Leibniz - Qu'Est-ce Que l'Idée

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Qu’est-ce que l’idée ? (1677) Introduction de Christiane Frémont : la lecture de l’Ethique de Spinoza l’année suivante aura confirmé à Leibniz ce qu’il avait déjà consigné dans le Quid sit idea. L’objet de ce texte : la convenance, le fait que l’idée exprime la chose, c’est- à-dire contient des rapports (habitudines) correspondants à ceux de la chose ; tout acte de l’esprit n’est pas une idée, mais seulement ceux qui impliquent une représentation. La fonction représentative de l’idée a son origine dans la convenance de l’esprit fini à l’esprit infini, puisque le monde lui-même représente les idées qui sont en Dieu. L’expression désigne une relation formelle et générale qui autorise autant de variations, tant dans les objets que dans la nature de la liaison, pourvu qu’il se conserve un invariant qui règle les différences. Définition donnée par Leibniz à Arnaud le 9 octobre 1684 (ou 1687 ?) : « Une chose en exprime une autre lorsqu’il y a un rapport constant et réglé entre ce qui peut se dire de l’une et de l’autre ». « Or, est-il, avant tout, que nous entendons par le nom d’idée, quelque chose qui est dans notre esprit ; les traces imprimées dans le cerveau ne sont donc pas des idées 1 , car je tiens pour certain que l’esprit est autre chose que le cerveau, ou qu’une partie plus subtile de la substance du cerveau. Or il y a beaucoup de choses en notre esprit, par exemple des pensées, perceptions, affections (affectus) que nous reconnaissons n’être pas des idées, quoiqu’elles ne fassent point sans idées. Car l’idée, pour nous, ne consiste pas dans un certain acte de penser, mais dans la faculté , et l’on dit que nous avons l’idée d’une chose, même si nous n’y pensons pas, pourvu que nous puissions y penser lorsque l’occasion se présente 2 . Il y a toutefois en cela aussi certaine difficulté, car nous avons en réserve une faculté de penser à tout, même à ce dont peut-être nous n’avons pas d’idées, puisque nous avons la faculté de les recevoir ; l’idée postule donc une certaine faculté proche ou facilité de penser à une chose 3 . Mais cela ne suffit pas encore, car qui a une méthode telle que, s’il la suit, il puisse atteindre une chose, n’a pas pour autant son idée. C’est comme si j’énumérais dans l’ordre les sections coniques : il est certain que j’en viendrais à la connaissance des hyperboles opposées, bien que je n’en aie pas encore l’idée. Il est donc nécessaire qu’il y ait quelque chose en moi, qui non seulement mène à la chose mais encore l’exprime 4 . Est dit exprimer une chose ce qui présente des rapports qui répondent à ceux de la chose à exprimer 5 . Mais ces expressions sont variées ; par exemple, le module 6 d’une machine exprime la machine elle-même, le dessin scénographique d’une chose dans un plan exprime un 1 Notes de ChristianeFrémont ? Les idées ne sont pas comme les images qui expriment les sensations par ressemblance ; cf. Nouveaux Essais, II, IX, § 9-10. 2 L’idée existe indépendamment de l’acte de l’esprit (elle est dans l’entendement divin, auquel « convient » l’entendement humain) ; cf. Nouveaux Essais, I, I. 3 La facilité est ce qui est tout à fait possible, c’est-à-dire ce qui a peu de réquisits ; la facilité dans la chose correspond à la probabilité dans l’esprit (Vorarbeiten zur Characteristica universalis, A, VI, II, 492) 4 C’est à ce niveau que se pose la question de l’idée vraie, qui demande une adéquation de rapports ou comportements entre ce qui est dans l’esprit et ce que comporte l’objet. 5 Cf. Lettre à Arnaud, 9 octobre 1987, Vrin, 1966, p.180-181 : « rapport constant et réglé… c’est ainsi qu’une projection de perspective exprime son géométral ». Le terme habitudines est traduit par Belaval « manières d’être » ; par M.Serres : « comportements » ; par Laurence Bouquiaux : « caractéristiques » ; par F. de Buzon : « rapports » ; l’explication du bufflon étant convaincante (c’est la signification traditionnelle du terme en langue mathématique), je retiens sa traduction.

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Qu’est-ce que l’idée ? (1677)

Introduction de Christiane Frémont : la lecture de l’Ethique de Spinoza l’année suivante aura confirmé à Leibniz ce qu’il avait déjà consigné dans le Quid sit idea. L’objet de ce texte : la convenance, le fait que l’idée exprime la chose, c’est-à-dire contient des rapports (habitudines) correspondants à ceux de la chose ; tout acte de l’esprit n’est pas une idée, mais seulement ceux qui impliquent une représentation. La fonction représentative de l’idée a son origine dans la convenance de l’esprit fini à l’esprit infini, puisque le monde lui-même représente les idées qui sont en Dieu. L’expression désigne une relation formelle et générale qui autorise autant de variations, tant dans les objets que dans la nature de la liaison, pourvu qu’il se conserve un invariant qui règle les différences. Définition donnée par Leibniz à Arnaud le 9 octobre 1684 (ou 1687 ?) : « Une chose en exprime une autre lorsqu’il y a un rapport constant et réglé entre ce qui peut se dire de l’une et de l’autre ».

« Or, est-il, avant tout, que nous entendons par le nom d’idée, quelque chose qui est dans notre esprit ; les traces imprimées dans le cerveau ne sont donc pas des idées1, car je tiens pour certain que l’esprit est autre chose que le cerveau, ou qu’une partie plus subtile de la substance du cerveau. Or il y a beaucoup de choses en notre esprit, par exemple des pensées, perceptions, affections (affectus) que nous reconnaissons n’être pas des idées, quoiqu’elles ne fassent point sans idées. Car l’idée, pour nous, ne consiste pas dans un certain acte de penser, mais dans la faculté, et l’on dit que nous avons l’idée d’une chose, même si nous n’y pensons pas, pourvu que nous puissions y penser lorsque l’occasion se présente2. Il y a toutefois en cela aussi certaine difficulté, car nous avons en réserve une faculté de penser à tout, même à ce dont peut-être nous n’avons pas d’idées, puisque nous avons la faculté de les recevoir ; l’idée postule donc une certaine faculté proche ou facilité de penser à une chose3. Mais cela ne suffit pas encore, car qui a une méthode telle que, s’il la suit, il puisse atteindre une chose, n’a pas pour autant son idée. C’est comme si j’énumérais dans l’ordre les sections coniques : il est certain que j’en viendrais à la connaissance des hyperboles opposées, bien que je n’en aie pas encore l’idée. Il est donc nécessaire qu’il y ait quelque chose en moi, qui non seulement mène à la chose mais encore l’exprime4. Est dit exprimer une chose ce qui présente des rapports qui répondent à ceux de la chose à exprimer5. Mais ces expressions sont variées ; par exemple, le module6 d’une machine exprime la machine elle-même, le dessin scénographique d’une chose dans un plan exprime un solide, le discours exprime les pensées et les vérités, les caractères expriment les nombres, l’équation algébrique exprime un cercle ou une autre figure : et ce qui est commun à ces expressions, est que la seule contemplation des rapports de l’exprimant nous fait parvenir à la connaissance des propriétés correspondantes de la chose à exprimer. D’où l’on voit qu’il n’est pas nécessaire, que ce qui exprime soit semblable à la chose exprimée, pourvu qu’il se conserve une certaine analogie de rapports. Il est clair aussi que certaines expressions ont un fondement dans la nature,mais que d’autres sont, pour une part au moins, fondées dans l’arbitraire, comme les expressions par les sons ou les caractères7. Pour celles qui sont fondées dans la nature, elles postulent une similitude, comme entre un grand cercle et un petit, ou entre une région et sa carte géographique ; ou du moins une connexion comme entre un cercle et l’ellipse qui le représente en optique, car tout point de l’ellipse répond à quelque point du cercle suivant une loi déterminée. Qui plus est, en ce cas, ce serait mal représenter le cercle que d’en donner une autre figure qui lui soit plus semblable. De la même manière, tout effet entier représente sa cause pleine, car je peux toujours, de la connaissance de tel effet, parvenir à celle de sa cause. Ainsi les actes 8 de chacun représentent son âme, et le monde lui-même représente Dieu d’une certaine manière. Il peut arriver aussi que des choses issues d’une même cause s’expriment mutuellement, par exemple le geste et la parole. Ainsi certains sourds comprennent ceux qui parlent non par le son, mais par le mouvement des lèvres. C’est pourquoi, si l’idée des choses est en nous, c’est que Dieu auteur des choses et de l’esprit tout ensemble, a imprimé en lui cette faculté de penser, afin qu’il puisse tirer de ses propres opérations ce qui répond parfaitement à ce qui suit des choses. Aussi, même si l’idée du cercle n’est pas

1Notes de ChristianeFrémont

? Les idées ne sont pas comme les images qui expriment les sensations par ressemblance ; cf. Nouveaux Essais, II, IX, § 9-10.2 L’idée existe indépendamment de l’acte de l’esprit (elle est dans l’entendement divin, auquel « convient » l’entendement humain) ; cf. Nouveaux Essais, I, I.3 La facilité est ce qui est tout à fait possible, c’est-à-dire ce qui a peu de réquisits  ; la facilité dans la chose correspond à la probabilité dans l’esprit (Vorarbeiten zur Characteristica universalis, A, VI, II, 492)4 C’est à ce niveau que se pose la question de l’idée vraie, qui demande une adéquation de rapports ou comportements entre ce qui est dans l’esprit et ce que comporte l’objet.5 Cf. Lettre à Arnaud, 9 octobre 1987, Vrin, 1966, p.180-181 : « rapport constant et réglé… c’est ainsi qu’une projection de perspective exprime son géométral ». Le terme habitudines est traduit par Belaval « manières d’être » ; par M.Serres : « comportements » ; par Laurence Bouquiaux : « caractéristiques » ; par F. de Buzon : « rapports » ; l’explication du bufflon étant convaincante (c’est la signification traditionnelle du terme en langue mathématique), je retiens sa traduction.6 Non pas modèle mais module (terme d’architecture, de mécanique, de mathématique), de modulus, mesure : nombre qui exprime le rapport entre les différentes parties d’une machine (en mécanique : quotient du diamètre primitif d’un engrenage par le nombre de dents).7 Voir supra, VI, le Dialogus sur la connexion des choses et des mots, étudié en cours.8 Le mot latin facta est plus large que sa traduction en « actes » : c’est aussi tout ce qui arrive à un sujet, tous ses prédicats enveloppant les événements qui lui sont rapportés.

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semblable au cercle, peut-on toutefois en tirer des vérités, que viendra confirmer sans nul doute l’expérience sur un cercle véritable. »