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L’EMPIRE CYBERNÉTIQUE

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CÉLINE LAFONTAINE

L’EMPIRE

CYBERNÉTIQUEDes machines à penser

à la pensée machine

ESSAI

ÉDITIONS DU SEUIL25, bd Romain- Rolland, Paris XIVe

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ISBN 978-2-02-132763-2

© ÉDITIONS DU SEUIL, FÉVRIER 2004

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Préface

par Philippe Breton

’ Empire cybernétique est une contribution essentielle audébat intellectuel sur la nature de la modernité. Guidée très tôt

par un désir insistant de mieux comprendre son époque, CélineLafontaine, son auteur, a rencontré les constituants essentielsd’un des socles oubliés des sociétés modernes. Elle a très vite sureconnaître qu’il y avait là un formidable enjeu dans desterritoires en partie inexplorés.

D’autres auteurs avaient eu, eux aussi, depuis les annéesquarante, l’intuition que toute critique de la modernité passait par lareconnaissance du rôle fondateur joué par la cybernétique. Dans cesens, l’auteur est en bonne compagnie. À chaque génération, desvoix se lèvent pour rappeler l’immense et paradoxal conservatismequi caractérise ce que l’on appelle désormais la « postmodernité »et qui n’est rien d’autre, comme on peut le voir chez Jean-François

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Lyotard, que le paradigme cybernétique renommé au goût du jour.Chacun le fait à sa manière, à partir de ses propres présupposés,

qu’il s’agisse de Jacques Ellul, dans les années cinquante, lepremier à avoir vu les problèmes posés par la technosciencetriomphante, d’Henri Lefebvre, qui se dresse, dans les annéessoixante, contre le « cybernanthrope », de Jürgen Habermas, quipropose dans les années soixante-dix une analyse de la science etde la technique comme « idéologie » marquée au fer rouge de lacybernétique, ou, aux États-Unis, de Theodore Roszak, quicritique fermement le « culte de l’information » inauguré par

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L ’ E M P I R E C Y B E R N É T I Q U E

Norbert Wiener et son influence sur l’informatique.Engagé dans les années quatre-vingt-dix dans la critique de

l’idéologie de la communication — que Lucien Sfez dénonça dèsles années quatre-vingt — et de ses divers avatars technologiques,j’ai moi-même rencontré, à cette occasion, la cybernétique, ettenté de mettre en évidence certains mécanismes de son influencesur le paradigme communicationnel qui envahissait alors ladécennie.

Avec Céline Lafontaine, c’est une nouvelle génération quiremet l’ouvrage sur le métier. Elle a au moins en commun, avectous les auteurs qui l’ont précédée, d’avoir, solidement chevillé aucorps, un humanisme assumé, et d’être vigilante vis-à-vis de toutevision dépréciatrice de l’humain. Mais son approche renouvelleradicalement la critique qui avait été portée jusque-là de lacybernétique et de son influence sur les sociétés modernes.

Négligeant les pistes secondaires, l’auteur va en effetdirectement au cœur de cette influence, en traquant les effets duparadigme cybernétique sur les sciences humaines elles-mêmes.À travers son travail, on comprend mieux soudain le rôle essentielque les sciences humaines jouent dans la formation desreprésentations qui nourrissent la culture, notamment desreprésentations du sujet. Belle leçon, accessoirement, pour ceux quine voient dans ces sciences de l’homme et dans les recherches quis’y mènent, qu’un surplus de pensée dont on pourrait se passer.

C’est bien parce que les sciences humaines sont indispensables

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aux sociétés modernes et à la façon dont elles se voient elles-mêmes, que la critique de l’influence de la cybernétique sur cesmêmes sciences est nécessaire. Il ne s’agit donc pas, pour l’auteur,de critiquer simplement une des nombreuses influences que lacybernétique aurait eues autour d’elle, mais d’aller droit au but etde saisir ce qui constitue la clé de voûte de l’ensemble.

On pourrait trouver le point de vue de l’auteur parfois un peupessimiste. Ne surestime-t-elle pas l’ampleur de cette influence, quilui fait voir dans la cybernétique un « empire », avec tout ce que cemot comporte de connotations fortes, en ce début de XXIe siècle ?

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p r é f a c e

Peut-être, car l’humanisme, véritable alternative à lapostmodernité, n’a pas dit son dernier mot, loin s’en faut.

Mais son livre, pour peu qu’on le lise les yeux grands ouverts,nous renseigne sur la connivence qu’il y a entre cet empire de lapensée et celui d’autres empires, qui avancent dans le mondeprécédés par leurs armées, pour l’instant victorieuses. C’est que lacybernétique, mais aussi la religiosité qui l’entoure, ont contribué àengendrer une conception de la démocratie, militarisée etfonctionnelle, qui est, à tout le moins, paradoxale.

On le voit, les enjeux ne sont pas minces et, dans ce sens, lelivre de Céline Lafontaine constitue une véritable contribution, nonseulement au débat intellectuel, mais aussi à la compréhension desévolutions rapides du monde dans lequel nous vivons. Il ouvre lavoie à ce que s’écrivent d’autres scénarios que celui,profondément conservateur, qui se répète mécaniquement depuisles années quarante sous différents noms, dont le premier a étécelui de « cybernétique ».

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À Albert et Jeannette.Pour l’essentiel

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R E M E R C I E M E N T S

Je tiens tout d’abord à exprimer à Philippe Breton toute ma reconnaissance etmon admiration. La générosité exceptionnelle dont il a fait preuve, à titre dedirecteur de thèse, demeurera à mes yeux l’exemple d’un huma-nismepleinement assumé. C’est ce même humanisme que j’ai retrouvé chez Jean-Claude Guillebaud qui a cru en mon travail et qui a guidé la publication de celivre. Un grand merci à Alain Gras qui m’a fait une place au sein duCETCOPRA qu’il dirige à l’université Paris I. Je tiens également à exprimertoute ma gratitude à Louise Vandelac qui m’a permis, dans le cadre d’unstage postdoctoral, de travailler à la rédaction de ce livre. Le dernier chapitrelui doit beaucoup ainsi qu’à Élisabeth Abergel dont les discussions ontlargement alimenté mon travail. Un merci tout amical à Geneviève Moisanqui a relu le manuscrit en entier. Marina Maestrutti, Marie-Anne Solasse,Monique Fournier et, ma compagne de toujours, Karine Roussel ont, chacuneà sa façon, participé à cette aventure intellectuelle. Ce livre est dédié à mes

parents Albert Lafontaine et Jeannette Dufour qui sont et resteront ma sourced’inspiration. Enfin, sans le soutien et l’amour de Yan, ce livre n’auraitprobablement jamais vu le jour.
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Introduction

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. »René Char

E MONDE où nous entrons ressemble étrangement à celuiauquel rêvaient les premiers cybernéticiens au sortir de la

Seconde Guerre mondiale. Un monde sans frontières, toutentier voué à la communication et à l’échange d’informations,au sein duquel les anciennes barrières entre humain, animal etmachine semblent définitivement abolies. Un monde renduplus rationnel par le contrôle et la gestion informationnels. Unmonde peuplé d’êtres hybrides tels ces machines intelligentes,ces robots et ces cyborgs dont les médias annoncent chaquejour les nouveaux exploits. Bref, un monde meilleur oùl’humain peut enfin espérer atteindre techniquementl’immortalité. Pionniers de la cybernétique, Norbert Wiener etses collègues étaient toutefois bien loin de se douter que leur

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rêve ouvrirait une brèche profonde au cœur même du Principed’humanité 1. Non seulement ils ne pouvaient pas imaginerl’ampleur de l’empire intellectuel et scientifique qu’ils allaientconquérir, mais ils n’auraient certainement pas cru que celui-cirenverserait les bases mêmes de notre civilisation.

Véritable matrice de la technoscience, la cybernétique a

1. Jean-Claude Guillebaud, Le Principe d’humanité, Paris, Seuil, 2001.

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marqué le coup d’envoi d’une révolution épistémologique donton commence à peine à percevoir toute la portée. Que ce soit par lebiais des réseaux informatiques, du génie génétique ou dessciences cognitives, le modèle informationnel élaboré parNorbert Wiener il y a près de soixante ans tend à s’imposercomme unique horizon paradigmatique. Avec ses conceptsd’entropie, d’information et de rétroaction, la cybernétique a, ilest vrai, connu une diffusion inégalée, alors que son projet initialest pratiquement tombé dans l’oubli. De fait, son impactdéterminant sur le monde intellectuel et scientifique demeureencore trop peu connu, voire parfois complètement ignoré.

L’enjeu de ce livre est de montrer que plusieurs des approchesthéoriques marquantes de la philosophie et des sciences humainescontemporaines sont porteuses d’une représentation de lasubjectivité et du lien social fondée sur le modèle informationnel.Le structuralisme, le systémisme et les théories s’inscrivant dansla mouvance postmoderne seront abordés sous l’angle d’uneimportation des concepts cybernétiques.

Tout en retraçant l’histoire du paradigme informationnel, cetouvrage se veut une réflexion critique sur les mutations du sujet dansle monde contemporain. À l’heure où la déconstructionbiotechnologique a pris le pas sur celle de la philosophie, où lacomplexité des systèmes informatiques s’allie au réductionnismegénétique, on assiste à une remise en cause radicale de la notiond’autonomie subjective héritée de l’humanisme moderne. Qu’il soit

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question du sujet virtuel des réseaux, du cyborg et de ses dispositifsbio-informatiques, ou encore des promesses d’immortalité portéespar l’imaginaire du posthumain, c’est toujours la figure polymorphedu sujet informationnel conceptualisé au sortir de la Seconde Guerremondiale qui se profile.

De l’œuvre de l’anthropologue Gregory Bateson à celle duphilosophe Peter Sloterdijk, en passant par Claude Lévi-Strauss etJacques Lacan, on verra comment les sciences humaines ontparticipé à l’élaboration et à la diffusion de cette visioninformationnelle de la subjectivité. Retracer, de son berceau cyber-

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nétique jusqu’à sa maturation bio-informatique, l’itinéraireintellectuel du sujet informationnel, tel est donc le projet de ce livre.Cette entreprise peut paraître ambitieuse, mais elle se limiteconcrètement à une synthèse critique dont l’ultime visée estd’éclairer les enjeux de l’ère informationnelle en ce qui concerne lestatut de la subjectivité.

Le thème de la mort de l’homme est aujourd’hui dépassé à forced’avoir été ressassé, mais qu’en est-il des idéaux qui l’ontremplacé ? Les théories sociales contemporaines paraissent sidiverses et éclatées, notamment celles s’inscrivant dans lamouvance postmoderne, que toute tentative de les relier à unereprésentation commune du monde semble vaine. C’est pourtant àcette tâche périlleuse que s’attelle ce livre, avec toutes lesdifficultés et les dangers que cela suppose, à commencer par celuide réduire la pensée des cinquante dernières années à l’influenced’un seul paradigme. Ramener des courants intellectuels aussiimportants que le structuralisme, le systémisme, le post-structuralisme ou la philosophie postmoderne à l’influence de lacybernétique peut en effet paraître réducteur. Légitime, cettecritique est difficilement contournable dans ce type d’entrepriseintellectuelle. Soyons donc clair sur ce point. Il n’est aucunementquestion de nier la richesse, la complexité, ni même lesdiscordances que ces théories peuvent avoir entre elles, pas plusqu’il n’est question de prétendre en maîtriser toutes les nuances.On voudrait simplement montrer qu’une certaine unité

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paradigmatique subsiste à travers cette imposante diversitéthéorique. Du structuralisme au systémisme, du postmodernisme auposthumanisme, du cyberespace au remodelage biotechnologiquedes corps, on constate une même négation de l’héritage humaniste,une même logique de désubjectivation.

Si le projet cybernétique formulé par Norbert Wiener au sortirde la guerre a pris dans les années cinquante et soixante les alluresd’une seconde Renaissance, c’est qu’il était porteur d’un nouveauparadigme cumulant en lui les découvertes scientifiques ettechniques de l’époque. Il se présente ainsi comme une

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combinaison de tendances déjà repérables tant dans la philoso-phie que dans la physique et la psychologie comportementale.Ceci explique d’ailleurs pourquoi aucune définition unifiée de lacybernétique ne s’est jusqu’à ce jour imposée. Paradoxalement,c’est à ce flou, conjugué à une très grande flexibilité conceptuelle,que le paradigme informationnel doit sa force de diffusion.

La notion de paradigme a, dans ce livre, une portée beaucoupplus large que celle d’un cadre heuristique général tel que l’avaitconceptualisé Kuhn 1. Elle renvoie à une représentation globaledu monde, un modèle d’interprétation à partir duquel on pense eton se pense nous-mêmes comme agissant dans le monde. Loind’être rigide, le paradigme cybernétique ou informationnel secaractérise par la souplesse et l’élasticité de ses concepts. Cetteextensibilité est si grande qu’elle peut sembler embrasser tout etson contraire. Les différences théoriques et normatives descourants qui s’y rattachent sont en effet très prononcées. Ce quiimporte, au-delà de cette profusion conceptuelle, c’est tout cequi est exclu de ce paradigme, à commencer par l’idée d’uneséparation nette entre humain et machine, jusqu’à celle d’uneintériorité subjective propre à l’être humain. Un paradigmes’opposant logiquement à un autre, c’est en fait l’ensemble desconceptions humanistes nées de la modernité politique quisemble évincé de la représentation cybernétique du monde. Onrétorquera avec raison que la remise en cause de l’humanismen’est pas l’apanage de la cybernétique, et que, de Nietzsche à

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Heidegger en passant par Freud, les philosophes n’ont eu decesse de critiquer la représentation moderne du sujet, avec toutce qu’elle comportait de contradictions, d’illusions et d’utopies.N’empêche que la cybernétique n’a pas seulement rejeté plusradicalement et plus systématiquement qu’aucun autre modèlela notion d’autonomie subjective, elle a aussi fourni les assises

1. Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion,coll. « Champs », 1962.

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scientifiques à une nouvelle façon d’appréhender l’être humainet son individualité. Avec la cybernétique, on entre de pleinfouet dans la postmodernité, telle que le sociologue MichelFreitag l’entend, c’est-à-dire dans un monde où la régulationsociétale se caractérise par l’effritement des repères normatifsau profit d’une logique technoscientifique purementopérationnelle 1.

À titre de construction socio-historique propre à lamodernité occidentale, l’individu se pensant et agissantcomme sujet dans un espace démocratique politiquementinstitué est aujourd’hui fragilisé, au point où l’on commence àdéceler l’apparition dans nos sociétés d’une nouvelle forme desubjectivité 2. Sans vouloir définir un phénomène encoreémergent, disons simplement que cette nouvelle individualitéest axée sur l’adaptabilité et sur une étroite dépendance desindividus à l’égard des réseaux médiatiques et commerciaux.L’extériorisation des identités sous forme de « différences »partielles et multiples constitue l’une des principalesexpressions de cette nouvelle subjectivité. Pour grossir le trait,on pourrait dire qu’il s’agit d’une individualité forte, maiscollectivisée et désubjectivisée. Déjà, certains auront reconnuune description proche de celle qu’on retrouve chez lesphilosophes postmodernes. Vus à travers la lorgnette duparadigme informationnel, ces derniers semblent en effet avoirsaisi mieux que quiconque les conséquences de la révolution

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cybernétique à laquelle ils sont théoriquement rattachés.

1. Michel Freitag, L’Oubli de la société. Pour une théorie critique de lapostmodernité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.

2. Sur cette question, voir l’ouvrage d’Alain Ehrenberg, La Fatigue d’êtresoi. Dépression et société, Paris, Poches Odile Jacob, 2000. Et les articles deMarcel Gauchet, « Essai de psychologie contemporaine, 1 et 2. Un nouvel âgede la personnalité et l’inconscient en redéfinition », dans Le Débat, nº 99 et100, mars-avril et mai-juin 1998.Voir aussi Charles Melman (entretiens avecJean-Pierre Lebrun), L’Homme sans gravité. Jouir à tout prix ?, Paris,Denoël, 2002.

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À une représentation de nature politico-institutionnelle, leparadigme cybernétique oppose une vision scientifique etnaturalisante aux allures d’une véritable cosmogonie. La sociétéy apparaît non plus comme le résultat d’une contingencehistorique, mais plutôt comme le fruit d’un processusd’évolution et de complexification. Ainsi, l’analyse historiquedu paradigme cybernétique nous plonge au cœur des questionsles plus essentielles de ce début de millénaire. L’adaptation et lacomplexité ne sont-elles pas en effet les maîtres mots dunouveau monde planétarisé ? En ce sens, les pages qui suiventpeuvent aussi être lues comme une généalogie des discours surla mondialisation et les nouvelles technologies. L’un desobjectifs intellectuels de cet ouvrage est de montrer que, derrièrel’impératif du progrès technoscientifique, trop souvent présentécomme inéluctable et naturel, se profile une vision du mondetout aussi construite que l’humanisme peut l’être. Dans desdébats où les enjeux normatifs sont souvent vitaux(mondialisation, cyberespace, biotechnologies, clonage, etc.), ilest bon de se rappeler qu’on a affaire à deux systèmes de valeurset qu’aucun des deux n’est plus « objectif » ou plus« scientifique » que l’autre, ce que peuvent laisser croire desarguments évolutionnistes et naturalisants, voire mêmereligieux.

Choisir de retracer les empreintes du paradigme cybernétiqueà travers les grands courants contemporains de la philosophie et

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des sciences humaines ne va pas sans raison. De par la nature deleur objet, ces dernières sont intrinsèquement porteuses etproductrices de discours normatifs. Sachant cela, ellesapparaissent comme des « objets » tout désignés pourappréhender l’évolution historique d’une nouvelle façon deconcevoir le monde et la subjectivité. Ceci implique que nospropres présupposés normatifs soient clairement établis.Précisons donc que l’humanisme dont on se réclame est celui d’unsujet historiquement construit, fragile et sensible, dont l’ultimevaleur réside dans sa capacité réflexive d’agir politiquement sur le

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monde. C’est précisément cette capacité, garante d’unedémocratie digne de ce nom, qui montre des signes d’effritementface aux représentations naturalisantes issues du paradigmecybernétique. En bout de piste, c’est toute la question du statut del’être humain et de son implication dans le monde qui traverse celivre. Aucune réponse définitive, ni même partielle, ne seratoutefois apportée à cette question heureusement toujoursouverte. Notre ambition se limite à l’analyse des conséquencespolitiques et théoriques des réponses qu’en offre le paradigmeinformationnel.

Puisqu’il est question d’un paradigme marqué du sceau de lacomplexité, nous avons choisi de donner à cet ouvrage la forme laplus synthétique possible. D’abord parce qu’il s’agit de refaire unparcours intellectuel où chaque moment est considéré avec uneégale importance ; ensuite parce qu’à trop vouloir rendre comptede la complexité on en vient à dissoudre toute possibilité de porterun regard synthétique et donc critique sur les tendancesobservées. De façon beaucoup plus métaphorique et lointaine,l’expression synthétique de cet ouvrage rappelle qu’avant d’êtreconçu comme la forme la plus achevée d’un long processus decomplexification, l’être humain a longtemps été pensé, etcontinue de l’être, par bon nombre d’intellectuels et descientifiques, comme une totalité synthétique inaliénable etindécomposable en unités informationnelles 1. Pour dire leschoses autrement, le point de vue qui guide ces pages est celui

d’une subjectivité qui ne se dissout pas dans la complexité, pasplus qu’elle ne se réduit à la langue, au code génétique ou à toutautre déterminisme.

1. Sur cette question, voir l’article de Cornelius Castoriadis, « L’état dusujet aujourd’hui », dans Le Monde morcelé, t. 3 des Carrefours dulabyrinthe, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1990.

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RÉALISATION : P.A.O. ÉDITIONS DU SEUIL

IMPRESSION : CORLET À CONDÉ-SUR-NOIREAU

DÉPÔT LÉGAL : FÉVRIER 2004. Nº 56170 ( )IMPRIMÉ EN FRANCE