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Le Continu Contre L~Espace Jean-Michel Salanskis Fondements des Sciences, UPR n'265 du C.N.R.S., 3, rue de l'Universit6, 67084 Strasbourg Cedex Nous voudrions faire r~fldchir sur la relation qu'entretient le continu avec l'espace. Pour la plupart d'entre nous, croyons nous, une certaine figure de l'identification du continu et de l'espace a force d'~vidence : le continu, c'est lR, et par extension, n'importe lequel des IRn , mais l'espace aussi, de son c6td, se laisse incarner par IR3, du moins en premier lieu. Bien entendu cette assimilation a son origine dans l'av~nement de la g~om~trie de coordonn~es, c'est-h-dire dans l'avancde d~cisive de la math~matique survenue au XVII ~me si~cle, h laquelle sont attaches notamment les noms de Fermat et de Descartes. Mais elle est aussi eorrobor~e par le visage technique que prend le plus souvent pour nous le domaine de la physique math~matique aujourd'hui : celui de travaux dans le cadre de la th~orie des vari~t~s diff~rentiables. Ce dernier concept, en effet, fait-il autre chose que pluraliser et g~n~raliser une certaine idle de la complicit~ ind~chirable entre espace et continu? Rendons nous pourtant attentif h une voix qui parle dans un autre sens, m~me si c'est depuis une tout autre position de parole, philosophique : celle de Hegel. Il est de bonne mdthode de ne pas d~cider par avance que de telles vues ne sont pas pertinentes. Hegel : le Drame Conflictuel du Continu et de l'Espace Hegel expose une gdndaiogie, qui commence par l'espace : le eontinu, en liaison avec l'infini, vient apr~s l'espace, et s'oppose ~ lui, nous allons le voir, eomme meilleur. C'est que l'espaee dans son rSle de commencement signifie purement et simplement l'absence de pensde pour celui qui raconte eette histoire. Voici en effet la d6finition donn6e par Hegel de l'espaee au §254 de l'Encyclop~die [Hegel 1830] : "La ddtermination premiSre ou irnmSdiate de la nature est l'universalitg abstraite de son ~tre-en-dehors-d'elle son dtat d'indiff6rence sans mSdiation est l'espace."[Hegel 183o, 142] "premiere ou immddiate", eela nous dit le commencement de la g6n~alogie. Quant au contenu, done, l'espaee est identifi6 eomme l'~tre-en-dehors-de sol 61ev~ ~ la puissance de l'universel, de l'englobant. Mais eet. ~tre-en-dehors-de-soi envahissant est de plus in- difference sans m~diation. Dans eette formulation est implicite le jugement h6g61ien de l'espaee : scion lui l'espace veut que ce qui est "en lui", se trouvant distribu~ selon la

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L e C o n t i n u C o n t r e L ~ E s p a c e

Jean-Michel Salanskis

Fondements des Sciences, UPR n '265 du C.N.R.S., 3, rue de l'Universit6, 67084 Strasbourg Cedex

Nous voudrions faire r~fldchir sur la relation qu'entretient le continu avec l'espace. Pour la plupart d 'entre nous, croyons nous, une certaine figure de l'identification du continu et de l'espace a force d'~vidence : le continu, c'est lR, et par extension, n ' importe lequel des IR n , mais l 'espace aussi, de son c6td, se laisse incarner par IR 3, du moins en premier lieu. Bien entendu cette assimilation a son origine dans l 'av~nement de la g~om~trie de coordonn~es, c'est-h-dire dans l'avancde d~cisive de la math~matique survenue au XVII ~me si~cle, h laquelle sont attaches notamment les noms de Fermat et de Descartes. Mais elle est aussi eorrobor~e par le visage technique que prend le plus souvent pour nous le domaine de la physique math~matique aujourd'hui : celui de travaux dans le cadre de la th~orie des vari~t~s diff~rentiables. Ce dernier concept, en effet, fait-il autre chose que pluraliser et g~n~raliser une certaine idle de la complicit~ ind~chirable entre espace et continu?

Rendons nous pourtant at tent if h une voix qui parle dans un autre sens, m~me si c'est depuis une tout autre position de parole, philosophique : celle de Hegel. Il est de bonne mdthode de ne pas d~cider par avance que de telles vues ne sont pas pertinentes.

Hegel : le Drame Conflictuel du Continu et de l'Espace

Hegel expose une gdndaiogie, qui commence par l'espace : le eontinu, en liaison avec l'infini, vient apr~s l'espace, et s'oppose ~ lui, nous allons le voir, eomme meilleur. C'est que l'espaee dans son rSle de commencement signifie purement et simplement l'absence de pensde pour celui qui raconte eette histoire. Voici en effet la d6finition donn6e par Hegel de l'espaee au §254 de l'Encyclop~die [Hegel 1830] :

"La ddtermination premiSre ou irnmSdiate de la nature est l'universalitg abstraite de son ~tre-en-dehors-d'elle son dtat d'indiff6rence sans mSdiation est l'espace."[Hegel 183o, 142]

"premiere ou immddiate", eela nous dit le commencement de la g6n~alogie. Quant au contenu, done, l'espaee est identifi6 eomme l'~tre-en-dehors-de sol 61ev~ ~ la puissance de l'universel, de l 'englobant. Mais eet. ~tre-en-dehors-de-soi envahissant est de plus in- difference sans m~diation. Dans eette formulation est implicite le jugement h6g61ien de l'espaee : scion lui l'espace veut que ce qui est "en lui", se trouvant distribu~ selon la

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stricte extdrioritd du cgte-~-cSte, et selon elle seulement, soit d~nud de tout rapport . La juxtaposi t ion signifie en quelque sorte l'dchec ou l 'impossibilit~ de toute ~mergence de sens rassemblant les juxtaposds. Etre-avec-autre-chose-dans-et-selon-l 'espace, c'est n 'avoir pas un rappor t qui fasse sens ou qui lance la pens~e. Dans le passage qui suit, et qui pr~sente aussi l 'espace, dans la Science de la £ogiqne [Hegel 1812, 1813, 1816], on t rouvera l 'explicitation du "jugement" de non-pens~e que nous venons de d~gager par commentaire :

"D'un autre c6t~, l'ob-jet abstrait est encore l'espace, quelque chose de non sensible- ment sensible ; l'intuition est ~lev~e dans son abstraction, il est une ]orme de l'intuition, mais est encore intuition, un sensible, l'extgrioritg rgeiproque de la sensibilit~ elle-m~me ; sa pure absence de concept.'[Hegel 1816, 352]

On peut ajouter que le discours h~g~lien, identifiant l 'espace comme "absence de concept", se prolonge en un discours sur les mathdmatiques. Cela est naturel, parce que la science math~mat ique se pose ~minemment comme science de l 'espace, et l 'espace est, pour ce discours, si fondamentalement l 'ennemi du concept que la math~mat ique se trouve emport~e dans l 'absence de concept par sa seule complicit~ avec l 'objet espace. On sait que la fameuse Preface ~ la Phdnomdnologie de l'espril [Hegel 1807] s 'exprime avec une certaine violence au sujet des math~matiques :

"La mati~re au sujet de laquelle la math~matique garantit un tr~sor consolant de v~rit~s est l'espaee et 1' Un. Or 1' espace est l'~tre-l~ dans lequel le concept inscrit ses differences comme dans un ~l~ment vide et mort, au sein duquel ces differences sont ~galement sans mouvement et sans vie . . . Daats un tel ~l~ment sans r~alit~ effective il y a encore seulement un vrai sans r~aiit~ effective, fait de propositions rigides et mortes ;"[Hegel 1807, I, 38].

O~ l 'on volt comment le "d6faut-de concept" de l 'espace se t ransmet g la math6ma- tique, dont sont d6nonc6es les "propositions rigides et mortes".

Mais, nous l 'avons dit, la g6n6alogie poss~de un second temps. L'espace ne s 'en tient pas ~ l 'espace, il se laisse concerner, envahir, capturer par le continu et l'infini, "apr~s" le commencement : cette transfiguration de l 'espace dans un "apr~s-coup" rel&ve bien stir du proc~s dialecfiqne, ~l~ment capital et dominateur du h~g~lianisme.

Ce second temps se marque par exemple comme tel dans le passage cit6 tout £ l 'heure du Prgcis de l'Encyclopgdie des Sciences Philosophiques, consacr6 ~ une d6finition de l 'espace : le fragment dont nous avons d6jg fait 6tat est im6diatement suivi de la con- sid6ration suivante, qui le complete :

"I1 n'est pas admissible de parler de points spatiaux comme s'ils constituaient l'~.l~ment positif de l'espace, puisqu'~ cause de son indiff~renciation, il n'est que la possi- bilit~ et non la position de l'$tat de s~paration et de n~gation et que pour cette raison, il est continu ; le point, l'$tre pour soi, est par suite au contraire, la nggation de l'espace pos~ en lui. C'est aussi ce qui r~soud la question de l'infinit~ de l'espace (§100, Rem.)."[Hegel 1830, 142-143].

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Ni les "points" spatiaux, ni l'infinit~ de l'espace ne sont 1~ dans le premier moment de l'espace qu'a pos~ la d~finition h~gdlienne. Pour qu'ils comparaissent, il faut que le point vaille comme ndgation de l'espace, et cela il le fait en tant que continu et qu'gtre- pour-sol. Une n~gation, chez Hegel, est une temporalisation, la n~gation de l'espace nous place "apr~s" l'espace. En quelque sorte, l'id~e de Hegel est que l'espace est d 'abord un put divers-en-ext~riorit~, en lequel les points ont un statut aristot~licien de simple possibilit~ ; ensuite, le point s'affirme dans une autonomie identitaire, comme quelque chose qui "enveloppe" son voisinage, et dans ce mouvement se constitue en m~me temps une totalit~ infinie et continue. La r6f~rence ~ l 'Etre-pour-soi nous indique par ailleurs que ce mouvement est un retour du qualitatif: l 'Etre-pour-soi est dans [Hegel 1812] un des noms de l'infini qualitatif, le "bon infini". Dans le m6me texte, on peut d'ailleurs aussi trouver l 'assertion compldmentaire que le mauvais infini, le quantitatif, est complice de l'~tre-l~ spatial : c'est donc ici du premier moment de la spatialit6, le seul auquel soit li~ le mot espace chez Hegel, qu'il s'agit.

En r~sum~, le continu et l'infini sont regard~s comme des d~terminations qui revien- nent £ l'espace, mais au prix de sa destruction (par l 'instance de l 'Etre-pour-soi, infini qualitatif) comme ce qu' il ne peut n6anmoins pas cesser d'6tre : l 'objet de l 'appropriation de la math~matique g~om~trique. Ceci veut dire encore que la positivit~ conceptuelle de l'espace ne peut que rester dtrang~re, pour Hegel, ~ Ce que la considfiration math~matique salsit et d~veloppe. Nous en trouvons plusieurs t~moignages dans les dcrits de Hegel, comme cet autre passage de la preface de [Hegel 1807] :

"En effet, ce que la math6matique consid~re, c'est seulement la grandeur, la difference inessentieUe. Ce qui scinde l'espa~e en dimensions, et dStermine le lien entre elles, c'est le concept ;mais la math6matique fait abstraction de cela ; elle ne considSre pas, par exemple, la relation de la ligne $ la surface, et quand elle compare le diam~tre du cercle $ la p~riph6rie, elle se heurte ~ leur incommensurabilitY, - une relation vraiment conceptuelle, un infini qui 6chappe ~ la d~termination math~matique.'[Hegel 1807, I, 39].

On pourrait encore invoquer la grande remarque sur le calcul infinitesimal, dans [Hegel 1812], qui ne traite que de l'infini du calcul, et pas direetement du continu, mais qui abouti t exactement k la m~me sorte de verdict, au m~me type de partage entre math6matique et philosophie.

Tout ~ l 'heure, nous ddcrivions le premier moment de l'espace h6g~lien un peu comme un moment aristotfilicien, le second moment, en revanche, celui de l'~mergence concom- mit tante du point, de l'infini et du continu, un peu comme un moment "cantorien". Le texte nous y autorisait, mais il faut bien voir que ce second moment, devant ~chapper tout k la lois k l'espace lui-m6me et aux math6matiques qui l'~tudient, doit 6tre en fait un moment purement concepiuel, pour Hegel. Nous ne devons donc pas ~tre surpris que le discours de Hegel d~nonce par avance l'id~e d'une ensemblisa~ion de l'espace et du continu. Poincard, prouvant qu'il ne voyait pas dans l'ensemblisation la constitution d'un v~ritable continu, ~crivait :

"Le continu que nous offre la nature et qui est en quelque sorte une unit~ est-il semblable au continu math~matique, tel que l'ont d~fini les plus r~cents g~om~tres, et qui n'est plus qu'une multiplicit~ d'~l~ments, en hombre infini, mais ext~rieurs les uns aux autres et pour alnsi dire logiquement discrets. [Poincar~ 1913, 187]"

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Le passage suivant de Hegel, pris dans [Hegel 1812] nous semble lui faire ~cho :

"La continuitg est done rapport ~gal ~t soi-m~me, simple, qui n'est interrompu par aucune limite et exclusion ; non pas pourtant l'unit~ immediate, mais l'unit~ des Un ~tant-pour-soi. Est done contenue 1~ l'extgrioritg-rgciproque de la multiplicitg, mais en m~me temps comme une [multiplicitY] non diff~renci~e, ininterrompue. La multiplicit~ est posse, dans la continuitY, teUe qu'elle est en soi ; en effet les multiples sont chacun ce que sont les autres, chacun ~gal ~ l'autre, et la multiplicitY, par consSquent, ~galit~ simple, d~pourvue-de-diff~rence. La continuit~ est ce moment de l'Jgalitg-&-soi-m~me de l'~tre-en-ext~riorit~-r~ciproque.'[Hegel 1812, 168].

I1 est indiqu$ fort net tement, en effet, que le continu est du c6td de l'dgal et de l 'un, et que par consequent son " rappor t " au principe d'extdrioritd universelle de l'espace ne peut ~tre qu 'un rapport d'antagonisme, ainsi qu'il dtait d'ailleurs ddj£ dit dans notre deuxi~me citation du §254 de [Hegel 1830]. Si le continu "existe" ndanmoins dans cet antagonisme, en croire ce passage, c'est par ce que le "moment de l'dgalit~-£-soi- m~me" est un moment conceptuel, philosophique, et non pas un moment g~omdtrique ou math~matique. On peut parier que Hegel auralt jugd l'unitd de ]Rune simple unitd immgdiate, confirmant l'ext~rioritd spatiale.

Supposons done que nous ayons entendu le message hdgdlien. Supposons de plus qu'il probldmatise pour nous l'~vidence du lien continu/espace, dont nous dvoquions tout l 'heure la forte installation en nous. Nous pouvons poser deux questions :

1) y a-t-il un precedent philosophique off nous puissions trouver au contraire un soutien pour notre sentiment de la complicit$ du continu et de l'espace?

2) le ddveloppement contemporaln de la mathdmatique parle-t-il dans le sens du conflit du continu et de l'espace, ou dans le sens de leur solidaritd?

K a n t : l ' I n tu i t i on c o m m e R a p p o r t H e r m ~ n e u t i q u e h l 'Espace ; la Hi~rarch ie H e r m ~ n e u t i q u e E s p a c e / C o n t i n u / I n f i n i ; le Th~me de la Locali t~

Pour aborder d 'abord la premiere question, nous croyons qu'un precedent du type cherch~ nous est offert par la philosophie critique et transcendantale de Kant. Comme ce n'est pas ici le lieu d 'argumenter de faqon pr6cise et approfondie £ partir des textes, nous allons d 'un seul et m~me mouvement presenter notre mani~re d'entendre le message "esth~tique" de Kant, et les enseignements relatifs £ l'espace et au continu, ainsi qu'£ leur rapport , que nous puisons dans ce message.

Premi~rement, et ceci correspond ~ une mani~re de s'inscrire dans un d~bat qui a ~t~ volontairement plac~ au centre de ce colloque, nous ne tenons pas la th~orie kantienne de la "forme a priori de la sensibilit6" espace pour une th~orie qui institue la g~om~trie euclidienne comme dogme commandant de mani~re intemporelle ~ la science de la nature, et confinant une fois pour toutes le savoir math~matique dans des bornes intangibles.

Pour nous, la doctrine de l ' intuition pure, notamment spatiale, exprime la troisi~me d~termination de la finitude du sujet de la connaissance :

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- la premiere d~termination consiste en ce que le sujet ne constitue pas au plan "in- tellectuel" ce qu'il a /~ connaitre (comme Dieu) ; pour lui penser et connaitre ne coincident pas, le r~el de sa connaissance doit s'annoncer tt lui, doit lui venir de l'ext~rieur, comme une adresse ou une provocation, que la connaissance viendra re- couvrir ;

- l a deuxi~me d~termination consiste en ce que cet "externe" qui s'annonce ne s'annonce pas comme singulier ; ce qui "entre" est un divers de la sensibilitY, une multiplicit~ que Kant nous demande de nous repr~senter d'abord comme inorganis~e, sans structure, sans unit~ ; pour dramatiser au maximum cette d~termination, disons qu'elle signifie qu'il n 'y a pas d'abord et d'embl~e des objets, dont on pourrait ddcrire les propri~t~s dans un langage logique du premier ordre ;

- la troisiSme ddtermination, donc, consiste en ce que pour nous, le divers est in- exorablement pris dans un cadre spatic~temporel (le forme de forme a priori ne veut rien dire de morphologique, il d6signe tout /~ la fois le cadre et son caract~re incontournable).

La lecture de la doctrine esth~tique kantienne comme dogmatisme comprend que le "cadre" est donn6 avec une information, quelque chose comme un "mode d'emploi", qui serait le texte de la g~om~trie euclidienne. Par dessus le march~, elle interpr~te que la 16gitimit~ de ce texte r~side en ce qu'il 6mane du sujet comme une de ses composantes inn~es et n~cessaires (l'esthStique transcendantale serait une piece de la psychologie cog- nitive kantienne).

Nous comprenons au contraire que le cadre est mis en sc~ne par Kant comme quelque chose qui exc~de la capacit6 de pens6e articul6e et cons6quente du sujet, tant et si bien qu'6mane de lui comme une "question", ~ laquelle le sujet ne peut 6chapper, bien loin que lui revienne une certitude intime sur laquelle il se guide. Le point 3) de la premiere r6daction de l'exposition transcendantale de l'espace, pour nous, exprime que la g6om6trie est une interprdtation de l'espace, en tant que celui-ci est infinitaire et d6passe le pouvoir repr6sentatif finitaire de l 'entendement : le caract~re "r6gulateur" de l'espace ne git pas dans le fait qu'il y a un discours fixe et immuable de l'espace, mais dans ceci que le discours de l'espace, la g6om6trie, fait toujours syst~me, en sorte que la n6cessit6 de chaque 6nonc6 sur l'espace renvoie ~ celle du syst~me, et non h la contingence de l'information empirique. Kant dit que nous n'affirmons pas la tridimensionnalit6 de l'espace "parce que nous n'avons jusqu'ici rencontr6 que des espaces tridimensionnels" : il ne dit pas sur le mode positif que cet 6nonc6 nous est dict6 par l'intuition pure. Cette formulation n6gative dolt ~tre comprise, selon nous, comme l'expression de ce que, pour lui, tout jugement sur l'espace est toujours pris dans la n6cessit6 d'une g6om6trie qui pr6c~de toute exp6rience, et que c'est en cela que consiste la r6gulation apriorique de la connaissance par l 'intuition pure de l'espace.

Nous nommons hermdnentique ce rapport ~ l'espace : l'espace fait question, le sujet de la connaissance est originairement ~ son 6gard dans une situation qui est ~ la lois de ddsaisissement et de familiaritd ; le d6saisissement signifie que le sujet ne poss&de ni ne maitrise l'espace, que l'espace est in6puisable et infinitaire ; la familiarit6 signifie que le sujet a toujours pr6jug6 de la coh6rence, de la logique de l'espace, qu'il a toujours anticip6 l'essence des rapports spatiaux, de la structure spatiale. Ce "projet" de l'espace s'inscrit dans une g6om~trie, aujourd'hui dans une th~orie g~om~trique. L'espace est toujours module d'une th~orie g$om6trique. Mais les theories sont plusieurs, dans la

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succession et la simultaneitY. Comme l'espace est en exc~s sur le pouvoir repr~sentatif, la question de l'espace persiste £ faire question par-delL les theories qui lui rSpondent, et de nouvelles theories voient le jour, qui reprennent l'impens~ ou l'implicite des pr~cgdentes, en "revenant" ~ ce qu'elles posent comme le plus intime de la question. Comme ce jeu, qui doit ~tre appel~ hermdneutique de l'espace, est jou~ librement au long des si~cles, il arrive aussi que le "projet de l'espace" se diversifie de faqon contradictoire, et donne lieu ~ plusieurs versions du "myst~re de l'espace", irr~ductibles et concurrentes £ une ~poque donn~e. En premiere approximation, c'est le cas aujourd'hui. Mais nous aurons

en discuter un tout petit peu plus pr~cis~ment. Le deuxi~me ~l~ment essentiel clue nous trouvons chez Kant, c'est l'id~e d'une struc-

ture de double renvoi qui fonde une hidrarchie herradneutique des trois termes infini- continu-espace. En effet, les points num~rot~s 4) et 5) de l'exposition m~taphysique de l'espace 1 disent que le "pr~jug~ spatial", le fond herm~neutique de notre rapport k la ques- tion de l'espace, contient ~ titre de noyan th~matique le ¢aract~re global, ins~cable de l'espace, et solidairement son caract~re charg~ d'infini. L'espace est quelque chose en quoi l'infini est d~pos~, distribu~ : c'est d'ailleurs off r~side l'indice de son caract~re d'intuition plutSt que de contenu conceptuel. En ce sens la question de l'espace renvoie ~ la question de l'infini comme ~ une question plus fondamentale. Mais les d~veloppements ult~rieurs de Kant dans la Critique de la Raison Pure ([Kant 1787]) nous indiquent qu'entre l'espace et l'infini s'interpose le continu : cet infini se d~posant ou se distribuant, c'est aussi, c'est d 'abord le caract~re continu de l'espace, nominalement identifi~ par Kant ~ la divisibilitd

l'infini dans les anticipations de la perception : d'aprfis cette identifcation, donc, le con- tinu est lui-m~me 'Tond~" sur l'infini. Or c'est comme continu que l'infini charge l'espace, ou encore c'est le caract~re continu qui "contraint" ~ l'infini l 'intuition de l'espace. On aurait donc la hi~rarchie suivante : la question de l'espace renvoie ~ celle du continu (comme £ son pr~alable, comme £ une question plus fondamentale), la question du con- tinu renvoie £ celle de l'infini (de la m~me mani~re). Selon cette hi~rarchie, notons le immSdiatement, le continu n'est pas "contre l'espace", au contraire, il est un constituant essentiel du sens de l'espace (l'espace ne se comprend que par le continu). Il est donc attest~ que cette autre perspective philosophique contrecarre le point de vue que nous trouvions chez Hegel (historiquement, le rapport pol~mique fonctionne bien ~videmment dans l 'autre sens).

Par ailleurs, et sans entrer dans les d~tails, cette hi~rarchie nous semble rencontrer le sentiment qu'on a naturellement, £ partir d'une formation math~matique contemporaine (ensembliste) : le concept d'espace parait, ~ travers la g~om~trie de coordonn~e, et son h~riti~re la g~om~trie diff~rentielle moderne, construit "sur" le continu, et son investiga- tion requ~rir en effet la connaissance du continu (des IR n) comme pr~alable ; le concept de continu lui-m~me se cristallise dans la construction du IR de Cantor-Dedekind, dont nous savons qu'elle comporte comme moment d~cisif l'admission d'un infini actuel des to- talit~s ensemblistes, off il faut voir une grande figure de l'herm~neutique de l'infini ;donc l'id~e que la th~orie du continu renvoie & la formalisation de l'infini est naturellement nStre.

L'ultime enseignement qu'il est naturel d'aller chercher chez Kant concerne le rapport de l'herm~neutique de l'espace ~ celle du continu : si Kant pense le "renvoi" dont nous avons parle, de l'espace au continu, y-a-t-il chez lui une approche de ce qui dans la ques-

1 Toujours dans sa prernifire r~daction.

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tion de l'espace excSderait la question du continu, de ce qui serait un noyan th6matique propre g l'espace dans sa distinction d'avec le continu?

Le continu, dans sa coh6sion et son int6gralit6, est selon Kant intuitionn6 a priori comme global. Mais le mot "global" est ici maladroit, surtout devant une assistance de mathdmaticiens, parce qu'il 6voque son pendant math6matique, le local. Or il s'agit plut6t, dans l'exposition m6taphysique de l'espace, d'une intggralit~ qui est pure coh6sion justement, put caract6re continu, et ne s'oppose pas encore au local, n'est pas encore n6gativement polaris6e ~ l'encontre de celui-ci.

Justement, notre th~se est qu'on peut life chez Kant l'id6e que la pens6e spatiale n'est pleinement elle-m6me que lorsque s'ajoute ~ la pens6e (essentiellement intuitive, rappelons le) de l'int~gralit~ infinitaire d~pos~e-distribu~e celle du local : celle-ci fait apparaitre par contraste une signification de globalitd, laquelle, dans une inscription thdorique, pourra s 'attribuer ~ l'int~gralit~, mais sera plus g~nfirale et plus libre. Ce supplement intuitif propre h l'espace, nous le voyons comme ce qu'apporte le th~me kantien de l 'intuition formelle, ~voqufi h la fin de la d~duction transeendantale des categories, au §26 de [Kant 1787]. Donnons donc rapidement une idle de la lecture que nous proposons de ce passage c~l~bre et ~nigmatique.

Kant, dans ce passage, conclut la "ddduction transcendantale des categories de l'en- tendement" en expliquant que le divers sensible, en tant que "spatialis~-temporalis~" (pris dans les formes pures de la sensibilite~ n'est pas seulement "jet~" en l'espace comme en un fond ou un cadre, il y a aussi un moment de l'intuition formelle, qui est le moment de l 'intuition unitive, laquelle est encore "representation de l'espace comme objet". Ce que vise Kant, c'est bien l'intuition a priori de l'6tre-ensemble dans l'espace plutSt que de l'espace comme cadre et fond, plus pr6cis~ment de cet ~tre-ensemble comme un "objet" que le fond spatial n'est jarnais, puisqu'il est un cadre, un medium-norme, quelque chose d'enveloppant et pas d'ob-jet~. L'~tre-ensemble ob-jet~ dans l'espace, c'est, tradition- nellement, quelque chose comme la figure, la forme au sens morphologique, non kantien ; dans l'exemple de la maison que donne Kant juste apr~s avoir 6voqu~ l'intuition formelle, on voit que ce moment de l'intuition correspond au trac~ du dessin de la maison 2. Si l'on se place a priori, c'est-h-dire si l'on envisage un divers jet~ dans l'espace absolument quelconque, le "contenu" de l 'intuition formelle ne pourra plus ~tre aucune forme par- ticuli~re, mais seulement la qualit~ synthStique du divers an sein de l'englobant spatial, qualit~ qui fait valoir le divers comme uni en un lieu : le corr~lat absolument g~n~ral et apriorique de l 'intuition formelle, m6me si Kant le volt sans doute plut6t comme la figure, c'est le lieu, mieux c'est la loealit~ du lieu (le scheme du lieu). Kant associe explicitement ce moment de l 'intuition formelle ~ la g~omgtrie : m@me si la g~om6trie est d6j~ ~voqu6e dans l'exposition m~taphysique de l'espace, m~me si l'espace est d6j~ l'entier infinitaire continu corr~lat d'une th~orie g~om~trique hce stade de l'expos~ de Kant, il semble que pour lui, l'identit6 de la g~omfitrie ne soit pleine qu'avec l'intervention de cet int6r6t pour la figure, ou plus radicalement pour la localit~ comme telle.

Le "plus" de la question de l'espace par rapport h la question du continu serait doric, en suivant Kant (c'est-h-dire aussi en le pr$c~dant), la question du local : d~s lots que l'entier infinitaire continu, interrogd selon la localitY, devient espace en un sens plus complet, l'intdgral de l'exposition m~taphysique, abritant le local, vaut comme global dans son contraste avec lui.

2 CL~26 juste apr~s la division, p. 139 dans notre 6dition.

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Le Continu Contre L'Espace 257

Nous sommes naturellement conduits ~ nous demander ce qu'il en est aujourd'hui de ce dispositif : la question du local, en math~matiques, est-elle toujours sous la d~pendance de la question du continu? le concept de figure est-il toujours ce qui recouvre le th~me de la localitY, et nomme l'int~r~t prevalent de la g~om~trie?

Il nous semble ~ la v~rit$ que, regard~s ~ la distance et dans l'esprit convenables, les grands ~v~nements de l'histoire de la g~om~trie c~l~br~s par ce colloque vont tous dans le sens d'une accentuation du "poids" de la th~matique du local.

L a G ~ o m ~ t r i e M o d e r n e

Soit par exemple ce qu'on appelle le "point de vue Erlangen" en (ou sur la) g6om6trie. P~6duit ~ l'adage que tout le monde connMt, il s'agit du point de vue qui comprend essen- tiellement la g6om6trie comme 6tude de substrats munis de groupes de transformation en lesquels r6side toute l'identit6 de chaque g6om6trie consid6r6e. Or, n'est-il pas clair que la donn6e d'un groupe de transformation sp6cifie justement comment il est possi- ble de '~ermuter" globalement les localit6s ultimes que sont les points du substrat? Si le groupe, dans la mesure o~ il agit transitivement, "t6moigne" de l'homog6n6it6 de l'espace- substrat, dans tousles cas, il atteste 6galement l'6cart entre l'int6gralit6 de l'espace et chacun de ses points, 6cart qui autorise une pluralit6 de faqons de bouleverser le sub- strat en conservant sa structure globale, mais en alt6rant de nombreux points (envoy6s "ailleurs"). Dans ce dialogue entre l'int6gralit6 de l'espace et la localit6 ponctuelle, nous ne retrouvons pas la localit6 de tout ~ l'heure, celle de l'intuition formelle, qu'on peut en premiere approche identifier comme celle de la figure. Mais le point de vue Erlangen a tout de m~me sa fa~on de la traduire : dans une g6om6trie donn6e par un couple substrat- groupe, g toute figure sera associ6 un sous-groupe du groupe fondamental, le stabilisateur de la figure. Alors l'6cart entre le local ultime ou local ponctuel et le local de la figure se trouvera en quelque sorte refl6t6 ou traduit par l'6cart entre le groupe fondamental et son sous-groupe (le quotient 6tant le groupe fondamental d'un espace dont les points seraient les localisations de la figure). C'est plutSt comme cela que comme une "alg6brisation" de la g6om6trie que nous demanderions ~ l'histoire et ~ la philosophic des math6matiques de comprendre le point de vue Erlangen : comme un moment herm6neutique ~ la faveur duquel est propos6e une "version" de la localitg, piece essentielle de l'individuation de la g6om6trie. Cette version dramatise tout ~ la lois l'6cart entre l'entier de l'espace et la localit6 ultime du point, et l'6cart entre cette localit6 ponctuelle et la localit6 de la figure.

Le second 6v6nement pr6sent k l'esprit de nous tous, r6unis pour ce colloque, est sans conteste l'6mergence du concept de vari6t6 diff6rentiable, dont on saisira volontiers le premier moment, sinon l'accomplissement, dans l'article de 1854 de Rie- mann. Cependant, du point de vue qui est le nStre, il convient plutSt de passer par dessus l'enchainement historique voulant que la g6om6trie diff6rentielle moderne se soit d6velopp6e avant et ind6pendamment des concepts topologiques. Aujourd'hui, nous com- prenons les vari6t~s diff6rentiables comme une cat6gorie, 6minente et paradigmatique certes, mais une cat6gorie tout de m~me parmi les espaces topologiques. Et cette no- tion plus g6n6rale m6rite d'etre d'abord comment6e, parce qu'elle n'est pas autre chose qu'une 61aboration de la localitd pour elle-m~me, une 61aboration de cela mfime qui mo- tive, disions-nous, une herm6neutique de l'espace ayant son autonomic et son th~me propre vis-a-vis de l'herm6neutique du continu. "topologique", cela veut bien dire qu/

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258 Jean-Michel Salanskis

a trait an lieu, l'~tymologie, en l'oeeurrence, manifeste le caraet~re non arbitraire de la terminologie. L'~l~ment crucial du concept d'espace topologique est la raise en avant d'un concept axiomatique du lieu eomme "sous-ensemble bien abritant", qui est l'onvert. L'usage marque eette option, puisque "loealement" veut dire presque toujours "dans quelque ouvert" (variante : dans quelque ouvert eontenant ee qui est nomm~ "le point" dans le eontexte). Notamment, dans sa contribution ~ces journ~es, monsieur Gromov, qui discute des cas dans lesquels il est possible de passer du local au global, donne ~ local ce seas (si nous eomprenons bien, son probl~me est plus pr~eis~ment de d~terminer dans quel eas la validit~ de quelque chose "universellement loealement" entraine sa validit~ "globalement").

Les axiomes des ouverts chargent d'un sens implieite le "lieu". Le lieu est quelque chose qui reste soi-m~me si on le '~raffine" (par intersection) de mani~re linie, mais risque de se d~naturer si on se laisse aller h resserrer d'un seul coup inflniment la localisation. Le lieu donne mati~re h la d~finition du voisinage, et se red~finit alors eomme ce qui est voisi- nage de tous ses points, propri~t~ que nous proposons de gloser eomme propri~t~ d'etre bien abritant (e'est exactement le langage que tient Heidegger pour earact~riser le lieu de fa~on pr~-m~trique dans [Heidegger 1954]). Mais ce lieu est essentiellement ind~termin~, des sous-ensembles de taille absolument impr~visible ont la charge signifiante du lieu, notamment l'espaee entier (toujours) ; la logique pure du lieu abandonne absolument tout contr&le quantitatif du lieu, s'en tenant h sa qualit~ d'onvert. Si n~anmoins on en- visage tousles lieux contenant un point donn~, alors la "synth~se" de ces lieux, sans donner naissance k un lieu infinitesimal homog~ne ~ chaeun des lieux ind~termin~s pris en eompte, suscite une perspective infinitdsimale. L'impossibilit~ d'intersecter, et done d'assigner l'infinit~simal dans l'espace induit classiquement une d~marche d~tourn~e don- nant naissance ~ des objets infinit~simaux : celle du passage aux "germes". Moyennant une complication de "type", c'est-~-dire l'invoeation de classes d'~quivalence d'entit~s elle-m~mes d~finies sur les lieux variables, on obtient des incarnants de l'infinit~simalit~. Pour ce genre de raison de principe, l'infinit~simalit~ est plus universelle, a priori, que la localit~ ind~termin~e. Le concept topologique du local fair aussi apparaRre un concept corr~latif du global : global se dit alors de ee qui est "reeollement" de localit~s. Done n'importe quelle r~union d'ouverts, ou plut6t n'importe quel objet en rant qu'on le fait valoir comme recouvert par une farnille d'ouverts. Un cas particulier extr~ment impor- tant est celui de ce global qui ne n~cessite jamais vraiment une multiplicit~ infinie de points de vues locaux pour ~tre couvert: si une telle multiplicit~ est donn~e, on peut toujours la r~duire ~ une multiplicit~ finie effectuant d~j~ le "recouvrement". Ces "globa- lit~s" essentiellement finitaires sont les parties dites compactes de l'espace. Mais ce sont en fait anssi des localit~s : elles seraient m~me quelque chose comme le r~pondant, dans le dispositif topologique, du local de l'intuition formelle kantienne, celui de la figure. La figure paradigmatique, pour Kant et pour la pens~e math~matique courante, notamment g~om~trique, est en fait la figure se pr~tant ~ une synth~se finie, eomme le cercle ou la sphere. Or, ces "compacts" sont cela m~me, auquel on a retir~ les propri~t~s de r~gularit~, de teneur locale, qui font des eereles et spheres des objets beaucoup plus riches que des compacts g~n~raux.

Les compacts, ainsi, sont des parties qui exemplifient la localit~ en m~me temps qu'un certain mode de la globalit~. Corr~lat du local, le global est lui aussi ind~termin~. Seule sa limite sup~rieure a une individuation invariante : le maximum que puisse prendre en

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Le Continu Contre L'Espace 259

lui un lieu synth~se de lieux, c'est l'intkgralitk de l'espace. On aboutit ainsi au diagramme suivant, le diagramme de la localitk topologique :

int6gral insertion et ~ , % englobement

insert possible " ~ m e cas insertion

local-compact ,r~ local- (= global relatif) ~J ind~termin~

recollemer~

inse~n'~~ ~ insertion Iocal-infinit@simal

l insertion

Iocal-ponctuel

Mais nous l'avons dit, "en fait", cette penske de la localitk se dkveloppe h partir d'un approndissement gknkralisant de la penske euclidienne de l'espace qui est la promotion du concept de variktk diffkrentiable. Ceci poss~de deux aspects et deux significations importantes pour nous :

1) le contenu topologique de la notion de localitk ne fait pas, h lui tout seul, une localit~ gkomktrique ; ~tre topologue n'est pas "dkjh" ~tre g~om~tre, m~me si, de facto, un topo- logue pur, qui ne s'intkresserait pas h ces espaces topologiques particuliers que sont les varikt~s diff~rentiables, est chose parfaitement improbable : la condition suppl~mentaire, pour qu'on ait de la gkomktrie au sens strict, est, semble-t-il, une certaine concession au suffixe m~trie ; non pas nkcessairement qu'on dispose d'une mktrique globale ou locale, mais tout de m~me qu'il y ait une prksence locale du hombre, que l'espace puisse ~tre vu localement selon quelque chose comme le hombre, la mesure, le param~tre.

2) la gkomktrie diffkrentiable, fondke de mani~re moderne sur le concept de variktk diff~rentiable, est le lieu d'un dkveloppement considkrable de la penske gkomktrique de l'espace o/1 celle-ci reste like au continu. Elle envisage le continu comme un "noyau" de la spatialitk, tout en attestant le caract~re dkfinitoire, pour ce que la gkomktrie poss~de en propre, du th~me de la localit~ : ce th~me fonctionne, dans cette gkom~trie, conformkment au diagramme gkn~ral, avec des dSterminations particuli~res likes au fait que les "espa~es" sont localement homkomorphes £ des ouverts de IR n, et ce de mani~re diffkrentiablement inter-rapportable. Notamment, le probl~me g~n~ral de la substantialisation des objets infinit~simaux se trouve redoublk du probl~me du caract~re intrins~que des dkfinitions, probl~me qui dkcoule naturellement du concept d'atlas (premier probl~me de cette sorte : celui de la d~finition du fibrk tangent d'une variktk). Les variktks compactes deviennent des incarnants plus satisfaisants de la "localitk" kantienne de la figure, d~s lots qu'ils sont toujours "bien abritaats" en un sens adkquat (celui d'une carte locale), alors qu'un

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compact g6n~ral peut poss~der des points isol~s. Les probl~mes "globaux" (probl~mes de recollement) se posent et sont trait~s selon des voies off les techniques de l'analyse interviennent.

Tant que, donc, le concept d'espace topologique n'intervient que par le truchement des vari~t~s diff~rentiables, la g~om~trie reste li~e au continu, elle manifeste seulement au moyen du langage topologique ce que la pens6e de la localit6 a de propre et d'exc~dentaire par rapport ~ la pure pens~e du continu. La pens~e de l'espace comme charg$ de la localitd reste fond~e sur celle du continu.

D u C o n c e p t d e F a i s c e a u ~ l ' I d 6 e d ' u n e R e c o n s t r u c t i o n

C a t 6 g o r i q u e d e s N o t i o n s d ' E n s e m b l e e t d ' E s p a c e

Mais le concept de faisceau, surtout au vu de la fonction d~cisive qu'il remplit en g~om6trie alg~brique, ouvre la possibilit~ d'une rupture, d'une prise d'autonomie de la pens~e de l'espace par rapport ~ celle du continu. Ce dont il s'agit peut ~tre rapidement r~sum~ comme suit : le plus n~cessaire pour que le topologique vaille comme g~om~trique, et que nous d~crivions comme une presence locale du nornbre tout h l'heure, en des ter- mes un peu vagues et myst~rieux, le point de vue faisceautique en donne une nouvelle interpretation. En substance, il y aura presence locale d'op~rations, et les op~randes seront con~us selon l'analogie fonctionnelle (comme des '~fonctions" d6finies localement).

Le concept de vari~t~ diff~rentiable requiert que la vari~t~ soit locMement paramgtrde par des nombres r~els. Le concept de faisceau implique des ~l~ments pris dans une struc- ture op~ratoire g~n~rale (groupe, anneau, alg~bre) et non pas dans celle, paradigmatique et fixant la signification moderne du continu, qu'on nomme lR ; il les implique de plus non comme param~tres, en termes desquels se laisse int~gralement life et reconstruire lo- calement l'espaze topologique, mais comme entit~s "au-dessus" de cet espace, analogues de fonctions. Les axiomes d~finissant le faisceau assurent essentiellement un "suivi" ou une surd~termination du diagramme de la localit~ par les "fonctions" : un ensemble de "donn~es fonctionnelles" locales provient par une operation fondamentale dite de "restric- tion" d'une donn~e fonctionnelle relativement globale si et seulement si elles satisfont le crit~re naturel de compatibilit~ sur les intersections (reformul~ en termes des fl~ches de "restriction"). Par ailleurs, il est possible de construire les germes du faisceau en chaque point, et de les agglom~rer en un objet topologique qui se pr~sente comme une fibration de l'espace de base ("l'espace ~tal~" associ~ au faisceau). I1 s'ensuit que l'on r~cup~re le probl~me du rapport entre fonctions locales et fonctions relativement globales, ainsi que celui du rapport entre fonctions locales et fonctions infinit~simales (les ~l~ments de l'espace ~tal~). Le concept de faisceau, bien entendu, n'intervient pas seulement en g~om~trie alg~brique. Mais cette discipline a ceci de particulier que ses objets fondamen- taux selon l'approche actuelle, les schemas, sont des faisceaux, dont l'espace topologique sous-jacent n'est pas du tout n~cessairement en rapport avec le continu : dans la situ- ation de r~f~rence la plus banale, le substrat est un ensemble alg~brique affine muni de sa topologie de Zariski, sur un corps k absolument quelconque. I1 s'en suit, de telles topologies n'~tant pas s~par~es, que le r61e du compact dans le diagramme de la localit~ sera jou~ par des "quasi-compacts" (dont le concept entre lui-m~me en r~sonance avecla notion alg~brique d'anneau noetherien).

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Le Continu Contre L'Espace 261

Ce qui nous int~resse est que, de la sorte, s'~lahore un objet th~orique qui est plus que topoiogique : il vaut comme motif d'une th~orie v~ritablement g~omgtrique, on ne dit pas les sp~cialistes de la g~om~trie alg~brique g~om~tres de mani~re homonyme et par abus de langage. Et pourtant, l 'objet schema n'entretient pas une d~pendance de principe l'~gard du continu. La d~marche de la g~om~trie alg~brique "consomme" donc quelque chose comme une ~mancipation de la pens~e de l'espace £ l'~gard de la pens~e du continu.

Bien stir, nous ne voulons pas, disant cela, prendre une position absolue et maximaliste sur la teneur du discours de la g~om~trie alg~brique contemporaine, ~ la fois parce que nous n'en avons pas la competence, et parce que nous pressentons qu'elle abrite une multiplicit~ d'approches. En particulier, nous ne pr~tendons pas nier le r61e que persistent

jouer les vari~t~s alg~briques complexes (et peut&tre r~elles), r61e que la g~n~ralit~ des objets grothendickiens est susceptible de "masquer" ; par ailleurs, au simple degr~ du lecteur de trait~s classiques qui est le n6tre, il apparait avec une certaine ~vidence que subsiste, dans le cadre des schemas, un rapport de "mim~tisme" de la g~om~trie alg~brique £ l'~gard de la g~om~trie diff~rentielle, ~ travers lequel l'id~e du "substrat continu" reste sans doute r~gulatrice, ~ d~faut d'intervenir de la m~me faqon dans le "pr~jug~ de l'espace".

Dans un autre ordre d'id~es, il serait assez naturel, ici, d'~voquer certaines tendances encore plus radicales suscit~es par les formalismes de la g~om~trie alg~brique : on sait que le concept de site permet la g~n~ralisation de la notion de faisceau £ une situation o5 n'est m~me pas donn~ un espace topologique substrat. Ceci constitue un pas vers l 'abandon de plus que le continu comme "socle" de la pens~e g~om~trique : vers une rup- ture avec la representation ensembliste elle-m~me, soit sans doute n~cessairement avec la juridiction de la "totalit~ ensembliste infinie" sous laqnelle se place ordinairement non seulement la g~om~trie, mais la math~matique en g~n~ral. A ce qu'il nous semble, cer- taines des d~marches int~rieures £ la g~om~trie alg~brique grothendickienne vont dans le sens d'une telle destitution de la perspective ensembliste au profit de la perspective cat~gorique (nous citerions volontiers la d~finition cat~gorique des "points" comme exem- ple). Mais il s'est par ailleurs constitu~ un courant fondationnel ~ partir de ces "audaces" radicales de la g~omStrie alg~brique, £ l'origine duquel se trouvent essentiellement les idles de Lawvere. A l'heure actuelle, il semble que se poursuive en parall~le un travail de reformulation catggorique - en fait de reformulation dans le cadre de la th~orie des topoi, qui se porte de plus en plus comme candidate £ la place de langage des fondements - de la th~orie des ensembles, et un travail de mise en ~vidence des liens que le langage des topoi entretient avec le th~me de la constructivit~ (notamment, la logique intuitionniste et le lambda-calcul) : nous renvoyons £ [Goldblatt 1984] et [Lambek-Scott 1986]. Ces travaux confirment le sentiment que nous exprimions, selon lequel le nouveau langage, n~ au sein de la g~om~trie alg~brique, ouvre la voie £ une relance non ensembliste de l'herm~neutique de l'infini, soit £ une refonte du dispositif classique plus radicale qUe la rupture de la g~om~trie avec le continu.

Nous voudrions terminer cette intervention par l'~vocation d 'un autre cas, relevant ~galement de la math~matique actuelle, dont il faut certes reconnaitre le caract~re jusqu'ici '~ ineur" , compar~ £ ce "continent" de la math~matique moderne qu'est la g~om~trie alg~brique, envisag~e ~ l 'instant (mais qui, cela dit, s'inscrit darts un continent de m~me envergure, celui de la th~orie des syst~mes dynamiques) : nous voulons parler des travaux non standard sur les "canards". I1 nous parait tout ~ fait int~ressant, en effet, de voir que ces travaux tendent ~ transformer la pens~e du local, et donc la pens~e de

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l'espace, tout en restant superlativement fid~les ~t la hidrarchie hermdneutique explicitde par nous ~ partir de Kant.

M o d u l a t i o n N o n S t a n d a r d d u L i e u : s o n C l a s s i c i s m e

L'essentiel consiste en ceci : dans les IK n, et ~ vrai-dire plus g~n~ralement dans les espaces m~triques, le "diagramme de la localit6" peut ~tre jusqu'~ un certain point contr61~ de mani~re quantitative, en prenant en compte la base d'ouverts constitute des boules ouvertes et en se r~f~rant ~ leurs rayons. Seulement, dans ce rep~rage ou ce contr61e, le local-infinitesimal n 'a pas de r~pondant, pas plus que le local-integral, ou plus g~n~ralement ce qui exc~de le local-compact, qu'on peut quant ~ lui associer au tint, l ' instar du local-ind~termin~ (la "distinction" entre les deux n'~tant pas exprimable sur le plan num~rico-quantitatif). En autorisant l'objectivation de l'infinit~simal, l'analyse non standard modifie cette situation. Le local infinitesimal, pour commencer, pourra ~tre associ~ aux rayons infinit~simaux de boules, mats ~ la v~rit~, l'incidence la plus impor- tante du non standard est l'effet de bord de cette objectivation : le local-infinit~simai se d~multiplie, se ramifie, et ce d'une fa~on que le num~rique contr6le ; il est clair que cet effet de bord est li~ au caract~re alg~briquement int~gr~ de l'infinit~simal r~el. Si a est un point d 'un espace m~trique, et e un infinitesimal positif, on pourra d~finir, outre le halo de a (ensemble (externe) des ~l~ments ~ distance infiniment petite de a), son e-galaxie, son e-halo, son e-microhalo et son e-microgalaxie :

- gal(a) = {x xI3 'n N d(a,x) _<

e-hal(a) - { x E X I V S t n E N d(a,x)<_ ~}

e - microhal(a) = {x e X lW'n e N d(a,x) <

e - microgal(a) = {x fi X]3"n fi N d(a,~c) <_ e~ }

II est facile de voir que ces diff~rents ensembles externes d6finissent des ordres de proximit6 toujours plus resserr6e avec a, un "abime" s6parant chaque ordre de l'ordre suivant (dans le sens oh il contient des ~l~ments dont la distance ~ a est infiniment grande par rapport

celle des 616ments de l'ordre suivant). Cette gradation ou ramification existe de mani&re sym~trique dans l'infiniment grand,

et peut ~tre consid~r~e comme un rep6rage de l'~caxt intggral/local compact (rep~rage qui est ainsi susceptible d'etre pris en charge pax le local indgtermind, conform~ment

la r6versibilit~ d'insertion entre les deux p61es que nous avons mise en avant). De la sorte, le local compact cod~ par le "h distance finie", c'est-h-dire par la galaxie principale constitute des dl6ments limitds, prend un sens distinctif num~rique ~ l'~gard de l'intdgral (de la fuite du local intgderming vers l'int~gral), en m~me temps que le concept de r6el limit~ (dans la mesure o~ il coincide avec celui de r~el presque-standard) refl~te quelque chose du concept topologiqne de compacit6 (alors que celui de r6el tint, dont l'extension est la m~me que celle du concept de r~el, dans le discours classique, n 'a pasce contenu).

Cette surd6termination m~trico-num~rique du diagramme de la locMit~, qui va de pair avec sa diversification-ramification, est exposable de loin, sans entrer dans les travaux sur les canards que nous avons nomm~s plus haut. Mats ces travaux montrent l ' importance et la pertinence de cette surd~termination, manifestent le r61e d~cisif qu'elle peut jouer

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Le Continu Contre L'Espace 263

dans une 6tude essentiellement gdomdtrique. Le concept m6me de canard, la d6tection informatique du ph6nom~ne, et le d~veloppement d'un int6r6t math6matique g son en- droit rel~vent des instruments non standard de "cadrage" de la localit6 : alors que, pour le discours classique, les cycles canards de l'6quation de Van der Pol sont des formes curieuses observ6es lorsque le param6tre d6cisif n'est pas assez pros de 1 pour que 1'on ait un cycle de taille pr6vue par le th~or~me de Hopf, et done correspondent g une localit6 ind~termin6e en quelque sorte "empirique", ~ laquelle ne s'int6resse ordi- nairement pas la math6matique - dont la tgche serait uniquement de d6crire ce qui se passe "en fin de compte" - l'objectivation infinit~simale regarde les canards empiriques comme expression de quelque chose qui a lieu eanoniquement lorsque la proximit6 in- finit6simale du param6tre g 1 est corr616e d'une certaine mani~re alg6brique g la proxi- mit6 infinit6simale du coefficient de ~ ~ 0, et par cons6quent, die fait des cycles canards un th~me math~matique.

Plus techniquement, il est observable que les th6or~mes de base sur les canards s'expriment tous en termes de la "nouvelle" possibilit6 d'6valuation de la localit6 offerte par l'analyse non standard : nous pensons essentiellement au th~or6me qui dit que deux solutions canards, sur un intervalle o~ elles longent toutes deux la courbe lente, sont dans une proximit6 mutuelle "micro-halienne" (puisqu'elles ont m6me d6veloppement en c-ombres) et g celui qui dit qu'une valeur canard du param~tre 6tant donn6e, toute autre valeur (n6cessairement infiniment proche) est £ une distance microgalactique de la premiere 3

Du point de vue du th~me principal de cet article, c'est-g-dire de l'6ventualit6 d'un conflit de pr6s6ance et de fondamentalit6 entre le continu et l'espace, il est int6ressant d'observer que ce compl6ment/~ la pens6e de la localit6, et done g l'herm6neutique de l'espace, est propos~ par I'ANS dans une fid~lit6 absolue ~ la hi6rarchie herm6neutique signal6e par nous ~ partir de Kant : la surd6termination quantitative-num~rique du dia- gramme de la localit6 est fond~e sur la disponibilit~ d'un "modUle" du continu incorporant l'infiniment petit et grand dans un cadre alg6brique commun avec le limit6 ; ce modble du continu est lui-m6me fond6, comme on peut s'en convaincre en revenant g la source (au travail de Robinson), sur la d6couverte que l'opposition fini/infini avait chang6 de sens (s'6tait relativis~e, notamment) sons l'influence du formalisme moderne. En fait, les pr6sentations ult6rieures de 1'analyse non standard ont approfondi sur ce point l'apport de Robinson : les 616ments th6oriques touchant le fini, l'infini et leurs rapports sur lesquels repose I'ANS y sont formul6s darts des termes ind6pendants de la th6orie des ensembles et du th6or~me de LSwenheim-Skolem, et plut6t li6s au th6or~me d'incompl6tude de GSdel, c'est-g-dire g la tension qui s'6tablit n6cessairement entre route formalisation et le niveau "constructif '4.

I1 apparait done que la structure liant les trois questions "Qu'est-ce que l'espace?", "Qu'est-ce que le continu?" et "Qu'est-ce que l'infini?" est ici exactement la structure classique, selon laquelle l'espace renvoie au continu et le continu g l'infini, le progr~s dans une herm6neutique 6tant g ehaque fois conditionn6 par le progr~s dans l'herm6neutique "inf6rieure", c'est-g-dire plus "fondamentale". En particulier, l'espace est bien pris, dans cet affaire, comme ind~chirablement solidaire d'un continu sur lequel il est fond6, alors que, nous l'avions vu, la g6om6trie alg6brique moderne ouvre une perspective selon

3 Dans [Zvonkin-Schubin 1984] ce sont respectlvement les th~orfimes 3.1 et 3.3. 4 Cf. ~ ce sujet [Reeb 1979] et [Nelson 1986]

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laquelle l'herm~neutique g~om~trique de la localitd, soit en fait la pensde de l'espace, prendrait son ind~pendance ~ l'~gard de la question du continu ; peut-~tre m6me, £ la limite, les rapports de fondamentalitd entre les trois questions, et notamment la valeur de prdsupposition ddcisive de l'infini ensembliste, seraient-ils r~valu~s dans une perspective fondationnelle inspir~e par la thdorie des topoi.

Conclusion

Disons pour conclure que, en tout ~tat de cause, la fa~on de concevoir philosophiquement le conflit du continu et de l'espace que nous avons trouv~e chez Hegel n'est pas homog~ne avec le style et les modalit~s de la pens~e math~matique :

1) d'une part, le lien classique, le lien de r~f~rence entre continu et espace en math~matiques n'est pas que l'espace serait premier et "priv~ de pens~e", et le continu second, venant dissoudre l'espace en apportant la qualitY, l'infini et la pens~e, mais tout au contraire, il consiste en ce que l'espace est fond~ sur l'abime infinitaire du continu ;

2) d 'autre part, l'~ventuel divorce entre l'espace et le continu dans l'aire math~matique n'est pas celui d'une r~flexivit~ purement eonceptuelle du continu avec un positivisme g~om~trique, n'~quivaut pas h une "rupture disciplinaire" ; il est plut6t le sympt6me de la d~rive d'une herm~neutique h l'~gard d'une autre, au sein d 'un continent juridique commun d~finissant la discipline (la math~matique ensembliste), cette d~rive pouvant, la limite, induire une refonte de ce s01 juridique, sans que jamais il soit question pour autant de nier "l'unit~ des math~matiques", h comprendre ici comme l'unit~ ultime de responsabilit~ de la communaut~ math~matique h l'~gard des trois questions "Qu'est-ce que l'espace?", "Qu'est-ce que le continu?" et "Qu'est-ce que l'infini?".

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