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Lycée Monge, Chambéry [73] Epreuve Anticipée de Français Session 2019 DESCRIPTIF DES LECTURES ET ACTIVITÉS CLASSE : 1ère L NOM, Prénom de l’élève :………………………………………………………………………………………… Pas de manuel utilisé Pour chaque séquence, l’élève a la possibilité ( mais non l’obligation ) d’ajouter, de façon manuscrite, des activités personnelles.

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Lycée Monge, Chambéry [73] Epreuve Anticipée de Français Session 2019

DESCRIPTIF DES LECTURES ET ACTIVITÉSCLASSE : 1ère LNOM, Prénom de l’élève :………………………………………………………………………………………… Pas de manuel utilisé

P o u r c h a q u e s é q u e n c e , l ’ é l è v e a l a p o s s i b i l i t é ( m a i s n o n l ’ o b l i g a ti o n ) d ’ a j o u t e r , d e f a ç o n m a n u s c r i t e , d e s a c ti v i t é s p e r s o n n e l l e s .

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S é q u e n c e 1 S u p p o r t s d e s l e c t u r e s a n a l y ti q u e s S u p p o r t s d e s l e c t u r e s c u r s i v e s A u t r e s a c ti v i t é s e t l e c t u r e s

JE VOUS ECRIS CES QUELQUES LIGNES…

Groupement de textes

Problématique : Comment la lettre ouverte se fait tribune par le biais de la double énonciation ?(Réflexion sur la façon dont le recours à la lettre ouverte conditionne la démarche argumentative et première approche du rôle de la presse dans la question publique)

Objet d’étude : « La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation »

1. Voltaire, « Lettre à la censure », 1733.Extrait

2. Emile Zola, « J’accuse », paru dans L’Aurore, 1898.Conclusion de la lettre

3. Christian Combaz, « Lettre ouverte à Fleur Pellegrin » parue dans Le Figaro, 2014..

Textes et documents complémentaires :

Autour de l’affaire Dreyfus   : - Maurice Barrès, « Je juge le symbole

Dreyfus par rapport à la France », in « L’Etat de la question », Le Journal, 1898.

- Léon Bloy, Je m’accuse, 1900.- Caricatures de presse autour de l’affaire Dreyfus

(Le Pilori, Le Musée des horreurs, La libre parole)

Du pamphlet au blog, la «   cousinade   » de la lettre ouverte   : - Voltaire, « De l’horrible danger de la lecture »,

1765.- Sabrina Ali Benali, « Aux urgences, c’est tous

les jours l’état d’urgence, Madame Touraine », Youtube, 2017.

Pour chaque élève, choix d’une lettre ouverte sur le site www.deslettres.fr et analyse des procédés argumentatifs.

Pour une réflexion autour de l’éloquence   : - A voix haute, la force de la parole, Stéphane de

Freitas, Ladj Ly, 2006.

Activités personnelles :1. Lecture des articles 30 et 31 de la

loi sur la liberté de la presse (au sujet de la diffamation)

2. Ecriture d’une lettre ouverte (thème au choix)

……………………………………….……………………………………….……………………………………….

Etudes d’ensemble ou éléments de synthèse : - Réflexion sur les moyens de

l’argumentation directe : entre convaincre et persuader ;

- Réflexion sur un genre, - la lettre ouverte, entre lettre, pamphlet et article, et sa complexité énonciative ;

- Réflexion sur l’étymologie des « médias » et leur implication dans la vie publique ;

- Rapide point sur la censure, du XVIIIème à nos jours ;

- Réflexion sur la force argumentative du rire.

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L’ELOGE PARADOXAL DANS LE DOM JUAN DE MOLIERE, OU LE REFUS ERIGE EN PRINCIPE…

Groupement de textes

Problématique : Comment l’éloge paradoxal se fait forme privilégiée d’une écriture anti-dogmatique ?(Réflexion sur une écriture qui s’en prend aux dogmes qu’ils soient sociaux, religieux ou littéraires par recours à l’éloge paradoxal)

Objet d’étude : « La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation »

1. Eloge du tabac, I, 1 (de « Sganarelle, tenant une tabatière » à « vous eussiez autant gagné à ne bouger de là »)

2. Eloge de l’inconstance, I, 2(de « Quoi ? tu veux qu’on se lie » à « mes conquêtes amoureuses »)

3. Eloge du fait religieux, III, 1(de « Je crois que deux et deux sont quatre » à « voilà ton raisonnement qui a le nez cassé »)

4. Eloge de l’hypocrisie, V, 2(« Il n’y a plus de honte maintenant à cela » à « aux vices de son siècle »)

Textes et documents complémentaires :

Corpus consacré à la figure du libertin :- Théophile de Viaux, « Je songeais que

Phyllis des enfers revenue », Œuvres complètes, 1632.

- Jacques Vallée des Barreaux, « Sur la mort », entre 1636 et 1673.

- Molière, Acte III, scène 2, de « Enseigner nous un peu le chemin » à « Il court au lieu du combat », 1665.

- Choderlos de Laclos, « Lettre XLVIII », Les Liaisons dangereuses, 1792.

Etude de l’image fixe : - Affiche publicitaire Nikon, « I am Don

Juan », 2010.

Lecture cursive d’œuvres intégrales : - Molière, Don Juan ou le festin de Pierre,

1665.- Barbey d’Aurevilly, Le plus bel amour de

Dom Juan, 1867.

Activités personnelles :1. Bluwal, Don Juan ou le festin de

pierre, 1965.2. Ecriture d’un éloge paradoxal……………………………………...

……………………………………….……………………………………….……………………………………….……………………………………….……………………………………….……………………………………….

Etudes d’ensemble ou éléments de synthèse : - Définition de l’éloge paradoxal et

étude de ses enjeux ;- Distinction de l’argumentation et de

l’éloquence ;- Réflexion sur la spécificité de

l’argumentation au théâtre, entre argumentation directe et argumentation indirecte ;

- Notion de libertinage et distinction entre le libertinage de mœurs et le libertinage de pensée ;

- Réflexion sur la dimension métatextuelle de l’œuvre.

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QUAND LE MYTHE S’EXPLIQUE… LA FIN DU MYTHE ?

Œuvre intégrale : La Nuit de Valognes d’Eric-Emmanuel Schmitt

Problématique :En quoi La Nuit de Valognes démythifie-t-elle le mythe ?(Réflexion sur la notion de mythe, sur la notion de réécriture du mythe et sur la question de l’influence du contexte sur la production littéraire)

Objet d’étude : « Les réécritures du XVIIème siècle à nos jours »

1. Acte I, scène 1(En intégralité)

2. Acte I, scène 6(du début à « Don Juan ! Tu ne me reconnais pas ? »)

3. Acte II, scène 3(de « Pourquoi vous êtes-vous mis en tête que je cherchais quelque chose ? » à « La liberté dans une petite cage : on appelle cela la fidélité »)

4. Acte III, scène 13(en intégralité)

Textes et documents complémentaires : - Molina, Le Trompeur de Séville ou le

convive de pierre, 1630.- Da Ponte, Don Giovanni, 1787.- Mérimée, Les Ames du purgatoire, 1834.- Baudelaire, « Don Juan aux Enfers », Les

Fleurs du mal, 1846.- Ghelderode, Don Juan, 1928.- Nougaro, Le Cinéma, 1962.

Etude de l’image fixe : - Delacroix, Le naufrage de Dom Juan, 1841.

Etude de l’image mobile : - Jérôme Maldhé, Dom Juan sur Seine, 2010.

Activités personnelles :……………………………………...……………………………………….……………………………………….……………………………………….……………………………………….

Etudes d’ensemble ou éléments de synthèse : - Réflexion sur la façon dont un

personnage littéraire atteint au mythe ;

- Questionnement sur les notions de mythe, héros et héroïnes ;

- Réflexion sur les moyens et les fonctions de la réécriture ;

- Approche de la notion d’innutrition ;- Première approche sur le genre

comique ;- Premiers éléments de réflexion sur

le rapport du texte théâtral à la mise en scène ;

- Analyse du thème du double dans la pièce.

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ET LE ROMANCIER CREA LA FEMME

Groupement de textes

Problématique : comment le personnage féminin se fait porteur d’une vision du monde?(Réflexion sur la construction/déconstruction du personnage romanesque et ses implications idéologiques)

Objet d’étude : « Le personnage de roman, du XVIIème à nos jours »

1. Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678.Extrait

2. Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1834.Extrait

3. Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, 1957.Extrait

Texte complémentaire :

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, 1963.

Etude de l’image fixe : Corpus de représentations de la femme en art à travers le temps :

Gravure du Moyen-Age, Léonard de Vinci, La Joconde, 1503-

1519 Johannes Vermeer, Jeune fille à la

perle, vers 1665 Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou,

1777 Gustave Courbet, La Voyante, 1865 Pablo Picasso, Femme assise robe bleue,

1939 Nikki de Saint Phalle, Nana danseuse

noire, 1968.

Activités personnelles :Visionnage de trois vidéos du site France TVéducation : - Le personnage de roman aux

XVIIème et XVIIIème siècles- Le personnage de roman au XIXème

siècle- Le personnage de roman au XXème

siècle ……………………………………….……………………………………….……………………………………….

Etudes d’ensemble ou éléments de synthèse : - Comprendre comment se construit le

personnage de roman ;- Comprendre que le personnage de

roman est porteur d’une vision du monde, donc d’un projet.

- Mesurer l’évolution des personnages, du personnage classique au personnage du XXème siècle, et comprendre que la littérature est en lien avec le monde ;

- Les fonctions du personnage : fonction argumentative, fonction personne et fonction personnel.

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« JE CONNAIS LOL V. STEIN DE LA SEULE FACON QUE JE PUISSE, D’AMOUR »

Œuvre intégrale : Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras

Problématique : L’écriture durassienne : moins dire pour mieux dire ? (Réflexion sur la modernité d’une écriture qui refuse le pathos, l’analyse psychologique et les techniques traditionnelles de la narration au profit d’une écriture qui s’adresse à l’intelligence du lecteur)

Objet d’étude : « Le personnage de roman, du XVIIème siècle à nos jours »

1. Incipit du roman.De « Lol V. Stein est née ici » à « c’était cette région du sentiment qui, chez Lol, n’était pas pareille » (p. 11-13)

2. La scène du balDe « Elle dansa encore une fois » à « Anne-Marie Stretter et Michael Richardson ne s’étaient plus quittés » (p. 18-19)

3. Les promenadesDe « Le bal tremblait au loin » à « Elle n’est pas Dieu, elle n’est personne » (p. 45-47)

4. Explicit du romanDe « Elle me parle de Michael Richardson » à « fatiguée par le voyage » (p. 190-191)

Textes et documents complémentaires : - Alain Robbe-Grillet, Les Gommes (extrait),

1953 - Michel Butor, La Modification (extrait),

1957 - Nathalie Sarraute, Le Planétarium (extrait),

1959 - Claude Simon, La Route des Flandres

(extrait), 1960.

Etude de l’image mobile : - Interview de Marguerite Duras à propos de

Lol V. Stein, menée par Dumayet, 1964.- Marguerite Duras, Détruire, dit-elle, 1969

(analyse d’un extrait).

Etude de l’image fixe : Goya, Saturne dévorant un de ses fils, 1823.

Activités personnelles :Visionnage du film d’Emmanuel Finkiel, La douleur, 2017.

……………………………………...……………………………………….……………………………………….……………………………………….……………………………………….

Etudes d’ensemble ou éléments de synthèse : - Question du renouvellement des

codes du roman chez Duras,- Approche rapide du Nouveau

Roman et des raisons pour lesquelles Duras est fréquemment associée à ce mouvement,

- Les liens de l’écriture de Duras à l’art cinématographique,

- La notion d’enfermement dans Le Ravissement de Lol V. Stein,

- Le brouillage du temps et des lieux et ses fonctions narratives et esthétiques,

- Réflexion sur la construction incertaine du personnage.

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UN BON GROS GEANT ?

Œuvre intégrale : Gargantua de Rabelais

Problématique : Le roman Rabelaisien à la croisée entre plusieurs mondes ?(Réflexion sur un roman dans lequel se pose la question de l’unité générique, et qui s’inscrit dans la modernité de l’Humanisme tout en étant héritier du Moyen-Age)

Objet d’étude : « Vers un espace culturel européen : Renaissance et Humanisme »

1. Le prologueDe « Buveurs très illustres » à « naviguent et bataillent tant. » (p. 39-41)

2. La naissance de GargantuaDe « Peu de temps après» à « un œuf pondu et couvé par Léda » (p. 83-85)

3. La bataille de frère JeanDe « Disant cela » à « il les empalait par le fondement » (p. 231-233)

4. L’abbaye de ThélèmeDe « Toute leur vie était régie » à « Au premier moment de leurs noces » (p. 401-403)

Textes et documents complémentaires :

- Groupement de textes autour de la question de l’éducation à la Renaissance : Machiavel, Le Prince, 1513-1516. Erasme, De l’éducation des enfants, 1529. Rabelais, Pantagruel, 1532. Michel de Montaigne, Essais, 1580-95.

- Groupement de texte autour de la question du «   bon sauvage   » et de l’altérité  : Jean de Léry, Histoire d’un Voyage fait en

la terre du Brésil, 1578. Michel de Montaigne, Essais, 1580-95. Christophe Colomb, Extrait d’une lettre à

Luis de Santangel, 1494-1505.

Etude de l’image fixe : - Jan Van Eyck, La Vierge du chancelier

Rolin, v. 1435 ;- Photographie du Tempietto, Bramante,

1502 ?.

Etude de l’image fixe : Jean-Jacques Annaud, Le Nom de la rose, « Le scriptorium », 1986.

Activités personnelles :Visionnage de deux vidéos du site France TVéducation : - L’Humanisme, un nouveau regard

porté sur le monde- L’Humanisme et l’aspiration au

bonheur……………………………………...……………………………………….……………………………………….……………………………………….……………………………………….

Etudes d’ensemble ou éléments de synthèse : - Découvrir la culture humaniste, en

particulier en ce qui concerne les questions de l’éducation et du regard porté sur l’Autre ;

- Mesurer la rupture que représentent le XVIème siècle et l’Humanisme dans les consciences et pensées,

- Les sources antiques de la culture européenne,

- La notion d’utopie,- Gargantua comme apologue ?- Identifier rire de facétie (lié à la

légèreté) et rire d’élégance (lié à l’érudition),

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EXPLORER LE MONDE, EXPLORER LES MOTS

Œuvre intégrale : La prose du Transsibérien de Blaise Cendrars, 1913.

Problématique : comment Cendrars renouvelle-t-il la poésie du voyage ?(Réflexion sur la façon dont la modernité poétique s’empare d’un topos littéraire : le voyage)

Objet d’étude : « Ecriture poétique et quête de sens, du Moyen Age à nos jours »

1. Incipit du poème« En ce temps-là... » à « Et de la mer », p. 45 et p. 46.

2. La rencontre de Jeanne« Du fond de mon cœur… » à « ... s’amusent à faire l’amour », p. 50.

3. Explicit du poème« J’ai des amis qui m’entourent… » à « … du grand Gibet et de la Roue », p. 62 et p. 63.

Textes et documents complémentaires : - Joachim Du Bellay, « Heureux qui comme

Ulysse a fait un beau voyage », Les Regrets, 1558.

- Alfred Vigny, « La Maison du berger », Les Destinées, 1864, extrait (de « Mais il faut triompher du temps et de l’espace » à « « Plongé dans un calcul silencieux et froid »).

- Grand Corps malade, « Les Voyages en train », Midi 20, 2006.

Etude de l’image fixe : - Robert Delaunay, La Tour Eiffel, 1926.- Sonia Delaunay, illustration de La Prose du

Transsibérien et de la petite Jehanne de France, 1913.

Activités personnelles :……………………………………...

……………………………………….……………………………………….……………………………………….……………………………………….

Etudes d’ensemble ou éléments de synthèse : - Le topos du voyage dans la poésie

d’hier et d’aujourd’hui,- La tension entre le voyage

géographique et le voyage initiatique,

- Un poème entre autobiographie, initiation et réflexion poétique,

- La construction de l’image du poète : entre humilité et réécriture du mythe d’Orphée,

- L’intertextualité et la poésie,- La modernité poétique,- Exploration des relations de

l’œuvre à l’image (à partir de la version illustrée par Sonia Delaunay).

S é q u e n c e 7 S u p p o r t s d e s l e c t u r e s S u p p o r t s d e s l e c t u r e s c u r s i v e s A u t r e s a c ti v i t é s e t l e c t u r e s

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a n a l y ti q u e s

LA COMEDIE RENOUVELEE

Œuvre intégrale : Le Mariage de Figaro de Beaumarchais

Problématique : Le Mariage de Figaro, une pièce révolutionnaire ?(Réflexion sur le caractère révolutionnaire de l’œuvre, tant aux niveaux social et politique qu’aux niveaux théâtral et philosophique)

Objet d’étude : « Le texte théâtral et sa représentation du XVIème siècle à nos jours »

1. Exposition.I, 1 (jusqu’à « la moelle épinière à quelqu’un »)

2. Chérubin chante sa romanceII, 3 et 4 (jusqu’à « Sa lettre sans la mienne / Le Roi vint à passer »)

3. Monologue de FigaroV, 3 (jusqu’à « Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant »)

Textes et documents complémentaires : - Marivaux, L’Ile des esclaves, scène 6

(extrait), 1725. - Alfred de Musset, Fantasio, II -4 (extrait),

1834.- Clémence Camon, article « Biographie de

Beaumarchais » extrait du site Alalettre.com.

- Beaumarchais, La Mère coupable, II, 1-2, 1792,

- Beaumarchais, La Mère coupable, IV, 13, 1792.

Etude de l’image fixe : - Extrait filmé de la scène 1 de l’Acte I du

Mariage de Figaro mis en scène par Jacques Rosner, 1977,

- Extrait filmé de la scène 1 de l’Acte I du Mariage de Figaro mis en scène par Colette Roumanoff, 2000,

- Extrait filmé de la scène 1 de l’Acte I du Mariage de Figaro mis en scène par Christophe Rauck, 2007.

Lecture cursive d’une œuvre intégrale : La Mère coupable, Beaumarchais.

Activités personnelles :- Edouard Molinaro,

Beaumarchais l’insolent, 1996.

……………………………………...

……………………………………….……………………………………….……………………………………….……………………………………….

Etudes d’ensemble ou éléments de synthèse : - Dimension sociale du théâtre de

Beaumarchais et de l’affrontement maître-valet dans le Mariage de Figaro,

- Porosité générique de la pièce,- Renouvellement imposé par

Beaumarchais au genre de la comédie (et l’héritage de la comédie classique),

- Question de la morale-amorale de la pièce,

- Figaro : entre le valet de comédie, le héros picaresque et l’avatar autobiographique,

- Réflexion sur la relation du texte au spectacle,

- Essai d’interprétation de la rupture esthétique entre drame et comédie à partir d’extraits de La Mère coupable.

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SEQUENCE 1 – Je vous écris ces quelques lignes…

Puisque vous êtes, Monsieur, à portée de rendre service aux belles-lettres, ne rognez pas de si près les ailes à nos écrivains, et ne faites pas des volailles de basse-cour de ceux qui, en prenant l’essor, pourraient devenir des aigles ; une liberté honnête élève l’esprit, et l’esclavage le fait ramper. S’il y’avait eu une inquisition1 littéraire à Rome, nous n’aurions aujourd’hui ni Horace, ni Juvénal, ni les œuvres philosophiques de Cicéron. Si Milton, Dryden, Pope, et Locke, n’avaient pas été libres, l’Angleterre n’aurait eu ni des poètes, ni des philosophes : il y a je ne sais quoi de turc à proscrire2 l’imprimerie ; et c’est la proscrire que la trop gêner. Contentez-vous de réprimer sévèrement les libelles3 diffamatoires, parce que ce sont des crimes  […].

Vous me dites que les magistrats qui régissent la douane de la littérature se plaignent qu’il y a trop de livres. C’est comme si le prévôt4 des marchands se plaignait qu’il y eût à Paris trop de denrées : en achète qui veut. Une immense bibliothèque ressemble à la ville de Paris, dans laquelle il y a près de huit cent mille hommes : vous ne vivez pas avec tout ce chaos ; vous y choisissez quelque société, et vous en changez. On traite les livres de même, on prend quelques amis dans la foule. Il y aura sept ou huit mille controversistes 5, quinze ou seize mille romans, que vous ne lirez point ; une foule de feuilles périodiques que vous jetterez au feu après les avoir lues. L’homme de goût ne lit que le bon, mais l’homme d’Etat permet le bon et le mauvais.

Les pensées des hommes sont devenues un objet important de commerce. Les libraires hollandais gagnent un million par an, parce que les Français ont eu de l’esprit. Un roman médiocre est, je le sais bien, parmi les livres, ce qu’est dans le monde un sot qui veut avoir de l’imagination. On s’en moque mais on le souffre. Ce roman fait vivre et l’auteur qui l’a composé, et le libraire qui le débite, et le fondeur, et l’imprimeur, et le papetier, et le relieur, et le colporteur, et le marchand de mauvais vin, à qui tous ceux-là portent leur argent. L’ouvrage amuse encore deux ou trois heures quelques femmes avec lesquelles il faut de la nouveauté en livres, comme en tout le reste. Ainsi, tout méprisable qu’il est, il a produit deux choses importantes : du profit et du plaisir.

Les spectacles méritent encore plus d’attention. Je ne les considère pas comme une occupation qui retire les jeunes gens de la débauche ; cette idée serait celle d’un curé ignorant. II y a assez de temps, avant et après les spectacles, pour faire usage de ce peu de moments qu’on donne à des plaisirs de passage, immédiatement suivis du dégoût. D’ailleurs on ne va pas aux spectacles tous les jours, et dans la multitude de nos citoyens, il n’y a pas quatre mille hommes qui les fréquentent avec quelque assiduité.

Je regarde la tragédie et la comédie comme des leçons de vertu, de raison, et de bienséance. Corneille, ancien Romain parmi les Français, a établi une école de grandeur d’âme ; et Molière a fondé celle de la vie civile. Les génies français formés par eux appellent du fond de l’Europe les étrangers qui viennent s’instruire chez nous, et qui contribuent à l’abondance de Paris. Nos pauvres sont nourris du produit de ces ouvrages, qui nous soumettent jusqu’aux nations qui nous haïssent. Tout bien pesé, il faut être ennemi de sa patrie pour condamner nos spectacles. Un magistrat qui, parce qu’il a acheté cher un office de judicature, ose penser qu’il ne lui convient pas de voir Cinna6, montre beaucoup de gravité et bien peu de goût. […]

Nous mettons tous les ans plus d’industrie et plus d’invention dans nos tabatières et dans nos autres colifichets7, que les Anglais n’en ont mis à se rendre les maîtres des mers, à faire monter l’eau par le moyen du feu, et à calculer l’aberration de la lumière. Les anciens Romains élevaient des prodiges d’architecture pour faire combattre des bêtes ; et nous n’avons pas su depuis un siècle bâtir seulement une salle passable, pour y faire représenter les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Le centième de l’argent des cartes suffirait pour avoir des salles de spectacle plus belles que le théâtre de Pompée ; mais quel homme dans Paris est animé de l’amour du bien public ? On joue, on soupe, on médit, on fait de mauvaises chansons, et on s’endort dans la stupidité, pour recommencer le lendemain son cercle de légèreté et d’indifférence. Vous, monsieur, qui avez au moins une petite place dans laquelle vous êtes à portée de donner de bons conseils, tâchez de réveiller cette léthargie barbare, et faites, si vous pouvez, du bien aux lettres, qui en ont tant fait à la France.

 Voltaire, 20 juin 1733

1 Juridiction de l’Eglise catholique chargée de lutter contre l’hérésie (pensée qui s’éloigne de ce que préconise la religion)2 Condamner, interdire3 Petites écrits, souvent calomnieux4 L’officier ou le magistrat chargé de la gestion des marchands5 Qui traite de débats (souvent religieux)6 Tragédie de Pierre Corneille7 Objet de fantaisie, de peu de valeur

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SEQUENCE 1 – Je vous écris ces quelques lignes…

« J’accuse »

[En 1894, le capitaine Dreyfus est condamné au bagne à perpétuité pour fait de trahison. Conclusion de la lettre ouverte adressée à Félix Faure, Président de la République, ]

Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure.

J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam1 d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J’accuse le général Mercier2 de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.

J’accuse le général Billot3 d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique, et pour sauver l’état-major compromis.

J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse4 de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale5, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable.

J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary6 d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.

J’accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard 7, d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement.

J’accuse les bureaux de la guerre d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans L’Eclair et dans L’Echo de Paris8, une campagne abominable, pour égarer l’opinion et couvrir leur faute.

J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable.

En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose.

Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice.

Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour !

J’attends.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.

Emile Zola, L’Aurore, 13 janvier 1898.

1 Officier militaire chargé de comparer les écritures des documents à charge et de Dreyfus, qui conclut à la culpabilité de celui-ci.2 Ministre de la guerre qui lance l’enquête interne après avoir appris l’existence d’une possible affaire d’espionnage.3 Militaire français qui choisit de taire la culpabilité de certains de ces subalternes et de laisser accuser Dreyfus.4 Deux militaires qui s’opposent à la révision du procès.5 En lien avec le clergé, l’Eglise.6 Militaires chargés de mener l’enquête.7 Graphologues qui ont examiné les écritures.8 Journaux patriotiques et plutôt conservateurs qui ont été clairement antidreyfusards.

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SEQUENCE 1 – Je vous écris ces quelques lignes…

[Lettre ouverte adressée à Fleur Pellerin, Ministre de la culture de 2014 à 2016, à l’occasion de l’obtention du prix Nobel par l’écrivain Patrick Modiano]

Chère Fleur

Comme écrivain je n'avais déjà guère d'illusions quant à l'intérêt que vous portez à la littérature, mais le fait que vous ayez été incapable, il y a quelques heures de répondre à la question «quel est votre livre préféré de Patrick Modiano?» achève de me convaincre que vous n'êtes pas à votre place rue de Valois1. Quand la journaliste qui vous interrogeait, stupéfaite, vous a fait remarquer que c'était étonnant tout de même, vous avez répondu que vous n'aviez «guère le temps de lire depuis deux ans», c'est à dire vraiment n'importe quoi. Son étonnement ne concernait pas le temps que vous étiez en mesure de consacrer à la lecture depuis deux ans, mais celui que vous employez au service de la France depuis six semaines.

Quand on est chargé de la promotion de la culture française, le matin où l'on apprend que Patrick Modiano a décroché le prix Nobel, on tape son nom sur Wikipédia à l'heure du café. Dans l'ascenseur on se fait résumer Villa Triste2. On demande un dossier de presse avant dix heures et demie. N'importe quel cadre commercial à qui l'on vient d'annoncer l'obtention d'un nouveau marché se rue sur les informations du tribunal de commerce. La ministre de la culture, en recevant un coup de fil de chez Gallimard3, serait donc incapable de bachoter son sujet une demi-heure avant que les caméras ne débarquent? Evidemment non. Vous n'en êtes pas incapable. Vous avez seulement mieux à faire. Le contenu des livres, pour vous, c'est de l'enfantillage, du pittoresque, du secondaire. L'art pour vous, ce sont des textes de loi, des décrets, des budgets à attribuer, vous venez de l'avouer ingénument sur Canal Plus avec cette espèce de dédain navré des gens qui sont occupés de choses sérieuses, et qui répondent «si vous croyez que j'ai le temps!».

Chère Fleur, je me demande de quoi vous avez bien pu parler, lors de votre déjeuner avec votre hôte nouvellement couronné, si vous n'avez rien lu de lui. (En outre, quand on le connaît, on se doute qu'il n'a pas dû être excessivement bavard à table).

Tant de fois pour ma part, avant d'aller dîner chez un écrivain, avant d'aller au théâtre sur une aimable invitation de l'auteur, j'ai commandé un ouvrage ou consulté des articles, la veille, pour rafraîchir ma mémoire à leur sujet. Je ne suis pas ministre, je suis simplement poli. Vous semblez illustrer qu'il y a incompatibilité entre les deux mais passe encore après tout. Même si une impolitesse commise au nom de l'Etat est une impolitesse au carré, on peut toujours pardonner une bourde personnelle. Le problème est que vous n'étiez pas en mesure, à l'occasion de cet événement, de promouvoir l'image de la France à l'étranger, au moment où elle est si souvent écornée dans d'autres domaines. Le scandale est que vous n'ayez pas saisi cette chance pour prononcer un discours intelligent, que le monde entier aurait écouté, sur la sensibilité littéraire de la France, sur l'importance que revêt la littérature dans la vie sociale de notre pays. Et la raison pour laquelle vous ne l'avez pas fait, c'est que vous en ignorez tout.

Alors ce n'est pas à vous, finalement, que j'en veux mais à ceux qui ont placé votre ignorance, si banale, si consternante, au gouvernail parce qu'elle ressemblait à la leur . A mon avis, dès ce soir, Manuel Valls4 et François Hollande5 vont consulter Wikipédia sur Modiano.

Votre mésaventure aura au moins servi à cela.

Christian Combaz, Le Figaro, 27 octobre 2014.

1 Adresse du ministère de la culture2 Roman de Patrick Modiano paru en 19753 Maison d’édition qui publie Patrick Modiano4 Premier ministre5 Président de la République

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SEQUENCE 1 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (1/4)

La mise en liberté du traître Dreyfus serait après tout un fait minime, mais si Dreyfus est plus qu'un traître, s'il est un symbole, c'est une autre affaire : c'est l'Affaire Dreyfus ! halte là ! Le triomphe du camp qui soutient Dreyfus-symbole installerait décidément au pouvoir des hommes qui poursuivent la transformation de la France selon leur esprit propre. Moi je veux la conservation de la France.

C'est tout le nationalisme cette opposition... In abstracto1 on peut soutenir cette thèse-là, on peut, selon son cœur, apprécier ou déprécier l'armée, la justice militaire, les luttes de race. Mais il ne s'agit pas de votre cœur ; il s'agit de la France et ces questions doivent être traitées par rapport à l'intérêt de la France.

Il ne faut pas supprimer l'armée, parce qu'une milice2 ne suffirait point, je vous prie de le croire, en Lorraine.

Il ne faut pas supprimer la juridiction militaire parce que certaines fautes insignifiantes chez le civil deviennent par leurs conséquences graves chez les militaires.

Il ne faut pas se plaindre du mouvement antisémite dans l'instant où l'on constate la puissance énorme de la nationalité juive qui menace de "chambardement " l'Etat français.

C'est ce que n'entendront jamais, je le crois bien, les théoriciens de l'Université. Ils répètent : " Je dois toujours agir de telle sorte que je puisse vouloir que mon action serve de règle universelle ". Nullement, messieurs, laissez ces grands mots de toujours et d'universelle et puisque vous êtes français, préoccupez-vous d'agir selon l'intérêt français.

Maurice Barrès, « Je juge le symbole Dreyfus par rapport à la France », in « L’Etat de la question », Le journal, 4 octobre 1898

1 En abstraction, dans l’abstrait, en théorie2 Organisation militaire dans laquelle les citoyens ne sont astreints qu’à des périodes d’activité restreintes

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SEQUENCE 1 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (2/4)

EXTRAIT D’UNE LETTRE À UN SOLDAT

25 avril 1899.

« … Vous m’écrivez que votre qualité d’officier vous rend, à mes yeux, frivole… Mais c’est complètement fou, cela, mon ami ! Suis-je un rédacteur de l’Aurore ! Comment pourriez-vous ignorer, m’ayant lu, qu’à la réserve du Sacerdoce1, je mets toujours le militaire au-dessus de tout ? Mais il faut s’entendre…

« Pour en finir avec cette sale affaire Dreyfus, je suis bien forcé, malgré l’infamie2 extraordinaire de la plupart de ses amis, de regarder comme fort probable que le malheureux homme expie à l’île du Diable le crime d’un autre ou de plusieurs autres, et que le commandement supérieur de notre armée est confié, depuis longtemps, à de bien jolis garçons. C’est une risée et une honte par le monde entier.

« Dreyfus aurait donc été victime d’une iniquité3 affreuse. Eh ! bien, après ? Il y en a comme ça un million ou deux, par chaque génération, et personne n’en parle. L’intéressant pour moi serait de savoir, au juste, CE qu’expie, là-bas, ce forçat. Car Dieu est infiniment équitable et chaque homme, en ce monde comme en l’autre, a toujours ce qu’il mérite.

« Celui-là était riche. Quelle était l’origine de sa richesse et quel usage en faisait-il ? De même qu’il paie pour d’autres, dans son bagne, qui sait si quelqu’un ne paie pas pour lui, d’une manière encore plus épouvantable, au fond de quelque caverne ? Auprès de cela, que sont les autres considérations ?

« En dehors du monde militaire, voyez la légion de scélérats qui s’agitent autour de cette affaire, pour ou contre, depuis Hanotaux4 et Drumont5, pour ne rien dire de l’imbécile Rochefort6, jusqu’à l’immonde Crétin Émile Zola et toute sa clique.

« Mais, encore une fois, Dieu sait ce qu’il fait. Vous verrez dans quelle fosse va tomber la France…

« LÉON BLOY »Léon Bloy, Je m’accuse, 1900

1 La prêtrise (ce qui touche à la religion)2 Déshonneur, flétrissure imposée à l’amour propre3 Injustice 4 Ministre des Affaires Etrangères qui oeuvrait dans le sens d’un rapprochement de la France avec l’Allemagne avant que n’éclate l’affaire Dreyfus5 Fondateur de La Libre parole, journal antisémite engagé dans le débat lors de l’affaire Dreyfus6 Journaliste et homme politique antidreyfusard

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SEQUENCE 1 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (3/4)

Caricature de Zola, Le Pilori, mars 1898

Caricature de Dreyfus, La libre parole, 1893

Caricature de Dreyfus, Le Musée des horreurs, vers 1896

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SEQUENCE 1 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (4/4)

De l'horrible danger de la lectureNous Joussouf-Chéribi, par la grâce de Dieu mouphti du Saint-Empire ottoman, lumière des

lumières, élu entre les élus, à tous les fidèles qui ces présentes verront, sottise et bénédiction. Comme ainsi soit que Saïd-Effendi, ci-devant ambassadeur de la Sublime-Porte1 vers un petit État

nommé Frankrom2, situé entre l'Espagne et l'Italie, a rapporté parmi nous le pernicieux usage de l'imprimerie, ayant consulté sur cette nouveauté nos vénérables frères les cadis et imans de la ville impériale de Stamboul, et surtout les fakirs connus par leur zèle contre l'esprit, il a semblé bon à Mahomet et à nous de condamner, proscrire, anathématiser3 ladite infernale invention de l'imprimerie, pour les causes ci-dessous énoncées.

1° Cette facilité de communiquer ses pensées tend évidemment à dissiper l'ignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés.

2° Il est à craindre que, parmi les livres apportés d'Occident, il ne s'en trouve quelques-uns sur l'agriculture et sur les moyens de perfectionner les arts mécaniques, lesquels ouvrages pourraient à la longue, ce qu'à Dieu ne plaise, réveiller le génie de nos cultivateurs et de nos manufacturiers, exciter leur industrie, augmenter leurs richesses, et leur inspirer un jour quelque élévation d'âme, quelque amour du bien public, sentiments absolument opposés à la saine doctrine.

3° Il arriverait à la fin que nous aurions des livres d'histoire dégagés du merveilleux qui entretient la nation dans une heureuse stupidité. On aurait dans ces livres l'imprudence de rendre justice aux bonnes et aux mauvaises actions, et de recommander l'équité et l'amour de la patrie, ce qui est visiblement contraire aux droits de notre place.

4° Il se pourrait, dans la suite des temps, que de misérables philosophes, sous le prétexte spécieux, mais punissable, d'éclairer les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir de connaissance.

5° Ils pourraient, en augmentant le respect qu'ils ont pour Dieu, et en imprimant scandaleusement qu'il remplit tout de sa présence, diminuer le nombre des pèlerins de la Mecque, au grand détriment du salut des âmes.

6° Il arriverait sans doute qu'à force de lire les auteurs occidentaux qui ont traité des maladies contagieuses, et de la manière de les prévenir, nous serions assez malheureux pour nous garantir de la peste, ce qui serait un attentat énorme contre les ordres de la Providence.

A ces causes et autres, pour l'édification des fidèles et pour le bien de leurs âmes, nous leur défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation éternelle. Et, de peur que la tentation diabolique ne leur prenne de s'instruire, nous défendons aux pères et aux mères d'enseigner à lire à leurs enfants. Et, pour prévenir toute contravention à notre ordonnance, nous leur défendons expressément de penser, sous les mêmes peines ; enjoignons à tous les vrais croyants de dénoncer à notre officialité quiconque aurait prononcé quatre phrases liées ensemble, desquelles on pourrait inférer un sens clair et net. Ordonnons que dans toutes les conversations on ait à se servir de termes qui ne signifient rien, selon l'ancien usage de la Sublime-Porte.

Et pour empêcher qu'il n'entre quelque pensée en contrebande dans la sacrée ville impériale, commettons spécialement le premier médecin de Sa Hautesse, né dans un marais de l'Occident septentrional ; lequel médecin, ayant déjà tué quatre personnes augustes de la famille ottomane, est intéressé plus que personne à prévenir toute introduction de connaissances dans le pays ; lui donnons pouvoir, par ces présentes, de faire saisir toute idée qui se présenterait par écrit ou de bouche aux portes de la ville, et nous amener ladite idée pieds et poings liés, pour lui être infligé par nous tel châtiment qu'il nous plaira.

Donné dans notre palais de la stupidité, le 7 de la lune de Muharem, l'an 1143 de l'hégire.

Voltaire, 1765.

1 Porte d’honneur monumentale du siège du gouvernement du sultan de l’Empire ottoman à Constantinople (représente ici l’Empire ottoman dans son ensemble).2 La France3 Mot d’origine religieuse signifiant mettre à l’index, désapprouver

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SEQUENCE 2 – Dom Juan ou le refus érigé en principe

Acte IScène I

Sganarelle, Gusman 

SGANARELLE, tenant une tabatière.Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la

passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non-seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droit et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. Mais c’est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s’est mise en campagne après nous, et son cœur, que mon maître a su toucher trop fortement, n’a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici. Veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée ? J’ai peur qu’elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.

Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre, 1665.

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SEQUENCE 2 – Dom Juan ou le refus érigé en principe

Acte IScène 2

Sganarelle, Dom Juan

DOM JUANQuoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au

monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre, 1665.

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SEQUENCE 2 – Dom Juan ou le refus érigé en principe

Acte VScène 2

Sganarelle, Dom Juan

DOM JUANIl n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à

la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces ; une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connoît pour être véritablement touchés ; ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connoisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connoître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connoissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des foiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre, 1665.

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SEQUENCE 2 – Dom Juan ou le refus érigé en principe

Acte VScène II

Sganarelle, Dom Juan

DOM JUANJe crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit. 

SGANARELLELa belle croyance [et les beaux articles de foi] que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc

l’arithmétique ? Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que pour avoir bien étudié on est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n’ai point étudié comme vous. Dieu merci, et personne ne saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon, qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même. Vous voilà vous, par exemple, vous êtes là : est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre : ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces… ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là, et qui… Oh ! dame, interrompez-moi donc si vous voulez : je ne saurais disputer si l’on ne m’interrompt ; vous vous taisez exprès et me laissez parler par belle malice. 

DOM JUANJ’attends que ton raisonnement soit fini. 

SGANARELLEMon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez

dire, que tous les savants ne sauroient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner… (Il se laisse tomber en tournant.) 

DOM JUANBon ! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.

Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre, 1665.

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SEQUENCE 2 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (1/4)

Je songeais que Phyllis1 des enfers revenue,Belle comme elle était à la clarté du jour,Voulait que son fantôme encore fît l’amourEt que comme Ixion2 j’embrassasse une nue.

Son ombre dans mon lit se glissa toute nueEt me dit : cher Tircis, me voici de retour,Je n’ai fait qu’embellir en ce triste séjourOù depuis ton départ le sort m’a retenue.

Je viens pour rebaiser le plus beau des Amants,Je viens pour remourir dans tes embrassements.Alors quand cette idole eut abusé ma flamme,

Elle me dit : Adieu, je m’en vais chez les morts,Comme tu t’es vanté d’avoir foutu mon corps,Tu te pourras vanter d’avoir foutu mon âme.

Théophile de Viau, Œuvres complètes, 1632.

1 Dans la mythologie, héroïne d’une histoire d’amour avec l’un des fils de Thésée2 Dans la mythologie, Ixion, invité à dîner par Zeus, le roi des dieux, voulut séduire son épouse Héra. Pour être certain du fait, Zeus créa une nuée qui ressemblait à son épouse et surprit Ixion en train de s’accoupler avec elle.

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SEQUENCE 2 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (2/4)

Mortel, qui que tu sois, n’aies plus à frémir

De l'horreur de la mort et de la sépulture.

Ce n'est qu'un doux repos où tombe la Nature,

Dont l'insensible état ne doit faire gémir.

Nos sens s'éteignent tous quand on vient à périr,

De l'âme avec le corps ne se fait pas rupture,

Ce n'est qu'extinction de chaleur toute pure.

Donc est-ce un si grand mal que d'avoir à mourir?

Peut-être notre mort sera-t-elle imprévue,

Peut-être pourra-t-elle échapper notre vue

Par l'insensible effet d'un violent transport.

C'est pourquoi de tout point contentons notre envie;

Du reste, chers amis, laissant faire le sort,

Des pensées de la mort n'affligeons point la vie.

Jacques Vallée des Barreaux, Sur la mort, entre 1636 et 1673.

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SEQUENCE 2 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (3/4)

Lettre XLVIII - Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel

C’est après une nuit orageuse, et pendant laquelle je n’ai pas fermé l’œil ; c’est après avoir été sans cesse ou dans l’agitation d’une ardeur1 dévorante, ou dans l’entier anéantissement de toutes les facultés de mon âme, que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j’ai besoin, et dont pourtant je n’espère pas pouvoir jouir encore. En effet, la situation où je suis en vous écrivant me fait connaître, plus que jamais, la puissance irrésistible de l’amour ; j’ai peine à conserver assez d’empire sur moi pour mettre quelque ordre dans mes idées ; et déjà je prévois que je ne finirai pas cette Lettre, sans être obligé de l’interrompre. Quoi ! ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelque jour le trouble2 que j’éprouve en ce moment ? J’ose croire cependant que, si vous le connaissiez bien, vous n’y seriez pas entièrement insensible. Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité, le sommeil de l’âme, image de la mort, ne mènent point au bonheur ; les passions actives peuvent seules y conduire ; et malgré les tourments que vous me faites éprouver, je crois pouvoir assurer sans crainte, que, dans ce moment même, je suis plus heureux que vous. En vain m’accablez-vous de vos rigueurs désolantes ; elles ne m’empêchent point de m’abandonner entièrement à l’amour, et d’oublier, dans le délire qu’il me cause, le désespoir auquel vous me livrez. C’est ainsi que je veux me venger de l’exil auquel vous me condamnez. Jamais je n’eus tant de plaisir en vous écrivant ; jamais je ne ressentis, dans cette occupation, une émotion si douce, et cependant si vive. Tout semble augmenter mes transports3 : l’air que je respire est brûlant de volupté4 ; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l’autel5 sacré de l’amour ; combien elle va s’embellir à mes yeux ! j’aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours ! Pardonnez, je vous en supplie, le délire que j’éprouve. Je devrais peut-être m’abandonner moins à des transports que vous ne partagez pas : il faut vous quitter un moment pour dissiper une ivresse qui s’augmente à chaque instant, et qui devient plus forte que moi.

Je reviens à vous, Madame, et sans doute j’y reviens toujours avec le même empressement. Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi ; il a fait place à celui des privations cruelles. A quoi me sert-il de vous parler de mes sentiments, si je cherche en vain les moyens de vous en convaincre ? Après tant d’efforts réitérés, la confiance et la force m’abandonnent à la fois. Si je me retrace encore les plaisirs de l’amour, c’est pour sentir plus vivement le regret d’en être privé. Je ne me vois de ressource que dans votre indulgence, et je sens trop, dans ce moment, combien j’en ai besoin pour espérer de l’obtenir. Cependant jamais mon amour ne fut plus respectueux, jamais il ne dut moins vous offenser ; il est tel, j’ose le dire, que la vertu la plus sévère ne devrait pas le craindre : mais je crains moi-même de vous entretenir plus longtemps de la peine que j’éprouve. Assuré que l’objet qui la cause ne la partage pas, il ne faut pas au moins abuser de ses bontés ; et ce serait le faire, que d’employer plus de temps à vous retracer cette douloureuse image. Je ne prends plus que celui de vous supplier de me répondre, et de ne jamais douter de la vérité de mes sentiments.

Écrite de P… daté de Paris, ce 30 août.

Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1792

1 Chaleur dévorante2 La confusion, le désordre3 Elans, mouvements passionnés4 Plaisir des sens5 Table servant aux sacrifices ou aux offices religieux

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SEQUENCE 2 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (4/4)

Affiche publicitaire Nikon, 2010.

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SEQUENCE 3 – Quand le mythe s’explique… vers la fin du mythe ?

Acte I

Le salon d’un château de province au milieu du XVIIIème siècle. Visiblement on a perdu l’habitude d’y venir, les meubles sont anciens, les tapisseries défraîchies, et l’on voit, ça et là, des draps protecteurs, e la poussière et des toiles d’araignée.Un escalier monte à l’étage.C’est la nuit au-dehors. On doit sentir alentour la froide obscurité de la plaine normande, le ciel noir et bas, et les clochers sans lune.

Scène 1La Comtesse entre en habits rouges, précédée de Marion, servante de la Duchesse. Elle découvre sans plaisir l’état de la pièce.

LA COMTESSE. Vous êtes bien certaine de ne pas vous tromper, ma fille ? Je suis la comtesse de la Roche-Piquet.

MARION. Je vais prévenir Madame de votre arrivée.

LA COMTESSE. Non, je savais la Duchesse originale, mais qu’elle fût capable de donner des rendez-vous en débarras, je ne l’aurais pas soupçonné. Me demander de quitter Paris toute affaire cessante, sans un mot pour mon mari ou mes amants, passe encore, je dois bien cela à son amitié. Mais me demander de venir ici, au plus profond de la Normandie ! Ces plaines interminables, des arbres de pendus, ces maisons basses et cette nuit qui s’abat sans prévenir, comme une hache sur l’échafaud. A-t-on idée de mettre la campagne aussi loin de Paris ? (Passant un doigt dans la poussière.) Vous êtes sûre que nous ne sommes pas à l’office ?

MARION. Certaine, Madame, à l’office, vous vous croiriez à la cave.

LA COMTESSE. Alors je n’ose imaginer ce que l’on doit penser à la cave.

MARION. Madame la Duchesse n’a pas habité cette maison depuis trente ans…

LA COMTESSE. Elle avait raison.

MARION. … et puis il y a trois jours, elle a décidé de revenir ici.

LA COMTESSE. Elle a eu tort. Mais cette odeur, ma fille, cette odeur ?

MARION. Le renfermé.

LA COMTESSE. Comme c’est étrange ! De la pierre, du bois, du tissu… On a toujours l’impression, d’ordinaire, que ce sont les humains qui dégagent des odeurs, et voilà que les objets s’y mettent dès qu’on les laisse tranquilles… (Elle regarde les meubles.) Comme nos ancêtres devaient s’ennuyer… Pourquoi le passé semble-t-il toujours austère ?

MARION. Pardonnez-moi, Madame, mais j’entends une voiture.

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LA COMTESSE. Comment ? Nous sommes plusieurs ?

Marion est déjà sortie. La Comtesse s’approche du feu, pour s’y chauffer, lorsqu’elle voit le portrait. Celui-ci reste caché au public.

LA COMTESSE. Mon Dieu ! Ce portrait…

Elle semble un instant paniquée, puis elle s’approche lentement, pour le contempler d’un air mauvais. Elle siffle entre ses dents.

LA COMTESSE. Ah ça !

On entend le tonnerre gronder et l’on comprend qu’un orage est en train de se déclarer au-dehors.

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SEQUENCE 3 – Quand le mythe s’explique… vers la fin du mythe ?

Acte 1Scène 6

Un éclair traverse la scène et la déchire, aveuglant les cinq femmes en même temps qu’un terrible coup de tonnerre retentit. Don Juan est entré.

DON JUAN. Je suis entré par le cimetière. La lune montrait sa face noire. Un silence de chien qui hurle à la mort. Lorsque j’ai poussé la grille de fer, les chouettes ont lancé le signal de l’intrus, les rats ont couru se cacher sous les tombes, les vers luisants se sont mis en veilleuse, je crois que je les avais un peu dérangés. J’étais épié par mille regards dans l’ombre, c’est si vivant, un cimetière. (Un court temps.) Etrange de penser que dans le sol, le sol que nous foulons, il y a de la poussière humaine, d’anciens cœurs qui ont battu, que ce qui a été chair, sang, ventre, sperme est redevenu terre. Etrange voyage. A faire douter de la mort. Ou de la vie. (Se tournant vers la Duchesse.) Je viens de voir la statue de votre trisaïeul, le comte de Lamolle : regard fixe, pose farouche, front haut, la main sur le glaive ! Dans ses yeux creux s’étaient installés de charmants oiseaux, deux petits nids d’oiseaux frileux… le voilà qui sert enfin à quelque chose. (Brusquement.) Mais j’interromps le bal ?

LA DUCHESSE. Du tout. Vous en donnez le ton. Eh bien, Don Juan, en quoi êtes-vous grimé ?

DON JUAN. En vil séducteur.

LA DUCHESSE. C’est parfaitement réussi. Et si l’on ôte le masque ?

DON JUAN. C’est encore plus ressemblant derrière. On dirait un vrai.

LA DUCHESSE. Merveilleux. Quelle conscience ! Quel soin dans la grimace ! Nous comptons sur vous pour nous tromper le plus possible.

DON JUAN. Je n’y manquerai pas. Et vous-même et ces dames, quel est votre déguisement ? Je l’identifie mal…

LA DUCHESSE. Ces dames et moi, nous avons mis le masque de vos anciennes victimes.

DON JUAN. Oh, expressément pour moi, comme c’est délicat, vous êtes la plus attentionnée des hôtesses.

LA COMTESSE. Oui, oui, Don Juan, tes victimes. N’est-ce pas que c’est ressemblant ?

DON JUAN (à la Duchesse). Madame est aussi une de mes victimes ? (Signe affirmatif de la Duchesse.) Elle est bien virulente pour une victime…

LA COMTESSE. Alors, Don Juan, nous sommes ressemblantes ? Dis-le !

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DON JUAN. Je ne sais pas. De mes victimes, pour l’heure, je n’en ai jamais vu. Vous savez, les généraux se contentent de remporter les victoires : c’est aux ambulanciers de ramasser les cadavres.

LA DUCHESSE. Mais vous reconnaissez tous ces visages ?

DON JUAN. Ces masques ? Voyons… (Il passe auprès d’elles comme un maquignon.) Comment cela devrait-il être, un visage de victime ? Dur, haineux, avec à la bouche le rictus amer du souvenir et la mâchoire serrée sur la vengeance… Je ne vois rien de tel sur ces faces-là. Tout au contraire…

LA DUCHESSE. Qu’y voyez-vous ?

DON JUAN. J’y vois… c’est très flatteur pour moi, j’y vois de la nostalgie au lieu de l’amertume, et, sur les joues, le rose de la pudeur plus que de la colère ; je vois des seins de femmes coquettes et frémissantes qui se mettent au balcon pour mieux voir ou pour mieux être vus, je vois… (Brusquement à la religieuse.) Vous êtes sûre que vous êtes aussi déguisée en victime ?

LA RELIGIEUSE. Don Juan ! Tu ne me reconnais pas ?

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SEQUENCE 3 – Quand le mythe s’explique… vers la fin du mythe ?

Acte IIScène 3

DON JUAN. Pourquoi vous êtes-vous mis en tête que je cherchais quelque chose ? Je ne cherche rien, je prends, je cueille les pommes sur l’arbre et je les croque. Et puis je recommence parce que j’ai faim. Vous appelez ça une quête ? Je dois avoir trop d’appétit pour vous : ma bouche a voulu goûter tous les fruits, toutes les bouches, et diverses, et variées, des dodues, des humides, des tendres, des fermées, des ouvertes, la bouche étroite de la prude, les lèvres rentrées de la sensuelle, la lippe épatée de l’adolescente, j’ai tout voulu. Les hommes m’envient, petite, parce que je fais ce qu’ils n’osent pas faire, et les femmes m’en veulent de ce que je leur donne du plaisir à toutes. A toutes !

LA PETITE. Sornettes ! Les hommes vous haïssent parce que vous volez leurs épouses ou leurs sœurs, et les femmes parce que vous les abandonnez après leur avoir fait les plus douces promesses. Ni un saint, ni un héros, Don Juan, ne vous leurrez pas, mais un escroc, un petit escroc de l’amour.

DON JUAN. Sornettes à votre tour ! Vous avez tous peur du plaisir, mais vous avez raison d’avoir peur : les forts seulement peuvent se l’autoriser. Imaginez ce qui se passerait si l’on disait au monde entier : « Posez vos pioches et vos aiguilles ! Notre monnaie c’est le plaisir ; prenez-le, ici, et sans vergogne, ici, maintenant, et encore et encore ! » Que se passerait-il ? Plus personne pour travailler, pour suer, pour se battre. Des hommes inactifs, vaquant à leurs seuls plaisirs. Plus d’enfants légitimes ou illégitimes, mais une joyeuse marmaille avec trente-six mères et cent vingt pères ! Plus de propriété, plus d’héritage, plus de transmission des biens ou des privilèges par le sang, car le sang désormais est brouillé, il coule partout, et le sperme aussi. La vie comme un joyeux bordel, mais sans clients, sans maquerelles, avec rien que des filles ! Vous imaginez la pagaille ? Et l’industrie ? Et le commerce ? Et la famille ? Et les fortunes ? Il n’y aurait plus de pauvres, car la richesse ne serait plus d’argent, mais de plaisir, et tout homme est suffisamment bien doté pour connaître le plaisir. (Concluant.) Alors, petite, ne me sers pas ces discours que j’ai entendus cent mille fois, ces histoires de quête, de recherche… On ne cherche que si l’on n’a pas trouvé ! C’est le frustré qui cherche, l’heureux s’arrête. Et moi j’obtiens constamment ce que je veux des autres : mon plaisir !

LA PETITE. Les êtres humains ne sont pas des pommes que l’on cueille sur la branche. Quand on les croque, ça leur fait mal. Si vous étiez fidèle…

DON JUAN. Fidèle ! La liberté dans une petite cage : on appelle cela la fidélité.

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SEQUENCE 3 – Quand le mythe s’explique… vers la fin du mythe ?

Acte IIIScène 13

Don Juan se retourne vers Madame Cassin et la Duchesse qui sourit légèrement.

LA DUCHESSE. Marion, éteins les bougies.

MARION. Madame, il fait encore si sombre.

LA DUCHESSE. Chut, éteins les bougies, voici l’aube.

Marion va progressivement éteindre les bougies. La salle sera presque dans le noir pendant quelques instants puis le jour, arrivant des grandes baies, envahira progressivement la scène.

LA DUCHESSE (songeuse et musicale). On dit que les nouveau-nés sont quasiment aveugles pendant leurs premières semaines sur cette terre, qu’ils ne distinguent ni formes ni couleurs, jusqu’au jour où le sourire d’une mère, les deux mains d’un père, écartant la gaze floue et confuse qui recouvre le berceau, leur apparaissent. Et puis, plus tard, à l’âge adulte, il y a – parfois – de nouveau, un homme ou une femme qui soulève le rideau, donnant forme et couleur au monde. Le Chevalier l’a fait. Où irez-vous ?

DON JUAN. Je ne sais pas. Au-delà de moi.

LA DUCHESSE. C’est tout près.

MADAME CASSIN. C’est très loin. Bonne chance, Don Juan.

Le jour n’est pas encore tout à fait levé. Marion a ouvert les rideaux qui donnent sur la lumière naissante. Don Juan met sa cape et s’apprête à partir. Il semble hésiter un instant.

DON JUAN. Dites-moi, Duchesse, comme cela s’appelle-t-il lorsque, dans les larmes, les convulsions, dans les hurlements, la douleur et le sang, on s’apprête à sortir, plonger dans l’inconnu, aller à la rencontre des autres ?

LA DUCHESSE. La naissance.

DON JUAN. Et comment cela s’appelle-t-il lorsque , au même moment, on a peur d’être broyé par la lumière, trahi par toutes les mains, ballotté par les souffles du monde, et que l’on tremble à l’idée juste d’être une simple et haletante poussière, perdue dans l’univers ?

LA DUCHESSE. Le courage. (Un temps.) Bon courage, Don Juan.

Don Juan s’éloigne dans la lumière qui croît.

Madame Cassin, Marion et la Duchesse s’approchent des hautes fenêtres devant lesquelles elles ne sont plus que des ombres chinoises.

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LA DUCHESSE. Regardez-le, le jour qui se lève, comme il nous trouble, comme il brouille tout. A nos chandelles, les profils étaient nets, les sentiments bien simples, les drames avaient des nœuds qu’on pouvait ou trancher ou défaire. Mais Don Juan rejoint le jour ; un homme naît.

MADAME CASSIN (tristement). Un homme ? Un petit homme, oui…

LA DUCHESSE (avec un sourire). Un homme, c’est toujours un petit homme.

On aperçoit les femmes à contre-jour et Don Juan qui s’éloigne lentement dans le lointain. Sganarelle sanglote, assis sur le bord de la scène, fou de chagrin.

SGANARELLE. Mes gages, Madame, mes gages… Il me les a donnés !

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SEQUENCE 3 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (1/7)

Eugène Delacroix, Le Naufrage de Dom Juan, 1841.

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SEQUENCE 3 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (2/7)

Don Juan aux Enfers

Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon1, Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène2, D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, Des femmes se tordaient sous le noir firmament, Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, Derrière lui traînaient un long mugissement.

Sganarelle en riant lui réclamait ses gages, Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant Montrait à tous les morts errant sur les rivages Le fils audacieux qui railla son front blanc.

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire, Près de l'époux perfide et qui fut son amant, Semblait lui réclamer un suprême sourire Où brillât la douceur de son premier serment.

Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre Se tenait à la barre et coupait le flot noir; Mais le calme héros, courbé sur sa rapière3, Regardait le sillage et ne daignait rien voir

Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1846.

1 Passeur des Enfers2 Philosophe grec, fondateur de l’école cynique (qui prône l’anticonformisme, le renversement des valeurs morales)3 Longue et fine épée

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SEQUENCE 3 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (3/7)

(Dénouement. Dans la chapelle funéraire, où Don Juan a répondu à la contre-invitation du Commandeur : ce sera la troisième apparition du Mort, offrant à son invité un repas noir et parodique de scorpions et de vinaigre, repas immangeable pour le vivant. (Don Gonzale est le Commandeur, Catherinon le valet de Don Juan).

DON GONZALE. - Tel est le vin qui sort de nos pressoirs.(On chante :)Que le bras justicier se prépare à faire exécuter la vengeance de Dieu, car il n'est pas de délai qui n'arrive, ni de dette qui ne se paie.CATHERINON. – Oh ! la la ! ça va mal. Par le Christ. J'ai compris ce refrain, et qu'il parle de nous.DON JUAN. - Mon cœur se glace à en être brûlé.(On chante :)Tant qu'en ce monde on est vivant, il n'est pas juste que l'on dise : Bien lointaine est votre échéance ! alors qu'il est si bref le temps du repentir.CATHERINON. - Qu'est-ce qu'il y a dans ce petit ragoût ?DON GONZALE. - Des griffes.CATHERINON. - II doit se composer de griffes de tailleur, si c'est un ragoût d'ongles.DON JUAN. - J'ai fini de souper. Dis-leur de desservir.DON GONZALE. - Donne-moi cette main, n'aie pas peur, donne-moi donc la main.DON JUAN. - Que dis-tu ? Moi ! Peur ? Ah ! je brûle ! ne m'embrase pas de ton feu !DON GONZALE. - C'est peu de chose au prix du feu que tu cherchas. Les merveilles de Dieu, Don Juan, demeurent insondables, et c'est ainsi qu'il veut que tu paies tes fautes entre les mains d'un mort, et si tu dois ainsi payer, telle est la justice de Dieu : « Œil pour œil, dent pour dent ».DON JUAN. – Ah ! je brûle ! Ne me serre pas tant ! Avec ma dague je te tuerai. Mais... Ah !... Je m'épuise en vain à porter des coups dans le vent. Je n'ai pas profané ta fille. Elle avait démasqué ma ruse avant que je...DON GONZALE. - II n'importe, puisque tel était bien ton but.DON JUAN. - Laisse-moi appeler quelqu'un qui me confesse et qui me puisse absoudre.DON GONZALE. - Il n'est plus temps, tu te repens trop tard.DON JUAN. –Ah ! je brûle ! Mon corps est embrasé ! Je meurs !(Il tombe mort.)CATHERINON. - Il n'y a personne qui puisse s'échapper : ici je vais mourir, moi aussi, pour t'accompagner.DON GONZALE. - Telle est la justice de Dieu : « Œil pour œil, dent pour dent »(Le sépulcre s’enfonce avec fracas, engloutissant Don Juan et Don Gonzale, tandis que Catherinon se sauve en se traînant.)CATHERINON. - Dieu me protège ! Qu'est ceci?  Toute la chapelle est en flammes...

     Tirso de MOLINA - Le Trompeur de Séville ou le convive de pierre, 1630

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SEQUENCE 3 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (4/7)

Chère madame, voici le catalogueDes belles qu'a aimées mon maître ;C'est un catalogue que j'ai fait moi-même ;Regardez, lisez avec moi.En Italie six cent quarante,En Allemagne deux cent trente et une,Cent en France, en Turquie quatre-vingt-onze,Mais en Espagne elles sont déjà mille trois.Il y a parmi celles-ci des paysannes,Des femmes de chambre et des bourgeoises,Il y a des comtesses, des baronnes,Des marquises, des princessesEt des femmes de tout rang,De toute forme, de tout âge.Chez la blonde, il a coutumeDe louer la gentillesse ;Chez la brune, la constance ;Chez la grisonnante, la douceur.Il recherche en hiver la grassouillette,En été la maigrelette ;La grande est majestueuse,La petite toujours coquette ;Des vieilles il ne fait la conquêteQue pour le plaisir de les coucher sur la liste ;Mais sa passion prédominanteEst la jeune débutante.Il n'a cure qu'elle soit riche,Qu'elle soit laide, qu'elle soit belle :Pourvu qu'elle porte jupeVous savez ce qu'il fait.(Il sort.)

     Lorenzo DA PONTE - Don Giovanni (musique de Mozart), 1787.

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SEQUENCE 3 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (5/7)

Ce qu'il faut dire de fadaisesPour voir enfin du fond de son litUn soutien-gorge sur une chaiseUne paire de bas sur un tapisNous les coureurs impénitentsNous les donjujus, nous les don Juan.

Mais chaque fois que l'on renifleLa piste fraîche du juponPour un baiser, pour une gifleSans hésiter nous repartonsLa main frôleuse et l'œil luisantNous les donjujus, nous les don Juan.

Le seul problème qu'on se poseC'est de séparer en deux portionsCinquante-cinq kilos de chair roseDe cinquante-cinq grammes de nylonC'est pas toujours un jeu d'enfantPour un donjuju, pour un don Juan.

Le mannequin, la manucureLa dactylo, l'hôtesse de l'airTout est bon pour notre pâtureQue le fruit soit mûr ou qu'il soit vertFaut qu'on y croque à belles dentsNous les donjujus, nous les don Juan.

Mais il arrive que le cœur s'accrocheAux épines d'une jolie fleurOu qu'elle nous mette dans sa pocheSous son mouchoir trempé de pleursC'est le danger le plus fréquentPour un donjuju, pour un don Juan.

Nous les coureurs du tour de tailleNous les gros croqueurs de sourisIl faut alors livrer batailleOu bien marcher vers la mairieAu bras d'une belle-mamanPauvres donjujus, pauvres don Juan

Nous tamiserons les lumièresMême quand la mort viendra sonnerEt nous dirons notre prièreSour un chapelet de grains de beautéEt attendant le jugementNous les donjujus, nous les don Juan.

     Claude NOUGARO - Le Cinéma, 1962.

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SEQUENCE 3 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (6/7)

Don Juan de Maraña a préparé l'enlèvement d'une religieuse ; il attend, de nuit, dans une rue déserte, quand une étrange procession funéraire vient à sa rencontre.

    Deux longues files de pénitents portant des cierges allumés précédaient une bière couverte de velours noir et portée par plusieurs figures habillées à la mode antique, la barbe blanche et l'épée au côté. La marche était fermée par deux files de pénitents en deuil et portant des cierges comme les premiers. Tout ce convoi s'avançait lentement et gravement. On n'entendait pas le bruit des pas sur le pavé, et l'on eût dit que chaque figure glissait plutôt qu'elle ne marchait. Les plis longs et roides des robes et des manteaux semblaient aussi immobiles que les vêtements de marbre des statues.   A ce spectacle, don Juan éprouva d'abord cette espèce de dégoût que l'idée de la mort inspire à un épicurien. Il se leva et voulut s'éloigner, mais le nombre des pénitents et la pompe du cortège le surprirent et piquèrent sa curiosité. La procession se dirigeant vers une église voisine dont les portes venaient de s'ouvrir avec bruit, don Juan arrêta par la manche une des figures qui portaient des cierges et lui demanda poliment quelle était la personne qu'on allait enterrer. Le pénitent leva la tête : sa figure était pâle et décharnée comme celle d'un homme qui sort d'une longue et douloureuse maladie. Il répondit d'une voix sépulcrale : « C'est le comte don Juan de Maraña. »

     Prosper MÉRIMÉE - Les Âmes du purgatoire, 1834.

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SEQUENCE 3 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (7/7)

DON JUAN : Tu es belle ! Je viens de le découvrir…OLYMPIA : Oh !…DON JUAN : Belle ? Pis que ça… J’en reste glacé . Comment te dire ?OLYMPIA : Ne dis rien.DON JUAN, véhément : Je t’aime ! A mon tour, je le crie…OLYMPIA, tremblante de plaisir : Tu mens ! Dis-le encore…DON JUAN, hors de lui, du moins en apparence : Je t’aime ! Le voilà, ce dernier geste ! Sois ma femme. Je te désire. Je ne suis plus un autre, affublé d’un prénom, d’un costume… Je suis le petit bourgeois en ribote qui t’a foutu le coup de foudre, l’insignifiant petit frisé… mais avec des sens de caniche ! Je t’ai dans le sang, comme tu l’affirmas … Eh bien, soit !Il se lance sur Olympia et l’étreint frénétiquement. La femme étouffe dans cette étreinte et se débat.OLYMPIA : Juan ? Cesse…DON JUAN : Oh ! déesse ! Oh ! beauté !Mais Olympia repousse le galant et titube, la bouche ouverte. Don Juan, loin de lui porter aide, recule apeuré. La femme cherche à se raccrocher aux tables et tombe brusquement sur les genoux, la tête rentrée dans les épaules et les mains arrachent les linges de son torse.Olympia ? Que fais-tu ? (Silence) Excuse-moi. J’exagérais. Montons au salon, on y sera mieux qu’ici, pour tout ça. (Silence. Il devient agité) Mon amour ? Veux-tu m’apeurer ? C’est très bien. Je te savais une incomparable amoureuse, d’un tempérament… d’autant que tu n’as pas connu l’amour… et que je suis … (Il frissonne) Tout à l’heure, je mourais pour toi ; maintenant, c’est ton tour. Tu vois bien que nous étions faits pour nous comprendre ! (Il se met à trembler) Il fait froid, viens ? Le jour va se lever. Ton fiancé t’appelle. (Silence. Et Don Juan frappe du talon) Oh merde, à la fin !…Avec décision, il se penche et prend la femme à bras le corps, la soulevant et la plaçant sur une chaise. Inerte, Olympia s’affale contre une table et reste immobile et raide, comme une momie. Elle semble morte, aussi peu humaine d’aspect que le mannequin démantibulé qui gît tout près. Les voiles se sont dénoués, découvrant le visage : masque cadavérique, raviné, replâtré, mais dont la lividité est couverte de taches violettes. La bouche est un trou noir. Les yeux, dans un cerne profond, restent vitreux et coulants. Et la gorge dévoilée est un cou de vieil oiseau de proie déplumé. Celle que Don Juan contemple avec stupeur, dans l’éclairage impitoyable, c’est une septuagénaire que la mort vient de casser net  ; à qui la mort a posé son propre masque sur le visage. Don Juan veut ramener les voiles sur ce masque, et, comble d’horreur, la chevelure flamboyante d’Olympia roule sur le sol. Et la perruque tombée, il voit que la femme a la crâne chauve. Cette fois un rire aigre jaillit, l’horreur confinant au comique. Il ramasse la perruque et la remet de guingois sur la tête. Puis, il se place près de la morte et, après avoir jeté des regards rapides tout autour, fouille les linges du torse. Il parle, pour se donner une contenance.Ton cœur, n’est-ce pas ? La joie t’a terrassée, pauvre chérie ! Et c’est moi… (Il ramène le portefeuille, qu’il glisse dans sa veste, et soupire, délivré) Nous allions être heureux. J’ai fait le geste, enfin, je l’ai fait ; qu’ai-je à me reprocher ? (Il recule) Pardon… Il fait vraiment sinistre ici. Et qu’est-ce que je resterais faire ici ? T’aimer ? Je t’aimais ! Tu es morte ! La Beauté, morte, en vérité, qu’est-ce que je puis rester faire ici ?(Il a le hoquet) Quelle ignominie !… (Il ramasse le drap du mannequin et en recouvre le corps d’Olympia . Puis il place la bougie sur la table à côté d’elle) Tout est bien fini. Ma légende. Le reste regarde le commissaire de police .Il est allé au commutateur et a fait l’obscurité. Le tableau est tragique. Don Juan revient lentement, contemple le cadavre et murmure, tout en allant à reculons vers la porte, à droite  :Adieu ! Les poètes le disent… On se retrouve là-haut… dans les constellations !

     Michel de GHELDERODE - Don Juan. Acte III, 1928.

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SEQUENCE 4 – Et le romancier créa la femme

Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame1 de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l’avait laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l’éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie2 devant les jeunes personnes pour les en éloigner : Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable, pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité ; les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance ; mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée.

Cette héritière était alors un des grands partis qu’il y eût en France ; et quoiqu’elle fût dans une extrême jeunesse, l’on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille. La voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu’elle arriva, le vidame alla au-devant d’elle ; il fut surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison : la blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes.

Le lendemain qu’elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries3 chez un italien qui en trafiquait par tout le monde. Cet homme était venu de Florence avec la reine, et s’était tellement enrichi dans son trafic, que sa maison paraissait plutôt celle d’un grand seigneur que d’un marchand. Comme elle y était, le prince de Clèves y arriva : il fut tellement surpris de sa beauté, qu’il ne put cacher sa surprise ; et mademoiselle de Chartres ne put s’empêcher de rougir en voyant l’étonnement qu’elle lui avait donné ; elle se remit néanmoins, sans témoigner d’autre attention aux actions de ce prince que celle que la civilité4 lui devait donner pour un homme tel qu’il paraissait. M. de Clèves la regardait avec admiration, et il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu’il ne connaissait point. Il voyait bien, par son air et par tout ce qui était à sa suite, qu’elle devait être d’une grande qualité. Sa jeunesse lui faisait croire que c’était une fille5 ; mais, ne lui voyant point de mère, et l’italien, qui ne la connaissait point, l’appelant madame, il ne savait que penser, et il la regardait toujours avec étonnement. Il s’aperçut que ses regards l’embarrassaient, contre l’ordinaire des jeunes personnes, qui voient toujours avec plaisir l’effet de leur beauté ; il lui parut même qu’il était cause qu’elle avait de l’impatience de s’en aller, et en effet elle sortit assez promptement.

Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678.

1 Titre de noblesse2 Commerce amoureux3 Pierres précieuses ou semi-précieuses4 Ensemble des comportements liés à la politesse5 Jeune fille non mariée

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SEQUENCE 4 – Et le romancier créa la femme

Au début du roman, le narrateur décrit longuement l’intérieur et l’extérieur de la pension Vauquer, dans laquelle va se dérouler l’intrigue. Il se livre ensuite à un portrait de la tenancière.

Cette pièce est dans tout son lustre1 au moment où, vers sept heures du matin, le chat de madame Vauquer précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieurs jattes couvertes d’assiettes, et fait entendre son ronron matinal. Bientôt la veuve se montre, attifée2 de son bonnet de tulle3 sous lequel pend un tour de faux cheveux4 mal mis ; elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées5. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec de perroquet ; ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un rat d’église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s’est blottie la spéculation6, et dont madame Vauquer respire l’air chaudement fétide7, sans en être écœurée. Sa figure fraîche comme une première gelée d’automne, ses yeux ridés, dont l’expression passe du sourire prescrit aux danseuses à l’amer renfrognement de l’escompteur8, enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique la personne. Le bagne ne va pas sans l’argousin9, vous n’imagineriez pas l’un sans l’autre. L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus10 est la conséquence des exhalaisons11 d’un hôpital. Son jupon de laine tricotée, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s’échappe par les fentes de l’étoffe lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle est complet. Âgée d’environ cinquante ans, madame Vauquer ressemble à toutes les femmes qui ont eu des malheurs. Elle a l’œil vitreux, l’air innocent d’une entremetteuse12 qui va se gendarmer pour se faire payer plus cher, mais d’ailleurs prête à tout pour adoucir son sort, à livrer Georges ou Pichegru13, si Georges ou Pichegru étaient encore à livrer. Néanmoins, elle est bonne femme au fond disent les pensionnaires, qui la croient sans fortune en l’entendant geindre et tousser comme eux. Qu’avait été M. Vauquer? Elle ne s’expliquait jamais sur le défunt. Comment avait-il perdu sa fortune? « Dans les malheurs, » répondait-elle. Il s’était mal conduit envers elle, ne lui avait laissé que les yeux pour pleurer, cette maison pour vivre, et le droit de ne compatir à aucune infortune, parce que, disait-elle, elle avait souffert tout ce qu’il est possible de souffrir. En entendant trottiner sa maîtresse, la grosse Sylvie, la cuisinière, s’empressait de servir le déjeuner des pensionnaires internes.

Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1834..

1 Eclat2 Habillée de façon ridicule3 Tissu léger4 Bande de faux cheveux qui entoure la tête5 Usées (dont les plis forment des grimaces)6 Goût du profit7 Qui sent mauvais8 calculateur9 Gardien des forçats10 Maladie contagieuse11 Gaz ou odeur se dégageant d’un lieu12 Qui sert d’intermédiaire dans des affaires galantes13 Deux conspirateurs contre Bonaparte qui furent arrêtés et exécutés après dénonciation

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SEQUENCE 4 – Et le romancier créa la femme

Le roman met en scène trois personnages : une femme, appelée A..., un ami, nommé Franck, et un troisième personnage dont on devine la présence et qui semble être le narrateur. Les mêmes scènes, les mêmes descriptions sont répétées de nombreuses fois, avec de subtiles variations. Les descriptions de A..., en particulier.

A... est assise à table, la petite table à écrire qui se trouve contre la cloison de droite, celle du

couloir. Elle se penche en avant sur quelque travail minutieux et long : remaillage d'un bas très fin,

polissage des ongles, dessin au crayon d'une taille réduite. Mais A... ne dessine jamais ; pour reprendre

une maille filée, elle se serait placée au plus près du jour ; si elle avait eu besoin d'une table pour se faire

les ongles, elle n'aurait pas choisi cette table-là.

Malgré l'apparente immobilité de la tête et des épaules, des vibrations saccadés agitent la masse

noire de ses cheveux. De temps en temps elle redresse le buste et semble prendre du recul pour mieux

juger de son ouvrage. D'un geste lent, elle rejette en arrière une mèche, plus courte, qui s'est détachée de

cette coiffure trop mouvante, et la gêne. La main s'attarde à remettre en ordre les ondulations, où les

doigts effilés se plient et se déplient, l'un après l'autre, avec rapidité quoique sans brusquerie, le

mouvement se communiquant de l'un à l'autre d'une manière continue, comme s'ils étaient entraînés par le

même mécanisme.

Penchée de nouveau, elle a maintenant repris sa tâche interrompue. La chevelure lustrée luit de

reflets roux, dans le creux des boucles. De légers tremblements, vite amortis, la parcourent d'une épaule

vers l'autre, sans qu'il soit possible de voir remuer, de la moindre pulsation, le reste du corps.

Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, 1957.

 

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SEQUENCE 4 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (1/2)

La mort du personnage

Dans Pour un nouveau roman (ensemble d'études écrites entre 1956 et 1963), Robbe-Grillet dénonce les notions, qu'il juge "périmées", de personnage, d'histoire ou d'engagement. Reconnaissant sa dette à l'égard de Sartre ou de Camus, il définit néanmoins le nouveau roman comme une recherche qui ne propose pas de signification toute faite et ne reconnaît pour l'écrivain qu'un engagement : la littérature.

Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté quoique postiche au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »...

Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laissé Le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.

Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.

Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. On pourra, pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir un héros qui paraisse transgresser l'une de ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain ménage çà et là une petite surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cette voie : c'est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne.

Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? Et Le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pas du tout arpenteur.

On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.

Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.

Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, 1963

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SEQUENCE 4 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (2/2)

Représentations de la femme en peinture à travers le temps

Gravure du Moyen-AgeLeonard de Vinci, La Joconde, 1503-1519.

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Johannes Vermeer, Jeune fille à la perle, vers 1665.

Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, 1777.

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Séquence 5 – « Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, d’amour »

Incipit

Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse. Son père était professeur à l’Université. Elle a un frère plus âgé qu’elle de neuf ans — je ne l’ai jamais vu — on dit qu’il vit à Paris. Ses parents sont morts.

Je n’ai rien entendu dire sur l’enfance de Lol V. Stein qui m’ait frappé, même par Tatiana Karl, sa meilleure amie durant leurs années de collège.

Elles dansaient toutes les deux, le jeudi, dans le préau vide. Elles ne voulaient pas sortir en rangs avec les autres, elles préféraient rester au collège. Elles, on les laissait faire, dit Tatiana, elles étaient charmantes, elles savaient mieux que les autres demander cette faveur, on la leur accordait. On danse, Tatiana? Une radio dans un immeuble voisin jouait des danses démodées — une émission-souvenir — dont elles se contentaient. Les surveillantes envolées, seules dans le grand préau où ce jour-là, entre les danses, on entendait le bruit des rues, allez Tatiana, allez viens, on danse Tatiana, viens. C’est ce que je sais.

Cela aussi : Lol a rencontré Michael Richardson à dix-neuf ans pendant des vacances scolaires, un matin, au tennis. Il avait vingt-cinq ans. Il était le fils unique de grands propriétaires terriens des environs de T. Beach. Il ne faisait rien. Les parents consentirent au mariage. Lol devait être fiancée depuis six mois, le mariage devait avoir lieu à l’automne, Lol venait de quitter définitivement le collège, elle était en vacances à T. Beach lorsque le grand bal de la saison eut lieu au Casino municipal.

Tatiana ne croit pas au rôle prépondérant de ce fameux bal de T. Beach dans la maladie de Lol V. Stein.

Tatiana Karl, elle, fait remonter plus avant, plus avant même que leur amitié, les origines de cette maladie. Elles étaient là, en Lol V. Stein, couvées, mais retenues d’éclore par la grande affection qui l’avait toujours entourée dans sa famille et puis au collège ensuite. Au collège, dit-elle, et elle n’était pas la seule à le penser, il manquait déjà quelque chose à Lol pour être — elle dit: là. Elle donnait l’impression d’endurer dans un ennui tranquille une personne qu’elle se devait de paraître mais dont elle perdait la mémoire à la moindre occasion. Gloire de douceur mais aussi d’indifférence, découvrait-on très vite, jamais elle n’avait paru souffrir ou être peinée, jamais on ne lui avait vu une larme de jeune fille. Tatiana dit encore que Lol V. Stein était jolie, qu’au collège on se la disputait bien qu’elle vous fuît dans les mains comme l’eau parce que le peu que vous reteniez d’elle valait la peine de l’effort. Lol était drôle, moqueuse impénitente et très fine bien qu’une part d’elle-même eût été toujours en allée loin de vous et de l’instant. Où? Dans le rêve adolescent? Non, répond Tatiana, non, on aurait dit dans rien encore, justement, rien. Était-ce le cœur qui n’était pas là? Tatiana aurait tendance à croire que c’était peut-être en effet le cœur de Lol V. Stein qui n’était pas — elle dit: là — il allait venir sans doute, mais elle, elle ne l’avait pas connu. Oui, il semblait que c’était cette région du sentiment qui, chez Lol, n’était pas pareille.

Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964.

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Séquence 5 – « Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, d’amour »

Scène du bal

Elle dansa encore une fois avec Michael Richardson. Ce fut la dernière fois.La femme était seule, un peu à l'écart du buffet, sa fille avait rejoint un groupe de

connaissances vers la porte du bal. Michael Richardson se dirigea vers elle dans une émotion si intense qu'on prenait peur à l'idée qu'il aurait pu être éconduit. Lol, suspendue, attendit, elle aussi. La femme ne refusa pas. Ils étaient partis sur la piste de danse. Lol les avait regardés, une femme dont le cœur est libre de tout engagement, très âgée, regarde ainsi ses enfants s'éloigner, elle parut les aimer.

- Il faut que j'invite cette femme à danser.Tatiana l'avait bien vu agir avec sa nouvelle façon, avancer, comme au supplice, s'incliner,

attendre. Elle, avait eu un léger froncement de sourcils. L'avait-elle reconnu elle aussi pour l'avoir vu ce matin sur la plage et seulement pour cela ?

Tatiana était restée auprès de Lol.Lol avait instinctivement fait quelques pas en direction d'Anne-Marie Stretter en même

temps que Michael Richardson. Tatiana l'avait suivie. Alors elles virent: la femme entrouvrit les lèvres pour ne rien prononcer, dans la surprise émerveillée de voir le nouveau visage de cet homme aperçu le matin. Dès qu'elle fut dans ses bras, à sa gaucherie soudaine, à son expression abêtie, figée par la rapidité du coup, Tatiana avait compris que le désarroi qui l'avait envahi, lui, venait à son tour de la gagner.

Lol était retournée derrière le bar et les plantes vertes, Tatiana, avec elle.Ils avaient dansé. Dansé encore. Lui, les yeux baissés sur l'endroit nu de son épaule. Elle,

plus petite, ne regardait que le lointain du bal. Ils ne s'étaient pas parlé.La première danse terminée, Michael Richardson s'était rapproché de Lol comme il avait

toujours fait jusque-là. Il y eut dans ses yeux l'imploration d'une aide, d'un acquiescement. Lol lui avait souri.

Puis, à la fin de la danse qui avait suivi, il n'était pas allé retrouver Lol. Anne-Marie Stretter et Michael Richardson ne s'étaient plus quittés.

Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964.

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Séquence 5 – « Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, d’amour »

Promenades et bal

Le bal tremblait au loin, ancien, seule épave d’un océan maintenant tranquille, dans la pluie, à S. Tahla. Tatiana, plus tard, quand je lui ai dit, a partagé mon avis.

- Ainsi c’était pour ça qu’elle se promenait, pour mieux penser au bal.Le bal reprend un peu de vie, frémit, s’accroche à Lol. Elle le réchauffe, le protège, le nourrit,

il grandit, sort de ses plis, s’étire, un jour il est prêt. Elle y entre.Elle y entre chaque jour.La lumière des après-midi de cet été-là Lol ne la voit pas. Elle, elle pénètre dans la lumière

artificielle, prestigieuse, du bal de T. Beach. Et dans cette enceinte largement ouverte à son seul regard, elle recommence le passé, elle l’ordonne, sa véritable demeure, elle la range.

Une vicieuse, dit Tatiana, elle devait toujours penser à la même chose. Je pense comme Tatiana.

Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, d’amour. C’est en raison de cette connaissance que je suis arrivé à croire ceci : dans les multiples aspects du bal de T. Beach, c’est la fin qui retient Lol. C’est l’instant précis de sa fin, quand l’aurore arrive avec une brutalité inouïe et la sépare du couple que formaient Michael Richardson et Anne-Marie Stretter, pour toujours, toujours. Lol progresse chaque jour dans la reconstitution de cet instant. Elle arrive même à capter un peu de sa foudroyante rapidité, à l’étaler, à en grillager les secondes dans une immobilité d’une extrême fragilité mais qui est pour elle d’une grâce infinie.

Elle se promène encore. Elle voit de plus en plus précisément, clairement ce qu’elle veut voir. Ce qu’elle rebâtit c’est la fin du monde.

Elle se voit, et c’est là sa pensée véritable, à la même place, dans cette fin, toujours, au centre d’une triangulation dont l’aurore et eux deux sont les termes éternels : elle vient d’apercevoir cette aurore alors qu’eux ne l’ont pas encore remarquée. Elle, sait, eux pas encore. Elle est impuissante à les empêcher de savoir. Et cela recommence.

A cet instant précis une chose, mais laquelle ? aurait dû être tentée qui ne l’a pas été. A cet instant précis Lol se tient, déchirée, sans voix pour appeler à l’aide, sans argument, sans la preuve de l’inimportance du jour en face de cette nuit arrachée et portée de l’aurore à leur couple dans un affolement régulier et vain de tout son être. Elle n’est pas Dieu, elle n’est personne.

Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964.

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Séquence 5 – « Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, d’amour »

Explicit

Elle me parle de Michael Richardson sur ma demande. Elle dit combien il aimait le tennis, qu’il écrivait des poèmes qu’elle trouvait beaux. J’insiste pour qu’elle parle. Peut-elle me dire plus encore ? Elle peut. Je souffre de toutes parts. Elle parle. J’insiste encore. Elle me prodigue de la douleur avec générosité. Elle récite des nuits sur la plage. Je veux savoir plus encore. Elle me dit plus encore. Nous sourions. Elle a parlé comme la première fois, chez Tatiana Karl.

La douleur disparaît. Je le lui dis. Elle se tait.C’est fini, vraiment. Elle peut tout me dire sur Michael Richardson, sur tout ce qu’elle

veut.Je lui demande si elle croit Tatiana capable de prévenir Jean Bedford qu’il se passe

quelque chose entre nous. Elle ne comprend pas la question. Mais elle sourit au nom de Tatiana, au souvenir de cette petite tête noire si loin de se douter du sort qui lui est fait.

Elle ne parle pas de Tatiana Karl.Nous avons attendu que les derniers voyageurs sortent du train pour sortir à notre tour.

J’ai quand même ressenti l’éloignement de Lol comme une grande difficulté. Mais quoi ? une seconde. Je lui ai demandé de ne pas rentrer tout de suite, qu’il était tôt, que Tatiana pouvait attendre. Envisagea-t-elle la chose ? je ne le crois pas. Elle a dit :

- Pourquoi ce soir ?

Le soir tombait lorsque je suis arrivé à l’Hôtel des Bois. Lol nous avait précédés. Elle dormait dans le champ de seigle, fatiguée par notre voyage.

Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964.

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Séquence 5 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (1/4)

Wallas fait le tour des appareils. Chacun d’eux renferme – placés sur une série de plateaux de verre, équidistants1 et superposés – une série d’assiettes en faïence où se reproduit exactement, à une feuille près, la même préparation culinaire. Quand une colonne se dégarnit, des mains sans visage complètent les vides, par derrière.

Arrivé devant le dernier distributeur, Wallas ne s’est pas encore décidé. Son choix est d’ailleurs de faible importance, car les divers mets proposés ne diffèrent que par l’arrangement des articles sur l’assiette ; l’élément de base est le hareng mariné.

Dans la vitre de celui-ci Wallas aperçoit, l’un au-dessus de l’autre, six exemplaires de la composition suivante : sur un lit de pain de mie, beurré de margarine, s’étale un large filet de hareng à la peau bleu argenté ; à droite cinq quartiers de tomate, à gauche trois rondelles d’œuf dur ; posées par-dessus, en des points calculés, trois olives noires. Chaque plateau supporte en outre une fourchette et un couteau. Les disques de pain sont certainement fabriqués sur mesure.

Wallas introduit son jeton dans la fente et appuie sur un bouton. Avec un ronronnement agréable de moteur électrique, toute la colonne d’assiettes se met à descendre ; dans la case vide située à la partie inférieure apparaît, puis s’immobilise, celle dont il s’est rendu acquéreur. Il la saisit, ainsi que le couvert qui l’accompagne, et pose le tout sur une table libre. Après avoir opéré de la même façon pour une tranche du même pain, garni cette fois de fromage, et enfin pour un verre de bière, il commence à couper son repas en petits cubes.

Un quartier de tomate en vérité sans défaut, découpé à la machine dans un fruit d’une symétrie parfaite.

La chair périphérique, compacte et homogène, d’un beau rouge de chimie, est régulièrement épaisse entre une bande de peau luisante et la loge où sont rangés les pépins, jaunes, bien calibrés, maintenus en place par une mince couche de gelée verdâtre le long d’un renflement du cœur. Celui-ci, d’un rose atténué légèrement granuleux, débute, du côté de la dépression inférieure, par un faisceau de veines blanches, dont l’un se prolonge jusque vers les pépins – d’une façon peut-être un peu incertaine.

Tout en haut, un accident à peine visible s’est produit : un coin de pelure, décollé de la chair sur un millimètre ou deux, se soulève imperceptiblement.

Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, 1953.

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1. A égale distance.

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Séquence 5 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (2/4)

Le personnage débute un voyage en train.

Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant.

Vous vous introduisez par l’étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d’épaisse bouteille, votre valise assez petite d’homme habitué aux longs voyages, vous l’arrachez par sa poignée collante, avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle soit, de l’avoir portée jusqu’ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu’aux reins.

Non, ce n’est pas seulement l’heure, à peine matinale, qui est responsable de cette faiblesse inhabituelle, c’est déjà l’âge qui cherche à vous convaincre de sa domination sur votre corps, et pourtant, vous venez seulement d’atteindre les quarante-cinq ans.

Vos yeux sont mal ouverts, comme voilés de fumée légère, vos paupières sensibles et mal lubrifiées, vos tempes crispées, à la peau tendue et comme raidie en plis minces, vos cheveux, qui se clairsement et grisonnent, insensiblement pour autrui mais non pour vous, pour Henriette et pour Cécile1, ni même pour les enfants désormais, sont un peu hérissés et tout votre corps à l’intérieur de vos habits qui le gênent, le serrent et lui pèsent, est comme baigné, dans son réveil imparfait, d’une eau agitée et gazeuse pleine d’animalcules2 en suspension.

Si vous êtes entré dans ce compartiment, c’est que le coin couloir face à la marche à votre gauche est libre, cette place même que vous auriez fait demander par Marnal comme à l’habitude s’il avait été encore temps de retenir, mais non, que vous auriez demandé vous-même par téléphone, car il ne fallait pas que quelqu’un sût chez Scabelli3 que c’était vers Rome que vous vous échappiez pour ces quelques jours.

Michel Butor, La Modification, 1957.

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1. Les deux femmes entre lesquelles le personnage principal se partage ;2. Animaux visibles seulement au microscope ;3. Entreprise où travaille le personnage principal.

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Séquence 5 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (3/4)

Mon gendre aime les carottes râpées.

Mon gendre aime les carottes râpées. Monsieur Alain adore ça. Surtout n’oubliez pas de faire des carottes râpées pour Monsieur Alain. Bien tendres… des carottes nouvelles… Les carottes sont-elles assez tendres pour Monsieur Alain ? Il est si gâté, vous savez, il est si délicat. Finement hachées… le plus finement possible… avec le nouveau petit instrument… Tiens… c’est tentant… Voyez, Mesdames, vous obtenez avec cela les plus exquises carottes râpées… Il faut l’acheter. Alain sera content, il adore ça. Bien assaisonnées… de l’huile d’olive… « la Niçoise » pour lui, il n’aime que celle-là, je ne prends que ça… Les justes proportions, ah, pour ça il s’y connaît… un peu d’oignon, un peu d’ail, et persillées, salées, poivrées… les plus délicieuses carottes râpées… Elle tend le ravier… « Oh, Alain, on les a faites exprès pour vous, vous m’aviez dit que vous adoriez ça… »

Un jour il a eu le malheur, dans un moment de laisser-aller, un moment où il se tenait détendu, content, de lui lancer cela négligemment, cette confidence, cette révélation, et telle une graine tombée sur une terre fertile cela a germé et cela pousse maintenant : quelque chose d’énorme, une énorme plante grasse au feuillage luisant : Vous aimez les carottes râpées, Alain.

Alain m’a dit qu’il aimait les carottes râpées. Elle est à l’affût. Toujours prête à bondir. Elle a sauté là-dessus, elle tient cela entre ses dents serrées. Elle l’a accroché. Elle le tire… Le ravier en main, elle le fixe d’un œil luisant. Mais d’un geste il s’est dégagé — un bref geste souple de sa main levée, un mouvement de la tête… « Non, merci… » Il est parti, il n’y a plus personne, c’est une enveloppe vide, le vieux vêtement qu’il a abandonné dont elle serre un morceau entre ses dents.

Mais il ne fera pas cela, il ne comprend pas ce qu’il fait… Tout occupé à parler, il n’a pas compris ce qui s’est passé, il a de ces moments, quand il parle, quand il est préoccupé, où il ne remarque rien. Il jette sur son assiette un regard distrait, il trace dans l’air avec sa main un geste désinvolte, insouciant : « Non, merci… » Elle a envie de le rappeler à l’ordre, de le supplier, comment a-t-il osé… « Oh, écoute, Alain… » Il a bafoué sa mère, il l’a humiliée, cela lui fait honte à elle, cela lui fait mal de voir ce petit sourire préfabriqué que sa mère — comme elle sait se dominer — pose sur son visage et retire aussitôt, tandis que marquant que le désastre est consommé, qu’il faut savoir courber la tête devant son destin, elle remet à sa place le ravier.

« Mais qu’est-ce qui te prend, Alain, voyons… tu adores ça… Maman les a fait faire exprès pour toi… Tiens… » Elle est prête à tout braver pour voler au secours de sa mère, tous les interdits. Il a horreur de cela, mais tant pis : « Tiens, Alain, je te sers… » Voilà. Ce n’était qu’un caprice.

Nathalie Sarraute, Le Planétarium, 1959.

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Séquence 5 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (4/4)

… à un moment j’eus faim et je me rappelai ce bout de saucisson que je trimballais dans la poche de mon manteau je le mangeai sans cesser de marcher je mangeai la peau aussi jusqu’au moignon noué par la ficelle que je jetai puis la forêt cessa buta pour ainsi dire sur le vide du ciel s’ouvrit sur un étang et quand je m’allongeai pour boire les petites grenouilles plongèrent cela ne faisait pas plus de bruit que de grosses gouttes de pluie : près du bord à l’endroit où elles avaient sauté il restait dans l’eau un petit nuage de poussière de vase soulevée grise qui se dissolvait entre les joncs elles étaient vertes et guère plus grosses que le petit doigt la surface de l’eau était toute couverte de petites feuilles rondes et vert pâle de la dimension d’un confetti c’est pourquoi je ne m’aperçus qu’au bout d’un moment qu’elles reparaissaient j’en vis une puis deux puis tgrois crevant les confettis vert clair laissant juste dépasser le bout de leur tête avec leurs petits yeux gros comme des têtes d’épingle qui me regardaient il y avait un léger courant et j’en vis une dériver lentement se laissant entraîner entre les archipels de confettis agglutinés de la même qu’elles on aurait dit un noyé écartelé la tête à demi hors de l’eau ses délicates petites pattes palmées ouvertes…

Claude Simon, La Route des Flandres, 1960.

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Séquence 6 – Un bon gros géant

Prologue

Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux (car c’est à vous et non à d’autres que sont dédiés mes écrits), Alcibiade, dans le dialogue de Platon intitulé Le Banquet, faisant la louange de son précepteur Socrate, sans conteste prince des philosophes, le déclara, entre autres propos, semblable aux silènes. Les silènes étaient jadis de petites boîtes comme celles que nous voyons aujourd’hui dans les boutiques des apothicaires, peintes sur le dessus de figures joyeuses et frivoles, telles que harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs harnachés1, et autres semblables peintures inventées par fantaisie pour inciter le monde à rire. Tel fut Silène, le maître du bon Bacchus. Mais au-dedans l’on y conservait de fines drogues comme le baume, l’ambre gris, l’amome2, le musc3, la civette4, les pierreries, et autres choses précieuses. Tel était Socrate, selon Alcibiade : car en voyant son physique, et en le jugeant d’après son apparence extérieure, on n’en aurait pas donné une pelure d’oignon, tant il était laid de corps et ridicule d’allure, le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fou, simple de mœurs, rustique en vêtements, pauvre sans fortune, malheureux en amour, inapte en tout office de la république, toujours riant, toujours buvant à tous et à chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir. Mais ouvrant cette boîte, vous auriez au-dedans trouvé une céleste et inestimable drogue, un entendement plus qu’humain, une vertu merveilleuse, un courage invincible, une sobriété sans pareille, un contentement certain, une assurance parfaite, un mépris incroyable de tout ce pourquoi les humains perdent le sommeil, courent, travaillent, naviguent et bataillent tant.

Rabelais, Gargantua, « Prologue », 1534.

1 Enumération de personnages de fantaisie, créatures grotesques empruntées à la mythologie antique (harpies, satyres), au bestiaire médiéval fantastique peuplé d’animaux légendaires hybrides (lièvres cornus) ou à l’imagination de l’auteur. 2 Plante exotique prisée pour son parfum, utilisée en médecine ou en pharmacie.3 Sécrétion animale à l’odeur forte, qui entre dans la préparation de remèdes pharmaceutiques.4 Sécrétion animale à l’odeur forte, qui entre dans la préparation de remèdes pharmaceutiques.

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Séquence 6 – Un bon gros géant

Naissance de Gargantua

Peu de temps après, elle commença à soupirer, à se lamenter et à crier. Aussitôt vinrent de tous côtés des troupes de sages-femmes. La tâtant vers le bas, elles trouvèrent quelques lambeaux de peau d’assez mauvais goût, et elles pensaient que c’était l’enfant, mais c’était le fondement qui lui échappait (suite au relâchement de l’intestin que vous appelez le boyau culier), pour avoir trop mangé de tripes, comme nous l’avons dit précédemment.

Alors une affreuse vieille de la compagnie, qui avait la réputation d’être une grande guérisseuse, venue de Brizepaille près de Saint-Genou avant soixante ans, lui administra un astringent si extraordinaire que tous ses sphincters en furent oppressés et resserrés, au point que vous les auriez élargis à grand peine avec les dents, ce qui est une chose bien horrible à penser – comme ce qui arriva au diable de la messe de saint Martin, qui dut allonger son parchemin à belles dents pour pouvoir retranscrire les cancans de deux commères.

Suite à cet inconvénient furent relâchés vers le haut les cotylédons de la matrice, par lesquels l’enfant jaillit, et entra dans la veine cave, puis gravissant par le diaphragme jusqu’au-dessus des épaules (où ladite veine se divise en deux), il prit son chemin à gauche, et sortit de ce même côté, par l’oreille.

Aussitôt qu’il fut né, il ne cria pas comme les enfants « mie ! mie ! ». Mais d’une voix forte il s’écriait « à boire ! à boire ! à boire ! », comme s’il invitait tout le monde à boire, si bien qu’on l’entendit dans tout le pays de A-Bu et de Boira.

Je me doute que vous ne croyez pas vraiment à cette étrange naissance. Si vous n’y croyez pas, je m’en soucie guère, mais un homme de bien, un homme de bon sens croit toujours ce qu’on lui dit, et qu’il trouve écrit.

Cette naissance est-elle contraire à notre loi, à notre foi, va-t-elle contre la raison, contre la sainte Ecriture ? Pour ma part je ne trouve rien d’écrit dans les saintes Bibles qui s’y opposerait. Car si Dieu l’avait voulu, diriez-vous qu’il n’aurait pas pu le faire ? Ah ! de grâce, ne vous emberlificotez jamais l’esprit avec ces vaines pensées. Car je vous le dis, à Dieu rien n’est impossible. Et s’il le voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi leurs enfants par l’oreille.

Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ? Roquetaille ne naquit-il pas du talon de sa mère ? Croquemouche de la pantoufle de sa nourrice ? Minerve ne naquit-elle pas du cerveau de Jupiter par l’oreille ? Adonis, de l’écorce d’un arbre de myrrhe ? Castor et Pollux, de la coquille d’un œuf pondu et couvé par Léda ?

Rabelais, Gargantua, Chapitre 6, 1534.

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Séquence 6 – Un bon gros géant

Le combat de Frère Jean

Disant cela, il se débarrassa de son grand habit, et se saisit du bâton de la croix, qui était de cœur de cormier, long comme une lance, épais comme le poing, et quelque peu semé de fleurs de lys presque toutes effacées. Il sortit ainsi en beau pourpoint, mit son froc en écharpe, et, avec son bâton de la croix, il frappa ainsi brusquement sur les ennemis, qui sans ordre ni enseignes, ni trompettes ni tambour, vendangeaient au milieu du clos. Car les porte-drapeaux et porte-enseignes avaient posé leurs drapeaux et enseignes le long des murs, les tambours avaient défoncé leurs instruments d’un côté pour les remplir de raisins, les trompettes étaient chargés de rameaux et de pampres : c’était une débandade générale. Il chargea donc si rudement sur eux sans crier gare qu’il les renversa comme des porcs, frappant à tort et à travers, à l’ancienne mode française.

Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres il rompait bras et jambes, à d’autres il démettait les vertèbres cervicales du cou, à d’autres il démoulait les reins, effondrait le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents en la gueule, émiettait les omoplates, désagrégeait les jambes, déboîtait les ischios, disloquait les os de tous les membres.

Si certains voulaient se cacher entre les ceps plus épais, il leur froissait toute l’épine dorsale, et il leur brisait les reins comme à des chiens. Si d’autres voulaient se sauver en fuyant, il leur faisait voler en pièces toute la tête en frappant à la suture lambdoïde. Si d’autres encore gravissaient un arbre en pensant s’y mettre en sureté, de son bâton il les empalait par le fondement.

Rabelais, Gargantua, Chapitre 27, 1534.

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Séquence 6 – Un bon gros géant

Abbaye de Thélème

Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait ; buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quoi que ce fût d’autre. Gargantua l’avait établi ainsi. Leur règle tenait en cette unique clause : « Fais ce que tu voudras. » Parce que les gens libres, de bonne nature, bien instruits, conversant en nobles compagnies, ont par nature un instinct, un aiguillon (qu’ils nommaient « honneur ») qui toujours les pousse à agir vertueusement et les détourne du vice. Et si une vile et contraignante oppression les affaiblit et les asservit, ils sont obligés de se détourner de ce noble penchant qui les guidait si spontanément vers la vertu pour déposer et briser le joug de servitude. Car nous entreprenons toujours ce qui est défendu, et convoitons de dont nous sommes privés.

Par cette liberté, ils rivalisèrent de louables émulation pour faire, tous, ce qu’ils voyaient plaire à un seul. Si quelqu’un ou quelqu’une disait « buvons », tous buvaient. Si l’un disait « jouons », tous jouaient. Si un autre disait « allons batifoler dans les champs », tous y allaient. Si l’on partait pour une chasse, ou une chasse au vol, les dames montées sur de belles haquenées avec leur palefroi magnifiquement harnaché portaient chacune, sur leur poing mignonnement ganté, ou un épervier, ou un faucon lanier, ou un émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux.

Ils étaient tous si noblement instruits, qu’il n’y en avait aucun parmi eux qui ne sache l’art de lire, d’écrire, de chanter, de jouer d’harmonieux instruments, de parler cinq à six langues ; tous savaient en chaque langue composer des vers ou des textes en prose. Jamais on ne vit de chevaliers si preux, si galants, si habiles à pied et à cheval, plus vigoureux, plus prestes, et sachant mieux manier toutes sortes d’armes, que ceux qui étaient là. Jamais on ne vit de dames si distinguées, si jolies, plus brillantes, plus douées de leurs mains, dans les travaux d’aiguille, et pour toute activité féminine vertueuse et libre, que celles qui étaient là.

Dès lors, quand le temps était venu qu’un membre de cette abbaye veuille, soit à la requête de ses parents, soit pour une autre raison, en sortir, il emmenait avec lui une des dames qui en serait tombée amoureuse, et ils étaient mariés ensemble. Et ils avaient si bien vécu à Thélème, tout en dévotion et amitié, qu’ils continuaient mieux encore étant mariés, s’aimant l’un l’autre jusqu’à la fin de leurs jours autant qu’au premier moment de leurs noces.

Rabelais, Gargantua, Chapitre 57, 1534.

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SEQUENCE 6 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (1/8)

Le Tempietto, Bramante, 1502 ?.

Jan Van Eyck, La vierge au chancelier Rolin, 1435.

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SEQUENCE 6 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (2/8)

Il est sans doute très louable pour un prince d'être fidèle à ses engagements, mais parmi ceux de notre temps qu'on a vu faire de grandes choses, il en est peu qui se soient piqués de cette fidélité, et qui se soient fait un scrupule de tromper ceux qui croyaient en leur parole, et les autres qui ont procédé loyalement s'en sont toujours trouvés mal à la fin.

Vous devez donc savoir qu'il y a deux manières de combattre : l'une avec les lois, l'autre avec la force ; la première est propre aux hommes, l'autre nous est commune avec les bêtes, mais lorsque les lois sont impuissantes, il faut bien recourir à la force. Un prince doit savoir à la fois combattre en homme et en bête. C'est ce que nous donnent finement à entendre les anciens poètes dans l'histoire allégorique de l'éducation d'Achille1 et de beaucoup d'autres princes de l'Antiquité, par le centaure Chiron qui, sous la double forme d'homme et de bête, apprend aux princes qu'ils doivent employer tour à tour l'arme propre à chacune de ces deux espèces ; attendu que l'une sans l'autre ne serait être d'aucune utilité durable.

Or les animaux dont le prince doit savoir revêtir les formes sont le renard et le lion. Le premier se défend mal contre le loup, et l'autre donne facilement dans les pièges qu'on lui tend. Le prince apprendra du premier à être adroit, et de l'autre à être fort. [...] Le point est de bien jouer son rôle et de savoir à propos feindre et dissimuler ; et les hommes sont si simples et si faibles que celui qui veut tromper trouve aisément des dupes.

Pour ne citer qu'un exemple pris dans l'histoire de notre temps, le pape Alexandre VI2 se fit toute sa vie un jeu de tromper. Et malgré son infidélité bien reconnue il réussit dans tous ses artifices : protestations, serments, rien ne lui coûtait. Jamais prince ne viola aussi souvent sa parole et ne respecta moins ses engagements. Pourtant ses tromperies eurent toujours une heureuse issue. C'est qu'il connaissait parfaitement cette partie de l'art de gouverner.

Il n'est donc pas nécessaire à un prince d'avoir toutes les bonnes qualités dont j'ai fait l'énumération, mais il lui est indispensable de paraître les avoir. J'oserais même dire qu'il est quelquefois dangereux d'en faire usage quoiqu'il soit toujours utile de paraître les posséder. Un prince doit s'efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de loyauté et de justice — il doit d'ailleurs avoir toutes ces bonnes qualités — mais rester assez maître de soi pour en déployer de contraires lorsque cela est expédient. Je pose en fait qu'un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes les vertus de l'homme moyen parce que l'intérêt de sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la charité, de la loyauté et de la religion. Il doit se plier aisément aux différentes circonstances dans lesquelles il peut se trouver. En un mot, il doit savoir persévérer dans le bien lorsqu'il n'y trouve aucun inconvénient, et s'en détourner lorsque les circonstances l'exigent.

Machiavel, Le Prince, 1513-1516.

1 Héros légendaire de Troie2 Pape de l’Eglise catholique de 1492 à 1503.

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SEQUENCE 6 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (3/8)

Tu vas me demander de t’indiquer les connaissances qui correspondent à l’esprit des enfants et qu’il faut leur infuser dès leur prime jeunesse. En premier lieu, la pratique des langues. Les tout-petits y accèdent sans aucun effort, alors que chez les adultes elle ne peut s’acquérir qu’au prix d’un grand effort. Les jeunes enfants y sont poussés, nous l’avons dit, par le plaisir naturel de l’imitation, dont nous voyons quelques traces jusque chez les sansonnets et les perroquets. Et puis − rien de plus délicieux − les fables des poètes. Leurs séduisants attraits charment les oreilles enfantines, tandis que les adultes y trouvent le plus grand profit, pour la connaissance de la langue autant que pour la formation du jugement et de la richesse de l’expression. Quoi de plus plaisant à écouter pour un enfant que les apologues d’Ésope qui, par le rire et la fantaisie, n’en transmettent pas moins des préceptes philosophiques sérieux ? Le profit est le même avec les autres fables des poètes anciens. L’enfant apprend que les compagnons d’Ulysse ont été transformés par l’art de Circé en pourceaux et en d’autres animaux. Le récit le fait rire mais, en même temps, il a retenu un principe fondamental de philosophie morale, à savoir : ceux qui ne sont pas gouvernés par la droite raison et se laissent emporter au gré de leurs passions ne sont pas des hommes mais des bêtes. Un stoïcien s’exprimerait-il plus gravement ? Et pourtant le même enseignement est donné par une fable amusante. Je ne veux pas te retenir en multipliant les exemples, tant la chose est évidente. Mais quoi de plus gracieux qu’un poème bucolique ? Quoi de plus charmant qu’une comédie ? Fondée sur l’étude des caractères, elle fait impression sur les non-initiés et sur les enfants. Mais quelle somme de philosophie y trouve-t-on en se jouant ! Ajoute mille faits instructifs que l’on s’étonne de voir ignorés même aujourd’hui par ceux qui sont réputés les plus savants. On y rencontre enfin des sentences brèves et attrayantes du genre des proverbes et des mots de personnages illustres, la seule forme sous laquelle autrefois la philosophie se répandait dans le peuple.

Erasme, De l’éducation des enfants, 1529

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SEQUENCE 6 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (4/8)

Lettre de Gargantua à son fils Pantagruel

[...] C'est pourquoi, mon fils, je t'engage à employer ta jeunesse à bien progresser en savoir et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon : l'un par un enseignement vivant et oral, l'autre par de louables exemples peuvent te former.

J'entends et je veux que tu apprennes parfaitement les langues : premièrement le grec, comme le veut Quintilien ; deuxièmement le latin ; puis l'hébreu pour l'Ecriture sainte, le chaldéen et l'arabe pour la même raison ; et que tu formes ton style sur celui de Platon pour le grec, sur celui de Cicéron pour le latin. Qu'il n'y ait pas d'étude scientifique que tu ne gardes présente en ta mémoire et pour cela tu t'aideras de l'Encyclopédie universelle des auteurs qui s'en sont occupés.

Des arts libéraux : géométrie, arithmétique et musique, je t'en ai donné le goût quand tu étais encore jeune, à cinq ou six ans ; continue ; de l'astronomie, apprends toutes les règles, mais laisse-moi l'astrologie et l'art de Lullius [= l'alchimie], comme autant d'abus et de futilités.

Du droit civil, je veux que tu saches par coeur les beaux textes, et que tu me les mettes en parallèle avec la philosophie.

Et quant à la connaissance de la nature, je veux que tu t'y donnes avec soin : qu'il n'y ait mer, rivière, ni source dont tu ignores les poissons ; tous les oiseaux du ciel, tous les arbres, arbustes, et les buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tous les pays de l'Orient et du Midi, que rien ne te soit inconnu. Puis relis soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les Talmudistes et les Cabalistes, et, par de fréquentes dissections, acquiers une connaissance parfaite de l'autre monde qu'est l'homme. Et quelques heures par jour commence à lire l'Ecriture sainte : d'abord le Nouveau Testament et les Épîtres des apôtres, écrits en grec, puis l'Ancien Testament, écrit en hébreu.

En somme, que je voie en toi un abîme de science car, maintenant que tu te fais homme et deviens grand, il te faudra quitter la tranquillité et le repos de l'étude pour apprendre la chevalerie et les armes afin de défendre ma maison, et de secourir nos amis dans toutes leurs difficultés causées par les assauts des malfaiteurs.

Et je veux que, bientôt, tu mesures tes progrès ; cela, tu ne pourras pas mieux le faire qu'en soutenant des discussions publiques, sur tous les sujets, envers et contre tous, et qu'en fréquentant les gens lettrés tant à Paris qu'ailleurs. Mais – parce que, selon le sage Salomon, Sagesse n'entre pas en âme malveillante et que science sans conscience n'est que ruine de l'âme – tu dois servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en lui toutes tes pensées et tout ton espoir ; et par une foi nourrie de charité, tu dois être uni à lui, de sorte que tu n'en sois jamais séparé par le péché.

Rabelais, Pantagruel, 1532[Texte traduit en français contemporain dans l'édition de G. Demerson, Le Seuil, 1973]

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SEQUENCE 6 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (5/8)

De l’institution des enfants

A Madame Diane de Foix, comtesse de Gurnon

[…] je voudrais aussi qu'on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu'on y requit tous les deux, mais plus les mœurs et l'entendement que la science; et qu'il se conduisît en sa charge d'une nouvelle manière.

On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais qu'il corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir et les discerner d'elle-même; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. […]

Qu'il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s'il l'a encore bien pris et bien fait sien, prenant l'instruction de son progrès des pédagogismes de Platon. C'est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l'a avalée. L'estomac n'a pas fait son opération, s'il n'a fait changer et la forme à ce qu'on lui avait donné à cuire. […]

Qu'il lui fasse tout passer par l'étamine1 et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit; les principes d'Aristote ne lui soient principes, non plus que ceux des Stoiciens ou Epicuriens. Qu'on lui propose cette diversité de jugements: il choisira s'il peut, sinon il en demeurera en doute. Il n'y a que les fols certains et résolus.

Aussi bien que savoir douter me plaît. (Dante, L'Enfer, chant XI)

Michel de Montaigne, Essais, 1580-95.

1 Passer au crible, au tamis

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SEQUENCE 6 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (6/8)

Chapitre VIII. Du naturel, force, stature, nudité, disposition et ornements du corps, tant des hommes que des femmes sauvages Brésiliens, habitant en l’Amérique : entre lesquels j’ai fréquenté environ un an (extrait)

[…] Toutesfois avant que clore ce chapitre, ce lieu-ci requiert que je réponde, tant à ceux qui ont écrit, qu’à ceux qui pensent que la fréquentation entre ces sauvages tous nus, et principalement parmi les femmes, incite à lubricité et paillardise. Sur quoi je dirai en un mot, qu’encore voirement1 qu’en apparence il n’y ait que trop d’occasion d’estimer qu’outre la déshonnêteté de voir ces femmes nues, cela ne semble aussi servir comme d’un appât ordinaire à convoitise : toutefois, pour en parler selon ce qui s’en est communément aperçu pour lors, cette nudité, aussi grossière en telle femme est beaucoup moins attrayante qu’on ne cuiderait2. Et partant, je maintiens que les attifets, fards, fausses perruques, cheveux tortillés, grands collets fraisés, vertugales3, robes sur robes, et autres infinies bagatelles dont les femmes et filles de par-deçà se contrefont et n’ont jamais assez, sont sans comparaison, cause de plus de maux que n’est la nudité ordinaire des femmes sauvages : lesquelles cependant, quant au naturel, ne doivent rien aux autres en beauté. Tellement que si l’honnêteté me permettait d’en dire davantage, me vantant de bien soudre4 toutes les objections qu’on pourrait amener au contraire, j’en donnerais des raisons si évidentes que nul ne pourrait les nier. Sans doncques poursuivre ce propos plus avant, je me rapporte de ce peu que j’en ai dit à ceux qui ont fait le voyage en la terre du Brésil, et qui comme moi ont vu les unes et les autres.

Ce n’est cependant que contre ce que dit la sainte Ecriture d’Adam et Eve, lesquels après le péché, reconnaissant qu’ils étaient nus furent honteux, je veuille en façon que ce soit approuver cette nudité : plutôt détesterai-je les hérétiques qui contre la Loi de nature (laquelle toutefois quant à ce point n’est nullement observée entre nos pauvres Américains) l’ont toutefois voulu introduire par-deçà.

Mais ce que j’ai dit de ces sauvages est, pour montrer qu’en les condamnant si austèrement, de ce que sans nulle vergogne ils vont ainsi le corps entièrement découvert, nous excédant en l’autre extrémité, c’est-à-dire en nos bombances, superfluités et excès en habits, ne sommes guères plus louables. Et plût à Dieu, pour mettre fin à ce point, qu’un chacun de nous, plus pour l’honnêteté et nécessité, que pour la gloire et mondanité, s’habillât modestement.

Jean de Léry, Histoire d’un Voyage fait en la terre du Brésil, 1578.

1 vraiment2 penserait3 Jupon élargi par un bourrelet4 résoudre

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SEQUENCE 6 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (7/8)

[…] Ils ont leurs guerres contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, auxquelles ils vont tout nus, n'ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, apointées1 par un bout, à la mode des langues de nos épieux. C'est chose émerveillable2 que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang ; car, de déroutes et d'effroi, ils ne savent que c'est. Chacun rapporte pour son trophée la tête de l'ennemi qu'il a tué, et l'attache à l'entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissants3 ; il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d'en être offensé, et donne au plus cher de ses amis l'autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l'assemblée, l'assomment à coups d'épée.

Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins4 à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n'est pas, comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes5 ; c'est pour représenter une extrême vengeance. Et qu'il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s'étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d'une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de trait, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici de l'autre monde, comme ceux qui avaient sexué la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu'eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu'elle devait être plus aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-ci.

Je ne suis pas marri6 que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par tourments et par gênes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entré des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu'il est trépassé.

Chrysippe et Zénon7, chefs de la secte stoïque ; ont bien pensé qu'il n'y avait aucun mal de se servir de notre charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d'en tirer de la nourriture ; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville de Alésia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et d'autres personnes inutiles au combat. “ Les Gascons, dit-on, s'étant servis de tels aliments, prolongèrent leur vie. ”.

Et les médecins ne craignent pas de s'en servir à toute sorte d'usage pour notre santé ; soit pour l'appliquer au-dedans ou au-dehors ; mais il ne se trouva jamais aucune opinion si déréglée qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires.

Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.

Michel de Montaigne, Essais, 1580-95.

1 Taillées en pointe2 Qui provoque l’émerveillement3 Connaissances4 Morceaux5 Peuple antique d’Eurasie6 Contrarié7 Deux philosophes grecs, fondateur du stoïcisme

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SEQUENCE 6 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (8/8)

Christophe Colomb écrit à son protecteur Luis de Santangel, trésorier des souverains espagnols, qui l’a aidé dans son projet.

Les gens de cette île et de toutes les autres que j’ai découvertes ou dont j’ai eu connaissance vont tout nus, hommes et femmes, comme leurs mères les enfantent, quoique quelques femmes se couvrent un seul endroit du corps avec une feuille d’herbe ou un fichu de coton qu’à cet effet elles font. Ils n’ont ni fer, ni acier, ni armes, et ils ne sont point faits pour cela ; non qu’ils ne soient bien gaillards et de belle stature, mais parce qu’ils sont prodigieusement craintifs. Ils n’ont d’autres armes que les roseaux lorsqu’ils montent en graine, et au bout desquels ils fixent un bâtonnet aigu. Encore n’osent-ils pas en faire usage, car maintes fois il m’est arrivé d’envoyer à terre deux ou trois hommes vers quelque ville pour prendre langue [contact], ces gens sortaient, innombrables mais, dès qu’ils voyaient s’approcher mes hommes, ils fuyaient au point que le père n’attende pas le fils. Et tout cela non qu’on eût fait mal à aucun, au contraire, en tout lieu où je suis allé et où j’ai pu prendre langue, je leur ai donné de tout ce que j’avais, soit du drap, soit beaucoup d’autres choses, sans recevoir quoi que ce soit en échange, mais parce qu’ils sont craintifs sans remède.

Il est vrai que, lorsqu’ils sont rassurés et ont surmonté cette peur, ils sont à un tel point dépourvus d’artifice et si généreux de ce qu’ils possèdent que nul ne le croirait à moins de ne l’avoir vu. Quoi qu’on leur demande de leurs biens, jamais ils ne disent non ; bien plutôt invitent-ils la personne et lui témoignent-ils tant d’amour qu’ils lui donneraient leur cœur. Que ce soit une chose de valeur ou une chose de peu de prix, quel que soit l’objet qu’on leur donne en échange et quoi qu’il vaille, ils sont contents. Je défendis qu’on leur donnât des objets aussi misérables que des tessons d’écuelles cassées, des morceaux de verre ou des pointes d’aiguillettes, quoique, lorsqu’ils pouvaient obtenir de telles choses, il leur semblait posséder les plus précieux joyaux du monde. [...]

Fait sur la caravelle, au large des îles Canaries, le 15 février 1493.

Christophe Colomb, Extrait d’une lettre à Luis de Santangel, 1494-1505.

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Séquence 7 – Explorer le monde, explorer les mots

En ce temps-là j'étais en mon adolescenceJ'avais à peine seize ans et je ne me souvenaisDéjà plus de mon enfanceJ'étais à seize mille lieues du lieu de ma naissanceJ'étais à Moscou, dans la ville des mille et troisClochers et des sept garesEt je n'avais pas assez des sept gares et des milleet trois toursCar mon adolescence était si ardente et si folleque mon cœur, tour à tour, brûlaitcomme le temple d' Éphèse ou comme la Place Rougede Moscou quand le soleil se couche.Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.Et j'étais déjà si mauvais poèteque je ne savais pas aller jusqu'au bout.Le Kremlin était comme un immense gâteau tartarecroustillé d'or, avec les grandes amandesdes cathédrales toutes blancheset l'or mielleux des cloches...Un vieux moine me lisait la légende de NovgorodeJ'avais soif et je déchiffrais des caractères cunéiformesPuis, tout à coup, les pigeons du Saint Esprits'envolaient sur la placeet mes mains s'envolaient aussi, avec des bruissements d'albatroset ceci, c'était les dernières réminiscences du dernier jourdu tout dernier voyageEt de la mer.

Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, 1913.

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Séquence 7 – Explorer le monde, explorer les mots

Du fond de mon cœur des larmes me viennentSi je pense, Amour, à ma maîtresse ;Elle n'est qu'une enfant, que je trouvai ainsiPâle, immaculée, au fond d'un bordel.

Ce n'est qu'une enfant, blonde, rieuse et triste,elle ne sourit pas et ne pleure jamais ;mais au fond de ses yeux, quand elle vous y laisse boire,tremble un doux lys d'argent, la fleur du poète.

Elle est douce et muette, sans aucun reproche,avec un long tressaillement à votre approche ;mais quand moi je lui viens, de-ci, de-là, de fête,elle fait un pas, puis ferme les yeux

et fait un pas.Car elle est mon amour, et les autres femmesn'ont que des robes d'or sur de grands corps de flammes,ma pauvre amie est si esseulée,elle est toute nue, n'a pas de corps

elle est trop pauvre.

Elle n'est qu'une fleure candide, fluette,la fleur du poète, un pauvre lys d'argent,tout froid, tout seul, et déjà si fanéque les larmes me viennent si je pense à son cœur.Et cette nuit est pareille à cent mille autresquand un train file dans la nuit- Les comètes tombent -et que l'homme et la femme, même jeunes, s'amusent à faire l'amour.

Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, 1913.

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Séquence 7 – Explorer le monde, explorer les mots

J'ai des amis qui m'entourent comme des garde-fousIls ont peur quand je pars que je ne revienne plusToutes les femmes que j'ai rencontrées se dressent aux horizonsavec les gestes piteux et les regards tristes des sémaphores sous la pluie :Bella, Agnès, Catherine et la mère de mon fils en ItalieEt celle, la mère de mon amour en AmériqueIl y a des cris de sirène qui me déchirent l'âmeLà-bas en Mandchourie un ventre tressaille encore comme dans un accouchementJe voudraisJe voudrais n'avoir jamais fait mes voyagesCe soir un grand amour me tourmenteEt malgré moi je pense à la petite Jehanne de France.C'est par un soir de tristesse que j'ai écrit ce poème en son honneurJeanneLa petite prostituéeJe suis triste je suis triste

J'irai au " Lapin agile "me ressouvenir de ma jeunesse perdueEt boire des petits verresPuis je rentrerai seul

Paris

Ville de la Tour unique Du grand GibetEt de la Roue.

Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, 1913.

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SEQUENCE 7 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (1/4)

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,Et puis est retourné, plein d'usage et raison,Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit villageFumer la cheminée, et en quelle saisonReverrai-je le clos de ma pauvre maison,Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,Que des palais Romains le front audacieux,Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :

Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,Et plus que l'air marin la doulceur angevine

Joachim du Bellay, Les Regrets, sonnet XXXI, 1558.

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SEQUENCE 7 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (2/4)

« La maison du berger »

Mais il faut triompher du temps et de l'espace,Arriver ou mourir. Les marchands sont jaloux.L'or pleut sous les chardons de la vapeur qui passe,Le moment et le but sont l'univers pour nous.Tous se sont dit : " Allons ! " Mais aucun n'est le maîtreDu dragon mugissant qu'un savant a fait naître ;Nous nous sommes joués à plus fort que nous tous.Eh bien ! que tout circule et que les grandes causeSur des ailes de feu lancent les actions,Pourvu qu'ouverts toujours aux généreuses choses,Les chemins du vendeur servent les passions.Béni soit le Commerce au hardi caducée,Si l'Amour que tourmente une sombre penséePeut franchir en un jour deux grandes nations.

Mais, à moins qu'un ami menacé dans sa vieNe jette, en appelant, le cri du désespoir,Ou qu'avec son clairon la France nous convieAux fêtes du combat, aux luttes du savoir ;A moins qu'au lit de mort une mère éploréeNe veuille encor poser sur sa race adoréeCes yeux tristes et doux qu'on ne doit plus revoir,

Evitons ces chemins. - Leur voyage est sans grâces,Puisqu'il est aussi prompt, sur ses lignes de fer,Que la flèche lancée à travers les espacesQui va de l'arc au but en faisant siffler l'air.Ainsi jetée au loin, l'humaine créatureNe respire et ne voit, dans toute la nature,Qu'un brouillard étouffant que traverse un éclair.

On n'entendra jamais piaffer sur une routeLe pied vif du cheval sur les pavés en feu ;Adieu, voyages lents, bruits lointains qu'on écoute,Le rire du passant, les retards de l'essieu,Les détours imprévus des pentes variées,Un ami rencontré, les heures oubliéesL'espoir d'arriver tard dans un sauvage lieu.

La distance et le temps sont vaincus. La scienceTrace autour de la terre un chemin triste et droit.Le Monde est rétréci par notre expérienceEt l'équateur n'est plus qu'un anneau trop étroit.Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne,Immobile au seul rang que le départ assigne,Plongé dans un calcul silencieux et froid.

Alfred de Vigny, 1844.

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SEQUENCE 7 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (3/4)

Les voyages en train

J'crois que les histoires d'amour c'est comme les voyages en train, Et quand je vois tous ces voyageurs parfois j'aimerais en être un, Pourquoi tu crois que tant de gens attendent sur le quai de la gare, Pourquoi tu crois qu'on flippe autant d'arriver en retard.

Les trains démarrent souvent au moment où l'on s'y attend le moins, Et l'histoire d'amour t'emporte sous l'oeil impuissant des témoins, Les témoins c'est tes potes qui te disent au revoir sur le quai, Ils regardent le train s'éloigner avec un sourire inquiet, Toi aussi tu leur fais signe et tu imagines leurs commentaires, Certains pensent que tu te plantes et que t'as pas les pieds sur terre, Chacun y va de son pronostic sur la durée du voyage, Pour la plupart le train va dérailler dès le premier orage.

Le grand amour change forcément ton comportement, Dès le premier jour faut bien choisir ton compartiment, Siège couloir ou contre la vitre il faut trouver la bonne place, Tu choisis quoi une love story de première ou d'seconde classe.

Dans les premiers kilomètres tu n'as d'yeux que pour son visage,

Tu calcules pas derrière la fenêtre le défilé des paysages, Tu te sens vivant tu te sens léger tu ne vois pas passer l'heure, T'es tellement bien que t'as presque envie d'embrasser le contrôleur.

Mais la magie ne dure qu'un temps et ton histoire bât de l'aile, Toi tu te dis que tu n'y es pour rien et que c'est sa faute à  elle, Le ronronnement du train te saoule et chaque virage t'écœure, Faut que tu te lèves que tu marches tu vas te dégourdir le cœur.

Et le train ralentit et c'est déjà  la fin de ton histoire, En plus t'es comme un con tes potes sont restés à  l'autre gare, Tu dis au revoir à  celle que tu appelleras désormais ton ex, Dans son agenda sur ton nom elle va passer un coup de tipex.

C'est vrai que les histoires d'amour c'est comme les voyages en train, Et quand je vois tous ces voyageurs parfois j'aimerais en être un, Pourquoi tu crois que tant de gens attendent sur le quai de la gare, Pourquoi tu crois qu'on flippe autant d'arriver en retard.

Pour beaucoup la vie se résume à  essayer de monter dans le train, A connaitre ce qu'est l'amour et se découvrir plein d'entrain, Pour beaucoup l'objectif est d'arriver à  la bonne heure,

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Pour réussir son voyage et avoir accès au bonheur.

Il est facile de prendre un train encore faut-il prendre le bon, Moi je suis monté dans deux trois rames mais c'était pas le bon wagon, Car les trains sont capricieux et certains sont inaccessibles, Et je ne crois pas tout le temps qu'avec la SNCF c'est possible.

Il y a ceux pour qui les trains sont toujours en grèves, Et leurs histoires d'amour n'existent que dans leurs rêves, Et y'a ceux qui foncent dans le premier train sans faire attention, Mais forcément ils descendront déçus à  la prochaine station, Y'a celles qui flippent de s'engager parce qu'elles sont trop émotives, Pour elles c'est trop risqué de s'accrocher à  la locomotive, Et y'a les aventuriers qu'enchainent voyages sur voyages, Dès qu'une histoire est terminée ils attaquent une autre page.

Moi après mon seul vrai voyage j'ai souffert pendant des mois, On s'est quitté d'un commun accord mais elle était plus d'accord que moi, Depuis je traine sur les quais je regarde les trains au départ, Y'a des portes qui s'ouvrent mais dans une gare je me sens à  part.

Il parait que les voyages en train finissent mal en général, Si pour toi c'est le cas accroche toi et garde le moral, Car une chose est certaine y'aura toujours un terminus, Maintenant tu es prévenu la prochaine fois tu prendras le bus.

Grand Corps malade, Midi 20, 2006.

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SEQUENCE 7 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (4/4)

Robert Delaunay, La Tour Eiffel, 1926.

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Séquence 8 – Le Mariage de Figaro, la comédie renouvelée

ACTE I, Scène 1FIGARO, SUZANNE.

FIGARO.Dix-neuf pieds sur vingt-six.

SUZANNE.Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ?

FIGARO lui prend les mains.Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d’une

belle fille, est doux, le matin des noces, à l’œil amoureux d’un époux !…

SUZANNE se retire.Que mesures-tu donc là, mon fils ?

FIGARO.Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que monseigneur nous donne aura bonne grâce

ici.

SUZANNE.Dans cette chambre ?

FIGARO.Il nous la cède.

SUZANNE.Et moi je n’en veux point.

FIGARO.Pourquoi ?

SUZANNE.Je n’en veux point.

FIGARO.Mais encore ?

SUZANNE.Elle me déplaît.

FIGARO.On dit une raison.

SUZANNE.Si je n’en veux pas dire ?

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FIGARO.Oh ! quand elles sont sûres de nous !

SUZANNE.Prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou non ?

FIGARO.Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu

des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté : zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose ? il n’a qu’à tinter du sien : crac, en trois sauts me voilà rendu.

SUZANNE.Fort bien ! Mais quand il aura tinté, le matin, pour te donner quelque bonne et longue

commission : zeste, en deux pas il est à ma porte, et crac, en trois sauts…

FIGARO.Qu’entendez-vous par ces paroles ?

SUZANNE.Il faudrait m’écouter tranquillement.

FIGARO.Eh ! qu’est-ce qu’il y a, bon Dieu ?

SUZANNE.Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva

veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme : c’est sur la tienne, entends-tu ? qu’il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c’est ce que le loyal Basile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour en me donnant leçon.

FIGARO.Basile ! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment

redressé la moelle épinière à quelqu’un…

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte I, scène 1, 1781.

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Séquence 8 – Le Mariage de Figaro, la comédie renouvelée

Scène 3SUZANNE ; LA COMTESSE, assise.

LA COMTESSE, tenant sa boîte à mouches.Mon Dieu, Suzon, comme je suis faite !… ce jeune homme qui va venir !…

SUZANNE.Madame ne veut donc pas qu’il en réchappe ?

LA COMTESSE rêve devant sa petite glace.Moi ?… tu verras comme je vais le gronder.

SUZANNE.Faisons-lui chanter sa romance.(Elle la met sur la Comtesse.)

LA COMTESSE.Mais c’est qu’en vérité mes cheveux sont dans un désordre…

SUZANNE, riant.Je n’ai qu’à reprendre ces deux boucles, madame le grondera bien mieux.

LA COMTESSE, revenant à elle.Qu’est-ce que vous dites donc, mademoiselle ?

Scène 4CHÉRUBIN, l’air honteux ; SUZANNE, LA COMTESSE, assise.

SUZANNE.Entrez, monsieur l’officier ; on est visible.

CHÉRUBIN avance en tremblant.Ah ! que ce nom m’afflige, madame ! il m’apprend qu’il faut quitter des lieux… une marraine

si… bonne !…

SUZANNE.Et si belle !

CHÉRUBIN, avec un soupir.Ah ! oui.

SUZANNE le contrefait.

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Ah ! oui. Le bon jeune homme ! avec ses longues paupières hypocrites ! Allons, bel oiseau bleu, chantez la romance à madame.

LA COMTESSE, la déplie.De qui… dit-on qu’elle est ?

SUZANNE.Voyez la rougeur du coupable : en a-t-il un pied sur les joues !

CHÉRUBIN.Est-ce qu’il est défendu… de chérir…

SUZANNE lui met le poing sous le nez.Je dirai tout, vaurien !

LA COMTESSE.Là… chante-t-il ?

CHÉRUBIN.Oh ! madame, je suis si tremblant !…

SUZANNE, en riant.Et gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian ; dès que madame le veut, modeste auteur !

Je vais l’accompagner.

LA COMTESSE.Prends ma guitare.(La Comtesse, assise, tient le papier pour suivre. Suzanne est derrière son fauteuil, et prélude

en regardant la musique par-dessus sa maîtresse. Le petit page est devant elle, les yeux baissés. Ce tableau est juste la belle estampe d’après Vanloo, appelée LA CONVERSATION ESPAGNOLE.)

ROMANCEAIR : Marlbroug s’en va-t-en guerre.

Premier couplet.

Mon coursier hors d’haleine,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)J’errais de plaine en plaine,Au gré du destrier.

Deuxième couplet.

Au gré du destrier,Sans varlet, n’écuyer ;Là près d’une fontaine,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)

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Songeant à ma marraine,Sentais mes pleurs couler.

Troisième couplet.

Sentais mes pleurs couler,Prêt à me désoler :Je gravais sur un frêne,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !Sa lettre sans la mienne.Le roi vint à passer.

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte III, scènes 3 et 4, 1781.

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Séquence 8 – Le Mariage de Figaro, la comédie renouvelée

ACTE V, scène 3FIGARO, seul, se promenant dans l’obscurité, dit du ton le plus sombre.

Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !… nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?… Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole ; au milieu même de la cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi, comme un benêt… Non, monsieur le comte, vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !… noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter !… On vient… c’est elle… ce n’est personne. — La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu’à moitié ! (Il s’assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! Fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits ; élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie ; et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! — Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail : auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc ; et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : Chiens de chrétiens ! — Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant.

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte V, scène 3, 1781.

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SEQUENCE 8 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (1/6)

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. En effet, pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, & votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage !

Supposons, j’y consens, que vous mettiez autant d’adresse à nous vaincre que nous à nous défendre ou à céder, vous conviendrez au moins qu’elle vous devient inutile après le succès. Uniquement occupé de votre nouveau goût, vous vous y livrez sans crainte, sans réserve : ce n’est pas à vous que sa durée importe.

En effet, ces liens réciproquement donnés & reçus, pour parler le jargon de l’amour, vous seul pouvez, à votre choix, les resserrer ou les rompre : heureuses encore, si dans votre légèreté, préférant le mystère à l’éclat, vous vous contentez d’un abandon humiliant, & ne faites pas de l’idole de la veille la victime du lendemain !

Mais qu’une femme infortunée sente la première le poids de sa chaîne, quels risques n’a-t-elle pas à courir, si elle tente de s’y soustraire, si elle ose seulement la soulever ? Ce n’est qu’en tremblant qu’elle essaie d’éloigner d’elle l’homme que son cœur repousse avec effort. S’obstine-t-il à rester, ce qu’elle accordait à l’amour, il faut le livrer à la crainte : Ses bras s’ouvrent encor quand son cœur est fermé. Sa prudence doit dénouer avec adresse, ces mêmes liens que vous auriez rompus. A la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s’il est sans générosité ; & comment en espérer de lui, lorsque, si quelquefois on le loue d’en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d’en manquer ?

Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (Lettre 81), 1782

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SEQUENCE 8 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (2/6)

Le fat et ridicule Prince de Mantoue doit épouser la princesse Elsbeth. Se rendant à la cour de Bavière pour la rencontrer, celui-ci décide d’échanger ses vêtements avec son aide de camps pour pouvoir mieux observer sa jeune promise. Dans la scène précédente, le roi de Bavière l’a traité d’impertinent parce qu’il avait souhaité baiser la main de sa fille ainsi déguisé.

Une allée du jardinLE PRINCE. Tu n'es qu'un sot, colonel.MARINONI. Vote Altesse se trompe sur mon compte de la manière la plus pénible.LE PRINCE. Tu n'es qu'un maître butor. Ne pouvais-tu pas empêcher cela ? Je te confie le plus grand projet qui se soit enfanté depuis une suite d'années incalculable, et toi, mon meilleur ami, mon plus fidèle serviteur, tu entasses bêtises sur bêtises. Non, non, tu as beau dire ; cela n'est point pardonnable.MARINONI. Comment pouvais-je empêcher Votre Altesse de s'attirer les désagréments qui sont la suite nécessaire du rôle supposé qu'elle joue ? Vous m'ordonnez de prendre votre nom et de me comporter en véritable prince de Mantoue. Puis-je empêcher le roi de Bavière de faire un affront à mon aide de camp ? Vous aviez tort de vous mêlet de nos affaires.LE PRINCE. Je voudrais bien qu'un maraud comme toi se mêlât de me donner des ordres.MARINONI. Considérez, Altesse, qu'il faut cependant que je sois le prince ou que je sois l'aide de camp. C'est par votre ordre que j'agis.LE PRINCE. Me dire que je suis un impertinent en présence de toute la cour, parce que j'ai voulu baiser la main de la princesse ! Je suis prêt à lui déclarer la guerre, et à retourner dans mes Etats pour me mettre à la tête de mes armées.MARINONI. Songez donc, Altesse, que ce mauvais compliment s'adressait à l'aide de camp et non au prince. Prétendez-vous qu'on vous respecte sous ce déguisement ?LE PRINCE. Il suffit. Rends-moi mon habit.MARINONI., ôtant son habit. Si mon souverain l'exige, je suis prêt à mourir pour lui.LE PRINCE. En vérité, je ne sais que résoudre. D'un côté, je suis furieux de ce qui m'arrive ; et d'un autre, je suis désolé de renoncer à mon projet. La princesse ne paraît pas répondre indifféremment aux mots à double entente dont je ne cesse de la poursuivre. Déjà je suis parvenu deux ou trois fois à lui dire à l'oreille des choses incroyables. Viens, réfléchissons à tout cela.MARINONI, tenant l'habit. Que ferai-je, Altesse ?LE PRINCE. Remets-le, remets-le, et rentrons au palais. Ils sortent.

Alfred de Musset, Fantasio, 1834

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SEQUENCE 8 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (3/6)

Cléanthis, la servante, et Arlequin, le valet, ont échoué avec leurs maîtres respectifs sur L’île des esclaves, une république fondée par d’anciens esclaves dans laquelle les rôles sociaux sont inversés. Ils sont donc invités à se comporter en maîtres, ce qu’ils font.

ARLEQUIN, la regardant. −  […] Mais parlons d'autres choses, ma belle demoiselle; qu'est-ce que nous ferons à cette heure que nous sommes gaillards ?CLEANTHIS. −  Eh ! mais la belle conversation.ARLEQUIN. −  Je crains que cela ne nous fasse bâiller, j'en bâille déjà. Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait davantage.CLEANTHIS. −  Eh bien, faites. Soupirez pour moi; poursuivez mon cœur, prenez-le si vous le pouvez, je ne vous en empêche pas; c'est à vous de faire vos diligences; me voilà, je vous attends; mais traitons l'amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus maîtres; allons-y poliment, et comme le grand monde.ARLEQUIN. −  Oui-da; nous n'en irons que meilleur train.CLEANTHIS. −  Je suis d'avis d'une chose, que nous disions qu'on nous apporte des sièges pour prendre l'air assis, et pour écouter les discours galants que vous m'allez tenir; il faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir.ARLEQUIN. −  Votre volonté vaut une ordonnance. (A Iphicrate.) Arlequin, vite des sièges pour moi, et des fauteuils pour Madame.IPHICRATE. −  Peux-tu m'employer à cela ?ARLEQUIN. −  La république le veut.CLEANTHIS. −  Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnêtes gens à cette heure, il faut songer à cela; il n'est plus question de familiarité domestique. Allons, procédons noblement, n'épargnez ni compliment ni révérences.ARLEQUIN. −  Et vous, n'épargnez point les mines. Courage; quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens ?CLEANTHIS. −  Sans difficulté; pouvons-nous être sans eux ? c'est notre suite; qu'ils s'éloignent seulement.ARLEQUIN, à Iphicrate. −  Qu'on se retire à dix pas.Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.ARLEQUIN, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis. −  Remarquez-vous, Madame, la clarté du jour ?CLEANTHIS. −  Il fait le plus beau temps du monde; on appelle cela un jour tendre.ARLEQUIN. −  Un jour tendre ? Je ressemble donc au jour, Madame.CLEANTHIS. −  Comment ! Vous lui ressemblez ?ARLEQUIN. −  Eh palsambleu ! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve en tête à tête avec vos grâces ? (A ce mot, il saute de joie.) Oh ! oh ! oh! oh !CLEANTHIS. −  Qu'avez-vous donc ? Vous défigurez notre conversation.ARLEQUIN. −  Oh ! ce n'est rien : c'est que je m'applaudis.CLEANTHIS. −  Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continuant.) Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici, Monsieur, vous êtes galant; vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments.ARLEQUIN. −  Et moi je vous remercie de vos dispenses.CLEANTHIS. −  Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien; dites, Monsieur, dites; heureusement on n'en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas.ARLEQUIN, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux. −  Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux ?CLEANTHIS. −  Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaires; levez-vous. Quelle vivacité ! Faut-il vous dire qu'on vous aime ? Ne peut-on en être quitte à moins ? Cela est étrange.ARLEQUIN, riant à genoux. −  Ah! ah ! ah ! que cela va bien ! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages

Marivaux, L’île des esclaves, 1725

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SEQUENCE 8 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (4/6)

Biographie de Beaumarchais

« Avec de la gaieté et même de la bonhomie, j’ai eu des ennemis sans nombre et n’ai pourtant jamais croisé, jamais couru la route de personne. À force de m’arraisonner j’y ai trouvé la cause de tant d’inimitiés. En effet, cela devait être. Dès ma folle jeunesse, j’ai joué de tous les instruments. Mais je n’appartenais à aucun corps de musiciens. Les gens de l’art me détestaientJ’ai inventé quelques bonnes machines ; je n’étais pas des corps mécaniciens. L’on y disait du mal de moi. Je faisais des vers, des chansons. Mais qui m’eût reconnu poète ? J’étais le fils d’un horloger. N’aimant pas le jeu du loto, j’ai fait des pièces de théâtre. Mais on disait : de quoi se mêle-t-il ? Pardieu ! ce n’est pas un auteur ; car il fait d’immenses affaires et des entreprises sans nombre.Faute de rencontrer qui voulût me défendre, j’ai imprimé de grands mémoires pour gagner des procès qu’on m’avait intentés et que l’on peut nommer atroces. Mais on disait : vous voyez bien que ce ne sont point des factums comme les font nos avocats. Inde irae. Il n’est pas ennuyeux à périr ! Souffrira-t-on qu’un pareil homme prouve sans nous qu’il a raison ?J’ai traité avec les ministres de grands points de réformation dont nos finances avaient besoin ; mais on disait : de quoi se mêle-t-il ? Cet homme n’est point financier !Luttant contre tous les pouvoirs du clergé et des magistrats, j’ai relevé l’art de l’imprimerie française par les superbes éditions de Voltaire, entreprise regardée comme au-dessus des forces d’un particulier. Mais je n’étais point imprimeur. On a dit le diable de moi. […]J’ai fait le haut commerce dans les quatre parties du monde. Mais je n’étais point armateur. On m’a dénigré dans nos ports. […]J’ai traité des affaires de la plus haute politique. Et je n’étais point classé parmi les négociateurs. De tous les Français quels qu’ils soient, je suis celui qui a fait le plus pour la liberté du continent de l’Amérique, génératrice de la nôtre, dont seul j’osai former le plan et commencer l’exécution malgré l’Angleterre, l’Espagne, malgré la France même. Mais j’étais étranger à tous les bureaux des ministres. […]Qu’étais-je donc ? Je n’étais rien, que moi, et moi tel que je suis resté, paresseux comme un âne et travaillant toujours, en butte à mille calomnies, mais heureux dans mon intérieur. Libre au milieu des fers, serein dans les plus grands dangers, n’ayant jamais été d’aucune coterie ni littéraire, ni politique, ni mystique, faisant tête à tous les orages, un front d’airain à la tempête, les affaires d’une main et la guerre de l’autre. N’ayant fait de cour à personne, et partant, repoussé de tous. N’étant membre d’aucun parti et surtout ne voulant rien être, par qui pourrais-je être porté ? Je ne veux l’être par personne. »C’est en ces termes que se dépeint Beaumarchais vers la fin de sa vie. L’autoportrait est juste, et rappelle, est-ce vraiment étonnant, celui de Figaro dans Le Barbier de Séville, " garçon apothicaire […] dans les haras d’Andalousie " mais aussi poète, renvoyé par le Ministre " sous prétexte que l’amour des Lettres est incompatible avec l’esprit des affaires ".

Beaumarchais l’explique clairement, il a eu le tort de ne jamais choisir, de ne jamais se fixer dans une charge, un état, un personnage, comme le prouve cette courte biographie : Né à Paris le 24 janvier 1732, fils d’horloger devenu horloger lui-même après des études dont on sait peu de choses, inventeur d’un ingénieux mécanisme rendant les montres plus fiables (1753), harpiste et maître de harpe des filles de Louis XV (1759), ami d’un richissime financier, Pâris-Duverney, qui l’associe à ses affaires (à partir de 1760), et lui permet de bâtir sa fortune, Secrétaire du roi (1761), puis Lieutenant général des chasses (1763), organisateur de l’exploitation de la forêt de Chinon (1766), avocat plaidant sa cause, plaignant déchu de ses droits civiques (1773-1774), espion ayant maille à partir avec le mystérieux chevalier d’Éon pour le compte de Louis XV, sous le nom de chevalier de Ronac (anagramme de Caron) (1775), fondateur de la Société des auteurs dramatiques (1777), qui protège les droits des auteurs contre les troupes d’acteurs indélicates, soutien de la cause indépendantiste de la jeune Amérique (1775), imprimeur en Allemagne des œuvres complètes de Voltaire (1784-1789), investisseur dans la Compagnie des Eaux de Paris (1781), et à cette occasion, ennemi déclaré de Mirabeau, que pourtant il respecte (1785), propriétaire jalousé d’une somptueuse demeure édifiée près de la Bastille (1787), député à la Commune de Paris en 1789, marchand de fusils pour l’armée française révolutionnaire (1792), mais suspect inscrit sur la liste des émigrés et comme tel, indésirable en France (1793), affairiste ruiné dans la tourmente révolutionnaire, " le citoyen Caron Beaumarchais, homme de lettres ", s’éteint le 17 mai 1799, trois ans après son retour à Paris.

Et les lettres, dans tout cela ? Beaumarchais a encore trouvé du temps pour écrire, non seulement la célèbre trilogie de Figaro, mais aussi un certain nombre de mémoires [Mémoires contre Goëzman (1773-1774), Mémoires contre Kornman (1787-1789), Les Six Époques (sur l’affaire des fusils de Hollande, 1793),] dans lesquels il plaidait sa cause et attaquait fermement ses adversaires tout en se conciliant les faveurs de l’opinion publique. Il a également composé, au début de sa carrière, dans les années 1760, quelques pièces de théâtre au comique assez trivial, destinées à être jouées dans des cercles privés, puis deux drames, Eugénie (1767) et Les Deux Amis ou le Négociant de Lyon (1770), et un opéra " oriental " en cinq actes, Tarare (1787), dont Salieri compose la musique, mais aussi un texte théorique, Essai sur le genre dramatique sérieux (1767). Enfin, il a laissé une très abondante correspondance, ce qui n’est guère étonnant de la part d’un homme qui aimait à mener tant de projets de front, ayant le goût de l’intrigue plus que l’ambition de la réussite, et selon ses propres mots, " paresseux comme un âne et travaillant toujours, en butte à mille calomnies, mais heureux dans [s]on intérieur. Libre au milieu des fers, serein dans les plus grands dangers, n’ayant jamais été d’aucune coterie ni littéraire, ni politique, ni mystique, faisant tête à tous les orages, un front d’airain à la tempête, les affaires d’une main et la guerre de l’autre. "

Clémence Camon, article extrait du site «alalettre.com ».

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SEQUENCE 8 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (5/6)

Scène 1LE COMTE

Puisque enfin je suis seul, lisons cet étonnant écrit, qu’un hasard presque inconcevable a fait tomber entre mes mains. (Il tire de son sein la lettre de l’écrin, et la lit en pesant sur tous les mots.) "Malheureux insensé ! notre sort est rempli. La surprise nocturne que vous avez osé me faire, dans un château où vous fûtes élevé, dont vous connaissiez les détours ; la violence qui s’en est suivie ; enfin votre crime, — le mien… (Il s’arrête.) le mien reçoit sa juste punition. Aujourd’hui, jour de Saint-Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre et mon désespoir. Grâce à de tristes précautions, l’honneur est sauf  ; mais la vertu n’est plus. Condamnée désormais à des larmes intarissables, je sens qu’elles n’effaceront point un crime… dont l’effet reste subsistant. Ne me voyez jamais : c’est l’ordre irrévocable de la misérable Rosine… qui n’ose plus signer un autre nom." (Il porte ses mains avec la lettre à son front, et se promène.)…Qui n’ose plus signer un autre nom !… Ah ! Rosine ! où est le temps… ? Mais tu t’es avilie !… (Il s’agite.) Ce n’est point là l’écrit d’une méchante femme ! Un misérable corrupteur… Mais voyons la réponse écrite sur la même lettre. (Il lit.) "Puisque je ne dois plus vous voir, la vie m’est odieuse, et je vais la perdre avec joie dans la vive attaque d’un fort, où je ne suis point commandé.

"Je vous renvoie tous vos reproches, le portrait que j’ai fait de vous, et la boucle de cheveux que je vous dérobai. L’ami qui vous rendra ceci, quand je ne serai plus, est sûr. Il a vu tout mon désespoir. Si la mort d’un infortuné vous inspirait un reste de pitié, parmi les noms qu’on va donner à l’héritier… d’un autre plus heureux !… puis-je espérer que le nom de Léon vous rappellera quelquefois le souvenir du malheureux… qui expire en vous adorant, et signe pour la dernière fois, Chérubin Léon, d’Astorga ?"

…Puis, en caractères sanglants : "Blessé à mort, je rouvre cette lettre, et vous écris avec mon sang ce douloureux, cet éternel adieu. Souvenez-vous…"

Le reste est effacé par des larmes… (Il s’agite.) Ce n’est point là non plus l’écrit d’un méchant homme  ! Un malheureux égarement… (Il s’assied et reste absorbé.) Je me sens déchiré !

Scène 2BEGEARSS, LE COMTE.

Bégearss, en entrant, s’arrête, le regarde et se mord le doigt avec mystère.

LE COMTEAh ! mon cher ami, venez donc !… vous me voyez dans un accablement…

BEGEARSSTrès effrayant, Monsieur ; je n’osais avancer.

LE COMTEJe viens de lire cet écrit. Non ! ce n’étaient point là des ingrats ni des monstres ; mais de malheureux insensés, comme ils se le disent eux-mêmes…

BEGEARSSJe l’ai présumé comme vous.

LE COMTE, se lève et se promène :Les misérables femmes, en se laissant séduire, ne savent guère les maux qu’elles apprêtent  !… Elles vont, elles vont… les affronts s’accumulent… et le monde injuste et léger accuse un père qui se tait, qui dévore en secret ses peines !… On le taxe de dureté, pour les sentiments qu’il refuse au fruit d’un coupable adultère  !… Nos désordres, à nous, ne leur enlèvent presque rien ; ne peuvent, du moins, leur ravir la certitude d’être mères, ce bien inestimable de la maternité ! tandis que leur moindre caprice, un goût, une étourderie légère, détruit dans l’homme le bonheur… le bonheur de toute sa vie, la sécurité d’être père. — Ah ! ce n’est point légèrement qu’on a donné tant d’importance à la fidélité des femmes ! Le bien, le mal de la société, sont attachés à leur conduite ; le paradis ou l’enfer des familles dépend à tout jamais de l’opinion qu’elles ont donnée d’elles.

BEGEARSSCalmez-vous ; voici votre fille.

Beaumarchais, La Mère coupable, II, 1 et 2 (1792).

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SEQUENCE 8 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (6/6)

LE COMTE, hors de luiRappelez-vous, femme perfide, ce que vous avez fait vous-même ! et comment, recevant un adultère dans vos bras, vous avez mis dans ma maison cet enfant étranger, que vous osez nommer mon fils.

LA COMTESSE, au désespoir, veut se leverLaissez-moi m’enfuir, je vous prie.

LE COMTE, la clouant sur son fauteuil Non, vous ne fuirez pas ; vous n’échapperez point à la conviction qui vous presse. (Lui montrant sa lettre.) Connaissez-vous cette écriture ? Elle est tracée de votre main coupable ! et ces caractères sanglants qui lui servent de réponse…

LA COMTESSE, anéantieJe vais mourir ! je vais mourir !

LE COMTE, avec force Non, non ; vous entendrez les traits que j’en ai soulignés ! (Il lit avec égarement.) "Malheureux insensé ! notre sort est rempli… votre crime, le mien reçoit sa punition. Aujourd’hui, jour de Saint-Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre et mon désespoir…" (Il parle.) Et cet enfant est né le jour de Saint-Léon, plus de dix mois après mon départ pour la Vera-Cruz ! (Pendant qu’il lit très fort, on entend la Comtesse, égarée, dire des mots coupés qui partent du délire.)

LA COMTESSE, priant, les mains jointesGrand Dieu ! tu ne permets donc pas que le crime le plus caché demeure toujours impuni !

LE COMTE…Et de la main du corrupteur : (Il lit.) "L’ami qui vous rendra ceci, quand je ne serai plus, est sûr."

LA COMTESSE, priant Frappe, mon Dieu ! car je l’ai mérité !

LE COMTE lit"Si la mort d’un infortuné vous inspirait un reste de pitié, parmi les noms qu’on va donner à ce fils, héritier d’un autre…"

LA COMTESSE, priantAccepte l’horreur que j’éprouve, en expiation de ma faute !

LE COMTE, lit"Puis-je espérer que le nom de Léon…" (Il parle.) Et ce fils s’appelle Léon !

LA COMTESSE, égarée, les yeux fermésO Dieu ! mon crime fut bien grand, s’il égala ma punition ! Que ta volonté s’accomplisse !

LE COMTE, plus fortEt, couverte de cet opprobre, vous osez me demander compte de mon éloignement pour lui ?

LA COMTESSE, priant toujoursQui suis-je, pour m’y opposer, lorsque ton bras s’appesantit ?

LE COMTE Et, lorsque vous plaidez pour l’enfant de ce malheureux, vous avez au bras mon portrait !

LA COMTESSE, en le détachant, le regarde

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Monsieur, Monsieur, je le rendrai ; je sais que je n’en suis pas digne. (Dans le plus grand égarement.) Ciel  ! que m’arrive-t-il ? Ah ! je perds la raison ! Ma conscience troublée fait naître des fantômes ! — Réprobation anticipée !… Je vois ce qui n’existe pas… Ce n’est plus vous ; c’est lui qui me fait signe de le suivre, d’aller le rejoindre au tombeau !

LE COMTE, effrayéComment ? Eh bien ! non, ce n’est pas…

LA COMTESSE, en délireOmbre terrible ! éloigne-toi !

LE COMTE crie avec douleur Ce n’est pas ce que vous croyez !

LA COMTESSE jette le bracelet par terreAttends… Oui, je t’obéirai…

LE COMTE, plus troubléMadame, écoutez-moi…

LA COMTESSE J’irai… Je t’obéis… Je meurs. (Elle reste évanouie.)

LE COMTE, effrayé, ramasse le braceletJ’ai passé la mesure… Elle se trouve mal… Ah ! Dieu ! Courons lui chercher du secours. (Il sort, il s’enfuit. Les convulsions de la douleur font glisser la Comtesse à terre.)

Beaumarchais, La Mère coupable, IV, 13 (1792).