Leçons de sociologie

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Emile Durkeim

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    Leonsde sociologie

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    Emile

    DurkheimLeons

    de sociologieAvant-propos de

    Hseyin Nail Kubali

    Introduction de

    Georges Davy

    Q U A D R I G E

    P U F

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    ISBN 978-2-13-058410-0ISSN 0291-0489

    Dpt lgal 1re dition : 19506e dition Quadrige : 2015, aot

    Presse Universitaires de France, 1950Bibliothque de Philosophie contemporaine

    6, avenue Reille, 75014 Paris

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    PRSENTATION

    Faire socit.Les leons de Durkheim

    Serge Paugam

    Cest au cours de la dernire dcennie du XIXe sicleque Durkheim a publi lessentiel de son uvre, nonseulement ses trois grands livres, sa thse de doctoratDe la division du travail social (1893), Les Rgles de lamthode sociologique (1895), Le Suicide. Etude de socio-logie (1997), mais aussi ses cours donns Bordeaux, quiseront dits par la suite sous forme douvrages. Cest lecas notamment de ce livre intitul Leons de sociologie.Physique des murs et du droit. crit de faon dfinitivede novembre 1898 juin 1890, ce texte provient effecti-vement de cours donns entre les annes 1890 et 19001.La date est importante car Durkheim, on le sait, a publien 1902, une prface la seconde dition de la Divisiondu travail dans laquelle il dveloppe et promeut, de faondlibrment rformiste, une analyse des corporations ensappuyant notamment sur les trois premires leons

    1. La physique gnrale des murs et du droit apparat commeintitul de cours ds 1896-1897 et il le conservera pendant quatre ans.Soulignons que le thme de la morale civique et professionnelle, dont il estquestion dans les Leons de sociologie, apparat comme une sous-partiede son cours de lanne 1899-1900. Notons aussi quil avait dj utilis unintitul trs proche : Physiologie du droit et des murs (la famille) en1890-1891. Voir sur ce point Marcel Fournier, mile Durkheim (1858-1917), Paris, Fayard, 2007, p. 125.

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    consacres la morale professionnelle dans ses Leons desociologie. Il faut donc lire ces Leons comme des com-plments indispensables aux trois grands livres publispar Durkheim au cours de cette dcennie et notammentcelui issu de sa thse de 1893. Elles mritent galementdtre mises en relation avec les leons publies dansLducation morale, lesquelles ont t galement prpa-res pendant cette priode, probablement lanne qui sui-vit la parution du Suicide.

    Il existe incontestablement une problmatique com-mune entre ces diffrents textes quune lecture partiellene permet pas de dcouvrir. Chacun dentre eux constitueune pice dun puzzle que lon peut aujourdhui seffor-cer de reconstituer. Mais que reprsente en dfinitive cedernier ? La question essentielle laquelle Durkheim aconsacr sa vie intellectuelle est en dfinitive assezsimple : comment peut-on faire socit ? La lecture desLeons de sociologie nous aide y rpondre. Il nexistepourtant pas dans cet ouvrage une unit comparable celle que lon trouve, par exemple, dans ses cours surLducation morale. Aprs les trois leons sur la moraleprofessionnelle, six sont consacres ltat et la moralecivique, quatre portent sur le droit de proprit et quatreautres traitent du droit contractuel et de la morale contrac-tuelle. On pourrait presque dire quil sagit dun regrou-pement de leons sans vritables liens entre elles. Noustenterons pourtant de montrer quil nen est rien et que cetassemblable a priori assez curieux rpond une volontdapporter des lments coordonns de rponse sur ce quiconstitue les fondements de la morale et du lien socialdans les socits modernes.

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    AUX SOURCES DE LA MORALE

    Puisque plusieurs leons de ce livre sont consacres la morale, commenons par commenter la dfinitionquen donne Durkheim dans la conclusion de la Divisiondu travail : Est moral, peut-on dire, tout ce qui est sourcede solidarit, tout ce qui force lhomme compter surautrui, rgler ses mouvements sur autre chose que lesimpulsions de son gosme, et la moralit est dautant plussolide que ces liens sont plus nombreux et plus forts1. Selon lui, la socit est la condition ncessaire de lamorale : Elle nest pas une simple juxtaposition dindivi-dus qui apportent, en y entrant, une moralit intrinsque ;mais lhomme nest un tre moral que parce quil vit ensocit, puisque la moralit consiste tre solidaire dungroupe et varie comme cette solidarit2. Autrement dit,cest lattachement des hommes la socit qui fonde lamorale. Ce nest pas la libert, mais ltat de dpendancequi contribue faire de lindividu une partie intgrante dutout social et partant un tre moral. Ds lors, nous ditDurkheim, faites vanouir toute vie sociale, et toute viemorale svanouit du mme coup, nayant plus dobjet ose prendre3. Il reprendra dailleurs cette dfinition en1906 dans une confrence intitule Dtermination du faitmoral et intgre ensuite dans le chapitre 2 de louvrageSociologie et Philosophie :

    Sil y a une morale, elle ne peut avoir pour objectif quele groupe form par la pluralit dindividus associs, cest-dire la socit, sous condition toutefois que la socit puisse

    1. De la division du travail social, 1893, Paris, Puf, Quadrige,2007, p. 394.

    2. Id.3. Id.

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    tre considre comme une personnalit qualitativementdiffrente des personnalits individuelles qui la composent.La morale commence donc l o commence lattachement un groupe quel quil soit 1.

    la question : Pourquoi donnez-vous votre livre commeun livre de morale ? La division du travail peut-elle treou non conue comme un devoir ?, que lui posa unmembre de son jury en loccurrence Paul Janet lors dela soutenance de sa thse, Durkheim rpondit que laconscience moderne considre la spcialisation profes-sionnelle comme un devoir, et il ajouta : tre le plushomme aujourdhui, cest consentir tre un organe2.

    Puisque lindividu se dfinit par une pluralit datta-chements la socit, il peut exister par consquent unepluralit de rgles morales. Les Leons de sociologieauront, entre autres, pour objectif de le dmontrer et derflchir leur ncessaire articulation. Il convient cepen-dant, rappelle Durkheim ds sa premire leon, de com-mencer par dfinir les rgles de la morale universelle.Elles se rpartissent, selon lui, en deux groupes :

    [] celles qui concernent les rapports de chacun avecsoi-mme, cest-dire celles qui constituent la morale diteindividuelle, celles qui concernent les rapports que nous sou-tenons avec les autres hommes, abstraction faite de tout grou-pement particulier. Les devoirs que nous prescrivent les uneset les autres tiennent uniquement noter qualit dhomme ou la qualit dhommes de ceux avec lesquels nous nous trou-vons en relation. Ils ne sauraient donc, au regard dune mmeconscience morale, varier dun sujet lautre3.

    1. . Durkheim, Sociologie et Philosophie, Paris, Puf, Quadrige,2004, p. 53-54.

    2. Cit par Marcel Fournier, mile Durkheim, op. cit., p. 187, partirdu rsum publi par Lucien Muhlfield dans la Revue Universitaire 2(1),1893, et repris ensuite dans mile Durkheim, Textes, t. 2, Paris, Minuit,1975, p. .

    3. . Durkheim, Leons de sociologie, infra p. 43.

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    On peut voir dans les rgles de la morale individuellecelles qui ont pour fonction de fixer dans la consciencede lindividu les assises fondamentales de toute la moraleet dans les rgles qui dterminent les devoirs que leshommes ont les uns envers les autres la partie culminantede lthique. Durkheim reviendra dailleurs partir de sadixime leon sur les devoirs gnraux indpendants detout groupement social : Je dois respecter la vie, la pro-prit, lhonneur de mes semblables alors mme quils nesont ni mes parents, ni mes compatriotes. Cest la sphrela plus gnrale de toute lthique, puisquelle est ind-pendante de toute condition locale ou ethnique. Cestaussi la plus leve1. Cest ainsi quil analysera en parti-culier les actes immoraux que sont lhomicide et les atten-tats contre la proprit.

    Mais, une fois dfinies ces rgles universelles, il fautbien reconnatre quil existe dautres rgles morales quitiennent des qualits que tous les hommes ne partagentpas et quil faut tudier en tant que telles. Durkheim dis-tingue trois grands types de morale qui dcoulent delappartenance des groupes particuliers : lattachement la famille et au systme de parent fonde la morale domes-tique, lattachement au monde du travail, notamment des corporations, fonde la morale professionnelle tandisque lattachement la patrie fonde la morale civique.

    En insistant, la suite dAristote, sur le constat que lamorale varie en fonction des agents qui la pratiquent, Dur-kheim commence par rappeler quen matire de moraledomestique objet de son cours lanne prcdente ,nous trouvons la diffrence des sexes, des ges et cellequi vient du degr plus ou moins proche de parent. MaisDurkheim ne revient pas ensuite sur la morale domestiquesi ce nest pour la distinguer de la morale professionnelle

    1. Ibid., p. 142.

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    et de la morale civique, qui constituent les deux objetsdtude essentiels de ce cours.

    Quest-ce qui distingue les trois formes de morale ?Les devoirs domestiques et les devoirs civiquesconcernent a priori tous les membres dune socitalors que les devoirs professionnels sont par dfinitionvariables dun groupe professionnel lautre.

    Car tout le monde, en principe, appartient une famille eten fonde une. Tout le monde est pre, mre, oncle, etc. Et sitout le monde na pas le mme ge au mme moment, ni parla suite, les mmes devoirs au sein de la famille, ces diff-rences ne durent jamais quun temps, et si ces devoirs diversne sont pas remplis en mme temps par tous, ils sont remplispar chacun successivement. Il nen est pas dont lhommenait eu soccuper, au moins normalement. Les diffrencesqui viennent du sexe sont seules durables, et elles serduisent des nuances. De mme si la morale civiquechange suivant les tats, tout le monde cependant dpenddun tat, et a pour cette raison des devoirs qui se res-semblent partout dans leurs traits fondamentaux (devoirs defidlit, de dvouement). Il nest pas homme qui ne soitcitoyen. Mais il est une sorte de rgles dont la diversit estbeaucoup plus marque : ce sont celles dont lensembleconstitue la morale professionnelle. Nous avons des devoirscomme professeurs, qui ne sont pas ceux des commerants ;lindustriel en a de tout autres que le soldat, le soldat que leprtre, etc. On peut dire cet gard quil y a autant de moralesque de professions diffrentes, et, comme en principe, chaqueindividu nexerce quune profession, il en rsulte que cesdiffrentes morales sappliquent des groupes dindividusabsolument diffrents. Ces diffrences peuvent mme allerjusquau contraste. [] Ici donc, nous trouvons au sein dechaque socit une pluralit de morales qui fonctionnentparalllement1.

    1. Ibid., p. 44.

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    Durkheim en conclut que les organes de la moraleprofessionnelle sont multiples. Il y en a autant que deprofessions.

    Tandis que lopinion, qui est la base de la moralecommune, est diffuse dans toute la socit sans que lonpuisse dire proprement parler quelle rside ici plutt quel, la morale de chaque profession est localise dans unergion restreinte. Il se forme ainsi des foyers de vie moraledistincts quoique solidaires, et la diffrenciation fonction-nelle correspond une sorte de polymorphisme moral. []Dune manire gnrale, toutes choses tant gales, plus ungroupe est fortement constitu, plus les rgles morales quilui sont propres sont nombreuses et plus elles ont dautoritsur les consciences. [] Par consquent, nous pouvons direque la morale professionnelle sera dautant plus dveloppeet dun fonctionnement dautant plus avanc que les groupesprofessionnels eux-mmes auront plus de consistance et unemeilleure organisation1.

    ce stade, Durkheim fait une distinction entre lesprofessions fortement encadres par des rgles moralesqui sont selon lui les professions directement rattaches ltat (arme, enseignement, magistrature, administra-tion, etc.) qui ont un corps dfini, une unit et une rgle-mentation spciales, et les professions qui exercent desfonctions conomiques, aussi bien dans lindustrie quedans le commerce, et dans lesquelles linorganisationreflte labsence de morale professionnelle ou, du moins,le caractre rudimentaire de cette dernire. Ainsi, il y aaujourdhui toute une sphre de lactivit collective quiest en dehors de la morale, qui est presque tout entiresoustraite laction modratrice du devoir2. Pour lui, lacrise dont souffrent les socits europennes provientprcisment de labsence dune rglementation morale de

    1. Ibid., p. 47.2. Ibid., p. 49.

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    la vie conomique et des professions qui laniment. Rienne vient rgler les apptits individuels invitablementinfinis et insatiables alors mme que la socit dans sonensemble devient industrielle. Ce thme tait dj trsprsent dans la Division du travail, notamment dans latroisime partie consacre aux formes anormales. La pre-mire dentre elles renvoie ce quil appelle la divisiondu travail anomique qui se produit en particulier aumoment des crises industrielles ou commerciales. Lesfaillites sont des ruptures partielles de la solidarit orga-nique. Certaines fonctions ne sont plus alors ajustes lesunes aux autres. Lorsque la division du travail est pous-se trop loin, elle est source de dsintgration. Pour Dur-kheim, cest surtout dans la grande industrie que cesdchirements se produisent de faon aigu. Il en tire laconclusion quune rglementation est ncessaire : Lerle de la solidarit nest pas de supprimer la concur-rence, mais de la modrer1. Certes, il reconnat, avecles conomistes, que le march peut se rguler de lui-mme, mais il tient souligner que lharmonie ne sertablit quaprs des ruptures dquilibre et des troublesplus ou moins prolongs. Puisque ces derniers sontdautant plus frquents que lorganisation est complexeet les fonctions diversifies, une lgislation industrielleest indispensable pour rgler notamment les rapports ducapital et du travail. Ce dficit de rglementation est, parconsquent, source danomie2.

    Dans la Division du travail encore, Durkheim abordaitgalement la question, dont on parle tant aujourdhui, dela mondialisation de lconomie. Mme sil nutilise pas

    1. . Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 357.2. Dans une note de bas de page ajoute aprs la premire dition,

    Durkheim indique dailleurs que la lgislation industrielle a pris depuis1893 une place plus importante : Cest ce qui prouve combien la lacunetait grande, et il sen faut quelle soit comble. Ibid., p. 359.

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    cette expression il sinquite de la fusion des marchsconomiques et il y voit une difficult plus grande dajus-tement aux besoins des consommateurs et un risque decrise gnralise :

    mesure que le type organis se dveloppe, la fusiondes divers segments les uns dans les autres entrane celle desmarchs en un march unique, qui embrasse peu prs toutela socit. Il stend mme au-del et tend devenir univer-sel ; car les frontires qui sparent les peuples sabaissent enmme temps que celles qui sparaient les segments de cha-cun deux. Il en rsulte que chaque industrie produit pourdes consommateurs qui sont disperss sur toute la surface dupays ou mme du monde entier. Le contact nest donc plussuffisant. Le producteur ne peut plus embrasser le march duregard, ni mme par la pense ; il ne peut plus sen reprsen-ter les limites, puisquil est pour ainsi dire illimit. Par suite,la production manque de frein et de rgle ; elle ne peut quettonner au hasard, et, au cours de ces ttonnements, il estinvitable que la mesure soit dpasse, tantt dans un sens ettantt dans lautre. De l, ces crises qui troublent priodique-ment les fonctions conomiques1.

    Ce thme du manque de rglementation morale des pro-fessions conomiques apparat galement dans Le Sui-cide. Comme on le sait, Durkheim explique ce quilappelle le suicide anomique par les crises politiques,conomiques, institutionnelles et les troubles qui affectentla socit dans son ensemble. Il constate une augmenta-tion de la frquence du suicide dans les priodes de crisesindustrielles ou financires, mais aussi dans les priodes

    1. Ibid., p. 362. On peut se demander si cette forme de division dutravail que Durkheim jugeait anomique nest pas devenue aujourdhui lefondement de lorganisation de lconomie. Les faillites et les restructura-tions des entreprises qui rsultent de la concurrence internationale et, parconsquent, de linterdpendance des marchs, sont devenues, en Francecomme ailleurs, si courantes, que lon en vient par fatalit les considrercomme invitables, mme si elles provoquent des troubles sociaux impor-tants.

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    fastes quil qualifie de crises de prosprit1. Durkheim enconclut que le facteur explicatif du suicide est alors, nonpas le dclin ou lessor de lactivit en tant que tels, maisltat de crise et de perturbation de lordre collectif queces phnomnes provoquent dans le corps social.

    Fort de ces analyses, Durkheim affirme encore plusnettement dans ses Leons que le caractre amoral de lavie conomique constitue un rel danger public. Selon lui,le dchanement des intrts conomiques a t accompa-gn dun abaissement de la morale publique.

    Il importe donc au plus haut point que la vie conomiquese rgle, se moralise afin que les conflits qui la troublentprennent fin, et enfin que les individus cessent de vivre ausein dun vide moral o leur moralit individuelle elle-mme sanmie. [] Par consquent, le vritable remde aumal, cest de donner, dans lordre conomique, aux groupesprofessionnels, une consistance quils nont pas. Tandis quela corporation nest aujourdhui quun assemblage dindivi-dus, sans liens durables entre eux, il faut quelle devienne ouredevienne un corps dfini et organis2.

    Cest la raison pour laquelle, ds la deuxime leon,Durkheim se lance dans une analyse socio-historique descorporations dont il reprendra dailleurs de nombreuxpassages dans sa la prface la seconde dition de laDivision du travail. Sil tait conscient de la ncessitdune rglementation de la vie conomique dans la pre-mire dition, sa pense sest peu peu prcise dans lesannes suivantes. Encore faut-bien entendre que ce nestpas pour des raisons conomiques que le rgime corpo-

    1. Pour confirmer ce deuxime cas, plus inattendu, il prend notam-ment lexemple des deux dcennies qui suivirent la conqute de lunit delItalie en 1870. Le commerce et lindustrie se dvelopprent un rythmetrs rapide ; or cet accroissement exceptionnel de lactivit, corresponditun accroissement tout aussi exceptionnel du nombre de suicides.

    2. . Durkheim, Leons de sociologie, p. 52.

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    ratif lui parat indispensable, mais pour des raisonsmorales, car il est le seul, selon lui, qui permet vraimentde moraliser la vie conomique. Il nous invite voirdans la rforme des corporations un processus dautantplus lgitime quil est fond sur une connaissance appro-fondie des dysfonctionnements conomiques de sonpoque et de leurs effets sociaux.

    PLAIDOYER POUR LES CORPORATIONS

    Il est inutile de revenir en dtail sur les dveloppe-ments que Durkheim consacre lhistoire des corpora-tions depuis lpoque romaine et le Moyen ge, et quelon retrouve dans la deuxime et troisime leons.Arrtons-nous seulement sur deux points : la comparaisonquil fait entre la famille et les corporations, et la spcifi-cit franaise de la suppression de ces dernires partirde la Rvolution.

    Durkheim rappelle que la corporation naissante futune sorte de famille. La corporation romaine sest formesur la modle de la socit domestique1. Tant que lindus-trie restait exclusivement agricole, la famille se confon-dait avec le groupe professionnel. Les changes taientpeu dvelopps, les agriculteurs consommaient ce quilsproduisaient. Avec les mtiers, une nouvelle forme dacti-vit sociale se constitua en dehors du cadre familial, ungroupe dun genre nouveau se forma, mais ce dernierimita, sans les reproduire exactement, les traits essentielsde la famille. Cela dit, Durkheim considre que lessordes corporations suscite le dveloppement de caractresoriginaux et ne peut que sloigner de lorganisationdomestique. Ctait le cas au Moyen ge, a fortiori son

    1. Ibid., p. 64.

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    poque. Si cette analyse volutionniste est juste dunefaon gnrale, on peut toutefois se demander aujourdhuisil nexiste pas des exceptions durables. Dans certainsrgions, le dveloppement industriel na t-il pas t fondsur un modle familialiste, ne subsiste-til pas encore denos jours des formes dorganisation professionnelle dri-ves de lorganisation domestique ? Une comparaisonapprofondie des rgimes dattachement au sens delentrecroisement normatif des liens sociaux pourraitmontrer que le lien de filiation constitue encore aujour-dhui dans certains pays le lien dominant, celui quiassure, par son influence dterminante sur les autres, ycompris le lien professionnel ou de participation orga-nique , la rgulation sociale. Autrement dit, les socio-logues contemporains sont enclins aujourdhui rechercher, au-del des analyses de porte gnrale, cequi constitue les spcificits historiques et culturellesdu dveloppement, lequel apparat moins linaire qulpoque de Durkheim.

    Durkheim voque la priode de la fin du XVIIIe sicleen reconnaissant que la rglementation des corporationstait sans doute devenue sous lAncien Rgime plus tra-cassire quutile : o elle eut pour objectif de sauvegarderles privilges des matres, plutt que de veiller au bonrenom de la profession et lhonntet de ses membres1.Mais, contrairement aux conomistes de cette poque quijustifirent ainsi linterdiction de ces instances profession-nelles, Durkheim semploie dmontrer quil aurait tplus judicieux de les rformer que de les dtruire. Ce nestpas parce que certaines corporations un moment dter-min de leur histoire ont eu tendance vouloir accrotreleurs privilges et leurs monopoles, quil faut considrercette volution comme un trait caractristique du rgime

    1. Ibid., p. 61.

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    corporatif. Il a recours tout dabord un argument la foishistorique et sociologique :

    Si depuis les origines de la cit jusqu lapoge delEmpire, depuis laube des socits chrtiennes jusqu laRvolution franaise elles ont t ncessaires, cest vraisem-blablement quelles rpondent quelque besoin durable etprofond. Et le fait mme quaprs avoir disparu une premirefois, elles se sont reconstitues delles-mmes et sous uneforme nouvelle, nte-til pas toute valeur largument quiprsente leur disparition violente la fin du sicle derniercomme une preuve quelles ne sont plus en harmonie avecles nouvelles conditions de lexistence collective ? Le besoinque ressentent toutes les grandes socits europennes de lesrappeler la vie nest-il pas au contraire un symptme quecette suppression radicale a t elle-mme un phnomnemorbide, et que la rforme de Turgot appelle une rforme ensens contraire ou diffrent1 ?

    Durkheim reprend ensuite largument selon lequelchaque corporation doit devenir le foyer dune viemorale sui generis :

    Du moment quau sein dune socit politique, il y a uncertain nombre dindividus qui ont en commun des ides,des intrts, des sentiments, des occupations que le reste dela population ne partage pas avec eux, il est invitable que,sous le flux de ses similitudes, ils soient comme pousss,comme attirs les uns vers les autres, quils se recherchent,quils entrent en relations, quils sassocient et quainsi seforme peu peu un groupe restreint, ayant sa physionomiegnrale, au sein de la socit gnrale. Or, une fois legroupe form, il est impossible quune vie morale ne sendgage pas qui lui soit propre, qui porte la marque desconditions spciales qui lui ont donn naissance. Car il estimpossible que des hommes vivent ensemble, soient encommerce frquent, sans quils prennent le sentiment dutout, sen proccupent, en tiennent compte dans leur

    1. Ibid., p. 58.

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    conduite. Or, cet attachement quelque chose qui dpasselindividu, aux intrts du groupe auquel il appartient, cestla source mme de toute activit morale1.

    Mais alors, vers quelle rforme faut-il sorienter poursassurer de restaurer cette fonction morale des corpora-tions sans retomber dans les drives qui leur ont treproches dans le pass ? Quelles sont les influences deDurkheim ? Comment sy prend-il pour formuler des pro-positions concrtes ?

    Soulignons en premier lieu que ce nest pas au momentde lcriture de ses Leons que Durkheim dcouvre le rlepositif que les corporations peuvent jouer dans la vie co-nomique et sociale. Dj en 1885, il avait publi un longcompte rendu consacr luvre du sociologue allemandAlbert Schaeffle2 dans lequel il restituait les argumentsque ce dernier avanait pour dfendre les corporations :

    Ainsi quand on supprime les corporations, on voit aussi-tt natre entre les gosmes dchans une lutte dont lessuites ne sont que trop faciles prvoir. Les plus fortslemportent, crasent les plus faibles en les rduisant lamisre. Voil ce que produit lindividualisme. [] Il ny aquun moyen dchapper ce danger qui nous menace pourun avenir certain et dont les hommes dtat commencent proccuper, cest de restaurer les corporations. Bien entendu,il ne peut tre question de les ressusciter comme elles exis-taient au Moyen ge. Mais il nest pas impossible de leurtrouver une organisation nouvelle, moins troite et moinsimmuable, mieux adapte la vie mobile daujourdhui et lextrme division du travail3.

    1. Ibid., p. 62.2. . Durkheim, Organisation et vie du corps social selon

    Schaeffle , Revue philosophique, 19, 1885, repris in . Durkheim, Textes,t. 1, lments dune thorie sociale, Paris, Minuit, 1975, p. 355-377.

    3. Ibid., p. 371.

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    Il est frappant de constater que Durkheim reprend soncompte une quinzaine dannes plus tard ces argumentsdans ses Leons en les compltant toutefois de proposi-tions concrtes de rforme. Cela prouve au passagelinfluence dterminante quont pu avoir les thoriesallemandes de la socit dans la pense sociologique deDurkheim1. La rfrence lAllemagne est nouveauprsente quand il aborde la question des corporationsdans Lducation morale. Si Durkheim ninsiste pas surles groupements professionnels dans ce cours, il constate et mme dplore quen France, la diffrence delAllemagne, notre temprament national souffre dunefaiblesse de lesprit dassociation, et quil nexiste finale-ment pas entre lindividu et ltat de corps intermdiairesconsistants2. Il souligne dailleurs dans ce cours que lacorporation est un groupe en devenir, qui a eu une grandeimportance dans le pass, mais quil faut reconstruire.

    Si ncessaire quil soit de remdier cette situation, il nesaurait tre question de ressusciter les groupements du passni de leur rendre leur activit dautrefois ; car sils ont dis-paru, cest quils ntaient plus en rapport avec les condi-tions nouvelles de lexistence collective. Ce quil faut faire,cest chercher susciter des groupements nouveaux, quisoient en harmonie avec lordre social actuel et les principessur lesquels il repose. Mais, dun autre ct, le seul moyendy arriver est de ressusciter lesprit dassociation3.

    Durkheim est plus prcis dans les Leons de sociologieque dans la prface la seconde dition sur les rformesncessaires envisager. Cest dans les dernires pages dela troisime leon quil nous explique quelle forme les

    1. Voir sur ce point le chapitre 3 intitul Sources et modles,linfluence allemande, in Textes, t. 1, op. cit., p. 255-407.

    2. Voir sur ce point Lducation morale, Paris, Puf, Quadrige,2012, p. 216-217.

    3. Ibid., p. 216.

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    corporations doivent prendre et quel le rle elles doiventjouer.

    Pour cela, il nous propose une fois encore de revenir grands traits sur les volutions du rgime corporatif,notamment dans ses relations avec la structure politiquede la Cit. lpoque romaine, les fonctions industriellestaient plus ou moins ignores, extrieures ltat, et ellesrestrent rudimentaires jusqu un stade trs avanc. Lesdiffrents corps de mtier taient frapps dun discrditmoral et lorsquils furent intgrs dans ltat, ce ne futquau prix dune pnible dpendance, dune surveillancetroite par le pouvoir. Au Moyen ge, au contraire, lacorporation devient llment fondamental de la communepuisque celle-ci se dfinit comme une runion de corps demtiers, lorganisation politique et municipale tant lie lorganisation du travail. Autrement dit, la corporation agagn en dignit au fil des sicles. Mais lapparition de lagrande industrie ncessita un autre cadre que celui de lacommune. Le rgime corporatif se trouva en quelque sortedbord par cette activit nouvelle. Cest donc ltat quise chargea de la rglementer en jouant le rle que la corpo-ration jouait pour les mtiers urbains. Ctait le cas notam-ment des Manufactures royales, places sous sa tutelledirecte. Mais cet encadrement ntait possible quau dbutde lre industrielle et pour un nombre limit de manufac-tures. Au fur et mesure du dveloppement industriel, despans entiers de lactivit conomique chapprent touterglementation. Durkheim en tire la conclusion que ledveloppement de lindustrie aurait d saccompagnerdune volution parallle du rgime corporatif, le faisantpasser dune organisation locale et municipale une orga-nisation nationale. Cest dans ce sens quil propose derformer les corporations :

    Mais alors, lenseignement qui se dgage des faits nest-il pas que la corporation doit prendre un autre caractre,

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    quelle doit se rapprocher de lEtat sans sabsorber en lui,cest-dire tout en restant un groupe secondaire, relative-ment autonome, devenir nationale1 ?

    Il se met alors imaginer un systme de regroupementnational des industries par grandes catgories distinctesselon leurs similitudes ou leurs affinits naturelles, avec la tte de chacune un conseil dadministration lu ayantpour fonction de rgler tout ce qui concerne la profession :rapports des employs et des employeurs, conditions detravail, salaires, etc. Il prcise aussi les fonctions qui pour-raient tre confies dans un avenir proche aux corpora-tions : sur le plan lgislatif, les principes gnraux ducontrat de travail, de la rtribution des salaris, de la salu-brit industrielle, du travail des enfants, des femmes, ontbesoin dtre diversifis selon les industries. Il en est demme des caisses de prvoyance et de retraite Ce projetde rforme napparat plus du tout original aujourdhuicar lorganisation laquelle pense Durkheim la fin duXIXe sicle a t en grande partie mise en uvre au coursdu XXe sicle. Les grands secteurs de lactivit cono-mique sont en effet aujourdhui regroups en branchesdans lesquelles des ngociations permanentes ont lieuentre les diffrents partenaires sociaux. La plupart descorps professionnels se rfrent galement des conven-tions collectives. Et le systme de retraire est galement,tout particulirement en France, morcel en plusieursrgimes distincts. Autrement dit, ce que Durkheim appellede ses vux ressemble au fonctionnement ordinaire de cequi nous appelons aujourdhui couramment une socitsalariale. Il faut lui reconnatre le mrite davoir esquissun projet de rforme qui a t en grande partie ralisaprs sa mort.

    1. . Durkheim, Leons de sociologie, p. 74.

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    Mais Durkheim va plus loin. Il insiste sur le caractreobligatoire de la corporation :

    Chaque citoyen aujourdhui est oblig dappartenir unecommune ; pourquoi le mme principe ne sappliquerait-ilpas la profession, dautant plus quen fait la rforme dontnous parlons aurait finalement pour rsultat de substituer lacorporation professionnelle au district territorial commeunit politique du pays1.

    Cette proposition, souligne-til, suscite souvent des rser-ves de la part de certains. Il ne semble pas a priori sen-sible ces dernires, tant il est persuad quil est danslintrt de chacun de sattacher cette nouvelle forcecollective constitue. Ce serait, selon lui, une vraie fai-blesse pour lindividu de rester en dehors. Mais force estde constater quil ne retient pas cette ide dobligationdans la prface de la seconde dition de la Division dutravail. En revanche, il argumente davantage la thseselon laquelle il est probable que la corporation deviennelune des bases essentielles de notre organisation poli-tique.

    La socit, au lieu de rester ce quelle est encore aujour-dhui, un agrgat de districts territoriaux juxtaposs, devien-drait un vaste systme de corporations nationales. Ondemande de divers cts que les collges lectoraux soientforms par professions et non par circonscriptions territo-riales, et il est certain que, de cette faon, les assemblespolitiques exprimeraient plus exactement la diversit desintrts sociaux et leurs rapports ; elles seraient un rsumplus fidle de la vie sociale dans son ensemble2.

    Largument de lobligation dtre attach une corpo-ration sest donc mu en une analyse prospective plusprudente. Durkheim est pass sur ce point de la prescrip-

    1. Ibid., p. 762. . Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. XXXI.

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    tion normative la tentative de dmonstration sociolo-gique. Il sest sans doute rendu compte du caractre diffi-cilement recevable dans le corps social de son idepremire. Son argumentation reste toutefois fragile, sur-tout quand il explique avec assurance que les groupe-ments territoriaux seffacent peu peu. Suivons-le dansson raisonnement :

    On verra, en effet, comment, mesure quon avancedans lhistoire, lorganisation qui a pour base des groupe-ments territoriaux (village ou ville, district, province, etc.)va de plus en plus en deffaant. Sans doute chacun de nousappartient une commune, un dpartement, mais les liensqui nous y rattachent deviennent tous les jours plus fragileset plus lches. Ces divisions sont, pour la plupart, artifi-cielles et nveillent plus en nous de sentiments profonds.Lesprit provincial a disparu sans retour ; le patriotisme declocher est devenu un archasme que lon ne peut pas restau-rer volont. Les affaires municipales ou dpartementalesne nous touchent et ne nous passionnent plus gure que dansla mesure o elles concident avec nos affaires profession-nelles. Notre activit stend bien au-del de ces groupestrop troits pour elle, et, dautre part, une bonne partie de cequi sy passe nous laisse indiffrents. Il sest produit ainsicomme un affaiblissement spontan de la vieille structuresociale1.

    Pour Durkheim, il ne fait aucun doute que les corpora-tions doivent se substituer cette vieille structure socialeet devenir linstance intermdiaire privilgie entre lesindividus et lEtat. Si, comme nous lavons vu, elles sont

    1. Ibid., p. XXXII. Dans ses Leons de sociologie, il va mme jusqusoutenir que la vie qui nous entoure immdiatement nest mme pas cellequi nous intresse le plus vivement. Professeur, industriel, ingnieur,artiste, ce ne sont pas les vnements qui se produisent dans ma communeou dans mon dpartement qui me concernent le plus directement et qui mepassionnent. Je puis mme vivre rgulirement ma vie tout en les igno-rant. Infra p. 137.

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    devenues en grande partie au XXe sicle ce quil pensaitquelles deviendraient en accomplissant les rformesncessaires, il faut reconnatre en revanche quelles ne sesont nullement substitues aux groupements territoriaux.Au contraire, ces derniers ont globalement rsist auxmobilits gographiques et la fluidit des socitsmodernes en devenant mme pour certains un ancrageidentitaire revendiqu. Les appartenances locales et lesrevendications rgionales se sont mme plutt renforcesau cours des dernires dcennies. La socit daujour-dhui est en ralit plus complexe que ne le prvoyaitDurkheim. Sy superposent des formes multiples et sou-vent complmentaires dattachements.

    UN TAT DMOCRATIQUE

    AU SERVICE DU LIEN SOCIAL

    Il existe un lien entre les trois premires leons sur lamorale professionnelle et les suivantes consacres lamorale civique et ltat. En ralit, Durkheim ne peutenvisager une rforme des corporations sans redfinirsimultanment le rle et les fonctions de ltat. Comme iltait dj question de ltat dans les trois premiresleons, il sera encore question des corporations dans lessuivantes. Pour comprendre la conception durkheimiennede ltat dans sa relation aux groupes professionnels, ilfaut revenir au concept de solidarit organique dveloppdans la Division de travail. Ce qui fait le lien social dansles socits modernes, cest avant tout linterdpendancedes fonctions, laquelle confre tous les individus, aussidiffrents soient-ils les uns des autres, une position socialeprcise. La solidarit organique soppose, on le sait, lasolidarit mcanique qui correspond la solidarit parsimilitudes. Elle renvoie aux socits traditionnelles danslesquelles les individus sont peu diffrencis les uns des

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    autres, partagent les mmes sentiments, obissent auxmmes croyances et adhrent aux mmes valeurs. Dur-kheim utilise aussi lexpression de segment pour dsignerun groupe social dans lequel les individus sont troite-ment intgrs. La solidarit mcanique correspond dansson esprit une structure sociale caractrise par un sys-tme de segments homognes et semblables entre eux. Lasolidarit organique, au contraire, est constitue, non parce type de segments, mais par un systme dorganesdiffrents dont chacun a un rle spcial et qui sont formseux-mmes de partie diffrencies1 .

    Pour Durkheim, les groupes professionnels consti-tuent autant dorganes diffrents. Ils nimpliquent pas unordre social corporatiste et se distinguent en cela descastes2. La caste, dit-il, est un segment transform enorgane ; elle tient donc de la nature de lun et de lautre.En mme temps quelle est charge de fonctions sp-ciales, elle constitue une socit distincte au sein delagrgat social. Elle est une socit-organe, analogue ces individus-organes que lon observe dans certainsorganismes. Cest ce qui fait quelle enveloppe lindividudune manire beaucoup plus exclusive que les corpora-tions ordinaires3. Si lon peut craindre que lesprit cor-poratif finisse par exercer terme une pression analogue celle des castes, Durkheim rappelle que lesprit profes-sionnel ne peut pas avoir dinfluence sur la seule vieprofessionnelle et que lindividu peut jouir, au-del decette sphre, dune relle autonomie. En tant intgrs une corporation, les individus peuvent mener ensembleune mme vie morale tout en ayant conscience que leur

    1. . Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 157.2. Voir sur ce point, voir Claude Didry, La rforme des groupements

    professionnels comme expression de la conception durkheimienne deltat , Revue franaise de sociologie, 2000, 41-3, p. 513-538.

    3. . Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 289.

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    activit na de sens que si elle est relie aux autres fonc-tions. Chaque groupe ainsi constitu entretient de ce faitune mdiation avec les autres, permettant des relationsdinterdpendances assises sur le principe de complmen-tarit. La solidarit organique est donc logiquement asso-cie lintensification des changes dans le monde dutravail et dans la socit marchande. Mais cette configu-ration ne correspond pas seulement une phase avancede dveloppement des socits modernes.

    Ce type particulier renvoie aussi et surtout un rap-port spcifique des individus ltat et une socit olattachement social repose principalement sur unelogique de protection statutaire en grande partie orches-tre par la puissance rgulatrice de ltat. La participa-tion aux changes passe alors, dans lesprit de Durkheim,par lattachement quasi obligatoire un corps interm-diaire qui procure un statut, considr comme une garan-tie face aux alas de la vie. Cest prcisment dans sesLeons de sociologie que Durkheim conceptualise cetype de configuration dans lequel ltat est considrcomme le cerveau social , autrement dit lorgane dela pense sociale , le centre organisateur des sous-groupes 1. Ce type de configuration implique que ltatsoit capable de crer et dentretenir des corporations dansdes secteurs stratgiques on parlera de corporatismedEtat , mais aussi de rguler les autres secteurs commeautant dorganes distincts susceptibles dassurer le bonfonctionnement de lconomie et de la socit. Mais quefaut-il entendre vraiment par la notion de cerveausocial ? Durkheim en donne une dfinition prcise :

    Nous pouvons donc dire en rsum : ltat est un organespcial charg dlaborer certaines reprsentations qui valentpour la collectivit. Ces reprsentations se distinguent des

    1. . Durkheim, Leons de sociologie, p. 86-87.

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    autres reprsentations collectives par leur plus haut degr deconscience et de rflexion1.

    Il revient sur cette dfinition en la prcisant dans la sep-time leon :

    Le rle de ltat, en effet, nest pas dexprimer, de rsu-mer la pense irrflchie de la foule, mais de surajouter cette pense irrflchie une pense plus mdite, et qui, parsuite, ne peut pas ntre pas diffrente. Cest, et ce doit treun foyer de reprsentations neuves, originales, qui doiventmettre la socit en tat de se conduire avec plus dintelli-gence que quand elle est mue simplement par des sentimentsobscurs qui la travaillent. Toutes ces dlibrations, toutes cesdiscussions, tous ces renseignements statistiques, toutes cesinformations administratives qui sont mises la dispositiondes conseils gouvernementaux et qui deviendront toujoursplus abondants, tout cela est le point de dpart dune viementale nouvelle2.

    La fonction premire de ltat est donc de penser. Siles groupes professionnels sont appels, on la vu, serapprocher de ltat sans sabsorber lui, quel doit trela fonction premire de ltat ? Quels doivent tre lesdevoirs des citoyens envers lui et rciproquement ?

    Durkheim oppose deux solutions : la solution indivi-dualiste, dfendue aussi bien par Spencer et les cono-mistes que par Kant et Rousseau, et la solution quilappelle mystique3. La premire, nous dit-il, confine ltatdans un rle de garant des droits individuels. Cetteconception se fonde sur lide que la socit nest quunagrgat dindividus et quelle ne peut de ce fait avoirdautre but que le dveloppement des individus. Chaqueindividu est un tre moral que ltat doit prserver en tant

    1. Ibid., p. 87.2. Durkheim, Leons de sociologie, p. 125-126.3. Ibid., p. 88-90.

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    que tel en le protgeant des menaces que lassociationhumaine peut comporter. Les attributions de ltat sontdonc bornes une administration de la justice toutengative. La seconde, au contraire, inspire des thoriessociales de Hegel, part du principe que chaque socit aune fin suprieure aux fins individuelles. Le rle de ltatest alors de poursuivre cette fin sociale. Lindividu estappel travailler la grandeur et la richesse de lasocit, et il en reoit sa part de reconnaissance. Cestainsi quon essaie, nous dit-il, de restaurer une forme nou-velle de culte de la Cit comme une alternative au culte delindividu.

    Durkheim se mfie aussi bien de lune que de lautre.Le projet sociologique quil dfend ne peut se comprendrequen rfrence une conception de la socit dont laforce vitale ne se limite pas aux individus qui la com-posent. Il ne peut donc sinscrire dans la solution indivi-dualiste. Ne disait-il pas dj en 1887 dans la leondouverture de son premier cours de science sociale lUniversit de Bordeaux quil faut que notre socitreprenne conscience de son unit organique, que lindi-vidu sente cette masse sociale qui lenveloppe et le pn-tre, quil la sente toujours prsente et agissante, et que cesentiment rgle toujours sa conduite1 ? Cest ltat querevient limmense tche dlaborer cette reprsentationcollective de la solidarit organique, de contribuer cequelle se rpande dans les couches profondes de la popu-lation, et Durkheim imagine videmment que les socio-logues de leur ct peuvent aussi par leurs travaux ycontribuer. Mais il ne soutient pas non plus une concep-tion mystique de ltat dans laquelle les individus seraient

    1. . Durkheim, Cours de science sociale : leon douverture ,Revue internationale de lenseignement, XV, 1888, p. 23-48. Repris in .Durkheim, La Science sociale et laction, Paris, Puf, Le sociologue ,1970, p. 77-110.

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    en dfinitive eux-mmes secondaires, dpourvus pourainsi dire de leur individualit.

    Tout comme Max Weber, Durkheim est conscient queles fonctions de ltat vont en se multipliant, devenanttoujours plus importantes. Le cerveau social, comme lecerveau humain, a grandi au cours de lvolution1.Maisne faut-il pas alors voir dans ce processus de bureaucrati-sation une menace pour les individus ? Telle est la ques-tion quaborde Durkheim dans sa cinquime leon. Sarponse est catgorique. Ltat a pour fonction de librerlindividu et non de le contraindre. Reprenons son argu-mentation qui comporte deux lments. Le premier vise faire de ltat un rempart contre la tyrannie potentielleque les groupes particuliers peuvent exercer sur les indivi-dus.

    Il faut donc quil y ait au-dessus de tous ces pouvoirslocaux, familiers, en un mot secondaires, un pouvoir gnralqui fasse la loi tous, qui rappelle chacun deux quil estnon pas le tout, et quil ne doit pas retenir pour soi ce qui, enprincipe, appartient au tout. Le seul moyen de prvenir ceparticularisme collectif et les consquences quil impliquepour lindividu, cest quun organe spcial ait pour charge dereprsenter auprs de ces collectivits particulires la collec-tivit totale, ses droits et ses intrts. Et ces droits et cesintrts se confondent avec ceux de lindividu. Voil com-ment la fonction essentielle de ltat est de librer les person-nalits individuelles. Par cela seul quil contient les socitslmentaires quil comprend, il les empche dexercer surlindividu linfluence compressive quelles exerceraientautrement. Son intervention dans les diffrentes sphres de lavie collective na donc rien par elle-mme de tyrannique ;tout au contraire, elle a pour objet et pour effet dallger lestyrannies existantes2.

    1. . Durkheim, Leons de sociologie, p. 89.2. Ibid., p. 98.

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    Toutefois, ltat ne risque-til pas de devenir despo-tique son tour ? Durkheim en est conscient. Sondeuxime lment entend trouver le moyen de se prmu-nir de ce risque. Il faut, selon lui, envisager un contrepoids la force collective de ltat. Comment peut-on lenvisa-ger ? La rponse est simple et parfaitement logique parrapport son raisonnement prcdent : ce sont bien lesgroupes secondaires qui peuvent constituer ce contre-poids. Sil nest pas bien quils soient seuls, il faut quilssoient. Et cest ce de conflit de forces sociales que naissentles liberts individuelles1. Mais de quels groupes sagit-il ? Durkheim voque les groupes territoriaux et se rfre des collges lectoraux composs de reprsentants decommunes ou de dpartements, mais il pense surtout aurle que pourraient jouer les groupes professionnels :

    Les groupes durables, ceux auxquels lindividu apportetoute sa vie, auxquels il est le plus fortement attach, ce sontles groupes professionnels. Il semble donc bien quils soientappels devenir dans lavenir la base de notre reprsenta-tion politique comme de notre organisation sociale2.

    Dans cet esprit, lidal moderne dindividualit nepourra tre atteint que si deux dangers sont carts. Celuitout dabord de loppression que lindividu peut ressentirlorsquil est enferm dans un groupe particulier dont il nepeut sortir, tant la solidarit interne qui y prvaut sexercedans un rapport de distanciation, voire dhostilit lgard de la socit dans son ensemble. Ltat peut offriralors cet individu soumis aux seules prescriptionssociales de son groupe dappartenance un moyen dman-cipation et de libration. Celui, ensuite, de la tyranniepotentielle dun tat assurant lexercice du pouvoir dansle mpris total des sous-groupes organiss, lesquels sont

    1. Ibid., p. 99.2. Ibid., p. 130.

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    alors perus comme des menaces son action. Seule unereconnaissance formelle de ces groupes intermdiairespeut permettre une relle dmocratie garante du liensocial.

    On comprend donc pourquoi Durkheim est attach reconnatre une extension des attributions de ltat, bienau-del de ladministration dune justice distributivetoute ngative, sans pour autant souscrire une concep-tion mystique de sa fonction, tant cette dernire luisemble pouvoir conduire tous les excs. Autrement dit,si les individus ne peuvent se suffire eux-mmes, ilsexistent bien, et peuvent comprendre la fin que viseltat. Ils peuvent y collaborer se rendant compte de cequils font, du but o va leur action parce que cestdeux-mmes quil sagit1. Cest dans ce sens que lonpeut dire que la conception durkheimienne de ltat estprofondment individualiste sans tre minimaliste. Enralit, ltat sest dvelopp en mme temps que la soli-darit organique, laquelle a consacr lindividu en luiassurant une plus grande marge de manuvre dans lasocit2. Il faut y voir le processus de dveloppement dela personnalit individuelle3. Durkheim en arrive laconclusion selon laquelle, lexception de quelques casanormaux, plus ltat est fort, plus lindividu est res-pect4. Il soutient dailleurs lide quun tat peut tredmocratique et fortement organis. Deux conditions luisemblent ncessaires : lextension plus grande de laconscience gouvernementale et les communications

    1. Ibid., p. 99.2. On lira sur ce point la contribution de Mahmoud Sadri et de Arthur

    Stinchcombe, La modulation de lassign et de lacquis dans les socitsmodernes , in P. Besnard, M. Borlandi, P. Vogt (dir.) Division du travailet lien social, Paris, Puf, Sociologies, 1993, p. 279-294.

    3. Cf. Franois-Andr Isambert, La naissance de lindividu , inibid., p. 113-133.

    4. . Durkheim, Leons de sociologie, p. 93.

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    plus troites avec cette conscience de la masse desconsciences individuelles1. La dmocratie lui apparatdonc comme la forme politique par laquelle la socitarrive la plus pure conscience delle-mme : Un peupleest dautant plus dmocratique que la dlibration, que larflexion, que lesprit critique jouent un rle plus consi-drable dans la marche des affaires publiques2.

    Mais cette exigence dun tat la fois fort et dmo-cratique implique le respect dun certain nombre dergles. Idalement, pour lui, le suffrage universel devraittre organis sur une base corporative. Il soutient quenombre de dputs sont souvent incomptents et que leurincomptence nest que le reflet de celle de la plupart deslecteurs. Il en serait tout autrement si les intrts dechaque profession taient reprsents par des dlgus,aux comptences reconnues et spcialiss, envoys dansdes assembles politiques, lesquelles auraient pour fonc-tion principale de rgler les rapports entre les diffrentesprofessions. Et ainsi, selon Durkheim, les conseils gou-vernementaux seraient alors vritablement ce quest lecerveau dans lorganisme : une reproduction du corpssocial. Toutes les forces vives, tous les organes vitaux yseraient reprsents suivant leur importance respective.Et dans le groupe ainsi form, la socit prendrait vrai-ment conscience delle-mme et de son unit ; cette unitrsulterait naturellement des relations qui stabliraiententre les reprsentants des diffrentes professions ainsimises troitement en contact3.

    On pourrait objecter Durkheim que ce nest pasparce que les dlgus des diffrentes professions sontinvits se runir au sein de ce type dassemble quil estassur pour autant quun esprit de coopration en mane

    1. Ibid., p. 122.2. Ibid., p. 123.3. Ibid., p. 137.

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    spontanment. Si les diffrents groupes professionnelssont autant dorganes appels cooprer, ils peuventaussi tre en rivalit les uns par rapport aux autres. Il estmme trs probable que les ingalits constitutives de lavie sociale se traduisent au sein de ces instances par desluttes incessantes et des conflits dintrts. Durkheimnaborde pas cette question. Pour lui, les groupes ainsiconstitus sont avant tout complmentaires avant dtrerivaux. De leur runion rgulire doit merger une moraleplus leve, susceptible de dpasser les intrts catgo-riels. vrai dire, dans la logique de Durkheim, puisqueltat est appel tre le cerveau social, il est possibledattendre de lui une capacit crer une conscience col-lective neuve. Si les groupes qui composent le corpssocial sont invitablement la fois complmentaires etrivaux, cette conscience doit conduire naturellement untravail de coordination et de pacification des luttes.

    Mais, pour cela, une autre condition lui apparat nces-saire, bien quil nen parle pas directement dans sesLeons. Il sagit de lapolitisme des fonctionnaires1. Siltat est un organe suprieur dou dune rationalitindpendante, il doit tre distinct du reste de la socit :Si ltat est partout, il nest nulle part. Il rsulte duneconcentration qui dtache de la masse collective ungroupe dindividus dtermin, o la pense est soumise une laboration dun genre particulier et arrive un degrexceptionnel de clart2. Durkheim va jusquau bout desa logique. Sa conception de ltat implique que les per-sonnels qui le servent soient soumis des obligations par-ticulires de rserve. Dans des entretiens publis quelques

    1. Voir sur ce point Pierre Birnbaum, La conception durkheimiennede ltat : lapolitisme des fonctionnaires , Revue franaise de sociologie,1976, 17-2 ; propos de Durkheim, p. 247-258.

    2. . Durkheim, Leons de sociologie, p 116.

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    annes aprs la rdaction de ses Leons1, il adoptera uneattitude inflexible :

    Le caractre, lautorit que le fonctionnaire tient de safonction ne doit servir qu celle-ci. Rien nen doit tre dis-trait pour tre mis au service dides personnelles, trangres a fonction, au service dun parti confessionnel ou politique,par exemple2.

    Les fonctionnaires sont donc appeler assurer de faonuniversaliste les intrts de la socit, se dpouiller enquelque sorte de leur conscience dhomme pour se confor-mer aux seules rgles spciales qui prsident aux servicesquils exercent. Cette position, qui apparat aujourdhuiextrme, sinscrit dans des dbats anims sur le syndica-lisme des fonctionnaires la fin du XIXe sicle. Rappelonssimplement ici que la loi de 1884 qui autorisait la crationde syndicats professionnels ne sappliquait pas aux fonc-tionnaires et quen 1905, leur Fdration gnrale craillgalement un syndicat. Rappelons aussi que Jaurs lui-mme intervint dans ce dbat pour dfendre la libert syn-dicale des fonctionnaires en leur reconnaissant le droit demarquer ainsi leur solidarit lgard de la classe ouvrireet de faire pntrer au sein des instances administrativesun esprit dmocratique3.

    Par la suite, la jurisprudence, on le sait, ne donna pasraison Durkheim. Il est apparu quil ntait pas possiblede sparer artificiellement la vie publique et la vie privedun individu. Les textes juridiques ont donc logiquementreconnu le droit syndical des fonctionnaires. Comme lesouligne Pierre Birnbaum, Durkheim continue conce-

    1. Dbat sur le rapport entre les fonctionnaires et ltat et Dbatsur les syndicats de fonctionnaires , dans Libres entretiens de lUnionpour la vrit, 4e srie, 1908, repris dans . Durkheim, Textes, t. 3, op. cit.,p. 189-217.

    2. Ibid., p. 192.3. Voir larticle publi dans LHumanit le 13 novembre 1905.

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    voir ce problme uniquement en termes dorganisation,de rationalit et defficacit. Sa rflexion se trouve orien-te par un modle organisationnel qui serait prserv detoute ide de conflit social1. Sagit-il pour autant dunevision anglique de ltat ? Nous voudrions souligner quecette vision anglique ou pas est parfaitement coh-rente avec sa conception de la dmocratie fonde, on lavu, sur la reprsentation des groupes professionnels. Sadfinition de ltat est en ralit insparable du vaste pro-gramme de rforme des corporations quil soutient parailleurs. Dans son analyse, il introduit sans cesse des l-ments qui relvent la fois de sa connaissance des faitssociaux, mais aussi de ce projet de rforme, mme si cedernier se prsente de faon quelque peu idalis. Il estdailleurs frappant de constater que sil est hostile lasyndicalisation des fonctionnaires, il continue dfendrelide quils puissent eux-mmes constituer une associa-tion professionnelle :

    Mais lassociation de fonctionnaires, telle que je laconois, serait non pas un groupement priv abandonn auxcaprices et aux fantaisies individuels, mais une vritableinstitution, un organe rgulier de la machine administrative.Puisque ladministration a besoin de sappuyer sur des grou-pements de ce genre, pourquoi ne les constitue-telle paselle-mme ? Pourquoi tous les employs dun mme serviceet dun mme grade ne formeraient-ils pas un corps rgulier,reconnu, nommant officiellement des dlgus qui le repr-sentent dans certains conseils ? Est-ce que des corps de cegenre nauraient pas plus dautorit que les associations pri-ves qui peuvent se former autour dun meneur quel-conque ? Or, des associations ainsi constitues on ne peutdonner le nom de syndicats, du moins au sens qua ce motprsentement2.

    1. Pierre Birnbaum, La conception durkheimienne de ltat : lapo-litisme des fonctionnaires , art. cit., p. 254.

    2. . Durkheim, Textes, t. 3, op. cit., p. 216-217.

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    Il est vain de vouloir aborder dans cette prsentationtous les thmes de ces Leons. On retiendra surtoutque cet ouvrage contient les lments essentiels de larflexion du Durkheim sur les formes lmentaires delattachement solidaire des individus la socit. Enabordant successivement la morale professionnelle etla morale civique, il nous donne voir de faon com-plmentaire sa thse ce qui fonde le lien social dansles socits modernes. Bien entendu, il y est toujoursquestion de la solidarit organique, mais il y ajoute despices supplmentaires en adoptant dlibrment unton beaucoup plus rformateur. Limportance quilaccorde aux groupements professionnels apparatcomme une nouveaut dans sa thorie. Il en ntait pasquestion, par exemple, dans son cours sur Lducationmorale, rdig quelques annes plus tt. Cest vrai-ment dans les deux dernires annes du XIXe sicle,soit cinq six ans aprs sa thse, que sa pense sestaffirme sur ce sujet. Mais il faut vraiment lire lesleons sur la morale professionnelle en mme tempsque celles sur la morale civique car elles sont inspa-rables.

    On pourrait dire aujourdhui que la configurationdattachement auquel se rfre Durkheim est de natureorganiciste. Durkheim tait, certes, trs critique lgard des thories organicistes. Sil compare souventles corporations des organes et ltat un cerveausocial, cela ne signifie pas, dans son esprit, que les soci-ts peuvent tre analyses comme des organismesvivants. Il utilise le concept de solidarit organique pourqualifier de faon mtaphorique et idal-typique unmode particulier dorganisation de la socit. Cest eneffet le lien de participation organique qui constitue lemode de rgulation des socits industrielles. La confi-guration de type organiciste est donc logiquement asso-cie au dveloppement conomique, lintensification

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    des changes dans le monde du travail et dans la socitmarchande. Mais cette configuration ne correspond passeulement une phase avance de dveloppement histo-rique des socits modernes. Si ctait le cas, le type organiciste pourrait la limite caractriser toutes lessocits dveloppes. Ce type particulier renvoie aussi,comme nous le montre Durkheim dans ses Leons, unrapport spcifique des individus ltat. Dans cetteconfiguration, la participation aux changes passe parlattachement un groupe professionnel qui procure nonseulement une vie morale, mais un statut, considrcomme une garantie face aux alas de la vie, et ce dernierne peut tre reconnu que dans le cadre dun tat tel quele concevait Durkheim.

    Mme si projet de rforme des corporations de Dur-kheim na pas t ralis exactement comme il limagi-nait, notamment dans sa forme administrative et politique,il faut reconnatre que, sous de nombreux aspects, lasocit franaise sest fortement inspire de sa pense.Le dveloppement du XXe sicle a consacr la socitsalariale en reconnaissant les diffrents groupes profes-sionnels comme autant dorganes fonctionnels, indispen-sables lorganisation sociale, et en les plaant dans unerelation de reprsentations de leurs intrts auprs desacteurs gouvernementaux et de ltat. Le systme de pro-tection sociale lui-mme, tel quil a t organis enFrance, repose en grande partie sur les assurances socialesobligatoires fondes sur la notion demploi stable et dfi-nies sur une base professionnelle. On trouve aujourdhuides quivalents de ce mode de rgulation spcifique dansdautres pays. Mais ce qui frappe aussi en ce dbut duXXIe sicle, dans un contexte de crise conomique et dedgradation de lemploi, cest que cette socit salarialese dlite peu peu en entranant avec elle le dclin de sonmode dintgration et de rgulation. Relire les Leons desociologie de Durkheim et les solutions quil proposait

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    la fin du XIXe sicle pour sortir la socit de la crise qui latraversait dj cette poque est ce titre dune grandeutilit.

    Serge PaugamDirecteur de recherche au CNRS,

    directeur dtudes lEHESS

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    AVANT-PROPOSDE LA PREMIRE DITION

    La prsent ouvrage, publie par la Facult de Droit delUniversit dIstanbul, rassemble quelques cours inditsdmile Durkheim.

    Les lectures se demanderont sans doute comment cetteFacult a pu avoir le privilge de porter la connais-sance du monde scientifique cette ouvre indite du grandsociologue franais. Cest l une curiosit bien compr-hensible. Je me propose ici de la satisfaire en quelquesmots.

    Javais, en 1934, entrepris Paris la prparationdune thse de doctorat en droit sur Lide de ltat chezles prcurseurs de lcole sociologique franaise. Ilmavait alors paru indispensable de connatre foutdabord la pense exacte dmile Durkheim, fondateurde celle cole, sur le problme de ltat.

    Ce sociologue nayant pas fait de ce problme lobjetdune tude spciale et stant content, dans ses uvresdj parues, dvoquer certaines questions sy rappor-tant, je fus amen penser quil serait possible de trouverdes explications appropries et dtailles dans ses indits,sil en existait. Dans lespoir dy parvenir, je madressaiau clbre ethnographe Marcel Mauss, neveu dmileDurkheim. Mayant reu de la manire la plus cordiale et

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    exprim sa grande sympathie pour la Turquie quil avaitvisite en 1908, celui-ci me montra un certain nombre demanuscrits intituls Physique des murs et du droit. Ctaient, dit-il, les cours professs par mile Durkheimentre les annes 1890-1900 Bordeaux et rpts en Sor-bonne, dabord en 1904, puis en 1912 et repris en conf-rences quelques annes avant sa mort. Marcel Mauss,qui nhsita pas me les confier, ce dont je me souviensavec plaisir, me remit, sur ma demande, une copie dacty-lographie dune partie des manuscrits susceptibles demintresser particulirement. Je tiens rendre hom-mage, cette occasion, la mmoire du regrett savantqui mapporta ainsi un concours inestimable.

    Marcel Mauss mavait fait part, lors de notre entre-tien, de son intention de publier ces manuscrits dans LesAnnales sociologiques dont il tait membre du Comit derdaction. Mais il nen a publi, en 1937, dans la Revuede Mtaphysique et de Morale, que la premire partiecomprenant trois leons sur la morale professionnelle. Illa fait, crit-il dans sa note introductive, pour se confor-mer aux instructions rdiges, peu de mois avant sa mort,en 1917, par mile Durkheim, qui destinait quelques-unsde ses manuscrits, en signe de son amiti, avant toutautre Xavier Lon, fondateur de la Revue de Mtaphy-sique et de Morale. Marcel Mauss y annonait quilpublierait plus tard, avec ces trois leons, les leons demorale civique qui les suivaient.

    En 1947, jai publi dans la Revue de la Facult deDroit dIstanbul une traduction turque de six leons demorale civique dont je disposais. Mais, bien que je nelaie rencontre nulle part, javais voulu savoir aupara-vant avec certitude si la publication projete par MarcelMauss avait eu lieu. Je lui crivis donc, le priant de meninformer. Comme je navais pas de rponse, je fis appel,grce linformation obtenue par M. C. Bergeaud,conseiller culturel prs lAmbassade de France en Tur-

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    quie, Mme Jacques Halphen, fille dmile Durkheim.Mme Jacques Halphen eut lobligeance de me faire savoirque Marcel Mauss, trs prouv par les souffrances quilavait subies personnellement pendant loccupation,ntait pas en tat de pouvoir donner le moindre rensei-gnement. Elle mapprit par la suite que les manuscrits enquestion, quelle avait pu identifier laide de la copieque je lui avais envoye, se trouvaient au Muse delHomme avec tous les ouvrages et documents constituantla bibliothque de Marcel Mauss. Ces manuscrits com-prenaient, prcisait-elle, outre les trois leons de moraleprofessionnelle dj publies, quinze leons de moralecivique qui nont pas encore t publies en France.

    Quelques mois plus tard, jenvisageai la possibilitdassurer la publication de lensemble de ces leons parles soins de la Facult de Droit dIstanbul. Mme JacquesHalphen, consulte, voulut bien donner son accord ceprojet, que la Facult de Droit approuva volontiers.

    Telles sont les circonstances dans lesquelles furentdcouverts les manuscrits qui constituent, daprs letmoignage de Marcel Mauss, dans la Revue deMtaphy-sique et de Morale, le seul texte crit dune faon dfini-tive de novembre 1898 juin 1900, et qui sont publis prsent dans cet ouvrage. Telles sont aussi les circons-tances grce auxquelles fut assur le succs de linitiativequi me tenait cur.

    Je dois donc, en premier lieu, exprimer ici Mme Jac-ques Halphen la profonde gratitude de la Facult deDroit dIstanbul ainsi que la mienne propre, pour la bien-veillante autorisation quelle nous accorda de publiercelte uvre indite de son illustre pre. Je dois ensuiteremercier vivement mon trs distingu collgue M. ledoyen Georges Davy davoir bien voulu se charger de latche difficile de mettre la dernire main aux manuscritset davoir rdig une introduction. En tant que disciple etami dmile Durkheim, personne ntait plus autoris

    Avant-propos de la premire dition 37

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    que lminent sociologue quest M. Georges Davy pournous apporter ce prcieux concours. Je tiens aussi remercier tout particulirement M. Chartes Crozat, pro-fesseur notre Facult, ainsi que M. Rabi Koral, docent la mme Facult, pour avoir contribu la correctiondes preuves et apport tous leurs soins limpression delouvrage.

    La parution en Turquie de celle couvre posthume dugrand sociologue franais ne relve nullement du hasard.Elle est bien plutt, peut-on dire, leffet dune sorte dedterminisme culturel. Car, en Turquie, la sociologiedmile Durkheim, ct de celle de Le Play, de GabrielTarde, dEspinas et autres, est la seule qui ait acquis droitde cit, surtout depuis les travaux de Ziya Gkalp, lesociologue turc bien connu. Nombreux sont, en effet, cheznous ceux qui, comme moi-mme, portent plus ou moinslempreinte de lcole durkheimienne. Il nest donc pastonnant que la Turquie se considre, si jose dire, commelun des ayants droit lhritage de celte sociologie. A celitre, elle saluera avec une lgitime satisfaction la publi-cation de cet ouvrage et apprciera, certes, sa justevaleur le fait, sans prcdent dans son histoire, de voirparatre chez elle, par les soins de lune de ses institutionsscientifiques, luvre indite dun savant europen dunerputation mondiale.

    De son ct, la Facult de Droit de lUniversitdIstanbul est justement fire davoir contribu ainsi auresserrement des liens traditionnels de culture et damitiexistant entre la Turquie et la France. Elle est non moinsfire davoir aid, en assurant la publication duneuvre de celle importance, lenrichissement du patri-moine scientifique commun et davoir enfin rendu lhom-mage quelle devait la mmoire dmile Durkheim.

    Pour ma part, je suis profondment heureux davoirt lhumble initiateur de celle ralisation et davoir ainsi

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    servi la fois mon pays et le rayonnement de la sciencefranaise laquelle je dois tant.

    Istanbul, 15 mai 1950.

    Hseyin Nail KUBALI,Doyen de la Facult de Droit dIstanbul.

    Avant-propos de la premire dition 39

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    INTRODUCTION

    Pour faciliter lintelligence de ce cours indit de Dur-kheim, et pour comprendre ce que lauteur entendait parphysique des murs, pourquoi il accordait, dans ltudede la morale, une priorit la description des murs, et,plus gnralement, en sociologie, la dfinition et lobservation des faits, on voudrait dgager brivement iciquels furent les thmes majeurs de la doctrine et les pr-ceptes essentiels de la mthode du fondateur reconnu dela sociologie franaise.

    Deux thmes dabord apparaissent dune importancegale et quil faut successivement dissocier, pour aperce-voir par o ils sopposent, et associer, pour comprendrecomment ils se concilient et donnent la sociologie sabase de dpart et la direction de son progrs : le thme dela science et le thme du social, le premier qui renvoie ce qui est mcanique et quantitatif, le second ce qui estspcifique et qualitatif.

    Qui ouvre ce brviaire du sociologue que constitue lepetit livre paru en 1895 sous le titre Les rgles de lamthode sociologique et tombe naturellement dabord surle premier chapitre : Quest-ce quun fait social ? et yvoit naturellement aussi, sans aucune surprise, dfinir enpremier lieu lobjet de la nouvelle tude, le fait social,affirm comme spcifique et irrductible aucun lment

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    plus simple qui le contiendrait en germe, ne pourra gurehsiter prsenter comme premier le thme du social oude la socialit. Le fait, saisi sous langle o il est propre-ment social, nest-ce pas, en effet, ce qui rpond au nommme de la sociologie et en mme temps lui offre sonobjet ? Si cependant, sans rien mconnatre de cetteimportance du social , nous avons nonc en premierlieu le thme de la science, cest que le thme de lascience claire lintention premire de la doctrine et pr-cise le caractre de la mthode.

    Lintention dabord : et disons plus compltementlintention et loccasion. Ni lune ni lautre, vrai dire, nesont nouvelles. Lune et lautre, au contraire, rattachentnotre auteur une ligne philosophique la fois pro-chaine, celle dAuguste Comte et de Saint-Simon, et loin-taine, celle de Platon. Platon dont la philosophie ne sesparait pas plus de la politique que celle-ci de la morale,Platon, pour qui ces deux titres De ltat et De la Justicetaient synonymes, rvait de soustraire la cit au dsordreet lexcs au moyen de la plus sage constitution ; et il neconcevait celle-ci que fonde sur la science et non surla simple opinion , sur la science qui ntait pas, pourlui, sans doute encore la science des faits, comme il ensera de la sociologie positive du XIXe sicle, mais qui,science des ides, comme il la concevait, nen tait pasmoins, ses yeux, la science, la seule vraie science et leseul moyen de salut et pour lhomme et pour la cit. Plusprs de nous et devant la mme occasion dune crisepolitique et morale, cette fois ouverte par la rvolutionfranaise et par les reconstructions quappelaient sesngations, Auguste Comte demande la science, maisquil veut positive, le secret de la rorganisation mentaleet morale de lhumanit. Et cest toujours le mme salutpar la science que recherche passionnment Durkheimaprs lbranlement des esprits et des institutions, cons-cutif, en France, la dfaite de 70, et en prsence de cette

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    secousse dun autre genre, mais accompagne dun ana-logue besoin de rorganisation, la secousse provoquepar lessor industriel. Les transformations des chosesappellent les reconstructions des hommes. A la scienceseule il doit appartenir dinspirer, de diriger et dexcuterces ncessaires reconstructions ; et comme la crise est dessocits, la science qui la rsoudra doit tre science dessocits : telle est la conviction do surgit et qui supportela sociologie durkheimienne, fille de la mme foi absolueen la science que la politique de Platon et que le positi-visme dAuguste Comte.

    Nous dirons comment cette science des socits est enmme temps, et dans quelle mesure, science de lhomme,et comment la connaissance de lhomme, vrai dire tou-jours point de mire de la philosophie depuis ses origines,veut slever, avec les sciences humaines, un niveaudobjectivit analogue celui des sciences proprementdites. Mais cest la science des socits, ou sociologiestricto sensu, que va dabord tre confre cette objecti-vit que Durkheim dailleurs, et sans vraie raison peut-tre, refusera dtendre tous les aspects de lhomme,mais rservera lun deux, celui que nous proposeronsdappeler sa dimension sociale. Celle-ci nest dailleursquune part de lhumain, mais, aux yeux de notre auteur,elle est la seule, et lexclusion de lindividuelle, qui soitsusceptible dexplication scientifique.

    Do dans lexcution comme dans lintention pre-mire la dominante priorit du thme science. Maisencore faut-il, pour quil soit possible de traiter scientifi-quement la socit, que celle-ci offre la science unevritable ralit, une donne qui soit lobjet propre de lascience sociale. Et voici quapparat, en son gale et soli-daire importance, le thme du social que dfinit, pourtablir la spcificit de cet objet, le premier chapitre desRgles auquel nous avons plus haut renvoy. Ce social se reconnat certains signes : lextriorit sous laquelle

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    il apparat et la contrainte quil exerce lgard desindividus ; mais sa vraie essence est au-del de ces signes,dans le fait originaire au point den tre ncessaire dugroupement comme tel, et spcialement du groupementhumain.

    On a pu dcrire, en effet, des socits animales, maissans russir trouver en elles, malgr des analogiesincontestables, le secret des socits humaines. Il ny adonc que comparaison et non raison tirer de la biologiequi ne fournit la sociologie que sa seule base. Il ny a,Durkheim en tait convaincu, de socits proprementdites que les socits dhommes, ce qui la fois confirmecette spcificit du social laquelle il tenait tant, et fait dela science des socits une science humaine au premierchef : la socit est une aventure humaine. Cest doncdans lordre humain quil faut apprhender le fait fonda-mental du groupement. Cest l que lon saisit le caractreimmdiatement unifiant, structurant et signifiant du ph-nomne groupement, son caractre premier par cons-quent et qui ne permet de le ramener rien de pluslmentaire ou originaire que lui-mme. Mais si le faitgroupement nest pas postrieur lexistence de lindi-vidu, il nest, vrai dire, pas davantage antrieur, car niles individus ne seraient sans lui, ni davantage lui sans lesindividus. Une socit vide nest pas moins chimrequun individu strictement solitaire et tranger toutesocit. Les individus sont concevoir comme les organesdans lorganisme. Ils reoivent de mme de leur tout leurrgulation, leur position, leur tre en dfinitive qui doittre qualifi tre-dans-le-groupe. Lhumanit de lhommenest concevable que dans lagrgation humaine et, en unsens au moins, par elle.

    Laffirmation de la ralit spcifique du social solida-rise ainsi le tout social avec ses parties, mais ne lhyposta-sie en aucune faon en dehors delles, comme ont pu lefaire croire les qualifications dextriorit et de contrainte

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    o lon a souvent voulu voir plus que de simples signes.On sait si Durkheim, dans lintroduction la 2e ditiondes Rgles et en mainte autre occasion, sest dfendu cet gard davoir trahi son projet de positivit et donnla ralit une simple fiction. Et, quand le social prendrala figure de la conscience collective, il ne lui donnera pasnon plus dautre support que les consciences associes etque les structures selon lesquelles les consciences sontassocies.

    Il nest pas ncessaire dattendre larticle clbre surles reprsentations individuelles et les reprsentations col-lectives pour sapercevoir que, si lanalyse du fait socialforce parfois lexpression pour souligner la ralit spci-fique du social, elle nexclut cependant pas toute compo-sante psychique.

    La division du travail (2e d., p. 110) reconnat djque les faits sociaux sont produits par une laborationsui generis de faits psychiques et qui nest pas sans ana-logie avec celle qui se produit dans chaque conscienceindividuelle et qui transforme progressivement les l-ments primaires (sensations, rflexes, instincts) dont elleest originellement constitue . Ailleurs dans le mmelivre (p. 67) et propos de la conscience collective quele crime offense comme une atteinte son propre tre etqui demande vengeance, ne rencontrons-nous pas lana-lyse psychologique que voici . Cette reprsentation(dune force que nous sentons plus ou moins confus-ment en dehors et au-dessus de nous) est assurmentillusoire. Cest en nous et en nous seuls que se trouventles sentiments offenss. Mais cette illusion est nces-saire. Comme, par suite de leur origine collective, deleur universalit, de leur permanence dans la dure, deleur intensit intrinsque, ces sentiments ont une forceexceptionnelle, ils se sparent radicalement du reste denotre conscience (cest nous qui soulignons) dont lestats sont beaucoup plus faibles. Ils nous dominent. Ils

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    ont, pour ainsi dire, quelque chose de surhumain ; et enmme temps ils nous attachent des objets qui sont endehors de notre vie temporelle. Ils nous apparaissentdonc comme lcho en nous dune force qui nous esttrangre et qui, de plus, est suprieure celle que noussommes. Nous sommes ainsi ncessits les projeter endehors de nous, rapporter quelque objet extrieur cequi les concerne. Lauteur va mme jusqu parler cepropos dalinations partielles de la personnalit, demirage invitable. Aprs quoi la conclusion de son ana-lyse revient de laspect psychologique laspect sociolo-gique : Du reste, crit-il en effet, lerreur nest quepartielle. Puisque ces sentiments sont collectifs ce nestpas nous quils reprsentent en nous, mais la socit. De la conscience collective ainsi constitue il dira encore(ibid., p. 46) : Sans doute, elle na pas pour substrat unorgane unique. Elle est par dfinition diffuse dans touteltendue de la socit. Mais elle nen a pas moins descaractres spcifiques qui en font une ralit distincte.En effet, elle est indpendante des conditions particu-lires o les individus se trouvent placs : ils passent etelle reste Elle est donc tout autre chose que lesconsciences particulires, quoiquelle ne soit ralise quechez les individus. Elle est le type psychique de lasocit, type qui a ses proprits, ses conditions dexis-tence, son mode de dveloppement, tout comme lestypes individuels, quoique dune autre manire. Noussommes loin, on le voit, de la soi-disant dfinition duphnomne social qui en ferait une pure chose, puisquenous voyons ici, au contraire, la dfinition durkhei-mienne souvrir sur une vritable psychologie socialeque lon rencontre vise aussi bien dans limportanteprface une rdition des Rgles que dans larticle quenous avons cit plus haut sur les reprsentations collec-tives.

    Tel est donc le genre de ralit quil convient daccor-

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    der ce qui est appel fait social ou conscience collec-tive : fait totalitaire de groupe, cho dans les consciences,mais qui ne sy entend que dans les consciences grou-pes, immanence toujours du tout chacune des parties etqui ne prend allure de transcendance que par projection,et en consquence du sentiment plus ou moins conscientqua chaque partie de se trouver, par sa participationmme son tout, arrache la passivit qui ne peut quese rpter indfiniment, et appele, dans le concert com-mun, un rle propre et qui reoit sens de lunit sup-rieure de lensemble.

    Mais si le social a bien cette ralit lui que nousvenons de dfinir et que ne peuvent lui drober, en dissol-vant sa complexe unit, ni la biologie ni la psychologie, sidonc la sociologie ne manque pas dobjet, il ne faut pasnon plus si elle veut tre science quelle manquedobjectivit. Et voici revenir le thme de la science quenous avons bien dit indissociable du thme de la socialitet qui la sociologie, pour que justement elle soit science,impose ce prcepte : traiter les phnomnes sociauxcomme des choses. Sur quoi de nouveau une ambigut viter propos de ce mot chose. Il ne sagit pas de ne voirdans le phnomne social quune donne matrielle Durkheim sest toujours dfendu dun tel matria-lisme , mais seulement de lenvisager comme un faitdonn, donn ainsi quune chose que lon rencontre tellequelle est, et non point imagin ou construit selon ce quelon croit quil peut tre ou dsire quil soit. Aprs cela,quil soit donn comme une chose ne prjuge en rien quilne soit que chose matrielle et nexclut nullement quilsoit aussi ou en mme temps ide, croyance, sentiment,habitude, comportement, qui, non moins que la matire,sont ralits existantes et efficaces, donc objectivementobservables.

    Or, cest prcisment cette observabilit que lon veutsouligner quand, propos du social , on met en avant

    Introduction 47

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    lextriorit qui en est donne comme le signe. Et cestaussi pour ne pas laisser chapper ou compromettre cettepossibilit dobservation objective que Durkheim pro-pose daborder le social, dabord tout au moins, par sonaspect le plus extrieur, symbole peut-tre dun for int-rieur non directement accessible, ralit en tout cas qui nese drobe pas lobservation. Cette ralit consiste-telleen un comportement, elle est collective et donc comportedes manifestations rptes et massives proies alorsoffertes la comparaison et la statistique. La mmeralit est-elle une institution, elle est cette fois cristalliseen formes politiques ou en codes ou rituels, cest-dire,mue en choses facilement observables. Ainsi procdeDurkheim dans sa Division du travail social, quand, parune mthode tout fait analogue ce que sera celle de lapsychologie du comportement, il cherche saisir traversses manifestations observables sanctions du droitrpressif ou restitutif et travers les comportementsquelle inspire communion ou coopration la soli-darit sociale et ses diverses formes. Ainsi procde-tilencore dans un autre de ses ouvrages, quand il veut mesu-rer, grce aux taux variables du suicide ou de lhomicideque rvle la statistique, lattachement la vie, le respectde la personne, ou le besoin dintgration qui rgnentdans tel temps, dans telle socit ou dans telle classe.

    Ce point de dpart de la mthode est trop importantpour que nous ne donnions pas la parole lauteur lui-mme : Pour soumettre la science un ordre de faits,dclare-til, il ne suffit pas de les observer avec soin, deles dcrire, de les classer, mais, ce qui est beaucoup plusdifficile, il faut encore, suivant le mot de Descartes, trou-ver le biais par o ils sont scientifiques, cest-diredcouvrir en eux quelque lment objectif qui comporteune dtermination exacte, et, si cest possible, la mesure.Nous nous sommes efforc de satisfaire cette conditionde toute science. On verra notamment comment nous

    Leons de sociologie48

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    avons tudi la solidarit sociale travers le systme desrgles juridiques, comment, dans la recherche des causes,nous avons cart tout ce qui se prte trop aux juge-ments personnels et aux apprciations subjectives, afindatteindre certains faits de structure sociale assez pro-fonds pour pouvoir tre objets dentendement et, parconsquent, de science (Div. du tr., prface, p. XLII). Etplus explicitement encore nous lisons quelques pagesplus loin : La solidarit sociale est un phnomne toutmoral qui, par lui-mme, ne se prte pas lobservationexacte ni surtout la mesure. Pour procder tant cetteclassification qu cette comparaison, il faut donc substi-tuer au fait interne qui nous chappe un fait extrieur quile symbolise et tudier le premier travers le second. Cesymbole visible, cest le droit. En effet, l o la solidaritsociale existe, malgr son caractre immatriel, elle nereste pas ltat de pure puissance, mais manifeste saprsence par des effets sensibles. Plus les membres dunesocit sont solidaires, plus ils soutiennent de relationsdiverses soit les uns avec les autres, soit avec le groupepris collectivement ; car, si leurs rencontres taient rares,ils ne dpendraient les uns des autres que dune manireintermittente et faible. Dautre part, le nombre de ces rela-tions est ncessairement proportionnel celui des rglesjuridiques qui les dterminent. En effet, la vie sociale,partout o elle existe dune manire durable, tend invita-blement prendre une forme dfinie et sorganiser ; et ledroit nest autre chose que cette organisation mme dansce quelle a de plus