il s'agit donc ici du vaccin-remède. Mais l'autre schéma expérimental est également connu, sans que l'on puisse préciser ici s'il est exclusif de l'autre ordre de

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succession ["la confrontation d'un individu vacciné avec la maladie", "l'injection du vaccin puis injection de la maladie'). Résumons donc en quelques formules condensées les princi­paux traits relevés dans les analyses précédentes. Cela ne signifie pas bien entendu que toutes ces conceptions sont simultanément présentes chez un même individu en même temps à un moment donné. Il s'agit de survalorisations ou de dévalorisations qui peuvent être sources de difficultés éven­tuelles qu'il faudrait encore analyser. Ainsi le caractère "nuisi­ble" de certains microbes peut conduire à penser qu'ils sont reconnus par l'organisme "parce qu'ils sont dangereux" (finalité utilitaire). Ceci peut empêcher d'admettre que l'on puisse précisément dissocier, dans certaines toxines, leur caractère antigénique de leur caractère toxique et les utiliser comme vaccin. A l'inverse, en admettant l'identité du "poison" et du remède on admettra trop aisément que la recherche de petites doses puisse avoir un effet vaccinant.

Principales représentations à propos des vaccinations

On peut donc résumer les principales représentations qui risquent de faire obstacle à l'assimilation de certains concepts de l'immunologie de la façon suivante : - vaccin conçu comme médicament-préventif et curatif - vaccin-panacée, paré de toutes les vertus

Il agit avant, mais aussi après la maladie déclarée, il est plus commode, moins cher, durable, efficace, naturel, sans accoutumance, présente peu d'inconvé­nients, protège mais rend également non contagieux.

- identité maladie/remède La cause de la maladie est retournée en remède : - grâce à l'atténuation de la virulence du virus - et/ou l'utilisation de petites doses - et/ou la répétition des actions, de manière analogue aux actions de type péda­gogique.

-forte valorisation de l'anticorps Il a, en plus de la fonction de reconnaissance, une fonction de destruction. Le complément par contre est totalement ignoré.

- guérison conçue sur le mode de la lutte Elle présente toutes les modalités possibles de l'attaque/défense.

- organisme-hôte conçu essentiellement comme un champ de bataille passif Le vaccin agit à la place de l'organisme.

-fortefinalisation utilitaire Le microbe est reconnu par l'organisme parce qu'il est dangereux et étranger.

- existence d'une certaine spécificité nommée correspondance, ou caractère propre du vaccin

Une maladie = un microbe = un vaccin spécifique à l'homme. Cette spécificité stricte n'exclut pas les essais sur certains animaux proches. S'ajoute donc une notion floue de proximité.

- vaccin et invasion Si la maladie est conçue comme une invasion-multiplication, le vaccin peut également se multiplier.

les représentations peuvent constituer des obstacles

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2 .2 . Le quest ionnaire "greffes, transplantations"

Question 1

1. Les mots greffe et transplantation ont-ils le même sens ?

Ces mots sont tantôt considérés comme synonymes, tantôt comme ayant des sens différents et des hypothèses peuvent être émises sur les critères de définition.

ambiguté des Us peuvent impliquer : mots "greffe" et ^ . i a nature du receveur : "transplantation" »^ greffes sont des implants d'un individu sur lui-même... la

peau" "une greffe se fait avec un organe pris sur quelqu'un d'autre". On retrouve les mêmes types de réponses opposées pour les transplantations : "une transplantation se fait avec une partie de nous : peau d'une cuisse prélevée et transplantée ailleurs" "une transplantation se fait à l'aide d'organes étrangers au corps concerné"

- la localisation du greffon : "une greffe peut se faire à n'importe quel endroit du corps, une transplantation se fait au même endroit du receveur"

- certains s'attachent à la finalité de l'intervention : "la transplantation remplace un organe, la greffe soigne" "la transplantation correspond à un échange standard, la greffe à une réparation" "transplanter c'est changer complètement un organe, greffer c'est rajouter un morceau d'organe sur un autre"

- enfin d'autres pensent à la composition du greffon : "une transplantation correspond à un organe : coeur, rein, alors qu'une greffe ne correspond qu'à une partie d'organe : peau, fibres musculaires... "

y compris dans la presse médicale

Il ressort que les deux noms sont connus et familiers. Ils signifient pour tous, prélèvement d'organe - tout ou partie - sur un individu et implantation sur le même individu, ou un autre. L'essentiel de ces connaissances est acquis dès la 3ème. L'Encyclopedia Universalis précise "qu'une transplantation est une greffe d'organe accompagnée du rétablissement immédiat de la continuité vasculaire" et reconnaît qu'en pratique les mots sont utilisés indifféremment. La confusion des termes observée dans les mass-médias et parfois dans la presse médicale se retrouve chez les élèves à l'exception des élèves de Terminale D.

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Questions 2 et 3

2. La transplantation d'un organe : le coeur, ou le cerveau, ou le foie ou le rein, peut-elle changer la personnalité de l'individu ?

3. Une transfusion sanguine peut-elle changer la personnalité ?

on peut changer la personnalité

à moins que la question ne soit mal formulée

mais le cas du cerveau complique les réponses

L'ensemble des élèves estime qu'à l'exception de la transplan­tation cérébrale, ces opérations ne changent pas la personna­lité : "aucune cause biologique ne peut la modifier", "elle ne dépend pas d'un organe mais de quelque chose qui est au plus profond de nous-mêmes et qui n'a rien à voir avec la conscience, les sentiments", "elle existe à notre naissance et vient de notre code génétique".

En ce qui concerne le sang, les réponses sont plus ambiguës, quand elles tentent de donner une explication à cette absence de changement lors d'une transfusion "puisqu'il faut tenir compte des groupes sanguins", "que le sang remplacé doit être le même que le précédent".

Si le mythe du siège du courage dans un organe ("Rodrigue, as-tu du coeur"; 'You have a white liver" Shakespeare) n'apparaît pas ici, celui de "Bon sang ne saurait mentir" n'a peut-être pas tout à fait disparu. A moins que les élèves soient empêchés de répondre à la question, car ils savent que la transfusion de sangs différents crée nécessairement un accident ; il est donc impossible de transformer puisqu'on ne peut transfuser effectivement que du sang homogène avec celui du receveur.

Certains élèves (25%) estiment enfin que la personnalité peut évoluer dans la mesure : - où elle est liée aux capacités physiques ; les interventions citées améliorent l'esthétique, le confort de vie, les performan­ces physiques. La personnalité est donc bien perçue comme intimement liée au corps, mais peut-être pas à un organe précis (en dehors du cerveau).

- où elle subit un choc psychologique dû à la présence d'un fragment "prélevé sur un être humain mort".

La transplantation cérébrale est déclarée impossible actuelle­ment, sa réalisation ultérieure peu probable. La majorité con­sidère le cerveau comme support anatomique de la personna­lité : "l'organe principal et important qui crée notre personnalité et qui commande tous les autres organes" "l'ordinateur central de tout le corps" "le siège de notre intelligence, sensibilité, comportement, senti­ments"

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"notre cerveau c'est comme le livre de l'histoire de nos expérien­ces ; chacun a le sien propre". Ainsi toute intervention sur le cerveau posera des problèmes éthiques car elle aura un retentissement sur la personnalité. Quelle sera alors celle du receveur ? s'interrogent certains. Celle du donneur présume l'un d'eux.

Questions 7 et 8

7. La notion de groupe sanguin correspond au fait que, en transfusant le sang de certaines personnes à d'autres, il se produit une agglutination des globules rouges du donneur dans le sang du receveur. Est-ce une anomalie de l'un des deux sangs, ou des deux ? Ce phénomène d'agglutination peut-il avoir une utilité ?

8. Garde-t-on le même groupe sanguin toute sa vie ?

Si les causes de l'agglutination sont parfois attribuées à une maladie ou une anomalie de composition d'un des sangs se traduisant soit par un déficit en hématies du donneur, soit par

le rejet du corps un déficit en hématies du receveur, les phénomènes d'aggluti-étranger nation correspondent toujours au rejet d'un élément étranger :

"le corps humain rejette tous les organes extérieurs" " rejette le sang du donneur considéré comme un corps étranger"(3ème, 2de). L'incompatibilité des sangs est souvent évoquée : "c'est le fait qu'une personne ne reçoit pas du sang du même groupe que le sien". Pour un nombre restreint d'élèves (Terminale) elle est la mani­festation de réactions immunitaires dont la médiation humo­rale est rarement précisée :

l'utilité des "ce phénomène a eu l'utilité de prouver qu'il existe des sangs groupes différents donc incompatibles avec d'autres" sanguins ? "cela a permis de trouver qu'il faut que le donneur et le receveur question sans aient un groupe sanguin identique" réponse "l'agglutinationpermet de trouver le groupe sanguin d'un indivi­

du". Si l'agglutination amène à la détermination des compatibilités sanguines, elle peut être jugée bénéfique lors des "soins aux hémophiles" et l'isolation des globules rouges". A tous il paraît évident que chaque individu garde son groupe sanguin toute sa vie, "saufen cas de transfiision totale". Cette affirmation exprimée plusieurs fois à tous niveaux (sauf Alger) signifie-t-elle que l'origine du sang et des groupes sanguins est ignorée ?

on pourrait Si chacun sait que "le sang est constamment renouvelé à partir cependant peut- des nutriments du sang", l'origine des éléments figurés est être changer de inconnue à l'exception de quelques élèves de Terminale D. En groupe sanguin quelque sorte le sang génère le sang.

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Le groupe sanguin apparaît avant la naissance (90%, tous niveaux) soit en début, soit en cours de vie intra-utérine : "il est défini pendant notre vie foetale d'après celui dupère et de la mère" (1ère). Seuls quelques élèves de Terminale D connaissent son origine : "il nous a été donné par la nature suivant un code génétique précis" "il existe dès la fécondation" "les sites antigéniques ne pouvant être modifiés, le groupe sanguin ne change pas à moins de mutation de l'ADN dans les cellules souches, si c'est possible dans les conditions normales". A l'exception des élèves de Terminale D qui attribuent les compatibilités et incompatibilités sanguines à des phénomènes de reconnaissance du système immunitaire, les autres élèves les considèrent comme des originalités.

Questions 6 et 9

6. Comment essaie-t-on de limiter le rejet de greffe ? Peut-on l'éviter totalement ? Peut-on faciliter la prise d'une greffe ?

9. Comment évite-t-on les accidents d'agglutination lors des transfusions sangui­nes?

la génétique et la proximité familiale

sont des facteurs de réussite

Une argumentation très variée est développée pour tenter de limiter le rejet des greffes et éviter les accidents d'agglutination lors des transfusions sanguines. Les précautions à prendre ou les moyens à utiliser peuvent s'opérer aux différents stades de l'intervention. Lors de la programmation : - une préparation psychologique est nécessaire - une grande rigueur est exigée lors de la détermination des groupes sanguins, de la réalisation des contrôles et de la conservation des sangs et greffons - un donneur proche du receveur doit être recherché

. par la parenté familiale "fate une greffe entre vrais jumeaux!' (tous niveaux) "trouver quelqu'un de la même famille" . par la parenté génétique "en s'arrangeant pour que l'individu qui donne un organe soit de même groupe sanguin, de même rhésus et possède les mêmes anticorps que l'individu receveur" (Terminale D) ; "en ne transfusant que du sang ayant le même groupe que le receveur" (tous niveaux).

Ainsi une large majorité pense à se conformer à la règle de la compatibilité des systèmes A.B.O et D. Certains évoquent "les gènes qui seraient proches" (1ère). Seuls les élèves de Terminale D font allusion aux groupes HLA. Pendant l'intervention : - "onpeutfacillter laprise d'une greffe en rétablissant le système de vaisseaux principaux/'.

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Après l'intervention : - avec des traitements particuliers : des médicaments, des produits anticoagulants, des substances facilitant la reprise du greffon. Les élèves de Terminale D citent l'emploi de substances inhi­bant la réponse immunitaire, limitant la mitose des lymphocy­tes T, détruisant les anticorps responsables du rejet (ce qui implique ici encore une survalorisation des anticorps), des traitements par radio et chimiothérapie. Les relations entre rejets de greffe et accidents de transfusion sont mal connus. "les premiers c'est notre organisme qui les refuse tandis que les seconds sont souvent dus à l'homme". Si la parenté familiale est considérée par tous comme un atout majeur pour la réussite d'une transplantation, un autre type de parenté est parfois pressenti et parfois exprimé. La notion de distance génétique, inconnue jusqu'en terminale, reste un obstacle à la compréhension de l'immunologie.

Questions 4 et 10

4. La greffe de quelques cellules nerveuses dans le cerveau est possible chez les animaux (souris). Est-ce que cela deviendra possible et utile chez l'homme ?

10. A quoi servent les greffes chez les animaux de laboratoire ?

confiance dans la recherche scientifique et médicale

malgré les difficultés et les restrictions

Tous les élèves font confiance à la recherche et conçoivent très bien que les greffes réalisées sur les animaux de laboratoire constituent le stade expérimental indispensable et fondamen­tal pour un succès chez l'homme permettant : - un progrès dans la compréhension des phénomènes de rejet, des réactions immunitaires : "elles servent à prévoir les réactions sur l'espèce humaine" (2de, 1 ère), "à expérimenter la technique de lagreffepourpermettre de l'effectuer chez l'homme : étude du rejet et des phénomènes immunologiques" (Terminale D) - un progrès dans l'élaboration de nouveaux produits anti­rejet : "à essayer d'autres substances favorisant l'acceptation de la greffe" - un progrès dans la technique :"Û est possible que la greffe de quelques cellules nerveuses devienne possible avec les progrès médicaux"... "dans quelques temps" ... "avec les progrès en microchirurgie". Les réussites enregistrées chez les animaux auront des appli­cations dans le cas des cellules nerveuses chez l'homme, mais un certain délai sera nécessaire, les recherches étant longues ; cependant deux problèmes se posent : - "à condition que la greffe soit acceptée" - "cela peut poser des problèmes de conscience"... "àceproblème physiologique de rejet à résoudre s'ajoutent des problèmes éthiques".

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Tout problème résolu, la greffe de cellules nerveuses est sou­vent considérée comme pouvant être bénéfique car "les neuro­nes ne se multiplient pas, ils meurent aujur et à mesure de la ute"(tous niveaux). Cette technique assurerait : - l'allongement de la durée de la vie - le retard du vieillissement : "la vieillesse témoigne entre autres, de l'usure des communications nerveuses entre le cerveau et les organes. Des greffes pourront retarder le vieillissement" - la réparation des lésions accidentelles des centres nerveux et / ou des nerfs - la guérison de maladies congénitales ou non : cécité, paralysie - l'amélioration des névroses et des aliénations : "cela pourrait changer la personnalité, ce qui serait utile chez un fou ou un criminel". Ainsi l'espoir en des progrès de la médecine et de la biologie est confirmé. Les problèmes éthiques posés par la modification du tissu cérébral et l'incidence possible sur la personnalité ressur-gissent. La connaissance des difficultés rencontrées et des perspectives de réussite se retrouve dans les réponses à la question 5.

Question 5

5. Pourquoi fait-on des transplantations puisqu'il y a rejet?

Même si la réussite est aléatoire et de courte durée, il convient de les réaliser lorsqu'aucun autre traitement n'est possible, pour améliorer le confort de vie du malade en phase terminale, dans l'attente de nouveaux traitements en cours d'expérimen­tation, pour la mise au point des traitements anti-rejet.

mais les Aussi certains ne comprennent pas l'attitude de ceux qui réticences et les refusent transfusions sanguines et greffes, mais la plupart en refus existent recherchent les causes. Les risques d'erreurs de détermination

des groupes et ceux, non directement liés à l'immunologie, de transmission de maladies (sida, hépatite virale) sont très fré­quemment cités et inquiètent. Mais l'obscurantisme est également mis en avant : "ce sont des analphabètes", "ils refiisent les progrès de la science". Cela pourrait être évacué par une meilleure information scientifi­que. Le sentiment de l'intégrité de soi ou les convictions morales et religieuses sont parfois évoquées, notamment par les lycéens algérois, "ils veulent mourir avec les organes avec lesquels ils sont nés". "Ils se sentiraient diminués s'ils vivaient avec les organes d'un autre". "Parßerte Us veulent lutter seuls contre la maladie". Au terme de cette deuxième analyse nous résumerons égale­ment en quelques formules condensées les résultats précé-

la greffe permet des réparations

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dents. Nous leur avons cependant donné volontairement une formulation plus large et extensive pouvant servir de guide à des analyses ultérieures.

Principales représentations à propos des greffes et transplantations

Les greffes, transplantations et transfusions induisent - et sont portées par -plusieurs représentations qui risquent de distordre leur compréhension et l'appré­ciation de leur portée réelle : - le mythe d'une réparation intégrale, d'une restitution de l'état initial, d'un retour à l'état antérieur avant l'accident ou la maladie, sinon même celui d'un rajeunisse­ment ; - la peur - ou au contraire le désir - d'une transformation, d'une modification, d'une métamorphose de soi-même, de sa personnalité ; - un attachement (animiste, religieux, romantique ?) à l'intégrité de sapersonne. Ou une peur des divisions, des pertes partielles, des décompositions partielles ; - une indifférence (immatérielle, idéaliste, dualiste ou pathologique) à ses organes.

Ce balancement entre une intégrité-intégralité, et une décomposition possible en parties interchangeables se retrouve plus spécialement dans deux thèmes de réflexion : celui de la mort (de l'individu, ou d'un organe) et celui de l'individualité-individualisme.

Les relations entre les pratiques médicales à finalité thérapeutique, donc utilitaire, et les pratiques scientifiques à finalité théorique et démonstrative parfois éloignées d'une application immédiate sont souvent confuses. Cette confusion étant éventuel­lement entretenue par une collusion entre l'idéologie positiviste du progrès scien­tifique nécessairement utile, et l'idéologie médicale d'une intervention efficace.

Ainsi il peut y avoir opposition : - entre la volonté de réparer et la volonté de créer une situation ou un "objet biologique artificiel" à visée démonstrative qui implique déplacement et détour. Il faut une relative indifférence temporaire à son intégrité (ou à celle d'un animal de démonstration) pour trouver les moyens éventuels de rétablir une certaine intégra­lité de l'organisme

- entre les équivalences binaires simples qu'il faut admettre pour soigner, et une approche théorique de type systémique nécessairement complexe - ou inversement, entre un réductionnisme envahissant de la génétique moléculaire pour diriger les greffes et la complexité clinique réelle

- l'intervention médicale pouvant elle-même être conçue de plusieurs façons : stimuler les mécanismes propres de l'organisme, agir à la place de l'organisme, sinon même détruire ses propres "défenses"

- entre une distinction binaire soi/non soi, et une conception graduelle des degrés de proximité ou de distance entre les individus donneur si receveur s, entre une "distance génétique" et une "distance familiale".

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La présentation sous forme de deux tableaux condensant en quelques formules ce que nous avons nommé les représenta­tions concernant les vaccinations d'une part, les greffes et les transplantations d'autre part, risque de renforcer trois diffi­cultés : - la tendance à considérer les représentations comme des "choses", sinon même comme des échantillons de catégories plus larges : finalisme, utilitarisme e t c . - la tendance complémentaire à oublier de faire l'analyse de leur rôle exact, dans une situation d'apprentissage donné sur le trajet de l'appropriation d'un savoir conceptuel, méthodologi­que ou technique - la tendance enfin à ne pas distinguer la fonction sociale de ces représentations, éventuellement positive, et la fonction cogni­tive d'obstacle (ou d'aide). Moyennant les précautions nécessaires pour prendre en comp­te ces difficultés, nous espérons que cette présentation synthé­tique facilitera, grâce à son caractère condensé, l'utilisation pédagogique des résultats de notre enquête.

Marie Andrée BIHOUÊS Suzanne MALOT Lycée Henri Martin Saint Quentin

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LE SOI ET LE NON-SOI

Gabriel Gohau

Notre enseignement considère la distinction soi / non-soi comme stable et antérieure au fonctionnement du système immunitaire. Et fait du soi une entité bien délimitée, se protégeant du monde extérieur. L'existence des phénomènes de tolérance oblige à unpremler renversement en faisant du soi un secteur construit par apprentissage, dans un champ où la réponse immunitaire est la réaction normalement programmée. Pourtant, la théorie du réseau Impose un nouveau renversement : c'est le non-soi qui n'est qu'une fraction du "répertoire" des molécules du sot En sorte que la séparation soi / non-soi ne semble ni simple, ni peut-être pertinente.

Il est fréquent de trouver la définition suivante des réactions immunitaires : "Les réactions immunitaires sont l'ensemble des réactions dé­clenchées dans un organisme par la présence de certaines substances reconnues comme étrangères : les antigènes. Le système immunitaire est capable de reconnaître et de discri­miner le "soi!', ensemble de molécules propres à l'individu, constituant son identité immunologique, du "non-soi", molécules étrangères à l'individu. Les réponses immunitaires permettent le plus souvent l'élimination de ces molécules étrangères, et contri­buent ainsi à maintenir l'intégrité de l'organisme. Un antigène est une substance reconnue comme étrangère, parce qu'elle n'appartient pas à l'identité immunologique de l'individu. Toutes les cellules possèdent un ensemble de molécules mem-branaires specißques, constituant les marqueurs du sol" Dans ce texte tout se passe comme si la distinction "soi / non-soi" allait de soi. Elle semble absolue et antérieure à toute investigation. Cette distinction serait de nature axiomatique ou génétique. On pourrait en donner des définitions "en soi" a priori. Or, pour entrer réellement dans le champ de la science,

la distinction soi/ cette distinction devra se relativiser. Pour devenir réellement non-soi va-t-elle biologique, cette distinction doit être pensée et expérimentée d e soi ? dans une relation fonctionnelle. Voilà le bénéfice pédagogique

de cette étude.Le "soi" est le titre d'un livre du célèbre immuno-logiste australien Sir Franck MacFarlane Burnet qui a fait de la réaction immunitaire une distinction du soi et du non-soi {Self andnon self, 1969) (*). Toutefois, comme le note A--M. Moulin, la formule est tardive dans l'oeuvre du bactériologiste venu à l'immunologie au début des années 40.

(*) Cf. la bibliographie, en fin d'article, donnant la liste des dates-repères.

ASTER N°10. 1990. L'immunologie, Jeux de miroirs. INRP. 29, rue d'Ulm. 75230, Paris Cedex 05.

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une célèbre formule

aux commencements de l'immunologie

Opsonines : nécessaires et discrètes

Selon un cheminement habituel en histoire des sciences, Burnet n'a épilogue que "de façon rétrospective sur la fameuse formule. Quoique, pratiquement, tout se soit passé comme si ...". On sait que le biologiste australien est l'auteur de la théorie de la sélection clonale (1957), qui marque le retour à la conception cellulaire de l'immunité. En 1955, Niels Jerne avait imaginé une sélection des anticorps, mais c'est Burnet qui comprend que la sélection se situe au niveau cellulaire. Or, dès 1941 [The production of antibodies), celui-ci a vu que la réponse secon­daire (booster) implique quelque chose de "biologique" : une prolifération. C'est pourquoi A.-M. Moulin conclut que "la théorie clonale est présente dès 1941" (4). Ce retour à la cellule est, de fait, un brusque tournant, puisque l'immunologie humorale triomphait depuis le début du siècle (Jerne, dans un historique schématique, étend de 1890 à 1950 la domination de la notion d'anticorps et du niveau subcellu­laire : cf. Jerne, Towards a network ..., 1974). Il est vrai que c'est l'époque d'élucidation de la structure des protéines. Dans le même temps, la théorie cellulaire ( = phagocytaire), avancée par Metchnikoff, en 1883, marque le pas, entre la découverte de la phagocytose des vieilles hématies (1902) et les travaux de Marcel Bessis, dans les années 50, sur le nécrotactisme. Büchner met en évidence (1889-1893) le pouvoir bactéricide et hémolytique du sérum d'animaux non immunisés, et nomme "alexine" la substance responsable. Pfeiffer (1894) observe in vivo (cavité peritoneale) la lyse du bacille cholérique chez des animaux immunisés. Ne pouvant la reproduire in vitro, il l'attribue à une action vitale. Jules Bordet y parvient peu après, et c'est lui qui donne la solution définitive du problème, en distinguant l'action, spécifique, d'une sensibilisatrice", et celle de l'alexine (nommée "complément" par Paul Ehrlich, dans le cadre de sa théorie des récepteurs, concurrente de l'explication de Bordet et qui, en parallèle avec celle d'Emil Fischer, sur les enzymes, pose les bases de la stéréochimie) (cf. Claude Debru, L'esprit des protéines) non spécifique, responsable de la lyse au contact de la sensibilisatrice ( = anticorps).

Ainsi, dès 1895, la théorie humorale explique simultanément la reconnaissance (anticorps) de l'antigène et la destruction de la cellule reconnue par un effecteur (complément), de nature moléculaire tous deux. Elle rend accessoire le rôle des phago­cytes (2). Pourtant, la même année, Denys et Leclef établissent que des facteurs sériques, qu'ils nomment Opsonines, augmentent l'ac­tion des phagocytes chez l'animal immunisé. Grâce à l'opsoni-sation, le phagocyte participe, en concurrence avec le complé­ment, à la compréhension de l'action antimicrobienne spécifi­que (réaction secondaire). Il semble, toutefois, que les Opsoni­nes n'aient pas suscité de travaux décisifs. Certes, leur réalité est établie (cf. expériences de Wood, 1941) (15), mais on range sous un même nom toutes les molécules capables de se fixer sur les macrophages afin de faciliter leur endocytose, quoique leurs

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mécanismes soient différents. Ainsi existe-t-il, à côté des anticorps opsonisants, des Opsonines non spécifiques agissant avec le complément (protéine C-réactive) (9). Et finalement, la récente attitude de D. Zaguri (exposé devant des enseignants du Secondaire) est assez symptomatique : il ne cite pas le mot, mais répond à une question ... que l'action opsonisante est évidente. Pourtant, l'opsonine est le lien obligé entre la molécule qui reconnaît (anticorps) et la cellule qui agit, l'anticorps n'étant qu'exceptionnellement effecteur (antitoxine, agglutinine) et le rôle du complément (agent humoral) étant réputé rare. Il aurait donc mérité plus d'attention. De même, on peut se demander si le macrophage, en dehors de l'opsonisation, c'est-à-dire dans la défense "naturelle", n'est pas doué d'une certaine capacité à reconnaître, au moins l'étranger ou le déviant (qui lui est assimilé !), puisqu'il est chargé en permanence de détruire les vieilles hématies et autres déchets de l'organisme : fonction d'éboueur, à laquelle s'associe sporadiquement la "défense". N'est-ce pas là une distinction soi / non-soi ? Ce qui est surprenant, c'est que jusqu'à une date récente on ne s'en est pas préoccupé ... comme si la chose allait de soi. Ce

l'immunité des sont les travaux sur l'immunité des Invertébrés qui ont mis Invertébrés l'accent sur cette séparation sommaire, quoique fondamentale,

dans la conservation de l'intégrité de l'être, et assez bien stable puisque génétiquement programmée (12) (14). Les Spongiaires ne possèdent que ce système élémentaire. Les expériences de fusion chez les Gorgones (11) montrent la destruction des cellules étrangères, plus rapide quand elles appartiennent à une espèce différente, mais appréciable aussi entre individus de même espèce, (rejet deux à trois fois plus long). L'évolution fait apparaître progressivement un système spécifique (réaction secondaire, donc mémoire immunologi-que) et adaptatif (avec apprentissage se substituant à la rigidité génétique). L'immunologie négligera la distinction primitive absolue du soi et du non-soi, au profit d'une distinction beaucoup moins nette. Comme si la science avait besoin d'explorer d'abord le mouvant, le relatif. Il n'y a de science du soi que si la frontière avec le non-soi peut être franchie. Ce que fera Burnet en s'attaquant à la tolérance au non-soi et aux conditions de son acquisition, en vue d'y trouver le modèle ... de la tolérance au soi. Trois observations auraient frappé Sir Macfarlane au moment où il abandonnait la bactériologie : son échec à provoquer une réaction immunitaire chez l'embryon de Poulet (expérience reprise de Murphy, 1913), l'absence d'anticorps chez la souris

. infectée in utero par un microbe qu'elle conserve cependant norvsc>rrnCe °U toute sa vie (expérience de Traub) et, enfin, les résultats des

observations d'Owen (1945-1947) sur les jumeaux dizygotes des veaux qui, par échange de placentas, possèdent deux lignées d'hématies (1). Il raisonne d'ailleurs en épidémiologiste

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qui a remarqué l'immaturité immunologique des enfants. Dès 1941, il postule que "les réactions immunitaires de toutes sortes sont le résultat d'unprocessus d'apprentissage". La tolérance immunitaire "ouvre un programme d'expériences". C'est en cela qu'elle devient objet de science (4). En 1951, les veaux d'Owen acceptent les greffes de la peau de leur jumeau. Et, en 1953, Sir Peter Medawar (Nobel 1960, avec Burnet) réalise avec Billingham et Brent l'expérience décisive. Des cellules splêniques de souris B sont injectées à des souriceaux nouveaux-nés de lignée A. Six semaines plus tard, une greffe de peau des premières est tolérée par les seconds. Medawar relativise la distinction soi / non-soi en faisant de

intrication *a t ° l e r a n c e u n e sorte de double inversé de l'immunité. Rejet et tolérance- non-rejet sont deux situations symétriques par rapport à la immunité réaction primaire du rejet en dix jours. On s'avance vers le

concept de "distance immunologique" que toute l'histoire de la transplantation rénale permettra de préciser en faisant apparaître sa double nature : génétique avec la découverte des antigènes d'histo-compatibilité, et induite avec, notamment, les polytransfusions préparatrices (5). La tolérance ne peut être expliquée par la seule immaturité du système immunitaire. Dès 1949, Felton montre que l'injection massive d'un antigène provoque une tolérance à la seconde présentation : c'est la paralysie immunitaire. Tolérance et immunité ne sont pas seulement liées dans le temps, elles se superposent en fonction des concentrations (4). En 1964, Mitchison précise le problème. En injectant des doses croissantes de sérumalbumine de Boeuf à des Souris, il distin­gue une zone de basse tolérance (10 fig), et une zone de haute tolérance (100 mg), encadrant la zone de réponse immunitaire (1 mg). Ainsi se trouvent incorporées aux connaissances, des expériences anciennes qui montraient l'absence d'immunité lors d'injection de fortes doses de toxine diphtérique (1924), de polysaccharide de Pneumocoque (1928) ou de néoarsphéna-mine (1929) (9). Cependant la tolérance n'est pas le défaut de réponse : l'immunodéficience - hélas, bien connue aujourd'hui -est tout autre chose. Symétrique exact de l'immunité, la tolérance est spécifique, est douée de "mémoire" (réponse secondaire). C'est pourquoi elle exige une explication qui incorpore cette symétrie, qui vaille pour tous les modes de tolérance à autrui trop variés pour suggérer des modèles clairs, et s'étende évidemment à la tolérance à soi. Car le fond du problème est de rendre compte, par la tolérance acquise, de l'absence de réaction immunitaire de l'individu à ses propres antigènes. Purement génétique chez les Invertébrés primitifs, la reconnaissance du soi est apprise chez les animaux supérieurs.

*

* *

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premier renversement : la sélection, "interdiction" de certains clones

La théorie de la sélection clonale marquant une rupture dans avant 1950 : le les modèles explicatifs, on n'aura pas à remonter avant 1957, modèle si ce n'est pour souligner la discontinuité. Et précisément, Instructionniste c'est le Burnet de 1949 qui nous la fera le mieux voir : les

cellules du système réticulo-endothélial fabriquent des enzy­mes qui s'adaptent successivement aux antigènes du soi, puis à ceux du non-soi, devenant alors des anticorps. La théorie de 1949 fait appel à la notion d'"adaptation enzymatique". Il est difficile aujourd'hui de comprendre ce concept. Pourtant, avant que naisse la biologie moléculaire, on admet communé­ment que l'enzyme se moule sur son substrat, lequel fournit donc la forme (conception instructionniste). Ce qu'y ajoute Burnet (avec Fenner), c'est que le soi et le non-soi sont faits de molécules "chimiquement proches, mais structurettement dis­semblables" (4). La distinction du soi et du non-soi s'esquisse sur un fond d'identité. Héritée du "dogme central" de la biologie moléculaire qui retourne le schéma instructionniste lamarckien en un schéma sélectionniste, la théorie clonale autorise l'indépendance et la variété du non-soi. Du coup, c'est le soi qui n'a plus sa place. Car s'il se forme autant de clones que le permet le jeu d'une combinatoire quasi infinie, les antigènes internes ne peuvent être épargnés par la production aveugle des anticorps. Il faut un mécanisme postérieur qui "interdise" certains clones, raisonne Burnet. Il n'est pas possible d'entrer dans le détail des discussions contemporaines sur la question. L'induction d'une tolérance chez l'embryon soutient la destruction des clones (Burnet). L'effet tolérigène de stimulations répétées d'un même antigène fait penser à un épuisement clonal. Mais il peut y avoir aussi suppression des clones par des lymphocytes particuliers, spécialisés dans cette fonction. En 1971, Gershon et Kondo (Université de Yale) montrent que des Souris irradiées et thymectomisées, puis rétablies dans leur fonctionnement immunitaire par injections de cellules B et T, perdent leur réaction secondaire à la présentation d'hématies de Mouton, si on leur a préalablement injecté des cellules T. Celles-ci auraient supprimé la production d'anticorps anti-GRM. Seulement ces cellules TS, dont l'action est manifeste in vitro, sont difficiles à voir. Elles n'ont été que rarement isolées. Cependant, elles sont nécessaires pour expliquer le fonctionne­ment régulé du système immunitaire. Et elles entrent dans le schéma général de la "coopération cellulaire" (Claman, 1966), auprès des cellules TH (auxiliaires) (16) (17).

On peut opposer cette suppression périphérique à la destruc-tolérance et ti°n centrale des cellules cytotoxiques des clones interdits. facilitation Mais on pourrait aussi séparer la tolérance, disparition de

réaction immunitaire, de la facilitation par des agents humo­raux, notamment anticorps facilitants, capables de recouvrir les antigènes pour les protéger contre d'autres anticorps ou anticorps anti-idiotypes, qui masquent les récepteurs des cellules cytotoxiques.

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Car la facilitation, qui produit une réaction secondaire, est plus proche que la tolérance stricte du symétrique de l'immunité défensive (rejet). Toutefois, les auteurs tendant à identifier les deux, et à ramener la tolérance à un phénomène actif, avec mémoire (12), nous ne les distinguerons pas. Et renverrons pour une poursuite de la question à l'article, ci-après, de Guy Rumelhard.

Cependant, ce soi qui perd sa spécificité, pour n'être plus, en quelque sorte, qu'un accident du non-soi, maintenu tant bien que mal (cf. les maladies auto-immunes) par la vigilance de suppresseurs qui les font échapper au sort commun des antigènes, s'enrichit, paradoxalement, par la découverte de ses

les marqueurs du "marqueurs" (self-markers). Prolongeant les travaux de Lans-so1 teiner sur le système ABO (1900) et le système Rh (1940), J.

Dausset. (1952,1954) établit l'existence de groupes leucocytai­res qui vont jouer un rôle dans la compatibilité greffon-rece­veur. En sorte que leur histoire rencontre celle des transplan­tations rénales (5). Mais à quoi servent ces marqueurs, pour­tant génétiquement programmés, si l'organisme ne sait pas les reconnaître et les épargner sans apprentissage ? En 1974, Zinkernagel et Doherty fournissent une réponse surprenante, dont on n'a sans doute pas fini de tirer les conséquences : la "restriction H2". L'action cytotoxique des lymphocytes Tne s'exerce que s'ils ont coopéré avec des cellules qu'ils ont pu "reconnaître" parce qu'ils portaient les mêmes marqueurs H2 (Souris) ou HLA (Homme). Ainsi se met en place un système de "double reconnaissance" du soi et du non-

la double so*« auxquels sont associés Kindred et Schreffier (1972), Katz reconnaissance etBenaceraff (1974), ainsi que Rosenthal et Shevash (1973) qui

ont, ces derniers, observé la coopération au niveau des cellules T auxiliaires (13).

Cette double reconnaissance garde cependant (au moins pour moi !) bien des mystères, car le complexe majeur d'histocom-patibilité (C.M.H.) joue ainsi un jeu double. Les cellules TC n'attaquent des cibles infectées par un virus que si elles les reconnaissent comme éléments du soi (mêmes antigènes HLA) mais ce sont aussi des lymphocytes TC qui lysent les cellules du greffon, où le C.M.H. est, cette fois, reconnu comme non-soi (évidemment sans double reconnaissance). Il y a donc là des mécanismes plus ou moins antagonistes puisque, dans l'expé­rience de Zinkernagel, les fibroblastes (étrangers) porteurs d'antigènes viraux (étrangers) auraient deux raisons d'être "attaqués" par les cellules TC alors qu'ils échappent précisé­ment à l'action cytotoxique (**).

(**) En fait, le modèle de la reconnaissance des lymphocytes T s'est beaucoup enrichi depuis dix ans (18). Et le mystère s'estompe si l'on adopte la théorie du "soi peptidique" de P. Kourilsky et J.-M. Claverie, qui ramène la double reconnaissance à la reconnaissance unique d'un peptide par le C.M.H. (19a).

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retour aux Invertébrés ?

second renversement le réseau immunitaire

le non-sol phagocyté par le soi

Mais, plus fondamentalement encore peut-être, la coopération avec les macrophages nous ramène à la défense naturelle non spécifique, évoquée au début de ce papier. Malgré tous les progrès spectaculaires sur la réponse spécifique, il reste qu'elle ne commence qu'après que l'antigène a été "présenté". Que signifie la métaphore : "Par des mécanismes mal connus (les macrophages) savent trier ie bon grain de l'ivraie et absorber l'antigène étranger (...) Ainsi ce qui provoque la reconnaissance immunitaire spécifique est en fait un sous-produit des mécanis­mes non spécifiques de l'étranger" !" ? (17). Les guillemets et le point d'exclamation traduisent assez la perplexité des spécia­listes pour nous dispenser de longs commentaires. La défense non spécifique demeure ce qu'elle était au temps de Metchnikoff : une sorte de distinction globale spontanée du soi et du non-soi. Ou plutôt : les mécanismes élémentaires de l'immunité des Invertébrés inférieurs ont peut-être leur équivalent dans les systèmes les plus complexes des Vertébrés supérieurs.

Cependant, la double reconnaissance n'est pas seule à troubler le modèle des années 60. La même année 1974, la théorie du réseau de Niels Jerne (Nobel 1984) le retourne carrément. Au départ, on trouve le concept d'idiotype (Jacques Oudin, 1963), c'est-à-dire de déterminant antigénique situé sur le site de fixation antigénique d'un anticorps (cf. ci-après l'article de Jacques Dewaele). Tant qu'on observe la réaction contre les antigènes étrangers, le concept ne fait que prolonger celui d'allotype. Tout bascule quand l'anti-anticorps reconnaît ses propres anticorps qui ne bénéficient pas de la tolérance acquise par les antigènes plus ou moins permanents. D'autant que la série, qui se prolonge avec les anti-anti-anticorps, se boucle vite par un déterminant interne, identique à celui de l'antigène extérieur. En sorte que chaque antigène externe aura son "image interne". Du coup, le soi, qui était devenu comme un accident, indis­tinct du non-soi, sinon par une tolérance acquise secondaire­ment et imparfaitement, revient en force et ... phagocyte le non-soi. L'antigène (non-soi) n'est qu'un idiotype ( = déterminant d'un anticorps) égaré, qui trouble l'équilibre du réseau (soi). La logique de la théorie ne lui laisse qu'une place tout à fait subordonnée.

La théorie sélectionniste soulevait l'incrédulité du public des années 60, resté instructionniste, car elle obligeait à imaginer un "répertoire" (N. Jerne) quasi infini des anticorps possibles contre les antigènes présents et à venir. La génétique est venue rassurer en montrant que sélections et mutations réalisent des milliards de combinaisons et répondent à la variété, finalement limitée, du non-soi (Susumu Tonegawa, Nobel 1987). Or voilà que ce non-soi n'est que du soi jusque-là inaperçu. Les anticorps qui reconnaissent les molécules étrangères (fussent-elles des produits de synthèse de l'industrie humaine) n'étaient donc pas produits par des clones jusque-là maintenus à la limite de l'élimination, du fait de leur inutilité, puisqu'ils

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reconnaissent déjà l'image interne de cette nouvelle molécule. Le répertoire n'est donc pas déterminé par l'univers extérieur, mais par te monde interne. On ne reconnaît ... que le soi. N'est pas antigène qui veut ! Le renversement est saisissant. Du moins, si l'on pousse à ses limites, la théorie du réseau (***).

Gabriel GOHAU Lycée Janson de Sailly Paris

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

(Ouvrages et articles consultés)

Histoire

1. ALOUF (J.) "Sir MacFarlane Burnet", in Universalia 1986,535-536. 2. DUJARRIC DE LA RIVIERE (R.) "La découverte de la réaction de fixation", in BINET (L.) et al. Les grandes découvertes françaises en biologie médicale. Paris, Flammarion. 1949.57-94.

3. MOULIN (A.-M.). "De l'analyse au système : le développement de l'immunologie". Revue Hist. Sciences, XXXVI, 1983,49 - 67.

4. MOULIN (A.-M.). "Tolérance et rejet : une étape dans la découverte de l'individualité biologique", in BARREAU (ed.). Le même et l'autre. Paris, Ed. du CNRS. 1986,239-254.

5. MOULIN (A.-M.) et LOWY (I.). "La double nature de l'immunologie : histoire de la transplantation rénale". Fundament a scientiae, vol 4.1983.201-218.

Traités d'immunologie

6. BACH (JJ\) et LESAVRE (P.). Immunologie. Paris, Flammarion. 1981.

7. CORDELIER. Immunologie. Lille, Crouan et Roques. Tome 1,1976.

8. LETONTURIER (P.). Immunologie générale. Paris, Masson. 2ème éd, 1982.

9. ROITT (L), BROSTOFF (J.), MALE (D.). Immunologie générale et appliquée. MEDSI1985.

(***)Renversement accentué par la théorie du soipeptidique(19a), qui donne (enfin !) un rôle important aux marqueurs du soi (C.M.H.).

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Articles

10. Articles : "Complément" et "Phagocytose", in Encycl. Universalis. Paris. 1968-1975.

11. THEODOR (J.L.). "Comment les gorgones distinguent le soi du non-soi". La Recherche, 57. Juin 1975.

12. VOISIN (G.A.). "Rejet et facilitation : le double aspect de la réaction immunitaire". La Recherche, 62. Décembre 1975.

13. ZINKERNAGEL (R.A.). "Immunité antivirale". La Recherche, 83. Novembre 1977.

14. COOPER (E.L.). "L'évolution de l'immunité". La Recherche, 103. Septembre 1979.

15. HERVE (J.C.), MAISONHAUTE (M.) Immunologie I. Paris, Hauer. 1984.

16. FELDMANN (M.). "Les cellules qui suppriment l'immunité". La Recherche, 117. Mai 1986.692-699.

17. TRUFFA-BACHI (P.) et LECLERC (C). "Comment les cellules coopèrent pour défendre l'organisme". La Recherche, 177. Mai 1986. 702-717.

18. GREY (H.), SETTE (A.), BUUS (S.). "Comment les lymphocytes T reconnaissent les antigènes". Pour la Science, 147. Janvier 1990. 52-62.

Un ouvrage récent

19. BERNARD (J.), BESSIS (M.) et DEBRU (C). Soi et non-soi. Paris, Seuil. 1990. Cf. notamment : 19a. CLAVERIE (J.-M.). "Soi et non-soi : un point de vue immunologique", pp. 35-53. 19b. MOULIN (A.-M.). "La métaphore du soi et le tabou de l'auto-immunité", pp. 55-68.

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BIBLIOGRAPHIE

(Quelques ouvrages et articles ayant fait date, pour servir de repères)

1941. BURNET (F.M.). The production of antibodies. Melbourne, McMillan.

1949. BURNET (FM.) et FENNER, même titre, rééd. 1954. BBLLINGHALM (R.E.), BRENT (L.), MEDAWAR (P.B.). "Quantitative studies on tissue transplantation immunity. II : The origin of strength and duration of actively and adoptively acquired immunity". Proc. Roy. Soc. B., 143,58.

1955. JERNE (N.K.). "The natural selection theory of antibody formation". Proc. Acad. Sci. t/SA.,41,849.

1957. BURNET (F.M.). " A modification of Jerne's theory of antibody production using the concept of clonal selection". Austral. Jour. Sci., 20,3,67.

1959. BURNET (F.M.). Clonal selection theory of acquired immunity. Cambridge (Mass.), Cambridge Univ. Press.

1963. OUDIN (J.), MICHEL (M.). "Une nouvelle forme d'allotypie des globulines gamma du sérum de lapin apparemment liée à la fonction et à la spécifité des anticorps". Ci? AS., 257,805. .

1969. BURNET (RM.). Self and non self. Melbourne Univ. Press et Cambridge Univ. Press.

1974. JERNE (N.K.) "Toward a network theory in the immune system". Ann. Immunol. (Institut Pasteur), 125C, 373.

1974. ZINKERNAGEL (R.M.) and DOHERTY (P.C.). "Restriction of in vitro T-cell mediated cytotoxicity in lymphocytic choriomeningitis within a syngeneic or semiallogeneic system. Nature, 248,701.

1979. ZINKERNAGEL (R.M.). "M.C.H. restricted cytotoxic T- cells : studies on the biological role of polymorphic major transplantation antigens determining T-cell restriction specificity, function and responsiveness". Adv. Immunol. 27,51.

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LE CONCEPT DE RÉSEAU IDIOTYPIQUE UNE NOUVELLE FAÇON DE PENSER

LE SYSTÈME IMMUNITAIRE

Jacques Dewaele

L'immunologie enseignée actuellement est essentiellement pasteurienne. Sa théorie explicative, qui date de 1957, est celle de la sélection clonale. Ü existe cependant une théorie plus récente (1974), celle du réseau immunitaire. Nous tentons de montrer, que cette théorie utilise un concept transdiciplinaire, qu'elle est bien explicative et ce faisant a cessé d'être un échafaudage conceptuel réservé aux immunologistes avertis et enfin qu'elle entre en rupture avec un savoir antérieur très résistant, qui est l'idée que nous nous faisons du "soi" et du "non-soi". Cette rupture serait la cause des résistances à son adoption dans l'enseigne­ment.

1. RÉSEAU, UN CONCEPT TRANSDISCIPLINAIRE

Dans l'étude d'un domaine du savoir scientifique ayant pour but son enseignement, il est utile de dégager à la fois les concepts spécifiques de ce domaine, et les concepts que l'on peut nommer "transversaux" ou "interdisciplinaires". Mais ces derniers termes sont ambigus et il faut en préciser le sens. Il ne s'agit pas de problèmes traités en commun par plusieurs disciplines, mais bien plutôt de "concepts nomades" selon l'expression d'Isabelle Stengers. Passant d'une discipline à l'autre le concept nomade voit son sens modifié, rectifié, éventuellement reconstruit (1).

Nous ne reprenons pas ici à notre compte les critiques stéréo­typées sur le cloisonnement disciplinaire qui serait nécessaire­ment source de rigidité et d'obstacle au niveau de l'invention scientifique et au niveau pédagogique de l'assimilation de ce savoir. Mais il s'agit de montrer sur un exemple que travailler un concept, selon Georges Canguilhem, "c'est en faire varier l'extension et la compréhension, le généraliser par l'incorpora­tion de traits d'exception, l'exporter hors de sa région d'origine, le prendre comme modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement, par des transforma­tions réglées, la fonction d'une forme" (2).

ASTER N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP. 29. rue d'Ulm. 75230. Paris Cedex 05.

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1.1. Un concept circulant dans tous les domaines scientifiques Le concept de réseau fait partie, au premier plan, de ces concepts circulants comme en témoigne le séminaire organisé de 1982 à 1984 par le laboratoire de Dynamique des Réseaux et le Centre de Reherche Epistémologique et Autonomie de l'Ecole Polytechnique dans le cadre du programme Science, Technique et Société du CNRS (3). Le concept de réseau se rencontre dans presque tous les domaines : - sciences sociales : réseaux sociaux de relations, phénomènes

de foules, ... - sciences physiques : réseaux cristallins, systèmes désordon­

nés (concept de percolation, de verre de spin,...) - mathématiques et informatique : réseaux d'automates, ré­

seaux de processeurs, modèle "connexionniste" en intelli­gence artificielle, réseaux de neurones formels, ...

- technologie : réseaux de télécommunication, de transport, de distribution (eau, électricité, ...), ...

- biologie : réseaux nerveux, réseaux génétiques, immunitai­res, métaboliques, réseaux des protéines plasmatiques, ré­seaux trophiques en écologie, ...

Mais l'utilisation du concept de réseau en biologie, non plus sous la forme empirique des réseaux trophiques, mais sous la forme hautement formalisée des réseaux dit "d'automates cellulaires" par exemple, devrait constituer un événement plus important que l'importation en leur temps du concept de Milieu (4) ou du concept de Régulation (5). Selon l'expression de Michel Foucault (6) la biologie aurait peut-être franchi le "seuil de formalisation". Bien évidemment la biologie utilise les mathématiques soit comme outil, soit comme modèle depuis Malthus pour la dynamique des populations ou depuis Mendel pour la généti­que. Mais, entre les travaux de Lokta et Volterra (7) par exemple et ceux de Kauffman (8), il y aurait une différence importante dans la mesure où, dans le second cas il apparaît une recherche de formalisation qui se prend elle-même pour objet sans souci immédiat de retourner à l'observation expérimentale.

Voici donc les raisons du choix de ce concept. Mais le cadre limité de cet article ne permettra pas d'envisager tous ces aspects. Nous nous limiterons à montrer que ce concept de réseau idiotypique : - est le concept central de la dernière théorie en date de l'immunologie que nous devons à N. K. Jerne, - qu'il permet à cette théorie dite du réseau immunitaire d'être explicative et prédictive, et ce faisant lui fait abandonner le statut d'échafaudage conceptuel réservé aux immunologistes avertis, - qu'il rentre en rupture avec un savoir antérieur très résistant qui est l'idée que nous nous faisons du soi et du non-soi : ce concept suppose qu'il n'existe plus de frontière bien définie entre le soi et le non-soi, le soi contenant tel un miroir toutes les images du non-soi.

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Devant une telle rupture, un tel renversement, Jerne cite avec humour Jean Cocteau en disant que "les miroirs seraient bien avisés de réfléchir deux fois avant de réfléchir les images".

1.2. En immunologie : un réseau dynamique fonctionnel Avant la présentation de cette théorie, il nous semble néces­saire de préciser ce terme de "réseau". Dans tout ce qui va suivre il va s'agir d'un réseau dynamique fonctionnel, qui peut être défini comme un ensemble d'éléments en communication les uns avec les autres. Chaque élément étant relié à tous les autres par un câblage fixe (réseau nerveux) ou mobile (réseau immu­nitaire ou biochimique). Chaque élément se trouve donc en mesure d'influencer le fonctionnement de tous les autres et voit en retour son fonc-

un réseau bien tionnement modifié par tous les autres. Le réseau communique particulier... avec l'extérieur par deux interfaces. Une interface d'entrée

formée par des éléments récepteurs (ou capteurs) qui seront en mesure de capter des signaux qui leur seront spécifiques. Cette réception va être à l'origine d'une information qui va influencer le fonctionnement de tous les éléments du réseau y compris celui des capteurs (recirculation de l'information). La circulation de l'information à l'intérieur du réseau va corres­pondre à son traitement qui donnera naissance à la réponse du réseau exprimée au niveau de l'interface de sortie, constituée d'éléments que nous pourrions appeler effecteurs. Une modélisation mathématique d'un tel réseau est possible. Elle montre que toute perturbation extérieure va déterminer une configuration du réseau correspondant à un état d'équili­bre stable que le réseau gardera en mémoire. Cette configura­tion correspond à la réponse du réseau qui est la mise enjeu de tel ou tel effecteur avec telle ou telle amplitude. L'étude des

qui possède une réseaux de neurones formels (9), montre que cet état stable mémoire correspond à un état d'énergie minimale du réseau, un réseau

obéissant en cela aux lois physiques des équilibres qui veulent que l'équilibre soit atteint lorsque l'énergie du système est minimale. Toute autre perturbation influencera le réseau qui prendra alors une autre configuration stable. Si une perturbation identique ou proche d'une perturbation ayant déjà agi se présente, le réseau retrouve une configuration stable proche de celle qu'il avait pris lors du premier contact avec cette pertur­bation. Un réseau dynamique fonctionnel possède donc une mémoire. (10). L'étude des réseaux, bien que n'étant pas récente, est de nouveau en pleine expansion. A l'heure actuelle la biochimie étudie la thermodynamique en réseau, les neurosciences étu­dient les réseaux neuroniques dans le but de comprendre les fonctions supérieures du cerveau (mémorisation, apprentis­sage). Une branche de l'informatique en utilisant les résultats des neurosciences conçoit et développe des ordinateurs en réseau ou machines neuronales.

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le réseau immunitaire ou l'Interconnection des clones...

donnera-t-il un statut moins précaire au soi ?

Depuis 1974 l'immunologie teste une nouvelle théorie, celle du réseau immunitaire, proposée par Niels Kaj Jerne, prixNobelde médecine en 1985. Nous verrons d'abord les fondements expérimentaux de cette théorie, ensuite nous ferons fonctionner ce réseau de manière toute théorique, puis nous envisagerons ses confirmations expérimentales. Ce n'est qu'au prix de ce détour théorique et épistémologique, ardu même pour un biologiste, que nous pourrons expliquer les ruptures apportées par cette nouvelle théorie qui prend à contre-pied les idées qui sont encore les nôtres. En effet N.K. Jeme fût le premier à insister sur la nécessité de concevoir le système immunitaire comme un réseau dynami­que fonctionnel, où tous les éléments, lymphocytes, plasmocy-tes, anticorps se reconnaissent et par là sont interconnectés. L'information peut alors recirculer dans ce réseau rymphoplas-mocytaire. Jusqu'alors, et encore maintenant pour la majorité d'entre nous, on concevait ce système immunitaire comme l'a conçu M.F. Burnet en 1957, c'est à dire comme un ensemble de clones* de lymphocytes isolés les uns des autres. Chaque clone ayant une spécificité propre préexistante, il sera sélectionné par la structure étrangère ou étant devenue étrangère à l'orga­nisme qu'il peut reconnaître (11). Dans le cadre de cette théorie, dite de la sélection clonale, les composants du "soi", voir l'article de G. Gohau (12), ne sont pas reconnus par les clones autoréactifs* du système immunitaire pour la bonne et simple raison qu'ils ont été détruits à un moment du développement foetal. A la théorie de la sélection clonale s'ajoute donc celle des clones interdits qui confère au "soi" un statut pour le moins précaire puisque reposant sur la destruction au bon moment des capteurs du système immuni­taire capables de le reconnaître et par là de déclencher sa destruction.

2 . L'ÉMERGENCE DE LA THEORIE DU RÉSEAU IMMUNITAIRE

2.1. Les fondements expérimentaux de la théorie du réseau Selon N.K. Jerne la théorie du réseau est une nécessité logique découlant de la découverte faite indépendamment par J. Oudin à Paris et H. Kunkel à New York en 1963. En injectant à un lapin un déterminant antigènique étranger ou EPITOPE*, Oudin faisait produire par ce lapin des anticorps. Il isola alors ces premiers anticorps (Ab-1) - pour Antibody 1 - du sérum de l'animal traité et les injecta à un deuxième lapin qui

* Les termes signalés par une astérisque sont définis dans le glossaire en fin d'article.

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l'idiotypie, une diversité jusque-là inconnue...

produisit alors des anticorps secondaires (Ab-2). Les anticorps Ab-2 NE se liaient qu'aux anticorps Ab-1, et non aux autres anticorps spécifiques d'autres épitotes produits par le premier lapin avec lesquels ils avaient été testés ; de ce point de vue ils reconnaissaient donc l'individualité des anticorps Ab-1 et non pas leur allotype*. Pour se rendre compte de l'importance de ce résultat, il faut savoir que sur une molécule d'anticorps on connaissait, avant cette expérience, deux ensembles de déterminants antigéni-ques* situés tous les deux sur la partie constante de la molécule non impliquée dans la reconnaissance de l'antigène (voir figure 1); - l'ensemble isotypique ou isotype, que l'on retrouve sur toutes les molécules anticorps de tous les individus de la même espèce, chez l'Homme il y a 5 isotypes ou classes d'anticorps, - l'ensemble allotypique ou allotype, qui correspond à un polymorphisme alléliques des molécules anticorps à l'intérieur de l'espèce. L'allotypie permet donc de distinguer plusieurs groupes d'anticorps à l'intérieur du même isotype. A l'intérieur d'une espèce, tous les anticorps d'un individu ont le même allotype qui peut ne pas être le même que celui de son voisin.

Figure 1

C: par-ci e constante, »lit port«: -le« ISOTOPES*Cisi*i«2) =1 ' ISOTYPE* -1»« ALL0T0PES*Cal*a2J =1•ALLOTYPE*

Vipartie variable,elle porte: -le PARATOPE*:Pssite de fixation de 1'EPITOPE* -1•IDI0T0PE*Cii*i2*i3*i4ï=l•IDIOTYPE* Attention!>le paratope peut porter 1'idiotwpe ce n'est pas le cas ici.

SCHEMA SIMPLIFIE D'UNE MOLECULE ANTICORPS

1. Lorsque le paratope ne porte pas l'idiotype:

)ix

On ne represent!

en fait que la

partie variable.

Lorsque le paratop« porte 1'idiotwpe:

, px ou ix.

J . Oudin a donc mis en évidence une diversité supplémentaire des anticorps, qu'il appela "spécificité individuelle d'anticorps" (IAS) ou "IDIOTYPE". La spécificité de la liaison Ab-1/Ab-2 laisse supposer que ridiotype se trouve sur la partie variable de la molécule

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qui sera reconnue par l'anti-idlotype

anticorps que porte le PARATOPE* défini comme étant le site de reconnaissance spécifique de l'épitope. L'idiotype de l'anticorps sera donc défini comme l'ensemble des déterminants antigéniques ou IDIOTOPES* situés sur ou à proximité du PARATOPE des anticorps Ab-1. L'ANTÏ-IDIOTO-PES" sera l'ensemble des anticorps Ab-2 produits en réponse aux anticorps Ab-1. L'ensemble de ces résultats permit à N.K. Jerne au début des année 1970 de postuler l'existence d'interactions idiotype/ anti-idiotype au sein d'un même système immunitaire et à partir de là, de construire sa théorie du réseau idiotypique, qu'il exposa en 1974 dans un article des Annales de l'Institut Pasteur : 'Towards a network theory of the immune system" (12).

('interconnection doit exister car elle a un support

molécules anticorps et lymphocytes constitueraient le réseau

la variabilité idiotypique permet de concevoir les images internes

2.2. Les premières hypothèses de Jerne • Première hypothèse

Les interactions idiotype/anti-idiotype existeraient au sein du même organisme. Elles vont pouvoir permettre l'installation d'un véritable réseau, qu'il appelle réseau idiotypique.

• Deuxième hypothèse

Elle va consister à supposer que les récepteurs membranaires des lymphocytes B et T tout comme les anticorps circulants exposent des idiotypes. Ce faisant des millions de clones cellulaires de lymphocytes B et T portent autant d'idiotypes différents qu'il existe de parato­pes différents. Ce double répertoire sans être illimité est très vaste. Jerne pense qu'il est de l'ordre de cent millions de paratopes et d'idiotypes différents chez l'Homme. Les clones doivent donc logiquement se reconnaître les uns les autres par un réseau de reconnaissances croisées reposant sur l'usage des millions d'idiotypes du dictionnaire idiotypique. Cellules et molécules du système immunitaire feraient donc partie du réseau.

• Troisième hypothèse

En prenant en compte l'immense variabilité du répertoire idiotypique, Jerne postule que ce répertoire va contenir TlMAGE INTERNE" de l'ensemble des motifs antigéniques a priori reconnaissables par le système immunitaire. Ce concept d'image interne tout à fait révolutionnaire, Jerne l'introduit sur des bases purement logiques et statistiques : puisque les idiotypes sont des marqueurs de la région variable des anticorps, ils doivent être aussi divers que les paratopes de ces derniers. Mais, puisque les idiotypes sont reconnus par les paratopes des anticorps anti-idiotypes, les structures dans l'espace des idiotypes doivent être statistiquement aussi diver­ses que celles des déterminants antigéniques ou epitopes. On

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n'est plus étranger qui veut...

car pour le réseau tout est du déjà vu

les connections du réseau, des relations fonctionnelles :

je suis reconnu donc je suis inhibé.

je reconnais donc je suis stimulé

le comportement propre ou comment se préparer à faire face à tout, tout le temps

doit donc s'attendre à retrouver dans l'ensemble des idiotypes l'ensemble des epitopes reconnaissables a priori par le système immunitaire. En d'autres termes, tandis que la diversité des anticorps produit une capacité de reconnaissance quasi infinie, cette même diversité crée au voisinage des paratopes et en leur sein même une quasi-infinité de motifs structuraux différents qui doivent donc inclure l'inventaire des motifs antigèniques possibles. On voit alors l'organisme contenir, tel un miroir, la totalité des images des structures antigèniques du monde qui l'entoure. Ce sont ces images que Jerne appelle "images internes".

• Quatrième hypothèse

Dans l'esprit de Jerne, ce réseau ne doit pas être uniquement formel mais également FONCTIONNEL. Ce n'est qu'à cette condition qu'il va pouvoir être une composante de la régulation des réponses immunitaires. La quatrième hypothèse de Jerne confère donc aux reconnais­sances idiotype/anti-idiotype des conséquences sur le fonc­tionnement des lymphocytes B et T dont les idiotypes ont été reconnus. Son hypothèse est d'autant plus justifiée qu'à cette époque on connait la dualité de la réaction d'un lymphocyte B quand ses récepteurs reconnaissent un déterminant antigéni-que, epitope ou idiotope. Cette reconnaissance peut en effet avoir sur lui une action stimulatrice ou inhibitrice. Elle est donc fonctionnelle. Jerne va supposer qu'à l'intérieur du réseau, les lymphocytes sont continuellement réprimés par d'autres lymphocytes et /ou par des anticorps circulants dont les paratopes reconnaissent leurs idiotypes. Il donne donc la prédominance à l'inhibition car la réponse immunitaire est potentiellement dangereuse dans la mesure où elle aboutit à l'activation des effecteurs non spéci­fiques de l'inflammation qui détruiront là où ils se trouvent aussi bien le "soi" que le "non-soi". Cette réflexion sur le caractère potentiellement dangereux de la réponse immuni­taire nous montre l'impérieuse nécessité de sa régulation à laquelle le réseau immunitaire pourra contribuer. Certains lymphocytes échappent à la répression à la suite d'une stimulation supérieure due à la reconnaissance de l'épitope qui leur correspond. Ils se divisent alors et de nouveaux lymphocy­tes apparaissent. D'autres restent réprimés ou dégênèrent. L'existence d'images internes va permettre à Jerne d'attribuer au système immunitaire un comportement propre caractérisé par l'ensemble des interactions des éléments qui le composent et ceci en l'absence d'épitope étranger au système. En d'autres termes, le comportement propre serait l'état dynamique du réseau idiotypique quand "ses" composants agissent entre eux. Dans cette optique, pour que le système immunitaire existe, il doit fonctionner en permanence à bas bruit en équilibre avec les auto-épitopes* (antigènes tissulaires marqueurs du "soi"), qui viennent se heurter au réseau. Ce faisant il auto-entretient la totalité de ses clones en les stimulant à bas bruit grâce au

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la réaction immunitaire, une conséquence secondaire et transitoire du comportement propre

la dimension historique du système immunitaire a un support

réseau idiotypique. L'hypothèse du réseau suppose donc que l'essentiel du système immunitaire est très engagé dans un discours sur ...lui-même ! (14). En effet, dans le cadre de cette hypothèse, il ne fait guère de doute que le système immunitaire est centré dans sa quasi totalité, sur la production permanente des composants du réseau idiotypique. Au cours de l'ontogenèse l'irruption dans le réseau, d'épitopes du non-soi, qu'il s'agisse d'un soi modifié ou d'un étranger strict, va bouleverser le comportement propre de ce dernier pour l'orienter vers l'effection qui n'apparaît alors que comme une conséquence secondaire du fonctionnement propre du réseau. Ce faisant le réseau subit des modulations, des em­preintes dont il conservera les traces, la mémoire pendant toute la vie de l'individu. C'est ainsi que Jerne explique que chaque individu se constitue au cours de son histoire un système immunitaire qui lui est propre. Les acteurs étant en place, leurs interactions étant définies, nous allons voir comment Jerne voit le réseau idiotypique fonctionner.

2 . 3 . Le fonc t ionnement théorique du réseau

(Pour la compréhension du texte se référer à la figure 2) En accord avec la deuxième hypothèse c'est le réseau de lymphocytes dont les récepteurs membranaires exposent des paratopes et des idiotypes qui est représenté. C'est le même mode de représentation que nous retrouverons dans les figures 3 et 4. Commençons par considérer une substance immunogène* qui présente l'épitope E au réseau immunitaire. Cet epitope sera reconnu (A) avec une certaine affinité par les paratopes "pi" d'un ensemble d'anticorps Ab-1 d'idiotype "il". Les lymphocy­tes produisant les anticorps Ab-1 (L/1) vont alors être stimulés (A) et produire ceux-ci en plus grande quantité, ce qui va avoir pour conséquence la stimulation (C) des lymphocytes (L/2) produisant les anticorps anti-idiotypes Ab-2, "p2i2". Ceux-ci vont pouvoir être à l'origine d'une régulation de la réponse immunitaire initiale en réprimant (C-) les lymphocytes (L/l) dont les récepteurs expriment l'idiorype "i 1 ". Pour la lecture des figures, il faut penser que la flèche qui part de L/ l vers L/2 symbolise une interaction, la flèche étant toujours dirigée dans le sens "est reconnu" "reconnaît, L/1 à l'origine de la flèche sera inhibé et L/2 à l'arrivée de la flèche sera stimulé. Il faut signaler que l'on peut trouver des idiotypes de la même qualité que "il" sur des récepteurs membranaires des lympho­cytes L/X et sur des anticorps "pXiX' dont le site de reconnais­sance n'est pas spécifique de l'épitope étranger à l'origine de la réponse immunitaire. Ce faisant, l'ensemble Ab-2 verra son action inhibitrice partagée entre l'ensemble idiotypique Ab-1 (C-) et l'ensemble parallèle non spécifique de l'épitope "pXiX" (B-).

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Lyrtphocyte B ou lynphocyte T dont les

récepteurs nenbranaires exposent

un paratope et un idiotype

LA RELATION FONCTIONNELLE A

L'INTERIEUR DU RESEAU

EST RECONNU

RECONNAIT

EST REPRIMEQ

EST STIMULE@

Groupe parallèle

Figure 2

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ne plus chercher dehors ce que l'on a dedans

le fonctionnement réseau, support de la régulation de la réponse immunitaire

le réseau c'est beau mais, ne pousse-t-on pas l'abstraction trop loin?

D'autre part l'ensemble des anticorps Ab-1 reconnaît égale­ment les epitopes internes "i5" qui correspondent à l'idiotype d'un autre ensemble d'anticorps. Cet idiotype jouera dans ce cas le rôle d'image interne de l'épitope étranger. Lors du comportement propre du réseau, c'est-à-dire en dehors de toute stimulation antigénique étrangère, ces images internes ont tendance à stimuler (D+) les rymphocytes de l'ensemble "plil" et ainsi à contrebalancer l'action inhibitrice (C-) de l'ensemble "p212". L'image interne représente le support matériel de la pression sélective interne évoquée par Jerne et reprise par J . Urbain (15). En effet la pression sélective externe darwinienne ne permet pas d'expliquer le maintien de combinaisons génétiques codant pour des anticorps spécifiques de molécules n'existant pas encore dans le milieu extérieur, comme par exemple une molécule non encore synthétisée par l'industrie humaine. Cet obstacle est levé par la troisième hypothèse de la théorie du réseau qui suppose l'existence d'images internes des epitopes étrangers préexistantes capables de stimuler a minima les lymphocytes dont le génotype est capable de dirigerla synthèse d'un ensemble d'anticorps qui reconnaîtra un epitope de cette molécule quand elle existera et sera introduite dans le milieu intérieur. Sans cette stimulation constante, oeuvre du réseau, on peut penser que les rymphocytes de cette spécificité ne seraient pas conservés.

Toujours selon Jerne, les réactions déclenchées par l'introduc­tion d'un epitope étranger ne s'arrêteraient pas à la production par le réseau d'anticorps anti-idiorypes, car ces derniers por­tent eux-mêmes des idiotopes. En raison de l'extraordinaire diversité des anticorps, chaque idiotype sera reconnu par un autre anticorps. Ainsi les anticorps anti-idiotypes suscite­raient-ils la production d'anticorps anti-anti-idiotypes p. 313, lesquels stimuleraient la production d'anticorps anti-anti-anti-idiotypes etc . . La réaction immunitaire à l'antigène serait donc modulée par l'effet tampon de nombreux ensembles supplé­mentaires de paratopes et d'idiotypes, qui par le caractère fonctionnel de leurs interactions réguleraient la réponse immu­nitaire.

Devant la complexité des interactions décrites par le réseau, on peut se demander s'il n'est pas une pure construction mentale de certains immunologistes ! En effet il peut sembler que la théorie du réseau est une construction abstraite qui se prend elle-même pour objet en oubliant momentanément le réel. Ce faisant le biologiste sera réticent à la fois parce qu'il n'est pas habitué à ce genre de détour lointain, parce que cela lui semble un pur jeu de l'esprit gratuit, et parce qu'il est difficile de se faire une représentation imagée de cette construction complexe. Le biologiste souhaitera rapidement en trouver une confirmation expérimentale.

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3 . LES CONFIRMATIONS EXPÉRIMENTALES DE LA THÉORIE

3.1. Confirmation de la coexistence dans le répertoire d'un même individu, à la fois d'idiotypes et d'anti-idiotypes

la première C'est en 1974 que L. Rodkey a obtenu la première preuve preuve expérimentale de cette coexistence qui, rappelons-le, va per-expérimentale mettre d'imaginer un nouveau mode de communication entre

lymphocytes et grâce à cela, l'établissement du réseau idiotypi-que.

L. Rodkey injecte un antigène à des lapins et purifie les anticorps Ab-1 produits à la suite de cette injection. Il a ensuite laissé le système immunitaire de ces animaux au repos pendant 14 mois,puis il a réinjectée chaque animal les anticorps Ab-1 qu'il avait synthétisés 14 mois auparavant. Par radio-immunologie, il a alors cherché la présence des anticorps Ab-2 dans leur sérum : après avoir marqué les anticorps Ab-1 à l'iode radioactif, il les a traités par une enzyme qui détache la région effectrice des anticorps (unepartie essentielle de leurs régions constantes), mais laisse intactes les régions variables porteuses de l'idio-type. L. Rodkey mélange alors les anticorps Ab-1 modifiés avec le sérum et il ajoute des anticorps de chèvre formant un précipité quand ils se fixent sur la région effectrice de tout anticorps de Lapin. Comme les anticorps Ab-1 ne portent plus de région effectrice, ils ne peuvent réagir directement avec les anticorps de chèvre et, pour former un précipité, ils doivent se lier à des anticorps intacts du sérum de Lapin. L. Rodkey a observé en fait la formation d'un précité radioactif, comprenant donc des anticorps Ab-1 et des anticorps de chèvre. Autrement dit, des anticorps intacts s'étaient fixés sur les anticorps Ab-1. Pour confirmer que ces seconds anticorps étaient bien des anticorps anti-idiotypi-ques, L. Rodkey incuba les anticorps Ab-1 radioactifs avec l'antigène d'origine et répéta la procédure : cette fois la précipitation des anticorps Ab-1 par les anticorps de chèvre fut nettement moins intense, ce qui indiquait que les anticorps Ab-2 se fixaient bien sur la région variable des anticorps Ab-1. Dans un premier temps on a appelé ces anticorps Ab-2 des anticorps auto-anti-idiotypiques. Puis il s'est avéré que leur existence était la règle au cours de toutes les réponses immunitaires normales, ce qui fait qu'on ne les appelle plus au 'anticorps anti-idiotypiques ou anti­idiotypes.

Des travaux ultérieurs de J . Urbain et de C. Bona (16) ont montré que les interactions idiotype/anti-idiotype ne sont pas

un réseau pas si aussi nombreuses que l'hypothèse de N.K. Jerne le laisse étendu que Jerne supposer. Dans la plupart des cas il n'existe que trois niveaux le pensait d'interaction :

(Ab-1/Ab-2 ; Ab-2/Ab-3 ; Ab-3/Ab-4).

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où la relation idiotype/anti-idiotype se symétrise...

et où le vocabulaire traditionnel devient inadapté

le réseau boucle, il peut donc régler la réponse Immunitaire

Ces résultats suggèrent qu'une grande proportion des anti­corps anti-idiotypes (Ab-2) et anti-anti-anti-idiotypes (Ab-4) sont dirigés contre le paratope de Ab-1. Dans ce cas, bien sûr, l'idiotype est confondu avec le paratope. Ab-2 sera l'image interne de l'antigène et induira la synthèse d'Ab-3 identique à Ab-1 : Voir figure 3. Ab2-b est un anticorps anti-idiotype mimant l'épitope étranger, c'est donc l'image interne de cet epitope. On note ici la symétrie de la relation antigène/anticorps, telle que si Ab2-b est antigène pour Ab-1, Ab-1 est antigène pour Ab-2b. Nous soulignerons ici les limites du vocabulaire hérité des débuts de l'immunologie, qui nous laisse deux mots désignant deux notions asymétriques (anticorps/antigène) pour décrire une relation symétrique. En effet dans le cas décrit par la figure 3, il n'y a plus de différence entre celui qui reconnaît et celui qui est reconnu. Nous pourrions critiquer également la schémati­sation des sites de reconnaissance des anticorps qui emploie une géométrie asymétrique de surfaces concaves et convexes, alors que nous venons de souligner la symétrie de la relation, mais nous n'en avons pas trouvé d'autre. Peut-être est-ce là un exemple de résistance à la rectification d'un savoir dont parle G. Rumelhard (17).

Si l'idiotype n'est pas confondu avec le paratope le nombre de niveaux d'interaction est toujours de trois, dans la mesure ou l'on trouve que Ab-1 est idiotypiquement semblable à Ab-4. Le système est donc clos, il boucle ce qui permet d'entrevoir une régulation possible ; Voir figure 4.

Le commentaire est le même que celui de la figure 2, si ce n'est que nous avons ajouté le lymphocyte L/4 dont les anticorps p2i2 ce qui limite la cascade des reconnaissances. L'anti-idiotype p2i2 n'est pas image interne de l'épitope étranger d'où son nom d'Ab-2x pour le distinguer de l'anti-idiotype image interne Ab-2b.

3.2. Démonstration de la fonctionnalité des interactions idiotype/anti-idiotype

• Travaux de J . Urbain

Le caractère fonctionnel de ces interactions fut démontré par J. Urbain (16) en reprenant l'étude du phénomène d'accroisse­ment d'affinité des anticorps au cours du temps qui s'écoule après immunisation. Ce phénomène était expliqué jusqu'à présent par la sélection clonale. Lors d'un second contact avec l'antigène, en raison de la prolifération cellulaire intervenue pendant la réponse primaire, le nombre de lymphocytes de la "bonne spécificité" sera plus élevé que lors du premier contact. La réponse immunitaire sera alors plus intense et plus rapide. Lorsque la concentration de l'antigène va décroître au cours de la réponse immunitaire, les cellules possédant des récepteurs de plus haute affinité auront

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l'anti-idiotype qui inhibe le lymphocyte qu'il reconnaît...

un avantage sélectif sur celles de "faibles affinité" et seront de ce fait préférentiellement stimulées par les antigènes restants. Cette compétition conduira à un accroissement de l'affinité moyenne des anticorps. J . Urbain en utilisant une méthode d'analyse qui permet de mesurer l'affinité des anticorps sans les isoler, a pu étudier la dynamique d'une réponse immunitaire de lapins immunisés contre le virus de la mosaïque du tabac. Les premiers travaux confirmèrent immédiatement les résultats décrits plus haut qui avaient été obtenus par Jerne en 1956. Mais J. Urbain note que la montée progressive de l'affinité des anticorps est toujours suivie d'une décroissance de cette dernière à la fin d'une réponse primaire ou de rappel. Si la montée d'affinité était bien expliquée par la théorie de la sélection clonale, la décroissance d'affinité ne pouvait pas en être déduite. Cette diminution d'affinité ne peut être due qu'à l'inaction temporaire et réversible des cellules mémoire possé­dant des récepteurs de haute affinité, et doit donc résulter d'un mécanisme de rétroaction capable de distinguer les anticorps possédant des paratopes de haute affinité. Deux catégories de molécules seulement sont capables d'une telle discrimination ; ce sont les antigènes et les anticorps anti -idiotypiques. Compte tenu de l'action inhibitrice observée et des concentrations d'antigènes utilisées, ces derniers ne seront pas retenus et J. Urbain suggère que la baisse d'affinité observée résulte de l'action inhibitrice des anticorps anti-idiótypiques.

Confirmation de ces résultats : Dans l'article déjà cité (13), Jerne cite les travaux de deux chercheurs confirmant l'action suppressive des anticorps anti­idiotypes :

• Travaux de Nisonoff

Ceux-ci démontrent que l'injection à un animal d'anticorps anti-idiotypes élimine les lymphocytes qui possèdent des ré­cepteurs ayant cet idiotype.

• Travaux de Herzenberg

Les lymphocytes T reconnaissant les idiotopes sur les récep­teurs de lymphocytes B peuvent éliminer ces lymphocytes B. Le réseau idiotypique concerne donc également les lymphocytes T, comme N.K. Jerne l'avait supposé. D'autres résultats vont dans le même sens.

On a par exemple prélevé à un animal des lymphocytes T qui proliféraient en réponse à un antigène, et l'on a injecté ces lymphocytes à un autre animal. Puis on a isolé les anticorps produits par ce second animal contre les idiotypes des récepteurs des lymphocytes T et on les a injectés au premier animal. On a alors observé qu'ils inhibaient la réponse immunitaire : il est probable que les anticorps anti-idiotypiques déclenchent cette inhibition selon des modalités qu'il reste à élucider.

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D'autres travaux ont montré que les anticorps Ab-2, non images internes, inoculés en grande quantité induisent la suppression des réponses immunitaires assurées par les clo­nes dont ils reconnaissent les idiotypes.

sera appelé Injectés en petite quantité, ils facilitent au contraire la prolifé-régulateur ration de ces mêmes clones lorsque ces derniers sont mis en

présence de l'antigène qu'ils reconnaissent. A. Bona avec N.K. Jerne proposent de les appeler les anticorps Ab-2x anti­idiotypes régulateurs. (18). L'interaction idiotype/anti-idiotype explique donc par le même mécanisme les deux versants de la réponse immunitaire, à savoir, l'immunisation et la tolérance. La tolérance étant obte­nue lorsqu'à l'intérieur du réseau idiotypique les interactions inhibitrices l'emportent sur les interactions stimulatrices. Permettant d'expliquer la tolérance au "soi", ce que ne pou­vaient pas faire la théorie précédente sans invoquer la destruc­tion des clones autoréactifs*. Or des arguments expérimentaux contredisent cette hypothèse qui suppose que l'autoréactivité est l'exception, ne pouvant avoir lieu qu'à l'occasion d'un contact accidentel entre l'auto-antigène et le système immuni­taire. Comment expliquer alors les anticorps anti-idiotypiques qui sont le résultat d'une autoréactivité, ou bien encore l'ab­sence de maladie auto-immune attaquant la thyroïde lorsque l'on trouve dans le sérum de sujets normaux adultes ou nouveaux-nés de la thyroglobuline qui est un auto-antigène de là thyroïde qui doit, selon l'ancienne théorie, être soustrait au système immunitaire pour éviter toute maladie auto-immune.

3.3. Confirmation des images internes des antigênes Le concept d'image interne, nous l'avons vu est un concept clé de la théorie du réseau. Mais les images internes existent-elles ? La théorie prévoit deux types d'images internes. Le premier (voir figures 2 et 3), est constitué par l'idiotype d'un ensemble d'anticorps reconnus par le paratope de l'ensemble des anti­corps Ab-1. Ce type d'Images interne est donc distinct de l'anticorps Ab-2 et si logiquement il doit exister, son existence reste à notre connaissance théorique. Il n'en est pas de même avec le second type d'image interne mis en évidence par plusieurs types d'expériences. Certaines consistaient à injecter à un animal une molécule organique simple ou un glucide bactérien, qui servait d'anti­gène ; on séparait alors les anticorps Ab-1 produits, puis on utilisait ces derniers pour engendrer des anticorps Ab-2. En incubant l'anticorps Ab-1 avec l'antigène, il était souvent possible d'empêcher la réaction ultérieure entre l'idiotype et l'anti-idiotype : l'antigène empêchait la fixation de l'anticorps anti-idiotype Ab-2 sur les déterminants idiotypiques portés par les anticorps Ab-1. Il était donc logique de penser qu'ils bloquaient le paratope des anticorps Ab-1.

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la théorie du réseau permet de faire des prévisions...

qui en étant vérifiées...

confirment l'existence des images internes

Ces résultats ont permis de conclure que les déterminants idiotypiques, ou IDIOTOPES, (l'ensemble des idiotopes formant l'idiotype de la molécule), se situaient vraisemblablement dans le paratope ou à proximité. Cette conclusion hypothétique avait une conséquence verifiable à savoir : si l'anticorps Ab-2 peut prendre la place de l'antigène sur les paratopes d'Ab-1, c'est qu'il doit ressembler pour une partie de sa molécule à l'anti­gène, il en est donc l'IMAGE INTERNE. Cette conséquence a été vérifiée par K. Sege et P. A. Paterson à Uppsala en Suède, en 1978 (18) : ces auteurs purent montrer que parmi des anticorps anti-idiotypes Ab-2 produits contre un anticorps Ab-1 spécifique de l'hormone insuline, certains sont capables de se fixer sur le récepteur de cette hormone des cellules adipeuses. Ils miment alors les effets hormonaux de l'insuline ; ils portent donc bien l'image interne de cette hormone. Cette expérience classique confirme donc bien ponctuellement l'hypothèse des images internes. Elle a depuis été largement reprise pour l'étude de récepteurs hormonaux. Les images internes existent donc bien, et elles ont été mises en évidence pratiquement chaque fois qu'on les a recherchées. Mais à chaque fois elles correspondaient à un anticorps anti­idiotype que C. A. Bona qualifie d'Ab-2J3. (18). Nous pouvons donc dire que toutes les images internes mises en évidence à notre connaissance sont des anticorps anti-idiotypes, mais que tous les anticorps anti-idiotypes ne sont pas des images internes de l'antigène, d'où la nécessité de classer ces anticorps en Ab-la (régulateurs) et Ab-2JS (images internes).

3.4. Les manipulations du réseau immunitaire Ces travaux ont pour but de vérifier une conséquence prévisible de cette théorie. Si on se reporte à la figure 2 nous sommes en

encore des mesure de prévoir, si le réseau existe, les conséquences de sa prévisions... manipulation. Manipuler le réseau revenant à l'orienter vers la

production de tel ou tel idiotype. Si cela est possible, un "simple" dosage nous le dira et l'existence du réseau s'en trouvera confirmée. Son rôle dans la régulation du système immunitaire restera cependant à évaluer.

• Manipulation du réseau dans le but de créer un vaccin anti-idiotvpiaue : exemple : le vaccin contre l'Hépatite B

L'idée qu'un anti-idiotype porteur d'une image interne puisse servir de vaccin contre un agent infectieux ou parasitaire a été proposée par plusieurs chercheurs dans les années 1980, dont A. Nisonoff et I. Roitt. Cette idée a germé à partir des résultats des travaux sur les greffes de peau effectuées par J . Bluestone et J . Sachs.

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Ces auteurs, à partir du sérum d'une souris ayant reçu une greffe de peau, ont isolé des anticorps Ab-1 dirigés contre les marqueurs du "soi" ou antigènes du CMH (complexe Majeur d'Histocompatibilité) du greffon. Avec ces anticorps Ab-1 ils ont fait produire des anticorps anti-idiotype Ab-2 chez d'autres espèces. L'injection de ces anticorps Ab-2 à des souris qui n'avaient jamais été greffées, induit chez elles une sécrétion d'anticorps capables de se fixer sur les antigènes du CMH du greffon initial.

Ils sont parvenus à immuniser des souris n'ayant jamais subi de greffe, contre un greffon, en leur injectant au préalable des anticorps Ab-2 qui étaient dirigés contre les anticorps Ab-1 spécifiques des antigènes du greffon. Ceci peut s'expliquer dans le cadre de la théorie du réseau en supposant que les anticorps Ab-2 portaient l'image interne des antigènes du greffon. Ce faisant l'injection des anticorps Ab-2 aurait déclenché la syn­thèse anticorps Ab-3 de spécificité semblable aux anticorps Ab-1, d'où l'immunisation contre les antigènes du greffon des souris n'ayant jamais subi de greffe. Compte tenu de ces résultats R. Kennedy et al. ont essayé d'obtenir des anticorps Ab-2 vaccinants dans le cas de l'Hépa­tite B. Lorsque le virus de l'hépatite B (HBV) infecte des cellules hépatiques, celles-ci synthétisent de grandes quantités de protéines de l'enveloppe virale, or ces protéines sont très antigéniques et contituent l'antigène de surface du HBV, ou antigène HBs, principal constituant du vaccin actuel. Ces auteurs ont eu la chance de vérifier que tous les anticorps Ab-1 anti-HBs humains avaient tous le même idiotype, ce qui simplifiait considérablement les interactions idiotypiques et les rendait facilement manipulables. Kennedy a donc mis en évidence que l'idiotype des Ab-1 anti-HBs est un idiotype public ou récurrent. Ceci est rassurant car si chaque individu avait eu son propre idiotype la diversité des anticorps aurait été infinie et par conséquent non aménageable. Nous pouvons supposer alors, avec AM. Moulin (19) que l'idiotypie n'aurait pas suscité l'intérêt qu'elle suscite à l'heure actuelle. L'anticorps anti-idiotype Ab-2 avait de grandes chances de porter l'image interne de l'antigène HBs car ce même antigène bloque la fixation de Ab-2 sur Ab-1. Des investigations plus précises ont montré qu'Ab-2 est du type Ab-2JS, image interne de l'antigène HBs, capable, sans doute, du fait de son étroite identité conformationnelle avec lui, de mimer ses propriétés fonctionnelles et immunes en induisant la production d'anti­corps anti-anti-idiotypes Ab3 reproduisant les propriétés bio­logiques des anticorps Ab-1 issus de l'immunisation par l'an­tigène HBs. Les propriétés immunisantes des anticorps Ab-2 ont été dé­montrées chez la souris car ils sont à l'origine de la production d'anticorps Ab-3 ayant les mêmes propriétés que les anticorps

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Ab-1. Mais cela ne signifie pas forcément qu'ils aient des propriétés vaccinales car le HBV ne provoque jamais la maladie chez la Souris. Il a donc fallu avoir recours au Chimpanzé qui développe une véritable hépatite au contact du HBV. Les auteurs ont donc injecté des anticorps anti-idiotypes de Lapin à deux chimpanzés et une préparation témoin constituée d'immunoglobulines non spécifiques à deux autres animaux. Ils ont ensuite exposé les quatre animaux au HBV. Les deux témoins développèrent une hépatite, en revanche les animaux qui avaient reçu les anticorps Ab-2 n'ont manifesté aucun signe de la maladie.

• Manipulation du réseau dans le but de lutter contre le cancer

D. Herlyn et H. Koprowsky ont pu observer des améliorations de l'état de santé de patients atteint de cancer du colon à la suite d'injections d'anticorps monoclonaux* de souris dirigés contre un epitope de surface des cellules cancéreuses. Ceci peut s'interpréter en supposant que le réseau immunitaire de ces patients a réagi aux anticorps monoclonaux Ab-1 par la synthèse d'anticorps Ab-2J3 porteurs de l'image interne de l'antigène tumoral, qui ont stimulé la réaction immunitaire contre les cellules cancéreuses elles-mêmes. Ceci a été confirmé par d'autres chercheurs qui ont obtenu chez des animaux de laboratoire de tels anticorps Ab-2ß. Injectés à d'autres animaux ils ont suscité la production d'anticorps Ab-3 identiques quant à leur idiotype et leur paratope à l'anticorps monoclonal Ab-1 avait induit la production d'anti­corps Ab-2ß et capable de se fixer sur l'antigène tumoral.

• Manipulation du réseau dans le but de créer un modèle expérimental animal d'une maladie auto­immune

Cette maladie est la myasthénie qui résulte d'une attaque auto­immunitaire du récepteur à l'acétylcholine au niveau de la plaque motrice. Ce récepteur est une protéine de la membrane musculaire sur laquelle se fixe l'acétylcholine au cours de la transmission synaptique du message nerveux moteur au muscle. Afin d'en découvrir le déterminisme, B. Erlanger et al. ont fait produire par des lapins des anticorps dirigés contre un ligand du récepteur de l'acétylcholine ; puis ils ont injecté ces anti­corps à d'autres lapins afin de leur faire produire des anticorps anti-idiotypes. Les anticorps anti-idiotypes obtenus paraissent porter l'image d'une partie essentielle du ligand : ils se lient en effet au récepteur de l'acétylcholine du lapin et, lors de cette fixation, provoquent chez les animaux les signes de la myasthé­nie.

Nous voyons donc que les confirmations expérimentales des qui seront toutes hypothèses de N.K. Jerne sont nombreuses, la liste qui en a été vérifiées dressée n'étant pas exhaustive. Insistons sur les résultats des

immunisations anti-idiotypiques qui ont permis d'établir la

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pertinence physiologique des notions d'image interne et d'an­tigène de substitution et par là même la pertinence physiologi­que de l'hypothèse du réseau idiotypique. Cette pertinence ouvrant des champs d'applications thérapeutiques très vastes mais loin d'être encore totalement défrichés. Ils ne faut pas cacher que l'utilisation médicale des anticorps Ab-2£ pose encore des problèmes importants d'effets secondaires néfastes mal maîtrisés. (16).

4. LES APPORTS DE CETTE NOUVELLE THEORIE

un vocabulaire gênant mais pédagogique ..

qui n'a plus lieu d'être dans la théorie du réseau

4.1. Remise en cause des concepts existants La théorie du réseau est donc maintenant largement acceptée par les immunologistes. Longtemps méconnue, à cause de sa difficulté expérimentale et de son vocabulaire si particulier, elle prend une place notable dans la réflexion sur la physiologie du système immunitaire, même si l'importance de cette place reste encore controversée.

• Nécessité d'une rupture

Parmi les non immunologistes cette théorie ne rencontre pour l'instant que peu d'écho, sans doute parce qu'elle prend à contre-pied toutes les représentations militaro-guerrières de la réponse immunitaire (17). Ce vocabulaire particulier (dé­fense, surveillance, envahisseurs, étrangers, lutte, rejet etc..) est un héritage du temps où l'on cantonnait la réponse immu­nitaire dans un rôle de rejet. C'est la période pasteurienne de l'immunologie : - rejet limité pendant longtemps au champ microbiologique, sans doute à cause de son côté pratique d'élimination des bactéries pathogènes. - notion de rejet associée à celle de défense qui a été extrême­ment renforcée par le succès de la vaccination et de la sérothé­rapie. Il a fallu attendre le début du siècle pour que les expériences d'immunisation anti-organes, la découverte de l'anaphylaxie, la naissance de l'immunohématologie montrent que la réponse immunitaire existe en dehors du domaine microbiologique. La naissance et l'essor de l'immunité de transplantation ainsi que la découverte des maladies auto-immunes l'en libère totale­ment. Mais par la même occasion l'immunité de transplanta­tion semble confirmer que la réponse immunitaire consiste uniquement en une réaction de rejet des structures étrangères. Dans le même ordre d'idée, l'immunité anti-cancéreuse, l'étude des maladies auto-immunes, associées à l'immunité de trans­plantation ont permis de construire le concept de surveillance immunitaire, qui bien qu'étant récent (1975) ne se heurte pas au vieil obstacle de défense. En effet tout le vocabulaire guerrier y fonctionne encore, vocabulaire qui n'a plus cours dans la

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dans le réseau, reconnaissance ne signifie plus systématiquement destruction pour ce qui est reconnu

une nouvelle façon de concevoir l'identité de l'organisme

théorie du réseau idiotypique qui apparaît alors comme une rupture.

• Un nouveau paradigme

La rupture est encore présente lorsque nous nous rendons compte que cette théorie nous fait abandonner un paradigme, qualifié de "procaryotique" par J . Urbain (15), où le système immunitaire était représenté par une myriade de petits sous-sytèmes immunitaires (clones lymphocytaires et cellules régu­latrices associées) indépendants dont les récepteurs après la "purge" des clones interdits ne pouvaient plus reconnaître que les antigènes du non-soi, pour un nouveau paradigme "euca-ryotique" où chaque lymphocyte communique avec d'autres lymphocytes, quel que soit son clone et où la reconnaissance du soi est la règle, alors que dans l'ancien paradigme l'autoréac-tivité était décrite seulement comme une exception et un dérèglement du système immunitaire. En tout état de cause, à la dynamique simple de la coopération cellulaire, destinée à la mise en place d'une réponse spécifique adaptée, s'ajoute l'établissement d'un réseau où circulent les informations de reconnaissance interne au soi et leurs consé­quences. Le nouveau paradigme, nous le voyons, ne rejette pas totale­ment l'ancien, il conserve la sélection clonale en l'englobant dans un ensemble conceptuel plus vaste couvrant un champ d'application élargi. Nous pouvons dire alors avec C. A. Bona (18) que la théorie du réseau idiotypique est la théorie véritablement unificatrice de l'immunologie. De plus la distinction "soi"/"non-soi", une des bases du para­digme antérieur, devient beaucoup plus! difficile à affirmer car, certains, sinon la majorité des composants du réseau sont en équilibre avec les composants du "soi", qu'il s'agisse de la capacité de répondre, éventuellement contre lui, en cas de levée de la suppression spécifique ou qu'il s'agisse de la capacité de présenter des images internes identiques à certaines fractions des composants du "soi". L'univers des idiotypes assure alors la continuité entre le soi et le non-soi, dans la mesure où nous allons y trouver l'ensemble des images internes des epitopes étrangers mais également l'ensemble des images internes des epitopes du "soi" ! Dans ce cas, si l'observateur extérieur continue à faire la distinction entre le "soi" et le "non-soi", le système immunitaire lui, ne la fera pas. La distinction fonda­mentale qu'opère le réseau idiotypique se situe entre ce qui peut et ce qui ne peut pas interagir avec le réseau. C'est parce que le système immunitaire répond constamment à des stimuli en provenance de lui-même qu'il peut déterminer sa propre iden­tité. (20). Ceci est une première indication du rôle éventuel des composants du système immunitaire comme signaux poten­tiels en dehors de leur "fonction" immunologique propre.

Finalement le caractère unificateur de la théorie du réseau s'exprime par sa capacité d'expliquer avec les mêmes concepts

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les différentes catégories du fonctionnement du système immunitaire (immunisation, tolérance, régulation), y compris ses dérèglements. C'est ainsi que l'on attribuera de nos jours la myasthénie, certains diabètes et d'autres maladies auto-im-munes à la production d'anticorps "auto-immuns" contre di­verse molécules du soi (récepteur qui retentirait ensuite sur l'expression de clones autoréactifs, via l'équilibre des compo­sants du réseau, plutôt que par la levée directe de la suppres­sion de la reconnaissance de ce composant du soi (14). Avec le réseau idiotyplque et les images internes, l'immunologie entre dans l'ère du traitement de l'information en réseau.

où le concept de réseau va permettre d'expliquer les relations entre les émotions et l'immunité

4.2. Recherches d'isomorphisme entre systèmes analogues N.K. Jerne (13) fait remarquer que sa théorie du réseau permet de mettre en évidence des ressemblances étonnantes entre le système immunitaire et le système nerveux. Le système immunitaire considéré comme un réseau fonction­nel exprimant un comportement propre principalement sup­presseur, mais ouvert aux stimulations externes, se démarque, comme le système nerveux, de tous les autres organes de notre corps par son aptitude à répondre de façon adéquate à une énorme variété de signaux. Les deux systèmes montrent des dualismes. Les cellules des deux systèmes peuvent aussi bien recevoir qu'émettre des signaux. Dans les deux systèmes les signaux peuvent être excitateurs ou inhibiteurs. Les deux systèmes pénètrent la plupart des tissus de notre corps, mais ils semblent être maintenus à l'écart l'un de l'autre par la barrière hématoméningée. (5 lymphocytes par mm3 dans le liquide céphalorachidien contre 5 à 10 000 par mm3 de plasma). Le système nerveux est un réseau fixe de neurones dans lequel les axones et les dendrites d'une cellule nerveuse forment des synapses avec des jeux d'autres cellules nerveuses. Dans le corps humain il y a environ 10 lymphocytes contre 10 neuro­nes. Les lymphocytes sont donc 100 fois plus nombreux que les neurones. Ils n'ont pas besoin de connexions par des fibres afin de former un réseau. Les lymphocytes pouvant se déplacer librement, ils peuvent avoir des interactions soit par rencontres directes soit par l'intermédiaire des molécules d'anticorps qu'ils libèrent (Voir figure 5).

Pour les deux systèmes, la modulation de leur réseau par des signaux qui leur sont étrangers induit la production de média­teurs modulateurs internes au système. Pour le système ner­veux on parle d'interleukines. On sait depuis peu que les lymphocytes sont sensibles à nombre de neuropeptides et que les neurones sont sensibles aux interleukines.

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Figure 5

MECANISME DE L'INHIBITION PAR L'ENKEPHALINE

RESEAU NERUEUX

Quoi qu'il en soit la modulation des deux réseaux par des signaux étrangers représente leur adaptation au monde exté­rieur. Les empreintes les plus précoces laissant les traces les plus profondes. Les deux systèmes apprennent donc par expé­rience et construisent une mémoire qui est soutenue par le renforcement et qui est déposée dans les modifications persis­tantes du réseau, lesquelles ne peuvent pas être transmises à notre descendance.

Image interne

•ß: D

Jacques DEWAELE Lycée Jean Zay Aulnay s/Bois

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GLOSSAIRE

Allotope . Déterminant antigénique ou epitope qui se situe sur la partie constante de la molécule anticorps. Voir allotype.

Allotype . Ensemble des allotopes d'une molécule anticorps.L'allotypie représente le polymorphisme allélique des anticorps à l'intérieur de l'espèce. Tous les anti­corps d'un individu ont le même allotype qui peut être différent de celui d'un autre individu.

Anticorps. Glycoprotéine plasmatique de la famille des globulines (immunoglobuline). Possède dans la partie variable de sa molécule un paratope qui est l'endroit ou se fixe plus ou moins spécifiquement l'épitope. La reconnaissance n'est donc pas strictement spécifique car en réponse à un epitope donné, le système immunitaire répond par la synthèse de plusieurs familles d'anticorps hétérogènes d'affinité variable pour cet epitope.

Anticorps monoclonal. Produit de la biotechnologie, il a la particularité d'être homogène, donc d'avoir une seule spécificité car obtenu à partir d'un seul clone de lymphocytes.

Antigène . Toute molécule, cellule, bactérie, virus capable de fixer des anticorps. Ce terme, trop vague et mal construit, devrait tomber en désuétude car un antigène est en fait une mosaïque de déterminants antigéniques.

Auto-épitope . Molécule ou partie de molécule du "soi" capable de fixer un anticorps.

Clone autoréactif insemble de lymphocytes issu par mitose d'un seul lymphocyte capable de reconnaître un auto-épitope.

Déterminant antigénique . Voir epitope.

Epitope . Déterminant antigénique simple. Il s'agit de la partie de l'antigène qui se combine avec le paratope de l'anticorps. Les epitopes de la molécules anticorps ont reçu des noms spécifiques : Isotopes, Allotopes, Idiotopes, et dans le cas de la figure 3 qui est un cas limite, Paratopes.

Idiotope . Epitope situé sur la partie variable de la molécule anticorps.

Idiotype . Ensemble des idiotopes d'une molécule anticorps. L'idiotypie représente la variabilité majeure des anticorps puisqu' elle renvoie à la variabilité du paratope, lui-même situé sur la partie variable de la molécule.

Immunisation . Un premier type de la réponse immunitaire, visant à détruire l'épitope à l'origine de cette immunisation.

Isotope . Epitope situé sur la partie constante de la molécule anticorps différent d'un allotope.

Isotype . Ensemble des isotopes d'une molécule anticorps. L'isotypie est la variabilité des anticorps à l'intérieur de l'espèce. Chez l'Homme, par exemple, il existe chez tous les individus de l'espèce cinq isotypes ou classes d'anticorps.

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Lymphocyte . Cellule immunocompétente possédant à la surface de sa membrane des glycoprotéines exprimant des paratopes et des idiotopes. Elle est impliquée pour cette raison dans le réseau idiotypique. D existe deux souches de lymphocytes les B et les T

Paratope . Zone de la partie variable de la molécule anticorps qui reconnaît avec plus ou moins d'affinité l'épitope. Le paratope peut parfois être confondu avec l'idiotype.

Plasmocyte . Lymphocyte B ayant atteint la phase finale de sa différenciation : la production d'anticorps.

Immunogène . Se dit d'un epitope capable de déclencher une réponse immunitaire. Peut s'employer comme nom commun. Tous les epitopes ne sont pas immunogènes mais tous les immunogènes sont des epitopes.

Tolérance. Un second type de la réponse immunitaire symétrique de l'immunisation, qui vise à faire accepter par l'organisme l'épitope ayant déclenché cette tolérance.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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(13) JERNE N.K. "Towards a netword theory of the immune system". Ann. Immunol. Inst. Pasteur 125 C, 374,1974.

(14) GACHELIN G. "Vie relationnelle et immunité" in Corps et histoire Ed. Les belles lettres p. 45-98.1986.

(15) URBAIN J. "Le réseau immunitaire". La recherche n°126, p. 1056 - 1066, Oct. 1981

(16) KENNEDY R. et al. "Anti-idiotypes et immunité". Pour la Science n° 107, p. 52 -63, sept. 1986

(17) RUMELHARD Guy. "Le concept de système immunitaire" in Aster n° 10,1990 p. 9-26

(18) BONA C. "Les vaccins du futur". La recherche n° 188, p. 672 - 682, Mai 1987.

(19) MOULIN Anne Marie. "L'idée de système immunitaire". Arch Intern Physio. Vaillant Camanne. Liège 1986.

(20) VAREL A J. Francisco. "Clôture opérationnelle et transformation structurelle", in Autonomie et connaissance. Seuil. Paris, p. 112 -142. 1979.

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L'ETRANGE INDIVIDUALITE DE L'ETRE

Anne-Marie Drouin

L'un, l'identique, le même et l'autre, l'étranger, la tolérance et le rejet, tous ces mots qui font partie du vocabulaire de l'immunologie véhiculent des questions ancien­nes et dont les implications vont au-delà de la science. On trouvera dans le texte qui suit, sous forme d'invitation à un parcours philosophique, une analyse de quelques métaphores et de leurs effets sur la pensée.

Les sciences sont pleines de métaphores. A côté ou autour des efforts de formalisation, il existe souvent un vocabulaire imagé, qui apparaît au moins comme vestige des premières images pour penser[1). A lui seul le terme d'immunologie évoque l'idée de préservation, de protection, et d'exclusion, mais le vocabulaire de l'immuno­logie regroupe toute une série de termes dont les connotations idéologiques ne peuvent laisser indifférent(2). Toutefois il serait assez vain de faire un procès idéologique aux scientifiques qui

des métaphores o n t élaboré ce vocabulaire, mais peut-on pour autant ne pas pour penser s'interroger sur son sens. L'immunologie, plus semble-t-il que

d'autres domaines de la biologie, est au coeur de problèmes qui ont été posés dans d'autres domaines par toute une tradition philosophique, et qui resurgissent constamment à travers nombre de conflits politiques, idéologiques ou éthiques. Il semble bien que l'immunologie soit un exemple privilégié où l'on peut percevoir du philosophique dans la science.

(1 ) cf. Bruno LATOUR. "Les vues de l'esprit. Une introduction à l'anthro­pologie des sciences et des techniques", Cult vare technique, 1985,n° 14, CRTC, pp. 5-29 ; et cf. Jean MOLINO. "Métaphores, modèles et analogies dans les sciences". Langages, n° 54, Juin 1979. Voir aussi Judith E.SCHLANGER. Les métaphores de l'organisme^ Paris, Vrin, 1971. Notamment le chapitre 1, "Métaphore et conceptua­lisation" (pp. 10-30), où l'auteur souligne la fonction productrice de sens des métaphores (p. 18).

(2) Immunologie est un terme qui n'existait pas du temps de Littré. On n'y trouve que "immunité", dont l'un des sens est le sens médical : "Préser­vation, exemption de maladie. La vaccine procure, dans la plupart des cas l'immunité contre la variole." L'étymologie est à chercher dans le latin "immunis", exempt de, (de "in" négatif, et "munus", service). Le Larousse étymologique traduit "munus" par "charge", et indique l'appa­rition de "immunisation" en 1897, et de "immuniser" dans le Larousse de 1807, avec pour définition : "donner l'immunité, en biologie". Quant au mot "immunologie", sa première apparition est datée de 1938.

ASTER N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP, 29, rue d'Ulm. 75230, Paris Cedex 05.

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1. LES MOTS NE SONT-ILS g U E DES MOTS ?

l'organisme comme unité menacée

le vocabulaire du conflit...

... et ses divers champs conceptuels

Si l'on parcourt les pages portant sur l'immunologie dans un manuel de biologie de Terminale D (coll. Tavernier, Bordas, 1983), on peut percevoir la difficulté à parler de ce qui est désigné par "unité et intégrité de l'organisme". Les remarques préliminaires (p. 348) insistent sur la solidarité des éléments constitutifs d'un organisme. Par exemple, la photo d'une cellule musculaire réalisée au microscope électro­nique à balayage reçoit ce commentaire : "Une cellule telle que cette cellule musculaire n'est pas isolée : irriguée, innervée, elle peut ainsi répondre à tout instant à une sollicitation". Un peu plus bas et de façon plus générale, il est précisé qu'un "animai n'est pas une collection de cellules juxtaposées", que "le système nerveux et le système hormonal se complètent' et qu'" ils collabo­rent ensemble au maintien de l'unité de l'organisme". Or cette unité de l'organisme est d'emblée définie en termes conflic­tuels : "Le milieu intérieur a en outre pour fonction de préserver l'intégrité de l'organisme constamment soumis à de multiples agressions".

Il y a ainsi une tension entre la nécessaire communication et la non moins nécessaire préservation d'une unité précaire. Dans l'ensemble du chapitre, on peut recenser quelques formules et toute une série de mots, qui, sortis de leur contexte, évoque­raient tout autre chose que la biologie. Il est question d'"intégrité constammentmenacée", d'" agression" (microbienne), de "moyens de défense", de "surface de protection", de tolérance (les "antigè­nes tolérés"), d'"élimination de la substance étrangère", d'"élimination ou neutralisation du corps étranger"; il y a des "cellules cibles à éliminef ; certaines substances ont pour fonction de "mobiliser et attirer les macrophages" ; il est question de "cellules devenues "étrangères" livrées aux attaques du système immunitaire" qui "les détruit', mais "il arrive qu'elles résistent', etc. Toutes ces expressions sont connues, on sait qu'elles sont métaphoriques, mais leur accumulation contribue à en faire une source d'interrogations. A quelle obsession de l'étranger répond ce besoin de définir l'organisme comme un lieu de résistance ? A quelle recherche du soi correspond cette hantise de l'agression ? Les mots pour le dire s'ouvrent vers d'autres espaces que la biologie, parce qu'avec les mêmes mots des hommes se battent pour préserver leur intégrité, leur identité culturelle, leurs valeurs. Avec les mêmes mots d'autres sont à la recherche de leur propre équilibre mental ou affectif. Avec les mêmes mots enfin l'angoisse métaphysique recherche le soi hors de soi-même.

Ainsi l'immunologie évoque sous un mode scientifique les antiques problèmes : l'un et le multiple ; le même et l'autre ; le soi et le non-soi. Retrouver comment la philosophie posait ces questions est une entreprise pleine d'aléas, mais néanmoins

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les antiques problèmes et leur actualité

désirable pour qui aime à voir dans le jeu des mots et des concepts plus qu'un simple moyen de communication. Que l'un des chapitres du programme de biologie s'intitule "Unité et intégrité de l'organisme" nous invite à prendre pour point de départ les termes impliqués dans cette expression.

l'un.

... et son indétermination

2 . À LA RECHERCHE DE L'INTROUVABLE UNITÉ

L'unité est le caractère de ce qui est "un". Mais qu'est-ce que l'un ? Cette question est l'une des plus anciennes de l'histoire de la philosophie. C'est la question que pose Parmenide dans le dialogue qui porte son nom et où Platon le met en scène en compagnie dujeune Socrate et d'autres interlocuteurs, dont un jeune Aristote, qui est un homonyme du célèbre philosophe(3). En prenant l'Un dans son sens absolu (comme s'il était un être en lui-même), Parmenide le décrit comme échappant à toute détermination. L'une des étapes du raisonnement consiste à montrer que l'Un non seulement se distingue du multiple, mais ne peut avoir de parties et donc ne peut être considéré comme un tout, puisqu'un tout par définition est composé de parties. Et le fait qu'il n'ait pas de parties implique aussi qu'il est illimité. Bref, toutes les déterminations que l'on cherche à lui attribuer aboutissent à des contradictions, et si, pour sortir des contra­dictions, on suppose que l'Un n'existe pas, d'autres contradic­tions surgissent. L'une des étapes du dialogue avec le jeune Aristote peut donner une idée de la méthode suivie : - Parmenide : S'il est un, n'est-il pas vrai que l'Un ne saurait être

plusieurs ? - Aristote : Comment le pourrait-il ? - P : Une saurait donc avoir de parties et ne peut être un tout - A : Pourquoi donc ? - P : La partie est partie d'un tout. -A : Assurément. - P :Etle tout, n'est-ce pas ce à quoi aucune partie ne manque ? -A : Absolument. - P : Des deuxfaçons donc l'Un serait composé, soit qu'on le dise

un tout, soit qu'on hit donne des parties. - A : Nécessairement. - P : Donc de ces deuxfaçons l'Un seraitplusieurs et nonplus un.

(...) - P :Si donc il n'a point départies, il n'aura ni commencement ni

fin, ni milieu : car de telles distinctions lui feraient des parties.

- A : C'est juste.

(3) Parmenide est un philosophe présocratique (Ve siècle av. JC) qui a développé toute une philosophie de l'Etre, dont il nous reste quelques fragments. Platon l'a mis en scène dans un de ses dialogues qui porte son nom. Les passages cités (138c à 139c) sont tirés de la traduction Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1965.

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- P : Or dire fin ou commencement, c'est dire limite. -A : Naturellement. - P : Illimité donc sera l'Un, du moment qu'il n'aura ni commen­

cement ni fin... Si l'on veut prendre à la lettre l'idée d'unité, le raisonnement de Parmenide est imparable. On ne peut rien dire de l'Un et on reste muet. Mais si l'on ne prend plus l'unité dans son sens absolu, mais comme qualité, comme caractéristique de quelque chose, on peut tenter de le définir. Le Vocabulaire philosophique de Lalande (4) ne fait d'ailleurs

divers points de pas allusion à Parmenide et tente plutôt de définir l'un de vue sur l'un plusieurs points de vue ; on peut le prendre au sens quantitatif :

"un" "se dû de l'individu en tant qu'on le considère comme faisant partie d'une multiplicité" ; on peut le prendre au sens qualitatif : "un" "se dit d'un être qui n'a point de parties, qui ne peut être divisé" ; mais il se dit encore "d'un être en qui l'onpeut distinguer des parties mais quiforme un tout organique et qui ne saurait être divisé sans perdre ce qui le constitue essentiellement". De telles définitions font entrevoir que parler d'unité c'est se référer implicitement à la notion d'"individu", ce qui fait rebon­dir la question sur ce nouveau concept.

l'individu peut se concevoir en des niveaux de réalités multiples

3 . OÙ EST L'INDIVIDU INTÈGRE ?

C'est bien d'"individus" en effet que l'on parle en biologie. Mais ces individus peuvent être compris à divers niveaux de réalité. L'organisme dans son ensemble est l'individu, en tant que totalité formant une unité. L'organe est aussi un individu, en rapport avec d'autres organes. La cellule est à son tour un individu, traversé et formé de substances qui en définissent et en modifient le comportement. Or à chaque niveau, une des caractéristiques de l'individu est d'être en relation avec d'au­tres, ou avec autre chose. Les frontières de l'individu sont poreuses, mais elles sont. Même si l'individu s'ouvre sur l"'autre", même si son niveau de réalité (cellule, organe, orga­nisme) est variable, T'unite" le caractérise et mérite réflexion.

l'un ne se divise pas

3.1. L'unité indivisible L'unité de l'individu c'est d'abord l'unité d'un "indivisible" comme le suggère l'étymologie, ou l'unité d'un être qui ne pourrait être divisé sans perdre son intégrité. Et si l'on songe que l'"intégrité" elle-même vient du latin "integer" qui signifie "entier", l'individu nous apparaît vraiment comme ce qui ne se divise pas et demeure entier pour pouvoir subsister. Mais quel est le statut de cet "entier", quel est son principe unificateur ?

(4) André LALANDE. Vocabulaire technique et critique de la philoso­phie. Paris. P.U.F. 12e édition 1976 (le édition 1926). Ce dictionnaire est la référence qui fait autorité en philosophie.

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une âme d'homme dans un corps de pourceau

le doigt peut-il avoir une âme ?

l'appel au fantastique comme détour théorique

l'individu et la métaphysique

S'interrogeant sur "ce que c'est qu'identité ou diversité", Leibniz, dans les Nouveaux Essais sur l'entendement humain (5\ aborde cette question d'une façon amusante : Leibniz se plaît à imaginer ce que deviendrait l'âme d'un homme si elle tombait dans un corps de pourceau. Serait-elle encore le même homme sous une autre apparence ? Si l'âme n'avait pas souvenance de savie d'homme la réponse serait négative. Par contre, si elle en avait souvenance, on pourrait considérer que l'âme associée à un corps de pourceau est bien le même individu que l'homme qui en était auparavant habité. Mais précise-t-il, ce ne serait pourtant pas un homme, car un homme est composé d'une âme et d'un corps d'homme...

Ainsi ce qui constitue l'unité du moi, le principe unificateur de l'individu, ce n'est pas le corps dans sa matérialité - car il est dans un flux continuel - mais l'âme, car c'est elle qui assure une continuité par l'intermédiaire de la mémoire. C'est pourquoi Leibniz fait dire à Théophile, qui est son porte-parole dans les Nouveaux essais :

"...je ne voudrais point avancer que mon doigt est une partie de moi ; mais il est vrai qu'il appartient et qu'il fait partie de mon corps."

Et si l'on devait imaginer que le doigt lui-même contient une âme, il serait un autre individu :

"Aussi l'âme qui serait dans le doigt n'appartiendraü-elle point à ce corps."

Il est frappant de voir que pour penser certaines questions difficiles comme celle de l'individu et son intégrité, la philoso­phie peut faire appel au fantastique : transfert d'une âme humaine dans un corps d'animal, multiplication des âmes dans un même corps. On ne peut s'empêcher d'évoquer sur le même thème les histoires de greffes de cerveau, le mythe de Frankestein et autres fictions de cauchemar...Penser l'individu c'est en quelque sorte penser l'impensable. Et en pointant la mémoire comme principe unificateur, en la désignant comme "principe de vie subsistant', ou "monade", Leibniz donne une solution qui souligne à quel point la notion d'individu peut faire l'objet d'un questionnement métaphysi­que. La notion d'individu fait surgir celle de "monade", ou de substance, c'est-à-dire "ce qui se tient dessous les apparences", ce qui assure la continuité au-delà des changements. Et en prolongement de ceci l'individu est aussi celui qui, en tant qu'élément d'un ensemble, est unique, identique à soi-même, distinct des autres individus.

(5) LEIBNIZ. Nouveaux Essais sur l'entendement humain. IL ch. XXVII. 1. Ecrit autour des années 1700, comme discussion critique de la philosophie de Locke, ce texte est publié pour la première fois en 1765, près de cinquante ans après la mort de Leibniz. La version utilisée ici est celle de l'édition Garnier-Flammarion, Paris 1966.

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3.2. L'identité à soi-même Dans le même chapitre Leibniz évoque un autre aspect de l'individu, lié au précédent : celui qui fait de l'individu un être unique. Leibniz rapporte une anecdote demeurée célèbre, qui met en scène son amie et protectrice, l'électrice Sophie de Hanovre :

"Je me souviens qu'une grande princesse, qui est d'un esprit sublime, dit un jour en se promenant dans son jardin qu'elle ne croyait pas qu'il y avait deuxjeutlles parfaitement sembla­bles. Ungentilhomme d'esprit, quiétait de la promenade, crut qu'il seraü facile d'en trouver : mais quoiqu'il en cherchât beaucoup, il fut convaincu par ses yeux qu'on pouvait tou-

des feuilles jours y remarquer de la différence. On voit par ces considéra-dissemblables tions, négligées jusqu'ici, combien dans la philosophie on

s'est éloigné des notions les plus naturelles, et combien on a été éloigné des grands principes de la vraie métaphysique" (p. 197).

Cette vraie métaphysique, Leibniz en posait les jalons quelques lignes plus haut en ces termes :

"Quoiqu'il y ait plusieurs choses de même espèce, il est pourtant vrai qu'il n'y en a jamais de parfaitement sembla­bles : ainsi quoique le temps et le lieu, c'est-à-dire le rapport au dehors, nous servent à distinguer les choses que nous ne distinguons pas bien par elles-mêmes, les choses ne laissent pas d'être distinguables en sol" (p. 196).

un principe Ainsi, le fait que deux objets n'occupent pas le même espace en interne de un même temps ne suffirait pas à ce qu'ils soient distincts. Il y distinction des a un principe interne de distinction, ou d'"individuation" (selon individus la terminologie des scolastiques que Leibniz reprend ici à son

compte) : "Si deux individus étaient parfaitement semblables et égaux et en un mot indistinguables par eux-mêmes, il n'y aurait point de principe d'individuation ; et même, j'ose dire qu'il n'y aurait point de distinction individuelle ou de différents indi­vidus à cette condition. '\p. 197).

Le principe d'individuation est un des piliers du système métaphysique de Leibniz. Il permet de comprendre la diversité des individus au sein d'une même espèce, la multiplicité dans l'unité. Là encore la solution est métaphysique. Ce qui rend l'individu identique à soi-même est aussi ce qui le distingue de l'autre. "Deux choses individuelles ne sauraient être parfaite­ment semblables" (p. 41). La métaphysique de l'individu nous oriente inévitablement vers la métaphysique de l'autre.

4 . LE MÊME E T L'AUTRE

4.1. On est toujours l'autre de quelqu'un Si l'individu peut se définir par ce qui le distingue de l'autre, on retrouve une idée évoquée plus haut : l'autre n'est autre qu'à

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l'autre comme concept relatif

l'autre devient le même et le même devient l'autre

une certaine échelle et d'un certain point de vue. Si je me pose en tant qu'être humain, tous les êtres humains sont mes semblables, et l'autre est l'animal ou l'ange. Si je me pose en tant que français, l'autre est le non français. Si je me pose en tant qu'être féminin, l'autre est l'être masculin. Si je me pose en tant qu'organisme vivant, l'autre est le milieu dans lequel j'évolue et avec qui j 'entre en rapport constant. Mais mon corps lui-même peut être conçu comme un milieu intérieur, au sein duquel des individus-organes ou des individus-cellules auront leurs propres autres. Là encore, l'altérité fluctue en fonction de son rapport à l'individu : - Ce qui est autre peut devenir le même : une substance

étrangère assimilée par l'organisme devient cet organisme. Si Pierre mange des carottes, les carottes deviennent Pierre, si un lapin mange des carottes, les carottes deviennent du lapin, et plus précisément, au sein d'un même organisme, une partie devient du tissu osseux, une autre du tissu musculaire...

- Inversement, la cellule cancéreuse devient une substance étrangère et menaçante pour l'organisme auquel elle appar­tenait.

Autrement dit, il n'y a pas d'existence substantielle de l'autre, et la notion d'autre ne peut qu'exprimer un rapport. Or sans ce rapport il n'y aurait pas de soi.

la société et l'exclusion

une métaphore inversée

4.2. La négation de l'autre constitutive du soi Cette vision de l'autre comme ce à quoi je m'oppose pour me constituer comme moi, est analysée par Michel de Certeau comme une des composantes du phénomène d'intolérance dans les groupes sociaux :

"Une société se définit par ce qu'elle exclut. Elle se constitue en se différenciant. Former un groupe, c'est créer des étran­gers. A. y a là une structure bipolaire essentielle à toute société : elle pose un "dehors" pour qu'existe un "entre nous" ; des frontières pour que se dessine un pays intérieur ; des "autres" pour qu'un "nous" prenne corps. Cette loi est aussi un principe d'élimination et d'intolérance. Elle porte à dominer au nomd'une vérité définie par le groupe. Pour se défendre de l'étranger, on l'absorbe, ou on l'isole"{6).

Dans ces quelques lignes de Michel de Certeau l'analyse de l'exclusion sociale inverse la métaphore biologique : ce n'est plus l'immunologie qui intègre un vocabulaire sociologique, mais la sociologie qui a recours au vocabulaire de l'immunolo­gie : les mots "éliminer" et "intolérance" évoquent un méca­nisme naturel, et l'"absorption" ou l'"isolation" apparaissent comme des réactions de défense quasi-organiques.

(6) Michel de CERTEAU. "L'étranger". Etudes, mars 1969.

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la dialectique du maître et de l'esclave

reconnaître l'autre comme conscience de soi

A la limite le rapport conflictuel, loin d'être accidentel et provisoire, n'est que la traduction d'une unité en constant déséquilibre, celle du soi, qui ici est un "nous", mais qui pourrait aussi être un "moi". A moins qu'elle ne soit plutôt interprétée comme le premier moment d'un développement plus vaste, qui devrait aboutir à la reconnaissance de l'autre en tant qu'autre.

4.3. La reconnaissance de l'autre, constitutive de soi La dynamique conflictuelle dont il est ici question ne va pas sans rappeler le destin de la conscience de soi tel qu'il est décrit dans la philosophie de Hegel. Dans ce qui est désigné sous le nom de "dialectique du maître et de l'esclave" la négation de l'autre n'est que le premier moment de la conscience de soi. Le maître et l'esclave sont des figures emblématiques de deux consciences, l'une dominante, l'autre dominée pour avoir pré­féré la vie et la soumission, à la liberté. Tant que le maître considère l'esclave comme l'instrument de sa satisfaction, et que l'esclave ne peut reconnaître le maître que par impuissance, l'autre n'est conçu que comme négation de soi. Le maître se constitue comme maître et l'esclave comme esclave. Or l'esclave est celui qui travaille pour la satisfaction du maître, ce qui signifie qu'il est en contact avec la matière qu'il façonne, et que le maître dépend de lui pour sa satisfaction. Le maître éprouve en cela une certaine servitude et l'esclave acquiert une forme de maîtrise. L'esclave est alors capable de prendre conscience de sa propre volonté, et le maître de reconnaître en l'esclave autre chose qu'un instrument. Les deux consciences, celle du maître et celle de l'esclave, vont alors devenir des consciences de soi, chacune reconnaissant l'autre comme conscience de soi.

L'intérêt de cette perspective est de souligner que la conscience de soi est une tension entre la reconnaissance de l'autre, à la fois comme l'"autre", et à la fois comme "le même" que soi. Hegel di t :

"Je sais que d'autres ont de moi un savoir qui est un savoir d'eux-mêmes" {7).

Prendre conscience de soi est alors prendre conscience que d'autres consciences de soi existent. C'est prendre conscience que quelque chose de soi ressemble à l'autre, mais que l'autre reste radicalement extérieur au soi, qu'il est l'étranger.

(7) HEGEL. Propédeutique philosophique. Trad. Maurice de Gandillac. Paris. Gonthier. Bibliothèque Médiations. 1963, p. 81. Cet ouvrage de Hegel rassemble des cours donnés autour de 1808 alors qu'il était directeur du nouveau Gymnasium de Nuremberg.

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5 . gUI EST L'ÉTRANGER ?

l'étranger voyage du dehors...

5.1. L'étranger est-il dehors ? L'étranger est par définition celui qui est "dehors" ("extra"). Or le soi a pour fonction de s'assimiler l'étranger. Le soi est le mouvement d'intégration de l'étranger. Un organisme se nour­rit de ce qui vient de l'extérieur. Mais l'accomplissement du destin de l'organisme est de devenir étranger à soi-même, de se dissoudre dans le tout autre, de devenir pure extériorité.

5 .2 . L'étranger est- i l dedans ?

Dans son Manuel Epictète(8) dit qu'il faut "se défier de soi-même .., vers le dedans comme d'un ennemi dont on redoute les pièges". L'étranger n'est

pas à ma porte, il est en moi, il est moi. Je suis distant à moi-même. Ce thème d'une distance à soi se retrouve chez Saint Augustin, sous une forme non hostile : dans ce hiatus de la distance à soi Saint Augustin pose la présence mystérieuse d'un Dieu "plus intime à mon moi que moi-même' {"intimior intimo meo")(9). Au coeur du moi se trouve le tout Autre, qui donne son sens au moi.

l'inconscient comme abîme

5.3. L'altérité au coeur du soi La figure moderne de cette étrangeté à soi présente en soi est l'Inconscient. Désigné par Freud comme "hypothèse néces­saire" (10) l'inconscient est à la fois ce qui donne sens à notre comportement psychique conscient, ce qui au coeur de nous-même agit comme notre vérité, mais qui à la fois demeure inexorablement insondable, reculant comme en abîme devant nos investigations :

"L'inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité. Sa nature intime nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur, et la conscience nous renseigne sur lui d'une manière aussi incomplète que nos organes des sens sur le monde extérieur."ln].

Freud dit aussi que nous sommes vis-à-vis de l'inconscient "comme devant le phénomène psychique qui s'accomplit chez

(8)

(9)

EPICTETE. Manuel XLVm. 3. Trad. Mario Meunier. Paris. Garnier-Flammarion. 1964, p. 230. Epictète est un esclave, philosophe stoïcien du premier siècle de notre ère. SAINT AUGUSTIN. Confessions, m (VI, 11). Saint Augustin (354-430), évêque d'Hippone en Afrique du Nord, est un philosophe et théologien qui a beaucoup marqué la pensée occidentale.

(10) Sigmund FREUD. Métapsychologie, trad. Laplanche et Pontalis. Paris. Gallimard, coll. Idées. 1968, p. 66.

(11) SigmundFreud. L'interprétation des rêves. (DieTraumdeutung. 1900), trad. I. Meyerson, rev. par D. Berger. PUF. 1967, p.520.

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notre prochain."(12), et que le "moi" lui-même ne coïncide pas forcément avec la conscience. Autrement dit, il est vain de

l'inconscient est chercher dans l'Inconscient un moi plus vrai que celui qui nous l'autre en moi apparaît, puisque l'Inconscient est aussi ce qui recèle le tout

autre. Il est l'autre en moi, et le moi n'est que le résultat, partiellement conscient, de tensions conflictuelles. Si le moi est une autre façon de désigner la "personne", il n'est pas étonnant qu'il reste toujours masqué. "Persona" en latin désigne le masque de théâtre. La "personne" n'est peut-être qu'un masque derrière lequel on ne peut trouver qu'un autre masque, en un mouvement abyssal qui ne peut aboutir à un terme fixe.

6 . LE MYTHE ET L'AUTRE

6 . 1 . Lé flux e t les contraires

La recherche d'un soi fixe est une recherche sans fin. Heraclite disait déjà qu"'on ne peut pas descendre deuxfois dans le même ßeuve" (*3). Tout s'écoule, tout est flux. Doit-on dire en écho à

le fleuve n'est Heraclite qu'on n'est jamais le même soi ? Sans doute, si "le jamais le même même" est "ce qui ne change pas", mais si l'on garde mémoire

des changements, c'est cette mémoire, comme le soulignait Leibniz, qui constitue le soi. Heraclite le dit en ces termes : "Pour ceuxquisontenêtatdeveilie, Ûy aunseuletmême monde". Quoi qu'il en soit on ne peut penser le monde sans le penser en mouvement.

Un autre des premiers penseurs grecs, Empedocle, voyait ce mouvement comme un cycle immuable, dans lequel les élé­ments, toujours les mêmes, prennent des formes différentes, sous l'effet de deux principes qui gouvernent le monde, l'Amour et la Haine :

un cycle "Tantôt par l'effet de l'Amitié, ils se réunissent pour ne former immuable qu'un seul organisme, tantôt au contraire par l'effet de la d'amour et de Haine qui les oppose, ils se séparent (...) Ainsi, dans la haine mesure où l'Un naît du Multiple, et où de nouveau, par la

décomposition de l'Un, le Multiple se constitue, dans cette mesure ils apparaissent et ne durent pas éternellement. "(14)

(12) Sigmund FREUD. Nouvelles conférences sur la psychanalyse. Trad. Anne Berma. Paris. Coll. Idées. Gallimard. 1978 (le édition française. Gallimard. 1936), p. 95.

(13) HERACLITE. Fragments. Passage extrait de Jean VOILQUIN. Les penseurs grecs avant Socrate, eh. IV, "Heraclite d'Ephèse". Paris. Gamier-Flammarion, p. 79. (frag. 91). Heraclite est un philosophe présocratique du Vie siècle av. J.C.

(14) EMPEDOCLE. De la nature (fragments). Texte extrait de Jean VOILQUIN. Les penseurs grecs avant Socrate, eh. VI. "Empedocle d'Agrigente". Paris. Gamier-Flammarion. 1964, p. 125 (frag. 26). Empedocle est un philosophe présocratique du Ve siècle av. J.C.

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des gémissements et des souffrances

Ce qui dure éternellement n'est donc pas l'individu mais les éléments qui le composent et les mouvements d'attirance et de répulsion auxquels ils sont soumis. Le flux perpétuel et le jeu des contraires sont encore ici remplis des gémissements de la souffrance ou de la guerre :

"Ilfaut savoir que la guerre est commune, la justice discorde, que tout se fait et se détruit par discorde", dit Heraclite (15). "Hélas! Ô malheureuse race des mortels, ô très douloureuse! De quelles disputes, de quels gémissements vous êtes nés", dit Empedocle fl6).

Mais outre la discorde et la guerre, c'est aussi le désir qui peut mener le monde.

le désir mène le monde

le symbole ou la tessere d'hospitalité

une plongée métaphysique vers la séparation primordiale

6.2. Le désir de l'autre ou la recherche de la moitié perdue Dans un mythe célèbre que Platon met dans la bouche d'Aris­tophane - l'un de ses personnages du Banquet - c'est Eros, le dieu de l'amour et du désir, qui est le moteur de toutes choses. Ce qui meut les hommes est le désir insoutenable de retrouver la moitié dont ils ont été séparés. "Chacun de nous est comme une tessere d'hospitalité" dit Aristophane(17). Platon évoque par cette formule une coutume selon laquelle une assiette ou un osselet coupé en deux servait de témoignage d'hospitalité entre deux personnes ou deux familles, le rapprochement des deux moitiés permettant plus tard de se reconnaître. Cette image de l'adaptation de deux formes qui coïncident l'une avec l'autre, appelée en grec "symbole", c'est-à-dire signe de reconnais­sance, ne va pas sans rappeler - surtout lorsque la réflexion a eu pour point de départ le domaine de l'immunologie - le modèle "clé-serrure" qui sert à penser la spécificité biochimique. Et un tel modèle analogique aurait sans doute fait les délices de Freud...

Mais au-delà de ces dérives vers les métaphores sexuelles, le mythe d'Aristophane nous fait nous replonger à nouveau dans la dimension métaphysique. L'autre, qui est recherché à travers le jeu incessant et souvent douloureux du désir, est certes celui qui me manque, celui qui me complète, mais il n'est pas que l'autre : il est le même et mon double. Rechercher l'autre, complémentaire, c'est rechercher la moitié perdue, c'est se rechercher soi. Se trouver c'est se fondre en l'autre, mais se fondre en l'autre c'est retrouver l'image du moi. On serait tenté de dire : l'autre est le moi. Pourtant l'autre ne peut être indistinct du moi, puisque le moi n'existe que par rapport à l'autre, et qu'il a fallu que Platon invente cette

(15) HERACLITE, ibid. frag. 80, p. 78. (16) EMPEDOCLE, ibid. Purifications, frag. 124, p. 134. (17) PLATON. Le banquet (191 d.), trad. Emile Chambry. Paris. Garnier-

Flammarion. 1964, p. 51.

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séparation primordiale pour que soit rendu possible le mouve­ment même de la vie.

6.3. De la guerre à l'amour Dans le même texte que celui qui est évoqué plus haut, Michel de Certeau dit que c'est la non-identité qui permet la "commu­nion". Pour se trouver il faut fonder une extériorité, mais il n'est

désirer l'altérité Pas nécessaire qu'elle soit vécue sur le mode de la guerre et de l'exclusion. Elle peut être vécue sur le mode du désir et de l'"affinité". Seul le désir permet que l'autre soit reconnu comme l'autre. C'est son altérité qui est désirée. Alors que la perspec­tive guerrière et conflictuelle veut réduire l'autre, le détruire en tant qu'autre, en faire le même, la perspective amoureuse ne veut que le reconnaître comme non-identique et complémen­taire.

7. LA MÉTAPHYSIQUE EST-ELLE L'AUTRE DE LA SCIENCE ?

des problèmes scientifiques et des questions philosophiques

Certes les problèmes de l'immunologie sont des problèmes "scientifiques", c'est-à-dire des problèmes qui se définissent dans un champ délimité, et qui tendent à se donner les moyens d'être vérifiés, tout en débouchant partiellement sur une pra­tique de prévention ou de thérapie. Néanmoins, l'immunologie est amenée à redéfinir le vivant, comme un jeu de relations, où alternent et se complètent "déséquilibre" et "régulation", "affinité" et "rejet", et où se constitue un individu par rapport à un milieu. Or la notion d'individu n'est pas seulement au coeur d'un problème scientifique* elle est aussi, à travers celles de l'Un, de l'Autre, du Même, à l'origine du questionnement philosophi­que. Ces questions, comme on l'a vu, font naître des métapho­res et des mythes, comme si leur trop grande complexité ne pouvait s'accommoder du formalisme d'un discours purement rationnel. De telles questions, qui continuent à se poser actuel­lement, ont pris corps dans des mythes et des récits pleins de bruits et de fureurs dont l'écho retentit encore dans les discours scientifiques. La métaphysique n'est l'autre de la science que comme le miroir de ses origines et comme la mémoire de questions qui demeurent.

8 . DES MÉTAPHORES NON RÉVERSIBLES

Faut-il alors souhaiter que la démarche scientifique fabrique des anticorps contre la métaphysique ? En fait, le véritable

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un double transfert de concepts qui est plein d'embûches

le non-identique et la rencontre

danger de ces migrations de concept,18) n'est peut-être pas à redouter par l'immunologie. Celle-ci peut en effet être cons­ciente des métaphores qu'elle emploie et de leurs implications idéologiques. Le danger se situerait plutôt dans le choc en retour des métaphores. L'utilisation par la biologie de termes empruntées au champ social permet de parler de regression" d'un orga­nisme par un corps "étranger", qui l'amène à "se protéger" et à "lutter" pour le "détruire". Les difficultés surgissent si l'on veut réinjecter ces métaphores dans une description sociologique. Les termes de "tolérance" ou de "rejet", d'"intégration", d'"assimilation", d'"affinité" etc., lorsqu'ils sont utilisés dans un autre champ théorique que la biologie, perdent leur sens opératoire tout en entretenant l'illusion qu'une société d'êtres humains obéit aux lois d'un organisme...

Ainsi, malgré des emprunts conceptuels mutuels, philosophie et science ne peuvent que gagner à garder leur spécificité. Voir derrière des problèmes scientifiques se profiler des vestiges vivants de questions philosophiques, cela ne signifie pas que les démarches sont interchangeables. Car là aussi la non-identité est la condition de la vraie rencontre.

Anne-Marie DROUIN Lycée de Corbeil Équipe de didactique des sciences expéri­mentales, INRP

(18) On peut rappeler ici l'heureuse expression de "concepts nomades" qui a été utilisée dans un livre collectif récent : Isabelle STENGERS dir. D'une science à l'autre. Les concepts nomades. Paris. Seuil. 1987. Coll. Science ouverte. On peut signaler également l'analyse de Judith Schlanger sur les divers types d'emprunts terminologiques et leurs effets sur la circulation des concepts, in Judith E. SCHLANGER, Les métaphores de l'organisme. Paris. Vrin. 1971, p. 20.

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LES FORMULATIONS SUCCESSIVES DU SAVOIR LE CONCEPT DE RÉCEPTEUR ET LE MODÈLE CLÉ-SERRURE

Eric Perez

Admettre la possibilité de formulations successives d'un même savoir ayant une valeur explicative réelle mais partielle n'est pas une banalité. Cette conception se heurte à celle qui identifie vérité et savoir le plus récent, autrement dft qui nie la dimension historique du travail des savants. Pour le modèle analogique "clé-serrure" qui fournit une explication dufonctionne-ment des récepteurs biologiques il est possible de définir quatre formulations qui intègrent les concepts impliqués et les représentations auxquelles il faut renoncer.

L'idée que l'enseignement d'une question scientifique ne puisse se faire en une seule fois dans toute son extension et dans toute sa profondeur semble une banalité. Il se pose ainsi les ques­tions d'un ordre de succession, d'une progressivité, d'une préparation, d'une initiation, d'une introduction, que l'on nomme également propédeutique. Mais ce qui est souvent moins bien aperçu, c'est le fait que ces questions peuvent recevoir des réponses fort différentes selon la conception que l'on a, non pas tant de la finalité de l'ensei­gnement scientifique, que de son objet. Définir l'objet de l'enseignement scientifique n'appelle de réponse évidente que

enseigner les si l'on identifie la science à enseigner avec ses résultats, et si résultats du savoir l'on identifie les résultats de la science avec leur énoncé péda-isolément gogique universitaire actuel au niveau le plus élevé. Dans ce cas

les enseignements successifs d'une même question scientifique ne peuvent être conçus que comme une suite misérable d'ap­proximations ou d'erreurs partielles qu'il faudra par la suite non seulement compléter à la manière d'un puzzle qui se construit progressivement, mais également bien souvent recti­fier. Misère de l'enseignement pour débutants dans lequel seul l'enseignant connaît et comprend la cohérence du puzzle qui se construit, dans lequel l'enseignant est bien souvent condamné à la réduction homothétique du savoir, à l'allusion compréhen­sible seulement par ceux qui savent déjà. Dans cette logique il y a bien peu à réfléchir sur le plan didactique.

Pour sortir de cette logique du vrai identifié au plus récent il ne s'agit pas de réhabiliter le définitivement périmé, même comme étape provisoire. Une autre logique est possible, mais à condi­tion de modifier l'objet même de l'enseignement scientifique.

ASTER N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP, 29, rue dTJlm. 75230, Paris Cedex 05.

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Des exemples ont déjà été analysés(1,en prenant comme logique la volonté d'expliquer et de rendre la discussion critique des résultats, accessible aux étudiants. En adoptant, dans une première étape, un point de vue essentiellement épistémologi-

ou bien préciser °*ue G u v Rumelhard proposait de définir chaque formulation-leur valeur explication du savoir de la manière suivante : explicative, - un mot, ou plutôt une formule condensée, prédictive. - une définition la plus univoque possible, inventive _ u n ensemble d'observations et de mesures liées à des techni­

ques expérimentales, - un réseau de concepts qui constituent des conditions de

possibilité pour cette nouvelle explication, - une explication qui vient en réponse à un problème ou une

question, mais qui n'est pas nécessairement fermée sur elle-même, et qui peut relancer la recherche,

- une méthode explicative, et un type de déterminisme impli­qués par l'explication,

ce que doit - des obstacles à dépasser ou à déplacer, des représentations comprendre une à abandonner, formulation- - des fausses conditions liées aux habitudes d'enseignement à explication critiquer.

Nous allons tenter de définir plusieurs formulations-explica­tions dans les termes que nous venons de rappeler pour le concept de spécificité biologique.

1. LE CONCEPT DE SPÉCIFICITÉ

une image explicative : la clé s'emboîtant dans une serrure permettant de l'ouvrir

Pour expliquer la spécificité de l'action chimique dans certains domaines de la biologie : - spécificité de la fixation des anticorps sur les antigènes, - spécificité de l'action des enzymes, - spécificité de l'action des médicaments, des poisons, des

drogues, des substances toxiques, - spécificité de la reconnaissance des molécules par les organes

du goût, le langage des chercheurs, des enseignants et celui de la vulgarisation scientifique a créé le terme de récepteur, et une image simple, répétitive, envahissante fournit l'explication du mécanisme et du déclenchement éventuel d'une action, celle d'une clé s'emboîtant dans une serrure de sûreté et qui permet d'ouvrir la porte.

S'agit-il d'une simple métaphore uniquement liée à l'enseigne­ment, ou bien a-t-elle eu un réel rôle inventif chez les scienti­fiques eux-mêmes ? Et dans ce cas qui l'a inventée et lancée ? Quelle est sa valeur explicative, et peut-on définir des degrés

(1) RUMELHARD Guy. "Les formulations successives du savoir : le cas de la respiration animale." Actes des journées d'étude INRP (document interne). Sèvres. Mars 1989.

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d'explications variables en extension et en compréhension ? Cette image en suscite immédiatement d'autres qui risquent de n'avoir aucun rôle sinon même de devenir des obstacles. Ainsi, s'il existe des clés, il doit aussi y avoir des passe-partout ! Il doit exister des fausses clés etc. En fait, même profondément modifiée et remaniée par les théories les plus récentes, celles de l'allostérie en particulier, l'image persiste et autorise donc à la prendre comme fil conduc-

une chimie des teur de la permanence d'une question, celle de la spécificité formes dans dans le cadre d'une chimie qui n'est plus celle des fonctions, l'espace mais celle des formes dans l'espace, autrement dit de la

stéréochimie. Dans ce bref article nous nous limiterons à l'analyse de quatre formulations-explications possibles pour la notion de récep­teur et l'image explicative de son action, sans satisfaire à toutes les exigences énoncées précédemment. Dans chaque cas nous analyserons les concepts impliqués et qui constituent des conditions de possibilité, puis la valeur explicative, et éventuel­lement prédictive et inventive de la formulation, enfin quelques obstacles et surdéterminations éventuels. Une analyse plus détaillée a été réalisée12'. Il serait utile de développer ici l'apparition historique de cette métaphore en biochimie avec E. Fisher, puis son utilisation et sa popularisation par de nombreux auteurs au premier rang desquels il faut citer Paul Erhlich. Mais le cadre limité de cet article nous conduira seulement à renvoyer à la lecture des travaux de F. Dagognet et C. Debru cités en bibliographie. Nous avons retenu quatre formulations que l'on pourrait caractériser par quatre formules condensées : - des formes partiellement complémentaires, indéformables, - un emboîtement dynamique, réversible, - une régulation de l'activité des récepteurs, par changement

de forme, - une régulation de l'activité par changement du nombre des

récepteurs. Un aspect statique donc et géométrique, puis un aspect dyna­mique de l'emboîtement, sans, puis avec déformation, et un aspect statistique enfin. Ce travail pourrait prendre l'allure d'un cours organisé selon des critères explicites, et ce serait déjà une étape car la question n'est jamais abordée sous cette forme dans les manuels universitaires. Les concepts forment rarement des critères d'exposition du savoir scientifique. Les divers aspects de la spécificité biologique apparaissent plutôt incidemment à l'occasion d'autres questions. Mais il y a plus. Il s'agit de dépasser une étape de l'enseignement qui se con­tente souvent de la description phénoménologique des faits et des résultats pour tenter réellement une explication sinon

(2) PEREZ Eric. Le concept de récepteur et le modèle clé-serrure. Mé­moire de DEA. Université Paris 7. Didactique de la Biologie. 1988.

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même pour tenter de relancer la réflexion et prévoyant des conséquences ou des situations nouvelles. Il s'agit enfin de désigner certains obstacles.

2 . DES FORMES PARTIELLEMENT COMPLÉMENTAIRES, INDÉFORMABLES

il faut préciser l'extension et les limites exactes de la valeur explicative

Cette formulation prend l'image au sens strict : l'emboîtement de deux ou plusieurs formes partiellement complémentaires dans l'espace, cet emboîtement ne créant aucune déformation. L'interaction par contact suffit à déclencher l'action. On peut dire que ce modèle est préformationniste dans la mesure où les formes préexistent et que l'interpénétration ne les modifie pas. Aux yeux des théories de l'allostérie, ce premier modèle est devenu "périmé", ce qui ne signifie pas qu'il ne conserve pas une valeur explicative dont il faut seulement préciser l'extension et les limites.

préciser les concepts expliquant la forme spatiale des protéines (forme primaire, secondaire, tertiaire, quaternaire)

2 . 1 . Concepts indispensables

Il s'agit ici de préciser la compréhension du concept, c'est-à-dire de préciser la liste des autres concepts contenus dans celui que nous abordons et dont l'assimilation semble une condition préalable indispensable. Mais d'une certaine façon cette liste peut sembler également limitative, c'est-à-dire qu'elle devrait permettre de se dispenser de certains concepts qu'une longue tradition ou des habitudes d'enseignement ont placés en amont mais qui ne constituent en rien des conditions de possibilité. Nous avons ainsi retenu quatre séries de concepts : - ceux précisant la structure spatiale des protéines, - les diverses formes d'isomérie optique et géométrique, - la bioisostérie (Figure 1), - les concepts de liaisons covalente et non covalente. Nous ne développerons pas ici ces concepts dont l'analyse se trouve assez classiquement dans les manuels, sauf peut-être celui d'isostérie. Les récepteurs connus étant de nature protéi-que, J. Monod explique en effet dans Le hasard et la nécessité, que "toutes les performances téléonomlques des protéines repo­sent en dernière analyse sur les propriétés stéréo-spécifiques, c'est-à-dire sur leur capacité de reconnaître certaines molécules d'après leur forme qui est déterminée par leur structure molécu­laire. R s'agit d'une propriété littéralement discriminative sinon cognitive, microscopique. C'est de la forme que dépend la discri­mination stéréospéctfìque particulière que constitue safonction."

2 . 2 . Valeur explicative, prédictive, invent ive

Il s'agit ici de préciser en quoi cette formulation explique réellement telle ou telle observation connue ou provoquée. Il s'agit également de tracer l'extension et les limites du concept.

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A gauche : exemple* de groupes isostères (notion élec­tronique). — A droite : exemples de molécules blo-isostères (notion biologique de molécules qui montrent la même acti­vité biologique).

' r^S—-i"C

\£Cr OH

estradiol dMmytetllbeatrol

Oléthylstllbestrol el estradiol comparés du point de vue de leur volume. Dans cette représentation (Dodds, 1938), on notera que la distance a entre les deux groupes hydroxyles est la même dans les deux molécules.

COOH

NH,

SO,NH,

0 L'acide p. amlnobenzoTque (a gauche) et son « sulfa­

mide correspondant» (à droite).

x&Z OH C=C-CH 3

Structure de l'antiprogestérone RU 486.

Figure 1 - D'après Wülfert, modifié.

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la chiralité : l'image de la main et du gant

ressemblance chimique, mais différence de fonction

la logique des formes chimiques n'est pas la logique des fonctions chimiques

Le lecteur non spécialiste voudra bien nous excuser de devoir entrer dans quelques détails, mais il faut bien analyser quel­ques cas de manière technique si l'on veut éviter un simple exposé de principes. Par ailleurs cette première formulation, ayant, malgré sa simplicité, une extension très grande nous avons multiplié, abusivement peut-être, les exemples.

• La spécificité biologique

La complémentarité au moins partielle des formes nécessitée par leur emboîtement explique donc que si l'emboîtement n'est pas possible, l'action n'a pas lieu. Ainsi en enzymologie, si la fumarase catalyse l'hydrogénation sur l'acide fumarique, elle ne catalyse pas la réaction sur l'acide maléique. Si l'enzyme catalyse la transformation d'une molé­cule, elle ne catalyse pas la transformation de son isomère optique. Le terme de chiralité, utilisé aussi, fait appel à l'image de la main. Le récepteur devient le gant, et chacun sait que la main droite n'entre pas dans le gant gauche. En endocrinologie, l'ocytocine ne diffère de la Vasopressine que par deux acides aminés sur les neuf au total. La forme générale, la taille et la distribution des charges électriques sont donc très voisines. Et cependant l'ocytocine active les récepteurs des cellules musculaire lisses de la paroi de l'utérus. La Vasopres­sine active les récepteurs des cellules epitheliales qui bordent les tubules collecteurs du rein. La Vasopressine n'agit pas sur l'utérus, ni l'ocytocine sur le rein. En immunologie, les antigènes portés par les globules rouges humains ne diffèrent entre eux que par une ou deux molécules de glucide dans le cas des groupes dits A, B, O ou AB. Et pourtant l'agglutination se fait de manière spécifique.

• Le mécanisme d'action enzymatiaue

Pour qu'une réaction ait lieu il faut que les molécules entrent en contact, et parfois même en collision. On conçoit donc que l'emboîtement, que l'on peut nommer "complexe stéréospécifi-que" augmente la probabilité de rencontre et de collision efficace entre les groupements fonctionnels qui entrent en réaction. On comprend que l'enzyme augmente ainsi la vitesse de réaction, mais n'y participe pas directement et se retrouve donc intacte à la fin. Par contre elle n'agit pas sur le sens de la réaction.

• Les agonistes et les antagonistes

La complémentarité stérique permet de concevoir a priori un fait inexplicable dans la logique d'une chimie des fonctions chimiques (acide, alcool, amine ...). Des corps chimiques "artificiels", c'est-à-dire qui n'existent pas normalement dans un organisme donné, peuvent cependant avoir un effet à cause d'une analogie structurale avec un récepteur existant. L'effet peut être analogue sinon exactement identique (agoniste) ou "contraire" (antagoniste). Ici la deuxième partie de l'analogie

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le modèle n'explique pas tout

une molécule, plusieurs récepteur-hôtes

un récepteur, plusieurs molécules-invitées

révèle son caractère métaphorique : qui enfonce ou retire la clé ? Qui tourne la clé ? Et pourquoi a-t-elle ou non un effet ? Peut-on parler de fausse clé qui tout en entrant dans la serrure, ne peut enclencher le mécanisme tout en le bloquant ? La morphine par exemple, a le même effet que l'enképhaline, mais plus prolongé. D'autres produits "artificiels" ont un effet plus fort (phénazocine) ou plus faible (methadone) que la morphine. La naloxone par contre a un effet antagoniste. La pentazocine enfin a un effet mixte anta- et agoniste car elle contient deux isomères. Tous ces produits sont des isostères par une partie de leur molécule. Mais bien évidemment, le modèle n'explique pas ici l'intensité plus ou moins grande de l'action (Figure 2).

• La polyvalence fonctionnelle

Le fait à expliquer est l'existence, par exemple, d'effets secon­daires souvent inattendus pour certains médicaments utilisés chez l'homme. Les bronchodilatateurs provoquent une tachy­cardie, les antidépresseurs peuvent avoir un effet toxique, les neuroleptiques des effets sur les réactions extrapyramidales, la cortisone provoquer une boulimie, etc. On peut imaginer, et démontrer l'existence de plusieurs récepteurs pour une même molécule réceptionnée. Ceci impli­que que cette molécule présente elle-même plusieurs configu­rations spatiales simultanément présentes ou non. Ainsi on connaît quatre récepteurs à l'adrénaline, que l'on nomme alpha 1, alpha 2, bèta 1 et 2. On connaît deux réceptions pour les deux isomères de l'acétylcholine (Figure 3) que l'on nomme d'après leurs agonistes, récepteurs muscarinique et nicotinique. On connaît deux récepteurs Hl et H2 pour l'histamine, Dl et D2 pour la dopamine, mu, khi, delta et gamma morphiniques dans les muscles lisses de l'iléon et le canal déférent, etc.

• La vicariance des récepteurs

Elle signifie simplement qu'un récepteur peut recevoir plu­sieurs corps chimiques ayant au moins partiellement une forme analogue. Généralisant la constatation d'effets agonistes décrite précédemment, on peut concevoir un grand nombre de combinaisons moléculaires difficiles à prévoir réellement. Pour prendre un exemple en immunologie, on a montré qu'une même molécule d'anticorps pouvait posséder une même struc­ture complémentaire pour deux antigènes différents, la mena­dione ou le DNP. Quand l'un se fixe, l'autre ne peut se fixer. On dit qu'ils entrent en compétition pour la place (le site de l'anticorps), bien qu'ils occupent une position différente à l'intérieur du site. Ces sites de liaison capables de se lier spécifiquement à plus d'un déterminant antigénique sont appelés polyspécifîques ou polyfonctionnels.

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levo isomere actif

MORPHINE

agonis tes

OXYMORPHONE

LEVORPHANOL

( i e x t r o i s o m è r e i n a c t i f

antagonis tes

NALOXONE

LEVALL0RPHAN

Figure 2 - D'après S. Snyder, modifié.

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CH, H,CJ / C H,

©7 H,C o CH, H,C « CH,® CH»

T T CH' CH "'

Conformations dans lesquelle« agirait ('acetylcholine au niveau du muscle lisse (à gauche, conformation - musca* rinique -) et au niveau du muscle strié (à droite, conformation nicolinique).

Figure 3 - D'après Wulfen.

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• Les réactions antigéniques croisées

des maladies, ou bien des "erreurs" dans la logique du système

anticorps et hormones peuvent interférer

Dans une logique a priori, on conçoit que ce jeu d'emboîte­ment doit être d'une très grande variété pour éviter les erreurs à l'intérieur d'un même organisme. A fortiori si l'on considère des antigènes portés par des êtres vivants responsables de maladies (bactéries, virus, parasites,...). En immunologie donc on risque de mauvaises surprises car le nombre d'antigènes possibles est très grand. La spécificité d'action d'un sérum immunitaire résulte non pas de la présence d'un seul type d'anticorps, mais d'une population d'anticorps distincts (anti X, anti Y, anti Z,...) dirigés contre divers déterminants antigé-niques d'un même virus, ou différentes parties d'une même molécule antigénique. Si l'antigène A et l'antigène B ont un déterminant antigénique en commun (Y par exemple), le sérum dirigé contre l'antigène A et contenant donc des anticorps anti X, Y, Z, réagira également de manière croisée avec l'antigène B (ou du moins son déterminant Y) (Figure 4).

• Les maladies autoimmunes

Les réactions croisées ne concernent pas que le "non soi", c'est-à-dire les antigènes portés par des molécules dites "étrangères". Selon certains auteurs le mécanisme existe aussi pour les molécules du "soi", et ce serait "le coup de pouce" nécessaire pour qu'une maladie autoimmune apparaisse. Chez l'homme la présence du gène qui code pour la synthèse de l'antigène B 27 du système HLA et qui s'exprime à la surface de certaines cellules prédispose à la spondylarthrite ankylosante. Mais une infection par un microbe du type Klebseilla est aussi un facteur favorisant la maladie. Celle-ci semble donc apparaître chez des individus HLA B 27 atteints de cette infection. Ceci pourrait s'expliquer par le fait que les Klebseilla ont des déterminants antigéniques qui ressemblent à certains motifs antigéniques de l'antigène B 27. En réagissant contre "l'étranger", le système immunitaire réagit également contre l'individu lui-même. Plu­sieurs maladies pourraient s'expliquer de cette façon.

• Les anticorps anti-récepteurs

En restant dans cette logique du croisement, il est encore possible d'imaginer et de démontrer la possibilité d'une inter­férence entre le système endocrinien et le système immunitaire. Simple jeu combinatoire purement théorique ? Cela a réelle­ment lieu, et le vrai problème serait plutôt d'expliquer qu'il n'a finalement pas lieu très souvent, sous réserve d'inventaire. La myasthénie, maladie qui se caractérise cliniquement par une diminution extrême de la force musculaire est associée à la fabrication par le malade d'anticorps antirécepteurs à l'acétyl-choline présents sur la membrane musculaire au niveau de la plaque motrice. Dans ce cas l'anticorps joue le rôle d'antago­niste en se liant au récepteur, empêchant ainsi l'acétylcholine d'induire la contraction du muscle.

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107

Spécificité, réaction croisée et non réactivité. La spécifi­cité d'un immunsérum résulte de l'action d'une population d'anticorps distincts (anti-X, anti-Y et anti-Z) dirigés contre différents déterminants (X, Y, Z) antigéniques. L'antigène A(AgA) et l'antigène B(AgB) ont un déterminant Y en commun. L'immunsérum dirigé contre AgA (anti-XYZ) réagit spécifiquement avec l'antigène A et présente une réaction croi­sée avec l'AgB (due à la reconnaissance du déterminant Y commun et à une reconnaissance partielle du déterminant X'). Cet immunsérum ne réagit pas avec l'AgC (pas de déterminants communs).

site de liaison polyspécifique

| menadione (oj

menadione exclue DNP exclu

Compétition antigenique. Le site actif de l'anticorps peut se lier à plus d'un déterminant antigénfque. L'anticorps 460 possède, dans son site actif grand de 1,2 à 1,4 nm, 2 sites de liaison distincts. Il lie les 2 haptenes menadione et DNP de manière compétitive, c'est-à-dire que la liaison avec l'un des haptenes empêche la liaison avec l'autre. Les sites de liaison capables de se lier spécifiquement à plus d'un déterminant antigenique sont appelés sites polyspecifiques (ou sites polyfonctionnels).

Figure 4 - D'après Roitt.

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la spécificité concerne la partie "emboîtée" de la molécule

La maladie de Basedow est caractérisée par un accroissement de la thyroïde et par une production massive d'hormones thyroïdiennes. La production excessive d'hormone a de nom­breux effets nocifs, surtout à cause de l'hypermétabolisme entraîné par une utilisation inefficace de l'énergie cellulaire. On a montré que les malades produisaient un anticorps qui stimulait la thyroïde en entrant en compétition avec l'hormone hypophysaire nommé TSH qui normalement stimule les cellu­les thyroïdiennes par l'intermédiaire de leurs récepteurs. Le processus de la maladie résulterait d'une ressemblance fonc­tionnelle entre une partie de la molécule d'anticorps et une partie de la molécule de TSH. L'anticorps se comporte ici comme un agoniste.

• Spécificité plus ou moins étroite

Dans les exemples précédents il suffit de considérer qu'une partie seulement de la molécule "s'emboîte" dans le récepteur. Si cette partie de la molécule doit donc avoir une constance ou une analogie de forme étroite, il n'en est pas de même pour le reste de la molécule qui "n'entre" pas dans la liaison. La spécificité d'action d'une enzyme comme la bétagalactosidase le fera comprendre (Figure 5).

la spécificité concerne Interrelation de la clé et de la serrure

2.3. Surdétermination du modèle Le modèle étant ici purement analogique il faut s'attendre à ce qu'il véhicule au cœur de la théorie stéréochimique tout un lot de surdéterminations affectives et sociales. En dehors du symbolisme bien connu des images de clé et de serrure que nous ne demanderons pas à S. Freud d'interpréter, un vocabu­laire vient survaloriser les deux molécules qui sont supposées s'emboîter. Interviennent ici soit un registre du type masculin/ féminin, ou actif/ passif, soit un registre fortement finalisé. On trouve ainsi les termes de molécule-hôte, molécule-invitée, molécule-réceptionnée, molécule-réceptrice, accueil, détection, molécule-message, molécule-cible, e tc . . Une étude détaillée serait ici utile pour déterminer en quoi ces termes sont le signe d'obstacles éventuels. Une autre difficulté vient de la tendance à considérer la spécificité de l'action dans l'une des molécules en elle-même, soit dans l'hormone, soit dans le récepteur, et non pas dans leur relation.

Cette première analyse un peu longue avait pour but de montrer la puissance explicative d'un modèle apparemment simple et souvent réduit au rôle de vague analogie utilisée par la vulgarisation. Il fallait également souligner la grande difficul­té à passer d'une chimie des fonctions (au sens de fonction acide, fonction alcool,...) à une chimie qui n'est pas tant celle des formes que celle des relations fonctionnelles et au type d'explications paradoxales qu'elle apporte.

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Comparaison des spécificités d'induction, de la ß-galactosidase de £. coU.

•CH 2 OH

|\. Q|_J H / • Activité galactosidasique H X j y induit chez E. coli « ML »

i _ £ 1 par une concentration 10~3 M 3H 20H P

R-ß-D-galactoside

Galactose 420

ß-D-galactosides

méthyl- ß- D-galactoside 2 800

/7-butyl-ß-D-galactoside 2 800

o-nitrophenyl-ß-D-galactoside (NPG) 1 060

ß-naphtyl-ß-D-galactoside 42

4-glucose-ß-D-galactoside (lactose) 2 500

mannose-ß-D-galactoside 2 500

4(2-aminophenyl-ß-glucosido)-ß-D-galactoside . 1 200

phenyl-ß-D-r/7/ogalactoside 0

Substitutions en 2, 3, 4 et 6 2-méthyl-ß-methyl-D-galactoside . . . 20 2-6-diméthyl-ß-methyl-D-galactoside o 3-4-diméthyl-ß-methyl-D-galactoside . o 2-4-6-triméthyl- ß-methyl- D-galactoside o Dérivés par réduction 2-désoxygalactose 0 1-2-didésoxygalactose 0 6-désoxygatactose (D-fucose) . . . . Q Oxydation en 6 acide D-galacturonique 0 D-galacturonate de méthyle 0 Suppression du carbone 6 L-arabinose 0 méthyl- ß-L- arabi nose 0 o-nitrophényl-a-L-arabinose 0

Figure 5 - D'après G. Cohen, modifié.

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3 . UN EMBOÎTEMENT DYNAMIQUE RÉVERSIBLE

la métaphore a ses limites et ses excès, la réalité déborde le modèle

rectifier ou abandonner certaines représentations temporairement commodes

Malgré sa simplicité apparente l'image de l'emboîtement de formes rigides et qui ne se déforment pas a permis de rendre compte et d'expliquer certains faits expérimentaux ou clini­ques, mais également de se livrer à un jeu prévisionnel de cas possibles à vérifier expérimentalement, autrement dit une certaine inventivité. Mais la métaphore rencontre ses limites et ses excès, tandis que la réalité expérimentale déborde le modèle. Des phénomènes enfin restent inexpliqués, ainsi le fait que les enzymes du complément soient inactives dans la circulation sanguine et ne deviennent actives qu'après fixation sur le complexe anticorps-antigène. Il s'agit donc d'ajouter des concepts supplémentaires, de compléter ou de rectifier certaines explications, mais aussi d'abandonner certaines représentations temporairement com­modes dans la formulation précédente. Même si l'on ne détaille pas dans un enseignement cette formulation différente de la même question, son étude contribue à définir plus nettement les contours de la formulation précédente. Bien souvent les limites exactes de l'extension d'un concept ne s'aperçoivent qu'a posteriori au contact de progrès du savoir.

les molécules modifient leur forme en fonction du milieu chimique

3.1. Concepts impliqués Il semble qu'il faille se munir ici de trois notions supplémentai­res : celle d'interactions faibles, celle de site actif, et celle décrivant la réversibilité des réactions (loi d'action de masse, constante d'affinité, etc.,).

• Les interactions faibles

Cet ensemble de concepts mériterait un long développement car il n'est que rarement traité dans les manuels classiques tout en étant d'une grande importance. Il faudrait distinguer les molécules polaires ou non, les forces de Van Der Waals, les liaisons dites "hydrogène", les liaisons ioniques, les liaisons hydrophobes. La réversibilité de la formation du complexe stéréospécifique à température de l'organisme est liée à la maîtrise de ces notions (Figure 6).

• Le site actif

Il s'agit ici de déterminer précisément la partie de la structure spatiale réceptionnée qui est complémentaire du récepteur, et le degré de complémentarité. La compréhension des techniques expérimentales utilisées dans ce type d'étude aide à déterminer les limites du concept. La technique des rayons X par exemple donne une vue d'un phénomène nécessairement figé dans un état donné. Or l'existence de liaisons faibles oblige à ne plus considérer les molécules comme "isolées", mais bien plutôt comme plongées dans un "milieu" qui interagit en permanence (température, pH, concentrations en ions, ...).

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I l l

10 A Faible attraction de van der Waals

• -••csrvv??-- '

-5 A-

Trés forte attraction de

van der Waals

4Â 1

Force d'attraction de van der Waals équilibrée par les forces de répulsion dues à (Interpénétration des couches d'électrons externes.

R—C V \ ; = O W m i l i l l H — N

H—N /

1

\

\ C H

Liaison hydrogène entre grou­pes peptidiques

I owmuuuH—o V V

, / \ y \ Liaison hydrogène entre deux groupes hydroxyles

Exemples de liaisons hydrogène intervenant dans les molécules biologiques.

Figure 6 - D'après Watson.

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• La réversibilité et la loi d'action de masse

Traité dans les manuels, à propos des équilibres chimiques réversibles déplaçables entre plusieurs corps chimique, c'est l'application à l'équilibre formé entre l'enzyme et son substrat (E + S) d'une part et le complexe (ES) d'autre part qui mériterait ici d'être développée. La définition de la constante d'équilibre permet alors de définir l'affinité.

la somme des forces attractives et répulsives permet de définir le degré d'affinité...

3.2. Valeur explicative, prédictive, inventive • Les variations du degré d'affinité

L'affinité d'un récepteur pour la molécule réceptionnée (Figure 7) représente la force de liaison qui est la somme des forces attractives et répulsives. Ces forces dépendent des liaisons faibles qui peuvent s'établir, et pour celles-ci, la distance est un facteur critique. Cette force est inversement proportionnelle au carré de la a distance pour les forces ioniques et électrostati­ques, et à la puissance six de la distance pour les forces de Van der Waals. Il faut donc un contact étroit. Mais si les nuages électroniques se recouvrent, les forces de répulsion sont alors inversement proportionnelles à la douzième puissance de cette distance. Ces forces répulsives peuvent donc dominer les forces attractives si la complémentarité est imparfaite. La constante d'affinité se définit par application de la loi d'action de masse.

affinité = forces attractives répulsives

forte affinité • forte attraction faible affinité - faible attraction

Affinité de l'anticorps. L'affinité avec laquelle un anticorps se lie a un antigène résulte d'un équilibre entre les forces attractives et répulsives. Un anticorps de haute affinité implique des structures com­plémentaires parfaites. A l'inverse, un anticorps de basse affinité impli­que une complémentarité imparfaite.

Figure 7 - D'après Roitt.

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.. .et d'expliquer la compétition entre molécules invitées

les changements d'équilibre entre molécules hormonales et anticorps expliquent certaines maladies...

...et permettent le dosage des hormones in vivo, dans le sang circulant

• L'inhibition compétitive et absolue

Nous avons décrit le fait que des analogues structuraux peu­vent prendre "la place" sur le site actif du récepteur. Mais on peut ici distinguer deux cas. - Les inhibiteurs dits compétitifs créent des liaisons qui

peuvent se dissocier à la température et dans les conditions de l'organisme. S'il s'agit d'une enzyme par exemple, il pourra se former alternativement l'un ou l'autre complexe ES ou El (S = substrat, I = inhibiteur). L'application de la loi d'action de masse permettra de calculer la nouvelle vitesse initiale de la réaction. Une augmentation de la concentration de S peut donc déplacer ce nouvel équilibre et "lever" l'inhibition.

- Les inhibiteurs dits absolus qui contractent avec le site actif du récepteur des liaisons fortes (covalentes) qui rendent ainsi le complexe indissociable. Le récepteur n'est plus apte à recevoir la molécule qui lui est naturellement associée. Des concentrations même élevées de celle-ci ne peuvent déplacer l'inhibiteur.

• Compétition entre anticorps et hormone

Le cas de l'anticorps qui entre en compétition avec l'hormone hypophysaire pour le récepteur situé sur les cellules thyroï­diennes a déjà été cité dans le cas de la maladie de Basedow. Il en serait de même dans certaines formes de diabète. Mais le diabète offre également un autre exemple, celui de la fabrica­tion par un individu d'anticorps dirigés contre ses propres molécules d'insuline. Ces anticorps d'une grandes affinité changent la cinétique de l'insuline en retardant son effet initial et en prolongeant son action. En raison de la fixation des anticorps une partie de l'insuline sécrétée circule sous forme liée, biologiquement inactive. En réponse au glucose ingéré l'insulinémie n'augmente pas suffisamment et la glycémie élevée continue de sécréter de l'insuline. Sa concentration augmentant les complexes insuline-anticorps se dissocient progressivement et continuent de le faire tardivement, même après retour à une glycémie normale, ce qui entraîne une hypoglycémie retardée, et durable.

• Dosage radioimmunologique par compétition

Cette fabrication d'anticorps anti-insuline a lieu également lors de traitement du diabète par de l'insuline extraite du porc ou du bœuf. Ce défaut du traitement a été utilisé par S. Berson et R. Yalow pour doser l'insuline circulante. Il est en effet, très difficile de doser l'insuline car sa concentration est de l'ordre du microgramme par litre soit quelques nanogrammes par millili­tre. On peut repérer les molécules d'insuline en les rendant radio-actives par incorporation d'un atome d'iode radio-actif. La quantité d'insuline qui se lie aux anticorps dépend de la quantité totale d'insuline de bœuf présente dans le sérum sanguin. Sans entrer dans le détail du dosage on comprend que

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on peut également localiser, doser et extraire ainsi les récepteurs

l'on peut mettre en compétition l'insuline "naturelle" que l'on cherche à doser et l'insuline radioactive qui se lie à l'anticorps dans ces conditions permet après étalonnage de déduire la quantité d'insuline libre circulante.

• Exploration des récepteurs

En combinant les informations précédentes il devient possible de localiser "in situ" les récepteurs, de les dénombrer, de les extraire, de les isoler à l'état pur afin de les analyser. La recherche d'un inhibiteur absolu qui se fixe donc de manière irréversible sur un récepteur permet de réaliser ces opérations. Les récepteurs nicotiniques à l'acétylcholine fixent ainsi le venin de Cobra ou de Bungare ou plus exactement l'un de ses composants nommés alpha bungarotoxine. Si ce ligand est radioactif on pourra le repérer.

l'affinité, concept objectif qui déplace certaines représentations

3.3. Surdétermination du modèle Du côté du vocabulaire, l'utilisation du mot compétition évoque inévitablement des représentations valorisées. De même l'em­ploi des termes "attraction", "répulsion", "affinité",... Du côté des techniques d'analyse, l'emploi des poisons, venins, drogues et toxiques divers comme outil d'analyse dans la sérénité du laboratoire, ne parvient pas à faire oublier quelle conversion d'attitude il a fallu pour abandonner le contexte mythologique qui entoure les poisons et l'identification des poisons et des remèdes aux doses près. Par ailleurs le concept objectif d'affinité permet de lutter contre le finalisme implicite d'expressions telle celle de "cellule-cible". L'affinité explique la fixation et fait l'économie d'une intention. Cette deuxième formulation a également été développée un peu longuement pour bien montrer combien la modification de la compréhension du concept, la modification de son contenu conceptuel étendait les limites de son pouvoir explicatif à de nombreuses situations nouvelles, situations qui demeurent paradoxales et inexplicables en physiologie et chimie classi­ques.

4 . RÉGULATION DE L'ACTIVITÉ DES RÉCEPTEURS, PAR CHANGEMENT DE FORME

Une longue tradition de réflexion biologique a habitué à sépa­rer, dans l'analyse des phénomènes biologiques, la structure d'une part et la fonction d'autre part. Le fait de relier l'un à l'autre pour souligner le degré d'adaptation ne contredit pas le fait de les penser isolément avant de les réunir. D'une certaine façon les deux premières formulations véhiculent cette repré­sentation puisqu'on décrit l'emboîtement statique ou dynami­que de formes préformées et qui ne se déforment pas au contact

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un processus permanent de déformations

qui permet de moduler l'activité

l'une de l'autre. Les techniques physiques d'analyse des molé­cules renforcent cette dichotomie puisqu'on analyse le plus souvent une molécule "figée" sinon cristallisée et non pas une molécule "en action". Il s'agit cette fois de rectifier profondément le contenu du concept en intégrant les processus permanents de déformation moléculaire. L'opposition entre structure et fonction va se dissoudre, de même que le modèle analogique de la clé et de la serrure. Ou du moins les procédés de représen­tation imagés se limiteront, sans toujours le dire explicitement, à dessiner des états qui ne sont que des étapes dans un processus de transformation permanent. Comme le dit Claude Debru (1983), "la structure n'est qu'un instant dans le processus de transformation". Nous pourrions ajouter que l'activité d'un récepteur n'est qu'un moment dans un processus de régulation. En effet ni la molécule invitée ni la molécule réceptrice ne sont figées, elles évoluent en fonction du temps, de l'environnement physico-chimique. Elles intègrent individuellement diverses informations qui entraînent une modulation de leur action.

les effecteurs allostériques activent, inhibent ou modulent l'activité de certaines protéines

4 . 1 . Concepts impliqués

• Proenzymes et prohormones

La synthèse intracellulaire de certains corps protéiques tels que les enzymes ou certaines hormones, n'aboutit pas directe­ment à un composé actif. On ne concevrait d'ailleurs pas que le pancréas fabrique des enzymes digestives actives sans se digérer lui-même ! La réalisation d'une forme active résulte d'un réarrangement spatial lié à la coupure d'un fragment peptidi-que (Figure 8).

• Environnement phvsico-chimiaue d'une protéine

Plusieurs facteurs vont influer sur les liaisons faibles et donc modifier la forme spatiale des protéines : le pH, la concentration en divers ions, la température par exemple. Ces modifications peuvent les rendre inactives ou actives, de manière réversible.

• Le concept d'allostérie

Concernant les enzymes par exemple on peut donner en quelques mots la définition suivante : "comme les enzymes classiques, les enzymes allostériques reconnaissent en s'y associant un substrat spécifique, et activent sa conversion en produits. Mais en outre ces enzymes ont la propriété de reconnaître électivement un ou plusieurs autres composés dont l'association (stéréo-spécifique) avec la protéine a pour effet de modifier c'est-à-dire selon le cas, d'accroître ou d'inhi­ber son activité à l'égard du substrat." Ces composés sont appelés des effecteurs allostériques (Figure 8). On distingue plusieurs types de mécanismes qui permettent tous, une régulation de l'activité :

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peptide C (30 acides aminés)

séquence de 20 acides aminés

n (21 acides aminés)

(30 acides aminés)

La pré-proinsuline

pré-proinsuline proinsutine

insuline peptide C

état relâché état contraint

^t^t. 3 - 1

monomère

L inhibiteur

A activateur

S substrat

Illustration de la théorie proposée par Monod, Wyman et Changeux (1965) pour interpréter les propriétés allostéri* ques des enzymes régulateurs. Le monomère dissocié- n'est plus capable de transmettre le message des effecteurs régula­teurs au site catalytique.

Figure 8 - D'après Changeux.

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une enzyme intègre des Informations différentes

- l'inhibition rétroactive, le produit final d'une chaîne métabo­lique catalysée par une série d'enzymes inhibant l'enzyme qui catalyse la première réaction, gouvernant ainsi la vitesse de sa propre synthèse ;

- l'actlvation rétroactive, l'enzyme étant activée par le produit de dégradation du métabolisme ultime ;

- l'activation par le substrat, ou par un précurseur du substrat, permet d'ajuster l'offre à la demande ;

- l'activation en parallèle, une enzyme d'une chaîne métaboli­que étant activée par le produit d'une autre chaîne.

Une même enzyme étant sujette à plusieurs sortes de régula­tion à la fois, on peut insister sur les propriétés intégratrices de telles molécules qui modulent donc leur activité en fonction de plusieurs informations différentes. Cet ensemble de con­cepts est développé dans les traités modernes et dans divers articles cités en référence. L'histoire de cette question est analysée par C. Brebu (1983).

• Le concept de régulation

Cet ensemble de concepts qui permet de décrire d'une manière transversale les mécanismes de régulation serait à maîtriser ici (capteur, comparateur, variable réglée, signal d'erreur, etc.,).

ce qui permet de réguler le réseau des réactions chimiques

ou de moduler le fonctionnement de l'hémoglobine

4 . 2 . Valeur explicative, prédictive, invent ive

Les phénomènes à expliquer portent d'une part sur le fait que de nombreuses molécules (hormones, enzymes, cascade enzy-matique du système du complément) sont fabriquées et véhicu­lées sous une forme nécessairement inactive, et ne deviennent actives qu'à certains moments ou en certains lieux. D'autre part l'ensemble des réactions chimiques du métabolisme doit nécessairement être régulé. Il n'est pas concevable a priori que toutes les réactions aient lieu en même temps et à la même vitesse. La notion de transition moléculaire comme résultat de la fixation d'un ligand régulateur n'étant pas applicable exclusi­vement aux enzymes, nous disposons là d'un mécanisme général d'interactions moléculaires régulatrices, même s'il n'a pas été précisément analysé dans tous les cas. Ce mécanisme étudié dans le cas de l'hémoglobine et de quelques enzymes, n'explique pas seulement l'état inactif ou activé, mais égale­ment des effets d'amplification ou de modulation de l'activité. Il explique enfin la possibilité d'une intégration d'informations différentes.

Dans un article de l'ancienne revue Atomes (qui a précédé La Recherche) J.P. Changeux et D. Blangy font un état des connaissances sur les interactions allostériques, auquel nous emprunterons un exemple.

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un exemple d'enzyme allostérique : L-thréonine désaminase

la

elle est constituée de quatre sous-unités...

Une enzvme allostérique. la L-thréonine désaminase

Cette étude concerne une Bactérie, E. Coli. Parmi ses enzymes, la L-thréonine désaminase est la première enzyme d'une longue chaîne métabolique qui aboutit à la synthèse d'un acide aminé la L-isooleucine. Elle catalyse une réaction biochimique qui part de la L-thréonine. Elle possède un poids moléculaire de 160 000 et une structure formée de quatre sous-unités iden­tiques de 40 000 de poids moléculaire chacune, unies par des liaisons faibles (structure polymérique). La régulation de la L-thréonine désaminase se présente sous un double aspect : - il existe une régulation de la quantité d'isoleucine produite en

fonction de la quantité de substrat disponible (la L-thréo­nine). Celle-ci sera appelée autorégulation (Figure 9) ;

- d'autre part il existe une régulation de la quantité de L-thréonine transformée en fonction de la quantité d'isoleucine produite. Il s'agit d'une régulation par effecteurs allostéri-ques.

L. threonine P1 P2 alpha

(auto- cétobutyrate | regulation) | I I

1 *- E1 ̂ E2 E3

soleucine

Valine

E1, E2, ... enzymes catalysant chaque réaction. Seule El, la L-thréonine désaminase est allostérique.

P1, P2, ... produit de la réaction catalysée par l'enzyme correspondante El, E2, etc...

axe de symétrie

sous unité

liaisons faibles

S = site actif V et I = site allostérique

structure de 1'enzvme

Figure 9

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...qui interagissent en coopérant

trois facteurs interviennent et modulent son activité :

...le substrat sur lequel elle agit..

...le produit final de la réaction...

Si l'on analyse la cinétique de transformation de la première réaction

L-thréonine -* P, = alpha-céto-butyrate

l'on obtient une courbe sigmoidale (Figure 10). Ceci signifie : - que sous une certaine valeur de concentration en substrat, il

n'existe pratiquement pas de transformation, c'est-à-dire que l'enzyme ne fonctionne pratiquement pas ; autrement dit, peu de complexe ES, peu de P r et par conséquent peu d'isoleucine en fin de chaîne ;

- au-delà de ce seuil, l'enzyme "fonctionne" ; autrement dit, la vitesse de transformation croît plus vite que la concentration en substrat et, inversement la production de P., et donc d'isoleucine, est ralentie plus rapidement que ne diminue la concentration en substrat ;

- enfin, que ces caractères disparaissent lorsque l'on sépare les sous-unités par dénaturation ménagée (l'enzyme possède alors une courbe d'activité Michaelienne, c'est-à-dire une branche d'hyperbole).

Tout se passe donc comme si la fixation de molécules de substrat sur une sous-unité facilitait ou accélérait la fixation du substrat sur les autres sous-unités : c'est l'effet coopératif entre les quatre sous-unités. Il est déclenché par un signal qui est la concentration en substrat. Cette régulation évite l'engor­gement, c'est-à-dire l'accumulation de threonine dans la cel­lule. L'effet coopératif disparaît lorsque les sous-unités sont sépa­rées car dans ce cas, il existe une saturation indépendante des différents sites actifs. La conclusion partielle de cette première régulation est donc la suivante : La régulation de la transformation de la L-thréonine par la L-thréonine-désaminase, dépend de la concentration en substrat qui est le signal de sa propre fixation : il existe une autorégu­lation de cette réaction enzymatique. Analysons à présent la courbe donnant la vitesse initiale de la même réaction biochimique en fonction de la concentration en L-isoleucine, la concentration en L-thréonine désaminase étant fixée (Figure 10). Lorsque la concentration en isoleucine dépasse un certain seuil, la vitesse de réaction diminue brusquement, autrement dit, le produit final de la chaîne métabolique agit comme une in­hibiteur de l'enzyme au-delà d'un certain seuil : il s'agit d'une rétroinhibition. Ce processus évite l'accumulation du produit final et limite donc le gaspillage d'énergie et de précurseur : on l'appellera régulation par rétroinhibition. Notons que cette rétroinhibition est spécifique, elle n'est déclenchée par aucun autre acide aminé. Tout se passe comme si les sous-unités de l'enzyme possédaient un site de fixation stéréospécifique pour la molécule d'isoleucine. Cependant le site de fixation du substrat (threonine) est différent de celui de l'inhibiteur, la L-isoleucine.

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10-ZM 2x10-2M

Relation sigmoidale entre la concentration de threonine et la vitesse de sa désamination par la threonine désaminase.

<rt M cétoacide/mn

IO'4 M 5 x IO"4 M

Relation sigmoidale entre la concentration de l'isoleucine, inhibiteur allostérique et l'activité de la threonine désaminase

Figure 10 - D'après G. Cohen, modifié.

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En effet : - la dénaturation ménagée de l'enzyme supprime l'effet inhibi­

teur de la L-isoleucine mais ne supprime pas la transforma­tion de la L-thréonine, ce qui peut s'expliquer par la modifi­cation du site de fixation à la L-isoleucine, alors que celui de la threonine n'est pas modifié ;

- on peut supprimer l'effet inhibiteur de la L-isoleucine en ajoutant des analogues structuraux de l'isoleucine qui sont des activateurs de la réaction.

D'autre part la courbe de rétroinhibition est sigmoide, ce qui traduit l'effet coopératif entre les sites de fixation de l'inhibi­teur sur l'enzyme. Ceci produit un freinage de la réaction plus rapide que l'augmentation de l'isoleucine. L'isoleucine est un effecteur de l'enzyme mais de structure différente du substrat : il s'agit d'un effecteur allostérique. Enfin, signalons qu'un acide aminé, la valine, joue le rôle d'activateur de la threonine désaminase, en se fixant à un troisième site à la surface de l'enzyme. La L-thréonine désaminase intègre donc plusieurs informa­tions chimiques, ce qui permet une régulation de son activité (Figure 9).

4.3. Surdéterminations du modèle Il y a une résistance certaine à penser la mobilité, le change­ment permanent, l'interrelation, la relation au milieu. Ces difficultés déjà notées quand il s'agit d'objets biologiques visi­bles directement13* ne font que redoubler ou réapparaître quand il s'agit de molécules non directement visibles et qu'il faut donc, de plus, se représenter. Il y a également une résistance à penser des mécanismes de

il est difficile de régulation non centralisés, localisés au niveau de chaque penser la mobilité, molécule elle-même mobile. Ce sont les notions de "centre" et le changement, de "localisation" qui doivent être ici rectifiées et qui font la relation au éventuellement obstacle. m e u Quant à la spécificité, la difficulté citée précédemment se

complique ici encore. Même si la spécificité est pensée dans la relation molécule réceptionnée/récepteur, il faut encore ajou­ter "à un moment donné", "dans un milieu chimique donné", puisque les molécules peuvent avoir une conformation modi­fiée, et c'est une difficulté supplémentaire. D'une manière plus largement interdisciplinaire la stéréochi-mie offre l'occasion d'éprouver la difficulté à adopter un mode de pensée qui ne soit ni "structuraliste", ni "fonctionnaliste", mais l'interrelation continuellement changeante des deux.

(3) CANGUILHEM Georges. "Le vivant et son milieu", in Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965, pp. 129-154.

...ainsi que la valine

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5. RÉGULATION DE L'ACTIVITÉ PAR CHANGEMENT DU NOMBRE DE RÉCEPTEURS

rectifier une nouvelle fois le modèle, pour l'ajuster aux observations

S'il y avait un ordre de succession à définir dans les quatre formulations que nous décrivons, l'un des critères possibles en serait peut-être le degré de résistance des obstacles à surmon­ter et des représentations à abandonner pour adopter chaque formulation nouvelle. Il semblera ainsi difficile d'admettre que l'explication des modulations de l'activité biochimique puisse reposer non pas sur les modulations de la forme, mais sur les modulations du nombre de récepteurs. Pour le dire autrement, c'est la présence ou l'absence de certaines structures qui explique la fonction.

Poser la question de la régulation du nombre de récepteurs par un mécanisme spécifique permet de mieux faire apparaître a contrario que, dans les formulations précédentes, même si l'on incorpore une conception dynamique et statistique des molé­cules entrant en réaction, le nombre total de récepteurs peut demeurer constant. Or il existe encore des phénomènes clini­ques ou expérimentaux à expliquer tels les phénomènes de dépendance-tolérance aux drogues, ou l'inversion des effets de l'insuline injectée de manière prolongée à dose excessive. La réalité déborde encore et toujours nos modèles. Modifions le donc encore une fois.

5.1. Concepts impliqués • Turn over

Derrière une constance apparente, les protéines subissent constamment un turn over. A chaque instant 2 % des protéines membranaires sont renouvelées, dégradées, synthétisées. Ce phénomène peut donc moduler le nombre de récepteurs par modification soit de la synthèse, soit de la dégradation.

• Le concept de population, et de régulation

Que les populations soient constituées d'animaux, de cellules ou de molécules, certains concepts communs permettent d'en décrire la dynamique.

5.2. Valeur explicative, prédictive et inventive Il faut bien admettre que si la possibilité d'une variation du

mais cette fois nombre de récepteurs à certaines hormones par exemple rend encore il compte de paradoxes cliniques ou expérimentaux, elle n'expli-n'explique pas que pas le mécanisme de cette modification, ni toujours sa tout finalité dans l'optique du moins des concepts classiques de la

régulation. Analysons un exemple.

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INSULINE

membrane /Qk " cellulaire

\ t ® v "auto" phosphorylation (tyrosine-kinase) v

activation ^ ou "second messager" protéine-kinase

1 effets biologiques.

transport activations ou synthèse synthèse du glucose inhibitions protidique de l'ADN

enzymatiques

Structure du récepteur d'insuline Le récepteur est composé de 2 sous-unités of portant le site de liaison spécifique de l'insuline et de 2 sous-unités ß transmettant le signai hormonal à l'intérieur de la cel­lule par l'intermédiaire d'une auto-phosphorylation qui est probablement l'événement initiant les effets métaboliques ultérieurs.

regroupement

endocytose

complexes insuline* récepteur

RECEPTEUR recyclage1

dégradation

iysosome

INSULINE

dégradation

Golgi

reticulum endoplasmlque

Interna lisation du complexe insuline-récepteur

Figure 11 - D'après Bull. AJD n° 3 1986.

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• Le nombre de récepteurs à l'insuline

La fixation de l'insuline sur le récepteur d'une cellule dite "cible" déclenche plusieurs processus métaboliques dont notamment une augmentation de l'incorporation de glucose. Le complexe insuline-récepteur peut ensuite se dissocier en fonction des conditions de l'équilibre déterminé par la quantité d'hormone circulante et de récepteurs occupés. Mais il peut aussi s'inter-naliser, c'est-à-dire que les complexes migrent à la surface de la membrane cellulaire de manière à se regrouper dans des structures particulières nommées "puits recouverts" (coated pits en anglais). Par endocytose ces puits forment des "poches" à l'intérieur desquelles les complexes vont se dissocier. Le

la finalité du mouvement intracellulaire des vésicules d'endocytose, les porte mécanisme au contact des lysosomes qui sont des vésicules de digestion. semble Certains récepteurs non dégradés peuvent être "recyclés" c'est-paradoxale à-dire réutilisés en surface de la cellule. Ce mécanisme peut

jouer le rôle de régulation en effet la fixation d'insuline favorise l'internalisation des récepteurs, et cette fixation dépend donc de la concentration d'insuline circulante. Une augmentation de celle-ci entraîne rapidement la diminution du nombre de récepteurs disponibles en surface et donc une relative "résis­tance" à l'insuline, une sorte d'état réfractaire à son action biologique. Mais le mécanisme de régulation est ici "à l'envers" de ce qu'un finalisme trop simpliste aurait fait imaginer. On le nomme "régulation négative" (down regulation en anglais) (Figure 11).

Ce mécanisme expliquerait l'observation expérimentale ou clinique nommée "effet Somogy". Une dose excessive d'insuline injectée de manière répétée finit par entraîner paradoxalement une hyperglycémie. Le nombre de récepteurs aurait diminué. De même une forme de diabète de l'adulte serait due à une diminution du nombre de récepteurs, associée à une sécrétion normale ou excessive d'insuline. Un mécanisme analogue expliquerait certaines formes d'hyper-cholestérolémie.

• Les récepteurs de réserves

Les résultats expérimentaux fournis par l'étude du pourcen­tage de récepteurs occupés en fonction de l'activité biologique d'une hormone apportent un nouveau paradoxe apparent, c'est-à-dire qui prend à contre-pied notre finalisme naïf. La

la finalité de réponse augmente en fonction de l'occupation des sites, mais "l'excès" de elle est très vite maximale pour des proportions de sites occupés récepteurs très faibles (quelques %). Il faut donc raisonner en termes également quantitatifs (population de molécules d'hormone libre, popula­

tion de récepteurs occupés) et appliquer les lois des équilibres chimiques cités précédemment. Mais la finalité d'obtenir un effet biologique avec de très faibles concentrations d'hormone fixée et de très faibles concentra­tions d'hormone circulante est moins évidente : permettre une économie d'hormone ; permettre une réponse maximale même

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le modèle rend compte de certaines observations apparemment paradoxales

peut-on trouver des molécules qui évitent la dépendance-tolérance

lors d'une altération de certains récepteurs. D'où l'expression finalisée : récepteurs de réserve.

• Désensibilisation et resensibilisation

En restant ici dans le domaine hormonal nous dirons que la désensibilisation provient de la perte de la capacité de certains récepteurs à induire une réponse biologique. Ceci peut résulter d'un changement structural du récepteur, sorte de vieillisse­ment qui le rend non fonctionnel, ou bien d'une internalisation expliquée précédemment, ou d'autres mécanismes encore. Mais ici encore le modèle a ses limites. Ou plus exactement s'il "rend compte" de certaines observations, il ne les explique pas totalement. Ainsi il existe des souris génétiquement obèses et qui sont de surcroît hyperinsulinémiques. Ces souris sont diabétiques malgré un fort taux d'insuline circulant car elles ne possèdent que très peu de récepteurs à l'insuline sur leurs cellules du foie et sur les cellules graisseuses responsables de l'obésité. Or on peut réaliser une resensibilisation hormonale en les soumettant à des jeûnes croissants qui font réapparaître progressivement des récepteurs à l'insuline.

• Dépendance et tolérance aux drogues

La découverte du récepteur de la morphine a conduit J . Hughes et al. à rechercher le "ligand endogène" du récepteur. L'hypo­thèse d'une "morphine intracerebrale" a permis l'identification des enképhalines, et d'autres peptides. Mais le cerveau n'est pas dépendant de ses propres morphines comme le toxicomane de sa drogue. Par ailleurs les molécules provenant des plantes sont toxiques car, bien qu'elles se combinent avec les récep­teurs des neurotransmetteurs, elles ne peuvent être rapide­ment métabolisées ou détruites par les enzymes qui normale­ment limitent leur action. Ces molécules ont donc des effets souvent prolongés et par suite toxiques. De plus le phénomène de dépendance cité plus haut s'accompagne d'un phénomène appelé tolérance, cela signifie que le taux initial de la drogue doit être accru pour produire le même effet qu'au début de la prise, que ce soit l'analgésie ou l'euphorie.

On conçoit donc que chez le toxicomane les récepteurs sont exposés à de hautes concentrations pendant de longues pério­des. La morphine remplace alors le produit morphinique endo­gène. Le neurotransmetteur responsable de la transmission de la douleur serait la substance dite "F". La membrane post-synaptique contient des récepteurs pour cette substance. On pense que les molécules morphiniques inhibent cette transmis­sion en se fixant sur la membrane présynaptique. Mais l'inhi­bition permanente de la libération de substance P doit avoir pour effet d'augmenter le nombre de récepteurs à cette même substance du côté postsynaptique et donc d'augmenter la sensibilité à cette même substance. A l'occasion d'une douleur, celle-ci sera plus vivement ressentie du fait du nombre de récepteurs plus élevé, d'où un besoin accru de molécules

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morphiniques, et d'où les effets accrus en cas de manque. Cette théorie explicative peut conduire donc à prédire la possibilité (encore théorique) de trouver des analogues qui n'engendre­raient pas de dépendance-tolérance-toxicité parce qu'ils se­raient rapidement métabolisés. Mais cela n'a pas encore été réalisé.

le modèle pédagogique de l'habitude et de l'accoutumance servait de pseudo­explication

construire un réseau de formulations

5.3. Surdétermination du modèle Les notions communes qui risquent ici de faire obstacle peu­vent se regrouper autour des mots d'équilibre, d'adaptation et d'habitude qui ont été analysés par ailleurs*4'.

Au terme de cette analyse on mesure le travail qui reste à faire pour que cette étude apparaisse réellement comme plus et mieux qu'une simple mise à jour de connaissance organisée en quatre points. Les limites exactes de chaque concept apparaî­traient mieux si nous avions pu préciser les techniques et les méthodes démonstratives impliquées dans chaque cas, ainsi que le type de déterminisme. Mais, de plus, chaque concept impliqué dans chaque formulation pourrait être lui-même analysé en termes de "formulations successives". Il faudrait alors croiser ces deux approches. De même il faudrait croiser ces exigences de nature épistémologique avec les autres exigen­ces pédagogiques, par exemple celles de promouvoir une péda­gogie différenciée ou d'inciter les élèves à l'initiative et à l'autonomie dans l'appropriation d'un savoir.

Eric PEREZ Lycée A. Schweitzer Le Raincy

(4) RUMELHARD Guy, "Lanotion d'équilibre, concept ou métaphore ?". Bull. APBG n°3, 1985, pp. 541-549. "Les notions d'habitude et d'accoutumance." Bull. APBG n°2,1987, pp. 331-339.

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QUELQUES TENDANCES OU EFFETS DE FIGURABILITÉ DANS LA DIVULGATION

DES THÉORIES IMMUNOLOGIQUES<1>

Daniel Jacob!

On se propose d'étudier un aspect particulier des théories immunologiques : queues sont les ressources dont disposent les auteurs de documents de divulga­tion scientifique pour visualiser les concepts? Après avoir dressé un mini réper­toire des Illustrations conformistes (les plus nombreuses) et non conformistes, on analyse de façon plus fine le rôle que certaines figures, susceptibles de conférer une stabilité visuelle à des concepts, peuvent jouer dans la divulgation.

comment étudier les plages visuelles des documents de divulgation scientifique ?

Depuis quelques années plusieurs recherches, conduites aussi bien dans le champ de l'éducation scientifique classique que dans celui de l'éducation non formelle, ont entrepris d'accorder une attention critique aux plages visuelles des documents qui se proposent de divulguer des connaissances scientifiques*2*. La présentation des principaux résultats de ces recherches pourrait faire l'objet d'une très utile "revue de la question"'3* Toutefois, comme le montrent à l'envi quelques publications ré­centes, une telle revue ne serait pas des plus aisées tant le statut que les chercheurs en sciences sociales confèrent aux plages visuelles est mouvant14*.

(1) Ce texte reprend pour partie deux communications présentées d'une part au colloque Epistemologie et symbolique de la communication", organisé par L Sfez à Cerisy La Salle en juin 1988, et, d'autre part, au colloque "La communication scientifique publique", Poitiers, LABCIS, mai 1989. Je remercie Alberto Cambrosio, chercheur au CREST (Université du Québec à Montréal) à qui je dois plusieurs interprétations et remarques suggérées lors d'échanges sur le projet "Imagerie et histoire de l'immunologie".

(2) Pour un aperçu de quelques courants de recherche, voir par exemple Jacobi et Vezin, édit., 1988.

(3) Une telle revue pourra-t-elle être réalisée un jour? Pour des éléments consulter : Bresson, 1981 ; Vezin, JF. & L., 1988; Duchastel et al., 1988; Jacquinot, 1988.

(4) L'analyse des plages visuelles est longtemps restée le domaine de certains psychologues, spécialistes du dessin technique et du schéma comme par exemple: Weil-Fassina, 1988 et Vezin, 1984. On peut penser que c'est l'explosion de l'imagerie dans les manuels scientifiques contemporains qui a conduit les spécialistes de l'éducation à les prendre enconsiderationaleurtour.ilestencorerarequeles illustrations fassent l'objet de recherches empiriques. Dans l'ensemble ce sont des analyses de contenu qui dominent, analyses qui questionnent l'efficacité didac­tique des illustrations proposées. D'autres auteurs adoptent un point de vue plus prescriptif, allant jusqu'à proposer les règles que devrait res­pecter une imagerie efficace. Pour un exemple de ce type de recherche, cf. Payne, 1980.

ASTER N°10. 1990. L'immunologie Jeux de miroirs, INRP, 29. rue d'Ulm. 75230, Paris Cedex 05.

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les images ont-elles un effet de renforcement ?

comment visualiser les concepts de l'immunologie ?

Certains auteurs escamotent l'imagerie et ils testent la compré­hension du document en ne tenant compte que de la compo­sante linguistique du message. Plusieurs études récentes de l'information scientifique dans les médias, fort bien documen­tées par ailleurs, laissent totalement de côté les plages visuelles ou les traitent comme des éléments très accessoires*5'. A l'opposé, dans d'autres recherches, les illustrations sont réel­lement prises en compte et traitées comme une variable. Dans ces études, non seulement les illustrations sont considérées comme une composante du message, mais, plus encore, on y défend l'idée de l'efficience de certains ajouts au texte, comme les schémas, pour faciliter la compréhension ou le rappel de l'information scientifique'6'. Enfin le courant des "partisans de l'image" (rejoignant une tradition toujours vivace dans l'éducation) considère qu'un document bien illustré sera toujours davantage lu (effet atten-tionnel), mieux compris (effet explicatif) et mieux intégré (effet rétentionnel)(7). Les travaux de ce type, plus souvent anglo-saxons que français, ont accumulé des résultats qui tendent à prouver l'efficacité de l'image dans l'éducation scientifique et postulent l'existence d'un PSE (Pictorial Superiority Effect, littéralement: effet de supériorité de l'image)'8'. Cependant pour qui parcourt cette abondante littérature, il apparaît d'emblée que sous la variable "image" les auteurs ne rangent, dans la plupart des cas, qu'une seule catégorie d'illustration, il est vrai fort riche, de type schémas. Or il suffit de feuilleter un manuel contemporain ou une collection de revues de vulgarisation pour apercevoir d'emblée que l'imagerie mobilisée dans les documents de divulgation est un ensemble des plus diversifiés. Si l'on recense les différents types d'imagerie mobilisés dans l'un et l'autre cas, on constate d'abord qu'en dépit de l'effort des éditeurs, deux registres dominent assez nettement : d'une part la ré-utilisation d'illustrations empruntées à des documents scientifiques primaires et d'autre part les ressources de sché­matisation que les manuels surtout utilisent. Certes ces deux catégories, si elles sont dominantes, sont loin de constituer la totalité de la palette disponible'9'. Et il est nécessaire de recenser la nature des démarches ou des mécanismes de visualisation sur lesquels s'appuie la recherche des illustrations d'un document de divulgation. Mais quels sont les avantages et les limites des choix opérés par les auteurs et les éditeurs?

(5) (6) (7) (8)

(9)

Cf. par exemple Goldsmidt, 1986; Guéry et al., 1985. Cf. par exemple Duchastel et Waller, 1979. Cette typologie des effets a été proposée par Duchastel (1978). Le PSE est souvent commenté par DJ. Reid comme par exemple dans son texte publié en 1984. Pour une revue de ces recherches (écrite par l'auteur et traduite en français par Michel Jolland), voir Reid, 1990. Pour une description des catégories voir Vezin (L.), 1986 ou Jacobi, 1987.

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Dans ce texte, on se propose d'étudier un aspect particulier, souvent ignoré par les spécialistes de l'éducation : quelles sont les ressources dont disposent les auteurs de documents de divulgation scientifique pour visualiser les théories,10) ? Autre­ment dit, comment l'imagerie des documents de divulgation peut-elle aider les lecteurs à se représenter les concepts scien­tifiques et les relations entre les concepts que proposent les théories scientifiques? Pour répondre à une question de ce type, il est bien évident qu'une quelconque taxonomie des images par caractères ou par classe est incapable d'apporter la moindre information1115.

La question centrale est celle du pouvoir de l'image à conférer une valeur d'objectivation et de concrétude à des concepts scientifiques par nature abstraits'12'. Ce que l'on résume parfois sous l'appellation de recherche de figurabilité(13). A l'aide d'un recensement des plages visuelles mobilisées par les documents de vulgarisation, nous établirons que certaines ressources de figurabilitê renvoient en définitive aux fondements (comme les modèles) et aux preuves qui permettent aux théories de prendre naissance'14'. Après donc quelques rappels sur ce que sont les théories et quelles sont les méthodes utilisées, on présentera quelques résultats d'une recherche en cours sur la figurabilitê des théories immunologiques.

1. POSITION DU PROBLÈME ET MÉTHODE UTILISÉE

, , Dans les documents de vulgarisation et plus encore dans les +KÌ®!Ì!C-? q U U n e manuels scientifiques, le statut des théories scientifiques est

flou. Il n'est même pas toujours évident que les lecteurs

(10) En introduisant le concept de visualisation, on admet implicitement l'hypothèse qu'une théorie n'est pas visuelle mais linguistique ou abstraite. Ainsi que l'a suggéré Jakobson (1967), elle ferait secon­dairement l'objet d'une traduction intersémiotique. Il est important de faire ici deux remarques : rien ne dit que les supports visuels ne sont pas imaginés d'emblée par les chercheurs, ni surtout qu'ils ne jouent aucun rôle dans la réussite d'une théorie.

(11) Pour un survol rapide mais suggestif de ces approches, cf. Duchastel et al., 1988.

(12) C'est Vezin (1984) qui utilise habilement le concept de concrétude pour rendre compte de la nature des différents types de schémas.

(13) Sur la question de la figurabilitê, concept emprunté à Freud (édit. fse 1967), cf. Jacobi, 1984.

(14) L'observateur qui consulte des ouvrages scientifiques traitant d'un thème donné à l'intérieur d'une même discipline remarque d'emblée la récurrence de certains patterns visuels. Cette convergence n'est nulle­ment fortuite et résulte comme l'a montré Panofsky à propos des arts visuels du déterminisme des formes expressives. Cf. Panofsky, 1969.

théorie ?

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perçoivent toujours la nature particulière des théories qui ne sont ni des résultats de recherche, ni des découvertes (au sens quelque peu événementiel que les médias ont conféré à cette notion). Les théories "toujours contrôlées par le souci d'être prises en faute", c'est-à-dire menacées d'être contredites par des nouveaux faits scientifiques, ne sont pas des objets qui se prêtent docilement aux mises en forme exigées par la diffu-sion(15). Dans la presse d'information on attend d'une théorie, soit qu'elle propose une (nouvelle) vision achevée du monde, soit surtout qu'elle apporte rapidement les preuves de son efficacité pratique pour, par exemple, améliorer l'environnement ou la santé. Le travail des hypothèses et les expériences souvent complexes de vérification que suppose toute théorie, sont occultés au profit des résultats. Pour ce qui concerne les manuels, c'est surtout une autre tendance qui se manifeste : la dogmatisation tend à effacer dans ces ouvrages la dimension interrogative et le scepticisme des premières formulations*16). Cependant de tels constats suppo­sent que l'observateur ait au préalable consulté la littérature scientifique échangée entre pairs (dite ésotérique ou qualifiée de primaire) pour s'assurer de l'origine d'un terme scientifique ou d'une plage visuelle. Au plan scientifique et au sein de la communauté savante en effet les théories sont plus faciles à repérer. Par exemple elles se situent toujours à des places assignées et connues des pairs dans une publication scientifique primaire, à savoir : l'intro­duction ou la discussion-conclusion. Plus souvent elles font

pour une l'objet de textes différents des publications standards (où les conception non chercheurs rapportent des résultats "d'expé" ou de "manip"). normative Ces textes, tels les "revues de la question", le premier chapitre

d'un recueil édité par un spécialiste (appelé reader) ou d'un manuel universitaire, ou encore certains écrits de semi-vulga­risation sont l'occasion de synthèse et de remise en perspective des orientations générales des recherches du domaine concer­né. Lorsque les autres spécialistes prennent connaissance de ces textes, ou de ces fragments de textes, ils repèrent sans la moindre hésitation ce qui en fait leur originalité. Les théories nouvelles se constituent par opposition aux théories précéden­tes qu'elles réutilisent, complètent, modifient et parfois contre­disent. Le but ultime d'une proposition théorique est de rempla­cer ou plutôt de déplacer une proposition antérieurement admise. Un observateur qui, tel un historien des sciences, consulte une suite de travaux publiés dans une discipline sur un thème de

(15) Canguilhem, 1979. (16) Pour des exemples très démonstratifs d'effets de dogmatisation dans le

cas de la génétique, cf. Rumhelard, 1986.

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l'exposition d'une théorie et les terminologies

les preuves visuelles d'une théorie

recherche, pour une assez longue période (un large intertexte d'orientation diachronique) note que les traces qui président à la naissance de nouvelles théories dans les publications scien­tifiques sont doubles : langagières et visuelles. Elles sont langagières d'abord : pour exposer une théorie nouvelle le savant est amené à construire sa langue. C'est-à-dire qu'il tente d'imposer une série d'appellations qui constitue l'amorce d'une terminologie systématique. En somme on pour­rait dire que le savant procède comme un romancier : il nomme et choisit des acteurs (les personnages connus ou inconnus); au besoin il leur attribue des caractères, des rôles (ou même des sentiments); puis il les fait agir et les met en mouvement et mieux combine leurs actes de façon qu'ils fassent système (dans le roman il s'agit d'une intrigue en forme de récit). En somme toute théorie apparaît comme un ensemble ordonné de concepts et donc aussi comme une construction langagière*17*.

L'observateur qui analyse une terminologie peut ainsi retrouver les choix du savant : a-t-il créé des mots nouveaux118'? A-t-il au contraire, emprunté des termes à une autre discipline? Et dans ce cas confère-t-il à ces emprunts un sens nouveau*19' ? Com­ment les théories qui mettent en mouvement les concepts sont-elles formalisées? A partir de quels modèles dans le cas des sciences de la vie cette formalisation est-elle opérée*20' ? Mais elles sont visuelles aussi. Ce qui nous renvoie à la question de l'imagerie scientifique, domaine riche et complexe, aujour­d'hui étudié par une cohorte de spécialistes et notamment des ethno-méthodologues dont le point de vue radical a contribué sans doute à relancer l'intérêt pour ce type de recherche'21'. L'existence de ce double réseau, linguistique et visuel, explique pourquoi les recherches qui prennent appui sur l'analyse de discours pour étudier les difficultés de la communication scientifique sont parmi les plus fécondes. Aujourd'hui linguis­tes, sémioticiens, historiens, sociologues et didacticiens se retrouvent dans la cohorte hétérogène des spécialistes qui prennent appui sur des documents scriptovisuels afin de fonder leurs recherches. Pour rester dans le domaine de la divulgation, les travaux qui portent sur la reformulation peuvent eux aussi être divisés en

(17) Lavoisier, pour exposer sa nouvelle théorie "change la langue que ses maures ont parlé", note Canguilhem (1979).

(18) On sait que le souci de se conformer aux règles de bi-univocité conduit à recourir au néologisme. Sur ce point se reporter à Guilbert, 1975.

(19) L'emprunt est une ressource au moins aussi fréquente que le néolo­gisme. Son emploi est plus ambigu. Dans le cas de l'immunologie, on note l'orientation très métaphorique de la terminologie contemporaine.

(20) Sur les limites des modèles en biologie, voir encore Canguilhem, 1979. (21 ) Pour un aperçu récent voir Representation in Scientific Practice, édité

par Lynch et Woolgar (1988).

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deux grands ensembles de recherches : celles qui se limitent au plan linguistique et celles au contraire qui, plus rares, envisa­gent le plan visuel(22). Mais leurs méthodes, en réalité assez proches, oscillent entre deux pôles. L'un, dont l'inspiration est d'ordre linguistique, se situe dans une orientation intertextuelle : on compare les illustrations et le recours à l'imagerie dans des corpus construits à partir d'hypothèses sur le rôle du scripteur ou du contexte de commu-nication(23). L'autre envisage les rapports texte/image dans un ou plusieurs textes pour mettre en évidence les changements de registre, les différentes ressources de visualisation et les tentatives de recherche de figurabilité. C'est cette seconde voie qui a été retenue ici.

2 . CONFORMISME ET NON-CONFORMISME VISUELS

Un premier repérage opéré en feuilletant des manuels ou des textes de vulgarisation permet de dresser une sorte d'inventaire des illustrations les plus récurrentes^24'. Le lecteur peut ainsi remarquer des dessins de rats, souris ou lapins à qui l'expéri-

un inventaire des mentateur injecte différentes substances afin d'observer leurs plages visuelles conséquences sur leur santé (figure 1). Ailleurs ce sont les de l'Immunologie immunoglobulines et leurs silhouettes en Y, forme allusive ou

au contraire très détaillée de ces anticorps avec leurs chaînes légères ou lourdes, leurs ponts di-sulfure (figure 2)... On identifie également très vite les micrographies des cellules impliquées dans les réactions immunitaires ou les images numériques richement colorées qui en principe décrivent l'ul­tra- structure des substances impliquées dans les réactions immunitaires. Le dessin permet également de représenter soit sous une forme géométrisée très schématique, soit avec une précision quasi anatomique la liaison antigène / anticorps (figure 3).

(22) C'est la distinction proposée par Jakobson entre intra-lingual et inter-sémiotique et que Peytard préfère qualifier de transcodage.

(23) A ce stade de la recherche sur l'imagerie des théories immunologiques dans les documents de divulgation, il n'a pas été possible de travailler finement sur des petits corpus comme cela a été le cas pour d'autres études déjà publiées comme les exemples analysés dans Jacobi, 1988.

(24) Pour dresser cet inventaire, un large corpus de revues et de manuels a été consulté. Citons rapidement les principaux documents utilisés : Bach et Lesavre, 1981; Roitt et al., 1985; Golub, 1987 -,Science et vie : n° 757,836,840,844; Sciences et avenir : n° 399; La Recherche : n° 58, 109,177,193 \PourlaScience:n° 42,83,98,125,134;Biofutur :n° 66.

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Figure 1

19 THE NATURE OF ANTIGENS

Hapten-carrier II conjugate

FIGURE 1 ANTIBODY RESPONSES The injection of immunogenic carrier alone results in formation of carrier-specific antibody' The injection of hapten alone does not result in formation of anti-hapten antibody. When the hapten is conjugated to an immunogenic carrier and injected, however, the animal responds by producing both anti-carrier and anti-hapten antibodies.

source : Golub, 1987, p. 19 Pour mettre en évidence les réactions immunitaires les chercheurs ont utilisé longtemps du matériel vivant : souris, rats, lapins. Des schémas permettent de résumer le principe du déroulement de l'expérience et visualisent les réactions sous la forme de disques et de points colorés.

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Figure 2

LA STRUCTURE DES ANTICORPS ET LEURS MODES D'ACTION La structure de base des anticorps est une

unité comportant quatre chaînes protéiques : deux chaînes dites lourdes (H) et deux chaînes dites légères (L). La plupart des vertébrés ont deux types de chaînes légères, appelées kappa (x) et lambda (À). Il existe en revanche un plus grand nombre de types de chaînes lourdes (a, y. z. etc.) qui donnent aux anticorps aussi bien leurs caractéristiques de classe (IgM, IgG. IgA. etc.) que leurs caractéristiques fonctionnelles dans la défense de l'organisme. Chaque type de chaîne lourde peut se combiner avec chaque type de chaîne légère, mais dans une même molécule d'anticorps les deux chaînes lourdes et les deux chaînes légères sont de même type. Ces chaînes sont reliées entre elles par des liaisons stables appelées ponts disulfures (S-S). Nous avons représenté ici. à titre d'exemple, la struc­ture de base d'un anticorps de classe IgG humain (A). Cette représentation en V n'est pas purement conventionnelle : elle a été observée directement au microscope électronique par Valentine en 1965. L'analyse biochimique a montré que chaque chaîne comporte une région qui varie d'un anticorps à un autre (respective­ment YL et VHi et une région qui reste constante à l'intérieur d'un type de chaîne lourde ou légère (respectivement CL et CH). Les régions constantes des chaînes lourdes comprennent trois à quatre domaines de repliement indépen­dants, alors que celles des chaînes légères n'en comportent qu'un : ces domaines sont numéro­tés de 1 à 3 ou 4 : dans ce cas particulier, la chaîne lourde est constituée, dans l'ordre, de VH, C„l. CH2 et C„3. Quant aux régions varia­bles, elles comportent notamment des régions hypervariables (en rouge). Les deux branches du Y portent chacune un site de fixation de l'anticorps à sa cible (l'antigène) ; ce site est constitué par un repliement des régions VH et YL. dont l'association détermine la structure du site de liaison à l'antigène. L'ensemble des diffé­rentes combinaisons VL-YH est à la base de la diversité des anticorps.

La tige du Y. issue de l'association des régions constantes terminales des deux chaînes lourdes, assure les fonctions des anticorps. Cette organi­sation de base se retrouve à peu près telle quelle dans les anticorps de classes IgD et IgE. En revanche, les anticorps de classes IgA et IgM circulants possèdent un niveau d'organisation supérieur (B, C). Les IgA, qui sont susceptibles d'être sécrétées en particulier dans le lait mater­nel, sont issues de l'association de deux unités de base reliées par un peptide supplémentaire, la pièce secrétaire, et une pièce supplémentaire, la

®structure d'une IgG

régions hypervariables des chaînes légères f (

région de la liaison du complément

ponts disulfures<.

source : La Recherche, 177 (mai 1986), p.682 L'un des très nombreux dessins qui schématise la structure d'une immunoglobuline. La silhouette en Y est devenue le pattern visuel du concept d'anticorps. Cette silhouette est répétée de façon obsessionnelle dans tous les documents de divulgation. Elle est même largement utilisée dans les publicités des firmes pharmaceutiques pour les anticorps monoclonaux.

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Figure 3

FIGURE 4 ASSEMBLY OF THE ACTIVATION UNIT (A) Activated Cls attacks C4 and then C2, cleaving a small activation peptide from each. (B) Formation of a bimolecular C4C2 complex oc­curs, and the complex attaches itself to the cell surface. This complex is known as C3 convertase (see next panel). (C) The C4C2 complex acts on C3 in the serum, splitting off C3b, which forms a trimolecular complex C4C2C3b on the cell surface. (D) The C4C2 complex continues to act on serum C3 and many C3b molecules accumulate on the cell surface.

source : Golub, 1987, p. 146 Le mécanisme très complexe de la réaction antigène / anticorps dans laquelle intervient le complément et ses multiples composants suscite bien évidemment une abondante imagerie. Cette planche est l'une des seize figures proposées par Golub pour le chapitre 9 consacré au complément (soit une par page en moyenne, le chapitre 9 compte 16 pages). On remarquera la qualité et la précision de ce dessin à rapprocher du fait que cette réaction demeure encore mal connue.

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les prototypes visuels conformistes

le recours à des genres populaires

Le matériel expérimental ou les sujets d'observation, l'instru­mentation et les inscriptions qu'elle autorise, les systèmes sémiologiques propres aux disciplines ... autant de ressources qui permettent de visualiser les théories dans les publications scientifiques contemporaines*251. Manuels et revues de vulgari­sation s'inspirent de ces registres pour à leur tour illustrer leurs documents. Dans cet ensemble de planches visuelles dont les tendances paraissent donc assez convergentes, on s'étonne surtout des tentatives qui correspondent à des orientations bien différen­tes. Dans un traité de type universitaire (abondamment illus­tré), pour visualiser la réaction antigène / anticorps, les au­teurs ont eu recours à une analogie banale : la photographie en couleur d'une pomme verte tenue par les doigts des deux mains (figure 4). "L'antigène est une pomme; les doigts correspondent aux boucles hyperuariables délimitant le site de liaison à l'anti­gène'^.

Autre exemple : un "dossier" publié par une revue de vulgarisa­tion et intitulé "Du nouveau sur l'allergie" (27). Le texte est principalement illustré à l'aide de photographies. Mais l'éditeur a ajouté un encart (une double page) au milieu de ce dossier. Il s'agit d'une série de dessins humoristiques. Ces dessins sont extraits d'un manuel destiné aux médecins praticiens pour "mettre à jour leurs connaissances et les aider à expliquer de façon plaisante à leurs patients et notamment aux enfants certains principes de base". Dans la partie supérieure de la double page, on trouve une galerie de portraits qui va du "banda antigène" au "nettoyeur des champs de bataille eosinophile" (figure 5). En dessous de la galerie s'empilent deux bandes verticales. A gauche une série de trois vignettes parodie une réaction allergique du type de celle provoquée lors des quatre maladies évoquées dans les quatre dessins de la bande de droite. Enfin, en bas de la page de gauche est représenté "le mécanisme hypothétique de la vaccination anti-allergique".

(25) C'est Latour (1985) qui a proposé d'appeler "inscriptions" l'ensemble des traces visuelles produites par les chercheurs dans les laboratoires. Il est un de ceux qui a beaucoup contribué à relancer l'intérêt pour ce type de recherche.

(26) Le manuel Roitt et al. (1985) est remarquable pour le soin et la qualité du traitement iconographique. Le recours à une analogie qui, secondai­rement, suggère la publication d'une photographie (probablement réa­lisée à cette intention) est d'autant plus surprenant qu'il est exceptionnel dans cet ouvrage où schémas et clichés scientifiques, re-dessinés à partir de plages visuelles empruntées, semble-t-il, à des publications savan­tes, dominent largement.

(27) La revue Sciences et avenir n'utilise pas très fréquemment un tel registre. Dans le cas qui nous occupe, ces dessins ne sont pas réellement mobilisés pour visualiser le dossier sur l'allergie. Ils font l'objet d'un encart présenté comme une sorte d'intéressante curiosité.

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Figure 4

Fig. 5.25 Représentation analogique de la liaison antigène-anticorps. L'antigène est une pomme ; les doigts correspondent aux boucles hypervariables délimitant le site de liaison à l'antigène. Si la pomme était encore attachée à l'arbre, ceci illustrerait les nombreux déterminants antigéniques qui sont généralement exposés à la surface des micro-organismes même les plus simples.

source : Roitt et al., 1985, p.5.9 Cette photo est complètement atypique. Elle est la seule de cette veine dans un manuel où l'humour est une denrée très rare. Qui a eu l'idée de recourir à une photo réaliste-figurative pour visualiser un modèle? Et pourquoi cette ressource digne d'une revue de vulgarisation dans un ouvrage de ce type?

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On notera qu'il s'agit d'une bande dessinée classique dont les caricatures, un peu de seconde main, sont empruntées au style western du Lucky Luke de Morris et Goscinny(28). Il y a déjà quelques années une revue de vulgarisation avait fait

la bande appel à J.C. Forest, le créateur de Barbarella pour illustrer la dessinée et les double page d'un article vedette(29). Le texte porte sur les relations entre difficultés de l'organisme à lutter contre des tumeurs malignes. acteurs d'une Cette bande constituée de neuf vignettes ne raconte pas réelle-réaction ment une histoire. Elle cherche plutôt à évoquer un climat, une

ambiance spécifique, le dessinateur introduit dans cette bande un savant et une candide qui, soit au tout premier plan, soit à l'arrière plan, vont commenter et expliquer des événements qui faute de cette paraphrase resteraient confus (figure 6). Le dessin de Forest présente cependant une qualité : il tente de traduire l'ambiguïté de la situation. Comment reconnaître avec certitude les cellules malignes, plus dangereuses bien que tout à fait semblables à des cellules "saines" ? Ce parti pris corres­pond assez bien à celui adopté par l'auteur de cet article de vulgarisation qui, critiquant la théorie dite de "la surveillance immunitaire", cite une série de faits expérimentaux dans lesquels les cellules de l'immunité sont prises en défaut ou con­tribuent à la prolifération de certains cancers.

Quelle est l'origine du dessin? Il est aisé de comprendre qu'il a pris appui sur des éléments linguistiques assez disparates du texte, qu'il a organisés librement en filant les termes scientifi­ques métaphoriques. Le système immunitaire devient "la po­lice" ou une "armée de veilleurs". L'humour de cette bande provient peut-être d'abord du renversement que le dessinateur opère : au lieu de produire une série de dessins dans lesquels

surveillance ou les "méchants agresseurs" seraient "surveillés et punis" par les répression ? "héroïques et courageux défenseurs" de l'intégrité corporelle, il

montre le système immunitaire comme une instance répressive qui traque et interpelle des suspects parfois innocents. L'un des aspects les plus complexes de l'immunologie réside dans son ambiguïté. Comme le soulignait l'exemple précédent em­prunté à la réaction allergique, ou celui plus connu des greffes d'organe, le système immunitaire peut quitter son rôle de "bon" système protecteur pour devenir un ennemi pour le corps qui l'abrite.

(28) Le vulgarisateur essaie ici de créer des "personnages" identifiables. Dans un espace restreint, cela est loin d'être facile. D est donc obligé de les étiqueter (T, Mac, Eos...) pour permettre leur identification à chaque occurrence. La bande dessinée ne peut être comprise sans ce recours permanent et transforme chaque séquence en un pléonasme indéfini.

(29) L'aire scriptovisuelle de la double page d'un article vedette de La Recherche utilise presque toujours un système dans lequel une très grande illustration joue un rôle d'accroché. Cette planche est déjà ancienne mais la mise en page actuelle maintient une organisation du même type.

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Figure 5

Le commandant en chef Le macrophage Le complément Le nettoyeur des lymphocyte « fort à bras » « vilain coco » champs de bataille eosinophile

source : Sciences et Avenir, 399 (mai 1980), p.45 Les acteurs de la réaction immunitaire représentés comme des héros de Lucky Luke. Ces dessins ont été réalisés pour un ouvrage de vulgarisation destiné à des médecins : J. Centner et J. El Azara, Abrégé d'immunoallergologie, éd de Halleux (Belg.).

Figure 6

source : La Recherche, 58 (juillet-août 1975), p.640-641 JC Salomon a demandé au créateur de Barbarella de réaliser une illustration (double page d'un article vedette sur La surveillance immunitaire) qui joue le rôle d'accroché. Cette bande dessinée représente cependant une tentative originale pour figurabiliser l'ambiguïté de la vigilance/répression.

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Pourtant en parcourant la collection des manuels et des revues de vulgarisation qui traitent de l'immunologie, on remarque qu'une planche dessinée originale revient très souvent. Quelle est-elle?

3 . UN BEST-SELLER : LE SCHÉMA DES CHAÎNES LATÉRALES DE PAUL EHRLICH

le dessin scientifique confère une évidence et une stabilité visuelle aux concepts

Cette planche a été publiée en 1900. Elle est pourtant fréquem­ment publiée dans les manuels et les revues de vulgarisation*301. On attribue en effet à ces dessins originaux un mérite singu­lier : Paul Ehrlich aurait eu dès cette période l'intuition de la théorie qui est parvenue à s'imposer plus d'un demi-siècle plus tard (figure 7). Cette théorie, dite des chaînes latérales (qui pré­figurerait d'une certaine façon celle de la sélection clonale) tente de rendre compte de faits d'observation déjà bien connus : com­ment l'organisme peut-il produire rapidement une grande quantité d'"anti-toxines" (qui vont bientôt être appelées an­ticorps) à la suite de l'exposition à un agent infectieux ou tout simplement étranger? Ehrlich imagine un mécanisme de base : des récepteurs spécifiques, situés à la surface de la cellule, disposent de chaînes latérales auxquelles les substances étran­gères se lieraient chimiquement. La nature de cette illustration appelle évidemment quelques remarques.

Rappelons tout d'abord que cette préfiguration des théories modernes ne présente pas le caractère universel qu'on lui prête aujourd'hui. Il s'agit de rendre compte de l'efficacité du sérum dans la lutte contre des maladies graves (tétanos, tuberculose, syphilis...),31). Ehrlich pense que les anticorps que l'on trouve dans le sérum proviennent de certaines cellules stimulées par une substance étrangère. Il imagine que chaque cellule capable de sécréter un anticorps possède sur sa surface un dispositif de chaînes latérales dont chacune est capable de réagir spécifi­quement à un antigène particulier. Cette intuition lui a permis de rendre compte à l'aide d'un dispositif élémentaire d'un mécanisme complexe : comment un nombre limité de cellules (ou même un seul type de cellules?) peut-il reconnaître plusieurs types de substances différentes? Observons les solutions visuelles que le dessin propose. La diversité est figurabilisée par des sites géométriques saillants sur la cellule (les "chaînes latérales") et en creux sur l'antigène de façon à ce qu'ils puissent s'emboîter parfaitement à la surface de cette dernière.

(30) Voici quelques-unes des occurrences de ce dessin : Pour la science, oct. 87 (p. 89); Roitt et al., p. 9.1 ; de Duve, p. 48; Golub, p. 5 (NB. : dans ce dernier ouvrage, le dessin original n'est pas reproduit mais redessiné).

(31) C'est le commentaire qui est proposé dans Golub, 1987.

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Figure 7

Fig. 9.1 Théorie de la chaîna latérale d'Ehrlich. Ehrlich proposa que l'interaction de l'antigène avec un récepteur préformé présent sur la cel­lule 6 (on ignorait alors qu'il s'agissait d'un anticorps) augmentait la pro­duction et la sécrétion de ce récepteur par la cellule. Bien que le schéma montre qu'Ehrlich pensait qu'une seule cellule pouvait produire des anti­corps capables de se lier à plus d'une sorte d'antigène, il est évident qu'il anticipa à la fois la théorie de la sélection clonale et l'idée que le système immunitaire pouvait produire des récepteurs avant même le contact avec l'antigène.

source : Paul Ehrlich, Proc. Roy. Soc, B, 66,424 (1900), repris dans Roitt et al, 1985, p. 91. Ce dessin original est devenu un best-seller de la divulgation des théories immunologiques. Son succès s'explique par l'intuition que l'on prête à son auteur : il aurait préfiguré, dès la fin du siècle dernier, la théorie, aujourd'hui admise, des chaînes latérales et de la sélection clonale. On peut cependant remarquer que ces quatre dessins esquissent le scénario d'une petite bande dessinée.

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la successlvlté des dessins crée une certaine tension narrative

Mais cette planche a une autre particularité : elle présente en fait une série de quatre dessins organisés en séquence (ils ont été numérotés de 1 à 4 par l'auteur). Le dessin 1 illustre la complémentarité chaîne latérale/antigène. Un antigène est différencié des autres par sa couleur foncée. Sur le dessin 2 l'antigène déjà mis en évidence s'est fixé sur son site spécifique à la surface de la cellule. En 3 l'antigène a été rejoint par cinq autres individus de même nature qui se sont également fixés tout autour de la cellule. Enfin sur la dernière image deux autres individus sont venus rejoindre leurs prédécesseurs mais maintenant la cellule s'est hérissée d'une multitude de sites spécifiques de cet antigène, et les anticorps, se détachant de la cellule, passent dans le sérum.

Cette description de la représentation visuelle proposée par Ehrlich indique nettement qu'elle impose simultanément deux visions du monde. L'une est statique : comment l'antigène se lie spécifiquement à un récepteur. L'autre est dynamique et ra­conte la séquence d'événements grâce à laquelle un anticorps peut repérer un antigène spécifique puis provoquer la libéra­tion d'anticorps par la cellule permettant ainsi à l'organisme de lutter efficacement contre une infection. L'organisation de la planche en une série de quatre dessins crée de fait ce que l'on pourrait appeler un scientific-strip(32). La planche que le savant a dessinée constitue deux séries de deux vignettes explicitement numérotées de 1 à 4. Cette séquence ordonnée d'événements lui confère nécessairement une dimen­sion narrative. Il est vrai que conformément à un modèle très utilisé dans toutes les sciences de la vie la séquentialité trouve son origine dans une tradition heuristique : pour décrire un phénomène, il est fréquent de représenter la succession des événements d'un mécanisme ou leurs inter-relations dans un cycle.

Une représentation de ce type, élaborée dans le contexte d'un discours savant, destiné à des pairs, est un double pari. Outre qu'elle propose par cette description hypothétique de rendre compte d'une série d'observations contrôlées (ici, pourquoi en dosant les anticorps circulant, relève-t-on un foisonnement explosif peu après l'exposition à un agent infectieux?) elle constitue un coup de force visuel. En conférant d'emblée à son explication hypothétique la forme d'une figure, Paul Ehrlich innove et enrichit considérablement son énoncé.

Le dessin qui se prête aisément à mémorisation par sa forme sé­quentielle narrative intrigue d'abord puis permet d'ancrer le modèle. La planche dessinée est un support qui instaure une relation texte-image et donc une activité de lire-voir chez le

(32) Ce jeu de mot est emprunté à la typologie des bandes dessinées. Strip signifie littéralement bande. Pourquoi ne pas souligner la convergence entre la bande dessinée qualifiée de "figuration narrative" par Fres-nault-Deruelle (1988) et ce type d'illustration?

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destinataire plus complexe et plus riche. Mais dans le même mouvement elle donne un substrat matériel, aux concepts et donne à penser que cette théorie a la force d'une réalité observable*33'. Il n'est pas aberrant d'estimer que c'est une préoccupation de cet ordre qui milite pour le succès rencontré par les photos prises au moyen des puissants microscopes électroniques.

4 . MICROGRAPHIE ET PHOTO-ROMAN

Les savants qui tentaient, à la fin du siècle dernier, de compren­dre comment les organismes réagissent contre les toxines, travaillaient sur du matériel observable à l'oeil nu ou à partir d'indices qui étaient contrôlables de visu (par exemple les symptômes d'une maladie). On sait que dans l'immunologie contemporaine, les observables ne sont plus les mêmes. La biologie moléculaire d'une part, et les progrès de l'instrumen­tation d'autre part, ont bouleversé le champ. Très grossièrement, on peut séparer les recherches en deux catégories : celles qui traitent de l'immunologie humorale et celles qui sont centrées sur l'immunologie cellulaire. Cette deuxième série est relativement simple puisqu'elle met face-à-face deux types d'acteurs : d'un côté les ennemis (qu'il s'agisse

la lutte du bien et de virus, de bactéries) et de l'autre les défenseurs, c'est-à-dire du mal certaines cellules du système immunitaire qui sont capables de

les manger (ou plutôt de les phagocyter, d'où le nom générique de cellules phagocytaires ou phagocytes*34'). Ces deux types d'acteurs sont aujourd'hui bien identifiés puisqu'on dispose pour chacun d'eux de portraits précis. Il s'agit de clichés obtenus à l'aide d'appareils optiques complexes et de techni­ques de fixation-coloration comme par exemple l'histofluores-cence. Ces différentes techniques ont doté les immunologistes d'une série consistante de micrographies leur permettant de catalo­guer en une liste impressionnante de cellules différentes, ce qui constituait, dans les théories anciennes, le groupe anomique des globules blancs. Ces cellules diffèrent les unes des autres par leur forme ou leur fonction. Il devient même possible de les voir à l'action notamment grâce aux images obtenues par les

(33) Une recherche en cours de Cambrosio et Keating porte sur les enjeux sociaux de ce type de figuration dans les débats entre scientifiques. Rappelons que P. Ehrlich a lui-même dessiné cette planche. Est-ce une indication sur le rôle pregnant de l'imagerie dans l'intuition scientifi­que? Ou un souci lié à l'exposition de la recherche?

(34) Rappelons que les cellules impliquées dans les réactions immunitaires appartiennent à deux grandes catégories : les cellules lymphocytaires et les cellules phagocytaires, macrophages ou polynucléaires.

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microscopes électroniques à balayage. Et les vulgarisateurs bien entendu tentent de se servir de certaines de ces microgra­phies. Cette illustration, publiée dans une revue de vulgarisation, est un bon exemple de cette veine. Il s'agit d'une série de quatre micrographies (photographies prises à l'aide d'un microscope électronique "à balayage"). On y remarque, à l'aide d'une vue agrandie plusieurs milliers de fois, une amibe attaquer et éliminer une cellule de défense de l'organisme (un macrophage du système immunitaire) (figure 8). A priori l'emploi de ces photographies scientifiques semble

les photos sont anodin. Pourquoi le vulgarisateur ne procéderait-il pas à la choisies comme manière du rédacteur d'un dictionnaire illustré ? Puisque preuves l'entité décrite est probablement inconnue du lecteur, autant

accompagner sa description linguistique de la vignette illustra­tive que les scientifiques en proposent'35*. Pourtant, dans les sciences de la vie, la production de toute cette imagerie a une importance considérable. Au point que cette activité peut devenir un thème de recherche en soi dont le but est d'élaborer les referents strictement analogiques d'enti­tés biologiques minuscules et invisibles à l'oeil nu. L'instru­mentation est Censée augmenter l'acuité du regard de l'obser­vateur pour tenter de continuer à fournir une description a priori objective'36'. Le cliché photographique scientifique obtenu à l'issue d'une procédure standardisée d'observation, dans des conditions elles-mêmes contrôlées, permet de révéler l'invisible pour en faire un objet observable, concret, mesurable au besoin; cet objet aura alors le statut de témoin, sorte de preuve du réel. Loin déjouer le rôle dévolu à ce qu'on nomme l'illustration (au sens d'un ornement rajouté à un ensemble déjà clos), ces microgra­phies instaurent un nouveau réfèrent. Ces images construisent la réalité vraie, ou en tous cas, esquissent la vision du monde qu'une théorie scientifique propose de faire voir. Mais, pour le cas qui nous occupe, cette planche comporte, ici

elles racontent encore, non pas une mais quatre micrographies. On la trouve une histoire à la dernière page d'un document de vulgarisation intitulé: "Les

cellules tueuses en action". Les auteurs en sont deux membres du Laboratoire de Physiologie cellulaire de l'université de Rockfeller aux USA. En fait cet article s'ouvre, un peu, comme il se conclut par une planche du même type, composée, elle, de trois micrographies.

(35) On appelle vignette une illustration strictement referentielle comme le dessin correspondant au nom d'un objet, d'une plante ou d'un animal. Le prototype serait la figure d'un des ouvrages populaires les plus connus : le petit Larousse illustré. Sur le rôle de ces vignettes voir Jacquinot, 1988.

(36) L'idée que le cliché photographique constitue une reproduction analo­gique, fidèle et objective relève d'une vision naïve de cette technique ou de cet art. Loin de constituer un "langage sans code ni syntaxe" (Bourdieu,1965), la photographie scientifique opère elle aussi cet "ordonnancement de l'ordre du visible" propre aux choix -inévitables-de l'opérateur.

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Figure 8

8. L'AMIBE est un parasite qui tue les cellules au moyen d'une protéine perforante analogue à la perforine. Sur ces photographies prises au microscope électronique à balayage par Gilla Kaplan, Entamoeba histolytica (la grosse cellule) approche de sa cible, un macrophage du système immunitaire (7) et émet un pseudopode (2). Une fois le contact établi, l'amibe peut tuer sa cible par phagocytose (c'est-à-dire par ingestion) (3), ou en sécrétant une protéine qui forme des pores : la cellule cible gonfle, sa surface se couvre de bulles ou de vésicules (4), et elle meurt.

source : Pour la Science, 125 (mars, 1988), p. 86 Un roman photo qui raconte comment la perfide amibe, nommée Entamoeba histolica, empoisonne un courageux macrophage!

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Comme l'indique fort justement son titre, ce document est la description d'une action. Celle-ci est fort bien résumée dès le chapeau situé en dessous du titre (p. 80) : "Ces cellules du système immunitaire reconnaissent une cellule-cible, s'en appro­chent, s'y fixent; puis elles sécrètent une protéine perforant la membrane de la cellule qui se vide et meurt". Ce court énoncé constitue un parfait résumé de l'action, comme s'il s'agissait d'un scénario ou d'un script, script qui servira de canevas aussi bien à la rédaction d'une partie du texte que pour les légendes des deux séries de photos qui ouvrent et ferment le document. Revenons à cette illustration. Les micrographies sont numéro­tées de 1 à 4 imposant ainsi une orientation du regard et une successivité des images de gauche à droite et de haut en bas. La première photo fixe le début de l'action : la grosse cellule (une amibe) émet un pseudopode en direction d'un défenseur (un macrophage). Les photos suivantes retracent des changements

le récit ou évolutions. La dernière des quatre photos saisit l'instant dramatique précis où le défenseur anonyme meurt. Cette séquence illustre prend appui sur la progression du récit; récit dramatique qui s'achève par la les métaphores défaite de l'un des protagonistes; récit canonique élémentaire des spécialistes a v e c attaque, puis lutte (inégale) et qui s'achève par la mort

d'une victime (le dénouement). Le texte lui-même induit sans ambiguïté une lecture de ce type: conjugués au présent, les verbes actualisent un drame qui se déroule sous les yeux du lecteur. Ce sont tous des verbes d'action ou de faire comme "s'approcher", "se fixer", "perforer", "vider" et enfin... "mourir/tuer''. Les analogies couramment utilisées, tout comme les termes scientifiques, volontiers méta­phoriques, imposent un registre très homogène. Le texte com­mence ainsi : "On compare souvent le système immunitaire à une armée et les cellules immunitaires à des soldats". Les dénomi­nations sont elles aussi très suggestives : "cellule tueuse naturelle (NK, Natural Killer)", "cellule-cible"...{37] On dispose ainsi d'un faisceau d'indications linguistiques et textuelles qui toutes orientent l'interprétation vers un mini-récit prototypi­que que l'image résume et condense.

Soulignons par ailleurs la symétrie des deux séries. La pre­mière, non reproduite ici (attaque et meurtre d'une cellule tumorale par un lymphocyte T) est le double inversé de la seconde (attaque et meurtre d'un macrophage par une amibe). Cette convergence n'a évidemment rien de fortuit. Dans la lutte que se livrent les cellules de la défense du corps et les agres­seurs, qui menacent l'intégrité corporelle, les armes sont interchangeables. Comme le sont également les images des représentants de l'un et l'autre camp. Dans cette lutte du bien et du mal (et notons que le noir-et-blanc du cliché renforce le

(37) L'orientation très métaphorique des termes de l'immunologie fait l'objet de remarques contradictoires comme chez Moulin, 1988 ou Karush, 1988. Leur analyse demanderait une étude approfondie.

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manichéisme de l'opposition), on ne sait s'il faut craindre davantage le danger représenté par l'ennemi ou l'efficacité de l'arme utilisée par le défenseur pour le détruire.

5. IMAGERIE SCIENTIFIQUE ET DIVULGATION

Cette petite étude est consacrée à un aspect encore assez peu étudié des documents de divulgation : les plages visuelles et l'imagerie qu'elles utilisent. Pour compléter les recherches qui tentent d'évaluer leur efficacité, nous avons décrit certaines des tendances de figurabilité des théories immunologiques. On peut, comme pour d'autres thèmes, identifier plusieurs gram­maires d'images. Certaines plages visuelles sont en effet, directement empruntées au champ scientifique et résultent de

les grammaires contraintes épistémologiques ou plus prosaïquement instru-d'image et leur mentales. Elles ont été élaborées pour produire de la connais-efficacité sance. D'autres ont été conçues plus tardivement et dans une communicative perspective d'exposition de résultats ou même de diffusion. Ces

deux types d'images peuvent-ils avoir des impacts comparables auprès d'une même catégorie de lecteurs? Il est bien diffìcile de répondre a priori à une telle question. Mais pour résumer les observations qu'une analyse de type sémiolin-guistique permet d'établir pour certaines de ces images, nous ferons plusieurs catégories de remarques. Les dessins de Paul Ehrlich, tout comme les micrographies scientifiques, par leurs qualités visuelles et plastiques, sont propres à être décontextualisés. La précision du dessin tout comme sa simplicité dans un cas, la qualité de la mise au point, le contraste du noir et blanc, le galbe des formes et leur étrangeté (qui évoquent certaines tendances de la création artistique contemporaine) dans l'autre, confèrent à ces plan­ches une valeur expressive autonome. Elles fournissent alors une image d'accroché qui, par son étrangeté ou sa nouveauté, est susceptible d'attirer l'attention du lecteur. On peut ensuite souligner que ces planches possèdent une qualité essentielle : par leur structure et leur organisation spatiale, elles fournissent rapidement au destinataire, et ce sans commentaire superflu, des indications susceptibles de l'aider à comprendre l'image. On sait que la bande dessinée tire en partie son succès de sa capacité à superposer à son discours son mode d'usage. Peut-être possède-t-elle un avantage par rapport à d'autres grammaires d'images qui au contraire récla­ment, soit une culture visuelle préalable, soit un apprentissage pour acquérir des habiletés spécifiques de lecture d'images. Les dessins d'Ehrlich comme les micrographies doivent encore davantage à la bande dessinée : ils apparaissent comme de courts récits visuels prototypiques. Il n'est nul besoin de rechercher l'histoire qui se cache sous chaque image car

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chaque séquence constitue une sorte de strip, petit récit condensé en trois ou quatre vignettes*38*. Ces images peuvent être interprétées sur deux plans. D'un côté, elles proposent une image analogique, illustration referentielle, d'entités biologiques jusqu'ici inconnues ou mal connues. De l'autre, elles embrayent sur des mythes puissants : capacité à répondre à une agression microbienne en produisant un con­tre-poison, lutte sans merci qui se termine par la mort d'un adversaire, emploi d'armes sournoises et irrémédiables (le poison){39)... On peut donc souligner que les ressources de visualisation aux­quelles les divulgateurs recourent dans leur quête de figurabi-lité ont des effets au moins aussi importants que les tentatives de reformulation strictement linguistiques. En premier lieu, on peut penser que l'imagerie précise et ancre le registre analo-

la figurabilité des gique que l'immunologie utilise volontiers. La "défense" ou les concepts et les "tueuses naturelles" cessent d'être des notions scientifiques mythes pour devenir les héros d'un fait divers quotidien dont le

vulgarisateur nous rend compte comme il s'agissait d'un véri­table reportage. Peut-on espérer à l'avenir que les recherches sur les effets des images prennent en compte la diversité des types d'imagerie mobilisés? En fait ces recherches supposent toutes que les sujets savent déjà, a minima, traiter l'image et que la plage visuelle (presque toujours un dessin ou une photo de type analogique et plus souvent un schéma qui focalise l'attention par le traitement cognitif qui a permis sa conception) permettra de mieux comprendre l'énoncé linguistique qui constitue le noyau dur de la connaissance à transmettre. L'étude de l'im­pact des plages visuelles ne porte en réalité que sur le contrôle des activités de rappel ou de mémorisation en vérifiant la réponse à des questions dites de compréhension, c'est-à-dire une liste d'items factuels ou inférentiels tous directement tirés de l'énoncé linguistique. Il est bien évident que des recherches de ce type, très précises et bien conduites, sont indispensables. Mais en se spécialisant dans l'étude en profondeur d'une catégorie limitée de facettes des documents de divulgation, elles risquent d'induire deux types d'interprétation. Premier risque : toutes les plages visuelles dans les documents destinés à diffuser des connaissances scientifiques, appartiennent à un ensemble homogène. Deuxième danger : est-il possible de généraliser à l'ensemble de l'imagerie mobilisée, les résultats

(38) Cf. Myers, 1988. (39) Un texte récent de K. Popper souligne la parenté entre la création

artistique et la science : "Pour moi, la science tire ses origines des mythes poétiques et religieux, et de l'imagination humaine toujours en quête d'une explication de nous-mêmes et de notre univers (...) poésie et science ont une seule et même origine dans le mythe." (Popper, 1989, p. 41).

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positifs obtenus à l'aide de vignettes analogiques ou de sché­mas précis et utilisés à bon escient dans un document, sans préjuger de la complexité des effets virtuels d'autres catégories d'images?

Daniel JACOBI Institut National de Promotion Supérieure Agricole, Dijon

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LE RÉCEPTEUR EN IMMUNOLOGIE, POLYSÉMIE - POLYPHONIE HISTORIQUE

Anne-Marie Moulin

L'immunologie est particulièrement riche en expressions métaphoriques qui fournissent d'utiles indicateurs de ses péripéties historiques. L'univers sémanti­que de ces métaphores déborde les limites du langage scientifique et la polysémie de certains termes-clé scientifiques aide à comprendre leur impact sur l'imagina­tion des chercheurs. Cet article retrace plus particulièrement l'histoire du terme récepteur, sans cesse réemployé depuis le début duXXème siècle et qui assure des fonctions épistémologiques multiples, parmi lesquelles la garantie de la continuité historique en immunologie et le renforcement de l'unité de la discipline.

la thèse réductionniste est double : ontologique et linguistique

jouer avec le contexte de certains termes

Les biologistes du XXe siècle ont pour la plupart adhéré à une philosophie réductionniste des phénomènes vitaux. Leur ten­tative a visé à obtenir, entre autres, un effet d'ordre linguisti­que : ne faire intervenir dans leurs descriptions et explications des phénomènes biologiques que des concepts et des méthodes empruntés aux phénomènes physico-chimiques, permettant une approche rigoureuse, quantifiable et contrôlable expéri­mentalement... La thèse réductionniste est en fait double : thèse ontologique sur l'applicabilité des lois du monde inanimé aux phénomènes vitaux, thèse linguistique sur la possibilité d'utiliser les concepts physicochimiques afin de constituer un langage clair, cohérent et sans équivoque, bref un langage scientifique par excellence. C'est assigner au langage biologi­que un "sens étroitement surveillé" et lui interdire les conniven­ces multiples avec d'autres univers de référence que la physi­cochimie, comme celles qui font les délices des amateurs de littérature : le plaisir naît de la résonance avec de multiples réseaux de sens dont le texte littéraire entrouve l'accès, et où la richesse du lecteur fait souvent la richesse de la lecture. Sur un exemple emprunté à l'histoire de la biologie moderne et plus particulièrement à l'histoire de l'immunologie, je voudrais montrer qu'il existe dans le langage biologique de nombreux termes d'emprunt qui maintiennent plusieurs significations simultanées et préservent une part de la richesse de leurs contextes d'origine, et jouent un rôle central pour cette raison dans l'histoire de la discipline. Le lecteur, même le plus convaincu des réductionnistes, joue avec ces contextes qu'il tient à sa disposition dans un coin de sa mémoire, comme le lecteur de romans joue avec les cadres fictifs et réels de ses héros. La pluralité de ces significations pourrait même être un indice de l'importance stratégique du terme dans la science envisagée (à l'inverse, certains termes qui n'ont qu'un sens local peuvent être insignifiants). Ces termes correspondent sans

ASTE» N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP, 29, rue dOJlm. 75230. Paris Cedex 05.

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un transfert de forme d'un contexte à l'autre

avec transfert de termes

doute à un usage "riche, suggestif et même persuasif', comme les métaphores de Max Black™. L'importance stratégique de ces termes tend à être particulièrement grande dans les périodes d'expansion dramatique de la discipline, de réorganisation ou de confrontation avec d'autres disciplines jusque là restées éloignées. Ces considérations préliminaires tendent à inclure les textes scientifiques, ici biologiques, dans la sphère de compétence du linguiste qui pourra scruter la légitimité des transferts de certitude entre les différents sens contextuels : ceci vaut pour le raisonnement analogique qui fonctionne comme un transfert de forme d'un contexte à l'autre, ceci vaut pour la généralisa­tion, la métaphore, etc. Le long débat{2) pour savoir où commen­cent les sciences appliquées et où finissent les sciences fonda­mentales (coupure qui est sans cesse déplacée au gré des objectifs et des intérêts du locuteur) s'éclaire si l'on admet en fait que ce sont souvent les mêmes mots qui servent à poser les passerelles en étant réutilisés dans des contextes différents, sans qu'il y ait nécessairement radicale discontinuité entre les uns et les autres. Les applications de la biologie aux problèmes médicaux reviennent à une transposition de formes, avec transfert de termes. On admet souvent que l'un des univers concernés (ici physicochimique) sert de référence principale, mais ce privilège ne va pas de soi. Quoi qu'il en soit, l'essentiel était ici de secouer les prétentions de la biologie "pure", en rappelant qu'elle aussi, même la plus réductionniste et partant, la plus rigoureuse, connaît une certaine laxité dans l'emploi des termes, un jeu avec les différents contextes. Cette laxité est-elle inévitable ou non, dommageable ou féconde ? C'est la question que je voudrais poser à propos d'un terme qui, à deux reprises au moins, a été un terme-vedette dans les sciences biologiques : celui de récepteur.

une analogie entre cellule et molécule à noyau benzénlque

Le récepteur aux origines de l'immunologie Le médecin (et chimiste) allemand Paul Ehrlich est un des grands noms de la biologie du début du XXe siècle. Sa théorie des chaînes latérales(3) a offert un cadre aux premières recher­ches sur la chimiothérapie(4) des maladies bactériennes et parasitaires, mais a été aussi associée au développement d'une science nouvelle, la science de l'immunité. Celle-ci, qui ne devait prendre que plus tard le nom d'immunologie, se propo­sait d'abord d'élucider les réactions de l'organisme à l'agression des bactéries et de leurs toxines. Paul Ehrlich commence à élaborer sa théorie dite des chaînes latérales à partir de 1885. Elle repose sur l'analogie entre une cellule et une molécule géante comportant des chaînes latéra­les, latérales par rapport à un noyau central, par allusion à la figure géométrique des carbures benzéniques qui venait d'être décrite par le chimiste Kekule (1872), avec ses fonctions substituables sur le noyau.

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La chimie allemande*5' connaissait alors un essor sans précé­dent, elle concurrençait victorieusement la chimie française et anglaise, elle fournissait aux chimistes un arsenal de molécules à tester dans tous les domaines, de l'armement à la santé, où ils pouvaient être utilisés. La description chimique qu'Ehrlich proposait des phénomènes vitaux n'était pas originale, d'autres avant lui (Pflûgge, Verworn) l'avaient tentée avec une autre terminologie, mais c'est celle de Paul Ehrlich qui est restée longtemps la plus influente et a donné le mot de passe aux

la périphérie est le nouveaux chercheurs. Dans la description métaphorique de la lieu des échanges cellule comme un noyau benzénique porteur de chaînes latéra­

les, l'opposition pertinente passait entre ce qui est connaissable ou accessible à l'expérimentation - les chaînes latérales qui "fixent" des molécules - et ce qui ne l'est pas. Les chaînes latérales sont les parties connaissables de la cellule parce que ce sont les plus accessibles, à tous les sens du mot : c'est par elles, par un biais (la-té-ra-le-ment) que la connaissance peut s'opérer, la cellule ou la molécule géante restant en dehors d'elles inconnaissable. Les substitutions sur les chaînes latéra­les indiquent la périphérie comme le lieu des échanges, des intersections et, finalement, de la connaissance.

A partir de 1900-1901(6), Ehrlich substitue le terme de récep­teur à celui de chaînes latérales pour désigner les molécules situées à la surface de la cellule et libérables dans le milieu. La première dénomination, d'origine chimique, n'est plus guère employée. Ehrlich met surtout l'accent sur le fait que des structures chimiques reçoivent ou fixent d'autres molécules. La définition du récepteur comporte au moins deux éléments : • le premier est emprunté au registre de la sensorialité, con­

texte d'origine du récepteur : le récepteur est doué d'une le double sens du affinité particulière pour une molécule (ou une classe de mot récepteur molécules), ou encore de spécificité. Il s'agit d'affinité chimi­

que, au sens où on dit que deux molécules réagissent préférentiellement l'une avec l'autre;

• le récepteur est libérable dans le milieu et il est alors régénéré par la cellule selon la loi de Weigert (1896), qui veut qu'une cellule ou un tissu endommagé régénèrent aussitôt la partie manquante.

Le récepteur est donc en fait doué d'une double polarité : • d'une part, c'est un site fixe sur la membrane, qui fixe les

molécules de passage, utiles ou délétères pour l'organisme; • en même temps, c'est une molécule fabriquée par la cellule

qui l'exprime à sa surface, donc labile et régénérable. Ehrlich évite de se prononcer sur le caractère permanent ou transi­toire de la plupart des récepteurs (constitutifs ou épiphéno-ménaux ?).

L'univers de référence est donc bien toujours celui de la chimie (auquel appartiennent les colorants, par exemple, qui se fixent sur les tissus), mais il est de fait associé à un autre, plus physiologique. Le "récepteur" est un terme largement employé par la physiologie sensorielle du XIX5 siècle, où il désigne volontiers les structures anatomiques des organes des sens.

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entrer en relation

Dans ce contexte, il renvoie aussi bien à l'appareil de la sensibilité exteroceptive (perception au sens classique : tact, audition) qu'à celui de la sensibilité interoceptive (viscères, sens de la position des membres...). Du récepteur sensoriel Ehrlich garde la double polarité : il faut que la cellule exprime sa vitalité par la production de récepteurs de surface doués de spécificité, il faut qu'elle puisse entrer en relation avec d'au­tres cellules (ou d'autres molécules). On déborde donc le programme initial du réductionnisme chimique, présenté comme l'interprétation scientifique la plus satisfaisante des phénomè­nes vitaux.

Un réduct ionnisme ouvert

Les textes d'Ehrlichf7) témoignent indubitablement de ses in­tentions réductionnistes et de son désir de rénover et de légitimer la biologie en choisissant le point de vue de la chimie : les grandes fonctions de l'organisme (nutrition, défense...)

des réactions peuvent, selon lui, être décrites en termes de réactions entre chimiques pour des groupements chimiques, comme la fixation de l'oxygène par décrire les l'hémoglobine, mais le choix du terme de récepteur indique un fonctions registre plus varié. Et, surtout, l'utilisation qu'Ehrlich en fait ne biologiques respecte pas ses intentions. On ne trouve nulle part dans ses

textes, par exemple, un essai sérieux d'identification chimi­que précise des récepteurs : • ni en nombre : on sait seulement qu'il doit y en avoir sur la

cellule "un très grand nombre"(8) ; • ni en type : Ehrlich suggère qu'il y a probablement "des

centaines de types différents"(8', sept fois septante disait la Bible;

• aucune fonction chimique particulière n'est invoquée. "Fonc­tion chimique" est destiné à "faire sérieux", mais toute définition précise entraînerait des difficultés. Tous les chi­mistes, même apprentis, savent qu'une fonction chimique peut réagir avec des molécules différentes et ne possède que rarement une spécificité unique : un acide réagit avec une base mais aussi avec un sel ou un alcool... La réactivité chimique n'est pas le modèle idéal de la stricte spécificité postulée par Ehrlich.

Les récepteurs fournissent à Ehrlich un vocable vaguement chimique, taillé à la mesure de la biologie toute entière. Ils ne

mais un vocable caractérisent pas une sorte de cellule, mais toutes les cellules vaguement de l'organisme. Certains d'entre eux peuvent être largement chimique distribués dans le règne animal, ou être, au contraire, "res­

treints à un petit groupe d'espèces" |9), ou "reßeterdes variations groupées à l'intérieur d'une espèce" (9). Ce qui suggère que la carte des récepteurs pourrait jouer un rôle dans l'établissement d'une systématique zoologique, renouveler les interprétations de l'évolution en redistribuant identités et différences. L'univers chimique sert de référence sérieuse à la théorie des récepteurs, qui permet une nouvelle écriture des phénomènes biologiques. Mais ne s'agirait-il que d'une "terminologie

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attrayante'',10), d'un déguisement ou même, selon certains, d'un travesti ? Ehrlich forge de nouveaux récepteurs sur la cellule quand il en a besoin : légitimés par la théorie, Ils n'ont besoin d'aucune démonstration expérimentale et, pendant longtemps, leur nombre grandit sans encombre. Ehrlich était conscient du caractère volontariste de sa termino­logie : "Dans cette discussion, Je me sens justifié à affirmer qu'une nouvelle direction significative de la recherche biologique s'est ouverte avec l'étude des récepteurs... Notre savoir expérimental n'a pas encore progressé en raison de difficultés sans nombre... J'espère que ma théorie va remplir ce vide" lnK Jules Bordet, un des "adversaires" d'Ehrlich, disait qu'un des inconvénients de sa théorie était justement de présenter les problèmes comme résolus*12'. La théorie était-elle bienfaitrice, étouffante ou simplement outrancière ? Les contemporains d'Ehrlich n'étaient pas d'accord. Le terme de récepteur apparaît donc beaucoup moins réduc-tionniste qu'il ne semblait au premier abord. Il joue le rôle d'un

le terme de élément descriptif de la cellule et de sa membrane, mais il est récepteur est aussi porteur d'options sur le langage descriptif choisi, comme moins l'hypothèse chimique, enfin et surtout il joue un rôle décisif réductlonnlste dans la transcription des phénomènes biologiques. Le récep-qu'il ne semble teur, on l'a vu, articule deux régions, intra- et intercellulaire; il

n'a pas seulement un contenu sémantique, Il induit et organise la nouvelle interprétation des phénomènes et permet notam­ment de relier aisément des événements situés de part et d'autre de la membrane cellulaire, "en trans". Il fournit un principe de transformation du champ expérimental : il permet de comprendre le passage du métabolisme cellulaire aux inter­actions intercellulaires, le passage de la présence à l'absence et réciproquement, de la production à la reproduction, de la non-réponse à la réponse, de l'action à la réaction, sans trop s'inquiéter des mécanismes véritables. On dirait volontiers que ce terme est un opérateur.

On a vu l'importance de la référence à l'univers physiologique l'univers des des organes des sens. Il existe une autre référence révélée par organes des sens, les controverses des chimistes et des biologistes autour de la et du discontinu... théorie d'Ehrlich. Cette référence est celle qui fait intervenir le

puissant univers mathématique du discontinu. Cette discon­tinuité est sensible au moins de deux façons : • la membrane porte une suite discrète de récepteurs; • l'affinité des récepteurs obéit à la loi du tout ou rien. Les

récepteurs fixent les molécules à l'aide de liaisons fortes, de haute énergie, peu susceptibles d'être dissociées. A la même époque, d'autres auteurs suggéraient d'autres modèles de la spécificité*13), considérée comme un continuum où l'affinité peut se déplacer vers des valeurs moindres sans disparaître pour autant. Le discontinu se prête incontestablement mieux au biologique à qui il a fourni une liste impressionnante d'unités élémentaires : bactéries, gènes, cellules, opérons,

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...susceptible d'entrer dans une combinatoire ou une écriture mathématique

la contre épreuve expérimentale tardive

particules variées susceptibles d'entrer dans une combina­toire et de subir des tentatives de décodage ou d'écriture mathématique.

Cependant Ehrlich lui-même assignait une durée de vie limitée à ces êtres de raison à qui ressemblent les récepteurs, puisque dans le même paragraphe où il glorifiait la fécondité de sa théorie pour les recherches interdisciplinaires et le développe­ment de l'immunologie, il annonçait aussi que bientôt : "Sur la route de l'immunisation, nous arrachons délibérément aux cellu­les les récepteurs qui, désormais, libres de toute attache pertur­bante avec le protoplasme, ne présentent plus de difficultés pour les recherches chimico-biologiques" {14). Il annonçait ainsi la mort des récepteurs puisque, privées de leurs connexions avec le protoplasme (qu'elles soient qualifiées de perturbantes est significatif !), les molécules deviendraient tout autre chose, les fameux anticorps*15) dont l'histoire tiendrait en haleine les biochimistes pendant toute la période entre les deux guerres et même au-delà, une longue histoire d'analyses et de purifica­tions. Mais peut-on encore parler de récepteur lorsqu'il est détaché de son support cellulaire, si ce n'est par métaphore ?

En attendant, la théorie des récepteurs prolongeant la théorie des chaînes latérales de 1870, serait encore citée (par un chimiste !) en 1934 comme "fournissant une image concrète des processus impliqués dans l'immunité, proches de ceux du méta­bolisme normal Cette théorie doit être à la base de toute spéculation sur l'immunologie... Cette théorie est à la fois plau­sible et attrayante..."(16). La théorie des récepteurs subit tardivement la contrépreuve expérimentale. Ehrlich requérait une centaine de récepteurs au moins sur la cellule. La découverte faite par Landsteiner de 1913 à 1920 que de multiples molécules peuvent se fixer de façon spécifique sur la cellule confronte les biologistes avec l'impossibilité physique ou supposée telle d'admettre 105, 106

récepteurs sur la cellule, mais les conséquences ne commen­cent à être tirées qu'à la fin des années 30(17). En même temps, au fur et à mesure que les chimistes pèsent, mesurent, dé­taillent les molécules impliquées dans les phénomènes biologi­ques (naissance de la biologie moléculaire), l'anticorps se dépouille de son appellation de récepteur, et l'on découvre avec stupeur qu'on avait confondu sens littéral et sens métaphori­que.

La métaphore du récepteur Max Black, dans son célèbre ouvrage Models and Metaphors(1)

rappelle qu'un mot est employé au sens métaphorique quand il est vidé de son sens littéral pour ne garder qu'un ou plusieurs éléments de signification qui permettent le rapprochement avec d'autres termes. La sélection de ces éléments renvoie donc à un univers imago-conceptuel communément admis à l'intérieur d'une communauté linguistique. Ce découpage d'une con-

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nexion "forcée" entre deux ensembles de signification ne ren­voie donc nulle part à une nature, mais à des univers de référence déjà complexes et fortement intellectualisés. La deuxième leçon des linguistes porte sur un autre point : si la métaphore est fréquente dans le langage, châtié ou non (et il faut établir à quoi elle sert et si elle est créatrice), elle reste un phénomène sporadique. Un langage ne saurait être entière­ment métaphorique, sous peine d'altérer sa fonction de com­munication (l'allégorie peut être considérée comme un langage

la métaphore et entièrement métaphorique, mais il s'agit alors de langage à ses limites intentions didactique ou esthétique et non descriptive). Dans

un langage scientifique, certains mots sont pris dans un sens métaphorique, d'autres non. En général, la métaphore porte sur un mot et non sur la syntaxe. On peut ainsi suggérer que le récepteur est entendu au sens littéral lorsqu'il désigne la structure moléculaire, et que les autres sens sont métaphori­ques, mais on peut aussi bien proposer que l'un et les autres sont métaphoriques, selon l'univers de référence choisi. Historiquement, on assiste à un processus qui revient à iden­tifier matériellement les entités auxquelles on se réfère en

une prolifération biologie, et à restreindre l'emploi des termes lorsque l'expéri-de termes mentation se prête à des critères précis. Le sens métaphorique apparentés tend alors à disparaître*18). Mais on assiste alors à une prolifé­

ration de termes apparentés, créant une famille de mots pour désigner des substances proches mais qui ne satisfont pas tout à fait aux mêmes critères : la langue emploie alors des suffixes tels que ...forme, ... ioïde, des préfixes tels que quasi..., pseu-do..., etc. Les objets matériels témoignent de l'achèvement impressionnant de la construction scientifique, les familles de mots rappellent l'existence des échafaudages.

Eclipse e t résurgence des récepteurs

Les biologistes étaient bien délivrés des connexions "pertur­bantes" des récepteurs avec le protoplasme, mais ils l'étaient aussi des questions vives soulevées en physiologie cellulaire et en pathologie, de sorte que le retour au point de vue cellulaire

le retour au point et biologique (et non plus exclusivement chimique) sur les de vue cellulaire phénomènes d'immunité devait s'effectuer aux alentours des en immunité années 40 : les deux éditions de l'ouvrage de Burnet qui plaidait

pour un "ressourcement" de la biologie, The production of antibodies, se situent en 1941 et 1949(1^>. Redonner de l'impor­tance au point de vue cellulaire signifiait que l'action d'une molécule sur une autre dans l'espace (thème favori de la biologie moléculaire) n'avait de sens que si on n'oubliait pas les multiples fonctions de la cellule qui porte ces molécules, celles qui sont bien connues et celles qui le sont mal. En termes linguistiques, on revenait au contexte. (Certains historiens des sciences ont soutenu ajuste titre que la théorie des récepteurs n'avait jamais disparu complètement, mais avait continué à fournir, dans une position de repli, le

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identifier la cellule, et imaginer comment elle réagit avec d'autres

le récepteur omniprésent et omnivalent

cadre d'une discipline restée semi-autonome pour diverses raisons, l'étude des groupes sanguins{20)). Quoi qu'il en soit, à partir du moment où la cellule est redevenue l'objet d'études principal en ce qui concerne les phénomènes d'immunité, on assiste à un processus de diver­sification très rapide. Burnet invoquait d'abord la cellule pour comprendre la montée des anticorps lors des réimmunisations comme une sorte de principe de multiplication encore abstrait et de démultiplication des effets : la bactérie, la cellule se multiplient à une vitesse qui permet à l'expérimentateur d'ob­server rapidement plusieurs générations. Mais très vite cette cellule indifférenciée se spécialise, elle se localise dans un organe; si elle reste mobile à travers l'organisme, elle est repérable à tout instant grâce à son récepteur. Ce récepteur a encore une double fonction : il permet d'identi­fier la cellule (à l'aide d'antisérums convenablement choisis, par exemple), il permet aussi d'imaginer comment la cellule réagit avec d'autres cellules. Il s'agit, grâce à la cellule ou aux cellules, d'expliquer l'énorme masse de faits expérimentaux qui s'est accumulée depuis qu'au début du siècle, on a commencé d'inoculer le cobaye et le lapin et la souris, les "lab-pets", avec les produits les plus variés. Le récepteur se prête cette fois à un raisonnement simple emprunté au langage des communica­tions'21J: un signal, deux signaux, trois signaux... C'est l'époque où les immunologistes rivalisent d'ingéniosité dans leurs modè­les : duos, trios, quatuors de cellules se succèdent pour expli­quer pourquoi telle réaction se produit et telle autre ne se produit pas. Comme le dit l'un d'entre eux, "ces structures de surface sont des récepteurs, au sens défini par Paul Ehrlich, et jouent un rôle crucial dans une foule de réactions... Ce sont des structures ubiquitaires qui, en plus de leur rôle de récepteur d'anticorps, peuvent avoir beaucoup d'autres fonctions physiolo­giques importantes"{22).

Dans le même numéro des Annals of New York Academy of Sciences, un autre immunologiste définit le récepteur à l'anti­gène comme "l'unité immunologique primaire; la formation d'an­ticorps n'est rien d'autre que la reproduction et la. surproduction de multiples exemplaires de ces récepteurs"|23). D'une phrase à l'autre, dans la terminologie historique si dévotieusement rapportée à Ehrlich, il s'est produit un glissement : le récepteur est-il porteur d'anticorps ou fixateur d'anticorps ? Fixe-t-il l'anticorps à l'aide d'un autre anticorps qui le constitue ? La solution est donnée par le même immunologiste cité plus haut, qui y voit "une conséquence duprincipe d'économie : la nature n'a inventé qu'une seule unité de reconnaissance chimique, qui est de structure immuno-globullnique"(22).

Comment le récepteur a-t-il pu devenir à la fois principe de diversification (sous la forme des "marqueurs" utilisés pour caractériser les différentes cellules) et être en même temps omniprésent et omnivalent à ce point ? Au début du siècle, une grande querelle avait secoué l'immunologie naissante : sont-ce

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l'écriture des récepteurs concilie les points de vue

jeu de miroirs entre antigène et anticorps

les molécules (les anticorps) ou les cellules (par leur propriété de digestion des microbes) qui jouent le plus grand rôle ? Dans les années 60, avec le retour à l'immunologie cellulaire, on n'assiste pas à une nouvelle phase de la querelle entre théorie cellulaire et humorale de l'immunité. L'écriture des récepteurs concilie les deux points de vue. Eisen exprime bien cette fonction conciliatrice : "nous assistons", dit-il, "à l'émergence d'un deuxième monde de Vimrnunologie" ,24). Le premier était constitué de molécules, le deuxième est peuplé de cellules en perpétuelle circulation et Interaction, par l'intermédiaire de leurs récepteurs. Les récepteurs fixes s'échangent avec les récepteurs libres, les deux univers s'interpénétrent harmo­nieusement et n'en font plus qu'un : grâce aux récepteurs, l'immunologie a conquis son unité et sa plus grande dimension. Au prix néanmoins d'un glissement de sens non négligeable et bien perceptible dans les textes cités plus haut, qui voisinent dans le même numéro du périodique : récepteur à anticorps est devenu récepteur-anticorps. Beaucoup d'auteurs tendent à parler indifféremment dans l'un et l'autre sens pour expliquer la fixation des molécules. L'affinité entre molécule et récepteur n'est pas quantifiée, elle est évaluée globalement et définit un couple antigène-anticorps, où les positions sont en fait inter­changeables, que le lien soit compris comme une complémen­tarité ou même comme une quasi-identité. Aujourd'hui, la notion de structures complémentaires apparaît fondamentale, sous l'effet de la biologie moléculaire qui a privilégié les effets d'emboîtement, d'encastrement, de déploiement sur trois dimensions. Vers 1900, l'affinité renvoyait plutôt, comme il est psychologiquement défendable, aune sorte d'identité au moins partielle entre le récepteur et sa molécule. Témoin un curieux texte de Bela Schick*25', pédiatre et pionnier de l'immunologie, dans un article de 1954 : à cette date, Schick évoque encore la possibilité que l'anticorps soit au moins en partie une réplique de l'antigène. Peu importe, dans cette perspective, si le récep­teur est l'anticorps ou l'antigène, puisqu'il semble s'agir d'une relation réversible. Même lorsque la distinction entre le récep­teur et la molécule fixée se clarifie et l'asymétrie se précise, il subsiste quelque chose de ce jeu de miroirs entre antigène et anticorps dans la représentation de l'univers immunologique. Univers sans limites où l'unité de composition est donnée par le récepteur qui, de porteur d'antigène, peut se transformer en porteur d'anticorps.

Espaces d'ignorance ou trop-plein de sens Françoise Bastide(26), sémioticienne, a repris et critiqué les aimables analogies échangées entre Jakobson et Jacob à propos du code génétique, s'aidant mutuellement pour la compréhension de leurs sciences respectives et, finalement, sous des prétextes pédagogiques, pervertissant la description de leur objet : le code génétique, à la différence du code linguistique, auquel il est comparé, n'a ni locuteur ni message,

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des matériaux dont le sens historique est à demi-effacé

le récepteur devient l'opérateur du système (immunitaire)

il repose sur des unités signifiantes, et Jakobson a été infidèle à la leçon de Saussure sur l'arbitraire du signe. Après cette critique sévère, Françoise Bastide se radoucit et consent à biologie et linguistique le droit d'effectuer des "chimères" : ne serait-ce que pour conjurer l'immensité de "nos espaces d'igno­rance". Plutôt que d'espaces d'ignorance, je parlerais de trop-plein de sens et de reconstruction incessante des sciences avec des matériaux dont le sens historique à demi-effacé, à demi-présent, reste disponible pour les stratégies de la persuasion sans exercer de contrainte deductive. Ajoutons que, comme le disait Almroth Wright (le modèle de Bernard Shaw dans The Doctor's Dilemma) au début du siècle, "le reproche que l'on peut faire aux inventeurs de nêologismes est que l'attribution d'une nouvelle signification et l'adoption d'un nouveau terme dans le vocabulaire exigent un effort intellectuel considérable. C'est pour cela que tout le monde s'en prend maintenant aux nêologismes et leurs inventeurs ne doivent s'attendre à aucune reconnais­sance" l27). L'attention flottante prêtée aux récepteurs, sans trop s'appe­santir sur la différence entre antigène et anticorps et la priorité chronologique de l'un ou de l'autre (débat ridiculisé sous le nom de la poule et l'oeuf !), évite de donner du poids à l'histoire du système formé par les cellules intervenant dans les phénomè­nes d'immunité, et dont on ne saisit ainsi qu'un état synchro-nique, conformément à une sorte de préférence structuraliste. L'apogée de cette vision est marqué par la vogue des théories du "système immunitaire" autour de 1974, date de la plus célèbre d'entre elles,28): quels qu'en soient dans le détail les détermi­nants, susceptibles de nombreuses substitutions, le système n'existe comme réseau que lorsqu'il a atteint une certaine expansion; cette expansion sous-entend une longue histoire. Le récepteur est l'opérateur du système dont il ouvre et ferme les circuits.

limiter l'emploi du terme

Discipline e t pluridisciplinarité

Les biologistes des autres disciplines, qui estiment avoir des droits (historiques et contemporains) à l'utilisation des récep­teurs, ont eu beau jeu de dénoncer le laxisme et l'irresponsabi­lité des immunologlstes en parlant des récepteurs. Ils ont rappelé, mettant à profit leur expérience des récepteurs hormo­naux ou neuronaux par exemple, qu'il faut limiter l'emploi du terme récepteur à des contextes précis et tirer parti de l'amélio­ration de techniques quantitatives pour l'estimation de l'affinité d'une molécule pour son récepteur ou le nombre de récepteurs sur une cellule. En termes exigeants, ils demandent qu'on ne parle pas de "récepteur" chaque fois qu'une molécule se fixe sur une cellule, mais rappellent que cette molécule doit être spéci­fique, ce dont témoigne l'énergie des liaisons mises en jeu, et surtout l'effet biologique entraîné par la fixation, tel que

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les contacts entre disciplines s'opèrent à un niveau lâche d'Interprétation

comparer les systèmes nerveux et immunitaire

l'ouverture d'un canal ionique, une digestion enzymatique, une stimulation métabolique..., tout le reste n'étant que... littéra­ture. Ces rebuffades témoignent d'un certain affolement devant la prolifération des récepteurs dans le langage scientifique129', et soulèvent le problème de la marge de liberté des locuteurs à l'intérieur d'une communauté professionnelle. Un groupe de spécialistes s'adjuge le rôle de porte-parole de la Science et limite les usages des autres. Cependant, il ne faut pas négliger l'importance d'une vision globale des cellules munies de leurs récepteurs. Alors qu'une définition précise correspond mieux à l'usage expérimental quotidien (mesure de seuils, modèles animaux, etc.), le ou les sens plus larges conviennent mieux à une vision intégrant plus facilement les autres sciences dans un même ensemble, amoindrissant les barrières entre les spécialistes.

Le récepteur avait une double fonction : sémantique - nous l'avons vu fonctionner à plusieurs reprises comme élément de description - et aussi organisationnelle - nous l'avons vu orienter les recherches et suggérer comment le langage scien­tifique doit être reconstruit. Cependant, ce qui frappe, si l'on remonte aux premiers contacts entre les disciplines (et leurs servants), c'est qu'ils se sont opérés à un niveau très lâche d'interprétation autorisant le maximum de contacts, suite à un compromis tacite entre le sens restreint et l'ambiguïté. On remarque la même chose entre Jacob et Jakobson : pour s'entendre, chacun doit abandonner une partie des restrictions sémantiques en échange contre des perspectives, supposées fructueuses, d'intégration réciproque.

Les rapports entre neurophysiologistes et immunologlstes ont été relativement tardifs. Pourtant le système nerveux a incon­testablement une valeur défensive, et le système immunitaire un rôle dans la perception de l'environnement; mais l'accent était mis en général sur la défense pour le deuxième et sur les mécanismes cognitifs pour le premier. L'analogie s'est faite sur une image très générale, celle d'une organisation ramifiée de circuits, sans préjuger de leur nature ou de leur nombre d'éléments. Ce qui a paru comparable, dans les années 60, aux neurologistes et aux immunologlstes, c'est d'abord le système, et cette autosuffisance du système pouvait aller jusqu'à remet­tre en question le caractère indispensable du monde extérieur. Les scientifiques intéressés recherchaient un langage qui favo­rise cette communauté de vues. A la question cartésienne du malin génie, l'immunologiste et le neurologiste pouvaient ré­pondre également qu'ils n'avaient cure de poursuivre des ombres ou des spadassins sur la muraille, les combats sont les mêmes et la question de la dualité entre le monde réel et le langage scientifique est une question oiseuse. L'essentiel est de déployer un entrelacs d'information susceptible d'autostimula-tion et d'autorégulation et qui ressemble, à s'y méprendre, à la réalité130'.

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Dans une telle perspective, il n'est pas étrange qu'un labora­toire baptise son domaine de recherche "Onirologie molécu-laire"{31): bel exemple de chimère au sens mythologique, utilisé plus haut par Françoise Bastide, de dénomination mixte fruc­tueuse mais ambiguë. Une vision unitaire de la physiologie s'esquisse où il pourrait être difficile "de distinguer les récep­teurs et les signaux qui sont utilisés à l'intérieur du système endocrinien et du système immunitaire et entre ces systè­mes" {32).

Le récepteur continue donc à occuper une place à part dans le langage scientifique. Lorsqu'il n'est pas cité, il manque. Pre­nons une définition donnée par un biologiste des lymphocytes, cellules jouant un grand rôle dans les phénomènes immunitai­res : "les lymphocytes sont les cellules du système immunitaire

une place à part qui ont la capacité de reconnaître des antigènes spécifiques dans le langage et de répondre dans des conditions appropriées par proliféra-scientiflque tion, sécrétion d'anticorps... "(33). Le terme de récepteur n'est pas

explicite, mais il fournit de toute évidence le maillon manquant entre la "capacité" de la cellule et sa "réponse" effective. Depuis le temps d'Ehrlich, la science des communications a pris une importance extraordinaire, et le lecteur est habitué à l'idée d'une circulation quasi instantanée de l'information. Là où le lecteur d'Ehrlich, surtout s'il était chimiste, lisait "fixa­tion" de molécules (comme dans la fixation des colorants sur des tissus), le lecteur moderne déchiffre aisément "transmis­sion", sur la base de sa familiarité avec de multiples appareils : radio, télévision, talkie-walkie... Le récepteur est resté légèrement archaïque par la persistance de la sensorialité impliquée dans la nécessité d'un contact et la géométrie de ses contours. Je citerai un texte biologique de 1976: "La base structurale de la spécificité est aujourd'hui virtuelle­ment résolue au sens géométrique du terme. R est clair pour tous que sept chaînes d'acides aminés constituent les domaines variables des immuno-globullnes légères et lourdes, forment les sites de combinaison avec l'antigène et fournissent la zone de contact pour la fixation des ligands"{33). Remarquons qu'un tel texte peut encore être lu en supprimant tous les termes obscurs pour un non-spécialiste. Bien que le choix des termes retenus pour le non-initié révèle les difficultés à faire le partage entre des termes franchement techniques (acides aminés, ligand...) et des termes communs en voie de spécialisation (séquences, domaines...), il faut souligner que la plupart des termes restés en place (géométrie, contact, fixa­tion...) correspondent à des opérations portant sur l'espace et le temps. C'est ce que les linguistes, avec Greimas, appellent "l'aspectualisation" (34), et ils la lient à une mise en valeur de l'apparition d'un effet dans l'espace et le temps.

Insister sur l'instantanéité du message est privilégier le regard synchronique sur l'organisation du corps et des êtres vivants, le "système". A ce titre, les récepteurs comptent moins par leur

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les récepteurs offrent la possibilité de former un réseau

des opérations portant sur l'espace et le temps

localisation que par leur possibilité de former un réseau qui ne dépend pas nécessairement de tel ou tel type de récepteurs, l'essentiel étant d'obtenir une configuration d'échanges et de transmission. Par contre, si on recherche un effet précis (aspectualisation), il devient incontestablement important de savoir où l'effet a pris naissance, quelle est sa localisation exacte. La neuropharma­cologie, l'endocrinologie veulent aussi savoir ce qui se passe en tel ou tel moment de l'histoire du sujet. L'immunologie, elle, manque d'un savoir précis : connaissant un récepteur pour l'antigène, elle ne peut encore déduire (le pourra-t-elle un jour ?) de la nature de ses molécules celle de l'antigène doué d'affinité pour ce récepteur. Elle a des récepteurs mais point de code. D'où le privilège, peut-être éphémère, de l'organisation intemporelle, dans laquelle le récepteur a joué souvent le rôle de deus ex machina.

Conclusion : à la poursuite de la Chimère Dans les sciences "dures" ou semi-dures comme la biologie (et nous avons pratiquement évité le problème du langage médical qui aurait été une facilité), l'usage de certains termes déborde leur définition, implicite ou non, avec des conséquences va­riées: de l'inauguration d'une nouvelle discipline par une théorie cohérente à l'intégration de plusieurs sciences dans une vision unitaire de l'organisme. La communauté scientifique et les différents groupes professionnels qui la composent bai­gnent, quoiqu'ils s'en défendent souvent, dans l'univers du langage quotidien et des transcriptions antérieures de leur propre science. La tentation des néologismes est une alterna­tive légitime aux réemplois. On assiste donc à des périodes

le langage des oscillatoires où l'univers linguistique apparaît non pas vide, biologistes oscille mais trop plein de sens. Cette "polyphonie"(35)- terme à préférer

peut-être à celui de polysémie, rend difficile l'assignation précise du sens métaphorique et du sens littéral, dont certains groupes peuvent se faire les champions. L'écoute de cette polyphonie est certainement un des plaisirs de l'historien des sciences, mais il fait aussi partie de l'habitus du lecteur obligé des revues scientifiques. L'histoire de sa disci­pline est un facteur dont le scientifique ne saurait faire bon marché sans perdre le contact avec sa communauté et sacrifier en autocritique et en auto-intelligibilité ce qu'il gagnerait en se rapprochant du modèle hypothético-déductif. Le langage des biologistes serait plutôt "historico-déductif ' et relève à la fois de l'herméneutique des linguistes et de l'épreuve de la formalisa­tion. La poursuite de la Chimère rappelle le lien de la sémiotique des textes scientifiques avec l'analyse des contes merveilleux.

Anne-Marie MOULIN CNRS-REHSEIS- INSERM U 158, Hôpital des Enfants Malades, Paris 15e

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NOTES

[1) Max BLACK, Models and Metaphors, Studies inLanguage, Cornell University Press, Ithaca, New York, 1962.

[2) Un bon exemple de débat est donné par Immunology Today, G.S. GOLUB, November 1980, pp. 5-6; April 1981, pp. 59-61; March 1982, pp. 59-61; LA. HABESHAW, August 1980, pp. 4-5; April 1981, pp. 4-5; J.M. GARLAND, February 1981, pp. 4-5.

;3) Paul EHRLICH, Klinische Jahrbruch, 1897-1898,6,299-326. Pour un exposé de la théorie d'Ehrlich par un de ses contemporains, voir C. BOLDUAN, Immune Sera, Wiley, New York, 1911.

[4) J. PARASCANDOL A and R. J ASENSKY, Origins of the Receptor Theory of Drug Action, Bull Hist Med, 1974,48,2,200-220.

[5) J.J. BEER, The Emergence of the German Industry, University of Illinois Press, Urbana, 1959.

[6) P. EHRLICH, Über den Receptorenapparatderrothen Blutkörperchen, in P. EHRLICH, Collected Studies on Immunity, C. Bolduan (ed.), London, 1906, pp. 316-323.

[7) P. EHRLICH, Croonian Lectures, 1900,66,424.

[8) P. EHRLICH, Über den Receptorenapparat, op. cit., p. 319.

[9) P. EHRLICHJbid., p. 322.

[10) H.G. WELLS, Les aspects chimiques de l'immunité, Doin, Paris, 1928, Introduction. Le biologiste Peyton Rous a ce commentaire rétrospectif : "Le chimiste était si impuissant devant les problèmes de l'immunité que même Ehrlich était contraint de s'appuyer sur ses symboles pour penser". (P. ROUS, Karl Landsteiner, Obituary Notices, Fellows of the Royal Society, 1947,18,5,295).

[11) P. EHRLICH, Über den Receptorenapparat, op. cit., p. 320.

[12) La théorie d'Ehrlich "a permis d'élaborer certains problèmes qui n'avaient été qu'effleurés auparavant". (J. BORDET and F.P. GAY, Studies on Immunity, Wiley, New York, 1909, p. 498).

;i3) L.P. RUBIN, Styles in Scientific Explanation, / Hist Med, 1980,35,4,397-425.

[14) P. EHRLICH, Über den Receptorenapparat, op. cit., p. 321.

;i5) TJ. KINDT and J.D. CAPRA, The Antibody Enigma, Plenum Press, New York, 1984.

;i6) J.R. MARRACK, The Chemistry of Antigens and Antibodies, London, 1934, p. 129.

;i7) K. LANDSTEINER, ZImmunitätforschung, 1917,26,258. "Cette hypothèse [celle d'Ehrlich] est intenable au vu du nombre illimité de substances physiologiques qu'elle entraîne " (K. LANDSTEINER, The Specificity of Serological Reactions, Dover, New York, 1962, p. 148 [first edition 1936]).

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( 18) Le sociologue Terry Shinn s'exprime en termes très proches à propos des modèles : "La polysémie compte parmi les caractéristiques principales des modèles... C'est le devenir de la polysémie qui conditionne l'itinéraire [du modèle]. Il y a soit recul de la polysémie et alors le modèle se transforme en loi, soit maintien ou croissance de la polysémie. " (T. SHINN, Géométrie et langage, la production des modèles en sciences sociales et en sciences physiques, GEMAS-CNRS, Paris, 1983, p. 5.

(19) F.M. BURNET, The Production of Antibodies, Walter and Eliza Hall Institute, Macmillan, Melbourne, 1949. F.M. BURNET and F. FENNER, ibid.

(20) P.M. MAZUMDAR, Karl Landsteiner and the Problem of Species, Ph. D., Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1976.

(21) M. COHN, Conversations with Niels Kaj Jerne..., Cellular Immunol, 1981,61,425-436.

(22) G J . SPRINGER, Ann NY Acad Sci, 1970,169,134.

(23) P.G. GELL, ita*., 253.

(24) H.N. EISEN, Two Immunological Worlds, in The Immune System, F. Melcher and K. Rajewsky (eds.), Springer, Berlin, 1976, p. 282.

(25) B. SCHICK, Ann NY Acad Sci, 1954,49,2.

(26) F. BASTIDE, Linguistique et Génétique, Bulletin du Groupe de recherches sémio-linguistiques de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1985,8,33,21.

(27) A. WRIGHT, cité par Z. COPE, Almroth Wright, Founder of Modem Vaccine Therapy, London, 1966, p. 110.

(28) N.K. JERNE, Ann Immunol Inst Pasteur, 1974,125 C, 373.

(29) Pour une revue du problème des récepteurs, cf. E.S. VITETTA, Science, 1975,189, 964-969; A.F. WILLIAMS, Nature, 1984,308,108-109.

(30) F. CRICK and G. MITCHINSON, The Function of Dream Sleep, Nature, 1983,304, 111-114.

(31) C'est le nom d'une unité de recherches dirigée par le chercheur français M. Jouvet.

(32) LE. BLALOCK, J Immunol, 1984,132,1068.

(33) G.I. BELL, Theoretical Immunology, Dekker, New York, 1978, p. 352.

(34) AJ. GREIMAS etJ. COURTES, Article "Aspectualisation", in Sémiotique, actionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, Paris, 1979, p. 22.

(35) B. HRUSHOVSKY, Integrational Semantics, in B. Heidi (ed.), Contemporary PerceptionsofLanguageInterdisciplinaryDimenswns,Gœrgetown\]ni\GTsityPrQSs, Washington, 1982.

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PRÉSENTATION DU CONCEPT DE CLIMAX AUX VISITEURS DU MARAIS VERNIER

Emmanuel Lemare

Ce travail résulte de l'observation de l'évolution du Marais Vernier après l'aban­don des pratiques agricoles de pâture et de fauche menée par une équipe de biologistes (CEDENA, Parc Naturel Régional de Brotonne), T. Lecomte et C. Le Neveu. La dégradation écologique qui a suivi a conduit à la mise au point sur la Réserve Naturelle des Mannevilles, d'un mode de gestion restauratrice compatible avec les contraintes du milieu, et à une réflexion théorique sur le concept de climax. Contribuant à promouvoir et à diffuser ce mode de gestion l'auteur a tenté une première analyse des réactions du public des visiteurs, de leurs résistances et de leurs adhésions.

révolution «naturelle» est un appauvrissement

divulguer ce mode de gestion restauratrice

Les visites guidées, encadrées par des animateurs nature, d'une zone dite "naturelle" telle celle du Marais Vernier sont l'occasion de tenter une divulgation de notions écologiques. Le cas du Marais Vernier présente la particularité d'avoir été pâturé et fauché pendant de nombreuses années puis laissé à lui-même. Mais son évolution supposée "naturelle" s'est, en fait, accompagnée d'un appauvrissement, et a nécessité une réflexion théorique sur le concept de climax. Cette réflexion a conduit à la mise au point d'un mode de gestion visant à restaurer la richesse du milieu. La vocation d'ouverture au public de cette région, grâce à l'existence de la Réserve Natu­relle, devenait alors l'occasion d'expliquer aux visiteurs les modalités pratiques et les raisons théoriques qui avaient con­duit à ce nouveau mode de gestion. Mais, comme dans toute forme d'éducation scientifique, une bonne connaissance des représentations, des adhésions enthousiastes et des résistan­ces solides est indispensable. Nous tenterons donc, dans cette étude : - une présentation du concept de climax tel qu'il est mis en

œuvre dans ce cas, - une description des modalités de cette gestion nouvelle dite

"restauratrice", - une première esquisse de classification et d'interprétation

des réactions des visiteurs réalisée au fil des visites. En reprenant par la suite ce travail* de manière plus systéma­tique nous espérons pouvoir contourner certains obstacles

(*) Ce travail a été réalisé dans le cadre du DEA de Didactique de l'Université Paris 7.

ASTER N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP. 29. rue d'Ulm. 75230, Paris Cedex 05.

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rencontrés et, plus largement, analyser les contraintes spécifi­ques et la complexité de cette situation non scolaire de divulga­tion du savoir scientifique.

1. LE CONCEPT DE CLIMAX ET SA RECTIFICATION

prendre en compte les grands herbivores

la forêt n'est pas le climax

Nous reprendrons brièvement l'argumentation développée dans la thèse de T. Lecomte et C. Le Neveu (1986), d'une manière simplifiée. Les prairies tourbeuses du Marais Vernier (Basse vallée de Seine) évoluent rapidement en un bois de bouleaux lorsqu'elles sont abandonnées par l'agriculture (pâture et fau­che). Ce boisement, conforme au concept de climax développé par de nombreux auteurs, s'accompagne ici d'une dégradation de la richesse biologique du milieu : disparition de la plupart des espèces palustres, animales et végétales, chute du nombre total d'espèces présentes. Cette évolution apparaît comme naturelle. Or, si l'on considère l'ensemble des facteurs intervenant dans l'évolution de la biocénose, il faut prendre en compte les grands herbivores, même s'ils ont disparu depuis des siècles, comme c'est le cas des Aurochs, Bisons d'Europe et Chevaux sauvages dans les milieux terrestres et tempérés de l'Europe Occidentale. L'évolution vers le boisement doit donc être interprétée comme "spontanée", et non plus naturelle. L'évolution naturelle, si la composante "grands herbivores sauvages" était encore pré­sente, serait tout autre : les grands herbivores, par l'ouverture irrégulière du milieu qu'ils génèrent, seraient un facteur clé d'une "évolution cyclique où alternent milieux ouverts, milieux boisés, milieux intermédiaires dont l'ensemble constitue alors le climax" (Lecomte, Le Neveu, p. 284).

L'installation, sur des prairies abandonnées dans le Marais Vernier, de bovins et de chevaux de race rustique - taureau d'Ecosse, cheval camarguais -, voisins de leurs ancêtres sauva­ges a permis une "restauration écologique" de ces milieux, avec réapparition abondante des espèces palustres évincées par le boisement. Cette installation présentée comme une ré-intro­duction expérimentale a fait l'objet d'un suivi : évolution spatiale et temporelle de l'état des milieux, influence de la densité des animaux, suivi saisonnier des troupeaux etc. Devant le succès de cette technique de gestion, de nombreux gestionnaires d'espèces en friche y font maintenant appel.

T. Lecomte et C. Le Neveu estiment donc que, dans ce cas, la forêt ne correspond pas au climax. Pour atteindre ce dernier, il leur paraît nécessaire d'inclure la composante "grands herbi­vores", qui amène l'existence simultanée de milieux boisés, prairiaux et intermédiaires.

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2 . CIRCONSTANCES DE CETTE RECTIFICATION

Deux facteurs semblent décisifs dans l'élaboration de cette nouvelle approche. D'une part, l'équipe des deux écologues est complémentaire, l'un étant spécialiste d'écologie animale et l'autre d'écologie végétale. On peut donc supposer que la collaboration des deux sous-disciplines fut source de question­nement et de stimulation autant dans la convergence des points de vue que dans la solution d'éventuelles contradictions. D'autre part, l'équipe est chargée de la gestion d'une réserve naturelle, ce qui implique les devoirs d'une gestion appropriée et les droits d'une étude "libre", voire d'une expérimentation. Cette interaction entre l'activité technique du gestionnaire et l'activité scientifique du chercheur est certainement ici une condition clé dans l'élaboration de la rectification, une condi-

trois étapes de la tion de possibilité. Le cheminement suivi se sépare en trois rectification étapes principales (Lecomte, Le Neveu, communication person­

nelle) : 1. mise en évidence de la dégradation biologique des prairies

en voie de boisement, et conviction de la nécessité de gérer le milieu ;

2. choix d'un outil de gestion compatible avec les contraintes du milieu (parcelles peu accessibles, faible portance du sol,

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etc..) et les contraintes économiques nécessitant un faible coût d'entretien : bovins de race primitive, puis chevaux ;

3. conjointement : - suivi des résultats, tant du point de vue de la survie de

l'outil de gestion que de l'impact du pâturage sur la biocénose ;

- justification de l'utilisation de cet outil par élaboration théorique sur le statut des grands herbivores.

La rectification est donc partie du besoin technique de gérer -besoin qui dut être mis en évidence - et semble se rattacher au pragmatisme, où le plan d'action ne s'assortit que secondaire­ment d'une justification théorique. Ces deux conditions de possibilité étant réunies, on peut par

l'acceptation ailleurs chercher à mettre en évidence les difficultés qui pou-théorique de valent entraver cette élaboration. Une démarche visant à cette gestion élucider plus complètement la formation de cette rectification

et les réticences qu'elle suscite exigerait qu'on étudie les positions de plusieurs chercheurs en écologie, soit dans leurs publications, soit mieux encore en dialoguant avec eux ; en effet peu d'auteurs semblent avoir à ce jour pris position par écrit sur cette rectification, sans doute encore trop récente, en France du moins. Aux États Unis cette idée est mieux partagée. Mais, en dehors du public des spécialistes, les auteurs se sont très vite attachés à promouvoir ce mode de gestion mis au point, ainsi que la conception du climax qu'elle sous-tend auprès d'un public plus large, et en tout premier lieu du public des visiteurs, et ceci pour au moins deux raisons : - pour justifier auprès des autorités (locales, administratives,

scientifiques) l'introduction, peu orthodoxe, de vaches dans une réserve naturelle

- pour que se développe la gestion restauratrice des milieux ouverts biologiquement riches, à la fois "zones refuges" pour la vie sauvage, et zones frappées par la déprise agricole et par la dégradation écologique qui lui succède souvent. Cette

la justifier auprès promotion réalisée en partie grâce à une équipe d'animateurs des autorités biologistes, rencontre un accueil intéressé auprès du public

nombreux qui assiste aux visites guidées.

3 . ANALYSE DES RÉACTIONS DU PUBLIC DES VISITEURS

Il ne s'agit pas ici d'un travail réalisé selon une méthodologie stricte visant à définir précisément les catégories du public concerné, ni à codifier les modalités de recueil des représenta­tions. Nous nous appuierons sur les remarques et les réponses entendues ou obtenues lors de visites guidées de cette réserve, ainsi que sur les réactions transmises par T. Lecomte et C. Le Neveu, ou recueillies auprès des autorités concernées par la gestion du Marais. Ce public est bien évidemment "intéressé"

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d'une manière ou d'une autre, ce qui favorise l'envie de "prendre position" sur cette gestion, mais rend délicat toute généralisa­tion. Par ailleurs personne n'a exprimé en totalité et d'une manière nette telle ou telle des réactions que nous allons regrouper ci-dessous de manière systématique et organisée à

le public prend des fins didactiques. Il y a bien évidemment une part d'hypo-position thèse et d'interprétation concernant les attitudes et les réac­

tions observées, comme dans toute analyse de représentation. Mais il est bien dans la nature des représentations de ne pouvoir être décelées de manière manifeste. Si l'adhésion à ce mode de gestion est très spectaculaire, on peut cependant entrevoir trois difficultés qui se manifestent régulièrement et que nous voulons examiner ici : - difficulté à quitter l'idée "climax = forêt" ; - difficulté à accepter les conséquences pratiques de la rectifi­

cation (gestion par les vaches) ; - ou alors acceptation trop facile de cette idée de gestion.

Définitions du concept de climax

"Le climax désigne une association stable d'espèces qui caractérise qualitativement et quantitativement l'ultime phase de développement d'une biocénose dans une succession." F. Ramade. Éléments d'écologie. Écologiefondamentale. Paris, McGraw Hill, 1984, p. 285.

"En France, si l'homme n'était pas intervenu les plaines seraient occupées par de vastes forêts de Chênes ou de Hêtres telles que les Gaulois et leurs druides les ont connues." Collection La vie et la terre. Classe de Seconde. Paris, Istra, 1987, p. 97

3 . 1 . Dissocier c l imax et forêt

Les réticences à envisager une dissociation entre climax et forêt, pour les régions de plaine de l'ouest européen, peuvent

repérer des s'analyser en terme d'obstacle épistémologique (Bachelard, obstacles 1938). Trois obstacles principaux semblent être à l'œuvre dans

cette réticence.

• La nature c'est la forêt

La connaissance commune attribue à la forêt la "palme" de l'espace naturel vierge et sauvage, qu'elle ne partage guère qu'avec la montagne (Bozonnet, Fischesser, 1985). La forêt semble jouir de deux types de surdétermination. D'une part, sa présence centrale dans de nombreux contes, de Boucle d'or au Petit chaperon rouge, suggère une surdétermination affective très forte, où la forêt représente un archétype de la nature, en ce qu'elle est inhabitée, inconnue, pure, source d'attirance forte et de dangers brûlants. D'autre part, la forêt est perçue comme

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un milieu naturel noble et riche. Son indiscutable valeur en capital, que soulignent ses liens étroits à la noblesse - forêts royales, seigneuriales, e tc . . - ou à l'État - forêts domaniales gérées par le puissant corps des Eaux et Forêts - semble de nature à induire une surdétermination de type utilitaire. Et si

survalorisatlon des "l'utile par sa valorisation se capitalise sans mesure" (Bache-forêts lard, p. 91) la valeur pécuniaire et même stratégique de la forêt

est si forte que sa valeur biologique peut s'en trouver implicite­ment idéalisée, et ceci à l'opposé des "terres incultes" et "marais incultes". Cette idée de valeur, "la qualité occulte la plus insi­dieuse' (Bachelard, p. 145), est associée à un second type d'obstacle épistémologique, la substantification.

• Le climax, forêt profonde

La tendance, mise en évidence par G. Bachelard, à identifier une notion ou un concept à une substance semble s'illustrer avec l'identification climax-forêt. Si l'idée substantialiste veut que la qualité profonde soit enfermée (p. 99), la forêt et son éternelle profondeur semblent apporter toutes les garanties d'une authenticité et d'une qualité optimales. Un "massif forestier" jouira donc d'une surdétermination par rapport à un inconcevable "massif prairial" ou un fragile "massif clairière". En revanche, pour abandonner l'idée que, dans nos plaines, le climax est la forêt, pour celle d'un milieu où coexistent les différentes étapes d'une série de végétation, la substantifica­tion devient inconfortable et génère un double obstacle : d'une part, cette nouvelle conception du climax ne se laisse pas substantifler aisément, car le paysage qu'elle suppose est hétérogène et fluctuant ; et d'autre part, elle perd en profon­deur, en "intérieur", pour s'étirer en enveloppes, en lisières et en circonvolutions, qui paraissent, comme le disait Bachelard (1938, p. 98) à propos d'autres exemples, "moins précieuses, moins substantielles que la matière enveloppée'. Cette difficulté à concevoir l'idée d'un climax hétérogène et intrinsèquement fluctuant rejoint un troisième type d'obstacle, l'obstacle verbal.

• Un sommet est fixe et élevé

La formation de la notion de climax découle des travaux de Cowles en 1899 sur le boisement d'une dune du lac Michigan, puis de ceux de Clements, en 1916 sur l'évolution de la végétation (Drouin, 1988). Clements définit le climax comme un "point culminant qui correspond à une phase d'équilibre entre la communauté et son milieu" (Drouin 1988, p. 217). Le choix du terme "climax" paraît pertinent pour décrire le boisement résultant de la succession des groupements végétaux. Il signifie

un terme anglais "sommet, point culminant, aboutissement d'une gradation as­cendante' (Penguin English diet).

Mais si le terme fournit une représentation métaphorique efficace de la dynamique végétale du boisement, il peut consti­tuer un obstacle lorsque la notion de climax quitte le strict

contourner l'obstacle

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domaine de la géographie botanique (Dreux, 1980, p. 164) pour s'appliquer à l'étude globale des écosystèmes comme représen­tant la biocénose en équilibre avec les conditions locales de sol et de climat (Gachon, Ricou, Grumer 1978, cité par Lecomte et Le Neveu 1986). Dans ce dernier cas, le contenu métaphorique semble pouvoir continuer d'imprégner la notion et ce, de deux façons. D'une part, la gradation ascendante, qui doit maintenant se rapporter à une élévation de la diversité spécifique et de la stabilité de l'écosystème, peut continuer d'amener l'idée d'une élévation physique de la prairie vers la forêt. L'idée de point culminant sied bien sûr mieux à une forêt qu'à une prairie ou une lande. Et cette cohésion entre la première définition du climax et le vocabulaire utilisé actuellement est encore renfor­cée par les notions de progression (vers la forêt) et de régression (vers la lande ou la prairie). D'autre part, l'idée de point culminant fait obstacle pour voir

équilibre stable dans le climax, une biocénose fluctuante, en équilibre dynami-ou dynamique que ; la substantification, déjà, fait préférer une conception

stable et homogène de la notion, et le terme de climax vient renforcer cette présence. Nous chercherons maintenant à analyser les résistances qui peuvent naître vis-à-vis du pendant technique de cette rectifi­cation théorique, c'est-à-dire la réintroduction de grands her­bivores dans un milieu en cours de boisement spontané. Nous y voyons, dans un cas, une réticence vis-à-vis de l'intervention humaine dans les équilibres naturels, et dans l'autre cas, l'acceptation, avec un engouement suspect, de cette même intervention.

3.2. Installer des vaches pour manger des jeunes arbres L'installation de vaches dans une "réserve naturelle" et ce, avec "mission" de manger déjeunes arbres, peut susciter quelques grincements de dents. Hormis les réactions au quasi-sacrilège que peut représenter la destruction d'arbres, deux obstacles semblent être à l'œuvre : un obstacle vitaliste, et un obstacle idéologique.

• Confiance dans les forces de la nature

La confiance que le vitalisme recouvre dans les forces de la nature amène l'idée que l'abandon des prairies, et "le retour à

une amélioration la nature" qu'il permet, se traduit nécessairement par un en-nécessaire richissement qualitatif du milieu. D'innombrables expressions

telles "la nature reprend ses droits", "la nature fait bien les choses" ou même "chassez le naturel il revient au galop" viennent renforcer ce point de vue, qui rend superflue et dans une certaine mesure, impensable, l'étude détaillée de l'écosys­tème après abandon. Lorsqu'un naturaliste écrit : "une friche reconquise par la végétation, d'une diversité spécifique extraor-

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dinaire sur le plan faune et flore..." il semble que l'idée vitaliste de "reconquête" amène intrinsèquement la "diversité spécifique extraordinaire" et qu'il soit par conséquent inutile d'aller s'en assurer sur le terrain. Nous croyons voir, là, une illustration du questionnement de G. Canguilhem (1952) "laconfiance vitaliste dans la vie ne se traduit-elle pas dans une tendance au laisser-aller, à la paresse, dans un manque d'ardeur pour la recherche biologique ?' (p. 94). Ce premier obstacle vitaliste, qui aveugle le naturaliste quant à une possible dégradation biologique dans les friches, se traduit par un "anti-interventionnisme" lorsque l'idée de gestion est posée. Si l'on considère, avec Canguilhem que le vitalisme est "l'expres­sion d'une méfiance, faut-il dire instinctive, à l'égard dupouvoir

mimer la nature ^ to technique sur la vie" (p. 86), il amène à se réjouir du retrait de la gestion agricole, mais également à réprouver l'application d'un autre type de gestion. Même si les Taureaux d'Ecosse miment l'action naturelle des grands herbivores, ils ont été amenés ; même si les parcelles où vivent les troupeaux sont vastes, elles sont clôturées. Ces deux marques de l'homme, en justifiant le verdict de type "c'est pas naturel", délégitimisent l'entreprise au regard du vitaliste. Cette résistance se retrouve également dans un obstacle idéologique vis-à-vis de la gestion par pâturage.

• Idéologie protectrice et anti-productiviste

L'obstacle idéologique se sépare lui aussi en deux catégories. La première que l'on peut baptiser sommairement "idéologie protectrice", relève au moins pour partie du vitalisme pour considérer avec suspicion toute intervention humaine sur le milieu naturel. Alimentée par nombre d'exemples de dégrada-

refuser la gestion tion de toutes sortes, l'idéologie protectrice se dresse contre les entreprises de domestications, de gestion, de maîtrise du milieu naturel et des espèces sauvages. Si une clôture barbelée est acceptée sur une réserve naturelle, c'est pour empêcher l'homme d'entrer sur la réserve ; ici, la clôture est installée comme composante nécessaire de la gestion par pâturage, et l'idéologie protectrice peut voir dans sa présence une sorte de trahison : "vous ne protégez pas, vous domestiquez".

La seconde peut naître à rencontre d'un sous-produit de la gestion par pâturage : les veaux et les poulains qui, naturelle­ment naissent et grandissent sur la réserve. Cette production secondaire, partie intégrante du fonctionnement de l'écosys-

la nature est tèrne, peut heurter une "idéologie anti-productiviste" qui l'assi-désintéressée mile à une production de type agricole. Deux arguments forts,

quoique déplacés, nourrissent la "résistance anti-producti­viste" : produire du bœuf est stupide, car déjà on ne sait que faire des stocks communautaires, ces "montagnes" de viande ou de beurre régulièrement stigmatisées ; produire de la richesse est suspect, car la protection de la nature se doit d'être désintéressée et de ne pas s'engager sur le terrain compromet­tant du marché.

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Ainsi, à côté des questions fort pertinentes sur l'extension possible de ce mode de gestion, sur la survie des troupeaux, sur les modalités de la restauration des prairies, etc., le vitalisme et certaines formes d'idéologie peuvent former chez le public un cortège de résistances, généralement peu ou pas explicites, qui d'ailleurs, par une sorte de concurrence occulte, semble de nature à distraire de l'élaboration d'objections lucides et expli­cites.

une action constructive sur la nature

l'homme est indispensable

la nature domestiquée ou libérée

3.3. Acceptation trop facile de l'idée de gestion Les réactions positives à l'égard de cette expérience de restau­ration de friches découlent souvent, chez le public, de l'impres­sion d'avoir découvert et compris des conceptions enthousias­mantes sur la protection de la nature : le fait que les milieux ouverts figurent parmi les richesses du patrimoine naturel, le fait qu'il soit possible d'agir positivement sur la richesse naturelle de certains milieux fragiles, au lieu de simplement les soustraire à toute activité humaine, et qu'il soit par conséquent possible, en développant ce type d'action, de compenser au moins partiellement les dégradations faites par ailleurs. Mais à côté de ces "bonnes" raisons, d'autres motifs de satisfac­tion semblent transparaître de certaines appréciations du public, telles que "finalement l'homme doit toujours être pré­sent", "c'est très bien de nettoyer tout cela", ou encore "la protection doit faire place à la gestion". Ces appréciations recouvrent une acceptation trop facile de l'idée de gestion, car elles semblent motivées par des arguments et attitudes étran­gères aux aspects scientifiques et techniques du problème. D'une part, une tendance à l'anthropocentrisme peut trouver dans l'idée de gestion, une double source de réconfort. Un "réconfort narcissique", car cette expérience semble montrer que "sans l'homme rien ne va plus". En l'occurrence l'interven­tion humaine est effectivement centrale dans l'installation des troupeaux, mais elle tend, en fait, à rétablir des conditions naturelles en contrebalançant l'action humaine passée que fut la destruction des grands herbivores sauvages en Europe occidentale. L'anthropocentrisme, opposé ici au vitalisme évo­qué plus haut, ne retiendra que la place actuelle de l'interven­tion humaine pour s'en féliciter.

Ce réconfort narcissique peut par ailleurs s'accompagner d'un autre réconfort, certainement plus puissant bien que moins avouable : le réconfort du maître devant la nature domptée. Domestiquer, maîtriser, neutraliser la vie sauvage sont des attitudes que l'existence même de l'homme justifie, pour des raisons de subsistance et de bien-être matériel, mais elles semblent également mues par d'autres motivations : volonté de puissance et surtout lutte contre la peur et le dégoût qui accompagnent l'attirance pour la nature, dans nos sociétés occidentales du moins. A l'évidence, cette question mériterait une étude comparative beaucoup plus ample. La nature do­mestiquée, où la part d'inconnu est circonscrite par des amé-

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nagements sécurisants, jouit souvent d'un privilège du cons­truit sur le donné (F. Terrasson, 1982, p. 61). D'autre part, enfin, à côté de l'anthropocentrisme, un courant de nature idéologique semble aussi privilégier l'idée de gestion. En effet, si la protection de la nature s'est accompagnée d'une idéologie protectrice caractérisée notamment par sa méfiance vis-à-vis des formes modernes de l'activité humaine, cette idéologie protectrice est en déclin. La pugnacité de ses positions

des interdits ou est en effet, peu compatible avec la tiédeur consensuelle des compromis contemporaine qu'analyse F.B Huyghe dans La sofi-idêologie

(1987). Protéger un milieu paraît aujourd'hui défensif, crispé, "ringard", alors que le gérer est dynamique, entreprenant, "branché". Dévaloriser le démodé et l'archaïque, voilà quelques notions typiquement soft-idéologiques. Reste à savoir s'il s'agit réellement de concepts. La protection pure associe des images de contrôle et d'interdiction à l'égard d'autres usages d'un site concerné, alors que la gestion, avec sa souplesse, rend théori­quement possible la recherche de compromis, de consensus. Dans le cas de la gestion par pâturages, les retombées bénéfi­ques de nature consensuelle existent (par exemple, utilisation possible de ce mode de gestion par des chasseurs, agriculteurs, communes, etc..) ; elles sont bien sûr mises en avant par les auteurs du projet, mais comme étant des retombées indirectes. Il se pourrait qu'elles soient perçues par certains comme le principal argument de validation de ce mode de gestion. Ainsi l'adhésion du public à cette expérience semble pouvoir recou­vrir, en partie, une acceptation trop facile, pour des raisons non pas mauvaises en elles-mêmes, mais déplacées.

En conclusion, pour élaborer cette rectification, il nous semble que ces différents types d'obstacles et de résistances ont dû être surmontés. De même pour la faire admettre par le public. Aux deux conditions de possibilité évoquées plus haut, peut-être

la nature n'est doit-on ajouter une impulsion vitaliste du type "la nature ne pas mauvaise peut pas si mal faire les choses ; si le milieu évolue si mal, cela

ne peut être naturel". Mais cette impulsion, si elle a été présente, a néanmoins su laisser la place à une argumentation solide, entourant un suivi de terrain approfondi. D'une manière plus large, une analyse approfondie de cette situation non scolaire de transmission et de tentative pour faire partager un savoir scientifique, semble tout-à-fait exemplaire à la fois par les motivations qu'elle suscite chez les visiteurs, par le caractère fonctionnel et en même temps expérimental du mode de gestion proposé, par le type de réflexion plus théorique qu'elle induit nécessairement, par l'analyse des résistances et des adhésions trop aisées qu'elle entraîne et que l'animateur des visites ainsi que l'expert aux prises avec les "décideurs", doit apprendre à rectifier.

Emmanuel LEMARE Animateur nature Centre de Découverte de la Nature du Parc Naturel Régional de Bretonne (CEDENA)

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