L'élegance du Hérisson

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Livre de Muriel Barbery

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Extrait de la publicationCOLLECTI ON FOLI OMuriel BarberyLlgancedu hrissonGallimard ditions Gallimard, 2006.Muriel Barbery est ne en 1969. Llgance du hrisson estson deuxime roman, aprs Une gourmandise paru en 2000.Extrait de la publication Stphane, avec qui jai crit ce livreExtrait de la publicationExtrait de la publicationMarx(Prambule)Extrait de la publicationExtrait de la publication1Qui sme le dsir Marxchangetotalementmavisiondumonde,madclarcematinlepetitPalliresqui ne madresse dordinaire jamais la parole.AntoinePallires,hritierprospredunevieilledynastieindustrielle,estlefilsdundemeshuitemployeurs.Dernireructationdelagrande bourgeoisiedaffaireslaquellenesereproduitqueparhoquets propresetsansvices , il rayonnait pourtant de sa dcouverteetmelanarraitparrflexe,sansmmesongerquejepuisseyentendrequelquechose.QuepeuventcomprendrelesmasseslaborieusesluvredeMarx ?Lalectureenestardue,lalangue soutenue, la prose subtile, la thse com-plexe.Et cest alors que je manque de me trahir stu-pidement. DevriezlirelIdologieallemande,jeluidis, ce crtin en duffle-coat vert sapin.Pour comprendre Marx et comprendre pour-quoi il a tort, il faut lire lIdologie allemande. Cest13lesocleanthropologiquepartirduquelsebtironttouteslesexhortationsunmondenouveauetsurlequelestvisseunecertitudematresse : les hommes, qui se perdent de dsi-rer,feraientbiendesentenirleursbesoins.Dansunmondeolhubris dudsirseramu-selepourranatreuneorganisationsocialeneuve,lavedesluttes,desoppressionsetdeshirarchies dltres. Quismeledsirrcolteloppression,suis-jetoutprsdemurmurercommesiseulmon chat mcoutait.MaisAntoinePallires,dontlarpugnanteetembryonnairemoustachenemporteavecelleriendeflin,meregarde,incertaindemesparolestranges.Commetoujours,jesuissau-veparlincapacitquontlestrescroirecequifaitexploserlescadresdeleurspetiteshabitudesmentales.UneconciergenelitpaslIdologieallemande etseraitconsquemmentbienincapabledeciterlaonzimethsesurFeuerbach.Desurcrot,uneconciergequilitMarxlorgneforcmentverslasubversion,ven-dueundiablequisappelleCGT.Quellepuisse le lire pour llvation de lesprit est uneincongruit quaucun bourgeois ne forme. Direzbienlebonjourvotremaman,jemarmonne en lui fermant la porte au nez et enesprantqueladysphoniedesdeuxphrasesserarecouverteparlaforcedeprjugsmill-naires.2Les miracles de lArtJe mappelle Rene. Jai cinquante-quatre ans.Depuisvingt-septans,jesuislaconciergedu7 rue de Grenelle, un bel htel particulier aveccour et jardin intrieurs, scind en huit apparte-mentsdegrandluxe,toushabits,tousgigan-tesques. Je suis veuve, petite, laide, grassouillette,jai des oignons aux pieds et, en croire certainsmatinsauto-incommodants,unehaleinedemammouth. Je nai pas fait dtudes, ai toujourst pauvre, discrte et insignifiante. Je vis seuleavecmonchat,ungrosmatouparesseux,quina pour particularit notable que de sentir mau-vais des pattes lorsquil est contrari. Lui commemoinefaisonsguredeffortspournousint-grerlarondedenossemblables.Commejesuisrarementaimable,quoiquetoujourspolie,onnemaimepasmaisonmetolretoutdemme parce que je corresponds si bien ce quelacroyancesocialeaagglomrenparadigmedelaconciergedimmeublequejesuisundesmultiplesrouagesquifonttournerlagrande15Extrait de la publicationillusionuniverselleselonlaquellelavieaunsensquipeuttreaismentdchiffr.Etpuis-quilestcritquelquepartquelesconciergessont vieilles, laides et revches, il est aussi gravenlettresdefeuaufrontondummefirma-mentimbcilequelesditesconciergesontdesgroschatsvellitairesquisomnolenttoutlejour sur des coussins recouverts de taies au cro-chet.semblablechapitre,ilestditquelescon-ciergesregardentinterminablementlatlvi-sionpendantqueleursgroschatssommeillentetquelevestibuledelimmeubledoitsentirlepot-au-feu,lasoupeauxchouxoulecassou-letdesfamilles.Jailachanceinouedtreconciergedansunersidencedegrandstan-ding.IlmtaitsihumiliantdedevoircuisinercesmetsinfmesquelinterventiondeM.deBroglie,leconseillerdtatdupremier,quildutqualifierauprsdesafemmedecourtoisemais ferme et qui visait chasser de lexistencecommune ces relents plbiens, fut un soulage-ment immense que je dissimulai du mieux quejelepussouslapparenceduneobissancecontrainte.Ctaitvingt-septansauparavant.Depuis,chaque jour, je vais chez le boucher acheter unetranchedejambonoudefoiedeveau,quejecoincedansmoncabasfiletentrelepaquetde nouilles et la botte de carottes. Jexhibe com-plaisammentcesvictuaillesdepauvre,rehaus-ses delacaractristiqueapprciablequelles16Extrait de la publicationnesententpasparcequejesuispauvredansune maison de riches, afin dalimenter conjoin-tement le clich consensuel et mon chat, Lon,qui nest gras que de ces repas qui auraient dmtredestinsetsempiffrebruyammentdecochonnailleetdemacaronisaubeurretandisquejepeuxassouvirsansperturbationsolfac-tivesetsansquepersonnenensuspecterienmes propres inclinations culinaires.Plus ardue fut la question de la tlvision. Dutemps de mon dfunt mari, je my fis toutefois,parcequelaconstancequilmettaitlaregar-dermenpargnaitlacorve.Danslevestibuledelimmeubleparvenaientdesbruitsdelachoseetcelasuffisaitprenniserlejeudeshirarchiessocialesdont,Lucientrpass,jedusmecreuserlattepourmaintenirlappa-rence.Vivant,ilmedchargeaitdeliniqueobligation ; mort, il me privait de son inculture,indispensablerempartcontrelasuspiciondesautres.Je trouvai la solution grce un non-bouton.Un carillon reli un mcanisme infrarougemavertitdsormaisdespassagesdanslehall,rendantinutiletoutboutonrequrantquelespassants y sonnent pour que je puisse connatreleurprsence,bienquejesoisfortloignedeux. Car en ces occasions, je me tiens dans lapice du fond, celle o je passe le plus clair demesheuresdeloisireto,protgedesbruitsetdesodeursquemaconditionmimpose,jepeux vivre selon mon cur sans tre prive des17Extrait de la publicationinformations vitales toute sentinelle : qui entre,qui sort, avec qui et quelle heure.Ainsi,lesrsidentstraversantlehallenten-daientlessonstouffsparquoionreconnatquunetlvisionestenmarcheet,enmanqueplusquenveinedimagination,formaientlimage de la concierge vautre devant le rcep-teur.Moi,calfeutredansmonantre,jenen-tendaisrienmaissavaisquequelquunpassait.Alors,danslapicevoisine,parlil-de-bufsis face aux escaliers, cache derrire la mousse-lineblanche,jemenquraisdiscrtementdelidentit du passant.Lapparitiondescassettesvidopuis,plustard, du dieu DVD, changea encore plus radica-lementleschosesdanslesensdemaflicit.CommeilestpeucourantquuneconciergesmoustilledevantMortVenise etque,delaloge,schappeduMahler,jetapaidanslpargneconjugale,sidurementamasse,etacquisunautrepostequejinstallaidansmacachette.Tandisque,garantedemaclandesti-nit, la tlvision de la loge beuglait sans que jelentendedesinsanitspourcerveauxdepraires,jemepmais,leslarmesauxyeux,devant les miracles de lArt.Extrait de la publicationPense profonde n 1Poursuivre les toilesDans le bocal poissonsRouges finirApparemment, de temps en temps, les adultes pren-nent letempsdesasseoiretdecontemplerled-sastrequestleurvie.Alorsilsselamententsanscomprendre et, comme des mouches qui se cognenttoujours la mme vitre, ils sagitent, ils souffrent, ilsdprissent, ils dpriment et ils sinterrogent sur len-grenage qui les a conduits l o ils ne voulaient pasaller. Les plus intelligents en font mme une religion :ah, la mprisable vacuit de lexistence bourgeoise ! Ily a des cyniques dans ce genre qui dnent la tabledepapa : Quesontnosrvesdejeunessedeve-nus ? demandent-ilsdunairdsabusetsatisfait. Ilssesontenvolsetlavieestunechienne. Jedteste cette fausse lucidit de la maturit. La vrit,cest quils sont comme les autres, des gamins qui necomprennent pas ce qui leur est arriv et qui jouentaux gros durs alors quils ont envie de pleurer.Cest pourtant simple comprendre. Ce qui ne vapas,cestquelesenfantscroientauxdiscoursdes19Extrait de la publicationadultesetque,devenusadultes,ilssevengententrompantleurspropresenfants. Lavieaunsensquelesgrandespersonnesdtiennent estlemen-songeuniverselauqueltoutlemondeestobligdecroire.Quand,lgeadulte,oncomprendquecestfaux,ilesttroptard.Lemystreresteintactmaistoutelnergiedisponibleadepuislongtempstgaspilleenactivitsstupides.Ilneresteplusqusanesthsiercommeonpeutententantdesemasquer le fait quon ne trouve aucun sens sa vieetontrompesespropresenfantspourtenterdemieux se convaincre soi-mme.Parmilespersonnesquemafamillefrquente,toutes ont suivi la mme voie : une jeunesse essayerderentabilisersonintelligence,pressercommeuncitronlefilondestudesetsassurerunepositiondlite et puis toute une vie se demander avec ahu-rissementpourquoidetelsespoirsontdbouchsurune existence aussi vaine. Les gens croient poursuivrelestoilesetilsfinissentcommedespoissonsrougesdans un bocal. Je me demande sil ne serait pas plussimpledenseignerdsledpartauxenfantsquelavieestabsurde.Celateraitquelquesbonsmomentslenfancemaisaferaitgagneruntempsconsid-rableladultesanscompterquonspargneraitau moins un traumatisme, celui du bocal.Moi, jai douze ans, jhabite au 7 rue de Grenelledansunappartementderiches.Mesparentssontriches,mafamilleestricheetmasuretmoisom-mesparconsquentvirtuellementriches.Monpreestdputaprsavoirtministreetilfinirasansdoute au perchoir, vider la cave de lhtel de Las-say.Mamre...Ehbienmamrenestpasexacte-mentunelumiremaiselleestduque.Elleaun20Extrait de la publicationdoctoratdelettres.Ellecritsesinvitationsdnersans fautes et passe son temps nous assommer avecdesrfrenceslittraires( Colombe,nefaispastaGuermantes , Mapuce,tuesunevraieSanseve-rina ).Malgrcela,malgrtoutecettechanceettoutecetterichesse,depuistrslongtemps,jesaisqueladestinationfinale,cestlebocalpoissons.Com-mentest-cequejelesais ? Ilsetrouvequejesuistrs intelligente. Exceptionnellement intelligente, mme.Dj, si on regarde les enfants de mon ge, cest unabysse.Commejenaipastropenviequonmeremarqueetquedansunefamilleolintelligenceest une valeur suprme, une enfant surdoue nauraitjamaislapaix,jetente,aucollge,derduiremesperformances mais mme avec a, je suis toujours lapremire.Onpourraitpenserquejouerlesintelli-gencesnormalesquand,commemoi,douzeans,on a le niveau dune khgneuse, cest facile. Eh bienpasdutout ! Ilfautsedonnerdumalpoursefaireplusbtequonnest.Maisdunecertainefaon,amempchedeprirdennui : toutletempsquejenaipasbesoindepasserapprendreetcom-prendre,jelutiliseimiterlestyle,lesrponses,lesmaniresdeprocder,lesproccupationsetlespetites fautes des bons lves ordinaires. Je lis tout cequcritConstanceBaret,ladeuximedelaclasse,enmaths,enfranaisetenhistoireetjapprendscomme a ce que je dois faire : du franais une suitede mots cohrents et correctement orthographis, desmathslareproductionmcaniquedoprationsvidesdesensetdelhistoireunesuccessiondefaitsrelispar des connecteurs logiques. Mais mme si on com-pare avec les adultes, je suis beaucoup plus maligne21Extrait de la publicationque la plupart dentre eux. Cest comme a. Je nensuispasspcialementfireparcequejenysuispourrien.Maiscequiestcertain,cestquedansle bocal, je nirai pas. Cest une dcision bien rfl-chie. Mme pour une personne aussi intelligente quemoi,aussidouepourlestudes,aussidiffrentedes autres et aussi suprieure la plupart, la vie estdjtoutetraceetcesttristepleurer : personnenesembleavoirsongaufaitquesilexistenceestabsurde, y russir brillamment na pas plus de valeurquychouer.Cestseulementplusconfortable.Etencore : je crois que la lucidit rend le succs ameralorsquelamdiocritespretoujoursquelquechose.Jaidoncprismadcision.Jevaisbienttquitterlenfanceetmalgrmacertitudequelavieestunefarce, je ne crois pas que je pourrai rsister jusquaubout.Aufond,noussommesprogrammspourcroire ce qui nexiste pas, parce que nous sommesdestresvivantsquineveulentpassouffrir.Alorsnous dpensons toutes nos forces nous convaincrequilyadeschosesquienvalentlapeineetquecest pour a que la vie a un sens. Jai beau tre trsintelligente, je ne sais pas combien de temps encorejevaispouvoirluttercontrecettetendancebiolo-gique. Quand jentrerai dans la course des adultes,est-cequejeseraiencorecapabledefairefaceausentiment de labsurdit ? Je ne crois pas. Cest poura que jai pris ma dcision : la fin de cette annescolaire,lejourdemestreizeans,le16juinpro-chain, je me suiciderai. Attention, je ne compte pasfaire a en fanfare, comme si ctait un acte de cou-rage ou de dfi. Dailleurs, jai bien intrt ce quepersonne ne souponne rien. Les adultes ont avec la22Extrait de la publicationComposition Graphic Hainaut.Impression Novoprint Barcelone, le 10 aot 2012Dpt lgal : aot 20121er dpt lgal dans la collection : mai 2009ISBN 978-2-07-039165-3./Imprim en Espagne.248361Extrait de la publication L'lgance du hrisson Muriel Barbery Cette dition lectronique du livre L'lgance du hrisson de Muriel Barbery a t ralise le 04 dcembre 2012 par les ditions Gallimard. Elle repose sur ldition papier du mme ouvrage (ISBN : 9782070391653 - Numro ddition : 248361). Code Sodis : N43958 - ISBN : 9782072409851 Numro ddition : 229668. 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